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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Robert, Jacques, 1954Du Big Bang au Village planétaire ISBN 2-89544-043-3 1. Cosmogonie. 2. Univers. 3. Homme - Origines. 4. Évolution (Biologie). 5. Big bang. 6. Internationalisme. I. Matton, Pierre, 1937- . II. Titre. QB981.R62 2004
523.1'2
C2004-941542-5
Si après la lecture de ce livre vous avez des commentaires ou des idées à apporter, n’hésitez pas à communiquer avec les auteurs par courriel à l’adresse suivante :
[email protected]
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Révision linguistique : Dominique Johnson et Raymond Deland Illustrations : Paul Berryman, Cathy Raymond et Emmanuel Gagnon Design de la couverture : Charaf El Ghernati © Éditions MultiMondes 2004 ISBN 2-89544-043-3 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2004 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 2004 Éditions MultiMondes 930, rue Pouliot Sainte-Foy (Québec) G1V 3N9 CANADA Téléphone : (418) 651-3885 Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 800 840-3029 Télécopie : (418) 651-6822 Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 888 303-5931
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Les Éditions MultiMondes reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition. Elles remercient la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son aide à l’édition et à la promotion. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – gestion SODEC. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. IMPRIMÉ AU CANADA/PRINTED IN CANADA
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Note
L’
acquisition de nouvelles connaissances est une des expériences les plus satisfaisantes qui soient offertes aux humains. Le processus inclut toutefois une dimension un peu frustrante car, plus nous découvrons comment est organisé le monde qui nous entoure, mieux nous sommes en mesure d’appréhender toutes les découvertes qu’il nous reste à faire. On pourrait comparer cette réalité à la croissance d’une sphère ; quand le diamètre de celle-ci est doublé, le volume est multiplié par huit, mais la surface devient pour sa part quatre fois plus grande*. Autrement dit, plus notre sphère de connaissances grossit, plus elle nous met en contact avec de nouveaux champs d’exploration. Si cette analogie est valable, il n’y a aucune raison de croire qu’il en sera différemment dans le futur, et c’est tant mieux, car il serait un peu triste qu’une génération en vienne à tout comprendre et à ne laisser aucun travail inachevé pour ses descendants.
Nous avons écrit ce livre afin de vous inviter à participer, vous aussi, à cette belle aventure des réalités fascinantes que les diverses sciences, incluant les sciences humaines, nous offrent dans un grand nombre de domaines. Du Big Bang au Village planétaire s’adresse à toute personne qui s’intéresse à l’histoire de nos origines, ce qui comprend celle de l’Univers, celle de la Vie et celle de l’Humanité. En cheminant sur ce que nous avons appelé le « Sentier vers la complexité», vous rencontrerez des «objets» de plus en plus complexes, lesquels vous aideront à mieux comprendre comment cette très longue histoire de nos origines a fait de nous de merveilleuses pyramides de structures imbriquées les unes dans les autres (particules, atomes, molécules, cellules, etc.). Pour y arriver, vous n’aurez besoin d’aucune culture scientifique préalable, puisque nous n’avons pas ménagé nos efforts pour exprimer nos idées de façon à les rendre accessibles à un très large public. Nous n’avons eu recours à aucun concept mathématique plus compliqué que l’addition ou la multiplication, et si nous avons cédé à la tentation d’utiliser quelques équations, vous constaterez qu’elles n’ont absolument rien de savant et ne servent qu’à mieux vous présenter une notion précise. Bien que certains schémas puissent sembler un peu rébarbatifs de prime abord, vous découvrirez rapidement qu’ils ne servent en général qu’à mieux illustrer un nombre très limité de concepts développés en langage clair et simple dans les paragraphes voisins. Nous avons également choisi, le plus souvent possible, d’illustrer notre propos à l’aide d’analogies tirées de l’expérience quotidienne afin de rendre nos conclusions facilement compréhensibles, spécialement pour les non-initiés. * On peut voir ce principe appliqué à un cube dans l’illustration de la page 54.
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La structure logique dont nous nous sommes inspirés n’a rien de linéaire puisque chaque section aborde la question de la complexité sous un angle différent. Une des conséquences de cette approche a été de rendre chaque chapitre à peu près indépendant des autres. Par exemple, le premier chapitre vous amène à reculer dans le temps, de l’an 2000 jusqu’au Big Bang, alors que le deuxième vous fait parcourir le chemin en sens inverse, ce qui permet de jeter un tout autre éclairage sur les mêmes «objets». Chacun peut donc être lu comme une entité en soi, pourvu que vous acceptiez qu’il nous était impossible de redéfinir chaque mot à chaque nouvelle apparition. Ne serait-ce que pour cette raison, nous vous conseillons plutôt de lire du début à la fin, mais nous laissons tout de même la porte ouverte à d’autres choix, selon ce qui vous semblera le plus agréable et le plus profitable. De plus, si vous rencontrez des passages qui vous semblent un peu trop ardus, sachez qu’il est généralement possible de sauter quelques pages d’un chapitre et de reprendre votre lecture un peu plus loin. Vous aurez certainement manqué quelques notions, mais le plus souvent, la démarche est tellement simple que vous pourrez quand même continuer à en suivre le fil et ainsi tirer profit des conclusions. Enfin, mentionnons que nous avons tenté, aussi souvent que possible, de présenter ce que la science moderne la plus récente raconte à propos de notre nature profonde et de l’histoire de nos origines. Nous sommes cependant conscients que la «sphère des connaissances» de l’humanité continue de croître à un rythme accéléré, de telle sorte que plusieurs des détails que nous mentionnons seront vus différemment dans un futur plus ou moins éloigné. Nous n’en sommes pas moins convaincus que la plupart des idées défendues dans ce livre resteront valables pour plusieurs générations. Jacques Robert et Pierre Matton
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Présentation L’élan qui mène l’Univers depuis son origine est essentiellement novateur. ALBERT JACQUARD La légende de la Vie
Q U I SUIS-JE ? Q U E SUIS-JE ? O Ù SUIS-JE ? POURQUOI SUIS-JE ?
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oilà quelques questions fondamentales que les humains se posent depuis l’Antiquité, et probablement même depuis la Préhistoire. Tour à tour, les sorciers, les prêtres, les poètes, les philosophes et les scientifiques ont tenté de leur apporter des réponses. Dans le petit livre que vous tenez dans vos mains, ces grandes questions servent essentiellement de prétexte pour présenter, de façon simple et attrayante, quelques-unes des idées les plus fascinantes proposées par la science moderne à propos de l’Univers, de la nature humaine et de l’histoire de nos origines. La narratrice est une fillette nommée Marie-Jasmine, et elle a recours à ces questions pour inviter ses lecteurs et ses lectrices à faire de fabuleux voyages dans le temps, dans l’espace, et au travers des échelles de grandeur, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Son propos veut illustrer que, depuis la toute première fraction de seconde ayant suivi le Big Bang, notre Univers a réuni les conditions qui ont permis à des «objets» simples de se rassembler en structures plus complexes, comme les particules en atomes, les atomes en molécules, les molécules en protéines, et ainsi de suite pour les cellules, les organismes, les familles, les clans et les peuples. Ainsi, Marie-Jasmine révèle qu’elle est l’enfant de l’Univers, une «poussière d’étoiles», la riche héritière de toute cette très longue histoire de la complexité. À la recherche des processus qui ont provoqué cette émergence de la complexité dans notre Univers, Marie-Jasmine emprunte un sentier imaginaire qui commence au cœur du Big Bang, se poursuit au voisinage des galaxies naissantes, pénètre dans les brûlantes entrailles des étoiles agonisantes, flotte dans les froids nuages interstellaires, traverse les violents orages de la Terre primitive, plonge à la rencontre de la vie au cœur des océans, en émerge pour explorer les continents, parcourt les dangereuses forêts de l’ère jurassique et débouche sur la savane africaine à l’époque de Lucy, la célèbre australopithèque.
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Marie-Jasmine raconte ensuite que, depuis l’apparition des humains, ce sentier a atteint de nouveaux sommets de complexité avec l’émergence de sociétés réunissant un nombre toujours croissant d’individus remplissant des fonctions de plus en plus spécialisées. Enfin, elle démontre que ces mêmes processus sont toujours à l’œuvre aujourd’hui, notamment dans la construction de la «communauté internationale», une réalité qui n’avait à peu près aucune substance voilà à peine vingt ans, alors qu’on en parle désormais au téléjournal au moins un jour sur deux. Marie-Jasmine aura atteint ses objectifs si elle aide ses lectrices et ses lecteurs à approfondir leur foi en un Univers qui a engendré tour à tour l’énergie, la matière, la vie, la conscience, l’intelligence, et même l’amour ! Elle conclut en rappelant que, si le passé est garant de l’avenir, la prochaine étape sur le sentier vers la complexité ne peut être que l’émergence d’une structure d’un niveau supérieur, soit un Village planétaire qui réunira tous les peuples de la Terre au sein d’une grande famille vivant dans le respect, l’harmonie et la paix. Ce n’est qu’après avoir atteint ce degré de collaboration que l’humanité aura peut-être une chance de quitter son berceau pour aller au-devant de sa destinée cosmique… Nous voici donc arrivés au moment où nous devons nous taire et vous remettre entre les mains de Marie-Jasmine, votre guide tout au long de cette expérience, que nous vous souhaitons des plus passionnantes. Bon voyage!
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TABLE DES MATIÈRES Présentation....................................................................................................................... ix PREMIÈRE PARTIE: QUI SUIS-JE? (Je suis une riche héritière) Chapitre 1. Ah, mes aïeux!........................................................................................ 3 Ma famille se nomme Lafleur-Desjardins............................................................ 3 Mon «clan» inclut aussi de nombreux cousins .................................................. 7 Mon peuple me donne mon identité de Québécoise......................................... 10 Ma culture me relie aux francophones du monde entier ................................. 14 Mon espèce réunit tous les êtres humains......................................................... 18 Mon ordre m’apparente à tous les primates...................................................... 20 Ma classe me rattache à tous les mammifères.................................................. 21 Mon embranchement m’unit à tous les vertébrés et les cordés ....................... 22 Mon règne rassemble tous les animaux............................................................. 24 Mon essence est partagée par tous les êtres vivants ......................................... 25 Ma planète m’a faite fille de la Terre.................................................................. 27 Mon Univers m’a engendrée à partir de poussières d’étoiles ........................... 27 Chapitre 2. Le sentier vers la complexité............................................................. 29 Premier segment: le matériel ......................................................................... 30 Au cœur du Big Bang (Voilà à peu près 12 milliards d’années)................ 30 Du chaos au cosmos (Voilà à peu près 10 milliards d’années) ................. 32 Vie et mort des étoiles (Entre –10 et –4,5 milliards d’années) .................. 33 La naissance de la Terre (Voilà 4,5 milliards d’années)............................. 35 Deuxième segment: le vivant .......................................................................... 38 Fabriquer du soi-même (Entre –4,5 et –3,5 milliards d’années)............... 38 Le travail en commun (Entre –3,5 et –1 milliard d’années)...................... 57 De l’estomac au cerveau (Entre –1 milliard et –350 millions d’années)....... 71 Relations d’enfance (Entre –350 et –6 millions d’années)......................... 89 Troisième segment: l’intelligent..................................................................... 97 Outils et sociétés (Entre –6 millions et 6 000 ans av. J.-C.) ....................... 97 Du village à l’empire mondial (Entre 6 000 ans av. J.-C. et 1850) .......... 103 Les temps modernes (De 1850 à l’an 2000).............................................. 113 Le Village planétaire (Aujourd’hui et demain)......................................... 117
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DEUXIÈME PARTIE: QUE SUIS-JE? (Je suis une pyramide de structures) Chapitre 3. Le mécano........................................................................................... 123 Première étape: les systèmes............................................................................ 126 Deuxième étape: les organes ............................................................................ 127 Troisième étape: les parties d’organes ............................................................. 128 Quatrième étape: les cellules............................................................................ 130 Cinquième étape: les structures cellulaires..................................................... 131 Sixième étape: les organites ............................................................................. 133 Septième étape: les macromolécules............................................................... 133 Huitième étape: les molécules ......................................................................... 134 Neuvième étape: les atomes ............................................................................. 135 Dixième étape: les noyaux ................................................................................ 136 Onzième étape: les nucléons ............................................................................ 137 Douzième étape: les quarks.............................................................................. 137 Chapitre 4. La pyramide de la complexité......................................................... 139 Premier niveau: les fondements de la matière................................................ 139 Deuxième niveau: petit pas pour les nucléons, grand saut pour la complexité .. 141 Troisième niveau: la valse des électrons.......................................................... 143 Quatrième niveau: les règles du partage ......................................................... 147 Cinquième niveau: aux frontières du vivant ................................................... 152 Sixième niveau: quatre grandes familles de molécules.................................. 153 Septième niveau: les cathédrales moléculaires............................................... 161 Huitième niveau: les briques du vivant ........................................................... 164 Neuvième niveau: retour à la vie!.................................................................... 170 Dixième niveau: moi ......................................................................................... 175 Intermède: Le grand-déjeuner ............................................................................... 183 Un réveillon «full bio» ....................................................................................... 184 Le «Noble Sauvage» .......................................................................................... 186 Un petit-déjeuner banal...................................................................................... 187 Histoire d’ananas ............................................................................................... 189 La planète dans son assiette............................................................................... 191
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TROISIÈME PARTIE: POURQUOI SUIS-JE? (Je suis le produit des lois… et des infractions) Chapitre 5. Les principes ...................................................................................... 197 Une notion fondamentale: la structure ........................................................... 197 Un Univers structuré comme un langage ........................................................ 200 Deux voies vers la complexité........................................................................... 203 L’incontournable besoin des lois ...................................................................... 205 La tout aussi indispensable marge de jeu........................................................ 206 Perfectionner des recettes éprouvées ou innover radicalement? .................. 208 Le progrès nécessite des changements de cap ................................................ 209 Chapitre 6. Voies et impasses............................................................................... 211 A.
Être ou ne pas naître ................................................................................. 211
B. Un Univers uniformément gris, ou des points blancs sur fond noir ...... 214 C. Entre trop stable et trop fragile ................................................................ 216 D. Être au bon endroit au bon moment........................................................ 217 E. Les débuts de la vie: toujours une énigme............................................... 217 F.
Zigzaguer vers la complexité..................................................................... 218
G. Ces extinctions qui transforment les losers en winners........................... 218 H. C’est parfois payant de ne pas se presser ................................................. 219 I.
Spécialisation: l’ingéniosité collective! .................................................... 220
J.
Rationalisme et démocratie au fil des siècles .......................................... 221
K. D’Austerlitz à Auschwitz: un siècle et demi de tentations totalitaires ... 222 QUATRIÈME PARTIE: OÙ SUIS-JE? (Trois pyramides dont je fais partie) Chapitre 7. L’Univers (Le matériel) ..................................................................... 229 Mon coin de pays .............................................................................................. 229 Le système solaire ............................................................................................. 230 La Voie lactée..................................................................................................... 231 Le cosmos .......................................................................................................... 234 Chapitre 8. La biosphère (Le vivant) .................................................................. 239 La biosphère en moi.......................................................................................... 239 D’autres exemples de collaboration ................................................................. 241 La prédation ...................................................................................................... 242 Les grands cycles............................................................................................... 244 Un lien de plus en plus ténu ............................................................................. 247 xiii
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Chapitre 9. L’humanité (L’intelligent)................................................................. 251 Les avantages des sociétés postindustrielles ................................................... 251 L’envers de la médaille ...................................................................................... 254 CINQUIÈME PARTIE: QUAND SUIS-JE? (C’est le début d’un temps nouveau) Intermède: Le calendrier cosmique ...................................................................... 259 L’année................................................................................................................ 261 Le dernier mois................................................................................................... 262 Le dernier jour .................................................................................................... 263 La dernière heure................................................................................................ 264 La dernière minute ............................................................................................. 265 Les deux dernières secondes............................................................................... 266 Chapitre 10. L’à venir............................................................................................. 269 Notre «mythe» d’origine................................................................................... 269 Le sens de l’histoire ........................................................................................... 271 Prédation ou collaboration?............................................................................. 273 Guerre et paix .................................................................................................... 275 La loi du plus faible........................................................................................... 277 Village planétaire ou Pillage planétaire? ......................................................... 281 L’humanité réseautée ........................................................................................ 284 Notre porte vers les étoiles ............................................................................... 287 Épilogue ................................................................................................................... 291 Remerciements .............................................................................................................. 293
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QUI SUIS-JE ? (Je suis une riche héritière)
Quand quelqu’un vous demande qui vous êtes, la première chose qui vous vient à l’esprit, c’est de lui donner votre nom. Bien sûr, il y a des situations qui amèneront une réponse différente, comme « Je suis votre nouveau voisin », « Je suis la sœur de Sophie» ou encore «Je suis un témoin de Jéhovah». Toutes ces réponses sont également bonnes, selon les circonstances, mais celle qui est universellement acceptée, c’est de donner son nom, comme si celui-ci était le véhicule par excellence de notre identité, de ce que nous avons de plus essentiel. Pourtant, dans nos sociétés postindustrielles, les noms sont devenus tout à fait «insignifiants» en ce sens qu’ils ne portent en eux absolument plus rien de significatif. Les hommes prénommés Pierre ou Rock ne sont pas plus durs et résistants que les autres, tout comme les femmes portant le prénom Belle ne sont pas nécessairement plus agréables à regarder que leurs sœurs nommées différemment. Monsieur Chrétien peut très bien être athée, tout comme mademoiselle Boucher peut avoir la viande en horreur, sans oublier les enfants de la famille Lenoir qui ont la peau blanche, les yeux bleus et les cheveux blonds. Et, pourtant, nous nous accrochons à nos noms, car même s’ils ne signifient plus grand-chose, ils continuent de jouer un très grand rôle dans notre sentiment d’identité. C’est probablement parce qu’ils nous donnent une impression de continuité, le sentiment d’appartenir à une famille, à une lignée, à une tradition. Tout comme les aristocrates des siècles passés, qui accordaient beaucoup de valeur à leur nom et à leur arbre généalogique, nous sommes conscients que notre identité nous vient en grande partie des générations qui ont précédé la nôtre et qui nous ont légué tant de précieux héritages. En fait, nous savons instinctivement que l’histoire d’un être humain commence bien avant sa naissance…
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1 AH, MES AÏEUX ! Nous savons où nous allons, nous savons d’où nous venons.* BOB MARLEY
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uant à moi, je me nomme Marie-Jasmine Lafleur-Desjardins. Je trouve que c’est un très joli nom, mais il ne faut pas trop vous y fier car je n’ai rien d’un végétal et j’aurais aussi bien pu m’appeler Lapierre-Deschamps. Les membres de ma famille m’appellent plutôt «Bébé», un surnom qui ne brille certes pas par son originalité, mais qui a tout de même le mérite de dire quelque chose de vrai à mon sujet.
MA FAMILLE SE NOMME LAFLEUR-DESJARDINS J’ai vu le jour à Granby le 30 septembre 2000, un peu avant 18 h. Cependant, c’est dans une fermette près de Sherbrooke que ma vie a vraiment débuté, au douzième coup de minuit, le 1er janvier 2000, pendant que mes parents échangeaient leurs vœux de bonne année par un baiser passionné. En effet, c’est à ce moment précis, neuf mois avant ma naissance, qu’un ovule de maman a été fécondé par un des millions de spermatozoïdes que mon père avait déposés dans son corps au cours de la nuit précédente. Cette rencontre entre deux cellules minuscules a permis la fusion de deux héritages, l’apparition d’un être vivant unique, moi, qui suis différente de tous ceux et celles qui m’ont précédée. En même temps, ce partage de gènes a fait de moi une riche héritière et j’aimerais vous parler des nombreuses choses fascinantes qui m’ont été léguées sous forme de patrimoine génétique, comportemental, émotif et intellectuel par mes deux parents, mes quatre grands-parents, mes huit arrière-grands-parents et ainsi de suite, jusqu’aux premiers humains… et bien au-delà.
* Traduction libre d’un extrait de la chanson Exodus : « We know where we’re going, we know where we’re from. »
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Pour reconstituer mon arbre généalogique, je commence à ma naissance, avec mes deux ancêtres les plus immédiats: mon papa et ma maman, qui sont tous les deux dans la jeune vingtaine. Lui, c’est un Québécois «pure laine» dont certains ancêtres remontent aux premiers établissements français en Amérique; je peux donc dire que la plupart des gènes contenus dans les 23 chromosomes qu’il m’a légués ont passé plusieurs siècles sur notre continent. Par contre, les 23 chromosomes qui m’ont été légués par ma mère représentent un héritage plus diversifié, car sa propre mère, ma grandmaman Lafleur, est née au Cambodge. Comme ils sont mes géniteurs immédiats, je dois tout à mes parents, y compris tout ce dont ils avaient eux-mêmes hérité de leurs propres ancêtres. Que ce soit du point de vue biologique ou psychologique, ils sont le facteur le plus déterminant de ce que je suis, et ils vont continuer à jouer un rôle central dans mon développement jusqu’à ce que j’atteigne l’âge adulte.
Papa
Maman
Jasmine
Mon arbre généalogique
C’est également par l’entremise de mes parents que j’ai accès à leur génération et à la communauté dont ils font partie. C’est donc à travers eux que je peux profiter de cette société postindustrielle qui a réussi à me donner de si bonnes chances de survie en réduisant la mortalité infantile presque à zéro, notamment grâce aux vaccins, aux antibiotiques, aux vitamines ajoutées au lait et aux fruits importés que l’on peut se procurer à longueur d’année. Mes parents font partie de la première génération vraiment internationaliste à vivre sur notre planète. Tous deux ont grandi en ayant en tête l’image de cette petite boule bleue filmée à partir des navettes spatiales et qui, vue de là-haut, semble presque aussi fragile que moi. Ils sont conscients qu’ils partagent de nombreux éléments essentiels de leur culture et de leurs valeurs avec de parfaits inconnus vivant à Sydney, Rio de Janeiro, Johannesburg et Tokyo, même si ceuxci parlent d’autres langues et prient un autre dieu, même lorsqu’ils mangent des choses différentes et portent des vêtements exotiques. Cette génération n’a pas encore eu le temps de marquer l’humanité par ses contributions, mais je crois qu’elle passera à l’histoire comme celle des bâtisseurs de la communauté internationale, cette nouvelle réalité sociopolitique appelée à remplacer les pays et les empires qui ont causé tant de souffrances dans le passé.
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C’est aussi à mes parents que je devrai mon attitude générale face à la vie. S’ils savent m’entourer d’amour au cours de mon enfance, il y a de fortes chances que je devienne une adulte équilibrée et épanouie. Si, au contraire, ils me font grandir dans un environnement malsain, il est probable que j’en traînerai longtemps des séquelles qui m’empêcheront d’être heureuse et de rendre mes proches heureux à leur tour. Ma famille est donc un élément important dont il faut tenir compte pour comprendre qui je suis et qui je suis appelée à devenir.
Tante
Oncle
Maman
Papa
Oncle
Jasmine Cousin
Cousine
Cousin
Ma famille inclut en plus les frères et les sœurs de mes parents ainsi que leurs descendants.
Mais qu’est-ce donc que « ma famille » ? Si je n’inclus que mes parents immédiats, elle se limite à mon papa, ma maman et mon grand frère. Toutefois, la coutume veut que ma famille soit plus grande, car mes parents avaient chacun une famille, et ces deux familles font aussi partie de ma parenté. Si je compte ces oncles, tantes et cousins germains, ma famille proche contient une quinzaine de personnes. C’est un chiffre assez moyen pour les standards de notre époque, mais, il n’y a pas si longtemps, alors que la plupart des couples avaient plus de deux enfants, cette seule famille proche aurait compté plusieurs douzaines d’individus. De plus, chacun de mes parents a aussi été engendré par deux personnes, ce qui fait qu’en 1975 j’avais quatre grands-parents âgés d’à peu près 25 ans. Trois d’entre eux étaient des baby-boomers, soit grand-papa et grand-maman Desjardins, qui vivaient à Montréal, et grand-papa Lafleur, qui était à Sherbrooke. Quant à la mère de ma mère, elle croupissait alors dans un camp de réfugiés à Hong-Kong, attendant avec anxiété le précieux visa qui allait lui permettre d’émigrer au Québec. Mes grands-parents sont tous les quatre dans la cinquantaine et en bonne santé, ce qui augure bien pour ma propre qualité de vie, car il y a ainsi moins de chances qu’ils m’aient transmis des gènes défectueux comme ceux qui prédisposent au cancer du sein ou à des maladies mentales comme la schizophrénie. Tout comme mes parents, mes grands-parents m’ont transmis une multitude de trésors biologiques et culturels dont ils avaient eux-mêmes hérité de leurs ancêtres, en plus d’une grande quantité d’innovations qui sont apparues au cours de leur vie. 5
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Papa de papa
Maman de papa
Papa de maman
Papa
Maman de maman
Maman
Jasmine
Mes grands-parents
C’est leur génération qui a le plus contribué à la mondialisation. Ces hommes et ces femmes ont construit des infrastructures physiques comme le réseau international de fibres optiques et les satellites de télécommunications, mais aussi des structures politiques et économiques internationales comme l’Union européenne, l’Organisation mondiale du commerce et le Tribunal pénal international. Malgré leurs nombreux défauts évidents, ces structures sont des éléments essentiels du processus qui est en voie d’unifier l’ensemble de nos peuples au sein d’une nouvelle superstructure mondiale que certains ont déjà commencé à appeler le «Village planétaire». C’est aussi cette génération des baby-boomers qui a été la première à tenir pour acquis ces valeurs de liberté, de démocratie et d’égalité pour lesquelles leurs parents et leurs grands-parents s’étaient battus au cours des deux grandes guerres de 14-18 et de 39-45. L’idéalisme de ces anciens hippies a grandement contribué à mettre fin à la guerre froide et à multiplier les missions de paix des Casques bleus. Il a également été à l’origine de la création de plusieurs organisations humanitaires, comme Médecins sans frontières, qui incarnent aujourd’hui la solidarité planétaire et qui commencent à concrétiser ce vieux rêve de réunir toute l’humanité au sein d’une seule grande famille. Oncle de papa
Papa de papa
Cousin de papa
Cousin de papa
Petite cousine
Cousine de papa
Petit cousin
Tante
Petit cousin
Maman de papa
Oncle
Cousin
Papa de maman
Papa
Cousine
Jasmine
Maman
Maman de maman
Oncle de maman
Tante de maman
Cousin de maman
Oncle
Cousine
Petit cousin
Petite cousine
Ma « famille » grandit beaucoup plus vite que le nombre de mes ancêtres. Sur ce dessin, il manque plus de la moitié des cousins de mes parents. 6
Cousin de maman
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Parlant de famille, chacun de mes quatre grands-parents avait également la sienne, de sorte que mon père et ma mère comptaient chacun quelques oncles, tantes et cousins, avant même de se marier. Comme ces cousins et cousines ont eu leurs propres enfants et petits-enfants, ma parenté élargie renferme quelques dizaines de personnes.
MON « CLAN » INCLUT AUSSI DE NOMBREUX COUSINS Comme vous vous en doutez, le processus ne s’arrête pas en si bon chemin, car chacun de mes quatre grands-parents a aussi eu deux géniteurs, de telle sorte que j’avais huit arrière-grands-parents vivants en 1950, six d’entre eux au Québec et les deux autres dans un village proche de la frontière entre le Cambodge et le Viêt Nam. Papa du papa de papa
Maman du papa de papa
Papa de papa
Papa de la maman de papa
Maman de la maman de papa
Papa du papa de maman
Maman de papa
Papa de Maman de Maman du papa la maman la maman de maman de maman de maman
Papa de maman
Papa
Maman de maman
Maman
Jasmine
Mes arrière-grands-parents
À mes yeux, leur génération a d’abord été celle qui a versé son sang, sa sueur et ses larmes pour combattre les impérialistes nazis et japonais, mettant fin du même coup, presque sans le réaliser, à plusieurs siècles de mainmise colonialiste des hommes blancs sur le reste de l’humanité. Je pense ici particulièrement aux parents de ma grand-mère cambodgienne, qui ont combattu dans la résistance en Indochine, luttant presque autant contre les colonisateurs français que contre les envahisseurs japonais. Je rends aussi hommage au père de grand-maman Desjardins, qui a passé une bonne partie de la guerre aux commandes d’un Spitfire de la Royal Air Force, risquant sa vie jour après jour pour apporter sa contribution à l’élimination du monstrueux régime nazi qui avait pris le contrôle de l’Europe. Mes cinq autres arrière-grands-parents ont également contribué à l’effort de guerre, chacun et chacune à sa façon, dans des usines d’armements, 7
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dans des bureaux gouvernementaux ou simplement sur leur terre, en fournissant les aliments qui ont permis aux démocraties de poursuivre la lutte. Les hommes et les femmes de cette génération ont aussi joué un rôle primordial dans l’histoire de l’humanité en reconnaissant aux peuples opprimés le droit de décider euxmêmes de leur avenir et en accordant des droits sociaux aux plus démunis de leurs pays. Nous leur devons la décolonisation, mais aussi des programmes comme les régimes de retraite, l’assurance emploi, l’assistance sociale, etc. Mon arrière-grand-père,
C’est aussi cette génération qui a donné le pendant la guerre 1939-1945 grand coup de barre technologique qui a mené aux automobiles peu coûteuses, aux avions long-courriers, aux médias électroniques, aux ordinateurs et à tous ces appareils électriques et électroniques qui ont tellement changé la vie domestique. C’est au cours de leur vie que la science et la technologie ont le plus bouleversé l’existence quotidienne de milliards d’êtres humains. Mes huit arrière-grands-parents avaient aussi des frères et des sœurs et à cette époque, les enfants venaient plus souvent à la douzaine qu’à l’unité. Chacun de mes quatre grands-parents baby-boomers comptait donc au moins une vingtaine d’oncles et de tantes, en plus d’une ribambelle de cousins. Mes parents ont gardé un certain contact avec plusieurs de ces cousins et cousines, un lien qui s’incarne une ou deux fois par année dans une grande fête à l’occasion du jour de l’An ou de la Saint-Jean-Baptiste. Ces rencontres peuvent facilement réunir plus d’une centaine de personnes, ce qui illustre que je n’ai pas besoin de remonter très loin dans le passé pour voir ma famille s’agrandir à une vitesse impressionnante. Si je vais encore un peu plus loin dans le temps, je constate que j’avais seize aïeux qui étaient de jeunes adultes en 1925. Ils venaient presque tous de grosses familles, de telle sorte qu’ils avaient au total une centaine de frères et de sœurs. La plupart de ces individus se trouvent aujourd’hui au sommet d’une pyramide semblable à celle de mes propres aïeux, avec enfants, petits-enfants et arrièrepetits-enfants. Je vous épargne les calculs, si vous me croyez sur parole qu’il y a actuellement plusieurs centaines d’êtres humains avec qui j’ai un lien de parenté au quatrième degré ou plus proche. Normalement, les trois quarts d’entre eux vivraient au Québec, et j’en aurais plus d’une centaine au Cambodge ou au Viêt Nam. Malheureusement, ce dernier chiffre est moindre en raison des millions de Cambodgiens morts sous le régime 8
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de terreur des Khmers rouges ainsi que des autres cousins qui ont péri au cours de la guerre d’Indochine et pendant l’intervention américaine au Viêt Nam. À cause de cela, la branche asiatique de ma famille représente un groupe beaucoup moins important que la branche québécoise. De cette génération qui a vécu vers 1925, je retiendrai surtout l’inébranlable foi en l’avenir qui l’animait, foi partagée par la plupart des Occidentaux de cette époque, et qui leur a permis de traverser le XXe siècle, avec ses deux guerres mondiales, la dépression économique des années 30 et l’épidémie de grippe espagnole. Le plus impressionnant, c’est que cette génération a réussi malgré tout à éduquer avec succès ses enfants, qui ont si bien su atteindre la vie meilleure dont elle avait rêvé pour eux. En Occident, c’est cette génération qui a véritablement amorcé l’exode des campagnes vers les villes, profitant de la mécanisation de l’agriculture pour libérer des masses de plus en plus importantes de travailleurs afin d’édifier une société industrialisée et urbaine. Grâce à des inventions comme l’électricité, le téléphone et le transport en commun, cette génération a véritablement changé la face de la Terre; elle est aussi celle qui a étendu les bienfaits de la révolution industrielle à un nombre toujours croissant d’individus provenant de toutes les classes sociales.
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Je ne peux malheureusement pas dire la même chose pour mes aïeux cambodgiens de cette époque, qui subissaient alors les répercussions de la modernité plus qu’ils n’en profitaient. Leur pays faisait partie de l’Indochine française et, comme toute colonie, celui-ci était administré d’abord et avant tout en faveur de la métropole et de ses compaLe grand-père cambodgien gnies. Dans leur village reculé, mes aïeux de grand-maman Lafleur continuaient à vivre dans des conditions dignes du Moyen Âge, tandis que l’avenir de leur nation était détourné au profit de capitalistes étrangers. En 1900, j’avais 32 ancêtres qui étaient de jeunes adultes. La moitié d’entre eux étaient des Canadiens français « pure laine », mais on y trouve aussi des Cambodgiens et des Vietnamiens, en plus de descendants des loyalistes américains, d’une Amérindienne et de quelques autres. Si j’ajoute à ma parenté tous les descendants actuels de ces 32 ancêtres, ainsi que la lignée de leurs frères et sœurs, mon clan réunit quelques milliers d’individus qui me sont apparentés à un titre ou un autre. J’ai donc beaucoup de petits-petits-petits-cousins dans la région de Montréal et ailleurs au Québec, mais j’en ai aussi à Boston et à New York, sans oublier ceux de Miramichi, au Nouveau-Brunswick, de Phnom Penh, au Cambodge, et de Cherbourg, en France. 9
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C’est cette génération du début du XXe siècle qui a le plus contribué à l’implantation de la société industrielle et à l’apparition de l’incroyable richesse matérielle qui en a découlé. Les hommes et les femmes de cette génération ont également combattu les excès du capitalisme sauvage, comme le travail des enfants et la misère extrême des ouvriers, lançant la dynamique syndicale qui allait forcer les barons de l’industrie à partager la nouvelle prospérité avec les classes moins aisées. C’est au cours de leur passage sur cette Terre que l’instruction est devenue accessible à la majorité des enfants des pays développés, et non plus réservée aux seuls rejetons mâles des élites. Pour le reste de la planète, c’était l’âge d’or de l’impérialisme, incarné par la reine Victoria et toute la culture raffinée qui l’entourait, un raffinement qui se payait trop souvent par d’innombrables souffrances imposées aux peuples soumis.
MON PEUPLE ME DONNE MON IDENTITÉ DE QUÉBÉCOISE Comme vous avez pu le constater, chaque fois que je remonte d’une génération, soit à peu près 25 ans, je double le nombre de mes ancêtres. Donc, si je remonte de 50 ans, je dois multiplier par 4, de telle sorte que, en 1850, j’avais 128 (32 × 2 × 2) ancêtres. Seulement une moitié était composée de Canadiens français, les autres formant une riche mosaïque de races et de cultures diverses. De cette génération, je retiens surtout le choix irréversible que les Canadiens, les Français et plusieurs autres peuples occidentaux ont fait en faveur des régimes démocratiques. Ce choix s’est concrétisé chez nous par les structures politiques modernes du Québec et du Canada.
Nombre Nombre Année d’ancêtres Année d’ancêtres 1725 4096 2000 2 1975 4 1700 8192 1950 1675 16 384 8 32 768 1925 16 1650 1900 1625 65 536 32 131 072 1875 64 1600 1850 128 1575 262 144 1825 1550 524 288 256 1525 1 048 576 1800 512 1775 1024 1500 2 097 152 1475 4 194 304 1750 2048 Chaque fois que je recule d’une génération, je multiplie le nombre de mes ancêtres par deux.
C’est également au cours de cette période qu’ont vécu les deux pionniers dont les découvertes servent de fondement à ma façon de concevoir mon arbre généalogique. Le premier est le père de l’évolution, Charles Darwin, scientifique britannique anglican qui a vu ses convictions religieuses ébranlées par ses découvertes ; le second est le découvreur des premières notions en génétique, Gregor Mendel, moine catholique autrichien qui est probablement mort sans se douter à quel point ses découvertes allaient changer notre façon de voir la vie. L’image que j’ai de «qui je suis» repose donc ultimement sur les idées que ces deux grands savants ont léguées à l’humanité. Si je veux inclure dans ma parenté tous les descendants actuels de ces 128 aïeux qui étaient adultes en 1850, en comptant une moyenne de seulement 2,5 enfants par génération, j’arrive à plus de 15000 personnes vivant aujourd’hui 10
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sur cette planète et avec qui je partage un lien de parenté qui remonte à sept générations ou moins. Pour reculer jusqu’en 1800, je multiplie encore le nombre de mes ancêtres par 4, de telle sorte qu’en principe j’aurais eu 512 arrière-arrière-arrière-arrièrearrière-arrière-arrière-grands-parents. Toutefois, il y a certaines branches de ma famille qui sont originaires de régions comme la Gaspésie, où le bassin de population était assez limité, ce qui fausse les calculs. En fait, il y a une douzaine de mes ancêtres de cette génération qui apparaissent plus d’une fois dans mon arbre généalogique parce que certains de leurs descendants se sont mariés entre cousins. Je réduis donc le nombre de 512 à 500 afin de compenser ceux et celles qui ont contribué à mon bagage génétique par l’entremise de deux ou trois branches différentes. Si je veux ajouter tous les descendants de ces 500 aïeux à ma parenté actuelle, il y aurait actuellement sur la Terre entre 200 000 et 250000 êtres humains avec qui je partage un lien de parenté qui remonte à moins de dix générations. Je dois par contre réduire quelque peu ce nombre théorique étant donné que des branches complètes sont éliminées chaque fois qu’il y a mariage entre cousins, même si ceux-ci sont très lointains. Je dois donc abaisser le nombre de mes cousins à « presque 200 000 », chiffre qui est tout de même probablement au-dessous de la réalité.
Mon aïeul Anthyme Landry, qui a marié sa cousine, Marguerite Gibeau.
Les générations qui ont vécu dans cette première moitié du XIXe siècle se caractérisent par leur libéralisme. Héritières des révolutions américaine et française, elles ont lancé l’Europe de l’Ouest, les Amériques et le Japon irrémédiablement sur la voie de la modernité. L’humanisme était le mot d’ordre; il s’incarnait en politique par les idées démocratiques, en économie par le capitalisme et la remise en question de l’esclavage, et en philosophie par la voie du rationalisme et du scientifisme. En quelques générations à peine, la science est passée de l’âge des pionniers, qu’étaient encore Benjamin Franklin et Antoine Lavoisier, à l’âge des géants institutionnels, comme Louis Pasteur et lord Kelvin. C’était aussi la naissance de la technologie, issue du mariage entre la science et l’économie. En 1750, je devrais avoir eu 2048 ancêtres, soit un peu plus de 1600 pour tenir compte du fait que la population de la Nouvelle-France était à cette époque assez limitée et qu’il y avait donc beaucoup de mariages entre lointains cousins. La majorité vivait en Nouvelle-France, mais on en compte également beaucoup établis ailleurs en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et en Extrême-Orient.
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À cette génération, je ne dois rien de moins que mon identité en tant que membre d’une culture et d’un peuple. Ce sont les hommes et les femmes de cette époque qui ont su s’accrocher à leur langue, à leur foi et à leurs coutumes pour me transmettre une identité nationale qui survit toujours, du moins au Québec et en Acadie. Même si je partage l’internationalisme de mes parents, je suis convaincue que la mondialisation ne doit pas se faire au détriment de la riche diversité culturelle qu’on voit aujourd’hui sur notre globe. À ce titre, je vois un caractère exemplaire à la farouche résistance du petit peuple Mon aïeule Jeanne de la Sergerie, qui canadien-français, accroché à son coin a émigré en Nouvelle-France d’Amérique face à un continent anglo-saxon, juste avant la conquête britannique. tout comme les irréductibles Gaulois du village d’Astérix ont défendu leur petit coin d’Armorique – aujourd’hui la Bretagne – face à l’Empire romain. Pour inclure dans ma famille tous les cousins issus de mes ancêtres de cette génération, j’arrive à un chiffre théorique de l’ordre de quatre ou cinq millions. Bien sûr, il y a la consanguinité et d’autres facteurs qui jouent à la baisse mais, même en tenant compte de ceux-ci, il me reste tout de même au moins deux ou trois millions d’individus que je peux appeler «cousins» et dont le lien de parenté avec moi remonte à peine à la conquête britannique de 1760. Cela fait de moi une parente d’un pourcentage important des Québécois de souche, incluant les anglophones, et même d’une bonne partie des membres de communautés arrivées plus récemment, comme les Italiens ou les Portugais, car plusieurs des enfants et des petits-enfants d’immigrants ont marié des Québécois ou des Québécoises de souche, de telle sorte que leurs enfants sont aussi mes cousins. Ma parenté comprend aussi la plupart des Cambodgiens, un pourcentage important des Canadiens et des Américains du Nord-Est, et des dizaines de milliers de Français, d’Européens d’autres nationalités et d’Asiatiques vivant ailleurs qu’au Cambodge. En 1700, j’avais à peu près 7 000 ancêtres vivant en Nouvelle-France, au Cambodge, en France et ailleurs en Europe de l’Ouest, incluant quelques centaines dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord et des Antilles, dans les forêts américaines, ainsi que quelques individus isolés provenant de sources plus exotiques, comme une famille de marchands arabes installée à Malte, quelques esclaves noirs des Carolines et une prostituée suisse enceinte d’un cardinal italien de passage sur la Côte d’Azur. Ce que je retiens surtout de cette génération, c’est sa langue française qui était déjà parlée partout en
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Nouvelle-France, de Terre-Neuve à la Louisiane, à une époque où, en France, on parlait encore des patois souvent incompréhensibles d’une région à l’autre. Mes quelque 7 000 ancêtres vivant en 1700 auraient en théorie laissé une descendance qui atteindrait aujourd’hui plus de 100000000 d’individus. Par leur entremise, je me retrouve donc apparentée à presque tous les Canadiens et les Cambodgiens, à la plupart des Français, à beaucoup d’Américains, d’Anglais et d’Amérindiens, ainsi qu’à des millions d’autres personnes vivant ailleurs en Europe de l’Ouest et en Asie. Pour reculer d’un siècle, je passe quatre générations et dois multiplier le nombre de mes ancêtres par seize. J’aurais donc eu, en théorie, à peu près 100000 ancêtres vivant vers 1600, soit un nombre beaucoup plus grand que toute la population de la Nouvelle-France à cette époque. Il est donc probable que la majorité des hommes et des femmes arrivés de France au Canada entre 1600 et 1700 aient contribué à mon hérédité, plusieurs apparaissant sur de nombreuses branches de mon arbre généalogique. J’avais aussi des dizaines de milliers d’ancêtres vivant au Cambodge et en France, en terre amérindienne et dans divers pays d’Europe et d’Asie.
Jacques Prescott
C’est à cette époque qu’a débarqué le premier homme à porter le nom de Desjardins en Nouvelle-France, coureur des bois pionnier du commerce des fourrures. Bien qu’il soit le père du père du père… du père de mon père, il ne m’a rien légué de plus, à part son nom, que mes 100000 autres ancêtres de cette génération. Par contre, comme certains éléments essentiels de nos cellules ne se transmettent que par les ovules (par exemple, les mitochondries, dont nous reparlerons), j’ai une parenté particulière avec ma mère, sa mère, la mère de sa mère, et ainsi de suite dans une longue chaîne qui se perd dans la nuit des temps. Cela fait en sorte que, même si mon nom est québécois à 100 % et que seulement 25 % de mes gènes viennent du Mes mitochondries ressemblent plus Cambodge, mes mitochondries sont plus à celles des habitants de ce village proches parentes de celles des Cambodgiens cambodgien qu’à celles de mon père. que de celles de la majorité de mes voisins immédiats, incluant mon propre père. À cette génération, je dois la colonisation des Amériques, incluant ce majestueux territoire du Québec qui m’a été légué en héritage, trop souvent au détriment de celui de mes cousins amérindiens. Malgré cette impardonnable injustice historique, on peut tout de même se consoler en constatant que la colonisation de notre continent a permis l’émergence d’un nouveau type de structures sociales, des sociétés qui ont fortement favorisé la croissance de la
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démocratie et du libre marché, éliminant les vieux systèmes hérités des régimes aristocratiques. Si mes 100000 ancêtres ayant vécu en 1600 n’avaient laissé que 2,5 enfants en moyenne chacun, et que ceux-ci en avaient fait autant à leur tour, et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui, leur descendance théorique s’élèverait à plus de 232 milliards d’individus. En effet, chaque personne de cette époque a, en théorie, 2 328 306 descendants, chiffre impressionnant pour quelqu’un qui n’a donné naissance qu’à 2 ou 3 enfants. Je n’ai évidemment pas autant de cousins qui me sont apparentés par l’entremise de cette génération, mais il me semble évident qu’à l’exception des quelques rares Amérindiens ou Noirs «pur-sang», à peu près tous les citoyens des Amériques ont ainsi un lien familial avec moi par l’intermédiaire de l’un ou de l’autre de leurs ancêtres ayant vécu vers 1600. Je pourrais dire la même chose pour à peu près tous les habitants d’Europe et la plupart de ceux d’ExtrêmeOrient.
MA CULTURE ME RELIE AUX FRANCOPHONES DU MONDE ENTIER En reculant jusqu’à l’an 1500, j’arrive au nombre théorique de 2097152 ancêtres; réduisons à un peu plus d’un million et demi pour tenir compte de la consanguinité. La moitié d’entre eux vivaient en France, surtout à Paris et dans l’Ouest du pays, et les autres étaient un peu partout, incluant une proportion importante des Amérindiens qui occupaient alors notre continent. Si je retraçais tous les descendants théoriques de chacun de ces ancêtres pas si lointains, j’arriverais au chiffre incroyable de plus de 20 000 milliards d’individus. Ce chiffre est évidemment absurde et il illustre bien le danger de jouer avec des fonctions exponentielles. Il n’en reste pas moins que, remontant une vingtaine de générations, soit 500 ans à peine, je peux dire que je partage au moins un ancêtre avec à peu près tous les habitants actuels de notre planète. Évidemment, je partage immensément plus d’ancêtres avec mes proches cousins du Québec, du Cambodge ou de France qu’avec mes lointains cousins du Zimbabwe, d’Argentine, ou du Japon, mais j’ai tout de même une certaine parenté, aussi mince soit-elle, avec la vaste majorité des humains, exception faite de quelques communautés complètement isolées génétiquement et géographiquement, comme c’est le cas pour les habitants de certaines îles du Pacifique Sud, quelques tribus perdues au fin fond de l’Amazonie ou quelques villages autochtones de l’extrême Nord-Est de la Sibérie. À ces générations qui ont vécu entre 1500 et 1600, je dois la Renaissance, avec ses révolutions scientifiques, culturelles et philosophiques. Ce sont elles qui ont relancé la pensée en Europe après un Moyen Âge qui a duré environ mille ans. Dans la foulée de l’astronome polonais Nicolas Copernic et du navigateur italien 14
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On pourrait représenter l’ensemble des humains ayant vécu au cours des 2, 3 ou 4 derniers millions d’années par une série de points projetés sur la surface d’un cône. Au début, il n’y a qu’une poignée d’individus, puis ceux-ci se multipliant, leurs des1 2 3a 3b cendants sont de plus en plus nombreux et de (de face) (de dos) moins en moins apparentés les uns aux autres à mesure que le temps passe. Si on projette mon arbre généalogique (zone noire) et mes cousins (zone grise) sur la surface de ce cône, on peut voir que plus je remonte loin dans le 4a 4b 5a 5b temps, plus ma parenté actuelle représente une (de face) (de dos) (de face) (de dos) fraction importante de l’humanité (1), (2) et (3). Si je remonte assez tôt, tous les humains deviennent mes cousins (4) et il y a même une époque au cours de laquelle à peu près tous les humains font partie de mon arbre généalogique (5).
Christophe Colomb, les hommes et les femmes de ce XVIe siècle ont retiré la Terre du centre de l’Univers et se sont lancés à la découverte des autres continents. En l’an de grâce 1400, j’avais à peu près 20 millions d’ancêtres répartis sur tous les continents, avec une concentration particulière en Europe de l’Ouest. Les générations de cette époque ont inventé l’imprimerie qui allait avoir tellement d’importance pour la diffusion des idées et des connaissances parmi les couches populaires et ainsi devenir un des piliers de la démocratisation de l’humanité. C’est aussi à cette époque que se sont formées les premières identités nationales en Europe, avec la reconquête de l’Espagne, l’unification de la France et celle des Îles Britanniques, et la formation de royaumes forts en Russie, en Pologne et en Scandinavie. Mes ancêtres chinois de cette époque connaissaient également une période de grand raffinement sous la dynastie Ming. Avec un nouveau saut en arrière de 200 ans, je dois multiplier le nombre de mes ancêtres par 256 (16 × 16), pour un chiffre théorique de 8589934592 ancêtres ayant vécu en l’an 1200 apr. J.-C. Ce chiffre dépasse de beaucoup l’ensemble de tous les humains vivant à cette époque et un nombre plus réaliste serait de quelques centaines de millions, soit à peu près toute la population de l’Europe à cette époque, avec la plupart des Français qui apparaissent plusieurs fois dans mon arbre généalogique, certains individus y figurant même sur des centaines de branches
La résidence familiale d’un de mes ancêtres, vers 1200 15
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différentes. J’y retrouve aussi une portion importante de toutes les populations vivant alors en Asie, et même des millions d’Africains. Je suis surtout redevable aux générations de cette période d’avoir réorganisé la vie en société après le chaos des siècles précédents. C’est à cette époque que le commerce a repris à la grandeur de l’Europe et que les bourgeoisies sont apparues dans les villes, amorçant le lent travail de réorganisation sociale qui allait mener à l’effondrement de la féodalité. Ce sont aussi ces générations qui auront mis fin aux croisades contre leurs voisins musulmans, ouvrant ainsi la porte à une coexistence plus pacifique qui a permis la redécouverte de la culture antique préservée et raffinée par les Arabes et les Perses. Un peu plus à l’Est, mes ancêtres cambodgiens vivaient pour leur part une période de grandes richesses durant l’apogée du royaume Khmer qui a bâti les merveilleuses cités d’Angkor Vat («la ville-temple») et Angkor Thom («la grande ville»). Si je recule jusqu’à l’an 1000, j’arrive à un chiffre théorique qui ne vaut même plus la peine d’être mentionné tellement il est sans commune mesure avec la réalité. Ce chiffre surréaliste illustre tout de même combien mon arbre généalogique est vaste et à quel point mon aventure personnelle est liée à celle de toute l’humanité. De mes ancêtres européens vivant entre l’an 1000 et l’an 1500, je sais peu de chose, sinon qu’il leur a fallu être très coriaces pour surmonter les épidémies, famines, invasions barbares, croisades et autres catastrophes de toutes sortes qui ont ravagé le continent au cours de ces cinq siècles. Par contre, en ExtrêmeOrient, c’était une époque de grande effervescence intellectuelle et artistique, ainsi que le début d’une ère d’inventions importantes dans plusieurs domaines, comme la poudre à canon, la boussole, la première horloge mécanique et des variétés de riz à croissance rapide. Les branches orientales de ma famille vivaient alors une période de grande opulence avec la réunification de la Chine sous les Song et l’apparition des premiers shoguns au Japon. En reculant jusqu’à l’an 500 apr. J.-C., il est probable que j’avais autant d’ancêtres à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Europe. Bien sûr, ceux qui vivaient alors en France (Gaule) contribuent à des centaines, voire des milliers de lignées chacun, ce qui fait que j’ai quand même plus de sang français dans mes veines que tout autre sang. Mais, si on parle de chiffres absolus, individu pour individu, il est probable qu’à cette lointaine époque le nombre de mes ancêtres vivant en Europe était inférieur au nombre de ceux qui étaient établis ailleurs. C’est tout de même aux habitants de la Gaule de cette époque que je dois les fondements de ma langue, mélange de latin et de langues celtiques ou germaniques, incluant même certaines contributions de l’arabe. C’est aussi à ces générations que je dois l’un des principaux fondements de l’identité française: la rencontre du christianisme et de la culture nordique symbolisée par la conversion de Clovis, roi des Francs.
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En reculant jusqu’à l’an 0, je dois tenir compte du grand brassage de gènes provoqué par l’Empire romain et par les siècles d’invasions barbares qui ont suivi. Ainsi, je ne peux même plus dire avec certitude que mes ancêtres gaulois de cette époque comptent plus dans mon bagage génétique que ceux vivant ailleurs dans le bassin méditerranéen, incluant probablement quelques ancêtres noirs issus des vastes forêts d’Afrique, en passant par Rome, Séville, Carthage ou Alexandrie.
Plusieurs générations de mes ancêtres se sont abreuvées de l’eau apportée par cet aqueduc.
C’est aux générations de cette période que je dois les assises du christianisme, religion qui va fortement influencer toute ma pensée, même si ni l’un ni l’autre de mes parents ne le pratiquent, et même si les circonstances de ma vie devaient m’amener à ne jamais mettre les pieds dans un temple consacré à quelque culte que ce soit. Combinées à la culture humaniste empruntée aux Grecs et à l’efficacité organisationnelle héritée de l’Empire romain, les idées prêchées par le prophète Jésus de Nazareth ont permis la mise sur pied de communautés appelées « Églises », qui ont su transmettre ses valeurs de charité et de compassion d’une génération à l’autre, malgré les nombreuses crises qui ont marqué son histoire, et même malgré les nombreuses horreurs commises en son nom par ses propres Églises. Mille ans av. J.-C., j’avais des ancêtres un peu partout en Eurasie, bien que la majorité d’entre eux vivaient probablement assez près de la mer Méditerranée. Ce sont ces générations qui allaient bientôt engendrer la renaissance de l’Antiquité, le VIe siècle av. J.-C., qui a vu apparaître presque simultanément les premiers philosophes en Grèce, le réformateur Zoroastre en Perse, le saint Bouddha en Inde, ainsi que les philosophes Confucius et Lao-Tseu en Chine. Plusieurs reconnaissent en ces divers penseurs les bases mêmes de la pensée humaniste et rationaliste qui est tellement représentative de notre époque. En l’an –2000, j’avais des ancêtres vivant un peu partout sur la planète et il est probable que la plupart des habitants des premières grandes civilisations du Moyen-Orient figurent parmi les contributeurs de mon bagage génétique et qu’ils sont la source ultime de mon bagage intellectuel. Je leur dois, entre autres choses, l’utilisation à grande échelle de l’agriculture, fondement primordial de toute civilisation. Je leur dois aussi l’invention de la métallurgie avec le bronze, puis le fer, ainsi que l’écriture,
Beaucoup de mes ancêtres sont morts sur ce chantier. 17
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les mathématiques et la vie en villes, avec la spécialisation des tâches sous forme de métiers. Parmi mes ancêtres, je compte aussi les premiers bâtisseurs de grands empires et les pharaons qui ont fait édifier ces grandioses pyramides.
MON ESPÈCE RÉUNIT TOUS LES ÊTRES HUMAINS Voilà 10000 ans, à peu près tous mes ancêtres étaient des nomades vivant de la chasse et de la cueillette, bien que certaines communautés commençaient déjà à pratiquer l’agriculture et l’élevage à temps plein. Je leur suis redevable de la capacité même de vivre en grandes sociétés, ce qui était impossible avant que ces peuples de la fin de la Préhistoire organisent la production et la conservation de la nourriture. Ce sont leurs descendants immédiats qui ont bâti les premières villes et qui ont tracé les premières routes commerciales sur la Méditerranée orientale et au travers des déserts du Moyen-Orient. On assistait alors à l’apparition de structures sociales plus complexes que la famille et le clan. Voilà 30000 ans, mes ancêtres s’appelaient Homo sapiens sapiens, trois mots latins qui veulent dire «homme sage sage», autre illustration du fait que les noms peuvent parfois être quelque peu trompeurs. Ils vivaient alors en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe du Sud. Ce sont les générations de cette période qui ont inventé l’artisanat, l’art, la culture, les religions, bref tout ce qui caractérise une société humaine trop grande pour n’être unie que par les liens de parenté immédiate. On leur doit entre autres choses ces magnifiques peintures sur les murs des cavernes qui en disent tellement long sur la délicatesse de leur âme. (Il n’est pas complètement exclu que certains de mes ancêtres de cette époque aient été des Néandertaliens ou des Néandertaliennes, version primitive d’Homo sapiens qui était fort bien adaptée au climat rigoureux de l’Europe mais qui a été éliminée, peut-être à cause de son infériorité intellectuelle.) Voilà 100000 ans, la majorité de mes ancêtres étaient des Homo sapiens sapiens qui vivaient en Afrique du Nord-Est et au Moyen-Orient. Ils et elles m’ont légué une grande souplesse mentale, celle-là même qui leur a permis d’inventer toute une gamme de nouveaux outils, contrairement à leurs ancêtres qui se contentaient de répéter les mêmes gestes de génération en génération avec des outils primitifs. Voilà 250 000 ans, mes ancêtres Homo sapiens sapiens commençaient à peine à se différencier de leurs propres ancêtres, les Homo sapiens plus primitifs. À cette époque, ils vivaient surtout dans la pointe Sud de l’Afrique. Je leur dois un cerveau beaucoup plus complexe que tout ce qu’il y avait eu sur Terre avant eux, et c’est vraisemblablement à partir de leur époque que l’usage d’un langage rudimentaire est devenu généralisé parmi les humains. Voilà 500 000 ans, mes ancêtres étaient des Homo sapiens primitifs qui habitaient en Afrique de l’Est. C’est probablement aux générations de cette période que je dois la maîtrise du feu, qui éloignait les bêtes la nuit et qui permettait de cuire les aliments, les rendant plus tendres tout en éliminant de nombreux parasites dangereux pour la santé. 18
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Voilà 1000000 d’années, mes ancêtres étaient des Homo erectus, deux mots latins qui signifient « humain en posture verticale ». (C’est une appellation particulièrement mal choisie étant donné que nos ancêtres marchaient sur deux pattes depuis déjà plusieurs millions d’années. Ce fait était toutefois inconnu à l’époque où ils ont été baptisés ainsi.) Ces Homo erectus habitaient alors un peu partout en Afrique de l’Est. Je leur suis redevable de l’enfance prolongée si caractéristique de notre espèce et qui me donne toutes ces années pour apprendre à maîtriser mon corps et à me comporter correctement en société. Voilà un peu moins de 2 000 000 d’années, peu après le début de l’ère quaternaire et du Pléistocène, mes ancêtres étaient des Homo habilis, c’est-à-dire des « humains habiles », enfin un nom qui reflète la réalité. Ils habitaient des brousses arides au Nord-Est de l’Afrique, dans la région qui s’étend entre la vallée du Rift et les grands lacs africains. Je leur dois les premiers outils de pierre, dont l’apparition allait révolutionner l’histoire de ma lignée. Ils sont les premiers à mériter le nom de « Homo », notamment parce qu’ils faisaient preuve d’une certaine capacité à utiliser intelligemment leurs mains et parce qu’ils ont amorcé cet important accroissement du cerveau qui allait se poursuivre jusqu’à l’Homo sapiens sapiens. -5 milliards
-4
-3
-2
-1
Ère précambrienne (archéozoïque) Azoïque -575 millions
Archéen
-500
Algonkien
-400
-300
-200
Cambrien
Permien
Ordovicien Silurien
-100 Ère secondaire (mésozoïque)
Ère primaire (paléozoïque)
Carbonifère
Crétacé Trias
Jurassique
Dévonien -65 millions
-50
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-10
Ère tertiaire (cénozoïque) Paléocène -2 millions
Éocène
Oligocène
-1 million
Miocène
-500 000
-250 000
Pliocène
-100 000
Ère quaternaire Pléistocène Holocène (-10 000 à aujourd’hui)
Les ères géologiques
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MON ORDRE M’APPARENTE À TOUS LES PRIMATES Voilà 5 000 000 d’années, un peu avant la fin de l’ère tertiaire et du Pliocène, mes ancêtres étaient des australopithèques, mot composé du latin pithecus, qui veut dire « grand singe », et austral, qui signifie « du Sud ». Malgré ce nom de « grands singes du Sud », mes ancêtres de cette époque habitaient surtout au Nord-Est de l’Afrique, dans la savane semi-désertique à l’est de la vallée du Rift. Ce sont les tout premiers à démontrer ce caractère typiquement humain qu’est la bipédie (la capacité de marcher sur deux pieds), comme on peut encore le voir dans les très belles traces de pas qu’ils ont laissées dans les cendres volcaniques à Laetoli, en Tanzanie. Ils n’avaient pas un cerveau plus gros que celui des autres grands singes, mais ils vivaient dans la savane plutôt que dans les arbres, ce qui semble les avoir forcés à se redresser pour mieux voir par-dessus les herbes, pour exposer moins de surface corporelle aux cruels rayons du soleil de midi, et pour pouvoir courir plus rapidement quand ils étaient poursuivis par les fauves. Je leur dois donc cette position verticale qui a libéré leurs mains et le cerveau de leurs descendants, dont moi. La célèbre Lucy est un bel exemple d’australopithèque et probablement une cousine proche de mes ancêtres. Toutefois, une certaine marge d’incertitude demeure, car le buisson de notre famille a connu de nombreux embranchements à partir des premiers australopithèques, engendrant plusieurs familles assez semblables les unes aux autres et dont la plupart ont disparu assez rapidement. Il est donc assez difficile pour l’instant de discerner exactement le chemin précis qui a mené jusqu’à l’Homo sapiens Traces de pas à Laetoli en Tanzanie sapiens. Voilà 10 000 000 d’années, au début du Pliocène, mes ancêtres étaient de grands singes quadrupèdes sans queue vivant en bordure des forêts, quelque part dans un triangle délimité par l’Afrique de l’Est, les Balkans et le souscontinent indien. Les proches cousins de mes ancêtres à cette époque étaient des Ouranopithecus (en l’honneur du dieu grec Ouranos), des Sivapithecus (pour le dieu hindou Siva) et des Kenyapithecus (pour le Kenya, pays d’Afrique de l’Est). Cette lignée a également engendré mes plus proches cousins dans le monde animal: les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans, avec qui je partage plus de 90% de mes gènes. Je leur dois surtout ma grande capacité à socialiser et à établir des relations durables avec mes congénères. C’est aussi à leur époque que la colonne vertébrale est devenue de plus en plus capable de se redresser. 20
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Voilà 20 000 000 d’années, au Miocène, mes ancêtres étaient des singes appelés «proconsuls» qui vivaient dans les forêts de l’Afrique équatoriale. Par eux, j’ai une parenté spéciale avec les singes d’Afrique et d’Asie. Je leur dois surtout d’excellents yeux capables de voir en couleurs et en stéréoscopie, ce qui permet de mieux évaluer les distances. Le développement de ces merveilleux organes a permis à ces singes de mieux voir les fruits brillamment colorés au milieu de la verdure quasi uniforme de la forêt, et de pouvoir calculer et exécuter les gracieux bonds qui les menaient de branche en branche, bien à l’abri des prédateurs qui rôdaient au niveau du sol. Voilà 35000000 d’années, vers la fin de l’Éocène, mes ancêtres étaient des singes primitifs. Je leur dois surtout mes pouces opposables, évolution capitale qui culminera 30 000 000 d’années plus tard avec l’utilisation et la fabrication d’outils. Mais, à l’époque, il semble que c’était plutôt la mobilité qui comptait et, dans un milieu arboricole, nos ancêtres jouissaient d’un avantage indéniable avec leurs quatre mains. On pourrait même parler de cinq mains, car ceux-ci profitaient aussi d’une queue musclée capable de s’enrouler autour d’une branche, caractéristique toujours présente chez mes lointains cousins singes qui habitent encore les forêts de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Voilà 60 000 000 d’années, peu après le début de l’ère tertiaire et du Paléocène, mes ancêtres étaient des primates primitifs appelés «prosimiens», qui signifie «avant les singes ». Leurs plus proches descendants encore vivants de nos jours sont les lémurs, les loris et les tarsiers, ces jolies créatures aux grands yeux qui peuplent surtout l’île de Madagascar. Les prosimiens vivaient dans les immenses forêts tempérées qui couvraient alors une partie importante de la Terre. Les primates n’étaient qu’un tout petit groupe marginal parmi la multitude de nouvelles espèces de mammifères apparues pour exploiter les niches écologiques autrefois occupées par les dinosaures.
Lémurien
MA CLASSE ME RATTACHE À TOUS LES MAMMIFÈRES Voilà 100 000 000 d’années, au cours du Crétacé, mes ancêtres étaient des mammifères primitifs dont les plus proches descendants encore vivants sont les insectivores, comme les hérissons et les taupes. À cette époque, c’étaient de toutes petites créatures poilues de la taille d’une souris, qui se cachaient au fond des bois afin d’éviter le plus possible de fréquenter les puissants dinosaures qui dominaient alors la planète. Je leur dois l’apparition de l’utérus, qui a complètement révolutionné le mode de reproduction en augmentant de façon 21
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dramatique le rôle de la mère et en donnant une importance toute nouvelle à la période de l’enfance. Par l’entremise de ces générations lointaines, ma famille s’étend à tous les cousins mammifères, des écureuils aux éléphants, des chauvessouris aux baleines et des antilopes aux lions. Voilà un peu plus de 200 000 000 d’années, au début du Jurassique, mes ancêtres étaient des marsupiaux de la taille d’un rat. Je leur dois d’avoir développé la mamelle, qui joue un si grand rôle dans mon enfance, comme ce sera d’ailleurs le cas durant ma vie sexuelle d’adulte. Je leur suis de plus redevable d’un cerveau nettement plus évolué que celui de leurs propres ancêtres reptiliens. En plus de la grande famille des mammifères, ils ont engendré le groupe des marsupiaux qui survit toujours en Australie grâce à l’isolation provoquée par la dérive des continents et dont les kangourous et les koalas sont les représentants les mieux connus. Voilà un peu moins de 300000000 d’années, vers la fin du Carbonifère, mes ancêtres étaient des reptiles mammaliens, dont la principale caractéristique est qu’ils ont commencé à développer le corps à sang chaud, tellement plus pratique et efficace que celui des animaux à sang froid. Grâce à cet acquis, mes ancêtres ont pu gagner une certaine indépendance face à leur milieu car ils n’étaient plus obligés d’attendre que le soleil les réchauffe, comme doivent encore le faire nos cousins lézards le matin et nos cousines grenouilles au printemps. Le majestueux dimetrodon (voir illustration page 218) est un des proches parents de nos ancêtres de cette époque. (Contrairement à l’image populaire, le dimetrodon n’est pas un dinosaure, car ceux-ci n’apparaîtront que 70000000 ou 80000000 d’années plus tard.) Les descendants actuels les plus directs de ces ancêtres mammaliens sont les étranges platypus et monotrèmes, qui survivent eux aussi en Australie et qui, malgré leur allure surprenante et leurs mœurs insolites, n’en sont pas moins mes lointains cousins.
MON EMBRANCHEMENT M’UNIT À TOUS LES VERTÉBRÉS ET LES CORDÉS Voilà à peu près 350 000 000 d’années, au début du Carbonifère, mes ancêtres étaient des reptiles primitifs qui ont développé les outils indispensables pour quitter la vie aquatique et conquérir les continents. Ils ont acquis une peau étanche qui leur permettait de ne pas se déshydrater, même s’ils restaient exposés aux rayons du Soleil pendant de longues heures. Ils ont également acquis un tout nouveau système respiratoire fonctionnant parfaitement hors de l’eau, avantage d’autant plus intéressant que l’oxygène représente près du quart de l’air ambiant, 22
Dragon de Komodo, cousin ayant gardé plusieurs des caractéristiques de mes ancêtres reptiles primitifs.
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alors que l’oxygène en solution dans l’eau ne représente qu’une fraction insignifiante de ce milieu. Ce sont également mes ancêtres de cette période qui ont mis au point les œufs à coquille, qui sont encore utilisés aujourd’hui par les oiseaux et la plupart des reptiles. Par eux, je suis apparentée aux reptiles actuels, comme les crocodiles, les serpents, les lézards et les tortues, ainsi qu’avec les reptiles disparus, dont les dinosaures, et même avec les oiseaux, qui semblent être les descendants directs de certains dinosaures à plumes. Voilà un peu plus de 400 000 000 d’années, au début du Dévonien, mes ancêtres étaient des amphibiens primitifs, beaucoup plus proches de leurs ancêtres poissons que de leurs descendants directs actuels, les grenouilles et les salamandres. Je leur suis redevable des premiers systèmes de collecte d’oxygène pouvant fonctionner autant dans l’air que dans l’eau. Mais je leur dois surtout mes quatre membres, avec des os solides et des articulations souples dans l’épaule et le bassin, ainsi que des muscles attachés fermement aux os par des tendons et des contrôles nerveux complexes pour faire bouger le tout. Ces inventions sont d’autant plus importantes que c’est également à cette époque qu’est apparue la lignine, une molécule qui a permis aux plantes de développer des tiges rigides et de s’élever au-dessus du sol. Grâce aux pattes héritées de ces premiers amphibiens, mes ancêtres ont pu suivre le mouvement des plantes et aspirer à une certaine verticalité. Cette mouvance a connu une certaine culmination avec l’animal humain, dont l’axe principal est tourné à 90° par rapport à celui de nos ancêtres poissons. Voilà 450000000 d’années, vers la fin de l’Ordovicien, mes ancêtres étaient des poissons. Je leur dois la structure de base de mon anatomie, car ils disposaient déjà d’à peu près tous les principaux systèmes qui me constituent, sauf mes poumons, qui ont remplacé leurs branchies. Ils sont tout particulièrement importants, car ce sont eux qui ont développé le crâne qui protège le cerveau, et la colonne vertébrale en os solide qui protège la moelle épinière. Ces organes ont joué un rôle capital dans mon histoire car ils ont évité à mes ancêtres l’obligation de se former une carapace extérieure comme les fourmis, les crevettes et les huîtres. En prime à ce rôle de protection, la colonne vertébrale s’est également retrouvée à servir de point d’appui pour les moyens de locomotion, d’abord les nageoires et, plus tard, les pattes. Voilà 525000000 d’années, au cours du Cambrien, mes ancêtres étaient de petits animaux allongés appelés « pikaïas », sorte d’intermédiaire entre les vers de terre et les petits poissons. Leur principale caractéristique est l’apparition de la notocorde, une tige solide qui les traversait presque d’un bout à l’autre et qui allait se développer peu à peu en colonne vertébrale. En raison de cette notocorde, les pikaïas sont considérés comme le
Pikaïa 23
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premier pas dans la séparation entre notre famille et celle des invertébrés. Les pikaïas m’ont également légué ces intrigantes fentes branchiales que l’on voit très bien près de la tête des requins et que j’ai eues pendant quelques semaines durant mon développement embryonnaire. Malgré leur éphémère existence, celles-ci prouvent l’incontestable parenté que j’ai avec tous ces innombrables poissons qui peuplent nos océans, nos lacs et nos rivières.
MON RÈGNE RASSEMBLE TOUS LES ANIMAUX Voilà 575 000 000 d’années, vers la fin du Précambrien, mes ancêtres étaient des invertébrés qui ressemblaient à de petits vers de terre. Je leur dois d’avoir un système digestif unidirectionnel en forme de tube divisé en parties distinctes comme la bouche, l’estomac et les intestins. J’ai aussi hérité d’eux l’organisation de mon système circulatoire qui permet la distribution efficace des aliments à chacune des cellules de mon corps. Je leur dois aussi le fait d’avoir deux systèmes musculaires bien séparés, un qui fait bouger mon corps et que j’apprends encore à maîtriser, l’autre chargé de faire avancer la nourriture dans mon système digestif et qui fonctionnait déjà le jour de ma naissance. Ce sont les derniers ancêtres que je partage avec la plupart des invertébrés (les mollusques, les crustacés, les insectes, etc.). Voilà à peu près 600000000 d’années, mes ancêtres étaient des vers plats qui ont été les premiers organismes animaux à grouper des cellules spécialisées en systèmes plus ou moins distincts. C’est aussi à ces vers plats que je dois les premiers pas vers l’apparition du cerveau, d’abord sous la forme d’une masse compacte de cellules nerveuses située à l’avant de l’animal. Grâce à eux, je suis parente avec les planaires et même avec les petits cousins dégueulasses de la famille: les vers solitaires et les douves qui parasitent le foie et les poumons. Voilà 630000000 d’années, mes ancêtres étaient des cnidaires, aussi appelés «coelentérés», famille d’animaux très simples dont les représentants actuels sont les coraux, les anémones de mer, les hydres et les méduses. Je leur dois les premières cellules spécialisées dans diverses fonctions: la digestion, la contraction, la perception de l’environnement, la protection, la coordination des mouvements, l’attaque des proies, etc. Ce sont mes ancêtres de ces générations qui ont été les premiers à incarner cette définition qui veut que l’organisme animal soit d’abord et avant tout un estomac à la Banc de corail recherche de nourriture.
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Voilà 800000000 d’années, mes ancêtres ne méritaient pas vraiment le nom d’« organismes », car ils n’étaient encore que de simples colonies de cellules formant des boules ou des filaments. Je leur dois tout de même cette merveilleuse capacité qu’ont mes cellules de rester ensemble pacifiquement pour former des communautés au lieu de tenter de se digérer les unes les autres, ce qui était pourtant une des caractéristiques essentielles de leurs ancêtres. L’autre héritage important qui m’a été légué par mes ancêtres de cette lointaine époque, c’est le contrôle de la division cellulaire en fonction des besoins de la colonie, acquis indispensable pour le passage de l’être vivant unicellulaire à l’organisme pluricellulaire. C’est à ce contrôle essentiel qu’échappent les cellules cancéreuses qui font tant de ravages.
MON ESSENCE EST PARTAGÉE PAR TOUS LES ÊTRES VIVANTS Voilà plus de 1000000000 (un milliard) d’années, mes ancêtres étaient des unicellulaires eucaryotes, nom formé de deux mots grecs signifiant « vrai noyau », ce qui veut dire qu’ils avaient plusieurs chromosomes contenus dans un noyau délimité par une membrane. Ils avaient également de nombreuses structures internes, comme des systèmes de membranes multiples qui fabriquent des produits chimiques essentiels, des petites poches appelées «vésicules» qui digèrent la nourriture et des microtubules qui font office de squelette. Ce sont mes ancêtres de cette époque qui m’ont légué la structure de base commune à toutes les cellules qui me constituent. De plus, ce sont les derniers ancêtres que je partage avec les animaux unicellulaires comme les amibes, les paramécies et les radiolaires. Ils sont enfin le dernier lien qui me rattache aux algues, aux plantes, aux champignons et aux moisissures. Par leur entremise, ma parenté élargie s’étend à tous Choanoflagellé (eucaryote animal) les êtres vivants, sauf les bactéries. Voilà plus de 1,5 milliard d’années, mes ancêtres eucaryotes se sont laissés envahir par des créatures plus primitives, de type bactérie. Ces «envahisseurs» ont par la suite évolué à l’intérieur même des cellules hôtes pour devenir les chloroplastes et les mitochondries. Les chloroplastes sont ces petits grains remplis de chlorophylle qu’on trouve chez les plantes et qui utilisent l’énergie du soleil pour fabriquer du sucre ; les mitochondries sont des petits grains semblables, mais elles font le travail inverse, soit démonter les molécules de sucre pour fournir de l’énergie aux cellules. Cette fusion a permis l’apparition de réactions chimiques à haut rendement en énergie qui permettent une qualité de vie dont je profite toujours. Enfin, ce sont également ces eucaryotes qui ont généralisé la reproduction sexuée avec double série de chromosomes, favorisant
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un immense brassage de gènes qui a relancé l’évolution vers des sommets inimaginables à l’époque où il n’y avait que des bactéries. Voilà plus de 2 milliards d’années, mes ancêtres étaient des eucaryotes primitifs. Ils étaient assez semblables aux petites bactéries qui constituaient alors l’essentiel de la vie, mais ils avaient déjà acquis certaines caractéristiques qui allaient leur permettre d’engendrer les eucaryotes. Ils étaient quatre ou cinq fois plus gros que les bactéries voisines, et ils disposaient d’une membrane beaucoup plus complexe qui leur permettait d’«avaler» leur nourriture en gros morceaux, contrairement à leurs ancêtres. C’est probablement aussi à cette époque que les chromosomes sont apparus parce que l’unique brin d’acide désoxyribonucléique, ce fameux ADN, hérité des bactéries devenait de plus en plus long et qu’il fallait trouver une façon plus pratique de le manipuler. Voilà plus de 2,3 milliards d’années, mes ancêtres étaient des unicellulaires procaryotes, ce qui veut dire qu’ils n’avaient ni noyau ni chromosomes, et que leur unique brin d’ADN flottait librement dans la cellule. Ils n’avaient à peu près aucune structure interne et, pour se nourrir, devaient fabriquer des produits chimiques qu’ils déversaient dans l’environnement afin de « digérer » leur nourriture à l’extérieur avant de l’absorber, molécule par molécule, à travers leur membrane. Ce sont probablement les derniers ancêtres qui me donnent un certain lien de parenté avec la plupart des bactéries, dont il existerait encore des milliers d’espèces partageant la planète avec moi. Voilà plus de 2,8 milliards d’années, mes ancêtres étaient de minuscules bactéries qui avaient acquis la capacité de résister à un poison qui avait peu à peu fait son apparition dans l’environnement: l’oxygène moléculaire. Celui-ci était produit par des cousines appelées « algues bleues » et, au fil des millions d’années, ces molécules toxiques se sont accumulées dans les océans, puis dans l’atmosphère, donnant à notre Terre sa belle apparence bleue. Je dois donc à mes ancêtres de cette époque d’avoir développé la capacité de résister à l’oxygène et même de s’en servir pour extraire l’énergie emmagasinée dans les sucres.
Bactérie primitive
Voilà plus de 3,5 milliards d’années, mes ancêtres ressemblaient probablement aux bactéries très primitives qui vivent encore aujourd’hui dans des environnements extrêmes de température, de pression, de salinité ou d’acidité. Ils ont développé le code génétique et ces merveilleux ribosomes, petites machines chimiques qui lisent les acides ribonucléiques (ARN) et les traduisent en
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protéines. Mes ancêtres de cette époque sont également la source de plusieurs des réactions chimiques les plus fondamentales de mon organisme. Voilà plus de 3,9 milliards d’années, il y avait probablement des «choses vivantes » primitives qui n’avaient peut-être pas encore découvert l’ADN, mais qui subsistaient tout de même grâce à un ensemble de réactions chimiques relativement simples. Je leur dois le développement crucial d’une membrane semi-perméable qui isolait leur matière vivante du reste de l’environnement. C’est probablement également à leur époque que les protéines sont apparues. Ces quasi-créatures primitives représentent l’ancêtre ultime, celui que je partage avec toutes les créatures qui ont existé et existent encore sur Terre, la source à qui nous devons tous la vie!
MA PLANÈTE M’A FAITE FILLE DE LA TERRE Voilà plus de 4 milliards d’années, les énormes quantités d’énergie fournies par le Soleil et par les atomes radioactifs commençaient à peine à produire les molécules organiques complexes qui allaient engendrer la vie. Si je remonte jusqu’à cette époque, c’est la Terre elle-même qui devient ma Mère, la matrice de la vie. Elle a pu offrir un environnement dans lequel les molécules et les processus de la vie pourraient se développer, parce qu’elle était juste à la bonne distance du Soleil et qu’elle avait une masse suffisante pour retenir une atmosphère capable de maintenir un effet de serre à sa surface. Voilà plus de 6 milliards d’années, le système solaire n’existait pas encore. Les atomes qui me constituent se promenaient dans un nuage interstellaire, plusieurs d’entre eux ayant été fabriqués peu de temps auparavant dans une étoile proche qui avait explosé. Les plus légers, ceux d’hydrogène, étaient pour la plupart dans des molécules d’hydrogène (H2), alors que la plupart des autres se trouvaient dans des molécules simples comme l’eau (H2O), l’ammoniac (NH3), le méthane (CH4) et le gaz carbonique (CO2). Certaines de ces molécules flottaient librement dans le nuage tandis que d’autres étaient cristallisées sous forme de glaces entourant des poussières métalliques. À cette époque, c’est à notre galaxie, la Voie lactée, que je dois d’avoir créé un environnement dans lequel ces molécules et ces glaces ont pu se concentrer pour former un nouveau système solaire.
MON UNIVERS M’A ENGENDRÉE À PARTIR DE POUSSIÈRES D’ÉTOILES Voilà plus de 9 milliards d’années, la plupart des atomes complexes qui me constituent n’avaient pas encore été fabriqués. Leurs particules existaient déjà, mais soit sous la forme de nuages d’atomes d’hydrogène et d’hélium, soit sous la forme de particules détachées, participant aux fusions nucléaires qui se déroulaient au sein des étoiles. À cette époque, c’est aux forces de la nature que 27
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je dois d’avoir engendré un Univers dans lequel ont pu apparaître des étoiles capables de fabriquer les atomes complexes qui me composent aujourd’hui. Voilà 12 ou 15 milliards d’années, au moment du Big Bang, tout ce qui me constitue et tout ce qui m’entoure n’était qu’énergie, et «cela» se préparait à la grande aventure qui allait permettre à notre Univers d’engendrer matière, vie et intelligence. Je n’ai pas la moindre idée à qui ou à quoi je dois cet Univers, mais, en tant qu’ancêtre ultime de notre grandiose aventure, je lui lève mon chapeau…
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C H A P I T R E
2 LE SENTIER VERS LA COMPLEXITÉ (ou Comment l’Univers a accouché de moi…)
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u cours de ce survol de l’histoire des nombreuses générations qui m’ont précédée, j’ai voulu vous donner quelques points de repère qui illustrent à quel point je suis une riche héritière et qui montrent la contribution de ma merveilleuse famille à faire de moi un être humain unique et rempli de promesses. Mais les voyages à rebours dans le temps ont tendance à me laisser légèrement désorientée et j’imagine que c’est aussi un peu le cas pour vous. Je vous propose donc maintenant de parcourir à nouveau ce même chemin, mais en partant cette fois du Big Bang. En reprenant cette histoire dans le sens réel de la chronologie, il nous sera plus facile de constater comment la complexité s’est construite petit à petit, étape par étape, chaque nouvelle phase profitant des acquis de la période précédente. Nous pourrons ainsi mieux comprendre comment un Univers aux débuts chaotiques a pu s’organiser peu à peu et faire apparaître des «objets» de plus en plus complexes, jusqu’à accoucher de moi… Afin de rendre ce voyage plus facile à suivre, nous allons imaginer que le chemin menant du Big Bang jusqu’à moi est un long sentier qui a été parcouru par l’Univers depuis sa naissance, voilà plus de douze milliards d’années. Loin de s’apparenter à une autoroute bien droite menant inévitablement du Big Bang jusqu’à l’humanité, notre sentier ressemble plutôt à une simple piste primitive, étroite et sinueuse, qui a parfois été obligée de revenir sur son tracé, qui a dû traverser des zones désertiques ou marécageuses où il n’y a que peu de points de repère, et qui s’est souvent retrouvée accrochée à flanc de montagne, presque coincée entre une falaise de stabilité et un précipice de chaos. À plusieurs reprises, notre Univers aurait pu être entraîné dans l’une ou l’autre des nombreuses impasses évolutives qui menaçaient sa progression vers la complexité. Le plus souvent, celles-ci n’ont été évitées qu’au prix de changements de cap dramatiques et de choix hasardeux devant des bifurcations
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en apparence insignifiantes qui ont pourtant entraîné des conséquences irréversibles. En refaisant ce chemin ensemble, nous allons rencontrer des structures de plus en plus complexes, chercher à mieux comprendre dans quel environnement celles-ci sont apparues, et quelles sont les forces qui ont permis leur émergence. Ce sentier comporte essentiellement trois grands segments : d’abord Le matériel, qui nous amène du Big Bang jusqu’à la formation de la Terre et qui parle essentiellement de physique et de chimie; ensuite Le vivant, qui traite des premiers êtres vivants jusqu’aux premiers humains et qui se concentre sur la biologie et l’éthologie, la science du comportement des animaux ; enfin L’intelligent, qui nous amène des premiers humains jusqu’au XXIe siècle et qui recouvre la psychologie et la sociologie. Afin de rendre notre progression encore plus facile à comprendre, chaque segment est divisé en quatre parties, pour un total de douze secteurs relativement bien délimités qui couvrent chacun une des grandes étapes du développement de la complexité dans notre Univers. Nous n’accorderons pas une importance égale à tous les segments, car les principaux thèmes de certains d’entre eux seront vus plus en détail dans d’autres chapitres.
PREMIER SEGMENT : LE MATÉRIEL AU CŒUR DU BIG BANG (Voilà à peu près 12 milliards d’années) Notre sentier a donc commencé au moment du Big Bang, il y a douze ou quinze milliards d’années, alors qu’une minuscule bille d’énergie très comprimée et extrêmement chaude a amorcé un formidable mouvement d’expansion qui se poursuit encore de nos jours. D’une certaine façon, c’étaient de très humbles débuts, puisque, aussi incroyable que cela puisse paraître, cette bille était beaucoup plus petite que la plus petite poussière que vous puissiez imaginer… Avec une telle taille, il va de soi qu’elle ne contenait aucune matière. Par contre, elle possédait déjà toute l’énergie nécessaire pour fabriquer un Univers au grand complet, avec ses milliards de galaxies, ses milliards de milliards d’étoiles, ses trous noirs, ses nuages interstellaires aux couleurs chatoyantes et toute une ribambelle d’objets plus fascinants les uns que les autres, incluant ma jolie petite planète bleue. Ce qui est plus important encore, c’est que l’énergie contenue dans cette petite sphère était soumise à des lois qui allaient lui permettre de s’organiser pour engendrer de la matière sous une multitude de formes. Au tout début, cette énergie était beaucoup trop chaude et concentrée pour former quelque sorte de structure que ce soit. Elle n’avait aucune forme particulière et toutes les forces de l’Univers étaient unifiées à l’intérieur de ce petit volume insignifiant. Mais, comme cette bille d’énergie était en expansion, 30
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la densité à l’intérieur diminuait rapidement, de telle sorte que son contenu se refroidissait de façon dramatique. La première conséquence de l’expansion et du refroidissement a été que cette énergie initiale informe a pu se fragmenter en une multitude de gouttelettes minuscules appelées « particules », chacune contenant une fraction infime de l’énergie originelle. La plupart de ces gouttelettes ont gardé leurs caractéristiques d’énergie pure, c’est-à-dire qu’elles véhiculent une force ; c’est le cas, par exemple, des gouttelettes-particules appelées « photons » qui transportent la force électromagnétique et que nous pouvons ressentir sous forme de lumière ou de chaleur. À mesure que la température a baissé, une autre sorte de gouttelette-particule a fait son apparition. On pourrait dire que des «grumeaux» se sont formés dans la «soupe» d’énergie, un peu comme des cristaux de glace se forment dans une boisson gazeuse qui est restée quelques minutes de trop au congélateur. Ces grumeaux étaient des particules de matière, chacune étant en fait un minuscule paquet d’énergie qui s’est recroquevillée sur elle-même en un point infiniment petit. Contrairement aux gouttelettes d’énergie pure comme les photons, les gouttelettes de matière avaient la possibilité de s’unir entre elles pour constituer des structures, ce qui a permis de lancer l’histoire de la complexité dans notre Univers. Pour ce qui nous intéresse, les deux principales catégories de particules de matière étaient d’abord les quarks, qu’on retrouve aujourd’hui dans les noyaux atomiques, puis les électrons, que vous connaissez bien grâce à vos nombreux appareils électriques et électroniques. Il y avait également une véritable faune de particules plus exotiques comme les neutrinos, les muons, les anti-quarks et bien d’autres encore mais, comme elles n’ont pas joué un rôle central dans notre histoire, nous allons les laisser dans les buissons en bordure de notre route et poursuivre notre progression sur un sentier qui est déjà bien achalandé, comme vous allez le voir. Dès cette lointaine époque du Big Bang, notre histoire a connu de nombreuses péripéties qui ont passé près de l’entraîner dans toutes sortes de culs-de-sac évolutifs sur lesquels nous reviendrons au chapitre 6 « Voies et impasses». Pour l’instant, nous nous contenterons de constater que les particules de matière ont tout de suite commencé à se grouper et que, dès les premiers méandres du sentier, nous rencontrons des structures de plus en plus complexes: • Moins d’une seconde après le Big Bang, certains quarks étaient déjà réunis trois par trois pour former des protons et des neutrons. • Moins de cinq minutes plus tard, 25 % des protons et des neutrons étaient déjà réunis quatre par quatre pour former des noyaux d’hélium.
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• Moins d’un demi-million d’années plus tard (à peine un clin d’œil à l’échelle de l’Univers), les protons et neutrons s’associaient aux électrons pour former des atomes d’hydrogène et d’hélium. • Peu de temps après, les atomes d’hydrogène s’associaient deux par deux pour former des molécules d’hydrogène. (Ces structures sont décrites plus amplement au chapitre 4, intitulé « La pyramide de la complexité ».) Ces quelques structures simples peuvent sembler insignifiantes si on les compare aux merveilleuses architectures qui enrichissent maintenant notre quotidien. Pourtant, ce sont ces quelques « objets » issus du Big Bang qui ont servi d’unités de base pour tous les développements ultérieurs. Plus important encore, l’apparition de ces humbles structures au cœur du Big Bang nous indique que, dès le début de notre histoire, une partie de la matière possédait toutes les caractéristiques nécessaires pour pouvoir grouper ses éléments en structures de plus en plus complexes. Par contre, avec ces premiers atomes et molécules simples, notre Univers primitif avait déjà épuisé son potentiel de complexité, car ni les atomes d’hélium ni les molécules d’hydrogène n’avaient la capacité de se réunir en structures de niveau supérieur.
DU CHAOS AU COSMOS (Voilà à peu près 10 milliards d’années) Après ce premier élan de créativité, l’Univers a connu une longue période de monotonie qui n’a été marquée par aucun nouveau progrès notable sur la voie vers la complexité. Constitué essentiellement d’hydrogène et d’hélium, le « nuage » issu du Big Bang poursuivait son expansion et son refroidissement, mais il semblait ne plus avoir la capacité d’engendrer de nouvelles structures. Comme il ne se passait à peu près plus rien d’intéressant à l’échelle microscopique, nous allons continuer notre voyage en quittant le monde des particules pour considérer l’Univers dans son ensemble. Au cours des deux ou trois premiers milliards d’années qui ont suivi le Big Bang, notre nuage originel s’est déchiqueté sous le double effet de l’expansion, qui se poursuivait à l’échelle globale, et de la gravité, dont les effets se faisaient surtout sentir à l’échelle locale. Comme une nappe de brume effilochée par une petite brise, le nuage initial s’est déchiré en lambeaux, lesquels se sont ensuite subdivisés en filaments plus petits, lesquels se sont fragmentés en unités encore plus petites, etc. Notre Univers en est ainsi venu à former peu à peu une gigantesque dentelle cosmique à trois dimensions, avec d’immenses vides séparés par de délicats chapelets de galaxies (voir illustration page 236). De plus, comme les fragments eux-mêmes n’étaient pas parfaitement homogènes, la gravité a poursuivi le processus de séparation à des échelles de plus en plus réduites. C’est ainsi que certaines «boules» se sont détachées de la 32
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masse principale qui allait devenir notre Galaxie, et sont devenues les amas globulaires qui entourent la Voie lactée, des concentrations d’étoiles pouvant réunir des milliers, voire des millions d’étoiles liées entre elles par la gravité. Enfin, chaque nuage-galaxie s’est fractionné en milliards de petites boules qui sont éventuellement devenues des étoiles. Cette partie de notre sentier n’a pas encore été cartographiée, car nous ignorons toujours exactement dans quel ordre le travail s’est effectué. Mais, peu importe le chemin qui a été emprunté, ce qui compte, c’est qu’une unique boule de gaz chaotique s’est séparée en une multitude de structures imbriquées les unes dans les autres, formant ce que nous appelons le « cosmos ». (Voir le chapitre 7 pour une description des structures cosmiques.) Ce titanesque travail de structuration de l’Univers a permis un nouveau départ pour l’histoire de la complexité, ce qui nous permet de retrouver notre sentier de l’autre côté de ce secteur quelque peu obscur.
VIE ET MORT DES ÉTOILES (Entre –10 et –4,5 milliards d’années) Notre sentier nous entraîne maintenant au cœur d’une étoile, où nous allons retrouver des points de repère plus faciles à reconnaître. Cette étoile n’était qu’un banal fragment du nuage originel, mais la gravité faisait en sorte qu’au lieu de se fuir les uns les autres, les atomes et les molécules qu’il contenait se précipitaient les uns sur les autres, menant à une espèce d’explosion à l’envers. Ce processus s’appelle «effondrement gravitationnel» ou encore «implosion», c’està-dire que toute la matière cherchait à tomber vers le centre, provoquant un mouvement qui ressemble vaguement, en beaucoup plus lent, à ce qui se passe lorsqu’un édifice s’effondre sur lui-même à la suite du travail des dynamiteurs. Effondrement gravitationnel Ce mouvement de compression provenant de toutes les directions à la fois a fait en sorte qu’au centre de la sphère la gravité est devenue tellement intense que la pression et la température ont remonté peu à peu, jusqu’à atteindre des niveaux assez élevés pour que les noyaux d’hydrogène, qui sont des protons solitaires, fusionnent les uns avec les autres pour former des noyaux d’hélium. Or, chaque fois que ce processus de fusion réussissait, il y avait un petit peu d’énergie qui était libérée. Une partie de cette énergie repoussait la matière environnante, comme le ferait une explosion, ce qui contrebalançait la force gravitationnelle. Grâce à ce phénomène, l’étoile pouvait atteindre une espèce d’équilibre précaire entre la gravité qui cherchait à la faire imploser et la force nucléaire qui cherchait à la faire exploser. De façon tout à fait accessoire, on notera que l’énergie ainsi
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produite n’était pas toute absorbée par la lutte contre la gravité et qu’une fraction minime s’échappait de la surface de l’astre, principalement sous forme de lumière et de chaleur, ce qui lui donnait son aspect brillant si caractéristique.
P
P P N N P
P
P
+ Énergie
+ 2 positrons Voilà donc un autre bout de notre sentier + 2 neutrinos qui est dévoilé. Mais, attention, ce processus de fusion se poursuit maintenant depuis plus Quatre protons fusionnent et deviennent de dix milliards d’années dans la vaste un noyau d’hélium, qui contient deux majorité des étoiles sans pour autant protons (P) et deux neutrons (N). vraiment enrichir la complexité dans notre Univers. Notre sentier aurait donc pu se terminer ici, avec un joli cosmos rempli d’étoiles brillantes, mais ne contenant aucune structure plus complexe qu’un atome d’hélium ou une molécule d’hydrogène. Si ce ne fut pas le cas, c’est parce que les étoiles ne sont pas éternelles et, qu’en fait, plus elles sont grosses, plus elles ont de gravité à combattre, plus elles utilisent de « carburant » pour se maintenir en équilibre et plus elles meurent rapidement.
Quand une étoile épuisait son hydrogène, elle devenait incapable de combattre sa propre gravité et elle recommençait à s’effondrer sur elle-même. Cela faisait à nouveau monter la pression et la température jusqu’à ce que, dans son cœur, les noyaux d’hélium soient tellement comprimés les uns contre les autres qu’ils fusionnent trois par trois pour former des noyaux de carbone, la première vraie nouvelle structure apparue dans l’Univers depuis l’époque du Big Bang.
+ Énergie Fusion de l’hélium en carbone
De plus, comme la gravité continuait inlassablement son œuvre de compression, les noyaux de carbone devenaient eux-mêmes coincés contre d’autres noyaux, ce qui provoquait l’apparition de structures de plus en plus lourdes, principalement des noyaux d’azote et d’oxygène. Dans certaines étoiles très massives, le processus se poursuivait jusqu’à l’apparition de noyaux encore plus lourds, comme le magnésium, le silicium et ainsi de suite jusqu’au fer. En rendant son dernier souffle, l’étoile faisait un ultime cadeau à l’Univers en laissant quelques-uns de ces noyaux complexes s’échapper de son cadavre, les rendant libres de poursuivre un bout de chemin de plus sur le sentier vers la complexité. Allons maintenant les retrouver dans l’espace interstellaire. Loin de la « fournaise » nucléaire qui les avait forgés, ces noyaux lourds attiraient des électrons pour constituer des atomes immensément plus complexes que les atomes d’hydrogène et d’hélium produits lors du Big Bang. La grande nouveauté, c’est que, comme chaque noyau contenait plusieurs protons, il attirait 34
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de nombreux électrons, ce qui lui donnait une riche architecture lui permettant aussi de former des molécules beaucoup plus intéressantes que la simple molécule d’hydrogène issue du Big Bang. Parmi ces nouvelles molécules que nous rencontrons en bordure de notre sentier, il y a surtout de l’eau, de l’ammoniac, du méthane et du gaz carbonique. Il arrivait aussi que ces molécules simples se rencontrent et forment une molécule plus complexe, contenant un plus grand nombre d’atomes. Mais, comme la densité était très faible, les rencontres étaient peu fréquentes et le nombre d’exemplaires de molécules complexes restait très limité.
LA NAISSANCE DE LA TERRE (Voilà 4,5 milliards d’années) Comme la complexité ne pouvait se construire dans les conditions de faible densité qui prévalaient dans les nuages interstellaires, il ne s’est à peu près rien passé de neuf pendant plusieurs milliards d’années. La progression vers la complexité n’a repris qu’à partir du moment où ces molécules se sont retrouvées dans un milieu propice aux rencontres, c’est-à-dire une planète rocheuse située juste à la bonne distance de son étoile pour que l’eau à sa surface puisse rester liquide. Cette longue attente était inévitable, car les atomes métalliques capables de constituer une planète rocheuse sont particulièrement rares. Comme ils ne sont fabriqués que pendant l’agonie des étoiles supermassives et que celles-ci ne représentent qu’un pourcentage insignifiant de toutes les étoiles, l’Univers a dû attendre bien longtemps avant d’engendrer une planète adéquate pour l’apparition de la vie. D’ailleurs, une telle planète rocheuse ne pouvait pas apparaître n’importe où. À peu près la moitié de toutes les galaxies, celles qu’on appelle «elliptiques» pour les différencier des galaxies spirales, ont cessé de fabriquer de nouvelles étoiles depuis fort longtemps. Elles ne contiennent donc plus d’étoiles supermassives qui meurent rapidement. Les noyaux lourds qui s’échappent de leurs étoiles agonisantes errent donc dans l’espace interstellaire jusqu’à ce qu’ils passent assez près d’une étoile pour être attirés par sa gravité et qu’ils aillent s’y abîmer. Ils se retrouvent ainsi piégés dans de petites étoiles qui ont encore des milliards d’années de «vie» devant elles, empêchant du même coup ces atomes métalliques de s’accumuler en quantités suffisantes pour former des planètes rocheuses. Les galaxies elliptiques sont donc essentiellement stériles. La même chose vaut pour les cœurs de galaxies spirales, qui contiennent 90 % de leurs étoiles et qui ont également cessé de fabriquer de nouvelles étoiles depuis beaucoup trop longtemps pour contenir plus qu’un pourcentage insignifiant d’atomes lourds. Par contre, la situation est bien différente dans le disque aplati qui toune autour du cœur de ces galaxies spirales. En raison de phénomènes qui sont encore très mal
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compris, les « bras » de ces galaxies spirales agissent comme de gigantesques machines à brasser et à comprimer les nuages interstellaires, de telle sorte que de nouvelles étoiles sont constamment créées à partir de nuages qui ont été «pollués» par les atomes lourds échappés des étoiles mortes. Comme il y a toujours quelques rares supergéantes qui sont créées avec chaque nouvelle génération d’étoiles, et Galaxie spirale comme ces supergéantes meurent très rapidement, leurs apparitions et disparitions successives pendant une demi-douzaine de milliards d’années ont permis d’accumuler petit à petit des atomes lourds dans le milieu interstellaire. Notre lointaine banlieue galactique est ainsi devenue un lieu d’enrichissement où les éléments essentiels à la complexité pouvaient se ramasser, se rencontrer et interagir les uns avec les autres pour faire apparaître de nouvelles structures. Et c’est ainsi que, voilà un peu moins de cinq milliards d’années, ce grand tourbillon cosmique que nous appelons la «Voie lactée» a engendré une nouvelle étoile à partir d’un nuage qui contenait tout juste assez d’atomes métalliques pour que des planètes rocheuses puissent s’y former. Allons y rejoindre notre sentier… Comme tant d’autres avant lui, le nuage qui allait former notre système solaire s’est effondré sur lui-même sous l’effet de sa propre gravité. Cette lente implosion lui a fait prendre une forme vaguement sphérique et il s’est peu à peu mis à tourner sur lui-même. À cause de la force centrifuge, la sphère s’est aplatie aux deux pôles pour prendre peu à peu la forme d’une « soucoupe volante ». La très vaste majorité de la matière contenue dans le nuage s’est retrouvée concentrée tout au centre, jusqu’à ce que la température et la pression y deviennent assez élevées pour allumer la fournaise nucléaire. Une nouvelle étoile, notre Soleil, prenait sa place dans l’Univers. Toutefois, un peu moins de 1 % de la matière contenue dans le nuage initial a échappé à l’attraction gravitationnelle de ce qui allait devenir notre Soleil. Cette infime
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fraction de matière a continué à tourner autour de l’étoile naissante, et la « soucoupe volante » s’est peu à peu transformée en un disque très mince perpendiculaire à l’axe de rotation. Au fil des millions d’années qui ont suivi, les poussières et les glaces présentes dans ce disque se sont agglomérées pour former des granules, puis des grains, des boulettes et, par la suite, des blocs de plus en plus imposants. Quelques-uns parmi ceux-ci sont éventuellement devenus assez gros pour exercer une attraction gravitationnelle sur leurs voisins plus petits. Agissant comme des aspirateurs cosmiques, chacun d’entre eux a fini de nettoyer « son » secteur. La grande horloge cosmique marquait un peu plus de quatre milliards d’années avant notre ère et notre système solaire était né. Il était essentiellement composé de quelques grosses boules de gaz, comme Jupiter, qui se sont formées assez loin de l’étoile naissante. Seulement une partie insignifiante de la matière restante s’est retrouvée à former quatre minuscules planètes rocheuses tournant sur des orbites beaucoup plus rapprochées. La troisième planète se trouvait tout juste à la bonne distance, mais les conditions à sa surface n’étaient guère plus réjouissantes que celles sévissant sur toutes ses voisines et leurs nombreuses lunes. Par contre, l’intérieur de cette planète recelait deux secrets qui allaient lui permettre de devenir le berceau de la vie. Le premier était une grande quantité de noyaux atomiques instables provenant d’une supernova ayant explosé au voisinage de notre nuage peu de temps avant son effondrement. Enfermés dans le ventre de la jeune Terre, ces atomes radioactifs se sont désintégrés, libérant de l’énergie qui a fortement contribué à faire fondre l’intérieur de notre boule. Le second ingrédient secret, c’est qu’à l’intérieur de notre planète il y avait également une bonne quantité de glaces, dont de l’eau, de l’ammoniac, du méthane et du gaz carbonique. Ces glaces étaient intimement mêlées aux cristaux des roches qui s’étaient agglutinés pendant la formation de la planète, avec une contribution non négligeable provenant de nombreuses comètes tombées sur la Terre par la suite. En raison de la chaleur régnant à l’intérieur, ces glaces ont fondu et elles ont formé des poches de vapeur qui ont été peu à peu relâchées dans l’atmosphère par la bouche des volcans. À l’époque où cela s’est produit, la Terre était devenue assez grosse et massive pour retenir par sa gravité les gaz qui l’entouraient. En s’accumulant dans l’atmosphère, ces vapeurs sorties du ventre de la planète ont formé d’épaisses couches de nuages. Pendant des millions d’années, le ciel ne fut qu’un gigantesque orage répondant par ses éclairs et ses coups de tonnerre à la furie des volcans d’où il était issu. Même lorsque le calme Notre Terre primitive, revenait, l’atmosphère restait irrespirable, un environnement peu invitant 37
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remplie de gaz carbonique et de vapeurs sulfureuses, tandis que le sol restait inhospitalier, empoisonné par des produits acides et des métaux lourds. Malgré cette apparence peu invitante, c’est tout de même à la surface de cette planète primitive qu’il nous faut maintenant nous rendre pour continuer à suivre le chemin de notre sentier. En effet, après plusieurs millions d’années de volcanisme et d’orages dignes du Déluge, un nouveau milieu était apparu à la surface de cette troisième planète: aux endroits les moins élevés, des molécules d’eau liquide s’étaient réunies pour former des flaques, des étangs, des lacs, des mers et des océans. Mieux encore, cette eau pouvait rester liquide parce que l’atmosphère fonctionnait comme un isolant, emprisonnant une partie de la chaleur par un phénomène que vous connaissez sous le nom d’«effet de serre». Ainsi, presque dix milliards d’années après le Big Bang, des conditions favorables à la vie étaient réunies et le processus de complexification pouvait se poursuivre. Bien qu’elles soient très loin de l’image qu’on se fait habituellement du jardin d’Éden, ces étendues d’eau constituaient un milieu dans lequel les molécules pouvaient se rencontrer et former de nouveaux liens. Les molécules qui s’y côtoyaient n’avaient rien de bien exceptionnel puisqu’il en existait déjà des copies dans le nuage qui a donné naissance à notre système solaire. Bien que plusieurs d’entre elles seraient aujourd’hui considérées comme toxiques, on y retrouvait tout de même quelques exemplaires des principaux blocs de base de la vie, essentiellement des acides aminés et des acides gras, et peut-être même des bases azotées (les composants de l’ADN). Cela n’a rien d’étonnant, puisque les atomes de la vie, soit le carbone, l’oxygène, l’azote et l’hydrogène, ont une tendance naturelle à former des molécules complexes, pourvu que le milieu ambiant leur fournisse de l’énergie.
DEUXIÈME SEGMENT : LE VIVANT FABRIQUER DU SOI-MÊME (Entre –4,5 et –3,5 milliards d’années) À partir d’ici, notre sentier vers la complexité débouche sur une zone qu’on pourrait comparer à une vallée marécageuse dans laquelle nous perdons sa trace. Par contre, si nous regardons au loin, de l’autre côté de la vallée, nous pouvons voir qu’il émerge à nouveau des marais et poursuit son tracé vers la montagne. Ce moment encore lointain, représentant quelques centaines de millions d’années, c’est celui où les premiers êtres vivants auront été dûment constitués. Nous en sommes séparés par une suite de marais entrecoupés d’une poignée d’îlots sur lesquels on devine à peine quelques traces de notre sentier. Puisque nous connaissons déjà sa direction générale, à savoir qu’il va déboucher sur l’apparition des êtres vivants, nous utiliserons les connaissances que nous avons des cellules actuelles, ainsi que les quelques rares indices disponibles sur le
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terrain, pour imaginer le mieux possible les différentes étapes qui pourraient avoir été franchies au cours de cette période qui a vu l’apparition de la vie. Notre point de départ, c’est que tous les êtres vivants consomment de l’énergie. Cela vaut de la plus minuscule bactérie à l’arbre le plus gigantesque, du champignon le plus immobile au guépard le plus rapide. Or, les étendues d’eau à la surface de la Terre primitive recevaient continuellement d’énormes quantités d’énergie. On peut donc raisonnablement émettre l’hypothèse que la vie est née parce que cette énergie a été canalisée et utilisée de façon à alimenter des processus chimiques qui ont été les précurseurs de ceux qui se déroulent de nos jours à l’intérieur de chaque cellule vivante. Nous allons donc aborder ce segment obscur de notre sentier en nous intéressant d’abord à l’énergie. Sur notre Terre primitive, les apports en énergie étaient multiples, depuis le jeune Soleil qui inondait la planète dans toutes les longueurs d’onde, jusqu’aux activités volcaniques qui prenaient de nombreuses formes différentes. Le cycle évaporation-précipitation de l’eau servait de plus à rebrasser continuellement la matière et ajoutait de nouvelles formes d’apport en énergie, tels les éclairs. Comme les molécules présentes dans l’eau étaient sans cesse bombardées d’énergie, brassées dans tous les sens et fréquemment mises en contact les unes avec les autres, il était inévitable qu’elles interagissent. De plus, un lieu de contact privilégié apparaissait chaque fois qu’une de ces étendues d’eau se desséchait et que les molécules qu’elle contenait se retrouvaient piégées dans la boue résiduelle. Comme des aliments qui collent au fond d’un chaudron trop chauffé, celles-ci se retrouvaient alors coincées les unes contre les autres, ce qui provoquait l’apparition de nouveaux liens qui n’auraient pas pu se faire en présence d’eau. Lorsque les pluies revenaient remplir la mare, les nouvelles molécules ainsi créées reprenaient leur danse avec les autres molécules dans une eau de plus en plus riche en molécules complexes. Or, aussi petite qu’elle soit, une molécule est un objet physique et, comme tout objet physique, elle tend constamment à contenir aussi peu d’énergie que possible. Ainsi, lorsque vous prenez un objet, une pierre par exemple, l’énergie que vous dépensez en le soulevant s’y trouve emmagasinée temporairement sous la forme d’énergie potentielle. Lorsque vous relâchez l’objet, celui-ci se débarrasse de ce surplus d’énergie en retombant à son niveau initial, transformant l’énergie potentielle en mouvement (c’est l’énergie cinétique). Lorsque l’objet frappe le sol, cette énergie cinétique peut se transformer de diverses façons, notamment: 1º en stress interne (c’est la raison pour laquelle certains objets se brisent en tombant), 2º en stress pour la surface qui reçoit le choc, 3º en chaleur, 4º en son. C’est cette même tendance naturelle à se débarrasser de l’énergie qui fait qu’une pierre roulera en bas de la montagne si rien ne la retient, simplement parce qu’elle contient moins d’énergie une fois rendue en bas qu’elle n’en contenait lorsqu’elle était en haut.
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À l’échelle microscopique, on assiste à des phénomènes assez semblables, car on constate que les particules, les atomes et les molécules qui se trouvent à détenir temporairement un surplus d’énergie ont tous également tendance à faire des choses qui leur permettent de perdre ce surplus afin de se retrouver à un niveau d’énergie aussi bas que possible. Ainsi, quand une particule contient plus d’énergie que le minimum permis par les lois de la physique, elle est dite « excitée » et se débarrasse de son surplus en émettant des particules ou des photons, jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son état le plus stable. De la même façon, quand les atomes et les molécules absorbent un surplus d’énergie, ils ont tendance à la remettre en circulation dans l’environnement à la première occasion. Ils se retrouvent ainsi souvent à l’origine de séries d’événements qui sont alimentés par le passage de l’énergie dans l’environnement. L’énergie qui inondait notre mare primitive pouvait provoquer diverses réponses de la part des molécules. Les trois plus importantes étaient : 1º le mouvement, forme d’énergie mécanique ; 2º l’émission de photons, forme d’énergie électromagnétique ; 3º la création de liens atomiques riches, forme d’énergie chimique. Regardons d’un peu plus près ce qui se passait quand un photon en provenance du Soleil frappait une molécule d’eau. Dans le premier cas, quand il s’agissait d’un photon de basse énergie, on pourrait le comparer à une queue de billard qui frappe la boule blanche et la met en mouvement. Une fois que celle-ci a reçu son impulsion, elle se déplace, frappe une première boule, lui transfère une partie de son énergie, et la boule se met à son tour en mouvement. La boule blanche conserve toutefois une partie de son énergie et continue sur une nouvelle trajectoire qui peut l’envoyer percuter une autre boule, puis une autre, et ainsi de suite en cascade jusqu’à ce qu’elle ait épuisé l’énergie qui lui a été transmise par la queue. Si la personne qui joue est un professionnel, il est possible que les boules frappées par la blanche aillent se jeter dans Cascade de collisions une des poches; mais s’il s’agit de quelqu’un qui joue très mal à ce jeu, les trois boules frappées par la blanche vont simplement aller percuter d’autres boules, qui vont elles-mêmes aller heurter d’autres boules, et ainsi de suite jusqu’à ce que toute l’énergie fournie à la boule blanche se soit dissipée en collisions et en friction. La situation était assez semblable pour la molécule d’eau qui était mise en mouvement par les rayons du Soleil: elle frappait des voisines, qui allaient ellesmêmes frapper d’autres molécules voisines, et ainsi de suite en cascade jusqu’à ce que toute l’énergie fournie par le photon ait été épuisée en collisions et en friction. (On pourrait dire que l’énergie concentrée du photon initial était ainsi 40
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peu à peu diluée dans l’environnement, transformée en chaleur diffuse qui augmentait très légèrement la température de la nappe d’eau.) Par ailleurs, il arrivait que les chocs projettent vers le ciel certaines molécules d’eau situées à la surface, un phénomène que vous connaissez sous le nom d’«humidité». Lorsque ces molécules se refroidissaient, par exemple en passant au-dessus d’une montagne, elles retombaient sous forme de pluie. Tout comme la pierre, la molécule d’eau perdait son énergie excédentaire en redescendant, et s’il y avait eu un barrage hydroélectrique pour la forcer à passer par une turbine, elle aurait pu transformer une partie de son énergie en courant électrique. Les choses se présentaient quelque peu différemment quand une molécule d’eau se faisait frapper par un photon de moyenne énergie, car il arrivait qu’au lieu de se transformer en mouvement, son énergie soit absorbée par la molécule sous forme d’excitation interne (un peu comme les atomes d’un filament d’ampoule absorbent l’énergie électrique fournie par une turbine et la transforment en excitation de leurs électrons). Le surplus d’énergie absorbé par ces molécules d’eau était réémis un peu plus tard sous la forme de deux ou trois photons de plus basse énergie, qui étaient alors absorbés par d’autres molécules, qui réémettaient cette énergie à leur tour par d’autres photons encore plus faibles, et ainsi de suite en cascade jusqu’à ce que toute l’énergie du premier photon ait été diffusée dans l’environnement sous forme de chaleur. Enfin, il arrivait qu’une partie de l’énergie soit transformée en énergie chimique. On pourrait poursuivre notre analogie en imaginant que, lorsque des molécules d’eau étaient frappées par des photons à très haute énergie, il pouvait arriver qu’elles se fassent arracher un atome d’hydrogène. Dans un tel cas, là où il y avait deux molécules de H2O (de forme H--O--H, chaque tiret symbolisant un « crochet » chimique), il y avait durant quelques instants deux atomes d’hydrogène isolés (H-), et deux groupes -O--H, dont l’oxygène était en manque d’un partenaire. Si ces deux groupes -O--H se rencontraient, leurs deux atomes d’oxygène pouvaient réunir leurs « crochets » libres et former une molécule H--O--O--H (H2O2), que vous connaissez probablement sous le nom de «peroxyde d’hydrogène», liquide transparent qui fait un peu mal quand on s’en sert pour désinfecter une égratignure. Or, les liens qui s’établissent entre les atomes ne sont pas tous de la même force. Ainsi, l’architecture interne de l’atome d’oxygène fait en sorte que, quand il s’associe avec un atome d’hydrogène, le lien entre eux est très fort et il faut investir beaucoup d’énergie pour les séparer. À l’inverse, certains liens sont plus faibles et peuvent être brisés par une simple étincelle. Par exemple, on peut utiliser de l’énergie électrique pour faire l’électrolyse de l’eau; on obtient alors de l’oxygène moléculaire (O2) et de l’hydrogène moléculaire (H2), deux sortes de molécules beaucoup moins stables. On dit alors qu’elles sont plus riches en énergie que les molécules d’eau, puisqu’elles « contiennent » dans leurs liens 41
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chimiques l’énergie électrique qui a été investie par l’électrolyse. Comme l’ont découvert les victimes du Hindenburg, dirigeable qui a flambé en quelques minutes en 1937, lorsque de l’hydrogène gazeux est remis en contact avec de l’oxygène gazeux, il suffit d’une étincelle pour que l’énergie emmagasinée dans leurs liens chimiques riches soit à nouveau libérée sous forme de chaleur et de lumière, tandis que les atomes se réorganisent pour retrouver leur forme plus stable à l’intérieur de molécules d’eau.
Oxygène
Hydrogène
Électrolyse de l’eau
Ainsi, la création hypothétique d’une molécule de peroxyde d’hydrogène à partir de deux molécules d’eau excitées par des photons illustre comment une partie de l’énergie envoyée par le Soleil pouvait être emmagasinée dans des liens chimiques plus riches. Même si nous ne savons pas précisément quelles molécules peuvent avoir été à l’origine de la vie, il est fort probable que les prochains « objets » sur ce segment de notre sentier ont été des molécules qui contenaient un ou plusieurs liens chimiques riches de ce genre. Les processus à l’origine de la vie ont certainement été plus «discrets» que ceux à l’œuvre lors de l’incendie du Hindenburg. Ils sont toutefois basés sur le même principe, à savoir que lorsqu’une molécule «riche» en énergie se retrouve dans des circonstances appropriées, elle a tendance à relâcher ce surplus dans son environnement. Elle peut ainsi être à l’origine d’une cascade d’événements chimiques qui ressemblent aux cascades de collisions et aux cascades de photons. Lorsque ces cascades de réactions chimiques se produisent de façon incontrôlée, elles peuvent se manifester comme des explosions, mais, si elles sont contenues et canalisées, elles peuvent entraîner des phénomènes encore plus intéressants. Il est donc probable qu’à l’origine de la vie il y a eu des phénomènes qui avaient la propriété de transformer de l’énergie physique (comme le rayonnement du Soleil, la radioactivité ou l’activité volcanique) en énergie chimique emprisonnée dans des liens riches entre certains atomes. Un des plus anciens phénomènes susceptibles d’avoir alimenté la vie en énergie à ses débuts pourrait avoir impliqué différents composés du soufre, dont l’hydrogène sulfureux, gaz qui sent les œufs pourris. Ils étaient produits dans les entrailles de la Terre et permettaient de transformer une partie de la chaleur qui y règne en énergie chimique. Ces produits s’échappaient en grandes quantités de certains volcans, mais aussi des fumerolles, ces colonnes de fumée noire qu’on trouve au fond des océans. Cette molécule d’hydrogène sulfureux (H2S) ressemblait beaucoup à l’eau (H2O), de telle sorte qu’elle pouvait jouer un rôle important dans les cascades de réactions chimiques. 42
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Un autre chemin que l’énergie aurait pu emprunter à cette époque aurait fait appel aux atomes de fer qui pouvaient perdre quelques-uns de leurs électrons périphériques lorsqu’ils étaient frappés par certains photons. Ces électrons excités se retrouvaient en liberté dans l’environnement et provoquaient eux aussi des cascades de réactions chimiques lorsqu’ils transféraient leur énergie excédentaire à des molécules capables de l’absorber. Plusieurs autres atomes métalliques pourraient avoir joué un rôle semblable et, encore aujourd’hui, certains des phénomènes les plus essentiels de la vie sont basés sur ce principe, comme la chlorophylle qui utilise un atome de magnésium pour transformer l’énergie des photons lumineux du Soleil en une cascade de réactions chimiques. Il y a probablement une grande quantité d’autres «chemins» chimiques qui ont été explorés au cours de ces premiers pas de la vie, mais peu importe le chemin précis qui a été suivi, l’important est qu’une partie de l’énergie physique en circulation dans l’environnement s’est retrouvée piégée dans des liens chimiques riches capables d’alimenter des cascades de réactions menant à la création d’autres molécules riches en énergie chimique. Si ces molécules riches s’étaient retrouvées dans un milieu pauvre en énergie, les rencontres au hasard auraient suffi à leur faire rapidement perdre leur surplus d’énergie et les atomes auraient fini par se recombiner en molécules pauvres comme l’eau et le gaz carbonique. Mais, comme elles se trouvaient dans un milieu riche en énergie, continuellement alimenté par le Soleil, les volcans, les éclairs et toutes sortes d’autres phénomènes, les molécules riches étaient créées plus rapidement qu’elles ne se décomposaient, de telle sorte qu’au fil des millénaires elles se sont accumulées et ont pu interagir les unes avec les autres. En raison de ces cascades d’événements qu’il provoque, on pourrait dire que le passage de l’énergie dans l’environnement ressemblait à celui de l’eau qui ruisselle à flanc de montagne et qui peut alimenter une centrale électrique. De plus, afin de descendre, l’eau suit le chemin qui lui offre le moins de résistance et, à ce titre, c’est l’environnement qui lui dicte son parcours. Par contre, en même temps qu’elle se soumet à ces conditions, l’action d’érosion de l’eau fait que chaque ruisseau et chaque rivière creuse son lit, de telle sorte que le passage de l’eau influence l’environnement à son tour, approfondissant de plus en plus ces chemins privilégiés, créant peu à peu des «voies» qui lui permettent de circuler de plus en plus La rivière creuse son lit. facilement. Un peu de la même façon, l’énergie qui ruisselait dans l’environnement terrestre à cette époque très lointaine avait tendance à suivre des chemins 43
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impliquant certaines molécules plutôt que d’autres, soit parce que ces molécules étaient plus communes ou qu’elles étaient particulièrement susceptibles d’absorber des photons d’une certaine longueur d’onde, soit pour toutes sortes d’autres raisons relevant de la physique ou de la chimie. Par contre, même si l’énergie devait se « soumettre » à ces voies privilégiées, tout comme l’eau qui ruisselle, elle aussi «creusait son lit». Elle creusait son lit parce que, de par son simple passage dans l’environnement, l’énergie ruisselante faisait apparaître de plus en plus de molécules riches, non seulement en quantités, mais également en variétés. Or, chaque fois qu’une nouvelle molécule riche apparaissait, elle était susceptible de participer à de nouvelles réactions chimiques avec chacune des anciennes molécules. Et chaque fois qu’une nouvelle réaction chimique se produisait, cela ouvrait la porte à encore plus de nouvelles variétés de molécules, etc. Il s’agissait donc d’un phénomène très fortement autogénérateur qui ne pouvait qu’aller de plus en plus vite tant qu’il y avait de l’énergie pour l’alimenter. À mesure que cette faune moléculaire se diversifiait, il est apparu certaines séquences de réactions chimiques qui canalisaient l’énergie ruisselante mieux que d’autres. Donc, plus il y avait de molécules de ce genre qui étaient fabriquées, plus il y avait d’énergie qui était captée et stockée dans des liens chimiques riches, plus il y avait de nouveaux exemplaires de ces molécules qui étaient fabriqués, etc. On imagine donc qu’à mesure que le temps passait, la «soupe» épaississait parce que les molécules riches s’y trouvaient en nombres croissants. Le prochain segment de notre sentier est tout particulièrement difficile à suivre, car il nous fait quitter le monde de la chimie simple sans toutefois nous amener jusqu’à celui du vivant. C’est une espèce de no man’s land sans points de repère familiers et que la vie a peut-être franchi trop furtivement pour nous laisser beaucoup d’indices quant à l’itinéraire précis qu’elle a suivi. Il y a tout de même un point de passage très clair que la vie a nécessairement traversé, l’apparition de molécules qui avaient une toute nouvelle propriété: la catalyse. Habituellement, les molécules impliquées dans une réaction chimique sont détruites et remplacées par de nouvelles molécules, comme dans 2 H2 + O2 = 2 H2O, ou encore dans CH4 + 2 O2 = CO2 + 2 H2O. Ces séquences de réactions chimiques sont linéaires: une molécule no 1 reçoit un surplus d’énergie et entre en réaction chimique avec une ou quelques molécules no 2 ; elles sont toutes «détruites» par cette rencontre parce qu’elles s’échangent quelques atomes et se transforment en molécules de types nos 3 et 4. La cascade se continue si une de ces nouvelles molécules rencontre une molécule no 5 avec laquelle elle entre en réaction chimique, ce qui les transforme respectivement en molécules nos 6 et 7. Ces deux dernières molécules peuvent à nouveau réagir avec d’autres molécules, et ainsi de suite jusqu’à ce que la cascade de réactions chimiques ait épuisé toute l’énergie 2 H2 + O2 = 2 H2O initiale. Dans une cascade de cette sorte, CH4 + 2 O2 = CO2 + 2 H2O chaque molécule est créée par une étape de la chaîne et elle est détruite par l’étape suivante. 44
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Les seules molécules qui s’accumulent dans l’environnement sont celles qu’on trouve tout au bout de la chaîne, et ce sont généralement des molécules assez pauvres en énergie, comme l’eau et le gaz carbonique. Les catalyseurs sont différents parce qu’ils provoquent des réactions chimiques chez d’autres molécules, mais ressortent eux-mêmes inchangés par le processus. Même si la comparaison laisse à désirer, on peut penser au rôle de l’eau dans la formation de l’oxyde de fer (rouille), car c’est la molécule d’eau qui facilite la rencontre entre un atome de fer et un atome d’oxygène. Mais dès que l’oxyde de fer est formé, la molécule d’eau laisse les nouveaux «mariés» à leur nouvelle «vie commune», et elle recommence son jeu d’«entremetteuse» avec de nouveaux atomes de fer et d’oxygène. C’est ce qui explique que quelques gouttes d’eau coincées entre deux plaques de fer peuvent provoquer l’apparition de toute cette rouille que l’on voit notamment sur les vieilles automobiles. Autrement dit, un catalyseur est un facilitateur de rencontres chimiques. Comme les catalyseurs pouvaient recommencer leur action de nombreuses fois, au lieu d’avoir de simples cascades linéaires, comme celles qui ont été mentionnées ci-dessus, on a vu l’apparition de cascades de réactions chimiques qui se déployaient en éventail. Comme il n’était pas détruit par les réactions chimiques auxquelles il participait, le catalyseur pouvait être à l’origine de deux, dix, cent ou mille nouvelles cascades de réactions chimiques au lieu d’être un simple maillon dans une chaîne. Cette «quasi-indestructibilité» des catalyseurs leur a permis de canaliser encore plus d’énergie ruisselante vers certaines cascades de réactions chimiques, permettant qu’une portion toujours plus grande de cette énergie soit transformée en molécules riches. De plus, le catalyseur représentait un acquis ; les autres molécules étant détruites pendant le déroulement normal de la chaîne de réactions chimiques, il était chaque fois nécessaire de repasser par toutes les étapes menant à leur fabrication. À l’opposé, la longévité du catalyseur éliminait le besoin d’avoir à refaire toutes les fois les trois, huit ou quatorze réactions chimiques qui avaient été nécessaires pour le fabriquer; une fois que le catalyseur était dans l’environnement, c’était pour y rester. (Il n’est évidemment pas question ici de prétendre que les catalyseurs sont véritablement indestructibles, mais simplement de souligner que, de par leur nature, ils ont une espérance de «vie» beaucoup plus longue que les autres molécules, qui sont destinées à être modifiées ou détruites au cours d’une réaction chimique ultérieure.) À partir du moment où les catalyseurs sont entrés en scène, les cascades de réactions chimiques se sont à nouveau grandement multipliées, non seulement en quantités, mais également en variétés. Ces premiers catalyseurs étaient probablement des molécules assez simples contenant quelques douzaines d’atomes tout au plus, l’équivalent d’une courte chaîne d’acides aminés ou de nucléotides, deux sortes de molécules dont nous reparlerons bientôt. On imagine donc que leur action pouvait s’exercer sur une grande variété de molécules, et 45
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que les résultats changeaient selon les A + 13 + 14 = A + 15 produits avec lesquels ils interagissaient. On pourrait donc dire que quand le catalyseur A + 13 + 18 = A + 37 «A» rencontrait les molécules nos 13 et 14, il les transformait en molécule no 15, mais quand il rencontrait les molécules nos 13 et 18, il les transformait en molécule no 37, et ainsi de suite. Un autre cap important a été franchi lorsqu’un catalyseur «A», a transformé d’autres molécules, disons la no 82 et la no 25, en une nouvelle molécule, appelons-la «B», qui avait elle aussi des pouvoirs de catalyseur. Ainsi, la seule présence du catalyseur A et des molécules nos 82 et 25 dans un environnement donné devenait suffisante pour qu’une fois de temps en temps A transforme ces molécules en catalyseur B. Les molécules de B s’accumulaient donc dans l’environnement elles aussi et se retrouvaient à leur tour à l’origine d’autres cascades de A + 82 + 25 = A + B réactions chimiques qui faisaient apparaître encore plus de quantités et de variétés de molécules riches. Parmi les nouvelles molécules créées par le catalyseur B, la plupart étaient probablement sans intérêt pour la construction de la vie. Mais on suppose que B a lui aussi fini par rencontrer des molécules sur lesquelles il pouvait agir de façon à les transformer en un nouveau catalyseur que nous appellerons « C ». Donc, la simple présence du catalyseur A provoquait l’apparition de plusieurs copies du catalyseur B, disons 5, et chacune de ces 5 molécules de B provoquait l’apparition de 5 exemplaires du catalyseur C, soit 25 en tout. Puis, les 25 unités de C pouvaient favoriser l’apparition de D C B B C D A 125 catalyseurs D, qui pouvaient favoriser C D D C D C B B C D l’apparition de 625 catalyseurs E, etc. Ainsi, C D B D C E D D E une partie de plus en plus importante de E D C C D E l’énergie ruisselante était utilisée pour E D D E C E E fabriquer des molécules riches qui avaient la D E E D D E E propriété d’aider à fabriquer d’autres moléE E cules riches en énergie. On imagine sans E peine que notre «soupe» est peu à peu devenue un bouillon très riche dans lequel les Cascade de réactions catalytiques catalyseurs prenaient de plus en plus d’importance. Le prochain point de repère que nous pouvons imaginer au sujet de cette période mal connue, c’est qu’un jour une de ces chaînes s’est refermée sur ellemême, comme un serpent qui se mord la queue. Pour que cela se produise, il aura fallu que, parmi les catalyseurs de plus en plus nombreux et de plus en plus variés qui apparaissaient, il s’en trouve un, que nous nommerons «Z», dont la présence favorisait la formation du catalyseur A. À partir du moment où ce 46
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nouveau catalyseur Z a existé, il a commencé à fabriquer de plus en plus de copies de A, qui ont produit encore plus d’exemplaires de B, et encore beaucoup plus de C, et toujours de plus en plus de D, de E, de F, de G, de H, et ainsi de suite jusqu’à X, Y et Z, qui relançaient le mouvement vers A encore plus violemment. A AB B C C Z Z A Ainsi, la présence de tous les catalyseurs A Z AB BB C Y Y Y A Z C C D jusqu’à Z dans un milieu servait à harnacher X Z D D Y l’énergie ruisselante pour transformer des T T T S T H G H molécules simples en de plus en plus de H H S S nouvelles copies de ces mêmes catalyseurs A à I H I S R S I I Z. À partir de ce moment, on peut parler d’un O O N N M M «cycle d’autocatalyse», car ces molécules forL N M M M O O maient alors une espèce de structure virtuelle N N qui leur permettait de « travailler » ensemble Cycle d’autocatalyse pour fabriquer de plus en plus de nouvelles copies de chacune d’elles. Bien sûr, comme les conditions dans l’eau sont rarement parfaitement stables, on imagine que, le plus souvent, ces cycles d’autocatalyse s’interrompaient après un temps relativement court en raison d’un changement quelconque dans l’environnement. Il n’en reste pas moins que de nombreuses molécules riches avaient été fabriquées durant l’existence du cycle, et que celles-ci restaient dans la «soupe», disponibles pour s’intégrer à un nouveau cycle qui se formait un peu plus loin ou un peu plus tard. Comme la « soupe » contenait de plus en plus de molécules riches, dont plusieurs pouvaient agir comme catalyseurs, on suppose que les séquences catalytiques qu’elles pouvaient former se sont multipliées et diversifiées. Or, plus il y avait de nouvelles séquences qui faisaient leur apparition, plus il y avait de chances que certaines d’entre elles se referment à leur tour en cycles d’autocatalyse ou encore qu’elles servent à «refermer» une autre chaîne déjà existante. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat était que, grâce à ces cascades de réactions chimiques cycliques, l’énergie était utilisée de façon toujours plus efficace. Comme plusieurs de ces molécules pouA I H vaient intervenir dans plus d’un cycle, on peut J B E F imaginer que les cycles chimiques sont Z G C devenus de plus en plus souvent interconM K D nectés par une ou plusieurs molécules com- Y X L V S Q U O munes. Lorsque cela se produisait, la proW N R T duction de certains cycles plus courts allait P alimenter d’autres cycles plus importants, qui Cycles autocatalytiques interreliés fabriquaient eux-mêmes des molécules utilisées dans d’autres cycles encore, etc. Avec de multiples chaînes de réactions chimiques interreliées de cette façon, il est probable que les cycles qui utilisaient le plus efficacement l’énergie ruisselante ont pris de plus en plus de place, parfois au détriment des cycles 47
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moins performants. En même temps, on peut supposer qu’une certaine organisation ou hiérarchie a émergé de cette multitude de cycles enchevêtrés, avec des chaînes principales alimentées par des cycles mineurs, certains d’entre eux fonctionnant en parallèle, d’autres en série, etc. Le tout prenait de plus en plus l’allure d’un système complexe d’échanges de matières premières et d’énergie. On imagine que ce processus de complexification chimique s’est poursuivi jusqu’à l’apparition d’un système autocatalytique assez complexe pour résister tant bien que mal aux variations de conditions dans l’environnement. On suppose qu’il contenait assez de cycles, de sous-cycles et de sous-souscycles pour que les principales chaînes de réactions soient maintenues en permanence, ayant recours à diverses combinaisons des sous-cycles selon les circonstances. On pourrait dire que ce système formait un « mégacycle autocatalytique » et, tant qu’il était approvisionné en énergie et en matières premières, il assemblait sans cesse de nouvelles copies de chacune des molécules qui le constituaient. Bien qu’on ne puisse pas encore parler d’êtres vivants, ces premiers mégacycles Représentation schématique et très simplifiée d’une partie du mégacycle d’autocatalyse sont tout de même les pred’autocatalyse qu’est une cellule. mières «réalités» que nous rencontrons sur le sentier qui méritent en quelque sorte le nom d’«ancêtres». En effet, bien que ces ultimes ancêtres du vivant n’aient apparemment que très peu de ressemblances avec moi, nous partageons tout de même un aspect fondamental de notre nature : eux et moi sommes essentiellement constitués chacun d’un ensemble de molécules dont la principale activité est de fabriquer de nouvelles copies d’elles-mêmes. En ce sens, eux et moi, ainsi que vous, et toute autre forme d’être vivant, nous sommes tous, d’abord et avant tout, des machines chimiques qui consomment de l’énergie et des matières premières afin de fabriquer de nouvelles copies de leurs molécules. Si ces mégacycles d’autocatalyse ont bel et bien existé, ils sont la véritable origine de la vie, soit un ensemble de processus chimiques qui canalisent l’énergie ruisselante afin de se perpétuer. Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce qu’une, ou plusieurs, de ces combinaisons de processus chimiques commencées à l’aube de la vie a réussi à se maintenir sans jamais discontinuer, et à se transmettre, tout en évoluant et en se complexifiant, de cellule en cellule, d’organisme en organisme, de génération en génération, d’espèce en espèce, et ce, malgré tous les chambardements que la vie a dû subir au cours des trois ou quatre milliards d’années écoulées depuis son apparition. 48
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J’appelle cela « fabriquer du moi-même » et, dans mon cas, l’expression restera vraie au sens littéral tant que je n’aurai pas terminé ma croissance. Ces processus chimiques qui ont cours dans mes cellules vont en effet être très actifs au cours des prochaines années pour prendre le lait, le pain, la viande et les fruits que je vais consommer, les décomposer en molécules plus simples et les réassembler pour fabriquer de plus en plus de cellules de Marie-Jasmine. Mais, même si vous avez terminé votre propre croissance, vous aussi restez essentiellement une machine chimique à fabriquer du vous-même, car vos cellules sont continuellement actives à fabriquer de nouvelles copies de vos protéines, quand ce n’est pas à fabriquer de nouvelles cellules pour remplacer celles qui sont usées (savez-vous que votre corps fabrique en moyenne deux millions de nouveaux globules rouges par seconde et que vos cellules osseuses sont remplacées à peu près tous les sept ans?). On suppose que ces premiers cycles chimiques précurseurs de la vie impliquaient des molécules beaucoup plus simples que celles qu’on trouve aujourd’hui, même dans les êtres vivants les plus primitifs. Il y a tout de même de fortes chances qu’elles aient été de proches parentes des quatre familles de molécules qui sont au cœur de la chimie de la vie aujourd’hui, soit : 1º les acides aminés qui forment les protéines, 2º les bases azotées qui forment l’ADN et l’acide ribonucléique (ARN), 3º les acides gras et 4º les sucres. On ignore également combien de molécules différentes participaient à ces divers cycles et sous-cycles, mais il y en avait certainement beaucoup moins que dans les bactéries les plus primitives toujours vivantes, qui comptent aujourd’hui quelques milliers d’intervenants chimiques réunis en plusieurs centaines de cycles chimiques imbriqués les uns dans les autres. Une autre étape essentielle sur notre sentier vers la complexité fut franchie quand un de ces mégacycles d’autocatalyse se mit un jour à fabriquer parmi ses nombreux produits un certain nombre de molécules de graisse. Comme on peut le voir à la surface d’un bol de soupe ou dans certaines bouteilles de vinaigrette, les molécules de graisse sont hydrophobes (elles refusent de se mélanger avec les molécules d’eau). Elles ont donc tendance à se grouper pour former de petites lentilles qui flottent à la surface. Grâce à cette propriété, des molécules de graisse légèrement modifiées ont éventuellement servi pour constituer des membranes imperméables à l’eau, membranes qui ont permis à certains mégacycles d’autocatalyse de se retrouver isolés du milieu ambiant. Il est probable que, dans la plupart des cas, ces emprisonnements ont mené à l’arrêt des réactions chimiques, puisque la membrane empêchait l’arrivée de nouveaux matériaux de base comme les molécules d’eau (H2O), de gaz carbonique (CO2) ou d’hydrogène sulfuré (H2S). Mais il semble qu’il vint un moment où une ou quelques grosses molécules sont restées coincées dans la membrane au moment où celle-ci se refermait. En raison de leur présence, la membrane ne pouvait devenir parfaitement étanche, et ces molécules ont ainsi pu jouer un rôle de porte primitive. 49
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À partir du moment où un de ces mégacycles d’autocatalyse complet se retrouva ainsi partiellement isolé du milieu ambiant par une membrane, le rythme des réactions chimiques « utiles » s’accéléra grandement, car les molécules restaient constamment proches les unes des autres. Ce surcroît de productivité a permis à ces petites machines chimiques de se multiplier encore plus rapidement, ce qui entraîna également une prolifération des diverses variantes possibles à partir du modèle originel. Le système de protection grossier du début fut amélioré, jusqu’à l’apparition de membranes percées d’ouvertures complexes, capables de laisser pénétrer seulement les molécules constituant la matière première nécessaire pour fabriquer de nouvelles copies des macromolécules formant le mégacycle autocatalytique. Nous voilà donc presque sortis des marécages. Avec une membrane qui renferme un ensemble de molécules capables d’utiliser l’énergie pour produire collectivement de nouvelles copies d’elles-mêmes, vous avez presque un être vivant. Toutefois, il faut souligner l’existence d’une catégorie bien particulière de molécules qui en sont venues aujourd’hui à symboliser l’essence même de la vie: les acides nucléiques et, plus particulièrement, l’acide désoxyribonucléique, ou ADN. Il y a lieu de croire qu’à mesure que les cycles chimiques primitifs sont devenus de plus en plus élaborés, des mécanismes de gestion se sont mis en place. En effet, avec une complexification constante, il y avait un très net avantage évolutif à mettre au point un système qui assurerait que toutes les réactions chimiques nécessaires à la perpétuation des cycles se produisaient, mais aussi, autant que possible, qu’elles ne se produisaient que lorsqu’elles étaient utiles. La façon d’y arriver était de contrôler l’assemblage final des catalyseurs, car plus il y avait de copies d’un catalyseur particulier, plus il y avait de chances pour que les divers cycles, sous-cycles et sous-sous-cycles catalytiques auxquels il participait soient productifs. Inversement, moins il y avait de copies de ce même catalyseur, plus les cycles qui l’incluaient étaient forcés de ralentir leur production. Ainsi, les quantités de plus en plus gigantesques de réactions chimiques qui se déroulaient à l’intérieur de ces premiers êtres vivants en sont venues à être contrôlées par un mécanisme relativement simple qui consistait à ne permettre la production de nouveaux catalyseurs que lorsque cela était requis pour le bon fonctionnement de l’ensemble. Leurs pièces détachées, qu’on appelle aujourd’hui « acides aminés », restaient disponibles en tout temps, mais ce n’est que lorsque le besoin s’en faisait sentir qu’ils étaient assemblés, enfilés les uns à la suite des autres, pour constituer ce que nous désignerions aujourd’hui par le terme « protéines », les principaux catalyseurs qui constituent l’armature de base de notre métabolisme. Ce système de gestion en est venu peu à peu à créer un livre de recettes appelé « ADN », qui contient toute l’information nécessaire pour construire correctement chacun des principaux catalyseurs jouant un rôle important dans une cellule. Ce faisant, les premiers êtres vivants ont non seulement mis au point un mode de gestion efficace, mais également une espèce de mémoire qui leur a permis d’assurer encore mieux leur perpétuation. 50
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Nous voici donc enfin rendus de l’autre côté des marécages et nous retrouvons notre sentier, quelques centaines de millions d’années après l’avoir perdu de vue. Bien que nous n’ayons pas bien vu tous les processus à l’œuvre, nous savons que, pour que ce premier être vivant apparaisse, il a fallu l’évolution de quatre phénomènes, soit: 1º un système de plus en plus efficace pour canaliser l’énergie qui ruisselait dans l’environnement; 2º des molécules formant des cycles d’autocatalyse de plus en plus élaborés; 3º une membrane isolant partiellement les cycles du restant de la soupe chimique ; 4º un système de gestion et de mémoire de plus en plus perfectionné. Bien que je vous aie présenté ces quatre grands acquis de la vie primitive dans cet ordre, il n’y a actuellement aucune façon de vérifier que les choses se sont bien passées ainsi. La séquence d’événements racontée au cours des dernières pages n’est rien de plus qu’une simplification à l’extrême d’un des chemins plausibles que la vie aurait pu emprunter. En fait, il est probable que les choses aient souvent évolué sur tous les fronts en même temps, jusqu’à l’apparition de ces petites merveilles d’intégration chimique qu’étaient les premiers êtres vivants. Un point particulièrement obscur est de savoir comment s’est faite concrètement l’intégration des séquences de réactions chimiques entre les acides nucléiques et les protéines. Cette question est d’autant plus difficile à trancher qu’à la base même de mon métabolisme, on retrouve des cycles autocatalytiques qui font interagir très intimement ces deux sortes de macromolécules. Ainsi, l’ADN ne peut ni se répliquer ni jouer son rôle de gestionnaire sans l’intervention d’une armée de protéines hautement spécialisées. Par contre, les protéines ne peuvent être assemblées sans avoir recours à l’information inscrite dans l’ADN par l’intermédiaire du code génétique. Il s’agit donc d’un problème de logique qui ressemble vaguement à celui de la poule et de l’œuf où on ne sait pas par où ça a commencé. Pour l’instant, il n’est toujours pas possible de déterminer si ce sont les gènes ou les protéines qui sont à la base de la vie car leurs cycles autocatalytiques sont trop intimement liés pour qu’on puisse trancher dans un sens ou dans l’autre. Oublions donc ce dilemme et poursuivons notre aventure en observant comment nos lointains ancêtres, les premiers êtres vivants, ont évolué sur un bout de sentier qui nous est beaucoup plus familier. Comme nous avons de bonnes raisons de croire qu’ils ressemblaient beaucoup à certaines bactéries primitives qui prolifèrent encore aujourd’hui dans certains milieux, je vous propose de les appeler par leur vrai nom, soit des «archéobactéries». Étant donné qu’elles étaient les descendantes directes des premiers mégacycles d’autocatalyse, vous ne vous étonnerez pas d’apprendre que ces bactéries étaient elles aussi des machines chimiques qui s’activaient essentiellement à fabriquer de nouvelles copies de leurs propres molécules. On pourrait comparer une bactérie à une usine de montage, du genre de celles qui font l’assemblage des téléviseurs, des automobiles ou des Boeing 747. L’usine utilise des matières premières, comme des pièces de métal, de plastique ou de tissu, 51
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Matières premières Matières premières e ontag e de m Chaîn
Coque (membrane)
Déchets
Hublot
Protéines Nouvelle chaîne de
montage
Matières premières
Chaîne de mo ntage
Déchets
Protéines
Ordinateur central (ADN)
Nouvelle chaîne de montage
Nouvelle chaîne de montage e de m Protéines ontag e Chaîne de montage
Chaîn Matières premières
Protéines Déchets
Déchets Déchets
Une bactérie est une usine à fabriquer du soi-même, remplie de chaînes de montage fabriquant de nouvelles pièces (protéines) qui constituent de nouvelles chaînes de montage.
ainsi que des vis, des broches et de la colle, et les assemble en produits finis. Elle est donc essentiellement constituée d’une grande quantité de chaînes d’assemblage organisées en une espèce de pyramide hiérarchique. La majorité des chaînes de montage prennent les éléments de base et les réunissent en objets un peu plus complexes. Les objets produits par plusieurs chaînes de niveau 1 sont ensuite acheminés pour alimenter des chaînes de niveau 2 qui assemblent plusieurs d’entre eux en objets encore plus complexes. Ceux-ci sont ensuite utilisés pour alimenter des chaînes de niveau supérieur, et ainsi de suite jusqu’à l’assemblage du produit final. C’est ce qui s’appelle, en termes techniques, de l’«assemblage modulaire». Mais la grosse différence entre la bactérie et l’usine d’assemblage, c’est que la bactérie ne fabriquait ni des téléviseurs, ni des Boeing 747, ni aucun produit manufacturé destiné au commerce extérieur. En fait, les seuls produits résultant de ces chaînes de montage n’étaient rien d’autres que de nouvelles copies de leurs propres pièces constituantes, lesquelles pièces pouvaient ensuite être assemblées pour constituer de nouvelles chaînes de montage. Il n’y a pas de quoi se surprendre, puisque ces bactéries étaient des êtres vivants et que les êtres vivants, vous le savez, sont des machines à fabriquer du soi-même. La bactérie prenait donc de l’énergie et des matières premières sous forme de molécules simples dans l’environnement et elle les assemblait en pièces de plus en plus compliquées. Les nouvelles pièces ainsi formées étaient d’abord utilisées pour remplacer ses propres pièces lorsqu’elles brisaient à cause de l’usure. Mais, même lorsque la production dépassait les besoins en pièces de rechange, celle-ci se poursuivait jusqu’à ce que l’usine-bactérie dispose de toutes nouvelles chaînes d’assemblage prêtes à fonctionner. Ces nouvelles chaînes étaient à leur tour capables de prendre encore plus de matières premières et de les transformer en encore plus de nouvelles chaînes de montage, et ainsi de suite tant que l’environnement pouvait lui fournir énergie et matières premières. C’était un peu comme une usine qui ne ferait rien d’autre que fabriquer de nouveaux morceaux d’usine et qui pourrait en théorie grossir sans cesse et de plus en plus rapidement. 52
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(Mentionnons ici que s’il sort parfois des produits de cette usine appelée « bactérie », il ne faut pas les considérer comme de la production, mais bien comme de simples déchets liés au mode de production. Ainsi, les bactéries qui transforment le jus de raisin en vin consomment le sucre et transforment celuici en alcool. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’alcool n’est pas la production première de ces bactéries, qui ne sont rien d’autre que des machines à fabriquer d’autres bactéries; l’alcool, c’est simplement le déchet qui reste du sucre une fois que ces bactéries en ont tiré ce qu’elles pouvaient. Comme quoi le recyclage des déchets peut être une preuve de bon goût…) Toujours en utilisant la même analogie, on pourrait dire qu’au cœur de l’usine il y avait un ordinateur central dont le programme contenait les recettes de fabrication des principales pièces (protéines) de chaque chaîne de montage. Le programme contenait de plus des instructions très précises quant à savoir à quel moment il convenait de fabriquer une pièce plutôt qu’une autre. Cet ordinateur central était constamment informé de la situation dans chaque section de l’usine ainsi que de la disponibilité des matières premières à l’extérieur. À partir de cette information, le programme « savait » quelles pièces il convenait de fabriquer à n’importe quel moment donné, d’abord afin que l’usine puisse se maintenir en état de marche, et ensuite pour qu’elle puisse croître lorsque les circonstances le permettaient. Dans le cas de la bactérie, le rôle de l’ordinateur central était joué par la molécule d’ADN, qui avait, à ce titre, une double fonction. D’abord, grâce au code génétique, l’ADN contenait de l’information inscrite dans l’ordre des bases nucléiques (A pour adénine, G pour guanine, T pour thymine et C pour cytosine) qui la constituaient. Cette information consistait en une série de recettes qui permettaient de fabriquer chacune des 7000 ou 8000 protéines qui pouvaient être nécessaires pour que toutes les chaînes de montage fonctionnent et que la bactérie puisse continuer à constituer un mégacycle d’autocatalyse. Cette fonction a fait de l’ADN une espèce de bibliothèque des molécules de la vie. La seconde fonction de la molécule d’ADN provenait de sa forme, qui ressemble à ce que vous obtiendrez si vous prenez une échelle et que vous la tordez dans le sens de la longueur pour obtenir une double hélice. À cause de cette forme précise, l’information était en quelque sorte emprisonnée à l’intéLa double hélice de l’ADN rieur et ne pouvait être lue que si l’ADN était 53
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redressé, aplati afin que les « montants » de l’échelle puissent être séparés l’un de l’autre et que chaque «barreau» soit séparé en deux parties. Cette structure particulière a permis l’apparition de verrous chimiques qui bloquaient ainsi la lecture de l’information contenue dans un segment déterminé. Comme ces verrous ne permettaient la « lecture » de l’information que lorsque les circonstances le demandaient, ils constituaient une espèce de programme informatique qui disait quelque chose comme ceci: «Lorsque la concentration en un produit en particulier dépasse une valeur x, il faut fabriquer une protéine A (ouverture du verrou, lecture du segment et fabrication de la protéine correspondante); lorsque la concentration redescend au-dessous d’une valeur y, il faut cesser la production (fermeture du verrou et interruption de la lecture).» Afin de comprendre encore mieux ce qu’étaient ces bactéries primitives, nous allons maintenant imaginer que chacune d’elles était en fait une usine embarquée à bord d’un vaisseau spatial ou d’un sous-marin. La fonction essentielle restait la même, soit fabriquer du soi-même (de nouvelles pièces pour ses chaînes de montage), mais cela devait se faire à l’intérieur d’une coque qui l’isolait complètement du monde extérieur, à l’exception de quelques portes et hublots. La bactérie devait donc utiliser ces quelques ouvertures pour faire pénétrer toutes les matières premières dont elle avait besoin et aussi pour évacuer les déchets qu’elle produisait. Mais, comme on l’a vu, quand les conditions étaient favorables, la bactérie fabriquait de plus en plus de nouvelles pièces et de nouvelles chaînes de montage, et une véritable usine terrestre aurait dû bâtir des annexes au fur et à mesure afin de les loger. Si la chose ne poserait pas trop de problèmes à une usine terrestre, ce serait un défi bien différent à relever pour un vaisseau spatial ou un sous-marin qui se doit d’être étanche et de gérer de façon très stricte ses échanges avec le monde extérieur. Or, plus il y avait de nouvelles chaînes de montage qui étaient fabriquées, plus le vaisseau devait grossir. Comme son volume augmentait beaucoup plus rapidement que sa surface, et qu’il était impossible de percer plus qu’un certain nombre de hublots et de portes par unité de surface de la coque, les ouvertures manquaient Longueur : 1 cm (x 2) Longueur : 2 cm et il devenait de plus en plus difficile d’alimenter Surface : 6 cm (x 4) Surface : 24 cm les nouvelles chaînes de montage et d’évacuer Volume : 1 cm (x 8) Volume : 8 cm leurs déchets. Ce genre de croissance ne pouvait Le volume croît plus rapidement donc pas se poursuivre indéfiniment sans causer que la surface. de sérieux problèmes de gestion. La solution aurait pu être de limiter la fabrication de nouvelles pièces et l’assemblage de nouvelles chaînes de montage dès que la capacité optimale du vaisseau aurait été atteinte, ce que mes propres cellules arriveront à faire quand j’aurai terminé ma croissance. Mais, en ce qui concerne les bactéries, il semble que la croissance ait été une pulsion trop fondamentale de leur chimie pour être limitée de cette façon. Une autre solution aurait pu être de simplement évacuer le surplus de production dans l’environnement dans n’importe quelles conditions, 2 3
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mais la logique veut que, si certaines lignées de bactéries ont opté pour cette voie, elles ont laissé très peu de descendantes et nous en avons perdu la trace. La solution qui a été retenue, c’est que quand la surpopulation moléculaire devenait intenable à l’intérieur du vaisseau, l’ordinateur central ordonnait la fabrication d’un deuxième ordinateur central et celui-ci partait de son côté avec la moitié des chaînes de montage, la moitié des réserves en matières premières et la moitié de la coque. Grâce à ce dédoublement de l’information (fabrication d’une nouvelle copie de l’ADN), les deux vaisseaux filles issus du vaisseau mère pouvaient continuer à fonctionner comme deux entités indépendantes et amorcer un nouveau cycle. Dorénavant, «se diviser»voudrait dire «se multiplier». Grâce à ce phénomène, «fabriquer du soi-même» prenait un tout autre sens. Jusqu’à ce moment, les processus chimiques fondamentaux de la vie poussaient la bactérie à fabriquer une plus grande quantité de soi-même, c’est-à-dire assembler sans cesse de nouvelles copies de ses pièces constituantes. Avec la reproduction, cela dépassait la simple accumulation de nouvelles protéines, cela correspondait à fabriquer de nouveaux individus identiques à soi-même. Le sentier vers la complexité venait de prendre un nouveau virage particulièrement intéressant, car fabriquer De la croissance à la multiplication: fabriquer plus de soi-même plus de soi-même était devient fabriquer plus de «soi-mêmes». devenu fabriquer plus de « soi-mêmes ». En se multipliant, les bactéries ont engendré le prochain phénomène important que nous rencontrons dans notre histoire: la compétition. En effet, bien que le Soleil ait été généreux de ses rayons et que la Terre ait été une bien grande planète pour les petites bactéries, il n’en restait pas moins que l’énergie et les matières premières se trouvaient en quantités limitées, tandis que, en théorie, la capacité de se reproduire des bactéries était pour sa part tout à fait illimitée. Dans de telles circonstances, il était inévitable que les bactéries en viennent tôt ou tard à entrer en compétition les unes avec les autres pour l’obtention de ces ressources. Ce nouveau phénomène n’aurait toutefois présenté que peu d’intérêt si les bactéries étaient toutes restées parfaitement identiques à leur mère. Si tel avait été le cas, la compétition n’aurait été rien de plus qu’une question de chance, les bactéries les mieux situées engendrant une plus grande descendance que les autres. De toute façon, elles auraient toutes été identiques, peu importe leur lignée, de telle sorte que leur histoire particulière et leur environnement spécifique auraient été sans importance quant à leur identité. 55
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Mais ce ne fut pas le cas, ce qui nous amène en contact avec un autre paradoxe de notre histoire. En effet, si l’ADN avait été une façon absolument fiable de transmettre les recettes, toutes les bactéries seraient encore semblables, la complexité n’aurait jamais dépassé ce stade et je ne serais pas ici pour en parler. Par contre, si les premiers êtres vivants n’avaient pas développé une façon de transmettre fidèlement les recettes d’une génération à l’autre, il est probable que les processus chimiques de la vie auraient rapidement dégénéré dans le chaos, chaque nouvelle génération devant sans cesse tout réinventer sous peine de se perdre dans des culs-de-sac chimiques. Heureusement pour nous et pour la complexité, l’ADN n’était pas absolument fiable. Bien qu’elle soit extrêmement bien construite pour jouer son triple rôle de mémoire, de gestion et de transmission, la molécule d’ADN reste soumise à certains facteurs présents dans l’environnement. Divers incidents pouvaient en effet modifier légèrement la molécule et, en conséquence, changer l’information qu’elle contenait. C’est ce phénomène qui est généralement appelé «mutation». Avec de l’ADN modifié, le programme central envoyait des instructions différentes aux chaînes de montage, qui ne pouvaient faire autrement que de fabriquer des pièces légèrement modifiées. La plupart du temps, ces nouvelles pièces ne faisaient aucune différence. Parfois, elles n’arrivaient pas à s’intégrer correctement aux chaînes de montage, de telle sorte que cette bactérie était moins efficace que ses congénères. Même si elle arrivait à survivre et à se reproduire, elle le faisait moins souvent que les autres et sa descendance était peu à peu supplantée par les autres branches de la famille qui avaient conservé la recette originale. Cette recette défectueuse était donc détruite à court ou à moyen terme. En revanche, il arrivait aussi que la nouvelle pièce effectuait le travail encore mieux que l’ancienne pièce, rendant la chaîne de montage plus efficace. Dans un tel cas, la bactérie qui détenait cette nouvelle recette grossissait plus vite que les autres, elle se reproduisait plus souvent et ses descendantes qui héritaient de la nouvelle recette en venaient à supplanter peu à peu les autres lignées qui ne bénéficiaient pas de cet avantage. On peut résumer ce nouveau phénomène par l’équation suivante : compétition + mutations = diversification + sélection = évolution. Autrement dit, après que ce processus de sélection naturelle eut été à l’œuvre un certain temps, les descendantes d’une même bactérie pouvaient former deux lignées très différentes parce que les mutations leur donnaient des caractéristiques différentes qui pouvaient leur être plus ou moins utiles, selon l’environnement où elles se trouvaient. Ce phénomène de diversification a pris une importance considérable parce que les nappes d’eau présentes à la surface de la Terre primitive offraient diverses sources d’énergie et de matières premières capables d’entretenir ces cycles de catalyse. Mutation après mutation, pièce par pièce, certaines bactéries en sont venues à posséder des chaînes de montage qui étaient plus efficaces dans les nouveaux milieux qu’elles colonisaient, alors que certaines autres chaînes disparaissaient, n’offrant plus aucun avantage dans le nouvel environnement. 56
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Ainsi, de génération en génération, les diverses familles de bactéries se sont éloignées de plus en plus les unes des autres jusqu’à former des espèces distinctes.
Les Arbres de la vie L’image d’un arbre a souvent été utilisée pour montrer que les diverses espèces vivantes ont des ancêtres communs. Comme cette image vous est certainement familière, je la reprends ici, mais avec une dimension dynamique, afin de bien montrer que la vie est un phénomène en croissance et que, avec le passage des milliards d’années depuis qu’elle est apparue sur Terre, elle s’est beaucoup ramifiée et complexifiée. Chaque image représentera donc de façon très schématique quelles «sortes» d’êtres vivants étaient présents dans l’entourage de mes ancêtres à chacune des époques, et quels sont les liens de « parenté » existant entre les diverses « familles » au fur et à mesure qu’elles sont apparues. Afin de rendre la progression plus facile à suivre, j’ai toujours situé ma « famille » à l’extrême droite de l’arbre, et le nom de mes ancêtres les plus directs de chaque époque est indiqué à l’intérieur d’un encadré. Afin de respecter les conventions reconnues, j’ai employé les noms scientifiques les plus généralement acceptés, et il arrive qu’ils soient différents de ceux qu’on retrouve dans le texte. Ces arbres mentionnent également beaucoup d’autres « familles » dont je ne parle malheureusement pas dans le texte parce qu’il serait évidemment beaucoup trop long de décrire chacune d’elles. Si j’ai piqué votre curiosité, vous devriez trouver la plupart de leurs noms dans un atlas de biologie, si ce n’est dans un simple dictionnaire. Commençons donc par cette première version, l’Arbre de la vie d’il y a à peu près 3,5 milliards d’années, à l’époque où la Terre n’abritait que des archéobactéries. Parmi celles-ci, la plus proche de nos ancêtres serait celle des éocytes, aussi appelés «thermométhanogènes acidophiles extrêmes », ce qui veut dire que leurs descendantes les plus directes qui soient encore halobactéries éocytes vivantes sont ces surprenantes petites créatures (thermo-acidophiles capables de survivre dans des environnements extrêmement chauds extrêmes) ou acides (ou les deux), comme les geysers bouillants du parc Yellowstone. Elles ne sont pas aussi jolies que les orchidées, ni aussi terrifiantes que les dinosaures, mais comme elles sont coriaces !
LE TRAVAIL EN COMMUN (Entre –3,5 et –1 milliard d’années) Mais si la compétition est un des moteurs de l’évolution, la collaboration est également une des premières inventions de la vie. En effet, les plus anciennes traces de vie identifiées jusqu’à maintenant sont les stromatolithes, qui datent 57
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de plus de 3,5 milliards d’années. Il semble que ces stromatolithes constituent des restes pétrifiés de tapis de bactéries primitives qui auraient été très semblables à des formations qu’on trouve encore aujourd’hui dans certaines étendues d’eau très spéciales, comme le Grand Lac Salé de l’Utah, dans l’Ouest des États-Unis. Or, ces tapis d’algues contemporains ne Vue en coupe de la structure stratifiée sont pas composés de simples piles de bacd’un stromatolithe téries toutes semblables. Ce sont plutôt des ensembles de diverses espèces de bactéries qui ont développé des relations complémentaires, de telle sorte que les unes se nourrissent littéralement des déchets des autres. Elles ont ainsi mis au point une façon efficace d’exploiter collectivement un environnement particulièrement pauvre qui leur serait probablement inaccessible à titre individuel. Cela leur a de plus permis de survivre à peu près inchangées depuis l’aube de la vie dans des milieux qui sont restés inaccessibles même aux formes de vie beaucoup plus évoluées qui sont apparues par la suite. Le fait que les plus anciennes traces de vie que nous puissions trouver sur notre planète soient le fruit d’un travail communautaire, plutôt que le résultat d’une compétition féroce, nous montre que la vie ne se résume pas à une simple lutte entre organismes parfaitement égoïstes et totalement absorbés par la compétition et la prédation. On peut également illustrer que la prédation n’est pas le seul moteur de l’évolution en pensant à l’être vivant dont il existe le plus d’exemplaires sur notre planète: l’algue bleue. Malgré son nom, ce n’est pas une algue, mais bien plutôt une bactérie qui vit dans l’eau et dont le véritable nom est «cyanobactérie». Loin d’être des prédatrices, ces algues bleues ont complètement révolutionné la vie sur Terre grâce à une méthode particulièrement efficace pour transformer directement l’énergie du Soleil en énergie chimique. Elles ont effectué ce virage majeur en utilisant un pigment, comme la chlorophylle, qui contenait un atome métallique qui perdait un électron lorsqu’il était frappé par un photon de lumière. Cet électron libre était alors pris en charge par une série de molécules spécialisées qui absorbaient petit à petit son surplus d’énergie et s’en servaient pour alimenter plus ou moins directement les chaînes de montage de l’algue bleue. Pour en revenir à notre analogie, on pourrait dire que l’algue bleue était comme un vaisseau spatial équipé de panneaux solaires particulièrement efficaces. Elle passait une partie importante de son temps à exploiter l’énergie solaire pour transformer des molécules pauvres comme l’eau et le gaz carbonique en molécules riches en énergie, comme le sucre, qui servaient éventuellement pour alimenter ses autres chaînes de montage.
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Le problème avec les algues bleues et leur photosynthèse, c’est que, comme tant d’autres «usines», elles engendraient des déchets, des sous-produits inutiles et parfois très toxiques résultant des nombreuses réactions chimiques qui avaient cours dans leurs entrailles. Un des pires poisons que ces cyanobactéries produisaient était une des molécules les plus corrosives de l’Univers, l’oxygène moléculaire (O2). Cette nouvelle molécule toxique représentait une menace très sérieuse pour toutes les formes de vie, car, à part les algues bleues, à peu près aucune des espèces de bactéries vivant à cette époque n’était équipée pour lui faire face. (Bien sûr, pour nous qui sommes issus d’une tradition plus tardive de l’évolution, l’oxygène moléculaire que nous respirons semble un bienfait. Mais, si vous vous rappelez qu’il fait rouiller le fer, qu’il fait noircir l’argent, qu’il transforme le cuivre en vert-de-gris et qu’il fait brûler la plupart des tissus vivants, vous comprendrez que c’est une molécule particulièrement active et qui devait être manipulée avec beaucoup de précautions afin de ne pas endommager les structures délicates des premières formes de vie.) Au fil des millions d’années qui ont suivi, les algues bleues ont continué à «polluer» les nappes d’eau en y rejetant des quantités de plus en plus importantes de ce poison oxygène, de telle sorte que des familles entières de bactéries ont dû disparaître, incapables de s’adapter à ce nouvel environnement. Parmi les espèces qui ont réussi à survivre, plusieurs sont allées se réfugier dans les quelques lieux encore à l’abri du poison, comme les boues et les grands fonds océaniques. Certaines lignées ont éventuellement ressurgi de ces abris pour aller se loger dans les systèmes digestifs des animaux, où elles étaient également protégées du poison oxygène. Quelques rares espèces ont plutôt adopté des chaînes de réactions chimiques qui leur permettaient de manipuler le poison oxygène de façon sécuritaire. Mieux encore, elles ont réussi à dompter le monstre et à l’utiliser pour démonter des molécules organiques comme le sucre afin d’extraire une fraction encore plus grande de l’énergie qui y était stockée. Cela leur a permis non seulement de survivre dans le nouvel environnement, mais aussi, et peut-être surtout, de développer un métabolisme (ensemble de réactions chimiques propres à chaque espèce vivante) beaucoup plus performant que celui de leurs ancêtres qui avaient recours à des filières énergétiques plus primitives. De plus, ce nouvel acquis a ouvert la porte à ce que certains êtres vivants puissent découvrir la prédation, attaquant leurs cousines, les algues bleues, pour en extraire le précieux sucre, allant même jusqu’à décomposer leurs pièces constituantes afin de les recycler sur leurs propres chaînes de montage.
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L’Arbre de la vie voilà à peu près 2 milliards d’années
prochlorophycées
bactéries pourprées
En plus des archéobactéries, toujours sur la branche de droite, plusieurs nouvelles «familles» flavobactéries de bactéries plus «modernes» avaient bactéries vertes non sulfureuses fait leur apparition. Ce sont celles qu’on trouve sur la branche de gauche. thermotogales Mais ma famille n’est pas issue de ces bactéries plus « évoluées », car mes ancêtres de cette époque étaient encore des membres du groupe des éocytes.
cyanobactéries bactéries fermentatrices Gram positives halobactéries méthanogènes éocytes
Notre sentier vers la complexité nous entraîne maintenant à la rencontre d’une autre de mes ancêtres qui a complètement chambardé l’apparence de la vie sur Terre. Apparue voilà un peu plus de deux milliards d’années, cette nouvelle espèce de bactérie s’est distinguée des autres branches de la famille parce qu’elle a inventé une nouvelle sorte de membrane beaucoup plus complexe que celles de ses propres ancêtres. Pour bien comprendre le pas immense qui a été franchi à cette époque, reprenons notre analogie de la bactérie qui ressemble à un vaisseau spatial. En raison de la petitesse de ses sas et de ses hublots, notre vaisseau-bactérie primitive devait avoir recours à un procédé peu efficace pour faire entrer les matières premières dont elle avait besoin. Tout comme les métaux nécessaires à la construction d’un vaisseau spatial se trouvent rarement à l’état pur dans la nature, les molécules riches nécessaires à la construction de la bactérie ne se rencontraient pas souvent à l’état pur et dans une forme facile à faire passer au travers des ouvertures de la membrane. Dans le cas d’un vaisseau spatial, cela voudrait dire: 1º localiser une source appropriée, disons un gros rocher regorgeant de métaux ; 2º se poser à côté ; 3º envoyer une armée de petits robots découper le rocher en morceaux assez petits pour passer au travers des sas ou des hublots; 4º les introduire à l’intérieur; 5º les soumettre à divers procédés d’affinage pour en extraire le métal; 6º mouler le métal pour en faire les pièces de base de ses nouvelles chaînes de montage. Les déchets, c’est-à-dire la pierre non métallique qui constituait le restant du rocher, étaient alors rééjectés vers l’extérieur, toujours en petites quantités limitées par la taille des sas et des hublots. Dans le cas d’une bactérie, cela voulait dire: 1º se trouver en présence d’une source de nourriture appropriée; 2º sécréter des enzymes qui décomposent cette nourriture en molécules assez petites pour passer au travers des ouvertures de
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la membrane; 3º les introduire à l’intérieur une par une; 4º les soumettre à divers procédés pour les recycler sur ses propres chaînes de montage. L’invention révolutionnaire de mes ancêtres de cette époque, c’est qu’ils ont éliminé une bonne partie de ces étapes en créant une toute nouvelle sorte de membrane qui allait leur permettre de s’alimenter d’une façon beaucoup plus efficace. La contribution essentielle de mes ancêtres de cette époque a été de perdre la coque rigide des bactéries et de se retrouver avec une membrane souple et extensible, qui offrait beaucoup plus de possibilités. Entre autres nouveautés, cette membrane leur permettait d’ingurgiter un gros morceau de nourriture en formant un repli de la membrane tout autour, phénomène appelé « phagocytose ». Si nous Microbe ou revenons à l’analogie du vaisseau spatial, particule alimentaire nous dirons que ce nouveau type de vaisseau aurait une coque en tissu extrêmement extensible, de telle sorte qu’il lui suffirait de s’approcher d’un rocher pour que celui-ci crée un creux dans la coque, repoussant la membrane devant lui vers l’intérieur. Une fois que le rocher est à l’intérieur, la membrane se referme derrière lui et l’intégrité de la coque est ainsi maintenue. Le rocher se retrouve alors dans une espèce de bulle formée de la même membrane que la coque extérieure, Phagocytose créant ainsi une espèce de petit espace «extérieur» à l’intérieur du vaisseau. Ce nouveau système présentait de nombreux avantages. Tout d’abord, en faisant le travail de digestion dans les limites d’une petite bulle, elle-même à l’intérieur de la cellule, les enzymes étaient beaucoup plus efficaces que quand elles devaient faire ce travail à l’extérieur de la bactérie. De plus, avec les molécules nutritives prisonnières de la bulle, elles étaient beaucoup plus facilement absorbées que quand elles avaient la chance de diffuser un peu partout dans l’environnement. Mes ancêtres pouvaient donc être beaucoup plus efficaces dans la consommation de nourriture, ce qui leur donnait un très net avantage évolutif. Le second avantage majeur de cette nouvelle membrane, c’est qu’il n’était plus nécessaire de consommer la nourriture sur place. Avec la formule bactérienne, le vaisseau devait rester auprès du rocher tout le temps que cela lui prenait pour le découper en petits morceaux et l’absorber. Avec la nouvelle formule, un très gros morceau de rocher pouvait être avalé d’un seul coup, et le vaisseau pouvait repartir immédiatement à la recherche d’une autre source de nourriture, le rocher étant tranquillement digéré en chemin. Entre autres
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conséquences, cela a eu pour effet de favoriser grandement l’évolution vers des êtres de plus en plus capables de percevoir leur environnement et de bouger en fonction de ce qui s’y trouvait. Enfin, cette membrane révolutionnaire a contribué à régler plusieurs des problèmes qui limitaient la croissance des bactéries et à desserrer un peu les contraintes imposées par l’obligation de garder un rapport volume-surface à peu près constant pour éviter la suffocation. La membrane capable de phagocytose rendait les échanges avec l’extérieur beaucoup plus faciles, car cette matière souple permettait de créer des «portes» au fur et à mesure des besoins, autant pour l’ingestion des aliments que pour l’évacuation des déchets. De plus, un « bout » de membrane se trouvait à enrober chaque morceau de nourriture «avalé», créant en quelque sorte un espace extérieur à l’intérieur de la cellule. Les surfaces ainsi créées, bien qu’elles fussent à l’intérieur, permettaient des échanges avec le milieu « extérieur » qui s’y trouvait piégé temporairement, rendant ces échanges encore plus rapides et efficaces. Libérées de la coque rigide de leurs cousines bactéries, mes ancêtres ont donc pu devenir de plus en plus grosses avant qu’un problème d’espace les force à se diviser. Par ailleurs, comme la formule présentait de nombreux autres avantages, les membranes internes se sont multipliées, jusqu’à créer un réseau complexe de parois, de tubes, de poches, dont plusieurs parties sont constamment en construction et en « dé-construction ». Certaines sections se sont spécialisées, formant des structures de mieux en mieux définies à l’intérieur de la cellule. Profitant de toutes ces innovations, le métabolisme a évolué lui aussi, devenant de plus en plus complexe, capable d’exploiter de mieux en mieux l’espace à l’intérieur de la cellule et l’environnement extérieur. L’apparition de la membrane capable d’absorber de gros morceaux de nourriture est donc un passage extrêmement important sur le tracé de notre sentier, un peu comme le début d’un très long pont qui va nous permettre de franchir le fossé entre le pays des bactéries (unicellulaires sans noyaux), que nous quittons peu à peu, et celui des unicellulaires avec noyau, dont le nom scientifique est «eucaryotes». De plus, ce que le gros vaisseau pouvait faire à un rocher, il pouvait le faire tout aussi facilement aux petits vaisseaux qui continuaient de proliférer dans son environnement. Autrement dit, plus mes ancêtres ont grossi, plus elles sont devenues capables d’absorber de gros morceaux de nourriture, jusqu’à ce qu’une d’entre elles en vienne à pouvoir avaler tout rond des bactéries appartenant à des lignées restées plus petites. L’idée était d’autant plus intéressante que, contrairement au rocher, dont il fallait extraire le métal et rejeter les déchets rocheux, les petits vaisseaux étaient déjà constitués de pièces de métal qui pouvaient souvent être recyclées presque telles quelles sur les chaînes de montage du vaisseau prédateur, se traduisant encore par une très nette économie de travail et d’énergie. Autrement dit, en
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mangeant des bactéries, mes ancêtres de cette époque profitaient en partie du travail d’assemblage moléculaire déjà effectué par leurs proies. Au lieu d’absorber des matières premières sous forme de molécules très simples, elles utilisaient des molécules beaucoup plus complexes déjà présentes dans leur proie, ce qui leur épargnait les dernières étapes de démontage et les premières étapes des chaînes de montage. C’est ainsi que, voilà à peu près deux milliards d’années, mes ancêtres eucaryotes primitifs ont inventé la prédation, phénomène qui nous accompagnera dorénavant tout au long de notre progression sur le sentier, parfois de façon ouverte, en toute camaraderie, parfois cachée, à l’affût de la moindre occasion pour se manifester au détour d’un buisson… Avec la prédation, la sélection naturelle ne s’appliquait plus seulement à la capacité d’exploiter efficacement l’environnement, mais également à la capacité d’éviter de devenir le repas d’un autre être vivant. Le passage suivant illustre bien comment notre sentier vers la complexité est capable de faire des virages abrupts, parfois même à 180°, pour nous faire découvrir des réalités inédites et imprévisibles. L’action commence par une banale histoire de prédation alors qu’une de mes lointaines ancêtres a avalé une bactérie selon la méthode décrite ci-dessus… Pour une raison qui n’a pas encore été élucidée, mon ancêtre a été incapable de digérer cette bactérie, c’est-à-dire que les protéines qu’elle fabriquait n’ont pas été en mesure d’en détruire les membranes protectrices. Peut-être mon ancêtre était-elle une mutante qui avait perdu la capacité de produire une protéine particulièrement indispensable à ce travail, ou peut-être cette bactérie était-elle une mutante qui avait créé une nouvelle protéine qui rendait sa membrane particulièrement résistante, toujours est-il que cette bactérie-là n’a pas été digérée et qu’elle n’est pas morte. Plus surprenant encore, c’est que mon ancêtre n’a pas immédiatement rejeté ce corps vivant étranger comme un vulgaire déchet. Au lieu de cela, elle l’a laissée vivre en son sein; elle lui a même fourni l’énergie et les matières premières dont elle avait besoin pour assurer sa survie et sa croissance! Comme toute bactérie digne de ce nom, l’intruse s’est aussi multipliée et, quand mon ancêtre a ellemême proliféré par la suite, une partie de ces bactéries s’est retrouvée dans chaque nouvelle cellule, où elles ont recommencé un nouveau cycle. Celles-ci ont été ainsi transmises de génération en génération, comme un trésor presque aussi précieux que notre sacro-saint ADN lui-même. À partir de ce moment, le destin de ces bactéries est resté très intimement lié à celui de ma famille. Ce genre de relation peut porter différents noms selon les circonstances : «esclavage» si la prisonnière est asservie aux besoins de son hôte au détriment de son propre développement, « symbiose » si les deux entités retirent des bénéfices de l’association et «parasitisme» si le développement de l’envahisseur se fait aux dépens de l’hôte. Dans le cas qui nous intéresse, on peut parler de 63
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symbiose, car mon ancêtre fournissait à ces bactéries la nourriture, l’énergie et la protection, alors que celles-ci contribuaient à son bien-être d’une façon extrêmement importante. Ces bactéries étaient des spécialistes de la manipulation de l’énergie. Avant qu’elles arrivent, mes ancêtres ne savaient pas comment utiliser efficacement l’oxygène, de telle sorte qu’elles arrivaient à peine à extraire un tout petit peu d’énergie des molécules de sucre et laissaient des sous-produits encore gorgés d’énergie comme l’alcool. Ces bactéries spécialistes avaient pour leur part la capacité de dégrader les sous-produits du sucre et leur arracher jusqu’à leur dernier lien riche en énergie, ne laissant que des molécules particulièrement stables et pauvres en énergie, tels l’eau et le gaz carbonique. Elles utilisaient cette énergie pour recharger les petites «batteries moléculaires » appelées Adénosine TriPhosphate (ATP), mais, comme elles recevaient beaucoup plus d’énergie et de matières premières que ce dont elles avaient besoin, l’ATP excédentaire était ensuite transporté pour alimenter les chaînes de production de mon ancêtre qui leur servait d’hôte. Grâce à cette symbiose, ma famille pouvait profiter au maximum de sa nourriture, ce qui lui a permis de développer des chaînes de montage encore plus efficaces, entraînant une nette amélioration de la performance de son métabolisme. Les descendantes directes de ces bactéries se trouvent toujours dans chacune de mes cellules sous le nom de «mitochondries» (voir illustration page 133). Chez les organismes complexes comme moi, elles sont transmises exclusivement par les mères à travers l’ovule, ce pourquoi j’ai une parenté spéciale avec ma mère, la mère de ma mère, la mère de la mère de ma mère, etc., et que même les mâles ont cette parenté spéciale avec leur mère, leur grand-mère maternelle, etc. Ce phénomène de symbiose entre une grosse cellule et de petites bactéries s’est produit à d’autres occasions. Ainsi, toutes les vraies algues et toutes les plantes terrestres sont le résultat d’une telle symbiose lorsqu’une proche cousine de mes ancêtres a un jour avalé une bactérie proche de la famille des algues bleues et a commencé à vivre en symbiose avec elle au lieu de la digérer. Libérée de ses tâches quotidiennes, cette bactérie s’est mise à fabriquer du sucre en quantités industrielles et ce sont ses descendantes, connues sous le nom de «chloroplastes», qui fabriquent encore les sucres végétaux. Il est également possible que d’autres parties des cellules modernes soient les descendantes directes de bactéries, entre autres les cils et les flagelles dont la queue des spermatozoïdes est un exemple connu. Par ailleurs, avec la croissance qui se poursuivait sans cesse, notamment grâce à la nouvelle membrane et à la contribution des mitochondries, mes ancêtres de cette époque en sont venues à occuper un volume de plus en plus respectable. Cela leur a permis de mieux aménager leur espace intérieur. Les diverses fonctions essentielles à leur survie pouvaient être assurées à partir de
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différentes portions délimitées de la cellule au lieu d’être réparties un peu n’importe où, comme c’était le cas pour les bactéries. Ainsi, la digestion des aliments n’était localisée qu’en certains endroits précis, le traitement de l’énergie ne se faisait plus que dans les mitochondries, l’ADN était centralisé dans le noyau derrière une double enveloppe protectrice, une grande partie de la production de protéines a été rapprochée du noyau, des divisions internes et des systèmes de distribution sont apparus et il y eut même des systèmes de locomotion très efficaces qui ont évolué à partir des structures primitives héritées des bactéries. Avec ces organites variés, mes ancêtres étaient en train de devenir de véritables cellules complexes. Flagelle Corpuscule basal (cinétosome) Fibres d’actine
Membrane plasmique
Polysome libre Microcorpuscule (peroxysome)
Mitochondrie Microtubules
Lysosome
Enveloppe nucléaire Nucléole Noyau Polysome lié à une membrane Réticulum endoplasmique
Endosome Invagination endocytaire Glycocalyx Cytosol
Vésicule de transmission Complexe de Golgi Réseau trans-Golgien Vésicule sécrétoire
Représentation schématique d’une cellule eucaryote animale montrant une grande variété d’organites spécialisés, incluant plusieurs qui ne peuvent être décrits dans ce livre.
Mais, même avec cette nouvelle membrane, la croissance de mes ancêtres eucaryotes ne pouvait se poursuivre indéfiniment, entre autres raisons parce que, même si la cellule grossissait, l’épaisseur de la membrane restait quant à elle à peu près constante. Or, construire des cellules de plus en plus grosses à partir des mêmes matériaux, c’est un peu comme essayer de construire un stade olympique avec les mêmes matériaux que ceux qui sont utilisés pour une tenteroulotte. Bien que la multiplication des membranes internes ait donné plus de consistance et de support à la cellule, et malgré l’apparition de structures comme le noyau et les mitochondries, qui offraient des points d’appui supplémentaires, 65
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il était tout de même inévitable que mes ancêtres eucaryotes en viennent à faire comme leurs ancêtres bactériens : se diviser et, donc, se multiplier. Or, toutes ces nouvelles structures internes des cellules nécessitaient non seulement de nouvelles variétés de protéines, mais également des protéines de plus en plus complexes. L’information requise pour fabriquer toutes ces structures devenait donc de plus en plus substantielle, de telle sorte que l’unique brin d’ADN flottant dans les bactéries s’est allongé jusqu’à ce qu’il ne puisse plus remplir adéquatement son importante fonction de contrôleur des réactions chimiques. Une de mes ancêtres a réglé le problème en instaurant le système des chromosomes, qui organise l’ADN en segments et embobine chaque segment sur des supports rigides constitués de protéines. Les chromosomes venaient de faire leur entrée en scène. Par ailleurs, pour des raisons qui ne sont pas encore bien claires, une de ses descendantes a littéralement doublé l’ensemble de son ADN, se retrouvant avec deux copies de chaque chromosome, donc deux copies de chaque segment d’ADN et de chaque recette pour chaque protéine nécessaire à sa survie. Si l’on ne sait pas au juste ce qui a entraîné ce doublement des chromosomes, on peut par contre en comprendre facilement les conséquences. Avec deux séries complètes de recettes, les êtres vivants pouvaient faire l’expérience d’une quantité presque infinie de combinaisons qui étaient impossibles auparavant.
3a
6b
2a
4a
3b
5a 2b 1a
6a
5b
4b 1b
Les divers chromosomes d’une cellule (1, 2, 3, etc.) sont de longueur variable et se retrouvent en paires (1a, 1b, 2a, 2b, etc.). Cette figure montre des chromosomes qui sont prêts pour la division cellulaire.
Prenons un exemple simpliste, disons une protéine A qui devait travailler en collaboration avec une protéine B. Dans l’ancien système, avec un seul livre de recettes, si une mutation modifiait la protéine B en B’, il était essentiel que B’ travaille aussi bien avec A que ne le faisait B, sinon les bactéries porteuses de B’ se reproduisaient moins souvent et B’ était éliminé du bagage génétique à court ou moyen terme. En revanche, avec deux livres de recettes, mes ancêtres pouvaient garder la recette de B dans un livre et celle de B’ dans l’autre sans que cela diminue dramatiquement leurs chances de survie. Cela permettait une évolution beaucoup plus rapide, parce que, quelques générations plus tard, une nouvelle mutation pouvait transformer la protéine A en A’, de telle sorte que la combinaison A’ et B’ était plus efficace que l’ancien système comportant A et B. Ainsi, alors que ni A’ ni B’ n’auraient été retenues par le système à un seul livre de recettes des bactéries, leur combinaison pouvait apparaître et être exploitée par un système à chromosomes doubles. Comme mes ancêtres de cette 66
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époque utilisaient des dizaines de milliers de protéines différentes et que chacune d’entre elles était susceptible d’interagir avec n’importe quelle autre, le système à double gène a causé une première explosion phénoménale dans la variété des êtres vivants. Pour explorer encore plus efficacement l’univers des diverses combinaisons génétiques possibles, une génération un peu plus tardive de mes ancêtres a «inventé» la reproduction sexuée. Au lieu d’avoir une cellule mère qui se séparait pour donner deux cellules filles identiques à elle-même, il y avait désormais deux cellules mères, et chacune ne donnait que la moitié de ses chromosomes, engendrant ainsi une espèce de «demi-cellule» qui devait ensuite rencontrer une autre « demi-cellule » afin qu’elles s’unissent pour reconstituer une cellule «complète» avec un double jeu de chromosomes. Ainsi, chaque cellule fille se retrouvait avec deux livres de recettes complets, mais chacun ne contenait que la moitié des recettes utilisées par l’une ou l’autre cellule mère. En raison de cela, chaque nouvelle cellule devenait un « objet » unique dans toute l’histoire de l’Univers, une combinaison spécifique de protéines qui n’avait jamais existé auparavant et qui ne reviendrait jamais par la suite. L’individu était né et ce fut la deuxième explosion phénoménale dans la variété des êtres vivants. C’est ainsi que mes ancêtres eucaryotes primitifs ont pu engendrer des espèces aussi différentes que les radiolaires, aux coquilles si délicates, les amibes informes, avec leur ingénieux système de locomotion, et les paramécies, des unicellulaires aux structures internes tellement développées qu’elles préfigurent les organismes pluricellulaires. Mais notre sentier vers la complexité ne passe par aucune de ces espèces « évoluées », car ma propre lignée n’a pas suivi ces voies vers la spécialisation.
La beauté rayonnante des radiolaires
Tout comme les eucaryotes ont émergé des bactéries primitives et non pas de bactéries plus évoluées apparues plus tard, les premiers organismes pluricellulaires ont émergé du groupe des choanoflagellés, qui sont parmi les plus primitifs des eucaryotes. On peut d’ailleurs croire que le besoin de grouper plusieurs cellules en structures plus complexes est apparu au sein de ce groupe, qui n’est ni très répandu ni particulièrement doué, justement parce que ces flagellés avaient moins de succès que leurs compétiteurs unicellulaires plus spécialisés. Mais, même si ma famille n’est pas issue des eucaryotes les plus évolués, il importe surtout de souligner que c’est dans notre lignée que le mouvement vers la complexité s’est poursuivi en rassemblant plusieurs unicellulaires au sein d’une nouvelle structure: l’organisme pluricellulaire.
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Encore aujourd’hui, la forme de vie pluricellulaire la plus simple peut être trouvée parmi une sorte de flagellés appelés « volvocales », du groupe des choanoflagellés, dont le nom signifie «flagellés à entonnoir». Ils ont mérité ce nom parce qu’à peu près la seule spécialisation qu’ils ont adoptée est un petit entonnoir qui les aide à mieux attraper les particules de nourriture agitées par leur flagelle. Les volvocales ne sont rien de plus que des petits paquets de cellules qui se regroupent pour agiter ensemble leurs flagelles, tentant ainsi d’avoir un meilleur impact sur leur environnement. Chez certaines espèces, la communauté peut être aussi petite que quatre cellules, alors que, chez d’autres, elle forme des colonies visibles à l’œil nu qui contiennent plusieurs centaines de cellules. Par contre, il y a peu de chances que ces colonies représentent en ellesmêmes une étape sur notre sentier, puisqu’elles sont constituées de flagellés équipés de chloroplastes, et qui vivent donc en partie de l’énergie du Soleil, comme les algues bleues et les plantes. D’autres groupements aussi simples semblent avoir été tentés parmi les choanoflagellés animaux, comme des colonies en forme de filaments, de feuillets, de matelas, de cônes, de tourelles, etc. Mais, comme il s’agissait toujours de colonies formées de cellules identiques, qui ne restaient ensemble que pour agiter leurs flagelles de concert, elles ne réussirent pas à atteindre ce surplus de productivité tellement essentiel à l’évolution. Notre sentier vers la complexité nous présente donc un autre virage dramatique lorsque certains choanoflagellés se sont réunis de façon que leurs flagelles se retrouvent plutôt tournées vers l’intérieur, comme on peut l’observer encore de nos jours chez les éponges. Dans son expression la plus simple, l’éponge avait la forme d’une petite potiche dans laquelle on aurait percé une multitude de trous minuscules. Les cellules flagellées en tapissaient l’intérieur et, en coordonnant les battements de leurs flagelles, elles créaient un courant qui pénétrait par les trous dans les parois et ressortait vers le haut par le goulot de la potiche. Ce flux continuel d’eau provoquait le passage de nourriture sous forme de débris organiques, de bactéries et d’unicellulaires eucaryotes. Les flagelles et les entonnoirs en canalisaient une partie vers les cellules flagellées qui les Éponge simple avalaient par phagocytose afin de les digérer. Cette formule a été retenue par l’évolution parce que, en formant une cavité, les cellules flagellées ne faisaient pas qu’additionner leur travail comme c’est le cas pour les volvocales. Les éponges créaient plutôt une réalité nouvelle: un piège 68
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dans lequel chaque bactérie ou pièce de nourriture avait plus de chances de se faire attraper, car elle était coincée entre plusieurs cellules prédatrices. Cette différence entre les volvocales et les éponges est une excellente illustration du principe qui veut que de nouvelles structures apparaissent lorsque des objets se groupent de telle sorte que l’ensemble soit plus que la simple somme des parties. Grâce à cette nouvelle organisation communautaire, les cellules flagellées sont devenues des prédatrices plus efficaces et elles ont réussi à manger plus que ce dont elles avaient besoin pour survivre. Mais, au lieu d’investir ce surplus dans la fabrication de nouvelles copies d’elles-mêmes, comme l’auraient fait leurs ancêtres unicellulaires, ces éponges primitives ont plutôt pris le risque d’engendrer des cellules qui ont abandonné la recherche de nourriture. Comme les cellules flagellées partageaient leurs surplus avec ces nouvelles cellules, cellesci ont pu se permettre de perdre leur flagelle et autres équipements de «chasse», en échange de quoi elles ont pu développer les structures dont elles avaient besoin pour assumer de nouvelles fonctions. Une partie importante de tout ce que nous rencontrerons au cours des prochaines étapes de notre sentier découle directement de ce mouvement vers la spécialisation amorcé par les ancêtres immédiats des éponges. La plus importante de ces tâches «non digestives» était la protection contre les attaques des bactéries et autres unicellulaires attirés par la montagne de nourriture que représentait l’éponge. Cette tâche fut accomplie par les cellules de la couche extérieure qui ont modifié leur membrane de façon qu’elle devienne de plus en plus imperméable et résistante. Ce faisant, ces cellules ont perdu la capacité d’avaler de la nourriture par cette paroi, perte plus qu’amplement compensée par le surplus de nourriture produit par les cellules flagellées. En contrepartie, les cellules digestives étant protégées sur leurs arrières, elles pouvaient désormais se permettre de dépenser moins d’énergie à se bâtir des défenses, ce qui s’est traduit par une plus grande efficacité dans leur tâche principale de capture et de digestion des aliments. Cela leur a donné le moyen de faire vivre encore plus de cellules voisines, et ainsi de suite dans une espèce de cycle autogénérateur qui est à la base de toute l’évolution des animaux pluricellulaires. Entre les cellules qui digéraient et celles qui protégeaient, il s’est créé une couche de cellules aux formes variables qui acheminaient la nourriture digérée par les flagellées jusqu’aux cellules de protection. Ces cellules ont également acquis la capacité de fabriquer divers matériaux de structure, comme des aiguilles de calcaire et la protéine élastique, appelée «spongine», qui donne aux éponges leur texture particulière. Enfin, il y avait une quatrième variété de cellules qui ont littéralement pris la forme de tuyaux et qui constituaient les petits trous par où l’eau pénétrait. Chaque petite potiche mesurait au plus quelques millimètres et contenait à peine quelques centaines, parfois même aussi peu que quelques douzaines de
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cellules. (Quand vous avez une éponge naturelle dans la main, vous ne tenez pas le cadavre d’un individu, mais bien toute une ville fantôme qui a déjà abrité des milliers d’individus tous différents.) Chaque petite unité était tout de même un animal de plein droit qui assurait sa croissance en ingérant des matières vivantes et en les recyclant sur ses propres chaînes de montage. Par contre, l’intérieur de la potiche n’était pas encore un véritable estomac, car aucune digestion ne s’y produisait; elle n’en préfigurait pas moins ce que tous les animaux sont devenus par la suite: des estomacs à la recherche de nourriture. Je ne peux pas dire avec certitude que j’ai déjà eu des ancêtres éponges, car les éponges actuelles sont clairement situées sur un embranchement propre et il ne semble pas qu’elles aient engendré d’animaux pluricellulaires plus complexes. Il est toutefois certain que notre sentier a traversé une période au cours de laquelle mes propres ancêtres ressemblaient beaucoup aux éponges parce qu’ils n’étaient constitués que de trois ou quatre sortes de cellules peu spécialisées formant une cavité qui n’était pas encore un estomac à proprement parler. Avant que notre sentier nous amène à quitter le monde des éponges, il y a lieu de souligner que celles-ci ont été non seulement les premiers animaux pluricellulaires dignes de ce nom, mais qu’elles ont aussi été les premiers animaux à se réunir en communautés structurées qui peuvent inclure des centaines de milliers d’individus. Tout comme le principe de l’éponge était de placer les cellules flagellées de telle sorte que le battement de leurs flagelles soit plus efficace à faire circuler de l’eau, les éponges ont franchi un pas de plus en s’organisant selon quelques principes d’architecture simples, réussissant ainsi à créer un courant encore plus fort qui traversait la colonie depuis la périphérie vers le centre et qui apportait constamment Colonies d’éponges de plus en plus complexes un approvisionnement de nourriture. Bien sûr, les éponges ne sont pas des animaux très intelligents et leur vie sociale est nécessairement quelque peu limitée. Elles sont tout de même la preuve que, très peu de temps après leur apparition, les animaux pluricellulaires se sont groupés, tout comme l’avaient fait leurs propres ancêtres unicellulaires, ce qui leur a vraisemblablement permis d’augmenter leur efficacité collective et individuelle. En toute simplicité, les éponges symbolisent cette mouvance unificatrice qui a débuté avec les structures matérielles et qui s’est poursuivie dans le vivant en réunissant des bactéries en cellules eucaryotes, des cellules eucaryotes en éponges et des éponges en colonies.
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diatomées algues jaunes algues brunes l
es yx è t oom aires ozo spor
ab yr En plus des diverses «familles» in th ul prochlorophycées myxomycètes ale de bactéries qu’on retrouve cyanobactéries s à plasmides sur la branche de gauche, halobactéries dinoflagellés bactéries pourprées méthanogènes il y avait désormais pluciliés bactéries Gram positives sieurs « sortes » d’eucakinétoplasmides eugléniens ryotes, unicellulaires com- bactéries vertesflavobactéries éocytes non sulfureuses plexes avec noyau. Ces thermotogales nouveaux venus occupent à peu près tout le centre de l’arbre. À cette époque, mes ancêtres avaient déjà quitté le monde des unicellulaires et commencé la formidable aventure des animaux pluricellulaires. Ils étaient devenus des cnidaires.
algues dorées
a c an tham oeb iens
L’Arbre de la vie voilà un peu moins de 1 milliard d’années
algues vertes bryophytes ptéridiospermes champignons choanoflagellés
p ros m ic
ies ias orid giard
ycètes myxom oebes entam
éponges cnidaires
DE L’ESTOMAC AU CERVEAU (Entre –1 milliard et –350 millions d’années) Avec l’apparition des doubles chromosomes, de la reproduction sexuée et des organismes pluricellulaires, la vie sur Terre a connu une nouvelle explosion de formes diverses. Laissant derrière nous le monde des éponges, nous retrouvons ma lignée un tout petit peu plus loin sur le sentier de l’évolution. Mes ancêtres étaient alors devenus des cnidaires, créatures très simples dont les représentants actuels sont les coraux, les anémones de mer, les méduses et les hydres. Ce sont encore des Bouche animaux très simples, mais on note tout de Bras même quelques améliorations majeures par rapport aux éponges. Cavité digestive Tout comme les éponges, ces cnidaires étaient essentiellement constitués d’une cavité pour piéger la nourriture en suspension dans l’eau, mais celle-ci n’était plus un simple lieu de passage. Plutôt que de servir de lieu de passage pour un courant continu, la cavité n’avait plus qu’une seule ouverture, qui aspirait une petite quantité d’eau et la rejetait un peu plus tard. Cette ouverture était aussi entourée de « doigts », très simples chez certaines espèces et très élaborés chez d’autres,
Vue en coupe d’une hydre d’eau douce, bel exemple de cnidaire 71
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qui servaient à diriger encore plus de nourriture vers l’ouverture qu’on peut presque déjà qualifier de « bouche ». Pendant que l’eau était à l’intérieur de la cavité, c’étaient toujours des cellules flagellées qui avaient la tâche d’en extraire la nourriture. Cependant, au lieu de simplement absorber les bactéries et les autres éléments nutritifs, certaines cellules flagellées sécrétaient plutôt dans la cavité des produits chimiques qui commençaient à décomposer la nourriture avant même qu’elle soit absorbée par d’autres cellules appelées «cellules nutritives». Les cellules nutritives et glandulaires étaient placées un peu partout sur la surface interne de la cavité et elles nourrissaient leurs voisines par diffusion des molécules nutritives de cellule en cellule. Une autre amélioration majeure apparue à cette lointaine époque, c’est que les cellules digestives ont également développé une spécialisation différente à leur autre extrémité. En effet, toutes ces cellules se terminaient dans le corps de l’animal par une partie élastique qui pouvait se contracter au besoin. Toutes ces terminaiCellule sons de type musculaire étaient alignées glandulaire autour de l’axe principal, de telle sorte que, Cellule Cellule quand quelques-unes d’entre elles se contracnutritive nerveuse taient en même temps, une partie du tube se Cellule de resserrait et réduisait son diamètre. Par remplacement ailleurs, les cellules chargées de la protection Cellule protectrice extérieure étaient elles aussi terminées par Couche Couche une partie élastique, mais leurs fibres étaient externe interne plutôt alignées dans le sens de la longueur de la cavité, si bien que, quand elles se contracParoi d’une hydre d’eau douce taient, le tube raccourcissait. Ces deux sortes de mouvement donnaient à mes ancêtres cnidaires une bien meilleure prise sur leur environnement car, en alternant ces contractions secteur par secteur, ils arrivaient non seulement à aspirer et rejeter l’eau, mais aussi à la brasser pendant qu’elle était à l’intérieur, donnant encore plus de chances aux cellules flagellées d’attraper la nourriture au passage. Plusieurs cnidaires ont même étendu ce contrôle musculaire aux «doigts» autour de la bouche, ce qui augmentait d’autant leur efficacité à forcer la nourriture vers l’intérieur. Les contractions de toutes ces fibres musculaires étaient dirigées par une sorte de treillis constitué de cellules nerveuses primitives dont la fonction première était de s’échanger des messages chimiques de manière que l’excitation des fibres musculaires se fasse de façon coordonnée. Les cellules nerveuses situées dans les «doigts» ont de plus développé une certaine sensibilité à l’environnement, de telle sorte que, lorsqu’elles se faisaient toucher par de la nourriture potentielle, elles faisaient bouger les «doigts» pour la canaliser vers la bouche. C’était la première manifestation d’animaux capables d’exercer une véritable action sur leur environnement. Ils ont aussi été les premiers animaux à développer une variété de cellules spécialisées, ouvrant la porte à la différenciation cellulaire. 72
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Dans certaines familles de cnidaires, comme les coraux, les individus sont restés très petits et ils vivent en colonies comme les éponges. Ainsi, les morceaux de corail qu’on voit au fond des aquariums sont en fait les cadavres de colonies entières de petits polypes individuels. Dans ces colonies, les polypes individuels ne sont pas simplement installés les uns à côté des autres; ils sont tous reliés par des ouvertures situées à leur base, si bien que ce qui est attrapé par l’un d’eux peut parfois servir à alimenter d’autres membres de la colonie. De plus, ces petites colonies ont ellesmêmes tendance à se grouper pour former des bancs de coraux, véritables métropoles sous-marines visibles même de l’espace. Cette socialisation provoque en outre un spectacle de toute beauté lorsque les coraux lancent tous en même temps leurs ovules et leurs spermatozoïdes dans l’océan.
Corail
Dans d’autres branches des cnidaires, comme les méduses, l’accent a été mis sur l’individu plutôt que sur la collectivité. Au lieu de se tenir en groupes, les ancêtres polypes des méduses ont grossi, grossi et grossi jusqu’à ce que chaque individu ait atteint la taille de toute une colonie de petits polypes formant un corail. Certaines familles de cnidaires ont même exploité les deux formules, comme les terribles «galères espagnoles» (Portuguese men-of-war), constituées d’un gros polype central qui reçoit l’aide de plusieurs autres sortes de plus petits polypes spécialisés dans des tâches précises comme la locomotion, la mise à mort des proies, la reproduction, etc. Toutes ces recettes semblent très bien fonctionner, puisque les coraux et les méduses ont encore des descendants directs, malgré le passage de plus de 600 millions d’années, malgré l’apparition d’espèces beaucoup plus évoluées, et malgré plusieurs extinctions massives qui ont balayé des familles entières. Mais malgré ces exemples de réussite et de persistance chez ces quelques espèces primitives, les mutations et la reproduction sexuée ont continué de faire apparaître de plus en plus de nouvelles espèces, et voilà un peu plus de 600 millions d’années, un nouveau virage s’est produit. Jusqu’à ce point-ci de notre aventure, mes ancêtres pluricellulaires n’étaient encore constitués que de quelques minces couches de cellules entourant une cavité qu’ils cherchaient à emplir de nourriture. Cette situation a changé dramatiquement lorsque les cellules spécialisées de mes ancêtres vers plats ont commencé à se grouper pour former des systèmes. Tout comme l’hydre, le polype de corail ou la méduse, le ver plat demeurait essentiellement une cavité digestive entourée de quelques sortes de cellules spécialisées. Par contre, une évolution majeure s’était produite quant à la forme de cette cavité digestive. Les cnidaires avaient une poche aux contours plutôt réguliers, 73
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comme un lac de forme circulaire. Chez les vers plats, cette cavité est très ramifiée, comme un lac séparé en plusieurs grandes baies, chacune d’elles étant de plus subdivisée en une multitude de baies de plus en plus petites. Tout comme un lac avec de nombreuses baies a beaucoup plus de berges qu’un lac bien rond, ce plan de construction servait à multiplier la surface interne de la cavité afin d’y accueillir encore plus de cellules flagellées et autres cellules spécialistes de la digestion. En plus d’une digestion plus efficace, cela permettait aussi de loger beaucoup plus de cellules non digestives dans les « presqu’îles » qui s’avançaient entre les baies. Grâce à cet ingénieux design, les vers plats ont pu multiplier la quantité et la variété des cellules spécialisées, et ainsi atteindre une masse critique qui a ouvert la porte à leur Comme le montre ce schéma, les nombreuses ramifications du système organisation en systèmes très primitifs. Ainsi, digestif du ver plat occupent presque les cellules flagellées restaient toujours restout l’intérieur de l’animal. ponsables d’ingérer la nourriture, mais elles avaient abandonné leurs fonctions de sécrétion et de contraction, qui avaient été confiées à d’autres sortes de cellules spécialisées. Les cellules extérieures avaient aussi perdu leur fonction de contraction et se spécialisaient uniquement dans la protection. Les fonctions de contraction avaient été prises en charge par de véritables cellules musculaires, toujours divisées en deux grands groupes: – celles qui étaient responsables de faire bouger les aliments dans la cavité digestive, qui obéissaient à un contrôle très local; – celles qui étaient responsables de faire bouger l’animal dans son ensemble, qui avaient besoin d’exercer leur coordination à plus grande échelle. Afin d’être plus efficaces dans cette fonction de coordination, les cellules nerveuses se sont multipliées et, au lieu du simple treillis sans structure particulière hérité des cnidaires, elles en sont venues à former un réseau primitif centré sur deux grosses tresses de cellules nerveuses parallèles qui faisaient toute la 74
Ganglion céphalique Corde nerveuse
Système nerveux d’un planaire (ver plat)
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longueur de l’animal. De nombreuses ramifications reliaient ces deux cordes entre elles ainsi qu’avec chacune des cellules musculaires, de telle sorte qu’elles pouvaient les exciter en séquence pour produire un mouvement ondulatoire qui est particulièrement harmonieux chez certaines espèces de vers plats vivant dans l’eau. Ces deux fibres nerveuses sont donc devenues le véritable centre de contrôle de l’animal et, à une extrémité de chaque corde, il est apparu une boule de cellules nerveuses appelée « ganglion céphalique ». Avec cet ajout, les cellules nerveuses contrôlaient les cellules musculaires, mais c’étaient ces ganglions qui dirigeaient l’action des autres cellules nerveuses. C’est la forme la plus primitive de ce qui allait peu à peu se transformer en cerveau, un véritable centre de décision doté de la capacité de savoir à quel moment donner aux muscles un ordre plutôt qu’un autre. L’apparition de ces ganglions à une extrémité de l’animal a une importance additionnelle quand on pense que les vers plats auraient pu adopter une tout autre symétrie. En effet, leur bouche n’est pas située près de l’extrémité, mais bien sur leur ventre, au milieu du corps, où elle sert tour à tour de point d’entrée de la nourriture et de point de sortie des déchets. Les ganglions céphaliques auraient donc pu se situer au milieu de chaque corde nerveuse ou, mieux encore, il aurait pu y en avoir un ou deux à chaque extrémité de l’animal. Au lieu de cela, mes ancêtres vers plats se sont retrouvés avec leurs deux ganglions céphaliques à la même extrémité, ce qui leur a donné l’honneur de devenir le prototype du modèle de base le plus populaire dans le monde animal, avec une symétrie gauche-droite, mais une différence marquée entre l’avant et l’arrière ainsi qu’entre la face ventrale et la face dorsale. Cela s’appelle une « symétrie bilatérale». Ce phénomène a probablement été influencé par le fait que les ganglions céphaliques de certains vers plats ont acquis des filaments nerveux qui se sont rendus jusqu’à la surface postérieure de la « tête » où des cellules sensibles à la lumière sont apparues. Ces « ocelles » n’étaient pas encore des yeux, mais ils remplissaient déjà la fonction qui deviendra celle des yeux: renseigner le centre de décision (ganglions céphaliques) sur les conditions de l’environnement. Avec cette capacité de «voir» à une extrémité de leur corps, ces vers plats ont appris à se déplacer de préférence dans cette direction, modèle qui a été repris de façon quasi universelle dans le monde animal. Le prochain segment de notre sentier est un peu plus difficile à suivre, car il traverse une époque appelée l’« explosion du Cambrien », au cours de laquelle les formes de vie ont évolué très rapidement et se sont multipliées. Bien que nous en perdions un peu la trace, nous savons que notre sentier a effectué plusieurs virages majeurs dans un temps très court, chaque virage servant à construire un peu plus cet organisme hautement complexe dont nous, les vertébrés, avons hérité.
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Tout d’abord, la symétrie bilatérale, à peine ébauchée par les vers plats, s’est vue confirmée par l’apparition d’animaux privilégiant nettement la forme allongée, avec une tête et une queue. Ces ancêtres des vers ronds ont remplacé l’orifice central et ventral des vers plats par une véritable bouche placée à l’avant de l’animal et un anus situé à l’autre extrémité. Comme les déchets n’étaient plus régurgités, mais plutôt excrétés, le mouvement de la nourriture se faisait toujours dans la même direction, de l’avant vers l’arrière, ce qui permettrait éventuellement une spécialisation des diverses sections du tube, avec le découpage en gros morceaux au début et l’extraction plus raffinée vers la fin. On voit ici clairement la ligne de fond de l’évolution des animaux. L’éponge n’était qu’une cavité créée pour emprisonner de la nourriture, entourée de quelques cellules périphériques qui lui assuraient forme et protection. Avec les cnidaires, l’animal au complet était encore essentiellement constitué d’une cavité digestive, mais celle-ci était soutenue dans son travail par quelques sortes de cellules spécialisées qui remplissaient diverses fonctions. Avec les vers plats, la cavité digestive est devenue plus complexe, mais l’animal au complet restait entièrement bâti autour d’elle ; les cellules spécialisées se sont diversifiées et multipliées, mais elles restaient trop dépendantes des cellules digestives pour constituer de véritables systèmes fonctionnels. Enfin, avec les ancêtres des vers ronds, le tube digestif est devenu une entité en elle-même et le reste de l’animal a pu se développer de façon plus autonome. Le prochain virage s’est donc produit très peu de temps après l’apparition des premiers vers ronds, et c’était une innovation majeure dans l’arrangement des tissus situés entre le système digestif et la paroi extérieure. Grâce à ce changement de design, le système digestif en est venu à ne plus être collé directement à la surface extérieure du corps, devenant un ensemble à toutes fins utiles détaché, un peu comme une poche à l’intérieur d’une autre poche, ou comme une doublure amovible dans un manteau d’hiver. Cela a éventuellement permis à toutes sortes de structures internes spécialisées de voir le jour, comme notre petit intestin qui est replié sur lui-même de nombreuses fois ou l’estomac complexe des ruminants, deux innovations qui auraient été impossibles si la cavité digestive était restée collée à la peau, comme c’est le cas chez les vers plats. L’espace libre entre les deux poches est également devenu un milieu très propice à la formation de structures nouvelles, comme les muscles, le système nerveux, le système circulatoire, etc. Toutefois, cette «isolation» du système digestif du reste de l’animal présentait un problème majeur. Tant que toutes les cellules restaient proches de la cavité digestive, comme dans le cas des vers plats, elles pouvaient être alimentées par diffusion des aliments d’une cellule à l’autre ou par le transport de la nourriture sur de courtes distances grâce à des cellules spécialisées. Comme ce mode de partage direct n’était plus possible avec la nouvelle configuration, un système circulatoire primitif est apparu chez les premières formes de vers segmentés, dont les vers de terre sont les descendants actuels les plus connus. C’était un réseau de canaux qui entouraient le système digestif et distribuaient les produits 76
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de la digestion à toutes les autres cellules de l’organisme, supprimant du coup l’obligation d’avoir des sections du système digestif dans tous les recoins de l’animal. Grâce à cette innovation, les cellules spécialisées ont pu se développer aux endroits les plus efficaces, permettant à ces premiers vers segmentés et à leurs descendants de mettre au point de véritables systèmes spécialisés pour assurer chacune de leurs fonctions vitales.
Système circulatoire
Corde neurale
Système digestif
Schéma de la structure d’un ver segmenté
Le système circulatoire a également apporté une autre amélioration de taille. Les vers plats n’avaient d’autre choix que de rester plats parce qu’ils absorbaient l’oxygène par la peau, de telle sorte qu’aucune cellule ne pouvait être située très loin à l’intérieur de l’animal sous peine de manquer de ce déchet devenu indispensable. Avec le système circulatoire, mes ancêtres de cette lointaine époque distribuaient donc à la fois l’oxygène en provenance de l’extérieur et les aliments en provenance de l’intérieur, ce qui leur a donné la chance de devenir plus épais (au sens littéral). Autre facteur non négligeable, le système circulatoire servait également à transporter les principaux déchets, comme le gaz carbonique, permettant à l’animal d’évacuer rapidement ces sous-produits toxiques et augmentant d’autant son efficacité. Avec une bonne alimentation en oxygène et une bonne évacuation du gaz carbonique, mes ancêtres de cette époque se sont dotés d’un métabolisme beaucoup plus performant que celui dont ils avaient hérité de leurs ancêtres vers plats. La période du Cambrien a vraiment été très riche en rebondissements, et mes ancêtres n’avaient pas sitôt acquis le système circulatoire que deux améliorations majeures faisaient leur apparition: le cœur et les branchies. Les animaux qui ont développé ces deux organes sont les derniers ancêtres que je partage avec les mollusques (huîtres, moules, etc.), les crustacés (crevettes, homards, etc.) et les échinodermes (étoiles de mer, oursins, etc.). C’est donc à cette époque qu’est apparu le cœur, une espèce de renflement de la principale artère qui se contractait de façon périodique pour forcer le liquide à circuler dans tout le système. En outre, avec un système circulatoire de plus en plus efficace dans la distribution de nourriture et d’oxygène, il devenait nettement avantageux d’avoir un système plus performant que la peau pour obtenir l’oxygène. Notre sentier a donc connu un autre virage important quand mes ancêtres de ces mêmes générations ont acquis les branchies, organes qui leur permettaient d’extraire rapidement de plus grandes quantités d’oxygène en faisant circuler de l’eau au travers d’une espèce de labyrinthe où elle était mise en contact avec une multitude de petits vaisseaux sanguins. 77
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Quelque part parmi ces nombreux virages, notre sentier vers la complexité est passé par une fourche dont les deux branches semblaient presque identiques à leur point de départ. Entre les deux options, il n’y avait qu’une petite différence de design, et celle-ci aurait pu sembler plutôt insignifiante voilà un peu plus de 500 millions d’années. Pourtant, elle a évolué, jusqu’à devenir le premier critère de discrimination dans le monde animal : le clivage entre les vertébrés, ma famille, et les invertébrés, nos lointains cousins. Commençons par mentionner que la double corde nerveuse des vers plats avait été remplacée par une structure unique qui courait d’un bout à l’autre de l’animal et qui étendait ses ramifications à partir de cet axe central, essentiellement pour coordonner l’action des muscles. La bouche étant dorénavant située à l’avant, elle était devenue une des principales sources d’information à propos de l’environnement, et constituait la partie du corps dont le contrôle était le plus important. Pour ces raisons, le « centre de décision» se devait de rester proche de la bouche et, chez certaines espèces, ce qui sert de cerveau est un véritable anneau de cellules nerveuses situées tout autour de la bouche. Mais, à partir de cette bouche, il était tout aussi possible de faire passer la «tresse» principale (corde neurale) au-dessus du système digestif qu’au-dessous.
A Cerveau
Système nerveux Système digestif
B Notocorde Cerveau
Système nerveux
Système digestif
Comparaison du plan corporel des invertébrés (A) et des vertébrés (B)
On peut supposer que les ancêtres des invertébrés se sont retrouvés avec leur corde neurale en position ventrale parce que c’est ce qui était le plus sécuritaire pour eux. Comme à cette époque la vie de la plupart des pluricellulaires se passait en grande partie sur le sol, mais au fond de l’eau, il y avait plus de chances qu’une attaque provienne du haut que du dessous. Comme il était également certainement plus facile de survivre après avoir perdu une bouchée de muscles et d’intestins qu’après avoir perdu une bouchée du «nerf» principal, le système avec tresse neurale en dessous fut retenu par la sélection naturelle. Les plus lointains ancêtres connus des vertébrés se sont retrouvés pour leur part avec leur corde neurale en position dorsale, vraisemblablement parce que c’étaient des animaux qui nageaient la plupart du temps et qu’elle était ainsi mieux protégée des ennemis et des proies, qui restaient au fond de l’eau. 78
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Or, c’est à cette même époque que le ganglion céphalique a commencé à prendre de plus en plus d’importance comme centre de décision capable de contrôler adéquatement les mouvements du corps dans sa recherche de nourriture. La timide tentative de vision des vers plats se développa graduellement en de véritables yeux, et la boule de cellules nerveuses grossit sensiblement afin de pouvoir traiter adéquatement l’information que ces yeux, la bouche et les autres sources de renseignements fournissaient sur l’environnement. Le problème que les invertébrés ont rencontré, c’est qu’il fallait tout de même qu’ils aient leurs yeux sur le dessus de leur tête, de telle sorte que leur cerveau s’est développé au-dessus de leur bouche, tout comme ce fut le cas pour les vertébrés. Mais, comme leur tresse neurale restait sur le ventre, il lui fallait croiser le tube digestif au niveau de la gorge avant de pouvoir rejoindre le cerveau. Cela créait un véritable « engorgement », parce que la croissance du système nerveux entrait en compétition directe avec le bon fonctionnement du système digestif. Mes ancêtres n’avaient pas ce problème, car leur réseau nerveux principal n’avait pas besoin de croiser leur système digestif. Les véritables conséquences de Notocorde Corde nerveuse cette différence ne devinrent évidentes que plusieurs générations plus tard, à mesure que le besoin de se protéger contre les grands prédateurs s’est fait sentir. La peau qui servait de protection contre les Système circulatoire Système digestif bactéries et les unicellulaires n’empêchait pas nécessairement une Schéma de la structure d’un cordé méduse ou un ver plat de causer de sérieux dommages. Or, si presque tous les animaux simples que nous avons rencontrés jusqu’à présent avaient une capacité presque totale de se régénérer quand ils perdaient une partie de leur anatomie, ce n’était plus le cas avec les animaux plus complexes comme les cordés, ancêtres immédiats des vertébrés, d’où le besoin accru de protection. Avec leur corde neurale en position dorsale et en ligne droite avec le cerveau, mes ancêtres ont pu se contenter d’une protection minimale. Ils ont lentement acquis un simple «étui» de cartilages plutôt rigides qui en est venu à protéger leur corde neurale. De leur côté, les invertébrés ne pouvaient faire appel à une solution aussi simple à cause du croisement entre leur système nerveux et leur système digestif au niveau de la gorge. C’est en partie ce problème qui les força à se construire une carapace beaucoup plus importante. Il faut d’ailleurs avouer qu’à cette époque leur formule a semblé
Trilobite
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nettement supérieure, surtout avec l’apparition des trilobites, ancêtres des crustacés, qui ont longtemps été les rois incontestés de la vie marine. (D’autres invertébrés ont également eu cet avantage, beaucoup plus tard, quand les insectes ont conquis les terres émergées et les ont dominées un bon moment avant que mes ancêtres sortent de l’eau à leur tour.) Mais la carapace des invertébrés s’est révélée beaucoup moins avantageuse quand mes ancêtres sont devenus des champions de nage toutes catégories. Car, outre qu’elle avait la capacité de protéger la moelle épinière, la structure de cartilages offrait un support idéal pour ancrer une série de muscles segmentés bien organisés de part et d’autre du corps. Il était donc beaucoup plus facile de faire de bons nageurs avec mes ancêtres poissons, qui étaient clairement profilés pour se déplacer rapidement dans l’eau, qu’avec les ancêtres des homards et des crevettes, dont la forme est aussi peu aérodynamique que le module lunaire des missions Apollo. Avec une bonne musculature, un début d’ossature, un système digestif indépendant et spécialisé, un système circulatoire avec pompe centrale associée à des branchies, et l’ébauche d’un système nerveux complexe, mes ancêtres de cette époque disposaient de tout ce dont ils avaient besoin pour devenir les créatures de loin les plus rapides à être apparues jusqu’alors sur notre planète.
L’Arbre de la vie voilà à peu près 500 millions d’années En plus des bactéries, à gauche, et des eucaryotes, au centre, il y avait de nombreuses « familles» de plantes et d’animaux, sur les deux branches de droite. Mes ancêtres cordés de cette époque avaient déjà commencé le cheminement qui allait mener aux vertébrés.
ciliés
mé th c my k ba téries halo anogè inéto eug xom c t v é ert bacté nes plas léni y cya rie e es ries mi ns ent cètes no s G n d am ba ram on es c té oe s p u be rie éocytes s s ositiv lfure mi use es cro s spo rid prochlorophycées gia ies rdi thermotogales as flavobactéries bactéries pourprées ba
algues b
diatomées
bryophytes algues dorées
lycophytes ptéridiospermales
algues vertes mar cha attia mpi les g épo nons nge s
dinoflagellés
les nthula labyri xètes oomy s sporozoaire
myxomycètes à plasmides
runes
algues jaunes
s cnidaires te ga cténaires es h tono t in é arthropodes elm ch th a l p brachiopodes annélidés
échinodermes cordés
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hémicordés
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De plus, en n’ayant que cette armure légère autour de leur corde nerveuse, mes ancêtres avaient la possibilité de devenir beaucoup plus gros que les invertébrés, dont la croissance a presque toujours été fortement gênée par la présence de cette carapace extérieure encombrante. (À peu près les seuls invertébrés dont la taille dépasse celle d’un rat sont issus de la famille des pieuvres, et ils n’y sont arrivés qu’en abandonnant complètement leurs carapaces. D’ailleurs, ils restent pris avec le problème de l’engorgement.) Nous voici donc rendus au moment où les poissons font leur apparition sur notre sentier vers la complexité. Ceux-ci avaient reçu de leurs ancêtres cordés un système digestif complexe divisé en sections spécialisées, un système circulatoire bien ramifié doté d’un cœur primitif associé à une masse de branchies, une musculature symétrique et segmentée, et un système nerveux central constitué essentiellement de la moelle épinière et de ses ramifications, les nerfs, mais qui commençait déjà à se diviser en sections spécialisées avec l’apparition du cerveau proprement dit. Mais, dans un océan de plus en plus dominé par les crustacés, la nourriture avait tendance à devenir plus coriace afin de résister aux assauts de leurs pinces et de leurs bouches faites à partir de matériaux durs comme la chitine. La bouche musculaire en ventouse héritée des cordés s’est rapidement révélée insuffisante, de telle sorte que la sélection naturelle a amené les poissons à développer à leur tour des tissus fermes (cartilages, os ou dents) autour de leur bouche afin de lui donner de la rigidité et de la force.
Lamproie, descendante directe des tout
premiers poissons sans mâchoire De plus, comme les crustacés avaient mis au point des yeux qui leur donnaient une bien meilleure perception de leur environnement, les pressions de la sélection naturelle ont fait en sorte que les poissons fassent de même afin de combattre à armes égales. Tout comme les crustacés, ils ont alors développé leur cerveau de manière à pouvoir traiter rapidement l’information en provenance de la bouche et des yeux, et de l’interpréter de telle sorte que la moelle épinière soit en mesure de donner aux muscles des ordres clairs en temps voulu.
Avec la bouche, les yeux et le cerveau qui prenaient de plus en plus d’importance et qui étaient tous situés les uns près des autres, il y avait un avantage évolutif très clair pour les animaux dont l’anatomie offrait une protection supplémentaire à l’ensemble de la tête. Peu à peu, celle-ci a pris la forme d’une carapace de cartilage et d’os qui recouvrait tout l’avant de l’animal.
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La partie inférieure s’en est éventuellement détachée et mes ancêtres poissons se sont retrouvés avec une véritable mâchoire mobile en os. Mais, même avec cette protection locale au niveau de la tête, les poissons n’auraient pas pu survivre s’ils n’avaient pas été beaucoup plus rapides que leurs cousins Astraspis, poisson dont la tête crustacés, tellement plus robustes. Mes anétait recouverte d’une épaisse carapace osseuse. cêtres subissaient donc une forte pression évolutive pour développer un système musculaire encore plus performant que tout ce qui avait existé jusqu’alors. Les poissons primitifs ont ensuite acquis une série de côtes en cartilage et en os de part et d’autre de leur colonne vertébrale. Les côtes assuraient une certaine protection supplémentaire aux systèmes digestif et circulatoire, tout en servant de point d’appui additionnel aux muscles, assurant un surplus d’efficacité. Les poissons se sont aussi munis d’excroissances de la colonne vertébrale vers le haut et vers le bas à certains endroits stratégiques de leur corps. Cellesci en sont venues à servir de propulseur en ce qui concerne la queue et de gouvernail en ce qui concerne les autres nageoires dorsales et ventrales. Une autre véritable innovation en matière d’évolution concerne l’apparition chez certains poissons de quatre autres nageoires qui n’étaient pas de simples prolongements de la colonne vertébrale. Chacune d’entre elles était constituée d’un réseau de cartilage ou d’os complètement indépendant et mobile, recouvert de peau, et actionné par un système musculaire différent du réseau principal. Ces véritables «pagaies» étaient situées de part et d’autre de l’axe principal, deux grosses situées tout juste derrière la tête, et deux autres plus petites situées vers l’arrière du ventre. Elles permettaient à Nageoires l’animal d’avoir plus de dorsales (simple) Crâne osseux force et de vitesse, lorsque cela était requis, ou plus de précision, selon les circonstances. Avec Machoire mobile l’apparition de ces naNageoire Nageoire Nageoire geoires, le plan de base ventrale pelvienne (paire) pectorale (paire) des tétrapodes venait d’apparaître. Structures osseuses donnant aux poissons une protection et faisant d’eux des maîtres nageurs. Avec ces derniers ajouts, mes ancêtres de l’époque ressemblaient probablement à de petits requins, ces poissons primitifs qui règnent en maîtres presque incontestés des mers depuis plus de 400 millions d’années. Mais, contrairement aux requins et aux raies actuels, qui n’ont conservé que les parties cartilagineuses de leur squelette,
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mes ancêtres ont utilisé abondamment le calcium pour fortifier le leur et se constituer un véritable squelette en os. La partie la plus importante de ce squelette était évidemment le crâne, qui protégeait le cerveau et les organes de perception. Ceux-ci se sont fortement spécialisés et se sont diversifiés. Ainsi, en plus de la vision et de la perception chimique offerte par la bouche, les poissons se sont dotés d’oreilles, d’un organe olfactif précurseur du nez, et parfois même d’autres organes qui n’ont pas d’équivalent pour nous, comme les barbillons tactiles autour de la bouche des poissons-chats. Avec toutes ces sources d’information, le cerveau a connu une croissance rapide et il est devenu capable de reconstituer une véritable image mentale de l’environnement et d’orienter le comportement de l’animal en conséquence. Avec leur forme hydrodynamique, leurs muscles puissants et leur cerveau complexe, les poissons se sont imposés comme les maîtres de la vie aquatique. Les invertébrés ont tenté de rester dans la course à la vitesse avec l’apparition des ammonites, qui ont mené aux pieuvres et aux calmars, mais leur succès a été plutôt limité. Pourtant, pendant que la vitesse jouait un rôle central dans l’évolution de la majorité des poissons, ma petite famille à moi émergeait d’une branche très marginale dont le développement a été conditionné par un mode de vie bien différent. Loin de devenir des champions de natation, mes ancêtres ont plutôt acquis quatre nageoires charnues, avec de gros os et Poisson à nageoires charnues des muscles puissants qui leur permettaient de littéralement marcher au fond de l’eau, probablement dans des nappes d’eau peu profondes et densément recouvertes de végétation. Afin de donner plus de force à ces quatre nageoires, leurs os furent articulés directement à partir de la colonne vertébrale, de telle sorte qu’ils pouvaient supporter tout le poids du corps si le besoin s’en faisait sentir. Chaque nageoire fut de plus séparée en trois parties distinctes, avec des articulations et un système de muscles spécifiques à chaque partie. Ainsi, la nageoire n’était plus une simple pagaie, mais bien une véritable patte articulée et capable de divers mouvements. Cette innovation s’est révélée particulièrement utile pour mes lointains ancêtres qui vivaient dans certaines zones aux eaux peu profondes et soumises à des assèchements périoSchéma de la structure osseuse des poissons diques. Contrairement à leurs cousins qui ont commencé à sortir de l’eau.
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L’Arbre de la vie voilà à peu près 450 millions d’années Des familles de plantes et d’animaux de plus en plus « modernes » faisaient leur apparition, et mes ancêtres s’appelaient des «ostéolépiformes», ce qui veut dire qu’ils commençaient à avoir un véritable squelette en os. algues jaunes diatomées
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arthropodes brachiopodes annélidés hémicordés cordés ostéostracés
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bacté
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es èt yx es m èt yc oo om yx m ns nie glé eu s ide m s las te op cy ét éo k in
ciliés
algues brunes
algu es do ré e s rat tial e s fou gèr es bry op hyt es
myxomycètes à plasmides dinoflagellés
cyclostomes chondrichthyens paléopisciformes
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ostéolépiformes
actinisiens dipneustes
mieux équipés pour la nage, qui mouraient de suffocation lorsqu’ils étaient coincés dans des mares d’eau isolées, mes ancêtres pouvaient « marcher » d’une mare à l’autre. Cela leur donnait accès à une riche nourriture de plantes et d’invertébrés qui avaient déjà une longueur d’avance dans la colonisation de la terre ferme. Cette exploration d’un nouvel habitat les mettait de plus à l’abri de prédateurs plus agiles qu’eux, comme les requins et autres grands poissons carnivores. Mais cette nouvelle habitude de sortir de l’eau présentait un défi de taille, étant donné que les branchies étaient inutiles dans ce nouveau milieu. Sans la découverte d’une source alternative d’oxygène, les excursions des poissons sur la terre ferme seraient restées un phénomène marginal, et la grande famille des vertébrés terrestres n’aurait jamais vu le jour. La solution retenue par l’évolution est d’autant plus élégante qu’elle a exploité un autre organe rendu inutile par la vie terrestre. Cet organe, appelé « vessie natatoire », avait été formé par mes ancêtres poissons pour y enfermer de l’air afin de contrôler leur flottaison. Cette vessie ne leur servait plus sur la terre ferme, et elle était donc «disponible» pour évoluer vers d’autres fonctions. Chez certains poissons, la paroi de cette vessie contenait
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beaucoup de vaisseaux sanguins minuscules, et l’oxygène de l’air ambiant pouvait ainsi être transféré au système circulatoire. La recette étant efficace, la vessie natatoire a peu à peu été transformée en poumon, organe de captation d’oxygène bien supérieur aux branchies, car le pourcentage d’oxygène dans l’air est bien plus élevé que dans l’eau. Ainsi dotés de pattes et de poumons, mes ancêtres étaient devenus des amphibiens, aussi appelés «batraciens». Ils possédaient déjà un organisme très semblable au mien, un corps qui contient sensiblement les mêmes os et les mêmes organes que mon petit corps à moi. À partir d’ici, l’évolution dans ma famille se fera principalement par des modifications aux organes existants plutôt que par l’apparition de tout nouveaux organes. Notre sentier vers la complexité passera peu de temps aux abords de cette mare d’eau, car le passage de la vie marine à la vie terrestre ouvrait à mes ancêtres de cette époque de multiples niches écologiques tout à fait inédites. En effet, avant que les premiers poissons deviennent amphibiens, les terres émergées avaient déjà été colonisées par les plantes et les invertébrés (insectes, vers, etc.). Il y avait donc une immense quantité de nourriture qui attirait ma famille toujours plus profondément à l’intérieur de ces territoires nouveaux et inconnus. Un problème sérieux se présentait toutefois à ces batraciens aventureux. Même si leur organisme leur permettait de survivre en permanence hors de l’eau, les choses se compliquaient considérablement au moment de la reproduction. Les œufs de leurs ancêtres poissons et amphibiens étaient déposés dans l’eau et non pas sur la terre ferme. Mes ancêtres explorateurs de la terre ferme devaient donc soit retourner à l’eau pour pondre leurs œufs, soit mettre au point une nouvelle façon de produire des œufs qui puissent survivre ailleurs que dans l’eau. Ceux qui n’ont pas fait cette transition sont restés des amphibiens, tandis que mes ancêtres à moi sont devenus des reptiles. Bien qu’elle n’ait nécessité que peu d’ajustements anatomiques majeurs, cette transition est particulièrement importante parce que, à partir de ce moment, pour la première fois dans l’histoire de la vie, assurer sa descendance ne passait plus par la quantité, mais bien par la qualité. La plupart des plantes, des animaux invertébrés, des poissons et des amphibiens fabriquent leurs « œufs » par milliers, par millions et même par milliards dans certains cas. Or, comme l’équilibre écologique est à peu près maintenu d’une génération à l’autre, il est inévitable qu’en moyenne un seul de tous les rejetons produits au cours de la vie d’un érable, d’une mouche ou d’un saumon deviendra un jour capable de se reproduire à son tour. (En réalité, pour les espèces sexuées, il faut plutôt dire que pour chaque paire d’individus faisant partie d’une génération donnée, il y aura deux nouveaux individus pour prendre leur place à la génération suivante.) La stratégie appliquée par toutes ces créatures consiste donc à engendrer une multitude de rejetons, dans l’espoir qu’un ou deux d’entre eux soit un jour en mesure de transmettre les gènes de la famille à une génération de plus, et ce, 85
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malgré le fait que la très, très, très vaste majorité finit dans l’estomac d’un prédateur ou dans un autre endroit peu propice à sa survie. Les œufs produits dans de telles conditions ne pouvaient être que des «objets» relativement modestes, demandant un investissement minimal par unité, afin de pouvoir être produits en quantités industrielles. Autrement dit, la quantité était privilégiée aux dépens de la qualité. Profitant de l’eau, les invertébrés, les poissons et les amphibiens pouvaient se contenter de pondre des œufs ne contenant que très peu de nourriture. Ces œufs simples arrivaient rapidement à éclosion, et les larves qui en sortaient assuraient elles-mêmes leur croissance jusqu’à l’état adulte en puisant la nourriture dont elles avaient besoin dans le milieu ambiant. Par contre, la plupart d’entre elles servaient à leur tour de repas pour un autre animal. En pondant leurs œufs loin de l’eau, les reptiles les mettaient à l’abri des prédateurs, mais ils se privaient de cette source de nourriture, rendant le stade larvaire immensément plus compliqué. Évoluant vers une tout autre stratégie reproductive, ils en vinrent à produire des œufs beaucoup plus gros, qui contenaient assez de nourriture pour permettre au rejeton d’atteindre un développement suffisant pour assurer sa survie. De plus, comme l’œuf de reptile ne baignait plus dans l’eau, il était important qu’il soit à peu près étanche et qu’il contienne déjà toute l’eau dont l’embryon allait avoir besoin pour assurer sa croissance jusqu’à la naissance. Mais produire un gros œuf à coquille dure était une tâche beaucoup plus exigeante que fabriquer un petit œuf mou, et ce que les œufs des reptiles ont gagné en « qualité », ils l’ont perdu en quantité. Au lieu de fabriquer des multitudes de rejetons comme leurs ancêtres amphibiens et poissons, les reptiles en vinrent à n’en produire que quelques douzaines ou quelques centaines au cours de toute leur vie, investissant immensément plus d’énergie dans chacun afin d’augmenter sensiblement ses chances de survie. Dans ces conditions, chaque petit représentait un investissement beaucoup plus grand, tendance qui allait se poursuivre et culminer avec les grands mammifères, dont les humains. Car il faut bien dire que mes ancêtres ne sont pas demeurés des reptiles bien longtemps. Peu de temps après qu’ils se sont définitivement émancipés du milieu aquatique, le sentier vers la complexité les a entraînés dans une toute nouvelle aventure, qui les a amenés à également s’affranchir de leur dépendance envers la chaleur du Soleil. C’est qu’il y avait en effet une autre différence majeure entre la vie dans l’eau et celle sur la terre ferme: la température. Dans l’eau, la température est plutôt stable, ne changeant à peu près pas du jour à la nuit, et à peine un peu au fil des saisons. Un animal accoutumé à une région précise peut donc se fier que la température restera tout au long de sa vie à l’intérieur d’une fourchette acceptable pour son métabolisme. L’air, par contre, change beaucoup de température selon les saisons et peut même connaître des variations sensibles entre le jour et la nuit. En conséquence, la plupart des reptiles sont inactifs la nuit, 86
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victimes d’une espèce de torpeur dont ils ne sortent qu’après avoir été réchauffés au matin par les rayons du Soleil. Mes ancêtres de cette époque, appelés «reptiles mammaliens», ont éliminé cette dépendance grâce à un tout nouveau métabolisme qui utilisait une partie de la nourriture pour garder leur température interne à un degré permettant de fonctionner de façon moins dépendante de la température extérieure. Par cette innovation, ils pouvaient vivre même la nuit, ce qui leur donnait un très net avantage sur leurs cousins à sang froid. En conséquence, pendant les dizaines de millions Vue en coupe d’un mammifère primitif d’années qui ont suivi, mes ancêtres et leurs Lobe optique autres cousins mammaliens ont été les maîtres Hémisphère Cervelet sur la terre ferme, occupant le haut de la cérébral plupart des chaînes alimentaires, dominant A nettement leurs cousins plus primitifs à sang froid, les vrais reptiles et les amphibiens. Bulbe rachidien Cette suprématie a été brusquement interrompue à la fin du Permien, alors qu’une catastrophe planétaire a éliminé une part substantielle de toutes les espèces animales et végétales. On n’en connaît pas la nature, mais il semble qu’elle a très fortement favorisé les reptiles à sang froid au détriment de mes ancêtres à sang chaud. Les dinosaures, descendants des reptiles à sang froid, ont alors assuré leur suprématie sur mes ancêtres mammaliens, obligés dès lors à ne vivre que la nuit. C’est donc dans un sous-bois obscur que nous retrouvons les mammifères primitifs en bordure de notre sentier vers la complexité. Mentionnons d’entrée de jeu que la vie nocturne a eu plusieurs bénéfices à long terme pour notre lignée. Comme ils devaient trouver leurs proies dans le noir, mes ancêtres avaient un avantage évolutif certain à mieux voir, mieux entendre et mieux sentir leur environnement. Des organes d’une grande sensibilité sont ainsi apparus, ce qui a nécessité un cerveau encore plus volumineux et hautement perfectionné. Les câblages plutôt simples du cerveau hérité des reptiles ont apparemment
Hémisphère cérébral
Lobe optique Cervelet
B
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C
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Bulbe rachidien
Le développement du cerveau, des poissons (A) aux reptiles (B), puis aux mammifères (C). Les parties primitives demeurent, mais de nouvelles structures, comme le cortex, se développent littéralement «au-dessus» des vieux organes et connaissent une croissance phénoménale chez les mammifères. (Adapté de K. Arms et P.S. Camp, Biologie générale, 1993, Éditions Études Vivantes, Québec, p. 786.)
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L’Arbre de la vie voilà à peu près 350 millions d’années Les vertébrés étaient sortis de l’eau et, par la suite, les reptiles s’étaient séparés de leurs ancêtres amphibiens. Les reptiles avaient ensuite évolué et divergé en plusieurs grandes familles, dont les synapsides, qui allaient bientôt engendrer les reptiles mammaliens.
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été insuffisants pour traiter adéquatement la grande quantité de nouvelles informations en provenance de leurs sens, et un second cerveau, appelé «cortex», s’est formé par-dessus l’ancien cerveau reptilien. Ainsi, ces tout premiers mammifères se retrouvèrent avec deux centres d’interprétation distincts, dont le plus récent répondait essentiellement aux besoins de traiter de l’information et de donner à l’animal une image de plus en plus précise et complexe de l’environnement au sein duquel il se trouvait. Cela voulait dire que, contrairement à l’ancien cerveau reptilien, dont la fonction première était de contrôler le corps, ce nouveau cerveau n’était pas entièrement orienté sur l’action. Cela lui a permis de développer une plus grande capacité d’abstraction, c’est-à-dire la possibilité de concevoir des images mentales sans que celles-ci soient automatiquement transformées en actions. La porte était ainsi ouverte pour l’apparition d’animaux dont le comportement ne serait plus strictement instinctif.
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RELATIONS D’ENFANCE (Entre –350 et –6 millions d’années) Contrairement à presque tous les animaux qui les avaient précédés, mes ancêtres mammifères et nos cousins oiseaux auraient perdu leurs petits s’ils avaient eu le réflexe de pondre leurs œufs et de disparaître avant la naissance de leur progéniture, comme le font les saumons du Pacifique de façon tellement dramatique en se laissant mourir dans le plan d’eau où ils viennent de déposer leurs œufs fécondés. Pour assurer leur descendance, les animaux à sang chaud devaient au contraire protéger leurs petits des variations de température, et ce, au moins jusqu’à leur naissance. C’est ce que font les oiseaux en couvant leurs œufs jusqu’à l’éclosion. C’est également ce que font les mammifères en gardant l’embryon dans l’utérus de la femelle, plusieurs mois si nécessaire, jusqu’à ce que le petit ait atteint un état de développement comparable à celui qu’il aurait s’il devait sortir de son œuf pour commencer sa vraie vie. Cette innovation a littéralement bouleversé les règles du jeu de la sélection naturelle et elle a permis l’apparition de plusieurs choses interdites auparavant. Prenons l’exemple d’une petite tortue qui sort de sa coquille sur une plage des îles du Sud. Sa mère l’a pondue dans le sable des semaines auparavant et est repartie mener sa vie de tortue adulte dans l’océan. Comme les tortues pondent aux mêmes endroits depuis des millénaires, sinon depuis des millions d’années, l’éclosion de leurs œufs est attendue impatiemment par toutes sortes d’autres animaux, comme les oiseaux et les crabes, qui raffolent de la chair tendre des petites tortues naissantes. À cause de cela, quand la petite tortue émerge de son œuf et de son trou dans le sable, elle doit déjà avoir toutes les capacités physiques et intellectuelles dont elle aura besoin pour survivre, car la vie ne lui offre aucune période d’apprentissage ou de développement postnatal. Il n’y a aucune chance de survie et de reproduction pour la petite tortue qui ne naît pas avec un corps en parfait état de marche, un système nerveux déjà capable de le faire fonctionner, ainsi qu’avec un cerveau en mesure de se faire une idée juste de l’environnement et de prendre les bonnes décisions selon les circonstances. Maintenant, imaginons un gène « défectueux » qui donnerait à une petite tortue une musculature plus forte, mais qui fasse aussi en sorte qu’elle ait besoin d’une heure ou deux d’apprentissage avant de bien maîtriser ses pattes. Cette petite tortue serait peut-être un jour devenue une championne de nage toutes catégories, mais elle sera tout de même incapable de courir le jour de sa naissance et elle finira dans l’estomac d’un prédateur. Cette réalité est le lot de la plupart des invertébrés, des poissons et des reptiles, alors que les choses sont bien différentes pour les oiseaux et les mammifères. Le fait d’avoir toujours au moins un des parents présent jusqu’à la naissance a en effet permis à nos deux familles de mettre au monde des petits qui ont la chance de survivre jusqu’à l’âge adulte même s’ils sont incapables de prendre
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soin d’eux-mêmes tout de suite, des rejetons qui sont souvent même incapables de contrôler leur propre corps de façon adéquate pour plusieurs heures, jours, semaines ou même plusieurs mois. Cela est tellement vrai que les mammifères en sont venus à mettre au monde des petits dotés d’un système digestif incapable de se nourrir avec quoi que ce soit d’autre que du lait! Mais, plus encore qu’au niveau physique, c’est au niveau intellectuel qu’il faut voir l’impact véritable des portes ouvertes par les Les petits mammifères doivent téter obligations parentales imposées par le sang leur mère car ils ne peuvent digérer que du lait. chaud. Puisqu’ils pouvaient se permettre de venir au monde alors qu’ils n’avaient pas encore la capacité de prendre soin d’eux-mêmes, la plupart des oiseaux et des mammifères en sont venus à naître avec un cerveau qui restait en grande partie «non programmé», un cerveau dont les principaux circuits contrôlant le comportement instinctif n’étaient pas encore au point. En raison de ce phénomène, l’enfance est devenue beaucoup plus qu’une simple période au cours de laquelle le corps finissait de grandir. C’était aussi, et peut-être surtout, une période au cours de laquelle le petit animal pouvait « apprendre ». Il commençait donc par apprendre comment maîtriser son corps et, par la suite, il devait apprendre comment se comporter, de quoi avoir peur, où chercher sa nourriture, comment trouver un partenaire sexuel, etc. Cette période d’éducation a permis une souplesse mentale bien plus grande que ce qu’on retrouvait chez les animaux dont tous les comportements étaient déjà inscrits sous forme d’instincts dans les connexions nerveuses présentes à leur naissance dans leur cerveau et leur moelle épinière. Cette période d’apprentissage appelée «enfance» a donc facilité grandement une augmentation importante de l’intelligence, comme on peut le voir chez les oiseaux et chez nous, les mammifères, qui sommes beaucoup plus intelligents que nos cousins reptiles, poissons ou invertébrés. Cette « plasticité » du cerveau des animaux à sang chaud a été illustrée de façon magistrale et amusante par les expériences que le zoologiste autrichien Konrad Lorenz a menées sur les oies. Celui-ci a réussi à montrer qu’au moment de leur naissance, le cerveau des petites oies ne contient aucune image mentale de ce qu’est une oie, et qu’elles doivent acquérir cette image appelée «empreinte» au cours des heures qui suivent. Comme la plupart des oies grandissent en présence de leur mère, elles acquièrent la bonne image et tout va bien. En mettant un autre objet à la place de la mère au bon moment, Lorenz a constaté que pour les jeunes oies il était aussi facile de développer un attachement avec une image «non oie» qu’avec une image «oie», montrant ainsi que l’image «oie» n’était pas imprimée à la naissance. Comme les comportements sexuels des oies 90
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L’Arbre de la vie voilà à peu près 150 millions d’années À cette époque, les dinosaures régnaient sur notre planète et mes ancêtres n’étaient encore que des mammifères primitifs. s s erte ale es v ad algu les cyc prè s es res ale oré gè atti es sd fou mar ue xèt alg my oo s ée tom es dia es run sb un s ja algue
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semblent pour leur part instinctifs plutôt que le fruit de l’apprentissage, Lorenz s’est retrouvé avec des oies adultes qui faisaient des parades nuptiales vis-à-vis de l’empreinte (homme, chaise, etc.) qu’il leur avait donnée parce qu’elles étaient incapables de reconnaître leurs vraies congénères comme des partenaires sexuels potentiels. De plus, comme l’enfance se passait très souvent en présence d’autres petits de la même portée, elle est devenue un excellent laboratoire de socialisation. Pendant plusieurs jours, mois ou années, le petit mammifère était en contact avec ses congénères et s’en faisait une image mentale associée à des situations de jeu et de plaisir. C’est notamment pour cette raison que les oiseaux et les mammifères en sont venus à manifester beaucoup plus de comportements sociaux qu’à peu près toutes les autres espèces animales. Grâce à ces nouvelles réalités, les animaux à sang chaud ont eu l’occasion de faire l’expérience du prochain «objet» important sur notre sentier: la famille. 91
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Depuis que nous avons quitté le monde des coraux, notre parcours nous a amenés à rencontrer des animaux aux organismes de plus en plus complexes, mais nous n’avons que peu parlé des relations que ceux-ci entretenaient avec leurs congénères. C’est parce qu’en fait, à quelques exceptions près, il semble que la plupart des animaux autres que les mammifères et les oiseaux n’ont pas un cerveau assez développé L’enfance est une période de jeu pour la plupart des mammifères. leur permettant d’entrer en relation les uns avec les autres de façon à vraiment constituer des structures réunissant plusieurs organismes. Il y a quelques exceptions dans plusieurs lignées, comme les abeilles, les requins ou les crocodiles du Nil, qui ont une certaine vie familiale, mais il s’agit justement d’exceptions et, dans la plupart des cas, ce sont des espèces qui partagent plusieurs des caractéristiques des animaux à sang chaud, comme les soins aux petits, des formes de communication entre individus, le travail mis en commun, etc. Chez la plupart des mammifères, ces caractéristiques revêtent une grande importance, et si chez certaines espèces la cellule familiale est dissoute aussitôt que les petits sont en mesure de prendre soin d’eux-mêmes, chez d’autres espèces, la famille dure de génération en génération sans discontinuité. C’est ce qu’on peut observer, par exemple, chez les éléphants, dont les femelles constituent des groupes qui peuvent rester stables depuis leur naissance jusqu’à leur mort, bien que les individus aient presque tous été remplacés entre-temps. À ce titre, une famille d’éléphants femelles constitue un « objet » en soi, une réalité qui a une certaine existence au-delà de celle des individus qui la composent. Notre sentier a pris un autre virage radical lorsqu’un météorite de la taille d’une montagne a frappé la Terre, débalançant les équilibres climatiques et entraînant l’extinction d’une part substantielle des espèces occupant la planète à l’époque. Cette extinction massive a entraîné notamment la disparition des dinosaures, ces impressionnantes créatures à propos desquelles il y aurait tant à dire, mais que nous devons ignorer puisqu’elles ne font pas partie de ma famille. Rejoignons donc mes ancêtres, juste après cette catastrophe, alors que toutes sortes de niches écologiques ont été libérées. Débarrassés de leurs prédateurs dinosaures, ces mammifères primitifs ont pu engendrer une grande quantité de descendants et, en conséquence, une variabilité encore plus grande qu’en temps « normal ». Les mutations ont pu exercer leur effet diversificateur sur ces nombreux rejetons et, comme il y avait de multiples milieux nouvellement disponibles, les descendants des mammifères primitifs ont été sélectionnés de génération en génération pour leur capacité à survivre dans diverses conditions. 92
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Des familles de plus en plus différentes les unes des autres sont donc apparues en réponse aux nouvelles pressions environnementales qui s’exerçaient sur elles. Du point de vue anatomique, ces diverses familles de mammifères ont toutes gardé à peu près le même plan de base, de telle sorte qu’à ce niveau il y a relativement peu de différences entre une chauve-souris, un lion, une vache et une baleine. Mais même si le plan de base restait le même, de nombreux ajustements se sont produits, donnant à chaque lignée la possibilité d’être mieux adaptée à son nouvel environnement, de l’occuper et de s’y perfectionner afin de l’exploiter de mieux en mieux. Ainsi, les chauves-souris ont acquis des os plus légers, les lions des mâchoires plus fortes, les vaches des estomacs plus complexes et les baleines des poumons plus volumineux. Ces évolutions divergentes ont été particulièrement marquées au niveau des pattes, comme on le voit avec les ailes des chauves-souris, les griffes des félins, les sabots des ruminants et les naQuatre adaptations très différentes d’un même dessin de base: geoires des baleines, qui sont véritablement chauve-souris, cheval, chat et baleine quatre variations sur le même thème. HU
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Mais, encore une fois, ma famille n’a pas participé à cette course à l’innovation. Alors que nos cousins adaptaient ainsi le plan de base hérité des mammifères primitifs, mes ancêtres, qui étaient à l’époque semblables aux prosimiens actuels (lémurs, tarsiers, etc.), continuaient à mener le mode de vie qu’ils menaient du temps des dinosaures. Comme ils continuaient à vivre le plus souvent la nuit, dans la forêt, à la recherche d’insectes, ils n’étaient l’objet d’aucune pression évolutive pour se débarrasser de la patte primitive à cinq doigts qu’ils avaient héritée des reptiles, et qui restait toujours très utile pour circuler dans les arbres. C’est cet archaïsme qui allait leur permettre de profiter au maximum d’un tout nouveau phénomène, l’apparition des arbres à fruits. (Ce nouveau virage sur notre sentier illustre une fois de plus comment notre histoire repose souvent sur des inversions de logique qui provoquent des situations particulièrement fertiles en ce qui regarde la progression vers la complexité.) Comme nous l’avons vu, mes ancêtres ont toujours mangé des végétaux ou des animaux qui mangeaient des végétaux, et ce, depuis que les premiers eucaryotes primitifs ont mis au point la membrane qui leur permettait d’avaler des algues bleues et autres bactéries. Comme il s’agit d’un acte de prédation, on peut supposer que les végétaux font ce qu’ils peuvent contre cette agression, d’où l’apparition de mécanismes de défense comme l’écorce, les épines, la sève toxique, etc. L’apparition des arbres fruitiers représente pourtant exactement la démarche inverse. En fabriquant des fruits, ces arbres investissent beaucoup d’énergie à 93
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produire des objets dont la seule fonction semble être de nourrir les animaux. Cela peut sembler étrange à première vue, mais, comme tout le reste, si cette stratégie a émergé de l’évolution, c’est parce qu’elle est efficace. À quoi servent donc les fruits ? À leur façon, les fruits font le même travail que les samares qui tombent en virevoltant des érables au printemps: ils servent à transporter Plesiadapis, primate primitif la graine loin de la plante mère. Bien sûr, les bananes sont moins aérodynamiques que les samares et elles ont donc recours à une trajectoire plus compliquée. Le principe est simplement qu’en fournissant de la nourriture à l’animal, l’arbre l’amène à manger ses graines qui sont situées au centre du fruit. Comme il est à peu près impossible de digérer les graines, certaines d’entre elles survivent au passage dans le tube digestif de l’animal et ressortent quelques heures ou quelques jours plus tard, loin de l’arbre qui les a fabriquées, et elles sont déposées au sol au milieu d’un tas d’excréments, environnement idéal pour leur germination. Déjà habitués à chasser les insectes dans les branches des arbres, mes ancêtres prosimiens étaient les mieux placés, avec les oiseaux, pour profiter de cette nouvelle occasion qui s’offrait à eux. Afin de pouvoir se déplacer encore plus facilement, ils ont peu à peu perdu leurs griffes au profit de pattes dotées d’un pouce opposable, qui leur permettaient de prendre les branches à pleine main au lieu de devoir y planter leurs griffes, comme le faisaient leurs ancêtres et comme le font toujours de nombreux rongeurs. Une fois cette transformation réalisée, mes ancêtres ont peu à peu abandonné leur vie nocturne, car il n’y avait que peu de prédateurs capables de les suivre dans les hauteurs de la forêt. En adoptant un mode de vie diurne, ils ont perdu leurs grands yeux de primates primitifs et ont acquis une silhouette qui nous est plus familière, celle des singes. Grâce à ce mode de vie qui se déroulait essentiellement dans les arbres, mes ancêtres de cette époque se sont graduellement dotés d’yeux capables non seulement de voir en couleurs afin de distinguer les fruits au travers de la végétation, mais aussi d’yeux capables d’évaluer la distance, atout absolument essentiel pour sauter rapidement de branche en branche lorsque le besoin s’en faisait sentir. Avec une vision tellement améliorée, il leur était désormais possible de se faire une représentation mentale de leur environnement en couleurs et en trois dimensions. Il va de soi que leur cortex s’est développé d’autant, la sélection naturelle favorisant les populations et les individus munis de cerveaux capables de mieux traiter cette nouvelle information et de mieux l’intégrer aux schémas mentaux hérités de leurs ancêtres.
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C’est donc en partie en raison de ce mode de vie privilégié que les primates en sont venus à posséder des cerveaux de plus en plus gros, jusqu’à devenir la famille animale qui consacre le plus gros pourcentage de son poids à son système nerveux. Or, un plus gros cerveau signifiait un passage plus difficile entre les hanches de la mère au moment de la naissance, de telle sorte que les petits primates en sont venus à naître encore moins préparés pour la vie que ne le sont la moyenne des mammifères. Cela veut dire que ceux-ci naissaient avec un cerveau encore moins bien programmé, que l’instinct jouait un rôle encore moins grand dans leur vie, qu’ils devaient apprendre encore plus de choses, que leur enfance s’allongeait et qu’ils devenaient encore plus sociables de génération en génération.
L’Arbre de la vie voilà à peu près 50 millions d’années Les dinosaures avaient disparu et mes ancêtres étaient devenus des primates. La vie n’a plus tellement changé depuis cette date et cet arbre représente donc l’essentiel de ce qu’on trouve encore de nos jours sur notre jolie petite planète bleue. cycadales ginkgos
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cyanobactéries
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carnivores rongeurs
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insectivores chauves-souris
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Après avoir passé quelques dizaines de millions d’années dans les arbres, notre sentier vers la complexité est redescendu au sol voilà une vingtaine de millions d’années, quand les grands singes sans queue ont fait leur apparition. Pour des raisons qui ne sont pas encore éclaircies, mes ancêtres de cette époque ont grossi considérablement par rapport à leurs ancêtres singes, ce qui signifiait qu’ils ne pouvaient plus avoir accès aux hautes branches des arbres, mais aussi qu’ils étaient en meilleure posture pour se défendre contre les prédateurs qui rôdaient au niveau du sol. La principale conséquence de ce changement d’habitat semble avoir été une tendance à relever la colonne vertébrale, qui a pris une position à 45° plutôt que parallèle au sol, comme chez la très vaste majorité des vertébrés. La perte de la queue est peut-être liée aux mêmes circonstances, car ma famille est également un des très rares groupes de vertébrés à ne pas avoir conservé cet appendice hérité des poissons, et il est possible que son absence ait joué un rôle dans le passage final à la position verticale. Le changement d’angle de la colonne vertébrale a aussi eu une influence sur le bassin, qui se retrouvait de plus en plus souvent à porter la quasi-totalité du poids de l’animal. Pour ce faire, il était donc avantageux de développer un bassin plus fort, ce qui par contre nuisait encore plus au passage de la tête du bébé à l’accouchement. Si c’est surtout avec les australopithèques qu’on verra tout l’impact de ce changement, déjà chez les derniers ancêtres que nous partageons avec les chimpanzés et les gorilles, les bébés sont venus au monde de moins en moins «achevés», ayant besoin d’une période d’enfance de plus en plus longue et développant des comportements sociaux de plus en plus complexes. L’enfance était aussi une période de jeu, c’est-à-dire une période où le petit animal pouvait «essayer» divers comportements sans que cela porte à conséquence. Il y a donc lieu de croire que, comme les chimpanzés adultes actuels, mes ancêtres de cette époque gardaient des comportements qui seraient vus comme puérils chez d’autres espèces, comme courir pour le simple plaisir, faire des culbutes, se chatouiller, s’embrasser, se donner de grandes tapes dans le dos, etc. On suppose qu’ils avaient beaucoup de contacts physiques comme les caresses et l’élimination mutuelle des parasites vivant dans leur fourrure, ainsi que plusieurs autres formes de communication comme les Même adultes, les chimpanzés cris et les gesticulations, ainsi que les regards, aiment jouer. mimiques et autres expressions faciales. De plus, avec des mains, des yeux et un cerveau de plus en plus développés, ainsi que beaucoup de temps pour apprendre comment s’en servir, mes ancêtres grands singes ont pu explorer toutes sortes de nouvelles façons d’utiliser leurs 96
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mains. C’est probablement ce qui leur a permis de découvrir, de fabriquer et d’utiliser certains «outils» pour se faciliter la vie. On trouve encore les traces de ces découvertes chez nos cousins chimpanzés qui savent utiliser des pierres ou des branches pour casser des noix, se servir de brindilles pour attraper des termites et utiliser des feuilles pour se confectionner des sortes d’éponges afin de boire ou faire leur toilette. Enfin, le sens de la famille a grandement augmenté à mesure que mes ancêtres sont passés de prosimiens à primates et à grands singes sans queue, comme on peut encore l’observer chez nos cousins chimpanzés et gorilles. Ils sont parmi les créatures les plus sociables de tout le règne animal, entre autres raisons parce qu’ils ont une très longue enfance au cours de laquelle ils ont la chance d’apprendre les nombreux comportements interpersonnels transmis par nos ancêtres communs.
TROISIÈME SEGMENT : L’INTELLIGENT OUTILS ET SOCIÉTÉS (Entre –6 millions d’années et 6 000 ans av. J.-C.) Notre sentier vers la complexité quitte maintenant la forêt qui l’abritait depuis que les mammifères primitifs s’y étaient réfugiés du temps des dinosaures. Il nous entraîne dans un nouveau milieu, celui des hautes herbes de la savane africaine. On considère généralement que notre lignée s’est séparée de celles des autres grands singes à partir du moment où nos ancêtres ont opté définitivement Vers la savane pour la posture verticale. Ce changement est probablement survenu au moment où les forêts disparaissaient en Afrique orientale, mais il n’est pas clair s’il s’est produit un peu avant ou un peu après. Quoi qu’il en soit, il est évident que la posture verticale présentait de très nets avantages pour se déplacer dans les hautes herbes de la savane. En plus d’une meilleure vision à distance grâce à leurs yeux qui étaient plus loin du sol, mes ancêtres australopithèques présentaient une silhouette beaucoup plus discrète aux yeux des grands félins prédateurs. La posture verticale permettait également de réduire la surface corporelle exposée aux rayons cruels du Soleil Redressement de la colonne vertébrale de midi. Cependant, en éloignant leur tête du sol, mes ancêtres de cette époque rompaient avec une tradition qui remontait au moins jusqu’aux poissons, sinon 97
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plus loin encore. Avec sa bouche-ported’entrée-vers-l’estomac et ses organes de perception, la tête avait toujours été le fer de lance de l’animal, son principal moyen de prédation et souvent son meilleur outil de défense. En enlevant à la tête sa position d’avant-garde, les australopithèques ont ouvert la porte à une forte diminution de la mâchoire. Or, comme les muscles de la mâchoire étaient attachés au crâne, leur effacement progressif a en quelque sorte libéré la boîte crânienne, qui pouvait ainsi mieux accommoder la croissance du cerveau et surtout l’expansion de sa composante la plus récente, le néo-cortex.
Récession de la mâchoire et augmentation de la boîte crânienne
Par contre, la posture pleinement verticale mettait encore plus de pression sur les os du bassin, qui devaient désormais porter le poids de presque tout l’animal en permanence. Ces modifications avaient tendance à resserrer encore plus le passage par lequel les bébés devaient passer à la naissance, et donc à diminuer encore plus la taille de leur tête et de leur cerveau. Le compromis entre ces deux tendances contradictoires fut double: d’abord, l’enfant vint au monde de plus en plus tôt durant la gestation, au point que, sur plusieurs points anatomiques majeurs, un être humain est essentiellement un avorton de chimpanzé né avant terme; ensuite, comme un enfant tellement prématuré ne pouvait pas terminer adéquatement la préparation de son cerveau et de son système nerveux, le petit humain est un des rares animaux dont le système nerveux continue son développement jusqu’à une quinzaine d’années après qu’il a commencé à respirer. Ces circonstances exceptionnelles ont été encore plus importantes du fait que les australopithèques étaient particulièrement mal équipés pour survivre dans la savane. Ils n’y trouvaient ni fruits ni noix, et les petits animaux y étaient beaucoup moins nombreux que dans la forêt. Les deux choses abondantes dans ce nouveau milieu étaient des herbes, que leurs estomacs étaient essentiellement incapables de digérer, et de grands ruminants qu’ils étaient à peu près incapables de tuer. Et même si, par miracle, il leur arrivait de tomber sur un animal mort avant leurs compétiteurs, ils n’avaient ni crocs ni griffes pour déchirer le cuir et atteindre rapidement la viande avant que l’odeur du sang ne rameute tous les prédateurs et charognards du secteur. Il est probable que, très souvent, nos ancêtres australopithèques n’avaient accès à la carcasse qu’après que celle-ci ait été nettoyée tour à tour par les lions, les hyènes et les vautours, alors qu’il ne restait plus guère que les os. C’est ainsi, croit-on, que mes lointains ancêtres se sont retrouvés dans l’obligation de trouver une façon de casser les gros os durs qui avaient résisté aux crocs des hyènes et 98
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aux coups de becs de vautours. Pour y arriver, ils ont utilisé la bonne vieille recette que leurs ancêtres avaient mise au point pour casser les noix: mettre l’objet en question sur une surface dure et cogner dessus avec une pierre jusqu’à ce qu’il éclate. Cela leur permettait d’avoir accès à la riche moelle, et peut-être même parfois à la cervelle d’une bête à la tête particulièrement dure. Joli décor pour la naissance de l’humanité… Mes ancêtres ont dû peu à peu comprendre que les pierres pointues avaient un meilleur Briser des os. pouvoir de pénétration que les autres, et on peut aisément imaginer que, pendant des centaines de milliers d’années, les pierres qui étaient à la fois pointues et très dures ont été précieusement gardées et transmises de génération en génération. En apprenant à mieux maîtriser les muscles de leurs mains et de leurs bras, ces dernières générations préhumaines ont pu découvrir divers usages aux pierres pointues ou coupantes, notamment pour creuser la terre afin d’en extraire les tubercules et pour séparer plus rapidement la viande des carcasses quand ils avaient la chance de trouver une bête morte avant les autres charognards. Cette accumulation de connaissances au sujet des pierres a éventuellement mené certains de mes ancêtres à se rendre compte qu’il était possible de rendre une pierre encore plus pointue en la frappant contre d’autres pierres. Ce travail de leurs mains a grandement accru leur dextérité, mais aussi, et surtout, la coordination entre leurs yeux, leur cerveau et leurs mains. (On imagine sans peine qu’il a dû y avoir de nombreux pouces écrasés au cours des millions d’années qu’a duré cet apprentissage.)
Tailler des pierres.
Par ailleurs, on sait que les chimpanzés ont un cerveau capable d’apprendre des centaines de mots du langage gestuel. Il est donc probable que mes ancêtres australopithèques, proches cousins des ancêtres des chimpanzés, ont peu à peu développé des moyens de communiquer efficacement entre eux. De plus, l’enseignement de l’art de fabriquer et d’utiliser les pierres a dû créer un besoin de plus en plus fort de communication efficace afin que les techniques puissent être transmises correctement d’une génération à l’autre. Le langage s’est probablement aussi développé en partie parce que les outils ont aidé mes ancêtres à devenir des chasseurs. En effet, malgré l’apparition de 99
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pierres pointues, la chasse dans la savane restait un travail de groupe, ce qui suppose qu’il y avait un avantage évolutif signifiant pour les bandes dont les individus pouvaient communiquer assez bien. Cela leur permettait de mieux coordonner leurs activités, non seulement pendant la chasse elle-même, mais avant même qu’elle commence, par la préparation de stratégies de plus en plus poussées. Ce nouvel élément a certainement contribué lui aussi à renforcer le cycle de la socialisation. Ainsi, on peut supposer que les premiers humains ont peu à peu instauré un type de rapports entre eux qui a fini par dépasser largement les quelques structures hiérarchiques qu’on trouve chez les grands singes. Les postures symboliques de soumission, de menace ou d’affection, qu’on observe chez de nombreux mammifères, ont dû évoluer vers des formes de plus en plus raffinées pour exprimer les émotions, unissant la posture, les expressions faciales et les sons en un registre qui aura graduellement gagné en précision et en diversité, jusqu’à ce que communiquer des émotions ou des intentions d’action devienne une activité relativement facile. Enfin, il y a lieu de croire que le sens de la famille a joué un rôle important dans le fait que nos ancêtres ont pu survivre dans les dures conditions de la savane et donner naissance à l’animal humain. On sait que le partage de nourriture se produit occasionnellement au sein des familles de grands singes et qu’il est parfois utilisé de façon très « sociale », comme pour cimenter une alliance, signifier la soumission ou même acheter des faveurs sexuelles. Il semble que, dans la savane, la rareté de la nourriture aurait rendu ce partage absolument indispensable, de telle sorte que les seules lignées qui ont survécu ont été celles dont les mâles étaient prêts à partager le maigre produit de leur chasse avec leur femelle et leurs petits. Cette pression évolutive aurait grandement aidé à consolider la cellule familiale de base monogame, avec un seul mâle et une seule femelle qui restent ensemble plusieurs années afin de pouvoir élever leurs jeunes jusqu’à la maturité. L’outil de pierre taillée, symbole par excellence du passage de l’animal à l’humain, n’était pas seulement le fruit des efforts d’un individu, mais bien l’« incarnation momentanée » d’un concept et d’une technique hérités des générations passées. On peut donc faire un parallèle entre l’outil et l’organe qui est l’«incarnation momentanée» d’une recette génétique propre à chaque espèce. Tout comme l’organe, l’outil s’est amélioré lentement de génération en génération, essentiellement par un processus d’essais multiples et de sélection des meilleurs résultats. Les outils de pierre sont le symbole de la vie en société, comme l’organe est le symbole de la vie commune des cellules au sein d’organismes. À partir de ce point sur notre sentier, c’est la société qui devient une structure active à fabriquer du soi-même, d’abord sous forme d’individus partageant la même culture, et ensuite sous la forme d’objets de plus en plus variés.
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Avec la vie sociale et le langage à leur disposition pour accumuler les connaissances, les humains sont d’abord devenus les meilleurs prédateurs de la planète, capables d’abattre jusqu’aux majestueux mammouths qui n’avaient jamais servi de proie à aucun fauve. Les impressionnantes scènes de chasse peintes sur les parois rocheuses de certaines grottes témoignent d’ailleurs de l’état de communion intime de mes ancêtres de cette époque avec leurs proies. Toutefois, alors même que les humains atteignaient le sommet de leur puissance et de leur art en tant que chasseurs, la même accumulation de connaissances leur a permis de se libérer des aléas de la cueillette et de la chasse en devenant éleveurs et agriPeintures rupestres culteurs. Par ailleurs, tout au long de la Préhistoire, à mesure que mes ancêtres se socialisaient, les bandes composées de quelques douzaines d’individus qu’ils constituaient au début sont devenues de plus en plus importantes. Elles ont pris la forme de familles élargies, incluant des centaines de parents, avant d’éventuellement se transformer en véritables clans répartis sur tout un territoire. Quand ils ont délaissé la chasse au profit de l’agriculture, les clans en sont venus à inclure dans le réseau des cousins de plus en plus lointains, vivant dans le même village ou encore dans les villages voisins. La cellule familiale restait au cœur de la vie sociale, mais elle s’intégrait désormais dans des communautés dont les membres n’étaient pas nécessairement tous des cousins proches, mais qui partageaient des choses devenues peut-être tout aussi importantes que les gènes, comme la langue, la religion, les émotions, la façon de s’habiller, les préférences alimentaires, etc. N’étant plus dépendants des migrations d’animaux pour bien manger, les humains ont pu s’installer près des terres les plus propices à l’élevage et à l’agriculture. Cet enracinement des communautés humaines à une terre particulière les a amenées à former des groupes de plus en plus grands, la structure familiale héritée des grands singes étant peu à peu élargie. Toujours grâce à l’accumulation de connaissances, l’agriculture est devenue de plus en plus productive et les humains pouvaient se nourrir en investissant moins de temps et d’énergie qu’en chassant. Ce surplus de productivité a amené du « temps libre » qui a permis à quelques individus d’acquérir des habiletés (fabriquer de meilleurs outils, mieux préparer les aliments, bâtir de meilleurs abris, découvrir de nouveaux tissus, etc.). Par un processus semblable à la spécialisation des cellules, certains humains se sont spécialisés, ce qui a rendu la société plus efficace et permis encore plus de spécialisation, etc.
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Dans ce nouveau contexte, la survie des individus n’était plus le simple fruit des efforts de chacun, mais bien de ceux de toute la communauté, et même de toute la culture à laquelle ils appartenaient. En effet, la vie de village permettait non seulement une meilleure protection contre les prédateurs animaux et humains, mais encore elle facilitait une certaine mise en commun des ressources qui permettait d’assurer un minimum vital à chaque famille, sauf lorsque tout le village était frappé par la famine. La vie de village permettait aussi d’entreprendre des travaux d’aménagement qui auraient été impensables pour les familles individuelles, comme creuser des puits collectifs, assécher des marais, irriguer des terres stériles, etc. Cela supposait également que chaque famille acceptait un certain nombre de règles qui déterminaient un partage plus ou moins équitable des efforts et des bénéfices. Enfin, si les familles de cette époque étaient en mesure de produire autant de nourriture, c’est parce que leur communauté leur avait communiqué une foule de connaissances essentielles à propos de la terre, des plantes et des animaux. Ces connaissances n’étaient pas encore codifiées en livres, mais elles n’en étaient pas moins transmises de génération en génération dans les façons de faire, les outils utilisés, les semences préférées et même parfois dans des légendes et des récits mythiques. Les individus de cette époque n’étaient déjà plus seulement un ensemble de particules réunies en atomes, eux-mêmes organisés en molécules, lesquelles sont structurées en macromolécules qui forment des cellules, qui sont assemblées en organisme ; mes ancêtres de la fin de la Préhistoire devenaient eux-mêmes les unités de «structures» supérieures comme la famille et le village, parfois même le clan ou la nation. Je crois qu’on peut établir plusieurs parallèles entre ces premières vraies sociétés humaines et les premiers vrais animaux pluricellulaires : les éponges. Tout d’abord, il y a une similitude entre les circonstances qui ont amené les cellules à s’unir en organismes et celles qui ont entraîné les bandes d’humains à s’unir en villages. Les ancêtres immédiats des éponges étaient des créatures unicellulaires qui se déplaçaient constamment à la recherche de leur nourriture, mode de vie qu’elles ont abandonné pour se fixer en colonies afin de mieux exploiter les ressources en nourriture de leur environnement. De façon semblable, quoique beaucoup plus consciente, les ancêtres immédiats des villages étaient des bandes de nomades qui se sont établies en colonies pour mieux exploiter les ressources en nourriture de leur environnement. La stratégie des éponges a été efficace et celles-ci ont proliféré, comme la stratégie des villages a été efficace et leurs populations ont rapidement explosé. Il y a également une grande ressemblance dans le fait que les cellules des éponges ne sont presque pas spécialisées, ce qui veut dire que chacune d’entre elles est encore capable d’effectuer la plupart des tâches nécessaires à sa survie
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et, donc, que la plupart d’entre elles pourraient presque vivre de façon autonome si le besoin s’en faisait sentir. De la même façon, les familles qui se sont réunies pour former les premiers villages étaient constituées d’individus peu spécialisés, capables de répondre eux-mêmes à l’ensemble de leurs besoins, de telle sorte que chacun d’entre eux, ou tout au moins chaque famille, aurait pu survivre sans le village si le besoin s’en était fait sentir. En définitive, les deux situations se ressemblent parce que les premiers organismes pluricellulaires ont ouvert la porte à la spécialisation des cellules, tout comme les communautés humaines à l’aube de la civilisation ont préparé le terrain à la spécialisation des individus et des familles. C’est ainsi que sont apparus les premiers artisans de la poterie, de la céramique, du tissage de fibres et de la confection de vêtements, du travail du métal, etc.
DU VILLAGE À L’EMPIRE MONDIAL (Entre 6 000 ans av. J.-C. et 1850) À partir du moment où les humains se sont sédentarisés, ils ont commencé à vivre en groupes de plus en plus grands, ce qui les a amenés à se donner des structures sociales beaucoup plus importantes. Notre sentier vers la complexité nous dirige maintenant dans une des vallées fertiles du Moyen-Orient où nous retrouvons un village d’humains installés sur des terres riches en bordure d’un grand fleuve. Certaines familles gardaient des chèvres, tandis que d’autres faisaient pousser du blé, et parfois elles échangeaient entre elles leurs surplus de farine, de lait ou de laine. Grâce à ces excédents alimentaires, leur société avait les moyens de répondre aux besoins de quelques familles qui avaient eu la chance de délaisser les travaux agricoles au profit d’activités artisanales. Or, toute personne ou toute famille dont l’activité principale n’était pas de produire ses propres aliments devenait automatiquement un rouage dans une structure sociale. Tout comme la cellule au sein d’un organisme pluricellulaire, cette famille n’assurait plus sa survie de façon indépendante, mais bien comme un élément d’une structure plus importante. Tout comme les organismes ont évolué pour passer de simples colonies de cellules à des « objets » en soi, les sociétés ont évolué pour passer de simples groupements d’individus et de familles pour devenir de plus en plus des réalités qui avaient leur propre dynamique, obéissant à des facteurs qui dépassaient les règles régissant leurs parties constituantes. La présence des artisans augmentait grandement l’efficacité et la qualité de vie de toute la communauté, qui pouvait ainsi prospérer de génération en génération. Cette présence exerçait également un attrait pour les autres communautés de la vallée, de sorte que le petit village grossissait sans cesse, pouvait 103
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faire vivre encore plus d’artisans, ce qui améliorait encore plus l’efficacité collective, etc. Les échanges se sont ensuite étendus entre les villages, souvent par l’entremise de familles ayant des parents dans les deux régions. Même les nomades des forêts pouvaient échanger du poisson, du gibier et des peaux contre des tissus, du blé ou de la poterie provenant de la vallée. C’était le début du commerce. Les villages situés sur les voies de communication ont profité de ce premier boom économique de l’histoire et certains d’entre eux ont pu se transformer en petites villes dominant leur secteur. Dans les régions rurales, les clans sont demeurés la principale structure politique, militaire et commerciale, et ce jusqu’au XXIe siècle dans certains pays comme l’Afghanistan. Mais là où la civilisation urbaine s’installait, un tissu social beaucoup plus complexe se développait. Il comprenait certes encore de nombreux liens familiaux, mais à ceux-ci venaient se superposer toutes sortes d’autres relations entre individus, familles et clans. En ville, le voisin n’étant plus nécessairement un cousin, on ne pouvait donc plus faire appel au chef de clan pour régler une dispute de clôture ; des structures sociales plus complexes sont donc apparues pour régir les relations et faire régner la paix entre voisins. Contrairement à la famille paysanne qui produisait elle-même sa nourriture et achetait quelques produits seulement, le plus souvent à de proches parents, la famille citadine devait se procurer une part beaucoup plus importante de sa nourriture auprès de purs étrangers. Alors que la plupart des habitants des zones rurales vivaient et travaillaient en contact constant avec d’autres membres de leur clan, les habitants des villes travaillaient souvent avec des étrangers dont la famille venait d’un autre village, d’un autre clan, voire d’un autre royaume. En conséquence, des systèmes de collecte et de distribution des vivres et autres produits sont apparus, entraînant l’invention de la monnaie ainsi que des poids et mesures contrôlés par le roi. Cette régionalisation et l’apparition des villes ont permis l’émergence de cultures encore plus riches, de modes de vie toujours plus confortables et de structures sociales de plus en plus complexes. À mesure que la productivité de ces sociétés augmentait, elles pouvaient se permettre de dégager de plus en plus de personnes des tâches strictement liées à la production de nourriture, et la quantité de personnes exerçant des métiers non agricoles se multiplia rapidement, autant en quantité qu’en variété. Cette spécialisation permettait d’explorer encore plus de nouvelles techniques, qui amélioraient toujours plus la productivité, etc. Cela a permis l’émergence des plus grands cadeaux de l’Antiquité à l’humanité, soit l’écriture, les arts, les sciences, les techniques de construction, de navigation, etc. On pourrait comparer cette étape dans le développement des sociétés à celle des vers plats dans l’évolution animale. On se souviendra que le ver plat reste essentiellement un simple système digestif entouré de quelques outils d’appoint. 104
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Par contre, il est déjà plus complexe que le polype de corail, car ses cellules spécialisées (nerfs, muscles, etc.) ont commencé à former des systèmes. Dans le même ordre d’idées, les sociétés de la fin de la Préhistoire étaient encore essentiellement des « machines sociales » à produire de la nourriture, et seulement une infime minorité de leur population pouvait se consacrer à d’autres tâches. Ces quelques individus ont tout de même joué un rôle similaire à celui des premières cellules spécialisées qui se sont groupées en systèmes, ce qui a permis une véritable prise en charge communautaire de la plupart des besoins de chaque cellule. De la même façon, les premières familles à délaisser la production agricole ont peu à peu tissé des réseaux commerciaux et politiques qui ont graduellement pris en charge la plupart des besoins des autres familles en ce qui regarde la protection contre les prédateurs, la planification à long terme, l’accumulation des connaissances, la répartition des surplus, etc. C’est l’apparition de ces divers «organes» sociaux qui a permis l’émergence de la civilisation. Un peu avant l’émergence des grandes civilisations de l’Antiquité, les premières grandes villes sont apparues sur les rives du Nil et de quelques grands fleuves d’Asie. Ces villes étaient généralement dotées d’un gouvernement stable basé sur la famille régnante. On y trouvait souvent une armée de métier et des fortifications, de nombreuses entreprises familiales, ainsi que des réseaux de distribution pour la nourriture et les autres produits essentiels. La production de nourriture occupait encore la vaste majorité de la population de la région, mais cette production était dorénavant bien encadrée, les surplus étant utilisés pour nourrir les populations croissantes des villes qui pouvaient ainsi se consacrer à toutes sortes d’autres activités. Ces villes n’étaient plus seulement la place de marché pour les villages des alentours ; elles étaient devenues des chefs de file de régions comprenant quelques autres villes de moindre importance et parfois des centaines de villages. Elles avaient également commencé à établir des liens commerciaux avec des régions plus éloignées, ce qui a souvent entraîné l’enrichissement mutuel, mais aussi parfois des conflits d’intérêts qui dégénéraient à l’occasion en conflits armés entre deux puissances régionales. Ce type de communauté humaine pourrait être comparé au degré d’organisation atteint par les animaux comme les vers de terre, qui disposent d’un système digestif bien organisé et bien localisé, ce qui les a obligés à développer un système circulatoire pour distribuer la nourriture aux autres cellules. Le surplus d’efficacité engendré par cette meilleure organisation de l’espace leur a permis de développer une musculature plus efficace et un système nerveux central plein de promesses. De la même façon, les sociétés humaines de l’Antiquité étaient des «objets» bien intégrés, et le bien-être de chacun était déjà dépendant des services rendus par tous les autres systèmes sociaux. Tout le monde dépendait des communautés 105
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agricoles pour leur nourriture, mais celles-ci dépendaient également des autres membres de la société qui assuraient leur protection, leur offraient la justice, leur construisaient des temples, confectionnaient des vêtements et fabriquaient des outils, prévoyaient les crues du fleuve pour mieux planifier les labours et les semailles, etc. La société était devenue une entité en soi, avec sa dynamique propre qui transcendait celles des villages et des familles, et qui était dorénavant plus qu’une simple extension de la fonction alimentaire. Au milieu de l’Antiquité, entre 3 000 et 1 000 ans avant l’ère chrétienne, certaines villes étaient devenues de grandes capitales. En plus d’une famille royale, elles contenaient toute une aristocratie ainsi que des dizaines de milliers d’autres humains répartis entre plusieurs douzaines de spécialisations du travail: on était boucher, boulanger, maçon, menuisier, soldat, employé d’entrepôt, débardeur, prêtre, teinturier, artisan, artiste, etc. Leurs souverains organisaient de grands travaux d’irrigation et de contrôle des crues, ce qui rendait la production d’aliments encore plus facile. C’est également à cette époque que sont apparues les premières grandes œuvres architecturales comme les pyramides, ainsi que des institutions qui ont été à l’origine de structures sociales comme les compagnies et les ministères. Ces institutions ont connu une évolution qui présente beaucoup de similitudes avec la façon dont les organes se sont développés chez les animaux. Dans les
MITANNI Khursabad Shubat Enlil (Sour Shamouken)
Karkemish
Ninive Nimroud (Kalhou) Assour
Nouzi (Gasour)
Jarmo Ecbatane
ASSYRIE
SYRIE Euphrate Mari
Samarra
Behistoun Eshnounna (Tell Asmar)
AKKAD Djemdet Nasr Sippar BABYLONIE Tigre Babylone Barsippa Nippour Oumma Lagash Isin SUMER Ourouk Our Larsa
ÉLAM Suse
Ancien rivage
Éridou MÉSOPOTAMIE ANCIENNE
CHALDÉE Golfe Persique
Beaucoup des premiers villages, des premières villes, des premiers royaumes, et des premiers «empires» sont apparus près du Tigre et de l’Euphrate entre –10 000 et –2 000. 106
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deux cas, cela commence avec quelques cellules ou quelques individus qui se spécialisent dans une tâche particulière : quelque chose comme fabriquer des défenses dans le cas des cellules, ou fabriquer des sandales, pour ce qui est des humains. Comme ces quelques cellules ou individus exécutent cette tâche mieux que la moyenne des autres membres de leur communauté, cela libère les autres de cette obligation, ce qui leur permet en retour de mieux se concentrer sur leur propre tâche. Lorsque le nouveau produit ou service procure une meilleure qualité de vie à l’organisme ou à la société, la recette est retenue et exploitée au meilleur des circonstances. Puisque les produits sont de plus en plus demandés, le nombre d’individus-cellules assignés à cette tâche particulière augmente régulièrement. En multipliant ainsi les spécialistes, la société (ou l’organisme) leur donne la chance d’explorer leur spécialité, et parfois même celle de faire des essais qui mènent à la découverte de nouvelles façons de faire les choses. Ainsi, quand une nouvelle recette de fabrication plus efficace est trouvée, l’efficacité de l’atelier (ou de l’organe) s’en trouve améliorée, ce qui bénéficie à la fois aux individus (aux cellules) qui le constituent et à la société (ou à l’organisme) dont il fait partie. Ce processus, qui a mené à l’apparition des premières structures gouvernementales et des premières entreprises commerciales, ressemble donc beaucoup à ce qui est arrivé lorsque mes ancêtres sont passés de vers à cordés. Chez les vers, les divers systèmes existent, mais ils ne constituent pas encore des organes bien définis. C’est pourquoi on peut couper un ver de terre en deux ou trois morceaux qui vont continuer à vivre pendant un certain temps parce que chaque segment contient essentiellement les mêmes éléments musculaires, nerveux et digestifs que tous les autres segments. Avec les cordés, par contre, on voit l’apparition de véritables organes, comme le cerveau et le cœur, qui centralisent une fonction bien précise qui était auparavant assumée par toutes les cellules du système. Tout comme l’apparition des cordés a marqué un virage majeur en faveur des organes, étape indispensable pour la naissance de l’intelligence, les premiers grands ensembles politiques ont permis l’émergence de structures spécialisées complexes comme l’armée, le clergé ou les commerçants, qui ont constitué durant l’Antiquité la figure de proue de ce qu’il est convenu d’appeler la «civilisation». Vers la fin de l’Antiquité, certaines capitales impériales dirigeaient de véritables mégastructures qui dominaient de nombreux peuples aux cultures différentes. Elles détournaient une partie des richesses des colonies au profit de l’élite de la capitale qui en profitait pour développer des modes de vie raffinés et des cultures d’une grande élégance. Les structures sociales internes de ces empires étaient nombreuses, bien définies et bien établies, comme l’aristocratie, les noblesses locales, l’armée, l’administration publique, les grands propriétaires terriens, les organisations ouvrières, la caste sacerdotale, etc. 107
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Du Big Bang au Village planétaire Mer du Nord
Bretagne
Belgique
Mer Caspienne
Lugdunaise Germanie
Océan Atlantique
GAULE
Rétie Norique
Aquitaine
Dacie
Pannonie
Mer Noire
Narbonnaise Alpes Lusitanie
Tarraconaise ESPAGNE
Italie
Mésie
Illyrie
Arménie Thrace
Corse
Cappadoce
Îles Baléares
Assyrie
Sardaigne
Macédoine
Asie
Galatie
Mésapotamie
Épire
Bétique
Achale
Sicile
Cilicie Syrie
Pamphilie Tingitane MAURITANIE
Chypre
Césarienne
Crète
Mer Méditerranée
Judée Afrique Cyrénaïque
Arabie Égypte
Vers l’an 200, l’Empire romain était une structure réunissant plusieurs dizaines de peuples vivant sur trois continents.
En plus de ces structures essentiellement humaines, les grands empires de l’Antiquité se sont donné des infrastructures matérielles à grande échelle, comme des aqueducs, des réseaux routiers, des canaux d’irrigation et de navigation, des lignes maritimes débarrassées des pirates, des fortifications géantes comme la Grande Muraille de Chine, des bâtiments administratifs, des ouvrages militaires, etc. C’est aussi à cette époque que sont apparus de nombreux outils de nature moins tangible mais tout aussi essentiels à la réussite d’un empire, comme des codes de lois, des institutions politiques, des écoles, des connaissances mathématiques et astronomiques, une tradition théâtrale, etc. Avec l’émergence de ces structures humaines, matérielles et intellectuelles, l’Empire romain avait instauré la plupart des principales institutions qui allaient être essentielles à l’édification des sociétés complexes. Ces institutions ont certes été améliorées au fil des siècles, parfois au point d’être méconnaissables, mais elles continuent à gérer une grande partie de la vie en société de nos jours. (On peut penser ici à des institutions comme le Sénat et la Bourse, aux codes de lois élaborés par Jules César et même à la grammaire latine, qui a eu une influence considérable sur plusieurs langues européennes.) Le degré d’évolution des sociétés à l’époque des grands empires de l’Antiquité peut donc être comparé au stade des poissons dans l’histoire de mes ancêtres animaux. En effet, bien que les poissons ne nous ressemblent pas tellement en apparence, ce sont quand même eux qui ont à peu près achevé le développement des organes essentiels qui allaient constituer tous les vertébrés. À ce titre, presque 108
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toute notre évolution biologique depuis cette époque est principalement constituée de variations sur le thème de base que les poissons nous ont légué en héritage, tout comme une bonne partie de notre évolution sociale depuis l’Antiquité a consisté à développer des variations sur les lignes de fond héritées des civilisations classiques. Au cours des siècles qui ont suivi, la formule impériale a continué de s’imposer dans certaines régions, comme l’Empire byzantin, les califats musulmans, les empires des Mongols et les empires érigés en Chine par des Chinois, des Mongols et des Mandchous. Mais le problème, avec les empires, c’est que, comme le veut le dicton, «tous les chemins mènent à Rome». En d’autres termes, à peu près toutes les structures qui se créent au sein d’un de ces empires sont organisées en fonction des besoins et des désirs des élites de la capitale, et souvent au détriment du développement des peuples soumis. C’est pourquoi les invasions barbares qui ont libéré l’Europe de l’Ouest du joug romain ne devraient pas être vues seulement comme un recul de la civilisation, mais aussi comme une occasion qui a été offerte aux peuples de la côte atlantique de mettre en pratique les leçons apprises de l’Empire pour se donner de véritables structures sociales locales. Ces peuples ont repris à leur compte les acquis de la civilisation qui leur avait été imposée et s’en sont servis pour se construire un tissu social très riche à l’échelle locale et des identités nationales fortes. Les échanges commerciaux locaux se sont multipliés, de telle sorte que même les paysans avaient des meubles, des outils, des ustensiles, des vêtements, bref de nombreux objets fabriqués par d’autres, souvent même dans des villes lointaines. Même s’il n’y avait pas nécessairement de quoi être très fier des élites de cette époque, qui manquaient généralement de raffinement, le peuple était fort et même les classes les plus humbles connaissaient un niveau de vie bien supérieur à celui des couches populaires durant les meilleures années de l’Empire romain. Malgré quelques tentatives impériales de courte durée, comme celles de Charlemagne, de Charles Quint et de Napoléon, les peuples de l’Europe de l’Ouest se sont surtout activés à bâtir des États nationaux forts autour d’une langue commune, une culture commune, une aristocratie commune, etc. Ils ont multiplié les échanges, non pas tellement sur des territoires de plus en plus grands, mais bien à l’intérieur de chaque village, de chaque région et de chaque province. Ainsi, bien qu’il ait été une période d’obscurantisme pour les élites, le Moyen Âge a constitué une période de grand développement économique pour les peuples d’Europe de l’Ouest. Le tissu social est devenu de plus en plus dense, avec une multiplication rapide de toutes sortes d’institutions locales, régionales et nationales. Les classes sociales se sont multipliées et la famille régnante a dû laisser aller de plus en plus de ses pouvoirs entre les mains d’une multitude d’intervenants de toutes sortes, comme la petite noblesse locale, mais aussi les commerçants, les corporations d’artisans, 109
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les ordres religieux, les intellectuels, etc. Ce phénomène fit que, contrairement à ce qui se passa ailleurs, les membres des élites d’Europe de l’Ouest ne furent pas les seuls à bénéficier des progrès techniques considérables qui attendaient l’humanité à la fin du Moyen Âge et au cours de la Renaissance.
Calais
Bruxelles Lille
EMPIRE
Rhin
Amiens Rouen Beauvais Soissons
Sein Paris e
Brest Duché de Bretagne Rennes
Strasbourg Nancy
Orléans
Mulhouse
Loire Nantes
Dijon CANTONS SUISSES
Bourges
La Rochelle
Charolais Limoges
Rhône
Lyon Bordeaux
Ga ron
ne
Bayonne ROYAUME DE NAVARRE ROYAUME DE CASTILLE
Principauté d’Orange Toulouse Montpelier
DUCHÉ DE SAVOIE
COMTATVENAISSIN Avignon Marseille
COMTÉ DE NICE Nice Bastia
Perpignan ANDORRE ROYAUME D’ARAGON
Ajaccio
Vers 1650, l’unification de la France était presque achevée.
Les quatre peuples de l’Atlantique (Portugais, Espagnols, Français et Anglais) se sont rapidement donné des structures nationales unifiées, d’abord par des royaumes forts aux frontières relativement bien définies, ensuite par une intégration sociale et commerciale encore plus grande, ce qui a permis encore plus d’efficacité, donc encore plus de prospérité, etc. Avec la Renaissance, ces structures nationales ont servi d’armature pour l’élaboration d’États-nations. Des bourgeoisies de plus en plus importantes et des classes populaires urbaines de mieux en mieux éduquées après l’apparition de l’imprimerie ont fait en sorte que l’appartenance à la nation est devenue beaucoup plus que la simple allégeance à un souverain. Des institutions comme l’armée, la justice, les douanes, etc., mises en place par les aristocraties pour 110
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gérer leur pays, ont adopté une vie propre, indépendantes du roi. Le pays est devenu de moins en moins la propriété privée de son souverain, et de plus en plus une communauté d’humains ayant des droits et dont le souverain n’était plus que le protecteur. On peut établir un certain parallèle entre cette période d’élaboration des États-nations et l’étape qui a été franchie par nos ancêtres amphibiens qui ont utilisé les organes mis au point par les poissons et ont modifié ceux qui étaient nécessaires pour vivre hors de l’eau. En adaptant les recettes de poissons dans un tout nouvel environnement, les amphibiens ont relancé l’évolution vers des sommets insoupçonnés du temps de la vie aquatique. De la même façon, le passage des empires de l’Antiquité aux nations de la Renaissance a consisté à adapter des structures bien organisées à de nouveaux contextes et à leur donner de nouvelles utilités. Cela a mené à des sociétés plus vigoureuses, capables d’explorer de nouveaux territoires. Notre sentier vers la complexité quitte cette Europe occidentale à la Renaissance et nous fait embarquer sur un grand voilier. Comme les quatre peuples de l’Atlantique ne pouvaient pas, ou ne voulaient plus, se soumettre les uns les autres, ils ont choisi de poursuivre leur croissance aux dépens des peuples vivant sur les autres continents. La course aux empires coloniaux était lancée. Au cours des quelques siècles qui ont suivi, ces quatre peuples se sont littéralement partagé la Terre, érigeant des structures intercontinentales qui ont culminé avec l’Empire britannique qui s’étendait véritablement à l’ensemble de la planète. Les structures sociales riches d’Europe ont donc été imposées à plusieurs autres peuples, qui étaient à nouveau traités comme l’étaient les peuples conquis à l’Antiquité. L’armée, l’administration publique et le commerce connurent un essor phénoménal, ce qui amena les classes moyennes des métropoles à s’enrichir, à s’éduquer et à jouer un rôle encore plus important dans la société. Les fourrures d’Amérique du Nord, l’or des Incas, les soieries de Chine, les diamants d’Afrique du Sud, toutes les richesses de la planète étaient pillées afin que les élites et les peuples d’Europe de l’Ouest se donnent le mode de vie le plus évolué jamais atteint par l’humanité. Le commerce a connu une augmentation fulgurante, les épices et autres produits de l’Orient n’ayant plus à traverser la périlleuse route de la soie au travers des déserts et des montagnes de l’Asie centrale. Les importations des Amériques firent fureur à la grandeur de l’Europe, avec la tomate, le chocolat et le tabac, qui devinrent des produits de consommation courante. Une autre plante native des Amériques, la pomme de terre, devint tellement populaire que quelques générations plus tard elle était presque la seule source d’alimentation pour les classes populaires en Irlande. Des familles pionnières « civilisaient » les grands espaces « primitifs » d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie, se bâtissant un mode de vie très enviable, généralement aux dépens des populations locales. Bien que le phénomène n’en 111
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fût qu’à ses débuts, il faisait tout de même partie d’une économie mondialisée qui permettait aux colons de profiter des biens fabriqués dans les capitales en échange de matières premières obtenues à des prix dérisoires dans les colonies. Ce processus s’est poursuivi plus de 400 ans, au cours desquels les métropoles européennes ont étendu leurs filets à la grandeur de la planète. Il a atteint son âge d’or au cours de la première moitié du XXe siècle, alors que l’Empire britannique était devenu une véritable structure mondiale, avec des possessions dans chacun des 24 fuseaux horaires et sous toutes les latitudes, depuis la terre d’Ellesmere, au pôle Nord, jusqu’à la terre de Graham, au pôle Sud. Bien que l’Empire britannique ait été l’un des moins sanguinaires de l’histoire, ses institutions incluaient tout de même une tradition militaire implacable lorsqu’on s’opposait à ses intérêts commerciaux, comme cela fut amplement démontré lors des guerres de l’Opium en Chine et de la guerre des Boers en Afrique du Sud. Mais ce mouvement vers la complexité sociale portait en lui-même le germe de sa propre destruction. En effet, plus les métropoles s’enrichissaient, plus leurs classes populaires devenaient riches, instruites et conscientes de leur propre rôle dans la société ainsi que du pouvoir qui en découlait. Ces sociétés riches ont donc acquis des traditions de droits individuels et des principes démocratiques qui ont mené à la monarchie constitutionnelle en Angleterre de même qu’à la révolution aux États-Unis et en France. De plus, pendant qu’ils détournaient les richesses de leurs colonies au profit de la métropole, les colonisateurs transmettaient tout de même, bien que souvent à leur corps défendant, une partie de leur richesse intellectuelle aux peuples opprimés. Or, parmi les plus grandes richesses jamais créées par l’intellect humain, il y avait l’idée que les structures sociales étaient au service du peuple, et non l’inverse, comme cela fut le cas de façon quasi universelle depuis l’Antiquité jusqu’à la révolution américaine. Bien que le célèbre « We the people… » n’incluait ni les Noirs, ni les Amérindiens, ni les femmes, ni même beaucoup d’hommes blancs pauvres, il entrouvrait une porte que les élites ne pourraient plus jamais refermer. Ces principes entraient souvent en conflit avec la pensée impérialiste et ils en vinrent à miner les fondements mêmes des empires coloniaux. Mais, avant cela, il fallait une confrontation finale entre les thèses impérialistes et les idées démocratiques. Cette confrontation a duré de 1914 à 1945 et a entraîné une portion importante de la population de la planète dans deux conflagrations mondiales. Elle a atteint son zénith en 1942, pendant la Deuxième Guerre mondiale alors que les empires nazi et japonais atteignaient leur étendue maximum après une série presque ininterrompue de victoires sur tous les fronts. Au cours de cet été fatidique, presque toutes les terres et tous les océans de la planète, ainsi que plus des trois quarts de sa population, étaient
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sous l’autorité de seulement six administrations impériales situées à Berlin, Tokyo, Londres, Washington, Moscou et Chungking (capitale provisoire de la Chine pendant l’invasion japonaise). Cette période qui a vu la domination des impérialistes européens sur le reste de la planète me fait penser à l’époque des dinosaures. Comme ceux-ci, les métropoles européennes étaient le produit «naturel» des lois de la compétition et de la sélection des plus efficaces. De plus, comme plusieurs dinosaures, elles avaient perfectionné la prédation comme mode privilégié de progression vers la complexité. Cependant, tout comme ce fut le cas pour les dinosaures, la formule impérialiste ne pouvait être efficace que pendant un temps, et elle était appelée à être remplacée un jour par une formule plus prometteuse…
LES TEMPS MODERNES (De 1850 à l’an 2000) Le grand virage a commencé avec la révolution industrielle. L’imprimerie ayant grandement facilité la circulation des idées en Europe, les empires coloniaux ont entrepris l’éducation d’un nombre croissant d’hommes, et parfois même de femmes, des classes moyennes. Cela a eu un effet quasi immédiat sur l’accumulation du savoir, et toutes les sciences se sont mises à faire d’énormes bonds en avant. En ce sens, la science moderne n’est pas la somme des connaissances découvertes par une série d’individus, mais bien un produit de société, un phénomène qui ne serait jamais survenu si l’Europe n’avait pas élaboré les réseaux permettant de relier ces individus et de leur permettre de s’enrichir intellectuellement les uns les autres comme cela n’avait jamais été possible auparavant. Ces découvertes scientifiques ont rapidement été mises au service de la production de biens de toutes sortes, entraînant le sursaut de productivité le plus important depuis l’invention de l’agriculture à la fin de la Préhistoire. La révolution industrielle a catapulté l’humanité en cinquième vitesse. Avec la mécanisation de l’agriculture, le pourcentage de la population libérée des tâches alimentaires s’est accru fortement, et l’apparition de toutes sortes de machines leur a permis d’atteindre des niveaux de productivité absolument inimaginables un siècle plus tôt. Dans les sociétés de l’Atlantique Nord, et dans une moindre mesure dans celles d’Europe centrale, les échanges entre individus, entre régions et entre continents se sont encore une fois multipliés à un rythme absolument hallucinant, du moins selon les critères de l’époque. Déjà au début du XXe siècle, la majorité des habitants des pays occidentaux étaient devenus de pures créatures sociales qui auraient été à peu près incapables d’assurer leur survie sans leurs liens sociaux. Leur environnement était entièrement constitué d’objets fabriqués par d’autres humains et ils ne consommaient presque plus que
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des aliments produits par de parfaits étrangers. Le tissu social autour de chaque individu était rendu complexe et enchevêtré, avec des cousins, des voisins, des collègues, des employés de l’administration publique, des fournisseurs de biens de consommation et de services, etc. Même dans les colonies, de plus en plus d’humains travaillaient à produire des biens qui se retrouvaient sur le marché mondial, ou étaient au service de l’un ou de l’autre des réseaux coloniaux comme les chemins de fer, les installations portuaires, les administrations locales inféodées à l’empire, etc. En échange, ils achetaient, de gré ou de force, les produits que la métropole voulait leur voir consommer, souvent aux dépens des industries locales et des artisans de la région. L’humanité se retrouvait de plus en plus structurée à l’intérieur de quelques grands ensembles transcontinentaux qui permettaient encore plus d’efficacité dans la production d’aliments et d’autres biens de consommation. Un nouvel âge d’or s’annonçait pour l’humanité, à commencer, et surtout pour les peuples blancs vivant en bordure de l’Atlantique Nord. Mais il y avait un problème majeur à cette dynamique, le fait que la planète était devenue trop petite pour les appétits des élites colonialistes. Après que les Américains eurent chassé les Amérindiens de leurs dernières terres fertiles, que les Anglais eurent fini de déposséder les Indigènes des dernières îles du Pacifique, que les Français eurent installé des forts dans les secteurs les plus reculés du Sahara et que les Russes eurent fini de soumettre les derniers peuples de Sibérie et d’Asie centrale, il ne restait à peu près plus aucun endroit où leur tendance naturelle à la croissance prédatrice pouvait s’exercer sans entrer en conflit avec une autre puissance impérialiste. Au début du XXe siècle, les vautours colonialistes achevaient de dépecer l’Afrique et ils étaient sur le point de faire de même avec la Chine, dernier territoire important qui ne dépendait pas déjà entièrement de l’un ou de l’autre des grands empires. Ce processus d’expansion coloniale mena donc à deux guerres mondiales qui eurent pour conséquence imprévisible de reléguer la notion même d’empire aux oubliettes de l’histoire. La première manche s’est jouée entre 1914 et 1918, alors que l’assassinat d’un archiduc à Sarajevo, en Bosnie, a dégénéré en un ouragan qui a balayé les familles impériales de Saint-Petersbourg, en Russie, Berlin, en Allemagne, Vienne, en Autriche-Hongrie, et Istambul, en Turquie. Les colonialistes de France et d’Angleterre avaient fait appel aux cousins américains sous prétexte de sauver la démocratie, mais, à Versailles, ils redevinrent les rapaces qu’ils n’avaient jamais cessé d’être. Malgré les mises en garde du président américain Thomas Woodrow Wilson et celles de l’ex-premier lord de l’Amirauté, Winston Churchill, ils imposèrent aux vaincus des conditions qui ne pouvaient que mener à une nouvelle guerre à court terme. La deuxième manche débuta donc dans les années 30, quand les Italiens, les Japonais et les Allemands reprirent à leur compte l’idée colonialiste mise en pratique depuis des siècles par les Portugais, les Espagnols, les Anglais, les Français et les Américains selon
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laquelle certains individus et certains peuples étaient faits pour commander, et d’autres pour obéir. Les Nazis parlaient même de «race des Seigneurs et de soushommes» (Herrenvolk und Untermenschen). Pendant quelques années, jusqu’en 1942, il y a eu de bonnes raisons de croire qu’ils allaient réaliser leurs rêves d’empires mondiaux, ou à tout le moins partager la planète entre quelques structures prédatrices intercontinentales. Encore une fois, le peuple russe fut la principale victime du conflit et, encore une fois, les cousins Américains durent venir à la rescousse des Anglais et des Français. L’avenir de l’humanité s’est joué en quelques mois au cours de 1942 lors des batailles de Midway, dans le Pacifique, d’El Alamein, en Afrique du Nord, et de Stalingrad, au carrefour entre l’Europe et l’Asie. Les impérialistes perdirent ces trois batailles cruciales, et eux qui n’avaient jamais subi la défaite ne connurent plus jamais la victoire. À peine trois ans plus tard, leurs rêves d’empires millénaires étaient morts, écrasés sous les ruines et les cendres qui constituaient alors l’essentiel des villes allemandes et japonaises.
Moscou Londres Washington
Berlin Chungking
Tokyo
Territoires sous le contrôle plus ou moins direct de Londres Berlin Washington Moscou Tokyo Chungking
En juin 1942, le monde était divisé en six grandes zones.
Mais la défaite des empires nazi et japonais n’a pas entraîné un renforcement des empires britannique et français comme on aurait pu s’y attendre. Cette fois, la paix fut établie sur des bases différentes. Déjà à la fin de la Première Guerre mondiale, Thomas Woodrow Wilson, président des États-Unis, avait tenté d’orienter l’humanité vers l’abolition des empires coloniaux et vers le droit de chaque peuple de prendre son avenir en main. Sa tentative se solda par un échec en 1918, car les Français et les Anglais étaient encore trop forts. Mais la situation 115
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était bien différente en 1945, alors que l’Europe était littéralement saignée à blanc par six ans de guerre totale. Dans ce contexte, avec les Français et les Anglais ruinés et terrorisés à l’idée de devoir affronter l’armée soviétique, le président américain Harry Truman s’est retrouvé en mesure de mettre en application les idées de Wilson et de Franklin D. Roosevelt et de forcer les Européens à démanteler leurs empires coloniaux. Mais l’autre vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale, Joseph Staline, avait peu de sympathie pour ces idées libérales à propos des droits sacrés des peuples. Son pays, l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), avait été envahi trois fois en un peu plus d’un quart de siècle, et la seule barbarie nazie des quatre dernières années avait coûté la vie à plus de 20 millions de ses concitoyens. Pour lui, la victoire militaire qu’il venait de remporter lui donnait le droit de récupérer les territoires qui avaient été arrachés de force à son pays après la Première Guerre mondiale, et il n’était pas question de redonner leur pleine liberté aux peuples d’Europe de l’Est qui avaient été «libérés» par l’armée soviétique, et dont la plupart avaient d’ailleurs collaboré jusqu’à un certain point avec le régime hitlérien. Avec deux façons tellement différentes d’envisager la victoire et la paix, les Américains et les Soviétiques se dirigeaient tout droit vers un affrontement militaire entre leurs deux armées qui se retrouvaient face à face en Europe centrale après avoir conjointement terrassé la bête nazie. Or, l’Armée rouge avait dû se battre pouce par pouce sur plus de 2 000 kilomètres, depuis Stalingrad jusqu’à Berlin, alors que les Alliés occidentaux n’avaient rencontré que très peu de résistance une fois qu’ils avaient pu établir leur tête de pont en Normandie. De plus, à cette époque, les Soviétiques étaient presque aussi bien armés que les Américains et ils profitaient de l’avantage d’être beaucoup plus près de leur base que les Américains, qui devaient tout transporter au-delà de l’Atlantique. Il y a donc de fortes chances que les troupes endurcies de Staline auraient eu le dessus sur les soldats américains, dont la plupart n’avaient même pas encore reçu de véritable baptême de feu. Ce qui a évité à Truman de devoir vérifier la validité de cette hypothèse, c’est qu’il tenait une arme secrète dans sa manche et qu’il a profité d’Hiroshima et Nagasaki pour envoyer un message clair à Staline: toute confrontation militaire avec les États-Unis dégénérerait nécessairement en un carnage tel que la monstruosité hitlérienne ferait figure de simple hors-d’œuvre. Si le gouvernement américain n’a pas hésité à bombarder non pas une, mais bien deux villes japonaises, alors que ce pays était déjà complètement neutralisé sur le point militaire et qu’il aurait suffi de continuer le blocus maritime et les bombardements encore quelques semaines ou quelques mois pour forcer une reddition, il n’hésiterait pas une minute à annihiler les villes soviétiques l’une après l’autre pour empêcher les communistes de s’emparer de l’Europe de l’Ouest. Comme il ne possédait pas encore la bombe atomique, Staline n’a pu que se contenter d’encaisser ses gains et de mettre fin à la partie. C’était le début de la guerre froide. 116
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Les Soviétiques se sont alors empressés de fabriquer leurs propres armes nucléaires, et il était alors déjà trop tard pour revenir en arrière. La course aux armements qui a suivi s’est faite parce que les militaires de toutes les générations passées avaient toujours fait cela et que personne n’a su entrevoir l’impasse qui s’annonçait. Ce n’est qu’au bout de quelques décennies que ceux-ci ont fini par se rendre compte, de part et d’autre du rideau de fer, qu’il y avait déjà longtemps que le point de destruction mutuelle assurée avait été atteint et que, peu importe le scénario envisagé, tout cela se terminerait par un immense champ de ruines radioactives pour tous les pays engagés. Aucune société ne pouvait survivre à une guerre nucléaire, encore moins la gagner. Dorénavant, il s’agissait de découvrir comment être juste assez armé pour décourager l’ennemi d’attaquer, sans être assez armé pour qu’il se sente obligé d’attaquer à titre préventif. La stratégie, qui avait toujours été l’art de planifier la victoire, était devenue l’art d’assurer la paix. Dans de telles conditions, l’idée même de conquérir un empire mondial par la force des armes devenait absurde. C’était la fin de l’ère coloniale, du moins sur le plan des structures. Devant cette impossibilité de poursuivre la croissance par la prédation, des rapports nouveaux se sont établis entre les peuples.
LE VILLAGE PLANÉTAIRE (Aujourd’hui et demain) Bien que l’accouchement soit quelque peu difficile, l’humanité semble maintenant avoir adopté la seule autre voie ouverte vers une plus grande complexité : l’intégration de plusieurs nations indépendantes au sein de fédérations multinationales régionales, continentales ou planétaires. Contrairement aux anciens empires qui profitaient à la seule métropole coloniale, les nouveaux ensembles sont des fédérations d’États libres qui se réunissent pour leur profit mutuel, comme le Commonwealth, dont le nom veut justement dire «richesse commune». Le phénomène est particulièrement avancé en Europe de l’Ouest, avec le marché commun original qui s’est peu à peu transformé en Union européenne. Maintenant, on voit apparaître un peu partout sur la planète des structures qui pourraient éventuellement mener à d’autres fédérations semblables. De nombreuses structures véritablement planétaires ont également été mises en place, depuis l’Assemblée générale des Nations Unies et son Conseil de sécurité, jusqu’à l’Association mondiale des journaux pour itinérants, en passant par l’Organisation mondiale du commerce, Microsoft, l’Union postale internationale, Médecins sans frontières et des milliers d’autres instances de toutes sortes qui réunissent des individus, des groupes, des entreprises, des
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gouvernements et à peu près n’importe quelle autre forme de structure humaine. Pas une semaine ne passe sans que plusieurs événements mondiaux n’attirent notre attention, que ce soit dans le domaine du sport, celui des finances ou celui de la politique. Une nouvelle expression a fait son apparition dans le vocabulaire usuel du journal télévisé: la «communauté internationale». Alors que cette entité n’existe pas encore vraiment, on lui reproche déjà les échecs qu’elle a supposément connus au Rwanda, en Somalie et dans les Balkans. Pourtant, l’idée même qu’il y ait une communauté internationale capable d’intervenir dans de telles circonstances est radicalement nouvelle et, même à la fin des années 70, personne n’aurait eu l’idée de blâmer la «communauté internationale» pour être restée imperturbable pendant que les Khmers rouges exterminaient le tiers de la population du Cambodge en trois ans. Même si elle n’est encore qu’un vulgaire brouillon de ce qu’elle est appelée à devenir, il semble désormais acquis que cette «communauté internationale» interviendra de plus en plus souvent, et qu’elle deviendra d’ici à quelques décennies tout au plus l’arbitre de tous les conflits ainsi que le garant ultime du droit des peuples contre les gouvernements abusifs. Pendant ce temps, nos villes sont devenues de véritables méga-organismes dans lesquels chacun de nous occupe la place d’une cellule dans un organisme, effectuant sa tâche ultraspécialisée dans la société en échange de la satisfaction de tous ses besoins essentiels par cette société, à commencer par d’excellents réseaux de distribution de la nourriture, des services de police qui protègent nos vies et nos biens la plupart du temps, des gouvernements qui sont en principe capables de prendre des décisions valables pour l’ensemble de la société, etc. Étant née en l’an 2000, je suis venue au monde dans une famille qui participe à toute cette mouvance planétaire postindustrielle. Tout comme les cellules dans mon organisme, je suis rattachée à l’ensemble de la société par toutes sortes de structures comme les réseaux de distribution d’eau potable et d’électricité, les systèmes de collecte des rebuts et des eaux usées, les systèmes de communication comme le téléphone, Internet, la poste et la télévision, les réseaux routiers et les services de transport en commun, ainsi que par d’innombrables autres biens et services qui me sont offerts par des entreprises privées ou des services gouvernementaux. La situation est rendue telle que la vaste majorité d’entre nous serions aujourd’hui tout aussi incapables de survivre sans notre société que mes cellules seraient en mesure de survivre si elles étaient isolées de mon petit corps. Le stade d’intégration que nous avons maintenant atteint et l’émergence des fédérations de nations présentent des similitudes avec l’émergence des familles de mammifères. La formule « dinosaure » a été remplacée par la formule « mammifère », catégorie d’animaux moins imposants pour ce qui regarde la prédation, mais plus riches en ce qui concerne la complexité et, surtout, capables de se recombiner en structures de niveau supérieur, comme la famille. De la même façon, la formule «empire mondial» est appelée à être remplacée par des 118
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États-nations moins imposants en ce qui a trait à la prédation, mais plus riches en complexité et, surtout, qui seront bientôt capables de se recombiner en une structure de niveau supérieur comme le Village planétaire. Nos sociétés postindustrielles sont l’aboutissement d’un long processus de complexification qui a commencé avec les premières familles de mammifères, s’est raffiné avec les premiers villages du Néolithique, pour ensuite engendrer des structures sociales toujours plus complexes. Comme nous l’avons vu, ce cheminement a ressemblé à celui qui a permis à l’évolution animale de passer des éponges aux humains. À ce titre, le Village planétaire représente lui aussi un passage à un niveau supérieur de complexité, structure qui ne réunit plus simplement des individus, mais bien des États-nations. Et ce Village planétaire que nous voyons aujourd’hui n’est qu’une pâle ébauche de ce qu’il est appelé à devenir, car, selon toutes probabilités, il va connaître à son tour un développement semblable à celui qui a mené des éponges aux humains, tout comme à celui qui a mené des premiers villages jusqu’à nos sociétés postindustrielles. Ainsi, le sentier se poursuit avec moi, et il se poursuivra à travers moi, avec mes enfants, mes petits-enfants, mes arrière-petits-enfants… À ceux et celles qui viendront après moi, je léguerai donc tout ce merveilleux héritage qui m’a été transmis par mes parents, à commencer par le Big Bang, instant de passage de l’énergie à la matière, instant où l’éternité commençait à devenir temps. Je leur léguerai aussi l’action de la gravité, qui a mené à la formation de grumeaux dans un univers homogène et à l’apparition des galaxies et des étoiles. Mon héritage inclut évidemment la nucléosynthèse qui se produit au cœur des étoiles agonisantes, qui permet la fabrication de noyaux de plus en plus lourds et qui nous mérite le surnom de «poussières d’étoiles». Mon héritage, c’est également la naissance de la Terre, issue d’un nuage enrichi d’atomes lourds et de molécules aux propriétés étonnantes comme l’eau et le gaz carbonique. Je lègue également à ma descendance la merveilleuse architecture des orbitales « p », fondement essentiel de la chimie, et plus particulièrement de ces cathédrales moléculaires que sont les protéines. Mes enfants hériteront aussi de l’encapsulation, moment critique de notre histoire, quand les cycles autocatalytiques primitifs se sont retrouvés à l’abri derrière une membrane cellulaire pour fabriquer de plus en plus de soi-même en utilisant ce grand flux d’énergie déversé sur la Terre par le Soleil. Mon héritage comprend évidemment aussi ce formidable ADN, livre de recettes assez fiable pour assurer la continuité d’une génération à l’autre, mais quand même tout juste assez variable pour permettre les mutations, la sélection naturelle et l’évolution. L’héritage de mes enfants, c’est également ce poison oxygène, devenu un élément-clé de ma force vitale grâce à la présence de mitochondries qui vivent en symbiose au sein de mes cellules. Je transmets également à ma descendance la spécialisation des cellules, qui a permis l’apparition d’organes de plus en plus 119
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efficaces, dont le système nerveux et le cerveau, qui permettent de percevoir l’environnement et d’y réagir adéquatement. Mes enfants jouiront aussi de la possibilité de vivre à l’air libre, d’être actifs même la nuit, grâce à leur métabolisme à sang chaud, et de marcher sur deux pattes, libérant leurs mains pour accomplir des tâches plus utiles. Mon héritage, c’est évidemment aussi un cerveau capable d’inventer des outils, de créer de la beauté, d’aimer et même d’anticiper la mort. Enfin, je lègue toute cette sagesse humaine accumulée depuis plusieurs millénaires et qui sert de fondement à ces nobles sociétés que nous constituons, sociétés qui sont imparfaites, mais qui réussissent toutefois à transmettre un art de vivre somme toute assez décent d’une génération à l’autre et dont mes enfants vont hériter. Puissent-ils utiliser tout ce bagage pour faire à leur tour un bout de chemin sur le sentier, et construire un Village planétaire de plus en plus riche à tous points de vue, un Village propre, fécond, fleuri, pacifié et dont les principes de base seront la justice et le respect. Si tel est le cas, je n’ai aucun doute que mes descendants et descendantes sont conviés à vivre des aventures tout aussi passionnantes que celles qui ont mené du Big Bang jusqu’à moi.
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DEUXIÈME PARTIE
QUE SUIS-JE ? (Je suis une pyramide de structures)
Lorsqu’un enfant vous pose la question: «Qu’est-ce que c’est ?» à propos d’un objet quelconque, vous répondez sans doute en lui expliquant 1º de quoi l’objet est constitué, et 2º à quoi il sert. Ainsi, à la question: «Qu’est-ce qu’un avion?», vous répondrez probablement que c’est 1º un objet en métal qui a des ailes et des moteurs, et 2º qui permet de transporter des gens et des choses en les faisant voler dans les airs d’un lieu à un autre. De la même façon, si quelqu’un vous demandait ce que « vous » êtes, vous pourriez répondre en lui parlant de votre travail et en décrivant le rôle que vous jouez dans la société, mais vous pourriez aussi lui expliquer de quoi vous êtes constitué ou constituée, c’est-à-dire un ensemble d’organes, de cellules, de molécules, d’atomes et de particules. Dans mon cas, le premier volet est plutôt limité, étant donné que je suis encore trop jeune pour avoir une fonction sociale précise. Pourtant, même si je suis incapable de subvenir à mes propres besoins, j’ai déjà deux rôles sociaux importants à jouer : charmer tout mon entourage et symboliser l’avenir pour mon papa, ma maman, mes quatre grands-parents et mes trois arrière-grands-parents qui sont toujours vivants. Mais, comme j’ai peu d’autres choses à vous dire à ce propos, je vais profiter de l’occasion pour répondre à la question «Que suis-je?» en essayant de vous expliquer le plus simplement possible de quoi je suis constituée.
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3 LE MÉCANO L’Univers est structuré comme un langage. HUBERT REEVES
M
on grand-papa Lafleur aime beaucoup travailler de ses mains et il est habile dans toutes sortes d’activités comme la menuiserie, la plomberie, la réparation d’appareils ménagers, etc. Mais là où il excelle, c’est en mécanique, passion qu’il a développée durant son adolescence, alors qu’il s’amusait à démonter et remonter des automobiles aux noms évocateurs comme Charger, Duster, Demon… Le mois dernier, maman a acheté une automobile Volvo vieille de sept ans à peine à un prix dérisoire, parce que le moteur avait manqué d’huile et que personne ne savait combien de pièces il faudrait remplacer avant de le remettre en état. Grand-papa a donc communiqué avec différents marchands de pièces usagées et il a déniché un véhicule accidenté du même modèle, encore plus vieux, mais avec un moteur qui semblait valoir la peine d’être utilisé pour les pièces. Nous sommes donc allés coucher chez lui un vendredi soir et, le lendemain matin, grand-papa, maman et papa se sont mis au travail dès 7 heures. Un ami garagiste leur a prêté un gros livre avec plein de dessins qui montraient chacune des pièces de l’auto de maman et de plusieurs autres modèles Volvo. C’était un peu comme les instructions pour assembler un modèle réduit ou un meuble IKEA, mais en beaucoup plus compliqué et avec des listes interminables de pièces de toutes sortes. Comme papa n’a que des connaissances très limitées en mécanique, grand-papa et maman en ont profité pour lui faire mieux comprendre ce qu’est une automobile.
À l’aide des dessins, ils lui ont montré qu’elle est essentiellement constituée de six grands sous-ensembles, soit la carrosserie, le châssis, le groupe moteur, les roues et la direction, le système électrique et l’habitacle intérieur. Il y a aussi quelques éléments plus difficiles à classer comme les essuie-glaces ou le silencieux. Toute fière de montrer ses connaissances approfondies en mécanique, maman allait un peu vite au goût de grand-papa, qui est plus manuel qu’intellectuel. Il l’a donc arrêtée pour préciser que tout cela était des vues de l’esprit, et que même si c’est plus facile à
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comprendre en utilisant des Réservoir d’essence catégories comme celles-là, il ne Carburateur faut jamais oublier qu’une autoAllumage Batterie mobile est un objet complexe. Suspension Cela veut dire que chacun de ces sous-ensembles effectue un cerPot catalytique tain nombre de tâches qui sont Tuyau d’échappement Arbre de transmission essentielles au bon fonctionneMoteur ment du véhicule, mais que c’est Frein à disque Radiateur uniquement leur interaction harBoîte de vitesses monieuse qui permet à maman Une automobile est constituée de plusieurs systèmes. de nous amener en balade et de filer en toute sécurité à 100 kilomètres à l’heure sur l’autoroute des Cantons-de-l’Est. Nullement intimidée, maman a repris en précisant que chacun de ces grands sous-ensembles pourrait ensuite être décomposé en éléments plus petits. Ainsi, le groupe moteur comprend le moteur, la transmission, le carburateur, le réservoir à essence, etc., alors que le système électrique comprend la batterie, les phares, quelques autres éléments et, surtout, un réseau de câbles qui relient ces divers éléments. Histoire de faire plaisir à grand-papa, elle a ajouté d’un ton solennel que chaque sous-ensemble ne peut remplir sa fonction au sein du véhicule que si chacune de ses pièces travaille en relation étroite avec les autres pièces du groupe, ainsi qu’avec certaines pièces des autres systèmes. Grand-papa en a profité pour montrer à papa d’autres dessins qui illustraient comment la courroie de synchronisation permet d’assurer que le mouvement du moteur contrôle l’ouverture et la fermeture des valves ainsi que la mise à feu de chaque cylindre dans le bon ordre. Maman a ensuite repris l’initiative en ajoutant que les différents éléments qui constituent ces sous-ensembles pourraient eux aussi être démontés en pièces plus petites. Par exemple, un moteur est constitué d’un bloc, d’une tête, de pistons, etc., tandis qu’un phare contient une ampoule, un réflecteur, des vis, etc. Avant que grand-papa l’interrompe à nouveau, elle a eu juste le temps de préciser que presque tous ces objets pourraient ensuite être décomposés en éléments encore plus simples qui sont vissés, soudés ou collés les uns aux autres.
Un moteur est constitué de plusieurs pièces.
Grand-papa a alors souligné que, dans certains cas, le processus arrête assez rapidement. Par exemple, au niveau de la carrosserie, trois ou quatre étapes de démontage sont généralement suffisantes pour obtenir un morceau de tôle moulée qui ne peut plus être séparé en objets plus petits sans le faire fondre ou 124
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le découper au chalumeau. En revanche, il y a des cas beaucoup plus complexes, comme la transmission, les systèmes électroniques ou la finition intérieure, pour lesquels une douzaine d’étapes ou plus seraient nécessaires avant d’avoir détaché chaque vis, dessoudé chaque fil ou séparé chaque fibre de tissu. Maman a poursuivi en indiquant que si l’on continuait le démontage jusqu’au bout, après avoir décomposé la plus petite ampoule électrique en dix ou douze pièces différentes, on se retrouverait avec plusieurs milliers de pièces de toutes sortes et de toutes grosseurs, des centaines de mètres de fils en tous genres, et assez de fibres pour tisser plusieurs mètres carrés de tissus. Indépendamment de leur grosseur, de leur forme ou de leur composition, ces pièces auraient toutes en commun le fait d’être des objets « unitaires », qui ne peuvent plus être démontés en éléments plus simples sans altérer leur nature propre. Ainsi, le blocmoteur n’est qu’un unique morceau de métal qui a été usiné pour lui donner une forme précise et dans lequel on a percé des trous; la même chose vaut pour le tuyau en fibres de chlorure de polyvinyle (mieux connu sous le sigle anglais PVC), le fil de cuivre débarrassé de sa gaine isolante, la fibre de nylon qui composait le tapis, etc. S’il voulait poursuivre son entreprise de démontage passé ce point, grandpapa devrait laisser de côté ses outils de mécanicien et prendre ceux d’un chimiste pour analyser les alliages des pièces métalliques, les polymères des tuyaux, les fibres des tissus, etc. Il serait alors en mesure de dire que l’exautomobile de maman contenait tant de tonnes de tel alliage, tant de kilogrammes de tel autre alliage, tant de grammes de telle molécule, tant de telle autre molécule, etc. Il pourrait même démonter ces molécules en atomes et constater qu’une cinquantaine d’éléments chimiques différents entrent aujourd’hui dans la construction d’un véhicule automobile. Une fois qu’il aurait démonté ces atomes en leurs éléments constituants, quarks et électrons, il arriverait au point où la science moderne ne lui permettrait plus de démonter quoi que ce soit ; il serait alors face à des particules dites « élémentaires », en principe indivisibles en éléments plus petits. Imaginons maintenant ce qui se passerait si nous faisions ensemble la même expérience avec mon joli petit corps, afin de mieux comprendre de quoi je suis constituée et comment je réponds à la question «Que suis-je ?». Comme vous allez le voir, il y a beaucoup de ressemblances entre la structure d’une automobile et la structure de mon organisme, mais il y a aussi des différences essentielles que je tiens à souligner avant que votre enthousiasme envers la quête de connaissances vous amène à commettre un acte irréparable. Rappelons tout d’abord que je suis un être vivant, et qu’à ce titre je suis une structure beaucoup plus complexe que n’importe quel objet jamais fabriqué par les humains. Même si les transplantations d’organes deviennent de plus en plus fréquentes et routinières, elles demeurent des opérations immensément plus compliquées, délicates et risquées que de simples changements de pièces chez le 125
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mécanicien. Pensez à la tragédie du sang contaminé et vous comprendrez que transfuser un litre de sang n’est pas une opération du même ordre qu’ajouter un litre d’huile à votre moteur. Une seconde différence fondamentale, c’est que, comme tout être vivant, je suis beaucoup plus qu’une simple collection d’objets matériels. En plus des atomes et des molécules qui me constituent, je suis le produit de l’énergie du Soleil qui me parvient sous forme de nourriture par l’intermédiaire des plantes et des animaux. De plus, je suis l’héritière d’équilibres chimiques complexes qui ont été atteints petit à petit au cours de plus de trois milliards d’années d’évolution. Enfin, il faut multiplier par dix ou cent les mises en garde de grand-papa voulant que les relations entre les pièces et les systèmes sont essentielles à la compréhension de l’automobile. Les « objets » qui me constituent, organes, cellules et molécules, sont immensément plus interdépendants les uns des autres que les pièces de l’automobile de maman, alors il est d’autant plus essentiel de garder une vision globale des choses. En raison de ces trois réalités, vous comprendrez qu’il n’est pas vraiment question que je vous laisse me démonter et me réassembler par la suite. Puisque je ne pourrais survivre à un tel exercice, nous allons nous contenter de faire la chose de façon purement imaginaire. Tout comme maman pourrait utiliser les dessins du manuel d’instructions pour démonter sa Volvo dans sa tête, sans jamais toucher à la moindre pièce, nous allons « démonter » mon corps de façon «virtuelle», en faisant appel à des dessins comme ceux qu’on trouve dans un atlas d’anatomie humaine ou dans un dictionnaire. Nous allons tout de même faire l’exercice de façon très soignée afin que vous soyez à même de constater toute la complexité qu’on trouve dans un charmant petit organisme vivant comme moi…
PREMIÈRE ÉTAPE : LES SYSTÈMES Dans un premier temps, l’entreprise vous révélera qu’on peut « séparer » mon corps en une demi-douzaine de grands sous-ensembles qui regroupent la plupart de mes organes, soit : 1º le système digestif, 2º la musculature, 3º le squelette, 4º le système nerveux, 5º le système circulatoire et 6º la peau. Il y a également quelques autres éléments plus difficiles à classer comme les glandes, les ganglions, les organes reproducteurs, etc. Tous ces systèmes sont de l’ordre de grandeur du mètre, échelle de grandeur typique des humains, Osseux Digestif Nerveux dont la majorité mesurent entre un et deux mètres. Trois systèmes fonctionnels chez l’humain 126
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Tout comme c’était le cas pour l’automobile de maman, chacun de ces grands sous-ensembles exécute un certain nombre de fonctions essentielles à ma survie, comme la digestion des aliments, la distribution de l’oxygène, la prise de décisions, etc. Mon bon fonctionnement en tant qu’organisme vivant dépend évidemment de ce que toutes ces tâches soient effectuées en étroite collaboration avec tous les autres sous-systèmes.
DEUXIÈME ÉTAPE : LES ORGANES Tout comme c’était le cas pour l’automobile, vous pourriez ensuite « séparer» chacun des grands systèmes de mon organisme en un certain nombre d’unités plus petites, qu’on désigne généralement sous le nom d’« organes ». Ainsi, mon système digestif est un tube qui mesure quelques mètres de long entre ma bouche et mon anus (à peu près neuf mètres chez un adulte). Entre ces points d’entrée et de sortie, il se divise en œsophage, en estomac, en intestin grèle, en gros intestin, etc. Il reçoit aussi l’appui de quelques organes auxiliaires, comme le foie et le pancréas, qui fabriquent des produits chimiques essentiels au travail exécuté par le tube principal.
100 10-1 10-2 10-3 10-4 10-5 10-6 10-7 10-8 10-9 10-10
= = = = = = = = = = =
1 mètre 1/10 = 1 décimètre 1/100 = 1 centimètre 1/1 000 = 1 millimètre 100 micromètres 10 micromètres 1 micromètre 1 000 Angstroms 100 Angstroms 10 Angstroms 1 Angstrom
Échelle de grandeur
Ma peau est quant à elle un tissu très complexe qui comporte plusieurs couches de cellules différentes, en plus de toutes sortes de glandes, de poils, de pores, d’ongles, etc. Elle comporte des caractéristiques différentes selon qu’elle est sous mes talons, sur mes belles joues douces ou à l’intérieur de mon petit nez retroussé. Ma musculature n’est pas encore celle d’Arnold Schwarzenegger, mais, tout comme lui, elle contient déjà plus de 600 muscles. J’ai encore plusieurs années de travail ardu devant moi pour tous les découvrir et apprendre à les contrôler; quand j’y serai arrivée, je serai une merveilleuse créature, capable de mouvements beaucoup plus diversifiés et complexes que n’importe quelle autre espèce ayant jamais vécu sur notre planète. La plupart de mes muscles sont attachés à un ou plusieurs des 300 os qui constituent mon squelette et dont certains vont fusionner avec le temps, de telle sorte qu’à l’âge adulte il ne m’en restera plus que 206. D’abord formés pour protéger la moelle épinière et le cerveau, les os des vertébrés sont rapidement devenus l’armature qui permet aux muscles de contrôler le corps de façon efficace. Les unités de travail constituées par les muscles et les os sont complétées par des éléments qui les mettent en contact les uns avec les autres, comme les cartilages, les tendons et les ligaments. 127
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Mon système circulatoire est un réseau de veines et d’artères de plus en plus petites qui desservent chacun des recoins les plus reculés de mon organisme. On estime que, lorsque ma croissance sera terminée, ces conduits formeront un réseau de plus de 100000 kilomètres de long. Chaque artère (et chaque veine) se terminera alors par de minuscules vaisseaux capillaires dont les parois sont tellement fines qu’elles permettent l’échange de gaz (surtout de l’oxygène et du gaz carbonique) et de nourriture avec mes autres cellules. Il a été calculé que, chez un adulte, l’ensemble de ces vaisseaux capillaires représente une surface d’échange de plus de 2500 kilomètres carrés. Mon système circulatoire inclut aussi le cœur, qui pompe plusieurs litres de sang à la minute, ainsi que les poumons, qui éliminent le gaz carbonique et permettent de faire le plein d’oxygène. Le système circulatoire est aussi relié intimement aux reins, qui éliminent certains autres déchets, au foie, qui s’occupe notamment des graisses, et aux intestins, où le sang se charge d’éléments nutritifs qui sont ensuite distribués à toutes mes cellules. Mon système nerveux comprend des organes sensoriels (yeux, oreilles, etc.), ainsi que mon cerveau avec ses annexes, en plus de ma moelle épinière et d’un réseau de nerfs qui feraient des centaines de millions de kilomètres de long s’ils étaient séparés les uns des autres et mis bout à bout. Je fais d’ailleurs partie d’une des très rares espèces animales dont le système nerveux continue à se développer après la naissance. La taille caractéristique de ces divers organes est le décimètre, longueur peu utilisée habituellement, mais qui représente un dixième de mètre, soit la taille d’une grosse orange ou d’un petit pamplemousse. Chez un humain adulte, certains organes comme les poumons et le foie sont un peu plus gros; d’autres, comme le cœur et les reins, sont de taille assez semblable, d’autres encore, comme les os de la main, sont un peu plus petits.
TROISIÈME ÉTAPE : LES PARTIES D’ORGANES Voilà donc que vous avez isolé les centaines de grosses «pièces» qui me constituent et qui sont groupées à l’intérieur de l’un ou l’autre de mes grands systèmes. Mais, comme vous vous en doutez, chacun de ces organes peut à son tour être décomposé en parties plus petites, comme le cœur qui a deux ventricules et deux oreillettes, le cerveau, avec ses Valvule sigmoïde nombreux replis, les poumons, de l’artère pulmonaire qui se divisent en sections de plus en plus petites, etc. Autre- Artère pulmonaire droite Oreillette gauche Veine cave supérieure ment dit, un cœur humain n’est Valvule mitrale pas une masse chaotique de Oreillette droite matière cardiaque, le cerveau Ventricule gauche Valvule tricuspide n’est pas une simple aggloméMyocarde ration de matière grise et Veine cave inférieure même les os ne sont pas de Ventricule droit simples moulages de matière Un cœur est constitué de plusieurs parties. osseuse. 128
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Vous pourriez ainsi «séparer» mon cœur en une douzaine de composantes plus petites, comme les oreillettes, les ventricules, les valves, les points d’attache des artères, etc. La plupart de ces détails se mesurent à l’échelle du centimètre, mot qui veut dire « centième de mètre ». C’est la taille d’une molaire d’adulte, c’est aussi un peu plus que l’épaisseur de la langue et un peu moins que le diamètre des plus grosses veines et artères chez un être humain adulte. À partir d’ici, vous allez commencer à voir une différence énorme entre moi et l’automobile de maman. Comme on peut le voir au premier coup d’œil, même si l’automobile contient des milliers de morceaux, la plus grande partie de sa masse est composée de quelques grosses pièces métalliques comme des feuilles de tôle pour la carrosserie, des pièces façonnées pour le châssis et le moteur, des pièces en plastique moulé pour l’habitacle, etc. Le démontage de ces pièces se fait en relativement peu d’étapes et on arrive rapidement au point où il ne reste plus que des objets « indécomposables ». Dans une automobile, il n’y a pas beaucoup de pièces dont la taille soit beaucoup plus petite que le centimètre. Dans mon cas, c’est tout le contraire. C’est quand vous descendez au-dessous du centimètre que vous commencez à entrevoir toute la richesse et toute la complexité de mon organisme. Prenez une loupe et observez votre propre main; vous serez alors à même de constater, que loin d’être une surface lisse comme un morceau de plastique ou de métal, elle est composée d’une infinité de petites lignes de plus en plus fines qui s’entrecroisent dans toutes les directions et forment des sillons plus ou moins importants selon l’endroit. C’est cette construction en réseau quasi géométrique qui donne à la peau son équilibre unique entre souplesse et robustesse, entre élasticité et imperméabilité. Partout où vous regarderez dans mon corps, vous trouverez des structures qui sont de l’ordre du millimètre, unité de mesure dix fois plus petite que le centimètre et qui correspond à l’épaisseur de quelques feuilles de papier. C’est à peu près l’épaisseur de vos ongles et de vos paupières, et un peu moins que le diamètre des principaux nerfs qui émergent de votre colonne vertébrale. Mais nulle part dans mon corps vous ne trouverez d’objet de cette taille que vous ne pourriez plus démonter en parties plus petites. Si vous découpez un millimètre en dix parties, vous obtenez une longueur appelée «100 micromètres» et qui correspond approximativement à l’épaisseur d’une feuille de papier (un micromètre équivaut à un millionième de mètre). Vous en êtes presque aux limites de ce que vous pouvez observer à l’œil nu. Dans une automobile, vous ne trouverez à peu près aucune pièce de cette taille, alors que, dans mon corps, vous continuez de découvrir une multitude de structures qui sont de cet ordre, comme le diamètre moyen de mes nerfs et de mes vaisseaux sanguins les plus petits, les alvéoles dans mes poumons et les replis à l’intérieur de mes intestins. Cent micromètres, c’est également la taille maximale que peut atteindre un nouvel «objet» que je m’empresse de vous présenter: la cellule. 129
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QUATRIÈME ÉTAPE : LES CELLULES La cellule est ce qui me différencie fondamentalement de l’automobile de maman. Sauf pour quelques très rares exceptions, comme l’émail qui recouvre mes dents, je suis entièrement constituée de cellules. Je ne suis donc pas seulement composée de six grands systèmes vitaux groupant quelques centaines d’organes, je suis aussi, et surtout, quelques milliers de milliards de cellules qui travaillent ensemble pour assurer leur survie collective. Voilà pourquoi mon organisme est un « objet » si complexe et pourquoi, même à cette échelle très réduite, vous continuez à rencontrer des structures de plus en plus fines dans mon corps. Mon corps réunit un peu plus d’une centaine de sortes de cellules, depuis les minuscules et éphémères globules rouges de mon sang, jusqu’aux longs neurones qui vont de ma colonne vertébrale jusqu’au bout de mes orteils, en passant par les cellules gluantes de mucus qui tapissent l’intérieur de mon estomac et les cellules transparentes qui forment le cristallin de mes yeux. Chaque sorte de cellule a été soigneusement façonnée par l’évolution pour remplir une tâche précise, et la recette en a été religieusement préservée au sein de mes chromosomes. Un joli corps humain comme le mien est donc comparable à un jeu de Lego très complexe avec des milliards de petites briques qui seraient proposées dans plusieurs centaines de formes différentes et qui pourraient être assemblées pour former des granules, des faisceaux, des parois, des tuyaux, des câbles, etc., lesquels sont groupés à leur tour pour former des os, des muscles, des intestins… Bien sûr, l’analogie a ses limites, car, contrairement aux briques de Lego, qui sont des objets simples, indivisibles et inertes, mes cellules sont des «objets» complexes, vivants et capables de se reproduire.
A
B
Cellule nerveuse (A) et cellules musculaires du système digestif (B)
Pourtant, malgré leur impressionnante diversité, toutes mes cellules ne sont que des variations sur un modèle de base qui a servi non seulement à la construction de toutes les cellules de mon corps, mais également à celle de toutes les cellules de presque toutes les autres espèces d’êtres vivants. (Les principales exceptions sont les bactéries, qui sont des cellules sans noyau ni organites. On doit également exclure les virus, qui ne sont que des bouts d’acides nucléiques enrobés de protéines et qu’on ne peut pas qualifier d’« êtres vivants ».) Mes cellules mesurent généralement entre 10 et 100 micromètres ou, si vous préférez, entre un centième et un dixième de millimètre. Cela veut dire que dans l’épaisseur d’une feuille de papier, vous pourriez en empiler entre une demidouzaine et une douzaine. 130
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Nous voilà donc rendus à une échelle trop petite pour que vous puissiez voir quoi que ce soit d’intéressant à l’œil nu. Pourtant, il n’est pas question d’arrêter ici notre entreprise de «démontage». Vous avez beau m’avoir «séparée» en six systèmes, puis en centaines d’organes, et enfin en milliards de cellules, vous êtes encore loin d’avoir épuisé ce qu’il y a à dire pour répondre adéquatement à la question de ce que je suis. Si vous regardez de près mes petites cellules, vous allez constater que chacune d’entre elles ressemble beaucoup plus à un système complexe, comme une grande ville, qu’à une simple brique de Lego. Mais, pour y arriver, il vous faudra être capable de voir mes cellules correctement, ce qui demandera un petit ajustement optique. Regardez ma petite main, qui mesure dix centimètres de long, et imaginez une espèce de loupe qui la grossirait dix fois, de telle sorte qu’elle fasse près d’un mètre. À cette échelle, chaque cellule n’aurait encore qu’environ un dixième de millimètre de large, c’est-à-dire que le grossissement serait tout juste suffisant pour que la surface de ma peau vous apparaisse comme un treillis très fin. Utilisez maintenant une seconde « loupe » qui grossit dix fois plus, et ma main atteint dix mètres de long, soit l’équivalent de la façade d’une maison. À cette échelle, chaque cellule n’a encore qu’un millimètre ou deux de large, ce qui est tout de même cent fois plus que sa taille réelle. Vous distinguez nettement les cellules les unes des autres, mais vous ne voyez encore rien de ce qui se passe à l’intérieur de chacune d’elles.
CINQUIÈME ÉTAPE : LES STRUCTURES CELLULAIRES Grossissez une fois de plus par dix, pour obtenir une image digne d’un microscope de faible puissance. Cette fois, ma main atteint 100 mètres de long, l’équivalent d’un petit pâté de maisons. Chaque cellule mesure maintenant un centimètre et couvre une surface comparable à celle d’un bouton de chemise. À cette échelle, avec une cellule mille fois plus grande que nature, vous êtes en mesure de voir qu’elle ne ressemble en rien à la brique du jeu Lego qui ne peut être décomposée. Au contraire, vous pouvez maintenant observer que chaque cellule est entourée d’une fine membrane qui la sépare de ses voisines, mais tout en la reliant à elles. Vous voyez aussi que chaque cellule a un noyau, et que divers autres objets flottent à l’intérieur d’un liquide épais appelé «cytoplasme». Mais, même à cette échelle, les structures internes de la cellule ne sont pas encore assez visibles pour que vous puissiez les observer de façon adéquate. Je vous invite donc à grossir l’image encore une fois, à une échelle où ma main atteindrait un kilomètre de long, distance que vous pouvez parcourir en dix ou quinze minutes à pied. En grossissant ainsi par un facteur de dix mille, aux limites des capacités des microscopes optiques, mon ongle aurait la taille 131
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Mitochondries
Appareil de Golgi
Reticulum endoplasmique
Noyau Membrane plasmique
Nucléole
Cytoplasme Cellule animale
d’un triplex et chaque cellule atteindrait celle d’un pamplemousse, ou d’une brique, si vous préférez. Il vous est maintenant possible de constater que l’intérieur de la cellule est tellement complexe que, pour en faciliter l’analyse, nous allons d’abord présenter ses grandes structures, comme nous l’avons déjà fait pour l’automobile de maman ainsi que pour mon organisme. Tout d’abord, vous constatez que la cellule est entourée d’une paroi, généralement appelée «membrane plasmique», qui est infiniment plus complexe que ma propre peau. En effet, afin de protéger la cellule comme ma peau protège mon corps, la membrane cellulaire doit être en mesure d’empêcher l’intérieur de la cellule de sortir et d’interdire aux produits indésirables d’y entrer. Mais, contrairement à ma peau, elle doit rester capable de laisser passer de grandes quantités de produits, comme l’oxygène et les aliments qui doivent pouvoir pénétrer facilement vers l’intérieur, et le gaz carbonique et les autres déchets qui doivent pouvoir migrer vers l’extérieur sans trop de difficultés. L’autre grande structure de la cellule, le noyau, est généralement plus ou moins au centre. Il contient les chromosomes et son ADN a d’abord la fonction de gérer à chaque instant les dizaines de milliers de réactions chimiques nécessaires pour garder la cellule en état de fonctionner. Il est aussi le dépositaire des recettes génétiques et, à ce titre, est responsable de leur réplication au moment de la division cellulaire. Tout près du noyau, il y a quelques séries de poches aplaties empilées comme des assiettes. Cette région de la cellule, appelée 132
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«appareil de Golgi», est responsable de recevoir les commandes du noyau et de s’en servir pour fabriquer les protéines ou les autres produits chimiques qui sont ensuite exportés vers le reste de l’organisme. Le reste de la cellule est occupé par le cytoplasme dans lequel on trouve plusieurs sortes d’objets qui remplissent au niveau de la cellule des fonctions assez semblables à celles des grands systèmes de mon organisme. Ainsi, la plupart de mes cellules ont des mitochondries, genre de système respiratoire pour cellules; certaines sortes de cellules ont l’équivalent d’un squelette, d’autres une musculature; d’autres ont une espèce de système digestif, etc.
SIXIÈME ÉTAPE : LES ORGANITES Les mitochondries et plusieurs autres structures internes de la cellule s’appellent «organites» parce qu’elles reproduisent à l’échelle de la cellule ce que les organes font pour mon organisme. Afin de poursuivre notre voyage vers l’infiniment petit, il nous faut maintenant utiliser une «loupe» virtuelle qui grossit cent mille fois, ce que peuvent faire les microscopes électroniques. À cette échelle, ma main aurait dix kilomètres de long et il vous faudrait deux heures pour marcher d’un bout à l’autre. Chaque cellule aurait ainsi un mètre de diamètre, soit un peu plus que la taille d’une roue d’autobus, alors que ses organites, comme les mitochondries, auraient la taille d’une brique. (Leur taille réelle est de l’ordre Mitochondrie humaine. du micromètre, c’est-à-dire mille fois plus Les stries transversales sont de petits murets faits de membranes. petit qu’un millimètre ou, si vous préférez, cent fois plus mince qu’une feuille de papier.) Et pourtant, même à cette échelle incroyablement réduite, vous êtes loin d’avoir épuisé la complexité de mon corps. Prenons par exemple une de mes mitochondries, ces organites responsables de la respiration cellulaire. Loin d’être une simple balle en caoutchouc, c’est plutôt un objet complexe, avec une structure interne bien déterminée et construite selon des plans qui allient précision et adaptabilité aux circonstances. Elle est remplie de structures internes en forme de murets qui lui donnent l’allure d’un petit labyrinthe. Ces structures sont de l’ordre du dixième de micromètre, soit un dix millième de millimètre.
SEPTIÈME ÉTAPE : LES MACROMOLÉCULES Pour pouvoir observer ces structures de plus près, vous allez une nouvelle fois grossir l’image par dix, aux limites des capacités des microscopes électroniques les plus puissants. À cette échelle, ma main atteindrait cent kilomètres de long,
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distance parcourue en à peu près une heure sur l’autoroute. Un million de fois plus grande que nature, chaque cellule a maintenant à peu près la taille d’une maison, et les organites les plus gros atteignent celle d’une roue de camion. En regardant attentivement, vous constatez que même les plus petits organites ne sont pas des objets lisses et unitaires, et vous commencez à vous apercevoir qu’ils sont en fait constitués de petites briques qui font à nouveau penser à des morceaux de Lego. Ces petites unités peuvent prendre toutes sortes de formes et certaines s’emboîtent les unes dans les autres comme des pavésunis pour former des structures plus complexes. Ces unités de base sont appelées « macromolécules » et sont à la cellule ce que la cellule est à l’organisme. La plupart d’entre elles sont des protéines, mais il y a aussi les acides nucléiques (ADN et ARN) et quelques autres familles de molécules biochimiques. Rien que dans mon petit corps à moi, il y a plusieurs dizaines de milliers de sortes de macromolécules différentes, et chacune de mes cellules en contient une quantité astronomique. Elles interagissent les unes avec les autres grâce à leur forme particulière et par des échanges électriques d’une grande subtilité. Voilà donc qu’après m’avoir « séparée » en systèmes, en organes, en cellules et en organites, vous allez devoir envisager une étape de plus et « démonter » chacune de mes cellules en leurs véritables constituantes, les protéines et autres macromolécules. Ainsi donc, pour qu’un joli bébé comme moi respire et vous fasse des sourires, il faut que des milliards de milliards de petites briques appelées «macromolécules» s’emboîtent correctement les unes dans les autres pour former des organites fonctionnels, que ces milliers de milliards d’organites accomplissent chacun sa tâche au sein de sa cellule, afin que mes milliards de cellules fonctionnent correctement au sein de leurs organes respectifs. Tout un exploit, non? Mais avons-nous enfin atteint des objets «unitaires», non décomposables? Pouvons-nous enfin affirmer qu’une protéine est comme une vis, dont il ne reste plus rien à dire sinon qu’elle est composée d’un alliage de fer et de nickel qui a été moulé dans une forme particulière? Eh bien non! Les macromolécules sont elles-mêmes des objets fort complexes qui valent la peine d’être étudiés attentivement.
HUITIÈME ÉTAPE : LES MOLÉCULES Vous devrez donc une fois de plus grossir votre image par dix, afin que chaque protéine atteigne la taille d’un pamplemousse, soit dix millions de fois son diamètre réel, à l’extrême limite des capacités d’instruments très perfectionnés appelés «microscopes à effet tunnel» qui ont la capacité de nous faire «voir» les atomes individuels. À cette échelle, la mitochondrie est grosse comme une maison et ma main devient longue de 1000 kilomètres, soit un peu plus que la distance Montréal–Sept-Îles, ou un peu moins que Paris-Marseille. 134
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Cette échelle de grossissement vous permet maintenant de voir qu’une protéine est tout sauf une bille lisse, une brique Lego ou un simple bloc de pavé-uni. Prenez par exemple celle qu’on appelle «myoglobine», une des plus anciennes et parmi les plus importantes. Comme vous pouvez le voir, son architecture est extrêmement complexe et il ne faudrait surtout pas la confondre avec un simple amas de ferraille tordue au hasard.
Représentation schématique de la structure tridimensionnelle d’une protéine nommée «myoglobine»
Chaque protubérance, chaque excroissance, chaque repli, chaque détail est susceptible de jouer un rôle essentiel à court ou à long terme. La preuve, c’est que la majorité des gens qui ont un «défaut génétique» ont en réalité une protéine qui est légèrement différente de la protéine «normale», une infime différence qui est souvent suffisante pour les condamner à une mort prématurée ou à une qualité de vie grandement diminuée. Afin de mieux comprendre ce qui permet à un si petit objet d’avoir une forme tellement particulière, je vous invite à grossir encore une fois votre image par un facteur de dix, ce qui donnera à la protéine la taille d’un pneu de camion. À cette échelle, cent millions de fois plus grande que nature, ma main aurait dix mille kilomètres de long, soit à peu près la distance Paris-Shanghaï. À cette échelle, vous pouvez voir que cette protéine de myoglobine ressemble à un long tube replié sur lui-même plusieurs fois, comme un bretzel en trois dimensions. Cette forme bien précise est attribuable au fait que la protéine est en réalité constituée de centaines d’unités plus petites appelées « acides aminés» et, bien qu’on compte des milliards de sortes de protéines différentes dans l’ensemble des êtres vivants sur la Terre, celles-ci sont toutes formées à partir de seulement vingt acides aminés différents. Tout comme on peut faire une infinité de mots à partir de vingt-six lettres, c’est l’agencement de ces divers acides aminés les uns à la suite des autres qui est le fondement chimique de la magie de la vie. Les autres macromolécules sont également constituées de molécules plus petites qui sont réunies en chaînes ou selon d’autres principes simples.
NEUVIÈME ÉTAPE : LES ATOMES Comme il semble bien que vous ne soyez pas encore rendu au bout de votre entreprise de démontage, je ne peux que vous demander de grossir encore une fois votre image, de telle sorte que chaque acide aminé mesurera à peu près un mètre. La cellule aura la taille d’une grande ville et ma main aura cent mille
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kilomètres de long, le quart de la distance Terre-Lune, assez pour faire plus de deux fois le tour de la Terre. À cette échelle, chaque atome sera gros comme un pamplemousse, soit un milliard de fois son diamètre réel. Vous êtes maintenant en mesure de bien distinguer les différentes sortes d’atomes et vous constatez que non seulement il n’y a que vingt sortes d’acides aminés, mais, en plus, tous ceux-ci sont constitués de seulement cinq sortes d’atomes, soit l’hydrogène, le carbone, l’azote, l’oxygène et un tout petit peu de soufre. Quant aux autres macromolécules, elles sont également constituées des Représentation schématique mêmes atomes avec, en plus, un apport d’une molécule de glycine important d’atomes de phosphore. Comme ces atomes sont également ceux qui constituent la plupart des autres molécules de mon corps, vous pouvez maintenant affirmer qu’un corps humain comme le mien est essentiellement constitué d’atomes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, d’azote, de soufre, de phosphore et de quelques atomes divers, comme le calcium, le sodium, le fer, etc.
DIXIÈME ÉTAPE : LES NOYAUX Et quand vous aurez fait l’inventaire de tous ces atomes et de toutes les molécules, de même que les autres structures qu’ils constituent, aurez-vous enfin fini de me « démonter » ? Pourrez-vous enfin dire que vous avez atteint les briques de base qui font que je suis ce que je suis? Bien sûr que non, car, contrairement à leur nom qui signifie «indivisible » en grec, les atomes ne sont pas eux non plus des balles de caoutchouc plein. En fait, les atomes sont presque entièrement vides, car ils sont composés d’un ou de plusieurs électrons qui forment des espèces de « nuages de charge électrique » autour d’un noyau ; or, ces nuages ne contiennent à peu près pas de matière.
Représentation purement imaginaire d’un atome d’hydrogène
À notre dernière étape, les atomes avaient la taille d’un pamplemousse ; si vous les grossissez par un facteur de dix, ils auront encore l’air d’être vides; une fois de plus, ils auront la taille d’une maison et continueront de paraître vides. Encore un facteur de dix, l’équivalent d’un pâté de maison… et toujours vides. Mais si vous grossissez chaque atome jusqu’à ce qu’il soit grand comme un stade olympique, soit plusieurs milliers de milliards de fois son diamètre réel, vous 136
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verrez flotter au milieu une petite boule, pas plus grosse qu’un grain de riz: c’est le noyau de l’atome. Tout le reste du «stade olympique» ne contient rien d’autre qu’un ou quelques électrons qui se déplacent dans tous les sens. Pour arriver à ce résultat, il vous a fallu rendre votre image cinq mille fois plus grande qu’à la dernière étape, ce qui veut dire que chaque protéine a maintenant la taille d’une ville et que la cellule est devenue grosse comme la Terre. Quant au bout de ma petite main, il est à cinq cents millions de kilomètres, plus de trois fois la distance qui sépare la Terre du Soleil.
ONZIÈME ÉTAPE : LES NUCLÉONS Et ce noyau n’est pas encore la fin de votre quête, car si vous le grossissez à son tour jusqu’à ce qu’il atteigne la taille d’un petit fruit, vous constaterez qu’il peut lui-même être « séparé » en particules plus petites appelées « protons » et « neutrons », qui ressemblent maintenant à de petits pois. (Pour plus de simplicité, les protons et les neutrons sont réunis sous un même nom, les «nucléons», c’est-à-dire les «particules faisant partie du noyau».) Chaque noyau de carbone en contient une douzaine, alors que les noyaux d’oxygène en ont habituellement seize. Par contre, les noyaux d’hydrogène ne contiennent généralement qu’un seul proton. Il ne faudrait pas oublier les électrons, qui « tournent » tout là-bas, à une grande distance de leur noyau, et vous êtes maintenant en mesure de dire que je suis constituée de milliards de milliards de milliards de protons, de neutrons et d’électrons, qui sont réunis en atomes, qui forment des molécules, des macromolécules, et ainsi de suite jusqu’à moi.
DOUZIÈME ÉTAPE : LES QUARKS Et vous voilà presque à la fin de votre entreprise. Mais, comme vous êtes d’une curiosité incorrigible, vous vous demandez s’il ne serait pas possible de décomposer les protons et les neutrons en éléments plus simples. Et, puisque vous avez bien appris votre leçon, vous revoilà à vouloir grossir l’image, par dix, puis par cent. Malheureusement, les technologies les plus puissantes dont les physiciens disposent aujourd’hui ne permettent pas encore de mesurer des objets dont le diamètre est plus de cent fois plus petit que celui du proton, de telle sorte que vous ne pouvez plus poursuivre le grossissement. Pourtant, vous ne pouvez arrêter votre entreprise de démontage car, pour des raisons à la fois théoriques et expérimentales,
Représentation purement imaginaire de quarks s’échangeant des gluons.
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les scientifiques ont découvert que les protons et les neutrons sont en fait constitués de trois «objets» plus petits et plus simples, appelés «quarks». Or, comme les quarks demeurent invisibles même à cette échelle incroyablement réduite, on peut dire que leur diamètre est nécessairement plus petit que 10–18 mètre (un milliardième de milliardième de mètre) et que même s’ils occupent un certain volume, celui-ci est inférieur au millionième du volume du proton (1/100 × 1/100 × 1/100 = 1/1000000). On peut donc dire que les nucléons (neutrons et protons) sont eux aussi essentiellement vides. Comme les quarks pourraient être beaucoup plus petits que ce 10–18 mètre, le modèle favorisé actuellement les considère comme des objets ponctuels, c’està-dire que, comme un point en mathématique, ils n’auraient aucun diamètre et n’occuperaient aucun volume. Cette vision des choses présente toutefois des difficultés car, si les quarks sont ponctuels, ils sont nécessairement des particules élémentaires, ce qui signifierait que notre entreprise de démontage ne pourrait jamais se poursuivre au-delà des quarks, peu importe les découvertes scientifiques qui attendent l’humanité au cours des prochains siècles. On peut cependant garder l’espoir que notre longue quête de compréhension n’est pas vraiment finie, car les quarks peuvent changer de masse, de charge électrique et d’autres attributs tous aussi importants, ce qui pourrait indiquer que ce ne sont pas des particules élémentaires, mais bien des structures réunissant des éléments encore plus petits et plus simples. Si tel est bien le cas, il restera encore du travail à faire pour les générations futures, et c’est tant mieux. Comme vous pouvez le constater, je suis un « objet » infiniment plus complexe qu’une automobile ; non seulement parce que j’ai beaucoup plus de « pièces », et que chaque pièce est beaucoup plus compliquée, mais aussi, et surtout, parce que la complexité ne s’interrompt à aucun niveau en moi. Contrairement à ce qui s’est passé avec l’auto, qui n’a pas d’étapes intermédiaires entre la petite vis et les atomes qui la constituent, dans mon corps, vous trouvez toujours des structures imbriquées dans des structures, peu importe à quelle échelle vous m’analysez. De plus, il importe de ne pas perdre de vue que tout cet exercice a quelque chose d’artificiel et de réducteur, car il ne tient compte que des divers «objets» matériels qui me constituent. À cause de cela, il nous a fallu négliger sérieusement le fait que la plupart de ces «objets» n’ont de sens que dans la mesure où ils sont interreliés, agissant les uns avec les autres. Mais, au-delà de ces structures faciles à définir, je suis aussi le flux d’énergie que je reçois jour après jour et qui traverse mon organisme pour alimenter la grande danse chimique que nous résumons par le simple mot: «vie».
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on petit corps pèse à peu près cent fois moins que l’automobile de maman, ce qui fait qu’il contient cent fois moins de particules. Et pourtant, si vous m’aviez vraiment séparée en pièces détachées et que vous deviez maintenant me reconstruire correctement, il serait faux de croire qu’il vous suffirait de cent fois moins de temps que pour réassembler la vieille Volvo de maman. Je suis un «objet» tellement plus complexe que toute comparaison directe est impossible, et vous comprendrez que je vous épargne tout l’incroyable travail qui serait nécessaire si je vous demandais de reprendre toutes ces particules individuelles et de vous en servir pour fabriquer un organisme vivant comme moi. Comme de toute façon l’exercice de séparation s’est fait de manière purement imaginaire, nous allons simplement faire le chemin inverse de celui que nous venons de parcourir afin de ressortir des entrailles de la matière et remonter graduellement vers des objets de plus en plus complexes. Cela nous permettra non seulement de revoir les divers éléments matériels qui apparaissent à chaque étape, mais également d’inclure les forces qui sont responsables de l’émergence de ces structures de plus en plus élaborées. Ce petit exercice nous permettra également de souligner que, plus un « objet » est complexe, plus les forces qui agissent sur lui sont subtiles et multiples, ce qui ouvre des portes à des comportements de plus en plus variés. Chacun des « objets » que nous rencontrerons aurait besoin d’un livre complet pour être bien décrit. Il va donc de soi que je ne mentionnerai ici que quelques aspects particulièrement importants, laissant de côté une foule d’éléments tout aussi intéressants, mais moins essentiels à la compréhension de notre démarche principale, qui consiste à comprendre comment la complexité émerge de ces diverses recombinaisons de structures.
PREMIER NIVEAU : LES FONDEMENTS DE LA MATIÈRE Dans un premier temps, vous allez cesser de penser à mes quarks comme à des « objets » séparés. (De toute façon, vous auriez été incapables de les séparer réellement les uns des autres, car, malgré tous les puissants instruments des
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physiciens, personne n’a encore été en mesure d’isoler un quark autrement que par le pouvoir de son imagination.) Donc, vous vous concentrez, vous clignez des yeux, vous claquez des doigts, un petit coup de baguette magique, et hop! voilà que mes quarks vous apparaissent à nouveau réunis trois par trois au sein de protons et de neutrons, exactement comme ils l’étaient avant que vous ne les « sépariez ». Regardons maintenant d’un peu plus près comment ces particules «fonctionnent».
Up
Up Proton
Down
Représentation schématique d’un proton, avec ses trois quarks qui s’échangent des gluons.
C’est la force nucléaire forte qui retient les quarks au sein de leurs trios respectifs. Elle se manifeste sous la forme de gluons, des «objets» étranges qui semblent avoir certaines caractéristiques propres aux particules de matière, mais aussi certains comportements qui les rapprochent des ondes. Ceux-ci jouent un rôle essentiel, car des gluons sont continuellement échangés d’un quark à l’autre, et c’est cet échange qui les retient ensemble. On pourrait faire une comparaison avec une partie de tennis ou de racketball jouée en apesanteur par trois athlètes capables de se déplacer à des vitesses hallucinantes dans toutes les directions. Chaque joueur (quark) envoie des multitudes de balles (gluons) à ses deux comparses, qui les attrapent au vol et les lui retournent tout aussi rapidement. Pour respecter les règles du jeu, les trois quarks doivent limiter leurs lancers et leurs déplacements à l’intérieur d’une enceinte sphérique, et c’est cette espèce de «court de tennis» que nous appelons un «proton» ou un «neutron». (Rappelons que chaque quark occupe moins d’un millionième du volume total du «court», et possiblement immensément moins.) Tout comme on le voit dans plusieurs sports d’équipe, il y a diverses «positions» que les quarks peuvent adopter, un peu comme au baseball il y a un lanceur, un receveur, un arrêt-court, etc. Dans le monde des particules, on observe que, quand deux quarks sont en position up, et que le troisième est en position down, le trio (uud) qu’ils forment est un proton. Si, au contraire, deux d’entre eux sont en position down, et le troisième en position up, alors le trio (udd) qu’ils forment est un neutron.
Up Neutron Down
Down
Représentation schématique d’un neutron, avec ses trois quarks qui s’échangent des gluons.
Cette différence entre neutrons et protons est attribuable au fait qu’une charge électrique est associée à la position du quark: s’il est en position up, il a une charge de +2/3, alors que s’il est en position down, il a une charge de –1/3. En raison de cela, le proton a une charge totale de +1, soit la somme de +2/3, 140
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+2/3 et –1/3 (u+u+d). Le neutron a quant à lui une charge électrique de 0, soit la somme de +2/3, –1/3 et –1/3 (u+d+d). Personne ne sait ce qui cause ces charges, ni pourquoi la charge de l’électron (–1) correspond très exactement à la différence entre la charge du quark up, +2/3, et celle du quark down, –1/3. Ce qu’on sait, par contre, c’est que cette force électrique joue un rôle essentiel dans la plupart des structures supérieures et qu’elle est au cœur de toute la chimie de la vie. Comme la force nucléaire est très forte et qu’elle n’agit que sur une très courte distance, les protons et les neutrons sont les objets les plus denses que nous connaissons, sauf peut-être les trous noirs. Et pourtant, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les protons et les neutrons sont presque complètement vides. Si nous avons une impression de matière, c’est que les quarks mettent tellement d’énergie dans leur jeu commun, ils se déplacent si rapidement et ils échangent des quantités si phénoménales de gluons qu’ils nous semblent occuper tout le volume à la fois. Le phénomène ressemble à l’effet que le créateur de dessin animé recherche en mettant une multitude de pattes sous le personnage de Road Runner pour nous montrer qu’elles bougent rapidement et qu’il court très vite. Ces pattes, et la poussière qu’elles soulèvent, semblent alors occuper tout l’espace sous le Road Runner, un peu comme les quarks semblent occuper tout l’espace à l’intérieur de leur proton ou de leur neutron. Le volume des nucléons est donc une excellente illustration du fait que, même dans ses manifestations les plus intimes, la matière a des propriétés qui naissent des interactions entre les «objets». Autrement dit, si les propriétés des protons et des neutrons n’étaient rien de plus que la somme des propriétés de leurs quarks, les nucléons n’auraient à peu près aucun volume. Quand une propriété apparaît ainsi dans une structure en raison des interactions entre ses éléments, on parle de «propriété émergente». Voilà donc une première étape de franchie et, au lieu d’une soupe de quarks et d’électrons, lesquels ressemblaient plus à de l’énergie pure qu’à de la vraie «matière», mes particules ont repris un peu de leur consistance matérielle.
DEUXIÈME NIVEAU : PETIT PAS POUR LES NUCLÉONS, GRAND SAUT POUR LA COMPLEXITÉ Pour passer à la prochaine étape de ma reconstruction, vous allez devoir cesser de penser à mes protons et à mes neutrons comme à des entités séparées, et ils vont réapparaître à l’intérieur des noyaux qu’ils formaient avant que votre imagination ne les «sépare». La plupart de mes protons et de mes neutrons se retrouvent donc réunis en quantités à peu près égales dans les noyaux de mes atomes lourds, mais il reste tout de même une certaine quantité de protons isolés qui n’ont rejoint aucun noyau lourd; ce sont ceux qui provenaient de mes atomes d’hydrogène, dont le noyau ne contient généralement qu’un seul proton. Mais, si vous regardez attentivement ces noyaux d’hydrogène, vous verrez qu’une infime minorité d’entre eux contiennent un neutron en plus du proton. 141
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Les deux particules forment alors un duo appelé « deutérium », ou noyau d’hydrogène lourd, structure simple qui va nous aider à mieux comprendre ce qui tient mes protons et mes neutrons unis dans leurs noyaux atomiques respectifs.
Up
Up
Neutron Down
Up Proton
Down Down
Pour revenir à notre analogie du niveau précédent, nous dirons que le deutérium Représentation schématique d’un noyau de deutérium avec ses six quarks ressemble à deux terrains de tennis installés qui s’échangent des gluons. l’un à côté de l’autre. On y trouve trois joueurs-quarks poursuivant leur partie d’un côté, et trois autres joueurs poursuivant la leur sur leur propre « court ». Toutefois, à l’occasion, il arrive qu’une balle-gluon passe d’un terrain à l’autre et qu’elle soit renvoyée par un des quarks du terrain voisin qui s’exécute sans même ralentir sa propre partie. La nouvelle formule rend le jeu encore plus captivant et l’intimité entre les deux trios devient même assez grande à certains moments qu’un quark participant à un trio change de place avec un quark provenant d’un trio voisin, de telle sorte qu’un proton peut se transformer en neutron et son voisin neutron deviendra pour sa part un proton. Le sextuor ainsi obtenu a donc une certaine stabilité et Up quelques-uns des noyaux de deutérium qu’on Up Up Neutron Proton peut observer aujourd’hui sont restés inchangés depuis l’époque du Big Bang. Down Down Parmi mes noyaux atomiques, vous allez également trouver quelques rarissimes exemplaires du noyau d’hélium, noyaux qui sont aussi nommés «particules alpha». (Ils ne font pas partie de moi à proprement parler, mais il en traîne quelques exemplaires dans l’air que nous respirons.) Chaque particule alpha contient deux protons et deux neutrons qui restent eux aussi soudés ensemble parce qu’ils s’échangent des gluons et parfois même des quarks. Ceux-ci forment une figure géométrique appelée « tétraèdre » (une pyramide à trois «faces» plus une base triangulaire). Le tétraèdre est une structure particulièrement solide, car chaque nucléon se retrouve au sommet de trois triangles équilatéraux et que les triangles constituent une figure très forte. (On peut en voir une belle illustration dans l’armature de la biosphère de l’île SainteHélène (Montréal), ancien pavillon des ÉtatsUnis à Expo 67, qui est à la fois légère et 142
Down
Up
Up
Up
Neutron
Proton Down
A
Down
Down
B
Représentation schématique de la composition particulaire d’un noyau d’hélium, aussi appelé «particule alpha» (A). Représentation tridimensionnelle de cette même particule alpha (B).
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solide parce qu’elle est entièrement constituée de tubes réunis en triangles. C’est également ce principe qui est généralement utilisé pour faire des pylônes électriques à la fois solides et légers.) La stabilité particulière du noyau d’hélium en a fait la principale brique servant à la construction des noyaux plus lourds, de telle sorte que la plupart des atomes lourds qui constituent mon organisme peuvent être vus comme des agrégats de particules alpha. C’est le cas, par exemple, des noyaux d’oxygène, qui contiennent huit protons et huit neutrons, soit quatre particules alpha, et des noyaux de carbone, avec six protons et six neutrons, soit trois particules alpha. La formule n’est toutefois pas universelle, et il y a également quelques noyaux lourds comme ceux de carbone 14 et d’azote qui n’entrent pas dans cette catégorie. Ainsi, même dans ces manifestations les plus intimes de la matière, on voit déjà comment la complexité se développe par une suite de recombinaisons: 1. trois quarks pour former des neutrons et des protons, 2. un proton et un neutron pour former un deutérium, 3. deux deutériums pour former une particule alpha, 4. trois ou quatre particules alpha pour former mes noyaux lourds (carbone et oxygène). Les propriétés nouvelles qui émergent de ces niveaux superposés de complexité ne sont pas encore apparentes parce qu’elles concernent surtout les relations que ces noyaux entretiennent avec les électrons. Cela nous amène à passer au prochain niveau.
TROISIÈME NIVEAU : LA VALSE DES ÉLECTRONS Nous voici donc rendus au moment où vous allez permettre à mes électrons de reprendre leurs interactions avec leurs noyaux respectifs et reconstituer les divers atomes qu’on trouvait dans mon corps. Pour chaque 10 000 atomes, vous en retrouvez un peu moins de 6300 qui sont des atomes d’hydrogène, 2550 qui sont des atomes d’oxygène, 950 de carbone, 140 d’azote, 30 de calcium, 20 de phosphore, 6 de potassium, 5 de soufre, 3 de sodium, 3 de chlore et 1 de magnésium. En regardant de plus près, vous trouverez également des traces infimes de plusieurs autres éléments, comme un peu de fer pour mon sang, de l’iode pour ma glande thyroïde, du fluor pour mes dents, etc. Commençons par l’atome d’hydrogène, le plus commun, non seulement dans mon petit corps, mais également dans l’Univers au complet. C’est aussi, et surtout, le plus simple à comprendre, car l’unique proton de son noyau ne peut retenir qu’un seul électron. Ces deux particules sont attirées l’une par l’autre parce que la charge électrique négative de l’électron lui permet de réagir à la 143
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charge électrique positive du proton. Encore une fois, on pourrait comparer leur relation à une espèce de partie de tennis, mais, Photon comme le proton est presque 2 000 fois plus Électron lourd, il reste au centre et c’est l’électron qui Proton virevolte dans tous les sens à une très grande distance du noyau. Les « balles » d’énergie électromagnétique qu’ils s’échangent sont Représentation dite «planétaire» appelées «photons». Tout comme les gluons d’un atome d’hydrogène qui sont échangés entre quarks, les photons ont une double nature, avec un comportement qui s’apparente parfois à celui des ondes, tout en ayant à l’occasion des manifestations qui ressemblent plutôt à celles des particules de matières. Les règles qui s’appliquent à ce «jeu» font en sorte que les mouvements de l’électron se limitent la plupart du temps à une espèce de coquille sphérique centrée sur le proton et appelée « orbitale 1s ». L’électron ne s’approche à peu près jamais en deçà d’une certaine distance du proton ; en revanche, il ne s’éloigne que très rarement au-delà d’une autre limite. Entre ces deux « distances critiques », l’électron semble libre de faire n’importe quel mouvement, un peu comme s’il pouvait disparaître d’un point donné pour réapparaître aussitôt à n’importe quel autre point de la coquille, sans avoir véritablement suivi une «trajectoire précise» entre les deux points. Comme ces mouvements lui permettent d’intercepter à peu près tous les Représentation schématique photons lancés par son proton, il n’y a pas de d’un atome d’hydrogène place pour qu’un second électron se joigne à avec son orbitale 1s la partie. Passons maintenant à l’atome d’hélium, qui est bâti sur le même principe que l’atome d’hydrogène, sauf qu’avec deux protons dans son noyau, il attire deux électrons. Ces deux électrons occupent la même coquille sphérique 1s, chacun échangeant des multitudes de photons avec chacun des deux protons. (Les deux neutrons du noyau ne participent pas à ce jeu, car ils sont électriquement neutres, comme leur nom l’indique.) La formule de «jeu» de l’hélium est particulièrement stable avec un très grand équilibre entre les particules et entre les forces. Les électrons arrivent à « patrouiller » leur coquille de façon très efficace, interceptant tous les photons émis par le noyau, de telle sorte que l’atome d’hélium est à peu près parfaitement neutre du point de vue électrique. On dit alors que son orbitale est «saturée», car une orbitale ne peut pas accueillir plus de deux électrons à la fois. (Un peu comme un terrain de tennis ne peut pas accueillir plus d’une ou deux personnes de chaque côté du filet afin d’éviter les 144
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collisions entre joueurs.) La principale conséquence est que l’hélium « refuse » systématiquement d’interagir avec les autres atomes, de telle sorte que cette grande stabilité électronique en a fait une impasse sur le chemin vers la complexité : on ne le retrouve nulle part dans mes molécules ou dans quelque structure moléculaire que ce soit. Exception faite de l’hydrogène, les trois Représentation schématique d’un atome d’hélium avec son orbitale 1s atomes les plus communs dans mon corps saturée d’électrons sont l’oxygène, l’azote et le carbone. Comme ces trois atomes sont au cœur de toute la chimie de la vie, nous devons prendre un peu de temps pour bien comprendre de quoi ils sont constitués et comment ils «fonctionnent». Commençons par un noyau de carbone, le plus simple des trois, et laissons des électrons s’en approcher un à la fois. Comme on pourrait s’y attendre, le premier électron se retrouve dans une orbitale sphérique 1s semblable à celles des atomes d’hydrogène et d’hélium. Mais, comme cet unique électron est incapable d’attraper tous les photons émis par les six protons du noyau, l’atome reste fortement chargé et il attire d’autres électrons. Le deuxième électron fait comme celui de l’atome d’hélium et se place sur la même orbitale 1s que le premier électron, de telle sorte que cette orbitale est saturée. Même avec deux électrons, de nombreux photons continuent de s’échapper, et l’atome reste toujours fortement chargé électriquement. Nous pouvons donc continuer notre processus de reconstruction en laissant un troisième électron s’approcher. Ce troisième électron ne peut pas rejoindre ses deux collègues, car l’orbitale 1s que ceux-ci «patrouillent» est saturée. L’électron nº 3 se trouve donc à former une nouvelle orbitale sphérique plus éloignée du noyau et qu’on appelle 2s. L’électron nº 4 vient l’y rejoindre, et l’orbitale 2s devient elle aussi saturée. L’organisation de ces quatre électrons en deux orbitales sphériques fait un peu penser aux parties de tennis à quatre joueurs, dans lesquelles un joueur de chaque équipe reste à proximité du filet, alors que les deux autres joueurs demeurent près des limites extérieures du terrain pour couvrir les longues balles. Par contre, même avec deux orbitales sphériques saturées, l’atome de carbone n’est pas encore neutre électriquement, car ses six protons émettent toujours plus de photons
Représentation schématique des orbitales 1s et 2s du carbone
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que les quatre électrons ne peuvent en attraper. On peut donc laisser deux autres électrons s’en approcher, et on pourrait s’attendre à ce qu’ils forment à leur tour une troisième orbitale sphérique encore plus éloignée du noyau que les deux précédentes. Mais si les électrons n’avaient formé rien d’autre que ce genre d’orbitales sphériques superposées les unes sur les autres comme des pelures d’oignon, les atomes seraient incapables de se combiner en molécules comprenant plus de deux atomes et notre Univers n’aurait probablement engendré que peu de complexité.
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x
y z
Ce ne fut pas le cas, car les choses changent à partir du cinquième électron. Au lieu de x s’installer sur une orbitale sphérique que nous aurions pu appeler « 3s », ce quatrième électron de l’atome de carbone forme plutôt une orbitale en forme de 8, un peu comme les pistes de course automobile pour enfants, avec le noyau situé tout juste au centre, là où y la piste se croise elle-même. (On pourrait z aussi parler de sablier ou d’arachides, ou de toute autre forme qui aurait deux parties renflées séparées par un goulot.) Ce cinquième électron passe donc la plus grande x partie de son temps à l’intérieur de ces deux lobes, sautant constamment de l’un à l’autre. Cette orbitale est plus longue et plus étroite que la 2s, de telle sorte que l’électron peut parfois se trouver plus près du noyau que ses Orbitales 2px, 2py et 2pz collègues en 2s, alors qu’à d’autres moments il en est un peu plus éloigné. Pour bien distinguer cette nouvelle configuration de celle des orbitales sphériques «s», on nomme «p» ces orbitales de forme plus allongée. De plus, comme elles ne sont utilisées qu’après que la 2s soit saturée, on les désigne par «orbitales 2p». Les choses deviennent encore plus intéressantes quand on laisse un sixième électron approcher. Au lieu d’aller rejoindre le nº 5 déjà installé sur son orbitale 2p, ce nouveau venu s’installe sur une nouvelle orbitale 2p, tout à fait semblable à la première, mais placée à un angle de 90° par rapport à elle. Ces deux orbitales forment donc une sorte de croix centrée sur le noyau et dont les extrémités dépassent un peu l’orbitale 2s. (Cette forme prendra tout son sens quand viendra le temps de former des molécules.) Avec ces six électrons en «orbite» autour du 146
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noyau, l’atome de carbone est devenu électriquement neutre et n’attire plus d’autres électrons. Il est donc temps pour nous de passer aux atomes d’azote et d’oxygène. Comme le noyau d’azote contient sept protons, il peut attirer sept électrons. Les six premiers s’organisent de la même façon que ceux du carbone, et le septième électron s’installe sur une troisième orbitale 2p. Celle-ci se trouve aussi à 90° des deux autres, de telle sorte que ces trois orbitales 2p sont disposées dans l’espace comme les trois axes x, y et z en mathématiques. Afin de les distinguer, on les désigne habituellement comme 2px, 2py et 2pz. Le noyau d’oxygène contient quant à lui huit protons ; il peut donc attirer huit électrons. Les sept premiers sont disposés comme ceux de l’atome d’azote, soit deux en 1s, deux en 2s et les trois autres occupant chacun une orbitale 2p. Le huitième électron de l’oxygène s’installe pour sa part sur une de ces orbitales 2p, rejoignant un collègue déjà sur place. L’atome d’oxygène se retrouve donc avec ses orbitales 1s, 2s et 2pz qui sont saturées, tandis que les orbitales 2px et 2py continuent à ne contenir qu’un seul électron chacune.
y z Orbitale 1s, 2 électrons
x Orbitale 2s, 2 électrons
Il est très important de comprendre cette Représentation schématique architecture particulière engendrée par les de l’atome d’oxygène orbitales électroniques 2p, car c’est elle qui est au cœur du comportement de plusieurs atomes, notamment en ce qui concerne les relations que les atomes de carbone, d’azote et d’oxygène peuvent établir entre eux et avec l’hydrogène. Les orbitales 2p sont en quelque sorte la clé qui permet de comprendre la chimie de la vie, constatation qui nous ouvre la porte pour passer au niveau suivant.
QUATRIÈME NIVEAU : LES RÈGLES DU PARTAGE Pour cette partie, nous allons tenir pour acquis que vous avez laissé tous mes électrons aller rejoindre leurs noyaux et que tous mes atomes sont reconstitués. Vous allez maintenant prendre quelques exemplaires des principaux atomes qui me constituent, les mettre en présence les uns avec les autres et les laisser interagir. Commençons donc avec deux atomes d’hydrogène isolés et permettez-leur de se rencontrer. Ils se réunissent immédiatement pour former une nouvelle structure appelée « molécule d’hydrogène », aussi connue sous le nom de «dihydrogène». (Bien qu’il n’y ait à peu près pas de molécules d’hydrogène dans mon petit corps, cela vaut la peine qu’on s’y attarde, d’abord en raison de sa simplicité, puis parce que c’est la molécule la plus commune et la plus ancienne de l’Univers.) 147
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On pourrait expliquer la formation de la molécule d’hydrogène (H2) en ayant recours une fois de plus à l’analogie de la partie de tennis. Les choses se passent un peu comme si l’atome d’hydrogène connaissait un léger déséquilibre électrique constant parce que son unique électron a beau « se déplacer » très rapidement, il ne peut pas être des deux côtés en même temps, de telle sorte qu’il risque toujours d’y avoir quelques photons vagabonds qui échappent à sa vigilance. Cette analogie laisse à désirer, mais son objectif est de « traduire » dans notre réalité un concept assez mystérieux de la mécanique quantique lié au principe d’exclusion de Pauli et qui veut que chaque orbitale puisse accueillir deux, et seulement deux électrons. De plus, non seulement il ne peut jamais y avoir plus de deux électrons sur une même orbitale, mais dès qu’il y a un électron solitaire sur son orbitale, l’atome a tendance soit à perdre cet électron, soit accueillir un électron supplémentaire pour venir combler ce « manque », ou encore, s’il lui est impossible de retenir un électron supplémentaire, il aura tendance à «partager» des électrons avec des atomes voisins. Pour poursuivre notre analogie, on pourrait dire que s’il y a un second atome d’hydrogène dans le voisinage, son électron sera attiré par cette source de photons vagabonds et les deux atomes s’approcheront l’un de l’autre. Comme ce second atome d’hydrogène «souffre» lui aussi d’un léger déséquilibre électrique, les deux atomes se partagent les deux électrons et une molécule d’hydrogène est formée, avec chacun des deux électrons qui échange des photons avec chacun des deux protons. Les règles du jeu leur ordonnent alors de limiter leurs mouvements à une orbitale qui prend la forme d’une arachide. Les électrons ont alors tendance à se concentrer dans la région entre les protons et produisent ainsi une force d’attraction qu’on appelle « lien chimique Représentation schématique d’une molécule d’hydrogène covalent». Contrairement à l’atome d’hydrogène, la molécule d’hydrogène ne connaît pas de déséquilibre électrique. Avec deux électrons, la situation ressemble à celle de l’atome d’hélium : toutes les parties de la périphérie sont adéquatement patrouillées, et à peu près aucun photon ne parvient à échapper à leur vigilance. C’est ce qui explique pourquoi une molécule d’hydrogène ne peut pas s’unir à une autre molécule d’hydrogène, ni à un autre atome d’hydrogène. Ne cherchez pas de molécules comprenant trois atomes d’hydrogène (H3) ; il n’y en a nulle part dans l’Univers, même pas dans mon petit organisme. Pour parler en termes de mécanique quantique, il faudrait plutôt dire que les deux atomes d’hydrogène se partagent les deux électrons de façon à combler ce «manque» que chacun «ressentait» du fait d’avoir un électron solitaire sur son orbitale 1s. Le principe de base est donc qu’un électron qui se retrouve tout seul sur son orbitale constitue une espèce de «crochet» qui cherche à établir une 148
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collaboration avec un électron semblablement solitaire en provenance d’un autre atome. Lorsque ce partage d’électrons se produit, chacun des deux atomes impliqués devient un peu plus stable qu’il ne l’était quand son électron était solitaire, de telle sorte que la formation de ce lien s’accompagne d’une émission d’énergie. Autrement dit, l’énergie totale contenue dans la molécule est moindre que la somme des énergies de chaque atome seul (H + H = H2 + énergie). Inversement, pour rompre ce lien entre les deux atomes, il faudra redonner de l’énergie à la molécule afin que chaque atome redevienne un peu plus instable, comme il l’était avant la formation du lien. On appelle cette différence «énergie de liaison», qui repose en grande partie sur l’attraction que les noyaux exercent sur leur entourage, d’abord sur leurs propres électrons, puis sur les électrons des atomes voisins. Passons maintenant à une molécule un y peu plus complexe, mais beaucoup plus familière: l’eau, aussi connue sous son appellation z scientifique de « H2O ». Comme la molécule d’hydrogène (H2), la molécule de H2O contient deux atomes d’hydrogène, mais, au lieu d’être unis l’un à l’autre, ceux-ci sont x H accrochés de part et d’autre d’un atome d’oxygène. Cela se produit parce que les orbitales 2px et 2py de l’oxygène sont occupées par des électrons solitaires, et qu’ils peuvent donc servir de crochets en étant partagés avec H d’autres atomes. Ainsi, si vous mettez deux atomes d’hydrogène individuels en présence d’un atome d’oxygène, les électrons insa- Une molécule d’eau se forme parce que tisfaits des atomes d’hydrogène vont aller deux atomes d’hydrogène s’accrochent à l’atome d’oxygène. rejoindre chacun une orbitale à moitié libre de l’atome d’oxygène, créant ainsi un lien covalent entre son atome d’hydrogène et l’atome d’oxygène. Tout comme c’était le cas pour la formation de la molécule d’hydrogène (H2), quand un atome d’hydrogène forme un lien covalent avec un atome d’oxygène, les deux atomes se retrouvent plus stables que lorsqu’ils étaient séparés. Or, plus stable veut dire contenir moins d’énergie. Donc, quand un tel lien se forme, une petite quantité d’énergie est libérée (2 H2 + O2 = 2H2O + énergie). Mais si l’on compare les deux phénomènes, on constate qu’il y a beaucoup plus d’énergie libérée quand un hydrogène s’unit à un oxygène (O–H) que lors de l’union de deux atomes d’hydrogène (H–H). Inversement, il faudra beaucoup plus d’énergie pour briser le lien O–H que pour séparer deux atomes d’hydrogène. Comme il est beaucoup plus difficile de briser une molécule d’eau qu’une molécule d’hydrogène, on dit que l’eau est très stable, ou encore «pauvre en énergie».
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Une autre caractéristique importante de l’atome d’oxygène provient du fait que ses orbitales 2p sont à angle droit l’une par rapport à l’autre. En conséquence, les atomes Noyau d’hydrogène se placent eux aussi à peu près à de O 90° l’un de l’autre, et la molécule prend la forme d’un accent circonflexe, avec l’oxygène au sommet et les hydrogènes à chacune des extrémités. Or, le partage d’électrons entre Noyau de H l’oxygène et les atomes d’hydrogène voisins ne se fait pas de façon parfaitement équitable. L’attraction supérieure du gros noyau d’oxygène (six protons) fait en sorte que les électrons partagés passent plus de temps au O centre de la molécule que dans les extrémités. À cause de cela, la pointe de l’accent circonH H flexe porte une légère charge négative, alors que les extrémités sont plutôt chargées positivement. (Pour revenir à notre analogie des Deux représentations schématiques niveaux précédents, on dira que quelques de la molécule d’eau photons vagabonds échappent à la vigilance des électrons dans les extrémités, alors que leur présence prolongée au milieu de la molécule rend cette partie de l’accent circonflexe particulièrement réceptive pour attraper les photons vagabonds en provenance des autres molécules.) En conséquence, lorsque plusieurs molécules d’eau sont réunies, les extrémités des unes sont attirées par les pointes de leurs voisines, ce qui donne à l’ensemble une viscosité exceptionnelle et permet à l’eau de demeurer liquide à des températures bien supérieures à la majorité des autres molécules simples qui se volatilisent beaucoup plus facilement. Cette architecture particulière est également responsable de la plupart des propriétés de l’eau, comme le fait que la glace flotte sur l’eau et l’incroyable variété de motifs qu’on trouve dans les jolis flocons de neige. Comme il n’a qu’un seul électron à partager, l’atome d’hydrogène ne peut établir qu’un seul lien et ne peut former qu’une seule sorte de molécule. Par contre, avec deux électrons solitaires sur des orbitales 2p, l’atome d’oxygène peut soit établir des liens simples avec deux atomes à la fois, soit un lien double avec un autre atome, de telle sorte que, si vous mettez des atomes d’oxygène ensemble, ils peuvent se réunir deux par deux ou trois par trois. S’ils sont en duos, chaque 150
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Oxygène moléculaire (O2) et ozone (O3)
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atome établit non pas un lien, mais deux liens avec son voisin, une molécule qu’on peut symboliser par O=O, le double tiret représentant le double partage d’électrons. S’ils sont en trios, chaque atome a un seul lien avec chaque voisin, et ils forment une molécule triangulaire appelée «ozone» (O3). Comme nous l’avons vu au niveau précédent, l’atome d’azote (N) a trois orbitales 2p qui ne contiennent qu’un seul électron chacune. Cet atome a donc trois crochets grâce auxquels il peut établir des liens avec d’autres atomes aux électrons solitaires, à l’instar de la molécule d’ammoniac (NH3). Les liens entre l’azote et les atomes d’hydrogène (N–H) sont moins forts que les liens entre l’oxygène et l’hydrogène (O–H), ce qui fait que la molécule d’ammoniac est moins stable que la molécule d’eau et qu’il est plus facile de la faire entrer en réaction chimique avec d’autres produits.
N H
H H Ammoniac
Avec six électrons, le carbone se retrouve avec deux orbitales 2p où il n’y a qu’un seul électron, et sa troisième orbitale 2p complètement vide. En raison de cela, un des deux électrons de l’orbitale 2s peut «migrer» vers l’orbitale 2p vide, laissant son collègue seul sur 2s. Ainsi, l’atome de carbone se retrouve avec quatre orbitales à moitié vides (crochets) qui A H lui permettent d’établir des liens avec quatre autres atomes. Comme il est impossible C H H d’avoir quatre axes formant des angles droits, les quatre crochets du carbone se répartissent H plutôt comme les sommets d’un tétraèdre, ce qu’on voit clairement avec la molécule de B méthane (CH4). Notons que le lien entre le H H carbone et l’hydrogène (C–H) est encore plus faible que le lien entre l’azote et l’hydrogène H (N–H), et donc beaucoup plus faible que le lien entre l’oxygène et l’hydrogène (O–H). Méthane: Représentation simplifiée C’est cette propriété qui fait que le méthane classique (A) et représentation plus réaliste de la structure tridimensionnelle (B) est «riche en énergie» et peut en conséquence servir de carburant. H
C
Avec ses quatre liens, le carbone peut aussi former toutes sortes de combinaisons différentes comme le gaz carbonique (CO2), dans laquelle il partage deux crochets avec chacun des atomes d’oxygène (O=C=O). On le retrouve également formant des chaînes et des réseaux comme le graphite et le diamant.
Gaz carbonique
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En fait, les diverses sortes de liens que le carbone peut établir avec d’autres atomes sont tellement riches et variées qu’une branche complète de la chimie leur a été consacrée: la chimie organique.
CINQUIÈME NIVEAU : AUX FRONTIÈRES DU VIVANT Faisons maintenant un pas de plus et regardons comment les molécules simples peuvent se réunir pour former des structures de plus en plus complexes, jusqu’à produire ces cathédrales de l’architecture moléculaire que sont les protéines et les acides nucléiques. Cette partie commence plutôt mal, car les molécules simples comme H2, H2O, NH3, CH4, O2 et CO2 ont toutes les orbitales de tous leurs atomes occupées par deux électrons, de telle sorte qu’à moins qu’on ne leur fournisse de l’énergie pour rompre les liens existants, elles ne cherchent pas à interagir avec d’autres atomes. À cause de cela, elles ne peuvent pas vraiment servir de « briques » de base pour la construction de structures plus complexes. Pour qu’elles puissent remplir cette fonction, il faudra donc qu’au moins un atome leur soit arraché et qu’elles soient ainsi tronquées, à nouveau «intéressées » à établir des liens avec d’autres atomes. Ces molécules tronquées se retrouvent souvent avec un électron en trop ou un électron en moins. Elles sont alors appelées « ions », mot qui recouvre un phénomène très important dont nous ne pourrons malheureusement pas parler ici. Ainsi, si une molécule d’eau se fait arracher un atome d’hydrogène, il ne reste plus qu’un duo –OH, soit une molécule tronquée particulièrement réactive que plusieurs connaissent sous le nom de «radicaux libres». Elle peut se recombiner non seulement avec un atome d’hydrogène pour reformer une molécule d’eau, mais également avec tout autre atome disposant d’un lien inoccupé. Elle peut aussi se raccrocher à une autre molécule tronquée, comme deux groupes –OH qui se rencontrent pour former une molécule H–O–O–H, le peroxyde d’hydrogène. Les autres molécules de base peuvent également former des groupes actifs du même genre H lorsqu’elles deviennent tronquées après s’être fait arracher un atome, comme l’ammoniac qui devient du –NH2, le méthane qui devient H du –CH3, le CO2 qui devient du –CO, etc. Ce sont ces molécules tronquées qui peuvent ensuite se recombiner entre elles pour constiPeroxyde d’hydrogène tuer les molécules organiques.
O
O
Le phénomène est particulièrement intéressant dans le cas des groupes comprenant des atomes de carbone car, avec leurs quatre crochets, ils peuvent facilement former de longues chaînes. Ainsi, si vous prenez deux groupes –CH3, vous pouvez les unir pour former une molécule dont la formule chimique est 152
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C2H6. Si vous arrachez un des atomes d’hydrogène situés au bout de cette nouvelle molécule pour le remplacer par un autre groupe –CH3, vous obtenez du C3H8 ; vous pouvez ensuite recommencer le même processus et obtenir du C4H10, du C5H12, etc. C’est cette capacité de former des chaînes qui fait que le carbone constitue l’armature de base de toutes les molécules propres à la vie.
H
CH4
C
H
H
H
H
H
H
C
C
H
H
H
C 2H 6
Les véritables briques de base des moléH H H cules organiques sont donc les molécules CH H C C C H tronquées mentionnées ci-dessus ainsi que de H H H nombreuses autres du même genre, comme le H H H H groupe alcool (–CH2OH), le groupe hydroxyle (–COOH), le groupe thiol (–CH2SH), le groupe C C C C H H CH phosphate (–H3PO4), etc. Ce sont ces petits H H H H groupes d’atomes qu’on retrouve au sein de molécules plus complexes, tel l’acide lactique, Quelques exemples de molécules comportant des chaînes de carbone. constitué d’un groupe –CH3, d’un groupe –CHOH– et d’un groupe –COOH, la glycine, formée d’un groupe –NH2, un groupe –CH2– et un groupe –COOH, ou la vitamine C, formée de groupes –HCO et –HCOH–. 3
4
8
10
Cette formule de recombinaisons de petits groupes d’atomes a été reprise d’innombrables façons par la vie, et rien que dans mon petit corps à moi, il y a des milliers de variétés de produits chimiques relativement simples comprenant entre trois et douze groupes de ce genre, qui incluent donc entre une demidouzaine et quelques douzaines d’atomes. Le carbone joue un rôle primordial non seulement parce qu’il sert le plus souvent comme armature de base pour ces diverses molécules organiques, mais également parce que les chaînes de carbone ont parfois la possibilité de se refermer sur elles-mêmes pour former un anneau central sur lequel des groupes secondaires peuvent se greffer. Ces anneaux, ou carbones cycliques, sont essentiels à la chimie de la vie, car ils offrent encore plus de possibilités architecturales que les simples chaînes, propriété largement exploitée sous toutes sortes de formes dans mes petites cellules.
SIXIÈME NIVEAU : QUATRE GRANDES FAMILLES DE MOLÉCULES Parmi les milliers de sortes de molécules organiques nécessaires pour assurer ma survie, quatre grandes familles jouent un rôle central: les lipides, les sucres, les acides aminés (unités de base des protéines) et les nucléotides (unités de base de l’ADN et de l’ARN).
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Les lipides (acides gras, graisses et phosphoglycérolipides) Les hydrocarbures sont des chaînes de groupes –CH2– avec un groupe –CH3 à chaque extrémité (C3H8, C4H10, C5H12, etc.). Ces molécules ne se mélangent pas aux molécules d’eau ; c’est d’ailleurs pourquoi l’essence et l’huile à chauffage flottent sur l’eau. Ce phénomène, appelé « hydrophobie », s’explique par les architectures respectives de ces deux sortes de molécules. Contrairement aux molécules d’eau qui ont une légère charge négative au sommet et des zones positives dans leurs extrémités, les chaînes de groupes –CH2– n’ont aucune polarité de ce genre. Les atomes de carbone attirent bien les électrons un peu plus fortement que les atomes d’hydrogène voisins, mais, comme ils le font de façon égale de part et d’autre de la molécule, il n’en résulte aucune polarité permanente. En conséquence, s’il y a deux molécules de ce genre dans de l’eau, les molécules d’eau situées entre elles vont être attirées ailleurs par les autres molécules d’eau, créant une espèce de vide qui va faire en sorte que ces deux molécules d’hydrocarbures vont se coller l’une contre l’autre. S’il y a beaucoup de molécules de ce genre dans l’eau, les molécules d’eau continueront à les éviter, les forçant à se réunir pour former des gouttelettes et, éventuellement, à flotter à la surface. Les acides gras sont comme les hydrocarbures, sauf que, à un bout, le groupe –CH3 a été remplacé par un groupe acide –COOH. Or, les molécules d’eau recherchent la compagnie du groupe –COOH, car il est polarisé, avec une légère charge positive Oxygène près de l’hydrogène et une légère charge négative près de son voisin oxygène. Hydrogène Carbone L’acide gras est donc une molécule «schiExtrémité zophrène » qui a une « double personhydrophobe nalité », avec une extrémité –COOH qui Extrémité socialise facilement avec les molécules hydrophile d’eau et une extrémité –CH3 qui est Carbone Oxygène Hydrogène repoussée par elles. En conséquence, lorsqu’elles sont mises à la surface de Structure d’un acide gras l’eau, les molécules d’acides gras ont tendance à s’aligner parallèlement les unes aux Air autres, avec toutes leurs têtes –COOH près de l’eau, et toutes leurs queues de –CH3 près de l’air. L’effet ressemble un peu à ce que vous obtiendriez si vous plantiez des pieux un à côté de l’autre (comme les forts du Far-West), mais qu’après avoir créé une première palissade, vous Eau en érigiez une seconde juste derrière, puis une troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le fort ne soit rien d’autre qu’un grand carré rempli de pieux serrés les uns contre les autres. Acides gras alignés les uns sur les autres à la surface de l’eau 154
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Lorsque des acides gras sont unis en parallèle à une petite molécule de sucre appelée «glycérol», ils forment des huiles ou des graisses. Dans cette forme, leur extrémité –COOH est reliée au glycérol, de telle sorte qu’elles perdent leur polarité. Sans polarité, ces graisses se comportent comme des hydrocarbures et elles ne se mélangent pas à l’eau; c’est la raison pour laquelle l’huile flotte sur l’eau et la crème sur le lait. La situation peut à nouveau être inversée si l’un des trois acides gras attachés au glycérol est remplacé par un groupement phosphate, l’ensemble portant alors le nom quelque peu rébarbatif mais très descriptif de «phosphoglycérolipide». Comme le groupement phosphate est fortement polaire, et qu’il se retrouve à l’extrémité, les molécules de phosphoglycérolipides ont dans l’eau un comportement assez semblable à celui des acides gras, avec toutes leurs têtes de phosphates d’un côté, et toutes les queues hydrophobes qui vont s’aligner parallèlement de l’autre côté. En fait, elles forment des palissades encore plus rigides que les acides gras parce qu’elles contiennent plus d’une chaîne d’hydrocarbures qui sont collées l’une contre l’autre et parce que le groupe phosphate est plus fortement polarisé que le groupe –COOH. C’est donc un excellent matériau de base pour constituer des membranes, ce dont nous reparlerons bientôt.
Les sucres Un sucre est une molécule qui réunit quelques copies du groupe HCOH dont l’un est modifié en un groupe C=O. Le groupe HCOH serait comme H H C O un groupe CH2 auquel on aurait arraché un atome d’hydrogène pour le remplacer par un groupe OH. En conséquence, le groupe HCOH a un atome de carbone central avec deux crochets libres, ce qui HCOH, élément de base lui permet de former des chaînes tout comme le Groupe du glucose et des autres sucres CH2. Les sucres peuvent inclure deux groupes HCOH ou plus, en plus du groupe C=O. Le plus connu est le glucose, composé d’une chaîne de six carbones. Placée dans l’eau, cette chaîne se referme sur ellemême par un petit réarrangement atomique impliquant le groupe C=O. Les molécules de sucre sont très riches en énergie parce qu’elles contiennent plusieurs liens carbone-carbone et carbone-hydrogène qui sont beaucoup moins forts que les liens oxygène-carbone et oxygène-hydrogène. Donc, si l’on décompose une molécule de sucre en présence d’oxygène, les atomes d’oxygène vont accaparer tous les liens disponibles et tous les atomes vont se réorganiser sous forme de molécules d’eau (H2O) et de gaz carbonique (CO2), qui sont beaucoup plus stables et qui contiennent nettement moins d’énergie. L’énergie ainsi libérée est ce qui permet à mon petit corps de fonctionner. Comme la photosynthèse piège l’énergie lumineuse dans les liens riches des molécules de sucres, on peut dire que, quand je consomme du sucre, je fonctionne à l’énergie solaire. 155
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Les molécules de glucose ont aussi la capacité de se réunir pour former des structures plus complexes. Pour que cela se produise, il faut qu’un atome d’hydrogène périphérique soit arraché à une molécule de sucre, créant un crochet disponible pour un nouveau lien chimique, et qu’un groupe OH soit arraché à sa voisine, créant là aussi un crochet chimique. Les deux molécules peuvent alors se joindre par ces crochets et ne plus former qu’une seule entité, tandis que le H et le OH qui ont été arrachés s’unissent pour former une molécule d’eau. Le processus peut se répéter de nombreuses fois et selon divers schémas pour donner des macromolécules comme l’amidon et la cellulose.
H
O H
C
H
C
O
H
H
H
C O H
H
C
O
H
C
C
H
O
O H
HCOH
H
Glucose. La zone pointillée montre le groupe de base du glucose.
De plus, comme la majorité des molécules organiques contiennent des liens carbone-carO O bone ou des liens carbone-oxyC C gène (ou les deux), la molécule de glucose est un excellent matériau C O C O de base pour leur fabrication. C C C C C C Utilisant au mieux le travail déjà O O O O O exécuté par les plantes, au lieu de C C C C «brûler» complètement la moléO O cule de sucre, mes cellules vont parfois la «couper» en seulement deux ou trois parties, laissant Chaîne de molécules de glucose intacts certains liens C–C ou C–O afin de recycler les morceaux en leur soudant d’autres groupes comme –NH2, –COOH, –CH3, etc. À ce titre, la molécule de glucose sert en quelque sorte de plaque tournante pour plusieurs des réactions chimiques de mon métabolisme. H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
H
Finalement, il faut mentionner le petit frère du glucose, une molécule appelée «ribose». Celui-ci a presque exactement la même forme que son grand frère, mais, comme il ne contient que cinq groupes –HCOH– au lieu de six, l’anneau prend la forme d’un pentagone plutôt que d’un hexagone. Il joue un rôle central dans l’ADN et dans quelques autres molécules très importantes.
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Les acides aminés Les acides aminés sont plus difficiles à caractériser que les molécules de sucre, car il en existe vingt sortes différentes et leurs différences sont beaucoup plus apparentes que leurs ressemblances. Nous commencerons donc par la plus simple à comprendre, la glycine, molécule formée d’un groupe –NH2, d’un groupe –CH2– et d’un groupe –COOH.
H
H
H
O
N
C
C
O
H
H
Glycine
Comme tous les acides aminés, la glycine est d’abord constituée d’une courte chaîne formée de trois principaux atomes: l’azote du NH2, le carbone du CH2 et le carbone du COOH. Nous symboliserons donc cette chaîne principale par N–C–C. Cette «linéarité» est essentielle à la chimie de la vie parce que les acides aminés individuels sont des produits chimiques assez peu intéressants et ce n’est que lorsqu’ils sont enfilés les uns à la suite des autres qu’ils révèlent leur utilité réelle. Pour former une chaîne d’acides aminés, il faut donc arracher un hydrogène au groupe –NH2 à une extrémité, O et un duo –OH au groupe –COOH à l’autre H H extrémité. Le –H et le –OH se rejoignent pour former une molécule d’eau, et vous restez N C C avec une molécule de glycine doublement tronquée, avec un crochet à chaque extrémité H (–N–C–C–). Si vous recommencez la même opération avec quelques autres molécules de Glycine doublement tronquée glycine et que vous les mettez en présence les H H O H H O H H O unes avec les autres, leurs crochets se rejoindront et vous obtiendrez une chaîne C C N C N C N C C toujours basée sur les mêmes trois atomes, H H H soit –N–C–C–N–C–C–N–C–C–. C’est cette chaîne de base qui forme l’armature des Chaîne de glycines protéines. Les dix-neuf autres sortes d’acides aminés utilisés pour fabriquer des protéines peuvent être considérées comme des variations sur ce même thème. En effet, tous possèdent cette base –N–C–C– qui leur permet de s’enfiler les uns à la suite des autres, un peu comme des wagons de chemin de fer qui ont une base commune pour s’accrocher les uns aux autres et rouler ensemble sans problème. Cette base s’appelle la «chaîne principale». De plus, chaque acide aminé a une chaîne latérale qui lui est propre, tout comme les wagons de chemin de fer ont une partie supérieure qui varie grandement d’un type à l’autre (wagon-citerne, wagon à bestiaux, wagon à minerais, etc.). Dans le cas de la glycine, cette chaîne latérale est très modeste car elle se limite à l’atome d’hydrogène solitaire qu’on représente «au-dessous» du carbone central et qui est indiqué par la zone grisée. 157
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Pour transformer une molécule de glycine en alanine, le second acide aminé sur le tableau, il faut commencer par lui arracher cet atome d’hydrogène solitaire, ce qui laisse un « crochet » libre au carbone central, et ensuite le remplacer par un groupe CH3, ce qui crée une chaîne latérale un peu plus longue, en grisé sur la figure. Comme on retire un hydrogène et qu’on ajoute un groupe
H
H
H
O
N
C
C
CH3
H
C
O
H
H
H
Alanine
Représentation schématique de la structure des vingt acides aminés qu’on trouve dans le vivant. Les chaînes latérales spécifiques sont en grisé. 158
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CH3, on peut dire qu’une molécule d’alanine, c’est comme une glycine + CH2. De la même façon, en substituant l’atome d’hydrogène au bout de la chaîne latérale de l’alanine par un groupe –OH, on obtient de la sérine. On pourrait aussi mettre à sa place un groupe –SH et obtenir de la cystéine ou un groupe –COOH et obtenir de l’acide aspartique. On peut continuer d’allonger ainsi la chaîne secondaire en y ajoutant de plus en plus de groupes simples et voir apparaître peu à peu chacune des variétés d’acides aminés que vous avez trouvées dans mon corps. (Ceci n’est pas une description de comment les choses se passent réellement dans mes cellules, mais simplement un exercice de logique pour mieux vous faire comprendre que tous les acides aminés sont apparentés et qu’ils sont tous constitués de petits groupes d’atomes comme ceux que je vous ai présentés dans les dernières pages.) Cette chaîne latérale permet de plus à chaque acide aminé d’avoir sa propre « personnalité » chimique. Ainsi, certains ont un groupe –CH3 au bout de leur chaîne latérale, comme l’alanine et la valine, de telle sorte qu’ils ne sont pas du tout attirés par l’eau. Par contre, la chaîne latérale d’autres acides aminés, comme l’acide aspartique et l’acide glutamique, se termine par un groupe –COOH, qui est polarisé et dont la présence est attirante pour les molécules d’eau. De plus, certains acides aminés ont une polarité négative, alors que d’autres ont une polarité positive, de telle sorte qu’ils peuvent s’attirer ou se repousser les uns les autres. Ces diverses interactions sont un élément essentiel pour comprendre comment les acides aminés font leur travail au sein de mes protéines, ce que nous verrons un peu plus loin.
Les nucléotides La dernière famille de biomolécules regroupe les nucléotides, qui sont les unités de base de l’ADN (acide désoxyribonucléique) et de l’ARN (acide ribonucléique). Il y en a huit sortes, soit quatre qui servent à la construcA tion de l’ADN et quatre autres qui servent pour l’ARN. Comme il s’agit de deux séries de molécules très semblables, nous allons nous concentrer sur les quatre qui proviennent de mon ADN. Chacune d’entre elles est constituée de trois B parties, soit une base azotée (A), un sucre (B) et un phosphate (C). Le groupe phosphate est à une extrémité du nucléotide et il contient un atome C de phosphore entouré de quatre atomes d’oxygène et de trois atomes d’hydrogène. Le sucre au centre des nucléotides est un ribose, le petit frère Nucléotide du glucose qui ne contient que cinq groupes –HCOH– et qui forme un pentagone. De plus, il manque un atome d’oxygène à ce ribose ; c’est pourquoi on le nomme « désoxyribose ». Le phosphate et le désoxyribose sont identiques dans les quatre variétés de nucléotides de l’ADN, qui ne diffèrent les uns des autres que par leurs bases azotées. 159
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Ces quatre bases azotées sont essentiellement constituées d’un hexagone composé d’atomes d’azote et de carbone, auquel sont unis quelques groupes d’atomes en périphérie. La thymine et la cytosine se limitent à cette structure de base, tandis que dans le cas de l’adénine et de la guanine, un pentagone se greffe sur l’hexagone pour donner une molécule légèrement plus complexe. Nous reparlerons bientôt de cette architecture particulière des bases azotées et du rôle qu’elle joue dans la chimie de la vie. Les quatre nucléotides de l’ARN sont presH H que identiques à ceux de l’ADN. Ils ont le même N groupe phosphate à une extrémité, mais leur molécule de sucre a tous ses atomes d’oxygène, C ce pour quoi on l’appelle «ribose» plutôt que N «désoxyribose». Trois des quatre bases azotées C N sont les mêmes que celles qu’on trouve dans C H l’ADN, mais l’uracile remplace la thymine. Enfin, il faut souligner qu’en plus de leur C C N rôle central au sein de l’ADN et de l’ARN, les H N H nucléotides jouent un autre rôle essentiel dans la chimie de la vie, celui de transporteur Adénine d’énergie. Pour mieux comprendre ce phénomène, prenez un nucléotide adénine-ribose-phosphate (appelé « adénosine monophosphate» ou « AMP») et approchez-le d’un autre groupe phosphate. En investissant une petite quantité d’énergie, vous pouvez arracher un atome d’hydrogène à un phosphate et arracher un groupe OH à l’autre, créant ainsi un crochet sur chaque molécule. L’atome d’hydrogène ira rejoindre le groupe OH pour former une molécule d’eau, et les deux groupes phosphates pourront utiliser leurs crochets pour s’unir et former un lien chimique riche en énergie. Vous obtenez ainsi une molécule appelée «adénosine diphosphate» ou «ADP». Si vous recommencez le processus avec un troisième groupe phosphate, vous obtenez une molécule appelée «adénosine triphosphate» ou «ATP». L’essentiel du travail des mitochondries est de prendre les riches «accumulateurs» d’énergie que sont les molécules de sucre, d’en extraire l’énergie en les « brûlant » avec de l’oxygène moléculaire et de transférer cette énergie en plusieurs petites doses temporairement piégées dans les liens phosphatephosphate de l’ATP. La molécule d’ATP est ensuite transportée ailleurs dans la cellule, là où de l’énergie est nécessaire pour produire une quelconque réaction chimique. Lorsqu’elle arrive sur les lieux, le lien phosphate-phosphate est rompu, l’énergie est libérée et utilisée selon les besoins. L’ATP étant redevenu de l’ADP, voire de l’AMP, la molécule retourne à la mitochondrie se faire «recharger» et commencer un nouveau cycle. Les molécules d’ATP ont un quasi-monopole pour ce rôle dans toutes les branches du vivant, ce qui porte à croire qu’elles ont commencé à assumer cette fonction très tôt dans l’histoire de la vie. D’ailleurs, les rares exceptions sont des 160
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procédés qui remplacent le nucléotide à base d’adénine par un autre, comme un nucléotide guanine-ribose-phosphate auquel on ajoute deux groupes phosphates pour produire de la guanosine triphosphate ou GTP.
SEPTIÈME NIVEAU : LES CATHÉDRALES MOLÉCULAIRES Maintenant que vous avez bien compris comment la structure électronique de mes atomes leur permet de former des molécules organiques, et plus particulièrement les quatre grandes familles de biomolécules, vous pouvez cesser de penser à celles-ci comme à des entités séparées. Elles vous apparaîtront à nouveau dans leur forme originale, c’est-à-dire qu’une bonne partie d’entre elles seront réunies au sein de longues chaînes appelées «macromolécules». Les acides nucléiques Commencez par prendre une de mes macromolécules d’ADN et détortillez-la pour la voir bien à plat. C’est en fait une double macromolécule, c’est-à-dire qu’elle comporte deux brins bien distincts qui ne sont pas unis par de véritables liens chimiques. Chaque brin vous apparaît maintenant comme une longue chaîne de nucléotides unis par des liens covalents entre le ribose de l’un et le phosphate de l’autre, et avec leurs bases azotées toutes alignées du même côté. Le second brin de l’ADN est bâti exactement de la même façon, sauf que tous ses nucléotides ont la «tête en bas» par rapport à ceux du premier brin, ce qui permet à ses bases azotées de s’emboîter très intimement avec les bases azotées du brin qui lui fait face. Ce phénomène se produit parce que H certains atomes d’hydrogène périphéH H H C riques d’une base azotée sont légèreO H N ment privés d’électrons par leur voisin à C C N H H gros noyau, créant une zone de la moléC C C C N H cule qui a une légère polarité positive. N N C N C De la même façon, certains atomes C N d’oxygène et d’azote attirent les élecThymine O Adénine H trons plus fortement que leurs voisins, H créant d’autres zones qui ont une légère H N H polarité négative. Lorsqu’une zone de O C C N polarité positive se retrouve en face H H C C C C d’une zone de polarité négative, les deux N H N N C zones s’attirent et elles établissent un N C C lien appelé «pont hydrogène», qui est de N O H Cytosine N la même nature que ceux qui s’étaGuanine H blissent entre les molécules d’eau. Ce nom a été choisi parce que les choses se Appariement des bases deux par deux. passent un peu comme si les deux moLes traits ondulés représentent lécules se « partageaient » la charge les ponts hydrogène. 161
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positive de l’hydrogène qui se trouve entre les deux zones. Il n’y a pas de partage d’électrons, donc pas de lien covalent, de telle sorte que le pont hydrogène est moins fort qu’un vrai lien chimique et qu’il faut donc beaucoup moins d’énergie pour le briser. (On pourrait dire que le pont hydrogène est en quelque sorte le «velcro» du monde moléculaire, moins solide qu’une couture, mais beaucoup plus facile à défaire lorsque le besoin s’en fait sentir.) Ces quatre bases azotées ont été retenues par la sélection naturelle parce qu’elles sont complémentaires deux à deux, c’est-à-dire que les zones polarisées (une positive et une négative) de l’adénine se retrouvent juste en face des zones de signe contraire de la thymine, et que les trois zones polarisées de la cytosine correspondent exactement à trois zones de signe opposé chez la guanine. En conséquence, en face d’un nucléotide contenant une adénine, il ne peut y avoir qu’un nucléotide contenant une thymine et, inversement, devant de la thymine, il ne peut y avoir que de l’adénine. Le double brin d’ADN est donc comme un très long rouleau de parchemin qui contiendrait deux séries verticales de symboles associés deux par deux, disons cœur avec carreau et trèfle avec pique. Ainsi, si vous déchirez le parchemin de haut en bas pour obtenir deux colonnes simples, vous pouvez reconstituer toute la partie manquante simplement en vous souvenant que devant chaque cœur vous devez mettre un carreau, et devant chaque trèfle un pique. C’est ce principe d’une grande simplicité qui a permis à l’ADN de devenir la mémoire du vivant de même que le gestionnaire des réactions chimiques qui se déroulent dans mes cellules.
Les protéines Tout comme les acides nuR H H cléiques, les protéines sont O C de longues chaînes de bioN C molécules. Leurs unités de C N base sont des acides aminés réunis les uns aux autres C C O H H par leur base commune H R R (–C–C–N–), mais, au lieu de la monotone chaîne de Structure de base des protéines (C-C-N). glycines présentée au niveau Le R remplace les différentes chaînes latérales. précédent, ils sont maintenant réunis selon des combinaisons très variées, une séquence particulière pour chacune des milliers de sortes de protéines dont mon organisme a besoin. La structure principale des protéines est très souvent en forme de spirale, bien que celle-ci n’ait rien à voir avec la double hélice de l’ADN. Cette structure de base est appelée «hélice alpha» parce que la macromolécule s’entortille sur ellemême en une spirale très serrée qui tient solidement grâce à la formation de ponts hydrogène entre des zones positives et négatives réparties tout au long de la chaîne principale des acides aminés (–C–C–N––C–C–N––C–C–N–). Cette 162
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configuration particulière fait en sorte que toutes les chaînes latérales se retrouvent à pointer vers l’extérieur. Dans certains cas, ou même parfois pour d’autres segments de la même protéine, la structure de base sera plutôt en «feuillets bêta», la chaîne principale se repliant sur elle-même en longs segments alignés les uns sur les autres, encore une fois fermement rattachés par des ponts hydrogène. De plus, ces structures de base se replient ensuite sur elles-mêmes de diverses façons selon la séquence précise des acides aminés que chaque protéine contient. En raison des polarités distinctes des groupes terminaux (–SH, –CH3, –COOH, etc.), les divers acides aminés réagissent entre eux et avec l’eau. Le jeu des attractions et des répulsions force l’espèce de tube constitué par l’hélice alpha à se contorsionner dans tous les sens. Le résultat peut aussi bien donner une structure très régulière comme dans le collagène, ou un véritable bretzel à trois dimensions, comme la myoglobine. Ces formes particulières sont elles aussi très souvent renforcées par des ponts hydrogène et autres liens chimiques subtils qui s’établissent entre les divers acides aminés.
R
R
C
C
C N
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C N
C
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Hélice alpha, la chaîne «–N–C–C–N–C–C» s’entortille sur elle-même.
Feuillets bêta
Protéines : figure très simplifiée (à gauche) et figure incluant les atomes (à droite).
Comme chaque protéine contient plusieurs douzaines, voire plusieurs centaines d’unités, et qu’il y a vingt acides aminés différents qui peuvent occuper chacune des positions, vous imaginez sans peine que les combinaisons possibles atteignent rapidement des chiffres astronomiques. Ainsi, il y a plus d’un milliard de possibilités pour une simple chaîne de 8 unités, il y a un milliard de milliards de possibilités pour une chaîne de 16 unités, un milliard de milliards de milliards pour 24 unités, et ainsi de suite. Avec autant de possibilités et des milliards d’années à sa disposition, la vie a pu explorer d’innombrables avenues et chaque protéine incluse dans mon 163
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petit corps est un chef-d’œuvre de micro-ingénierie, dont la sélection s’est faite par essais et erreurs pour remplir une fonction particulière à l’intérieur de mon organisme. Il en résulte des formes incroyablement complexes et subtiles qui peuvent jouer toutes sortes de rôles. Dans certains cas, la forme spécifique de la protéine lui permettra de s’unir à d’autres protéines, comme des pavés-unis qui s’emboîtent les uns dans les autres, et de former des structures beaucoup plus grosses. Dans d’autres cas, la protéine garde une partie « mobile », qui peut se modifier lorsqu’elle se trouve en présence d’un atome ou d’une molécule particulière; certaines protéines se retrouvent ainsi à traverser une membrane de part en part et servent en quelque sorte de porte, leur partie mobile transportant l’atome en question d’un côté à l’autre de la membrane. D’autres protéines encore sont des catalyseurs avec un site actif, c’est-à-dire qu’un de leurs segments a la capacité d’immobiliser d’autres molécules assez longtemps pour leur imposer une réaction chimique qui demanderait autrement beaucoup plus d’énergie. Toutes ces fonctions font que les protéines sont vraiment au cœur de tous les mécanismes moléculaires qui constituent la vie elle-même. Cela nous amène à quitter le monde des macromolécules et à regarder les structures qu’elles constituent lorsqu’elles se regroupent.
HUITIÈME NIVEAU : LES BRIQUES DU VIVANT À partir de ce niveau, plusieurs choses changent de façon dramatique. Premièrement, l’identité. Jusqu’à ce point, la majorité des « objets » que nous avons rencontrés étaient des pièces standardisées. Un quark up est identique à tous les quarks up, et à ce titre on peut les interchanger sans nuire en quoi que ce soit à la structure initiale. À quelques nuances près, la même chose vaut pour les protons et les neutrons, pour les atomes, pour les molécules simples et même pour les molécules de base de la chimie organique. Cela n’est déjà plus vrai avec les macromolécules comme l’ADN et les protéines. Ainsi, certaines de mes macromolécules ressemblent beaucoup aux vôtres, mais il y a tout de même certaines différences mineures dans la séquence des acides aminés qui font qu’elles ne sont pas parfaitement identiques, même si elles remplissent la même fonction. Même à l’intérieur de mon propre corps, il peut y avoir deux variantes de la même protéine, parce que certaines sont fabriquées à partir de la recette que j’ai héritée de mon papa, alors que d’autres sont fabriquées à partir de celle de maman. En dépassant le stade des macromolécules et en nous intéressant aux structures qu’elles constituent, nous nous éloignons encore plus des pièces standardisées pour entrer dans le monde du fabriqué sur mesure. Si nous nous en tenons aux structures les plus fines, nous allons encore trouver quelques objets assez standard. C’est le cas, par exemple, des ribosomes, les plus petites 164
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structures à mériter le nom d’«organite» et qui ont le rôle essentiel d’assembler des protéines à partir des instructions fournies par les gènes. Ce sont de petits grains qui contiennent à peine quelques douzaines de macromolécules, surtout des protéines et des brins d’ARN, et ils sont tout juste encore assez simples pour qu’on puisse encore parler d’«objets» standardisés. Mais les ribosomes sont à peu près uniques dans ce cas, et la plupart des organites sont des structures immensément plus grosses qui comportent des quantités beaucoup plus importantes de protéines et de phosphoglycérolipides. En raison de cela, le taux de variation est beaucoup plus grand, au point qu’il ne peut plus être question de pièces standardisées. La plupart de mes organites ressemblent plutôt à une maison canadienne, bâtie avec les pierres des champs du voisinage et les arbres qui ont poussé dans le boisé voisin. Bien que les maisons dites «canadiennes» aient toutes beaucoup de points de ressemblance, chacune adapte un plan général à des circonstances historiques et géographiques particulières, contrairement aux maisons des développements résidentiels, qui sont bâties en série sur la base de maisons modèles, avec des matériaux identiques sortis de la même usine, et qui sont à toutes fins utiles interchangeables. Cette unicité est un phénomène qui prend de plus en plus d’importance à mesure qu’on grimpe dans l’échelle de la complexité. Il y a une deuxième différence fondamentale entre le niveau des macromolécules et celui des structures cellulaires : il nous faudra maintenant cesser de tenir compte seulement des «objets» facilement reconnaissables comme les organites et les membranes. Pour vraiment rendre compte de ce qui se passe à l’intérieur de la cellule, il faut également prendre en considération les interactions entre ces structures « solides » et les molécules qui flottent dans le cytoplasme qui remplit la cellule. Ces protéines et autres molécules organiques libres interviennent dans des cycles de réactions chimiques très complexes qui sont aussi importants pour ma survie que mes structures cellulaires bien visibles. Enfin, la troisième grande différence concerne l’énergie. Jusqu’à maintenant, nous nous sommes concentrés sur les «forces», une manifestation de l’énergie qui a quelque chose d’un peu «statique», car ce sont elles qui assurent la stabilité des diverses structures (nucléons, atomes, molécules et macromolécules) que nous avons rencontrées jusqu’à maintenant. Comme nous arrivons aux «objets» vivants, nous devons tenir compte d’une nouvelle dimension de l’énergie parce qu’aucun être vivant n’est concevable sans une source extérieure d’énergie pour lui permettre de fonctionner. À ce titre, l’énergie du Soleil qui me parvient par l’intermédiaire des plantes et des animaux, bien qu’elle ne fasse que «ruisseler» à travers mon organisme, lui permettant ainsi de fonctionner, fait tout de même partie de moi tout autant que mes atomes, mes molécules et mes organites facilement reconnaissables. Nous voici donc rendus au moment où vous devez laisser mes molécules et macromolécules redevenir les divers composants cellulaires qu’ils formaient avant votre «intervention». 165
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Afin de bien comprendre la nature des membranes qui entourent toutes mes cellules, vous allez commencer par penser aux bulles que les enfants produisent en soufflant au travers d’un anneau après l’avoir plongé dans de l’eau savonneuse. Ces bulles se produisent parce que les molécules de savon ont une extrémité polaire qui est attirée par l’eau, et une chaîne de CH2 non polaire, qui est hydrophobe et qui cherche plutôt à s’aligner avec les autres chaînes semblables, loin de l’eau. Quand l’enfant trempe l’anneau Savon Savon Eau Air Air dans l’eau savonneuse et le ressort délicatement, une très mince couche d’eau se retrouve emprisonnée, comme prise en sandwich entre deux palissades de molécules de savon qui ont toutes leurs têtes polaires en contact avec l’eau au centre et toutes leurs queues de carbone en contact avec l’air de part et d’autre. Quand l’enfant Vue en coupe d’une bulle de savon souffle au travers de l’anneau, la double palissade se replie sur elle-même et la bulle se forme, avec de l’air au centre, entouré d’une couche de molécules de savon avec les queues pointées vers le centre, suivie par une mince couche d’eau, et complétée par une autre couche de molécules de savon avec leurs queues pointées vers l’extérieur, en contact avec l’air ambiant. On voit donc comment ce principe très simple peut être utilisé pour créer un volume «interne» nettement séparé de son environnement. Les phosphoglycérolipides qui forment les membranes de mes cellules fonctionnent sensiblement de la même façon, sauf que, comme l’eau constitue 80 % de mon corps, le processus est inversé. Au lieu d’avoir toutes leurs longues queues Eau d’hydrocarbures orientées vers l’air ambiant comme celles de la bulle de savon, les molécules de phosphoglycérolipides ont toutes leurs têtes polaires orientées vers l’eau ambiante, c’està-dire l’eau à l’intérieur de la cellule pour la couche interne et l’eau à l’extérieur de la cellule pour la couche externe. Ce faisant, leurs queues fuyant l’eau s’alignent non seulement les unes à côté des autres, mais également les unes en face des autres, de façon à former une double palissade, obstacle Eau que les molécules d’eau sont incapables de franchir. Membrane de phosphoglycérolipides 166
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Mais, comme la cellule ne peut pas vivre complètement isolée du monde extérieur, cette membrane est traversée par de nombreuses protéines qui font office de porte étanche, un peu comme les sas sur les sous-marins ou les vaisseaux spatiaux. Grâce à leur architecture particulière, ces protéines ont une ou quelques sections mobiles qui leur permettent d’attraper un atome ou une molécule d’un côté de la membrane et de la relâcher de l’autre côté lorsque les circonstances le requièrent. Certaines protéines effectuent ce travail toutes seules, mais elles sont aussi souvent réunies en petits groupes qui forment de véritables portes complexes qui s’ouvrent ou se ferment selon le contexte. Les membranes de phosphoglycérolipides servent aussi à séparer les sections de la cellule les unes des autres. Il y en a qui entourent le noyau, d’autres qui forment l’appareil de Golgi et le réticulum endoplasmique, d’autres encore qui composent les mitochondries et des organites comme les lysosomes, les peroxysomes et autres petites poches qui flottent dans la cellule. De nombreuses sortes de protéines sont soutenues par ces membranes internes et elles sont souvent réunies en petits groupes responsables d’accomplir une tâche bien définie. Ainsi, tout l’intérieur des mitochondries est fait de membranes qui constituent un petit labyrinthe, une excellente façon de multiplier la surface de contact sans augmenter le volume. La surface de ces « murets » est tapissée de groupes de protéines qui effectuent le travail d’oxydation du sucre pour en extraire l’énergie et la transférer à des molécules d’ATP. Certaines autres structures cellulaires sont constituées essentiellement de protéines réunies en échafaudages de plus en plus complexes. Un exemple relativement simple est celui de la tubuline, qui sert notamment à fabriquer les cils qui protègent les voies respiratoires et la «queue» des spermatozoïdes. À la base, il y a une protéine globulaire, une espèce de bretzel comme la myoglobine, qui forme une masse assez compacte et qu’on pourrait comparer à Protéines de tubuline qui s’emboîtent un pavé-uni ou à une brique de Lego. Comme comme des pavés-unis. c’est le cas de la plupart des protéines, la tubuline a des sections de sa « surface » qui sont chargées positivement ou négativement. Ces régions s’emboîtent à la perfection dans des régions correspondantes (négatif vis-à-vis du positif et vice-versa) des globulines voisines, de telle sorte que ces protéines s’imbriquent les unes dans les autres encore plus solidement, à leur échelle, que nos pavés-unis. La forme en biseau de la globuline assure qu’une Petite tour de tubuline douzaine d’entre elles forment un cercle, ou (Les figures des pages 167, 168 et 170 sont adaptées de: Christian de Duve, Une visite guidée de la cellule plutôt une spirale, car il importe que les vivante, Bruxelles, De Boeck-Westmael, et Paris, Pour la science, 1987.)
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« joints » ne soient jamais situés les uns visà-vis des autres. Le résultat ressemble un peu à un ressort complètement comprimé. Mais la petite tour ainsi formée n’est pas encore assez grosse ou solide pour constituer un cil. Les tours sont d’abord réunies en groupes de trois, solidement arrimées les unes aux autres, puis, neuf de ces trios sont réunis en cercle et rattachés à une structure centrale. Ainsi, pour construire un simple cil, beaucoup plus petit qu’un cheveu, il faut plus de 300 unités de tubuline à chaque «étage» (12 par «tube» et Plusieurs tours de tubuline 27 tubes pour le cercle complet). Comme forment un cil. l’épaisseur de chaque protéine est de l’ordre des nanomètres, il faut des centaines de milliers de rangs empilés les uns pardessus les autres pour atteindre un dixième de millimètre de longueur. Les protéines d’actine et de myosine, présentes dans nos cellules musculaires, constituent un exemple encore plus éloquent. À la base, il y a la protéine d’actine, qui est aussi une protéine globulaire avec des sites d’ancrage. Ses unités s’attachent les unes aux autres et forment une double torsade appelée «filament d’actine» (A sur la figure). Les filaments d’actine font leur travail en association étroite avec une autre protéine, appelée « myosine ». Cette protéine n’est pas globulaire mais plutôt allongée, avec un renflement en forme de crochet à son extrémité. Plusieurs unités de myosine s’attachent latéralement les unes aux autres et forment une espèce de petit bâton d’à peu près un micromètre de long garni d’une grande quantité de petits crochets à chaque extrémité (B). Le système actine-myosine peut faire son travail parce que des filaments d’actine sont disposés de façon régulière tout autour du bâton de myosine, formant des espèces de cages tubulaires de longueur constante. À chaque extrémité du filament de myosine, les crochets peuvent entrer en contact avec les filaments d’actine (C) et se replier lorsque cela est requis. Ainsi, lorsque le muscle reçoit l’ordre de se contracter, des ions calcium sont injectés près des têtes de myosine et enclenchent une séquence d’événements qui forcent les «crochets» à se replier, entraînant un déplacement du filament d’actine par rapport à la myosine (autrement dit, les bâtons de myosine «tirent» sur les filaments d’actine). Comme à l’autre bout les crochets sont placés à l’envers, ils «tirent» dans l’autre sens, de telle sorte que la structure centrale de myosine force les «cages» d’actine à se rapprocher les unes des autres, d’où la contraction du muscle (C et D). De nombreuses unités «actine-myosine» sont associées en filaments appelés myofibrilles (E), et plusieurs de ces myofibrilles sont réunies pour former des cellules musculaires (F). Ces cellules musculaires sont elles-mêmes organisées en structures de plus en plus importantes (G), jusqu’à ce qu’émerge l’image d’un
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A
Polymérisation
E
Actine G
Actine F (filament) F
B Myosine C
G
D H
Raccourcissement total
De la protéine au muscle, ou comment on passe du microscopique au macroscopique par des «recombinaisons» successives de structures imbriquées dans d’autres structures.
muscle particulier (H). La contraction des unités actine-myosine entraîne donc en cascade la contraction des myofibrilles, des cellules musculaires et des muscles. Ces deux exemples illustrent comment, grâce à l’action de grouper des structures en structures plus importantes, en superposant plusieurs «couches» successives de complexité, il est possible de passer du monde infiniment petit des molécules simples, comme les acides aminés, jusqu’au monde macroscopique et considérablement plus complexe de mes muscles. Dans le noyau, mes longues macromolécules d’ADN sont enroulées sur des bobines de protéines appelées « histones » (voir illustration p. 170), qui sont attachées à une armature ou filament central. Associées à des brins d’ARN et à des protéines, ces structures constituent les chromosomes et sont en quelque sorte le centre de commande de la cellule.
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En plus de ces structures plus ou moins solides et plus ou moins permanentes, ma cellule contient une multitude d’autres produits chimiques en solution dans le cytoplasme. Vous y trouverez de nombreuses protéines isolées, des brins d’ARN, des milliers de molécules organiques toutes différentes, des molécules simples, et même de nombreux atomes individuels. Tous ces composés chimiques sont impliqués dans une multitude de cascades de réactions chimiques imbriquées les unes dans les autres et interdépendantes pour permettre à chaque cellule de se maintenir en vie et de remplir son rôle à l’intérieur de mon organisme.
Attachement au squelette d’histones H1
Octamère d’histones
Nucléosome Chromatosome
Même si ces divers produits chimiques Squelette demeurent en solution dans le cytoplasme et d’histones H1 ne forment pas de structures « solides » ADN embobinée sur des histones comme les membranes et les organites, ils constituent tout de même des ensembles fonctionnels d’une grande complexité. Pour que ma cellule demeure en état de fonctionner, il faut que de subtils équilibres chimiques soient maintenus entre des centaines de milliers de produits différents. Ces cascades de réactions chimiques servent à corriger continuellement ces multiples équilibres, ajoutant un peu d’un produit lorsque le besoin se fait sentir, diminuant les concentrations d’un autre produit quand c’est nécessaire, etc. Le tout fait penser à une pyramide humaine montée sur une bicyclette circulant sur un fil de fer. Le moindre déséquilibre pourrait entraîner une chute catastrophique, mais de constants rajustements permettent de rétablir la symétrie de l’ensemble, lui conférant une stabilité qui lui permet de se maintenir dans les airs pour le plus grand plaisir des spectateurs.
NEUVIÈME NIVEAU : RETOUR À LA VIE ! Maintenant que vous avez permis à cette petite cellule de se reconstituer dans son intégralité, nous pouvons la regarder d’un peu plus près, non plus pour définir ses composantes, mais pour voir comment elles fonctionnent toutes ensemble et constituent non seulement un nouvel « objet » de complexité supérieure, mais bien un «objet vivant». La première chose qu’on observe, c’est que la plupart des structures dont nous venons de parler sont en mouvement continuel. Une partie importante des membranes internes se font et se défont continuellement, créant, détruisant et recréant sans cesse un réseau de petits tubes qui permettent à certaines molécules de se déplacer dans la cellule en restant isolées du milieu, un peu 170
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comme l’air chaud circule dans les conduits de ventilation d’un édifice. Pour sa part, l’appareil de Golgi reçoit continuellement du nouveau contenu à sa base, et le réémet bien emballé sous forme de globules. Une bonne partie de ces globules traversent la cellule et vont fusionner avec la membrane externe avant d’expulser leur contenu à l’extérieur de la cellule. Le réticulum endoplasmique, ensemble de membranes dont la forme change constamment, sécrète des globules remplis d’enzymes et d’autres protéines qui se déplacent à l’intérieur de la cellule et libèrent leur contenu dans le secteur approprié. Même les mitochondries changent; elles s’étirent, se tortillent, se séparent en deux parties ou fusionnent au besoin. Le noyau semble une espèce de havre de stabilité dans ce tourbillon d’activité. Bien à l’abri derrière sa double membrane protectrice, il interagit avec le reste de la cellule par l’entremise d’une série de «portes» assez grandes pour laisser passer les macromolécules comme l’ARN, tout en restant capables de se refermer hermétiquement. Par contre, à l’intérieur de la double membrane, une véritable frénésie règne à l’échelle moléculaire. Bien informé de la situation par une armée de messagers chimiques, le noyau s’active fébrilement jour et nuit à utiliser son ADN pour donner les instructions qui permettent à l’ensemble de la cellule de fonctionner. L’activité première de la cellule est de fabriquer la machinerie moléculaire dont elle a besoin pour fonctionner. Cela n’est pas toujours son activité la plus fréquente, ni même la plus importante en ce qui concerne la quantité, mais c’est la plus fondamentale, car lorsque les «pièces» sont détruites par l’usure, il est absolument indispensable de les remplacer, sans quoi les processus s’arrêtent et c’est la mort. À ce titre, une cellule est d’abord et avant tout une machine chimique qui fabrique du «soi-même». Cette fonction essentielle est assurée par des mécanismes très complexes, appelés « boucles de rétroaction », qui permettent au noyau de « savoir » quels sont les besoins et d’ordonner la fabrication de chaque «pièce» au moment où le besoin s’en fait sentir. Pour simplifier les choses à l’extrême, imaginons que de nombreuses copies de la protéine A travaillent ensemble pour provoquer une opération chimique quelconque, un peu comme une machine qui effectue une opération précise à l’intérieur d’une usine. Bien que ces protéines soient des catalyseurs et qu’à ce titre elles ne sont pas supposées être détruites par les réactions chimiques auxquelles elles participent, elles sont régulièrement endommagées par toutes sortes d’incidents, un peu comme les rouages d’une machine finissent par s’user, même s’ils sont en métal et qu’ils sont en principe capables de résister pendant le fonctionnement normal de la machine. Lorsque beaucoup de copies de cette protéine ont été détruites, c’est un peu comme si une pièce de la machine devenait assez usée pour en réduire l’efficacité de façon sensible. La production ralentit, ce qui peut provoquer soit une accumulation en amont, parce que la production provenant des autres «machines» 171
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n’est plus traitée aussi rapidement qu’elle devrait l’être, soit une pénurie en aval, les « machines » qui dépendent de la production de celle qui est défectueuse n’étant plus alimentées comme elles le devraient. La situation crée donc des déséquilibres chimiques, certaines molécules se retrouvant en concentrations plus grandes ou plus faibles que souhaitable. Ces déséquilibres peuvent entraîner la formation de molécules qui ne sont pas normalement dans la cellule, ou la disparition de molécules qui devraient y être. Par leur présence ou leur absence, ces molécules servent de signaux chimiques qui se rendent jusqu’au noyau, lui permettant d’être informé de la situation. Une fois introduites dans le centre de commande, ces messagères interagissent avec des protéines qui ont la possibilité de changer de forme et dont la fonction première est de bloquer l’accès à un gène particulier (un gène correspond à un segment d’ADN qui contient la recette pour une protéine). Ainsi, la protéine en question agit en quelque sorte comme un verrou, et la messagère chimique intervient comme une clé. Le système est d’autant plus complexe que la plupart de ces protéines-verrous ont plusieurs sites actifs, et ne peuvent être « déverrouillées» que dans des circonstances très précises, c’est-à-dire en présence de toutes les « clés » requises, et même parfois en l’absence de certaines autres «clés». La combinaison permettant l’accès à un gène en particulier peut donc prendre une forme comme suit: la concentration en molécules X doit être plus haute que tel niveau, mais uniquement à la condition que la concentration en molécules Y ne soit pas descendue sous un seuil critique, et qu’il reste encore une quantité déterminée de molécules Z dans les parages. Lorsque toutes ces conditions sont réunies, la protéine-verrou adopte exactement la bonne forme et elle n’empêche plus la lecture du gène auquel elle bloquait l’accès. Une fois le verrou ouvert, un groupe de protéines spécialisées s’activent à séparer les deux brins d’ADN et à «lire» l’un d’eux. Cette «lecture» consiste en fait à construire une molécule d’ARN dont les bases azotées sont parfaitement complémentaires à celles contenues dans le segment d’ADN. Cette molécule d’ARN est le plus souvent beaucoup plus longue que nécessaire, et elle doit être traitée ensuite par une autre équipe de protéines qui la réduisent considérablement en lui retirant tous les segments inutiles. Une fois que la molécule d’ARN a été ramenée à la forme adéquate, elle sort du noyau et se retrouve prise en charge par un ou plusieurs ribosomes qui la «lisent» à leur tour. Le ribosome est un organite très petit et très ancien, car on en retrouve même chez les bactéries. C’est une petite masse très compacte de protéines et de brins d’ARN qui travaillent ensemble à «traduire» l’ARN envoyé par le noyau en une nouvelle copie de protéine. À chaque trio de bases (AAA, GAC, UUC, etc.), le ribosome associe un acide aminé particulier, de telle sorte qu’un gène (séquence particulière de bases) correspond toujours à une même protéine (chaîne précise d’acides aminés).
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Si la protéine est destinée à combler les besoins immédiats de la cellule, cette tâche est accomplie par des ribosomes qui flottent librement dans le cytoplasme. Par contre, si la protéine est destinée à être exportée à l’extérieur de la cellule, le travail se fait plutôt par des ribosomes fixés à la surface de certaines membranes du réticulum endoplasmique. Après avoir été lue quelques fois par les ribosomes, la molécule d’ARN est démontée et ses nucléotides retournent au noyau pour être réutilisés. Ainsi, tant que le verrou reste ouvert, de nouvelles lectures du gène sont effectuées, de nouvelles copies de la molécule d’ARN correspondante sont fabriquées et de nouvelles copies de la protéine adéquate sont assemblées par les ribosomes. L’arrivée sur les lieux de ces nouvelles protéines permet peu à peu à «leur machine» chimique de recommencer à fonctionner adéquatement et les déséquilibres chimiques qui ont provoqué l’ouverture du verrou disparaissent. Lorsque l’équilibre est retrouvé, les messagers chimiques disparaissent (ou réapparaissent, selon le cas), de telle sorte que la protéine-verrou dans le noyau n’a plus de raison de rester ouverte. Elle se referme, stoppant à nouveau la production d’ARN pour son gène jusqu’à ce que les circonstances le requièrent à nouveau. (Il est un peu étourdissant de penser que le processus est en réalité immensément plus complexe, et qu’il se produit des milliers de fois par seconde à l’intérieur de chacune des milliards de cellules qui constituent mon petit corps.) Outre qu’elle recourt à ce système pour produire ses pièces de rechange, la cellule fabrique des protéines et d’autres molécules pour réagir à son environnement. Si nous parlions d’un unicellulaire comme une bactérie ou une amibe, ce pourrait être chercher la lumière, fuir un produit chimique toxique, ingérer un morceau de nourriture ou toute autre interaction entre la cellule et son environnement. Dans tous les cas, il s’agit encore de boucles de rétroaction très complexes qui ont été élaborées au cours de milliards d’années d’essais plus ou moins fructueux. En gros, la situation se résume au fait que la présence de lumière, du produit toxique ou de la nourriture provoque des modifications dans les équilibres chimiques de la cellule. Ces déséquilibres provoquent des cascades de réactions chimiques qui font que la cellule a le comportement approprié dans les circonstances. Dans certains cas, ces boucles de rétroaction impliquent directement le noyau, qui agit alors sensiblement selon les mêmes lignes que celles qui sont utilisées pour remplacer les protéines détruites par l’usure. La différence, c’est que dans ces cas c’est l’environnement qui provoque le déséquilibre chimique qui lance le cycle de réaction au lieu de la simple usure des pièces. Mais, lorsqu’il faut réagir vite, la cellule n’a pas le temps de passer par le cycle de fabrication des protéines (déséquilibre, message chimique, duplication de l’ADN, transport de l’ARN, fabrication et acheminement de la protéine, rétablissement de l’équilibre). Au lieu de ce trop long processus, les réactions rapides impliquent plutôt des déséquilibres chimiques ou électriques, dont le 173
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temps de réponse est considérablement plus court, pouvant même atteindre le millième de seconde. Ainsi, certaines cellules peuvent maintenir des parties de leur membrane sous une faible tension électrique ; d’autres maintiennent des déséquilibres au niveau de l’acidité ; d’autres encore font appel à des concentrations plus ou moins grandes d’atomes spéciaux appelés « ions », qui ont un surplus ou un déficit d’électrons. Dans tous ces cas, la cellule se maintient en permanence en état de « déséquilibre », de telle sorte que, lorsque les circonstances l’exigent, elle retrouve très rapidement un état plus «équilibré», c’està-dire sans polarité électrique, sans surplus d’acidité, etc. Ce changement d’équilibre sert en quelque sorte d’« interrupteur » et permet à la cellule d’agir immédiatement en fonction de la situation. Par la suite, celle-ci retrouvera son état de «déséquilibre» pour pouvoir reprendre sa fonction. Les cellules qui constituent mon organisme fonctionnent sensiblement de la même façon, sauf qu’elles ont perdu beaucoup des attributs des unicellulaires libres qu’elles ont remplacés par des «commandes» qui viennent de l’ensemble de mon organisme. Par exemple, la plupart de mes cellules n’ont pas besoin de se déplacer ; elles ont donc probablement « perdu » les mécanismes chimiques requis pour percevoir une source de nourriture et se déplacer pour l’atteindre. En échange, elles ont développé des mécanismes pour répondre aux besoins de mon organisme. Ainsi, les cellules de mon pancréas fabriquent de l’insuline non pas pour répondre à leurs besoins particuliers, mais bien pour combler les besoins de mon organisme tout entier. La même chose peut être dite pour mes cellules musculaires qui ne se contractent pas selon leurs besoins propres mais bien selon les ordres qu’elles reçoivent de mon système nerveux. C’est aussi le cas des cellules de ma rétine qui ont la capacité d’être excitées par des photons de lumière, non pas pour leurs besoins individuels, mais afin de fournir de l’information au cerveau pour l’ensemble de l’organisme. En plus des pièces de rechange et des pièces requises pour s’adapter aux circonstances, les cellules ont aussi tendance à fabriquer des pièces pour le simple « plaisir » de fabriquer de nouvelles pièces et de nouvelles chaînes de montage. Chez les unicellulaires, cette propension à fabriquer de plus en plus de soi-même semble n’être contrôlée par aucun mécanisme interne, de telle sorte qu’ils prolifèrent autant que l’environnement le leur permet. Les cellules d’un organisme pluricellulaire complexe comme moi sont différentes parce qu’elles ne se reproduisent que lorsque l’organisme le requiert. Bien que la plupart de mes cellules disposent de toute la machinerie moléculaire pour fabriquer de plus en plus d’elles-mêmes, grossir sans cesse et se multiplier rapidement, cette machinerie a été mise à l’abri derrière des verrous spéciaux contrôlés par des molécules rares comme les hormones. Bien sûr, jusqu’à ce que j’aie atteint ma taille d’adulte, plusieurs de ces verrous seront ouverts plus souvent que fermés, mais cela ne signifie pas que mes cellules soient pour autant 174
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libres de se multiplier à volonté. Tout est régi par un programme de croissance qui a été élaboré au cours des centaines de millions d’années écoulées depuis l’apparition des premiers organismes pluricellulaires. Lorsque je serai adulte, mes cellules n’auront la «permission» de se multiplier qu’à peu près une fois par six ou sept ans en moyenne. Celles qui dérogeront à cette règle seront impitoyablement terrassées par mon système de défense, car si elles ne sont pas rapidement anéanties, elles se transforment en cancer qui met en danger tout mon organisme. Après ce survol de leurs propriétés et de leur fonctionnement, vous pouvez maintenant laisser toutes mes cellules se reconstituer afin de mieux apprécier combien d’information mon ADN doit contenir pour pouvoir produire l’incroyable variété cellulaire qu’il faut pour assurer ma survie. Comme nous l’avons vu, chacune de ces cellules est une petite merveille de complexité qui accomplit des milliards d’opérations chimiques à tout instant et, pourtant, à l’échelle de mon organisme, chacune d’entre elles n’est qu’une infime partie, à toutes fins utiles insignifiante, d’un immense ensemble qui gère le travail collectif qui consiste à me maintenir en vie.
DIXIÈME NIVEAU : MOI Si nous suivions le plan établi au chapitre précédent, je vous dirais maintenant de laisser chacune de mes cellules reprendre sa place dans une section d’organe, puis de laisser celles-ci reconstituer des organes, mes systèmes, et enfin mon petit corps au complet. Je ne le ferai pas, parce que, comme dirait grand-papa, «les images, ça aide à comprendre certaines choses, mais ça en cache d’autres». À ce point-ci, je pense qu’il serait préférable de partir du point de vue que, malgré ces catégories pratiques, mon organisme ne constitue en fait qu’un seul grand ensemble de cellules qui ont toutes sortes d’interactions entre elles. Bien sûr, certains organes et certains systèmes peuvent être vus comme des «objets» qui ont une existence réelle, mais ce n’est pas vrai dans tous les cas. Du point de vue purement structurel, il faut bien voir la différence entre une automobile, qui est réellement un ensemble de pièces vissées ou soudées les unes aux autres, et mon organisme, d’une nature beaucoup plus complexe et subtile. Ainsi, le système en alimentation d’essence de l’auto est vraiment constitué d’un réservoir, d’une pompe, de bouts de tuyaux et d’autres pièces facilement reconnaissables. En revanche, mon système circulatoire est un double réseau d’artères et de veines qui relient mon cœur à toutes les parties de mon corps par l’entremise de tuyaux qui sont relativement gros à l’origine, et qui deviennent de plus en plus petits à mesure qu’ils se rapprochent des cellules qu’ils sont chargés de desservir. Il n’y a aucune « soudure » à quelque endroit que ce soit dans ce réseau, de telle sorte qu’il n’y a aucun bout d’artère ou de veine qui puisse être vu comme un «objet» en soi. Ainsi, à l’exception de mon cœur, de mes poumons et de mes reins, mon système circulatoire ne peut pas vraiment être subdivisé 175
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en «organes». D’ailleurs, en ce qui concerne mon cœur, plutôt que de le regarder comme un objet en lui-même, on pourrait aussi bien le décrire comme une version améliorée de ce qu’il était chez mes lointains ancêtres: un simple bout d’artère dont les cellules se sont mises à pulser en harmonie. D’un point de vue historique aussi, je suis plus qu’un simple assemblage de pièces détachées. D’abord dans ma petite histoire personnelle, parce que je suis issue d’une unique cellule, l’ovule fécondé, qui s’est multipliée de nombreuses fois, d’abord en cellules-filles identiques, puis rapidement en descendantes de plus en plus différenciées les unes des autres. Ces cellules ont d’abord constitué trois couches distinctes : une couche intérieure pour les cellules qui allaient devenir mon système digestif et mes poumons, une couche médiane pour celles qui allaient former mon système circulatoire, mes muscles et mes os, et une troisième couche, externe, pour mon système nerveux et ma peau. Les cellules de chaque couche ont ensuite continué à se multiplier et à se différencier, d’abord en grands types de cellules, par exemple musculaires ou osseuses, nerveuses ou épidermiques, puis en types de plus en plus précis, jusqu’à ce que chaque cellule ait été construite sur mesure pour occuper la place précise qui est la sienne au sein de cette grande communauté qu’est mon organisme. Ainsi, ma « construction » ne s’est pas faite de façon modulaire, comme aux niveaux physique et chimique. Elle a plutôt été menée sur tous les fronts en même temps, au niveau des cellules, des parties d’organes, des organes et même des systèmes. Cheveux Cerveau
Couche externe
Ongles
Moelle épinière
Glandes sudoripares
Nerfs
Épiderme Derme Muscle squeletique
Système respiratoire Foie, pancréas
Couche interne
Muscle système digestif Vaisseau sanguin
Système digestif
Couche médiane
Glandes endocrines
Cœur Os Cellule sanguine
Embryon
Spécialisation des cellules à partir des trois couches de cellules de l’embryon
Également du point de vue historique, mais cette fois sur le plan de la grande histoire de mes ancêtres, je suis issue de processus qui n’ont rien à voir avec l’assemblage modulaire, du moins en ce qui concerne les cellules et les structures supérieures. Mes ancêtres cnidaires ont créé les cellules spécialisées ; ensuite, avec les vers plats, les cellules spécialisées se sont groupées pour former des 176
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systèmes ; et ce n’est qu’avec les cordés, après l’apparition de systèmes bien définis, que les cellules de certaines régions se sont spécialisées encore plus pour former des organes bien précis à l’intérieur des systèmes. Nous allons donc abandonner les étapes intermédiaires comme les organes et les systèmes, et simplement constater que mon organisme est un ensemble de cellules qui travaillent ensemble pour assurer leur survie, définition qui s’applique à tous les pluricellulaires depuis les éponges. Par contre, au lieu d’être constituée de quelques douzaines de cellules comme une éponge, je suis composée de plusieurs milliards de cellules, ce qui permet immensément plus de complexité. Des structures comme mes poumons et mon système nerveux illustrent de façon magistrale les possibilités qui émergent lorsque de grandes quantités de cellules très spécialisées sont organisées de façon à répondre à un besoin précis. La surface externe de mes poumons ne mesure même pas le quart d’un mètre carré et, pourtant, leur surface interne fait des dizaines de mètres carrés. Mes voies respiratoires, qui B commencent avec un unique gros tuyau appelé «trachée», se divisent en deux bronches, puis en embranchements de plus en plus étroits (A sur la figure) pour se terminer en quelques centaines de millions de petites poches nommées « alvéoles » (B). C’est une façon de O2 maximiser la surface à l’intérieur d’un volume A CO2 minime. Si vous faites abstraction des alvéoles et ne regardez que les conduits d’air, vous Cellule aurez une image qui pourrait faire penser à un pulmonaire Capillaire arbre sans feuilles et qui aurait tellement de C sanguin branches de plus en plus fines qu’elles sembleraient occuper presque tout l’espace. Si vous C’est grâce à l’architecture très ramifiée « ajoutiez » les alvéoles au bout de chaque et très complexe de mes poumons branche, vous pourriez avoir quelque chose que je peux assimiler rapidement les grandes quantités d’oxygène qui ressemblerait vaguement à une tête de dont mon organisme a besoin brocoli, mais avec des «bulles» beaucoup plus pour maintenir son train de vie. petites et placées au bout d’embranchements immensément plus fins et plus complexes. C’est cette architecture perfectionnée qui me permet de mettre l’air que je respire en contact avec beaucoup de vaisseaux sanguins (C) et d’échanger le gaz carbonique contre de l’oxygène à un rythme assez rapide pour entretenir toute l’activité chimique de mes cellules. Un mécanisme assez semblable avait d’ailleurs été mis au point pour faciliter l’absorption de la nourriture, système qu’on trouve encore avec la cavité digestive ramifiée des vers plats. Mais, comme depuis l’apparition des vers ronds, la nourriture voyage toujours dans la même direction à l’intérieur du système 177
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digestif, il a fallu qu’apparaisse un système qui respecte le plan en tuyau. La solution retenue par la sélection naturelle est double : 1º la majeure partie de mon intestin est très étroite et le tuyau est replié sur lui-même de nombreuses fois, de façon à pouvoir en loger quelques mètres de long à l’intérieur de mon petit bedon ; 2º tout l’intérieur de l’intestin est tapissé de petites excroissances en forme de doigts recouvertes de cellules qui absorbent la nourriture et la transmettent au flux sanguin. Ces petits «doigts» multiplient la surface interne de mon intestin par plusieurs ordres de grandeur, ce qui constitue un atout essentiel pour entretenir un métabolisme riche comme le mien. Mais c’est dans mon système nerveux que les possibilités ouvertes par la collaboration entre des milliards de cellules connaissent leur plus belle expression. Comme le système nerveux a d’abord été mis au point pour commander les muscles, sa partie la plus ancienne est la moelle épinière, bien protégée à l’intérieur de la colonne vertébrale. Le système nerveux ne ressemble pas au système circulatoire, qui est constitué de «tuyaux» de plus en plus petits, comme un réseau d’aqueduc municipal. Au contraire, les nerfs qui émergent de ma moelle épinière sont semblables à de gros câbles qui réunissent une multitude de petits câbles appelés «axones». Cette situation rappelle plutôt celle des anciens câbles de téléphone, qui devaient contenir un fil distinct entre chaque abonné et le central, de telle sorte que, plus vous étiez proche du central, plus le câble était gros, non pas comme un gros tuyau, mais comme un câble qui contient de plus en plus de filaments. De la même façon, dans chaque nerf qui sort de ma colonne vertébrale, il y a des dizaines ou des centaines de millions de petits câbles qui relient les cellules nerveuses (neurones) de ma moelle épinière avec à peu près toutes les parties de mon corps. De plus, ces petits câbles sont faits d’une seule pièce d’un bout à l’autre, de telle sorte que ce sont les neurones situés dans ma moelle épinière qui prolongent chacun leur axone vers un tout petit groupe de cellules situées dans mes doigts, dans mes orteils ou dans toute autre partie de mon corps. Ainsi, lorsque des neurones qui sont voisins dans ma moelle épinière sont activés en même temps ou en séquence, leurs axones transportent le message jusqu’à leurs petites sections musculaires respectives, et les muscles peuvent se contracter ou se relâcher de façon harmonieuse. Une bonne partie de mes activités depuis ma naissance a justement consisté à apprendre comment mon cerveau peut activer les divers neurones de ma moelle épinière de façon à faire bouger mes membres selon mes besoins et mes désirs. Vous ne vous en souvenez probablement pas, mais c’est vraiment une période d’apprentissage très intense. L’autre partie importante de mon système nerveux, c’est l’ensemble situé dans ma tête, qu’on appelle communément « cerveau », et qui contient en fait plusieurs parties comme le cortex, le cervelet, etc. C’est un ensemble d’une complexité incroyable qui contient plusieurs milliards de neurones, qui peuvent tous être directement connectés à des dizaines, voire des centaines ou même des milliers d’autres neurones. Des mathématiciens ont estimé que le nombre 178
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symbolisant la quantité de combinaisons différentes qui pourraient en théorie s’établir entre mes divers Hypothalamus neurones est plus grand que celui qui a été retenu pour traduire le nombre total de particules élémentaires dans l’Univers. Il se pourrait donc que le Bulbe rachidien plus grand nombre au monde soit Moelle épinière relié non pas à l’Univers dans son entier, mais bien à l’objet le plus Le cerveau et ses annexes complexe que cet Univers semble avoir engendré jusqu’à maintenant: le cerveau humain.
Cerveau
Cervelet
Rappelons brièvement l’histoire de cet organe afin de mieux souligner toute sa richesse. Les cellules nerveuses sont apparues chez les cnidaires et elles avaient pour fonction principale d’activer les cellules musculaires de façon coordonnée. Chez les vers plats, le réseau plus ou moins formel des cnidaires est devenu un véritable réseau structuré, avec deux cordes principales qui vont d’un bout à l’autre de l’animal et de nombreuses ramifications plus ou moins perpendiculaires qui rejoignent les diverses cellules musculaires. Ce système permet une coordination beaucoup plus fine entre les fibres musculaires. De plus, deux petites masses de cellules nerveuses sont apparues à une des extrémités des cordes nerveuses et, au lieu d’être reliées à des cellules musculaires, ces nouvelles cellules étaient plutôt unies aux autres cellules nerveuses des cordes principales, de telle sorte qu’elles permettaient une coordination encore plus fine. C’était la première apparition d’un centre de décision. Chez certaines espèces de vers plats et leurs descendants, ces bulbes nerveux ont donné naissance à des prolongements à la surface de la tête, ce qui leur a permis d’intégrer une nouvelle fonction: percevoir l’entourage. Le simple système de contrôle musculaire s’est donc adjoint peu à peu un système de perception de l’environnement. Chez les vers ronds, puis les vers segmentés et ensuite chez les cordés, les organes de perception ont pris davantage d’importance, de telle sorte que le « cerveau » pouvait traiter de plus en plus d’information avant de «décider» quels mouvements étaient nécessaires. Le simple système de gestion des muscles était devenu un véritable centre de traitement de l’information, de plus en plus capable de se donner une « image mentale » de la réalité qui l’entourait avant d’envoyer ses ordres à la moelle épinière, laquelle les relayait aux muscles. Avec les poissons, les amphibiens et les reptiles, le cerveau a acquis une fonction supplémentaire, celle de «stocker» des programmes comportementaux ayant fait leurs preuves chez les générations antérieures. Ces programmes se présentaient sous la forme d’instincts inscrits dans le « câblage » même du cerveau, de telle sorte que, outre qu’il pouvait percevoir son environnement,
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l’animal était en mesure de comparer la situation perçue avec une banque d’images associées à des comportements précis. Quand il percevait une situation qui ressemblait à une des situations prévues, le cerveau «savait» immédiatement ce qu’il fallait faire et donnait les ordres en conséquence à la colonne vertébrale. Avec les mammifères, les primates et les grands singes, les organes de perception se sont grandement perfectionnés, ce qui a nécessité l’apparition du cortex, un tout nouveau «cerveau» qui s’est installé «par-dessus» l’ancien cerveau reptilien. Comme il n’est pas apparu d’abord pour contrôler les muscles, mais bien pour mettre de l’ordre dans la foule de données fournies par les organes de perception, ce nouveau cerveau était beaucoup moins axé sur l’action, et beaucoup plus sur la capacité d’abstraction. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2, plusieurs facteurs se sont combinés pour que ce cortex soit beaucoup moins soumis aux programmes appelés «instincts», et beaucoup plus capable d’acquérir ses schémas de comportement par diverses méthodes, dont l’apprentissage pendant l’enfance. De simple centre de traitement de l’information, le cerveau était devenu un véritable centre de décision. De plus, pour des raisons beaucoup moins claires, le cerveau des mammifères est devenu capable d’émotions, ce qui a grandement favorisé l’établissement de relations entre les individus et qui a, en retour, facilité encore plus le développement du cerveau, etc. Avec les australopithèques, les premiers humains, et l’Homo sapiens sapiens, le cerveau est véritablement devenu un organe capable d’avoir conscience de sa propre existence, et l’outil par excellence par lequel nous pouvons communiquer entre nous, partager des sentiments, des idées, des connaissances, des espoirs, comme nous le faisons par l’entremise du livre que vous tenez dans vos mains. Le voyage aller-retour que nous venons de faire ensemble jusqu’à l’infiniment petit illustre bien que je suis constituée d’une multitude d’« objets » réunis en structures de plus en plus importantes, une espèce de pyramide de la complexité, qui repose sur les particules subatomiques et remonte graduellement jusqu’à moi. Si je peux bouger, sourire, parler, aimer et apprendre, c’est parce que tous ces divers niveaux «fonctionnent» correctement, chacun à son échelle. Pour que j’existe, il faut que mes quarks s’échangent des gluons, que mes électrons échangent des photons avec mes protons, que mes atomes partagent des électrons entre eux pour former des molécules, que mes molécules soient sans cesse assemblées et rassemblées en macromolécules diverses, que mes protéines et mes acides nucléiques travaillent de concert au sein de chaque cellule pour perpétuer des cycles chimiques amorcés voilà à peu près quatre milliards d’années, que chacune de mes cellules remplisse correctement au sein de son organe le rôle pour lequel elle a été fabriquée, et que chacun de mes organes, à commencer par mon cerveau, fonctionne de façon harmonieuse avec tout le reste de mon organisme.
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Ma tâche est maintenant d’apprendre à utiliser tous ces précieux héritages et de m’en servir pour entrer en relation avec d’autres organismes, humains ou autres, afin de participer à mon tour à toutes sortes de structures supérieures, qui donnent de nouveaux étages à la pyramide de la complexité et qui y font apparaître des phénomènes inédits, parfois même tout à fait imprévisibles.
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INTERMÈDE
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’ayant «démontée» puis «remontée», vous avez eu l’occasion de constater que je suis constituée d’une grande quantité de structures imbriquées les unes dans les autres, une espèce de pyramide de complexité qui permet de recombiner des éléments simples en « objets » de plus en plus complexes. Pourtant, même si vous entrepreniez d’analyser et de décrire de façon extrêmement minutieuse tous mes organes, toutes mes cellules, chacune de mes protéines et chacun de mes atomes, jusqu’à la plus infime particule, vous seriez encore loin d’avoir épuisé tout ce qu’il y a à dire pour répondre à la question «Que suis-je?». Comme je l’ai mentionné au début de la deuxième partie, quand on dit ce qu’est un objet, on parle habituellement non seulement de ce qui le constitue, mais aussi de ce à quoi il sert. Or, dire ce à quoi sert un objet, c’est le situer en relation avec d’autres objets ou avec des humains, ou les deux, et quand on parle d’objets ou de personnes en relation les uns avec les autres, on a de bonnes chances d’être en train de décrire une structure quelconque. Ainsi, quand je dis qu’un avion sert à transporter des personnes, je dis qu’un avion fait partie d’une structure socio-politico-économique qui relie des personnes les unes aux autres, au point qu’elles sentent le besoin de voyager de longues distances pour pouvoir agir les unes avec les autres. Dans ce sens, la pyramide de la complexité ne s’arrête pas avec moi, car pour décrire correctement un « objet » quelconque il faut non seulement décrire les structures qui le constituent, mais aussi les structures auxquelles il participe, et déterminer le rôle qu’il y joue. Ainsi, pour bien comprendre une de mes cellules, vous devez non seulement la considérer comme une pyramide de structures, qui va des particules jusqu’à cette cellule, en passant par les atomes, les molécules, les macromolécules et les organites, mais vous devez également considérer que cette cellule fait elle-même partie de structures de niveaux supérieurs, comme parties d’organes, organes, systèmes et organisme. Si vous ne tenez pas compte du fait que ma cellule n’a aucun sens en elle-même, que ce n’est qu’en la situant à l’intérieur de mon organisme que vous en comprenez toutes les dimensions, vous passez à côté de réalités tout aussi essentielles que toutes les structures qui la constituent.
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Comme nous l’avons vu avec les derniers méandres du Sentier vers la complexité, depuis la fin de la Préhistoire l’essentiel du progrès vers la complexité a consisté en l’apparition de structures sociales de plus en plus sophistiquées qui incluent des nombres toujours croissants d’individus jouant des rôles de plus en plus spécialisés. Ainsi, l’unité sociale est graduellement passée de la famille au village, au clan, à la région, à la province, au royaume, à l’État-nation et à l’empire. Tout au long de ce processus, les échanges de produits, de services et d’idées ont pris de plus en plus d’ampleur, et ce, à tous les niveaux, au point que dans nos sociétés postindustrielles intégrées au Village planétaire, nous formons déjà une seule immense communauté qui réunit presque tous les humains au sein d’une sorte de mégastructure globale qui devient mieux définie de jour en jour. Pour la plupart des humains vivant aujourd’hui, ce cheminement a duré à peu près dix mille ans, mais il y a tout de même certaines familles qui ont eu à faire le saut en quelques générations à peine. L’anecdote qui suit veut illustrer cette réalité.
UN RÉVEILLON « FULL BIO » Dans la famille de maman, la tradition veut qu’on se réunisse pour le réveillon du jour de l’An chez son oncle Christian et sa tante Angèle. La maison est en pierre des champs et ils l’ont bâtie de leurs mains après avoir déboisé et défriché. Ils ont choisi et abattu un par un les arbres dont ils voulaient se servir: pins, épinettes, érables, chênes, frênes et même deux noyers, taillant sur place les poutres et les planches dont ils avaient besoin avec un moulin à scier portatif. Pendant que leur bois séchait, ils ont continué à défricher leur terre, semant plusieurs arpents en foin et en maïs, et aménageant un immense jardin potager ainsi que trois étangs pour truites. Les pierres qui recouvrent l’extérieur de la maison proviennent en grande partie de ces travaux. Ils ont bâti la maison en un été avec l’aide de leurs deux familles, achetant, louant ou empruntant les outils dont ils avaient besoin, car si Angèle et Christian préfèrent les matériaux rustiques, ils n’ont rien contre les outils modernes qui rendent le travail plus efficace, plus agréable et moins coûteux. Presque toute la finition intérieure est en bois verni et en ardoise extraite d’un affleurement rocheux situé tout près. Au fil des années, ils ont ajouté un grand garage, une écurie, une grange, des ateliers et même une toute petite cabane à sucre qui leur sert également de fumoir. Dans un tel environnement, Christian et Angèle se font un point d’honneur de recevoir la famille avec des aliments qui proviennent de leur propre terre, ou de la chasse et de la pêche qu’ils pratiquent encore sur les terres de la nation crie à laquelle Angèle appartient. Pas de croustilles BBQ, de «crottes au fromage» ou de capuchons de chocolat chez eux. Pendant l’après-midi, Angèle offre plutôt 184
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des amuse-gueules comme de la truite fumée, des champignons sauvages, des bouchées d’abats de chevreuil et bien d’autres délices encore. Elle ne manque jamais d’idées pour inventer de nouvelles recettes, mêlant son héritage culinaire autochtone à ce qu’elle trouve dans des livres de recettes ou dans Internet. Cette année, le trente-neuvième et dernier invité est arrivé à six heures et demie, et Angèle nous a tous demandé de nous asseoir peu après. Servir autant d’invités en même temps demande une certaine organisation, alors en plus du four électrique, du poêle à bois et du foyer, quelques invités apportent leur four à micro-ondes. Même si le service est parfois un peu long et laborieux, cela ne donne que plus de temps à chacun pour digérer entre les services. D’ailleurs, personne ne mange de tout, car chacun a ses petites préférences et, comme les plats ne reviennent pas tous d’année en année, personne ne veut se priver de l’occasion de savourer ses délices favoris jusqu’à satiété. Cette année, le repas a commencé par une délicieuse terrine de lièvre et d’oie sauvage, immédiatement suivie d’un bol de la traditionnelle crème de poulet de grain, qui contient beaucoup de crème très fraîche et très riche. (Quand cette soupe n’est pas au menu, il y a des oncles de maman qui deviennent hystériques; la force de la tradition j’imagine…) Ont suivi les viandes, au nombre de sept cette année: du caribou cuit au four à bois servi dans son jus, un poulet de grain au miel, un jambon fumé dans la cabane à sucre et mijoté dans de la bière maison, des côtelettes d’agneau braisées, un énorme doré cuit à l’étouffée sous les braises, une tourte au chevreuil ainsi qu’un incroyable bouilli aux herbes sauvages qui revient d’année en année, et dans lequel Angèle met un peu de tout, y compris de l’ours, du porc-épic ou de l’écureuil si elle en a « sous la main ». Le tout était accompagné de pommes de terre apprêtées de quatre façons différentes, de nombreux autres légumes, incluant une délicieuse purée de courge sauvage, d’un «bar à salades», de plusieurs sortes de pains et de brioches, et de beurre maison frais de la veille. Pour dessert, il y avait des tartes aux pommes et aux fraises, des beignes à l’ancienne, un gâteau au fromage et aux framboises, et de la crème glacée maison assaisonnée à l’érable. Avant, pendant et après le repas, Christian offrait ses bières maison, ses vins maison et même quelques alcools un peu plus forts qu’il distille lui-même, bien que ce soit illégal. Plusieurs lui ont apporté aussi des alcools rares en cadeau, ce qui fait qu’au fil des années il s’est retrouvé avec un bar qui fait l’envie de bien des connaisseurs. Les invités étaient encore à table quand minuit a sonné et la maison s’est remplie d’un grand tumulte, avec tout le monde qui voulait souhaiter la bonne année à tout le monde. L’activité a baissé graduellement après minuit et demi, certains invités plus jeunes quittant pour aller rejoindre d’autres fêtes, et les plus âgés qui allaient plutôt se coucher.
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LE « NOBLE SAUVAGE » Vers trois heures du matin, il ne restait plus qu’une quinzaine de personnes autour du foyer et, comme chaque année à cette heure tardive, Angèle parlait de sa jeunesse et des aventures qu’elle avait vécues quand sa famille était encore nomade et tirait une bonne partie de sa subsistance de la trappe, de la chasse et de la pêche. Angèle est née en 1948, peu de temps après que son père fut revenu d’Europe où il s’était distingué comme tireur d’élite dans les forces armées canadiennes. Profondément écœuré par le gaspillage de capital humain auquel il avait assisté pendant ces années de guerre, le père d’Angèle avait décidé de tourner le dos à la civilisation occidentale et de reprendre la vie nomade de ses ancêtres. Bien qu’il ait été un des meilleurs tireurs de toute l’Amérique du Nord, il décida d’utiliser ses fusils et ses carabines le moins possible et il réussit à apprendre la chasse à l’arc de son grand-père qui avait déjà 70 ans à l’époque. Lui qui avait passé cinq ans de sa vie au milieu du vacarme des machines de guerre, il refusa jusqu’à sa mort d’utiliser les automobiles, canots à moteur et motoneiges qui commençaient alors à pénétrer en territoire cri. Comme ceux de son peuple, il s’est construit une petite maison au village, mais ne l’habitait que quelques mois par année, préférant passer le plus clair de son temps loin dans la forêt à chasser et à coucher dans son tipi en peaux de caribou. Il était particulièrement fier d’avoir lui-même abattu d’une flèche chacune des bêtes dont les peaux lui servaient dorénavant d’abri. Il lui avait fallu plus de trois ans avant d’être en mesure de remettre le tipi qu’il avait emprunté de son oncle maternel et de pouvoir dire, comme ses ancêtres, qu’il possédait dorénavant une habitation qu’il avait vraiment érigée de ses propres mains, sans recourir aux techniques des hommes blancs. Angèle aime particulièrement parler de son arrière-grand-père, né vers 1880 et mort en 1963, alors qu’elle avait 15 ans. Il était un des derniers hommes en Amérique du Nord à connaître la technique de fabrication des pointes de flèches en pierre. Tandis que la plupart des hommes de son village se convertissaient au fusil, lui s’entêtait à chasser à l’arc, préférant passer plus de temps dans la forêt à trouver sa nourriture que de rester la moitié de l’année au village, avec rien de mieux à faire que de boire l’alcool frelaté échangé par les Blancs contre des fourrures. Il était né à une époque où les Blancs n’avaient pas encore détruit le mode de vie ancestral des Cris. Pendant son enfance, sa famille ne possédait que trois objets en métal : un couteau de chasse trouvé par un de ses ancêtres près du cadavre d’un coureur des bois français tué par les loups autour de 1750, une hache obtenue par son propre grand-père vers 1835 au comptoir de la Compagnie de la Baie d’Hudson en échange d’une magnifique peau d’ours et un vieux chaudron en fonte dont plus personne ne connaissait la provenance. 186
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Pour le reste, tout ce que ses parents possédaient avait été fait de leurs propres mains ou par quelqu’un de proche. Les peaux de caribou de leur tipi étaient cousues avec des nerfs et des tendons, et même leurs aiguilles étaient façonnées à partir d’os. Les vêtements et les mocassins qu’ils portaient étaient confectionnés eux aussi à partir de peaux d’animaux chassés par les gens du village. Certains de leurs vêtements d’hiver auraient tout de même fait l’envie de bien des dames de la haute société blanche de l’époque. Leurs ustensiles de cuisine étaient en bois ou en osier tressé, beaucoup moins lourds à transporter que leurs équivalents en métal et plus faciles à remplacer en cas de perte. Ils avaient presque tous été fabriqués par sa mère, mais quelquesuns étaient des cadeaux provenant d’autres membres de la famille. Son père fabriquait lui-même ses outils de chasse et de pêche à partir de bois, de nerfs, de plumes, d’os et de pierres et, à part quelques bijoux, c’était là l’essentiel des biens appartenant à la famille de l’arrière-grand-père d’Angèle durant son enfance entre 1880 et 1895. À leur façon, elle et Christian cherchaient à mener autant que possible une vie qui respecte en partie les valeurs qu’il lui avait transmises avant sa mort.
UN PETIT-DÉJEUNER BANAL Nous avons couché sur place et, le lendemain matin, pendant le petit-déjeuner, papa a commencé à louanger la vie presque parfaitement autonome que mènent Christian et Angèle sur leur fermette depuis qu’ils ont pris une retraite anticipée offerte par leur ancien employeur commun, la Société de l’énergie de la Baie-James. Mais papa ne connaît Christian que depuis trois ans, alors il n’a pas encore appris à se prémunir contre les taquineries que celui-ci est capable d’inventer pour s’amuser et pour faire rire la galerie. Innocent, papa n’a pas vu le piège que Christian lui préparait et il a foncé dedans tête baissée. Christian a commencé par laisser papa parler de l’importance d’être autonome et de ne pas trop dépendre des autres. Par des commentaires subtils et des questions discrètes, il l’a ensuite amené à reparler des nobles valeurs défendues par le père et l’arrière-grand-père d’Angèle et de comment le style de vie de Christian et Angèle était un compromis idéal entre ces nobles principes et les innombrables gâteries offertes par la vie dans une société postindustrielle. Au moment où papa finissait son repas et s’allumait une cigarette, Christian sauta du coq à l’âne et, avec un éclair de malice dans les yeux, lui demanda s’il avait aimé son humble repas. Craignant un instant de n’avoir pas adéquatement remercié Angèle, papa rougit et fit de grands signes de la tête en répétant: «Oui, oui, c’était délicieux. » Christian revint pourtant à la charge en lui demandant s’il n’avait pas été déçu devant un petit-déjeuner si banal, surtout après le festin de la veille.
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De plus en plus empêtré dans ses réactions, papa lui répondit que tout était parfait, que c’était exactement le genre de repas simple que nous prenons presque tous les jours à la maison et que tout était bien ainsi. Après un clin d’œil à ma mère, qui ne put s’empêcher de sourire car elle connaissait déjà la suite de l’histoire, Christian reprit l’attaque de plus belle en demandant à papa d’énumérer ce qu’il avait mangé. Comme son ton ne laissait aucune place à la discussion, papa s’exécuta. La liste n’était d’ailleurs pas bien longue, puisqu’il s’était contenté d’un verre de jus d’ananas, de deux rôties, l’une avec du beurre d’arachide et l’autre avec un peu de camembert, et d’une tasse de café noir, sans sucre ni lait. Prenant un malin plaisir à torturer gentiment sa proie, Christian se promena partout dans la maison, répétant la liste par trois fois à voix haute, prenant tous les autres membres de la famille à témoin que papa n’avait eu pour tout petitdéjeuner qu’un verre de jus, deux rôties et une tasse de café. Se retournant brusquement dans un grand geste théâtral, il pointa un doigt accusateur sur Angèle et la somma d’expliquer publiquement pourquoi elle avait donné un repas aussi banal à mon pauvre père, lequel en était d’ailleurs à se demander sérieusement s’il ne ferait pas mieux d’aller se cacher sous la table. Lâchant un grand soupir, Angèle alla chercher le contenant de jus en carton, le fromage, le bocal de beurre d’arachide, le sac de café et un sac de farine. Posant chacun de ces objets de façon très délibérée sur la table, elle s’assit et fit un grand sourire à papa, qui eut ainsi sa première chance de se détendre un peu depuis près de dix minutes. Prenant le contenant de jus entre ses mains, elle regarda papa et lui rappela qu’à peu près tout ce qu’il avait mangé la veille était le fruit de leur propre travail à elle et à Christian, avec l’aide de leurs enfants et petits-enfants. Malgré une grande variété et une présentation remarquable, le repas du réveillon était le reflet d’une vie simple où il n’y a que peu d’intermédiaires entre le foin qui nourrit la vache qui produit le lait qui donne le beurre, et celui qui mange le beurre à quelques centaines de mètres à peine de l’endroit où le foin a poussé. Par opposition, le « simple » petit-déjeuner de papa était le reflet d’un mode de vie immensément plus compliqué, capable de réunir à peu de frais des produits provenant des cinq continents, incluant du jus d’ananas ayant poussé en Thaïlande, de la farine de blé cultivé au Canada, du beurre d’arachides provenant du Sénégal, du fromage produit en France et du café importé de Colombie. Ayant efficacement rempli son rôle dans la petite mise en scène de son mari, Angèle adressa un nouveau sourire à mon papa, fit une petite révérence à l’auditoire et retourna dans le secteur cuisine. Maman se leva et l’y rejoignit, mais quand papa tenta de faire de même avec l’intention d’aller aider à laver la vaisselle, il se fit apostropher par Christian qui n’en avait pas fini avec sa victime. Lançant un petit cri et un regard de désespoir à maman, il se rassit quand celleci lui fit signe que ses services n’étaient pas requis. Reprenant la boîte de jus d’ananas, Christian demanda à papa s’il avait une idée de combien il avait fallu 188
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de personnes pour qu’il puisse boire son petit verre de jus matinal. Comme papa ne répondait pas assez rapidement à son goût, il le relança: «Combien? deux ou trois, une douzaine, une centaine, aucune idée?»
HISTOIRE D’ANANAS Comme papa ne répondait toujours pas, Christian lui proposa de les compter. Prenant un stylo et quelques feuilles de papier dans un tiroir proche, il revint s’asseoir auprès de papa qui respirait mieux maintenant que le pire était passé. Malgré lui, il se prit au jeu et commença à compter avec Christian. Il y avait d’abord au moins six employés à l’épicerie, soit: – le commis du service à l’auto; – l’emballeur; – la caissière; – le commis qui a mis la boîte sur l’étagère; – la gérante de département qui a passé la commande chez le grossiste ; – le commis d’entrepôt qui a déchargé le camion. Il y avait eu aussi au moins cinq employés chez le grossiste: – le chauffeur du camion; – le commis qui a chargé le camion; – la vendeuse qui a pris la commande; – le commis qui a déchargé le camion du fabricant; – l’acheteur qui a commandé le chargement chez le fabricant. Avant eux, il y avait eu les employés de l’embouteilleur, une bonne douzaine, et ceux qui sont responsables du transport du concentré par bateau, train et camion, soit une cinquantaine. Il y a aussi eu ceux et celles qui ont fabriqué le concentré en Thaïlande, encore une douzaine, et les employés de la plantation, une douzaine de plus. Cette liste compte entre 75 et 100 personnes, bien que Christian et papa aient réduit les opérations au strict minimum à chacune des étapes. En fait, il serait probablement plus réaliste de dire qu’il a fallu l’intervention de plus d’une centaine de personnes pour que l’ananas récolté quelques semaines plus tôt en Thaïlande se retrouve sous forme de jus dans le verre de papa en ce beau matin du jour de l’An. D’ailleurs, comme l’a fait remarquer Angèle, cette filière n’inclut que les personnes qui ont été en contact direct avec l’ananas, avec son concentré ou avec 189
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son jus. Pourtant, la seconde partie de ce périple n’aurait jamais pu se produire s’il n’y avait pas eu le contenant en carton de un litre qui a permis de transporter et de manipuler le jus à partir de l’usine d’embouteillage jusqu’au verre de papa. Or, ce contenant est un objet assez complexe composé de trois couches différentes, une couche métallisée à l’intérieur pour isoler le jus, une couche cartonnée au centre pour donner de la rigidité au contenant et une couche en plastique imprimé à l’extérieur pour que les clients puissent reconnaître le produit désiré. Papa, qui avait eu le temps de se remettre de ses émotions fortes, était maintenant tout à fait captivé par l’exercice. S’emparant de la feuille de Christian, il a introduit une nouvelle colonne qui commençait sous forme d’embranchement latéral à partir de l’usine d’embouteillage. Sous le titre «Contenant», il a écrit: – deux autres employés chez l’embouteilleur pour recevoir et manipuler les contenants ; – un chauffeur de camion du fabricant de contenants jusqu’à l’usine d’embouteillage ; – au moins une vingtaine d’employés à l’usine du fabricant de contenants, ceux et celles qui reçoivent les trois types de matière première, qui commandent les machines pour tailler selon le patron requis, pour assembler les trois couches et pour plier le produit fini, ceux qui emballent le produit fini et ceux qui l’expédient chez l’embouteilleur ; – une autre quinzaine ou une vingtaine d’employés à l’imprimerie qui a préparé la couche la plus extérieure de contenant; – au moins une vingtaine d’employés à chacune des trois usines qui ont fabriqué les trois différents matériaux; – au minimum, une cinquantaine de personnes ayant travaillé à l’extraction et à la production des matières requises pour chacune des trois couches du contenant; – au minimum, une autre cinquantaine de personnes ayant transporté toutes les diverses matières premières qui ont servi à fabriquer ces trois matériaux. Papa fit une rapide addition qui lui fit conclure qu’au moins deux cents personnes supplémentaires avaient contribué directement à la fabrication du banal petit contenant en carton qu’Angèle avait laissé sur la table. Et, comme Christian lui fit remarquer, papa n’avait même pas tenu compte de ceux et celles qui avaient fabriqué les colles, les encres, le bouchon refermable, le sceau de sécurité et peut-être plusieurs autres éléments moins évidents.
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LA PLANÈTE DANS SON ASSIETTE Il ajouta qu’on pourrait facilement refaire le même cheminement pour le beurre d’arachide du Sénégal, le fromage de France, le café de Colombie et le blé de la Saskatchewan. Ainsi, le travail concerté de près de deux mille personnes avait été requis pour que papa puisse consommer un petit-déjeuner somme toute banal, certainement pas plus élaboré que ce que consomment la majorité des Nord-Américains la plupart du temps. Maman mit son grain de sel en affirmant qu’il est d’ailleurs possible de faire éclater ces chiffres encore plus rapidement si l’on remplace le jus d’ananas par un cocktail de jus de fruits qui peut contenir jusqu’à sept concentrés différents, si l’on substitue le beurre d’arachide par un pâté de campagne qui contient trois ou quatre sortes de viande, sans parler des assaisonnements et des produits chimiques, si l’on met sur la table au lieu du fromage un pot de confitures industrielles avec sucre, pectine, agents de conservation et Dieu sait quoi d’autre, si l’on remplace le simple pain maison d’Angèle par un pain de six, huit ou douze grains, et si l’on change enfin le café colombien équitable préféré de Christian par un mélange raffiné fait à partir des meilleurs grains en provenance de Jamaïque, d’Hawaii, du Kenya et d’Arabie. Ce genre de petit-déjeuner pourrait facilement nécessiter la contribution de cinq mille, peut-être même de dix mille personnes, et il ne serait toujours constitué que d’un verre de jus, de deux rôties avec leur garniture et d’une tasse de café noir, sans sucre ni lait. Voyant que mon papa était impressionné et pensif, Christian décida de le déstabiliser une nouvelle fois en lui lançant: «Mais tu sais, tout ça, c’est rien que la pointe de l’asperge!», ce qui finit tout de même par arracher un sourire à papa. Ravi d’avoir retrouvé son auditoire, Christian reprit de plus belle en affirmant que les employés de l’épicerie n’auraient pas été à leur poste pour faire leur travail s’il n’y avait pas eu un service de la paie qui leur émettait un chèque une semaine sur deux. À ce titre, la personne responsable de la paie est aussi indispensable au fonctionnement du système que n’importe quelle personne ayant touché directement le jus ou sa boîte. Ce principe s’applique aussi à toutes les compagnies engagées dans le processus. Il va de soi que, pour fonctionner adéquatement et avec un minimum de personnel, le service de la paie a besoin d’un système bancaire fiable, lequel est aussi nécessaire pour les paiements à chaque étape. Histoire de montrer qu’il avait bien compris, papa ajouta que tout notre mode de consommation postindustriel repose également sur le transport rapide et économique de tous ces produits. Afin que le système fonctionne, il faut donc que les véhicules soient maintenus en état de rouler par des mécaniciens, que leurs réservoirs soient remplis régulièrement et que les routes soient entretenues. Papa décida donc qu’il fallait inclure dans la boucle les mécaniciens, l’industrie du pétrole et les services de la voirie, sans qui rien de tout cela ne serait possible.
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Christian le relança en mentionnant que les communications par la poste, par télécopieur, par téléphone et par courriel font également désormais partie de la boucle, car, sans elles, il serait absolument impossible de gérer une économie à l’échelle planétaire comme cela se fait actuellement. Cela lui fit penser que l’électricité est également devenue un élément indispensable à toutes les étapes de ces processus. Papa pensait avoir le dernier mot en poussant la logique à un niveau encore plus global. Il lança l’idée que les édifices où se trouvent l’épicerie, les entrepôts et les usines sont tout aussi indispensables au système et que, à ce titre, tous les humains qui les ont construits font également partie de la boucle, comme tous ceux qui ont contribué à fabriquer les divers matériaux qui ont servi à les bâtir. Avant que Christian puisse le dire, maman ajouta que le même raisonnement s’appliquait à tous les véhicules et à tous les équipements utilisés par ces diverses entreprises, même les machines ayant servi à fabriquer les machines, et ainsi de suite. Pourtant, c’est Angèle qui a le mieux réussi à surenchérir, en ajoutant qu’aucune de ces personnes n’accepterait de travailler si elle craignait constamment que sa maison soit pillée ou qu’il arrive du mal à ses enfants pendant son quart de travail. Il faut donc inclure les enseignants, les policiers et même les compagnies d’assurance dans le réseau d’individus collaborant au petit-déjeuner de papa. Angèle élargit ainsi le cercle de plus en plus, pour inclure les autres épiciers, chez qui s’approvisionnent les employés de toutes ces compagnies, les employés des hôpitaux, qui s’occupent des malades pendant que leurs parents vont travailler, et même les collecteurs d’impôts qui, à leur façon, sont indispensables au fonctionnement de la société qui nous permet de nous procurer tant de biens et de services différents à des prix tellement abordables. Satisfait d’avoir pu faire comprendre à papa que des millions d’individus avaient été mis à contribution pour le simple petit-déjeuner qu’il venait de consommer, Christian a ramené la discussion sur son point de départ, la relative autonomie dont lui et Angèle profitaient. Il fit remarquer que, bien que lui et Angèle aient coupé et débité eux-mêmes presque tout le bois qui a servi à construire leur maison, ils ont tout de même utilisé au moins 200 sortes différentes de clous, de vis, de boulons et d’agrafes, sans oublier les produits isolants, les colles, les pièces de plomberie et le réseau électrique. Malgré leur indépendance partielle, Christian et Angèle ne s’imaginent pas être déconnectés du reste de l’humanité. Ils ont calculé que, malgré leur situation particulière, au moins plusieurs dizaines de millions d’autres êtres humains ont contribué à ce qu’ils se donnent un chez-soi à leur goût, ajoutant que, pour une personne vivant dans un appartement en ville, il faudrait plutôt compter en centaines de millions.
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De plus, ils ont plusieurs appareils électriques et électroniques, alors que le moindre petit ordinateur comporte tellement de pièces différentes et provenant de tellement de filières différentes qu’il représente plusieurs millions d’intervenants à lui tout seul. À moins de retourner dans le Grand Nord et d’adopter un mode de vie semblable à celui de l’arrière-grand-père d’Angèle, dont toutes les possessions avaient été fabriquées par des membres de la famille, il est aujourd’hui impossible de ne pas devoir son environnement immédiat à la contribution de dizaines, voire de centaines de millions d’autres humains menant leur propre petite vie derrière la porte d’à côté ou à l’autre bout de la planète. Nous sommes déjà dans le Village planétaire et, malgré mon jeune âge, ma survie dépend directement de toutes ces structures humaines qui forment à leur tour cette immense pyramide de complexité qu’est devenue l’humanité.
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TROISIÈME PARTIE
POURQUOI SUIS-JE ? (Je suis le produit des lois… et des infractions)
À quoi sert-il de vivre si ce n’est pour rendre ce monde plus habitable ? SIR WINSTON CHURCHILL
Il y a généralement deux façons de répondre à une question qui commence par «pourquoi»: une qui se définit en fonction du passé et l’autre qui regarde plutôt vers l’avenir. Dans le premier cas, on cherche à comprendre quelles circonstances ont amené la situation qui nous intéresse, quelles en sont les causes, quelles forces étaient en jeu, etc. On parle alors d’une approche « déterministe » ou « causale ». Dans le second cas, on suppose que la situation qui nous occupe a été créée par une forme quelconque d’« intelligence », et on cherche à comprendre quelle était l’intention de cette «intelligence», à quelles fins, dans quel but, «elle» a créé cette situation. On parle alors d’une approche «finaliste». Par exemple, alors qu’elle était encore toute petite, ma maman faisait une promenade au parc et, apercevant un gland sur la pelouse, elle a demandé à sa mère pourquoi ce gland était là. Ma grand-maman, qui a grandi au Cambodge dans une famille bouddhiste, lui répondit que ce gland faisait partie du grand cycle de la vie et qu’il était là afin qu’il puisse germer un jour et grandir, jusqu’à devenir un magnifique chêne qui produirait à son tour des glands pour relancer un nouveau cycle. C’était une réponse remplie de poésie et de respect envers la Nature, le genre de réponse qu’un mystique aurait pu donner. Mais si c’était avec grand-papa qu’elle avait fait cette promenade, la réponse aurait pu être bien différente. Toujours pragmatique, son père lui aurait raconté que tous les êtres vivants se reproduisent, car les lignées qui n’ont pas mis au point de stratégie efficace de reproduction se sont éteintes voilà fort longtemps; il aurait
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ajouté que les chênes assurent leur reproduction en fabriquant une énorme quantité de glands, que les écureuils s’emparent des glands et les enterrent pour les jours difficiles, ce qui permet à quelques-uns d’entre eux de germer et de recommencer un nouveau cycle. Cela aurait été une réponse plutôt terre à terre, plus proche de ce qu’un scientifique aurait pu lui répondre. Comme je suis toute petite et que je n’ai pas encore traversé de crise existentielle, quand je me demande pourquoi je suis, je ne suis pas tournée vers l’avenir et ne cherche pas une réponse finaliste à cette question. Par contre, mon jeune cerveau a une grande soif de connaissance, et j’ai un grand désir de comprendre quels sont les événements qui ont mené à mon apparition sur cette belle planète qui est la nôtre. Plus particulièrement, j’aimerais vous faire partager quelques idées à propos des forces à l’œuvre dans notre Univers, forces qui ont permis que l’énergie engendre la matière, que la matière accouche à son tour de la vie et que l’intelligence apparaisse au sein du monde vivant. La présente partie constitue donc une double réflexion sur les facteurs qui ont permis l’émergence de la complexité dans notre Univers. Dans un premier temps, le chapitre 5 détaille quelques grands principes à l’œuvre à plusieurs niveaux de la complexité ; dans un second volet, le chapitre 6, intitulé « Voies et impasses », s’attarde à quelques-unes des nombreuses impasses qui auraient pu mettre fin à l’aventure de la complexité, afin de mettre en évidence les changements de cap fréquents qui ont été nécessaires pour que la complexité puisse continuer de s’élaborer.
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5 LES PRINCIPES
L
a toute première chose qui ressort quand on cherche à comprendre qui je suis et ce que je suis, c’est que la notion de structure est au cœur de toute la progression vers la complexité. 1º si vous me «démontez», vous découvrez une grande quantité de structures imbriquées les unes dans les autres; 2º l’histoire de mes origines est l’histoire de l’apparition de structures de plus en plus complexes dans l’Univers.
UNE NOTION FONDAMENTALE : LA STRUCTURE Cette notion de structure peut être utilisée pour décrire une foule de réalités de l’infiniment petit à l’infiniment grand, du très simple au plus complexe. Sa définition est «toute entité qui regroupe des entités plus simples, mais qui le fait de telle sorte que le tout est plus que la simple somme des parties ». Ainsi, la simple addition d’éléments ne donne pas nécessairement une structure s’ils n’interagissent pas les uns avec les autres. Prenons un exemple que vous avez probablement déjà vu à la télévision: les athlètes du patinage artistique. Les choses qu’un patineur peut faire au son de la musique sont relativement limitées tant qu’il est seul: avancer, arrêter, reculer, tourner à gauche ou à droite, étendre les bras ou les replier, et pivoter sur luimême selon quelques techniques diverses aux noms étranges comme « triple axel» ou «double boucle piqué». Si vous mettez deux patineurs sur la même glace et qu’ils agissent de façon parfaitement indépendante l’un de l’autre, vous n’avez pas créé une nouvelle structure, vous avez simplement mis deux «objets» en présence l’un de l’autre. De plus, même si vos deux patineurs exécutent exactement les mêmes mouvements en même temps, vous n’avez toujours pas engendré une nouvelle structure, vous avez simplement deux « objets » qui réagissent de façon semblable à la même musique. Le résultat est certes plus agréable à regarder que lorsqu’il n’y a qu’un seul patineur, mais aucune nouvelle propriété n’émerge de cette rencontre, car il n’y a pas de mise en commun. Par contre, à partir du moment où les deux patineurs, supposons homme et femme, agissent l’un avec l’autre, plusieurs nouvelles possibilités apparaissent,
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avec des mouvements qui ne sont accessibles à aucun des deux patineurs pris individuellement. C’est ainsi qu’on les voit danser l’un autour de l’autre, faire des pirouettes dans les bras l’un de l’autre et, à l’occasion, on voit même l’homme littéralement soulever sa partenaire et exécuter des mouvements en la portant à bout de bras. Ces mouvements ne sont pas la simple addition des mouvements accessibles à chaque patineur et, pour cette raison, on peut dire que ce «couple» est une véritable structure, un «objet» complexe capable de comportements originaux et différents de ceux de ses parties.
C’est parce qu’ils interagissent que ces deux patineurs ont une si grande diversité de mouvements.
Pour les mêmes raisons, un atome d’hydrogène est une structure très simple qui réunit un proton et un électron qui agissent l’un avec l’autre. Le comportement de l’atome d’hydrogène est très différent de celui de son proton, très différent de celui de son électron, et aussi très différent de la simple somme de leurs comportements. Par exemple, comme nous l’avons déjà vu, un atome d’hydrogène occupe un volume immensément plus grand que la simple somme des volumes du proton et de l’électron. Un exemple plus familier pourrait être celui du sel de table, produit chimique très humble qui a pourtant pris une place considérable dans nos vies, au point que l’expression biblique «le sel de la Terre» signifie «élément essentiel». Le sel de table est un cristal simple qui ne contient que des atomes de sodium et des atomes de chlore. Or, le chlore est un gaz verdâtre extrêmement toxique et, même en très petite concentration dans l’eau, il agit comme désinfectant et comme javelisant, d’où son usage répandu dans nos piscines. De son côté, le sodium est un métal très instable. Il s’enflamme spontanément au contact de l’oxygène et, en présence d’eau, il se transforme en soude caustique, produit aussi corrosif que la plupart des acides. Ce sont donc deux atomes extrêmement nocifs lorsqu’ils sont manipulés individuellement, et pourtant, quand on les combine ensemble, ils deviennent inoffensifs et même bénéfiques au point d’être presque essentiels à la vie. Il n’y a aucun doute que les propriétés chimiques du sel sont tout sauf une simple addition des propriétés chimiques du chlore et du sodium. À ce titre, le cristal de sel est une structure. Ce principe peut être projeté à tous les autres paliers de la complexité, comme les protéines, qui sont des structures réunissant des acides aminés; les cellules, qui sont des structures rassemblant des macromolécules ; les organismes, qui sont des structures unissant des cellules; les sociétés, qui sont des structures regroupant des humains ; et même de toutes nouvelles structures, comme l’Union européenne, qui réunit des pays qui veulent partager leurs aspirations et agir de concert. 198
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Un autre élément qui ressort de l’analyse de toutes ces structures, c’est qu’elles s’établissent toujours lorsque quelque chose est échangé ou partagé entre les diverses parties. Ainsi, les quarks restent dans les protons parce qu’ils s’échangent des gluons, les électrons restent dans les atomes parce qu’ils échangent des photons avec leur noyau, les molécules se forment parce que les atomes partagent des électrons, les macromolécules ont leur forme particulière à cause des protons qui sont partagés dans les ponts hydrogène. Quand on arrive aux niveaux supérieurs, ce sont souvent des tâches qui sont partagées. Ainsi, même si les macromolécules s’échangent bel et bien des groupes d’atomes comme –COOH ou –CH3, il est tout aussi important de constater qu’elles partagent également la tâche collective de fabriquer de nouvelles copies d’elles-mêmes. C’est une mise en commun beaucoup plus subtile que le simple partage d’objets physiques comme les gluons ou les groupes d’atomes, et c’est justement cette subtilité qui fait que le produit de ce partage, la cellule vivante en l’occurrence, est un objet infiniment plus intéressant que la simple somme de ses parties constituantes. De la même façon, mes cellules s’échangent une très grande variété de produits chimiques, mais plus important encore, elles partagent la tâche collective de me faire grandir et de me maintenir en vie, ce qui suppose encore une fois de fabriquer de nouvelles copies d’elles-mêmes selon un plan de croissance préétabli. De plus, si je mets des enfants au monde à mon tour, mes cellules auront aussi la chance de faire une nouvelle expérience dans l’art de «fabriquer du soi-même». Toujours dans la même ligne de pensée, les humains forment des sociétés parce qu’ils se partagent des produits, des services et même des idées. Mais il est peut-être encore plus important de voir que les humains des sociétés postindustrielles se partagent la tâche collective de se maintenir en vie et de faire croître leur communauté. Les hommes et les femmes participent à la grande aventure du « fabriquer du soi-même » en faisant des enfants, mais aussi en produisant des objets qui sont à l’image de leur culture (vêtements, outils, ordinateurs, bâtiments, etc.). Ce partage inclut également les nouvelles idées qui enrichissent la communauté, et toutes sortes d’autres gestes qui contribuent au bien-être de nombreux autres humains. Finalement, si nos descendants en viennent à quitter notre planète pour aller coloniser la Lune, Mars, voire d’autres mondes, les sociétés humaines auront la chance de faire elles aussi une nouvelle expérience dans l’art de «fabriquer du soi-même».
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UN UNIVERS STRUCTURÉ COMME UN LANGAGE Une autre caractéristique des structures que nous avons rencontrées, c’est qu’elles sont toutes incluses les unes dans les autres, un peu comme des poupées russes, sauf qu’au lieu d’avoir une seule poupée de chaque taille, quand vous ouvrez la première, vous trouvez 5, 10 ou 20 poupées plus petites et, en ouvrant chacune d’entre elles, vous en trouvez 10 ou 20 d’une taille encore plus petite, et ainsi de suite jusqu’à avoir des milliards de milliards de petites poupées pas plus grosses qu’un quark. On peut résumer cette situation de façon très schématique par la pyramide de la complexité, une image qui symbolise que chaque nouveau niveau de structure repose sur tous les niveaux précédents et que chaque élément de niveau «N» est composé de plusieurs éléments du niveau inférieur, «N moins 1», qui sont eux-mêmes composés de plusieurs éléments du niveau « N moins 2 », et ainsi de suite jusqu’aux quarks. Etc.
Familles
Organismes
Organes
Cellules*
Protéines
Organismes
Organes
Cellules
Protéines
Organes
Cellules
Protéines
Cellules
Protéines
Protéines
Molécules Molécules Molécules Molécules Molécules Molécules
Atomes**
Protons
Q
Q
Q
Q
Atomes
Neutrons
Q
Q
Q
Atomes
Protons
Q
Q
Atomes
Neutrons
Q
Q
Q
Atomes
Protons
Q
Q
Atomes
Neutrons
Q
Q
Q
Atomes
Protons
Q
Q
Neutrons
Q
Q
Q
Q
Q
Pyramide de la complexité * En plus des protéines, les cellules incluent d’autres macromolécules comme l’ADN, ainsi que de nombreux autres composés chimiques. ** En plus des neutrons et des protons, les atomes incluent les électrons, qui ne figurent pas dans cette illustration.
Cette pyramide de la complexité ressemble beaucoup à une autre pyramide du même genre et dont les « objets » vous sont certainement beaucoup plus familiers, la pyramide du langage. On y constate qu’à la base il y a les lettres, qui sont rassemblées en mots, lesquels sont réunis en phrases, qui forment des paragraphes, et ainsi de suite. 200
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Etc.
Rayons
Collections Collections
Volumes
Volumes
Volumes
Chapitres Chapitres Chapitres Chapitres
Paragraphes Paragraphes Paragraphes Paragraphes Paragraphes
Phrases*
Mots
Lettres
Phrases
Mots
Lettres
Phrases
Mots
Lettres
Phrases
Mots
Lettres
Phrases
Mots
Lettres
Phrases
Mots
Lettres
Lettres
Mots
Lettres
Pyramide du langage * En plus des lettres, les phrases incluent des signes de ponctuation.
Ainsi, tout comme un enfant doit d’abord apprendre à former ses lettres, à les réunir ensuite en mots, puis en phrases, et ainsi de suite, l’Univers qui a accouché de moi l’a fait en « apprenant » d’abord à former des quarks, en «découvrant» ensuite comment les réunir en protons et en neutrons, ensuite en atomes, puis en molécules, en macromolécules, en cellules et en organismes. Tout comme le sens émerge des diverses recombinaisons des éléments du langage, la complexité a émergé des diverses recombinaisons que l’Univers a réussi à faire depuis le Big Bang. Plus on monte dans la pyramide, plus il y a de variétés possibles et cette augmentation de la variété fait en sorte qu’il devient possible de faire des choix et de ne retenir que les éléments qui ont des propriétés propices à la formation des niveaux supérieurs. Avec un alphabet d’à peine 26 lettres, plus quelques accents, on fabrique des dizaines de milliers de mots dans la seule langue française, et nous n’utilisons qu’une fraction infime des combinaisons possibles (il existe des millions de combinaisons possibles pour des mots de quatre lettres ou moins et, plus les mots sont longs, plus les possibilités sont nombreuses). S’il y a presque une infinité de mots possibles, il y a littéralement une infinité d’infinités de phrases différentes qu’on peut construire avec ces mots. Il y a aussi une infinité d’infinités de paragraphes qui pourraient réunir ces phrases, et ainsi de suite à mesure qu’on grimpe sur la pyramide du langage. En conséquence, les 26 lettres sont toutes employées, alors que seulement une fraction des combinaisons possibles est vraiment utilisée pour former des mots, et que de toutes les combinaisons de mots possibles, seulement une petite partie est retenue pour former de véritables phrases, etc. 201
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Ces principes se vérifient aussi sur la pyramide de la complexité qui repose sur une poignée de quarks, une centaine d’atomes, des milliers de molécules de base, des dizaines de milliers de sortes de protéines, etc. Or, avec une plus grande variété d’objets, il va de soi que leurs «comportements» seront plus variés, puisque, par définition, deux «objets» dont tous les comportements sont identiques peuvent difficilement constituer une «variété». Ainsi, les différences de «comportement» entre un quark up et un quark down sont plutôt limitées et se manifestent essentiellement par la charge électrique (seulement deux possibilités) et une légère différence de masse. Par contre, la centaine d’atomes que nous connaissons forment une douzaine de «familles» aux comportements chimiques très différents. Les molécules simples ont une marge de manœuvre encore plus étendue, mais elle est tout de même très limitée si on la compare aux multitudes de fonctions spécialisées que peuvent remplir les diverses protéines. De la même façon, il y a une grande variété d’unicellulaires aux comportements distincts, mais cette variété devient beaucoup moins impressionnante si on la compare aux possibilités quasi innombrables qui sont apparues avec les organismes pluricellulaires. Ainsi, avec seulement deux sortes de quarks stables, il va de soi que tous deux devaient être utilisés pour aller plus haut. En revanche, sur la centaine d’atomes qu’on peut constituer avec les quarks et les électrons, seulement six (C, H, N, O, P et S) ont été retenus pour bâtir les structures de la vie. De la même façon, parmi les milliers de molécules simples qu’on peut former à partir de ces atomes, seulement quelques douzaines ont été choisies pour créer des biomolécules… et ainsi de suite. VIIIA
IA
1
2,1
2 Numéro atomique
H 1,008
He
Électronégativité
IIA
IIIA
3 1,0 4 1,5
Li
Be
6,941
9,012
B
Masse atomique
Fr
Symbole
11 0,9 12 1,2
VA
VIA
VIIA
4,003
10,81
Al IIIB
IVB
VB
C
N
O
F
Ne
12,011 14,007 15,999 18,998 20,180
13 1,5 14 1,8 15 2,1 16 2,5 17 3,0 18
Na Mg 22,989 24,305
IVA
5 2,0 6 2,5 7 3,0 8 3,5 9 4,0 10
VIB
VIIB
VIIIB
IB
IIB
Si
P
26,982 28,086 30,974
S 32,06
Cl
Ar
35,453 39,948
19 0,8 20 1,0 21 1,3 22 1,5 23 1,6 24 1,6 25 1,5 26 1,8 27 1,8 28 1,8 29 1,9 30 1,6 31 1,6 32 1,8 33 2,0 34 2,4 35 2,8 36
K
Ca Sc
39,098 40,078 44,956
Ti
V
Cr Mn Fe Co Ni Cu Zn Ga Ge As Se Br
47,88 50,942 51,996 54,938 55,847 58,933 58,69
63,546 65,390 69,72
72,610 74,922
78,96 79,904
Kr 83,80
37 0,8 38 1,0 39 1,2 40 1,4 41 1,6 42 1,8 43 1,9 44 2,2 45 2,2 46 2,2 47 1,9 48 1,7 49 1,7 50 1,8 51 1,9 52 2,1 53 2,5 54
Rb Sr
Y
Zr Nb Mo Tc Ru Rh Pd Ag Cd In Sn Sb Te
85,468 87,62 88,906 91,22 92,906
55 0,7 56 0,9
Cs Ba
95,94
I
Xe
97,907 101,07 102,906 106,42 107,868 112,41 114,82 118,710 121,75 127,60 126,905 131,290
72 1,3 73 1,5 74 1,7 75 1,9 76 2,2 77 2,2 78 2,2 79 2,4 80 1,9 81 1,8 82 1,8 83 1,9 84 2,0 85 2,2 86
Hf Ta
W Re Os
Ir
Pt Au Hg Tl
Pb Bi Po At Rn
132,905 137,27
178,49 180,948 183,85 186,207 190,2 192,22 195,08 196,967 200,59 204,383 207,2 208,980 208,982 209,987 222,018
87 0,7 88 0,9
104
Fr Ra 223,019 226,025
105
106
107
108
109
Unq Unp Unh Uns Uno Une (261)
(262)
(263)
(262)
(265)
(266)
57 1,1 58 1,1 59 1,1 60 1,1 61 1,1 62 1,1 63 1,1 64 1,1 65 1,2 66 1,2 67 1,2 68 1,2 69 1,2 70 1,2 71 1,2
La Ce Pr Nd Pm Sm Eu Gd Tb Dy Ho Er Tm Yb Lu 138,906 140,115 140,908 144,24 144,912 150,36 151,96 157,25 158,925 162,50 164,930 167,26 168,93 173,04 174,967
89 1,1 90 1,3 91 1,5 92 1,7 93 1,3 94 1,3 95 1,3 96 1,3 97 1,3 98 1,3 99 1,3 100 1,3 101 1,3102 1,3 103 1,3
Ac Th Pa
U Np Pu Am Cm Bk Cf
Es Fm Md No Lr
227,028 232,038 231,036 238,029 237,048 244,064 243,061 247,070 247,070 251,079 252,083 257,095 258,098 259,100 260,105
Tableau périodique des éléments : les six éléments de la vie sont en grisé. 202
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Outre qu’elles présentent toutes deux une suite d’objets constitués à partir d’objets plus simples, ces deux pyramides se ressemblent parce que, dans les deux cas, pour qu’un niveau supérieur de structure apparaisse, il faut non seulement que divers éléments échangent ou partagent quelque chose, mais aussi que ces échanges ou ces partages soient encadrés par des règles. Ainsi, on ne peut pas combiner n’importe quelles lettres pour former n’importe quel mot. Bien sûr, en théorie, rien ne m’empêche de le faire et d’assigner une signification différente à chaque nouvelle combinaison de lettres qui me passe par la tête. Mais, si je veux vous communiquer quelque chose, il importe que vous et moi réussissions à nous entendre sur le sens que nous accordons à chaque mot. Or, pour faciliter cette tâche, il est presque indispensable que nous convenions de certaines règles de base. Nos dictionnaires français contiennent plus de 50 000 mots, dont plus des trois quarts sont en fait des combinaisons d’éléments plus simples, de telle sorte que nous n’avons pas besoin de tous les retenir. En fait, en vous souvenant d’à peine 1000 ou 1500 racines et d’une centaine de règles combinatoires, vous êtes en mesure de comprendre à peu près tous les mots de la langue française sans même avoir recours à un dictionnaire. Par contre, imaginez tout ce qu’il vous faudrait retenir si au lieu d’avoir des associations linguistiques simples comme «produire», «produit», «production», «producteur», «productif» et «productivité », vous deviez apprendre six mots sans rapport les uns avec les autres comme «manari», «boutaxo», «abstrodu», «qwerty», «ilo» et «casbnila». La même chose vaut pour la pyramide de la complexité. Dans un univers où tous les quarks pourraient échanger des gluons avec tous les autres quarks, ils formeraient soit une unique boule compacte, véritable impasse pour la complexité, soit toutes sortes d’« objets » dont la première caractéristique serait la fragilité. En effet, s’il n’y avait pas de règles, dès qu’une nouvelle situation se présenterait, n’importe quel quark serait susceptible de quitter sa structure pour aller s’associer à d’autres quarks, détruisant du coup la structure déjà existante. Ce serait le chaos total et la complexité n’aurait jamais pu émerger. Cela vaut également pour tous les niveaux supérieurs.
DEUX VOIES VERS LA COMPLEXITÉ Comme toute analogie, ces deux pyramides ont des défauts et ne reflètent pas toute la réalité. Ainsi, elles ne peuvent rendre compte que d’une sorte de mouvement vers la complexité, celui qui permet de passer d’un niveau à l’autre, de réunir des lettres en mots ou des phrases en paragraphes, de réunir des particules en atomes ou des unicellulaires en organismes pluricellulaires. Si l’on se fie strictement à l’image donnée par ces pyramides, tous les mots sont au même niveau de complexité, peu importe qu’ils n’aient que deux lettres ou qu’ils en comptent vingt-cinq. La même chose vaut pour les organismes pluricellulaires, qui semblent tous être au même niveau, peu importe qu’ils soient simples comme les éponges ou complexes comme un humain. 203
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Pourtant, il est évident qu’un gros mammifère est une structure immensément plus complexe qu’un simple corail, et qu’un mot comme «anticonstitutionnellement» peut véhiculer beaucoup plus de sens que le mot «un». Il y a donc deux façons très différentes d’augmenter la complexité dans l’Univers, soit en engendrant des objets de plus en plus complexes à un niveau donné, soit en recombinant des objets d’un niveau donné pour former un objet de niveau supérieur. Afin de rendre compte de ces deux formes de cheminement vers la complexité, on pourrait parler de complexification «verticale» quand il y a un saut d’un niveau à un autre, et de complexification «horizontale» quand il y a simplement progression à l’intérieur d’un même niveau. Ainsi, l’histoire de la vie sur la Terre implique au moins trois sauts verticaux: 1º la réunion de macromolécules en cellules, 2º la réunion d’unicellulaires en organismes pluricellulaires et 3º la réunion d’organismes pluricellulaires en familles et en sociétés. Entre ces sauts verticaux, il y a eu de nombreuses évolutions horizontales, comme l’émergence d’organismes de plus en plus évolués et l’apparition de sociétés de plus en plus complexes. Il y a aussi eu des cas moins clairs, comme l’évolution depuis les premières bactéries jusqu’aux unicellulaires complexes, un cheminement qui tient à la fois du cheminement horizontal, dans la mesure où une famille de bactéries a évolué pour devenir de plus en plus grosse, mais qui implique aussi un saut vertical, parce que les cellules complexes peuvent aussi être vues comme des ensembles d’organites, dont plusieurs ont une origine distincte, comme les mitochondries et les chloroplastes. L’histoire de l’Univers a été assez semblable, car on y voit des sauts verticaux clairs, comme lorsque trois quarks forment un nucléon ou que plusieurs nucléons se réunissent en noyau complexe, lorsque les noyaux se réunissent à des électrons pour former des atomes et quand deux atomes d’oxygène se réunissent en une molécule d’oxygène. On y retrouve aussi des « évolutions » horizontales, comme lorsque les étoiles fabriquent des noyaux atomiques de plus en plus gros ou que les jeux chimiques provoquent l’apparition de molécules de plus en plus complexes, sans pour autant provoquer de nouveau saut vertical. De plus, autant dans la pyramide de la complexité que dans celle du langage, il y a un certain flou à la limite entre les niveaux, une certaine marge de jeu entre les catégories. Ainsi, dans le langage, on voit des objets comme « à » qu’on pourrait classer comme une lettre, mais aussi comme un mot, ou même comme une structure mixte qui réunit une lettre et un accent. Par contre, «anticonstitutionnellement » ressemble plus à une phrase qu’à un simple mot, puisqu’il remplace toute la locution : « de façon contraire aux usages consacrés par la constitution». De la même façon, on peut considérer le passage de l’hydrogène à l’hélium comme un saut vertical, parce qu’il réunit deux protons et deux neutrons en une structure plus complexe. Mais on peut aussi le voir simplement
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comme la deuxième étape d’une évolution horizontale qui va de l’hydrogène jusqu’aux atomes lourds comme l’uranium. Les sauts verticaux sont indispensables parce que les mouvements horizontaux finissent toujours par nous entraîner dans des impasses. En théorie, rien ne m’empêche d’employer des mots de 50 lettres, des phrases de 200 mots, des paragraphes longs de 6 pages ou des chapitres de 300 pages. Je n’ai aucune explication vraiment scientifique pour me justifier, mais mon gros bon sens me dit que, si je commençais à écrire ainsi, vous arrêteriez de me lire très rapidement parce qu’il vousseraittrèsdifficiledecomprendrecequej’essaiedevouscommuniquer. On peut dire qu’au-delà d’une certaine limite, les mots, les phrases ou les paragraphes deviennent des monstruosités inutilisables parce qu’ils ne permettent pas de communiquer des idées. Il semble également y avoir des limites à la taille des «objets» engendrés par l’Univers. Même à l’échelle la plus simple qui nous soit accessible, celle des électrons, on constate que les versions « lourdes », appelées « muons » et «tauons», se débarrassent très rapidement de leur excès de poids et redeviennent de simples électrons. Le phénomène est à peu près identique chez les quarks et les trios qu’ils forment. Le phénomène se reproduit à toutes les échelles supérieures, à commencer par les atomes, qui sont tous instables dès qu’ils contiennent plus de 83 protons, jusqu’aux superamas de galaxies, qui semblent ne jamais contenir plus que quelques dizaines de milliers de galaxies. Il vaut également pour les protéines, qui n’ont jamais plus de quelques centaines d’acides aminés et s’applique même aux organismes pluricellulaires, dont la taille n’a jamais dépassé celle des baleines bleues. Dans certains cas, les sauts sont nécessaires parce que des lois sont violées au-delà d’une certaine limite de masse ou de complexité. Dans d’autres cas, il n’y a aucune raison apparente et on peut se demander si l’Univers n’a pas tout simplement un équivalent quelconque à notre gros bon sens qui fait en sorte qu’aucune classe d’objets ne dépasse une certaine limite de taille.
L’INCONTOURNABLE BESOIN DES LOIS Chaque fois qu’un nouveau saut vertical est effectué et qu’un niveau supérieur est atteint, cela ouvre la porte à de nouvelles propriétés, ce qui entraîne l’apparition de nouvelles règles combinatoires. Par exemple, les règles d’orthographe qui permettent de combiner les lettres en mots sont tout à fait inadéquates pour combiner des mots en phrases ou des phrases en paragraphes. C’est ce qui fait que, en plus de l’orthographe, il a fallu inventer la grammaire, la syntaxe, la rhétorique, etc.
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De la même façon, les règles qui régissent les échanges de gluons entre quarks ne peuvent pas être simplement transposées pour régir les partages d’électrons entre atomes. Vu que les atomes sont des objets beaucoup plus complexes que les quarks, leurs comportements sont beaucoup plus élaborés, ce qui fait que des règles plus raffinées sont requises. C’est justement cette indépendance des Il faut des règles. lois à chaque nouveau niveau de complexité qui permet l’apparition de phénomènes radicalement nouveaux appelés « propriétés émergentes». En conséquence, même si vous avez une connaissance très approfondie des éléments d’un niveau quelconque, il est loin d’être certain que vous pourrez prédire entièrement les propriétés de la structure qu’ils vont former ensemble (pensez aux patineurs et au sel de table). Par contre, même si les phénomènes d’un niveau particulier ne sont pas la transposition pure et simple des phénomènes de niveaux inférieurs, on voit tout de même certains phénomènes d’«écho» entre les niveaux. Ainsi, la force qui retient les protons et les neutrons ensemble dans le noyau n’est qu’un faible écho de celle qui retient les quarks ensemble à l’intérieur de leurs trios. On observe un phénomène assez semblable avec la force électromagnétique, qui semble n’être qu’une version « basse énergie » de la force nucléaire faible. On retrouve aussi la même chose avec les ponts hydrogène, qui sont la «colle» permettant la formation des structures complexes comme l’ADN et les protéines, force qui peut être vue comme un faible écho de la force électromagnétique, qui est le ciment entre les atomes. On retrouve également ce phénomène d’écho avec les similitudes entre les cellules, les organismes et nos sociétés postindustrielles. Dans les trois cas, il s’agit de structures qui permettent de mettre en commun le travail de chaque participant pour obtenir un «mieux-être» collectif. Les trois «objets» en cause, protéines, cellules et humains, sont de natures très différentes les uns des autres et des règles combinatoires très différentes régissent leurs échanges. Et pourtant, les trois sortes de structures qu’ils constituent, cellules, organismes et sociétés postindustrielles, ont tellement de points communs qu’il est tentant de croire que certaines forces sont à l’œuvre à plus d’un niveau, bien que parfois cela se produise sous des formes différentes.
LA TOUT AUSSI INDISPENSABLE MARGE DE JEU Mais si les lois sont un des principaux moteurs permettant de progresser vers la complexité, elles ont souvent tendance à entraîner une dérive vers des formes stables, qui sont, par définition, des objets qui ne cherchent plus à évoluer. 206
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Ainsi, l’intervention de la gravité a souvent été capitale pour le progrès vers la complexité, notamment : 1º dans la fragmentation du nuage initial, 2º pour créer la pression qui permet la fusion de noyaux lourds au cœur des étoiles et 3º dans la formation d’un milieu stable à la surface de la Terre. Pourtant, si la gravité avait été la seule force à l’œuvre dans l’Univers, il y a très longtemps que toute la matière se serait concentrée en quelques masses infiniment denses appelées « trous noirs », endroits qui semblent très peu hospitaliers pour des objets complexes comme moi. Dans la même ligne d’idées, on ne peut nier l’importance de la force nucléaire dans la construction de la complexité. Sans elle, pas d’atomes complexes, pas de molécules complexes et évidemment pas de vie. Par contre, si la force nucléaire avait pu aller jusqu’au bout de sa logique, elle aurait transformé toute la matière de l’Univers en noyaux de fer et la vie ne serait jamais apparue. De la même façon, si la force électromagnétique avait été toute seule, notre Univers ne contiendrait que des molécules de base pauvres en énergie, comme l’eau et le gaz carbonique. Si les nombreuses impasses évolutives qui nous guettaient ont été évitées, c’est parce que l’Univers semble toujours trouver une faille dans ses propres lois, une marge de jeu, parfois infime, qui lui permet de glisser quelques exceptions à la règle et ainsi relancer la mouvance vers la complexité. Prenons le cas des étoiles. Si elles brillent, c’est parce que, dans leur cœur, des protons sont fusionnés quatre par quatre pour former des noyaux d’hélium. Or, du point de vue de la physique classique, la fusion de protons est absolument impossible, car chaque proton porte une charge électrique positive, donc plus ils s’approchent l’un de l’autre, plus leurs champs électriques se repoussent. Ils créent des lignes de force qui s’accumulent et se compriment à mesure que la distance diminue et, en théorie, aucune force au monde ne peut permettre de percer ces lignes de force pour mettre les deux protons en contact l’un avec l’autre. Même au cœur des étoiles, où règnent des températures dans les millions de degrés Kelvin et des pressions du même ordre, il devrait être physiquement impossible de fusionner deux protons et d’enclencher les processus nucléaires. Bien que les protons s’y déplacent à 500 kilomètres par seconde et frappent leurs voisins à raison de plusieurs millions de collisions par seconde, ils refusent catégoriquement de se recombiner. Et c’est très bien ainsi, car si la fusion entre deux protons était possible, il y a bien longtemps que la force nucléaire aurait épuisé l’hydrogène qui lui sert de carburant, Les étoiles brillent grâce à un mécanisme qui est à toutes probablement bien avant que la vie n’ait eu le fins utiles impossible. temps d’apparaître. 207
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Et pourtant, les étoiles brillent. C’est parce que les protons ne suivent pas les lois de la physique classique, mais celles de la physique quantique. Or, en physique quantique, il n’y a que des probabilités, jamais d’impossibilités ! Un seul résultat positif pour plusieurs milliers de milliards de milliards d’essais, cela s’appellerait une «impossibilité» en physique classique. (Imaginez-vous en train de répéter la même expérience des milliards de milliards de fois avant d’obtenir une seule fois le résultat espéré. Je parie que vous en arriveriez à la conclusion que la chose est impossible bien avant d’avoir réalisé votre millionième essai.) Toutefois, en physique quantique, une chance sur des milliards de milliards, c’est une probabilité qui n’est pas égale à zéro. Et, comme il y a des quantités astronomiques de protons au cœur des étoiles et du Soleil, il s’en trouve toujours quelques-uns pour se glisser dans cette minuscule marge de jeu et venir ensoleiller vos journées. Il y a plusieurs autres exemples de marges de jeu à première vue insignifiantes qui ont eu une importance énorme dans l’histoire de mes origines ; nous en verrons quelques autres au cours du chapitre 6 « Voies et impasses ».
PERFECTIONNER DES RECETTES ÉPROUVÉES OU INNOVER RADICALEMENT ? L’évolution horizontale se fait généralement en perfectionnant les recettes éprouvées, autrement dit en maîtrisant de mieux en mieux les lois qui régissent un niveau particulier. À l’opposé, les sauts verticaux font plus souvent appel à l’innovation, à une faille dans l’édifice apparemment imperturbable des lois. Par exemple, la spécialisation est une forme de complexification horizontale, car elle consiste en l’approfondissement de recettes qui ont fait leurs preuves pour exploiter de mieux en mieux les lois de la sélection naturelle et cheminer vers de plus en plus de complexité. Et pourtant, on pourrait mentionner de nombreux cas où ce sont justement les non-spécialistes qui ont relancé le mouvement vers la complexité, particulièrement quand venait le temps de faire des sauts verticaux. Ainsi, les cellules complexes ne sont pas les descendantes des bactéries les plus évoluées, mais celles des archéobactéries. De façon semblable, les pluricellulaires ne sont pas issus des unicellulaires les plus complexes, mais des flagellés, famille parmi les plus primitives. Enfin, on note que les ancêtres des primates étaient encore des insectivores primitifs alors que la plupart des autres mammifères avaient déjà commencé à se spécialiser pour occuper les nouveaux habitats libérés par l’extinction des dinosaures. Ayant conservé la patte traditionnelle héritée des reptiles et un système digestif capable de digérer de nombreuses sortes de nourriture, ils étaient en excellente position pour profiter au maximum des ressources changeantes de l’époque. Dans le même ordre d’idées, on peut dire que la prédation a été une stratégie efficace pour atteindre une plus grande complexification. Les animaux qui sont au sommet des chaînes alimentaires peuvent généralement être vus comme 208
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«supérieurs» à ceux dont ils se nourrissent, soit parce qu’ils sont plus gros, plus rapides, plus intelligents, soit parce qu’ils ont des structures sociales plus complexes. La même chose peut être dite à propos des nombreux empires qui ont été édifiés tout au long de l’histoire humaine. Pourtant, chaque fois que mes ancêtres ont sauté d’un niveau à l’autre, ils et elles ont dû renoncer à cette dynamique de prédation pour la remplacer par une forme de collaboration. Aucun organisme pluricellulaire n’aurait pu voir le jour si leurs cellules n’avaient pas renoncé à leur capacité de se digérer les unes les autres, et aucune structure politique n’est possible tant que les familles se font la guerre au lieu de commercer entre elles.
LE PROGRÈS NÉCESSITE DES CHANGEMENTS DE CAP Des changements de logique se produisent parfois même à l’intérieur d’un cheminement horizontal comme l’évolution des organismes pluricellulaires. Les extinctions massives en sont une bonne illustration. La sélection naturelle favorise la reproduction des animaux les mieux adaptés à leur environnement, et l’évolution constitue donc un approfondissement continuel des recettes ayant fait leurs preuves pour les ancêtres. Pourtant, la vie sur Terre a connu plusieurs extinctions massives, probablement une demidouzaine rien qu’au cours des 500 millions d’années écoulées depuis l’apparition des pluricellulaires. Or, chaque fois qu’une telle extinction massive se produit, la logique de la sélection naturelle est complètement chambardée, et des recettes éprouvées depuis des dizaines de millions d’années sont simplement reléguées aux oubliettes de l’histoire. Dans de telles circonstances, on ne peut reprocher la moindre «erreur de calcul» aux anciens winners qui se retrouvent soudainement parmi les losers. Un bon exemple de ce phénomène est évidemment l’extinction des dinosaures, de véritables chefs-d’œuvre de la sélection naturelle, balayés par un accident fortuit et remplacés par nos ancêtres mammiLes dinosaures ont été victimes fères, les losers de l’époque précédente. d’un accident fortuit. On peut peut-être établir un certain parallèle avec Hitler et Gandhi en 1941. Avec ses chars aux portes de Moscou, Hitler était clairement le winner, prêt à utiliser la force pour arriver à ses fins, prêt à tuer pour ses idées, et réussissant sur toute la ligne à ce jeu. À l’opposé, Gandhi était clairement un loser, préférant le jeûne à la lutte armée, prêt à mourir plutôt qu’à tuer pour ses idées, et plus souvent en prison qu’à la tête de son peuple. Et pourtant, à peine six ans plus tard, l’histoire avait donné raison à Gandhi, qui avait réussi à libérer son peuple du joug britannique, alors qu’Hitler avait vu ses armées anéanties, son pays réduit à l’état de ruines et son nom maudit par l’histoire. 209
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Un des principaux facteurs qui provoquent les sauts verticaux, c’est que les «bénéfices» engendrés par un niveau supérieur de structuration sont plus grands que les «bénéfices» auxquels chacun des «objets» participants ne pourrait avoir accès par lui-même. Les phénomènes de complexification horizontale, comme ceux qui sont alimentés par la prédation ou la compétition, supposent habituellement que le gagnant progresse essentiellement aux dépens des perdants, une logique du «win or lose » : pour que je gagne, il faut que tu perdes. À l’opposé, le passage à un niveau supérieur de complexité se fait souvent en fonction de la collaboration et tous les participants sont censés en profiter, une logique du « win-win » : tu gagnes et je gagne, parce qu’à deux nous faisons mieux que la simple somme de ce que nous pouvons faire chacun de notre côté. Ainsi, lorsque des unicellulaires se sont réunis pour former les premiers organismes pluricellulaires, ils ont connu une plus grande efficacité collective et toutes les cellules membres en ont profité. Quand les humains ont commencé à constituer des structures sociales de plus en plus importantes, ils l’ont fait parfois sous le mode de la prédation, qui a fait que quelques-uns ont profité au détriment des autres. Mais souvent, peut-être même le plus souvent, c’est sous le mode de la collaboration que l’intégration s’est faite, ce qui a plutôt permis l’émergence de nouvelles richesses dont les bienfaits ont été mieux distribués. Si nous parvenons à faire collaborer nos peuples au sein du Villlage planétaire au lieu d’exercer la prédation entre nous, nous ouvrirons la porte à de multiples bienfaits qui sont à peine imaginables aujourd’hui…
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6 VOIES ET IMPASSES Les derniers seront les premiers. (Titre d’une chanson écrite par Jean-Jacques Goldman et interprétée par Céline Dion.)
Q
uand je contemple la longue histoire qui a mené de la naissance de l’Univers au cœur du Big Bang jusqu’à ma naissance au sein de notre Village planétaire, je constate que le cheminement vers la complexité a rarement été simple et facile à suivre. Loin d’une autoroute toute droite et bien éclairée, il a plus souvent eu l’air d’un sentier sinueux qui serpente au travers de toutes sortes de terrains difficiles, qui fait plein de détours pour contourner des obstacles, et qui se retrouve souvent coincé à flanc de montagne entre une falaise de stabilité et un précipice de chaos. Les recettes qui ont servi à une certaine époque pour avancer et faire des gains importants se sont souvent révélées dangereuses au cours de la période suivante, menant tout droit à des impasses évolutives qui auraient pu mettre fin à cette grande épopée, n’eussent été les changements brusques et imprévisibles qui se sont produits et qui ont relancé l’évolution de la complexité dans notre Univers. Dans le présent chapitre, nous allons reprendre les différentes étapes du Sentier vers la complexité, mais en nous concentrant cette fois sur les impasses qui nous guettaient et les innovations qui sont apparues, permettant la relance du mouvement vers une plus grande complexité.
A. ÊTRE OU NE PAS NAÎTRE Au début, notre Univers était tellement dense et chaud qu’aucune structure n’aurait pu s’y former sans être aussitôt détruite. S’il était resté stable dans cet état, il n’y aurait jamais eu de complexité. Cette impasse a été évitée parce que, pour des raisons qui n’ont pas encore été expliquées, notre Univers était en expansion.
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RAYON de notre Univers en mètres
Aujourd’hui : TEMPS = 1017 secondes RAYON = 1026 mètres
1030 1020 1010 100
Si l’expansion avait continué au même rythme, le rayon actuel de l’Univers aurait été atteint avant la première seconde.
10-10 10-20 10-30 10-40
1015
1010
105
100
10-5
10-10
10-15
10-25
10-30
10-50 10-35
Une toute petite fraction de seconde après le temps zéro, notre Univers a traversé une phase inflationnaire. Pendant cette période, l’expansion était tellement rapide que, si elle avait continué au même rythme, le rayon de ce que nous appelons notre « Univers » aurait atteint des milliards d’années-lumière en moins d’une seconde. La matière se serait alors diluée tellement vite qu’aucune structure n’aurait pu s’y former. Cette impasse a été évitée parce qu’à peine 10–33 secondes après le temps zéro, cette expansion inflationnaire a cessé au profit d’un rythme d’expansion beaucoup moins rapide.
TEMPS en secondes
Phase inflationnaire
Avant la période inflationnaire, notre Univers ne contenait que de l’énergie, une réalité qui se prête mal à la structuration et qui n’aurait probablement pas été capable d’engendrer un haut niveau de complexité. Cette impasse a été évitée parce que, en se refroidissant, une partie de l’énergie originelle a cristallisé en petits « grumeaux », comme les quarks et les électrons. Mais, quand notre Univers a engendré la matière, il devait en principe respecter une loi de conservation de la matière-énergie selon laquelle la création de matière devait toujours être accompagnée de création d’antimatière. Ainsi, chaque fois que des photons engendraient une particule, une antiparticule équivalente en antimatière était créée en même temps. Cela semblait une bonne façon de faire quelque chose (de la matière) à partir d’à peu près rien (de l’énergie), mais le processus souffrait d’un vice de fond. En effet, dès qu’une antiparticule rencontrait sa contrepartie de matière (proton et antiproton, électron et antiélectron, etc.) elles s’embrassaient d’une étreinte tellement énergique qu’elles disparaissaient toutes les deux pour 212
Quand deux photons se rencontrent, ils peuvent provoquer l’apparition d’une paire particule-antiparticule.
Quand une particule rencontre son antiparticule, elles se détruisent l’une l’autre et redeviennent des photons.
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redevenir de la pure énergie. Durant la première seconde qui a suivi le Big Bang, des quantités absolument inimaginables de particules et d’antiparticules ont ainsi été créées, détruites, recréées, détruites à nouveau, etc., le tout se déroulant à un rythme infernal. Un calcul rapide montre que le bilan de toute cette frénésie aurait dû être «0», de telle sorte que notre Univers aurait dû revenir à son point de départ et continuer à ne contenir que de l’énergie, ce qui aurait probablement mis fin à l’aventure de la complexité. Pourtant, pour des raisons encore mal expliquées, l’Univers s’est retrouvé avec une faille minuscule dans sa loi de la conservation de la matière-énergie, de telle sorte que, pour chaque milliard de paires particule-antiparticule qui sont redevenues de la pure énergie, il est resté une particule solitaire qui n’a pas trouvé d’antiparticule avec qui s’anéantir. Tous mes atomes, les vôtres, ainsi que tous ceux de notre Univers, sont donc constitués de particules qui représentent une petite erreur de calcul d’un milliardième dans le grand jeu de boules qui s’est déroulé au cœur du Big Bang durant les premières secondes de notre longue histoire. Aux températures qui régnaient pendant les premières minutes suivant le Big Bang, les fusions se réalisaient facilement, d’autant plus qu’il y avait beaucoup de neutrons, et que la fusion proton-neutron est beaucoup plus facile que la fusion proton-proton. En conséquence, à peu près le quart de tous les protons et neutrons de l’Univers se sont recombinés très rapidement pour former des particules alpha (deux protons et deux neutrons). Mais le processus de complexification s’est arrêté là, car la particule alpha refusait à peu près systématiquement de se recombiner avec de nouveaux protons ou neutrons. Si cette période initiale de nucléosynthèse s’était poursuivie à peine quelques minutes de plus, à peu près toute la matière visible de notre Univers se serait transformée en particules alpha et notre histoire aurait été bien différente, car il n’y aurait plus eu d’hydrogène pour alimenter les étoiles. Cette impasse a été évitée parce que plus l’Univers s’étendait, plus la pression baissait, et plus la température tombait. Heureusement pour nous, la température est descendue au-dessous du seuil nécessaire pour la fusion de l’hélium alors que seulement 25% de la matière avait eu le temps de se réunir en particules alpha. Si la logique de la force électromagnétique pouvait être poussée jusqu’à sa limite, elle forcerait les électrons de charge négative à fusionner avec les protons de charge positive pour former des neutrons. Or, un Univers entièrement constitué de neutrons n’aurait pas engendré la complexité, d’autant plus que les neutrons sont instables s’ils ne sont pas contenus dans un noyau atomique et qu’ils éclatent au bout de quelques minutes, redevenant un proton et un électron. Si les choses se passaient ainsi, notre Univers ne contiendrait pas d’atomes et on peut difficilement imaginer comment la complexité se serait construite. Cette impasse a été évitée parce que, pour des raisons encore mal comprises, les électrons ne succombent pas totalement à l’attraction des protons en se précipitant sur eux. Au lieu de cela, ils exécutent une espèce de «danse» autour du noyau, danse qui prend la forme des orbitales dont nous avons déjà parlé et qui leur permet de former des atomes. Cette solution est d’autant plus étonnante 213
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que, selon la théorie électromagnétique classique, un électron qui «tourne» ainsi devrait irradier de l’énergie, ce qui l’amènerait à perdre son élan et le condamnerait à «tomber» sur le noyau, comme un satellite finit par retomber sur Terre quand il n’a plus assez de vitesse pour se maintenir en orbite. L’existence même des atomes est donc une double violation des lois de l’électromagnétique classique, paradoxe qui ne peut s’expliquer que dans le cadre étrange de la mécanique quantique. L’atome aurait aussi pu être «sauvage» et n’avoir aucun intérêt à se recombiner en structures plus complexes, ce qui est d’ailleurs le cas des atomes de la famille des gaz inertes comme l’hélium, le néon, l’argon, etc. Cette impasse a été évitée parce que la plupart des atomes ont des orbitales partiellement remplies et cherchent ainsi à partager leurs électrons avec d’autres atomes pour former des molécules ou des cristaux.
B. UN UNIVERS UNIFORMÉMENT GRIS, OU DES POINTS BLANCS SUR FOND NOIR Si la gravité avait été plus forte, ou si l’Univers avait contenu plus de matière, il aurait pu rapidement s’effondrer sur lui-même à nouveau, l’attraction gravitationnelle venant à bout de l’impulsion initiale du Big Bang. En fait, il semble que l’Univers contenait très exactement la quantité de matière qu’il lui fallait pour éviter à la fois l’expansion trop rapide dont nous avons parlé ci-dessus, et le «Big Crunch», expression inventée pour décrire un Big Bang à l’envers et dont la traduction serait quelque chose comme «grand écrasement». Au moment où l’Univers finissait de traverser son époque Big Bang, soit à peu près 300000 ans après le temps zéro, il n’était qu’une immense boule de gaz en expansion dont la densité était répartie de façon presque parfaitement égale entre tous les points. Mais s’il avait été vraiment parfaitement homogène, il aurait continué à se diluer et notre Univers ne serait aujourd’hui qu’une brume de gaz très dilué dans une sphère d’un diamètre atteignant des milliards d’annéeslumière. Dans un tel univers, il n’y aurait pas eu d’étoiles, ni d’atomes lourds qui sont tellement importants pour la construction de la complexité. Cette impasse
Fragmentation du nuage initial 214
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a été évitée parce que, lorsqu’on descend jusqu’à l’échelle des atomes, il se produit constamment de petites fluctuations qui font varier la densité d’un endroit à l’autre. Ce sont probablement ces fluctuations de densité infiniment petites qui sont allées en augmentant, de sorte que l’effondrement gravitationnel s’est fait à l’échelle locale plutôt que globale. En raison de ces différences de densité, la gravité a déchiré la boule originelle en une multitude de nuages de gaz plus petits, chacun s’effondrant sur lui-même. Une partie importante de la matière contenue dans chaque nuage s’est affaissée au centre, formant un gigantesque trou noir. Si la gravité avait été la seule force à l’œuvre, l’Univers au complet se serait transformé en une simple collection de trous noirs gigantesques. Cette impasse a été évitée parce qu’une partie de la masse de chaque nuage s’est mise en orbite autour du cœur-trou-noir, donnant ainsi naissance aux galaxies. La partie du nuage qui a continué à tourner autour du cœur galactique a également continué à se fragmenter sous l’effet de la gravité. Chaque nuage a ainsi donné naissance à des milliards de gouttelettes dont certaines nous apparaissent aujourd’hui sous la forme d’étoiles. Tout en tournant autour du cœur de la Galaxie, chaque gouttelette s’est également effondrée sur elle-même, ce qui l’a amenée à tourner sur elle-même à son tour. Ce mouvement de rotation autour d’un axe a souvent été suffisant pour arrêter l’effondrement et créer un équilibre. Ces gouttelettes sont devenues des naines brunes, de petites boules de gaz un peu plus grosses que Jupiter, qui ont atteint un équilibre stable, de telle sorte qu’elles ne sont jamais devenues de vraies étoiles. Si toutes les gouttelettes de matière avaient été assez petites pour se stabiliser ainsi, il n’y aurait pas d’étoiles et notre Univers ne contiendrait toujours rien de plus que des nuages d’hydrogène et d’hélium, des naines brunes et des trous noirs. Ce serait un Univers bien sombre et sans grande complexité. Cette impasse de la naine brune a été évitée parce que plusieurs gouttelettes étaient trop massives pour se stabiliser simplement en tournant sur elles-mêmes. Bien qu’une partie de leur masse se soit effectivement stabilisée en tournant autour du cœur, la gravité restait trop forte et une grande quantité de matière continuait à se précipiter vers le centre, en voie de former un petit trou noir. Cette nouvelle impasse du trou noir a été évitée parce que, plus il y avait de matière qui tombait au centre de la gouttelette, plus la densité augmentait, ce qui faisait remonter la température. Quand le thermomètre indiquait plusieurs millions de degrés Celsius, la force nucléaire forte enclenchait la fusion de l’hydrogène. Cette fusion dégageait de l’énergie qui permettait de combattre l’effondrement gravitationnel et de retarder la formation du trou noir pour quelques milliards d’années. C’était le début des étoiles. Malgré le retour de la fusion nucléaire, les étoiles constituaient essentiellement une nouvelle impasse car elles passent la majorité de leur vie à fusionner de l’hydrogène en hélium, processus qui n’ajoute à peu près rien à la complexité de l’Univers. Si les étoiles avaient été éternelles, elles n’auraient jamais créé 215
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d’atomes plus lourds que l’hélium et il n’y aurait pas eu de complexité. Cette impasse a été évitée parce que les étoiles s’empoisonnent peu à peu avec l’hélium qu’elles fabriquent, jusqu’à ce que les particules alpha nuisent à la fusion des protons restants. Quand un seuil critique est atteint, la fusion ralentit, la partie centrale de l’étoile s’effondre et la température recommence à monter. Ce chemin devrait finalement aboutir à la formation d’un trou noir, mais la force nucléaire intervient en réalisant un nouveau prodige : la fusion de trois particules alpha en un noyau de carbone.
C. ENTRE TROP STABLE ET TROP FRAGILE En fabriquant des noyaux de plus en plus lourds, l’étoile extrait encore un peu d’énergie, laquelle lui sert à combattre son propre effondrement un peu plus longtemps. Mais ce processus arrête avec la formation des noyaux de fer, car ils sont les noyaux les plus lourds et les plus stables que cette force puisse engendrer. Si la force nucléaire forte avait été la seule à l’œuvre dans les étoiles, celles-ci auraient transformé la majeure partie de leur matière en noyaux de fer, peu utiles pour la construction de la vie. Cette impasse a été évitée, notamment grâce à l’intervention d’une autre force appelée «force nucléaire faible», qui fait en sorte que lorsque des noyaux de plus en plus lourds sont produits, une partie de plus en plus grande de l’énergie se manifeste sous la forme de neutrinos plutôt que de photons. Or, les neutrinos sont des particules très exotiques qui s’échappent de l’étoile sans interagir avec la matière. L’énergie qu’ils transportent ne sert donc à rien pour combattre l’effondrement gravitationnel. En raison de cette brusque perte d’énergie, c’est seulement la partie centrale de l’étoile qui s’effondre très rapidement, et cette violente implosion produit une immense bouffée d’énergie. Les couches médianes de l’étoile Nébuleuse du Crabe, des atomes sont alors violemment repoussées vers l’exlourds qui s’échappent du cadavre térieur plutôt que graduellement attirées vers d’une supernova. le centre par la gravité. Les étoiles de taille moyenne deviennent des géantes rouges, des étoiles boursouflées, comme le deviendra notre Soleil dans quelques milliards d’années, alors que ses couches externes atteindront presque l’orbite de la Terre. Pour les étoiles plus massives, le phénomène est encore plus dramatique, car elles explosent en supernovæ, émettant pendant quelques jours autant d’énergie que toute une galaxie. Sans cette intervention in extremis de la force nucléaire faible et des neutrinos, à peu près tous les noyaux lourds tomberaient au cœur des étoiles et y resteraient piégés pour l’éternité. Cette impasse est donc évitée parce qu’à l’étape géante rouge ou supernova, beaucoup de noyaux lourds échappent à l’attraction gravitationnelle et se retrouvent dans l’espace interstellaire où ils rencontrent des électrons pour former des atomes complexes. 216
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L’orbitale «s» ne permet que le partage de deux électrons entre deux atomes. Au sortir du Big Bang, notre Univers ne contenait rien de plus complexe que l’atome d’hélium et la molécule d’hydrogène. Si les électrons avaient continué à ne former que des orbitales «s», il n’y aurait eu aucune molécule contenant plus de deux atomes, et tous les atomes contenant un nombre pair d’électrons auraient été inertes comme l’hélium. On imagine mal que la complexité se soit élaborée dans de telles conditions. Cette impasse a été évitée par l’apparition des orbitales «p» et de la merveilleuse architecture électronique qu’elles permettent. Lorsque les atomes complexes s’échappaient des étoiles mourantes, ils se recombinaient rapidement avec des atomes d’hydrogène pour former des molécules simples comme le méthane (CH4), l’ammoniac (NH3) ou l’eau (H2O). La stabilité même de ces molécules en faisait des impasses évolutives, car elles ne cherchent pas à se recombiner. Cette impasse a été évitée parce qu’à l’occasion elles se faisaient arracher un atome d’hydrogène, qui était parfois remplacé par un atome lourd pour former des molécules plus complexes et un peu moins stables.
D. ÊTRE AU BON ENDROIT AU BON MOMENT Malgré ses propriétés exceptionnelles, l’eau ne peut tout de même rester liquide qu’à l’intérieur d’une fourchette de températures plutôt limitée. La différence de 100 degrés Celsius entre son point de congélation et son point d’ébullition nous semble énorme, mais c’est parce que nous sommes des créatures très sensibles et que nous ne pouvons survivre que dans des conditions de tiédeur extrême. Or, ces températures sont loin d’être représentatives des conditions normales dans notre Univers. À la surface de Mercure, par exemple, le simple fait de passer d’une zone ensoleillée à une zone ombragée représente un changement de température instantané de bien plus que 100 degrés. Il fallait donc non seulement une planète rocheuse capable de retenir de l’eau liquide, il fallait de plus qu’elle soit assez massive pour retenir une atmosphère qui crée un effet de serre afin de normaliser les températures à sa surface. Mais, même avec une telle protection, il fallait aussi que cette planète se trouve juste à la bonne distance, sans quoi elle aurait pu devenir un monde glacial comme Mars ou torride comme Vénus.
E. LES DÉBUTS DE LA VIE : TOUJOURS UNE ÉNIGME On sait tellement peu de choses à propos de l’origine de la vie et des chemins qui ont été parcourus à cette époque qu’il est difficile de connaître avec précision les impasses qui menaçaient et les coups de barre qui ont été donnés pour les éviter. Par contre, ce qui est fascinant, c’est qu’en moins d’un milliard d’années la complexité semble être passée des molécules simples qu’il y avait au moment de la formation de notre planète jusqu’à des bactéries en état de fonctionner. Il est encore plus intrigant de constater qu’après ce début fulgurant les bactéries 217
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semblent avoir très peu évolué au cours des deux ou trois milliards d’années qui ont suivi, avant de passer à l’étape suivante, les cellules complexes.
F. ZIGZAGUER VERS LA COMPLEXITÉ L’ADN est l’une des meilleures illustrations de l’importance de la marge de jeu. Pour bien remplir son rôle, il est indispensable que l’ADN et toute la machinerie moléculaire qui l’entoure soient à peu près absolument fiables. Avec des milliards de nucléotides et des milliards de transcriptions qui s’effectuent en tout temps, une marge d’erreur d’une seule opération par million serait probablement suffisante pour m’empêcher de fonctionner de façon adéquate. Par contre, si l’ADN avait été vraiment absolument infaillible, il aurait constitué une nouvelle impasse, car notre planète n’abriterait toujours que des bactéries primitives. Pendant les premiers milliards d’années de la vie sur Terre, les bactéries ont évolué grâce à la sélection naturelle qui favorisait les lignées les mieux adaptées. Chaque génération transmettait à la génération suivante les combinaisons de gènes qui avaient favorisé certains «individus», et les combinaisons les moins efficaces étaient peu à peu éliminées par la prolifération des winners. Dans un tel contexte, on s’attendrait à ce qu’un «individu» ayant une combinaison gagnante ait avantage à transmettre ses gènes le plus intégralement possible à ses descendants. Et pourtant, certaines sortes de bactéries ont commencé à s’échanger des gènes, mêlant les règles de la sélection naturelle, essayant continuellement de nouvelles combinaisons, et permettant à des gènes «inférieurs» de survivre plus longtemps dans le pool commun. C’est cette inversion de logique qui a fait exploser la variété d’êtres vivants, ce qui a mené aux unicellulaires complexes, à la reproduction sexuée, qui a institutionnalisé les échanges de gènes, et, éventuellement, à l’apparition des organismes pluricellulaires sexués et leur incroyable diversité.
G. CES EXTINCTIONS QUI TRANSFORMENT LES LOSERS EN WINNERS L’histoire de mes origines a connu un double revirement particulièrement spectaculaire au cours de l’évolution des vertébrés. Quand mes ancêtres amphibiens ont définitivement abandonné la vie aquatique, ils sont devenus des reptiles. Peu de temps après ce passage crucial, ma lignée s’est séparée des autres reptiles en développant un métabolisme à sang chaud. C’est pourquoi on appelle ces reptiles des « reptiles mammaliens ». La formule semble avoir été particulièrement bien adaptée aux 218
Contrairement à la croyance populaire, le dimétrodon n’est pas un dinosaure, ni même l’ancêtre des dinosaures. Il était un reptile mammalien et un cousin proche de mes ancêtres.
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circonstances, car, au cours des dizaines de millions d’années qui ont suivi, mes ancêtres sont devenus de plus en plus gros et de plus en plus diversifiés, tandis que les autres reptiles semblent avoir stagné très longtemps, demeurant un phénomène plutôt marginal, un peu comme les amphibiens qu’ils avaient détrônés. Plusieurs indices laissent croire qu’à cette époque les mammaliens étaient les winners, entre autres raisons parce qu’ils se retrouvaient souvent au sommet des chaînes alimentaires. Les choses auraient pu continuer ainsi très longtemps, de telle sorte que ces mammaliens auraient pu ne jamais engendrer les vrais mammifères, et l’intelligence aurait pu ne jamais apparaître sur notre planète. Avec la grande extinction du Permien, les mammaliens ont été littéralement balayés de l’avant-scène, qui a été entièrement occupée par les vrais reptiles. Ceux-ci sont devenus de plus en plus gros, ils ont occupé la plupart des niches écologiques disponibles, autant sur la terre ferme que dans les océans, et ce sont eux qui étaient le plus souvent au sommet des chaînes alimentaires. La Terre avait une nouvelle «race de seigneurs»: les dinosaures. Pendant ce temps, mes ancêtres régressaient sur tous les plans. La plupart des lignées de mammaliens se sont éteintes, les seules à survivre étant quelques espèces très petites qui se cachaient au fond des bois et chassaient les insectes la nuit afin d’éviter de croiser les puissants dinosaures. De winners, mes ancêtres étaient devenus les losers. Les choses auraient également pu continuer ainsi fort longtemps, auquel cas les dinosaures régneraient toujours sur la planète, et il y a peu de chances que l’intelligence caractéristique des humains soit apparue en de telles circonstances. Cette impasse a été évitée parce qu’avec l’extinction du Crétacé, les choses ont à nouveau été bouleversées. Les dinosaures ont à peu près disparu de la carte, les seules lignées ayant survécu étant celles qui ont pu développer un métabolisme à sang chaud et qui ont engendré les oiseaux. Les quelques autres reptiles qui ont survécu, comme les crocodiles, serpents et tortues, sont devenus à leur tour un phénomène plutôt marginal comparé aux mammifères et aux oiseaux qui connaissaient une diversification phénoménale et s’emparaient de la plupart des niches écologiques, incluant de très nombreux milieux aquatiques. De losers, mes ancêtres étaient redevenus les winners.
H. C’EST PARFOIS PAYANT DE NE PAS SE PRESSER Au moment où les dinosaures ont disparu, beaucoup de mammifères ont quitté leurs boisés pour se précipiter sur toutes les nouvelles niches écologiques qui s’ouvraient à eux, et ils se sont rapidement spécialisés pour mieux les exploiter. Plusieurs familles ont engendré des animaux superbes comme les mammouths, les baleines et les grands félins, pour ne nommer que ceux-là. Pendant ce temps, notre propre groupe faisait un peu figure d’«arriérés» en maintenant son style de vie primitif et en continuant à chasser des insectes la nuit dans la forêt, comme si les dinosaures étaient encore de ce monde pour imposer leur terreur. C’est pourtant cette absence de spécialisation qui leur a permis de profiter au 219
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maximum du nouvel habitat créé par l’apparition des arbres fruitiers. Si mes ancêtres s’étaient spécialisés plus tôt, ils auraient pu être incapables de profiter de l’apparition de ces arbres, et l’intelligence pourrait ne jamais être apparue chez les primates.
I. SPÉCIALISATION : L’INGÉNIOSITÉ COLLECTIVE ! Nos ancêtres grands singes n’ont probablement pas choisi de quitter la forêt pour tenter leur chance dans la savane. On ne sait pas encore dans quelles circonstances ce changement d’habitat s’est produit, mais les deux hypothèses les plus retenues sont: 1º qu’ils auraient été chassés graduellement vers des zones de plus en plus périphériques de la forêt par des cousins mieux adaptés, comme les ancêtres des chimpanzés ou ceux des gorilles (ou les deux), ou 2º qu’ils se seraient tout simplement trouvés du mauvais côté au moment où la faille, appelée «Rift», s’est ouverte et a coupé l’Afrique orientale en deux, mouvement tectonique qui a rendu la partie Est de plus en plus aride, faisant disparaître les forêts qui s’y trouvaient. Dans un cas comme dans l’autre, nos ancêtres étaient clairement très mal adaptés pour survivre en exil dans la savane, loin des sources abondantes de nourriture auxquelles ils étaient habitués. C’était indéniablement un mauvais coup du sort qui aurait pu tout aussi bien provoquer l’extinction de notre lignée. Étant donné leur absence de griffes et de crocs, il est probable que nos ancêtres australopithèques ont commencé leur aventure dans la savane tout au bas de l’échelle, ne disposant souvent de rien d’autre pour se nourrir que des carcasses abandonnées par les autres charognards. Notre lignée aurait donc pu disparaître ou demeurer très longtemps ainsi, un petit groupe de charognards marginaux sans grand avenir. Et pourtant, c’est justement cette situation d’infériorité qui les a forcés à avoir recours aux pierres pour assurer leur survie, ouvrant la porte à une évolution tout à fait imprévisible par la sélection naturelle. En un revirement presque inconcevable, leurs descendants sont devenus les prédateurs les plus efficaces jamais vus sur notre planète, capables de fonctionner en groupe afin de terrasser des proies comme les mammouths et les rhinocéros, qui étaient quasi inaccessibles, même pour les Chasse au mammouth: mes ancêtres sont devenus grands félins. des superprédateurs. Nos ancêtres ont donc été des superprédateurs pendant des centaines de milliers d’années, et il est tout à fait concevable que nous n’ayons jamais dépassé ce stade, ce qui aurait constitué une autre forme d’impasse dans la progression
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vers la complexité. Pourtant, un revirement encore plus spectaculaire est survenu quand ils ont carrément abandonné la chasse pour inventer un tout nouveau mode de vie basé sur l’agriculture et l’élevage.
J. RATIONALISME ET DÉMOCRATIE AU FIL DES SIÈCLES Un des revirements les plus tristes de l’histoire de mes origines s’est produit en Grèce quelques siècles avant notre ère. À cette époque, les cités grecques avaient établi des « colonies » sur un très large territoire s’étendant de la péninsule ibérique jusqu’à l’extrémité orientale de la mer Noire. Cela ne constituait pas un empire à proprement parler, car c’était essentiellement une colonisation pacifique, mais cela suffisait tout de même pour donner aux cités grecques un niveau de vie inégalé à l’époque. Cette prospérité a alimenté un grand foisonnement intellectuel qui s’est incarné en grande partie par l’apparition des philosophes présocratiques, de véritables champions de la pensée scientifique et rationnelle comme Démocrite, le premier à proposer le concept d’atome, Thalès de Milet, inventeur du mot «philosophe», et Pythagore, mystique et mathématicien célèbre pour son théorème sur les triangles rectangles. Toute cette effervescence scientifique mena aux trois grands philosophes que furent Socrate, Platon et Aristote, puis à presque rien d’autre. Aristote fut le maître d’école du conquérant Alexandre le Grand, et la culture grecque délaissa la philosophie au profit de l’impérialisme. Ses successeurs semblent avoir été peu intéressés par les choses scientifiques ou philosophiques et furent suivis par les Romains, trop pragmatiques pour s’intéresser vraiment aux choses scientifiques, puis par les Chrétiens, trop tournés vers le Ciel pour se préoccuper des choses matérielles. Ce premier éclair de pensée rationaliste ne dura donc qu’un peu plus de deux siècles, pour ensuite rester dans l’oubli pendant près de quinze siècles, jusqu’à la Renaissance. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, l’Empire romain a connu ses plus belles heures de gloire alors qu’il n’était encore qu’une république. En effet, la majorité des conquêtes de Rome se sont produites avant ou par Jules César, alors que c’est son héritier, Auguste, qui fut le premier empereur. Auguste ajouta bien quelques provinces à l’Empire, mais il s’agissait essentiellement de l’Égypte, qui avait déjà été pratiquement soumise par César, et de quelques zones barbares dans les Balkans qui étaient sans grande importance économique ou stratégique. Après Auguste, il n’y eut à peu près
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aucune conquête d’importance, et l’Empire qui était au zénith de sa gloire, avant même d’avoir un empereur à sa tête, commença son lent déclin. Même la pensée intellectuelle, si riche jusqu’à l’époque de César avec des auteurs comme Cicéron et Sénèque, se limita par la suite à quelques empereurs philosophes comme Marc-Aurèle et autres penseurs faisant partie de leur cour immédiate. On pourrait presque dire que les empereurs ont «tué» Rome et qu’ils étaient en voie d’enfermer l’Europe et le Moyen-Orient dans une nouvelle sorte d’impasse évolutive. Cela a été évité parce qu’après quelques siècles de décadence, l’Empire romain s’est effondré, laissant apparaître des royaumes dits «barbares». Après s’être forgé des États-nations forts, les peuples de l’Atlantique sont partis à la conquête des océans. Au lieu d’empires territoriaux contigus comme cela avait toujours été le cas dans le passé, ils se bâtirent des empires coloniaux éparpillés dans le monde. Au lieu d’avoir de simples chicanes de frontières comme les empires précédents, les empires coloniaux amenèrent la guerre à la grandeur de la planète, se partageant les territoires et les peuples soumis comme si toute la Terre leur appartenait. Cela se poursuivit jusqu’au début du XXe siècle, alors que notre jolie boule bleue elle-même devint un terrain de jeu trop petit pour leurs ambitions prédatrices. L’humanité était prête à franchir une nouvelle étape. L’impérialisme européen avait à son tour atteint ses limites et menaçait d’enfermer la civilisation entière dans une nouvelle impasse. Une nouvelle inversion de logique était nécessaire; elle s’est présentée au cours de l’été 1942.
K. D’AUSTERLITZ À AUSCHWITZ : UN SIÈCLE ET DEMI DE TENTATIONS TOTALITAIRES Au début de la bataille aéronavale de Midway, dans l’océan Pacifique en juin 1942, les impérialistes japonais et nazis avaient toutes les raisons de croire que la guerre était gagnée. Les Japonais n’avaient connu que des victoires et, au cours des mois ayant suivi leur attaque contre Pearl Harbour, ils avaient littéralement accaparé tout l’Extrême-Orient et menaçaient à très court terme de s’en prendre à l’Australie, voire à l’Empire des Indes. Les Allemands s’étaient emparés d’à peu près toute l’Europe en quelques années, et même s’ils avaient connu quelques revers au cours de l’hiver 1941-1942, le rouleau compresseur nazi avait repris l’offensive, avec le général Rommel qui filait tout droit vers Alexandrie, en Égypte, et Von Paulus vers Stalingrad, en Russie. Presque toute la planète était à ce moment contrôlée par Berlin, Tokyo, Londres et Washington, avec les territoires russe et chinois sur le point d’être dépecés par les impérialistes (voir carte page 114). Aux îles Midway même, les Japonais avaient réuni la plus puissante flotte militaire jamais vue et ils déclassaient les Américains environ à dix contre un, sauf en ce qui concerne les porte-avions, où leur supériorité n’était que de quatre contre trois. Leur immense flotte justifiait tout de même leur conviction qu’ils allaient éliminer les quelques navires américains encore dans le Pacifique et ainsi régner en maîtres sur tout l’océan jusqu’à Hawaii. Dans un tel cas, les Américains n’auraient pas pu
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aller aider les Anglais en Afrique du Nord, ni envoyer des tonnes d’équipement militaire aux Russes, ce qui aurait pu être déterminant dans l’issue de la guerre en Europe. De plus, même en investissant toutes leurs forces dans la guerre du Pacifique, il n’est pas du tout certain que les Américains auraient pu faire quoi que ce soit, étant donné que les Japonais auraient mis à profit les mois suivants pour prendre Hawaii, le Pacifique Sud et peut-être même l’Alaska. Dans de telles circonstances, on ne peut exclure que les Anglais et les Américains en soient venus à accepter de partager la planète avec les Nazis et les Japonais pour former trois grands empires transcontinentaux. À Midway, au cours de cette matinée fatidique du 4 juin 1942, les chasseurs Zéros avaient littéralement massacré toutes les escadrilles américaines lancées contre leurs porte-avions, et tout laissait croire qu’à quelques heures de là leurs collègues bombardiers allaient couler à peu près tout ce qui flottait encore avec un drapeau américain dans le Pacifique. Et pourtant, tout a été chambardé en quinze minutes. Deux escadrilles américaines sont arrivées au moment où les chasPorte-avions japonais Akagi, seurs japonais étaient au ras des flots et que en flammes dans l’océan Pacifique, leurs bombardiers étaient sur les ponts en train le jour de la bataille aéronavale de se réarmer et de refaire le plein de carbude Midway rant. Les Japonais eurent à peine le temps de cligner des yeux que trois de leurs quatre porte-avions étaient en flammes. Le quatrième fut coulé le lendemain, mettant définitivement fin à la supériorité de la Marine impériale. Deux douzaines d’aviateurs américains avaient changé le cours de l’histoire en un quart d’heure, évitant à l’humanité l’impasse atroce qu’aurait été la domination de la planète par les impérialistes nazis, japonais et anglo-américains. Au cours des premières années qui ont suivi 1945, les Anglais et les Français ont pu continuer de croire qu’ils avaient gagné la guerre, mais ils durent rapidement se rendre à l’évidence que le conflit venait de leur coûter leurs empires intercontinentaux. Pour combattre les philosophies racistes des Nazis et des Japonais, les Alliés avaient pris le « droit des peuples à décider de leur avenir» et en avaient fait un des principes de base de la reconstruction d’aprèsguerre. Or, ce principe était difficilement compatible avec le maintien des empires coloniaux. Une guerre qui devait essentiellement déterminer si les Allemands et les Japonais avaient le droit de se bâtir des empires comme l’avaient fait les Anglais, les Français, les Russes et les Américains s’est terminée avec la disparition quasi totale de la formule impériale elle-même. En se débarrassant de la formule impérialiste, l’humanité a ouvert la porte à un nouveau niveau de structuration, une véritable Organisation des Nations Unies vouée au bien-être de tous les peuples et non au seul profit de quelques pays riches. Bien sûr, l’humanité n’est pas encore arrivée à ce résultat, mais il ne fait plus aucun doute
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que les idées de ce genre animent de plus en plus d’humains et qu’elles ont fait leur chemin jusque dans les discours des riches et des puissants de ce monde. Les inventeurs de la bombe atomique l’appelaient l’« arme ultime », car ils s’imaginaient avoir inventé l’arme qui viendrait à bout de n’importe quel ennemi. Peu d’entre eux auraient pensé à l’époque qu’ils venaient effectivement de mettre au monde l’arme ultime, au sens où c’était une arme qui rendrait en fait la guerre inimaginable. Au début, les Américains s’en servirent simplement comme d’une menace pour contrebalancer la très nette supériorité militaire des Soviétiques en Europe. Lorsque Staline eut fabriqué à son tour sa bombe atomique, les Américains les avaient déjà multipliées en quantités industrielles, ce qui leur a permis de garder leur supériorité encore quelques décennies. La course aux armements qui s’ensuivit a commencé comme toutes les courses du genre dans l’histoire, mais elle a eu un dénouement bien surprenant. Au lieu qu’un des deux belligérants en vienne à profiter de sa supériorité, comme Hitler l’avait fait en 1939, on finit par se rendre compte des deux côtés du rideau de fer que, même si une telle supériorité était atteinte, le perdant resterait en mesure de faire tellement de dommages au vainqueur que ce serait aussi pire que de perdre la guerre. La stratégie, qui avait toujours été l’art de préparer la victoire, devint l’art de maintenir la paix. Cette constatation n’empêcha pas les deux parties de continuer la course aux missiles jusqu’à ce que tout le monde accepte que l’humanité était rendue au point de la destruction mutuelle assurée («MAD» en anglais). L’humanité avait atteint le point de non-retour, et les militaires en vinrent à accepter que la prochaine fois qu’un pays déciderait d’utiliser la guerre totale pour se construire un empire mondial, il finirait en un tas de cendres radioactives, tout autant que ses conquêtes. L’arme qui aurait pu permettre à son détenteur d’imposer un véritable empire mondial est devenue l’arme qui a rendu la voie impériale Ombre en forme de champignon impraticable. L’innommable boucherie déclenchée par Hitler visait entre autres choses à unifier l’Europe en un unique empire dirigé à partir de Berlin et à éliminer le «péril» communiste. Cinquante ans plus tard, son «rêve» est presque réalisé par l’Union européenne, qui regroupera bientôt à peu près tout le territoire qu’il avait soumis, en plus d’avoir apporté une contribution non négligeable dans la chute des régimes communistes d’Europe de l’Est. La grande différence, c’est évidemment que tous ces pays se sont joints librement à l’Union, et que cette structure est basée sur le respect mutuel et non sur la domination. L’Allemagne joue un rôle de leader depuis la formation de la Communauté économique européenne, mais le mot anglais leader (chef de file) n’a pas tout à fait le même sens que le mot
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allemand führer (chef suprême). Ainsi, même si les Allemands sont particulièrement bien placés pour profiter des nouvelles possibilités qui s’ouvrent en Europe centrale et orientale, personne ne prétend plus aujourd’hui que la race aryenne ait un droit inné d’exploiter les peuples slaves qui se joignent maintenant à l’Union européenne. Comme ces quelques exemples le démontrent, il a fallu bien des zigzags pour que notre sentier vers la complexité évite les nombreux culs-de-sac évolutifs qui le guettaient. Il n’est donc pas surprenant que nous devions maintenant délaisser la formule impérialiste, qui a connu tant de succès au cours des quatre derniers siècles, pour atteindre un niveau plus haut sur la pyramide de la complexité et créer le Village planétaire.
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QUATRIÈME PARTIE
OÙ SUIS-JE ? (Trois pyramides dont je fais partie)
Voilà enfin une question simple qui devrait amener une réponse simple. Toutefois, comme j’ai une triple nature (matière, vie et intelligence), je dois lui apporter trois réponses distinctes: 1. Étant composée de matière, j’occupe une place dans l’Univers. Mon petit corps réagit à la gravité, et avec sa masse d’une quinzaine de kilogrammes, il joue le même rôle dans l’Univers que toute masse semblable, peu importe qu’il s’agisse d’une vulgaire roche, d’une statue en or massif, ou d’une cuillerée de matière stellaire. J’ai donc ma place dans l’Univers et je participe à toute cette immense pyramide cosmique constituée de lunes, de planètes, de systèmes solaires, d’étoiles doubles et triples, d’amas d’étoiles, de bras spirales, de galaxies, de groupes locaux de galaxies, d’amas de galaxies, et même de superamas de galaxies, lesquels constituent en définitive cette fine dentelle cosmique que nous appelons «Univers». Sans cette pyramide de structures, je n’existerais pas, car notre Univers est en fait un endroit essentiellement vide et si la matière n’y était pas réunie en structures imbriquées les unes dans les autres, elle serait tellement diluée qu’on pourrait la considérer comme une quantité négligeable. 2. Puisque je suis un être vivant, j’occupe une place dans la biosphère qui est assez semblable à celle de tout autre petit animal de masse comparable à la mienne. Puisqu’un être vivant isolé est, par définition, une impossibilité, je participe à toute une pyramide «vivante» constituée d’organismes, de familles, de populations, d’espèces, d’écosystèmes locaux, régionaux, continentaux, et planétaires. Outre qu’elles constituent une pyramide de complexité, ces diverses structures vivantes forment toutes ensemble une espèce d’«entité vivante» qui reproduit un peu à l’échelle planétaire ce qui se passe à l’intérieur de chaque cellule et à l’intérieur de chaque être vivant, avec des échanges d’énergie et de matières premières, de grands cycles régulateurs qui maintiennent des équilibres
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délicats entre les parties et une tendance à la croissance qui ne s’est jamais démentie en quatre milliards d’années. Ces pyramides de niveau supérieur sont aussi indispensables à ma survie que la pyramide de structures qui me constitue. 3. Parce que je suis un être intelligent, j’occupe une place dans l’humanité. Par l’entremise de mes parents, je m’intègre à une pyramide « intelligente » formée d’organismes humains, de familles, de villages et de villes, de clans, de tribus, de régions administratives, de nations, de pays, d’organisations multinationales comme l’Union européenne, l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN), la Ligue arabe et l’Organisation des Nations Unies (ONU), le tout devant bientôt être réuni au sein d’une unique structure, le Village planétaire. De plus, à l’intérieur de plusieurs de ces entités, on trouve des pyramides partielles comme celle du travail, qui réunit des employés en départements, des départements en compagnies ou en ministères, des compagnies en associations et des ministères en gouvernements, etc. Par ailleurs, avec l’apparition des sociétés postindustrielles et la mondialisation des échanges économiques, l’humanité commence à ressembler à son tour à un immense «être vivant», avec ses flux d’énergie, de matières premières, de produits finis, et parfois même d’êtres humains, avec ses mécanismes régulateurs qui permettent de maintenir certains équilibres indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble, et avec sa tendance irrépressible à fabriquer de plus en plus de «soimême». Cette «pyramide d’intelligences» est elle aussi devenue indispensable à ma survie et à mon plein épanouissement au sein de la collectivité humaine. Enfin, au-delà de toutes ces structures bien visibles que nous nous sommes données pour organiser notre vie sur une même terre et sur la même Terre, il y a un ensemble beaucoup moins structuré, mais tout aussi présent, le peuple auquel j’appartiens, qui me donne ma langue, ma culture, mes valeurs, mes préférences alimentaires et vestimentaires, etc. Cet environnement humain conditionnera l’adulte que je deviendrai tout autant que le bagage génétique dont j’ai hérité à la naissance. Les trois prochains chapitres décrivent plus amplement ces trois pyramides auxquelles je participe et qui répondent en quelque sorte à la question «Où suis-je?».
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C H A P I T R E
7 L’UNIVERS (Le matériel) Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. BLAISE PASCAL, Les Pensées
J
’habite dans une maison de ferme que maman et papa ont achetée voilà à peu près cinq ans. Elle est située dans une zone semi-agricole en périphérie de la ville de Granby, ce qui nous permet d’avoir un rythme de vie champêtre tout en étant à dix minutes du centre-ville et à moins d’une heure de route de Montréal et de Sherbrooke, où habitent leurs familles respectives.
MON COIN DE PAYS Notre petit coin de pays est inclus dans la Municipalité régionale de comté de la Haute-Yamaska, qui fait partie de la région administrative de la Montérégie. Cette région administrative appartient au Québec, immense territoire qui couvre plus de 1,5 million de kilomètres carrés. Malgré cette immensité, le Québec ne représente qu’un peu plus de 15% du territoire canadien, lequel compte pour un peu moins de la moitié de la surface couverte par notre continent, l’Amérique du Nord. Pour sa part, notre continent représente un peu plus de 16% des terres émergées, mais à peine 5% de la surface totale de notre planète, qui fait plus de 500 millions de kilomètres carrés. Notre grand territoire québécois ne représente donc qu’environ un tiers de 1%, soit 0,35%, de toute la surface de notre planète. Notre Terre est une grosse boule qui mesure 40 000 kilomètres de circonférence à l’équateur. À moins que vous n’ayez déjà été pilote d’avion de ligne, il y a de fortes chances que ce chiffre soit d’un ordre de grandeur qui ne veuille rien dire pour vous. Afin de ramener ce chiffre à des dimensions compréhensibles, souvenezvous que, lorsqu’il n’y a pas trop de circulation, une automobile parcourt à peu près 100 kilomètres par heure sur une autoroute. Donc, s’il y avait une autoroute faisant le tour de la Terre, il vous faudrait rouler 400 heures avant de revenir à
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votre point de départ. Lors de vos longs voyages, vous avez probablement déjà parcouru quelque 1000 kilomètres par jour. Donc, un voyage autour de la Terre vous demanderait 40 jours de route sans arrêt, en ne faisant à peu près rien d’autre que rouler, dormir, manger et faire le plein. Ainsi donc, notre planète est une bien grosse boule si on la compare à un petit « objet » comme moi. Pourtant, elle n’est qu’un petit élément à l’intérieur d’une multitude de structures cosmiques, soit le système Terre-Lune, le système solaire, le bras spiral d’Orion, la Voie lactée, notre groupe local, le superamas de galaxies de la Vierge et la grande structure en dentelle qui semble couvrir tout l’Univers. Portons maintenant notre regard sur ces astres qui nous entourent.
LE SYSTÈME SOLAIRE La Lune est toute proche, tout en étant incroyablement lointaine. Elle est approximativement à 400 000 kilomètres de nous, soit dix fois le tour de la Terre. Donc, s’il existait une autoroute entre votre maison et la Lune, il vous faudrait passer plus d’un an à coucher dans des chambres de motels, et à manger du fast-food avant de vous rendre à destination. Perspective peu réjouissante, mais pas tellement pire que ce que vivaient les premiers explorateurs qui ont traversé l’Amérique du Nord en canots d’écorce.
La Lune
Une autre façon de se représenter la distance Terre-Lune, c’est de les réduire toutes les deux à des dimensions que l’on peut comprendre. Ainsi, on pourrait ramener la Terre à la grosseur d’une orange, soit dix centimètres de diamètre. Dans ce cas, la Lune serait grosse comme une cerise de France et il y aurait une distance d’à peu près trois mètres entre les deux. Donc, imaginez une pièce de six mètres sur six, environ deux fois la surface d’un salon, retirez-en tous les meubles, placez une orange au beau milieu et faites circuler une cerise de France tout autour. Voilà à quoi pourrait faire penser le système Terre-Lune. Ce petit exercice devrait commencer à vous donner une idée du fait que l’Univers que nous habitons est essentiellement vide. Tournons-nous maintenant vers un astre beaucoup plus animé. Le Soleil est énorme, mesurant environ 1,5 million de kilomètres d’un côté à l’autre, soit presque 5 millions de kilomètres de circonférence. Il vous faudrait donc, rien que pour en faire le tour, une douzaine d’années de route à raison de 1000 kilomètres par jour. Si l’on reprend notre échelle de tout à l’heure, avec la Terre grosse comme une orange, il nous faut un Soleil gros comme un édifice d’une quinzaine de 230
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mètres de hauteur, soit plus de quatre étages! Faut-il préciser que notre petite orange bleue paraît bien insignifiante à côté de cette énorme boule de feu dont la température en surface atteint plusieurs milliers de degrés Celsius ? Heureusement pour nous, notre Terre est à une distance respectueuse de ce monstre. En gardant les mêmes proportions, on placerait l’orange à un kilomètre et demi du Soleil. Imaginez un terrain vague qui ferait trois kilomètres de diamètre, soit à peu près l’ensemble de toutes les pistes d’atterrissage d’un aéroport international; au centre, on place une boule de feu de quinze mètres de hauteur et, à l’extrémité, notre petite orange bleu et blanc, qui prend un peu plus de 365 jours pour en faire le tour. Entre les deux, pas d’asphalte, pas de pelouse, pas d’arbres ou de panneaux ; rien d’autre que beaucoup de vide et deux « planètes » minuscules (Mercure, grosse comme un kiwi, et Vénus, grosse comme une orange), ainsi que quelques poussières. Toujours en gardant la même échelle, avec le Soleil gros comme un édifice de quatre étages et la Terre située à 1,5 kilomètre, la dernière planète du système solaire, Pluton, se trouverait à une distance de 36 kilomètres. Pourriez-vous voir un édifice de quatre étages à partir d’une distance de 36 kilomètres? Peut-être, s’il était en flammes, sur un fond très noir, et qu’il n’y ait pas trop d’autres éléments visuels susceptibles de vous distraire. Bref, notre système solaire est comme un très grand lac de 40 kilomètres de rayon (un peu plus grand que le lac Saint-Jean), qui ne contiendrait qu’un édifice de quatre étages en feu tout au centre, un kiwi (Mercure) et trois oranges (Vénus, la Terre et Mars) dans un premier cercle de deux kilomètres, quatre boules grosses comme des chaloupes, dans les 30 kilomètres suivants (Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune), et Pluton, à la limite du lac, encore plus petite que la Terre. Comme vous pouvez le constater, notre système solaire est un endroit bien vide.
LA VOIE LACTÉE Quittons maintenant notre voisinage immédiat et jetons un coup d’œil sur l’Univers qui l’entoure. La première chose qui nous frappe est évidemment la multitude d’étoiles de tous genres qui peuplent le ciel dans toutes les directions. On en voit des bleues, des blanches, des jaunes et des rouges. La plupart sont légèrement plus petites que notre Soleil, mais on en trouve tout de même quelques-unes qui sont immensément plus grosses. L’étoile la plus proche est à plus de 40000 milliards de kilomètres, un chiffre tellement grand qu’il convient de le remplacer par quelque chose de plus aisé à manipuler : les années-lumière. La lumière voyage à 300 000 kilomètres par seconde, soit plus d’un milliard de kilomètres à l’heure, plus de 10 millions de fois plus rapidement que vous ne pouvez le faire en automobile. Cela veut dire que la lumière pourrait faire le tour de la Terre huit fois en une seule seconde. 231
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Elle se rend à la Lune en un peu plus d’une seconde et nous parvient du Soleil en huit minutes à peine. L’étoile la plus proche, Alpha du Centaure, est donc située à 4,4 années-lumière de nous parce que sa lumière prend un peu plus de quatre années pour franchir le gouffre intersidéral qui nous sépare.
Notre voisine la plus proche est Alpha Centauri (1), l’étoile la plus brillante de la constellation du Centaure.
Si l’on gardait notre échelle de tout à l’heure, avec la Terre grosse comme une orange et le Soleil de la taille d’une maison de quatre étages, il faudrait placer la maison représentant Alpha du Centaure à près de 400 000 kilomètres, aussi loin que la Lune. Je crains que cette comparaison ne vous aide pas vraiment à saisir l’amplitude du vide qui sépare les étoiles les unes des autres. Nous allons donc réduire une fois de plus notre modèle, jusqu’à ce que le Soleil ait à son tour la taille d’une orange. À cette échelle, la Terre est grosse comme un grain de sable qui tourne à 8 mètres du Soleil, Jupiter a la taille d’un grain d’orge qui tourne à 55 mètres et Pluton est un autre grain de sable situé à plus de 75 mètres. Où se trouve donc l’étoile voisine la plus proche si l’on réduit notre Soleil à la taille d’une orange et notre système solaire à celle d’un petit pâté de maisons? Quelques centaines de mètres ? Non. Quelques kilomètres ? Non. Quelques centaines de kilomètres? Non plus. Si notre immense Soleil était réduit à la taille d’une orange, l’étoile la plus proche serait encore à plus de 2500 kilomètres. Cette distance est comparable à 232
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celle qui sépare New York de Dallas, Barcelone de Moscou ou Delhi de Beijing. C’est une distance énorme à mettre entre deux oranges et cela vous donne une idée à quel point les étoiles sont brillantes. Imaginez une lumière grosse comme une orange et qui soit assez brillante pour être visible de New York jusqu’à Dallas (à la condition que ces deux villes se trouvent sur une ligne droite, ce qui n’est pas le cas à cause de la courbure de la Terre, mais passons…). Autrement dit, si l’on mettait un Soleil gros comme une orange au centre de l’Amérique du Nord, disons dans le Dakota-du-Sud, il y aurait tout au plus cinq ou six oranges voisines qui pourraient loger à la grandeur de ce continent, disons une au Mexique, une en Floride, une à Terre-Neuve, une au pôle Nord, une en Alaska et une en Californie. Comme vous pouvez le voir, notre coin de la Galaxie est lui aussi un endroit extrêmement vide. Et pourtant, notre Soleil fait actuellement partie d’une section assez dense de la Voie lactée appelée « bras spiral d’Orion ». Comme les autres galaxies spirales, notre Voie lactée est divisée en un certain nombre de bras qui s’enroulent en spirale tout autour du noyau galactique. Le noyau de la Galaxie contient à peu près 90 % de toutes les étoiles de la Voie lactée, ce qui ne laisse que 10% pour l’ensemble des bras qui constituent le disque. Le bras d’Orion semble contenir environ 20% des étoiles du disque, soit moins de 2 % de toutes les étoiles réunies dans notre Galaxie. Notre Soleil se trouve à peu près aux deux tiers de la distance entre le noyau et le bord du disque, de telle sorte que, loin d’être au centre de l’Univers, nous habitons en quelque sorte dans une banlieue éloignée de notre Galaxie. De plus, il importe de savoir que le Soleil n’est pas fixé à demeure dans sa position actuelle. Il se déplace dans l’espace à la vitesse vertigineuse de plus de 200 kilomètres par seconde et fait le tour du noyau galactique en 230 millions d’années. Contrairement à ce que l’on croyait jusqu’à récemment, les étoiles ne tournent pas autour du noyau à la même vitesse que les bras. Cela fait en sorte que notre Soleil passe graduellement d’un bras spiral à un autre et que nos voisines d’aujourd’hui ne le seront probablement plus dans quelques dizaines de millions d’années. Notre Galaxie réunit une centaine de milliards d’étoiles et son diamètre est de l’ordre de 100000 années-lumière! Pour avoir une bien pâle idée de l’immensité de chiffres semblables, repensez aux distances considérables entre les étoiles dont nous avons parlé un peu plus tôt, deux oranges séparées par la moitié d’un continent. Multipliez maintenant ces distances dans les trois dimensions, de façon à mettre des milliards d’étoiles les unes à côté des autres. Pas des milliers ou des millions, mais bien des milliards! Ainsi, même en réduisant les étoiles à la taille des oranges, on obtient une galaxie qui aurait un diamètre de plus de 50 millions de kilomètres, soit plus de 100 fois la distance de la Terre à la Lune, dimensions encore trop grandes pour
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être vraiment compréhensibles. Réduisons donc les étoiles à nouveau, cette fois jusqu’à ce qu’elles aient la taille d’un grain de sable d’un demi-millimètre de diamètre. À cette échelle, il faudrait encore laisser plus de 10 kilomètres de vide entre deux grains de sable, et le diamètre total de la Galaxie serait de 200 000 kilomètres, plusieurs fois la grosseur de notre Terre. Même à cette échelle, on obtient un «objet» trop gros pour que vous puissiez facilement le visualiser. En fait, si je veux réduire la Voie lactée à une taille que nous pouvons comprendre, disons un stade olympique, je devrai ramener les étoiles à une taille tellement petite qu’elles seront à peine visibles au microscope. Vraiment un endroit bien vide… Tournons maintenant notre regard vers le vaste Univers qui entoure notre Galaxie.
LE COSMOS La Voie lactée n’est pas seule dans l’Univers. Dans quelque direction que nous pointions nos télescopes, on trouve des galaxies plus ou moins lointaines. Les astronomes estiment qu’il en existe au moins des dizaines de milliards, peut-être même beaucoup plus. Comme on peut se l’imaginer, les distances entre les galaxies sont immenses, même pour nous qui travaillons depuis quelques minutes avec des chiffres astronomiques. Ainsi, notre voisine, la galaxie Andromède, est à 2 millions d’années-lumière de nous. Comme la Voie lactée, Andromède mesure à peu près 100 000 années-lumière de diamètre, ce qui veut dire que l’espace vide entre les deux pourrait loger 20 galaxies tout aussi grosses.
Notre groupe local inclut la Voie lactée et Andromède, ainsi que quelques galaxies plus petites.
Toutes proportions gardées, on serait donc tenté de dire que les galaxies sont beaucoup plus proches les unes des autres que ne le sont les étoiles. Même si c’est vrai, c’est un peu trompeur, car elles ne sont pas toutes de même grosseur et elles ne sont pas réparties uniformément dans l’Univers. Par exemple, notre groupe local contient une vingtaine de galaxies, mais seules la Voie lactée et Andromède sont des galaxies majeures. Les autres sont de petites choses comme les nuages de Magellan, qui contiennent tout au plus quelques centaines de millions ou quelques milliards d’étoiles. Notre groupe local occupe un espace qui ressemble à un immense cube dont chaque arête fait à peu près 4 millions d’années-lumière, soit un total de 64 milliards de milliards d’années-lumière cubes. Dans ce cube, il a y deux
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disques de 100000 années-lumière de rayon (à peu près 8000 milliards d’annéeslumière cubes chacune) et une vingtaine de structures beaucoup plus petites. On ne peut pas dire que notre coin d’Univers soit surpeuplé, puisque les galaxies de notre groupe local occupent moins d’un millionième de l’espace à l’intérieur de ce cube. Plus encore, tout autour de notre groupe local, on trouve un immense vide dans lequel il n’y a ni étoiles ni galaxies. Nous sommes tout de même rattachés par la gravité à un immense ensemble qui compte au moins 10000 galaxies et que l’on appelle le « superamas de la Vierge ». Ce superamas se nomme ainsi parce qu’il est centré sur une masse très dense, l’amas de la Vierge, qui est situé dans la direction de la constellation du même nom. L’amas de la Vierge est une concentration de quelques milliers de galaxies qui sont plutôt proches les unes des autres et qui orbitent autour d’une supergalaxie cannibale qui pourrait être jusqu’à cent fois plus massive que notre Voie lactée. Autour de cet amas de la Vierge, quelques autres amas denses contiennent plusieurs centaines de galaxies chacun et, plus loin, il y a des centaines de groupes locaux plus modestes comme le nôtre. À peu près la moitié des 10000 galaxies de notre superamas se trouvent dans les amas centraux, et l’autre moitié se répartit dans les nombreux groupes locaux. Nous habitons en quelque sorte dans une des nombreuses banlieues éloignées du superamas de la Vierge, avec l’amas de la Vierge qui joue le rôle de ville-centre, et la supergalaxie cannibale qui fait office de centre-ville. Ce superamas de la Vierge occupe quant à lui un cube dont chaque arête mesure environ 70 millions d’années-lumière. On estime que les galaxies y occupent beaucoup moins de 1% du volume total (et cela sans tenir compte du fait que les galaxies elles-mêmes sont essentiellement vides). Légende :
8 1 5 2 4
3
6
9
7
10
1
Vierge III
2
Vierge II
3
Amas de la Vierge
4
Coupe
5
Éperon des Chiens de chasse
6
Chiens de chasse
7
Lion II
8
60 millions d’années-lumière
9
60 millions d’années-lumière
10 86 millions d’années-lumière
J’habite une banlieue éloignée du superamas de la Vierge. 235
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Notre superamas de la Vierge fait-il lui-même partie d’une structure plus grande? Oui et non. Il ne semble pas y avoir de structure locale plus grande que le superamas. Du moins, aucune n’a encore été trouvée. Il y a toutefois de grandes concentrations de galaxies que l’on peut deviner au-delà de notre superamas, et qui ont été baptisées «Grande Muraille» et «Grand Attracteur». Ces «objets» sont encore hors de la portée de nos instruments et de nos concepts, mais il n’est pas exclu que nous soyons bientôt en mesure de mieux les comprendre. Par contre, si l’on se rend à une échelle encore plus grande que celle des superamas, on sait qu’on peut trouver une immense structure cosmique à trois dimensions qui fait un peu penser à une dentelle extrêmement fine. Celle-ci comporte essentiellement du vide, avec quelques rares amas de galaxies qui représentent des «nœuds» et des filaments qui s’étendent en direction des nœuds voisins La fine dentelle cosmique «remplissant» l’Univers. et qui sont constitués de chapelets de groupes locaux comme le nôtre. Entre ces filaments ténus, il y a d’immenses vides qui semblent ne contenir ni amas, ni groupes locaux, et probablement très peu de galaxies isolées. L’image la plus parlante à ce sujet est probablement celle des bulles qui forment la mousse à la surface de la bière lorsque celle-ci est versée très rapidement. On sait bien qu’on peut remplir un verre de mousse et que, lorsqu’elle se dépose au fond, il n’y a qu’une ou deux gorgées de liquide. L’Univers est un peu semblable. Les galaxies sont toutes situées dans ces zones très limitées qui sont séparées par d’immenses bulles vides. Si l’on faisait une coupe de l’Univers, on obtiendrait une image qui ressemblerait à l’intérieur d’une tablette de chocolat Aero ou, encore, à un rayon de miel avec des alvéoles vides qui seraient de grosseurs irrégulières. Une preuve de plus que notre Univers est essentiellement vide. De fait, si l’on pouvait prendre une immense cuillère et brasser le contenu de l’Univers jusqu’à ce que toute la matière soit uniformément répartie, on aurait une densité d’à peu près un atome par mètre cube. C’est là un état de vide beaucoup plus parfait que le meilleur vide que l’on puisse créer en laboratoire. C’est un vide plus vide que l’espace entre les étoiles, la sorte de vide que l’on ne peut espérer rencontrer qu’en se rendant dans l’espace intergalactique. 236
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Comme vous pouvez le voir, si notre Univers a réussi à engendrer la complexité, ce n’est pas parce qu’il contient beaucoup de matière, mais plutôt parce que celle-ci est organisée en structures imbriquées dans des structures, ellesmêmes imbriquées dans d’autres structures, etc. Les objets qui «meublent» notre cosmos (planètes, étoiles, galaxies, etc.) forment donc en quelque sorte leur propre pyramide. Tout comme c’était le cas pour la pyramide de la complexité, plus on monte sur la pyramide du cosmos, plus on rencontre de gros «objets». Par contre, on ne peut pas vraiment dire que la complexité augmente à mesure qu’on monte dans cette pyramide. Pour retrouver la complexité, mieux vaut se pencher sur une autre pyramide de structures et de cycles imbriqués, le vivant.
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8 LA BIOSPHÈRE (Le vivant) Nous n’héritons pas de la Terre, nous l’empruntons à nos enfants. PROVERBE AUTOCHTONE
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n tant qu’être vivant, je suis un tout petit élément à l’intérieur d’un autre ensemble appelé la « biosphère ». Celle-ci inclut tous les êtres vivants, qui sont groupés au sein de diverses sous-structures comme les familles, les espèces, les chaînes alimentaires, les écosystèmes locaux, etc. Tout comme c’était le cas pour le cosmos, on ne peut pas vraiment dire que cette pyramide du vivant soit une reproduction fidèle de la pyramide de la complexité ou de celle du langage. Les structures intermédiaires sont plus floues et, tout comme on peut affirmer qu’un humain fait partie de plusieurs structures supérieures en même temps (famille, entreprise, ville, peuple, etc.), on peut affirmer que chaque être vivant fait partie de plusieurs structures différentes à l’intérieur de la biosphère. De plus, la biosphère comprend également des éléments de l’environnement physique comme une partie du sol, des eaux, de l’atmosphère et même l’énergie reçue quotidiennement du Soleil. Toutes ces composantes sont continuellement en interaction les unes avec les autres, et on y reconnaît des flux importants qui forment de gigantesques cycles imbriqués les uns dans les autres. C’est un peu comme si la biosphère dans son ensemble formait une gigantesque cellule ou un immense être vivant d’une complexité qu’on commence à peine à imaginer.
LA BIOSPHÈRE EN MOI Cette relation entre moi et les autres êtres vivants est tellement omniprésente qu’on peut en trouver les traces non seulement à l’intérieur de mon petit corps, mais même à l’intérieur de mes propres cellules.
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Il y a tout d’abord ces centaines de milliards de mitochondries qui «vivent» bien à l’abri dans mes cellules. Elles ont un ADN différent du mien et, à ce titre, sont en quelque sorte des organismes distincts de moi. La relation que j’entretiens avec elles est véritablement symbiotique, car, si elles ont pu proliférer, c’est grâce à la protection que nous, les animaux et les végétaux, leur avons offerte depuis plus d’un milliard d’années. En retour, ce sont elles qui «savent» comment utiliser l’air que nous respirons pour « brûler » le sucre que nous mangeons afin d’alimenter notre métabolisme en énergie. Sans les mitochondries, aucun de nous ne pourrait avoir un rythme de vie plus excitant que celui d’une moisissure ou d’un champignon. Mon lien à l’environnement est également visible dans la moindre artère microscopique du coin le plus reculé de mon petit corps. En effet, si l’oxygène moléculaire (O2) que je respire peut être utilisé par les mitochondries, c’est parce que c’est une molécule instable et riche en énergie. Or, une des caractéristiques les plus importantes de ce genre de molécules, c’est qu’elles ont une grande facilité à se défaire, permettant à leurs atomes de former des structures comme l’eau, le gaz carbonique, l’oxyde de fer, etc., qui sont plus stables et plus pauvres en énergie. Ainsi, l’oxygène moléculaire contenu dans l’air que je respire disparaîtrait assez rapidement s’il n’était pas Filaments d’algues bleues, continuellement approvisionné en nouvelles bactéries capables molécules par les plantes, les algues et les de photosynthèse bactéries photosynthétiques. Donc, s’il y a de l’oxygène transporté par les globules rouges de mon sang, c’est parce qu’il y a toute une biosphère qui se charge de me le rendre disponible. La même chose vaut pour le sucre que je brûle si allègrement et qui me provient des divers aliments que je consomme. Plus encore, il y a plusieurs autres produits chimiques absolument essentiels à mon bon fonctionnement et que mes cellules sont incapables de fabriquer par elles-mêmes. Il y a si longtemps que ma famille dépend de la consommation d’autres êtres vivants que nous avons complètement perdu la capacité de fabriquer certains produits de base comme les vitamines et un certain nombre d’acides aminés. Ainsi, si mes cellules reçoivent les matériaux de base et l’énergie dont elles ont besoin, c’est parce que je consomme des êtres vivants engendrés par cette même biosphère à laquelle j’appartiens. La biosphère est aussi particulièrement présente dans mes intestins, où des milliards de bactéries s’activent jour et nuit pour m’aider à digérer ma nourriture. Ces bactéries sont véritablement des corps étrangers, qui ont leur propre ADN, et 240
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dont l’histoire familiale n’a rien à voir avec la mienne. Elles sont mes hôtes; je les protège contre toutes sortes de dangers et les maintiens bien à l’abri du poison oxygène qui a envahi tout notre environnement. En échange, elles aident à me garder en vie, car elles se nourrissent en brisant certains liens chimiques particulièrement robustes que même les enzymes digestifs présents dans mon estomac et mes intestins sont incapables de briser. Elles rejettent ensuite des «morceaux» chimiques plus simples, dont certains peuvent alors être assimilés par mon organisme. Si je ne peux pas me nourrir en mangeant du foin comme le font les vaches et les chevaux, ou en mangeant du bois, à l’instar des termites, c’est en grande partie parce que mes intestins ne contiennent pas de bactéries capables de s’attaquer à la cellulose qui protège les cellules végétales du foin et du bois. Il est d’ailleurs très important de maintenir l’intégrité de cette «flore bactérienne», car, lorsqu’elle est modifiée, cela provoque toutes sortes de dérèglements, comme le savent ceux et celles qui reviennent de voyage avec une crise de «turista». Conséquemment, il ne faut pas m’en vouloir si mes couches sentent parfois si mauvais. Ce n’est pas vraiment « moi » qui dégrade ma nourriture au point qu’elle ait cette odeur déplaisante. En fait, ce sont ces petites bactéries qui font, à l’intérieur de mon gros intestin, un travail assez semblable à celui que leurs cousines font lorsqu’un morceau de viande pourrit. C’est donc grâce à ces bactéries que certains éléments plus coriaces de ma nourriture peuvent se dégrader dans mon gros intestin et ainsi contribuer à ma croissance. Il ne faut donc pas vous surprendre si, malgré mon joli nom, je ne sens pas toujours aussi bon qu’une fleur des jardins.
D’AUTRES EXEMPLES DE COLLABORATION Un phénomène de symbiose assez semblable se produit chez les plantes, car la majorité d’entre elles n’ont aucun système de digestion. Celles-ci doivent donc trouver dans l’air et le sol tous les produits dont elles ont besoin pour croître, et elles doivent les trouver sous une forme qu’elles peuvent utiliser sur leurs chaînes de montage. Or, de nombreuses plantes ont perdu (ou n’ont jamais acquis) la capacité d’employer l’azote autrement que sous forme de nitrates. Cela veut dire qu’elles ne peuvent utiliser ni l’azote moléculaire contenu dans l’air, ni même l’azote des tissus organiques enfouis dans le sol. Elles sont donc complètement dépendantes de bactéries qui vivent entre leurs racines, et parfois même à l’intérieur de celles-ci, et dont un des principaux déchets se présente justement sous forme de nitrates. La croissance des plantes est donc assurée parce qu’elles peuvent consommer les déchets des bactéries contenues dans leurs racines. Cette symbiose entre différentes sortes d’êtres vivants remonte à très loin dans l’histoire de la vie sur Terre. On la retrouve entre autres chez les lichens, formés grâce à une association entre un champignon et une algue, qui trouvent
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ainsi le moyen de survivre dans des conditions particulièrement pauvres, comme à la surface des roches. On remarque également des phénomènes de symbiose chez diverses sortes d’éponges et de coraux qui abritent des algues unicellulaires à même leurs tissus, les protégeant des prédateurs, mais profitant en échange de leur capacité d’utiliser la lumière pour fabriquer des molécules complexes et riches en énergie. En plus des rapports de symbiose, il s’établit souvent des rapports de complémentarité entre diverses espèces. On peut penser d’abord au phénomène des fruits, procédé par lequel certains arbres offrent de la nourriture aux animaux et aux oiseaux afin que ceux-ci transportent leurs semences au loin. Le fruit n’est d’ailleurs qu’un développement récent d’un principe plus ancien, la fleur, qui offre de la nourriture aux insectes et à certains oiseaux afin de faire transporter le matériel génétique d’une plante à l’autre, permettant ainsi de sans cesse renouveler les combinaisons de chromosomes. Il y a également des fourmis qui récoltent une sorte de feuilles qu’elles ne peuvent manger, mais dont elles se servent pour alimenter des champignons qui deviennent ensuite leur nourriture; c’est en quelque sorte un mélange très primitif d’agriculture et de compostage. On connaît même des espèces de fourmis qui font littéralement l’élevage d’autres sortes d’insectes (entre autres des pucerons) qui leur servent par la suite pour s’alimenter, soit parce qu’elles les mangent, soit parce qu’elles en récoltent des substances nutritives, tout comme nos fermiers récoltent le lait des vaches et les œufs des poules. On voit aussi des fourmis qui défendent certaines sortes d’arbres contre d’autres insectes. On trouve également beaucoup d’associations du même genre dans la mer, où de petits poissons circulent librement et sans danger apparent à l’intérieur de la bouche de gros poissons prédateurs pour leur nettoyer les dents et les gencives. D’autres se cachent entre les tentacules vénéneux de certaines anémones de mer et en échange, ils les débarrassent de certains parasites; on peut aussi penser aux bernard-l’ermite, qui ont pris l’habitude de s’abriter dans des coquillages abandonnés par d’autres mollusques.
LA PRÉDATION Tout à l’opposé de ces diverses formes de collaboration entre espèces, on trouve la prédation, forme d’interaction généralement beaucoup plus avantageuse pour une espèce que pour l’autre. Puisque les bactéries photosynthétiques demeurent la sorte d’êtres vivants la plus commune sur Terre, la majorité de la prédation se fait aux dépens de ces petites créatures bleues ou vertes. Une multitude de créatures unicellulaires les mangent, avant de devenir à leur tour la proie de créatures un peu plus grosses, comme des larves, qui sont elles-mêmes mangées par d’autres animaux encore 242
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plus gros, et ainsi de suite jusqu’en haut de la chaîne alimentaire. Cette chaîne peut être constituée d’à peine quelques maillons, comme dans le cas des baleines à fanons qui se nourrissent de créatures microscopiques. Elle peut aussi être beaucoup plus longue, comme c’est le cas entre les algues bleues et les requins, car ceux-ci ne reçoivent l’énergie du Soleil qu’après que celle-ci a servi à une ou deux douzaines de créatures différentes qui l’ont absorbée en mangeant une proie, pour la redonner un peu plus tard quand ils se sont retrouvés dans l’estomac de leur propre prédateur. A
Pierre-Henry Fontaine
B
Baleine à fanons (A) et krill (B), une chaîne alimentaire très courte et sans «glamour».
Une autre très grande partie de la prédation est faite par d’innombrables insectes et d’autres animaux herbivores qui se nourrissent de plantes et d’algues. C’est une forme de prédation qui n’a rien de bien excitant, d’autant plus que les moyens de défense sont très rares dans le monde végétal. Il y a bien quelques plantes vénéneuses ou à épines, quelques arbres à écorces dures, etc., mais, dans l’ensemble, les plantes ne semblent pas particulièrement « dérangées » par les actions des animaux et, à moins de circonstances exceptionnelles, elles continuent leur croissance ou repoussent année après année, sensiblement aux mêmes endroits. Même la majorité de la prédation entre animaux se produit à des échelles dont nous n’avons pas conscience. Des larves de crevettes mangent des unicellulaires, des insectes dans le sol dévorent les larves d’autres insectes, des oiseaux attrapent des insectes en vol, et un million d’autres formes de combats se déroulent silencieusement en dehors de notre champ de conscience. La prédation « glamour » qu’on nous présente habituellement à la télévision, lion en train de courir derrière un zèbre, meute de loups autour d’un chevreuil coincé dans la neige, aigle fondant à toute vitesse sur un lièvre ou requin en train de déchiqueter une proie, ne constitue donc qu’un phénomène extrêmement minoritaire. De plus, ces émissions négligent souvent de préciser qu’il n’y a pas que des avantages à naître prédateur; par exemple, on mentionne rarement que l’espérance de vie d’un lionceau à la naissance est beaucoup moins élevée que celle d’un petit zèbre. 243
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Tous les éléments de la biosphère ont évolué ensemble au fil des milliards d’années, et ils sont tous interdépendants. À ce titre, les espèces prédatrices se rendent elles aussi utiles dans l’ensemble et elles ne font pas que « profiter du système ». Ainsi, les plantes, les animaux aquatiques et les insectes ont pris l’habitude de produire leur progéniture en quantités astronomiques. Si les prédateurs n’éliminaient pas la vaste majorité de ces rejetons potentiels, la planète deviendrait rapidement saturée de bactéries, de pissenlits, de coraux, de crevettes, de poissons, d’insectes ou d’érables. Les équilibres entre individus et entre espèces sont le fondement de la biosphère. Toutes les espèces sont intégrées dans des cycles plus ou moins complexes, comme celui qui s’établit entre les plantes qui servent de nourriture aux animaux, dont les excréments servent ensuite d’engrais aux mêmes plantes. À ce titre, la prédation constitue un élément tout aussi essentiel à la biosphère que la symbiose, la photosynthèse ou la reproduction, mais elle n’est pas plus importante, et certainement pas plus digne d’admiration qu’aucun d’entre eux.
LES GRANDS CYCLES Par ailleurs, les interactions entre espèces vivantes ne se limitent pas à des rapports entre individus comme ceux qui sont présentés ci-dessus. Il existe des flux énormes de « matières premières » et de « déchets » qui sont échangés à grande échelle entre les espèces. Ces flux forment des mégacycles chimiques qui sont tout aussi importants pour ma survie que les cycles chimiques qui se déroulent dans mon propre corps. En premier lieu, il y a le cycle de l’oxygène moléculaire (O2), déchet produit à partir du gaz carbonique (CO2) par les plantes, les algues et les bactéries photosynthétiques. Une bonne partie de ce cycle se produit en circuit fermé, car, quand il n’y a pas de lumière, les êtres capables de photosynthèse recyclent leur propre déchet d’oxygène en l’utilisant pour démonter les molécules de sucre fabriquées pendant la journée. Nous, les animaux, avons carrément éliminé l’étape de production de sucre à partir de la lumière, et nous nous contentons de manger le sucre produit par les plantes et de le brûler avec leur déchet oxygène. Ce faisant, il va de soi que nous profitons du cycle beaucoup plus que nous y contribuons, ce qui nous met, par contre, complètement à la merci de la vie végétale. Nous participons tout de même de manière non négligeable au cycle de l’oxygène, car, si tous les animaux sur la terre et dans l’eau cessaient de respirer et de consommer de l’oxygène moléculaire, le taux de gaz carbonique pourrait baisser de façon sensible, et la croissance des plantes s’en trouverait affectée. De plus, l’air pourrait en venir à contenir tellement d’oxygène que la plupart des plantes prendraient feu spontanément. Ainsi, chaque fois que j’inspire, je profite de ce grand flux d’oxygène qui m’est fourni par les végétaux et, chaque fois que j’expire, j’apporte ma modeste contribution à un système en équilibre qui se maintient ainsi depuis plus d’un milliard d’années. 244
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Un autre cycle important est celui de l’azote, composant majeur des acides nucléiques et des acides aminés. Cet atome est essentiel aux processus chimiques qui se déroulent à l’intérieur de mes cellules, mais je suis absolument incapable de l’utiliser dans sa forme la plus commune, qui est l’azote moléculaire (N2) composant plus des trois quarts de l’air que je respire. La chose n’est pas particulièrement surprenante en soi, puisqu’à titre d’animal j’obtiens toujours toutes mes matières premières à partir des autres êtres vivants que je consomme. Mais, contrairement à l’oxygène, au carbone et à l’hydrogène, qui proviennent de molécules simples comme l’eau (H2O) et le gaz carbonique (CO2), la plupart des plantes n’ont aucune façon directe d’obtenir de l’azote, et elles sont dépendantes de l’action des bactéries. Conséquemment, chaque fois que mon petit corps ordonne la fabrication d’une cellule, la préparation d’une nouvelle copie de mon ADN repose ultimement sur l’action d’humbles bactéries qui ont utilisé de l’azote atmosphérique pour nourrir les racines d’une plante, ou de bactéries qui ont décomposé un être vivant pour remettre ses atomes en circulation sous une forme assimilable par les végétaux. Je participe à mon tour à ce grand cycle, car mes excréments finissent dans les égouts municipaux, d’où ils seront éventuellement recyclés, molécule par molécule, dans les divers cycles du vivant. Azote de l’air N2
Bactéries dénitrifiantes
Azote organique
NITRATES
PUTRÉFACTION
NITRATES Bactéries fixatrices
Lessivage
Minéralisation
Lessivage
Cycle de l’azote
Le carbone forme quant à lui plusieurs cycles très intéressants, à commencer par celui du gaz carbonique et du sucre dont nous avons déjà parlé. De plus, les molécules de sucre ne sont pas les seules à contenir du carbone, et même les molécules de sucre ne sont pas toujours toutes utilisées au fur et à mesure. Il s’accumule donc une grande quantité d’atomes de carbone dans la biosphère, particulièrement lorsque les animaux et les plantes meurent. Ainsi, lorsque les 245
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coraux et les mollusques meurent, leurs coquillages peuvent se retrouver incorporés au fond marin et devenir ainsi la partie constituante d’une roche calcaire. Un autre exemple serait celui des gisements de charbon, de pétrole et de gaz naturel qui proviennent d’immenses quantités de matière végétale ou animale dont la décomposition s’est produite sous terre, en l’absence d’oxygène.
CO2 Photosynthèse
Calcaire
CaCO3
Charbon
Sédiments
Débris végétaux
Respiration O2
Décomposeurs
Pétrole
Cycle du carbone. Ce cycle est beaucoup plus long dans la terre que dans l’atmosphère. L’activité humaine peut augmenter de beaucoup la quantité de CO2 et en modifier l’équilibre.
Ces cycles du carbone, de l’azote et de l’oxygène sont extrêmement importants pour la santé de notre planète. Ils se sont établis au cours des deux derniers milliards d’années à la suite d’interactions à grande échelle entre les divers intervenants de la biosphère. Ils permettent de maintenir des équilibres qui sont devenus essentiels à notre survie ainsi qu’à celle de toutes les créatures vivant dans notre environnement. On sait par exemple que la quantité de gaz carbonique présent dans l’atmosphère a été maintenue à l’intérieur d’une fourchette très étroite depuis des centaines de millions d’années par toutes sortes de mécanismes impliquant non seulement les êtres vivants, mais aussi la fixation du carbone au sein de roches calcaires et son rejet ultérieur par la bouche des volcans. Or, comme le gaz carbonique est un des principaux gaz à effet de serre, si sa concentration devait être modifiée de façon sensible par des processus artificiels, on pourrait assister à des dérèglements dramatiques du climat et la Terre pourrait avoir besoin d’une très longue période avant de pouvoir rétablir des conditions favorables à l’épanouissement de créatures complexes comme nous. Ce genre de cycles et ces équilibres délicats ne concernent pas uniquement les principaux atomes de la vie, mais aussi toutes sortes d’autres « briques » nécessaires pour maintenir en bon état de fonctionner l’ensemble des mégacycles 246
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environnementaux. Cela est particulièrement visible dans le rôle indispensable que jouent les bactéries décomposeuses, non seulement dans le recyclage des produits azotés, mais également dans la décomposition indispensable de toutes les matières organiques mortes. Ainsi, si les bactéries décomposeuses cessaient tout à coup de remplir leur rôle au sein de la biosphère, les plantes manqueraient de «pièces de rechange» à court terme et, de plus, les feuilles mortes, les cadavres d’animaux et toutes sortes d’autres débris du vivant s’accumuleraient sur le sol et au fond des nappes d’eau sans jamais disparaître complètement. Après quelques millénaires ou quelques millions d’années, cette accumulation de déchets deviendrait telle qu’elle pourrait en venir à étouffer la vie elle-même. En définitive, pour que je puisse consommer toute cette merveilleuse nourriture qui alimente ma croissance, il faut qu’une multitude de bactéries décomposeuses aient fait leur travail au cours des dernières années, permettant le développement des plantes que je mange et des plantes mangées par l’un ou l’autre des nombreux animaux qui ont fini leur voyage sur Terre dans un pot de purée pour bébé. Ma dépendance envers la biosphère va donc beaucoup plus loin que les seuls aliments que je consomme et l’air que je respire.
UN LIEN DE PLUS EN PLUS TÉNU J’ai la chance de grandir dans un milieu semi-agricole et, tout près de ma maison, il y a un gros ruisseau, un petit boisé, des champs de maïs et des vergers. Je suis donc encore un peu en contact avec la nature, car tout autour de moi il y a des oiseaux, des poissons, des fleurs, des mulots ramenés à la maison par notre chatte et même quelques chevreuils qu’on voit de loin à l’automne. Pourtant, à l’exception de quelques légumes de notre jardin et de quelques fleurs, aucun de ces éléments de la biosphère ne pénètre à l’intérieur de la petite bulle isolante que constitue notre maison. Mes parents et moi vivons à peu près aussi déconnectés de la biosphère que si nous habitions une tour de béton au cœur d’une grande ville. Bien sûr, nous entendons les oiseaux chanter et nous voyons parfois de petits poissons dans l’eau, mais mes parents ne laissent même pas les araignées ou les mouches pénétrer dans notre sanctuaire et à peu près toute notre nourriture nous parvient dans des emballages de plastique ou des boîtes de fer-blanc achetés à l’épicerie en ville. C’est un style de vie qui permet d’éliminer beaucoup de dangers, surtout pour un petit être au système immunitaire fragile comme moi, mais cela nous empêche d’être conscients à quel point nous restons dépendants de toute la biosphère. Avant que débute le processus qui allait transformer notre lignée en humains, nos ancêtres grands singes ne représentaient qu’une espèce animale parmi les autres, espèce qui avait sa place dans divers cycles impliquant d’autres espèces. Ils étaient déjà omnivores, mais tant que la forêt est demeurée leur habitat principal, leur menu comportait probablement essentiellement des fruits et des noix, avec des insectes et un peu de viande à l’occasion. Ils contribuaient à leur tour à l’environnement par leurs excréments recyclés par des bactéries 247
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décomposeuses, et aussi en transportant au loin les graines de nombreux arbres fruitiers. Tant qu’ils sont demeurés dans la forêt, mes ancêtres étaient probablement le plus souvent au sommet de leur chaîne alimentaire, car il n’y avait que très peu de prédateurs capables de s’en prendre à des animaux qui étaient relativement gros et capables de grimper aux arbres en plus. Mais, quand mes ancêtres se sont retrouvés dans la savane, il y a eu une multiplication des cycles biologiques auxquels ils participaient. D’abord parce qu’il leur a fallu diversifier leur régime alimentaire, les sources de nourriture étant beaucoup moins abondantes et moins disponibles, et aussi parce qu’ils et elles sont devenus les proies potentielles de nombreux félins et d’autres grands prédateurs. L’invention d’outils de pierre de plus en plus efficaces a aidé mes ancêtres à mieux chasser leurs proies et à se défendre contre les prédateurs, mais cela n’a pas changé fondamentalement le fait qu’ils sont restés intimement liés à leur environnement. Des animaux de plus en plus gros ont commencé à faire partie de leur diète et ils ont eux-mêmes été de moins en moins souvent la proie des autres animaux, mais leur style de vie restait à peine différent de celui des autres prédateurs soumis aux cycles biologiques naturels. Ce n’est que lorsque mes ancêtres ont abandonné la chasse et la cueillette pour pratiquer l’élevage et l’agriculture qu’ils et elles ont commencé à se détacher des cycles naturels pour les remplacer par des cycles gérés par les humains, beaucoup plus fiables et immensément plus productifs. Toutefois, on doit noter que, pendant des milliers d’années, les cycles biologiques créés par les humains n’étaient pas très loin de ceux engendrés par la nature. Ainsi, il y a peu de différences entre la bande d’Amérindiens qui suivait les troupeaux de caribous plusieurs mois par année et les Lapons qui font l’élevage de rennes dans des conditions presque identiques, accompagnant leur troupeau dans ses migrations comme si les bêtes étaient encore libres. Le berger qui amenait ses chèvres dans les montagnes en été et les ramenait dans la vallée en hiver suivait également les instincts de ses bêtes tout autant qu’il les encadrait. Même lorsque la sédentarisation est devenue la norme dans de nombreuses régions, la vaste majorité des humains a continué à être directement engagée dans la production de nourriture, et restait donc sensible aux enjeux de la biosphère, ne serait-ce que dans la mesure où cela pouvait influencer leur production alimentaire. Les élites des villes se sont peu à peu détachées des réalités rurales, mais les enjeux agricoles restaient à l’avant-scène, car la majorité du peuple demeurait sur la terre, et nourrir les citadins était une préoccupation constante des administrations. Aucun empereur ou roi ne pouvait régner longtemps sans tendre l’oreille aux besoins de sa paysannerie.
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Depuis la révolution industrielle, trois choses ont changé radicalement. Tout d’abord, le pourcentage de personnes nécessaires pour assurer la production agricole a chuté dramatiquement, pour ne plus représenter aujourd’hui qu’un faible pourcentage de la population des sociétés postindustrielles. Ensuite, la production des aliments est devenue très éloignée des cycles naturels, avec la mécanisation des fermes, l’emploi de pesticides et d’engrais chimiques, les immenses parcs d’engraissage de bestiaux, les usines à poulets, etc. Enfin, la distribution des aliments est devenue une véritable industrie, si bien qu’il n’y a plus le moindre contact entre producteurs et consommateurs. Ces nouvelles réalités ont fait en sorte que la vaste majorité d’entre nous avons complètement perdu le contact avec les réalités rurales, et notre rencontre avec la biosphère se limite à une activité de plein air de temps en temps. Nous n’avons plus la moindre idée de comment nos aliments sont produits et nous restons en grande partie indifférents aux enjeux véritables qui se décident ces années-ci, le plus souvent sans notre participation. Par exemple, il a fallu la maladie de « la vache folle » pour que nous apprenions que, depuis plusieurs années, certains producteurs ajoutaient des farines provenant de carcasses de mouton à la nourriture de leur bétail, une véritable aberration si l’on songe que jamais dans la nature une vache ne pourrait en venir à consommer des produits animaux. Pourtant, malgré cette Nous sommes de moins en moins quasi-catastrophe, nous continuons à accepconscients des conditions dans ter que le profit économique soit le principal lesquelles nos aliments sont produits. moteur de la production et de la distribution de nos aliments. Avec toutes les expériences qui se font actuellement avec des organismes génétiquement modifiés, quelles sont les probabilités que quelquesunes d’entre elles finissent par provoquer de véritables dégâts? L’humanité a récemment acquis des moyens techniques considérables, ce qui lui donne le pouvoir de causer des dommages sérieux, à la limite irréversibles, à l’environnement. Nous nous amusons avec les génomes, nous introduisons des millions de tonnes de produits chimiques et biologiques dangereux dans l’environnement, nous créons de nouvelles espèces qui sont un véritable défi aux règles de la sélection naturelle, nous détournons des rivières et asséchons des mers, nous rasons nos forêts et polluons nos océans à coup de superpétroliers. Tant que nos moyens étaient limités, nous trouvions toujours un «ailleurs» où nous pouvions rejeter nos déchets et nos pires problèmes. Avec les
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moyens qui sont les nôtres actuellement, il n’y a plus d’ailleurs possible. La planète est devenue tellement petite que nous avons littéralement le pouvoir de la rendre malade, ce que nous avons d’ailleurs déjà commencé à faire. Si j’étais née un peu plus tôt ou dans un pays moins industrialisé, il y a de fortes chances que je serais venue au monde dans une famille d’agriculteurs et que j’aurais eu un contact très intime avec la biosphère. Même si j’étais née en ville, ma maman aurait acheté sa viande et ses légumes au marché, directement du producteur ou de quelqu’un qui le connaissait personnellement. Mais, dans nos sociétés postindustrielles, les producteurs agricoles sont devenus tellement rares que les consommateurs n’ont à peu près plus jamais l’occasion d’en rencontrer et de partager leurs préoccupations. Cela nous rend particulièrement insensibles à toutes les valeurs sur lesquelles nos sociétés ont été bâties depuis presque dix mille ans et cela explique en partie notre indifférence face aux désastres écologiques qui nous guettent. Notre biosphère constitue une immense structure qui relie tous les êtres vivants les uns aux autres. Les équilibres subtils et les cycles complexes qui m’ont permis de naître et de grandir sur cette planète sont aujourd’hui menacés par notre puissance d’intervention. Il est impératif que nous devenions capables, en tant qu’humanité, de gérer adéquatement ce vaisseau spatial appelé « Terre ». Pour ce faire, il faut accepter de voter des lois visant à limiter les gestes égoïstes que certains individus, certaines compagnies ou certains peuples font à leur seul profit, sans tenir compte de leur effet sur l’état de santé de notre Village planétaire, qui inclut désormais les coins les plus reculés de l’Amazonie, de la Sibérie et de l’Antarctique.
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9 L’HUMANITÉ (L’intelligent) J’ai pour rêve qu’un jour ce pays s’élèvera et sera à la hauteur de la vraie signification de son credo : « Nous croyons que ces vérités sont évidentes en soi : que tous les hommes sont créés égaux. »*
S
i je n’ai que des liens ténus avec la biosphère, c’est essentiellement parce que je suis née dans une famille qui appartient à une société postindustrielle et qui dépend par le fait même de la collaboration constante de milliards d’individus un peu partout sur la planète. Mais, malgré les dangers que ce genre de société fait peser sur la biosphère, si je ne pense qu’à ma petite personne, je dois bien avouer que les bénéfices que j’en retire dépassent grandement les inconvénients.
LES AVANTAGES DES SOCIÉTÉS POSTINDUSTRIELLES Ces bénéfices ont commencé à se manifester dès ma conception. Maman est une jeune femme en excellente santé qui s’alimente de façon intelligente. Alors, durant les neuf mois que j’ai passés dans son ventre, j’ai reçu tous les aliments dont j’avais besoin pour fabriquer de plus en plus de cellules de Marie-Jasmine. N’ayant souffert d’aucune carence particulière et n’ayant pas été exposée aux méfaits du tabac et de l’alcool, mes organes ont pu se développer selon le plan inscrit dans mes gènes. J’ai également profité des soins que maman a reçus de son gynécologue-obstétricien et d’une montagne d’éléments d’information provenant de toutes sortes de sources qui ont permis à mes parents de préparer ma venue dans les meilleures conditions possibles, avec papa qui a cessé de fumer, maman qui a fait de la gymnastique prénatale, etc. Mes parents m’ont ainsi fait profiter non seulement de la sagesse accumulée par leurs familles respectives au fil des générations, mais également d’une foule de connaissances et de techniques développées par la société dans son entier. J’ai donc commencé * « I have a dream that one day this nation will rise up and live out the true meaning of its creed : “We hold these truths to be self-evident : that all men are created equal.” » (Discours prononcé par Martin Luther King à Washington, le 28 août 1963.)
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à profiter de notre riche civilisation aussitôt que mon ovule a amorcé sa croissance et, le jour de ma naissance, j’étais aussi prête à affronter la vie sur Terre que peut l’être un petit humain. Mes parents m’ont ramenée à la maison quelques jours plus tard et m’ont fait grandir dans un milieu plus aseptisé que ne l’étaient la plupart des hôpitaux il y a moins d’un siècle. Grâce à toutes sortes d’appareils électroménagers et de produits désinfectants, papa et maman tiennent la maison dans un état de propreté exemplaire. On me lave tous les jours avec de l’eau propre et des produits qui sont bons pour ma peau; des draps et des vêtements nets me sont fournis à mesure que le besoin s’en fait sentir ; les parquets et la salle de bain sont à peu près exempts de germes dangereux pour ma santé, et même la cuisson des aliments se fait sans fumée ou autres émanations nuisibles. Je grandis donc dans un environnement presque parfaitement sécuritaire, où les plus grosses «bibittes» qui menacent ma santé sont des virus comme celui de la grippe que mon grand frère rapporte parfois de la garderie. En plus de cet environnement presque idyllique, mes parents me fournissent chaque jour tout plein de bonnes choses à manger et à boire. En passant du lait de maman aux préparations de lait enrichi et aux aliments pour bébé, j’ai reçu des vitamines et des minéraux essentiels en quantités plus que suffisantes pour assurer ma croissance. Même si maintenant je commence à manger la même chose que papa et maman, je reçois encore plusieurs éléments essentiels comme de l’iode qui est incorporé au sel de table, du fluor qui arrive dans l’eau potable, du calcium qui est ajouté au lait, etc. Ma santé et ma croissance sont donc sous la responsabilité directe de mes parents, mais, en fait, ceux-ci bénéficient du travail et des connaissances de dizaines, voire de centaines de millions d’autres êtres humains qui ont contribué à un titre ou à un autre dans le fait que mes parents peuvent m’abriter dans un logis aussi sécuritaire et me fournir des aliments tellement adéquats pour ma croissance. La société postindustrielle qui m’a accueillie m’offre également sa protection d’une façon plus subtile par l’entremise de ses lois. Ces dernières me protègent des prédateurs de tous genres, et un de leurs fondements est que les femmes ont autant de valeur et de droits que les hommes. Dans cette société, la norme veut qu’on ne batte pas les enfants, qu’on n’abuse pas d’eux sexuellement, qu’on ne les humilie pas, surtout en public, qu’on ne les fasse pas travailler de façon déraisonnable, etc. Cette protection de ma sécurité inclut aussi toutes sortes d’autres composantes, comme les lois qui nous permettent de circuler sans danger sur les routes, celles qui assurent la qualité des aliments et des médicaments, celles encore sur la qualité de l’air et de l’eau, etc. Mes parents ont aussi la responsabilité de voir à mon bien-être émotif, car avant d’être un «objet» intelligent, je suis un être de relations et d’émotions. Les liens que je crée avec ma famille immédiate au cours de ma petite enfance seront le fondement de ma personnalité, le tableau de fond sur lequel je pourrai ensuite 252
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placer les connaissances plus intellectuelles que je vais acquérir. Si mes parents et les autres humains de mon entourage n’arrivent pas à me communiquer certains traits de base comme la confiance en moi, la compassion, la loyauté, la persévérance, etc., je resterai un être humain incomplet, incapable de m’épanouir au contact des autres humains. Après avoir assuré ma sécurité physique, mon développement corporel et mon bien-être émotif, mes parents vont vouloir assurer mon épanouissement intellectuel. C’est là une nouveauté radicale par rapport à presque toutes les générations qui ont précédé la leur. Pour la très immense majorité des humains qui sont passés sur cette Terre avant nous, la tâche première des parents était de transmettre leurs connaissances à leurs enfants. Ceux-ci espéraient ainsi donner à leur progéniture une façon d’assurer leur survie et de propager l’espèce. On sait la forme d’apprentissage que cela représente pour les animaux, et c’était encore vrai pour la plupart des humains jusqu’à récemment. Ainsi, les Amérindiens chasseurs montraient à leurs fils comment chasser, les agriculteurs canadiens-français apprenaient l’agriculture à leurs fils et les marchands anglais enseignaient le commerce à leurs fils. Quant aux filles, elles apprenaient comment devenir femme de chasseur, femme d’agriculteur ou femme de marchand. Bien sûr, ce principe n’était pas absolu, et plus on montait dans l’échelle sociale, plus on avait de chances d’y échapper. Il était tout de même assez généralisé pour qu’on puisse dire que c’était la norme, et il a dominé de l’Antiquité jusqu’à la révolution industrielle, alors que de nombreux enfants d’agriculteurs se sont retrouvés dans les mines, les usines et les bureaux. Mais, même alors, il était très fréquent que les enfants d’ouvriers soient embauchés par la même entreprise que leur père et qu’ils fassent le même travail. C’est avec la révolution postindustrielle que tout a vraiment changé. En quelques générations à peine, nos sociétés sont passées de quelques centaines de sortes de métiers à des dizaines de milliers de spécialisations. La transmission de connaissances de père à fils ou de mère à fille devenait nettement insuffisante et la préparation au marché du travail est passée entre les mains de la société. Dans nos sociétés postindustrielles, la plupart des enfants passent au moins dix ans sur les bancs d’école, et plusieurs d’entre eux s’y attardent cinq ou dix ans de plus. Les connaissances accumulées par les parents et les grands-parents ne prennent donc à ce sujet qu’une importance très relative, et la responsabilité première de mes parents n’est donc plus de me transmettre ce qu’ils savent, mais bien de m’exposer à toutes ces sources d’information que sont l’école, les jeux éducatifs, les livres, la télévision, Internet, etc. Faire de moi une adulte épanouie et une citoyenne utile n’est donc plus la tâche de mes seuls parents; cela devient de plus en plus une responsabilité de la société dans son ensemble.
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Grâce aux médias, avant même d’aller à l’école, je vais grandir dans un environnement saturé d’information de tout genre à propos de tout. Je vais en recevoir en regardant la télévision, en jouant par terre avec les vieux magazines de maman, en regardant par-dessus l’épaule de papa quand il navigue dans Internet, en écoutant mon grand frère parler de ses journées à la garderie, etc. Mon cerveau va peu à peu s’accoutumer à l’idée que j’habite un grand Village sur une petite planète et que ce village contient tout plein de personnes fascinantes qui font des tas de choses très intéressantes.
L’ENVERS DE LA MÉDAILLE Mais, tôt ou tard, je vais aussi apprendre qu’il y a beaucoup d’humains qui n’ont pas la chance de profiter autant que moi de ce Village planétaire qui est en train de se construire, des humains pour qui les sociétés postindustrielles et la mondialisation apportent immensément plus de souffrances que d’avantages. • Pour ma petite cousine cambodgienne de 12 ans qui est forcée de se prostituer à Bangkok depuis trois ans et qui est condamnée à mourir bientôt parce qu’un touriste européen lui a transmis le virus du sida, le Village planétaire, c’est une abomination. • Pour mon petit voisin mexicain qui souffre de sous-alimentation parce que son père ne peut plus trouver de terre à cultiver depuis que les propriétaires utilisent leurs champs pour engraisser des bœufs qui vont finir en hamburgers aux États-Unis, le Village planétaire, c’est la famine. • Pour ma petite amie du Sierra Leone qui s’est fait amputer les deux mains par des milices financées par les marchands internationaux de diamants, le Village planétaire, c’est un cauchemar. • Pour le petit Haïtien qui travaille dans des conditions inhumaines pour coudre des ballons de foot vendus dans les pays riches, le Village planétaire est synonyme d’esclavage. • Pour le jeune Russe emprisonné pour un délit mineur, et qui se retrouve condamné à mourir de la tuberculose parce que son gouvernement a éliminé presque tous les soins de santé dans les prisons afin de mieux satisfaire les appétits voraces des mafieux associés à l’élite capitaliste mondiale, le Village planétaire n’engendre que la mort. • Pour la jeune Palestinienne tuée par une roquette lancée d’un hélicoptère israélien financé par le gouvernement américain, le Village planétaire, c’est le martyr. • Pour le petit indigène d’Amazonie qui se retrouve sans abri dans les rues de Rio parce que ses parents sont morts empoisonnés d’avoir bu l’eau de leur rivière contaminée par des rejets d’une mine exploitée par des Canadiens, le Village planétaire est une calamité. 254
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• Pour la petite Rwandaise dont les parents ont été massacrés au cours d’une tuerie entre Hutus et Tootsies qui n’était qu’un épisode dans la longue lutte que se livrent Franco-Allemands et Anglo-Américains pour le contrôle du Centre de l’Afrique, le Village planétaire, c’est un véritable fléau. • Pour le petit Nord-Coréen mort de faim parce que son gouvernement se sent justifié d’investir dans la recherche nucléaire plutôt que dans l’agriculture, le Village planétaire, c’est une monstruosité. • Pour la jeune Noire de Los Angeles, cocaïnomane et emprisonnée parce que son président croit que les boucliers antimissiles sont plus importants que les programmes de réhabilitation, le Village planétaire, c’est le désespoir. Par contre, je vais aussi découvrir qu’il y a de plus en plus de gens qui se préoccupent réellement du bien-être de leur prochain. On les retrouve dans les organisations non gouvernementales d’aide internationale, dans les diverses filiales de l’Organisation des Nations Unies (ONU), dans les syndicats, dans certains ministères et organismes gouvernementaux, et parfois même à des endroits surprenants comme à la vice-présidence de la Banque mondiale. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la solidarité internationale a commencé à jouer un rôle important dans l’histoire. L’ONU a organisé des missions de Casques bleus, timidement au début, puis avec de plus en plus d’assurance, au point qu’on leur reproche aujourd’hui de ne pas avoir su prévenir des conflits dans lesquels on n’aurait jamais pensé à les mêler voilà à peine deux décennies. Le Programme alimentaire monCes Casques bleus sont prêts pour dial intervient régulièrement lorsque la faune nouvelle mission. mine menace certaines régions, et le tragique bilan de l’Afrique serait encore bien pire sans l’aide internationale. Le HautCommissariat des Nations Unies pour les réfugiés est aussi un organisme important qui a permis à la communauté internationale de soulager quelque peu les souffrances des populations civiles victimes de conflits ou de catastrophes naturelles. Alors que la Croix-Rouge était une des seules organisations du genre voilà un siècle, celles-ci se multiplient aujourd’hui trop rapidement pour que qui que ce soit puisse en tenir le compte. En plus de l’aide apportée dans des situations d’urgence et dans des projets de développement, la simple présence de ces intervenants étrangers a généralement un effet positif sur le respect des droits humains les plus fondamentaux. La présence d’observateurs étrangers aux élections a aussi permis à de nombreux pays de se doter de gouvernements plus responsables que ceux qui sont issus des nombreux coups d’État, lesquels ont été la norme dans le tiers-monde durant quelques décennies. 255
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Bref, je suis une toute petite Marie-Jasmine qui grandit jour après jour au sein d’une humanité qui est elle aussi en pleine croissance. Mais même lorsque j’aurai mon corps d’adulte, je resterai un tout petit «objet» comparé à l’immense territoire du Québec, qui n’est pourtant qu’une petite partie de la Terre, ellemême une toute petite planète perdue quelque part au sein d’un immense Univers, essentiellement vide et froid. Le grand vertige que je ressens devant ce majestueux cosmos n’a d’égal que l’émerveillement que provoque en moi la conscience de faire aussi partie d’une biosphère dont les interrelations tissent une structure encore plus complexe que l’Univers lui-même, avec toutes ses étoiles, ses galaxies, ses amas de galaxies et sa grande dentelle cosmique. Avec ses molécules, ses macromolécules, ses unicellulaires bactériens et eucaryotes et, surtout, avec l’ensemble de ses diverses espèces d’organismes pluricellulaires, la biosphère semble constituer un gigantesque méta-organisme qui évolue depuis à peu près quatre milliards d’années, façonnant la planète de façon à y faire apparaître des niches écologiques de plus en plus variées et fascinantes. Si la prédation y joue un rôle important, c’est également le cas pour la coopération, tout particulièrement en ce qui concerne l’espèce humaine. C’est fondamentalement cette facilité que nous, humains, avons à collaborer entre nous, qui a permis d’allonger considérablement notre espérance de vie, ainsi que l’émergence de modes de vie de plus en plus agréables et enrichissants à tous points de vue. Puisque toutes nos sciences et nos techniques sont le fruit de cette capacité que nous avons de partager nos idées, ne serait-il pas temps que nous cessions de les utiliser pour détruire notre environnement, quand il ne s’agit pas de nous détruire les uns les autres, et que nous les mettions plutôt à profit pour éliminer la souffrance sur notre planète?
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CINQUIÈME PARTIE
QUAND SUIS-JE ? (C’est le début d’un temps nouveau)
Ceci sera, j’espère, l’époque des expériences dans l’art de gouverner et que leur base sera fondée sur des principes d’honnêteté et non de la force seule. Si jamais la morale d’un peuple peut servir de base à son gouvernement, c’est notre cas.* THOMAS JEFFERSON
Quand suis-je ? Cette question peut sembler la plus étrange des cinq, puisque personne ne se la pose, à moins de sortir d’un long épisode d’inconscience. Je la pose quand même parce qu’elle m’a semblé être une bonne introduction à cette dernière partie du livre, au cours de laquelle nous nous pencherons sur le sens de cette histoire et sur l’avenir de cette grande aventure de la complexité. Si vous me demandiez «quand» je suis, je vous répondrais que je suis en train de vivre le moment où l’humanité doit faire un choix radical entre les vieilles idées impérialistes de suprématie nationale qui sont incarnées par certains politiciens, gens d’affaires et militaires, et le désir que plusieurs d’entre nous, peut-être même la majorité des humains, ressentons de ne former qu’une seule communauté, le Village planétaire.
* Traduction libre de : «This, I hope, will be the age of experiments in government, and that their basis will be founded on principles of honesty, not of mere force. If ever the morals of the people can be made the basis of their own government, it is our case.» (Thomas Jefferson, rédacteur de la Déclaration d’indépendance des États-Unis.)
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INTERMÈDE
LE CALENDRIER COSMIQUE
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ans un premier temps, j’aimerais vous présenter un calendrier qui reprend de façon très schématique les grandes étapes de cette très longue histoire de mes origines. Ce calendrier la présente comme si elle s’était entièrement déroulée à l’intérieur de l’année 1999, de telle sorte que la fin de l’histoire, le 31 décembre à 11 heures 59 minutes et 59 secondes, se produit tout juste avant que le spermatozoïde de papa ne féconde l’ovule de maman et que je commence ma formidable aventure parmi vous.
Comme tout bon calendrier, il débute le 1er janvier, une fraction infinitésimale de seconde après minuit précis, qui est fixé arbitrairement comme étant le Big Bang, le moment où le temps commence à être compté. Comme il est généralement admis que l’âge de l’Univers se situe entre douze et quinze milliards d’années, nous attribuons un milliard d’années à chaque mois, le mois de janvier pouvant être un peu plus long si notre histoire a duré plus de douze milliards d’années. La seconde « page » du calendrier ne présente que le mois de décembre, soit le dernier milliard d’années écoulées juste avant ma naissance. Chaque jour y représente donc à peu près 32 millions d’années. La troisième «page» montre une page d’agenda pour le 31 décembre; chaque heure compte pour 1333000 ans. La quatrième «page» est une section d’agenda pour la dernière heure du 31 décembre, avec chaque minute qui correspond à 20000 ans. La cinquième « page » montre une page de journal de bord pour la dernière minute, avec chaque seconde qui représente 333 années. La dernière «page» montre les deux dernières secondes, soit la période écoulée au cours des 665 dernières années. Cette synthèse vise surtout à faire ressortir comment le cheminement vers la complexité s’accélère de façon dramatique à mesure qu’on se rapproche de notre époque. Alors qu’avant l’apparition des premiers organismes pluricellulaires, il
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fallait attendre des milliards d’années pour assister à des changements importants, les étapes sont devenues de plus en plus courtes, se mesurant: – en centaines de millions d’années à l’époque des premiers organismes pluricellulaires ; – en dizaines de millions d’années du temps des mammifères ; – en millions d’années depuis l’apparition des australopithèques ; – en centaines de milliers d’années depuis l’apparition du genre Homo ; – en dizaines de milliers d’années depuis l’Homo sapiens sapiens ; – en millénaires depuis l’Antiquité ; – en siècles depuis la Renaissance ;
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– en décennies depuis la Deuxième Guerre mondiale.
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• Les bactéries se diversifient. • La photosynthèse apparaît et mes ancêtres bactéries apprennent à résister au poison oxygène. • La phagocytose voit le jour.
• Mes ancêtres bactéries deviennent de plus en plus grosses et finissent par vivre en symbiose avec les mitochondries. • C’est le début des eucaryotes.
Novembre
Dans un des bras en spirales de la Voie lactée, il se forme un nuage qui contient assez d’atomes métalliques et de glaces pour constituer des planètes rocheuses.
Juillet
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Décembre (–1 000 000 000)
Notre nuage s’effondre sur lui-même et une minuscule partie de sa matière forme quatre planètes rocheuses, dont notre Terre.
Août
Chaque mois équivaut à environ 1 milliard d’années, sauf le mois de janvier qui pourrait être plus long si notre aventure a duré plus de douze milliards d’années…
Les traces de vie les plus anciennes, les stromatolithes, datent de près de quatre milliards d’années, soit très peu de temps après la formation de la surface de la Terre.
Octobre
Plusieurs générations d’étoiles naissent et meurent dans les bras en spirales de la Voie lactée, ensemençant les nuages interstellaires de quantités de plus en plus importantes d’atomes lourds, comme le carbone, l’oxygène et les atomes métalliques.
Juin
C’est probablement à cette époque que notre Galaxie, la Voie lactée, a fini de se constituer.
Avril
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Septembre (–4000000000)
Mars
Le nuage initial constitué d’hydrogène et d’hélium poursuit son expansion et se fragmente en une multitude de petits nuages, puis de gouttes et enfin de gouttelettes qui vont former les structures cosmiques comme les superamas de galaxies, les amas de galaxies, les galaxies, les amas d’étoiles et les étoiles.
Février
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Mai (–8000000000)
• Big Bang • Apparition des particules • Synthèse de l’hélium • Formation des premiers atomes et des premières molécules • Rayonnement cosmologique fossile
Janvier (–12000000000)
ANNÉE 1999
L’ANNÉE
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(–32millions)
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Mes ancêtres «inventent» la mammelle.
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Chaque jour équivaut à environ 33 millions d’années.
Extinction des dinosaures, diversification des mammifères.
Mes ancêtres sont devenus des prosimiens.
Mes ancêtres sont devenus des reptiles mammaliens.
Apparition du métabolisme à sang chaud.
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Mes ancêtres sont devenus des poissons primitifs.
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(–322millions)
Mes ancêtres se séparent des invertébrés.
(–548millions)
Les éponges se répandent dans les mers chaudes.
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Mes ancêtres sont devenus des marsupiaux.
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Mes ancêtres sont devenus des vers ronds, puis des vers segmentés.
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Mes ancêtres sont devenus des mammifères primitifs.
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Mes ancêtres sortent Mes ancêtres sont de l’eau de façon devenus des reptiles définitive. primitifs.
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Mes ancêtres sont devenus des vers plats.
Invention de l’utérus Mes ancêtres développent un nouveau cerveau.
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Mes ancêtres sont Mes ancêtres sont devenus des devenus des poissons à squelette. amphibiens.
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Mes ancêtres sont devenus des cnidaires, comme les coraux.
Mes ancêtres forment les premiers vrais animaux pluricellulaires.
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Les océans de la planète sont saturés d’oxygène et celui-ci s’en échappe pour aller s’accumuler dans l’atmosphère. Mes ancêtres eucaryotes se diversifient rapidement, engendrant les trois grands règnes: champignons, végétaux et animaux. Les premières colonies pluricellulaires apparaissent sous forme de filaments, de boules, de matelas, etc.
(–1milliard)
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LE DERNIER MOIS
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LE DERNIER JOUR 31 DÉCEMBRE 1999 (Chaque heure équivaut à environ 1,33 million d’années.)
Minuit (–32 000 000) Mes ancêtres laissent peu à peu le mode de vie nocturne des prosimiens primitifs et ils se 1 h 0 0 transforment graduellement en singes primitifs, comme ceux qu’on voit actuellement en Amérique du Sud, et qui ont une queue préhensile. 2 h 00 3 h 00 (–28 000 000) La vie dans les arbres mène à l’apparition des mains aux pouces opposables qui permettent 4 h 0 0 d’agripper les branches à pleine main plutôt que d’y planter des griffes comme le faisaient mes ancêtres insectivores et comme le font toujours mes cousins rongeurs. 5 h 00 6 h 00 (–24 000 000) 7 h 0 0 L’adoption d’un mode de vie diurne et la chasse aux fruits colorés au milieu de la verdure de la forêt transforment les yeux des prosimiens, déjà excellents la nuit, en outils d’un grand 8 h 0 0 raffinement capables de voir en couleur et en profondeur. 9 h 00 (–20 000 000) 1 0 h 0 0 Mes ancêtres sont devenus des singes évolués de type proconsul. Comme la plupart des singes modernes vivant en Asie et en Afrique, ils avaient probablement une vie sociale assez complexe, 1 1 h 0 0 une enfance prolongée et un niveau d’intelligence supérieur à la moyenne des mammifères. 12 h 00 (–16 000 000) 1 3 h 0 0 Mes ancêtres traversent probablement une époque où leur mode de locomotion principal est la brachiation, c’est-à-dire le déplacement de branche en branche en utilisant principalement les bras 1 4 h 0 0 pour s’y suspendre, plutôt que les pieds pour marcher dessus. Cela pourrait avoir favorisé le redressement de la colonne vertébrale et l’apparition éventuelle de la posture verticale. 15 h 00 (–12 000 000) 1 6 h 0 0 Mes ancêtres sont devenus de grands singes sans queue, comme Sivapitecus et Ouranopitecus. Leur colonne vertébrale est de plus en plus verticale, ce qui crée un stress supplémentaire au 1 7 h 0 0 niveau du bassin. Leurs petits viennent au monde de plus en plus immatures, ce qui facilite grandement leur socialisation. 18 h 00 (–8 000 000) 1 9 h 0 0 Apparemment parce qu’ils sont contraints de quitter la forêt pour tenter de survivre dans la savane, mes ancêtres apprennent à marcher sur deux pieds, ce qui leur mérite le nom 2 0 h 0 0 d’australopithèques. Cela libère leurs mains et leurs cerveaux, les orientant de plus en plus vers l’intelligence. 21 h 00 (–4 000 000) Mes ancêtres utilisent les pierres de plus en plus souvent pour survivre. 22 h 00 (–2 666 000) Mes ancêtres deviennent des Homo habilis qui savent tailler des pierres. 2 3 h 0 0 ( – 1 3 3 3 0 0 0 ) Voir page suivante 263
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LA DERNIÈRE HEURE 31 DÉCEMBRE 1999, 23 h 00 (Chaque minute équivaut à environ 20 000 ans.)
23 h 00 (–1 333 000) Mes ancêtres deviennent des Homo erectus. Leur naissance devient de plus en plus prématurée, ce qui prolonge grandement leur période d’enfance. 2 3 h 0 5 Comme la croissance du cerveau peut se poursuivre après la naissance, sa taille n’est plus aussi drastiquement limitée par la largeur du bassin. 2 3 h 1 0 Plus mes ancêtres apprennent à tailler et à utiliser les pierres, mieux ils réussissent à contrôler leurs mains, de telle sorte que les sections du cerveau qui sont responsables de contrôler les mains prennent de plus en plus de place dans les nouveaux secteurs qui apparaissent. 23 h 15 (–1 000 000) Le cerveau de mes ancêtres atteint à peu près la taille de celui des humains modernes. On suppose que leurs relations interpersonnelles sont aussi très avancées, incluant des modes de 2 3 h 2 0 communication assez sophistiqués pour coordonner les activités de chasse et transmettre d’une génération à l’autre les techniques de taille de la pierre. 2 3 h 2 5 Mes ancêtres deviennent des Homo sapiens primitifs. Ils disposent d’une trousse d’outils quelque peu limitée, mais déjà assez variée pour qu’on puisse y reconnaître différentes «cultures». C’est possiblement également à cette époque que mes ancêtres auraient domestiqué le feu. 23 h 30 (–666 000) Les outils deviennent de véritables pierres taillées selon les besoins et selon des styles propres à chaque région. On suppose que le langage est alors assez évolué pour que mes 2 3 h 3 5 ancêtres puissent planifier à l’avance les campagnes de chasse, surtout celles contre le très gros gibier comme les mammouths et les rhinocéros. 2 3 h 4 0 Les premiers vêtements et les premiers abris construits de main d’homme pourraient être apparus à cette époque. Les Néanderthaliens, proches cousins de mes ancêtres de cette époque, «colonisent» le ProcheOrient et l’Europe du Sud. 23 h 45 (–333 000) Bien que les Néanderthaliens évoluent avec succès en Europe et ailleurs pendant plusieurs centaines de milliers d’années, c’est à nouveau d’Afrique (du Sud, cette fois) qu’émergent mes 2 3 h 5 0 ancêtres les plus récents, les Homo sapiens sapiens. Alors que les Néanderthaliens utilisaient inlassablement les mêmes recettes, mes ancêtres ont découvert une multitude de nouvelles 2 3 h 5 5 façons de tailler les pierres et d’en faire des outils sophistiqués. Homo sapiens sapiens a également créé les premières manifestations artistiques, et ils (et elles) ont été les premiers à généraliser le culte des morts. 2 3 h 5 9 ( – 2 0 0 0 0 ) Voir page suivante
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LA DERNIÈRE MINUTE 31 DÉCEMBRE 1999, 23 h 59 (Chaque seconde équivaut à environ 333 ans.)
23 h 59:00 (–20 000) Mes ancêtres domestiquent les chiens, qui protègent leurs campements des prédateurs durant la nuit, et qui apprennent peu à peu à contribuer aux expéditions de chasse. 2 3 h 5 9 : 0 5 Les chiens se révèlent particulièrement utiles quand certains de mes ancêtres découvrent qu’il peut être plus profitable d’encadrer et de nourrir les chèvres et les moutons que d’avoir à courir pour les attraper quand on a faim. 2 3 h 5 9 : 1 0 À la même époque, certains autres ancêtres vivant dans les vallées fertiles proches des sources du Tigre et de l’Euphrate développent l’agriculture. Avec l’élevage et l’agriculture, qui deviennent de plus en plus efficaces, les groupes humains grossissent, et on voit l’apparition des premiers villages stables au Proche-Orient. 23 h 59:15 (–15 000) La pierre taillée raffinée d’Homo sapiens sapiens est remplacée par des outils encore plus élégants, comme la pierre polie, l’ivoire sculpté, le bois pointu et endurci au feu, etc. 2 3 h 5 9 : 2 0 De nombreuses communautés pleinement sédentarisées abandonnent définitivement la chasse et se nourrissent à peu près exclusivement en pratiquant l’agriculture. Dans les villages, certaines familles plus chanceuses ou plus efficaces réussissent à libérer quelques 2 3 h 5 9 : 2 5 membres des travaux agricoles pour qu’ils approfondissent le travail du bois ou du cuir, la préparation du fromage, ou l’extraction de l’huile des olives, etc. En quelques siècles, différentes sortes d’artisanat comme la poterie et le textile font leur apparition et deviennent généralisés dans certaines régions. 23 h 59:30 (–10 000 ou 8 000 ans avant J.-C.) Les premières villes font leur apparition au Proche-Orient, dont Çatal Huyuk et Jericho. 2 3 h 5 9 : 3 5 Elles sont généralement situées sur des réseaux commerciaux qui deviennent de plus en plus étendus, incluant bientôt des routes maritimes couvrant l’Est de la Méditerranée. Les humains vivant aux sources du Tigre et de l’Euphrate révolutionnent une nouvelle fois l’humanité en découvrant la métallurgie. C’est l’Âge du Bronze. 2 3 h 5 9 : 4 0 Les premières grandes agglomérations urbaines font leur apparition et se bâtissent des empires en s’alliant aux régions voisines ou en les soumettant. Pour gérer ces grands ensembles, il faut inventer l’écriture, les mathématiques, et des structures sociales complexes. C’est également à cette époque que la roue apparaît. 23 h 59:45 (–5 000 ou 3 000 ans avant J.-C.) Les grandes civilisations de l’Antiquité font leur apparition en Égypte, en Mésopotamie et dans la vallée de l’Indus. C’est l’apparition de l’astronomie, des religions, de l’architecture, etc. 2 3 h 5 9 : 5 0 C’est le siècle de la sagesse, avec Pythagore, Zoroastre, Buddha, Confucius. Alexandre le Grand (–356 à –323) conquiert tout le Moyen-Orient mais meurt. (Année 0) Début de l’ère chrétienne. 2 3 h 5 9 : 5 5 À son apogée, l’Empire romain s’étend de la mer d’Irlande au golfe Persique. Les Musulmans fondent des califats de l’Espagne jusqu’en Inde. Charlemagne (747-814) entreprend la reconstruction de l’Europe occidentale. 2 3 h 5 9 : 5 8 ( A n n é e 1 3 3 5 d e n o t r e è r e ) Voir page suivante
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LES DEUX DERNIÈRES SECONDES 31 DÉCEMBRE 1999, 23 h 59:58 s 23 h 59:58 (1335) • Les Mongols contrôlent des empires qui s’étendent de la Pologne et de la Turquie jusqu’en Corée et au Viêt Nam. • Les peuples d’Europe occidentale se rassemblent en quelques royaumes forts aux frontières et aux identités nationales de mieux en mieux définies. • Les Espagnols et les Portugais achèvent la reconquête de leur péninsule aux dépens des Musulmans, expérience qui leur sert de prélude à la conquête du monde qu’ils vont entreprendre peu après. • Les Européens découvrent le nouveau continent et on assiste à la conquête sanglante de l’Amérique du Sud par les conquistadores. • Les premières colonies anglaises et françaises sont fondées en Amérique du Nord. • Charles Quint (1500-1558) devient le premier monarque à disposer d’un véritable empire planétaire. 23 h 59:59 (1665) • Louis XIV, le Roi-Soleil (1638-1715), symbolise tout le raffinement que les métropoles européennes peuvent se payer aux frais de leurs colonies. • Grâce aux travaux précurseurs de Copernic, Kepler et Galilée, une nouvelle vision du monde s’impose et des géants comme Newton et Descartes ouvrent toutes grandes les portes de la révolution scientifique. • Les Russes conquièrent la Sibérie et l’Asie centrale ; les Français font de même avec le cœur de l’Amérique du Nord. • Tout juste après avoir battu les Français sur les plaines d’Abraham (1763), l’Empire britannique perd sa plus belle possession lorsque les États-Unis d’Amérique proclament leur indépendance (1776). • La France abolit la monarchie. Les constitutions des États-Unis et de la France républicaine deviennent le phare de l’humanité. • Napoléon Bonaparte (1769-1821) détourne l’idéal républicain à son profit personnel, se bâtit un empire, et le perd tout aussi rapidement. • La révolution industrielle bouleverse le mode de vie dans les grandes villes. • L’Empire britannique est présent sur toutes les mers et tous les continents. • La Guerre de Sécession (1861-1865) ensanglante les États-Unis. • La reine Victoria (1819-1901) incarne l’apogée de l’impérialisme européen. • Deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939-1945) déchirent l’Europe et la planète. • L’Organisation des Nations Unies voit le jour (1948). • Les pays européens perdent leurs colonies. • La guerre froide amène l’humanité à la destruction mutuelle assurée. • Les États-Unis deviennent la seule superpuissance au monde après la chute des régimes communistes en Europe de l’Est. L’Union européenne réunit quinze pays et prévoit couvrir l’ensemble du continent d’ici quelques années. • Conception de Marie-Jasmine.
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Ce calendrier résume donc en quelques pages l’histoire de nos origines, tout en illustrant à quel point celle-ci s’accélère. C’est un phénomène qui se fait sentir tout particulièrement depuis quelques décennies, et que l’auteur américain Alvin Toffler a baptisé le «choc du futur». Déjà, au début des années 70, ce visionnaire avait compris que l’accumulation des connaissances se faisait de plus en plus rapidement et que leurs applications techniques bouleversaient le quotidien à un rythme toujours croissant. À peine trente ans plus tard, quatre appareils à peu près inconnus à l’époque ont pris l’avant-scène : les ordinateurs personnels, les fours à microondes, les téléphones portables et les magnétoscopes. En un temps record, ces nouveaux gadgets ont envahi la plupart des foyers dans les sociétés industrialisées, et même ceux des classes moyennes du tiers-monde, modifiant en profondeur les habitudes de vie, les façons de travailler et le genre de rapports qui s’établissent entre humains. Il importe donc de retenir que les décisions qui se prennent aujourd’hui peuvent avoir de très lourdes conséquences dans un avenir pas si lointain, et qu’il est d’autant plus essentiel que nos dirigeants prennent ces décisions en ayant une vision juste de l’histoire, celle du passé, mais aussi celle à venir.
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C H A P I T R E
10 L’À VENIR Imaginez tous les gens partageant la planète… Vous pouvez dire que je suis un rêveur, mais je ne suis pas le seul. J’espère qu’un jour vous vous joindrez à nous, et le monde sera uni.* JOHN LENNON
J’
ose croire que les voyages fantastiques que nous venons d’effectuer ensemble dans le temps, dans l’espace et au travers des dimensions vous ont permis de constater à quel point vous, tout autant que moi, êtes de riches héritiers, de fascinantes pyramides de complexité et le prodigieux résultat de lois et d’infractions à ces mêmes lois. Espérant que vous partagez l’émerveillement que j’ai moimême ressenti quand j’ai découvert toutes ces dimensions de notre condition humaine, je vous invite maintenant à faire un dernier petit voyage, non plus vers quelque coin secret de notre Univers, mais bien dans l’univers du sens que chacun et chacune d’entre nous peut choisir de donner à sa vie…
NOTRE « MYTHE » D’ORIGINE Les récits de création et les mythes d’origine constituent depuis fort longtemps une partie importante du bagage culturel de l’humanité. Ils sont parmi les premiers textes à avoir été mis par écrit à l’aube de l’Antiquité, et tout laisse croire qu’avant même d’être écrits, ils avaient été racontés durant des millénaires lorsque la communauté se réunissait le soir autour du feu ou au cours de cérémonies
Chapelle Sixtine
* Traduction libre d’un extrait de la chanson Imagine : « Imagine all the people/Sharing all the world…/You may say I’m a dreamer, but I’m not the only one/I hope some day you’ll join us/And the world will be as one. »
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religieuses. On en trouve chez la plupart des peuples, depuis les petites tribus isolées au plus profond de l’Amazonie, dont le sorcier raconte l’origine aux jeunes sur le point de devenir adultes, jusqu’au plafond de la chapelle Sixtine, au Vatican, où des millions d’humains ont pu voir la vision bien personnelle que Michel-Ange a peinte de la création et de la relation entre Dieu et les humains. Contrairement à ce que notre pensée occidentale et cartésienne nous porterait à croire, les auteurs de récits de création et de mythes d’origine ne prétendent pas nécessairement rapporter ce qui s’est passé de façon factuelle et journalistique. Dans la plupart des traditions, surtout celles qui comportent des mythologies riches, comme en Égypte et en Inde, on trouve plusieurs récits de création, souvent en opposition les uns avec les autres. Un bel exemple est celui de la Bible, dont la Genèse, premier livre de l’Ancien Testament, contient deux histoires qui se contredisent l’une l’autre sur plusieurs points. Par exemple, dans le récit présenté dans le premier chapitre, il est dit que le couple humain a été créé le sixième jour, après les plantes et tous les animaux, tandis que dans le récit du deuxième chapitre, Adam a été créé en premier, les plantes et les animaux ensuite, et Ève à la toute fin. Le plus fascinant, c’est que ces deux textes contradictoires ont été mis un après l’autre, au tout début du livre le plus saint des Juifs, par le groupe de sages qui a décidé de l’ordre définitif des textes bibliques. Comme on ne peut pas soupçonner ces hommes saints et très instruits de n’avoir pas remarqué ces contradictions, on ne peut que supposer qu’à leurs yeux elles étaient sans importance. Il semble donc que ces textes n’ont pas été retenus pour leur fidélité journalistique, mais bien à partir de critères qui n’ont aucune prétention scientifique ou historique. Mircea Eliade, un des pères de l’anthropologie moderne, a écrit que les récits de création et les mythes fondateurs «fournissent des modèles pour la conduite humaine et confèrent, par là même, signification et valeur à l’existence». Il est donc clair pour cet historien des religions que ce genre de récit n’est pas à juger en fonction de son exactitude historique, mais bien selon sa valeur pédagogique et existentielle. Un exemple clair provient de Polynésie, où certains peuples racontent que le Soleil et la Lune sont en fait un frère et une sœur qui ont eu une relation sexuelle ensemble, ignorant que cela était tabou. Par leur comportement irresponsable, ils ont provoqué une catastrophe cosmique et, depuis ce temps, sont condamnés à se poursuivre l’un l’autre dans le ciel sans presque jamais arriver à se toucher. Quand par malheur ils y arrivent tout de même, c’est l’éclipse, la catastrophe qui nous rappelle que l’inceste est interdit. L’intérêt premier de ce récit n’est donc pas tant d’expliquer pourquoi le Soleil et la Lune semblent effectivement courir l’un après l’autre dans le ciel en suivant tous les deux la même trajectoire jour après jour et nuit après nuit, mais bien de faire comprendre aux jeunes gens que l’inceste est tabou et qu’il peut entraîner des catastrophes. 270
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Chapitre 10 – L’À VENIR
En ce sens, il était important que le récit de la création du monde en six jours se trouve au tout début de la Genèse, parce que c’est sur lui qu’est fondé le sabbat, le jour du repos, première obligation que tout Juif se doit de respecter. Bien sûr, il y a beaucoup plus à ce texte que la simple injonction de respecter le jour du Seigneur, mais, même si le texte n’avait aucune autre valeur, cette fonction « normative » suffirait pour justifier l’importance qui lui a été accordée par la tradition judaïque.
LE SENS DE L’HISTOIRE Plus intéressant en ce qui nous concerne, Eliade constate que « les mythes révèlent que le Monde, l’homme et la vie ont une origine et une histoire surnaturelles, et que cette histoire est significative, précieuse et exemplaire». À ce titre, les récits de création et les mythes fondateurs jouent un rôle d’inspiration, un pont de poésie qui permet à chacun et chacune de réaliser que sa petite existence personnelle s’inscrit au sein d’une fresque qui la dépasse, que sa petite histoire personnelle est liée à de grands enjeux qui touchent sa famille, son clan, l’ensemble de son peuple, tout le monde vivant, et parfois même tout le cosmos. Les « événements » ou les « faits » auxquels on fait référence dans ces récits peuvent donc être adaptés aux circonstances, car c’est la fonction pédagogique qui prime. L’histoire de nos origines, telle qu’elle est présentée dans le chapitre 2 («Le sentier vers la complexité »), ne constitue pas à proprement parler un récit de création ou un mythe d’origine, car elle se veut basée sur les connaissances scientifiques les plus récentes. Même si elle reste en grande partie incomplète, elle tente généralement de refléter le plus fidèlement possible ce que la majorité des auteurs croient avoir été l’histoire du cosmos, de la vie et de l’humanité. Mais, bien que ce récit soit plus souvent fondé sur des équations mathématiques que sur des allégories folkloriques, on peut se demander s’il peut tout de même remplir le rôle attribué aux récits de création par Mircea Eliade, soit de servir de source d’inspiration et de guide pour notre conduite ici et maintenant. Autrement dit, pour reprendre les mots d’Eliade, pouvons-nous continuer à considérer « que cette histoire [de nos origines] est significative, précieuse et exemplaire», même si nous renonçons d’entrée de jeu à croire que «le Monde, l’homme et la vie ont une origine et une histoire surnaturelles»? Je crois qu’on peut choisir de répondre: oui. La première chose qui me frappe quand je considère l’ensemble de l’histoire de nos origines, c’est que cette histoire a un sens indéniable, puisqu’elle va toujours du plus simple vers le plus complexe. Notre Univers a commencé par un Big Bang, et il ne contenait alors aucune structure matérielle. Comme il abrite aujourd’hui des «objets» complexes comme nos sociétés postindustrielles et mon petit cerveau, l’histoire écoulée entre les deux ne pouvait avoir qu’une seule direction, un seul « sens », celui de l’apparition de structures de plus en plus 271
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complexes. Il est donc clair pour moi que je peux choisir de donner un «sens» à mon histoire personnelle, l’inscrire dans le « sens » de l’histoire, c’est-à-dire poursuivre l’édification de la complexité en travaillant à la construction du Village planétaire. La deuxième chose que je remarque dans cette histoire, c’est que la progression vers la complexité ne ressemble en rien à un bel escalier mécanique bien droit qui amène son passager sans effort vers le sommet. Elle ressemble plutôt à un sentier sinueux, et de nombreux virages ont été nécessaires pour passer des quarks du Big Bang aux sociétés complexes du Village planétaire. Les «recettes» préparées à une étape ou à un niveau particulier peuvent se révéler tout à fait inadéquates et être abandonnées à l’étape suivante ou au niveau suivant, pour refaire surface sous une forme à peine modifiée quelques étapes plus loin ou quelques niveaux plus haut. Enfin, la troisième chose que je constate est qu’il faut toujours en venir à effectuer de nouveaux «sauts» verticaux, car les progressions horizontales, bien qu’elles soient intéressantes en elles-mêmes, finissent inévitablement par nous enfermer dans des impasses dont on ne peut s’extraire qu’en adoptant de toutes nouvelles approches. Encore une fois, cela signifie aujourd’hui qu’il nous faut renoncer à l’impérialisme et à l’hégémonisme de certaines nations, et travailler dans le sens de la construction du Village planétaire. Si j’applique ces «leçons» à ma petite personne, je suis tout d’abord émerveillée de constater combien il a fallu de travail à notre Univers pour accoucher d’« objets » aussi complexes que moi et la société postindustrielle à laquelle j’appartiens. Cette histoire de mes origines montre que je suis véritablement l’enfant de l’Univers. Mes protons datent du Big Bang. Mes atomes de carbone et d’oxygène ont été forgés dans des étoiles agonisantes. Mes molécules d’eau ont été formées dans les nuages interstellaires, pour être ensuite emprisonnées dans le ventre de notre planète et vomies par les volcans de la Terre primitive. Mon ADN a été transmis et modifié de génération en génération, sans la moindre interruption, depuis plusieurs milliards d’années. Mon organisme a été transformé par d’innombrables mutations qui ont fait évoluer mes milliards d’ancêtres petit à petit. Mon esprit est le produit de la rencontre entre la société très complexe dans laquelle je vis et cette quintessence de complexité qu’est un cerveau humain. Cette très longue histoire est donc pour moi une source inépuisable de fierté, comme les récits de création et les mythes d’origine l’ont été pour de nombreuses générations de mes ancêtres. Cette longue histoire de mes origines me dit aussi que les humains et leurs sociétés ne sont pas une aberration dans notre Univers. Malgré leurs limites et tout ce qu’elles ont parfois de détestable, les sociétés humaines ont autant leur place dans la grande pyramide de la complexité que les atomes, les protéines ou les grenouilles. En effet, s’il y a une chose qui différencie les humains de la plupart des autres animaux, c’est que nous avons créé les outils (cerveau, langage, 272
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comportements, etc.) qui nous permettent de nous réunir pour former des structures toujours plus complexes. En même temps, cette différence nous réunit de façon encore plus profonde à l’Univers tout entier, puisque nous ne faisons ainsi que reprendre à notre stade ce qui a été fait auparavant par les quarks, les atomes et ainsi de suite jusqu’aux organismes. Ce que nous avons de plus radicalement humain, notre capacité de nous réunir en structures plus complexes, rejoint ainsi ce que nous avons de plus profondément universel.
PRÉDATION OU COLLABORATION ? Outre qu’elle est une source d’inspiration et de fierté, cette histoire de nos origines peut éclairer de façon signifiante le processus de «village-isation» qui déferle depuis quelques décennies à la grandeur de notre planète. Quand on le regarde à partir du point de vue de l’émergence de la complexité, ce phénomène prend tout son sens et on peut entrevoir les portes qui s’ouvrent maintenant devant l’humanité. Si l’on traduit en termes actuels les quelques principes mis de l’avant dans ce livre, on constate que l’humanité doit aujourd’hui choisir entre deux voies radicalement différentes vers la complexité. Nous pouvons poursuivre avec la croissance individuelle de chaque pays, mouvement de complexification horizontale qui se fait souvent aux dépens des autres peuples, ou nous pouvons travailler à la formation d’une structure supérieure qu’on pourrait appeler la «communauté internationale», exécutant un nouveau bond vertical, avec toutes les promesses que cela suppose. Autrement dit, nos pays doivent choisir entre prédation et collaboration, un choix qui a été fait à plusieurs occasions dans le passé: • C’est grâce à la prédation que nos ancêtres bactéries ont pu grossir ; par contre, l’intégration des mitochondries, qui leur a permis de devenir des cellules complexes, relève plutôt de la collaboration. • La prédation a permis à nos ancêtres unicellulaires de se spécialiser, mais c’est la collaboration qui leur a permis de se réunir pour former les animaux pluricellulaires. • Nos ancêtres animaux ont pu évoluer vers des métabolismes de plus en plus performants grâce à la prédation envers les plantes et envers les autres animaux; cependant, c’est la collaboration qui a permis aux mammifères, aux oiseaux et aux insectes sociaux de former des structures plus complexes comme les ruches, les meutes et les familles. • Même si, en tant qu’animaux, nous avons nécessairement une relation prédateur-proie avec nos lointains cousins végétaux, un des virages les plus importants de notre histoire, l’apparition des primates, est attribuable en grande partie à l’arrivée des arbres à fruits, phénomène qui relève autant de la collaboration que de la prédation.
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• Lorsque nos ancêtres australopithèques se sont retrouvés désarmés dans la savane, c’est la collaboration entre générations qui leur a permis de survivre, en transmettant les techniques pour fabriquer et utiliser des pierres pointues en remplacement des crocs et des griffes qui leur manquaient. • De plus en plus habiles avec leurs mains et leurs pierres, nos ancêtres sont devenus les meilleurs prédateurs de la planète justement à la suite de la perte d’un de leurs derniers caractères prédateurs. En effet, c’est en grande partie parce qu’ils ont perdu leur mâchoire proéminente et les grosses canines héritées des grands singes que leur cerveau a pu se développer de façon aussi rapide. • Peu après être devenus, grâce à leur capacité de travailler en groupes, les meilleurs prédateurs de la planète, mes ancêtres ont abandonné la chasse pour adopter l’élevage et l’agriculture, des approches qui demandent beaucoup plus de collaboration que de prédation. • Contrairement au lieu commun selon lequel l’essentiel de l’histoire humaine se résume à une série de guerres et de conquêtes, dans les faits, la très vaste majorité des humains ont passé le plus clair de leur temps à collaborer avec d’autres humains. Ceux et celles qui s’accrochent encore à la prédation sont depuis longtemps considérés comme des dictateurs, des voleurs, des pirates, des criminels et autres bandits. • En fait, l’essentiel de l’histoire humaine, c’est l’émergence des structures nécessaires pour que des groupes d’humains de plus en plus grands soient capables de collaborer. En ce sens, même une armée est essentiellement un grand ensemble d’humains organisés de façon à collaborer pour exécuter des tâches particulières. • Les humains restent capables de prédation, et il serait illusoire d’attendre le jour où ce ne sera plus le cas. Par contre, depuis la Préhistoire, ils ont appris à collaborer en groupes de plus en plus importants, particulièrement en se donnant des règles de conduite communes. C’est ainsi que les sociétés ont pu passer de la prédation entre individus à la prédation entre familles, à la prédation entre villages, à la prédation entre régions, et maintenant à la prédation entre nations. À première vue, cela peut sembler une régression plutôt qu’une progression, mais il faut tenir compte du fait que, lorsque la prédation a commencé à se faire entre villages, c’est parce qu’elle ne se faisait plus entre familles, et que, quand elle a commencé à se faire entre régions, c’est parce qu’elle ne se faisait plus entre villages, et ainsi de suite. • Même si la prédation entre nations a permis l’émergence de structures complexes comme l’Empire romain, l’Empire chinois ou l’Empire britannique, les empires exclusivement prédateurs, comme ceux de Hitler, de Napoléon ou d’Attila, se sont le plus souvent effondrés très rapidement.
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GUERRE ET PAIX Si Berlin et Tokyo avaient gagné la Deuxième Guerre mondiale, l’humanité aurait continué à croître vers la complexité, mais, au lieu de le faire par la collaboration, comme nous tentons de le faire depuis soixante ans, cela se serait fait par l’oppression de la majorité d’entre nous au profit de quelques cliques de tarés, comme la bande de prédateurs en tous genres qui entouraient Adolf Hitler. Puisque l’apparition des armes nucléaires semble désormais interdire la possibilité qu’une nation s’empare militairement de la planète, la formation d’une fédération planétaire s’impose de plus en plus comme prochaine étape sur notre long sentier vers la complexité. Et d’ailleurs, malgré tous les rêves de grandeur des conquérants et des dictateurs présents et passés, si un référendum honnête était tenu aujourd’hui à la grandeur de la planète, une majorité d’humains de tous les pays se rallierait volontiers à la plupart des principes fondateurs de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Pour les réduire à leur plus simple expression, on pourrait résumer ces principes en deux phrases: 1. Un pays ne doit pas devenir la proie d’un autre pays. 2. Un être humain ne doit pas devenir la proie d’un autre être humain. On observe que cette intégration planétaire se fait à un rythme accéléré depuis une vingtaine d’années. Alors que le Marché commun européen s’est limité à six membres durant plusieurs décennies (Allemagne, Hollande, Belgique, Luxembourg, France et Italie), sa version plus moderne, l’Union européenne, inclura bientôt à peu près tous les peuples du continent, depuis la Méditerranée jusqu’au cercle polaire, et depuis la côte atlantique jusqu’aux monts Oural. En même temps, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), autrefois l’alliance militaire des pays capitalistes contre les pays communistes, rassemble désormais plusieurs anciennes républiques soviétiques, et même la Russie y est déjà bienvenue à titre d’observatrice. Lorsque cette dernière en sera un membre de plein droit, cette alliance militaire pourrait devenir peu à peu le bras armé de l’ONU et se transformer éventuellement en un pacte planétaire auquel voudront adhérer toutes les nations souhaitant vivre en paix avec leurs voisins. Cette idée ne relève déjà plus de l’utopie ; elle fait désormais partie des possibilités bien réelles qui seront à notre portée d’ici à quelques décennies tout au plus. D’ailleurs, même le plus fanatique «faucon» militariste et impérialiste est bien forcé de constater que, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les frontières entre les pays n’ont à peu près pas changé, montrant que le recours à la force pour s’emparer du territoire d’un autre peuple est un concept dépassé. La mésaventure des États-Unis au Viêt Nam et celle de l’Union soviétique en Afghanistan resteront longtemps les symboles de ce nouveau monde étrange dans lequel même un petit peuple pauvre et essentiellement agraire peut tenir tête à une grande puissance postindustrielle. 275
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Une étape importante a été franchie autour de 1990, lorsque le mur de Berlin est tombé et que les régimes communistes d’Europe de l’Est ont été remplacés par des structures politiques qui se voulaient plus démocratiques. En réaction à cette baisse de tension en Europe centrale, les Américains et autres Occidentaux ont laissé tomber de nombreux régimes répressifs qu’ils maintenaient encore au pouvoir dans les Antilles (comme Duvalier en Haïti), en Amérique du Sud (comme Pinochet au Chili), en Afrique (comme Mobutu au Zaïre) et en Asie du Sud-Est (comme Suharto en Indonésie). La réduction des arsenaux nucléaires, la chute du régime raciste en Afrique du Sud, la fin de la guerre civile en Irlande du Nord, les élections au Cambodge et au El Salvador, la signature d’un traité de paix entre Yasser Arafat, leader du peuple palestinien, et Yitzak Rabin, premier ministre d’Israël, tout laissait croire que l’humanité se préparait à instaurer un nouvel ordre mondial plus proche des idéaux de la charte des Nations Unies. Mais, bien sûr, la guerre n’est pas disparue. Certains pays ont éclaté, au grand déplaisir de l’ethnie dominante, menant à des actes de répression particulièrement féroces, comme en ex-Yougoslavie, en Tchétchénie, au Soudan et au Timor oriental. Ces atrocités, et la réprobation internationale quasi unanime qu’elles ont suscitée, ne font que mieux illustrer à quel point la domination d’un peuple sur des minorités ethniques ou religieuses est devenue inacceptable dans notre grand village. En tout état de cause, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à peu près aucun conflit armé n’a mené à des annexions de territoires, les trois principales exceptions étant l’invasion chinoise au Tibet, l’invasion israélienne en Palestine et l’invasion turque de la partie nord de Chypre. Ce dernier problème devrait se régler à court terme, parce que Chypre et la Turquie désirent toutes deux se joindre à l’Union européenne, mais l’occupation de la Palestine et celle du Tibet, bien qu’affectant de petites populations, demeurent des plaies purulentes qu’il faudra bien guérir un jour. Le conflit Iran-Irak a démontré par l’absurde à quel point les conflits transfrontaliers sont devenus insensés dans notre monde hypermécanisé. Malgré les nombreuses années de sacrifices immenses imposés aux deux peuples voisins par leurs dirigeants respectifs, et malgré la mort de plus d’un million d’Iraniens et d’Irakiens dans la fleur de l’âge, le front est à peu près toujours resté fixe, se déplaçant à peine de quelques dizaines de kilomètres de part et d’autre de la frontière reconnue entre les deux pays. Après autant de souffrances inutiles, ce conflit stupide financé par les États-Unis et les princes du pétrole s’est soldé par un retour au statu quo, comme la plupart des autres conflits frontaliers, notamment ceux entre l’Inde et le Pakistan, entre le Chine et l’Union soviétique, et tant d’autres. L’invasion du Koweït par l’Irak et l’expulsion subséquente des troupes de Saddam Hussein ont quant à elles démontré que la « communauté internationale » est aujourd’hui capable de se mobiliser rapidement (surtout quand les États-Unis assument le leadership) pour faire respecter le statu quo des frontières de 1945. 276
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Plusieurs pays ont connu de sanglantes guerres civiles, entre ethnies, entre clans, entre religions, entre idéologies, entre colonisés et colonisateurs, ou tout simplement entre un peuple et son régime militaire. Bien que ces guerres intestines aient souvent mené à des abominations à peine croyables, il importe de garder les choses en perspective. Même en additionnant toutes les victimes de tous les conflits qui ont affligé l’humanité depuis septembre 1945 (il y a donc presque 60 ans), incluant la Corée, le Viêt Nam, le Rwanda, le Congo, l’Iran, l’Irak, l’Inde, le Pakistan, le Cambodge, le Bengladesh, l’Algérie et tous les autres, nous n’arriverions probablement pas à dépasser la centaine de millions de morts, de blessés et de disparus au cours de la seule Deuxième Guerre mondiale, qui a pourtant duré moins d’une décennie.
Mappemonde, en l’an 2000. À part l’éclatement de certains pays, les frontières sont à peu près identiques à celles de 1945.
Sir Winston Churchill a déjà affirmé : « Lorsque les progrès des armes de destruction [massive] permettront à tout le monde de tuer tout le monde, personne n’aura plus envie de tuer personne. » Nous avons malheureusement presque accompli la première moitié de cette prophétie, souhaitons que nous aurons bientôt la sagesse de mettre la seconde en application.
LA LOI DU PLUS FAIBLE Mais il ne suffit pas de mettre fin à la prédation entre nations, et c’est pourquoi les membres fondateurs et fondatrices de l’ONU ont jugé bon d’adopter une charte des droits qui a été considérée comme encore plus importante que la charte fondatrice de l’ONU elle-même. Ainsi, dès le départ, il a été défini que l’humanité devait non seulement protéger les États faibles contre les États forts, mais qu’elle devait aussi protéger les humains faibles contre la prédation, peu importe que celle-ci provienne d’autres humains, de multinationales ou de 277
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gouvernements. Ce faisant, l’ONU reprenait à son compte des principes qui servaient déjà de fondements aux lois que les sociétés démocratiques tentent de mettre en pratique depuis plusieurs générations. Mais, malgré presque 60 ans de progrès, ces «beaux principes» sont encore loin d’être appliqués de façon égale dans tous les pays. Il faut tout de même les chérir, car c’est ce genre de «phare moral» qui a permis aux citoyens des ÉtatsUnis d’approcher de plus en plus des idéaux de leur Constitution, aux Français de se conformer de mieux en mieux à leur Charte des droits de l’homme, et à plusieurs autres peuples de se doter d’institutions démocratiques inspirées de principes semblables. En effet, quand les pères de la Constitution des États-Unis, et plus particulièrement Thomas Jefferson, ont écrit que tous les hommes sont créés égaux, ils n’incluaient que les mâles blancs assez riches pour payer des taxes. Il a ensuite fallu attendre presque un siècle pour que l’esclavage soit aboli, et un siècle de plus pour que la discrimination institutionnelle devienne illégale. Malgré cette trop lente évolution, il importe de retenir que ce sont ces «beaux principes» qui ont continué tout ce temps à alimenter l’âme de tranches de plus en plus larges de la population et, même s’il reste encore beaucoup d’inégalités de nos jours, il n’y a plus qu’une infime minorité d’États-Uniens qui s’entêtent à croire que les Noirs sont vraiment inférieurs aux Blancs. Quand on sait qu’une majorité de Blancs étaient encore racistes dans certains États du Sud vers 1960, on ne peut que constater à quel point le chemin parcouru en moins de 50 ans est considérable. On pourrait dire la même chose à propos des femmes, que les pères de la Constitution américaine n’ont évidemment pas jugées dignes du droit de vote. Et pourtant, même si cette exclusion leur semblait toute naturelle, c’est sur cette même Constitution que les femmes du début du XXe siècle ont pu s’appuyer pour réclamer et obtenir leur propre émancipation ainsi que le droit de vote. Ainsi donc, de « beaux principes » idéalistes, qui n’ont aucune chance d’être mis en œuvre au moment où ils sont énoncés, peuvent tout de même servir d’inspiration quelques générations plus tard, et il arrive que leurs conséquences dépassent même l’intention des rédacteurs originaux. Après de nombreuses années passées à ne parler que de croissance économique, de circulation des capitaux et de mondialisation des profits, les «leaders du monde» ont récemment changé de thèmes pour leurs discours prononcés à l’occasion des grandes rencontres multilatérales comme Davos, le G8, l’Organisation de coopération Asie-Pacifique et même l’Organisation mondiale du commerce. Si on se fie à leur nouveau credo, dans ce monde «globalisé» qui est en train de naître, chaque être humain aura un droit absolu à la vie et à la recherche du bonheur, ainsi que certains autres droits qui seront protégés par tous les gouvernements locaux de la planète. C’est tout à fait le genre d’affirmation qui a servi de pierre d’assise pour l’ONU, et on voit bien que de plus en
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plus de pays en font la base de leur régime politique. Même les régimes les plus répressifs voudraient bien faire croire qu’ils y adhèrent, signe que, tôt ou tard, ils devront à leur tour céder aux revendications de leurs peuples et aux pressions de la communauté internationale. Souhaitons que nos dirigeants aient vraiment à cœur ces nouvelles valeurs, car, même dans nos sociétés postindustrielles, capitalistes et démocratiques, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant de voir l’émergence de communautés humaines vraiment respectueuses des droits des plus faibles. Par exemple, il n’est pas vrai que tous les humains naissent égaux; plusieurs naissent avec moins de talents que d’autres, et il y en a même qui naissent avec des problèmes de santé tellement graves que leur propre survie est menacée sans l’aide d’autrui. L’expression «Tous les humains naissent égaux» n’est donc pas une constatation, mais bien un désir ; elle exprime le fait que « nous » voulons que la société soit organisée de façon que tous les humains aient des chances égales de s’épanouir dans leur recherche du bonheur. Pour ce faire, nous nous sommes donné des lois dont la nature a radicalement changé au fil des siècles. Au début, les lois servaient essentiellement à protéger les droits et les biens des riches et des puissants contre les débordements populaires. À cette époque, le système judiciaire, comme tout le reste de l’État, était au service de l’élite. Peu à peu, de génération en génération, les humains en sont venus à concevoir que les lois et l’État pouvaient ne pas être exclusivement au service des riches et qu’on pouvait leur confier, entre autres responsabilités, celle de protéger les plus faibles contre les tendances prédatrices des plus forts. Des lois de plus en plus équitables ont été adoptées, et des organismes comme la Régie du logement et la Cour des petites créances ont été créés pour protéger les plus démunis contre les abus des mieux nantis. De révolutions en évolutions, ces idées ont fait leur chemin dans la conscience populaire, et elles font aujourd’hui partie du vaste « consensus démocratique » qui s’exprime de plus en plus fort à la grandeur de notre Village planétaire. En raison de cela, il n’est plus possible de tolérer des structures sociales et économiques qui font en sorte que les riches s’enrichissent et que les pauvres s’appauvrissent. L’évolution des organismes s’est faite parce que, en travaillant ensemble, les cellules engendraient plus de « vie » que la somme de ce qu’elles auraient pu produire individuellement. L’évolution des sociétés jusqu’à aujourd’hui s’est également réalisée en grande partie parce que le collaboration entre individus, familles, villages ou régions apportait un surplus de productivité qui pouvait être redistribué. Même si tous et toutes n’en profitaient pas de façon égale, loin de là, il n’en reste pas moins qu’au fil des siècles la condition humaine s’est améliorée, même, et peut-être surtout, pour les plus pauvres. S’il y a encore des humains qui ont faim, qui n’ont pas accès à de l’eau potable, qui meurent de maladies qu’on pourrait traiter, qui ne reçoivent aucune instruction ou qui sont réduits à un quasi-esclavage, ce n’est pas parce que nous 279
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n’avons pas les moyens de régler ces problèmes, mais simplement parce que nous croyons les mensonges de ceux et celles qui ont avantage à ce que les choses restent ainsi. Selon toutes les études les plus sérieuses, incluant celles qui sont préparées par plusieurs organisations de l’ONU, il suffirait de détourner une partie de l’argent actuellement dépensé en armes de toutes sortes pour remédier à la plupart de ces problèmes à la grandeur de la planète. Plusieurs persistent à croire que la surpopulation est la cause principale des maux des temps modernes. Cela est d’autant plus tentant qu’il existe effectivement un lien géographique indéniable entre certaines régions touchées par la faim et certaines régions très populeuses. Mais une équation de ce genre ne tient pas la route, car elle est contredite par de nombreux faits. Par exemple, la région qui englobe la Hollande, la Belgique, le Nord de la France et l’Ouest de l’Allemagne est une des plus densément peuplées au monde, et elle ne souffre nullement de la faim, alors que de grandes régions de l’Afrique essentiellement désertiques et sous-peuplées sont victimes de famine de façon chronique. La Terre produit déjà assez d’aliments pour nourrir près de dix milliards d’humains; si certains d’entre nous souffrent toujours de la faim, ce n’est pas parce qu’ils sont «de trop», mais d’abord et avant tout parce qu’ils sont pauvres, une constatation qui vaut autant pour l’itinérant de Montréal que pour la paysanne sans terre du Brésil ou pour l’indigène de Papouasie. D’ailleurs, il y avait déjà des gens qui mouraient de faim à l’époque de Jules César, alors que l’Empire romain était loin d’être surpeuplé. Il y avait des gens qui mouraient de faim voilà 2000 ans et, chaque journée, il y en a encore 100 000 qui meurent de faim ou de maladies liées à la sousalimentation, et ce, malgré le fait que nous produisons déjà assez d’aliments pour nourrir plus de 10 milliards d’êtres humains. Cette situation dramatique n’est pas une fatalité, mais simplement le résultat du fait qu’il y a toujours eu des humains qui refusent de comprendre que la collaboration est un moyen suffisant pour créer de la richesse. Ces humains sont convaincus que l’évolution et la croissance ne peuvent provenir que de la prédation, peu importe que celle-ci s’exerce entre individus, entre compagnies, entre pays ou entre empires. Les adeptes de cette approche représentent actuellement le principal obstacle à l’évolution de l’humanité ; aussi longtemps que nos structures politiques et économiques resteront entre leurs mains, ils et elles voudront nous convaincre que leur approche «dure» est nécessaire pour assurer la survie et la croissance de leur famille, de leur entreprise, de leur peuple, voire de l’humanité tout entière. Tant que ce genre d’idées dominera dans les centres de pouvoir à Washington, à Moscou, à Beijing, à Bagdad, à Tel-Aviv, etc., nous continuerons à voir certains groupes tenter d’imposer leur hégémonie militaire, économique ou culturelle sur d’autres membres de la communauté des nations.
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VILLAGE PLANÉTAIRE OU PILLAGE PLANÉTAIRE ? Si la guerre froide s’était terminée par un match nul, il y a de fortes chances que la rencontre des deux idéologies dominantes aurait engendré une toute nouvelle dynamique pour l’humanité. Nous aurions pu trouver un compromis acceptable entre, d’un côté, les droits et les libertés individuels qui sont les fondements des démocraties capitalistes, et de l’autre, les droits collectifs et le besoin de protéger les plus faibles, défendus par les régimes communistes. Une fois qu’un équilibre viable aurait été trouvé, nous aurions pu nous mettre tous ensemble à l’œuvre pour construire notre Village planétaire sur de bonnes assises. Malheureusement, ce ne fut pas le cas, notamment parce que le clan des capitalistes s’est retrouvé avec le champ libre à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, un peu comme un gouvernement qui se retrouverait tout à coup sans opposition officielle. Convaincus d’avoir remporté une victoire historique sur les «forces du mal» incarnées par le régime communiste soviétique, les «grands seigneurs» capitalistes ont adopté une attitude arrogante et égocentrique. Débarrassés du «péril rouge », les idéologues du néolibéralisme ont tenu pour acquis qu’il leur était désormais possible de réorganiser la planète à leur convenance, et de façon à maximiser leurs seuls profits. Dans plusieurs cas, ils ont même poussé la cupidité jusqu’à faire signer des traités qui prévoient qu’une entreprise a le droit de poursuivre un gouvernement lorsqu’elle estime que celui-ci adopte des législations ou des règlements qui l’empêchent de réaliser tous les profits escomptés. Ce faisant, les adeptes du capitalisme pur et dur ont fait entrer l’humanité dans une ère de corruption encore jamais vue sur notre planète. Comme le crime organisé n’est qu’une version extrême du capitalisme sauvage, des liens très malsains se sont établis entre les élites financières mondiales et des groupes mafieux de tout acabit. Le résultat est qu’aujourd’hui plusieurs gouvernements d’Europe de l’Est, d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est se retrouvent plus ou moins sous la tutelle de gangsters, comme le prouvent, par exemple, les accusations criminelles pour corruption et pour meurtre qui pèsent contre les ex-présidents du Mexique et du Pérou, ainsi que contre le fils de l’ex-président d’Indonésie. Même dans nos pays postindustriels, l’argent engendré par le trafic de la drogue ou d’autres activités criminelles fait son chemin dans la société, s’achetant une respectabilité en soudoyant des banquiers et des représentants du gouvernement. Dans plusieurs régions du monde, cette libéralisation à outrance a mené à de véritables catastrophes. En Afrique de l’Ouest, le contrôle des mines de diamants a provoqué des guerres civiles particulièrement brutales. L’Asie centrale est ravagée par des guerres de clans alimentées par des intérêts économiques dont la préoccupation première est de bâtir des pipelines pour acheminer le pétrole de la mer Caspienne vers les marchés internationaux. La Thaïlande, gros
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exportateur d’héroïne, a transformé sa capitale, Bangkok, en un immense bordel pour touristes venus du monde entier. Quant à la Chine, dont la population représente presque le quart de l’humanité, elle connaît maintenant le pire de deux mondes, un régime politique communiste répressif et des structures économiques de plus en plus capitalistes qui mettent sa main-d’œuvre bon marché et non syndiquée au service des étrangers. Pendant qu’une infime minorité de fonctionnaires du parti, de gangsters et d’entrepreneurs locaux s’enrichissent de façon indécente, une petite classe moyenne voit le jour dans quelques villes du Sud, mais l’immense majorité des Chinois, surtout ceux et celles des provinces rurales de l’intérieur, se retrouvent abandonnés par leur gouvernement et voient leur niveau de vie baisser de façon dramatique. Ces excès du capitalisme sauvage n’épargnent d’ailleurs pas les pays riches. Au cours des quinze dernières années, en Amérique du Nord, les chefs d’entreprise ont fait passer leurs revenus de trente fois le salaire moyen de leurs employés à plusieurs centaines de fois. Tandis qu’une infime minorité se donne des moyens de plus en plus raffinés pour maximiser ses gains, le pouvoir d’achat des classes moyennes baisse sans cesse, forçant un pourcentage élevé des familles à vivre « à la petite semaine », avec la faillite et l’itinérance qui menacent si le prochain chèque de paye n’arrive pas comme prévu. En même temps, une frange de plus en plus importante de la société est marginalisée, obligée d’avoir recours aux services des prêteurs sur gages, quand ce n’est pas aux comptoirs d’aide alimentaire. La faillite de la compagnie Enron est un cas type des plus intéressants. 1º Elle nous a permis de constater tout d’abord que les dirigeants prédateurs de cette société n’ont éprouvé aucun scrupule à s’enrichir au moment même où ils la mettaient en faillite, provoquant la ruine de milliers de petits épargnants, incluant leurs propres employés et employées, tout comme leurs retraités et retraitées. 2º Elle nous montre que le système est incapable de sévir contre ces bandits, qui sont toujours millionnaires et qui vont probablement s’en sortir avec un non-lieu ou quelques heures de travaux communautaires. 3º Elle prouve que les firmes comptables les plus respectables au monde n’ont aucune hésitation à se faire les complices de ce genre d’escroquerie. 4º Elle a permis de mettre au jour les pratiques prédatrices de cette entreprise, qui manipulait les marchés de l’énergie de façon éhontée, provoquant artificiellement une crise de l’électricité en Californie en 2000-2001, trouvant même le moyen de faire croire à plusieurs que cette crise avait été produite par les politiques trop « gauchistes » des élus démocrates plutôt que par ses pratiques illégales. L’humanité ne peut plus se permettre de laisser le pouvoir entre les mains d’individus pour qui la prédation est un mode acceptable de relation entre êtres humains, entre entreprises, entre groupes sociaux ou entre nations. Notre pouvoir collectif d’intervention est devenu immensément trop grand pour être laissé sous l’autorité de quelques individus, peu importe qu’ils soient des capitalistes de talent comme Bill Gates ou de hauts fonctionnaires du parti, 282
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comme ceux dont les décisions ont entraîné l’assèchement de la mer d’Aral, dans l’ex-Union soviétique. Les gens d’affaires doivent comprendre qu’ils ne peuvent pas à la fois réclamer les commandes de la société, sous prétexte que leurs méthodes sont les plus efficaces, et en même temps prétendre que les entreprises capitalistes n’existent que pour faire des profits, et non pour assurer le bien-être public. Ce n’est plus le temps d’élire des aventuriers sectaires qui rêvent de boucliers spatiaux, de croisades contre les infidèles et de baisses d’impôts pour leurs propres fidèles. Il est temps d’en finir avec les politiciens qui pratiquent l’unilatéralisme et de mettre fin à l’usage de la force économique ou militaire pour intimider les plus faibles. Il est devenu urgent que les peuples des pays industrialisés remettent le pouvoir entre les mains de gens animés d’un véritable désir de bâtir une communauté internationale juste, une communauté internationale qui devienne capable de répartir équitablement les tâches et les fruits du labeur collectif, qui soit garante du droit de chacun et de chacune à sa pleine part de bonheur, qui soit respectueuse de toutes les cultures et qui soit capable d’assurer une cohabitation harmonieuse à long terme entre l’humanité et le reste de la biosphère. Si nous trouvons le courage, individuellement et collectivement, de continuer à renoncer de plus en plus à la prédation et à miser davantage sur la collaboration, les frontières entre pays et classes sociales pourront peu à peu s’estomper. Nous serons alors en mesure de réduire véritablement les budgets consacrés aux dépenses militaires, et le seul argent économisé à ce chapitre devrait suffire amplement pour régler la plupart des plaies qui affligent encore des parties importantes de l’humanité. Si vous vous dites que mettre fin à la misère n’est pas une simple question d’argent, que la tâche est trop compliquée pour qu’on prétende s’y attaquer, rappelez-vous que produire une bombe atomique et envoyer un homme sur la Lune n’étaient pas non plus de simples questions d’argent. Pourtant, quand le président Roosevelt a été convaincu que les États-Unis devaient posséder une arme atomique avant Hitler, il a trouvé les centaines de milliers de savants, de techniciens, d’ouvriers, de mineurs, etc., dont il avait besoin, et il l’a eue sa foutue bombe, un point c’est tout! Quand le président Kennedy était persuadé que les États-Unis devaient fouler le sol lunaire avant les Soviétiques, il a également mis au travail les centaines de milliers d’individus dont il avait besoin et ce fut fait. Si un président des États-Unis ou, mieux encore, un groupe de dirigeants planétaires décidait qu’il faut mettre fin à la pauvreté et assigne à cette tâche des centaines de milliers d’universitaires, de techniciens, de gestionnaires, d’ouvriers spécialisés, etc., je vois mal pourquoi ce but ne pourrait pas être atteint. Après tout, jusqu’au milieu du siècle dernier, seulement des personnes à l’imagination complètement délirante, comme Jules Verne ou Hergé, pouvaient croire que des
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humains marcheraient bientôt sur la Lune. Éliminer la misère humaine n’est certainement pas un objectif moins réaliste que de voyager dans l’espace. Une fois que nous nous serons donné de véritables instances mondiales capables d’assurer la gouvernance de la Terre, que nous aurons établi une paix relative à la grandeur de la planète, que nous aurons cessé de dépenser des sommes considérables dans les armements et que nous aurons utilisé l’argent ainsi épargné pour régler les problèmes les plus urgents, notre tâche consistera à permettre à chaque humain de développer au maximum son potentiel afin qu’il puisse contribuer au mieux à notre bien-être collectif. Nous découvrirons alors un univers aux richesses presque infinies: le monde des biens et des services que des milliards d’êtres humains interreliés par Internet peuvent créer tous ensemble.
L’HUMANITÉ RÉSEAUTÉE Internet, le symbole le plus éloquent de la mondialisation en cours, a déjà commencé à miner de l’intérieur l’ordre économique actuel. En servant de véhicule pour des contacts directs de plus en plus faciles entre individus, entreprises, communautés, groupes sociaux, etc., il permet l’établissement de réseaux informels qui court-circuitent le quasi-monopole détenu jusqu’à récemment par les gouvernements et les multinationales (un peu comme l’invention de l’imprimerie a détruit le quasi-monopole que l’Église, grâce à ses moines copistes, détenait sur les connaissances au Moyen Âge). Déjà, il y a une multitude de petites et moyennes entreprises en tous genres qui font des affaires ensemble directement, sans passer par les canaux traditionnels comme les délégations commerciales, les foires internationales ou les missions industrielles. On peut voir désormais un graphiste de Gaspé, petite ville éloignée de tous les grands centres, qui gagne en partie sa vie en dessinant des pochettes de CD pour une compagnie de disques basée à Kiev, en Ukraine; une propriétaire de boutique à Melbourne, en Australie, qui communique directement avec des communes de production d’artisanat sur les hauts plateaux du Pérou; la directrice d’une petite clinique médicale de Californie qui fait tenir ses dossiers informatisés par des secrétaires travaillant en Inde; le maire communiste d’une petite ville de Chine de l’Ouest qui fait effectuer des travaux d’ingénierie par une firme de Berlin. La liberté d’action qu’Internet apporte à toutes les personnes engagées dans ce genre de transaction est absolument sans commune mesure avec tout ce que l’humanité a connu au cours de son histoire. Par ailleurs, nous ne sommes pas encore capables d’imaginer tout l’impact qu’Internet va avoir sur les connaissances scientifiques. Les progrès fulgurants des dix dernières années ne font que nous donner un vague avant-goût de ce qui s’en vient, un peu comme l’apparition des premiers réseaux nerveux chez les cnidaires ne préfigurait que de très très loin l’évolution qui allait aboutir à des cerveaux capables de découvrir la théorie de la relativité. Tout comme l’invention
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de l’imprimerie a provoqué la Renaissance et la révolution scientifique en permettant une circulation plus large et plus rapide des idées et des connaissances, l’apparition d’Internet a déjà commencé à entraîner une multiplication extrêmement rapide des échanges scientifiques et techniques entre les individus, les entreprises, les institutions, les universités, les laboratoires gouvernementaux, etc. Tout laisse croire que le «réseautage» électronique de l’humanité va avoir des répercussions encore plus grandes et plus profondes que la Renaissance ellemême. Et même sur le plan individuel, peut-être surtout sur le plan individuel, Internet ouvre des portes qui étaient absolument inimaginables voilà très peu de temps. Toute personne ayant une passion, aussi inusitée soit-elle, est désormais en mesure de trouver une ou plusieurs âmes sœurs, de l’autre côté de la rue ou à l’autre bout du monde. Il y a des pages Web à propos de plus de sujets que vous ne pourriez en inventer, et les sites de clavardage (bavardage en ligne) se sont multipliés à un rythme exponentiel. Plusieurs grands médias ouvrent maintenant un babillard électronique où acteurs, victimes ou témoins de grands événements peuvent s’adresser à la planète en entier et être lus par qui le veut bien. Un architecte de Bagdad a utilisé son site Internet pour raconter au jour le jour l’invasion anglo-étatsunienne de l’Irak, et son site était un des plus visités au monde pendant la «libération» de la capitale. Même nos amitiés vont être profondément influencées par Internet; l’enfant qui déménage à l’autre bout du continent peut rester en contact avec ses compagnons de classe aussi facilement que s’ils étaient encore dans la même ville; la jeune Québécoise qui a travaillé comme coopérante en Afrique peut garder ses amitiés vivantes jusqu’au jour où elle pourra y retourner. La famille de touristes japonais qui a passé deux semaines à visiter des temples aztèques peut développer une relation d’intimité avec un couple de Mexicains rencontrés pendant les vacances. Notre «réseau de relations» va littéralement exploser au cours des dix ou quinze prochaines années, augmentant d’autant notre compréhension mutuelle, accélérant de façon constante et irrépressible la construction du Village planétaire non pas au sommet, mais à la base. À mesure que ces structures matérielles (comme Internet) et immatérielles (comme l’ONU) s’organisent et se développent, chaque humain est entraîné de plus en plus complètement et de plus en plus rapidement dans une grande ronde planétaire qui fait radicalement augmenter son interdépendance. En communiquant de plus en plus les uns avec les autres, nous sommes en train de tisser une toute nouvelle forme de structure dans un «espace à plusieurs dimensions», un réseau qui deviendra rapidement aussi complexe à son échelle que notre cerveau peut l’être à la sienne. Armée de cette nouvelle « intelligence collective », l’humanité dans son ensemble pourra dépasser une existence centrée principalement sur la satisfaction de ses besoins primaires, en ce qui regarde la nourriture et la reproduction, 285
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et se lancer à la découverte de la satisfaction des activités intellectuelles, culturelles et sociales. Pour cela, il nous faudra renoncer à constituer un groupe de sociétés en compétition les unes avec les autres pour assurer leur survie, et devenir un véritable Village planétaire basé sur l’entraide et le respect, une société planétaire où chacun pourra manger et vivre décemment et où chaque personne aura la possibilité de développer toutes ses dimensions affectives, artistiques ou scientifiques. Tout comme ce fut le cas au cours de l’Antiquité après l’invention de l’écriture, et au cours de la Renaissance après l’invention de l’imprimerie, l’apparition des nouvelles techniques de communication devrait elle aussi provoquer l’émergence de toutes nouvelles façons de comprendre des lois de l’Univers, les lois de la vie et celles qui régissent le comportement humain en société. Avec une quantité absolument phénoménale d’information disponible en quelques clics de souris, il y a de plus en plus d’humains qui peuvent découvrir à peu près tout ce qu’ils désirent à propos d’à peu près n’importe quel sujet à partir de leur résidence, de leur lieu de travail, d’un café Internet ou d’une bibliothèque publique. Or, comme l’acquisition de connaissances est le véritable facteur premier de la croissance, et ce, depuis la Préhistoire, une humanité de plus en plus capable de s’instruire deviendra nécessairement une communauté de plus en plus efficace. Avec plus de 3000000000 de pages Internet déjà accessibles au grand public, et le moteur de recherche Google qui répond à lui seul à plus de 50000000 demandes par jour, on peut aisément prédire qu’en plus des nouvelles connaissances, l’ensemble des humains va acquérir plus de nouvelles habiletés au cours des vingt ou trente prochaines années qu’au cours des deux ou trois derniers siècles. Ce phénomène de mondialisation et de démocratisation de l’information a déjà commencé à donner des résultats impressionnants sur le plan du métissage culturel. La jeune fille de Shanghai, qui adule Céline Dion et qui copie ses chansons dans son ordinateur, joue aussi de la musique pop avec ses amis, transposant une partie de ses références culturelles traditionnelles dans le nouveau langage et créant de nouveaux genres. Alors que les mélanges de genres étaient relativement rares voilà trente ou quarante ans (par exemple, la musique cubaine qui mêlait les sons latins avec les rythmes africains, ou l’album du groupe Switched on Bach qui reprenait de la musique baroque avec des instruments électroniques), on voit aujourd’hui plusieurs de nos plus belles pages musicales qui sont écrites par des gens qui mélangent le jazz à la musique juive traditionnelle, la musique berbère et le rock, le chant grégorien avec la musique new age, etc. Bien que ce ne soit pas encore aussi évident, ce phénomène a des chances d’avoir des répercussions semblables et encore plus profondes sur la peinture, le théâtre, la danse, etc. Enfin, Internet va rapidement devenir le lieu par excellence de la nondiscrimination. Devant l’écran, les vieilles divisions entre homme et femme, Noir et Blanc, jeune et vieux, pauvre et riche, handicapé ou pas, ont beaucoup moins 286
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d’importance. Bien sûr, les vieux réflexes vont avoir la vie dure, et les individus qui veulent garder leurs préjugés vont continuer à le faire. Mais pour ceux et celles de ma génération, qui vont grandir en tenant pour acquis que le Village planétaire est déjà une réalité, il va être de plus en plus facile de connaître l’autre, de comprendre sa vie et ses sentiments, d’accepter ses différences, d’apprécier ses contributions à notre bien-être collectif, et, pourquoi pas, de l’aimer.
NOTRE PORTE VERS LES ÉTOILES On peut donc espérer que bientôt, d’ici à un siècle ou deux tout au plus, l’humanité dans son ensemble fonctionnera comme une seule entité. Les liens entre individus et entre régions seront tellement étroits que la seule comparaison qui me vienne à l’esprit est celle d’un méga-organisme, qui inclura non seulement tous les humains, mais, éventuellement, l’ensemble de la biosphère. Or, comme tout organisme vivant, cette «entité planétaire» voudra consacrer une bonne partie de ses énergies à fabriquer du soi-même. Mais s’il est vrai que nos descendants auront alors éliminé la misère, on peut raisonnablement espérer que les peuples du tiers-monde auront tendance à n’avoir qu’un ou deux enfants par couple, comme c’est déjà le cas dans la plupart des sociétés postindustrielles. La population de la planète cessera alors de croître, du moins en nombre, et l’humanité devra trouver un nouveau sens à l’expression «fabriquer du soi-même». Ce ne sera pas la première fois depuis le début de l’aventure de la complexité que l’expression « fabriquer du soi-même » changera de signification. Comme nous l’avons vu au cours des chapitres précédents, cette «pulsion fondamentale» de la vie prend un sens bien différent, selon qu’on en parle du point de vue des protéines, des unicellulaires, des organismes pluricellulaires ou des sociétés. Pour certains animaux, surtout parmi les plus socialisés, «fabriquer du soimême » veut aussi dire transformer leur environnement en fonction de leurs besoins, comme c’est le cas des insectes sociaux, des castors, de certains oiseaux, etc. Les humains ont particulièrement développé ce dernier aspect, d’abord en se construisant des abris, puis en inventant des outils et des vêtements, en développant l’agriculture et toutes les techniques diverses qui ont suivi. Ainsi, pour l’Empire romain, « fabriquer du soi-même », c’était aussi construire des routes, des aqueducs, des édifices administratifs et des temples tout autour de la Méditerranée, vendre ses produits, répandre sa religion, ses coutumes et ses codes de lois, etc. Pour une société postindustrielle, «fabriquer du soi-même», c’est donc aussi exporter son mode de vie, ses idées, ses connaissances, ses techniques et une foule d’autres « objets », matériels et immatériels, qui la caractérisent. Mais pour les générations à venir, « fabriquer du soi-même » inclura un niveau supplémentaire qui consistera à envoyer des robots, et parfois des humains, dans le Système solaire, afin de mieux le connaître, l’exploiter et probablement même en venir à le coloniser sous une forme ou une autre. Si cette 287
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colonisation connaît un certain succès, on pourra dire que la pyramide de la complexité aura atteint un étage de plus, celui d’un ensemble «interplanétaire» regroupant la Terre et ses colonies sur la Lune, sur Mars, et peut-être même sur d’autres planètes ou lunes encore moins hospitalières. Sortir du Système solaire présentera un tout autre défi, car les distances entre étoiles sont considérables et, pour l’instant, on ne peut concevoir de mode de transport dépassant la vitesse de la lumière. Par contre, l’évolution des connaissances scientifiques fait en sorte qu’il est tout à fait probable que nos descendants réussissent un jour à voyager à 90% de la vitesse de la lumière, ce qui placera plusieurs douzaines d’étoiles à la portée d’un voyage de dix ou quinze ans. On ne peut donc pas exclure la possibilité qu’un jour lointain, notre pyramide montera encore d’un cran, et réunira des planètes situées dans divers systèmes solaires, formant une espèce de fédération interstellaire. De plus, rien n’empêche de rêver qu’un jour les humains trouveront des technologies leur permettant de voyager à des vitesses bien supérieures à celle de la lumière. Bien sûr, jusqu’à nouvel ordre, la théorie de la relativité semble interdire cette possibilité; mais il ne faut pas sous-estimer l’ingéniosité de nos descendants des prochains millénaires. Après tout, un humain de la Préhistoire aurait été absolument incapable d’imaginer que quoi que ce soit au monde puisse se déplacer plus rapidement qu’un aigle ou un guépard; et pourtant, il y a aujourd’hui des avions qui se déplacent à plusieurs fois la vitesse du son, grâce à des technologies tout à fait inimaginables pour tous mes ancêtres ayant vécu avant le XXe siècle. D’ailleurs, la pyramide deviendrait tellement plus intéressante si nos lointains descendants pouvaient un jour avoir la chance de rencontrer une ou plusieurs autres espèces intelligentes provenant de divers secteurs de notre Galaxie. Ce serait tellement sympathique d’imaginer notre Village planétaire s’intégrant à une unique entité intelligente répandue à la grandeur de la Voie lactée, une sorte de Village galactique qui aurait alors la chance, à son tour, de «tendre la main» aux autres galaxies de l’Univers… Mais, trêve de rêve et de délire, nous devons pour l’instant nous contenter de la Station spatiale internationale, qui symbolise tout de même déjà la porte qui s’ouvre devant nous à mesure que nous progressons vers l’unification de notre planète. Avec la plupart des puissances industrielles qui y contribuent à un titre ou à un autre, cette station est notre véritable premier pas vers l’espace, et c’est à titre d’ «humanité en train de s’unir» que nous le franchissons. Les braves astronautes, qui risquent leur vie La Station spatiale internationale, pour y aller et qui y passent des mois notre porte vers les étoiles.
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dans des conditions peu enviables, ont tout de même l’honneur d’être le fer de lance de l’humanité. En occupant cet avant-poste, les cosmonautes font partie de ceux et celles qui incarnent le mieux cette intégration de l’humanité au sein du Village planétaire. L’humanité pourrait être sur le point de devenir adulte. Après avoir hérité à sa naissance des nombreux trésors que nos divers ancêtres avaient accumulés au fil des milliards d’années, l’humanité a consacré les derniers millénaires à apprendre comment les individus pouvaient fonctionner harmonieusement les uns avec les autres. Or, collaborer suppose que chacun soit dans une certaine mesure capable de dépasser son égocentrisme naturel, de faire preuve d’une ouverture à l’«autre». Chez les individus, cette capacité est généralement acquise au sortir de l’enfance, lorsque le petit humain réalise (et généralement accepte) qu’il ou elle n’est pas le centre du monde. Le fait que de plus en plus de pays et de peuples sont aujourd’hui capables de renoncer au nombrilisme primaire et de se tendre la main pour s’enrichir mutuellement me donne espoir que nous aurons bientôt acquis assez de sagesse pour savoir respecter, apprécier et véritablement partager les richesses incalculables qui nous ont été léguées par l’Univers, la Terre et la Vie. C’est cette «maturité collective» que nous sommes en train d’acquérir, qui nous donnera peut-être demain les moyens de quitter notre berceau pour aller au-devant de notre destinée cosmique et relever les défis qui attendent notre descendance dans ce merveilleux Univers à qui nous devons la vie…
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ÉPILOGUE Certains voient les choses comme elles sont et se demandent : Pourquoi ? Je rêve de choses qui n’existent pas et me demande : Pourquoi pas ?* ROBERT F. KENNEDY cité par son frère Ted, à ses funérailles
Cher lecteur, chère lectrice, J’espère que vous avez pris autant de plaisir à lire ce livre que mes auteurs en ont eu à le rédiger. J’imagine que, comme eux, vous avez trouvé certains passages plus difficiles à traverser, mais j’ose croire que, comme ce fut le cas pour eux, vos efforts ont été récompensés par la grande joie qu’on ressent quand on sort enrichi d’une expérience exigeante mais réussie. Avant de vous laisser aller, j’aimerais vous rappeler que mon histoire, c’est votre histoire; ma famille, c’est votre famille; ma nature, c’est votre nature; et si j’ai su vous communiquer ma passion, mes espoirs sont maintenant vos espoirs. Comme mes auteurs l’ont écrit en présentation, je n’ai atteint mes objectifs que si je vous ai aidé à approfondir votre foi en un Univers qui a su engendrer tour à tour l’énergie, la matière, la vie, la conscience, l’intelligence et même l’amour. La construction du Village planétaire est déjà commencée. Comment comptez-vous y contribuer ? Merci de m’avoir accompagnée dans ce beau grand voyage… Marie-Jasmine Lafleur-Desjardins
;-) * Traduction libre de : «Some see things as they are, and ask: Why? I dream of things that are not, and ask: Why not?»
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REMERCIEMENTS Je ne crois pas un seul instant que l’évolution cosmique et l’apparition de la conscience humaine soient le résultat du pur hasard. Mais je ne sais pas quoi mettre à la place. HUBERT REEVES
L’aventure qui a mené à ce livre a commencé le jour où Jacques Robert a lu un livre écrit par Pierre Matton et qui s’intitule Du Big Bang à Mozart. Peu de temps après, nous avons organisé une rencontre au cours de laquelle nous avons constaté que nous partagions plusieurs points de vue, à commencer par une commune passion pour les idées mises de l’avant par l’astrophysicien et philosophe Hubert Reeves. À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de mettre nos ressources en commun et d’écrire un livre qui nous permettrait de pousser plus loin certaines des principales thèses de Hubert Reeves afin de les transmettre sous une forme qui soit accessible à un public encore plus grand. Ayant consacré sa carrière à l’enseignement de la biologie aux étudiants et étudiantes inscrits au baccalauréat dans cette discipline à l’Université de Sherbrooke, Pierre Matton avait accumulé une foule de méthodes didactiques qui lui permettaient de communiquer efficacement sa passion à ces jeunes esprits et à leur insuffler un grand désir de mieux comprendre cette fantastique pyramide de complexité qu’est un organisme humain. Ayant passé une bonne partie de sa vie à étudier l’histoire de nos origines, Jacques Robert était en mesure d’étendre les concepts mis de l’avant par Pierre à propos du vivant aux deux extrémités de ce continuum, soit, vers le passé, en incluant l’histoire de l’Univers avant la vie, et vers l’avenir, en incluant l’histoire de l’humanité. De plus, ses expériences comme enseignant et animateur en pastorale au secondaire le rendaient sensible aux besoins particuliers de cette catégorie de lecteurs.
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Il y a évidemment une multitude d’auteurs que nous devrions mentionner si nous voulions nommer tous ceux et celles dont les idées ont contribué à étayer les thèses avancées par Marie-Jasmine. Comme il nous faudrait presque un autre livre pour tous leur rendre hommage, nous nous contenterons de mentionner ceux qui nous ont le plus marqués et dont nous recommandons chaleureusement la lecture. Le premier est évidemment l’astrophysicien et philosophe Hubert Reeves, dont les nombreuses publications nous ont ouverts à deux des lignes de fond les plus importantes présentées par Marie-Jasmine, à savoir: 1. que nous sommes constitués par une « pyramide de la complexité » et 2. que l’histoire de nos origines coïncide avec celle de l’apparition de la complexité dans l’Univers. D’une certaine façon, notre livre est essentiellement une tentative d’approfondir un certain nombre d’idées lancées initialement par M. Reeves. Si vous avez aimé les pages que vous venez de lire et que vous avez envie de pousser vos réflexions plus loin, nous vous recommandons tout particulièrement ses livres Patience dans l’Azur, Poussières d’étoiles et L’heure de s’enivrer. À peine moins importants qu’Hubert Reeves, il y a eu un certain nombre d’auteurs particulièrement prolifiques comme Carl Sagan (thèmes généraux), Albert Jacquard (biologie et société), Stephen Jay Gould (évolutionnisme), Isaac Assimov (surtout en physique), Joël de Rosnay (biologie), Desmond Morris (éthologie), Timothy Ferris (astronomie et cosmologie), Yves Coppens (anthropologie), Donald Johanson (anthropologie) et Arthur Koestler (histoire des sciences). Nous avons lu plusieurs livres de chacun de ces auteurs et ils nous ont à peu près tous paru passionnants et relativement faciles à comprendre, même pour les non-initiés. Nous avons également beaucoup aimé de nombreux livres écrits par Jean Piaget (psychologie du développement cognitif), Theillard de Chardin (anthropologie et philosophie), Stephen Hawking (physique), Christian de Duve (biologie cellulaire) et Charles Philippe David (géopolitique et stratégie militaire). Ces livres sont toutefois plus spécialisés et pourraient intéresser ceux et celles qui voudraient explorer l’étude de ces aspects. Parmi les auteurs dont l’œuvre écrite est moins volumineuse, mais toutefois importante, mentionnons Stuart Kauffman, qui applique les mathématiques du chaos à la biologie, James Gleick, qui a signé un classique intitulé Chaos, Trinh Xuan Thuan, pour son chef-d’œuvre, La mélodie secrète, à propos du Big Bang Richard Feinman, Prix Nobel de physique, Lynn Margulis, pour son livre L’univers bactériel, et Richard Dawkins, auteur du best-seller Le gène égoïste, qui défend des idées presque diamétralement opposées aux nôtres mais qui le fait d’une façon tellement magistrale que nous n’hésitons nullement à en recommander la lecture.
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Bien sûr, il y a beaucoup d’autres auteurs qui ont nourri nos connaissances et nos réflexions; la liste serait trop longue. En leur disant merci, nous réalisons de façon bien concrète et vivante une des grandes évidences de ce livre, à savoir que l’interaction dans l’Univers est toujours source de nouveauté et de progrès. Une première version du manuscrit a été critiquée par quatre finissants et finissantes en sciences de la santé au Cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu, ainsi que par quatre autres qui terminaient leur 5e secondaire à la Polyvalente Armand-Racicot, également à Saint-Jean-sur-Richelieu. Nous transmettons donc nos remerciements les plus chaleureux à Pascal Beauchesne, Justin Carey, Vanessa Desgagné, Ariane Proteau, Mathieu Raymond, Myriam Robert, Stéphanie Scarfo et Justin-Félix Smith. Jacques leur avait demandé de ne pas nous ménager et ils ont parfaitement rempli leur mission. Grâce à leurs nombreux commentaires, souvent d’une grande richesse, nous avons pu rendre plus clairs certains concepts essentiels, et généralement simplifier notre vocabulaire pour rendre le texte plus accessible. C’est pour nous un grand plaisir de donner ici leurs noms, ainsi que ceux des professeurs qui nous ont mis en contact avec eux: Annie Châteauneuf, Jean-Pierre Guillet et Thang Hoang. Les sections traitant de physique ont également été relues par Louis-André Hamel, professeur de physique à l’Université de Montréal. Nous le remercions de nous avoir évité d’écrire certaines choses inexactes, et s’il reste toujours des erreurs dans le texte, nous en prenons évidemment l’entière responsabilité. Nous profitons également de l’occasion pour faire un clin d’œil à Jasmine, la fille de la cousine de Jacques Robert, dont nous avons emprunté le nom pour baptiser notre personnage. Elle nous semble incarner ce multiculturalisme qui fait la richesse de notre société. Enfin, nous tenons à exprimer toute notre gratitude à Jean-Marc Gagnon, à Lise Morin et à toute l’équipe des Éditions MultiMondes pour l’appui qu’ils nous ont donné dans notre tentative d’opérer la jonction entre vulgarisation scientifique et philosophie sociale. Jacques Robert et Pierre Matton
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