Dialogue sur l’essai et la culture
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Cultures québécoises Collection ...
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Dialogue sur l’essai et la culture
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Cultures québécoises Collection dirigée par Yvan Lamonde Cette collection fait place à des travaux historiques sur la culture québécoise, façonnée par diverses formes d’expression : écrite et imprimée, celle des idées et des représentations ; orale, celle des légendes, des contes, des chansons ; gestuelle, celle du corps et des formes variées de manifestations ; matérielle, celle des artefacts ; médiatique, celle des média de communication de masse, portée par la technologie et les industries culturelles. Ouverte aux travaux comparatifs, aux défis de l’écriture et de l’interprétation historiques, la collection accueille aussi des essais ainsi que des travaux de sémiologie et d’anthropologie historiques. Titres parus Lamonde, Yvan et Denis Saint-Jacques (dir.), 1937 : un tournant culturel, 2008. Xavier Gélinas, La droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, 2007. Pierre Vadeboncœur, Une tradition d’emportement. Écrits (1945-1965). Choix de textes et présentation par Yvan Lamonde et Jonathan Livernois, 2007. Michèle Dagenais, Faire et fuir la ville. Espaces publics de culture et de loisirs à Montréal et à Toronto aux xixe et xxe siècles, 2006. Yvan Lamonde et Didier Poton, La Capricieuse (1855) : poupe et proue, Les relations France-Québec (1760-1914), 2006. Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupal et Michel Ducharme, Les idées en mouvement : perspectives en histoire intellectuelle et culturelle du Canada, 2004. François Labonté, Alias Anthony St-John, Les patriotes canadiens aux États-Unis, décembre 1837-1838, 2004.
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Dialogue sur l’essai et la culture
Les Presses de l’Université Laval
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Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Capture communication Mise en pages : Capture communication
ISBN : 978-2-7637-8741-1 © Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2008
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 Téléphone : 418 656-2803 Télécopieur : 418 656-3305 www.pulaval.com
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À Pierre Vadeboncœur pour sa droiture et les encouragements qu’il m’a prodigués
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Avant-propos
J’avais pensé donner une suite à L’écriture de l’essai (L’Hexagone, 1994), donc ajuster et approfondir la réflexion théorique poursuivie dans ce livre. Et cela, en adoptant la manière de l’exposé didactique, comme il sied à un professeur. À l’exercice, je me suis aperçu que cette façon d’écrire, forcément systématique, toujours un peu corsetée, n’arriverait pas à exprimer le tour, les nuances, le ton surtout que prenaient les fragments de texte que j’accumulais pour ce petit livre. Ces fragments ressemblaient souvent à une Situation faite à l’essai dans l’institution littéraire, à la manière du grand essayiste français Charles Péguy. Cherchant à concilier le plus fidèlement possible ce ton, parfois polémique, avec une pensée, théorique certes mais inévitablement en prise sur un certain vécu institutionnel, j’ai opté pour le dialogue, qui permet de donner la parole à des voix différentes, légèrement discordantes parfois, et donc d’inscrire dans le texte des inflexions qui reconduisent le sens, avec des nuances obligées, dans les replis mêmes du langage. Magie du dialogue : du se faisant dans l’instant. C’est là une forme d’essai, au fond, tel que l’ont pratiqué, à l’occasion, Lukács, André Belleau, et bien sûr Platon, d’illustre mémoire. Exemple précis : parmi les essais de L’âme et les formes de Lukács, figure « Richesse, chaos et forme » dont le sous-titre est « Un dialogue à propos de Lawrence Sterne ». Lukács fait montre de la même souplesse d’expression en donnant à son essai fondateur « À propos de l’essence et de la forme de l’essai » la forme épistolaire : « Une lettre à Léo Popper », ce qui confère une singulière animation au propos théorique.
������������������ . Georges Lukács, L’âme et les formes, traduit de l’allemand par Guy Haarscher, notes introductives et postface par Guy Haarscher, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque de philosophie, 1974, p. 201-239. . Ibid., p. 7-33.
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Avant-propos Dialogue sur l’essai et la culture
Le lecteur qui daignera emprunter ce cheminement, qu’on pourrait qualifier d’existentiel, pour explorer le domaine de l’essai, finira par retrouver, revisités, renouvelés parfois, certains paramètres théoriques que j’éprouve le besoin de réaffirmer, ainsi que d’autres, nouveaux et très importants à mes yeux, que la réflexion et l’écriture m’auront inspirés. Si j’avais à épingler ces apports nouveaux introduits dans la réflexion dialoguée, mieux encore suscités par elle, je les schématiserais ainsi : – une analyse détaillée de la valeur suggestive du mot essai, à la lumière d’une riche tradition de lecture, pour parer à l’énorme flou sémantique qui entoure encore ce vocable ; – l’élucidation d’un problème qui depuis longtemps me hante : l’ambiguïté fondamentale, constitutive de l’essai, et le retentissement de celle-ci sur le concept même de littérature ; – une question capitale que je n’avais jamais tirée au clair : la structure ironique de l’essai entraînant divers niveaux de sens ; – surtout peut-être, l’étude de la nature exacte de ce fameux je de l’écriture, laquelle débouche sur un examen de l’argumentation propre à l’essai ; nous sommes alors au cœur de la créativité de l’essai, de son essence littéraire ; – la structure composite des textes : nombre d’entre eux sont de bout en bout de nature essayiste, donc se prêtent plus facilement à l’analyse, mais on détecte chez d’autres la présence d’une certaine hybridité formelle ; – la méconnaissance de l’essai comme symptôme d’une désaffection à l’égard de la littérature et, plus largement encore, de tous les modèles de la culture. J’avoue avoir du mal à parler de l’essai sans passion. André Belleau aussi, dirais-je à ma décharge : il suffit de relire sa Petite essayistique dont la première mouture s’intitulait justement La passion de l’essai. Tout se passe comme si le discours que je tiens alors s’adressait à un interlocuteur adverse, contradicteur déclaré ou auditeur indifférent : mon texte revêtirait spontanément un caractère dialogique. Outre les mobiles inconscients qu’un �������������������������������������������� . André Belleau, « La passion de l’essai », Liberté 169, vol. 29, no 1, février 1987, p. 92-97.
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Avant-propos Dialogue sur l’essai et la culture XI
disciple de Freud se targuerait de déceler, on devrait pouvoir assigner à ce comportement des motifs plus obvies. Mes enfants, au collège, suivaient le « cours d’essai », fort utile sans doute pour former la « tête bien faite », et qui portait sur... les techniques de la dissertation (« sujet amené, sujet posé, sujet divisé », vous vous souvenez ?), dont le rapport avec l’essai me paraissait pour le moins problématique sinon contradictoire. Heureusement qu’à l’université on fut choyé : au niveau du baccalauréat comme à celui des études supérieures, on offrait des cours sur la théorie de l’essai, sur l’essai français, sur l’essai québécois. Jusqu’au jour où l’on choisit de se convertir à la prestigieuse Trinité générique : le récit, la poésie, le théâtre ; l’essai fut alors poliment escamoté. Nombre de professeurs et de critiques me paraissent considérer l’essai comme un écrit un peu sophistiqué, marginal, hybride, ni franchement littéraire, ni scientifique pour autant, exilé plutôt dans la zone floue de la nonscientificité ; comme quelque chose, autrement dit, entre tout et rien ; tout, c’est-à-dire un ensemble hétéroclite embrassant toute la prose d’idées ; mais rien de spécifique qui puisse prêter le flanc aux définitions du chercheur sérieux. L’antique suspicion à l’égard de l’« essayisme », qui régnait en France à l’époque positiviste du xixe siècle finissant, serait donc restée vive. L’essai est d’emblée jugé par les littéraires comme un écrit mineur, inclassable, qu’on n’a pas honte d’ignorer. Témoin cet aveu que me fit un professeur : « J’ai tout à apprendre en ce domaine. » Superbe humilité à crochet qui suintait le non-dit : « Peu importe car, pour l’essentiel, je suis une sommité. » Me revient à l’esprit, de la même veine, la feinte modestie d’un universitaire français qui, avec un sourire condescendant, admettait tout ignorer de la littérature « canadienne » (québécoise, plutôt, mais à ses yeux c’était tout un)... L’ayant confessée, j’ai donc décidé de céder consciemment à cette tentation dialogique. Qu’il apprécie ou non les accès polémiques de ce Dialogue, le lecteur y trouvera peut-être, malgré tout, des éclaircissements sur la nature de l’essai dans ses rapports mouvementés avec la littérature et la culture. Libre à chacun, donc, de ne chercher dans ce livre qu’un approfondissement de la réflexion sur la nature de l’essai, auquel se ramène, en effet, l’essentiel de mon propos. Des analyses éclairantes sur ce sujet ont déjà été proposées par Lukács, Adorno, André Belleau, Jean Terrasse, Jean Marcel, Fernand Ouellette, Richard M. Chadbourne, François Ricard, Robert Major, Marc ���������������������������������������������������������������������������� . Voir, sur ce sujet, Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », dans Jean Starobinski, Paris, Centre Georges Pompidou, Cahiers pour un temps, 1985, p. 185-196.
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Avant-propos Dialogue sur l’essai et la culture
Angenot, Jean-Louis Major, Laurent Mailhot, François Dumont, et récemment Marielle Macé, pour mentionner quelques auteurs dont la lecture m’a été particulièrement utile. Et pourtant, rendons-nous à l’évidence : pour la plupart des lecteurs, encore de nos jours, l’essai n’existe pas ou, pour mieux dire, ne se distingue en aucune façon de ce magma qu’est toute l’étendue audelà des frontières du roman, de la poésie et du théâtre, soit ces écrits dont on peut parler sans se référer à l’écriture ni même savoir ce qu’est l’écriture. Rien n’est donc vraiment acquis ! J’ai permis à mes deux personnages de s’inspirer, à l’occasion, de recherches que j’ai déjà menées, dans L’écriture de l’essai et divers articles, sur l’intentionnalité philosophique de l’essai, sur ses enjeux épistémologiques, sur l’hybridité occasionnelle du genre. Ce sont des proches, après tout, et même des intimes, nul n’en disconviendra. Mais l’essentiel de leurs propos, saisis sur le vif grâce au contexte énonciatif très particulier du dialogue, est absolument inédit.
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Dialogue
L’AUTRE a rendez-vous avec LUI, au bureau de ce dernier, une pièce au sous-sol avec des étagères couvertes de livres. L’AUTRE est professeur d’université. LUI est maintenant professeur retraité. Ils ont en commun une passion pour la littérature, et, chose plus rare, pour la forme d’art littéraire de l’essai. Effectivement, s’entassent sur le bureau, en plus d’une pile de publications, des chemises remplies de documents sur l’essai. Sont étalées aussi des feuilles bourrées d’annotations. On dirait un ouvrage en chantier...
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L’AUTRE – Je ne t’ai pas vu depuis longtemps... Tu n’as pas changé... Et pourtant, si... Je t’ai lu, à l’occasion, et j’ai perçu parfois chez l’essayiste et théoricien plutôt serein que j’ai connu des accents de polémiste. Que s’est-il donc passé ? LUI – D’abord, cher ami, je tique sur ce mot polémiste que tu me parais employer dans un sens péjoratif. Tout essayiste est un peu polémiste : il est habité, sinon hanté par des idées-personnages qui sont autant de voix qui s’accordent parfois, mais qui souvent aussi s’entrechoquent dans sa tête. L’AUTRE – Là, je t’arrête parce que je viens de m’amuser comme un petit fou en relisant des essais extraordinaires du polémiste Jules Fournier : « Un grand explorateur », « La langue française au Canada », « Que ceux qui ont des yeux voient ! » Quelle grandiose ironie ! Quel plaisir d’écrire ! On n’écrit plus comme cela. LUI – Bon, ça me rassure. Mais, plus près de nous, Belleau aussi pouvait être un polémiste redoutable. Relis, par exemple, son essai sur l’essai, Petite essayistique (où l’on vérifie, soit dit en passant, que l’essai, – une forme et non un contenu, on ne le répétera jamais assez, – peut porter sur n’importe quel sujet, même sur la théorie), relis donc Petite essayistique en prêtant ������������������ . Jules Fournier, Mon encrier, Introduction d’Adrien Thério, préface d’Olivar Asselin, Montréal, Fides, collection du Nénuphar, 1965, 350 p. ����������������������������������������������� . André Belleau, « Petite essayistique », dans Surprendre les voix, Montréal, Boréal, 1986, p. 85-89.
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l’oreille au ton de l’écrivain (d’ailleurs, c’est le ton qui donne à l’essai sa forme ; tu te souviens de la définition audacieuse de l’essai proposée par Whitmore : « not a form but a tone » ?). Tu seras surpris par la vive agressivité d’un propos théorique, donc abstrait en principe, qui semble sorti tout entier d’un mouvement d’humeur de l’essayiste à l’endroit des voix antagonistes ; ces voix, ici, ne sont pas qu’intérieures, elles affleurent même dans le texte. Dès la première phrase, et sans ménagement, l’essayiste va mettre au pas ces adversaires invisibles en leur rappelant une « banalité », comme à une bande d’ignorants : « Commençons par une banalité : le romancier et le poète ne sont pas plus des écrivains de première main que l’essayiste (ou le critique). » Dans son irritation, il va donner la parole à ces mufles sécurisés : On entend encore dire dans notre milieu : « Nous, les poètes et les romanciers, nous travaillons avec la vie tandis que vous, pauvres essayistes, vous travaillez avec ce que nous faisons. »
La réfutation catégorique de cette prétention méprisante culmine dans la répartie de l’essayiste, couronnée par l’ironie mordante du commentaire : Mais dites à l’un ou l’autre de nos romanciers locaux : « Votre roman se présente comme le réarrangement d’une certaine écriture et de quelques thèmes dont les prototypes ont paru il y a dix, vingt ou trente ans », vous risquez fort de faire l’objet de sévices. Il faut leur pardonner. Ils ne le savent pas ou feignent de l’ignorer.
Assez mordant, merci ! Mais, pour illustrer ce ton polémique du regretté Belleau, je ne puis m’empêcher de citer aussi cet autre passage tiré d’un essai magistral « Indépendance du discours et discours de l’indépendance » : quel écrivain ! Depuis vingt ans que je pense tous les jours ou à peu près à l’indépendance du Québec, je ne l’ai jamais fait que dans la passion ou la colère, l’ironie ou le ressentiment, avec un interlocuteur imaginé mais non fictif surgi devant moi, ah ! je le tenais enfin !, ou tant d’autres que je ne nommerai pas, et auxquels j’assenais les arguments trouvés la veille... Ma salle de bains, mon cabinet de travail, mon auto sont peuplés d’ombres parlantes et gesticulantes.
��������������������������������������������������� . Charles E. Whitmore, « The Field of the Essay », Publications of the Modern Languages Association, vol. XXXVI, no 1, 1921, p. 551-552. ���������������������������������������������������������������������������������� . André Belleau, « Indépendance du discours et discours de l’indépendance », dans Surprendre les voix, op. cit., p. 125-139 ; voir p. 126-127.
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De quoi stimuler le peuple québécois... L’AUTRE – « Peuple », dis-tu ? De nos jours, « nation » fait plus chic (et plus cynique aussi : une « nation » dans une belle cage dorée)... Et pourtant, cette situation inadmissible est sans cesse reconduite dans une apathie désolante : quel cas fait-on encore de la fierté française et de l’indispensable autonomie d’une nation pleinement responsable de son destin ? Pauvre Québec enfermé : c’est ce qui explique à mes yeux la vogue étonnante de nos « humoristes » : rire pour ne pas pleurer... Quoi qu’il en soit, c’est évident. Je me rends à ta réhabilitation du polémiste, et j’en rajoute, comme tu peux voir ! Mais tout de même... Mon petit doigt me dit... LUI – Toi, tu n’as pas changé ! Car tu as raison, au fond. C’est vrai que j’ai perdu ce que tu appelles ma « sérénité ». Tu connais mon attachement aux valeurs de l’essai. La persistante méconnaissance de ce genre littéraire a fini par m’irriter. D’où le changement de ton que tu as correctement diagnostiqué, espèce de fin finaud ! Si Belleau avait l’indépendance dialogique, moi j’en suis venu à avoir l’essai dialogique. Pourtant, un collègue sympathique, au demeurant à la fois écrivain et excellent théoricien de la littérature, JeanLouis Major, m’avait averti : La grande difficulté de l’essai, qui explique les malentendus et la méconnaissance et l’ignorance généralisée, c’est qu’à l’encontre des genres canoniques, il exige un minimum de perception littéraire, de sens critique, de sens des valeurs de l’écriture pour être reconnu. C’est un défaut fatal.
Hélas, il était écrit que je devais moi-même en faire l’expérience. L’AUTRE – Je reviens donc à ma question. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? LUI – Ce n’est pas « un tout petit rien ». Remontons jusqu’à mes dernières années comme professeur invité à l’université. Tu te souviens combien j’étais comblé : tous ces cours sur l’essai, à l’égal des autres genres littéraires : théorie de l’essai, essai français, essai québécois, au niveau du baccalauréat, et la suite logique au niveau des études supérieures. L’AUTRE – Oui, je me rappelle ton euphorie d’alors. LUI – Or, un jour, un collègue « ami », structuraliste de stricte observance, dois-je préciser, m’aborde avec une suavité assassine, et, après un tapotement gentil de l’avant-bras, me susurre à l’oreille d’une voix de violoncelle :
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Je dois t’avouer, mon cher, que je me demande souvent s’il n’est pas prématuré d’enseigner l’essai. Si on tient compte d’une certaine hiérarchie des genres, l’essai n’est pas aussi canonique que le roman, par exemple. Il n’a pas encore fait l’objet d’une formalisation rigoureuse.
Une angoisse existentielle m’étreint : « Que fais-je donc, pauvre de moi, qui enseigne principalement cela, l’essai, depuis plus de vingt-cinq ans ! » Et, avec cet esprit de l’escalier dont je suis affligé, je suis resté bouche bée... L’AUTRE – Mais voyons ! Tu n’avais pas à t’en faire avec ce jugement superficiel. La recherche sur l’essai remonte au moins jusqu’à Lukács, vers 1910, un siècle bientôt. LUI – Je sais, je sais, et le Québec, en particulier, s’est distingué dans ce domaine. N’empêche : cette vacherie distinguée m’a fait l’effet d’un pressentiment : quelque chose se tramait dans les officines des Comités... Et, effectivement, en invoquant les fameuses compressions budgétaires, argument sans réplique des années quatre-vingt, on réduisit à deux les quatre demi-cours consacrés aux quatre genres littéraires : Récit et essai, Poésie et théâtre, chacun de ces genres devant dorénavant « jouir », si je puis dire, de la moitié d’un demi-cours : la portion congrue, quoi ! Or, après quelques années de cet absurde régime minceur, on fut d’avis, avec raison, que le temps alloué ne permettait pas de consacrer le temps nécessaire à l’étude du récit, de la poésie et du théâtre, tout en s’interrogeant du même coup, comme par hasard, sur la pertinence de considérer l’essai comme un « genre canonique », au même titre que les grands genres de la tradition. Et conséquemment, on proposa de créer trois demi-cours : le théâtre, la poésie et le récit. L’AUTRE – Joli tour de passe-passe ! Comme par magie, l’essai venait de disparaître, et le vœu de ton ami à la voix de violoncelle se trouva pleinement exaucé. LUI – Mon sang n’a fait qu’un tour. Comme je n’étais pas admis à l’Assemblée, vu mon statut de professeur invité, je sortis ma plume des jours critiques, et rédigeai d’une traite un texte que je distribuai ensuite à des collègues amis. Je t’en fais lire des extraits où tu reconnaîtras ton « polémiste ». « [...] je n’ai pas été peu surpris de lire que vous vous interrogiez sur la pertinence de considérer l’essai comme un genre canonique au même titre que le récit ou le théâtre ou la poésie. J’enseigne l’essai depuis plus de vingt-cinq ans, j’ai écrit sur la question des textes qui sont consultables en bibliothèque [...]. Je me contenterai de souligner le point suivant : il me
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semble que ce concept de “ canonicité ” des textes, impliquant une espèce de hiérarchie entre les formes littéraires, est un squelette institutionnel qui gagnerait à rentrer sous terre. La réalité concrète à laquelle nous faisons face comme professeurs, c’est qu’il existe de grandes œuvres littéraires – poèmes, romans, essais, etc. – et qu’il importe de fournir à nos étudiants l’outillage conceptuel et méthodologique nécessaire pour les étudier d’une façon intelligente. Vais-je commencer à professer que les Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal, les Impromptus d’André Comte-Sponville, Le bonheur excessif de Pierre Vadeboncœur, La poussière du chemin de Jacques Brault, Le don des morts de Danièle Sallenave, Surprendre les voix d’André Belleau, Poésie et profondeur de Jean-Pierre Richard, La poétique de la rêverie de Gaston Bachelard, que tous ces textes, donc, et tant d’autres, ne méritent pas qu’on s’interroge sur la forme littéraire particulière de leur écriture, celle de l’essai, sous prétexte qu’ils ne sont pas aussi “ canoniques ” que tel roman ou tel recueil de poèmes ? Il me semble qu’un tel raisonnement nous accule à l’absurdité. [...] Pour les étudiants, la suppression de ce cours de base aurait des conséquences fâcheuses. [...] Comment pourront-ils alors analyser un essai ou même par la suite rédiger une thèse pertinente sur ce genre littéraire où la façon est indissociable de la justesse même de la pensée ? N’est-ce pas à cause de cette lacune en matière de théorie littéraire que trop souvent dans les journaux et revues certains chroniqueurs analysent sans discernement, sous la rubrique essais, des études, des traités, des monographies, et par aventure parfois, un authentique essai ? J’ajoute qu’une initiation valable à l’essence de l’essai ne saurait se faire en quelques leçons, qu’il faut y mettre du temps et de la réflexion. Ce genre est d’une richesse foisonnante ; il comporte plusieurs registres d’expression, chacun possédant ses caractéristiques. Il s’inspire d’une tradition intellectuelle qui a donné des chefs-d’œuvre non seulement en littérature française, mais en littérature allemande, anglaise, espagnole, québécoise, etc., où l’on découvre, d’autre part, un corpus substantiel de réflexion théorique. Qu’un étudiant en littérature ne puisse y avoir accès me paraît une importante déficience dans sa culture. » L’AUTRE – En effet, je retrouve, et en pleine forme, mon ami le « polémiste ». Et je t’avoue que ton petit brûlot me plaît. Il me fournit des arguments, à moi qui donne parfois des cours sur l’essai dans mon université. Ta polémique est d’ailleurs plutôt modérée, sauf peut-être en direction des chroniqueurs qui abusent de la rubrique essais. Pourquoi pas études et essais, tiens, ce qui permettrait de faire la part des choses.
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LUI – Je tiens à souligner que je n’ai rien contre ces chroniqueurs, que je lis assidûment, d’ailleurs, et qui jouent un rôle important auprès des lecteurs. Mais, effectivement, il me semble qu’ils pourraient distinguer entre les études et les essais qu’ils présentent au public. Un peu de rigueur intellectuelle siérait ici, car il y a un monde de différence entre les deux. Les études relèvent de la prose d’idées de communication courante, tandis que l’essai est aussi une prose d’idées, mais transmuée par l’écriture. Dans le cas de l’étude, on peut se contenter à la rigueur de résumer et discuter des contenus ; tant mieux s’ils sont bien exprimés, mais c’est la pensée d’un auteur ici qui importe avant tout. La situation est tout autre dans le cas de l’essai où toute l’attention doit porter sur l’écriture, seule révélatrice de la pensée dans sa pleine justesse. Te souviens-tu de ce passage de Jean Marcel qui corrobore mon insistance sur la forme de l’essai ? Il réagissait, avec quelle ferveur, à la lecture des Deux royaumes de Pierre Vadeboncœur : Juste après sa célèbre phrase sur l’homme-style, Buffon a écrit quelque chose de beaucoup plus grave et qui prend ici tout son sens : « La façon dont une chose est dite est de plus d’importance pour l’humanité que cette chose même. » Dite d’une autre façon, la justesse des Deux royaumes serait-elle encore vérité ? On en doute, tant la façon ici est le mode même de la conviction.
L’AUTRE – J’ai toujours admiré la perspicacité de Jean Marcel, la profondeur et l’ampleur de vue de ses textes. LUI – Moi aussi. Belleau et lui sont, au Québec, les théoriciens de l’essai que je préfère. Mais revenons à mon « épître ». L’AUTRE – En effet. J’ai hâte de connaître la suite. Les collègues ontils voté en faveur de cette proposition qui abolissait le cours de base sur l’essai ? LUI – Non, la proposition fut défaite. L’AUTRE – Bravo, donc. L’avenir était assuré. LUI – Non. Le ver était dans le fruit. Tôt ou tard... Le coup, cette fois, est venu des étudiants, qui se sont plaints, avec raison, que deux cours de théorie littéraire, et surtout donnés dans ces conditions, susceptibles de créer de la confusion (comment entasser dans un maigre demi-cours l’ensemble de ���������������������������������������������������� . Jean-Marcel Paquette, « Gloses et notules », dans Liberté, « Les deux royaumes de Pierre Vadeboncœur », no 126, novembre-décembre 1979, p. 19-20.
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la réflexion théorique sur le récit et sur l’essai ?), les étudiants, donc, se sont plaints de l’insuffisance de leur préparation méthodologique. On est revenu à la proposition de créer trois demi-cours : le récit, la poésie, le théâtre ; quant à l’essai, on l’éluda, sans plus. L’AUTRE – Cette fois, tu étais cuit ! LUI – Tu t’imagines bien que je ne me suis pas rendu sans condition. J’écrivis au président de ce comité innovateur une lettre ferme mais polie. L’AUTRE – Et as-tu réussi à le convaincre ? LUI – Pas du tout. Je ne te citerai que la partie de sa lettre qui concerne l’essai, et qui m’a fait bondir. « À propos de la place de l’essai dans nos programmes, cependant, je ne suis pas d’accord avec vous. Il ne s’agit pas de considérer l’essai comme un genre inférieur, bien sûr ! Mais il faut admettre, je crois, que [...] la réflexion théorique sur l’essai et la méthodologie de l’analyse de l’essai ne méritent pas trois crédits d’étude obligatoires, à la différence des autres genres. Cette matière est plus limitée [...]. » L’AUTRE – Je n’ai pas la vocation de « polémiste » mais je t’avoue que je trouve de tels propos désolants et surtout dénués de tout fondement. Pour préparer les cours que j’ai donnés sur l’essai, je n’ai fait qu’effleurer l’ensemble des écrits consacrés à ce genre littéraire, en me limitant d’ailleurs aux textes français ou accessibles en français ; faute de temps, j’ai dû me contenter de quelques textes classiques de Lukács, Belleau et Jean Marcel : la matière, déjà, était fort copieuse et plutôt difficile. Autre exemple : on m’a rapporté qu’un collègue avait consacré un séminaire entier à l’étude de l’essai critique d’Adorno sur « L’essai comme forme10 » qui propose, en fait, une vision globale du monde culturel. Ne retrouve-t-on pas, à la lecture d’un essai « authentique » (tel que le voulait Lukács), c’est-à-dire celui qui adresse à la vie son perpétuel questionnement, l’intentionnalité de l’écrit philosophique ? Il me semble, en effet, que l’essayiste est une espèce de philosophe, contemplateur d’idées, d’essences, grand idéaliste, à la manière de Socrate « toujours plongé dans les valeurs ultimes », affirmait un Lukács ébloui par ce modèle, sauf – et c’est capital – que sa pensée, essentiellement libre, ne saurait se figer dans la glace d’un système. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’essai, ��. Theodor Adorno, « L’essai comme forme », dans Notes sur la littérature, traduit de l’allemand (Francfort/Main, Suhrkamp Verlag, 1958, 1961, 1965, 1974), par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 5-29.
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littérature d’idées au sens littéral de cette expression galvaudée, est plus « difficile » en un sens que le récit ou le poème puisqu’il se situe à un certain degré d’abstraction et requiert donc plus de temps et de culture pour être apprivoisé. On est loin de la « matière limitée » de ton collègue. LUI – Peut-être me prenait-il en pitié en m’imaginant en train d’arpenter, triste et pensif, ma salle de cours, en mal de matière à enseigner. Quoi qu’il en soit, le cours de base sur la poétique de l’essai fut supprimé. Gloire soit à la Trinité générique ! Quant à moi, on m’a assigné, pour finir, un cours sur « La femme et la littérature », ce qui m’a tout de même permis de terminer en beauté ma carrière d’enseignement. L’AUTRE – Je suis sympathique à ta cause, tu le sais bien, mais n’est-ce pas là de la petite histoire universitaire, finalement sans grand intérêt ? LUI – Là, mon vieux, franchement tu me déçois. Universitaire toimême, tu sais pourtant que c’est nous qui formons les futurs chroniqueurs et critiques littéraires, parfois même des romanciers et des poètes. Imaginestu un critique littéraire qui n’ait jamais eu la possibilité de réfléchir sur la nature de l’essai, sur la différence (majeure) entre une étude critique et un essai critique ? Si on prive les étudiants d’une formation théorique complète en littérature, on peut s’attendre à ce que ceux-ci ne soient plus tellement enclins désormais à s’aventurer démunis dans un domaine de recherche aussi complexe que celui de l’essai dont ils ne connaîtraient pas les paramètres, à moins qu’ils n’en parlent quand même... à tort et à travers. Ce que je dis là vaut pour les collèges (ou les cégeps) où on enseigne aussi l’essai, mais il est arrivé (j’espère qu’on a corrigé cette anomalie) que le « cours d’essai » soit consacré aux techniques de la dissertation ! L’AUTRE – D’accord, je me rétracte, tu as raison. La responsabilité des professeurs d’université et de collège, chargés d’inculquer à leurs étudiants le goût de la littérature et de la culture, est très grande, très noble. Et, pour démontrer ma bonne volonté, j’irai même plus loin que toi. Certes, les universités et les collèges, avec leur mission de recherche et d’enseignement, sont des hauts lieux de la culture mais il ne faut pas oublier l’influence des livres et ici des publications savantes qui nourrissent d’ailleurs l’enseignement des maîtres. Or, s’il existe déjà au Québec des analyses éclairantes sur la nature de l’essai, force est de reconnaître dans d’autres écrits la méconnaissance, les préjugés et les lacunes qui se répercutent sur l’enseignement. Il y aurait une enquête fort instructive à mener sur l’emploi abusif du mot essai, mais
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je me contenterai pour l’instant d’un exemple tout à fait représentatif d’une confusion totale entre le véritable essai et la prose d’idées d’usage courant : un article intitulé « L’essai : le genre oublié11 ». Énumérons les types de textes présentés ici comme des « essais » : « discours parlementaires », « conférences », « essais journalistiques », « lettres pastorales de Mgr Bourget », « pamphlets », « satires de tous ordres », « essai littéraire », « préfaces de romans, d’ouvrages historiques », « keepsake et journal intime », « récits de journaux de voyage » : c’est la bouteille à l’encre ou de la bouillie pour les chats. Et, en lisant cet article, je comprends les réticences des professeurs (qui partagent cette façon de voir) à l’égard de l’enseignement de l’essai. LUI – T’es-tu avisé, cependant, de quelque chose de beaucoup plus troublant, à savoir que cet article est, sinon un compte rendu en bonne et due forme, du moins un coup d’encensoir destiné au tome VI des Archives des lettres canadiennes, L’essai et la prose d’idées au Québec12, une des plus importantes références au Québec en matière d’essai. Or, l’étiquette d’essai, pour nombre de collaborateurs de cet ouvrage, englobe toute la prose d’idées, c’est-à-dire un type d’écrit inclassable. Par exemple, l’auteur de « L’essai au Québec : des origines à la Confédération », décrit l’essai comme « ce fourretout traditionnel parmi les genres littéraires, sorte de magasin général de textes en prose qui n’ont pas de forme reconnue ou reconnaissable13 » ; bien qu’il mentionne en note l’existence de certaines études importantes sur l’essai, il s’en tient à un embryon de théorie, considérant l’essai comme un « traité sans prétention » ou un « discours réflexif sans apprêt14 ». Que le lecteur se contente de ce maigre os théorique : « une réflexion personnelle sur un sujet donné15 ». Et vivement les contenus ou les thèmes ! Pourtant, juste après avoir averti le lecteur que « l’essai se passe normalement de structures formelles ou de procédés didactiques16 », l’auteur cite bizarrement un texte intéressant d’Étienne Parent où affleurent les « structures formelles » qui eussent mérité un commentaire : le je de l’écriture (implicite ici), l’objet culturel (« Du travail ��. Gilles Dorion, « L’essai : le genre oublié », Québec français, hiver 1997, no 104, p. 78-80. 12. L’essai et la prose d’idées au Québec, Archives des lettres canadiennes, tome VI, sous la direction de Paul Wyczynski, François Gallays, Sylvain Simard, Montréal, Fides, 1985, 928 p. 13. Ibid., p. 11. 14. Ibid., p. 12. 15. Ibid., p. 26. 16. Ibid.
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chez l’homme »), une capricieuse argumentation enthymématique, un évident souci de l’écriture : [...] nous allons entrer dans notre sujet, comme nous le ferions dans une promenade champêtre, marchant au caprice de notre imagination ; courant à chaque objet agréable à mesure qu’il se présentera, qu’il soit en avant, à droite ou à gauche ; revenant même quelquefois sur nos pas pour revoir un objet auquel nous n’aurions donné qu’un coup d’œil en passant. De cette manière, notre course sera moins méthodique, mais peut-être gagneronsnous en mouvement, en variété, une partie de ce que nous aurions obtenu avec l’ordre et la symétrie17.
Et pourtant, bien qu’il soit passé tout près d’un véritable essai, affichant haut et fort ses principaux traits formels, le savant auteur de cette étude n’a rien vu ! L’AUTRE – Il me paraît avoir considéré ce texte comme une prose d’idées courante. LUI – Il faut que je te confie un secret. Ce gros ouvrage devait s’intituler simplement L’essai au Québec. C’est moi qui, au fait du contenu réel de ce manuscrit hybride, ai vivement suggéré au directeur de l’entreprise, histoire de sauver les meubles, d’inclure la prose d’idées dans le titre ; autrement, ai-je argué, il risquait d’être la cible de critiques justifiées de la part des spécialistes de l’essai. Il est donc tristement significatif que tous les collaborateurs de cette œuvre aient cru en principe traiter de l’essai ! Mais chez beaucoup d’entre eux, on ne trouve que des résumés d’une prose d’idées véhiculaire, et, par suite, et pour cause, pas l’ombre d’un critère formel applicable à l’essai. Reconnaissons crûment qu’on aura raté l’occasion de consacrer un ouvrage entier à l’essai, dans toute sa pureté formelle. L’AUTRE – Tu en es resté amer ? LUI – Je suis surtout déçu. Pour une fois qu’on abordait la question de l’essai dans cette collection prestigieuse... Or l’essai s’y trouve souvent réduit à une prose d’idées instrumentale, parfois d’une affligeante banalité. Ainsi l’essai philosophique québécois n’est qu’un « sous-ensemble mineur d’un genre mineur18 ». Ou encore : « Hors du roman et de la poésie, tout est essai », c’est-à-dire « éditorial, critique, article dans une revue, mémoires, 17. Ibid. 18. Ibid., p. 211.
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correspondances, histoire [...], conférences, discours, homélies, etc.19 » ; ailleurs encore : « tout texte (lettre, brochure, article, pamphlet, etc.) de type réflexif 20 ». Joyeuse confusion, parfois : on mettra dans le même sac des ouvrages comme ceux d’Yvon Boucher, De la vacuité de l’expérience littéraire ; André Cossette, Humanisme et bibliothèques ; André Paradis et alii, Essais pour une préhistoire de la psychiatrie au Canada (1800-1885), et autres assemblages saugrenus21. Le texte de Sylvain Simard, « Hector Fabre : essayiste et homme de lettres22 » est le premier, dans ce gros livre, à traiter de bout en bout (enfin !) d’un essayiste en tant que tel ! Ce n’était pas trop tôt ! Fabre est, en effet, jusqu’au bout des ongles, un essayiste, « l’auteur d’un long essai multiforme qui trouve son unité dans l’originalité d’un point de vue23 », et Simard s’emploie fort justement à mettre en valeur dans son œuvre les caractéristiques de l’essai : La distance ironique est ce qui frappe le plus à la lecture de l’œuvre de Fabre. Certes, il se passionne, épouse des causes, se bat, fend et pourfend, mais jamais il n’arrive à abolir le scepticisme fondamental de son regard24.
Comme il se doit, s’agissant d’essai, Simard insiste sur le ton des écrits de Fabre, cet humour fin et spirituel des Chroniques qui me semble s’apparenter à ce que les Anglais appellent le « familiar essay ». Ce style lui aura d’ailleurs valu une réputation de légèreté dont souffrira, au fond, celui qui avait la boutade si facile : Car, voyez-vous, la chimère que je caresse maintenant, c’est qu’on ne m’aborde plus le sourire aux lèvres, c’est que la folle jeunesse s’incline avec un front ému devant mon front chauve25.
L’AUTRE – Je vais peut-être te surprendre ou te décevoir mais le chapitre de cet ouvrage qui m’a le plus intéressé, à l’époque, c’est la longue étude de François Gallays, « Essai de critique littéraire : de 1961 à 198026 ».
19. Ibid., p. 223. 20. Ibid., p. 243. 21. Ibid., p. 214. 22. Ibid., p. 281-293. 23. Ibid., p. 281. 24. Ibid., p. 284. 25. Ibid., p. 287. 26. Ibid., p. 109-141.
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LUI – De prime abord, oui, tu me surprends : je me rappelle avoir tiqué en lisant ce texte, mais, en revanche, je crois me souvenir aussi d’un certain contentement. Il va falloir que tu me rafraîchisses la mémoire. L’AUTRE – Il s’agit, en effet, d’un texte fort riche sur le plan de la théorie de l’essai en dépit de l’étrange ambivalence qui le grève. On y retrouve le préjugé courant sur l’impossibilité de proposer une définition ou une description de l’essai critique ou même de « l’essai tout court » qui n’aurait pas encore réussi « à se frayer une place auprès des autres genres littéraires depuis longtemps constitués27 ». En revanche, l’auteur va se révéler étonnamment précis quand il traite des paramètres de l’essai, au point de manifester, de façon inattendue, une belle exigence théorique que l’introduction désabusée de son article ne laissait guère présager : [...] aujourd’hui, alors que nombre de textes s’arrogent le titre d’essai au point où la banalisation risque d’envahir le genre, s’impose le rappel succinct des caractéristiques fondamentales de l’essai28.
Bien d’accord ! Et pourtant, l’auteur renouera avec le même curieux désabusement à la fin de son article. Alors qu’il a tenté louablement et avec succès de distinguer l’essai critique de la critique d’érudition, voilà qu’il en vient à se demander, en fin de parcours, s’il valait bien la peine de procéder à cette distinction puisque « tous les ouvrages de critique littéraire poursuivent le même but, qui n’est pas autre chose que de faire mieux connaître selon diverses perspectives les œuvres de création29 ». Bien sûr, la matière est la même, mais la « manière », dirait Montaigne ? Et, en littérature, tout est affaire de manière. Les essais critiques de Starobinski, Richard, Kundera ou Jacques Brault, et, dans cet article, ceux de Gilles Marcotte, Jean Marcel, Victor-Lévy Beaulieu, jouissent d’une autonomie certaine si on les compare – en dehors de tout jugement de valeur – à l’érudition critique des historiens ou sociologues de la littérature comme Maurice Lemire et son équipe. LUI – L’ambivalence que tu as remarquée me paraît emblématique de celle qui affecte l’ensemble de ce livre sur l’essai, porteur du meilleur comme du pire. L’AUTRE – Les traits caractéristiques de l’essai, l’auteur finit tout de même par les relever, en dépit de la malencontreuse hésitation qui gêne 27. Ibid., p. 109. 28. Ibid., p. 128. 29. Ibid., p. 141.
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son propos. Ainsi, dans l’essai critique, « est manifeste un certain travail de l’écriture30 ». Corollairement, bien des ouvrages, savants dans leur contenu, bardés d’érudition, bourrés de connaissances, ont été exclus [de cette étude] pour la raison inverse. Non qu’ils soient mal rédigés ou mal composés ; [...] mais il leur manquerait ce presque-rien (qui est tout ?) et qui ferait qu’un ouvrage passionne le lecteur ou non. Le texte n’aurait pas réussi à se constituer en écriture et ne pourrait donc pas assurer par son entremise cette présence particulière inimitable, qu’on pourrait désigner comme la voix du texte (à ne pas confondre avec la voix du moi auctorial) 31.
Je ne saurais mieux commenter cette observation perspicace sur la « voix du texte » qu’en citant celle, si juste aussi, d’un si grand retentissement, de François Paré : Au Québec, comme ailleurs, la pratique de l’essai s’inscrit dans une profonde recherche de la liberté. Et cette liberté prend la forme d’une mise à l’écart stratégique de l’événementiel. [...] Ainsi, l’essai permet de construire le sujet en tant que pure disponibilité dans le langage. Ce qui intéresse l’essayiste, c’est plutôt l’avènement, la naissance et le déploiement d’une subjectivité, non pas hors de l’histoire, mais hors de son histoire, libre de se raconter par des voies détournées32.
Tous les autres paramètres de l’essai découlent effectivement de cette subjectivité inaugurale, de « cette présence particulière inimitable », comme le dit admirablement Gallays, ce poéticien qui s’ignore. On rejoint ici la pensée de Lukács sur l’essence de l’essai qui consiste en bien autre chose que le fait d’être bien écrit, caractéristique qu’on espère reconnaître dans toute prose d’idées. « Soi-même s’écrire33 », selon l’expression de Jean Éthier-Blais, voilà ce qu’on attend d’un essayiste et ce que corrobore François Gallays : Les partis pris du critique à l’égard de son sujet ou ce qu’on pourrait aussi appeler son engagement personnel, font de son ouvrage un essai au vrai sens du terme34.
30. Ibid., p. 110. 31. Ibid. ��. François Paré, « Essai/Études. Biographies avec ou sans événements », Voix et Images, vol. XXIX, no 2 (86), hiver 2004, p. 160. ��. Jean Éthier-Blais, Signets I, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1967, p. 16. 34. L’essai et la prose d’idées au Québec, op. cit., p. 114.
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Au sujet du Jacques Ferron malgré lui de Jean Marcel, le critique se révèle encore beaucoup plus catégorique dans sa défense de l’essai, dont on admirera la clairvoyance : [...] aux antipodes de ces ouvrages de critique littéraire, honnêtes, systématiques mais parfois lourds et ennuyeux où le moi du critique s’efface pour laisser place à l’objet étudié, l’ouvrage de Jean Marcel accuse une forte présence énonciatrice non seulement dans la forme du contenu, mais aussi, et principalement, dans la forme de l’expression car s’y manifestent une telle joie de création verbale, un tel plaisir de l’écriture que Jacques Ferron semble parfois un simple prétexte. Je dis « semble » car, en fait, même dans les moments d’exposition les plus théoriques, et ils sont nombreux, Jacques Ferron n’est jamais très loin, c’est-à-dire le Jacques Ferron qui est la création textuelle de Jean Marcel35.
LUI – Mais oui, mon cher Gallays, « tu l’as l’affaire », comme dirait mon voisin Adéodat. Tu es au cœur du sujet ! L’AUTRE – En effet, et il ne manque même pas, parmi ces paramètres, l’insistance sur l’argumentation particulière de l’essai, de type enthymématique36 plutôt que rigoureusement discursif, en raison toujours de la radicale imprégnation subjective du texte. Ainsi, comparant deux ouvrages de JeanLouis Major, Saint-Exupéry, l’écriture et la pensée et Anne Hébert et le miracle de la parole37, Gallays écrit : En regard du précédent ouvrage, Anne Hébert et le miracle de la parole se rapproche davantage de l’essai de critique littéraire. [...] Alors que dans l’ouvrage sur le pilote-écrivain, l’énonciation empruntait en quelque sorte la voix neutre de la raison, [...] dans l’ouvrage sur Anne Hébert, c’est une voix assumant sa subjectivité qui prend en charge l’énonciation du texte et, ce faisant, s’engage plus directement et plus totalement dans l’analyse qu’elle développe38.
35. Ibid., p. 118. ��. L’enthymème est présenté par Aristote comme une forme de raisonnement par déduction, donc de démonstration, mais qui se distingue du syllogisme dialectique par le recours aux procédés de la rhétorique. ��. Jean-Louis Major, Saint-Exupéry, l’écriture et la pensée, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1968, 280 p. ; Anne Hébert et le miracle de la parole, Montréal, PUM, collection Lignes québécoises, 1976, 115 p. 38. L’essai et la prose d’idées au Québec, op. cit., p. 125.
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En définitive, paramètre final, l’essai critique est bien de la littérature sur la littérature, de la littérature au second degré, dirait Jean-Pierre Richard. À son tour, Gallays insiste sur ce trait capital : cette qualité essentielle à tout véritable essai de critique littéraire qui est l’autonomie par rapport à son objet, c’est-à-dire cette qualité précisément qui lui permette de pouvoir exister par lui-même, d’être pour lui-même, pour le plaisir qu’il procure au lecteur39.
Et, pour finir : la voix de l’essayiste ne saurait se singulariser sans la pratique d’une écriture, c’est-à-dire d’une aventure dans le domaine de la création linguistique 40.
LUI – Je te remercie de m’avoir rappelé la véritable pensée de cet article éclairant. Je pense que les préjugés du début m’avaient hérissé au point d’obnubiler mon souvenir. À mon tour je vais te faire part de mes coups de cœur, car, encore une fois, il y a du bon et même de l’excellent dans ce livre important. Si seulement on s’en était tenu à l’essai ! « La liberté à l’essai ou Les insolences du Frère Untel » de Nicole Bourbonnais41 m’a paru une excellente analyse qui va directement au cœur du texte (ambigu) des Insolences justement parce que l’auteure prête attention autant (davantage même) à la forme, à l’énonciation qu’aux contenus explicites. Précisons ici que, dans les Insolences, la présence énonciatrice se manifeste non seulement dans la forme de l’expression (création lexicale, plaisir de l’écriture), mais aussi dans la forme du contenu : composition, c’est-à-dire ordre de présentation des arguments ou manière de structurer l’argumentation ; nature des arguments (bigarrure, dans les Insolences, qui supplante la logique argumentative) ; etc. Si [...] les « vérités » proférées dans les Insolences n’étaient pas des découvertes éclatantes, si elles circulaient déjà ouvertement en certains milieux et sous le manteau dans d’autres, c’est dire qu’il faut chercher ailleurs que du côté du contenu les raisons de son immense succès. Il faut plutôt chercher du côté de la forme et, en particulier, du côté de l’énonciation42. 39. Ibid., p. 127. 40. Ibid., p. 127-128. 41. Ibid., p. 577-589. 42. Ibid., p. 579. Voici la limpide définition de l’énonciation proposée par André Belleau : « Le terme désigne l’ensemble des marques qui signale celui qui parle dans ce dont il
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C’est à la faveur de cette enquête que l’auteure débusque l’ambiguïté qui va s’infiltrer partout dans ce texte généralement perçu comme contestataire. Si l’entreprise délibérée de critique des institutions et d’appel à la liberté fonde les assises de la perspective d’ensemble, l’économie et la structure même du texte, sous une allure désinvolte et capricieuse, trahit la contrainte et l’emprise du surmoi idéologique 43.
Il y a donc lieu de distinguer deux niveaux de lecture qu’il faut absolument prendre en compte si on veut saisir dans sa pleine justesse la pensée de ce livre. Le premier niveau, obvie, celui que retiendra une critique superficielle, parle de contestation et de liberté retrouvée. [Mais] à un second niveau, le texte, innocemment, parle de lui-même, traduisant le difficile combat d’un locuteur qui cherche désespérément à s’émanciper mais que mille liens rattachent encore à la tradition, et, à travers ce locuteur, traçant le portrait d’une génération en mal de liberté. C’est, à mon avis, cette ambiguïté même qui constitue de nos jours l’intérêt majeur du texte, ambiguïté que révèle un examen, si rapide soit-il, de l’énoncé et de l’énonciation44.
Exemple qui saute aux yeux de cette analyste si exacte : [...] le titre, comprimé efficace, résume déjà le texte à venir qui sera un acte de dénonciation et de revendication mais accompli dans la soumission et considéré comme illégitime 45.
Autrement dit, on a affaire, au bout du compte, à une pensée hésitante qui n’a pas encore dépassé la bravade de l’insolence : « c’est cette contradiction même qui fait des Insolences une œuvre fascinante et exemplaire46 ». L’AUTRE – En t’écoutant, je n’ai pu m’empêcher de repenser à ces chroniqueurs qui mettent toute la prose d’idées, y compris d’authentiques essais, sur le même pied en se contentant de résumer la pensée d’un auteur sans tenir compte des divers niveaux de lecture que l’attention à l’énonciation,
parle, L’ÉNONCIATEUR dans L’ÉNONCÉ, une DICTION dans un DIT. » (« L’effet Derome », dans Surprendre les voix, op. cit., p. 107.) 43. Ibid., p. 580. 44. Ibid. 45. Ibid., p. 581. 46. Ibid., p. 589.
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dans le cas des essais, permet de discerner. Traiter ainsi Les insolences eût conduit à une grave erreur de lecture. LUI – Effectivement, et mon second coup de cœur ne te paraîtra pas moins significatif sous ce rapport. Il s’agit de l’article de François Ricard, « Edmond de Nevers : essai de biographie conjecturale 47 ». Le point de départ de cet essai critique est une fascination, selon le postulat de Lukács, Bachelard et Jean-Pierre Richard : cette figure, dès qu’on s’en approche le moindrement, fascine par sa « singularité », par la « différence » et la « complexité » caractéristiques d’un véritable écrivain, par son « exemplarité ». Elle nous [touche] directement dans notre présent48.
Aussi l’essai de Ricard sera-t-il un authentique essai critique au sens de Lukács, l’expression d’une aventure vécue par l’essayiste avec son auteur. Cette « figure » doit, d’autre part, faire l’objet d’une reconstruction à cause des lacunes considérables de la biographie. Mais ce qui pourrait sembler regrettable aux yeux d’un biographe pourra paraître, au contraire, une chance inespérée à qui souhaite vraiment étudier l’essai dans sa spécificité littéraire, c’est-à-dire comme un je de l’écriture et non une écriture du je ou d’un moi auctorial. La lecture en profondeur de L’avenir du peuple canadien-français d’Edmond de Nevers permet de reconnaître, à un premier niveau de lecture, des propositions idéologiques explicites, mais surtout de distinguer ces dernières d’un contenu latent, singulier, unique, dont est porteuse l’écriture du je de l’écriture, contenu secret qui ne coïncide pas, qui peut même différer du tout au tout d’avec les intentions avouées du moi auctorial (à son insu, bien sûr). Ce je de l’écriture est purifié de la gangue biographique et des belles « idées » du biographié, lesquelles véhiculent des tas de « bonnes intentions » qui deviennent méconnaissables lorsqu’elles sont passées dans le creuset de l’écriture. Il le faut bien, autrement que serait l’essai sinon une banale courroie de transmission des idées d’un auteur comme cela se produit dans la communication courante. Or, la littérature – l’essai, en l’espèce – obéit à un principe de non-communication ; les mots n’y sont plus au service des idées, mais, au contraire, les idées au service des mots ; et c’est bien ce qui a lieu dans l’œuvre paradoxale d’Edmond de Nevers, le message du je de l’écriture entrant en collision avec celui du biographié, le mettant en pièces, 47. Ibid., p. 347-366. 48. Ibid., p. 348.
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pour déboucher en pleine « utopie », celle d’un « désir » impossible, autrement significatif que l’édifice branlant de l’idéologie consciemment professée. Donc, encore une fois, immense avantage des trous de la biographie : le lecteur n’est pas devant « un visage », situé dans un réel peut-être pittoresque, concret, donnant à gloser aux érudits, mais devant « une figure, détachée du détail de ses aventures et ramenée à la seule aventure de sa conscience49 » – j’ajouterais : et de son inconscient. L’AUTRE – Et moi, j’aimerais corroborer ce que tu dis en insistant sur ce trait sui generis de l’essai : il s’agit de littérature d’idées, où ces « idées », donc, sont travaillées, servent de matériaux comme, dans le récit, l’affabulation, les personnages, le décor, – « idées érotisées », selon la formule si suggestive de Belleau. Ce qui implique obligatoirement qu’on ne saurait, comme on le fait trop souvent, réduire un essai à un message idéologique primaire, soi-disant identique à celui d’autres essais porteurs du même contenu. Ce serait, encore une fois, le réduire à une quelconque prose d’idées et l’expulser de la littérature. Car les « idées » d’un essai n’ont rien de systématique ou de figé : elles sont soumises à ce brassage, à ces distorsions, à ces caprices qui font de la pensée d’un essayiste rien moins qu’une thèse. Ce qui oblige le critique d’essais à dépasser le propos évident, le contenu idéologique trop obvie vers un signifié latent, profond, le seul qui vaille la peine d’être mis au jour, l’autre se ramenant parfois à un radotage de clichés. LUI – Les grands esprits se rencontrent, dit le proverbe. Voici, justement, sur le même sujet, François Ricard : [...] une véritable lecture en profondeur [...] ne s’arrête pas au seul signifié immédiat, la partie la moins spécifique du texte, mais cherche, par delà les lieux communs, le lieu particulier où se jouent les vraies tensions du texte, le signifié profond, par rapport auquel les signifiés immédiats sont aussi, et peut-être surtout des signifiants50.
Autrement dit, il faut se méfier de la pensée claire – trop claire – d’un essayiste, celle qui s’enfonce d’elle-même dans l’ornière convenue. C’est ce que n’a pas toujours fait, à mon avis, un critique d’essais51, sans doute marqué, comme toute une génération de littéraires, par la pensée de Péguy 49. Ibid., p. 349. 50. Ibid. ��. Robert Vigneault, « Il y a le corps aussi ! », dans L’écriture de l’essai, Montréal, L’Hexagone, 1994, p. 168-180.
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et l’enseignement d’Ernest Gagnon, quand il se dit exaspéré par la grille dualiste de Pierre Vadeboncœur, culminant à une image idéalisée de la femme. À vrai dire, Les deux royaumes et L’absence n’étaient que des métaphores d’une quête beaucoup plus profonde qui trouve son expression ultime dans Essai sur une pensée heureuse et Le bonheur excessif. Vadeboncœur a joué sur le clavier idéologique qu’il avait à sa disposition : c’est la métamorphose qu’il lui a fait subir qui importe vraiment. Pareillement, Edmond de Nevers, à son insu, aura surimposé au canevas agriculturiste de son époque ses rêves les plus fous, l’utopie d’une Athènes francophone des Amériques... On le voit, chez l’essayiste authentique le propos idéologique fondamental, la discussion d’idées obligée sont soumis au travail de l’écriture, et peuvent déboucher sur le paradoxe et même le renversement le plus inattendu. Malheureusement, les lectures d’essais qu’on nous propose le plus souvent sont, au dire de Ricard : simplificatrices à l’excès, se contentant la plupart du temps de figer le texte dans son seul contenu idéologique primaire, c’est-à-dire ignorant sa dimension proprement littéraire et ne tenant aucun compte du « brouillage » propre à l’écriture de l’essai, [...] [laissant] totalement de côté sa singularité, ignorant en lui toute « vibration », toute « voix » particulière, toute cette dramaturgie des idées, qui beaucoup plus que les idées elles-mêmes, font la substance de tout essai52.
L’AUTRE – On mesure ici l’abîme qui se creuse entre l’homme et l’œuvre, et qui rend si discutables à mes yeux les biographies d’écrivains. Proust a écrit sur ce sujet des pages décisives dans son Contre Sainte-Beuve53. Les animateurs qui s’entretiennent avec des écrivains devraient méditer l’affirmation péremptoire de Péguy : Il ne faut jamais croire un poète sur ce qu’il dit [...] il faut faire attention à ce qu’il a fait, et non pas à ce qu’il dit qu’il a fait 54.
Puisque Péguy visait, en particulier, Corneille, m’est remonté à la mémoire, en dépit de son outrance langagière, ce commentaire expressif d’un auteur inconnu sur la distance entre l’homme et l’œuvre :
52. L’essai et la prose d’idées, op. cit., p. 349-350. ��. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, NRF, collection Idées, 1954, p. 156-165. ��. Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 1439.
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Tous les témoignages d’époque convergent : Corneille était un homme détestable, désagréable, transpirant l’ennui et la suffisance. [...] Comme l’écrit l’inénarrable Paul Guth dans son Histoire de la littérature française, pastichant le style mitrailleur de Saint-Simon : « Ce bonhomme odieux, tour à tour plat et gonflé, suintant d’envies recuites, et cadenassé de hargneuses pudeurs, est affreusement mal dans sa peau. » Mais de toute évidence, cet homme qui n’est pas fait pour la compagnie de ses semblables entretient une vie intérieure riche, créant un monde d’autant plus idéal qu’il l’arrache à sa propre mesquinerie, un monde de héros courageux animés de nobles passions et dont la fidélité est inflexible55.
LUI – Somme toute, les articles substantiels de Simard, Gallays, Bourbonnais, Ricard et quelques autres permettent de pallier dans une certaine mesure la méconnaissance de l’essai qui affecte une grande partie du livre des « Archives des lettres canadiennes », devenu une référence incontournable. L’AUTRE – D’accord. Tout bien considéré, je trouve aussi qu’il y a d’excellents textes dans cet ouvrage. Quel beau livre on eût pu faire si on avait pu s’entendre sur une conception précise de l’essai au lieu de bifurquer vers le monde hétéroclite de la prose d’idées. Mais peut-être les temps n’étaient-ils pas mûrs pour une entreprise de ce genre ? Cet ouvrage a été publié en 1985 : vingt ans plus tard, le discours sur l’essai a sûrement évolué. LUI – Oui, depuis ce temps ont paru, à L’Hexagone, dans une collection dirigée par Marie-Andrée Beaudet, les essais de Jean Marcel sur l’essai56 ; ceux également de Laurent Mailhot 57 ; une réflexion théorique de Robert Vigneault sur l’écriture de l’essai, inspirée par des lectures-écritures58. Un autre ouvrage, sous la direction de François Dumont, a tenté d’élucider les rapports qu’entretiennent la forme du recueil et la poétique de l’essai59. 55. Prélude, Centre national des arts, Ottawa, hiver 2005. Programme Le Cid de Pierre Corneille, mise en scène de Gervais Gaudreault, une production du Théâtre du Trident, le 10 février 2005. ��. Jean Marcel, Pensées, passions et proses, Montréal, L’Hexagone, collection Essais littéraires, 1992, p. 313-385. ��. Laurent Mailhot, Ouvrir le livre, Montréal, L’Hexagone, collection Essais littéraires, 1992, p. 176-237. ��. Robert Vigneault, L’écriture de l’essai, Montréal, L’Hexagone, collection Essais littéraires, 1994, 333 p. ��. François Dumont (dir.), La pensée composée. Formes du recueil et constitution de l’essai québécois, Québec, Éditions Nota bene, collection Les Cahiers du CRELIQ, 1999, 288 p.
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L’AUTRE – Je précise que le même François Dumont, obéissant cette fois à un souci pédagogique, a composé une anthologie d’études consacrées au genre de l’essai, où l’on retrouve des textes de Georg Lukács, Theodor Adorno, Jean Marcel, Jean Terrasse, Marc Angenot, André Belleau, Jean Starobinski, R. Lane Kauffmann, Robert Vigneault et Irène Langlet60. Un autre ouvrage collectif, sous la direction d’Anne Caumartin et MartineEmmanuelle Lapointe, a rassemblé les communications d’un colloque du 15 mai 2000 sur « L’essai québécois depuis 1980 : réorientations et ouverture ?61 » Enfin, la revue Études littéraires a publié un dossier préparé sous la direction de René Audet, et portant sur les « dérives » du texte62. L’essai n’est donc pas aussi en perte de vitesse que tu sembles l’affirmer. Et, du côté de l’enseignement, je connais au moins un département de lettres, celui de l’Université McGill, où Marc Angenot fait cours sur l’essai français, Yvan Lamonde ou Yvon Rivard ou François Ricard sur l’essai québécois pendant qu’une thèse sur Vadeboncœur est en cours, sous la direction d’Yvan Lamonde. LUI – Touché ! La situation de l’essai dans ce département est enviable, en effet. Et on doit reconnaître la qualité de certaines publications sur l’essai. L’AUTRE – Quelque chose me dit pourtant, fin renard, que tu viens d’opérer là un repli stratégique, que tu te prépares à revenir en force... LUI – En effet, collègue subtil, car, à mes yeux, les vieux démons de la méconnaissance et des préjugés ne sont jamais très loin. Vois ce que sont devenues les émissions culturelles à la radio de Radio-Canada. Quant à la télévision, c’est l’émission Tout le monde en parle qui est maintenant l’étalon de la culture, avec son divertissement bas de gamme. Dans le domaine littéraire, on constate que, sous l’influence du journalisme, les gens tendent à ne plus savoir ce que c’est qu’une écriture. Ce qui nous ramène justement à l’essai. Nous avons oublié, toi et moi, de signaler un fait étonnant : la publication, à quelques années d’intervalle, de deux anthologies des essayistes du Québec. 60. Idem, Approches de l’essai. Anthologie, Québec, Éditions Nota bene, collection Visées critiques, 2003, 278 p. ��. Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe (dir.), Parcours de l’essai québécois (1980-2000), Québec, Éditions Nota bene, collection Essais critiques, 2004, 220 p. ��. « Dérives de l’essai », dans Études littéraires, vol. 37, no 1, automne 2005, p. 5-141.
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L’AUTRE – Là, je devine que tu te prépares à me tirer de ton côté. Car je connais l’ouvrage de Jean-François Chassay, Anthologie de l’essai au Québec depuis la Révolution tranquille63. Rien à redire sur le choix des textes, subjectif de toute façon, et heureusement inspiré par l’intuition littéraire de l’auteur. « Intuition », dis-je, plutôt que connaissance approfondie, car cette anthologie aurait mérité une introduction beaucoup plus substantielle. La bibliographie se limite à une note de bas de page où ne figurent ni les textes fondateurs de Lukács et d’Adorno, ni même ceux de Jean Marcel ou d’André Belleau sur la théorie de l’essai. On y retrouve la sempiternelle rengaine sur l’impossibilité de définir l’essai : « on pourrait discuter longtemps ce qu’il faut entendre par “ essai ”64 », dont on souligne, à deux reprises, « la difficulté à en préciser formellement les limites ». Quand l’auteur, bravement, s’y aventure, il n’y consacre qu’une seule page : c’est procéder plutôt « cursivement », en effet, pour reprendre un adverbe approprié. Je suis d’autant plus étonné par la maigreur du propos, dans cette introduction, que je viens de lire, de la plume du même Jean-François Chassay, un article remarquable, « La science à l’essai65 », où il examine consciencieusement, chez deux scientifiques essayistes, Jean-Marc Lévy-Leblond et Laurent-Michel Vacher, la forte présence du sujet attestée par un investissement passionné dans la langue de leurs écrits respectifs. LUI – Au contraire, dans l’anthologie de Laurent Mailhot66, on peut dire que la table est mise, et copieusement : une étude de soixante pages pour présenter les textes ! L’érudition de l’auteur est étonnante : l’homme a tout lu, ou presque, comme ses émules sur ce chapitre : Gilles Marcotte, Jean Éthier-Blais et, en remontant le temps, François Hertel, dont ses élèves s’émerveillaient qu’il eût tout lu, même la monumentale Histoire des papes de Pastor ! Les auteurs des textes retenus pour cette anthologie sont des essayistes reconnus, des valeurs sûres ; et Laurent Mailhot a de l’abattage, on ne peut qu’admirer l’ampleur de ses lectures. Pourquoi alors, critique vétilleux que je suis, m’enfarger dans une introduction que la plupart des lecteurs peut-être ne feront que survoler pour aller au plus vite à l’essentiel, ��. Jean-François Chassay (dir.), Anthologie de l’essai au Québec depuis la Révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2003, 271 p. 64. Ibid., p. 9. ��. Jean-François Chassay, « La science à l’essai », Études littéraires, « Dérives de l’essai », vol. 37, no 1, automne 2005, p. 105-117. ��. Laurent Mailhot, L’essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, Cahiers du Québec, collection Littérature, 2005, 357 p.
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c’est-à-dire aux morceaux choisis ? Mais c’est plus fort que moi : j’ai la passion de la réflexion sur la littérature ou des « préceptes littéraires », comme on disait au collège ; l’histoire littéraire m’intéresse infiniment moins que les œuvres vives ; quelques balises me suffisent, soit le contexte d’énonciation ou l’essentiel de la situation d’énonciation, l’attitude fondamentale de l’écrivain, son cogito, pour ainsi dire, au moment de l’écriture. Dans sa longue introduction, érudition oblige, l’auteur a invité à sa table non seulement l’essai mais ce qu’il appelle son « voisinage », une foule bigarrée de proses d’idées dont je ne donne ici qu’une idée, en vrac : journal intime, correspondance, lettre ouverte, manifeste, maxime, récit de voyage, rapport, témoignage, histoire, description, sermon, oraison funèbre, conférence, causerie, littérature de combat, pamphlet, chronique, texte journalistique, mémoires, brûlot, autobiographie, etc. Que voilà d’encombrants « voisins », dont plusieurs n’ont rien à voir avec l’essai, ou relèvent carrément d’autres genres littéraires, ou requièrent un remaniement en profondeur pour entrer dans l’aire essayiste. L’essai est, en effet, selon Barthes, un genre « récessif » (du latin recessio, de re, « en arrière », et cedere, « aller »), exigeant effectivement un retrait, un recul par rapport à l’événement, que symbolise parfaitement l’« arrière-plan méditatif67 » (Kundera) que s’était ménagé Montaigne dans le silence de sa tour. On n’a que faire ici des « témoignages à chaud, à vif », des « réflexions dans l’urgence », des « questions et réponses immédiates » qui alimentent nombre de textes et de chroniques journalistiques, et même des éditoriaux. À vouloir tout embrasser, l’auteur se laisse souvent entraîner hors du sujet, et il se condamne à effleurer les essais authentiques dont il est question. À mon humble avis, il eût fallu établir clairement, au départ, les paramètres de l’essai – c’est possible, quoi qu’en disent des tenants de l’obscurité cultivée –, puis se limiter à l’essai, c’est bien assez, et c’est indiqué dans le cadre de l’instrument pédagogique que représente une anthologie. D’ailleurs, pour définir un genre littéraire, mieux vaut, selon la suggestion de Philippe Lejeune, s’en tenir à un centre et éviter de s’égarer dans les marges. À la fin, l’auteur prend ses distances vis-à-vis de l’essai, en direction d’une sorte de « prose » libérée... Puis-je suggérer qu’on pourrait d’abord libérer l’essai d’approximations comme « l’essai proprement dit » ou de pléonasmes comme « l’essai littéraire » ou « l’essayiste écrivain », quitte à redonner au mot essai sa pleine valeur suggestive. ��. Milan Kundera, « Préface », dans François Ricard, La littérature contre elle-même, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1985, p. 8.
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L’AUTRE – Si j’ai bien compris, cher ami, il ne semble pas inutile de revenir encore de nos jours sur les paramètres de l’essai. LUI – Certes, et pour deux raisons. D’abord, je suis excédé de voir réapparaître, sur la nature de l’essai, les mêmes clichés, les mêmes approximations, les mêmes erreurs génériques. Et surtout, avec le temps, il me semble que mes idées sur ce sujet ont évolué. J’ai des réponses nouvelles à d’anciennes questions lancinantes, comme des prises de conscience qui exigent d’être écrites. L’AUTRE – J’ai hâte de t’entendre sur ces idées qui te préoccupent, comme je l’avais bien deviné. Je m’explique enfin ce petit air polémique que je t’avais trouvé en te lisant. Mais je voudrais d’abord en finir avec la question qui nous intéresse présentement. C’est donc, au bout du compte, un vaste contexte culturel, depuis les collèges et universités jusqu’au domaine des publications, qui témoigne d’une incompréhension plus ou moins grande à l’égard de l’essai. Toutefois, j’en suis venu à me demander si cette persistante inintelligence ne serait pas aussi symptomatique d’une désaffection plus large encore à l’égard de la littérature, car, pour discerner l’essai, un genre beaucoup moins visible que la poésie ou le récit, il faut un minimum de sens littéraire. Même à l’université, ai-je remarqué ces derniers temps, la littérature « fout le camp » (eût soupiré Ferré) devant la montée de ceux que Kundera appellerait, après Rabelais, les « agélastes » de la communication (le mot est repris du grec et désigne des gens qui ne rient pas, qui n’ont guère le sens de l’humour). Communiquer, c’est l’acte de l’utilisateur modèle de la langue, solidaire d’une communauté de pensée et d’action, harmonieusement intégré dans la société ; l’acte, tout compte fait, de celui qui se conforme ; tandis qu’écrire, c’est s’affranchir de tout port d’attache, sortir des circuits du discours et de la parole, pour enfin manifester sa singularité par une œuvre ; c’est choisir l’écart, voire l’exil parfois. Admettons-le : la littérature est inutile aux besoins immédiats de la société. Mais elle n’en est pas moins essentielle : dans les replis d’une langue opaque, qui transgresse les circuits transparents et conformes de la communication courante, elle laisse libre cours au désir d’atteindre au plus vrai de soi, dissemblable, unique. Or, à l’université, on lorgne de plus en plus du côté de la communication et de son fleuron, la rédaction qui, contrairement à l’essai et à la littérature en général, est un type d’écrit qui lie l’apprentissage de la langue à une situation de communication, sans concession à l’apport libérateur de la langue littéraire, donc essentiellement transparent, pragmatique et même rentable
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puisqu’il débouche, sans ambiguïté, sur le marché du travail : de quoi racoler des cohortes d’étudiants, professent les habiles. De plus habiles encore ont même imaginé un programme d’études instituant le mariage de la littérature et de la rédaction, alliance saugrenue entre l’étude complexe de l’écriture littéraire et l’apprentissage utilitaire de la langue écrite : « l’écrivain » et « l’écrivant » enfin réunis comme la carpe et le lapin, se fût étonné un Roland Barthes. J’entrevois là des glissements subtils vers la dépréciation des textes littéraires, effectivement inutiles à l’échange commercial courant, et même, avec leur langue recherchée et dissidente, antipathiques à « l’homme du juste milieu » qui « couche avec sa belle âme », ironisait François Hertel68, et qui ne veut surtout pas qu’on le dérange dans son confort idéologique. LUI – Virage désolant, en effet, car c’est précisément grâce à la littérature (la vraie, pas celle des romans de gare ou des biographies de vedettes) qu’on entre dans un tout autre circuit de langage, qu’on se laisse travailler par une langue insolite, qu’on prend une distance libératrice face à l’informe magma de la vie empirique, à la plate répétition des tâches et des jours, face aussi à ces tristes amuseurs, assis sur leurs cotes d’écoute, prétendus « humoristes », qui renvoient le Québécois et le Canadien français à eux-mêmes, aux « nous autres », au « chû-nû-zôtes ». N’est-ce pas, au contraire, l’étrangeté du texte littéraire qui inculque le véritable humour, qui ne soit pas que le miroir complaisant de notre insignifiance, mais qui instaure, dans la rencontre avec l’autre, une distance de soi à soi, une salubre et parfois divertissante autoironie, et ultimement un dépassement de soi ? Cela dit, il ne faudrait pas s’en prendre uniquement aux départements de littérature : le mal vient de plus loin. Je suis porté à croire que la culture a cessé d’être la visée première des collèges et universités. Il y eut un temps où, considérés comme des hauts lieux du savoir et de la sagesse d’une vie réfléchie, ils avaient pour mission principale d’éduquer (au sens fort de ducere, dux, « chef », d’où diriger la formation de quelqu’un), en les dégageant de leur gangue (ex, ducere), des individus libres et éclairés ; d’initier les étudiants et futurs citoyens à la culture par la formation du sens critique, du jugement, du discernement, du goût, et pas seulement de « compétences » formatées, – éminente culture, vecteur de liberté, qui s’inspirait principalement de l’héritage grec de la pensée et de la beauté : la paideia. Aujourd’hui, l’université aurait plutôt tendance à devenir une école de training, une antichambre de ��. François Hertel, Journal d’Anatole Laplante, Montréal, Éditions Serge Brousseau, 1947, p. 53 et 63.
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l’entreprise, dont l’idéal se résume dans un cliché, le concept abstrait et vide d’excellence, propice au nivellement culturel de la mondialisation ; l’objectif principal de ces institutions utilitaristes serait l’intégration de leurs sujets dans le marché du travail. Cette mentalité a entraîné la dilution des Humanités : la philosophie ne sert souvent qu’à ajuster le raisonnement, et la littérature à peaufiner le code grammatical. Aux États-Unis, écrit Christian Rioux69, le journaliste et universitaire Michael Lind déplorait récemment la disparition des humanités et de la lecture des œuvres classiques dans une université de plus en plus soumise aux besoins de l’entreprise (« Why The Liberal Arts Still Matter », The Wilson Quarterly). Pour contrer l’utilitarisme ambiant, il propose un effort massif afin de réintroduire cet enseignement à l’école secondaire.
Mais, au fond, l’université n’a fait que s’adapter à notre monde déshumanisé où la culture se confond avec l’« industrie » du divertissement, le « culturel », comme on dit maintenant, qui tend à l’arasement de la culture lettrée ou des modèles élevés de la culture en amalgamant, par exemple, dans le nouvel « Espace musique » de Radio-Canada, Céline Dion et Beethoven, pour la plus grande joie des « méli-mélo...manes70 ».
��. Christian Rioux, « La culture de l’immédiat », Le Devoir, 2 mars 2007, A5. ��. Gilles Lesage, « Espace musique et méli-mélo...manes », Le Devoir, 26 novembre 2004, A8.
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L’AUTRE – Même rapide et un peu capricieuse peut-être (au gré de ton humeur polémique ?), cette critique du monde culturel aura permis de souligner au passage des traits importants du genre de l’essai ; mais tout n’est pas dit, il me semble, loin de là, et j’ai le goût, puisque te voilà lancé, de chercher à dégager, de manière plus ordonnée, quelques paramètres essentiels de l’essai. LUI – D’accord, mais nous allons commencer, puisque tu veux procéder dans l’ordre, par ce que j’appellerai pompeusement un ajustement sémantique, que je considère comme un préalable obligé : c’est tout bonnement le sens à donner au mot essai. L’AUTRE – Je te vois venir avec ton « ajustement sémantique ». Ne pourrais-tu pas, pour une fois, mettre de l’eau dans ton vin ? Je sais que pour toi l’essai est de l’écriture à part entière, de la littérature de plein droit : tu l’as assez répété ! Mais ne pourrais-tu pas, comme bien des critiques, introduire un peu de nuance dans ton discours, accepter des compromis aimables, en distinguant, par exemple, l’essai au sens large de l’essai proprement dit ou au sens précis du terme ; mieux encore, l’essai au sens courant du mot (embrassant toute la prose d’idées) de l’essai littéraire, celui qui relève vraiment de la littérature ? LUI – Cette belle clarté cartésienne est le fruit d’une dialectique spécieuse qui entraîne la ruine de cette forme d’art qu’est l’essai. Te connaissant, je soupçonne que tu te fais l’avocat du diable dans le seul but de me faire
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parler car tu ne peux ignorer combien je tiens au mot essai, dans sa pure nudité. En ayant recours à tes distinctions astucieuses, on va à contre-courant d’une longue tradition de réflexion sur l’essai qu’on peut faire remonter jusqu’à Lukács et Adorno, et sans doute aussi jusqu’à Montaigne lui-même qui a créé le genre et choisi pour le désigner la dénomination d’« Essais ». Sans plus, mon vieux, sans plus ! C’est vrai qu’il y a une tendance aujourd’hui à confondre l’essai avec l’ensemble de la prose d’idées, mais c’est une tendance « déplorable », selon un chercheur consciencieux, Richard M. Chadbourne71, lequel cite Suzanne Langer, l’auteure de Feeling and Form, qui considère aussi que c’est une erreur grave que de pratiquer l’amalgame entre l’essai et la prose d’idées courante72. Je reconnais que l’essai est un type de prose d’idées, mais le mot essai ne dénote pas l’ensemble de la prose d’idées, bien au contraire. Les études, traités, monographies, discours, éditoriaux, thèses, pamphlets, dissertations, sermons sont bel et bien de la prose d’idées, mais non de l’essai, de grâce ! Une monographie sur Le saumon ou sur Les fleurs sauvages du Québec ou une étude sur Le style de Nelligan, si utiles et intéressantes soient-elles, n’ont rien à voir avec l’essai. André Belleau a déjà formulé, de fort aimable façon, des évidences (qu’il faut pourtant rappeler hélas, il n’y a qu’à ouvrir un journal) : Bien sûr, j’entends par essayistes des écrivains qui pratiquent une écriture, et non d’éminents et respectables auteurs de manuels de géographie ou d’histoire du Saguenay73.
L’AUTRE – Mais que s’est-il donc passé pour qu’on en vienne à cet abus de langage ? LUI – Je vais laisser à Richard M. Chadbourne, qui le fait si bien, le soin de te répondre : Ne disposant pas d’un terme adéquat pour le « non-fiction » des Anglais, les Français lui ont substitué des années durant le mot essai : ils ont ainsi ��. Richard M. Chadbourne, « A Puzzling Literary Genre : Comparative Views of the Essay », Comparative Literature Studies, vol. 20, no 2, été 1983, p. 133-153. Je cite : « the deplorable tendency to equate the essay with non-fiction » (p. 146). ��. « It is a serious error, Langer claims, to identify prose with the discursive language of practical thinking [...] It is derived from poetry in the stricter sense [...] This holds not only for prose fiction [...] but even for the essay [...]. » Suzanne Langer, Feeling and Form : a Theory of Art Developped from Philosophy in a New Key, New York, Charles Scribner’s Sons, 1953, p. 213. ��. André Belleau, « La passion de l’essai », op. cit., p. 95.
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déprécié la forme littéraire mais aussi la création lexicale si glorieusement inaugurées il y a quatre cents ans par Montaigne. À cause de cet abus de langage, le pauvre essai se voit taxé non seulement d’imprécision mais aussi de négativité (genre mineur, impossible à définir) 74.
C’est pourquoi, comme tu sais, je dis souvent par dérision, pour qualifier ce fâcheux amalgame de l’essai et de la prose d’idées de communication courante, que l’essai, pour le commun des mortels, est tout et rien : tout, un fourre-tout de textes hétéroclites... c’est-à-dire rien de spécifique ! Victime d’une telle réduction sémantique, l’essai est facilement perçu, même par nombre d’universitaires, comme un genre subalterne, le genre fourre-tout, bon dernier dans les classifications génériques, impossible à formaliser et, par voie de conséquence, à enseigner. L’AUTRE – À moins qu’on ne l’étaye d’une épithète salvatrice : essai littéraire... LUI – Là, tu me déçois si tu crois vraiment à ce que tu dis, parce que tu évacues ainsi toute la valeur suggestive du mot essai. Tu dois pourtant te souvenir de l’admiration de Lukács pour la justesse du choix de Montaigne : Le grand Monsieur de Montaigne [...] a donné à ses écrits la dénomination étonnamment belle et adéquate d’« Essais ». Car la simple modestie de ce mot est d’une courtoisie hautaine. L’essayiste rejette ses propres espoirs orgueilleux qui, maintes fois, croient avoir approché l’ultime : il ne peut offrir que des commentaires de poèmes d’autrui et, dans le meilleur des cas, de ses propres idées75.
L’éloge que fait Lukács de « la dénomination étonnamment belle et adéquate d’“ Essais ” » est repris, tel quel, par Adorno76, pourtant peu susceptible, à cause de leurs convictions philosophiques respectives, de complaisance envers Lukács. C’est que le vocable essai exprime littéralement la « tension vers la forme77 » qui, selon l’essayiste Fernand Ouellette, caractérise ce genre ��. Richard M. Chadbourne, « A Puzzling Literary Genre : Comparative Views of the Essay », loc. cit., p. 133. « Lacking a word for “ non-fiction ”, the French have for years substituted essai, thus debasing the literary concept that Montaigne added to their language with such glory four hundred years ago. Abused in this way, the poor essay is saddled not only with vagueness but also with negativity. » ��. Georges Lukács, L’âme et les formes, op. cit., p. 23. ��. Theodor Adorno, « L’essai comme forme », dans Notes sur la littérature, op. cit., p. 13. ��. Fernand Ouellette, « Divagations sur l’essai », dans Écrire en notre temps, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1979, p. 37.
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littéraire. Que dit, en effet, Lukács ? « Il existe deux types de réalités spirituelles : la vie en soi et la vie concrète78 », ou, suivant la traduction littérale, la vie (où l’on souligne le déterminant) et la vie (où l’on insiste sur le substantif). La vie « concrète » pour le jeune Lukács, existentialiste avant la lettre, n’était qu’une chute d’eau ininterrompue, tombant et retombant dans l’insignifiance. Face à cette existence absurde, l’essayiste s’attaque à l’entreprise d’atteindre à la vie « en soi », à la vie consciente, en un mot au sens ; bref, il ambitionne de donner une forme à cette informe vie empirique, et de trouver une expression à cette « forme », à cette réordonnance intelligible, grâce à l’écriture de l’essai. Le mot essai exprime bien, selon Lukács, avec une « simple modestie », la difficulté de ce « travail le plus profond de la pensée en regard de la vie », « l’éternelle petitesse » de ce travail, et il la souligne même « avec une ironique modestie » : des essais, c’est tout ce que je puis faire, semble dire le grand Sieur de Montaigne, pour atteindre à la vie, c’est-à-dire la vie consciente, la vie en soi, en un mot : le sens. Vue sous l’optique de Lukács, la visée de l’essai semble même presque désespérée : la difficulté d’atteindre à la vie dans l’insignifiante chute d’eau de la vie serait-elle insurmontable ? Peut-être l’essai se réduirait-il à presser de questions cette inconsistante vie empirique ? On touche ici au noyau même de l’essai, pur questionnement contrairement à maintes proses assertives qui misent sur un savoir constitué, tout à l’opposé du travail en cours de l’essai. « Et même quand j’affirme, j’interroge encore. » Ce mot profond de Jacques Rigaut, cité par Barthes79, me paraît s’appliquer tout à fait à ce perpétuel questionneur qu’est l’essayiste. Comme tout écrivain, il présente le monde comme une question, donc dans toute son ambiguïté, sa complexité, sa fragilité. C’est pourquoi l’essai est particulièrement en situation dans un processus culturel qui vit un moment de crise : souviens-toi du foisonnement de l’essai à l’époque de la Révolution tranquille au Québec. L’AUTRE – Je viens de comprendre en t’écoutant combien cette tension inhérente à l’essai s’accompagne naturellement d’une insatisfaction dynamique, féconde en définitive, provoquée par une pensée ouverte, plurielle, toujours à suivre. Oui, il y a une angoisse intrinsèque de la recherche (tension vers la forme) instituée par l’essai, recherche forcément inachevée, c’est-à-dire ��. Georges Lukács, « Nature et forme de l’essai », dans Études littéraires, vol. V, no 1, avril 1972, p. 95. La traduction d’Études littéraires est plus claire ici pour mon propos que celle de Haarscher. ��. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants », dans Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 152.
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vouée à un inachèvement inhérent à la nature même de l’essai ; en ce sens, on pourrait dire que l’essayiste est en manque d’unité intérieure, qu’il s’y essaie constamment, qu’il cherche à se composer enfin à force d’introspection, mais sans jamais y réussir (le jour où il y réussirait, il ne serait plus essayiste, il n’écrirait plus que des traités – exhaustifs – ou se targuerait d’accoucher de la pensée close du système). As-tu remarqué, par exemple, combien le morcellement du Dictionnaire de moi-même de Jean Éthier-Blais80 est révélateur de la démarche de l’essayiste en quête de son unité intérieure ? L’essai suscite ainsi spontanément d’autres essais pour s’approcher toujours plus près de la vie. On a parfois critiqué le recueil d’essais pour son caractère prétendument artificiel, répétitif, redondant, comme la reprise de textes ayant déjà servi, sans s’aviser que la pensée inachevée de l’essai appelle spontanément le recueil, son débouché nécessaire. Pas étonnant que Montaigne, éprouvant si vivement les limites de l’essai, n’ait cessé de multiplier les « allongeails ». LUI – Adorno a souligné lui aussi cet inachèvement constitutif de l’essai, et combien le terme même d’essai, qu’à son tour il met en valeur, suggère la tension d’une écriture qui ne peut que nous offrir des fragments, des lueurs de vérité : Le terme d’« essai », dans lequel l’idée utopique de toucher la cible va de pair avec sa conscience d’être faillible et provisoire, dit quelque chose sur la forme, comme c’est généralement le cas pour les terminologies qui demeurent dans l’histoire, et cela a d’autant plus de poids qu’il ne s’agit pas d’un programme mais d’une caractéristique de l’intention tâtonnante81.
L’AUTRE – J’avoue que tu m’as tout à fait convaincu avec tes références à Montaigne, Lukács, Adorno, Fernand Ouellette. Oui, le mot essai, tel quel, sans ajout intempestif, est un vocable qui mérite, comme l’affirme Adorno, de « [demeurer] dans l’histoire ». Je comprends maintenant la fausse clarté et la déplorable réduction que fait subir à l’essai l’épithète « littéraire », laquelle implique forcément l’existence d’un essai non littéraire, à savoir un amalgame de l’essai et de l’ensemble de la prose d’idées. Ce qui en résulte, effectivement, c’est l’impossibilité de formaliser l’essai comme tel puisqu’il est devenu, pour reprendre ton expression, tout c’est-à-dire rien ! Pas étonnant, dès lors, qu’on hésite à le laisser figurer parmi les genres « canoniques », indubitablement
��. Jean Éthier-Blais, Dictionnaire de moi-même, Montréal, Les Éditions La Presse, 1976, 200 p. ��. Théodor Adorno, op. cit., p. 21.
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littéraires, et, par voie de conséquence, qu’on ait tendance à enseigner, sous la rubrique essai, un ramassis de proses dépareillées. LUI – Sais-tu que tu as parfaitement résumé ma pensée ? Tu es mûr pour devenir « polémiste ». Comme je souhaiterais que mes collègues partagent cette opinion au lieu de se contenter de formules comme « l’essai proprement dit » ou « l’essai au sens précis » ou « l’essai littéraire » ! Imaginet-on un « roman littéraire » ou un « poème littéraire » ? Tu sais, je me suis interrogé sur cette méconnaissance de l’essai, même à l’université ; cela m’a irrité parfois. J’ai fini par comprendre qu’aux yeux de la vénérable institution, seuls comptent vraiment la poésie, le roman, le théâtre. Au-delà des frontières de cette Trinité générique s’étend un magma de proses qu’on a malencontreusement dénommées essais, productions marginales, composites, dont la visibilité littéraire est restée fort problématique. D’autre part, les universitaires, à l’instar des scientifiques, sont devenus, même en littérature, hyperspécialisés, d’une compétence à toute épreuve dans leur domaine respectif. L’AUTRE – Un peu comme les médecins, je parierais. Chez ceuxci, chacun se cantonne dans sa partie du corps. Mon ophtalmologue, par exemple, ne s’intéresse qu’à mes yeux. C’est beau, tout de même, une vie centrée sur l’œil ; je me demande, en admirant ceux de mes chats, Piccolo et Clarinette, si elle a réfléchi à la poésie de sa situation... Mais l’œil est un champ trop vaste encore : l’autre jour, cette ophtalmologue, d’ailleurs charmante derrière sa batterie d’appareils, est restée perplexe devant mon œil droit qui lui a semblé menacé d’un « schisme » de la rétine. Et, du coup, elle m’a dirigé vers le spécialiste de la rétine, le « rétinologue », je suppose. Ne rêver que rétines, quelle vie ! LUI – Bon exemple. Même chez les littéraires, on acquiert maintenant une compétence, parfois généreusement subventionnée, dans un champ de recherche bien délimité : sociosémiotique, épistémocritique, altérité, intertextualité, littérature et informatique, etc. Le temps de la culture générale et des humanités est bien révolu. Alors, l’essai, tu comprends, c’est l’affaire des spécialistes de l’essayistique, d’autant qu’il fait déjà figure de parent pauvre parmi les genres canoniques. Pas question de s’interroger longuement là-dessus. L’AUTRE – Et pourtant, nombre de professeurs publient des études critiques, mais certains, plus essayistes qu’érudits, optent pour l’essai critique : il importerait donc d’initier nos étudiants à cette forme d’art littéraire.
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LUI – Tu viens de te référer à l’essai critique. Comme j’ai beaucoup insisté sur le caractère évocateur du mot essai ainsi que sur sa littérarité intrinsèque, je tiens à préciser que je n’exclus pas, loin de là, toute qualification de l’essai. Mais j’ajoute que celle-ci n’en indique que la cause matérielle, soit le matériau dont celui-ci est fait, un élément constitutif relativement secondaire, car l’essai est essentiellement une forme et non un contenu, une forme en devenir, préciserais-je, une « tension vers la forme », ai-je insisté à la lumière de Lukács, Adorno et Ouellette. Le matériau, le sujet n’est que l’occasion de l’écriture de l’essai, lequel consiste, encore une fois, en une forme donnant lieu à un certain ton, à la voix unique d’un je de l’écriture. Ce qui importe dans l’essai, c’est donc la forme d’un libre discours argumenté, aux antipodes du discours systématique du travail savant puisqu’il ne cherche pas à se mesurer aux contraintes d’un objet d’étude, mais à se mouler plutôt sur la voix d’un énonciateur imprimant un certain ton, plus ou moins marqué selon le cas, à son discours. On peut écrire, sur le mode sérieux, un essai politique, davantage encore un essai philosophique, mais aussi sur un ton plus léger, à la manière du familiar essay des Anglais, un essai psychologique, comme celui d’Éric-Emmanuel Schmitt82, sur la grâce mozartienne des chats... Quiconque s’occupe de littérature lira volontiers des essais critiques ou essais portant sur des textes littéraires. Il est dommage, d’ailleurs, que, compte tenu de certaines connotations négatives du mot critique, on ne puisse pas dire d’emblée essais littéraires pour désigner ce qu’on appelle des essais critiques. Mais l’expression essai littéraire a été victime, on l’a vu, d’un fâcheux détournement de sens qui la rend, à mes yeux du moins, pratiquement inutilisable. En identifiant l’essai à la prose d’idées de communication courante, on s’est obligé de l’étayer avec une béquille « littéraire » pour désigner l’essai authentique dont on veut parler. Mal à propos, car l’essai est littéraire ou bien ce n’est pas un essai, c’est autre chose, de valable peut-être, là n’est pas la question, mais qu’on n’a tout simplement qu’à désigner par son nom. Cela dit, on peut y aller encore d’autres variations thématiques, celle, par exemple, de l’essai biographique dont des essayistes comme Fernand Ouellette et Nancy Huston ont fourni de beaux exemples83.
��. Éric-Emmanuel Schmitt, Ma vie avec Mozart, Paris, Albin Michel, 2005, p. 133-137. ��. Fernand Ouellette, Je serai l’Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux, Montréal, Fides, 1996, 438 p. ; Nancy Huston, Tombeau de Romain Gary, Arles, Actes Sud et Montréal, Leméac, collection Babel, 1995, 109 p.
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L’AUTRE – Ton « ajustement sémantique » s’est avéré, en effet, fondamental ; qui plus est, il nous a permis de pousser plus loin la réflexion sur l’essence de l’essai. Malgré tout, je n’arrive pas à dissiper un dernier malaise. Des auteurs fort autorisés en conviennent : concernant l’essai, il existe un déplorable abus de langage dont nous subissons les conséquences. Mais ce contresens a cours depuis si longtemps que nous devrions peut-être nous en accommoder ? LUI – Je sais qu’aux yeux de certains collègues, je ne suis pas assez accommodant, trop exigeant. Mais, n’ayant peut-être pas exploré le champ de l’essai, la réflexion des textes fondateurs, ils ne mesurent pas toutes les conséquences de ce flou sémantique qu’ils tolèrent. Elles sautent aux yeux, pourtant, quand on lit, par exemple, l’étude convaincante de Marc Lits, « Pour une définition de l’essai84 », portant sur les définitions et descriptions de l’essai que proposent les dictionnaires, les encyclopédies et autres ouvrages de référence : un tissu d’approximations, d’erreurs et même d’horreurs à faire dresser les cheveux sur la tête de quiconque s’intéresse à une approche formelle du genre. Des citations étonnantes, truffées de préjugés délirants, foisonnent dans cet article où l’auteur est bien obligé de conclure que les dictionnaires, par exemple, « ont une approche plutôt restrictive, et même péjorative, du genre, mettant l’accent sur l’inaccomplissement et la superficialité de ces textes, comme si cela constituait leur caractéristique majeure85 ». Pour leur part, les encyclopédies françaises, anglaises, américaines, « [ne sachant] comment aborder un monstre aussi hybride86 », fourmillent de contradictions et d’amalgames. Il est donc urgent de procéder à l’ajustement sémantique dont il a été question. Et qui doit s’employer à ces nécessaires mises au point sinon les spécialistes, les chercheurs et les professeurs ? Les critiques et les chroniqueurs finiront bien par ajuster le tir. On ne peut plus parler du roman de la même façon depuis que Gérard Genette a publié ses Figures. Et, dans le cas de l’essai, André Belleau, par exemple, n’a-t-il pas ouvert la voie avec des textes incontournables comme sa piquante Petite essayistique ? Comment a-t-il procédé ? Il s’est astreint à « Relire le jeune Lukács87 », auteur de L’âme
��. Marc Lits, « Pour une définition de l’essai », Les lettres romanes, tome XLIV, no 4, novembre 1990, p. 283-296. 85. Ibid., p. 289. 86. Ibid., p. 294. ��. André Belleau, Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?, Montréal, Les Éditions Primeur, 1984, p. 112-118.
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et les formes, un des textes fondateurs qui permettent, on l’a vu, de retrouver le sens premier et fort du mot essai. Voilà des textes pourtant difficiles qui vivement, dès la première lecture, impriment une marque profonde dans notre esprit ; et longtemps par la suite, les idées et les réflexions qu’ils renferment, toujours agissantes, nourrissent plus ou moins consciemment nos travaux, continuent d’accompagner nos tâches concrètes de critique88.
À l’exemple de Belleau, il faudrait se ressourcer à la tradition essayiste pour retrouver l’essence de cette forme littéraire. L’AUTRE – Ton « ajustement sémantique » terminé, nous voilà maintenant prêts, je suppose, à entrer dans le vif du sujet. LUI – C’est déjà fait : cette réflexion sur le sens du mot essai est bien davantage qu’une affaire de mots à mes yeux. Mais bon, tournons la page. J’aimerais maintenant aller droit au cœur de la question en m’attaquant, avec courage (ou témérité ?), à un problème redoutable : l’ambiguïté fondamentale, constitutive de l’essai. Peut-être les considérations futures se rattachent-elles, au fond, à ce sujet central. Du point de vue de la théorie littéraire, c’est certainement l’ambiguïté de ce type de discours qui représente la singulière difficulté, mais en même temps le caractère distinctif et l’intérêt extraordinaire de l’essai. Comme la poésie, le roman, le théâtre, l’essai peut revendiquer de plein droit un statut littéraire, ou encore autotélique, en ce sens que l’action de l’essayiste s’exerce sur son matériau, le langage ; mais, concurremment, paradoxalement aussi, et bien plus que les autres genres, l’essai entretient une relation de référence avec le monde, avec le réel. D’une part, l’essayiste, en tant qu’écrivain jusqu’au bout des ongles, s’adonne consciencieusement au travail de l’écriture, autrement dit il cultive ce que Jakobson désignait comme « le côté palpable des signes ». Mais attention : il ne s’agit pas seulement pour l’essayiste de bien écrire, comme on dit d’une prose de communication courante, qu’elle est bien écrite lorsque l’auteur a pris la peine d’en soigner la formulation. Non, dans le cas de l’essai, il ne suffit plus seulement d’écrire, ou même de bien écrire, mais il faut, pour reprendre la formule suggestive, déjà citée, de Jean ÉthierBlais, « soi-même s’écrire89 », ce qui donne accès à l’écriture ou à la littérature. C’est une tout autre intervention. Selon deux praticiens de l’écriture, Danielle 88. Ibid., p. 112. ��. Jean Éthier-Blais, Signets I, op. cit., p. 16.
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Dubé et Yvon Paré, « le travail de l’écrivain est à la fois une réflexion sur soi et sur le texte. La lente reptation de l’écriture transforme l’écrivain, le bouscule et l’amène à s’interroger90 ». En revanche, – et c’est ce qui confère à cet écrivain à part entière un statut distinctif, – l’essayiste ne renonce pas pour autant à faire sa marque dans le domaine des idées, de toutes les idées, sans exception, relevant du monde culturel. Jean Starobinski l’a bien souligné en parlant de Montaigne, le créateur du genre : « Dans l’essai selon Montaigne, l’exercice de la réflexion interne est inséparable de la réflexion extérieure91. » On doit reconnaître chez lui « la contrepartie de [son] intérêt tourné vers l’espace intérieur : une curiosité infinie pour le monde extérieur, pour le foisonnement du réel et pour les discours contradictoires qui prétendent l’expliquer92 ». C’est ainsi que Montaigne aura réalisé l’union dans l’essai du versant subjectif et du versant objectif. Il est donc essentiel d’insister : l’essai a une façon toute particulière, sui generis, de viser le référent. Chez lui, le monde qui se profile derrière les mots est bien réel ; il renvoie sans équivoque à une réalité existant horstexte, à un objet extra-linguistique. On ne peut pas dire comme dans le cas du roman : il y a une référence – Madame Bovary – mais pas de référent ; aucune chance de croiser Madame Bovary déambulant dans les rues de Paris. En revanche, Novalis a vraiment existé, tout comme Thérèse de Lisieux, qui ont tous deux inspiré à Fernand Ouellette des essais, et on doit en dire autant du Romain Gary de Nancy Huston dans Tombeau de Romain Gary93. Pourtant, tout en se reportant à un référent du monde réel, du même coup l’essai l’abolit, car, en définitive, dans l’essai comme dans toutes les formes de littérature, les mots se substituent à la réalité, le réel devient imaginaire. Le Novalis de Fernand Ouellette, son Novalis, est un être fictif, si bien que l’essayiste André Belleau a pu écrire : Ce commentaire de Novalis est ambigu. D’une part, il est intensément personnel. On se demande parfois si c’est Fernand Ouellette qui parle de Novalis ou si c’est Novalis qui parle de Fernand Ouellette. La conception du langage et de la poésie qu’a Fernand Ouellette est projetée sur Novalis. ��. Danielle Dubé et Yvon Paré, Un été en Provence. Récit de voyage, Montréal, XYZ éditeur, 1999, p. 100. ��. Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », dans Jean Starobinski, op. cit., p. 191. 92. Ibid., p. 192. ��. Fernand Ouellette, Depuis Novalis. Errance et gloses. Essai, Saint-Hippolyte (Québec), Éditions du Noroît, [1973] 1999, 165 p. ; Id., Je serai l’Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux, op. cit. ; Nancy Huston, Tombeau de Romain Gary, op. cit.
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Novalis lui-même devient fictif d’une certaine manière comme tout être créé par les mots94.
L’AUTRE – Face à ce dilemme, on pourra être tenté d’appeler à la barre le célèbre couple Objectivité/Subjectivité. On ne s’est pas privé de dénoncer l’« essayisme » au nom de la sacro-sainte objectivité95. Pourtant, on ne doit pas se hâter de conclure que, perdant en objectivité, ce discours personnel perd du même coup en vérité. Il engage au contraire la pleine responsabilité de l’énonciateur pour qui désormais se produit un dépassement de la formulation correcte ou même élégante en direction d’une écriture devenue exigence vitale : « le vrai critique se définit d’abord, depuis Du Bos, Béguin, Marcel Raymond, par une certaine sensibilité physique à l’écriture », écrivait JeanPierre Richard96. Un tel investissement dans son propos n’aurait-il pas un poids de vérité au moins égal à celui du langage réservé d’une étude, si bien écrite soit-elle ? Même fondées sur un contact personnel et admiratif, dans le cas de l’essai critique, les assertions de l’essayiste restent objectivement valables dans la mesure où elles manifestent dans l’œuvre des liaisons éclairantes et innovatrices. Du reste, la fameuse « objectivité », souvent invoquée contre l’essayiste, est-elle pour autant à l’abri de l’idéologie et des préjugés de l’interprète ? Ne pourrait-elle servir de masque à une subjectivité inavouée ? L’essayiste a donc quelque chose à dire sur le référent, un propos qui peut être éminemment valable. Mais il importe de souligner qu’il ne s’agit nullement, comme cela se produit dans la communication courante, du discours de vérité d’un auteur, car si la part de projection fictive venait à disparaître, on serait en présence non plus d’une œuvre littéraire mais d’un discours direct. « En littérature, écrit Northrop Frye, les problèmes de véracité et de réalité sont secondaires par rapport à l’objectif privilégié, qui est de constituer un ensemble verbal autonome [...] 97 », « a structure of words for its own sake », pour citer le texte anglais, plus expressif et qui rappelle les célèbres formules de Jakobson : « la visée du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte, le côté palpable des signes », bref « la ��. André Belleau, « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur », dans Surprendre les voix, op. cit., p. 46. ��. Voir sur cette question Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », op. cit. ��. Jean-Pierre Richard, « Quelques aspects nouveaux de la critique littéraire en France », La France dans le monde, no 15, mars 1963, p. 7. ��. Northrop Frye, Anatomie de la critique, traduit de l’anglais par Guy Durand, Paris, Gallimard, NRF, [1957] 1969, p. 95. « In literature, questions of fact or truth are subordinated to the primary literary aim of producing a structure of words for its own sake [...]. »
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fonction poétique du langage98 ». Cela ne veut pas dire absence ou négation du sens, mais que le sens, échappant ici à la causalité d’un auteur-sujet, comme il advient dans la prose purement instrumentale, se trouve reconduit dans les replis du langage, au niveau de la pulsion, du désir, de l’angoisse. L’essai a un sens, il exprime quelque chose du monde et du moi ; mais ce sens est enfermé dans le langage confronté à lui-même ; il ne s’exprime qu’à travers l’exaltation matérielle des mots et des structures verbales et thématiques. Analogie éclairante : la musique aussi a un sens mais il faut passer par les sons pour l’appréhender. Exemple récent, déjà cité, celui de l’essai d’Éric-Emmanuel Schmitt, Ma vie avec Mozart, une vie qui a retrouvé sens et direction au contact d’un musicien. LUI – J’aimerais joindre à cette réflexion sur le statut littéraire ambigu de l’essai un témoignage que je trouve particulièrement pénétrant, celui de Pierre Vadeboncœur, auteur d’un très bel essai intitulé Les deux royaumes99. Les lecteurs ont réservé à cette œuvre un accueil enthousiaste, dont on peut lire un écho dans une « réflexion à plusieurs voix suscitée par le livre de Vadeboncœur », publiée dans la revue Liberté100. Or, quelqu’un, tout de même, un ami déçu par la prétendue défection du « prophète » des Deux royaumes, a enregistré sa dissidence en s’en prenant aux idées de l’essayiste. Voici la lumineuse réplique de celui-ci : Je ressens une certaine réticence à fractionner en idées un livre qui est, me semble-t-il, un acte d’amour et de désir et un acte de désolation et de refus. Puisque le moyen employé était l’essai et donc la réflexion et l’analyse, bref tout cet outillage qui va avec le genre, naturellement je consentais à l’avance à discuter et, au reste, je cherchais à le faire. Mais, malgré tout, j’aime beaucoup moins la discussion que l’art, grâce auquel ce qui est sans lui indicible non seulement peut être « exprimé » mais surgit d’entre les voiles du discours, – différent, présent, actif, premier, spirituel, intégral, paru. L’essai ainsi conçu semble faire une chose et il en fait une autre. Il fait exactement ce que fait l’art. C’est la même intervention101.
L’AUTRE – Ce texte est, en effet, sublime. Je me souviens d’avoir été frappé, en particulier, par cette cascade de sept épithètes qui tentent de ��. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, collection Points, 1963, p. 218. ��. Pierre Vadeboncœur, Les deux royaumes, Montréal, L’Hexagone, 1978, 245 p. ���. « Les deux royaumes de Pierre Vadeboncœur », Liberté, no 126, novembre-décembre 1979, p. 5-66. 101. Ibid., p. 65.
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circonscrire la plénitude de sens de la voix du texte ou du je de l’écriture en saluant l’apparition, grâce à l’art, de l’« indicible », de l’inexprimable. On apprend dans ces quelques lignes comment il faut lire un essai, combien il est vain de se contenter d’en résumer les « idées » comme il arrive trop souvent. LUI – Tu me donnes le goût d’assister à tes cours ! Mais, pour l’instant, je me bornerai à mettre en relief les conséquences de cette fondamentale ambiguïté de l’essai, texte littéraire de plein droit, et pourtant, contrairement au roman ou à la poésie, nullement confiné dans le domaine de la fiction mais en relation de référence avec le réel, véritable appropriation ou prise en charge du réel humain par le je de l’écriture dans et par le texte. Mais cette originalité de l’essai, tiraillé entre la fiction et la non-fiction, entre la littérarité et le réel, bref cette ambiguïté du texte essayiste est lourde de conséquence : elle affirme sa dissidence face à l’institution littéraire, elle s’oppose à la conception traditionnelle de la littérature. Et elle en paie le prix ! Boudé par l’institution, marginalisé, jugé indéfinissable et inclassable, l’essai n’est toléré ou récupéré que si on évacue la valeur suggestive du mot essai en l’étayant d’une épithète ou béquille littéraire, un pléonasme qui avalise, je le crains, la dépréciation du mot essai que Lukács et Adorno, d’accord pour une fois, ont salué, rappelons-le, comme « la dénomination étonnamment belle et adéquate d’“ Essais ” ». Mais l’institution littéraire avait bien compris ou plutôt senti que l’essai représentait une dangereuse mise en question du concept de littérature. En effet, l’essai, tout uniment l’essai, fait s’écrouler, par le seul fait de son existence, le château de cartes de nos catégories, de nos distinctions, de nos couples antithétiques, qui a fini par acquérir le prestige d’un savoir immuable. Prise en charge du réel humain par une individualité, l’essai n’a rien à voir avec la catégorie Fiction des anglophones, se trouvant par le fait même exclu de la littérature conventionnelle. Les Essais de Montaigne radiés de la littérature, est-ce concevable ? L’AUTRE – Changeons donc de point de vue et observons tout cela par la lorgnette du couple subjectivité/objectivité, qui sert à départager littérature et science. Pure subjectivité, les Essais de Montaigne ? Certes, les humeurs d’un sujet « ondoyant et divers » donnent à l’œuvre son ton irremplaçable, mais, sous des apparences primesautières, ces textes graves n’en visent pas moins à cerner une expérience très objective du monde extérieur, laquelle s’inspire d’un riche intertexte socioculturel et livresque.
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LUI – Les enjeux de cette réflexion sur l’ambiguïté fondamentale du texte essayiste sont donc fort importants. J’en vois surtout deux. D’abord un ajustement, ou mieux ce réajustement sémantique du mot essai sur lequel j’ai déjà suffisamment insisté. Il importe de revenir au sens originel, primordial, intrinsèquement littéraire du mot essai, et donc de rejeter une fois pour toutes le fâcheux abus de langage qui consiste à faire l’amalgame de l’essai et de l’ensemble de la prose d’idées, cet amalgame malencontreux qui, depuis trop longtemps, prête à tant de malentendus102. Second enjeu, capital lui aussi, sur lequel je n’insisterai pas non plus puisque je l’ai déjà suffisamment laissé pressentir : ajustement du concept de littérature ; bannissement de la vision stéréotypée qui fait de celle-ci le domaine obligé du flou, de l’état d’âme, du subjectif, de l’affectif ; pleine ouverture à cette prise en charge du réel humain qui constitue l’écriture spécifique de l’essai. Ainsi l’institution littéraire en viendrait à inclure dans son domaine, sans équivoque et sans condescendance, tout ce qui est authentique écriture. Texte-synthèse, texte explicitement rassembleur de ces instances qu’on a accoutumé d’opposer l’une à l’autre : subjectivité/objectivité, mouvements affectifs/procédés intellectuels, imagination/raison, littérature/science, l’essai dissout l’opposition artificielle entre littérature et discours objectif ; il met ainsi en question la conception traditionnelle de la littérature. Contestation radicale, vie et mort de la littérature : telle est l’étonnante modernité de l’essai. L’AUTRE – Ton analyse de l’écartèlement de l’essai entre l’écriture et le réel, de cette ambiguïté fondamentale dont les enjeux sont plus importants que je n’aurais cru, me fait apprécier à sa juste valeur l’ajustement sémantique que je trouvais, tu te souviens, un peu serré : cette mise au point lexicale permet, en effet, de dissiper le grave malentendu qui affecte la perception commune de l’essai. Mais je voudrais prolonger ta réflexion : il me semble que l’ambiguïté que tu as longuement analysée se manifeste aussi dans le discours de l’essai. Ce discours n’est pas linéaire comme celui d’une étude ; il est polysémique : on peut y discerner plusieurs niveaux de sens, au moins deux et plus encore parfois. Il s’agit donc, cette fois, d’une ambiguïté discursive, qui ne serait peut-être, au fond, que la répercussion de celle que tu as mise au jour entre la littérature et le réel. ���. Sur l’ampleur de ces malentendus, causée par l’emploi « singulièrement flou » du terme d’essai pour désigner certains types de prose de nature purement véhiculaire, on se reportera à l’enquête minutieuse, citée plus haut, sur les dictionnaires, encyclopédies et autres ouvrages de référence : Marc Lits, « Pour une définition de l’essai ».
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LUI – Diablement intéressant ce que tu dis là ! Je suis tout oreilles. L’AUTRE – Pour être honnête, je reconnais que c’est Lukács qui m’inspire ici, avec son insistance sur la structure ironique de l’essai. Voici comment j’expliciterais sa pensée. À première vue, l’essai se présente comme un discours didactique sur un objet culturel qu’il examine avec la plus grande exactitude possible : tel est le sujet obvie à l’occasion duquel cet essai est écrit, un premier niveau de sens, celui auquel se limitent, malheureusement, la plupart des interprètes du texte. Malheureusement, dis-je, car le véritable sujet de l’essai, c’est la quête intime du je de l’écriture dans la totale liberté, dans l’entière disponibilité du langage : nous sommes donc en présence d’un second niveau de sens, le niveau essentiel en fait, le sujet obvie n’étant que prétexte à ce questionnement ou approfondissement de l’énonciateur. Autrement dit, si l’essai porte en apparence sur une réalité culturelle, que je désignerais comme son signifiant, son véritable sujet, son signifié, serait, d’après une formulation de l’Encyclopaedia Universalis qui me paraît s’inspirer de la suggestive étymologie du mot essai : exagium, c’est-à-dire pesée, poids, balance, examen, ce signifié ou cette essence de l’essai serait donc, et je cite : « une épreuve de soi, une expérience dont le résultat sinon la visée est de prendre la mesure de sa pensée, de se connaître soi-même à travers ce qu’on écrit103 ». Mise à l’épreuve de soi, au premier chef, que l’essai, et on évoque spontanément Montaigne à qui l’on doit la forte affirmation programmatique suivante : « J’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage104. » Le texte de l’essai joue sur la distance ou l’effet d’ironie entre le discours obvie et le discours véritable, entre le discours, d’une part, et ce que, d’autre part, je choisirais d’appeler le parcours de l’essai. Pourquoi cette distinction ? Parce que le discours me paraît référer à un ensemble organisé d’énoncés tandis que le parcours désignerait le cheminement personnel de la pensée, attesté par le caractère volontiers libre, voire impulsif, capricieux et parfois errant de l’argumentation et de l’écriture. Au mot « pensée », d’ailleurs, je serais porté à substituer celui de « réflexion », littéralement réflexion ou miroir du je de l’écriture. Pour emprunter à Jacques Brault une saisissante formule, l’essayiste est « un philosophe à l’état sauvage : plus pensif que penseur105 ». Sensible, on l’a vu, à ces deux niveaux de sens – « J’aime beaucoup moins la 1 03. Encyclopaedia Universalis, vol. 18 : Thesaurus, Paris, 4e édition, 1977, p. 638. ���. Montaigne, Essais, II, 37, Paris, PUF, 1965. ���. Jacques Brault, Chemin faisant. Essais, Montréal, Les Éditions La Presse, 1975, quatrième de couverture.
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discussion que l’art [...] », – Pierre Vadeboncœur ajoute encore ceci, qui est peut-être plus explicite : J’ai bien donné lieu de croire que je philosophais [...], et je philosophais ; cependant, à un autre niveau où les choses sont plus irréfutables, la philosophie, je suis passé par en dessous106.
Pour illustrer ces observations sur l’ambiguïté discursive, voici un exemple frappant. Au sujet de l’essai de l’écrivain noir américain James Baldwin, Chronique d’un pays natal, Alfred Kazin affirme qu’il ne s’agit pas d’une réflexion sur « le problème du peuple noir », mais d’une tout autre vision des choses, à savoir « une réflexion sur ce qu’il en coûte de s’appeler James Baldwin107 ». Plus loin, il explicite ainsi cette pénétrante observation : Ce qui compte dans le véritable essai, ce n’est pas le sujet dont il est question, mais le sujet tel qu’il s’est imposé à l’écrivain, tel qu’il a mûri dans sa pensée, tel qu’il a été traité, d’une façon tout à fait personnelle et unique108.
LUI – Si tu permets, j’aimerais y aller à mon tour d’un exemple éloquent d’ambiguïté discursive, tiré de l’œuvre de Charles Péguy. T’ai-je déjà dit que je rêve parfois d’écrire un Péguy essayiste ? De recommencer ma vie. De reprendre à Paris le train vers la « bonne ville » d’Orléans, de retrouver la rue Dupanloup où j’ai vécu, près de la cathédrale, de retourner chaque jour au Centre Péguy de la rue du Tabour. De relire tous les textes d’un auteur bien meilleur essayiste que poète. L’AUTRE – Là, je proteste : as-tu oublié Ève et les Quatrains ? LUI – Bon, bon, d’accord. Mais quel essayiste tout de même ! De quoi alimenter toute l’essayistique. Je m’en tiendrai ici à mon essai préféré. Daniel Halévy, ami intime de Péguy, avait publié, dans les Cahiers de la Quinzaine, ���. « Les deux royaumes de Pierre Vadeboncœur », Liberté, op. cit., p. 60. ���. Alfred Kazin, The Open Form : Essay for Our Time, New York, Harcourt, Brace and World, 1961, p. IX (ma traduction). Cité par Richard M. Chadbourne, « A Puzzling Literary Genre : Comparative Views of the Essay », loc. cit., p. 150. « Alfred Kazin [...] describes James Baldwin’s essay, “ Notes of a Native Son ”, as being, not a piece of thought on the Negro problem, but a report of what it means to be James Baldwin. » 108. Ibid., p. XI (ma traduction). « What really counts in the true essay, he adds, is not the subject but “ the subject as arrived at by the writer, as it has grown in his thought, as it has been done justice to by himself alone ”. » Cité par Richard M. Chadbourne, loc. cit., ibid.
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sous le titre Apologie pour notre passé109, et sur le ton de la confession repentante, une remémoration pessimiste de l’affaire Dreyfus, cette affaire dont, on le sait, Péguy, pour sa part, était tellement fier. Le bouillant gérant des Cahiers réagira avec violence dans un essai intitulé Notre jeunesse où il se permet des mots très durs qui vont toucher au vif Daniel Halévy. Je ne me sens nullement ce poil de chien battu, de chien mouillé. Dans [mes]confessions d’un dreyfusiste, [i]l n’y aura aucun [cahier] qui s’intitulera mémoires d’un lâche, ou d’un pleutre110.
Rongé par la suite du regret d’avoir profondément blessé un ami très cher, Péguy va lui demander pardon dans un extraordinaire essai intitulé d’énigmatique façon Victor-Marie, Comte Hugo, avec comme épigraphe, sur un ton duellistique, l’hémistiche cornélien, « À moi, comte, deux mots111 ». Voici donc censément un livre sur Hugo, lequel, effectivement, occupe un généreux espace dans cet essai, avec, en particulier, le commentaire de Booz endormi. Mais il s’agit, au fond, et principalement, d’une longue méditation De amicitia, d’une sincère réparation à l’ami offensé. Pourtant, – ou gêne ou pudeur ou verve compensatrice empruntant des voies détournées, – on peut lire dans ce Cahier de réconciliation, dont le souci tenaille l’écrivain, bien d’autres thèmes chers à l’essayiste, entre autres : les pages fameuses sur Hugo, mais aussi sur le Polyeucte de Corneille ; le célèbre parallèle CorneilleRacine ; le souvenir ému d’un autre ami, Ernest Psichari ; une diatribe contre le « parti intellectuel » des secs professeurs de la Sorbonne, chercheurs de « sources » ; une puissante évocation du paysan français auquel l’essayiste s’identifie par toutes les fibres de son être ; une profonde réflexion biblique et théologique sur le mystère de l’Incarnation ; une série de notes au sujet de Hugo, pour singer la méthode scientifique ; et, après cette comédie des « notes », un brusque retour (« plus de notes ») au thème fondamental et tragique de l’amitié menacée par la rupture. Donc, deux niveaux de sens, et même plusieurs, dans ce long essai qui tourne autour d’un secret, d’une tentative de réconciliation, difficile à articuler sinon par le recours à tous ces biais discursifs.
���. Daniel Halévy, Apologie pour notre passé, Cahiers de la Quinzaine, XI-10, 10 avril 1910. ���. Charles Péguy, Notre jeunesse, Paris, Gallimard, NRF, p. 57. 111. Id., Victor-Marie, Comte Hugo, Paris, Gallimard, NRF ; Cahiers de la Quinzaine, XII-1, 23 octobre 1910.
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Je tenais à citer en exemple, pour finir, cette splendide ambiguïté de Victor-Marie, Comte Hugo, si caractéristique du libre propos de l’essai. L’AUTRE – C’est vrai qu’il y aurait à dire sur l’écriture apparemment répétitive de Péguy, sur cette tâtonnante visée du sens, inhérente au questionnement perpétuel de l’essai. La feras-tu un jour cette étude ? Tu n’es pas éternel, mon vieux ! Et pourtant, malavisé que je suis, je vais avoir l’air de t’entraîner encore une fois dans une autre direction... Mais non, à bien y penser. Nous retrouverons, par un autre biais, chez l’essayiste, cet instinct jamais assouvi de la recherche (j’ai lu quelque part, figure-toi, que le mot allemand désignant l’essai signifie justement recherche : quelle pertinence lexicale !). Je voudrais t’entendre sur la subjectivité de l’essai, ce fameux je qu’on évoque toujours. LUI – D’accord, mais allons-y tout de suite d’un distinguo. Ce je, en effet, n’est pas toujours explicite, comme le voudrait une approche trop simpliste des choses. Bien des essais ne sont pas écrits au je. Pense à Pascal. Naturellement, tu invoqueras la troublante pensée : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », ce cri d’angoisse qui me vient spontanément aux lèvres lorsque, depuis la galerie du chalet, je contemple l’immensité de la nuit... Pourtant, il y en a tant d’autres du genre de : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant », bel exemple de l’énonciation essayiste où pourtant le je n’est qu’implicite. Mais ce je finit toujours par se manifester dans la forme de l’expression, par des marques stylistiques, par une certaine musicalité (phonétique, lexicale, syntaxique), par des figures : paradoxe, ironie, etc., ou dans la forme du contenu : effets ou caprices de composition, digressions, etc. En un mot, il se caractérise par un certain ton : souviens-toi de l’audacieuse assertion de Whitmore112, « not a form but a tone », au sujet de l’essai. Moralité : la subjectivité de l’essai loge souvent, très souvent, ailleurs que dans un je explicite. Songe à tous ces essais du registre cognitif où l’accent est mis sur les idées exprimées : par exemple, les Essais critiques de Barthes, Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, Littérature et sensation de Jean-Pierre Richard113. Le ton de ces écrits est
���. Charles E. Whitmore, « The Field of the Essay », loc. cit. ���. Roland Barthes, Essais critiques, op. cit. ; Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, NRF, collection Idées, 1948, 375 p. ; Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Paris, Seuil, 1954, 287 p.
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tout autre que celui, intime à souhait, des Deux Royaumes de Vadeboncœur, surtout dans le texte initial intitulé « La dignité absolue114 ». L’AUTRE – Il est indispensable, en effet, de faire cette distinction car les étudiants, souvent à l’affût d’une facile clarté, n’ont que trop tendance à simplifier la question de la subjectivité de l’essai. J’adapte donc à mon propos la si heureuse formulation de Jean-Louis Major : l’essai est « un je de l’écriture et non une écriture du je ». Je voulais t’en parler car c’est justement en te lisant que j’ai compris l’intérêt de cet énoncé. LUI – Je suis donc mal placé pour te dire que tu as tort ! Mais je ne me glorifie pas de cette observation parce qu’il n’y a pas si longtemps que j’ai commencé à entrevoir toute la portée de cette formule. À vrai dire, c’est un des deux points sur lesquels ma pensée sur l’essai a vraiment évolué, le premier portant sur l’ambiguïté constitutive de ce genre dont nous avons déjà fait état. Concernant ton énoncé, je n’ai pas tellement changé d’idée quant à sa partie négative, à savoir que l’essai n’est pas une écriture du je. Mais c’est ce je de l’écriture qui me fait encore rêver, dont je ne finis plus de scruter le mystère, dont je ne suis pas sûr du tout d’avoir épuisé les virtualités : nous sommes ici au cœur même de la nature de l’essai. L’AUTRE – Commençons donc par la branche la plus accessible de cette formule-clé : l’essai n’est pas une écriture du je. Pour expliquer à mes étudiants ce que n’est pas l’essai, je me réfère à un type d’écrit qu’ils connaissent bien : la dissertation, que je présente comme l’antonyme même de l’essai ; le cas échéant, on pourrait adjoindre à la dissertation des formes apparentées : le traité, l’étude, la thèse, la monographie. Je n’ai rien contre la dissertation, ayant d’ailleurs souvent à l’enseigner, excellent exercice pour les « têtes bien faites » que nous désirons former dans nos collèges et universités. Mais on doit bien reconnaître que cette forme d’argumentation affiche une structure rigide, un peu guindée : introduction, sujet amené, sujet posé, sujet divisé, développement des deux ou trois points, conclusion. Triomphe de l’esprit de géométrie. Tout le contraire de l’essai avec son parcours libre, fantaisiste ou capricieux, digressif parfois. À la subjectivité avouée de l’essai, fût-ce dans l’appropriation de la réalité objective, la dissertation préfère le nous didactique, magistral, caution de sa pure objectivité. Elle vise aussi l’exhaustivité de la démonstration ; elle se veut inattaquable sur un point bien précis alors que nous avons déjà insisté sur la vulnérabilité de l’essayiste, ce questionneur ���. Pierre Vadeboncœur, Les deux royaumes, op. cit., p. 9-58.
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invétéré. Bref, la dissertation est un discours clos où l’on fait le tour d’une question avec la plus grande rigueur possible tandis que l’essai se signale par son ouverture, par sa démarche interrogatrice, par l’inachèvement intrinsèque qui le caractérise. LUI – La dissertation (et les discours connexes comme la thèse, dissertation prolongée) sont, en effet, de bons exemples de ce que n’est pas l’essai, à savoir une écriture du je, comme il y en a tant, et de fort valables, et (on l’espère) de bien écrites. Sauf qu’il est capital de rappeler que ce type de prose d’idées, si utile soit-il, n’a rien à voir avec l’écriture, avec la littérature, au contraire de l’essai. Il y a un monde de différence entre les deux. Tout compte fait, la démarche méthodique de la dissertation nous achemine vers une conclusion rationnelle tandis que l’essai, qui obéit à l’intuition, débouche sur une prise de conscience – je serais tenté de dire : une surprise de conscience – existentielle, ce que Claudel appelait la « co-naissance115 » par opposition à la connaissance du logicien. On est ici en présence d’un phénomène psychologique que je trouve extrêmement intéressant. En sens contraire de la subjectivité de l’essai, l’objectivité scientifique est atteinte « à force de décentration psychologique et de dissociation du sujet et de l’objet116 ». L’essayiste, au contraire, entretient un rapport lyrique avec l’objet culturel. Ainsi l’essai critique, par exemple, va porter sur l’expérience que j’ai faite de tel livre, de l’aventure que j’ai vécue avec lui, bref de ce livre en tant qu’il retentit dans ma vie. Tiens, voilà le retentissement qui apparaît dans mon propos : j’associe spontanément ce vocable, et à point nommé, à la pensée du grand phénoménologue et essayiste Gaston Bachelard. Car cette décentration psychologique dissociant le sujet de l’objet, Bachelard la présente, dans La psychanalyse du feu117, comme une « sublimation dialectique », fruit d’un « sain refoulement », piquante remotivation du concept freudien. Selon lui, cette sublimation est dialectique parce qu’elle joue dans les deux sens : tantôt c’est l’imagination qui est refoulée pour les besoins du discours scientifique ou tractatif ; tantôt c’est la raison, chez l’écrivain qui s’adonne à un discours littéraire. Mais, j’insiste, sans que soit exclue la distinction des deux instances, il n’y a pas l’ombre chez Bachelard d’une pensée dualiste ou d’un cloisonnement raison par opposition à imagination : scientifique et épistémologue ���. Paul Claudel, Art poétique, « Traité de la co-naissance au monde et de soi-même », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957. ���. Jean Marcel, Pensées, passions et proses, Montréal, L’Hexagone, 1992, p. 324. ���. Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, NRF, collection Idées, 1949, 185 p.
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rigoureux aussi bien qu’essayiste de la rêverie sur les éléments, à sa table de travail éclairée par la lampe, sa « table d’existence118 », tantôt il étudie, tantôt il rêve, selon la posture adoptée. L’AUTRE – Pour quelqu’un comme moi, qui ai l’obsession du clair, de la pensée articulée, cette première mise au point relative à l’écriture du je paraît lumineuse et rassurante. Tournons-nous maintenant vers l’autre branche de notre énoncé et tâchons d’y voir aussi clair... Prudemment, et comptant sur ta longue expérience, je vais te laisser t’aventurer sur cette voie... LUI – Tu es vraiment trop aimable, astucieux collègue... J’avance avec précaution car nous sommes, avec ce je de l’écriture, au foyer même de la créativité de l’essai, de son essence littéraire. Il est si facile de « prendre le champ », si je puis dire, en rattachant par exemple l’essai à l’autobiographie ou au journal intime. L’AUTRE – « Prendre le champ ». Ton expression me rappelle une expérience que j’ai faite la semaine dernière, samedi midi en fait, en écoutant au poste anglais le Deuxième Concerto brandebourgeois de Bach. On y allait d’une interprétation modern style, impétueuse, presque frénétique. Le chef d’orchestre voulait sans doute faire preuve d’originalité, mais j’ai eu pour ma part l’impression d’un total dérapage. Il « prenait le champ », c’est le cas de le dire, car, à mes yeux du moins, Bach est l’incarnation même du sacré, du sens du mystère. On entre dans sa musique comme dans la cathédrale de Chartres. Or l’interprète avait fait de son concerto une manière de gigue endiablée ! LUI – Ton analogie est suggestive, tu m’as bien compris. Car associer l’essai au journal intime, à l’autobiographie serait le ramener à une écriture du je, laquelle, sans l’expulser cette fois de la littérature, comme dans le cas du traité, l’assimilerait indûment à une autre forme littéraire. Fernand Ouellette a écrit un de ses plus beaux essais, Journal dénoué119, en s’affranchissant justement de son journal intime dont il a défait – « dénoué » – les matériaux pour les recomposer au présent de l’énonciation. L’intérêt de cette transformation n’a pas échappé à Pierre Nepveu : L’idée de présenter non pas un véritable journal, écrit au cours des années, mais un méta-journal, une réécriture faite du point de vue du présent, est
1 18. Id., La flamme d’une chandelle, Paris, Presses universitaires de France, 1961, p. 111. ���. Fernand Ouellette, Journal dénoué, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1974, 246 p.
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d’un immense profit pour l’ouvrage, lui permettant de jouer constamment sur l’ambiguïté entre sujet autobiographique et sujet essayiste120.
Ce « sujet essayiste » est un je de l’écriture, c’est-à-dire un je métaphorique121, linguistique, mythique, et non psychologique ; il n’est donc nullement la simple courroie de transmission des idées d’un auteur, une écriture du je, ce qui l’exclurait de la littérature. Ce je de l’essai emprunte la voix d’un personnage, non plus narrateur, comme dans le roman, mais énonciateur, puisque le discours qu’il articule est de nature réflexive : il s’agit bien de littérature, mais de littérature-faite-avec-des-idées. C’est en remuant des idées que l’essayiste modèle son monde (suggestive traduction latine de modeler « fingere » : fingo-is-fictum, d’où fiction). Concurremment, le sujet essayiste est non seulement générateur de son discours, mais il est modelé par ce discours, fictif, justement. L’AUTRE – Je voudrais signaler au passage la forte présence des idées, du champ culturel dans l’essai : Belleau a particulièrement insisté dans sa Petite essayistique sur ce trait générique. Je crois qu’il faut entendre les idées ici dans un sens très large, comme des signes humains dont l’ensemble forme le champ de la culture : citations, livres, œuvres d’art, institutions, coutumes, attitudes collectives, civilisation, pensée, comportement, mythes, etc. Mais si le discours des essayistes prend appui sur des références culturelles, c’est toujours en définitive pour surimposer à celles-ci cette forme de leur questionnement intime, principe de la constitution de l’essai. Car l’introspection reste la démarche typique de l’essayiste. Il n’interroge des objets culturels que sous l’optique de son je ; il ramène tout dans l’orbite de son je, ce qui entraîne la circularité – du je au je – de ce type de connaissance qu’il est essentiel de distinguer de la connaissance rationnelle et scientifique. J’ai parlé d’introspection ; mais, comme Jean Marcel, on pourrait dire aussi réflexion, au sens où celle-ci « retourne, pour ainsi dire, l’objet à son envoyeur : c’est le sens même du mot réflexion qui évoque l’incessant va-et-vient entre le je et l’objet que ce je désigne ou contemple, à la façon du tain d’une glace dont on dit ���. Pierre Nepveu, « Fernand Ouellette : la lumière hors d’elle-même », dans L’essai et la prose d’idées au Québec, op. cit., p. 720. ���. Je ne puis m’empêcher de craindre que le recours à un « je non métaphorique » pour désigner ce je de l’écriture (voir Jean Marcel, Pensées, passions et proses, op. cit., p. 318-319 ; 341-343), que ce « je non métaphorique », donc, ne puisse induire malencontreusement qu’il ne s’agit que d’une écriture du je, soit des idées claires et nettes d’un auteur.
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précisément qu’il a pour office de réfléchir122 ». Où l’on comprend d’emblée que le je de l’écriture n’est pas que générateur du discours de l’essai mais qu’il est aussi façonné par ce discours. Revenons un peu sur cette démarche ou cette méthode de l’essai car elle a pour enjeu une certaine conception de la connaissance, autrement dit un choix épistémologique. Définissons comme l’« intelligence du cœur » ou mieux comme l’« intelligence d’amour », formule empruntée à Dante123, ce type de connaissance que Fernand Ouellette, pour sa part, revendique sur un ton catégorique : « [...] je dois m’accorder au cœur. Rester dans la lumière du cœur. Reconnaître l’écriture du cœur. Refuser tout autre éclairage ou toute autre science124. » À l’époque du Journal dénoué, déjà, cet essayiste avait mis en exergue à une section de son livre la maxime suivante de Novalis : « Le cœur est la clef du monde et de la vie125. » De son côté, dans un essai daté du 24 juin 1974, donc exactement contemporain du Journal dénoué et intitulé Le sens caché126, Pierre Vadeboncœur prend lui aussi parti pour le « cœur », soit « le sentiment et l’intuition », « cette sûre adhésion intérieure » contre « l’esprit d’analyse », « la raison aberrante » : Si j’avais à désigner le meilleur régulateur des idées et leur meilleur juge, je crois bien en effet que j’indiquerais le cœur. Il nous garde en particulier contre les systématisations de la raison, laquelle, à notre époque, dans l’ordre moral comme dans l’ordre politique, fonctionne assez comme une machine127.
Et comme le polémiste n’est jamais loin chez Vadeboncœur, il y va d’une de ces formules-chocs dont il a le secret : « Le délire linéaire de la raison raisonnante est quelque chose de mal connu, mais c’est pourtant la plaie de notre époque. » Pascal lui-même, pourtant scientifique rigoureux et redoutable dialecticien, avait souligné les limites de la méthode discursive dans ces mémorables fragments des Pensées : ���. Jean Marcel, « L’autre genre : la forme de l’essai dans Mémoires d’Hadrien », photocopie du manuscrit, Kreung Thep, 20 janvier 1997, non paginé. ���. Dans L’éclat du Royaume (Montréal, Fides, 1999) de Fernand Ouellette, on trouve les expressions suivantes : « intelligence ancrée dans le cœur » (p. 22), « intelligence d’amour, comme l’a écrit Dante après les Pères » (p. 27). ���. Fernand Ouellette, Je serai l’Amour. Trajets avec Thérèse de Lisieux, op. cit., p. 34. 125. Id., Journal dénoué, op. cit., p. 173. ���. Pierre Vadeboncœur, « Le sens caché », dans Un génocide en douce, Montréal, L’Hexagone/Parti pris, 1976, p. 59-61. 127. Ibid., p. 59.
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Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point [...]. C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison128.
Il se référait ainsi à la source biblique de cette épistémologie du cœur. Dans la littérature de sagesse, en effet, comme dans les écrits pauliniens, la connaissance procède non d’une démarche purement intellectuelle, mais d’une expérience, d’une présence s’épanouissant nécessairement en amour. Plutôt que de comprendre, c’est-à-dire de transpercer et de pénétrer les objets suivant le plan d’attaque d’animus, principe masculin agressif de l’esprit scientifique, il s’agit de connaître (de « co-naître », dira Claudel), d’une connaissance empreinte d’amour, qui ultimement s’identifie à la sagesse ou contemplation relevant d’anima, principe féminin de la psyché. Cette connaissance active de l’amour advient dans un lieu désigné par des métaphores interchangeables : pointe, cime, sommet, centre ou profondeur de l’âme ou de l’esprit : c’est là que se produisent, à l’abri des laborieux cheminements de la raison, les fulgurations de l’intuition, l’ellipse poétique, ou encore, chez les mystiques, l’ouverture profonde à Dieu. Quant à l’essai, relégué par le positivisme triomphant dans la zone trouble de la non-scientificité, n’est-il pas le territoire idéal pour ce type de connaissance ? En marge du discours linéaire des doctes, son texte étoilé, sollicité par les désirs du cœur, se construit librement autour d’une pensée. André Belleau a bien raison : les idées de l’essayiste sont loin d’être abstraites ou immatérielles : [Elles ont] une couleur, une chaleur, des contours, presque un poids physique. [...] Admettons donc qu’il s’agit d’idées érotisées opérant sur l’essayiste à la façon de fantasmes129.
LUI – « Idées érotisées » : quel bonheur d’expression pour suggérer le dynamisme de ces vivantes idées qui se conduisent dans l’essai comme des personnages de fiction ! Et c’est justement l’énonciateur en même temps que le fruit de ce brassage d’idées, c’est-à-dire le je de l’écriture, qu’il importe de distinguer du moi-je de l’auteur (du « moi social » de ce dernier, dirait Proust) si on tient à garantir la liberté propre à l’essai, nullement assujetti à un plan préconçu. La recherche poursuivie en toute liberté est, en effet, une caractéristique essentielle de la pratique de l’essai. Et comment y atteindre sinon en se mettant à l’écart de l’actualité événementielle par le recours à un ���. Pascal, Pensées et opuscules, publiés par Léon Brunschvicg, Paris, Librairie Hachette, 1897, section IV, nos 277-278, p. 458. ���. André Belleau, « Petite essayistique », dans Surprendre les voix, op. cit., p. 87.
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discours « récessif », disait Barthes pour suggérer ce mouvement de recul ; ou, en termes équivalents, à un discours qui s’élabore dans cet « arrière-plan méditatif » évoqué, on l’a vu, par Kundera. Là, au-dessus de la mêlée quotidienne, l’essayiste construit, mieux : il s’abandonne à la construction d’un sujet qui se déploie certes dans le réel de l’histoire, mais qui s’est affranchi de la petite histoire personnelle de l’auteur autant que de l’actualité brûlante pour devenir pure disponibilité, liberté totale dans le langage, subjectivité virtuelle, donc, qui empruntera pour se dire des chemins imprévisibles. J’ai entendu à l’improviste citer un jour à la radio, sans référence, ce propos inoubliable de l’écrivain français Claude Roy qui me parut exprimer d’une façon admirablement adéquate cette libre foulée de l’essayiste : « J’écris pour pouvoir lire ce que je ne savais pas que j’allais écrire. » Où il se confirme, n’est-ce pas, que l’essai suit une tout autre voie que l’autobiographie ou le journal intime, lesquels sont forcément limités par l’histoire personnelle de l’auteur. L’essayiste s’exprime plutôt de manière à « projeter un personnage qui entretient une relation implicite avec son véritable moi130 ». On doit donc éviter de considérer l’essai comme un simple appendice des prises de position ou des opinions de son auteur. Pendant l’écriture, l’essayiste écoute une autre voix que celle de ses convictions personnelles, la voix d’un moi virtuel que j’appelle le je de l’écriture, un je symbolique ou mythique qui unit le moi et l’Autre du moi en un modèle. L’AUTRE – À t’entendre sur ce je de l’écriture ou ce moi virtuel de l’essai, je ne puis m’empêcher d’y voir une analogie avec le roman. Tu te souviens de la si clairvoyante observation d’Albert Thibaudet : « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle131. » Henri Massis avait déjà exprimé quelque chose d’approchant en évoquant « tous les possibles intérieurs » que le romancier transforme « en une existence indépendante132 ». L’essayiste aussi porte en lui ses « possibles intérieurs » qui peuvent faire les délices ou l’étonnement de ce démiurge qu’est le je de l’écriture. ���. « [...] the author speaks [...] in such a way as to “ project a character which exists in some implied relation to his true self ” » (Scholes and Klaus, Elements of the Essay, New York, London, Toronto, Oxford University Press, 1969, p. 64), cité par Richard M. Chadbourne, « A Puzzling Literary Genre : Comparative Views of the Essay », loc. cit., p. 150. ���. Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938, p. 12. ���. Henri Massis, Réflexions sur l’art du roman, Paris, Plon, 1927, p. 36.
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LUI – Sur ce, retrouvons-le, justement, ce je de l’écriture, que nous n’avons pas quitté, en fait, mais retrouvons-le par un tout autre biais. Je te l’ai déjà dit : ce je me fascine, me fait rêver. On n’en finit plus d’explorer ses « possibles », ses avancées. Chaque nouvel essai le recrée... La façon la plus efficace que je connaisse d’avoir accès à ce je, c’est celle de Bergson, que je sacre illico « le philosophe de l’essai ». L’AUTRE – Je ne te savais pas versé dans la philosophie bergsonienne ni que cet écrivain eût jamais parlé de l’essai. LUI – Je ne croirais pas qu’il ait parlé formellement de l’essai quoiqu’il en pratiquât l’écriture, tout comme Bachelard, un autre philosophe essayiste. Et, de plus, j’admets humblement que je ne connais de Bergson que ce que Péguy en dit dans sa Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne ainsi que dans la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne. Mais ce n’est pas peu de chose si j’en crois le témoignage de Bergson lui-même, tel que rapporté par Mme Favre, en 1915 : Beaucoup m’ont fait l’honneur d’écrire sur moi ; personne ne l’a fait comme Péguy. Il avait un don merveilleux pour franchir la matérialité des êtres, les dépasser et pénétrer jusqu’à leur âme. C’est ainsi qu’il a connu ma pensée essentielle, telle que je ne l’ai pas encore exprimée, telle que je voudrais l’exprimer133.
Source éminemment fiable, tu en conviendras. Bergson fut le philosophe de la réalité, du retour au réel vivant, libre et palpitant, saisi dans le vif de sa durée, singulièrement au cœur même du présent, « le moment présent d’à c’t’heure », comme disait si expressivement mon professeur jésuite, Ernest Gagnon, « [ce] présent, écrivait Péguy, qui est le point d’être, et le point de liberté, et le point de vie, et le point de fécondité134 ». Or, le processus, le développement de l’essai réalise justement l’idéal bergsonien d’un je qui se construit, d’un texte qui se tisse (étymologie du mot texte : textus « tissu, trame ») dans le présent de l’énonciation, dans le « se faisant » par opposition au « tout fait », répétait Bergson, ouvrant ainsi la voie à une véritable découverte du Sens, d’un sens tout nouveau, pleinement affranchi des « idées toutes faites » d’un intellectualisme stérile, bois mort des habitudes de pensée : ���. « Souvenirs de Mme Favre », Europe, avril 1938. Cité par Jean Delaporte, Connaissance de Péguy, édition revue et augmentée, Paris, Librairie Plon, 1959, vol. I, p. 130. ���. Charles Péguy, Note conjointe, Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard, Biblio thèque de la Pléiade, 1961, p. 1499.
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Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. [...] Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée135.
Les idées toutes faites appartiennent à la mémoire, au passé, à l’histoire, à l’habitude, au lieu que, dans l’essai, le sens se fait à même le réel, à même la vie vécue dans le présent de l’énonciation, grâce à une conscience qui s’explore dans l’instant. Capital, ce processus de l’essai, axé sur le présent de l’écriture, car ce présent n’est pas seulement du temps mais de l’être même, eau de jouvence perpétuellement rejaillissante dans la minute même de la pensée. Pour adapter à mon propos une métaphore de Péguy, la pensée de l’essai n’est pas un « vêtement de confection » ou « un vêtement tout fait », c’est un « vêtement sur mesure », donc non seulement « du tout neuf » mais « du tout nouveau ». Cette distinction faite, lui advient le miracle d’une admirable sentence : « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui136. » On en conclura que l’essai a véritablement une fonction heuristique, signalée par André Belleau : « En fait, l’essai est un outil de recherche. Quiconque l’a pratiqué sait qu’il lui permet de trouver137. » Si l’on écrit d’après l’idée, on produit du « tout fait », dans le style neutre du traité, alors que si l’on s’accorde à suivre les mots eux-mêmes et tout ce qu’offre la langue, suivant le courant du « se faisant » bergsonien, on peut arriver à relever l’idée elle-même, mais qui émerge alors d’un mouvement de nature, autre, inédite, renouvelée, organique : telle est la méthode (du grec « hodos » la voie) de l’essai. Pablo Neruda a su illustrer cette magie des mots : Tout est dans le mot... Une idée entière se modifie parce qu’un mot a changé de place ou parce qu’un autre mot s’est assis comme un petit roi dans une phrase qui ne l’attendait pas et lui a obéi138...
Claude Bonnefoy, dans un entretien avec Michel Foucault, se révèle lui aussi sensible à cet engendrement de l’idée par les mots : Quand on lit l’Histoire de la folie ou Les mots et les choses, ce qui frappe, c’est de voir une pensée analytique extrêmement précise et pénétrante, sous-tendue par une écriture dont les vibrations ne sont pas uniquement 1 35. Ibid., p. 1386. 136. Ibid., p. 1322-1323. ���. André Belleau, « Petite essayistique », Surprendre les voix, op. cit., p. 89. ���. Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975, p. 80-81.
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d’un philosophe mais révèlent un écrivain. [...] À vous lire, on a l’impression que votre pensée est inséparable d’une formulation à la fois vigoureuse et modulée, que la pensée serait moins juste si la phrase n’avait pas trouvé aussi sa cadence, si elle n’était pas portée et développée par cette cadence139.
L’AUTRE – Ton emploi, tout à l’heure, de l’épithète « organique » m’inspire une observation. Le développement de l’essai est organique, aux antipodes de celui du traité ou de l’étude. C’est pourquoi ce genre de texte, formellement si différent de l’autre, est parfois l’objet de commentaires inappropriés : c’est le cas, par exemple, des essais critiques par comparaison aux études critiques. L’essai critique s’écrit de façon organique ; il provient de l’intérieur, de l’intimité ; il n’est pas commandé de l’extérieur par une structure rationnelle, à la façon du travail savant. Il croît, il s’accroît d’un mouvement de nature tout comme se poursuivent une conversation ou encore un échange épistolaire, sans exclure les digressions fréquentes chez les essayistes, reliées toutefois, fût-ce par un fil ténu, au propos global, lequel demeure ainsi construit, en dépit des apparences. L’essai est un texte qui se tisse à la manière d’un tissu vivant, et non par l’adjonction d’une matière artificielle. Cela dit, pour corroborer ton insistance sur le présent de l’énonciation dans l’écriture de l’essai, j’aimerais citer deux critiques. Le premier, tu le connais bien, c’est Pierre Nepveu auquel tu t’es déjà référé au sujet du Journal dénoué de Fernand Ouellette. Or il écrit aussi dans le même article : [...] la qualité d’écriture de l’essai n’est pas sans liens avec la qualité et la complexité de la pensée qui s’y développe. Non pas tellement parce qu’il y aurait entre le « bien-penser » et le « bien-écrire » une relation de cause à effet, mais plutôt parce qu’il y a dans tout essai réussi un « vivre-sapensée » qui est le fruit d’une véritable écriture, comme le montre admirablement toute l’entreprise de Montaigne140.
Ce « vivre-sa-pensée » n’est-il pas un équivalent du « se faisant » bergsonien ? De son côté, Gérald Gaudet montre comment tous ces essayistes qui se collettent avec la pensée sont de véritables écrivains, éprouvant d’instinct que la réflexion est aussi une affaire de mots :
���. Entretien de Claude Bonnefoy avec Michel Foucault, 1966, à la suite de la parution de Les mots et les choses, Le Devoir, 18 et 19 septembre 2004, F6. ���. Pierre Nepveu, « Fernand Ouellette : la lumière hors d’elle-même », op. cit., p. 716-717.
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ils savent que l’essai est écriture, qu’il se fait dans la confrontation avec le langage : un je inquiet, en situation, faisant l’épreuve du réel, se pensant en même temps qu’il pense le monde, sans jamais s’achever avec le dernier mot141.
LUI – Voici, en effet, l’essai au vrai sens du terme, non pas l’écriture d’un auteur assujettie à un plan préétabli, mais, au présent de l’énonciation, un je de l’écriture tissant son texte en toute liberté dans la pure disponibilité du langage. Pourtant, tout n’est pas dit pour autant : ce n’est là qu’une première phase dans le processus de l’écriture essayiste. Car l’essai me paraît aussi travaillé par une dynamique de la généralisation. Certes, il s’élabore dans la durée du se faisant, dans « l’espace transformant d’une écriture » (Belleau), – c’est la première phase, – mais il s’affranchit finalement de ses limites temporelles, – et c’est la deuxième phase, – pour se résorber dans un présent éthique, libéré de toute contingence, un présent de vérité générale, permanente, extra-temporelle. Ainsi, à la faveur de cette saillie hors de luimême, le je de l’écriture traverse l’événement spatiotemporel du présent de l’énonciation vers l’arrière-plan méditatif du Sens. Se produit alors l’avènement, au présent éthique cette fois, du sujet transcendantal de la vie (la vie en soi, la vie consciente) recherchée par Lukács, grâce auquel le discours du je s’efforce, en débouchant sur les vastes paysages du sens de la vie, de discerner les questions et les valeurs ultimes... À sa manière, donc, l’essai cherche à répondre le plus lucidement possible au désir irrésistible de l’âme, subjectivité insatisfaite qui aspire pourtant à des valeurs absolues, au-delà d’un monde qui ressemble trop souvent à « un ossuaire d’intériorités mortes142 ». L’AUTRE – Là, mon vieux, je t’arrête ! Me vois-tu en train de faire avaler cela à mes étudiants ? LUI – Tu as raison. Ce que je dis là n’est pas facile à formuler : ne t’avais-je pas averti que j’hésitais à m’aventurer sur les traces de ce je déroutant ? Mais je n’y peux rien ; contrairement au roman, l’essai obéit à un principe d’intemporalité, participe d’une certaine abstraction ; on retrouve, en le lisant, l’intentionnalité de l’écrit philosophique. On doit bien, en conséquence, tenter d’ajuster le propos. Mais rassure-toi : présomptueux que je suis, je vais te proposer des exemples qui rendront le tout lumineux ! Ces exemples, je les emprunte principalement à l’œuvre de Pierre Vadeboncœur, à mon avis le ���. Gérald Gaudet, « Les essais », Le Devoir, 7 juin 1986, C-6. ���. Georges Lukács, La théorie du roman, Paris, Éditions Gonthier, 1968, p. 58.
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plus représentatif des essayistes québécois. Et je procède méthodiquement en distinguant les phases dont je viens de parler. La première, celle de la pensée s’accomplissant dans le présent de l’énonciation, je l’illustrerai d’abord par ces quelques lignes fort explicites : On ignore assez, d’ordinaire, ce qu’on va écrire et sait-on beaucoup davantage ce qu’on a fini d’écrire ? Quand l’ouvrage est terminé, on est plus inquiet du sens qu’avant, car on a dit davantage mais jusqu’à quel point143 ?
Je cite aussi, dans le même dessein, un texte magnifique intitulé « La dignité absolue », dont le préambule fait ressortir cette fonction heuristique de l’essai déjà soulignée par André Belleau, tu te souviens ? De grands changements se sont produits dans ma pensée depuis quelques années. Je me propose ici d’en dire quelque chose, non pour eux-mêmes – ont-ils tant d’importance ? – mais parce que, en revoyant ce que j’ai parcouru, je pourrai peut-être, ça et là, toucher quelques idées et quelques sentiments susceptibles d’éclairer indirectement un champ plus vaste, à cause des lueurs que jette toute pensée et dont chacun peut à sa guise tirer profit. Je voudrais rechercher ce qui a si fort travaillé ma conscience et ma sensibilité pendant ces années-là144.
Veux-tu maintenant vraiment surprendre le je dans la minute même de l’écriture ? Voilà que j’hésite à parler de L’amélanchier de Jacques Ferron. [...] Pourtant, [...] avec [cette lecture] encore j’ai connu l’expérience que j’essaie de décrire dans ces pages [...]. J’hésite parce que le bonheur de cette lecture ne me laisse pas de prise145.
Et pourtant, tout indécis qu’il soit, cet énonciateur s’abandonne, au fil des mots, à un commentaire plutôt généreux dont il émerge, le premier étonné, plusieurs pages plus loin :
���. Pierre Vadeboncœur, « Les deux royaumes », dans Essais inactuels, Montréal, Boréal, 1987, p. 183. 144. Id., « La dignité absolue », dans Les deux royaumes, op. cit., p. 9. 145. Id., « Instants du verbe », dans Les deux royaumes, op. cit., p. 149.
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Me voici de nouveau dans la métaphysique. C’est un bien grand détour, et loin du petit miracle de L’amélanchier. Qu’on m’en excuse. [...] Je suis incorrigible et toujours partant vers la philosophie146.
Deuxième phase maintenant : l’avènement de l’intemporalité du présent éthique. Je pourrais me référer à deux exemples patents que tu connais déjà, deux textes de Péguy cités plus haut, péremptoires comme des maximes, l’un sur la « pensée toute faite », l’autre sur l’éternelle nouveauté d’Homère. Mais revenons à Vadeboncœur, à un essai intitulé « Le roman, ou l’ambition d’être ». Le je de l’écriture y subit une mutation substantielle. D’abord prise en charge par un sujet très personnalisé, la parole est transmise à la collectivité humaine et jusqu’à ce sujet transcendantal de la vie ou du Sens. Régi par ces pronoms de la non-personne que sont le il (ou le on), le propos accède à une généralité maximale, celle de la sentence ou de la maxime. Il y a une analogie dans le roman, mais ce n’est pas avec la vie, c’est avec l’être147. Dans le roman, la vie n’est pas écrite, elle n’est pas décrite, elle est récrite – [...] dans un univers d’une tout autre essence [...] 148. Les personnages sont des incarnations à rebours dans l’absolument dense149.
L’AUTRE – J’ai trouvé : avec mes étudiants, je vais commencer par des exemples. L’élucidation théorique, la distinction des modes de développement essayiste suivront tout naturellement. Tu as proposé l’exemple de Vadeboncœur. Je songe aussi à la richesse et à la subtilité énonciatives des Pensées de Pascal. Quelle tonalité ! Un véritable chantier de recherche ; toutes les nuances de l’ironie et du paradoxe ; des maximes grandioses. Quelques exemples (tu les connais, mais je sais que tu les réentendras volontiers). D’abord, sur les caprices de l’écriture qui se fait : En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j’oublie à toute heure ; ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tends qu’à connaître mon néant150.
1 46. Ibid., p. 153. 147. Id., « Le roman, ou l’ambition d’être », ibid., p. 64. 148. Ibid., p. 63. 149. Ibid., p. 81. ���. Blaise Pascal, Pensées et opuscules, op. cit., p. 499.
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La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu’il faut mettre la première151.
Voici une belle ouverture solennelle avec sa chute inattendue : Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre152.
Enfin, ce saisissant sarcasme shakespearien : Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais153.
Je pourrais m’arrêter là, mais je voudrais te surprendre en proposant un troisième mode, une troisième « phase », si tu veux, d’énonciation essayiste. Tu te souviens du propos de Gérald Gaudet sur le texte de l’essayiste qui « [se pense] en même temps qu’il pense le monde, sans jamais s’achever avec le dernier mot » ? Cette observation attire notre attention sur la pensée inachevée de l’essai, toujours « se faisant », en cours, à suivre. Mais il importe de préciser que cette pensée est intrinsèquement inachevée, donc en principe et non par défaut. Cet inachèvement, autrement dit cette ouverture, cette richesse inépuisable du propos sont un trait constitutif, une caractéristique inhérente à la nature même de l’essai, qui le distinguent radicalement, on l’a dit, de la pensée close du traité ou du système. Or, une telle « tension vers la forme », pour reprendre la formule de Fernand Ouellette, comporte nécessairement – et voici ma troisième « phase » – un appel implicite du recueil. Les divers essais d’un recueil se présentent comme des fragments de pensée qui manifestent leur nécessité intérieure d’être rapprochés, d’être confrontés l’un à l’autre, dans l’espoir de mettre ainsi au jour l’intuition fondamentale qui commande des essais à première vue, parfois, disparates. La mise en forme par le recueil obéirait ainsi à une tendance naturelle de ce genre littéraire. L’essai est, en effet, le fruit d’une pensée par convergence – rappelle-toi le
1 51. Ibid., p. 328. 152. Ibid., p. 390. 153. Ibid., p. 428-429.
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recueil si bien nommé de Jean Le Moyne, Convergences154, – une pensée en étoile, qui ne se laisse entrevoir que dans la multiplicité des points de vue ; ou encore, un thème central indéfiniment repris en variations qui n’arrivent pas à épuiser sa richesse existentielle. Extirpé de son terreau initial d’énonciation pour être transplanté dans le nouveau contexte du recueil, l’essai est devenu ce qu’il est fondamentalement : essentiellement intemporel, purifié des circonstances adventices, coïncidant avec la vie, dirait Lukács. Titre combien adéquat d’un recueil de Vadeboncœur : Essais inactuels. Je ne nie pas pour autant que certains grands essais puissent remplir de bord en bord l’espace d’un livre. Mais la pensée qui s’y trouve censément enclose n’en reste pas moins, conformément à la nature intime de l’essai, une pensée ouverte, non systématique, analogue sur ce point à celle des diverses pièces d’un recueil. LUI – Tu as bien fait d’attirer mon attention sur cette troisième particularité de l’énonciation essayiste : son caractère foncièrement inachevé. Abandonnée aux fantaisies de l’intuition, l’écriture de l’essai laisse libre carrière au surgissement, à l’association des images, à la fabulation. C’est le règne de l’imprévu, et, à vrai dire, de l’imprévisible, car le texte de l’essai est, en principe, sans fin, toujours à suivre. Pareil inachèvement serait à juste titre impardonnable dans un ouvrage systématique, traité ou thèse ; il trahirait les défaillances d’une pensée insuffisamment élaborée. Au contraire, dans un texte interprétatif et interrogatif comme celui de l’essai, il est le signe même de cette ouverture d’une pensée indéfiniment renouvelable, qui s’ajuste sans cesse à la mouvance du réel. Épuiser un sujet précis, relativement restreint : ambition légitime chez l’auteur d’une monographie. Mais n’est-il pas des sujets inépuisables, justement, touchant la vie pensée, le sens du réel humain ; des sujets perpétuellement énigmatiques et inspirants comme ces mythes et mystères, à la fois lointains et familiers, qui n’en finissent plus de solliciter le questionnement de l’esprit ; bref, des sujets qui appellent une écriture spécifique, celle de l’essai ? L’AUTRE – L’« écriture spécifique » de l’essai, dis-tu. Et, fort de cette conversation nourrie sur l’essence de ce genre, je ne puis que te donner raison. Pourtant, quelque chose encore me chicote, – ou me « turlupine », si tu préfères – et je vais avoir l’air d’arriver comme un chien dans un jeu de quilles en lançant, au beau milieu de notre discours, un vocable insolent : hybridité. ���. Jean Le Moyne, Convergences. Essais, Montréal, Éditions HMH, collection Constantes, 1961, 324 p.
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LUI – C’est le professeur qui s’exprime ici par ta bouche, influencé par ces étudiants futés qui ont l’art de semer la pagaille dans nos concepts bien rangés. Heureusement, d’ailleurs. Quelle ressource que l’imprévu de l’enseignement pour protéger le théoricien contre le retour des « idées toutes faites », comme diraient Péguy et Bergson. Effectivement, la notion d’hybridité (certains diraient : métissage) nous oblige à prendre en compte la complexité, voire les caprices génériques de certains textes. Bien sûr, quantité de textes sont, de bout en bout, de nature essayiste, et donc se prêtent plus facilement à l’analyse ; il en est, toutefois, où joue un certain métissage qu’il faut savoir discerner. Mais, pour y voir clair, amenons le sujet, comme dirait un professeur de dissertation. Et commençons par la notion contraire de pureté formelle, ce qui est une bonne façon, aristotélicienne, si je ne m’abuse, d’aborder la question. Revenons à une distinction féconde, déjà mentionnée, de Lukács. L’esthéticien hongrois a posé l’existence, au fondement des œuvres littéraires, de deux principes d’expression : le premier est « créateur d’images » (la vie ou une vie) ; le second, « instaurateur de signification » (la vie). Explicitons, par souci de clarté : la vie ou une vie, c’est-à-dire la vie empirique ou concrète, life (en traduction anglaise) ; la vie, c’est-à-dire la vie dans son essence même, la vie en soi, living. Pour le premier principe, il n’y a que des « choses » ; pour l’autre, que des idées, soit des « concepts », des « valeurs », des « relations » entre ces « choses ». Le premier principe s’appliquerait au récit, à la poésie, au théâtre ; le second, à l’essai. Dans l’essai, en effet, précise Lukács, « il n’y a pas de vie des choses, pas d’images, mais uniquement de la transparence », à savoir ce qui laisse transparaître l’au-delà des choses : idées, valeurs, relations ; corrélativement, « [l’]expérience vécue concrète qui a éveillé [le questionnement] a disparu à une distance infinie155 ». L’AUTRE – La maturité philosophique du « jeune Lukács » m’a toujours étonné. Pourtant je me souviens que Belleau a vigoureusement insisté sur la longue expérience requise pour la formation d’un essayiste. Lukács devait être l’exception qui confirme la règle. LUI – Certes, et la suite de mon propos te confortera encore dans ton sentiment. Car quelle est, selon Lukács, la fonction de l’essai par rapport aux autres œuvres littéraires ? Celles-ci ont besoin de l’essai dans la mesure où ce dernier délivre et rend manifeste une intelligibilité qui, sans lui, resterait enclose dans l’œuvre. À ce que je me permets de désigner comme l’essai ���. Georges Lukács, L’âme et les formes, op. cit., p. 16-17, passim.
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critique il confie ainsi un rôle majeur, celui de faire passer le texte littéraire de la puissance à l’acte, eût dit Aristote, en révélant et même en faisant resplendir un sens qui autrement pourrait rester latent ou virtuel. On voit que Lukács se faisait une très haute idée de l’essayiste ou du critique, indissociables selon lui. L’œuvre littéraire, récit ou poème, est opaque à elle-même, comme enfermée dans le monde sensible et la vie empirique. Elle a besoin d’accéder au monde intelligible de l’Idée. Bien sûr, la perspective de Lukács, à l’époque de L’âme et les formes, est résolument platonicienne et néo-kantienne. En transposant la problématique idéaliste de Lukács dans celle de la phénoménologie de Bachelard, on pourrait dire que l’essayiste permet à l’œuvre littéraire d’atteindre son accomplissement ; à travers les lectures-écritures auxquelles donne lieu l’essai critique, l’œuvre parvient à la plénitude du retentissement, pour reprendre ce mot clé de la poétique bachelardienne. Pour sa part, Genette verrait dans la « critique intersubjective » de l’essai (ou de ce qu’il appelle, lui, la « critique littéraire ») un type de compréhension du texte que Ricœur a qualifié, après d’autres, d’« herméneutique » ; elle correspondrait à une « reprise » ou à une « recréation intérieure » du sens156. Cette démarche de l’essai critique, Jacques Brault l’a admirablement imaginée dans Chemin faisant : « [...] un peu comme un musicien ou un comédien, j’interprète le texte, je le joue sur moi, en moi157... » Cette distinction des principes d’expression, qui a permis de discerner la fonction particulière de l’essai par rapport aux autres œuvres littéraires, s’accompagne d’une véritable antinomie, cette fois, qui oppose deux genres littéraires : le récit et l’essai. En comparaison du récit, ancré dans le concret de l’événement spatiotemporel, de la vie, l’essai participe d’une certaine abstraction : un énonciateur tient un discours argumenté, s’adonne à une discussion d’idées à la recherche du sens, de la vie. Événement, temps, espace, personnages sont transcendés : l’énonciateur, selon l’observation de Kundera, a rallié ce lieu solitaire qu’est un « arrière-plan méditatif ». On assiste dans l’essai, même stylistiquement, à une détemporalisation : on y accède à une permanence extratemporelle, le texte s’écrivant pour l’essentiel au présent éthique. Bref, on est fondé à croire que l’essai et le récit, envisagés dans leur
���. Gérard Genette, « Structuralisme et critique littéraire », dans Figures : essais, Paris, Seuil, collection Tel quel, 1966, p. 145-170. ���. Jacques Brault, Chemin faisant. Essais, Montréal, La Presse, collection Échanges, 1975, p. 58.
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pureté formelle, donc au prix d’une certaine abstraction théorique, constituent une antinomie. Ce qui n’exclut pas – et c’est ici que je rejoins la préoccupation générique qui te « chicote », cher ami, – ce qui n’exclut pas, dis-je, que l’essai et le récit puissent venir à composition dans le cas d’hybridité ou de métissage textuel où une forme littéraire prend en charge, intègre ou, pour mieux dire, subsume une autre forme littéraire. Subsumer, c’est « penser (un objet individuel) comme compris dans un ensemble158 » ; par exemple, subsumer une séquence narrative dans un essai ou, en sens contraire, subsumer une expansion essayiste dans un récit. Sans cesser d’être pour autant des essais, les textes des Testaments trahis159 de Milan Kundera subsument assez souvent des séquences autobiographiques. Le romancier Kundera, pour sa part, n’hésite pas à subsumer d’importants passages essayistes dans une œuvre comme L’immortalité160. Il est vrai qu’il pratique le roman à la manière de son modèle Robert Musil : L’homme sans qualités161 est remarquable sous ce rapport, truffé d’essais, de digressions et même de réflexions sur l’« essayisme ». Relisant La Recherche de Proust, j’ai été frappé par la présence de ces nombreuses séquences où le narrateur, comme figé dans un arrêt contemplatif, se laisse aller à des méditations essayistes qui suspendent la trame narrative. L’AUTRE – Puisque c’est moi qui t’ai entraîné sur ce terrain accidenté, il n’est que juste que je t’explique d’où m’est venu cet intérêt pour l’hybridité textuelle. C’est en relisant les nouvelles de Gabrielle Roy, figure-toi, que j’ai été envahi par une impression qui a finalement donné lieu à une hypothèse que je te permets de trouver aventureuse. Serait-ce le pli de l’essayiste, l’habitude de lire des essais plutôt que des récits ? Il m’a semblé, lorsque j’ai entrepris la relecture des nouvelles de Gabrielle Roy, que j’étais en train de lire aussi une manière de grand essai, pas une réflexion ordonnée ou suivie, mais le retour des mêmes questions sur la détresse et l’enchantement de la vie. Le texte transcende fréquemment l’univers du récit pour ouvrir, dans le style de l’essai, sur une méditation existentielle exprimant tantôt l’émerveillement ou l’étonnement devant l’expérience vécue, tantôt aussi un questionnement 158. Le nouveau petit Robert (2000). Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, p. 2418. ���. Milan Kundera, Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993. 160. Id., L’immortalité, Paris, Gallimard, 1990. 161���������������� . Robert Musil, L’homme sans qualités, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 2 vol., [1930, 1933] 1956.
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insistant suscité par les réalités les plus simples de la vie. « Les plus simples », façon de parler, ce sont souvent aussi les plus insondables. Pour tenter de justifier cette impression globale qui s’est imposée à moi, j’ai étudié la manière de raconter de Gabrielle Roy, et j’ai cru y distinguer une sorte de contrepoint narratif : telle est mon hypothèse. Comme tu sais, il est souvent question d’enfants, d’enfance, de jeunesse dans ces récits. Et, naturellement, à un premier niveau, la voix narrative réagit fréquemment devant l’immédiateté de l’événement avec toute la fraîcheur, la peur ou l’émerveillement de l’enfance. Mais, à cette ligne mélodique s’en superpose une autre, réfléchie, expérimentée, sage, qui fait écho à ces réactions spontanées et leur permet d’accéder, avec le prolongement essayiste qui en assure le retentissement, à la plénitude de la conscience. Il s’agit d’une technique narrative particulièrement efficace, qui instaure une dialectique constante entre le narré et le retentissement existentiel de ce narré. Ou encore, pour m’exprimer selon les catégories de Lukács, il se produit un glissement depuis la vie (ou une vie concrète, empirique) vers la vie (c’est-à-dire la vie en soi, la vie essentielle). Autrement dit, de la sphère du récit on sera passé à celle de l’essai. Ce dédoublement de la perspective narrative – le dessin mélodique d’une vision adulte se superposant à celui de la perception initiale – inaugure donc une forme-sens qui vient se jouer de nos classifications génériques, celle d’un récit gratifié, par le truchement de ces résonances essayistes, d’une interprétation continue, ou de ce que Genette désignait comme « reprise » ou « recréation intérieure » du sens. Au total, c’est cette voix narrative, enrichie de toutes ces harmoniques, qui confère à ces nouvelles leur timbre unique. LUI – Ton hypothèse est intéressante, et elle m’oblige à m’interroger sur la pensée de Lukács. Je serais porté à croire qu’il distinguait nettement l’essai et le récit sans prendre en compte la notion d’hybridité. Et pourtant... Il faut nuancer. Il n’a pas voulu, je crois, formaliser l’hybridité textuelle en tant que telle. Il a plutôt cherché à distinguer, le plus clairement possible, les moyens d’expression. Mais on voit bien qu’il était conscient du métissage occasionnel des formes quand il évoque, par exemple, la dernière scène de l’Héraclès d’Euripide où l’on passe brusquement d’une dramatique expérience vécue à des questions conceptuelles de nature essayiste162. Quoi qu’il en soit, si j’interroge mes souvenirs de lecture, assez indistincts, j’en conviens,
���. Georges Lukács, L’âme et les formes, op. cit., p. 15-16.
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le contrepoint narratif dont tu parles me paraît défendable. Mais ce n’est là qu’une intuition : il me faudrait relire les nouvelles de Gabrielle Roy. L’AUTRE – Je brûle justement d’illustrer par quelques exemples ces belles abstractions et ainsi de faire valoir mon « hypothèse ». L’écriture, dans Ces enfants de ma vie, se dialectise constamment entre l’enthousiasme rafraîchissant d’une maîtresse d’école débutante (dix-huit ans !) et le présent souvent désenchanté de la narratrice : « Qu’est-ce que nous attendons tous, perpétuellement déçus, toujours prêts à recommencer163 ? » Autre exemple, dans L’alouette, une nouvelle du même recueil, d’un commentaire insistant de la narratrice, lequel culmine dans l’énonciation essayiste. Le lecteur doit subir l’intolérable spectacle, dans un hospice, de « la vie qui dit son dernier mot », pour atteindre son comble dans cette expression d’une cruelle ironie, d’un sarcasme plutôt : Et sans doute y avait-il des indemnes, si de n’être qu’irrémédiablement fripés, ridés, rétrécis, érodés par quelque procédé d’une inimaginable férocité, représentait ici la bonne fortune164.
Suit, au présent, le questionnement essayiste, vraiment désespérant : Où donc la vieillesse est-elle le plus atroce ? Quand on y est comme ces gens de l’hospice ? Ou vue du lointain, depuis la tendre jeunesse qui voudrait mourir à ce spectacle165 ?
LUI – Comme ces textes sont durs, à la limite du tolérable ! Ou est-ce moi qui ai les nerfs à fleur de peau, ayant rendu visite il y a peu à une vieille tante presque centenaire dans un hospice... J’ajoute que je me suis toujours représenté cette écrivaine comme remplie d’une grande tendresse pour ses personnages. L’AUTRE – Tu n’as pas tort, je crois, mais cela n’exclut pas certains passages d’une désolation infinie, tu verras. Une des images fondatrices des nouvelles de Gabrielle Roy, celle de la plaine, devient, dans Ces enfants de ma vie, un leitmotiv obsédant. Côté village, c’est la détresse, la laideur, la médiocrité. Côté plaine, au contraire,
���. Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie, Montréal, Stanké, collection Québec 10/10, 1983, p. 34. 164. Ibid., p. 52-53. 165. Ibid., p. 53.
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[...] à pleins flots l’espoir me revenait ; il me semblait faire face à l’avenir, et cet avenir brillait de la lumière la plus attirante qu’il m’a jamais été accordé de surprendre dans ma vie166.
Plus loin, cependant, alors que la narratrice s’est elle-même engagée sur la route avec les enfants, la plaine se mue en « cette espèce de gouffre sans limite où plongeaient [les] petits chaque soir167 ». Suit un moment de « gravité » : [Celle-ci] me venait peut-être du pressentiment d’une tristesse cachée au loin dans l’avenir comme cela m’est arrivé maintes fois dans ma vie168.
Et, tout naturellement, ce commentaire narratif sur l’ambivalence de la plaine va mener à une maxime essayiste : « Les déserts, la mer, la vaste plaine, l’éternité, attirent peut-être surtout, vus des rivages169. » Voici maintenant, grâce à son extrême concision, une illustration particulièrement convaincante du contrepoint narratif en question. Dans un court passage de La route d’Altamont, la petite Christine est émerveillée par le spectacle d’un lac, le grand lac Winnipeg. « Je n’en revenais pas. En suis-je jamais revenue au reste ? Et revient-on jamais, au fond, d’un grand lac170 ? » En trois phrases, on a glissé du point de vue de l’enfance à celui de l’adulte puis à l’énonciation essayiste. À plusieurs reprises, la narratrice adulte va faire écho à ce bonheur intense, dans une sorte de pause méditative, prélude à la rumination essayiste. « Tu es bien ? » demande Saint-Hilaire, « ce vieil enfant », à la petite Christine absorbée dans la contemplation du lac Winnipeg. Ah, sans doute l’étais-je comme jamais encore je ne l’avais été, mais justement cette joie inconnue était comme trop grande, elle me tenait suprêmement étonnée. Par la suite, j’ai appris évidemment que c’est le propre même de la joie, ce ravissement dans l’étonnement, ce sentiment d’une révélation à la fois si simple, si naturelle et si grande pourtant que l’on ne sait trop qu’en dire, sinon : « Ah, c’est donc cela171 ! »
1 66. Ibid., p. 93-94. 167. Ibid., p. 102. 168. Ibid. 169. Ibid. ���. Gabrielle Roy, La route d’Altamont, Montréal, Éditions HMH, « L’Arbre », vol. 10, 1966, p. 116-117. 171. Ibid., p. 116.
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La narratrice, on le voit, assume la pleine conscience du récit, à l’instar de cet essayiste ou critique dont parle Lukács. Plus loin, d’ailleurs, pendant que dorment le vieillard et l’enfant, c’est encore la narratrice adulte qui littéralement veille et tient des propos de sagesse qui vont bien au-delà de l’entendement des protagonistes, des paroles d’essayiste à l’accent pascalien : « Oh, que cet univers est donc étrange où nous devons vivre, petites créatures hantées par trop d’infini172 ! » LUI – Je retrouve ici la tendre sollicitude à laquelle Gabrielle Roy nous a habitués. L’AUTRE – Transportons-nous maintenant dans un monde d’immense désolation : celui de Petite Misère et d’Alicia, dans Rue Deschambault. Dans Alicia, la démence croissante de sa sœur bien-aimée – « notre Alicia aux grands yeux bleu sombre » – inquiète et parfois terrifie la Petite. Mais on ne parle pas de ces choses-là, n’est-ce pas, surtout pas devant les enfants ! Le ressentiment de la narratrice, jadis assujettie à cette rectitude bien-pensante, se donne vraiment libre carrière en prenant pour cible le monde des adultes, ces ils parfois stigmatisés par l’italique vengeur, et dont l’anonymat permet d’inclure les parents tout en les occultant. Ils (je veux dire les adultes) me protégeaient de la vérité. Ils me disaient qu’Alicia n’avait rien. Est-ce cela l’enfance : à force de mensonges, être tenu dans un monde à l’écart ? Mais ils ne pouvaient pas m’empêcher de chercher [...]173.
On aura remarqué, au présent éthique, le commentaire essayiste avec sa portée généralisante. Jusqu’à la fin le dédoublement narratif va souligner amèrement le mensonge des adultes, en des termes qui débordent largement le destin d’Alicia et la perception d’une enfant. Révoltée, la narratrice s’est muée en conscience essayiste du récit : Elle est morte quelques mois plus tard. Ils l’ont enterrée comme on enterre tous les gens, qu’ils soient morts le jour de leur mort ou longtemps avant, à cause de la vie peut-être... Quelle différence peut-il y avoir là ?... Et pourquoi ont-ils dit d’Alicia que Dieu... en venant la chercher... lui avait fait une grâce174 ?... 1 72. Ibid., p. 146. ���. Gabrielle Roy, Rue Deschambault, Montréal, Stanké, collection Québec 10/10, 1950, p. 166. 174. Ibid., p. 180.
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Mais je ne saurais terminer cette analyse sans insister sur le passage le plus beau, à mes yeux, le plus émouvant en tout cas, de ces nouvelles. Le début de Petite Misère est marqué par une grande tension entre un père, profondément déprimé, et sa fille. (A-t-on idée, d’ailleurs, de surnommer une enfant « Petite Misère » !) Ce texte est violent. Les premières lignes expriment le désaveu intérieur du père par l’enfant, en des termes d’une rare agressivité : « Ah non ! je ne suis pas misère. Jamais je ne serai comme toi175 ! » Mais le second désaveu – celui de l’enfant par le père – est autrement violent : une véritable gifle verbale. Son visage agité, ce jour-là, m’avait paru terrifiant. Il me menaçait de sa main levée ; mais, incapable de se décider à me frapper, il me jeta comme un reproche éternel : – Ah ! pourquoi ai-je eu des enfants, moi176 !
À l’intolérable tension de cette situation initiale fera pendant la pauvre rencontre de ces deux êtres lors de la « bien triste fête » de l’indigeste repas final, chacun des deux ayant consenti à faire quelques pas en direction de l’autre. Mais, surtout, à la suite de l’intuition chez la Petite du lourd chagrin paternel, il s’est produit comme un dépassement ou un approfondissement de la tension, exprimé d’inoubliable façon dans la chute de cette nouvelle, réverbération et grandissement du sens à la hauteur d’un mythe éternel de la détresse, comme un sublime Ecce homo : « [...] il y avait sur son visage une telle douleur que, parfois, je l’imagine immortelle177 ». LUI – Je ne sais pas si ton hypothèse est en tous points valable, n’ayant pas fait la recherche qui me permettrait de la vérifier. Mais je le souhaite parce que dès lors on s’expliquerait que ces récits soient si contagieux : menés par une narratrice habitée par un intense questionnement existentiel, ils interpellent vivement lecteurs et lectrices, ils suscitent chez eux une audience passionnée. Dans ces nouvelles, on lit bien sûr une histoire mais, du même coup, grâce au retentissement provoqué par cette dialectique particulière du récit et de l’essai, on est constamment invité à une dérangeante prise de conscience. Et, à présent, mon ami, bourré de ton sujet jusqu’aux oreilles, tu peux aller donner ton cours sur l’essai. Sans craindre de manquer de « matière », comme le croyait ce collègue attentionné. 1 75. Ibid., p. 37. 176. Ibid., p. 37-38. 177. Ibid., p. 45.
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L’AUTRE – Oui, mais je connais la suite... Avec ton fameux esprit de l’escalier, je ne serai pas sitôt parti que tu te diras : « J’aurais dû souligner aussi que... et que... ». Tant mieux, d’ailleurs. Cela nous fournira un prétexte à la poursuite de notre conversation. À un de ces jours, cher essayiste !
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Index des noms propres
ADORNO, Theodor, X1, 7, 21, 22, 28, 29, 31, 33, 39 ANGENOT, Marc, X11, 21 Anglais, 11, 28, 33 ARISTOTE, 14, 61 AUDET, René, 21 BACH, Jean-Sébastien, 47 BACHELARD, Gaston, 5, 17, 46, 52, 61 BALDWIN, James, 42 BARTHES, Roland, 23, 25, 30, 44, 51 BEAUDET, Marie-Andrée, 20 BEAULIEU, Victor-Lévy, 12 BEETHOVEN, Ludwig van, 26 BÉGUIN, Albert, 37 BELLEAU, André, 1X, X, X1, 1, 2, 3, 5, 6, 7, 15, 18, 21, 22, 28, 34-35, 36-37, 48, 50, 53, 55, 56, 60 BERGSON, Henri, 52-53,60 BONNEFOY, Claude, 53-54 BOUCHER, Yvon, 11 BOURBONNAIS, Nicole, 15-17, 20 BOVARY, Madame, 36 BRAULT, Jacques, 5, 12, 41, 61 BUFFON, Georges Louis Leclerc, comte de, 6 CAUMARTIN, Anne, 21 CHADBOURNE, Richard M., X1, 28, 29, 42, 51 CHASSAY, Jean-François, 22 CLAUDEL, Paul, 46, 50 COMTE-SPONVILLE, André, 5
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Index des noms propres Dialogue sur l’essai et la culture
CORNEILLE, Pierre, 19-20, 43 COSSETTE, André, 11 DANTE, (Durante) ALIGHIERI, 49 DION, Céline, 26 DORION, Gilles, 9 Dreyfus, l’affaire, 43 DUBÉ, Danielle, 35-36 DU BOS, Charles, 37 DUMONT, François, X11, 20-21 ÉTHIER-BLAIS, Jean, 13, 22, 31, 35 EURIPIDE, 63 FABRE, Hector, 11 FAVRE, Geneviève, 52 FERRÉ, Léo, 24 FERRON, Jacques, 14, 56-57 FOUCAULT, Michel, 53-54 FOURNIER, Jules, 1 France, X1 ; Français, 28 FREUD, Sigmund, X1 FRYE, Northrop, 37 GAGNON, Ernest, 19, 52 GALLAYS, François, 9, 11-15, 20 GAUDET, Gérald, 54-55, 58 GENETTE, Gérard, 34, 61, 63 HALÉVY, Daniel, 42-44 HÉBERT, Anne, 14 HERTEL, François, 22, 25 HOMÈRE, 53, 57 HUGO, Victor, 43-44 HUSTON, Nancy, 33, 36 JAKOBSON, Roman, 35, 37-38 KAUFFMANN, R. Lane, 21 KAZIN, Alfred, 42 KLAUS, Carl, 51 KUNDERA, Milan, 12, 23, 24, 51, 61, 62 LAMONDE, Yvan, 21
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LANGER, Suzanne, 28 LANGLET, Irène, 21 LAPOINTE, Martine-Emmanuelle, 21 LEJEUNE, Philippe, 23 LEMIRE, Maurice, 12 LE MOYNE, Jean, 59 LESAGE, Gilles, 26 LÉVY-LEBLOND, Jean-Marc, 22 LIND, Michael, 26 LISIEUX, Thérèse de, 36, 49 LITS, Marc, 34, 40 LUKÁCS, Georges, 1X, X1, 4, 7, 13, 17, 21, 22, 28, 29-30, 31, 33, 34-35, 39, 41, 55, 59, 60-61, 63, 66 MACÉ, Marielle, X11 MAILHOT, Laurent, X11, 20, 22-23 MAJOR, Jean-Louis, X11, 3, 14, 45 MAJOR, Robert, X1 MARCEL, Jean, (pseudonyme de Jean-Marcel Paquette), X1, 6, 7, 12, 14, 20, 21, 22, 46, 48-49 MARCOTTE, Gilles, 12, 22 MASSIS, Henri, 51 MONTAIGNE, Michel Eyquem de, 5, 12, 23, 28, 29, 30, 31, 36, 39, 41, 54 MUSIL, Robert, 62 NEPVEU, Pierre, 47-48, 54 NERUDA, Pablo, 53 NEVERS, Edmond de, 17-19 NOVALIS, Friedrich, baron von Hardenberg, dit, 36-37, 49 Orléans, 42 OUELLETTE, Fernand, X1, 29, 31, 33, 36-37, 47-48, 49, 54, 58 PAQUETTE, Jean-Marcel (voir MARCEL, Jean), 6 PARADIS, André, 11 PARÉ, François, 13 PARÉ, Yvon, 36 PARENT, Étienne, 9-10 PASCAL, Blaise, 5, 44, 49-50, 57-58, 66 PÉGUY, Charles, 1X, 18, 19, 42-44, 52-53, 57, 60
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Index des noms propres Dialogue sur l’essai et la culture
PLATON, 1X PROUST, Marcel, 19, 50, 62 PSICHARI, Ernest, 43 Québec, 3, 4, 6, 13, 22 ; peuple québécois, nation québécoise, 3 RABELAIS, François, 24 RACINE, Jean, 43 Radio-Canada, 21, 26 RAYMOND, Marcel, 37 RICARD, François, X1, 17-20, 21 RICHARD, Jean-Pierre, 5, 12, 15, 37, 44 RICOEUR, Paul, 61 RIGAUT, Jacques, 30 RIOUX, Christian, 26 RIVARD, Yvon, 21 ROY, Claude, 51 ROY, Gabrielle, 62-67 SALLENAVE, Danièle, 5 SARTRE, Jean-Paul, 44 SCHMITT, Éric-Emmanuel, 33, 38 SCHOLES, Robert, 51 SIMARD, Sylvain, 9, 11, 20 SOCRATE, 7 Sorbonne, La , 43 STAROBINSKI, Jean, X1, 12, 21, 36, 37 TERRASSE, Jean, X1, 21 THIBAUDET, Albert, 51 VACHER, Laurent-Michel, 22 VADEBONCOEUR, Pierre, V11, 5, 6, 19, 21, 38-39, 41-42, 45, 49, 55-57, 59 VIGNEAULT, Robert, 18-19, 20 WHITMORE, Charles E., 2, 44 WYCZYNSKI, Paul, 9
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Index thématique
Ajustement sémantique (le mot essai), X, 23, 27-35, 39-40, 41 ; flou sémantique, X, 8-11, 27-29, 33-35, 39-40 Ambiguïté discursive (ironie) de l’essai, X, 11, 15-16, 17-19, 40-44 ; ironie et paradoxe, 57-58 Ambiguïté fondamentale ou constitutive de l’essai, X, 35-40, 45, 55 ; réalité et langage, 37-38 ; art et discussion, 38-39, 41-42 ; référent, 35-36, 37, 39, 40 ; références culturelles, 48-49 Biographie, 17-18, 19-20 ; essai biographique, 33, 36 ; autobiographie, journal intime, 47-48, 51 Chroniqueurs, 5, 16-17, 23, 34 Co-naissance par opposition à connaissance rationnelle, 46, 48 ; animus et anima, 50 ; sagesse, 50 ; pensée par convergence, 58-59 ; prise de conscience, 46, 67 ; intelligence du cœur, 49 ; épistémologie du cœur, 50 ; démarche, 49 ; méthode, 49, 53 ; introspection, réflexion, circularité, 48-49 ; voir aussi Discours et Parcours Culture, X, X1, 5, 8, 21, 24, 25-26, 30, 32 ; humanités, 26, 32 ; réalité culturelle, 41 ; champ culturel, 48 ; monde culturel, 7, 27, 36 ; objet culturel, 41, 48 ; références culturelles, 48 ; culture générale, 32 Dialogue, 1X, X, X1, X11, X111, 3 Discours et Parcours, 41 ; voir aussi Co-naissance par opposition à connaissance rationnelle Dissertation, X1, 8, 45-46, 60 ; traité, 5, 28, 31, 47, 53, 54, 58, 59 ; système, 31, 58 ; thèse, étude, monographie, 5, 8, 18, 28, 37, 40, 45-46, 54, 59 ; travail savant, 33, 54
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Écriture, X, X11, 3, 5, 10, 13, 14, 15, 17, 19, 20, 21, 23, 24-25, 27, 28, 33, 35, 37, 40, 46, 51, 55, 59, 64 ; langage, 38, 41, 51, 55 ; voir aussi Littérature Essai critique, 8, 11-15, 17-19, 33, 54-55, 60-61 Genres canoniques, X1, 3-5, 8, 12, 31-32 ; classifications génériques, 29, 63 ; caprices génériques, 60 ; voir aussi Hybridité Hybridité (métissage), X, 59-60, 62-68 Inachèvement de l’essai, 30-31, 46, 58-59 ; voir aussi Questionnement, Recueil, Phases de l’essai Je de l’écriture par opposition à écriture du je, X, 14, 17, 23, 33, 35, 39, 41, 44-57 ; par opposition au moi-je ou moi auctorial, moi social de l’auteur, 17-18, 50 ; je énonciateur, 14, 48, 58 ; je implicite, 9, 44-45 ; je fictif, 48 ; je métaphorique, linguistique, mythique et non psychologique, 48 ; je symbolique, 51 ; créativité, 47 ; moi virtuel, 51 ; l’Autre du moi, 51 ; possibles intérieurs, 51 ; voir aussi Littérature, Écriture, Subjectivité Liberté de l’essai, 13, 41, 44, 45, 50-51, 55, 59 ; voir aussi Je de l’écriture, Présent de l’énonciation Littérature, X, X1, 8, 12, 15, 17, 18, 23, 24-26, 27, 32, 33, 35, 39, 40, 46, 47, 48 ; littérarité, 33 ; essence littéraire, 47 ; d’idées, 18, 48 ; voir aussi Écriture Livres et publications savantes, 8-23 Méconnaissance de l’essai, X-X11, 2, 3-6, 6-8, 8-9, 11-12, 20, 21, 22-24, 27-29, 3132, 34-35, 40 Mots et idées, 18-19, 36-38, 38-39, 44-45, 48, 53-55, 55-57 ; idées érotisées, 18, 50 ; idées toutes faites, 52-53, 60 Objectivité/Subjectivité, 36, 37, 39-40, 45-47 Paramètres (caractéristiques) de l’essai, X, 8, 11, 12, 13, 14, 20-21, 23, 24, 27, 50, 58 ; essence de l’essai, 5, 13, 34, 35, 41, 47 ; approche formelle, 9-10, 15-16, 34 ; variations thématiques, 33 ; essai et récit, 61-67 ; voir aussi Inachèvement, Questionnement, Je de l’écriture Phases de l’essai, 55-59 Philosophie et essai, 7, 41-42, 55, 57, 63, 66 ; Bergson, philosophe de l’essai, 52-55
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Polémique, 1X, 1-3, 4-5, 7, 24, 27, 32, 49 Présent de l’énonciation, 47, 52-57, 64-67 ; vivre-sa-pensée, 54 ; fonction heuristique, 53-54, 56-57 ; par opposition à pensée toute faite, 52-54, 60 ; présent éthique, 55, 57-58, 61, 66-67 ; sentence, 53, 57 ; maxime, 57, 65 ; conscience essayiste, 66 ; mythe éternel, 67 ; voir aussi Écriture, Je de l’écriture Prose d’idées instrumentale par opposition à essai, 6, 9-11, 13-14, 20, 22-23, 24-25, 28-29, 31-32, 34, 37-38, 46 ; voir aussi Littérature, Écriture Questionnement de l’essai, 7, 30, 41, 44, 48, 62-63, 64, 67 ; recherche, 44, 50 ; tension vers la forme, 29, 30, 33, 58 ; de la vie à la vie, 30, 55, 57, 59, 60, 61, 63 ; essai questionneur, 45-46 ; interrogatif, 59 ; inépuisable, 59 ; organique, 54 ; à suivre, 30, 58, 59 ; introspection, 48 ; sens, 1X, X, 30, 38-39, 40-42, 52-54, 55, 57, 60-61 ; ouverture, 46, 58 ; voir aussi Inachèvement, Recueil, Présent de l’énonciation, Je de l’écriture Recueil, 20, 31, 59 ; voir aussi Inachèvement, Questionnement, Phases de l’essai Subjectivité de l’essai, 13, 14, 22, 35, 36, 37, 39, 41, 42, 44-46 ; voir aussi Je de l’écriture Ton de l’essai, 1-2, 33, 39, 44, 57 Université, 3, 5, 8, 21, 24-26, 32, 45 et collèges (cégeps), 8, 25, 45 ; universitaires, X1, 29, 32, 67 ; institution littéraire, 1X, 39, 40
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Table des matières
Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IX
Dialogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XIII Acte I. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
Acte II. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
Index des noms propres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Index thématique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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