Michel Cornillon
AUSCHWITZ KARNAVAL
© Michel Cornillon 2016
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Éditeur : BoD-Books on Demand, 12/14 rond point des C...
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Michel Cornillon
AUSCHWITZ KARNAVAL
© Michel Cornillon 2016
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Éditeur : BoD-Books on Demand, 12/14 rond point des Champs-Élysées, 75008 Paris, France
ISBN : 9782810628155
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Parce que vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations […], nous estimons que personne, aucun être humain, ne peut avoir envie de partager cette planète avec vous. Pour cette raison, et cette raison seule, vous devez être pendu. Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem
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Accueilli royalement dans des wagons à bestiaux, ainsi que décidé par de hauts responsables, un entassement de vos semblables avec femelles et balluchons, progéniture et gémissements, autant dire du bétail. Et parmi cette cohorte humiliée et puante à souhait deux clowns dont je vous invite à faire la connaissance, deux Pieds Nickelés à la caboche en ruine : mon cousin Mordekhaï, vingt-quatre printemps à l’époque, et votre serviteur, Yitzhak, un an et demi de moins. Remarquez, si j’ai dit clowns ce n’est pas par dérision ou autodérision, car nous avons notre fierté. Mais parce que tel avait été notre métier depuis que nous avions débarqué en France quelques années plus tôt, chassés de Pologne par les légions de l’enfer. Sitôt à Paris, et dès que nous eûmes troqué nos culottes courtes contre des pantalons d’adultes, nous avons en effet, nous deux Mordekhaï, été recueillis par l’oncle Chpitipoï, puis mis en selle par une bande de zozos dont le rôle principal, en cette haute époque d’humour, était d’amuser la galerie. Laquelle, essentiellement constituée de militaires en goguette accompagnés de filles de petite vertu, se précipitait sous le chapiteau du Chpit Circus, dont le spectacle principal tournait en dérision (attention, en dérision plaisante) tant les travers de l’armée française que ceux des Panzer Divisions et des bolcheviks. Le clou était l’entrée de la Wehrmacht dans les gravats d’une ville imagi5
naire, les décors s’écroulant sur les casques tandis que les derniers défenseurs de la place (nous-mêmes, plombés à la vodka), fuyaient sur des vélos décapités qui n’avaient plus qu’une roue, comme de juste voilée. Donc, vous l’aurez compris, c’est au Chpit Circus, où nous jouions les déglingués, les enfarinés carburant à coups de pied, que nous avons connu la gloire. Sous des noms d’artistes bien sûr. Mordékhaï se planquant sous le pseudonyme de Khaï, moi pareillement, tous les deux nés des cris que nous poussions avant de nous enfuir — khaï ! khaï ! — dès que nous nous trouvions nez à nez. Sitôt notre prestation achevée, sans nous démaquiller de peur qu’on ne perçoive nos origines, nous allions distribuer sur nos monocycles, dans le quartier de Picpus, des prospectus vantant le Chpit Circus et sa chèvre dressée, ses chats savants et nous-mêmes. Si bien que nombre de gamins formaient dans notre sillage une procession qui amusait au plus haut point les trois ou quatre Wachposten en faction aux alentours du chapiteau. Le bon temps aurait ainsi duré jusqu’à la fin de la guerre, et même plus loin si le destin, retors comme il n’est pas permis, n’en avait décidé autrement. Un soir de mai, un gradé qui avait assisté à la représentation et en avait pissé dans sa culotte, nous avoua-t-il, nous a priés, dans le but de nous présenter à la fine fleur de son état-major, de l’accompagner à l’hôtel où il résidait. Quelques instants plus tard, toujours en tenue de travail, nez rouges et flûtiaux à la main, nous pénétrions au Crillon, où nous fûmes aussitôt entourés. Décolletés, champagne, et allons-y pour une impro devant ces messieurs et leurs belles, et que je te perds ici une godasse, et que mon pantalon se décroche, et que tout le monde se marre et nous tape sur l’épaule… C’est ainsi que nous eûmes nos entrées dans ce haut lieu des troupes d’occupation, et que nous sûmes en profiter. Jusqu’au moment où, à la suite d’une mésaventure 6
dont je m’en vais vous entretenir, nous nous retrouvâmes, après vérification de nos identités, coups sur le crâne, rinçage à l’eau de vaisselle — j’en passe et des meilleures — via la rue des Saussaies embarqués pour Drancy, puis dirigés vers Pétaouchnok. Là, dans le fichu convoi qui nous menait dieu sait où, nous n’étions plus les seuls à nous ronger les sangs. Les gens que les nazis avaient entassés dans les immondices des camps provisoires, en plus d’avoir comme nous laissé derrière eux leur superbe, n’avaient plus rien d’humain, si ce n’est le sentiment d’humiliation que laissaient percevoir dos voûtés, yeux cernés, costumes en loques et robes à mettre à la poubelle. Se trouvaient là en effet, dans ce haut lieu de la civilisation, autant de femmes que d’hommes. et même des gosses aux trognes enluminées de crasse. Ayant perdu mère, père et toute protection familiale dans la panique du départ, certains mendiaient un quignon de pain, un rogaton ou un verre d’eau. Bravo les boches, et bravo Vichy ! Toute notion du temps se perdit ainsi dans une promiscuité pesante, chacun s’évertuant à ne pas se laisser broyer par une masse abîmée dans un silence de mort où le tacatac des roues semblait ne jamais devoir cesser, non plus que la bouillie mentale brouillant toute perspective. On s’était retrouvé à plus de cent, bouclés de l’extérieur, dans des wagons prévus pour quatre chevaux, deux baudets et deux ânes. Avec en sus, pour Mordekhaï et moi-même, en souvenir d’une liberté que nous ne retrouverions jamais — nous l’avions vite l’avait compris dans le regard terrifiant d’un Führer encadré sur le mur — deux naseaux effroyables braqués sur notre effarement. Les naseaux de Rottenschwein. Nous dûmes nous endormir, récupérer quelque énergie dans l’embrouillamini des aiguillages. Lorsque nous recou7
vrâmes l’esprit, le tacatac s’était mué, par le miracle d’un roumpapoum, et roumpapoum, et roumpapoumpapoum, en une envie de meurtre. On allait retrouver Rottenschwein, et il allait y passer. Et les S.S. allaient tous y passer, pareillement leur Adolf. Après la grêle de coups dont ses geôliers nous avaient honorés, juré, nous allions lui en faire baver. Et rien à voir avec du vite fait, mais avec du méticuleux, du sadique, l’écume nous fleurissant les lèvres. On allait lui faire déguster son pot de chambre, le forcer à se rincer le gosier à l’eau des vespasiennes, puis on allait lui arracher les ongles, lui couper les doigts de pied, lui bousiller les articulations, chacune de haut en bas et de droite à gauche, et que ça craque sous notre acharnement, et que ça hurle sa douleur sur le fauteuil grinçant qui le mènerait à sa dernière demeure, à sa dernière extase dans la fosse à purin où l’attendait le démon. Un ramassis de brutes que ces nazis répandant sur le monde leur urine de chien de guerre, leurs effluves de chiens de garde n’obéissant qu’à la voix de leur maître, de leur ayatollah tonitruant — Heil Hitler ! Et pas besoin de l’assentiment de quiconque : la chienlit hitlérienne, on l’avait reniflée depuis belle lurette. Depuis l’invasion de la Pologne, de la Hollande, de la totalité de l’Europe et enfin de la Russie, avec empilement de cadavres et multiplication de charniers. Car les nazis ne discutaient pas, les nazis ne plaisantaient pas, les nazis ne rêvaient pas. Forts de leurs certitudes, ils ne visaient qu’à l’éradication de races dont la noirceur du poil freinait la ruée de leurs meutes vers les gadoues qui les engloutiraient, vers l’abjection où s’abîmerait ce qu’ils considéraient comme la grandeur de leur espèce — nous dirons de leur engeance. Mais voici, à l’issue d’une errance de cinq jours dans le tacatac tacatac de l’acier sur l’acier, dans le badaboum rabadaboum de l’orchestre d’un oncle qui avait dû y passer lui aussi malgré qu’on n’eût rien dit, que le convoi ralentissait, s’immo8
bilisait dans une succession de chocs, que ses portes s’ouvraient sur une débauche de projecteurs et de braillements, d’aboiements, de vociférations à hérisser le poil. Face à la garnison chargée de nous accueillir, tentative de remise en route d’esprits anéantis par la faim, la soif, la pestilence des baquets qui servaient de toilettes, dans chacune des voitures, à des centaines de gens passés à coup de gourdin de la ville à la bauge. Oui, frères et sœurs, dans un déballage de sunlights, quantité de brutes dont ne se distinguait qu’une tête, comme de juste fossilisées dans le moule terrifiant des casques et des bottes. Un alignement de gorilles fonçant sur les mongoliens avant de passer aux Juifs, aux Tziganes, aux communistes et bientôt aux Peaux-rouges, aux Bantous, tous Untermenschen rivés à une reproduction exponentielle, tous cafards dont la plus mince évocation amenait sur la face des seigneurs une moue de dégoût. Et badaboum, rebadaboum, rabadaboum tsouin tsouin… Achtung ! Tirés de notre abrutissement par des vociférations et des coups, nous ne pouvions évidemment raisonner de la sorte, ni formuler quoi que ce fût. Tout se mélangeait dans nos psychés en loques, et ce que nous rapportaient nos sens appartenait à un cauchemar qui n’en finissait pas, n’en finirait jamais car le nazisme se nourrit du Juif et que le Juif est immortel, et sans fond le cloaque vers lequel on le pousse, et sans pitié la soldatesque lui désignant la gare, et grimaçante la populace sachant où on le mène. Partout des ricanements qui saccageaient le rêve d’un havre sans violence, d’une pause dans cet acharnement. Partout des carnassiers excités par Adolf, maintenus par Goebbels dans l’érection de la haine et se ruant sur tout ce qui n’était allemand et furieusement nazi, puis se dirigeant au pas de l’oie, en rouleau compresseur laminant tout sur son passage, vers le pillage du monde. Du coup, malgré Beethoven, 9
malgré Franz Liszt et Buxtehude, et malgré qu’on se fût évertué à leur lisser le poil, les valeureux Teutons retombaient dix mille ans en arrière, bombaient le torse pour se ruer vers une curée que jamais Attila n’aurait désignée à ses hordes. Robots conçus pour la saignée, ils soutenaient une pyramide qu’ils pensaient protectrice et se comportaient ainsi qu’on exigeait qu’ils fussent : en chevaux de trait sans autre souci que l’obéissance, en mécaniques menées à la déglingue par les hauts dignitaires de la férocité. Au gardeà-vous devant le psychopathe qui leur avait promis de fabuleuses curées, ils lançaient à la ronde le cri de l’âge de pierre, livraient par pleins wagons l’humanité aux écuries d’Augias, dardaient sur la misère la grimace du mépris. Maintenant, sous le feu des projecteurs, la descente aux enfers. Qu’ils se permissent de redresser le jabot, ces concepteurs d’une géhenne où ils allaient eux-mêmes sombrer. Qu’ils se cambrassent et tendissent le pétard, ces cerbères du charnier ! On allait par-derrière leur perforer le fion, les planches à clous allaient leur faire sauter pignons et engrenages, leur faire rendre leur jus. Non que nous fussions féroces, Mordekhaï et moi-même, mais tâchez de nous comprendre : huit ans que nous subissions les caprices de ces brutes, une décennie que nous les regardions saccager notre avenir, vider nos comptes en banque, nous chasser de nos emplois et des jardins publics, nous empiler dans des ghettos, nous jeter dans des wagons. Cela pour nous mener en fin de course, tandis que nous accueillait une armée de zombies regroupés en fanfare, dans des effluves à vous couper le souffle. Si la règle nous échappait, la sentence était là, indescriptible d’épouvante. Cerné de croix gammées, de Sturmgewehrs et de casques, chacun se voyait se noyer, sous le regard de l’abjection, dans une laideur qu’on eût dit volontaire. Arbeit macht frei, terminus, alle raus, schell ! avaient 10
quelques instants plus tôt hurlé les haut-parleurs. Et face à notre cohue des molosses qui tiraient sur leur laisse, des S.S. impavides, des projecteurs braqués sur une foule désespérant de tout. Ce camp, nous l’ignorions encore, portait un nom promis à la célébrité. Un nom germanisé, souillé comme à plaisir avec, pour pimenter la sauce, une kyrielle de soudards préférant caresser leurs fusils que croiser nos regards. Un nom que nous découvririons à l’aube dans le bureau du commandant, éclairés que nous serions enfin sur notre destinée, et tacatac, et tacatac rabadaboum, par la pâleur d’un soleil assassin. Mais ne brûlons pas les étapes. Mordekhaï et moi-même, aujourd’hui rattrapés par l’âge mais à l’époque assez vigoureux pour nous dépatouiller de tout, décidâmes sur-lechamp, bien que paralysés de trouille, de mettre en pièces ce bétail remonté des abysses. D’exterminer nazi après nazi, S.S. après S.S. pou après pou, selon un processus qui se terminerait par le plus malfaisant d’entre eux, le démiurge d’une dictature dont les émules portaient dans le registre des morts non pas des patronymes mais des traits et des croix. Encore que ces zélés fonctionnaires, qui alignaient bâtons après bâtons, additionnaient pantins et figuren, fabriquaient des montagnes de paperasse, ne pussent être tenus pour responsables d’un forfait dont ils ignoraient tout. C’est du moins ce qu’ont tenté de faire comprendre à leur procès ces prédateurs déchus. — Täter ? les interrogeait-on à Nuremberg. — Nicht Täters, no guilty, pas coupables, pleurnichaient les Göring et Keitel. Ce qui permit trente ans plus tard à ce haut fonctionnaire de l’infâme, déclaré grabataire, d’échapper à la corde. Et sans perdre de temps avec le tout-venant de la S.S., sans chercher à lui rendre ses gnons distribués à la pelle, nous viserions d’abord ses meneurs, précédés tous d’un maître sans égal, l’époustouflant Adolf. 11
Époustouflant car parti de rien, né de sa propre haine dans la boue des tranchées… Lui qui n’avait jamais joué lorsqu’il était petit, qui n’avait jamais ri, jamais touché le zizi des filles pour la simple raison qu’elles se gaussaient de son insignifiance et lui refusaient les privautés qu’elles réservaient à d’autres, les Juifs en premier lieu, voyez l’affront, et mesurez les progrès accomplis à force de mensonges : auréolé d’oriflammes noires, symboles de la clarté de ses vues, il brandissait devant une soldatesque au garde-àvous le fantastique braquemart de sa paranoïa, arrosait de son foutre ses troupes en ordre de bataille — en position de repli plutôt, le vent ayant tourné à Stalingrad, les Alliés occupés désormais à se tailler, dans un fatras de fantassins en loques et de chars déguenillés, une autoroute vers l’écrasement de la bête. Mais quitte à ternir notre image, et pour en revenir à ma promesse, il me faut à présent dresser de nos individus un portrait objectif. Petit retour en arrière. Durant les deux années qui virent grandir dans les démocraties l’espérance d’une victoire, par là le Führer s’arracher les cheveux et humilier ses généraux, mon cousin Mordekaï et moi-même, malgré l’interruption brutale de notre formation de clowns, avons déployé les talents dont nous avait dotés notre naissance. C’est-à-dire qu’en plus d’humoristes, de lanceurs de couteaux et de bons mots, nous devînmes pickpockets. Conséquence : dans le bourbier où nous jeta notre imprudence, il nous fut aisé de prospérer, de jouer de notre fantaisie et de notre goût de la fête. Cela en appliquant avant l’heure aux tortionnaires des peuples le châtiment que leur infligerait plus tard la Justice des nations, liquidatrice de leur outrecuidance. En gros, on s’est fait prendre la main dans le sac, plus exactement dans la poche d’un gradé du haut état-major. Nous en étions à folâtrer dans sa garde-robe, à nous appro12
prier ses Ausweis et son fric tandis qu’il s’en allait frôler l’apoplexie devant le décolleté de Ginette, notre complice à tous les deux. Et voici, pile au moment où s’amorçait notre repli, que s’ouvrait à la volée la double porte du dressing, que nous étions tirés en pleine lumière et là, devant la croix gammée, mis aussitôt en joue. La routine, la facilité d’une tâche maîtrisée de longue date nous avaient en fin de compte fait baisser notre garde : dans le plaisir que nous prenions à le dépouiller, nous n’avions pas envisagé que l’Oberleutnant Wolfgang von Ehrfurt pût posséder, en la personne de l’Unteroffizier Rottenschwein, taupe de la Gestapo chargée de sa sécurité, ne le quittant donc jamais d’un œil, un garde du corps zélé, impitoyable donc, et qui, pour mieux le surveiller, avait pris position à l’abri des tentures. Ainsi, ayant suivi notre progression entre fauteuils et poufs, secrétaires et pendules, Rottenschwein venait-il d’introduire son minois en notre combine et braquait-il sur nous, en plus de deux nasaux à la pilosité dantesque, la menace d’un pétard. Mais cessez de vous inquiéter, rescapés des barcasses de l’exode. Relevez la tête et souriez, moissonneurs d’un froment dont la semence vous fut livrée par la déconfiture du Reich : des derniers jours d’un été qui vit s’arrêter devant un alignement d’assassins une foule de jeunes filles abusées, d’enfants mourant de soif et de vieillards dépecés, jusqu’à l’engloutissement du nazisme dans ses propres latrines, le sang de la Schutzstaffel se mêla à la fange, sa chair carbonisa dans le crématoire numéro IV. Il faut vous dire qu’un gaz on ne peut plus efficace, le fameux Zyklon B, anéantit dans une franche rigolade la prétention de ces rustauds.
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Sur le quai d’arrivée, autrement dénommé la rampe, le comité d’accueil nous permit d’entrevoir, en cette nuit de septembre, le paradis aryen du troisième millénaire : l’Allemagne au pinacle de sa puissance et l’Europe à ses pieds, un continent entier délivré de ses intellos, de leurs cheveux coupés en quatre, de leurs béquilles et de leurs binocles. Le monde entier aux petits soins pour une chevalerie remise au goût du jour — pour le mâle invincible la gloire en ses muscles d’airain, pour le S.S. forgé par Wotan dans le feu de la Blitzkrieg une femelle admirative, chargée de fructifier ce dont la comblait son seigneur : une portée de nazillons élevés à la spartiate. Pas de rêves inutiles, pas un atome de fantaisie, pas le moindre état d’âme sous les casques d’acier. Jardins secrets nivelés au bulldozer, pensées tenues en laisse et bientôt plus de pensée mais un bras qui se tend et deux talons qui claquent, un revolver tiré de son étui pour une saignée du côté de Babi Yar en hors-d’œuvre, d’Oradour en dessert… Mais évitons de mêler les torchons et serviettes, laissons à la Wehrmacht le plaisir de pleurer ses cadavres dès que le thermomètre, du côté de la Volga, atteignit des niveaux sibériens. Dans le gel leur soudant les jointures, on vit alors des processions de blindés boiter vers leur arrêt définitif, le svastika se briser sur la faucille et le marteau, le haut étatmajor pendant ce temps, demeuré près du poêle, n’ayant à 15
proposer à ses bidasses que la chair des chevaux surgelés, peu après celle des rats, et pour finir (mais n’allez pas le crier sur les toits, il s’agit d’un secret) celle de leurs camarades abattus par les tirs soviétiques et congelés par l’hiver… Le général Paulus attaquant son bifteck pendant l’équarrissage des morts au champ d’honneur, on en aurait hurlé de rire dans les ghettos d’Europe ! Nous en venons ainsi au corps de notre ennemi, dont il suffit de soupeser les jambons pour constater que le meilleur morceau du nazi bien nourri et convenablement soigné, c’est-à-dire du bestiau de parade — nous parlons d’expérience — se situe, au sein de l’assemblage d’os, de muscles et de tendons constituant sa charpente, en deux lieux agissant de concert lors du salut au chef, décomposé comme suit : contraction des fessiers, claquement des talons, lever simultané du bras, exhibition de l’argument frappant devant l’univers pétrifié… Bien sûr, une telle succession de mouvements dans la même direction aurait provoqué la culbute si ne l’avait contrebalancée le passage à l’action. Soit, sur le plan individuel, l’embrayage au pas de l’oie, et sur un plan général l’invasion de la Pologne suivi de l’anéantissement de ses structures, Français et Britanniques se réunissant aussitôt pour ne rien décider. S’enclencha de la sorte, en une série d’opérations menées tambour battant, la ruée sur la Hollande et le déboulé sur la Belgique, le contournement de la ligne Maginot, le franchissement des Ardennes et la mise à genoux du continent européen, enfin la trogne du Prédateur devant la tour Eiffel. Mais ce viol des démocraties, loin de traduire une quelconque supériorité, ne mettait en lumière que la volonté de dominer — volonté décuplée, selon le docteur Freud, par une libido détournée de son but (la chair poisseuse de la femelle) pour être dirigée vers l’acier du surhomme, autrement dit du Schweinführer S.S. Ernst Schultz, pour ne donner que cet exemple. Et bien sûr, en couronnement du 16
Schwein, vers la caricature inimitable de son commandant suprême, épouvantail dont nul n’aurait tourmenté les enfants, lui préférant le loup. Comme pièces de premier choix, donc, le fessier et la cuisse, suivis de l’épaule et du biceps. Venaient ensuite les côtes qu’on tournait sur la braise, puis les viscères et enfin les orteils que nombre de détenus serraient entre leurs griffes. Car pas question de se laisser voler la moindre rognure d’ongle. Un nombre grandissant de Häftlings amaigris, travaillés par les crampes d’estomac, n’attendait que la couenne qui pût accompagner la pomme de terre gelée allouée un jour sur deux par les Panzernutritionnistes. Souffrait-on d’un petit creux ? On attirait le fridolin derrière un baraquement, un coup sur la cafetière et hop, restait à se partager ses abattis, incinérer ses tripes. Et tant mieux si son chef le portait déserteur, et tant pis si le Talmud interdisait toute nourriture qui ne fût pas casher. Mais assez de grimaces. Nul ne peut se vanter, parmi les rescapés de la génération « macht frei », de ne jamais avoir louché vers de la viande sur pied, de ne jamais avoir été tenté de tirer son coutelas pour trancher dans le vif. Il y eut même des cas où le bourrin n’avait pas rendu l’âme qu’il était englouti — c’est vous dire. Alors laissez-moi le plaisir de vous rapporter les fumets, ô combien capiteux comparés aux fadeurs de la restauration rapide, et celui d’évoquer les effluves sans lesquelles nous ne pourrions aujourd’hui vous entretenir de la mise au saloir de nombre de nos bourreaux. Pestilence et saveurs vont se mêler, se lier comme l’ont fait sous nos yeux l’infâme et le sublime, la mort du frère et la joie de mettre hors circuit le goret dont fumait le pistolet, puis de le regarder quitter la scène en lui disant au revoir, au revoir Unterführer, au revoir Scharfmachin de mes deux, adieu nazi de merde ! Ainsi en irait-il du malheureux S.S. qui arracha des bras de sa maman un nourrisson hurlant et qui, photographié dans ce fait d’arme qui lui vaudrait le 17
premier prix européen d’inanité, le saisit par un pied et l’envoya dinguer dans le brasier où finissait tout Juif. Crocheté quelques instants plus tard et aussitôt cloué devant le Tribunal des Peuples, l’artiste allait se retrouver déculotté et débotté, les doigts de pieds dans la braise, puis hurlant, puis contraint de ravaler sous un déchaînement de galoches les S.O.S. qu’il adressait au ciel. Car c’était cela, Auschwitz. Du moins pour nous, qui naviguâmes des deux côtés des barbelés, ainsi que pour les membres des Sonderkommandos dont une dizaine à peine, sur des milliers livrés au désespoir, virent le bout du tunnel. Œil pour œil, dent pour dent et mon poing dans la gueule, aucune circonstance atténuante, aucun recours possible, pas de pitié pour les dégénérés crochetés et déloqués, exécutés dans la foulée. À la suite des premières audiences, sachez en effet que fut appliquée la règle de jurisprudence, si bien que tout S.S. harponné en flagrant délit passait à la casserole dans la minute suivante. De plus, dès que nous contrôlâmes le terrain, que nous eûmes nos entrées au sein de l’administration du camp, rien ne put nous interdire de faire paraître de nouveaux matricules, non plus que d’en escamoter. Un mot de Treblinka, de Guturdjieff ou autre et voici que disparaissait Friedrich, que Menahem enfilait ses bottes et le remplaçait dans ses tâches quotidiennes, constituées de gueulantes, de levers de gourdins et de descentes de schnaps. Evidemment, dès qu’il sentait la lame lui pénétrer la couenne, Schmürk commençait à ruer, cherchait à rameuter Schrank, lequel partait à la recherche de Staffel et de Schutz, mais une planche à clous arrachée aux châlits avait tôt fait de le réduire à rien. Nous héritions alors de son uniforme, camouflage idéal pour nous glisser dans sa communauté, et à nous la belle vie. Soigneusement nettoyée par le Kommando des blanchisseuses tziganes, puis ajustée à son nouveau bénéficiaire par le génie des tailleurs juifs, la 18
défroque hitlérienne nous permettait de pousser nos pions dans les rangs de la S.S., d’y pourrir son moral. De plus, au gré de nos battues, nous nous enrichissions de tout un arsenal : Pistolen, Sturmgewehr, Maschinengewehr sans lesquels tout nazi redevenait le paumé qu’il serait demeuré sans le triomphe de son Adolf aux élections de 1933. Combien nos frères ont-ils pu en sucer, de ces fémurs, de ces omoplates arrachées aux Aryens dans leur lutte sans merci pour la suprématie de leur race ! En plus de la nourriture qu’ils nous abandonnaient, nous empochions la paye et les économies des gars, sans parler de leurs bagues, devises et dents en or dont ils avaient dépouillé nos semblables. En sus, nous récupérions ce qu’ils avaient de plus personnel, leurs papiers, et de plus précieux, leurs identités. Restait à se débarrasser de leurs carcasses, mais rien de plus facile : les crémations se poursuivaient en continu, tantôt sous un ciel bas et lourd, tantôt sous la voûte étoilée. Ce qu’on a pu se réjouir dans le ronflement des fours, alors qu’en leur casernement cauchemardaient les pigeons que nous allions plumer ! — Ein Volk, und ein Land, und ein Führer ! lançait Yehuda en balançant aux braises les arpions de Ludwig, fiancé d’une grognasse à poil ras désormais veuve de guerre, dont passait la photo de mains de cannibales en pognes de scélérats. — Celui-là, je te leur mets où je pense, ricanait 208 en pointant un majeur qu’il venait de cisailler. — Et plus qu’à passer à la caisse, renchérissait 312 en exhibant un billet de loto tombé de la poche d’un héros du pas de l’oie. Des coups de boule, des coups de latte, des cris vite étouffés et autant de P 38, de Borchardt, de poignards et de grenades — la liste s’allongeait de jour en jour, si bien qu’à la fin de la guerre nous possédions un tel armement que nous comptions l’expédier, à l’opposé des émanations qui 19
avaient asphyxié nos frères, nos sœurs, nos cousins et cousines en plus de nos pères et de nos mères, de nos oncles et grands-parents, vers les rivages où nos enfants vivraient dans l’allégresse. Revenons au comité d’accueil… De notre traque à notre capture, des nuits de cristal aux rafles du Vel d’Hiv, des rafles à l’entassement de Drancy, et à Auschwitz pour finir, des balais de chiottes étions-nous devenus, nous autres rigolos. Quant à nos compagnons inclinés devant casques et bottes, ils n’eurent pas le temps d’envisager l’avenir, ni même de boire un coup. Dans l’heure suivant leur arrivée, dépouillés et tondus, ils s’en furent apprécier le Zyklon. De notre côté… Pour les S.S. nous attendant avec leurs chiens, pour leurs semblables postés en haut les miradors, si tout s’était passé selon le protocole, notre débarquement se serait inscrit dans la liste des arrivages ordinaires, notés d’une croix blanche dans le registre des entrées. Entrées suivies d’une sortie immédiate car la fournée que nous représentions cette nuitlà correspondait exactement à la capacité d’absorption des unités de gazage inaugurées par nos frères de Hongrie, éliminés voici peu sous le regard satisfait de l’Obersturmbannführer S.S. Rudolf Höss, servant de l’holocauste. Manque de chance, l’arrivée de notre convoi a tourné au vinaigre. À tel point que notre débarquement se mua, pour les nazis et leurs idéaux, en une horreur dont peu d’entre eux se remirent. D’autant plus que notre action se poursuivit jusqu’à la fermeture du camp, puis dans les marches de la mort qui nous menèrent au zoo de Berlin, au beau milieu d’une ménagerie parmi laquelle cacatoès et chimpanzés, enthousiasmés de voir leurs gardiens mis en joue et flingués, ajoutaient à la confusion régnant parmi l’élite. Quoi qu’il dût advenir en cette nuit d’arrivée, toute 20
espérance avait fini par se noyer dans le fût à déjections qui nous accompagna tout au long du trajet, et qui versa si souvent que nous n’étions que répugnance devant la soldatesque en armes. Mais le désespoir allait répandre son adrénaline et nous permettre de taillader dans le noir, de surgir dans le dos d’un goret occupé à se vider la vessie, puis à se vider de son sang. Et de rajouter une croix par-ci, et une oreille par-là — et de deux, et de trois — à notre enviable tableau de chasse. Des croix gammées bien entendu, dont la signification demeura un mystère pour les Wilhelm, les Ernst et autres Kriegsburger dont la réflexion se bornait à l’appréciation de la taille des saucisses, au temps qui restait à tirer avant que ne vînt la gloire ou la pire des déroutes. Mais du naufrage annoncé interdiction de parler, et défense d’y penser. Mieux valait d’ailleurs ne penser à rien, ne rien penser du tout. Donc, dans un halo de projecteurs, cauchemar nocturne où scintillaient des canons de mitrailleuses — voyez d’ici le tableau — deux fugitifs en cavale entre des empilements de cadavres surgis de tourbillons de cendres que le vent leur jetait au visage… Et de se tailler à coups de surin un chemin vers la sortie de cet ossuaire, de ce pandémonium où bourreaux et victimes — les premiers ne pouvant soupçonner ce que manigançaient les seconds — allaient intervertir leurs rôles… On allait voir sous peu, abandonnées ici et là, apparemment honorées par les rats et les mâchoires des chiens, les dépouilles de héros prématurément vieillis, défigurés par l’épouvante. Deux tueurs impitoyables, donc, deux terroristes échappés d’un convoi de sous-hommes, de sous-femelles et de sous-gnards livrés à Eichmann par Pétain et Laval, leurs miliciens et leurs gardiens de la paix, leurs conducteurs de bus préférant ne rien voir mais n’en pensant pas moins, et tous acheminés vers l’Est, et tous menés au gaz dans l’heure suivant leur arrivée, au cendrier dans la foulée Tous 21
rayés à jamais de la surface du globe, tous partis en fumée selon les ordres du plus impitoyable, du plus cynique des tueurs qu’on pût trouver dans le ramassis de détraqués présidant au destin de l’Allemagne. Le seul qui nous glissa entre les doigts, je veux parler du Reichsführer Himmler. Un demi-siècle plus tard, la rage me fait encore botter sa croupe de percheron, je jouis de ses gueulantes tandis que je lui lime le pif, que je le lui pèle le jonc pendant qu’une des hôtesses de notre American Jets, fruit de quarante ans d’efforts, lui énumère d’une voix douce les raffinements qu’il lui reste à connaître. De l’entreprise hitlérienne d’assassinat des Juifs et des Tsiganes, avouons cependant que nous avons su nous en tirer, Mordekhaï et moi-même. Enfin nous en tirer de justesse, essentiellement sur le plan physique. Car sur le plan mental, étant donné ce dont nous fûmes à la fois les témoins impuissants et les acteurs contraints de jouer leur rôle, nous fûmes conduits à nous poser sur le fonctionnement de l’être humain, le nôtre en particulier, des questions demeurées sans réponse. J’avouerai même que nous eûmes la raison dévastée par les honneurs que nous rendîmes aux chiennes de Buchenwald, puis au Führer des Führers lors d’une dernière intervention. Non contents de saigner nos pourceaux, nous en étions venus à pratiquer sur eux des actes dépassant les sévices dont eux-mêmes se vantaient. Sous l’emprise de l’ivresse où nous maintenait l’effluve des crématoires, on saignait le S.S. en jouissant de la vision de nos lames s’enfonçant dans sa chair pendant qu’on le dénoyautait… Mais la nuisance engendre la nuisance, et force nous est d’avouer, un demisiècle plus tard, après que tout a sombré dans l’oubli, que les hurlements de l’assassin, victime de sa hiérarchie avant de l’être de ses suppliciés, viennent encore nous hanter. Au point que nos pensées se brouillent, que les mots se dérobent malgré les verres que nous levons à notre santé, 22
notre regard glissant au travers les hublots sur le spectacle éblouissant d’un univers délivré de sa peste. Mais cette vengeance du peuple d’Israël, ce sauvetage de quelques-uns de ses enfants, cette saga qui allait s’accomplir dans l’arrière-cour de la brutalité, je l’avouerai sans honte, nous ne l’avons pas entreprise de notre propre chef. Les mécréants que nous étions alors l’ont mise en route sur l’injonction de Dieu. Dès l’immobilisation de notre convoi, sitôt que s’acheva le dégorgement de la foule répugnante que nous étions devenus en quatre jours d’un trajet cafouilleux, interrompu d’arrêts interminables pendant lesquels nous restions sans manger, sans boire ni rien savoir, nous nous sommes crus abandonnés. Le Seigneur avait quitté sa création, avionsnous pressenti aux gémissements de nos voisins dans la puanteur où nous avaient entassés le Maréchal et ses flics, ses nervis et ses hauts fonctionnaires, ses Darquier de Pellepoix, ses Touvier, ses Bousquet, et autres. Pour des raisons que nul ne comprenait, Yahvé avait abandonné son peuple de moutons aux molosses de l’enfer. Je vous en prie, ne nous en veuillez pas de ce manque de respect à l’égard du Seigneur, de ce mépris à l’égard de nos frères. Et permettez que je me justifie en ajoutant que certains d’entre nous avaient dû se mal conduire, faire preuve d’indifférence à l’égard des Gentils. Je le sentais sans trop l’analyser, mais la justesse de ce jugement me fut révélée voici moins d’une quinzaine par une série de documents d’archives passés à la télévision. Alors que résonnait le pavé de Varsovie sous le martellement des bottes, je remarquai une gamine polonaise qui regardait passer, en compagnie d’adultes, une procession de familles juives encadrées de S.S. Et le visage de cette gosse s’éclairait peu à peu, au point que la gamine souffreteuse, mal vêtue, mal nourrie, édentée et sans doute mal aimée qu’elle était, et qui venait dans la foule de reconnaître ses 23
voisins, semblait s’illuminer. Hou les Juifs, hou les Juifs ! raillait-elle, les mains en porte-voix. Et bon voyage les Juifs ! ricanait-elle encore, comme sachant à l’avance ce qui les attendait, et nous attendait tous. Pauvres de nous, qui n’avions remarqué les haillons de la détresse alors que nous étions prospères ! Pauvres de nous, dont la progéniture en socquettes blanches se rendait chaque semaine à ses leçons de piano, ses yeux glissant sans même la percevoir sur la hideur de la misère ! Ainsi, de banquiers satisfaits ou d’artisans sans le sou, de gens d’esprit ou de simples façonniers que nous étions lorsque coulait le miel, nous nous retrouvions grelottants, poussés vers l’abattoir dont des portes d’acier nous livraient au néant. Cependant, pour peu que nos réflexes nous permissent d’échapper aux horions et de bâtir un bunker où survivre, nous pouvions nous élever au rang d’électrons libres, nous occuper de sabotage, de destruction d’escadrilles, de mise en pièces de quartiers généraux… C’est de cela dont je vais vous parler. Avant tout, cependant, je tiens à préciser ceci : au Chpit Circus, quelques semaines plus tôt, Mordekhaï et moimême, en l’insouciance de notre jeunesse, rejetions toute violence. La mère était sacrée, la jeune fille pareillement, et le vieil homme de même. Mais à Auschwitz, où aucune loi ne venait refréner les instincts les plus bas, ce qui jusque-là n’osait se montrer s’exprimait au grand jour. Ainsi, face aux Pitbull- et Dobermann-führers en quête de plaisanteries, avons-nous pris plaisir à saigner du pourceau. À le saigner lentement, avec la volonté de lui donner une leçon qui portât. Inutiles seraient en effet demeurées à nos yeux des représailles à la va-vite. Si la souffrance était indispensable, la mort ne l’était pas : il suffisait que l’assassin fût mis hors d’état de nuire, qu’il fût tout juste bon, amputé qu’il était de la langue ou du nez, à se traîner vers quelque trou où 24
réfléchir, quelque miroir où se considérer en implorant pardon. Après l’avoir mis en charpie, nous pouvions même laisser à ses collègues le soin de l’achever sans s’inquiéter de savoir qui l’avait démoli de la sorte — question qui les aurait menés sur le terrain glissant d’une remise en question. Mais inutile d’espérer une telle démarche intellectuelle de la part de héros de leur trempe, et le Kamerad Otto, se détournant pour rendre son dîner, d’achever d’une balle dans la nuque le Kamerad Julius, puis de se ruer vers la chambrée qui le protégerait, espérait-il dans le galop de son effroi, de l’ennemi qui le guettait, prêt à le désosser ainsi que l’avait été Julius — was ein Schreck, oh mein Gott, mon Dieu le malheureux ! Hitler avait-il décrété que nous ne valions pas même, nous autres Juifs, la balle de notre exécution ? Eh bien nous allions abonder dans son sens. Et non seulement l’assurer que nous étions capables nous aussi de cultiver la haine qui le protégeait de son côté, avec les résultats qu’on sait, de tout excès de flair ; mais aussi d’emprunter, depuis le mouroir où il nous entassait, la voie qui lui était si chère : celle du feu, du sang et de l’ordure. Nous allions les saigner, ses Schutzstaffels chéris. Leur fendre l’occiput, leur arracher leur dernier souffle et les vider, les tourner sur le feu et nous les partager, jeter leurs os aux chiens qui n’attendaient que ça. Nous allions même devenir équarrisseurs de troupes d’élite, bâfreurs d’Obermenschen au poivre — du coup plus de ventres creux au sein de notre multitude, ni de prédateurs qui pussent nous menacer. Nous les dégusterions crus ou grillés au lanceflammes, flambés au kérosène ou encore, pour sustenter de leur chair délicate les top-modèles qu’ils ramenaient de leurs bordées, farcis à la grenade. Dans le ferraillement de la désespérance, je devais rêver ou cauchemarder car c’est à l’arrivée seulement, quand me 25
revint l’esprit, que je m’en rendis compte : Dieu ne nous avait ni quittés ni abandonnés, du moins pas tout à fait. C’est le rabbin Joseph qui nous le révéla, après le gnon dont le gratifia le comité d’accueil. Homme de Dieu, donc haï de la barbaresque, il fut sauvagement frappé et je vis dans son regard, avant que l’agonie ne le couchât sur le pavé, se refléter des croix gammées de plus en plus nombreuses, de plus en plus tranchantes. Mais de leur enchevêtrement montait une clarté, le noir des oriflammes se muait en un or qui chassait les ténèbres tandis qu’à quelques pas de là retentissait un coup de feu suivi d’un hurlement de femme. Des chiens partout, des Schäferhunds qui exhibaient leurs crocs, qui aboyaient et tiraient sur leurs laisses, et des nazis qui brandissaient et abattaient sur les nouveaux venus le gourdin de bienvenue. Tout cela dans une fumée, une puanteur me semblant provenir d’une lueur montée d’un édifice de briques, avant-poste de la géhenne où nous allions sombrer. Nous étions des centaines, souillés comme il n’est pas permis à l’issue d’un voyage succédant à des semaines de Drancy pour certains, de Compiègne et de Pithiviers pour d’autres, sans la moindre goutte d’eau, sans lieux d’aisance qui ne fussent impraticables, avec ça affamés mais n’osant y penser. Et pour couronner le tout, vomie par notre cohorte, une abomination nous contraignant à détourner nos regards, de peur de nous y reconnaître : une dizaine de dépouilles parmi lesquelles celle d’une gamine dont la vision ne me lâcherait plus, d’une jolie petite fille à la jupe retroussée sur une culotte souillée. Une fillette oubliée, une fillette étouffée, la fillette des leçons de piano… Mais où puiser le cri ? Nous n’avions plus ni voix, ni raison. J’ai regardé mes semblables qui se détournaient, j’ai serré les poings tandis que s’effondrait le rabbin. On venait de nous priver de notre dernier espoir, on nous jetait sans 26
un regard dans le brouillard et dans la nuit. Baissant les bras, j’ai attendu le coup qui me libérerait. Quelques instants plus tard, dans le silence qui s’était installé, a retenti la Voix. Une voix éraillée qui m’a tiré de mon néant, m’a transporté dans un guignol où l’horreur atteignait au burlesque, où la fillette s’accrochait à des jupes de sorcière, où mon cousin Mordekhaï, soutenu par deux S.S. qui battaient du tambour en le menant au bûcher, riait à s’en décrocher la mâchoire… La voix s’éveillait d’un sommeil de mille ans, et la voix avait faim. Comment vous dire ? Il me faudrait revenir à l’origine des faits, vous rapporter les déplacements de populations qu’avaient entrepris, à la suite d’on ne sait quelle surchauffe en ses relais, le commandement nazi et ses alignements de crocs. Pour tenter d’y voir clair et comprendre, il nous faudrait en appeler à la psychanalyse, mais historiens et politiciens, malades à l’idée d’une évolution trop brutale de la conscience de leurs semblables, sans parler de la transformation de leurs propres psychés et des douleurs de l’accouchement de soi, se sont contentés de fouiller les décombres, de dénombrer les corps, de s’accorder sur un chiffre acceptable. En plus des millions de Polonais et de Russes dirigés à coups de bottes vers les fossés de leur exécution, plusieurs centaines de milliers de Tziganes et de Juifs anéantis dans une demi-douzaine de camps. Les uns après les autres, un nombre incalculable de cadavres saisis par les panards, traînés dans des couloirs, hissés sur des chariots, introduits dans des fours pour finalement, à peine une demi-heure plus tard, ne plus êtres que cendre dans un creuset où se distinguaient une molaire, un fémur, un débris, un rictus… C’est ce qu’ont découvert, après analyse du trafic ferroviaire de cette époque hors norme, consultation de registres aux trois quarts calcinés, examen de montagnes de chaussures et de lunettes, de dentiers, de cahiers d’écoliers et de 27
meules de cheveux, puis recoupement des résultats, tracé de courbes algébriques, prolongement d’icelles vers l’asymptote de la nausée, pantois et refusant d’y croire, les premiers enquêteurs. Et les Allemands d’une Bundesrepublik créée de fraîche date n’ont pas osé piper, de peur du jugement de leurs mômes. Ils ont courbé l’échine, rasé les murs, versé les dommages réclamés et bossé en silence, développé sur la base des acquis de la guerre leurs industries métallurgique, chimique et médicamenteuse. N’ont pas pipé non plus les vieux commerçants du Sentier, trop contents de gémir en s’emplissant les poches… Même chose pour les fondateurs d’Israël, satisfaits d’engranger les subsides, de justifier par la plantation d’orangers l’expulsion de burnous vivant là depuis toujours ; trop heureux également d’accueillir en leur sein (à condition qu’ils gardassent pour eux-mêmes ce qu’ils avaient vécu), en premier lieu les survivants de la Shoah, ensuite les rescapés des innombrables vexations que perpétuait à leur encontre une Europe mal guérie. Sans doute devrais-je garder par-devers moi ces vérités inadmissibles aux yeux des dirigeants de notre peuple, de même inacceptables dans les milieux de la diplomatie. J’en suis conscient, mais ne vous attendez pas à une quelconque repentance de ma part, ni de celle de Mordekhaï. Nous n’avons pas lutté contre les promoteurs de l’extermination, nous ne les avons pas étripés à la chaîne, non plus que nous n’avons flanqué le feu à leur Führer pour aujourd’hui courber l’échine devant des diplomates siliconés et retendus de la tronche, qui se passent des petits fours pour ne pas voir les grands, ceux dont les gueules ont rougeoyé au Cambodge, en Birmanie, en Afrique et j’en passe. Non plus que devant des cagoulards et des néonazis dont la philosophie se résume au mensonge, la dialectique à l’invective, l’action à la profanation de nos sépultures, la solidarité au partage de l’ordure. 28
Passerais-je pour un détraqué, un adversaire du confort où se complaisent l’homme de bien, le lettré et le béotien ? Dans ce cas extirpons le bourgeois de sa chaise longue, plantons la créativité dans le croupion des serviteurs du vide, l’innovation dans le postérieur des garants de la bonne conscience. Et en ce qui concerne l’idéal des chantres du libéralisme, du totalitarisme et du calcul des intérêts, amenons-les sous l’orifice défécatoire du profit à tout prix, de l’ignorance d’autrui, du massacre des phoques et de la planète entière. La création d’Israël en terre de Palestine, — je le clame haut et fort — fut la plus remarquable maladresse commise au lendemain de l’écrasement du Reich. Le nectar que nous pensions en tirer, pauvres idéalistes que nous étions alors, a tourné au vinaigre, et c’était prévisible : rassembler sur une terre quelconque, contre la volonté d’occupants dépossédés de leurs habitudes et de leur mode de vie — et qui d’autre que nous, spoliés comme aucun peuple ne le fut, pourrait-il mieux le comprendre ? —, quelques millions de membres d’une communauté jalouse de ses coutumes, méprisant ses voisins et pratiquant une religion aussi peu tolérante que possible, eh bien si ce pas n’est creuser une nouvelle fosse, au beau milieu cette fois des terres sacrées de l’humanité, je veux être pendu. Pourquoi, comme l’avaient proposé certains, ne pas nous avoir attribué, en guise de pardon pour nos millions de frères assassinés, en plus d’une fraction de la richesse des bourreaux une partie de leur pays… oui, une bonne moitié de l’Allemagne, afin que nous y bâtissions notre nation ! Nous en restons pantois. Alors qu’on ne vienne pas nous jeter à la face que nous avons à notre tour agi en prédateurs. Car nous avons donné, Mordekhaï et moi-même ! Donné de notre fortune et de notre espérance aux enfants des kibboutz, de l’ensemencement du désert, du partage de ses fruits, du cadeau de 29
leurs élans et de leur enthousiasme. Mais depuis que ces enfants, soutenus par une descendance laissée dans l’ignorance des faits (ou pire désinformée par des canailles n’ayant d’autre objectif que le pouvoir et l’argent), ont déployé des barbelés autour d’une Palestine paraît-il terre promise, érigé des murailles censées les protéger du terrorisme, comme l’ont fait autrefois ceux qui voulaient nous humilier, nous affamer avant de nous exterminer, et qui ont failli réussir sans que personne le sache… eh bien la peur nous paralyse. « Quand est-ce qu’on mange ? » a chevroté un vieil homme sur le tarmac du camp d’extermination d’Auschwitz Birkenau, dans un silence à couper au couteau, devant un alignement de tueurs.
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Quand est-ce qu’on mange !… De quoi se tenir les côtes quand on sait le peu d’empressement que mettaient les nazis à nourrir leurs détenus. Nous l’ignorions, mais rien n’était prévu pour ceux que l’on allait exécuter dès leur descente du train, pas même le bonbon qui console, non plus que le moindre verre d’eau. Et si chacun envisageait le pire, le traitement qu’on nous réservait ne nous effleurait pas. Si bien que durant une seconde toute sensation d’abandon nous quitta. Chacun se sentit lié aux autres par la formulation de ce besoin, manger, si bien que la question du vieillard nous rassembla en une communauté dont nous avions perdu les codes. Communauté de condamnés, sans doute, mais communauté malgré tout, appartenance à la fratrie des hommes. Pour les nazis, la question prit en revanche la forme d’un pépin, et de taille. Chars d’assaut enlisés, ils laissèrent s’installer un silence où traînaient, en plus d’une senteur de chenil, des effluves de graillon à vous soulever le cœur. Les S.S. du comité d’accueil, qui évitaient de croiser nos regards, comme si l’innocence et l’espoir qui se lisaient nos yeux leur jetaient au visage leur propre ignominie, fixaient l’extrémité de leurs bottes. Si bien que je compris, dans un vertige clamant que nulle cantine n’avait été prévue pour nous, qu’on ne nous avait débarqués ici que pour nous égorger loin des fillettes allemandes. 31
Quand est-ce qu’on mange ? Par la formulation de ce besoin, Dieu nous ouvrait les yeux pour aussitôt couper le son, nous inviter à mesurer le danger, nous pousser à réfléchir et prendre une décision. Je vis Mordekhaï me fixer, puis se baisser vers son lacet défait. Je me baissai de même, tirai la lame dissimulée dans le lambeau de chemise me servant de chaussette. Le son fut rétabli au moment où nous nous redressions, le cœur à deux doigts d’éclater. Et voici que claquaient cent talons, que cent bras se tendaient vers un seigneur ganté de blanc, un ange qui arborait en plus d’une cravache, symbole d’aryennité, sous sa veste d’Oberführer la chemise festonnée d’un membre de la jaquette. Nous le vîmes se hisser sur l’estrade qu’avait dissimulée la foule, gonfler le torse et peu après, une main sur la crosse de son arme, puis sur la sacoche de cuir qu’un des troupiers venait de déposer devant lui, se faire admirer sous des angles choisis avant de tourner sa noblesse vers nos milliers de paires d’yeux. Un sourire engageant illumina ses traits, un projecteur rehaussa d’or la blancheur de ses dents. Vous désirez souper ? se prit-il à chanter sur l’air de la fraternité, après un long silence qui lui permit de nous jauger, de nous toiser me sembla-t-il, de nous peser et d’évaluer le nombre de couteaux nécessaires au traitement de notre foule. Je vous entends, mes amis, je vous entends ! Voyez d’ailleurs, reprit-il, nous désignant le rougeoiement qui m’avait intrigué et m’éclaira soudain, encore que l’énormité de la chose la rendît impossible… nos cuisiniers sont aux fourneaux et les fourneaux s’activent. Si j’en crois l’intendance — il tira de sa sacoche une feuille qu’il déplia et entreprit de lire — vous aurez droit ce soir… d’abord à un bouillon de poule accompagné de pommes de terre et de carottes au lard, ensuite à une crème fouettée. Cela vous convient-il ? Alors un peu de patience, poursuivit-il, faux cul, entreprenant de fouiller sa trousse pour en extraire un 32
nouveau bobard, et laissez-moi vous désigner vos places. Puis revenu à son sujet : Cependant, avant de passer à table et de vous sustenter, mes amis, que diriez-vous d’une douche ? Mais auparavant — il désigna deux corps gisant sur le pavé — aidez vos hôtes à tirer à l’écart ceux qui se sont assoupis… et sans vous bousculer, bitte. Danke. Maintenant veuillez vous dévêtir, vêtements à mettre ici pour la désinfection, et pas de bousculade… les femmes et les enfants de ce côté, les hommes de ce celui-ci… ni de rouspétance bitte, sinon… Schnell, Schweinen Juden, schneller ! ne put alors s’empêcher de brailler le comité d’accueil, réveillé en sursaut. Mordekhaï et moi-même n’avons pas eu besoin de nous consulter. Un échange de regards, et tout s’est accompli dans une pagaille indescriptible. Tandis que les matraques s’abattaient au hasard, que les gosses se pendaient à leur mère, que les mères s’accrochaient aux maris, qu’une mamie cabossée s’affaissait à nos pieds alors que son conjoint se faisait estourbir, nous nous sommes élancés… Pour ceux qui nous ont vus agir, notre action dut sembler suicidaire : fuir un tel déploiement d’hommes en armes ne pouvait mener loin. En sus (nous l’apprîmes dans l’aprèsmidi) notre fuite éperdue fut payée au prix fort : les nazis trouvèrent là le prétexte de liquider l’ensemble du convoi, et nul parmi les détenus de longue date n’entendit parler du moindre survivant, personne d’ailleurs ne faisant d’assez vieux os pour accéder à de telles statistiques. En tout cas, pour nous, ce fut une épreuve d’autant plus éprouvante que nous étions au bord de l’épuisement. Depuis notre départ sous les horions des fonctionnaires d’une police française aux ordres de la Gestapo, nous n’avions eu pour réconfort que la puanteur de wagons à deux doigts de la casse, pour berceuse les sanglots des enfants et les râles des vieillards. 33
Néanmoins, il est à croire que c’est en notre adrénaline, en la fusion de nos ultimes ressources, que nous avons projeté nos chaussures dans des bas-ventres des gardiens, que nous avons jailli au-dessus de leurs chiens, avons effectué le roulé-boulé qui nous permit d’éventrer le premier des molosses qu’on lâcha à nos trousses. Les suivants, enquillés dans sa tripaille fumante, encaissèrent des coups de crosses les privant de repères, les amenant à se retourner contre leurs maîtres. Fuyant sous la mitraille, nous percevions des jurons, des craquements de cartilages, des hurlements de douleur que couvraient à peine les ordres et contrordres. Eblouis par les projecteurs qui tentaient de nous suivre, les S.S. s’entre-canardaient, d’un autre côté servaient de cassecroûte à une chiennerie mise en rogne par leurs coups. Ça braillait de partout, ça lançait des jurons à hérisser le poil et ça vociférait, ça aboyait et se ruait sur tout ce qui bougeait ou ne bougerait plus, ça mitraillait au petit bonheur des uns et au malheur des autres. Les corps roulaient dans la poussière, les semelles dérapaient dans des hachis d’organes et envoyaient se faire foutre les victimes de fractures, d’enfoncements de casques et de gueules à faire peur au lever des couleurs, le lendemain à l’aube, dans un camp qu’on aurait imaginé de Palestine travaillée par les chars de Tsahal ou d’Irak opéré au scalpel par les cow-boys de Number One. Dans cette ambiance festive, à la panique succéda l’euphorie. La chance était au rendez-vous, et l’Untersturm à la noix qui nous tomba dessus pour son plus grand malheur, égaré qu’il était après que Schwartzlosen et autres P 38 avaient pulvérisé les lumignons braqués sur la pagaille, ne se réveilla qu’une demi-heure plus tard. Tâtonnant dans le noir, il s’aperçut qu’on lui avait fendu le froc, troué le bide et découpé une cuisse. Après un moment de stupéfaction, il se mit à hurler, ceci avec d’une telle puissance, un tel désespoir, qu’en réponse aux questions dont l’assommèrent ses 34
supérieurs il ne sut que désigner leurs chiens, ce qui en rajouta à la méfiance qui commençait à s’instaurer entre la Schutzstaffel et sa chierie de clébards. Ainsi, chez nos poursuivants, l’assouvissement de notre faim n’effleura nulle conscience. En restait-il seulement, dans la fine fleur du crime ? Seuls, trois pingouins de la Gestapo venus s’inquiéter quelques semaines plus tard de la disparition d’une dizaine d’officiers et de nombreux troupiers, d’autre part d’une mystérieuse mutation de gardeschiourmes depuis lors introuvables, eurent-ils quelques soupçons. Mais eux aussi passèrent à la casserole et le mystère, amplifié par nos soins, fut en haut lieu attribué tant aux désertions qui se multipliaient au sein de la troupe qu’aux bombardements dont les Alliés honoraient leurs ennemis, les envoyant se bousculer au seuil du Walhalla, leur paradis à eux. En attendant, nous nous fichions du lard promis par le bellâtre. Nous venions de nous partager une portion d’Unterführer et cet encas saignant, bien qu’il eût mérité de passer sur la braise, nous avait réchauffés. Nous songions à présent à de nouveaux vêtements, ceux que nous portions depuis des mois, râpés par le béton des geôles et réduits en lambeaux par l’inconfort du train, risquant de nous mener au poteau. D’autant que le sang qui nous barbouillait le menton nous ramenait au Chpit. Il nous fallait dénicher un refuge, laisser passer la rage de poursuivants menant leur sarabande à l’intérieur du camp. Camp dont nous ignorions d’ailleurs tout, si ce n’est qu’il se situait en Pologne, comme l’avaient deviné certains, et qu’il puait la mort. Mais quel était son nom, et quelles étaient sa taille et sa situation, et quel était le nombre de ses têtes pensantes et de ses unités armées, et quelle était sa position au sein de l’organisation du Reich, ses liens avec le haut état-major et le Führer, nous n’en avions aucune idée. Nous ne savions que ceci, qui rajoutait à nos problèmes : ce 35
n’étaient pas des êtres humains qui régnaient sur ces lieux mais des brutes ne connaissant que l’argument frappant, à savoir le coup de poing dans la tronche et le coup de boule, le coup de latte dans les boules, le coup de boule sur le crâne — horions qu’il nous serait aisé de retourner à leurs auteurs sitôt que nous le pourrions. Pour peu qu’il fût suivi d’un coup de lame, ce genre de châtiment était on ne peut plus discret, encore que d’une portée réduite. Ce qu’il nous fallait, puisque nous visions le long terme, c’était frapper la garnison au cœur ou mieux encore, puisqu’elle semblait ne pas avoir de cœur, lui soulever le casque et lui défoncer le mou, à la rigueur le cervelet, en dernier ressort le bulbe. Ou encore — ce serait le fin du fin —, lui sectionner le câble et hop ! paraplégique et en fauteuil jusqu’à la fin de ses jours, le héros de la Blitzkrieg… Nous poursuivrions par une extraction de matière grise, une mise à sac des centres de réflexes, ainsi qu’en décidait Mordekhaï en se creusant le front… La déconnexion de ses fils, poursuivait-il tandis que nous envisagions de nous faufiler sous son blindage, de nous saisir de ses commandes sans que personne s’en rendît compte. Nous emparer de la salle des machines, nous rendre maîtres de la barcasse et la jeter sur les récifs ? C’était on ne peut plus simple… C’était même enfantin. — Haro sur la kommandantur ! Il nous fallait deux uniformes, donc deux S.S. à dépouiller, et à nous l’artillerie, à nous le contenu de leurs poches, ainsi que leurs noms et leurs grades. Attirer dans nos rets deux salopards et les saigner, les dépiauter, maquiller leurs cadavres de façon qu’on les prît pour ceux des fugitifs que nous étions en cet instant — que nous cesserions alors d’être, lavés que nous serions de toute indignité par le prestige de leurs décorations… Deux uni36
formes aussitôt endossés, deux moins que rien changés en officiers, deux Juifs en étripeurs dans ce qui semblait une holding bouchère… Deux clowns équarrissant, désossant, écouennant le jambon et taillant le jarret, réservant l’aloyau, attendrissant le filet, tricotant de la saucisse… — En piste ! À nous de dénicher un meurtrier plausible, de bétonner le carnage. De plus, si nous voulions que prit fin la chasse dont nous étions le gibier, il était primordial que nos corps encore chauds fussent découverts de ce côté des barbelés et que nos poursuivants, rassurés sur la pérennité de leur espèce, sifflassent leurs chiens et, dans un double alignement de casques, de flingues et de queues enthousiastes, regagnassent leurs chambrées. Coup de génie du cousin : — Un nazi qui n’aura ni le temps d’ameuter ses collègues, ni de clamer son exploit. Un nazi abattu par nos soins avant qu’il ne nous flingue et paf, à jamais muet, et ne nous restera qu’à inverser les rôles. Tu piges ? Si nous voulons passer la nuit au sec… — Reprenons. Piétinement dans l’abstrait, perdition dans le virtuel, inspiration de votre serviteur : — Sitôt les bourrins hors circuit, nous nous mettons à brailler, murmurai-je tandis qu’une avalanche de bottes, surgies par paires de trois ou quatre, nous contraignit à un repli hâtif. En fin de compte, un dérapage inopiné nous condamna à l’improvisation, c’est-à-dire au génie. Un S.S. aussi peu aguerri que maladroit, tombé à quelques pas de nous, laissa sa mitraillette lui échapper. Pestant contre le sort, le gars braqua sa torche dans notre direction, nous découvrit mais n’eut pas le temps d’agir. Harponné par le casque, soustrait aux recherches qu’il menait de concert avec des camarades 37
qui n’avaient rien remarqué, il fut aussitôt retourné sur le dos, et les lames qui ne nous quittaient pas depuis l’époque où nous vidions, dans les palaces d’Amsterdam et de Paris, les poches des chevaliers de l’industrie allemande, des barons autrichiens de la finance, de leurs danseuses et de leurs michetons, vinrent nous tirer d’affaire. Comme au temps du Crillon, nous fîmes sans nous hâter l’inventaire du butin pris sur Hermann Huntsohn, né le 15 August 1922 à Helmstedt, tombé au champ d’honneur à l’âge de vingt-deux ans… le reste on s’en fichait. Notre souci principal portait sur sa tenue affreusement maculée, empoussiérée sur le plastron, déchirée par-derrière, et qui plus est ensanglantée. Il en allait tout autrement de son arsenal, en particulier de la sulfateuse qui allait dans la minute suivante résoudre nos problèmes et balayer nos doutes. Depuis le jour de notre arrestation, laquelle nous valut l’horizon de casemates et de barbelés que nous venions d’apercevoir, le bon temps s’était enfui, et nous voulions le rattraper. Recouvrant notre instinct de chasseur, nous remîmes donc en marche une machine à survivre qui tournait presque rond. Je venais de ramper hors de notre refuge, je surveillais les alentours pendant que mon cousin tentait de s’extraire d’un enchevêtrement de planches, lorsque surgirent Frantz Berliner et Wolfgang Riefenstahl, deux gradés de haut vol, ainsi que nous le révélèrent leurs papiers dans la minute suivante. Deux Waffen S.S. de la division Das Reich, deux spécialistes de l’Ukraine et des villages du Limousin, conséquemment glorieux et couverts de médailles, malgré cela abattus sans pitié, déloqués en vitesse, puis de nos hardes déguisés en Juifs, ce qui les rendit méconnaissables. Dernier coup de brosse et hop, Berliner Kosteki et moimême, Riefenstahl, ou l’inverse (nous commencions à nous y perdre), avons tiré de sa tombe, par les orteils cette fois, la dépouille répugnante, de notre victime précédente. Aussi 38
sec, après lui avoir déposé sur le bide la mitraillette fumante, nous sommes-nous empressés de siffler la fin de l’hallali, de rameuter l’armée et sa Waffen S.S., sa Gestapo, sa Kriegsmarine et son aviation, chaque arme suivie de sa logistique et de ses brancards. Ainsi venaient officiellement et par nous-mêmes, Frantz Berliner et Wolfgang Riefenstack, qui nous apprêtions à filer, d’être rayés de la liste des sous-hommes les deux débris qu’avaient été Mordekhaï Trucmuche et Yitzhak Machinchouette, l’un et l’autre étendus pour le compte. Mais la malchance nous rattrapa et nous dûmes présider, en tant que représentants de la fine fleur de l’antisémitisme et de l’antibolchevisme, à l’exhibition des dépouilles de nos Youtres devant la vermine que formaient leurs tribus, puis à leur pendaison posthume. Malgré l’heure tardive, l’ensemble des détenus, alignés comme des quilles, dut assister à l’exhibition de deux de ses représentants, à leur humiliation, à l’achèvement au bout de la corde hitlérienne de leurs existences de cloporte. Et nos seigneurs de ne s’émouvoir en rien, au contraire, du fléchissement de l’assemblée sur ses jambes. À propos de cette scène, je dois vous avouer que nous sommes passés nous aussi à deux doigts de la corde, et ceci par ma faute. Hissé au faîte de la fanfaronnade par la grandeur de l’Appelplatz et la ferveur de la cérémonie, oubliant qui j’étais, je tirai sur le pantalon du supposé Yitzhak pour me payer sa tronche jusque dans son trépas, et que chacun pût apprécier l’aspect d’un trépané du gland. Et là, ricanement immonde, en son prépuce apparut, rose et dodu, on ne peut plus charmant, l’organe reproducteur de la blondeur aryenne ! « Nicht… nicht Jude ! » bégayai-je, paniqué. Prenant à témoin l’assemblée de sous-Führer commençant à renauder, de sous-offs dont les mains se fermaient sur les crosses des Mauser, je tirai avec la même énergie, 39
sur les genoux du misérable Riefensblock, le pantalon que je lui avais légué… Ni… ni… nicht Jude lui non plus ! De quoi perdre la boule devant un aréopage de responsables attendant une explication qui pût les rassurer, les conforter dans la certitude d’une abondance qu’ils ne partageraient pas. Dans l’espoir d’une détente, je touchai d’un doigt que je retirai vivement la nouille du supposé Mordékhaï, puis celle de Riefenstück, et me frappai le front. C’est à ce moment que mon complice en nettoyage ethnique, Frantz Berliner Kosteki, qui se tenait à mes côtés et dont le front attestait une intense réflexion, fit un pas en avant. Il claqua les talons et, tremblant de rage, débordant en même temps d’une joie satanique : Kommunisten ! hurlat-il. Et, tirant son poignard dans un silence de cathédrale, il émascula les pendus. C’en était fini, et cette fois à jamais, de ces deux fils de putes qui s’étaient crus désignés par le ciel pour tenir tête aux chevaliers du Reich dont deux représentants (nousmêmes), en cet instant hissés sur la haute marche du podium, applaudis à tout rompre, dissimulaient derrière une quinte de toux l’envie de se marrer. Les deux héros du jour, penserait-on, avaient pris froid en se portant au secours de Huntsohn, victime qu’il s’agissait à présent, après l’avoir élevée pour l’éternité au rang d’Untercharführer, c’est-àdire de sous-adjudant, d’inhumer en grande pompe. On leur tendit des serviettes en les priant de s’en couvrir la gorge et de la boucler, ce qu’ils firent sans attendre. Pauvre Huntsohn ! se désolait le lendemain un estropié des ravins de Babi Yar en exhibant un moignon résultant, ainsi qu’il nous l’avoua, d’une maladresse à ne pas croire du temps de la liquidation, dans les vapeurs du schnaps, de familles de cloportes livrées par pleins camions. Du bord du ravin où il se tenait, mitraillant sans faiblir, dégommant du 40
Youpin sans distinction de sexe ni d’âge, il fit un faux mouvement qui l’expédia au milieu d’un bordel de cadavres à vous faire dégueuler. Assommé par l’alcool, il s’y serait englouti si Huntsohn — mon Dieu quand j’y pense ! — n’avait dans un fatras de ventres, de jambes, de genoux cagneux et de mains sales, remarqué une culotte qu’il lui sembla connaître. Transcendant notre envie de le buter, nous compatîmes à sa douleur, mêlâmes à ses lamentations nos larmes de crocodiles, l’aidâmes à noyer son chagrin avant de nous porter volontaires pour aller prévenir, sitôt que l’autorisation nous en serait donnée (elle nous fut refusée, raison pour laquelle nous ne pûmes quitter le camp comme nous l’envisagions), la malheureuse épouse et les pauvres parents du défunt, résidant pour l’une à Sarrebruck, non loin de la frontière française, où elle ouvrait les bras aux divisions du général Leclerc, pour les autres au fin fond de la campagne bavaroise, dans la région de Hof, où l’hallali allait bientôt sonner. Cependant, nous n’en étions pas là. Il nous fallait d’abord nous extraire au plus vite du guêpier de cette gloire usurpée, nous introduire dans le Q.G. du commandant en chef, pénétrer son cerveau et le mettre au point mort avant que de nouveaux maléfices ne s’y conçussent, n’y prospérassent et ne s’y multipliassent. — Soldat ! — Mein Kapitän ? — Aurais-tu croisé le Brigadeführer Müller ? ai-je demandé au premier hallebardier venu, le toisant pour mieux en imposer, le rudoyant comme l’aurait fait son supérieur, le tutoyant pour plus d’orthodoxie. — Brigadefü… — son front se creusa à la recherche du gradé dont je venais d’inventer le patronyme —, na… nein, mein Kapitän, me répondit l’interpellé confus, conduit au bégaiement par la prestance de ma personne et le nombre impressionnant de mes décorations. « Mais avec un peu de 41
chance vous le trou… le trou… le troutrou, le rouverez au KK… au Krematorium Kaffee ou chez le ko ko… le kokommandant », précisa-t-il en nous indiquant de l’index une direction que nous prîmes aussitôt, non sans l’avoir remercié du danke de rigueur. C’est ainsi que nous parvînmes en vue d’une guérite protégée de barbelés, eux-mêmes sous surveillance d’une mitrailleuse. Par nos tenues et nos grades maintenus à l’abri des soupçons, nous franchîmes cet obstacle sous le salut qui nous fut adressé dans un claquement de bottes, honneur auquel nous répondîmes à peine tant nous préoccupaient, informés que nous étions, les nouvelles fraîches en provenance de l’Est. Lorsque nous pénétrâmes dans l’antre du pouvoir, non sans avoir au préalable éliminé deux orques qui s’étaient mis en tête de nous en interdire l’accès, puis les avoir entreposés dans un placard, le commandant Höss — Rudolf Höss, comme le précisait en lettres gothiques la plaque de cuivre apposée sur sa porte entrouverte — était assis à un bureau jouxtant un coffre-fort. Il nous tournait le dos, ce qui nous rassura, nous permit de nous introduire et de refermer sur nos arrières. Attelé à une tâche qu’il était sans doute seul à pouvoir mener à son terme, Herr Kommandant notait dans un calepin le détail d’un amoncellement qu’un précédent visiteur avait tiré, semblait-il, d’un sac jeté sur le dossier d’une chaise. Il venait ainsi de peser, soupeser et de nouveau peser de quoi, avec l’appui du Vatican, gagner l’Espagne et l’Amérique du Sud, où il pourrait refaire sa vie sous le nom de Rodolfo Hosso, citoyen colombien. Trois registres de cuir frappés de la croix gammée s’empilaient à sa droite, près d’une balance de précision. — Heil Hitl… Mais nous ne pûmes ni lever le bras, ni faire s’entrechoquer nos bottes. Une main large et velue, qu’on pût dire 42
de gorille bien qu’elle fût de Germain, nous fit signe de nous taire. — Sept cent quatre-vingt-deux, soit huit cent quarantetrois grammes, souffla le mammifère en se laissant aller sur le dossier de sa chaise. Ce qui nous permit de repérer, sur la pile de dossiers jouxtant tout baron d’industrie, le pistolet qu’il y avait laissé. — Nous voici désormais à l’abri, mon cher Josef, se réjouit-il en pivotant vers nous. — Mais que… mais que que… ? De retour au présent, mais pas fichu de nous situer, il s’inquiéta des revolvers que nous braquions sur lui. Ramené à la réalité, en l’occurrence à cette affaire de terroristes qui avaient échappé à leur sort, avaient été repris et pendus, et qui surgissaient dans son dos pour le surprendre la main dans le bas de laine, il demeura en plein ahurissement. Les revers subis par le Reich, le récent débarquement de Normandie, sans parler de la pression de l’Armée rouge, et maintenant cette cavale au sein du camp dont il avait la charge, l’amenaient à douter de l’infaillibilité de son Führer, du millénaire que devait durer le bon temps, de son destin personnel et de sa prospérité future. — Qui vous… — La ferme ! La porte s’ouvrit alors, une femme pénétra dans l’arène, qui se figea lorsqu’elle se vit braquée, puis lorsqu’elle vit Herr Kommandant dissimuler ce qui semblait le fruit de ses rapines. Elle mesura la tension qui régnait dans la pièce, jugea que les deux S.S. debout de part et d’autre de son époux, avec un pistolet braqué sur lui et un second sur elle, devaient surgir d’une mauvaise plaisanterie, laissa une main sur la poignée de la porte. — Je vous présente Frau Höss, sourit Herr Kommandant dans le but d’abuser sa moitié, de nous faire passer pour des amis à lui, en quelque sorte des Kameraden avec lesquels il 43
discutait, et qu’elle fût rassurée : il restait le battant qu’elle avait épousé, le décideur qui montait les échelons et gagnait le sommet, y prenait position pour défendre son os. D’un signe de tête, Mordekhaï invita la bourgeoise à nous rejoindre et m’en confia la garde. — Combien ? demanda-t-il en se tournant vers Höss. — Sept cent quatre-vingt-trois, répondit le commandant. — Je ne parle pas des prothèses mais de leurs propriétaires, gronda le cousin en étalant sur le bureau une partie des couronnes dont nous venions de comprendre l’origine. — Combien de personnes, reprit-il, et combien de temps a-t-il fallu à tes dentistes pour leur ouvrir la bouche et en extraire cet or ? Le PDG d’Auschwitz, gêné que sa femelle comprît, parut mesurer l’énormité de son forfait, réaliser son rôle dans le pillage des mâchoires de l’humanité, et nous adressa un appel au secours : à son corps défendant surpris devant son butin, ce haut personnage comptait à présent sur deux Juifs pour lui venir en aide. De notre côté, prenant la mesure de la situation, nous en apprécions le tragique en mesurant, selon notre logique, le bénéfice qu’il nous serait possible d’en tirer. — Combien d’arracheurs avez-vous sous vos ordres, et de combien de patients s’occupent-ils, Herr Kommandant ? — Je… — J’ai posé une question ! Regard de naufragé en direction de l’épouse atterrée, puis de la silhouette d’une fillette entrée sans crier gare, demeurée interdite, aussitôt réfugiée dans les jupes de sa mère, entreprenant de sucer son pouce. Pardonnez-moi mon apparent cynisme, mais nous étions en guerre, c’était une guerre totale. Ainsi que décidé par le Führer, on faisait feu de tout bois, y compris des enfants. Alors pas question de sentiments, encore moins de grandeur d’âme. J’ai saisi la gamine par une aile — une future pon44
deuse de nazis, tout compte fait —, lui ai planté sur la tempe le canon de mon feu. La blondeur de son duvet, loin de calmer ma rage, ne fit que l’exacerber. — Parle, lançai-je au père, ou je la bute. — Je… — Accouche ! — Je… je l’ignore, bégaya-t-il devant le corbillard qui attendait sa gosse, sa femme et sans doute sa personne. — Peut-être mille, mille cinq cents. — Mais encore ? — Mille six cents… — Fillettes comprises ? Épouvantée par la vision de la chair de sa chair entre les pognes d’un boucher de fosse commune, et pressant son enfant sur son sein, l’épouse ne put retenir une larme. Conséquence de l’entrée de l’émotion sur la scène des affaires, micros et caméras se tournèrent aussitôt vers la personne du commandant. Maintenant qu’elle se trouvait sans protection, en quelque sorte à poil devant le tribunal qui l’accueillerait à Varsovie à peine deux ans plus tard, Sa Majesté parut se dégonfler. Fusa de son mufle une série de soupirs suivis des lâchetés habituelles — il n’y était pour rien, il n’avait rien conçu, il n’était qu’un rouage au sein de l’organisation du Reichsführer Himmler, etc. — mais ce n’était pas tout : le rôle qu’on lui faisait tenir lui inspirait une telle horreur qu’il en perdait le sommeil. Qu’on interrogeât sur-le-champ Frau Höss, elle le confirmerait — confirmerait d’ailleurs la même chose, trente ans plus tard, l’épouse d’un haut fonctionnaire de Vichy "prisonnier de ses fonctions", hanté jour et nuit par « l’envie d’en finir », ce dont il se garda. Une horreur que ce Reich, une abomination, renchérissait Rudolf en tirant son mouchoir… Un chien de garde, ce Höss ! Une charogne prospérant sur le lisier de ses maîtres, les dépouillant sans vergogne, mais n’osant devant sa femelle se lécher les babines ! 45
— Combien ? le bouscula Mordekhaï. À contrecœur, le fossoyeur ouvrit un registre, mouilla un doigt pour en tourner les pages, parcourut de l’index une colonne de chiffres, passa à la colonne voisine, puis à la page suivante… — Alors ? En d’autres circonstances, ce genre de détail nous aurait laissé de marbre. Mais en cette heure, mû par le besoin de savoir, le cousin contourna le bureau, se pencha sur l’épaule du taureau dont l’uniforme dégageait le parfum de graillon dont nous allions sous peu découvrir l’origine. Et là Mordekhaï vit, Mordekhaï lut et se tourna vers moi. — Yitzhak… Je le rejoignis et je vis à mon tour. Devant l’énormité du chiffre, il me sembla que je perdais la boule.
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Inutile de rêver, nous aurions le plus grand mal à quitter cette galère. Je fis cependant remarquer à mon cousin que nous étions vêtus, armés… — Et ces barbelés, Yitzhak ! Regarde, un mirador tous les cent mètres… — T’inquiète, la fin de la guerre est proche. Mais j’étais fatigué, au point que je me serais allongé sur le tapis dont l’épaisseur m’hypnotisait. J’aurais baissé les paupières et oublié l’odeur, ignoré le présent, confié à quelque ange protecteur le soin de s’occuper de nous, de nous faire traverser la journée qui commençait à peine et dont nous ignorions ce qu’elle nous réservait. Mais voici que Mordekhaï se remettait en rogne. — Et où serons-nous passés, entre-temps ? Et où sont-ils passés, les propriétaires des couronnes ? Il empoigna le commandant, d’une claque sur le crâne le ramena à ses comptes. — D’ici la fin de la guerre, les gorets de son espèce nous auront liquidés. Tous. Jusqu’au dernier ! Là, le cousin voyait clair : en cette fin d’été 1944, ils devaient se faire rares, nos congénères en vie. D’après les registres, facile de dénombrer leurs pertes : il suffisait de tourner les pages, de parvenir au total : cent vingt mille et quelque — rien qu’ici ! Et encore n’étaient portés dans les colonnes que les détenus partis de leur belle mort, et 47
seulement les adultes. Pas trace d’enfants, pas trace de femmes non plus, ou si peu. À peine le quart, alors que notre convoi en comptait la moitié. — Et ce putain de camp, je te parie qu’il n’est pas seul de son espèce. On nous traque du lever du soleil au crépuscule du soir, du berceau à la tombe. Et pas seulement à Paris, pas seulement à Berlin ni à Budapest. Et pas seulement sur les boulevards, pas seulement dans les rues, pas seulement dans les caves : on nous extrait de sous nos matelas, de dessous nos planchers, de l’intérieur des pianos ! Les survivants, on les entasse dans des wagons, on les déporte et qu’en fait-on ? J’ai entendu parler de stérilisations, d’amputations, de plongées dans l’eau froide jusqu’à t’en faire crever. Sans compter ce qu’on nous cache. Nous aurions fini par frapper le commandant, sa bonne femme et sa fille, tant nous étions à cran. Mais le manque de sommeil nous invitait à nous laisser aller, à oublier où nous étions, Höss pendant ce temps n’attendant que l’occasion de rameuter sa garde. Et c’est ce que tenta sa femme. Elle allait manœuvrer le bec-de-cane, se ruer hors du bureau lorsqu’un déclic me tira de mon cauchemar. J’en jaillis si brutalement que le coup est parti sans que j’y fusse pour rien. La grognasse éructa un och ! puis un ach ! et s’affaissa sur le parquet. Le père Höss voulut profiter de la diversion pour récupérer son pétard mais pas de pot, c’est moi qui le détenais. Mordekhaï lui plaqua le sien sur le front et le dévisagea avec une telle sauvagerie que le bestiau n’a plus rien dit. Bovin après un lâcher de bouse, il a lentement dégluti la vipère qu’il avait dan la gorge, et finalement nous a sauvés (que pouvait-il faire d’autre ?) quand un bruit de bottes a résonné dans le couloir. — Ein Problem, mein Kommandant ? — Kein Problem, Günther, danke. Et Günther pivotait, s’en retournait à ses occupations 48
lorsque, sur un signe que je lui fis, notre cher commandant le rappela. — Apportez-nous de quoi casser la croûte, bitte. Kartofeln und Saltz, Mayonnaise, Saucissen und Wein, und Bier, und Kaffee, und Brot mit Konfitüre. Und Zigaretten, Marlboro Zigaretten bitte. Cinq jours sans rien bouffer, à part une tranche de bourrin équarri de trop fraîche date pour avoir développé ses sucs, c’est dire si nous avions la dent. En raison du filet de sang dégoulinant sur le mollet de la mère Höss et menaçant de gâter son tapis, avec en plus les braillements de la gamine, la situation se compliquait. Mais deux torgnoles ramenèrent le silence dans les rangs féminins, et nos cerveaux se remirent en action. Nous fîmes s’installer la dondon sur les genoux de son homme de façon que le pantalon du gars absorbât le raisiné de la dame et qu’un œil étranger, braqué sur la sérénité du couple, ne distinguât rien d’anormal. Mordekhaï pendant ce temps, saisissant la mouflette et menaçant de lui trouer la peau à la première alerte, s’en alla se planquer avec elle à l’abri d’une armoire. Pour ma part, le doigt sur la détente, je m’installai de façon que le battant de la porte, lors de son ouverture, me dissimulât au regard de Gunther, dont le retour imminent était source d’inquiétude en même temps que d’espoir. Nous salivions à mort. Et voici que revenait du garde-manger le serviteur du commandant, ange nourricier dont la vie atteignait à son terme. Poussant un plein chariot de boustifaille, il entrait dans la pièce, déposait devant son supérieur une kyrielle de bonnes choses dont le fumet dilata nos narines, puis se redressa pour aussitôt lever le bras, claquer des bottes, expectorer son Heil et se retirer. Mais le voici qui croisait le regard que je braquais sur lui, une paupière fermée, un œil dans l’axe du viseur. Pas le temps de s’inquiéter, encore moins de réagir. Il prit ma bastos dans le buffet et s’en fut 49
au tapis. Je refermai la porte et revins à nos moutons, c’està-dire à la collation qui nous était offerte. Le silence à présent, que perturbait une double déglutition rehaussée des reniflements d’une sauterelle retournée à son pouce. Un silence que rompit mon cousin : — Cha nous chen fait combien ? s’inquiéta-t-il en désignant le cadavre. — Deuche et un trois, tentai-je d’articuler, et deux chinq, et chix avec chui-chi, peut-être chept car je chais plus où ch’ai planté ma lame après le débarquement. Mais te fais pas de bile, au train où cha dégomme, bipèdes, quadrupèdes et reptiles, ils font tous y pacher. Pour un peu, la gentille famille Höss, on se serait apitoyé sur elle. Fifille, à en croire un certain docteur Freud (un de nos coreligionnaires, mais plus avisé que nous puisque filé outre-Atlantique dès la prise de pouvoir du Führer), venait de subir un traumatisme qui la perturberait jusque dans les bras de ses fiancés, lui assècherait la moule, la rendrait colérique, imbaisable, en un mot hystérique, à point pour le divan. Déjà, les yeux roulant comme des billes de loto, elle laissait percevoir des dégâts d’importance. Ses dominos s’entrechoquaient, ses cheveux se dressaient à la prussienne, c’en était effrayant. Mais en comparaison de la fillette étendue sur le quai, morte étouffée dans le wagon où l’avait reléguée son appartenance à une race décrétée inférieure, elle pouvait s’en tirer. Avec un minimum de chance et pas mal de fric, bien entendu. Mais pas de bile à se faire concernant le financement de l’analyse : pour peu que nous lui abandonnions le dixième son sac, le père alignerait les couronnes. Le jour où nous ficherions le camp, pas de lézard, avec tout cet or, nous pourrions nous offrir une compagnie de taxis, peut-être même un yacht, ou deux yachts ou trois ou quatre yachts, toute une flottille de yachts, enfin le canal de 50
Panama. Il s’agirait de ne pas commettre d’erreur, de choisi le moment, de bien lancer les dés. Mais voici que la dame nous quittait. Ayant pris mon pruneau près de l’artère fémorale, elle glissait sur le tapis pendant que le sang pissait d’entre son porte-jarretelles et sa culotte de soie, lingerie de luxe en provenance, comme allait nous l’apprendre bientôt une visite accélérée du camp, des baluchons de la juiverie. Étant donné l’emplacement de la blessure, inutile de tenter un garrot. Mais pas question de laisser se vider de ses fluides une femelle indispensable à notre survie. D’autant que nos existences ne tenaient qu’à un fil et qu’ici, où le moindre faux-pas ameuterait des hordes de Führers, de Schäferhunds et de gestapistes, nous nous trouvions la corde au cou. Ce n’était certes pas une femme de tortionnaire qui parviendrait à nous freiner, mais de quelle manière dissimuler son décès, où trouver la nourrice qui s’occuperait des orphelins ? Pas du côté du père en tout cas, dont la haute position interdisait, quand bien même serait-il celui de ses enfants, qu’il se mît du caca sur les mains. Si maman Höss rendait l’âme, nous perdions le plus précieux de nos atouts. D’autre part, encore que conservant la gamine en otage, nous ne pouvions ignorer dans quelle précarité nous nous trouvions malgré nos uniformes, nos armes et la servilité de Rudolf : alignement de S.S. à droite, nazis pur jus à gauche, égorgeurs droit devant, arracheurs à bâbord… Partout des crocs, des forêts de chevaux de frise, des troupes en ordre de bataille, des regards en canons de mitrailleuses. — Un docteur, et que ça saute ! Le temps que le commandant comprît, parvînt à s’extraire de la poisse où l’avait englué notre ingérence en ses affaires, opération menée avec autant de rapidité que la mise au pas de l’Europe par les pourceaux de sa clique, nous dûmes réitérer notre ordre. 51
— Schnell ! De sa paluche de cul-terreux, il saisit le téléphone. — Ein Moment, bitte. Qui appelles-tu ? — Herr Doktor Mengele. — Wer ist… ? — Un des médecins du camp. — Et le nom du camp, s’il te plaît ? — Birkenau. Auschwitz-Birkenau. Perplexes, mon cousin et moi-même échangeâmes un coup d’œil. S’il s’agissait d’une ruse, si le dénommé Mengele dissimulait un gestapiste, nous l’avions dans l’oignon. Ou si le susnommé, prévenu par quelque mot glissé dans la conversation, ou par l’absence préméditée d’un adjectif, ou par une distorsion de la syntaxe, s’avisait de prévenir la S.S., laquelle regrouperait ses forces, avancerait ses panzers pour s’emparer de nos pions, nous l’avions tout autant… Mais pas le temps de finasser, et nous n’eûmes d’autre choix que d’accorder à notre commandant une confiance relative. Un geste du menton en direction de sa parenté suffit à lui rappeler que sa progéniture ne comptait pas pour nous, pas plus que sa femelle. En conséquence, qu’il n’espérât aucune défaillance de l’un de nous. Nos yeux tiraient à boulets rouges, et mieux valait nous obéir que nous chercher des crosses. — Allez, j’ai dit, fait venir ce médecin, sa trousse et son brancard. Que pouvions-nous envisager d’autre, à quelle stratégie recourir ? En tirant nos couteaux après le quand-est-cequ’on-mange, nous n’avions réfléchi à rien, ni dressé aucun plan. Mus par le seul réflexe de conservation, nous n’avions opéré que pour sauver nos abattis. Franchissements d’obstacles, attaques éclair et replis stratégiques nous avaient absorbés au point d’annihiler chez nous toute forme de réflexion, toute ombre de logique. 52
Mordekhaï se tourna vers moi : — Qu’est-ce qu’on fait ? — On attend. — Alors je pique un roupillon. J’en ai soupé de ce connard et de sa bonne femme. — Je te sers un café. Mais le cousin, déjà, passait de l’état de veille à l’état comateux. Sa tête dodelinait, tombait sur sa poitrine, se redressait brutalement tandis que sa pupille considérait le néant. Et le voici soudain, emporté par le poids de ses tourments, qui partait en avant, atterrissait sur le nez pendant que son fauteuil valsait, heurtait le guéridon où se trouvait le plateau. Outre un Juif déguisé en nazi, se répandirent alors sur le tapis, à côté de feu Gunther, tranches de pain et croûtes de fromage, rondelles de saucisson et moutarde, une bouteille de vin achevant de se vider dans la laine. Frau Höss cessait ainsi d’être la seule victime de nos interventions. En son infortune la rejoignait un seigneur ahuri, Frantz Berliner Kosteki, dont le premier souci, pour contenir le sang lui jaillissant du pif et sur le point de maculer son uniforme, fut la recherche d’un mouchoir. C’est alors qu’un nouveau personnage, le docteur Mengele, fit son entrée en scène. Nous attendions l’Aryen haut de gamme, rasé de frais et sans une once de graisse, sans ces ongles crasseux arborés par le Juif, l’arabe et le voleur de poules. Mais peut-être nous trompions-nous. Le type qui venait de paraître était un maigrichon du genre caries dentaires et pellicules, foie engorgé, digestion difficile. Affligé d’un bec-de-perroquet, d’un menton en galoche, d’un œil noir vous reluquant par en dessous, il arborait un cheveu taillé à la va-vite par quelque barbier de chambre à gaz, révélant de ce fait une origine douteuse, sémite et sans doute ashkénaze. Et encore ce tableau ne concernait-il que le côté visuel. Côté audio, le son vint confirmer ce qu’avait révélé l’image. En guise de 53
salutations, nous eûmes les honneurs d’une succession de postillons jaillis d’entre chicots et lippes, et ce qui suivit s’apparentait à du yiddish mâtiné de croate, peut-être de magyar, en tout cas rehaussé de l’écho caverneux des premiers âges du bronze. À peine formée, chaque syllabe butait sur la précédente, se voyait à son tour poussée vers l’extérieur, si bien que les mots se formaient hors du creuset de la bouche et que l’information, malgré l’imprécision de la syntaxe et le fatras de la pensée, finissait par glisser son message dans les méandres de la matière grise, sans pour autant les satisfaire. — Tokteur Mengele paucou paucou dravail, Herr Major, commença l’homme de l’art. Paucou pokal kar fouil manieren kouleur peau kouleur zieu tetransmi genetik, alors pas bossiple apantoné kobaïe lui ortoné moi fenir, alors moi fenu et fou dir moi coi fer, koisse passe… Frau Mayorine… mein Gott ! Frau Mayorine krunk ? Frau Mayorine kaputt ? Frau Mayorine tote ? Nous n’entrerons pas ici dans le détail de soins dispensés entre jarretelles et bas, aux confins d’une culotte qu’il fut urgent d’ôter pour s’en servir d’éponge. Nous remarquerons cependant que dame Höss, cramponnée au médecin pendant que celui-ci s’efforçait, au moyen d’un scalpel, d’extraire de chairs blafardes la balle qu’y avait logée un nazi de carnaval, suivait avec horreur, dans le V de ses cuisses et l’axe de sa touffe, la progression de la vinasse et du sang sur ce qui paraissait un Aubusson. Son époux pendant ce temps, tout en se rongeant les ongles, se demandait de quelle manière ameuter ses hommes d’armes. Un finaud, ce commandant. Avec un minimum de temps, il serait parvenu à sonner du cor, du moins à inviter sa garde, en exhibant les dessous de son épouse, à se poser des questions. Mais nous avions verrouillé sous son nez toute porte de sortie, et lorsque sa chère Hedwig, sans rien que le tremblement de ses avantages sous la robe maculée qui lui 54
moulait le fion, fut parvenue, en s’agrippant à son sauveur, à se remettre en selle, nous dissuadâmes cette reine d’un retour en ses appartements : qu’elle suivît le docteur jusqu’à l’infirmerie, s’efforçât d’y reprendre des forces en attendant les ordres. Les deux pignoufs qui l’avaient mise dans cet état allaient pendant ce temps, en compagnie de son mari, s’inquiéter de prospective. Et pas de bile à se faire pour leur sécurité : aussi féroces que le plus zélé des Obergestapistes, et de plus monte-en-l’air, ils gardaient sous leur aile, barbelé protecteur, la gamine en otage. — Recousez madame, donnez-lui de quoi dormir et revenez nous voir, glissâmes-nous en yiddish à l’oreille du médecin avant de le pousser dehors avec la mère courage. Et le médecin de nous entendre, qui nous gratifia d’un clin d’œil avant de disparaître, sa patiente à son bras. Sitôt la porte refermée, une main sur Mein Kampf, le commandant nous fit une proposition d’autant plus sincère qu’elle était de son cru : prenant sur lui de nous aider avant de nous faire assassiner (ce qu’il évita bien sûr de nous avouer), il nous assurait la vie sauve, plus un laissez-passer valable sur tout le territoire du Reich (tu parles !) si nous nous engagions à ne pas toucher le moindre cheveu de sa fille (poil à la quille), qu’il aimait comme un père (poil au blair), et à lui rendre sa bonne femme, qui cuisinait si bien. En sus, il nous promit un quart de son butin, soit l’assurance d’une vie de grand seigneur. — L’or du Reich, on est capable de se l’approprier sans toi, lui jeta Mordekhaï, alors tu la boucles. À défaut de quoi on te saigne, on te bouffe, on s’installe à ta place. Mais ce qu’on veut surtout, plutôt que ces couronnes, c’est du cash. Et du cash en dollars, précisa le cousin en mimant un palpé de billets verts. Car nous roulions carrosse avant que tes copains ne nous jettent dans l’express que tu sais. En plus on a eu froid, on a eu mal, on a eu faim, on a eu peur. Et pas 55
le moindre kopeck qui pût nous consoler, vu que tes sbires nous avaient fait les poches pour nous payer le voyage. Et pas un aller-retour pour Baden-Baden, mais un aller simple pour tes baraquements de bric, de broc et de barbelés. Alors tu vas verser sur notre compte, et sans te faire prier, le fric que tu t’es ramassé depuis ton premier Juif. Tu nous confies ensuite une caisse, des jerricans, un chauffeur et des laissezpasser en forme de jambons, plus des bouteilles de gnôle. Enfin, si tout se déroule comme prévu, nous te rendons à ton Führer… — Maintenant, montre-nous ta bagnole. Une limousine d’au moins trois-cents chevaux, la caisse du commandant. Et qui plus est racée, avec logo de la puissance dans l’axe du capot, symboles du pouvoir sur chaque aile. De part et d’autre du volant vingt manomètres sur une planche de bord en noyer des Carpates, avec sellerie de cuir ainsi qu’il sied au véhicule de fonction d’un lieutenantcolonel. Un sous-homme en costume rayé (polytechnicien désormais attaché au bichonnage de carrosseries) s’occupait de la lustrer pendant qu’un de ses congénères pieds nus, autrefois prof de lettres au Lycée Louis-le-Grand, donnait de la burette sur différentes charnières. Un Oberschütze pendant ce temps, armé d’un fusil-mitrailleur et casqué, botté, sanglé dans ses attributions de gardien d’intellos, surveillait cette valetaille en parcourant trente pas, puis en contournant un massif de tulipes pour revenir d’où il était venu et recompter trente pas… — et trente pas vers Moscou, et trente pas vers Paname, et rebelote Moscou, sans trahir un instant ce à quoi on se fût attendu : un ineffable ennui. — Quel est votre salaire, mon commandant. Et combien de couronnes détournez-vous chaque jour ? Le ciel commençait à se dégager, il allait faire une de ces belles journées entre soleil et ombre, au point que nous 56
serions volontiers partis pour la campagne en compagnie de Ginette, Mordekhaï et moi-même. Mais le badaboum du transport continuait de nous vriller les tympans, de même les événements récents, dont nous émergions estourbis. Il devenait urgent que nous trouvions un lit. — Dernière question, Herr Kommandant : où sont passés nos compagnons ? Il a consulté sa montre, effectué un calcul : — Ils sont entre les mains des Sonderkommandos, nous a-t-il répondu. — Ça te gênerait, de ne pas jouer de nos nerfs ? Pour toute réponse, il vint se planter devant nous. Sa silhouette nous parut regonflée, et ses lamentations passées firent place à un air d’ironie ne présageant rien de bon. Son sourire distillait un venin. — Nullement. Mais je crains que la vérité ne vous meurtrisse. Déjà que vous n’êtes pas brillants… — Accouche! Pour accoucher, il a accouché, et sans la moindre pudeur. Si bien la vérité nous a frappés de plein fouet, nous a laissés sans voix devant une montagne de cendres. Car ce salaud, tombant soudain le masque, nous confronta sans ménagement à une machinerie qui nous menait… non au peloton d’exécution comme nous avions pensé, mais à l’inexistence, à l’impalpable ! En plus, les chiffres dont nous avions pris connaissance quelques instants plus tôt n’éclairaient que la cime de l’ossuaire que grossissaient chaque jour ceux qui marchaient de travers, qui pensaient de travers, s’écartaient du chemin du devoir ou qui, comme nous, s’éloignaient des critères de la race. Deux cent mille morts enregistrés, cela signifiait dix fois plus de victimes, ou vingt fois plus, allez savoir. Seuls étaient comptabilisés, après qu’on les avait dépouillés de leur poil et de leur dignité, qu’on les avait rasés, immatriculés et honorés de loques, les bienheureux que les médecins jugeaient aptes à périr au boulot. Les 57
autres, en majorité des femmes, des enfants et des hommes de plus de trente-cinq ans, sans parler des malades, on les entassait au sous-sol, on coupait ou non la lumière selon qu’on désirait ou non profiter du spectacle, et des S.S. porteurs de protections spéciales déversaient sur les nudités, par des orifices ménagés au plafond, de la mort en paillettes. La seule Figur restée en vie au terme d’une séance dont Myklos nous parla le soir même, une très jeune fille qui venait d’assister à l’agonie de ses proches, fut piquée au phénol par le S.S. apitoyé qui l’avait ranimée. Des fillettes, des mamans, des grands-mères impotentes, les vieillards à prothèse… Tous à la queue leu leu et videzmoi cette merde, faites entrer les suivants, et les suivants des suivants, par convois successifs… Et tous commençant à comprendre, tous se mettant à hurler sitôt que la vérité dévoilait sa noirceur. Tous, en un flux à n’en plus finir car le monde était vaste et nombreux les Tziganes, innombrables les Juifs… On s’en débarrassait comme on se délivre des poux, on les assassinait à la satisfaction de tous, du balayeur qui ne regardait pas, de l’ouvrier qui n’aurait pu imaginer, du bureaucrate qui ne comprenait rien aux alignements de bâtons, et bien sûr du maître de forge amateur de main-d’œuvre à bas coût, du bidasse et de ses officiers, tous attentifs à leur sécurité, tous par ailleurs bons pères et bons époux, respectueux de la loi… Mais surtout ne rien dire, laisser là où elle est la conscience du bon peuple. Titubant, accroché au fauteuil, Mordekhaï rendait tripes et boyaux sur le tapis de la mère Höss, sans doute sur la mère Höss, assurément sur l’Allemagne tout entière.
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Précédés d’un commandant que nous ne lâchions ni d’une semelle ni d’un œil, ein, zwei, drei, que nous tenions à portée de nos Lüger, vier, fünf, sechs, et pas d’arrêts pipi car il nous fallait en finir avant le retour des Kommandos partis à l’aube avec la joie au cœur, nous avons visité le camp. Un camp quasi désert si l’on excepte le complexe hospitalier, paraît-il surpeuplé, où s’activaient des infirmiers devant soigner sans pansements ni remède. Mais un camp magnifique, disposé au carré, et dont les allées rectilignes, sieben, acht, neun, se coupaient à angle droit sur plus d’un kilomètre. À cet ensemble avait failli s’ajouter, par-delà les fumées, une série de bâtiments dont l’édification avait été abandonnée pour des raisons de revers militaires (manne des prisonniers soviétiques tarie du côté de la Volga). Quant aux Juifs arrivés de Hongrie au cours des derniers mois et poussés vers les douches dès leur débarquement, ils étaient passés de vie à trépas sans un bruit. Si bien que les installations jusqu’alors en service suffisaient aux milliers de Stücken qui s’y trouvaient parqués, numérotés et rassemblés pour l’appel du matin, du soir et parfois de la nuit, selon l’humeur des S.S. et leur désir d’en rajouter, surtout en plein hiver. Mais il ne servirait à rien de tenter de décrire les lieux où nous allions passer des mois. Un gris omniprésent, rehaussé d’uniformes en mouvement, cerné de barbelés elektrifiziert disposés entre des alignements de baraques hautes de cinq 59
ou six mètres, voilà ce que découvrait tout nouvel arrivant. À condition de se trouver dans la force de l’âge et de ne pas débarquer de nuit, auquel cas il ne remarquerait que le chemin des fosses. Car ici, au cœur de la Pologne décapitée, de même dans l’Allemagne à deux doigts de son triomphe, régnait un ordre militaire dissimulant une gabegie sans pareil — en fait conséquence de la lutte que se livraient les innombrables bastions de bureaucrates se disputant le gâteau, puis le reste du gâteau, puis le parfum du gâteau, et continuant à se déchirer pour un dernier coup de langue… Un courant d’air fit claquer une porte, un lambeau de chemise roula jusqu’à nos pieds. Plus loin, au détour d’une baraque, s’exhibait dans le plus grand dénuement une cinquantaine de cadavres empilés comme des bûches : six côtés d’un mètre soixante, soit un mètre soixante au cube, soit quatre stères de Juifs. De quoi avaient-ils péri, ces malheureux dont les corps dénudés seraient d’ici la fin du jour de nouveau empilés, cette fois sur un bûcher ? D’une rupture d’anévrisme ou d’un arrêt cardiaque, à moins que ce ne fût au contact de barbelés parcourus d’un courant de vingt mille volts. Et c’était vrai : bien que les escarbilles fissent larmoyer nos yeux, aucune trace de sévices. Quelques pustules ici et là, une maigreur résultant des manques engendrés par le bombardement des usines de matériel de transport mais aussi, en vue d’affamer les Allemands, et en totale violation des accords de Genève, des champs de pommes de terre et des manufactures de knacks. — Vous-même et votre épouse, mon commandant… Mais Höss avait la tête ailleurs. Il avançait sans rien remarquer, sans s’attacher à rien, sans même se demander pour quelles raisons il finirait sous la potence. Un cuirassé que rien ne perturbait, un Panzerkapitän, une caricature de Panzerschwein… Rien du porc ordinaire, cependant : heureux de vivre et 60
peu discipliné en regard du nervis hitlérien, le cochon se précipite sur tout ce qui l’amuse. À l’inverse, le nazi dissimule sous une foi absolue en ses chefs un manque tragique de fantaisie… Des verrats que nous allions désosser, nous autres Khaï Khaï travestis en S.S. pour mieux démolir la machine à broyer. Et cela à Birkenau, nom polonais signifiant « bois de bouleaux » ainsi que s’imagina nous l’apprendre ce linguiste de Höss lorsqu’il nous désigna, dans le prolongement d’un index agrémenté d’une crotte de nez, un bosquet qui tentait de masquer, sous un voile de noirceur, un de ces amas incandescents où les éleveurs anglais, un demi-siècle plus tard, n’auraient imaginé qu’on pût rôtir des hommes en place et lieu de bovins. S’en échappaient des miasmes qui ne laissaient aucun doute sur les pratiques nazies en matière funéraire : pour la raison que le prince des Ténèbres avait les Juifs dans le collimateur, que notre commandant tenait en estime les Ténèbres et leur Prince, que les Ténèbres représentaient son ancrage et sa tour, et que l’Allemagne avait choisi de vénérer les Ténèbres, nos compagnons de voyage étaient en cet instant transformés en volutes. « Birkenau, poursuivait cependant notre mentor, décidé à nous saper le moral à défaut de pouvoir nous descendre (le magasin du pistolet que nous lui avions confié avait été vidé)… Birkenau donc s’est enrichi ces derniers mois de Gaskellers dernier modèle, situées dans les sous-sols de crématoires haut de gamme. Il faut savoir que le camp d’Auschwitz II - Birkenau, outre sa fonction de réservoir d’esclaves, se voue à l’éradication d’une sous-humanité qui détournait à son profit les récoltes allemandes. Ses capacités journalières de Verbrennung et Vernichtung, améliorées au fil des jours, s’élèvent à six mille têtes — quantité ridicule si l’on en juge par les foules qu’il s’agit de traiter. Mais les Allemands, vous le savez comme moi, forment un peuple qui n’a jamais reculé, et vous remarquerez qu’il 61
nous reste possible, en cas d’arrivage imprévu ou surdimensionné, tels ceux des mois passés, de dresser les bûchers en plein air que vous apercevez là-bas, et dont vous percevriez les senteurs si nous en approchions. Quant au troisième camp (de travail celui-là), il s’agit d’un ensemble d’Arbeitkommandos placés sous la direction du complexe de BunaMonovitz, propriété d’I.G. Farben, de Bayer, de Siemens et de la Göring Werke. Sa fonction ? Fournir à la nation les moyens de sa survie, en particulier les mines antibolcheviques répandues en Russie, les V2 dirigés sur Albion, les armes expérimentales dont il m’est interdit de parler. Tout cela par optimisation d’un personnel sélectionné en vertu de ses capacités à soulever, porter, hisser à des hauteurs inouïes des charges qui vous briseraient les reins, et se contentant de peu. Sitôt les convois à l’arrêt, et pendant que les Kommandos de détenus débarrassent les wagons des déjections et des cadavres, les plus robustes des arrivants sont tondus, immatriculés, mis aussitôt en fiche tandis que leurs compagnons moins solides vont respirer le Zyklon — ce qu’ils ne découvriront qu’au dernier moment, pour des raisons humanitaires. » Soyez cependant rassurés, poursuivait l’humoriste, les détenus de Monovitz et des camps satellites reviennent ici régulièrement. Non pour se reposer bien qu’ils soient exténués, mais pour être à leur tour dévêtus, tondus et liquidés. De même ceux d’Auschwitz I, le camp que vous voyez à votre droite, le premier à s’être érigé au début de la guerre que nous a déclarée le judéo-marxisme. » Distant d’à peine trois kilomètres, celui-là s’étendait de l’autre côté de la voie ferrée acheminant vers les crématoires les représentants de la sous-humanité. En raison d’un crachin mêlé de fumée on le distinguait mal, mais nous apercevions tout de même, de là où nous étions, les cheminées d’usines métallurgiques et chimiques, fleurons industriels utilisant journellement une main-d’œuvre malo62
dorante, certes, mais offrant l’avantage d’un renouvellement constant. Quant aux bâtiments de surveillance, aux chambrées et cantines de la troupe, ainsi qu’aux restaurants et centres de loisirs S.S., ils disparaissaient dans une soupe d’un jaune à soulever le cœur. Le camp de Monovitz, que nous ne visitâmes qu’une fois, et dans des circonstances à ce point dramatiques (suite à son bombardement, il se répandait en hurlements, gueulantes et nuages de toxines) que je n’en garde que le souvenir d’une confusion sans nom, accueillait quant à lui les travailleurs de ce qui aurait dû, dans l’esprit du Pouvoir, devenir son flambeau : la Buna. La Buna ? La plus belle réussite du national-socialisme, une corne d’abondance construite à coups de gourdins pour la prospérité des veaux d’état-major, de leurs épouses et de leurs couvées. Devait en dégorger le caoutchouc dont Hitler et son conseiller personnel, Albert Speer, avaient envisagé de mouler les bottes de millions de combattants pétrifiés devant Staline, de même les pneumatiques de leurs véhicules enlisés. Creuset herculéen de béton et d’acier, tissu de ponts roulants et de plates-formes pivotantes, d’excavateurs où se mêlaient obstination, terreur et désespoir… Hélas, malgré l’acharnement des ingénieurs de Krupp, des mécaniciens de Benz, des chimistes de Bayer et de milliers d’esclaves, la Buna ne parvint jamais à produire assez de gomme pour façonner le moindre élastique de culotte. Ces détails, nous ne les apprîmes que plus tard, quand vint l’heure du bilan. Et pas de la bouche du commandant, qui s’en était allé se terrer au fond d’un poulailler, mais des écrits qu’il produisit en taule. Capturé dans la ferme de ses rêves, il subit le chemin de croix de tout présumé innocent et profita du silence carcéral pour rédiger ses mémoires, exposer en détail son parcours d’assassin. Ramené ensuite au bagne qu’il avait dirigé, il avait été invité à monter sur une chaise, confronté au néant et pendu. Sans tambours ni 63
trompettes, sans même le réconfort des valses et des tangos exécutés durant le Karnaval, il put alors se balancer devant son bois de bouleaux, tirer la langue aux millions d’hommes, de femmes et d’enfants dont il ne restait rien. Et tandis qu’un brodequin polonais se préparait à l’envoyer au diable, il avait claqué des talons, levé vers son avenir brisé sa paluche de larbin. Détail sans importance, me direz-vous, mais pas pour moi. Malgré les décennies qui me séparent de la Shoah, j’éprouve à l’égard de ses promoteurs un tel ressentiment que j’en arrive, chaque fois que ressurgit l’image de la fillette à la petite culotte, à plonger le pique-feu du Leichensträger dans leur déconfiture. Laquelle ne traduit chez eux aucune blessure de l’âme et ressemble plutôt, pour les néonazis qui ont repris le flambeau et le brandissent devant les Turcs (successeurs paraît-il des Juifs, et si on pousse plus loin des nègres, des paysans sans terres, et des bougnoules balancés à la flotte), à l’ultime argument de l’Occident. Mais revenons à notre mentor, à ce valeureux Rudolf maintenu en selle grâce aux bretelles sans lesquelles sa culotte genre cheval aurait chu sur ses bottes… Cheval, bottes, ne lui manquait en cet instant que le chapeau texan pour jouer les héros de western. Cependant, ce type n’avait rien du cow-boy de légende. Tenant simultanément les rôles de shérif, de juge et de bourreau tandis que le couronnait une tête de mort, il aurait dû s’inquiéter de conflits d’intérêt. Mais peut-on se soucier de telles billevesées lorsqu’on se sait le rouage d’une logistique sans faille? En tant que membre d’une hiérarchie, et à l’inverse du conquérant de l’Ouest, pouvait-il envisager d’autre fonction que celle de transmettre les ordres, d’en surveiller l’exécution, de rédiger son rapport ? Pièce maîtresse de la plus belle machine qu’on ait fondée sur le mépris de l’autre, il disposait d’un pouvoir sans limite sur chaque Tzigane, chaque Juif, chaque homosexuel, chaque 64
électron libre jeté entre ses griffes par l’organisation sans faille pour laquelle il œuvrait. Seulement, lui restait-il un semblant de liberté ? Lui restait-il la permission de quitter don poste et de vaquer là où il entendait ? Ne l’avait-on pas contraint, en échange du droit de vie et de mort sur des pantins dont les talents et compétences ne pouvaient pénétrer la conscience qu’il avait mise au clou, à l’obéissance absolue ? Ces crétins de Juifs, comme on l’en avait instruit, ne pouvaient s’exprimer qu’en rasant les murs. À les regarder passer, voûtés, claudicants et la rotule en quenouille, et à les comparer aux S.S. si beaux, si musclés, si sportifs et sûrs d’eux, il ne pouvait qu’en douter. Évidemment, certains pratiquaient le violon et donnaient des concerts, notamment les détenus en provenance de Terezin. Ceux-là avaient même constitué un orchestre de femmes que le Reichsführer Himmler, fin gourmet en matière de musique, avait écouté les yeux clos… Mais serait-il venu à l’idée d’un Höss de faire le rapprochement entre l’esprit qui commande à la main et le résultat final ? Pour le maître d’Auschwitz, une symphonie de Gustav Mahler exécutée sous la baguette d’une Alma Rose puisant dans ses dernières ressources la force de ne pas tomber, devait évoquer quelque enregistrement neuronal traduisant, pour le plaisir aryen, le long dressage de la bécasse. Ou encore (hypothèse à manier avec la plus extrême prudence) si les Tziganes et les Juifs appartenaient à l’humanité, ils se situaient à un échelon à ce point inférieur que l’on pouvait faire d’eux ce qu’ordonnait le Führer. Leur numéro achevé, rien ne pouvait interdire d’en séparer les divers éléments et d’en faire du savon, leurs cheveux s’en allant de leur côté bourrer les édredons allemands ou se convertir en feutre, leur cuir utilisé dans les reliures de prix… L’ordre venu d’en haut permettait au SS de se protéger du doute, de ramener sans se poser de questions l’os qu’on 65
venait de lui lancer, puis d’attendre du maître la récompense d’une flatterie, d’une médaille ou d’un sucre. Et pour les plus méritants celle de la croix de fer. Animal brutal mais attentionné, semblable au quadrupède vantant l’hygiène sur les trottoirs de la publicité, le S.S. accomplissait ce qu’on lui ordonnait là où l’on désirait qu’il fît. Et il obtempérait avec d’autant plus enthousiaste que le Führer avait prédit à la population du Reich un millénaire entier de félicité. Tout chef digne de ce nom obéissait ainsi sans s’inquiéter de la morale simpliste — ne pas imposer à autrui ce qu’on redoute soi-même — derrière laquelle se dissimulent le démocrate et son laxisme. L’obéissance constituait à ses yeux le moteur de l’action, doublé de l’assurance de rester sur ses jambes dans les bourrasques de l’Histoire. Privé de son Führer, seul phare au sein d’une panade où nul n’aurait trouvé son chemin, unique lumière dans des ténèbres du marxisme, il aurait poursuivi son errance de cellule monacale en cellule de prison s’il n’avait croisé les chemins de Himmler et Göring. À la faveur de quoi, abandonnant aux Juifs le champ de la réflexion, il avait réussi, dans les bottes d’égoutier qu’on lui avait fournies dès sa levée d’écrou, à se hisser jusqu’au balcon des fauves. En un mot comme en cent, le nazi évoquait le pitbull, parfois le loup dans sa manière de pratiquer la chasse, de fondre sur sa proie et de l’anéantir, puis de poursuivre une trajectoire qui le ramenait, au sein de sa horde grondante, au pied de la tribune où se tenait son maître : un mâle qui ne plaisantait pas, qui ne jouait pas, qui ne jouissait jamais car c’eût été déchoir, et devant lequel chacun disparaissait dans le glacis d’une assemblée aux ordres. C’était alors une messe où s’exhalait l’énergie la plus sombre, où s’amplifiait jusqu’à chasser le Seigneur de son empire le satanisme d’un discours qui n’avait rien d’humain. Ni applaudissements ni vivats en retour, mais un Heil gigantesque éjaculé des 66
innombrables gueules d’une hydre environnée de feu, la vocifération finale se transformant en hymne à muter l’or en plomb, à vous porter au Nirvana si vous étiez une chienne, à vous glacer le sang si vous gardiez par-devers vous une once d’humanité. Et les Teutons en marche vers leur tombeau d’adorer de bonne foi le plus macabre des bouffons, de s’aligner à ses pieds pour recevoir de lui le foutre qu’il postillonnait de sa voix rocailleuse et que chacun gobait, et dont chacun se nourrissait. Comme des millions de ses semblables, le commandant avait choisi la voie du mal et baissé sa culotte, tendu son arrière-train, reçu en son intimité la grâce et le pouvoir de nuire. Malgré tout, la semence hitlérienne l’avait quelque peu épaissi. Au point qu’il ressemblait, avec son baudrier et le pistolet qui lui battait la hanche alors qu’il se tordait les pieds dans les ornières de son royaume, à quelque pauvre rosse attelée à une charge trop lourde. Au point que j’éprouvai un instant le désir de le prendre à la longe, de lui flatter l’encolure, de l’inviter à déposer sur mon épaule le poids de ses tourments. Déjà, le soleil me tapant sur le crâne, je l’enfourchais pour passer en revue ses congénères casqués, érigés tous vers une apothéose phallique… Vous dire si je l’avais à la bonne, ce sinistre lascar ! Mais cette envie me quitta comme elle m’était venue, et nous passâmes dans une zone surpeuplée où se côtoyaient humiliation, déliquescence et immondice. Au-delà des barbelés, mamelles dansant la gigue dans le bâillement d’un reliquat de corsage, une drôlesse nous gâta d’un sourire, édenté, roula des hanches en remontant sa jupe. Dans un enclos qu’on leur avait alloué dégénéraient ainsi des gens dont on se demandait s’il leur serait possible, tant ils paraissaient éloignés du monde civilisé, de regagner le sein d’une société quelconque. Les joues des gosses qui traînaient là, visage dévoré par les stigmates de la faim, s’étaient creusées au point qu’elles avaient chez certains en 67
partie disparu, faisant place à des trous dont les contours encadraient les mâchoires et les dents, du moins ce qu’il en restait. Songeant à ses enfants comme il venait de songer à sa femme — du bonheur, mon chéri ? — Herr Kommandant leur lança d’une pichenette ce qui restait de son cigare. Ils furent une dizaine à jouer de l’os et du moignon pour se saisir d’un reste de la clope, le vainqueur en tirant une bouffée, crachant aussitôt ses poumons. Regardant Mordekhaï, j’ai su qu’il n’éprouverait pas la moindre pitié, lui non plus, lorsque sonnerait le glas de ces servants de l’ignominie, de leurs bonnes femmes et de leurs congénères aux regards en trous de chiottes… — Tire-toi, j’ai dit plus tard au commandant alors que Mordekhaï, hagard, sombrait dans le sommeil. Et ce haut personnage nous a quittés sans se départir de sa superbe. Je savais cependant qu’il n’en menait pas large. Nous le tenions non par les sentiments puisqu’il n’en avait pas, mais par ce qui lui en tenait lieu : séquestrant sa bonne femme et sa fille, nous le tenions par les prunes. Au moindre écart, on les lui faisait bouffer. Malgré coups de griffes et lancers de guiboles, nous les avons bâillonnées et allongées sur une paillasse, les deux précieuses femelles. Et pour ne pas qu’elles nous quittent, j’ai prié Treblinka, le médecin des Carpates, de leur injecter une dose de morphine. Puis nous nous sommes assis et nous avons parlé, lui et moi.
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Ce n’est pas le jour qui nous a réveillés, mais une pâleur où dérivaient, noyées dans des sons indistincts, les bribes d’une conversation tenue de l’autre côté du mur qui séparait notre refuge de je ne savais quoi, une sorte de laboratoire avais-je cru distinguer, d’où fusa un sanglot suivi de ce qui parut une chute. Puis une porte s’ouvrit sur un conciliabule, le pas d’un type qui s’éloignait, lui-même suivi d’un bruit de clés et d’un second départ. Quelqu’un s’en allait à son tour, s’immobilisait, revenait sur ses pas, frappait à notre porte. Trois coups furtifs suivis d’un coup mieux assuré, et notre ami médecin se faufila chez nous. Il était pâle, plus encore que la veille, et semblait sur le point de flancher. Un haut-le-cœur le jeta sur le lavabo où il rendit une plâtrée de fayots que suivit un flot de bile, puis de nouveau des haricots à la sauce aigre, ce second arrivage s’accompagnant du même débordement. La mère Höss, de retour sur terre, fut à son tour prise de nausée. Alors qu’à l’extérieur vrombissait un moteur, puis un autre, et que le tintamarre se muait en rugissements accompagnés de coups de gueules, elle se mit à gerber sur sa fille et celle-ci, réveillée en sursaut, lui rendit la monnaie de sa pièce. Si bien que de renvois en obséquiosités l’air devint à ce point irrespirable, dans ce bocal ne recevant le jour que par des vitres dépolies, que nous ouvrîmes la fenêtre. D’abord, nous ne comprîmes pas ce qui s’agitait sous 69
nos yeux, quel simulacre de ballet dansaient ces pyjamas rayés encadrés d’uniformes. Il nous fallut plusieurs minutes avant que la lumière se fît, que nous puissions donner un nom à ce tableau de la démence, à ce spectacle nous privant de nos moyens devant ce qui nous dépassait. Mais impossible de fuir, la puanteur nous prenait à la gorge, nous coupait le souffle et nous paralysait devant un Enfer à la Dante, le détail insoutenable d’un tableau de Bruegel. Ce que nous rapportaient nos sens était le fruit d’une hallucination, du délire d’un malade dont nous aurions investi le cerveau. Effarés par le pandémonium étalé sous nos yeux, nous restions pétrifiés. Pandémonium de cauchemar, mais pourquoi de cauchemar ? Il y avait longtemps que le normal, jusqu’alors soutenu par les étais de la culture, avait sombré dans les nuits de cristal, les rafles du petit matin, la négation de la vie dans le déferlement des divisions de Satan. Nous étions confrontés à ce qu’avait tenté la veille de nous faire comprendre Myklos, l’effondrement de la civilisation, une fracture irréductible au sein de l’espèce humaine. Seigneurs et dignitaires d’un côté, de l’autre un matériel humain que l’on ne maintenait sur pied que pour alimenter la machine à remplir la corne d’abondance réservée aux Aryens. Le dément et le grotesque, l’effroyable et l’absurde avaient pris la relève de l’insouciance d’antan, l’humanité s’était vue balayée par un souffle morbide. Le quotidien véhiculait désormais les dépouilles de monceaux d’inutiles que bennaient sous nos yeux des véhicules grondant, éructant, écrasant sans pitié quiconque tardait à reculer. Des damnés se précipitaient alors, se faufilaient sous les châssis pour extraire un à un, d’un enchevêtrement de jambes et de bras, de poitrines et de fesses, de griffes et de chicots, les corps qu’ils tiraient par un bras ou un pied, chargeaient sur leurs épaules pour aussitôt détaler sous les coups, zigzaguer sous le poids, s’abattre dans la fange. Se précisait alors, à la 70
verticale de deux bottes, la fin des misères de l’esclave : la balle l’atteignait à la nuque, son corps basculait en avant tandis que ça braillait des schnell, des schneller heraus, des Juden-fils-de-putes, que ça hurlait l’injure dans le sifflement des schlagues, dans le choc de la crosse en travers de la gueule, que les détonations se répondaient et que les survivants hallucinés, futurs cadavres et le sachant, tentant seulement de demeurer de ce monde quelques instants de plus — dans quel but ? —, disparaissaient en colonies de zombies derrière les rideaux de suie, puis en ressortaient pantelants, déchargés de leur fardeau pour se précipiter vers de nouvelles putréfactions, encaisser l’inédit, souffrir l’éreintement dans le transport de leurs frères délivrés de cette merde mais si lourds, si lourds, et dont les officiers bottés, en des alignements de bâtons, notaient le nombre grandissant dans des carnets qu’ils remettaient le soir aux archivistes de l’enfer. Des monceaux de cadavres dont se détachaient des pourritures, des bras recroquevillés sur des dégradations, des lambeaux de charogne, d’effroyables audaces ; des femmes écartelées exhibant sans pudeur ce qu’elles dissimulaient hier, le corps d’une reine mère qui agitait sa cellulite sur l’échalas la menant au bûcher, et des mamans livrées par cargaisons entières à l’étal de la mort, et des familles jetées en vrac dans la liquéfaction de tout un bourg, de toute une ville, de tout un peuple… Et encore des grands-mères dont bringuebalaient les têtes, des vieillards déplumés, le corps d’un avorton qu’on poussait de la botte, qu’on retournait de la botte, qu’on balançait en grimaçant sur le brasier où le saisissaient des flammes d’un rouge luciférien, nourries d’une graisse débordant de partout. Au fond de quelle fracture de l’âme une telle entreprise avait-elle vu le jour ? Dieu s’était retiré du monde, nous avait dit Myklos, Satan et ses sergents avaient pris la relève et confrontaient les hommes à la puissance du mal. C’est 71
ainsi que les porteurs, pour ne rien laisser perdre du ruissèlement des graisses, devaient les recueillir jusqu’à la dernière goutte, porter en haut du monticule fumant le contenu d’une gamelle flottant au bout d’un manche, en arroser ce qui se consumait. Les corps devaient brûler intégralement, aucune preuve ne devait subsister d’une quelconque atteinte à la dignité de l’homme, d’un crime quelconque contre l’espèce humaine. Pas de pitié pour les peuples ? Alors pas de pitié pour les nazis, avait martelé Treblinka. Et puisque nous avions choisi de vivre, il nous fallait tuer, tuer ces chiens, en tuer le plus possible. Tuer, tuer, et tuer avec obstination, tuer avec conscience, et demeurer intact. Eh bien pour en exécuter, pour en broyer à la pelle, pour en passer à la casserole, de ces promoteurs de l’abject, nous n’avons pas chômé. Nous allions refermer la fenêtre lorsqu’un adjudant de fosse d’aisance, celui qui venait de balancer dans les flammes le corps de l’avorton, tourna les yeux dans notre direction. Feignant de ne pas saisir la question demeurée en suspens sur son faciès de charognard, je lui adressai un signe de connivence, une appréciation de son Aktion — gut, Kamerad, herrlich, prächtig, yaouhh ! — et je partis d’un tel rire que je le vis, trompé par l’admiration que nous portions à son courage et par les uniformes nous situant à des lieues au-dessus de lui, vulgaire Rottenführer des caniveaux du Reich, se diriger vers nous… — Tu me le laisses, m’intima Mordekhaï. Il fit mine de quitter la fenêtre, revint en se baissant, se redressa sitôt le type à sa portée et le saisit au col, l’envoya s’écraser sur le mur opposé. Tirant le poignard d’une victime précédente, Gunther chose ou son double, c’était du pareil au même, j’intervins à mon tour. Si bien que le personnage de Friedrich Hottenbrütt, pendant que notre associé clouait le bec de dame Höss et de sa peste, ne fut 72
plus qu’un mourant agité de derniers soubresauts, les reliefs de son être tentant de repousser l’instant de se présenter au Seigneur, dont il se souvenait seulement. — Belle pièce ! haleta le cousin. Et de ranger le salopard parmi les refroidis de notre tableau de chasse, alimenté au fil des heures. — Combien, avec cézigue ? — Un, deux, trois, quatre… Je parvins à dix unités alors que lui n’aboutissait qu’à neuf. J’avais donc d’après lui compté deux fois Gunther, le livreur de casse-croûte… Nous allions tout remettre à plat lorsque la porte s’ouvrit sur une blouse, plus exactement sur la blouse d’un médecin dont l’effarement fut tel que nous serions à notre tour passés par pertes et profits si le sauveur d’Hedwig n’avait agrippé à deux mains le pantalon du zèbre et ne l’avait plus lâché, déployant une telle énergie que le malheureux, en quelque sorte pris au dépourvu, finit par choir sur le cadavre tiède. Ce n’est qu’après l’avoir saucissonné des restes de sa blouse qu’il nous sembla le reconnaître : bien que l’échauffourée lui ait ensanglanté le visage, il ressemblait à s’y méprendre au responsable qui avait tenu, lors de notre arrivée, le discours de bienvenue à l’issue duquel, humant la prédation, nous avions joué notre va-tout. Quoi qu’il en fût, à en juger par ses souliers de croco, il s’agissait d’une prise de première. Et en effet, il n’était autre que le fameux docteur Mengele, Josef de son prénom, dont l’Histoire nous apprend qu’il s’est enfui à la fin de la guerre, et que personne n’a plus revu. Mais avant de nous intéresser à cette sommité, voyons le profil de celui qui nous avait sauvés. Un Juif nommé Myklos, un Ashkénaze originaire de Valachie mais naturalisé Croate, et dont on pouvait se demander, tant il en avait vu dans le camp de Treblinka dont il tirait son terrifiant surnom, par quel miracle il avait 73
conservé la raison malgré que son psychisme, comme il en convenait lui-même, lui causât du tracas. Déporté des Monts Métallifères au ghetto de Gottwaldov par un groupe d’oustachis peu enclins au dialogue, puis dirigé vers l’extermination en même temps que sa femme, sa mère, ses frères, deux de ses cousins et quatre de ses filles sur les cinq dont l’avait gratifié le ciel (la cadette, âgée de quelques semaines, avait été balancée à la flotte en raison de ses braillements), il s’était vu incorporé dans un Kommando de brancardiers — en vérité d’infirmiers soulageant les souffrances par empoisonnement, et non par pilules ou sirop. Sous la menace d’une cognée brandie par la boucher de son village, lui-même tenu en joue par un bleubite en stage de formation, il lui fallut au phénol piquer sa femme sous les yeux de leurs filles, puis chacune de ses filles devant les cadavres de leur mère et de leurs sœurs. Puis ses frères devant les dépouilles de leur belle-sœur et de leurs nièces, puis pareillement ses cousins et sa mère, suivis du boucher lui-même, après que le stagiaire lui avait ordonné de reposer sa hache. Lorsque ne restèrent plus que le bidasse et lui-même, ce dernier lui ordonna de remplir de nouveau sa seringue et d’officier sur soi. À cette fin, pour qu’il pût se piquer sans risquer de se louper, qu’il pût apprécier de visu l’anéantissement de sa propre personne, on avait fixé un miroir à hauteur adéquate… Et il y est allé, Myklos, sans hésiter ni protester. Mais ce que nul n’aurait soupçonné, c’est que cet homme de l’art, autrefois médecin chef du centre hospitalier de Tîrgu-Pitesti, sur des hauteurs ravitaillées par les corbeaux, donc démuni de matériel, par conséquent champion de l’improvisation, avait plus d’un tour dans son sac, plus d’une seringue dans sa manche. Lorsqu’il eut achevé ce que son bourreau croyait qu’il venait d’accomplir (en guise de liquide létal il s’était injecté de l’eau-de-vie) il attendit que ce dernier, 74
avant d’aller claquer des bottes devant ses supérieurs — Juden kaputt, alles Juden kaputt Heil Hitler ! —, se penchât sur sa pomme. Le bidasse n’eut pas le loisir d’annoncer la nouvelle, ni de jouer les héros. Piqué au vif, il émit un ach que suivit un och, mouilla son pantalon, vida ses intestins dans son caleçon de service, qui à son tour se déversa dans son pantalon et de là dans ses bottes, laissant de son passage icibas un avant-goût du fumet qui allait imprégner l’Allemagne durant des décennies. Mais la saga tréblinkenne n’en était pas achevée pour autant. Provisoirement hors de danger, encore que sérieusement alcoolisé, notre héros emplit une dernière seringue avec la furieuse intention d’en honorer l’Ukrainien de la grille, cerbère qui ne comprit que couic à ce qui lui arrivait lorsque cela survint. Parti au fossé, il abandonna sans broncher ses Reichmarks et Ausweis, ses bottes, sa culotte et son schnaps. Vêtu à la Waffen S.S., fondu dans le paysage, Myklos ouvrit alors la grille, jeta un coup d’œil alentour et fila. Quelques minutes plus tard, enrichi d’une moto à laquelle s’attachait un side-car chargé de munitions, et contrebalançant de sa tétanie les forces centrifuges qui l’auraient envoyé à Dache, il filait comme le vent sur une route sinueuse, direction la forêt qui se profilait au loin et que devait contrôler la résistance bosniaque. Que tenait en réalité une arrière-garde des Einsatzgruppen, techniciens de surface chargés du nettoyage ethnique après le passage de la Wehrmacht — chargés surtout de l’approvisionnement en combustible humain des camps de Sobibor, Chelmno, Belzec, Majdanek, Treblinka, Auschwitz et quelques autres. Il fut interpellé alors qu’il sortait de l’étang où il venait de se rincer, et l’appétit des soudards à la vue de sa nudité le sauva du poteau. Livré aux plaisanteries d’une racaille avinée, il eut trois orteils calcinés sur un pot d’échappement, deux doigts écrabouillés par une portière, le crâne cabossé à 75
la manivelle, et l’on ne peut que trembler à la pensée de ses bijoux de famille livrés à la délicatesse des fauves. Mais jamais Treblinka ne souffla mot de cela, et force nous fut de respecter sa pudeur. D’autant qu’il devint sans tarder, en plus de notre agent de liaison avec le peuple des Häftlings, un ami des plus chers. Saluons ici Myklos Israël Grizzli, dit Treblinka, père nourricier de centaines, peut-être de milliers de détenus et, parallèlement, en tant que responsable des embarras gastriques des gardiens de miradors et autres fervents du bonneteau hitlérien, père Fouettard des S.S ; en un mot bienfaiteur, de la disparition de Mengele à la Libération qui ne tarderait plus, d’une foule d’affamés. Il faut vous dire que l’Armée rouge, dont nous parvenait le grondement, venait de franchir la frontière et poussait devant elle un troupeau de civils en haillons et de gradés en loques. Maintenant venons-en à Mengele Médecin comme Treblinka, mais de loin plus élégant que lui, plus raffiné et plus lettré car fils de bonne famille. En tout cas mieux vêtu, répandant à la ronde le parfum délicieux de la largesse d’esprit, mais ô combien petit, ô combien méprisable dès qu’on y regardait de près. Eh bien ce célèbre Don Juan, cet incomparable bellâtre des chambres de torture, ce dandy de bûcher, ce séducteur des tables de vivisection que tous les spécialistes de la CIA, du KGB, du SDECE et du Mossad n’ont cessé de traquer depuis les ruines aztèques jusqu’au delta du Nil, aux sources du Zambèze en passant par les bars à hôtesses de Copacabana, les haciendas précolombiennes et les plantations de coke, sans envisager un instant qu’ils poursuivaient une ombre, eh bien le docteur Mengele devait en rigoler… En rigoler au fond de son cercueil — enfin façon de parler puisque nulle tombe n’accueillit ses ossements, aucune urne ses cendres. Passée au four après que mitrons et marmiton s’étaient repus de ses meilleurs morceaux, sa carcasse en 76
effet, ainsi que ses viscères, avaient rejoint les cendres dont je vous parlerai sous peu. La fin de ce beau ténébreux, alors qu’affinait ses méthodes le Tribunal des Peuples, prolongement de la défunte Société des Nations, fut un chef-d’œuvre du dent pour dent, de l’œil pour œil et de la mise au pilon. Même en se bouchant les oreilles, même en refoulant les halètements de la vengeance mêlés aux râles du supplicié, et même en ignorant les gémissements dudit, et même en se pinçant le nez au fumet de ses tripes, eh bien pour peu qu’on se repassât la succession des sévices qui menèrent cet immense praticien au crématoire numéro IV, nous aurions presque honte d’avoir pris du plaisir à un massacre à ce point raffiné. Ahurissant ! Et consternant que nous ayons été, nous deux Mordekhaï, les seuls à nous précipiter, par les failles du nazisme, dans une résistance qui permettrait aux Juifs, ainsi qu’à leurs cousins tziganes et aux homosexuels, aux communistes et aux Bibelforschers, obstinés témoins de Jéhovah, de sauver leur honneur en cassant du nazi, en écrabouillant du S.S., en offrant aux Führers de boucheries, à petites doses de manière qu’ils comprissent et en eussent bénéfice, le fameux Zyklon B. Au fond, que nous importe que le monde ait ignoré notre manière d’abattre, au nom des nations qui commençaient à redresser la tête, la hache de la justice. Il est des vérités qui n’ont besoin d’aucun flonflon pour éclairer les jeunes, les convaincre de lutter pour un monde moins cruel. C’est pourquoi les législations modernes, promues à grand renfort de mensonge, s’avérèrent impuissantes à châtier ainsi qu’ils l’auraient mérité les héritiers du nazisme et de la pollution mentale. Cette méconnaissance, de la part du législateur, de la vertu du coup de lame dans la couenne sitôt qu’étaient niées les règles de la courtoisie, nous permit en tout cas de ne pas 77
devoir nous justifier. Dans la terrifiante élimination du bourreau, qui aurait en effet perçu, depuis les hauteurs du Pouvoir, le plaisir éprouvé à laisser s’exprimer son désir de vengeance ? Et quel juge aurait-il accepté d’être dépossédé de la comparution devant ses tribunaux des délinquants que lui offrait la barbarie d’État ? Coupables, les nazis l’étaient tous, et nul besoin de correctionnelle pour en juger, non plus que de cours d’assises. Une sentence globale, prononcée une fois pour toutes lors d’un premier procès, suffisait à les condamner. Coupables, et sans recours possible, ainsi apparurent-ils aux yeux de l’humanité dès l’ouverture des camps, la découverte des charniers, l’examen des convois abandonnés en rase campagne avec leurs porte verrouillées et leurs passagers morts de faim. Pour nous cependant, ils le furent bien avant le premier mirador. Ils le devinrent dès qu’il fallut se hisser, sous les coups de matraques, dans les wagons d’un voyage dont nul ne revenait. Cela parce qu’un frustré, plutôt que de s’en prendre aux véritables causes de la stagnation de son pays, avait désigné le Tzigane et le Juif à la vindicte de sauvages maintenus en l’état pour la simple raison qu’ils ne reculaient devant aucune besogne. Le procès de Nuremberg ? Une fumisterie, et les accusateurs des bouffons. De même les magistrats assermentés, dont certains jugèrent que l’obéissance permettait le pardon, et qui détournèrent du gibet, comme il en serait plus tard chez les Khmers rouges et dans certains pays d’Afrique, de pleines cargaisons de scélérats. Mais qu’avait-on besoin de défendre cette lie ? Qu’avaiton besoin de tenter de la comprendre si ce n’est pour l’absoudre, partant pour s’absoudre soi-même de ses exactions passées et à venir ? Et qu’avait-on besoin de réunir des tribunaux alors que l’humanité, déclarant cette engeance imbuvable, lui accordait d’autant moins sa pitié qu’elle n’en demandait pas, n’implorait nul pardon ni ne cherchait à nier 78
ses crimes, se contentant d’en accuser les morts… Ses morts à elle bien entendu, tels le Führer, le Reichsführer et le Reichsmarschall, suicidés au moment opportun, avant de présenter le bilan… Alors, pour que ce genre d’individu prît la mesure de ses crimes, nul besoin d’effets de manches : il suffisait de lui arracher bretelles et ceinturons, de lui lire la sentence et de l’exécuter. Imaginez l’un des plus fiers gredins de la bande, le général Keitel, arborant face aux peuples sa panoplie d’aristocrate… Ce hobereau occupe au sein de la Wehrmacht une position à ce point remarquable qu’il ne saurait saluer les moucherons que nous sommes, ce qui l’autorise, s’imaginet-il, à ne pas prêter attention à qui l’accuse d’avoir encouragé les tueurs… Eh bien ôtez-lui ses médailles, rasez-le au coupe-chou, contraignez-le à se mettre en pantoufles, et vous verrez ce que devient sa morgue, et combien il hésite, alors qu’il s’accroche d’une main à la barre, de l’autre à son falzar, à sortir ses salades. En chaussons, les nazis ! En charentaises et sans bretelles, sans ceinture ni croix de feu, ni croix de fer. Qu’ils prennent la mesure de la prison mentale où les a confinés leur propagande, qu’ils apprécient le grotesque de leurs uniformes, le côté ridicule de leurs bottes, le côté falsifié d’une Schutzstaffel qui n’exista que par l’emprisonnement de ses mollets, ce blocage engendrant la pétrification mentale, pétrification traduite à son tour en pas de l’oie, savates valsant alors à chaque lancer de guibole. Mais la Vengeance n’en est pas terminée pour autant : alignés à présent devant les fosses qu’ont creusées ceux-là mêmes qui les comblent, les voici extrayant à mains nues, sous les yeux de leur parenté, les millions de maris et de femmes, de frères et de sœurs, de fils et de fiancées qui s’y liquéfient en silence. Et d’entreprendre des toilettes mortuaires devant leurs parents effarés, devant leurs mômes se bouchant les narines, devant leurs épouses n’en demandant pas tant… Et de laver les 79
corps, de les vêtir avec respect, de les accompagner à leur dernière demeure et de s’y recueillir, puis d’aller retrouver leur caserne, d’y recevoir la volée méritée. Imaginez Heinz Barth de retour à Oradour après qu’on l’a chopé — ein, zwei, Barth ! et paf, première torgnole —, Oberoffizier de la division der Führer, mein Kampf ou Totenkopf mais qu’importe, on n’en trouve pas de meilleure (deuxième torgnole), au centre du village où se sont illustrées ses hommes. Voyez-le face aux centaines de femmes et d’enfants entassés dans l’église, mitraillés et achevés au lance-flammes pour se prouver qu’on est un homme, un vrai, Heil Hitler !… et glissez-vous dans son cerveau, et sentez les regards braqués sur votre insignifiance, sur votre nullité… Considérez alors le jerrican que vous allez devoir soulever et vous vider dessus, et voyez l’allumette que vous allez gratter, sentez les flammes dans le jaillissement desquelles, à défaut du pardon de vos semblables, vous espérez encore trouver l’absolution de Dieu… Hélas, aucune démocratie n’osa, et s’égaillèrent les Barbie et Eichmann tandis que les Papon s’installaient dans les fauteuils républicains. En vérité, nos démocraties se sont interdit le nettoyage de printemps. Méditaient-elles la Corée, l’Indochine, l’Algérie, le Rwanda et j’en passe, tous pays à l’écart des visites, tous pays permettant de se défouler sur le niak, le bougnoule, la bique et le black, racaille éprise d’une justice qu’on ne sait accorder qu’aux ministres, aux chevaliers de l’industrie, aux barons de la finance… Aucune audace, aucun honneur chez les nations dont nulle n’a levé le petit doigt pour nous venir en aide. Qui ne nous ont pas aidés non plus à châtier nos bourreaux, préférant les planquer pour les utiliser comme conseillers techniques, comme organisateurs de nouvelles exactions du côté des rizières, des oueds, des forêts tropicales. Citoyens bâtisseurs d’une nation nouvelle, nous seuls avons eu le 80
culot d’arracher un Eichmann à la sinécure que lui avaient offerte ses vainqueurs, de le traîner pieds et poings liés jusqu’à Jérusalem, d’y rétablir la peine de mort pour enfin, face au monde, le pendre sur la place publique. Nous seuls avons reconquis la dignité qu’on nous avait déniée, nous seuls avons usé, devant l’énormité du crime, devant l’absence de repentir, du droit de légitime vengeance. Oui, seule réponse aux exactions de cette vermine, LA VENGEANCE ! Si vous saviez combien nous avons jubilé de voir quelques-uns de ces pourceaux, convaincus de la supériorité de leur espèce, rôtir sur les bûchers allumés pour nous autres. Et combien nous avons sauté de joie, à peine Hitler au trou, lorsque les tribus d’Israël entreprirent de tailler des croupières aux Anglais, de reconquérir la terre d’Abraham, de semer dans les basses-cours palestiniennes, en réponse à l’impudence d’un Mufti, le la d’une cacophonie dont nous ne cessons de nous réjouir. Mais laissons les Arabes à leurs imprécations, à leurs jets de pierres, à leur foutoir islamocoranique, laissons-les fulminer devant les puits de pétrole gérés par l’oncle Sam. Ils ont perdu la direction de La Mecque, la boussole et le bon sens, et ce ne sont ni leurs princes boursoufflés, ni leurs souverains enturbannés, ni les descendants de leur prophète, non plus que leur mollah fuyant en pétrolette dans la poussière afghane, qui nous feront trembler. À l’époque des nazis, la haute époque de la Buna, nous avons survécu au pire cauchemar qui soit, plus rien ne nous fera trembler. Et nous voici, pour une libération qui va chasser de nos esprits les dernières traces de peur, de retour à Auschwitz, plus précisément dans le local où nous avons passé la nuit sans qu’on le soupçonnât. Venait de nous y retrouver un membre prestigieux de la médecine nationale-socialiste — j’ai cité Josef Mengele, Obersturmbannführer S.S. et je ne sais quoi encore, mais rien que du ronflant, du pompeux. En 81
tout cas peu enclin à se battre, donc réfugié au chaud, précisément à proximité des fours, où il pouvait à loisir mener des expériences le grandissant aux yeux de ses supérieurs, le hissant au pinacle et lui apportant, en plus d’une chaire en Faculté, un magot d’or dentaire. Le scélérat disposait en effet, dans le sous-sol du crématoire numéro IV, d’esclaves non seulement orpailleurs mais également fouilleurs des intestins où le Juif, de notoriété publique, enfouissait son magot entre carpes farcies et pelletées de caviar. À part cela le cheveu noir d’un romano, le teint mat d’un pêcheur sicilien, la prunelle sombre et le geste délicat, ainsi qu’il sied à un rejeton d’Aryenne culbutée par un Turc. Mengele, donc, étron dans un écrin de gloire. Je ne suis guère porté sur le pardon, vous l’aurez constaté, aussi permettez-moi d’en rajouter… Au plus profond de son Bunker un Führer hors de lui, plus que jamais en rogne depuis la retraite de Russie et le débarquement américain… À sa droite son Heinrich adoré, le postérieur tendu… À sa gauche cette grosse vache de Göring à deux doigts d’éclater sous la masse de volailles qu’il vient d’ingurgiter, et dont la rougeur, due à l’encombrement de ses boyaux, laisse présumer un vent à décoiffer Goebbels, lequel s’occupe à chercher sous la cendre l’inspiration de son prochain discours… « Germains, Germaines, clamera ce tribun quelques instants plus tard devant une foule pendue à ses mensonges, nous voici à présent confrontés à la ruée des Bolchevicks, à la déferlante judéo-bolchevique venue souiller les côtes d’une Normandie devenue nôtre grâce au génie de notre capitaine, à sa vision du monde, à la portée de ses canons, à la précision de ses tirs… » Applaudissements, et le dramaturge de poursuivre : « Serons-nous confrontés demain aux jacqueries des Normands et aux caprices des Huns ? Devrons-nous fuir les youpins sortis par légions des terriers où ils enfouissent l’or 82
qu’ils nous ont dérobé alors que nous les nourrissons, que nous les supportons, que nous nous prosternons devant eux ? Eh bien je vous demande au nom de notre Führer : laisserons-nous cette sous-espèce et ses semblables déshonorer nos mères et abuser nos filles, envahir nos sillons, égorger nos compagnes ? » Laisserons-nous le marxiste juif, le youpin léniniste et le Gitan freudien chasser nos femmes de leurs fourneaux et de leurs tables à langer ? Laisserons-nous ces punaises nous éjecter du berceau de notre race, nous bannir de la terre où reposent nos ancêtres ? » Le voudrez-vous, Germains issus de Germaines ? Le voudrez-vous, héros pétris du bronze dans lequel notre peuple a façonné ses glaives, mis au point ses V1, ses V2 et bientôt ses V6, ses V12 ? Alors aux armes, géniteurs de l’Allemagne éternelle. Notre Führer repousse toute idée de défaite, l’humiliation de Verdun ne pourra se reproduire. Aussi le répéterai-je une fois de plus : ein Land, ein Volk, ein Führer ! Et pour que se gravent ces slogans, pour que nul ne remette en question notre philosophie, clamons-le d’une seule voix : mort aux Juifs, mort aux Bibelforschers, mort aux romanichels ! » Juden et Zigeuners nous envient-ils nos soldats, nos ingénieurs, nos médecins, nos savants, notre armée. Jalousent-ils notre race, la puissance de nos combattants, la blondeur de nos filles, la soumission de nos femmes. S’avisent-ils aujourd’hui de conspirer ? Eh bien agissons, sortons notre Zyklon. » Qui d’autres que le Zigeuner et le Juif, depuis leurs retranchements d’Auschwitz, de Belzec, de Treblinka, de Majdanek et autres nécropoles, répandent sur notre Allemagne une puanteur à faire douter de notre humanité ? Qui d’autre que le Youtre, le Rom et le Témoin de Jehova peuvent mieux nous éclairer sur l’infériorité de races dont l’étroitesse de vue nous montre combien nous sommes 83
sains, combien nous sommes forts, à quel point nous entraînent vers les hauteurs de la raison les visions de notre Prophète, de notre Guide, de cet immense Führer qui nous montre la Voie ?… Heil Hitler ! » — Et Heil à toi, Mengele, qui profitait de la propension du Juif à la songerie pour tirer de ta trousse une seringue de cyanure !… Voulais-tu la planter dans la couenne de Myklos, ton esclave d’élection ? Dans la celle de Mordekhaï, à moins que ce ne soit dans la mienne ? Eh bien regarde, ô stratège : par une grâce incomparable, mon coup de latte au propagandiste se transforme en coup de botte que tu prends sous le menton, alors crache tes canines, éponge la sauce qui te ruisselle du pif et livre-nous tes gémissements, tes cris d’orfraie devant ce que nous préparons pour toi… Et le voici qui pâlit, le voici qui s’affaisse mais nous le réanimons car il serait dommage de n’avoir que sa peau, son génie destructeur ayant trouvé le chemin de l’enfer — enfer numéro IV, celui qui accueille les mortels par wagons, les expédie dans l’au-delà sans que personne s’en doute… Et le voici qui exhibe la misère du seul œil qui lui reste, l’autre se balançant à l’extrémité de son nerf après qu’une fourchette l’a tiré de son orbite. — Maintenant, Josef… Et Mordekhaï comme fou, et Treblinka de remettre le couvert, de brandir un hachoir sous le nez du gredin dont nous venions de visiter les soutes. — Un deuxième œil, tu veux, de la part de jumeaux ?… Maintenant, amis qui ignorez les soins que réservaient à vos parents les praticiens du Reich, tâtons de philosophie. Il me semble en effet percevoir, monté de vos profondeurs, un rien de désaccord quant au traitement réservé à Josef Mengele, ex-médecin d’une division blindée au sein de laquelle il déploya un tel talent qu’on le transféra à Auschwitz pour y combattre le typhus. Quatorze mille décès à l’issue de sa 84
première intervention, et les poux rescapés s’en allant se reproduire sur les nouveaux venus, épouillés à leur tour… Et vous souhaiteriez qu’un salopard de son espèce soit traité en respect de je ne sais quels principes. Vous brandissez une loi interdisant de l’accabler, vous rejetez toute idée de vengeance au nom de la dignité et, qui plus est, afin d’en rajouter un couche, vous en appelez aux droits de l’Homme ?… Eh bien parlons des droits de Josef Mengele. Le présumé coupable — présumé innocent, d’accord, mais n’allons pas nous battre pour si peu— offre un aspect qui pousse à l’indulgence. De surcroît, comme constaté dans le discours qu’il prononça lors de notre arrivée, il n’a ni la lourdeur de l’assassin de base, ni l’arrogance du S.S. des sommets. Instruit, cultivé, doté d’une élégance qui l’intègre au décor, il ne détonnerait en rien dans les salons littéraires d’un Göring, ni dans les cercles goebbelsien de la fraternité… On devrait donc, selon les règles en vigueur dans un État de droit, le bien traiter et non sévir à son encontre avant d’avoir la preuve qu’il n’a été pour rien dans l’énucléation de couples de jumeaux, qu’il n’a fait qu’obéir, et que si ce n’avait été lui qui eût à prélever des yeux c’en eût été un autre… Que ce ne serait donc pas Josef Mengele, serviteur de l’omnipotence, qu’il s’agirait de châtier, mais bien l’omnipotence. Je vous entends, frères et sœurs, et j’apprécie la finesse de votre raisonnement, votre respect de l’être humain. Pour nous hélas, qui revenions d’une visite accélérée du labo de l’accusé, difficile d’oublier les alignements de globes oculaires flottant dans le formol, les séries d’étiquettes précisant l’âge, le sexe et l’origine de chacun des "donneurs". En sus, comme si cela ne suffisait pas, sur un bureau traînaient des seringues, et sous ce même bureau les corps de deux jumeaux énucléés à vif — à vif, vous entendez, avant que la mort n’ait pu voiler l’iris ! 85
Le bruit qui nous avait intrigués à notre réveil provenait bien d’une chute, de la chute d’un enfant après qu’on lui avait dérobé ses yeux. Après que l’infirmier Klehr, le regardant sans le voir puisqu’il n’était qu’une chose, l’avait euthanasié par injection de phénol. Lequel infirmier Klehr, aux ordres d’un escroc que le dégoût d’autrui poussait à s’en remettre à ses sous-fifres, s’était vanté d’avoir éliminé de la sorte des centaines de marmots. Alors les droits de tels cafards, le droit de Mengele à un jugement qui ne fût pas pipé, on s’en battait le coquillard… Les nazis de sa trempe, nous les condamnions d’entrée de jeu. Ils n’avaient qu’à planter leur scalpel dans un fruit plutôt que dans l’œil de leurs semblables Et pas question de modifier notre manière de voir. Si la peste nazie revenait, nous la liquiderions avec cette même conscience, ce même amour de la besogne bien faite. À une époque où la justice se déballonne devant le crime, où la morale s’incline devant le mensonge, et quand bien même le présumé serait-il pris la main dans le sac, il n’est question que d’innocence et de droits de l’accusé. Il faut ainsi que soient traités avec égards les Pinochet et les Pol Pot, tous criminels dressés au-dessus des lois. Nous faut-il oublier qu’ils se sont comportés envers nous comme nul chien ne le ferait à l’égard d’un bâtard, et par là accepter, après qu’on les a libérés pour cause de défaillance de la vessie, qu’ils nous adressent un bras d’honneur devant les caméras ? Hors de question ! Mordekhaï et moi-même aurions apprécié qu’un Eichmann, tiré de l’aquarium le protégeant des crachats de l’assistance, fût roué de coups après chaque témoignage. Que le monde entier pût apprécier le résultat des gnons sur ses paupières bleuies, puis sur ses dents manquantes, comme il en fut pour les bénéficiaires de ses services ; que chacun suivît dans son regard le reflux de la vie, comme il advint de Mengele dans le décor de sang, de merde et de férocité qui fut celui des blocs que 86
remplissait ce même Eichmann, et que vidaient au fur et à mesure les personnages comme lui. À présent qu’il se trouve à la barre du tribunal de la Vengeance, voyons ce même Eichmann devant le Président, portons sur l’énoncé de ses crimes une oreille attentive. « Le 12 avril 1944, de Budapest où vous séjourniez, en pleine possession de vos facultés, donc responsable de vos actes, vous ordonniez la déportation vers Auschwitz des huit-cent-mille hommes, femmes et enfants des ghettos de Hongrie, tout en sachant ce qui les attendait… Trésorier hors pair, conservateur des rapines d’un Führer dont vous désapprouviez paraît-il les méthodes, vous poussiez le zèle jusqu’à décider que les frais de transport, le coût du voyage en wagons à bestiaux, en wagons à charbon et wagons à gravats serait à la charge des familles — et passez la monnaie ! Et le meilleur est que cette manière de rassurer les victimes mérite selon vous d’être versée au dossier circonstances atténuantes !… » Huit cent mille personnes, cher présumé, tirées sans sommation de leurs logis, et dans cette foule un tiers de moins de quinze ans, soit deux cent soixante mille marmots privés sans raison de cahiers, de pain, de confiture, d’attentions et de caresses… Mais nom d’un chien, comprenezvous ce que représentent cent trente-cinq mille bambins et autant de petites filles ? Alors dites-moi, présumé innocent, combien de salles de classe, combien d’écoles, combien de tableaux noirs aviez-vous prévu à Auschwitz pour un tel arrivage d’écoliers ? » Comment, vous aviez oublié ? Comme vous aviez oublié le verre de grenadine et la bouteille de lait ? » Là, coup de férule et voici le sang qui gicle, l’accusé qui grimace, l’assistance qui jubile… À la déposition suivante, après un panoramique sur trois cents mères assistant, dans un état que vous imaginez, au chargement de leur progéniture dans les camions de la mort, 87
le craquement d’une phalange déboîtée, la désincarnation d’un ongle et enfin, en conclusion de sa première comparution, l’irresponsable passé à la tondeuse, le candide malmené, l’angélique retourné, déculotté, sodomisé par les homos essistant à la fête… Dans l’assistance en effet, n’en perdant pas une miette, des brochettes de nazis à la retraite, de pro-nazis défoncés à la bière, de néo-nazis affublées de santiags et de chaînes de vélo, tous ricanant en se tâtant le dard — ainsi se comportent les rois de la castagne sitôt qu’ils se retrouvent entre eux. Sortis des chiottes pour assister, imbibés jusqu’à l’os, à la présentation des coups qu’eux-mêmes distribueront lors d’une prochaine virée, ils mesurent les souffrances, s’approprient les douleurs, en tirent un bénéfice qui se traduit par un palpé du membre. S’effarant en même temps, au niveau d’une conscience atteinte au cours des ratonnades, des conséquences de leurs actes, ils puisent dans le martyre de leurs semblables, en plus de l’adrénaline dont vont se gonfler leurs pectoraux, une joie d’Hercule de foire. S’en flattant le chibre et l’érigeant, telle la lance teutonique, vers le pétard du compagnon qui les précède, du percheron qui devant eux, au rythme de pensées menant à la curée, lève alternativement les bras, recht, links, contracte pectoraux et fesses, Sieg Heil, Sieg Heil, ils honorent d’une torgnole le spectateur qui ne leur sourit pas. Alors les droits de l’Homme pour ce genre d’étalons, laissez-moi me marrer ! Qui dit droits sous-entend devoirs. Or, de quelle manière ont-il accompli leur devoir, nos Eichmann, nos Papon ? En alignant des croix en face de patronymes dont ils comptaient ne rien savoir, en feignant d’ignorer que sous chaque patronyme se dissimulait un père, une mère, un enfant, en un mot un semblable sur lequel ils crachaient. Yehudi Benuhin, convoi de 23 h… et splatch ! une glaire. Wiesenberg, Wiesenstahl… et splatch ! deux de plus. Amanda Martinez, Madonna del Rio et Petula del Sol… 88
trois glaviots dans la tronche et bella la vita, ciao les poulettes, bella ciao ciao ciao !… Dix croix, cent croix, les crachats à la louche, Maréchal nous voilà — signé M. P., représentant la haute fonction publique… Et le secrétaire général de sécher l’encre fraîche en songeant qu’il dormira sans doute mal, mais toujours mieux, hé hé, que dans un convoi en route pour la Pologne. Et le potentat de donner son accord pour la déportation d’une ville, le responsable du transport de raccrocher son téléphone, d’apposer son paraphe au bas de son listing… — Fertig, mein Führer ! — Affaire classée, mon Maréchal. Mais le Maréchal a rendu l’âme et le Führer paraît-il, au lendemain de son anniversaire, a gobé du cyanure. Après en avoir écopé pour son grade, avoir vu revenir sur brancards ceux qu’il s’était promis de mener à la gloire, il a choisi pour mausolée un cercle de vieux pneus. Et voici Mengele placé devant ses juges. Confronté à des yeux le fixant de l’intérieur d’un bocal, il implore la pitié, pitié pour un pauvre docteur, c’est la faute à Himmler… — Et ces prunelles, mon chéri, elles sont la faute à qui ? Et ces deux-là, sont-elles d’une petite fille ou d’un garçon ? — Et cet iris, tu reconnais ? Mais Mengele ne reconnaissait rien, Mengele ne savait rien, Mengele n’avait jamais opéré par lui-même. Désarçonné, privé de la béquille de sa bonne foi, le voici qui se mettait à chougner tandis que nous nous amusions, nous autres, à lui rafraîchir la mémoire !… Un coup de scalpel à droite, un autre à gauche et hop, s’obscurcissait l’œil droit, se prolongeait le sourire jusqu’aux oreilles tandis que sous sa langue apparaissait une couronne d’au moins dix-huit carats, puis que se poursuivait la vengeance par le saccage des doigts. Mais voici que le drôle menaçait de nous quitter, alors dernier coup de rasoir. 89
Plus jamais ne se plaindra, le bel otorhino. Pourra même s’en aller, partir pour le charnier où le guettent les enfants sélectionnés par lui, gazés par ses confrères, réduits en cendres par la machine à délivrer le Germain de ses Juifs — étouffons-les, calcinons-les, réduisons-les à rien dans le respect d’ordres non pas beuglés, mais glissés à l’oreille par le gouvernement d’un seul… Et nous de nous pencher sur lui, de nous saisir de la charpie d’un doigt, de la poisse d’un boyau et de lui dire au revoir, au revoir notre Papa, comme au départ des convois, après qu’avaient claqué les portes, l’auraient fait les enfants en direction des leurs, s’il en était resté. Et de le voir tourner de l’œil, de le regarder se dissoudre et partir en quenouille… C’en était trop cette fois, la canaille s’étala, les mandibules en vrac. Ne nous restait qu’à le tirer par un pied, à écouter son crâne cogner sur le béton. Quelques minutes plus tard, devant les esclaves hébétés du crématoire numéro IV, après la conférence qui les mit au parfum, le docteur Mengele terminait sa carrière. Les valves de travers et les cardans en vrac, il gagnait sur chariot le creuset qui déjà le calcinait. Avait-il une épouse, des enfants ? À nous de vérifier, de nous assurer de sa famille avant qu’elle n’ameutât les siens et que la Gestapo, soutenue par les Panzers de la Wehrmacht, les Stukas de Göring et savoir quoi encore, se résolût à nous choper.
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Succédant aux fatigues du voyage, nos exactions nous avaient menés au bord de la surchauffe. Et voici que 147 234, l’un des plus ahuris des ectoplasmes chargés d’enfournement, mais aussi le plus vicelards, se prenait à douter de notre appartenance à la juiverie. Et Treblinka eut beau lui expliquer que nos uniformes étaient un subterfuge, nous ne pûmes faire autrement que baisser nos bénards, exhiber nos radis. À la vue de nos dardillons, dont la prostration traduisait les épreuves endurées, et dont le décolleté ne laissait aucun doute sur l’origine de nos personnes, 147 émit un grognement que couronna peu après, au-delà de la déglingue de ses dents, un sourire de Joconde. Extirpant alors des rayures de ses hardes un membre dont l’aspect le plaçait sur pied d’égalité avec ce que nous offrions, il se tourna vers ses collègues, leur montra son outil. Et tous de l’imiter, si bien que nous nous retrouvâmes, dans la minute suivante, une vingtaine de branleurs à nous prévaloir d’asticots dont certains tentaient de s’ériger. Merveille de la nature, puissance irrépressible de la vie ! En moins de temps qu’il ne faut aux nazis pour défoncer un lieu de culte, par on ne sait quelle alchimie réveillant nos synapses et nous ouvrant à la volonté divine, nos attributs relevaient le menton, nos dards tournaient leur calvitie vers les portes des fours dans la chaleur desquels s’esquissaient 91
des langueurs, des promesses, des cachoteries de filles. Des pognes noires soutenaient, titillaient et maniaient, érigeaient peu à peu, si bien que s’annonçait la conclusion lorsque deux S.S., de véritables ceux-là, encore que de basse extraction si l’on s’en réfère à la suite, se profilèrent entre deux stères de Stücks. On aurait pu s’attendre à de sérieux coups de gueule mais l’alchimie virile, tant mystérieuse que communicative, poursuivit son action. Abusés par nos uniformes et reniflant en notre débraillé la promesse d’une partouze, les joyeux drilles abandonnèrent leurs armes, dégrafèrent leurs ceintures et se déboutonnèrent, laissant choir sur leurs bottes leurs futals vert-de-gris, pareillement couronnés de caleçons d’une blancheur éclatante. Parurent ainsi deux postérieurs de princes, si gracieusement rebondis que nombre de Leichensträgers, ne pouvant s’interdire de toucher, y portèrent leurs mains moites. Sous le coup de l’émotion, nos pendards s’empoignèrent et se mirent à l’ouvrage, entreprirent de nous rejoindre, adoptèrent notre rythme et parcoururent bientôt, de concert avec nous, en un trot des plus amples et dans une convivialité de bon ton, des alignements de jeunes filles ou de pétasses, c’était selon, dont la virtualité palpable les consolait de tout. Si certains d’entre nous, les plus rapides à la détente, donc les plus proches de la ligne d’arrivée en matière de largage de sauce, se détournèrent pour cracher leur purée (du moins le peu que permettait une alimentation avare en nutriments, encore que pantagruélique en comparaison de l’ordinaire des détenus), la grande majorité fit cercle autour des deux bestiaux qui se débattaient dans l’incendie de leurs sens, projetaient leur bas-ventre en avant tandis que se nouaient les muscles de leur cou, que se dilataient leurs naseaux à la vision de nichons et de chattes, salopes écartelées pour qu’on les enfilât, les défonçât à s’en péter le chibre — si bien que ce n’était plus la langue qu’on leur 92
vrillait dans les muqueuses, aux chéries, mais un nouvel organe, un pieu qui échappait aux prises et dérapait, pénétrait le fion pour aussitôt revenir à la craquette pendant qu’on pétrissait les miches, qu’on léchait les boutons, la déraison s’aventurant vers l’arrière-train de 133 — oh ce petit cul vous tricotant l’amour, ah ces cochons de Youtres qui vous ouvraient la route, ah bordel de bordel ma Bertha, putain la chienne qui vous glisse dans l’oignon la virole d’un index, qui torchonne de la langue la moule de sa frangine pendant que celle-ci pompe le manche de mon frère, de mon pote, mein Friedrich, mein lieblich, ah là là… On a pensé les interrompre là, nos soudards transmutés en taureaux, le plaisir stoppé net d’un coup sur la cafetière. Mais lorsque nous avons vu 121 et 234 leur enfoncer dans le rectum l’extrémité huilée d’une gaffe, mener à incandescence deux oignons dilatés, puis remplacer ces godes par les canons de deux fusils d’assaut, nous avons renoncé à frustrer nos bourrins. Leur passant la main dans la tignasse et les ébouriffant, leur saisissant les prunes tout en regardant 323 (seul rescapé d’un récent nettoyage par le vide) leur lubrifier le pétard à la graisse de rabbin, nous avons au contraire accompagné de nos encouragements l’épanouissement de leur chair. À propos de « nettoyage par le vide », et rapidement, pour ne frustrer personne quant à la conclusion de la séance, c’est à Auschwitz l’espace (après la nourriture s’entend) qui faisait le plus défaut. Mais la nourriture, comme vous le découvrirez sous peu, cessera bientôt de nous poser problème. Elle deviendra même à ce point abondante que nous pourrons en inonder le marché, accumuler du cash, acquérir du pouvoir, négocier les services d’une garnison vénale. Et dieu sait si le nazi, une fois le boulot terminé, pouvait se montrer sensible aux biffetons d’où qu’ils vinssent. Pour l’espace hélas, étant donné l’exiguïté du lieu et sa population de cent mille unités, toute extension aurait imposé 93
des décisions drastiques. Le moindre agrandissement ne pourrait en effet survenir qu’après de larges ponctions dans les arrières du front, le transfert au KL, par exemple, des S.S. en surplus (à condition qu’ils fussent encore valides, ce qui n’était pas gagné vu la férocité des Slaves). Mais une telle décision, suite à la mise en charpie des divisions Mein Führer, Charlemagne et Viking, à l’immobilisation de leurs Panzers sous des tonnes de parpaings redescendues en cave, ainsi qu’au passage à la moulinette d’une valetaille qui défendrait jusqu’à la mort les acquis de ses maîtres, ne pourrait survenir qu’au terme d’un bon coup porté aux ennemis du Reich, doublé d’une entente absolue entre capitalistes et marxistes, sionistes et sociaux-tantouses épaulés par les plus motivés des détenus, c’est-à-dire par le peu d’entre nous resté en mesure de combattre — je m’y perds mais tant pis. La seule vue de l’interné lambda (ne parlons pas du chef de bloc, privilégiés par rapport au lampiste) ne laissait aucun doute sur la manière qu’avaient les nazis de traiter leurs détenus : avant de les gazer, de leur ôter toute fierté à coups de crosses, de pelles, de pioches et de gourdins qui les muaient en bûches, les nazis s’ingéniaient à détruire en chacun toute forme d’intelligence et de sensibilité. Le gibier de barbelés, en proie à une terreur qui ne le quittait plus du jour où il passait la grille, ne pouvait aborder sa nouvelle existence qu’en oubliant l’humour. Ainsi, celui qui, la veille, jouait les importants dans sa communauté n’existait plus que par son numéro. Privé de ses nom, prénom, famille, chemise et poils, il perdait ses racines, entrait en agonie, partait pour le néant. Si bien que lorsqu’un Mengele, à la faveur d’un examen médical, le dirigeait vers la « désinfection », c’est avec désespoir, mais aussi avec un certain soulagement qu’il quittait ses semblables pour le vestiaire où il abandonnait ses hardes au profit d’un nouveau qu’il ne connaîtrait pas. Réduit à son seul matricule, c’est-à-dire à 94
que dalle, il gagnait sous les coups le local bétonné où des épaves comme lui lui renvoyaient sa propre image, et l’éclairement du site, durant l’opération finale, offrait au spectateur le loisir de juger par lui-même des cinq ou dix minutes que prenait un passage dans l’au-delà. Et dire que les bonnes âmes à la Eichmann déploraient qu’on n’eût mis au point de méthode moins cruelle pour les nerfs des S.S. !… Car nos serial killers, sensibles à la souffrance d’autrui, acceptaient volontiers qu’on euthanasiât à l’abri de bunkers d’où ne fusait aucun cri, mais se sentaient gênés dès lors que se débattait le Stück, ses hurlements risquant de perturber la rue. Si l’existence des Gaskellers risquait de choquer du côté l’ignorance, il en allait différemment dans les milieux autorisés. Pour qui n’en pouvait plus des poux, du froid et de l’indifférence du monde, le gaz prenait l’aspect d’une fin de purgatoire. Selon une rumeur colportée par les témoins d’une discussion entre hauts responsables, c’était d’ailleurs peu douloureux. Il suffisait de transcender son stress au moment où l’acide cyanhydrique, combiné à l’humidité, commençait à bloquer les poumons. Aux yeux du psychologue national-socialiste, cependant, ce traitement ne tenait aucun compte (c’est par là qu’il pêchait) de la tendance du sous-homme à se crisper devant l’inconnu, à se débattre à son approche alors qu’il suffisait, pour échapper à l’anxiété, de se laisser aller sans se décharger sur plus faible que soi de sa propre terreur. Bien sûr, ce n’étaient pas les termes employés par les intervenants lors des séminaires de remise à niveau, car il est peu probable qu’un nazi, même instruit, utilisât les mots de la psychanalyse. Toute philosophie autre que celle du Stürmer, de même toute forme de composition musicale qui ne fût pas martiale, apte à mettre en émoi les fibres combattantes, était bannie des universités. Quant aux travaux de Freud, pas de quartier, on les avait flanqués au feu. 95
— Zehn minuten und fertig, alles kaput, avait enseigné le Gasführer du V à l’innocent dont il avait à cœur de combler les lacunes. Ainsi, à longueur de journée, lui donnait-il de quoi se former l’esprit, l’initiait-il aux combines qui l’avaient rendu, lui, Otto Moll, seul responsable des chambres à gaz II, IV et V, non seulement apte à instruire la relève, mais aussi à lever les gonzesses. Dans ce contexte, où chaque détenu devait se découvrir au passage du seigneur, à quoi bon résister, à quoi bon s’accrocher !… La réussite aryenne ne tenait ni à l’ascension du S.S. vers les hauteurs agitées sous son nez, ni à la frousse qu’engendrait sa présence au sein de la population. C’était à la fois plus subtil et plus franc, en un mot plus germain. Au sein d’une masse à ce point terrorisée que nul Häftling n’aurait échangé son matricule contre un autre, la victoire ne pouvait advenir que par éradication du moindre sentiment, l’annihilation du plus infime désir, l’acceptation de son trépas. À ce niveau d’involution, le détenu n’était plus qu’un débris qu’on jetait au fossé, une allumette que l’on soufflait après avoir tiré de son insignifiance les quelques calories qu’elle pouvait générer. Mais le plus beau symbole de la victoire nazie était encore le Leichensträger tirant par une guibole le cadavre de sa mère, puis celui de sa sœur, puis ceux de sa femme et de ses enfants — mais que pouvait encore, pour un Stück, signifier de tels mots ? Le porteur de cadavres hissait les corps de la chambre à gaz à l’antichambre de la crémation, les disposait en piles, puis les chargeait les uns après les autres et deux par deux, tête-bêche, sur le chariot du four. Après quoi il poussait le chariot dans les flammes, manœuvrait le râteau qui le ramenait vide, prêt à recevoir un nouveau couple de guignols, de branquignols, de débris. « Aucune sensibilité chez le Stück, pas de sens de la famille », concluait Otto Moll en se dégageant la raie de la 96
couture de son caleçon. « Des cancrelats, poursuivait-il, qui ne pensent qu’à se remplir du haut et se vider du bas — de la dégueulasserie ! Et pour ce qui est de leurs femelles, là, mon pote, vas-y comme sur des œufs ! Je sais, le règlement te les interdit mais, bon, la nature est ce qu’elle est, on se comprend, t’es un homme. Alors un bon conseil : celle qui te plaît, tu te la goinfres quand tu veux. Mais sitôt reculotté va-t’en trouver Schneikel, le chef du III, et refiles-lui un biffeton ou une bague arrachée au doigt de la poufiasse, qu’il te la flanque au gaz. C’est pas de la galanterie, on est d’accord là dessus, mais ça t’évitera le front russe. En plus, si tu te débrouilles pour faire admettre que la gueuse entendait s’évader, tu te retrouves avec trois jours de perm’, sans parler de la prime qui te permettra de financer le traitement de la suivante. » Mais pour l’instant, ce n’était ni de gaz, ni de sentiments dont il était question dans le crématoire où nous voici de retour. Ce que dévoraient à belles dents 232, 323 et leurs compères, c’était de la bidoche, et de la bonne. Des morceaux parmi les plus goûteux qui fussent, soustraits aux S.S. Grossbadern et Unterkalb, morts l’un et l’autre d’une balles de douze tirées dans un rectum de six, et prestement grillés. Les carcasses nettoyées venaient d’être enfournées tandis que les morceaux de choix, saisis ou cuits à point, glissaient dans les gamelles — et une côte pour 432 ! deux tranches pour 328 ! — en fonction des commandes et de l’humeur des gars qui maintenant se pourléchaient. Ça manquait un peu de sel, aux dires des connaisseurs, mais pas vraiment de piquant. — C’te fémur qu’vous zieutez, clamait 227 en brandissant un os où s’accrochait un reste de cochonnaille, promis juré, je te le plante dans le prochain de la liste, qu’y saura s’en souvenir ! — Alors bonjour les bronzes, rétorquait 128, accompagnant sa plaisanterie d’un vent à décoiffer les dames. 97
Propos accablants pour des auteurs visant le Pulitzer, et qui devraient nous faire rougi. Mais ce fut cela, Auschwitz : rigolade et trépas côte à côte, bonheur des uns pendant que d’autres passaient l’arme à gauche, tour de piste et retour de manivelle dans un même mouvement. Comme d’habitude, en sus des uniformes qui permettaient à chaque nouvelle recrue de rejoindre les rangs de la Staffel et d’en peaufiner la déroute, en sus des Ausweis harponnés dans les poches des seigneurs découpés, engloutis et bientôt digérés, nous héritions des flingues, des poignards et du fric qu’ils nous abandonnaient. Sur le plan de l’artillerie et des liquidités, si nous restions en deçà du seuil de pauvreté, nous avions atteint, malgré tout, par rapport aux deux jours précédents, une richesse insolente : trois pistolets Lüger, un P 38, deux GZ 75-2… — un et un font deux, trois et trois font six — plus huit chargeurs et nombre de pruneaux qui en amèneraient d’autres. Ajoutez à cela un régime de grenades et deux poignards qui présentaient, de part et d’autre de la lame, une denture favorisant le déchirement de l’ennemi, et vous aurez une idée des progrès accomplis. Comparé à une éruption de l’Etna, cet armement ne représentait bien sur qu’une flatulence de chèvre. Nous en étions conscients, mais n’oubliez pas qu’un de ces vents, lâché quelques semaines plus tôt dans les pattes du Führer, avait suffi à le rendre sourdingue, à foutre sa cabane en l’air, à provoquer une réaction qui décima l’état-major. Et pour ne pas quitter ce terrain, dans l’exaltation qu’engendrait chez nous, allez savoir pourquoi, la puanteur d’Auschwitz, nous envisagions de nous emparer d’un blindé, puis d’un second, enfin d’une division entière. On vidait les réserves et à chacun ses provisions de bouche, et à chacun sa liberté, milliers d’anciens détenus en marche vers chez eux, qui versaient en chemin, au blaireau de la rue ainsi qu’à son tribun, le Führer cacochyme qui tremblait devant Joukov et 98
n’osait se présenter devant ses troupes, les dividendes de leurs investissements. À cet instant cependant, nous avions des soucis plus sérieux. D’une part ceux de la répartition, entre les combattants juifs des divers Kommandos, des armes entreposées dans le cabinet du docteur Mengele, d’autre part du docteur lui-même, dont il devenait urgent de s’occuper des proches, lesquels risquaient de rassembler leurs chiens et de les lâcher sur nous. Or, nous étions mal organisés pour affronter la Gestapo dans les locaux inexistants de notre organisation future. En tant que promoteurs de la transformation d’Auschwitz I, Auschwitz II-Birkenau et Auschwitz III-Buna-Monovitz en autant de foyers de révolte, et pareillement responsables de la médiatisation de nos exploits par le moyen de la Bélino, il nous fallait des sentinelles assermentées, des porteurs de valises, des agents de renseignement habiles à embrouiller les pistes. Sans oublier des hommes de mains dévoués, prêts à cogner, à saigner du nazi tout en restant dans l’ombre. Où les trouver, ces collaborateurs ? Après deux ans de crémation, que pouvait-il rester des armées d’Abraham, combien de leurs soldats avaient-ils pu passer entre les mailles d’une organisation servie par des milices rétribuées au rendement, des gendarmeries nationales et locales, des polices de proximité, des mafias en tout genre ? Et combien, parmi les rescapés des rafles, avaient-ils conservé un reste de raison ? Difficile d’en juger, encore que les convois quotidiens et leurs kyrielles de tailleurs, de violonistes et de médecins à bout de souffle nous laissassent présager de la faiblesse du nombre. Comme suggéré, nous possédions cependant le détonateur d’un explosif qui, judicieusement utilisé, viendrait à bout d’une organisation qui réduisait en cendres, avec une opiniâtreté relevant de la camisole de force, des milliers d’entre nous. Mais attention : lors des procès qui allaient 99
s’enchaîner au lendemain de la victoire, qu’aucun avocat ne s’avisât d’utiliser les théories freudiennes pour trouver aux Himmler, Goebbels et autres Höss, Kramer et savoir qui, la plus infime circonstance atténuante. Cela, nous le clamions depuis les barbelés, au point de nous jurer que dans le tas de psychopathes occupés à boucler leurs valises et trouver les charretons aptes à les transporter, ne serait pas fait de prisonnier. Tous à la sulfateuse, même s’il fallait les compter par centaines de milliers. Même si l’Autriche, la Croatie et la Hongrie devaient pleurer des millions de nervis, de phalangistes et de miliciens. À la puissante Armée rouge les lambeaux de la Wehrmacht, aux troupes alliées les criminels en fuite. Et pendant qu’au grand jour, dans les flonflons de la fête, les démocraties retrouveraient leur assise, à nous la traque de chiens rendus mauvais par la perte de l’os, des loups enragés de n’avoir su contenir papillons et sauterelles, enfin de l’aigle prussien bientôt décapité, déplumé, ses boyaux s’accrochant aux clôtures de pays sens dessus dessous dont le plus bel exemple, au détour d’un ruisseau limousin, est un village en cendres. Qu’avait besoin l’humanité de tels dégénérés ! Casqués dès le biberon, ces parvenus poussaient l’aveuglement, pour mieux fanfaronner devant des souillons de comptoir qu’ils espéraient se faire, jusqu’à s’enorgueillir d’albums photos qu’ils commentaient à la veillée : « Ce combattant cambré pour mieux venir à bout de la garce que tu vois — et vois de même son avorton —… eh bien sais-tu qui c’est ? » « Et celui-ci, le Sturmgewehr sur les genoux au bord de la tranchée où culbutent les blaireaux, c’est moi, c’est ton Gustav ! » « Et encore moi ici, regarde, maman, dans le godet de l’excavatrice qui te charge cent rigolos d’un coup pour les benner en fosse. » « Et encore moi, regarde bien, regarde cette vieille bique, 100
et vois comment j’envoie valser son gnard, faut dire qu’on leur cassait une patte pour qu’ils n’aillent pas s’enfuir, et au feu les morveux, et que leurs barboteuses servent à nos enfants, à nos bébés aryens… et à nous la belle vie, et à nous le pognon, et à nous le bonheur, oh meine lieblish Mutter, meine mamma chérie !… » On allait leur couper les joyeuses, les coller au poteau de façon qu’ils comprissent les effets de la douleur sur le mental d’un veau. Qu’un seul d’entre eux en réchappât et sa vérole reviendrait empester nos soirées, d’un enfer inédit surgiraient des terreurs inédites, vêtues celles-là de jeans, chaussées de rangers et ruminant la gomme de cette bonne vieille Buna. Et vous, mes amis, sitôt qu’un nazi, un sous-nazi ou un ersatz de nazi, un Action Jo prenant la suite d’un Aktion Reinhardt pour tendre ensuite le relais à un spetznaz, eh bien sitôt qu’un de ces avatars vous tombera sous la pogne, inutile d’affoler les gendarmes : écrasez-le avant qu’il ne salisse vos rêves, passez-le au Zyklon comme vous verrez que nous avons procédé. Aucun pitbull, aucun Shäfferhund ne veillant sur le sort des gorets en besogne, nous prîmes le temps de nous concerter. Au moment où le premier, après l’avoir léché, s’introduisait dans le fion le mandrin du second et que ce dernier, humant le falbala des claques, creusait les reins pour mieux ouvrir les vannes, les manieurs de ringards fermèrent les yeux et pressèrent les détentes. Saccage hallucinant ! Le pruneau balancé dans l’oignon d’Unterkalb lui ressortit par le nombril pour s’enfoncer dans la nuque du copain, en rejaillir dans une éclaboussure vermeille. Quant au second, lâché dans l’orifice défécatoire de ce dernier, qu’il ravagea de fond en comble, il ressortit par une narine et s’en fut dévaster les lombaires du premier, dont l’œil paraissait s’étonner après que tout fut dit… 101
Ne restait qu’à tirer la chasse, passer la serpillière. À ce tableau ajoutez les vivats des manieurs de grappins, et vous aurez un aperçu de la modification d’ambiance dans les rangs du malheur. De plus, l’abattage des bestiaux survenu au moment où l’approche du plaisir conférait à leur chair un rouge des plus joyeux, leur qualité gustative s’en trouva rehaussée. D’après 201-302 (Cabriolet pour les intimes), c’était la meilleure daube qu’il eût consommée depuis longtemps — longtemps ne devant pas remonter loin puisque les gars de sa condition étaient au bout de quelques mois, comme leurs prédécesseurs, extraits de la chambre à gaz où il avaient péri, hissés et enfournés par les nouveaux bénéficiaires du poste. Car les Aryens appartenaient à une élite qu’on ne pouvait atteler à une tâche aussi moche. Affamer le Juif et le désespérer, lui voler ses kopecks et se débarrasser de lui sans que ses lamentations atteignissent qui que ce fût, d’accord. Mais le transformer en cendres et en savon aurait amené à le considérer comme source de profits, donc être de valeur. Or, de l’avis de Rosenberg, rédacteur du Stürmer, Einstein resterait à jamais un Youpin, un assemblage d’atomes participant au financement de la guerre et de surcroît — mais n’allez pas le crier sur les toits — au remplissage des poches de notre commandant et de son Mengele. Cabriolet cependant se fichait de ces détails. Dans son esprit à la dérive, la viande qu’il dégustait s’apparentait à celle du porc — porc hitlérien s’entend, nourri des reliefs d’un festin de salopards, de monstres dont il aurait la peau, il se l’était juré. Il se l’était juré le jour où il avait déposé sans un mot, sans une larme, et bien sûr sans la moindre émotion, sur le chariot de son four le corps de sa jeune femme.
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Urgence numéro un : nous inquiéter des épouses de nos chiens, en un mot de leurs chiennes, dénomination pouvant à elle seule évoquer le paradis en lequel, sous l’œil bienveillant du Führer, évoluaient les Allemandes : le K.K.K., c’est-à-dire le Kirche-Küche-Kinder — Kirche : honorer le bénitier, Küche : s’affairer au fourneau pour la félicité du mâle, Kinder : torchonner ses marmots et les offrir au caporal suprême le jour de son anniversaire. Nous occuper des dames, donc, à commencer par dame Hedwig, assaisonnée de manière qu’elle nous fichât la paix durant la crémation de son toubib. Par chance, alors qu’elle en apercevait les restes et s’apprêtait à demander des explications, une seringue l’avait menée au Nirvana. À noter que sa sauterelle pendant ce temps tapait des pieds pour qu’on la ramenât chez Totof, son papa. Exaspéré par cette gamine qu’il devait comparer à ses filles disparues, Myklos se fit un devoir de la piquer à son tour, de l’allonger contre sa mère, de les ficeler toutes deux et de les remiser. La petite nous faisait un peu pitié, mais vu le milieu où elle allait passer la majeure partie de son enfance, l’avenir de génitrice d’Aliens et de nourrice de tueurs que lui réservaient les Hitlerjungen et autres Hitlergroupies, mieux valait pour l’instant qu’elle reposât entre les seins de sa maman, dans un placard à balais au parfum de propreté. 103
Troisième femelle à dorloter, à rassurer et mettre hors d’état de nuire, la légitime de Mengele. Suite à son ascension par la cheminée du IV, le praticien laissait en effet une veuve qu’il nous fallait choyer. La bienheureuse répondait, nous apprit Treblinka, au doux prénom d’Irene. Le principal obstacle, pour les futurs consolateurs que nous étions, résidait en ceci : tirés de nos wagons en pleine obscurité, nous n’avions pas la moindre idée du chemin reliant notre camp aux résidences princières. Les Mengele disposaient en effet, à une dizaine de kilomètres, d’une villa qu’il faudrait investir. Et d’abord gagner par nos propres moyens, plus exactement par celui de la conduite intérieure que désigna Myklos : entre un camion de bocaux et trois motocyclettes, une Opel Kapitän flambant neuve, carrosse qu’il caressait des yeux pendant que le bichonnaient des détenues costumées en soubrettes. En plus de quatre pneus à flanc blanc, elle s’enjolivait d’une visière au-dessus du pare-brise et d’une roue de secours carénée. C’est Mordekhaï Kosteki, Juif allemand naturalisé français par le Front populaire, puis déclaré apatride par les sbires de Laval et promu par nous-mêmes, dans le feu de l’action, Obermecanischführer de la Panzerdivizion Sieg Heil, qui se porta volontaire pour diriger l’expédition et ramener Irene ou la faire disparaître, ce serait à lui d’en juger. Mais un supermécano de sa classe ne s’abaisse pas à tenir le volant lorsqu’il part en mission, et c’est Cabriolet, alias Unterkalb, chauffeur attaché à ses pas, qui fut chargé du pilotage de l’Opel. 201-302, outre qu’il portait la casquette avec la prestance d’un larbin de la haute, parlait en effet un allemand remarquable, du moins pour un Unterführer dont le niveau culturel, alors qu’il se faisait enfiler, ne nous avait guère éblouis. Cabriolet allait être lui-même secondé par un de ses collègues, le détenu 129000 et quelque (Grossbadern désor104
mais), qui s’était juré de se faire tout nazi rencontré sur son chemin, et qui s’était dans ce but muni du plus formidable tranchoir qu’on pût trouver en cette époque bouchère. De véritables Pieds Nickelés, donc, à la différence qu’ils étaient Juifs, Tzigane et au nombre de quatre. Venait en effet de les rejoindre un Gitan rescapé de l’assaut de la S.S. contre l’enclos de sa tribu, Ivri Gatlis, que sa tignasse et sa blouse tachée de sang permettraient de confondre, par temps de brouillard et au travers du schnaps dont se réchauffe tout gardien de barbelés, avec le généticien dont il tenait le rôle. Treblinka et moi-même, de notre meurtrière, les regardâmes s’installer. Alors que Cabriolet prenait place aux commandes, que Grossbadern fouillait à la recherche de leurs Ausweiss, le seigneur Mordekhaï Kamersglück, vautré sur la banquette arrière en compagnie du docteur Mengele, étudiait de derrière son monocle les titres du Stürmer. Défense de sortir après le couvre-feu et défense d’allumer, proclamait ce torchon à l’intention des millions d’Allemands qui, soir après soir, guettaient l’apparition des bombardiers alliés venus les mettre sur la paille. Suite au claquement de la portière avant droite, notre Oberführer fit de sa main gantée un geste perçu comme un ordre, ordre aussitôt exécuté. L’Opel s’ébranla, décrivit avec majesté une courbe l’orientant vers le poste de garde, devant lequel il lui fallut se soumettre au contrôle. Enfin, après une longue angoisse, nous la vîmes s’engager sur la route d’Osvieçim. Reverrais-je Mordekhaï ? L’anxiété me gagna, qui me montra tel que j’étais : seul, sans soutien ou presque au milieu des soudards qui allaient me repérer, me cravater et me flanquer au gaz — à moins que le commandant ne décidât que le feu suffirait. Je mesurai la dose de désespoir que révélait notre cavale, fuite en avant que rien n’arrêterait 105
si ce n’est, au détour d’un chemin, un œil dans l’axe d’un viseur. Par la même occasion, je compris à quel point je me sentais perdu, et combien mon cousin m’était cher. Devinant mes tracas, Myklos me rassura d’une tape sur l’épaule et me tira par la manche. — Komm ! Vouar fimelles Höss. Guère en joie elles non plus, Hedwig et Brigitta. Sous les relents de mauvaise graisse, ça reniflait le stress dans le placard. Ça fleurait même le cabinet d’aisance et nos deux prisonnières, partageant une même détresse, nous jetèrent des regards de haine. Seule attitude à opposer à cette mère qui refusait de comprendre : enfouir nos doutes sous le béton du pouvoir et cogner. Mais la mère Höss, loin de recouvrer la raison sous la mandale dont je lui fis l’honneur, se mit à m’injurier à la manière d’une fille de ferme. — Kröten, Kuhbouzen, Arschloch so ein Schleiß ! hurlait-elle avec l’accent de son enfance pourrie dans un Schlesvig-Holstein où devait quelques années plus tard la féconder Rudolf, venu s’initier au labour. — Mein Mann… — Oublie ton bourrin ma poulette. Dans son intérêt, le tien et celui de ta sauterelle, il se montre avec nous d’une politesse extrême. Il faut savoir qu’à la moindre anicroche nous le flanquons au gaz. Et s’il s’approche du téléphone, s’il cherche à avertir Berlin, je vous promets des larmes, à ta gamine et toi. Alors ravale ta colère et suis-nous. Renaudait-elle ? Je tentai de la bâillonner mais elle était têtue, et avec ça costaude. Une véritable mule que les couinements de sa mouflette mirent dans un tel état que Myklos, sa seringue à la main, approcha par-derrière… Une intuition m’ordonna cependant de mater la matrone par des moyens légaux. — Bourreaux de petites filles et de mères de famille, distu ? Dans ce cas passe ton armure, boulonne ton blindage et 106
suis-moi. Un tour au paradis, tu vas bien rigoler. Et pas de temps à perdre ! Et comme elle prenait Brigitta par la main : — Je t’emmène toi, et toi seule. Ta chérie reste au frais. À coups de pied dans le fondement, qu’elle avait mou au point que je faillis y laisser ma godasse, je lui fis passer des bottes, coiffer un galure tête-de-mort, et je dois avouer qu’elle avait fière allure, l’égérie du futur carnaval, lorsque je la poussai en direction de restes humains dont s’élevait, dans la magnificence d’un matin placé sous le signe de la grâce, une puanteur à vous faire capoter. En tout cas, de l’abjection et de l’ignominie, elle en eut pour son grade, l’épouse du bon à rien qu’avait rééduqué le régime. Devant les monticules de cadavres, y compris d’enfants carbonisant en marge des crématoires, ses relais l’ont lâchée. Privée de courant, elle a glissé sur l’aile, piqué du nez pour aller se cabosser sur un terrain rugueux. Mais pas question de l’y laisser, je l’ai remise debout. — Ici, Hedwig, ce sont les pensionnaires de la maison de retraite Silbermann, de Lodz. Ils ne savaient que gémir, alors à quoi bon les nourrir pendant que nos enfants, depuis que les bombes ennemies ont remplacé le savoir-faire de nos agriculteurs, dansent devant le buffet. Sur injonction de Berlin, nous avons donc rabattu cette vermine pour l’amener ici, la dévêtir et la débarrasser de ses poux. Comme prévu, les parasites y sont restés mais aucun de ces gens n’a supporté le traitement. Tu comprends ?… Rien à faire. Aussi lui promis-je de humer le Zyklon en compagnie des enfants d’Izieu, plus infectés que ceux de Lodz, et ainsi de suite pendant dix bonnes minutes. Mais comme elle s’obstinait à ne rien entendre, gênée qu’elle devait être par des remugles auxquels on l’aurait cru habituée, j’ai si bien usé de la cravache que ses protestations se sont muées en hurlements. Je l’aurais volontiers envoyée s’étourdir parmi les for107
mes charbonneuses d’où émergeaient des clavicules, des phalanges et des côtes, mais venait d’apparaître un collègue, le plus costaud qu’on puisse imaginer. Au point d’exclamation paru à la verticale de son casque — La femme du commandant ici, et menée à la baguette ! — je devinai qu’il eut aimé comprendre. Il n’en eut pas le temps, et dame Höss assista à cette scène incroyable, improvisée à cent pour cent : un nazi d’opéra (moi-même) tirant son pistolet, dégageant le cran de sûreté et, d’un mouvement maîtrisé, honorant son semblable d’une balle qui l’envoya aux braises. On se serra pour qu’il y fût à l’aise, et le bienheureux allait s’y engloutir, de sa personne n’allait plus se distinguer qu’un fond de culotte fumant lorsque Yahvé me visita : pour attirer le gibier, je me mis à mon tour à brailler, Surgit alors une première silhouette puis une seconde, pareillement vert-de-gris, qui joignirent si bien leurs vociférations aux miennes qu’en apparurent deux autres… D’un tremblement de l’index, je désignai leur camarade à présent charbonneux. « Les cou… les coucou, les coupables… je viens de les croi… de les croa croa… », ai-je bégayé au comble de l’indignation. Et de continuer sur le même ton : « Un étoile jaune, un étoile rouge et un troisième putois, arschloch ! qui me lorgnait par-dessous… » — Direktzion ? m’a demandé le premier. — La Mecque, mein Führer ! Et les voici, ni une ni deux, partis en direction du bois de bouleaux où tout un régiment de cafards, à moins que ce ne fût de naturistes, attendait dans le plus simple appareil qu’on libérât les douches qu’ont lui avait promises. À ce moment, je me jette sur Hedwig comme pour la protéger, en vérité la plaquer au sol et que je puisse, en appuis sur son corps on ne peut mieux rembourré (quoique gesticulant), prendre la position du sniper, mettre en joue, presser la détente et tirer. Je vis alors, et de deux, et de trois, dans le 108
prolongement du canon deux chiens de meute vaciller et plonger en avant. Me retournant sur mes arrières, je renvoyai aussitôt leur bulletin de naissance aux deux autres, et de quatre, et de cinq, qui l’avalèrent dans un hoquet… Et cinq nouveaux cartons à notre tableau de chasse. Ensuite, sous la menace de mon arme, Hedwig dut jouer les Leichenstägers, pousser quatre corps dans les braises. Après quoi je confiai à deux Häftlings, en leur faisant comprendre qu’il valait mieux qu’ils la bouclassent, la suite du processus. Une demi-heure plus tard, persuadé que Mordekhaï allait procéder de son côté avec une habileté semblable, et poussant devant moi une malheureuse aux mollets d’écrevisse, au minois ravagé par une leçon qui la laissait fumante, la jupe carbonisée et le corsage en vrac, je fis dans le bureau de son mari une entrée sans tambour ni trompette, cependant fracassante : en réponse au salut de deux bidasses encaissant un savon pour une raison qui ne regardait personne, dégainage immédiat, tir groupé, bref instant d’étonnement, Heil Hitler, adieu les gars, et en voici deux de plus. — Qu’on les enroule dans ce tapis, ai-je ordonné au commandant. Puis, de retour à l’objet de ma visite : — Herr Kommandant, je vous ramène Frau Höss. Bien qu’aux trois quarts calcinée, ce qui traduit son état d’esprit après une visite accélérée de vos domaines, où elle put apprécier votre manière de traiter vos semblables, elle est toujours en vie. Considérez cela comme un miracle, remerciez m’en et transmettez mon bonjour à Adolf… En attendant, qu’elle disparaisse. Et par égard pour nous, qu’elle aille recoudre ses boutons. — J’aurai ta peau, Hurensohn (saloperie de fils de pute), grinça Totof en évitant mon regard. — Que tu crois, papa, j’ai répondu sans sourciller. Sache 109
que j’ai une armée qui surveille ta nichée, si bien qu’à la première chiennerie de ta part ta môme ira retrouver ses sœurs de Terezin. Et pendant ce temps, en tenue d’Ève et au gaz, la douce Hedwig. À moins que tu ne la préfères rôtie… Pigé ? Il se fit un silence de cent tonnes, au cours duquel Papa, touché dans ce qu’il avait de plus cher (sa famille), de plus précieux (ses couronnes) et de plus irremplaçable (son honneur), me parut sur le point de flancher. Abandonnant les hauteurs du pouvoir, il descendit de son nuage. — Je n’y suis pour rien, pleurnichait-il à présent, aussi humain que le paraîtraient à Nuremberg le général Keitel, le maréchal Göring et autres psychotiques. Tentative de dialogue sur fond de fumées noires mais pas de chance, entreprise avortée… — Que me voulez-vous ? demanda-t-il enfin. Malgré son uniforme à terroriser les chaumières, ses médailles et son flair déficient, ni Mordekhaï ni moi ne lui voulions de mal, à cette victime de ses propres erreurs. Nous voulions juste qu’il comprît, et que sur la charrette le menant à l’échafaud s’entassassent avec lui les Himmler, les Eichmann et autres spécialistes du traitement des foules. Nous les voulions au garde-à-vous sur fond de fosse, bras tendu au-dessus du vide, et tacatacatac, dans le lisier de porc, ces serviteurs de l’extermination ! Nous voulions juste les voir disparaître, ces Landru de champs de mines, ces technocrates de cabinets d’aisance. Les voir s’asphyxier devant le bébé embroché, le vieillard oublié sur le feu, la fiancée violentée par méprise, éventrée par mégarde. Nous désirions leur fourrer le nez dans leur pot de chambre, à ces galonnés qui d’avance, au nom d’une Europe délivrée de ses penseurs, de ses artistes et de ses créateurs, se donnaient l’absolution et se permettaient de réécrire l’histoire. Mais Höss parviendrait-il à le saisir, cela ? Après avoir abandonné une vocation de séminariste 110
pour jouer les exterminateurs du côté de l’Arménie, puis être allé peaufiner son éducation derrière les barreaux, puis en avoir été tiré par la vermine de ses semblables, ce battant ne semblait plus capable que d’une chose : s’aplatir devant le maître… — Heil Hitler ! j’ai lancé. — Heil Hitler ! a-t-il répondu en écho, regard farouche en protection de ses biens — une villa de dix pièces avec tennis, piscine et toboggan, une domesticité aux petits soins, une voiture agrémentée de fanions, une matrone soumise, une progéniture admirative et de l’or, beaucoup d’or, des montagnes de couronnes fondues en lingots sans passé. De quoi sauver sa peau et se mettre, soi, sa famille et son cheval, à l’abri des représailles… — Heil… … Hitler ! Extraordinaire, l’admiration portée par ce genre de déchet à cet autre débris ! Mais je n’étais pas là pour me gausser de lui, j’étais en sa Kommadantur sur décision de la Gestapo et la Gestapo, avant longtemps, allait entendre parler de mon cousin et de moi-même. — Nous désirons ta place, Herr Kommandant, lui ai-je glissé dans l’oreille. Mais comme l’idée d’un abandon de son trône avait du mal à se tailler un chemin jusqu’à son entendement, je me suis rapproché de lui. — Ta place, ton bureau, tes fonctions, ta voiture et ton fric, ai-je énoncé en précisant que nous l’autorisions à conserver sa femme. Car nous voulons mener ton entreprise, aije poursuivi en lui désignant son domaine, ainsi qu’elle devrait l’être si tu avais un tant soit peu de jugeote, si tu daignais offrir un café acceptable, le matin, à un personnel qui se lève à trois heures et doit demeurer au garde-à-vous pendant qu’on fait l’appel… Café chaud et croissants, repos dominical, trois semaines de congé et des médecins autres que des Mengele, et des S.S. qui aient un mot gentil pour la 111
fillette privée de ses parents, pour le gamin à la recherche de sa sœur, pour le père de famille s’inquiétant de ses gosses. Quant aux crématoires, bunkers et autres delicatessen dont tu es le gérant, réserverons-les aux assassins de miradors, aux gredins de barbelés, aux déjantés du Sturmgewehr. Confier une arme à des tarés de cette espèce, à des trisomiques et des accros à la bouteille, si ce n’est pas en faire des assassins de masses ! Et si en plus on leur fournit dès le réveil la sempiternelle bouillie nationale-socialiste, alors là, mon canard, si on ne les pousse vers la potence, je veux passer au gaz. Je l’ai laissé méditer sur le Bien, le Mal, le Vice et la Vertu. Puis, le sentant désarmé devant la remise en question de ses certitudes, je l’ai pris sous mon aile : — Tu n’as pas fait que du mal, Rudolf. Ton épouse m’a parlé de toi, de vous deux et de vos enfants, de votre intimité. Elle m’a entretenu de ses maternités, de ses douleurs, de ses joies… Ainsi, tu serais cinq fois papa ? — Fünf, jawohl. — Fünf petits Höss ? — Ja ja, fünf. — Mes félicitations, Rudolf. Rien de plus appréciable qu’une grande et belle famille. Hélas, la guerre est à tes portes, les Russes vont enfoncer tes grilles, je ne donne pas cher de ton couple, ni de ta descendance… Alors écoute : le temps de laisser passer l’orage, nous déchargeons leur mère des trois plus grands et les circoncisons, les coiffons de la kippa, les inscrivons à l’école talmudique, les instruisons de yiddish et d’hébreu… Histoire de déblayer le bureau des deux cadavres qui s’y répandaient, et plutôt que d’attendre une réponse qui ne viendrait jamais, j’ai prié le cher homme de faire venir quatre porteurs de cadavres, désir qu’il interpréta comme un ordre — Vier Leichensträgers, schnell —, habitué qu’il était, chien mené à la trique, à obéir aux ordres. 112
C’est ainsi qu’en pleine extermination, ce 21 septembre 1944, comme l’indiquait le calendrier présentant, au sommet de l’Obersalzberg, un Führer tyrolien qui tenait dans ses bras une fillette porteuse d’un bouquet d’edelweiss, que débuta à notre insu ce qui allait devenir le carnaval d’Auschwitz, un formidable carnaval de veaux, de bovidés, de ruminants tirés comme des lapins au cœur de l’abattoir. Une gigantesque foire dont nous serons les seuls à vous rapporter les splendeurs, nul en effet ne s’avisant de les mettre à la une : ni les nazis, qui se seraient alors mués en sujets de rigolade, ni les quelques détenus qui survécurent aux marches de la mort et à l’indifférence du monde. Dans le camp allié occupé de libations et de chants patriotiques, nul en effet n’aurait pu se mettre au diapason. À noter que personne, une fois les comptes rendus et les rapports utilisés à rallumer les poêles, ne s’avisa de fouiller dans la cendre. Et quand bien même des feuilles compromettantes se seraient-elles trouvées au fond des potagers, pendues au clou des gogues, leurs lecteurs occupés d’autre chose s’en seraient battu le fion. Les quatre gars qui se présentèrent quelques minutes plus tard, traînant dans leur sillage des relents de mauvaise graisse, eurent d’abord droit à une franche poignée de main. Le commandant les pria, avec un sens inné de la diplomatie, de prendre place dans les fauteuils disposés en demi-cercle autour des deux gisants. Et pour que nos sous-hommes cessassent de redouter le pire, qu’ils sussent qu’aucune rossée ne leur gâcherait l’après-midi, que pas le moindre coup de bâton ne leur serait porté et qu’ils pussent se détendre, leur fut proposé du café, du thé avec ou sans citron, un nuage de lait, peut-être… le tout accompagné de Delikatessen apportées sur chariot par l’épouse requinquée. Connaissant la fragilité de certains estomacs soumis à une interruption brutale de jeûne, je tentai de mettre le holà 113
à des avidités qui les engloutissaient d’un coup. Bien m’en à la débauche de tartelettes et d’éclairs qui passaient des napperons de papier, par le moyen de paluches d’éboueurs, prit, encore que la consigne arrivât trop tard. À peine avaisje conseillé la modération que s’allongeaient quatre cous, que quatre gosiers s’ouvraient à la verticale, que quatre gerbes allaient éclabousser tant les défunts que le tapis des Höss. Minable aux yeux du Reichsführer qui leur avait offert en récompense de la mise en service de quatre crématoires et autant de chambres à gaz, cet Aubusson n’était qu’un brimborion tiré de la gigantesque rapine organisée par les seigneurs. Une valise par personne, les Youtres, bon débarras et raus, nach Wagen, schnell, schneller et à nous la vaisselle, et à nous la literie, pensaient en bons allemands nos bons gardiens de la paix. Et à nous les batteries de vaisselle, et à nous les rideaux, les tentures, les lampes dont n’auront pas voulu — Maréchal, nous voilà ! — les responsables des polices parisienne et lyonnaise, non plus que leurs supérieurs, non plus que leurs indicateurs, non plus que leurs michetons et leurs danseuses.
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Après celui de la mère Höss voyons ce qu’il en fut du traitement de la Mengele, ou plutôt de l’épouse ô combien séduisante du célèbre chercheur. Si Hedwig s’était en effet empâtée en raison de ses enfantements, ce que ne parvenaient à dissimuler ses vêtements informes et son chignon de taupe, cette dernière, plus jeune, mieux préservée des remugles du camp (contrairement au commun des S.S., à la disposition du Mal vingt-quatre heures sur vingt-quatre et logés sur les lieux mêmes de leurs exploits, les hommes de l’art avaient loisir de s’installer là où bon leur semblait), avait su conserver une ligne de Valkyrie. Un châssis à se damner, à faire se retourner sur lui tous les Casanova du Reich ! Fine, élancée, rondeurs à l’étalage, et portée vers l’alcôve par des talons qui tendaient vers l’arrière un fessier de courtisane, elle paraissait s’offrir. J’en serais tombé à genoux. Au retour de l’Opel Kapitän, nos quatre Pieds Nickelés n’étaient plus que trois. Mais que chacun se rassure. Après avoir découvert dans le garage la voiture de la dame, une Olympia flambant neuve, Ivri n’avait pas hésité. Bourrant le coffre de provisions, de couvertures et de vêtements d’hiver, salut la compagnie, il avait pris la direction de l’Est avec l’intention de joindre l’Armée rouge et de parler d’Auschwitz, de préciser que s’y entassaient, dans le dénuement le plus total, les derniers survivants de plusieurs millions de 115
prisonniers soviétiques. Après s’en être servis de boucliers, nos chers nazis les y avaient abandonnés, et le fait est que nous les voyions le matin s’extraire de moins en moins nombreux des champs de boue qui leur étaient alloués. Pas de toit, l’eau des flaques pour café, et un traitement à ce point révoltant que nous enragions de ne pouvoir leur venir en aide. Du moins avant que nous ne fussions en mesure de secourir Ouzbeks, Kirghizes, Tadjiks et autres cauchemars du nazisme… Mais revenons à Irene. — Heil Hitler, ai-je cru bon d’éructer lorsque je la vis s’avancer, m’offrir la grâce d’une main gantée, me livrer une silhouette dont le souvenir, aujourd’hui encore, me fait revivre ma jeunesse, me rappelle ma vigueur, l’effet que produisaient les jolies femmes sur le gaillard que j’étais à l’époque — mais en même temps m’épouvante sitôt que me revient la réflexion qu’elle fit. Alors que Herr Major Mordekhaï Kamersglück lui ouvrait la portière, elle dépliait ses jambes gainées de soie, tendait la main à l’officier qu’avait chargé son mari de la mener à lui. Et sûre de soi, habituée de longue date à ce qu’on l’enveloppât du regard et ne la quittât plus, elle jetait ses filets dans la transparence lumineuse, encore que légèrement voilée, de ce milieu d’après-midi. Lui prenant la main, je la gratifiai d’une courbette qui parut l’amuser. Elle me jaugea du regard des Aryennes butineuses, saines et entreprenantes, et que rien n’effarouche. — Heil Hitler, braillèrent alors, dans une cacophonie de bastringue, les six pendards du comité d’accueil. Cette fausse note lui parut-elle suspecte ? Elle sembla s’inquiéter, papillonna des cils, posa la dentelle d’un mouchoir sur un mignon museau que ridait un début de répugnance, et me cloua sur place : — Qui sont ces gens ? m’interrogea-t-elle. Comme Josef, j’ai un flair à ce point développé que je puis affirmer que ce 116
sont tous des Juifs, et que vous en êtes un vous aussi. Mais sans doute allez-vous me fournir l’explication que j’attends. J’allais lui répondre, mais elle ne m’en laissa pas le temps. — Qu’on me conduise à mon mari ! Ce n’était pas encore la tuile, juste un premier nuage. Rien de tragique, encore que le moindre faux pas risquât de déclencher la catastrophe. Je tentais de me ressaisir lorsque je vis mon cousin se rapprocher de moi, Myklos pendant ce temps glissant au fond de sa poche une main d’anesthésiste. — Nous vous y menons sur le champ, Madame, répliquai-je en retroussant ma manche afin qu’elle remarquât l’absence de matricule. En attendant… — Mon mari d’abord, Monsieur… ? — Rotterfeldzehn, chère Madame. Oberleutnant Klaus Rotterfeldzehn. — Nous examinerons cela plus tard, Herr Rotenfeltsohn. Ainsi que les cas de ceux-là, ajouta-t-elle, désignant mon escorte ahurie. Et puis, poursuivit-elle en toute perversité, matricule ou pas, cela ne prouve rien. Il est en revanche, en un lieu que vous savez, Herr Roterfeldzähn, un signe qui n’a jamais trompé. — Je la bute, ai-je glissé au cousin. — Après que je l’aurai tronchée, m’a glissé à l’oreille ce délicat jeune homme. Si Myklos ne l’a pas piquée, Mordekhaï a tenu sa promesse en matière de saillie : il l’a possédée en beauté, sur le lieu même de l’achèvement de son époux, et sous des yeux des mêmes admirateurs. Mais n’allons pas trop vite. Pénétrant dans le cabinet du mari, nous feignîmes la surprise à la vue de Myklos. L’Ashkénaze, qui s’était entretemps éclipsé, faisait mine, non loin de la seringue utilisée précédemment sur Hedwig, d’étudier un rapport. 117
— Un Juif lui aussi ! remarqua la vipère tandis que Treblinka, maniant le croassement qui lui allait si bien, se confondait en borborygmes. — Un de plus, en effet, concéda Kamersglück. Et qui aurait dû y passer comme les autres. À ceci près que votre époux, avec la grandeur d’âme du haut seigneur qu’il fut, l’a repéré sur la rampe. Souffrant de l’absence d’assistant et le trouvant à son goût, il l’a pris sous sa coupe. Décision des plus sages, dont il n’a eu qu’à se féliciter… Mais il me semble, chère Madame, que certains de mes propos vous échappent. Le docteur ne vous a-t-il rien dit ? — Josef ne m’a jamais parlé de… d’y passer, encore moins de cette chose, de cette rampe… Qu’entendez-vous par là ? Et pourquoi parlez-vous de mon époux au passé ? Il est en vie, que je sache. C’est alors que se produisit la bourde : — Hélas non, Madame, dut avouer Mordekhaï, qui tenta aussitôt de se reprendre : Je veux dire… poisson d’avril… bien sûr que si, bien sûr que votre mari est en vie, comment ai-je pu… — À présent c’en est trop. J’exige de voir le docteur sur le champ. Sans se départir de son calme, sans cesser de sourire à la virago du décolleté de laquelle il s’efforçait de détourner les yeux, le cousin Kamersglück s’inquiéta du Doktor. — Toktor appelé Kommandantur raison zaignements, répondit Treblinka. — Saignements de qui ? — Zaignements Vrau Hözz, répondit l’assistant du fond d’une Valachie pelée, pluvieuse, livrée à une juiverie qui se repaissait de ses restes. « Moi téléfon Kommandantur si t’ortonne », ajouta-t-il dans une grimace. — Inutile, le coupa Kamersglück. Si les saignements sont bénins, il serait mal venu de déranger Herr Doktor pour une affaire sans int… je veux dire pour une question 118
qui ne présente aucune urgence. Nous allons donc attendre Herr Doktor ici même, à moins… — il se tourna vers la tigresse — à moins que vous ne préfériez le rejoindre à mon bras, jolie Madame. Votre visite ravira votre époux, et puis cela vous permettra de découvrir en quels lieux officie Herr Doktor… Bien que poussant le bouchon un peu loin, Mordekhaï, avait apparemment vaincu les réticences de ce paon femelle qui le déshabillait des yeux. Elle renfila ses gants, prit le bras du cousin, jeta sur moi le regard du dédain : — Cet individu ne pourrait-il demeurer où il est ? lui glissa-t-elle à l’oreille, me fixant de ses yeux de chatte. — Hélas non, chère Madame, lui répondit Kamersglück avec une présence d’esprit dont je demeurai baba. Le règlement stipule qu’aucun officier ne peut se déplacer à l’intérieur du camp sans être accompagné d’un gradé de même rang, auquel il lui est interdit d’adresser la parole. Mesure imposée par l’éthique afin de pallier tout scandale. C’est que ces lieux renferment encore nombre de Zigeuners, Juden et asociaux, à commencer par des Pédérasten, des Kommunisten, nombre de Bibelforschers accompagnés de Bibelforscherines dont on ne sait en quel… en quel stupre elles pourraient entraîner les meilleurs d’entre nous. Car Dieu sait s’il se trouve, dans cette Europe que gitans, sémites, sodomites et autres dégénérés se sont acharnés à ruiner, des individus assez dévoyés — eh, oui, Madame, même dans les rangs de la Schutzstaffel — pour passer outre aux lois de Nuremberg. — Stupre, qu’entendez-vous par là ? — Une conduite inqualifiable avec des créatures du sexe, si vous voyez ce que je ne cherche pas… —… ne cherchez à ne pas me cacher que vous pourriez, vous, Sturmscharführer, vous accoupler à des Kommunisten, des Romanikellen et des fendeuses de Bible ? — Certes non, chère Madame. Mais je n’en dirai pas 119
autant de certains de nos appelés. J’ai surpris par exemple, et pas plus tard qu’hier, un futur officier de mirador qui se faisait tailler… pardon… qui se… qui se trouvait… euh… dans une posture asse peu convenable en compagnie de jumelles… — Et quel mal à cela, je vous prie ? — Il s’agissait d’espagnolen réupbl… — Républikanischen ici, à Auschwitz ? — Republikanischen en effet, chère amie, et même anarchisten et j’en passe. De celles contre lesquelles le grand Franco Bahamonde, tant apprécié de notre Führer et de notre cher Duce, a dû se battre à Guernica. Mais soyez sans crainte, je me ferai un devoir, et en sus un plaisir, de veiller sur votre personne, de vous soustraire aux appétits des marxisten-léninisten, démocratischen et autres Spagnolen furieux de l’avoir eu dans l’os. Tout cela de manière à vous mener saine et sauve auprès de Herr Doktor. Quant au protecteur de vos arrières, cet Obershlagführer Rottenfeldklöss que vous paraissez ne pouvoir supporter, mais que vous apprécierez à sa juste valeur lorsque vous le connaîtrez, eh bien c’est un officier remarquable doublé — mais n’allez pas le répéter — doublé d’un bais… euh… je veux dire d’un séduc… — D’un baiseu… ? — Oh, ne m’en veuillez pas, ma langue a fourché… Je voulais juste vous faire comprendre que Herr Rottenfelköss, outre qu’il s’est montré à Paris d’une audace qui l’amena à s’introduire… non, ne souriez pas… eh bien Rotfelenglück, qui sait s’y prendre avec les jolies femmes… — Fous foulez dire pour la Pagatelle ? — Ah, Madame, qu’il est délicieux de se comprendre ! — Assurément, Herr Major ! Avec petites femmes de Paris s’y prendre comme vous, je suppose ? lui demandaitelle alors, titillée de fantasmes torrides. Les suivant à quelques mètres, et prêt à repousser tout 120
assaut espagnol, je voyais mal où Mordekhaï voulait en venir. Nous nous dirigions vers une rôtissoire exhibant ce qu’on sait, aussi la divine, prenant la mesure de ce que lui apportait le vent, eut-elle un mouvement de recul que le cousin mit à profit pour avancer un pion. La pressant contre lui et poursuivant le marivaudage, il l’amena au seuil de l’abomination. S’éloignant alors d’elle, il la cloua devant son propre mouvement de recul. Confrontée brusquement à des petites fesses carbonisées, des corps rongés par un goudron bouillant, des crânes au cœur desquels agonisaient des braises qui semblaient la fixer —, elle fléchit sur ses jambes, partit en vrille et se serait abîmée si notre Scharführer ne l’avait rattrapée par une aile et serrée contre lui, pressée sur sa poitrine avec un appétit, une foi, une force telle qu’il parvint à ses fins sans que je pusse apprécier le détail. Quoi qu’il en fût, et quelles que soient vos réactions devant sa manière de séduire, trois secondes plus tard Mordekhaï Kamersplock franchissait le barbelé interdisant au Juif de toucher une Aryenne, sautait les chevaux de frise dressés à Nuremberg et, commençant par une pelle de première, s’insinuait dans la place. Entendez que le cousin, sans se soucier de moi ni des nazis dont il comptait que j’allais m’occuper, roulait à Irene Mengele, la femme d’un des plus noirs bourreaux que nous ait offert la prédation, roulait à cette garce de luxe, sur les lieux mêmes de l’anéantissement de son peuple, le baiser le plus long, le plus mouillé, le plus chaud et le plus sensuel, m’avoua-t-il le lendemain, qu’il fût capable de donner sans reprendre son souffle. L’affaire trouva sa conclusion dans la chaleur des fours, devant les Leichensträgers médusés. J’entrai le premier et priai nos amis occupés de saisie, de chargement et de réduction en cendres, de s’interrompre et de vaquer où bon leur semblerait. Une demi-douzaine de 121
gars se postèrent aux issues, prêts à saigner tout Führer ou ersatz de Führer venu se mêler de ce qui ne le regardait pas. Sitôt le sang épongé, les corps seraient dévêtus et, au cas où l’incinération ne pourrait se pratiquer sur le champ, stockés en cubes de part et d’autre de la porte. La présence d’esprit que réclamerait cette succession de manœuvres engendra dans leurs rangs quelque nervosité, mais en même temps les attisa. Ces esclaves de l’abject, qui devaient y passer quoi qu’ils fîssent ou ne fîssent pas, ne se souciaient que moyennement d’un éventuel danger. Et puis nous bénéficions auprès d’eux d’une popularité hors norme, et mon clin d’œil vint renforcer chez eux l’espoir d’un vent nouveau. Lorsque parurent Mordekhaï et sa proie, des corps traînaient encore ici et là, mais le cousin se fichait de ce détail. Dans le sillage de sa casquette, sa chemise s’en fut voler au diable, pareillement ses bottes, de même la ceinture qu’il lança par-dessus son épaule et que suivit son pantalon, les boutons de braguette allant rebondir au hasard. Si bien qu’il se trouva soudain, magnifique, devant la femme qu’il allait embrocher, se retrouva, sauvage et nu, face à l’ennemie du genre humain, au centre d’un creuset où rougeoyaient les gueules de l’extermination. Irene Mengele, cadeau de l’Eternel à son peuple meurtri… Irene Mengele, livrée au peuple juif en la personne d’un seul qui l’allait caresser, explorer, reprendre et boire jusqu’à la dernière goutte avant de la flanquer au feu… Et le voici qui dégrafe un corsage dont les boutons s’en vont rejoindre d’autres et dont les pans révèlent, dans l’ouverture de leur soie, non pas quelque laiterie de Bavière mais une de ces vitrines du quartier de la Madeleine avec floraison de dentelles et dentelles déchirées, dentelles s’en allant virevolter sitôt que le soutif, ne tenant qu’à un fil, se laissait arracher et que s’épanouissaient deux lèvres, qu’une langue allait et venait sur un visage abandonné, oublieux de 122
l’horreur ou fasciné par elle. Car peut-être la dame, en sa complexité femelle, aspirait-elle à jouir tant du mort que du vif, et sans doute avait-elle épousé, sous le catafalque de la messe hitlérienne, le sadisme que lui avait jusqu’alors interdit son mari calciné… cal-ci-né !… Elle en prenait soudain conscience et acceptait, s’abandonnait pour qu’on la possédât, la pénétrât jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim, jusqu’à plus rien. J’embellis à plaisir, allez-vous remarquer, une scène pour collégiens… Mais je repousse votre objection. En cet instant, attentifs que vous êtes à la croustillance des détails, jeunes gens qui ignorez encore à quelles extrémités, à quels sommets conduit le sexe, vous ne pouvez deviner ce qu’enlaçait Mordekhaï dans la dégustation de sa proie. Entre ses bras, au centre de l’espace ouvert sur six brasiers, la possédée dérivait, seins nus, cuisses ouvertes à la pénétration du frère, la main du peuple juif la tenant par la taille et son héraut la possédant debout, la besognant à la cosaque et la faisant valser parmi les corps épars, les grimaces et les gueules édentées, le cosaque au passage lui remontant sa jupe, jupe tirebouchonnant sur la révélation d’une vulve épilée, floraison que moulait à présent une main délicate, une main de seigneur juif enchaîné au désir qu’il avait de l’Aryenne, de l’échevelée à un pied de laquelle s’accrochait un soulier, soulier tombé, soulier au feu et le dos féminin sur la poitrine du mâle, deux seins saisis, un ventre pilonné, ravagé par des allers-retours dans un fourreau de chair, langues accouplées, profondeurs investies, armées en reddition sitôt que s’engloutissait l’éperon et qu’en l’écume se perpétuait l’infernal va-et-vient de la naissance et du trépas, et qu’à la queue leu leu s’en allaient dans les fours s’abîmer les pantins. Sur mon invitation, les porteurs de cadavres avaient resserré leur cercle. Religieusement, s’accompagnant d’une mélopée dont ils puisaient les vibrations dans la dévastation 123
de leur corps et la dégradation de leur âme, ils commencèrent à se caresser, à s’ériger en une communion de fronts et de nuques inclinés, une liturgie funèbre dont nulle chapelle ne saurait s’emparer. Comment vous rapporter la fin, la tombée du rideau sur deux corps chavirés, le retour au silence… Comme soulevé, porté au paroxysme et maintenu, le temps d’un gémissement, entre la terre en feu et le ciel sillonné de bombes, puis rejeté sur le ciment, le corps de l’homme a semblé se rompre, un spasme l’a tordu. Et le plaisir de la femme s’unit à la douleur des suppliciés, des témoins du martyre, le long soupir d’une impossible liberté, d’une souffrance que rien ne viendrait effacer. « Qui est-ce ? » a demandé une voix quand vint l’heure de se rajuster, de saisir le ringard et de pousser le chariot, de le ramener après avoir livré au feu l’habituel chargement. Lorsque je dévoilai le nom du mari, il se fit un silence. Des mains se sont alors saisies de la femme, des bras l’ont soulevée, portée et déposée où il fallait qu’elle fût. Et deux silhouettes en tenue de guignol ont poussé le chariot vers le pardon de Dieu, ou la vengeance de Dieu, ou l’accueil de Satan, ou les trois à la fois. Irene Mengele fêtée, comblée, ensemencée, accompagnée de regards admiratifs, s’en fut sans protester vers une douleur invraisemblable, une souffrance aussi brève que totale. Une main sur la forme en allée, le regard sur un soulier chuté, Mordekhaï s’effondrait. — Quelle connerie, sanglotait-il, quelle abomination.
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Une abomination à ce point insoutenable qu’il s’en fallut de peu que nous ne renoncions. Mais à présent que nous avions un doigt dans l’engrenage de l’imposture, pas d’autre choix que de poursuivre une comédie nous menant Dieu sait où — à une fin heureuse, pouvions-nous espérer, si la chance nous souriait. Justiciers attentifs à éviter le piège de la violence, nous veillions au bien-fondé de notre combat, ne dissimulions aucune de nos exactions derrière la bonne conscience où se terraient les nazis, s’interdisant par là toute chance d’évolution autre que négative. Et c’est ce qui nous a sauvés après que nous avons retrouvé l’horreur de notre condition. Nous avons pris Mordekhaï dans nos bras et l’avons consolé, bercé, rendu à un semblant de vie à défaut de la magnificence qui avait ébloui les Leischensträgers à présent décidés à se battre, à cogner sur qui les contraignait à se muer en fossoyeurs d’eux-mêmes. Mais nous avons parfois eu peur, face à l’épreuve de faire comprendre à des tarés, tandis qu’on en faisait de la pâtée, l’inanité de leur comportement ; de les inviter, par l’appréciation sur leur propre personne de la souffrance infligée à autrui, à se repentir devant le Dieu renié et se réapproprier, dans une ultime confrontation à l’Être, une parcelle de leur humanité. Cependant nous n’avions pas le détachement de nos assassins, si bien que nos atrocités, reproduction exacte des leurs, risquaient de nous transformer en ce qu’ils étaient 125
eux-mêmes : des blockhaus. Et sans une attention de chaque instant, sans le regard que nous portions sur notre haine, nous aurions à notre tour sombré dans une barbarie qu’ils ne voyaient même pas. Or, pas question de permettre à l’ennemi une victoire de ce genre, et c’est à la pleine conscience de nos actes que nous nous sommes d’abord attachés. D’où cette résolution : chez nous, pas plus de dégradation morale que de pitié à l’égard des nazis. Tous devaient y passer. Mengele fut porté disparu, et son nom s’inscrivit dans la liste des renégats ayant pris la tangente. Il s’avéra en effet, selon les enquêteurs chargés de la fouille de son domicile, qu’il avait tout prémédité. La voiture de son épouse et son épouse elle-même avaient en effet disparu sans laisser aucune trace alors que son Opel à lui, garée comme à l’accoutumée de manière que chacun pût la voir, donnait à supposer qu’il était à son poste. Par l’intermédiaire du commandant Höss, plusieurs rapports en ce sens furent adressés au Reichsführer, lequel les transmit au Führer, lequel en profita pour masquer, derrière une valse de képis, les soucis que lui occasionnaient ses Panzers naufragées on ne savait où — aucune nouvelle n’arrivait plus, les fils téléphoniques gisaient en travers des chemins. Benyamin 127 512, sous le pseudonyme du docteur Otto von Bühlpack, rescapé de Stalingrad et porteur, en tant que tel, des croix de fer et croix de feu, et se moquant du serment d’Hippocrate, fut nommé successeur du félon envolé du côté de Caracas. Il prit possession du cabinet de Josef, en profita pour intervertir les contenus des bidons et bocaux, remplacer de la sorte l’essence par du formol. Automobiles et side-cars tentèrent désormais de carburer à l’aldéhyde formique et, malgré que les experts de la Waffen se fussent usé les nerfs à régler leurs soupapes, laissèrent en rade les troupes motorisées. C’est donc par camion gazogène que furent livrés au professeur Hirsch, de la Faculté 126
concentrationnaire du Struthof, en Alsace, cent soixantetrois paires d’yeux desséchées par l’essence, avec pour chacune d’elles le nom du donneur, ses âge et sexe, ainsi que la formule de la piqûre qui l’avait dézingué — manière discrète de renseigner le monde sur les pratiques nazies en matière de recherche… Trop tard, hélas. Les aiguilles des pendules n’avaient pas attendu, et de milliers de poitrines s’élevait la Marseillaise sur la place Gutenberg ainsi que dans les ruelles de Schiltigheim, où traîneraient quelques jours encore, abandonnés aux chineurs et aux rats, les casques et les bottes, les bidons et gamelles de Schützen que nul ne regretterait, hormis quelques cervelles d’oiseau immédiatement tondues. Le bétail nazi, cancer pétri de nullité, malgré cela d’une insolence à vous mettre en pétard, s’accrochait encore, hélas, aux guidons des vélos dont il s’était emparé afin de regagner ses casemates, d’en défendre les portes, d’en interdire l’accès aux Russes. Lesquels Russes, depuis la Sibérie et le Caucase, sur leurs canons autotractés et leurs chars à hélices, se ruaient vers les Germaines, leurs miches et leurs puciers. Que subsisterait-il, après ce déferlement d’affamés sans scrupules, des valeurs qui fondaient l’Occident ? C’était le sujet d’inquiétude de nombre de démocraties, mais rien de semblable au pays de la schlague. En leur clairvoyance et leur sensibilité de brontosaures, en des visions que puisaient leurs pythies dans les entrailles de l’espérance, les nazis entendaient se rallier Churchill, lui faire partager les vues de leur Führer sur l’Europe de demain, bénéficier de son coup de main pour torgnoler Staline. C’est pourquoi le brillant H.H. télégraphia aux commandants de KL de mettre un terme à l’extermination et de traiter avec avec déférence les survivants de la Shoah. De quoi rêver, je vous l’accorde, mais n’allons pas mêler les décisions d’un stratège de cette classe à nos propres fantasmes, évitons de nous éloigner du 127
bourbier (il pleuvait sans discontinuer depuis des jours) en lequel s’était transformé notre bois de bouleaux. Récompense de nos interventions, un brin d’espoir revenait à Birkenau, notamment dans la zone du crématoire numéro IV, où se poursuivait la récupération de couronnes. Promesse d’un possible retour des beaux jours, donc, mais n’en demeurait pas moins que les détenus, dont la plupart n’étaient que souffrance, continuaient de tomber comme des mouches. On grelottait devant les écuelles vides, le besoin de nourriture tournait à l’obsession. Nous revenons ainsi au bol alimentaire tant négligé par le nazisme, et voisin de zéro car une décoction de foin à cinq heures du matin, doublée le soir d’une bolée de pisse d’âne enrichie d’épluchures de navet, n’a jamais sustenté un sous-homme. Après liquidation, suite à l’exécution de Mengele, des S.S. Unterkalb et Grossmachin, les Leichensträgers du IV avaient d’autant mieux apprécié la dégustation de l’ennemi qu’ils n’en étaient nullement à leur premier essai, encore que les morceaux consommés jusqu’alors provinssent en général de coreligionnaires à eux. Mais en ce barbecue improvisés, sans que personne ne leur eût suggéré, ils avaient choisi les meilleurs morceaux, et le fumet des viandes, ainsi que leur saveur, avaient chez la plupart fait renaître un semblant d’appétit. Partant de là, l’enrichissement du bol alimentaire s’effectua par une succession de coupes et de découpes dans le corps de la S.S. Et si aucun des Häftling présents ce jour-là, bien que séduit par le joli derrière d’Irene, n’avait donné de la dent dans les fesses de l’Aryenne, il n’en demeurait pas moins qu’un postérieur de temps à autre, judicieusement rôti, eût été le bienvenu dans la gamelle dont ne se séparait jamais, de peur qu’on ne la lui dérobât, le détenu lambda. En plus des fourchettes récupérées dans les bagages du Kanada, des armes dérobées furent réparties parmi les Lei128
chensträger des Sonderkommandos, d’autres confiées à des Blockälteste de confiance, avec mission de les faire passer à des fidèles qui les distribueraient à leur tour. D’abord en douce, puis au grand jour à mesure que se précisaient l’avancée des alliés, débuta de la sorte, une chasse au Totenkopf dont le résultat fit jubiler nombre de déprimés, de pessimistes et de moribonds. À tel point que le gibier menaçant de faire défaut, son remplacement s’avérant malaisé en raison d’approvisionnements peu suivis, nous dûmes imposer des quotas. Les mêmes, à peu de chose près, que ceux aujourd’hui pratiqués par la filière alimentaire dans ses unités d’engraissement. Dans un premier temps, à tout S.S. mouliné par nos soins se substituait un Juif ou un Tzigane capable de passer pour le bénéficiaire du poste. Mais il nous fut de plus en plus malaisé de tirer, du ramassis de cordonniers et de rémouleurs dans lequel il nous fallait recruter, des gars qui sussent parler sinon l’allemand de Goethe, du moins une langue à la hauteur au niveau d’instruction du pigeon qui manquerait à l’appel du lendemain. À tel point que fin octobre, mués en répétiteurs et conseillers d’éducation, nous fûmes contraints, aidés de quelques enseignants soustraits aux sélections, de prodiguer des cours d’autrichien, de prussien et de bavarois, ainsi que des différents dialectes, idiomes, patois et jargons utilisés au sein de territoires reculés où tentaient de s’implanter la langue et la culture modernes. Il s’était en effet avéré que nombre de Wildführers venus de confins où n’avait jamais pénétré d’autre lumière que noire, grognaient et aboyaient plutôt qu’ils ne parlaient. Ainsi la troupe chargée de la surveillance des Kommandos et de la bastonnade des éclopés en fin de parcours nous permit-elle d’insinuer dans ses rangs, sitôt requinqués, formés et équipés, une bonne centaine de gars peu soucieux de grammaire. Interdiction leur était faite, vous l’aurez deviné, de maltraiter les détenus. Et s’ils 129
devaient utiliser leurs armes pour donner le change à quelque soupçonneux S.S., ils avaient ordre de manquer leur cible ou encore, rendus maladroits par l’engelure, d’abattre le kapo déclaré imbuvable. Et si ledit kapo s’avérait un des nôtres, on le transportait à l’infirmerie où le traitaient avec dévouement les détenues autrefois attachées au félon, à présent assistantes du docteur von Bühlpak, fort apprécié de son personnel malgré qu’il ne comprît que couic aux choses de la médecine. À la satisfaction de tous, les kapos les plus intraitables furent de la sorte éliminés ; et si nous ne pouvions, les concernant, faire croire à quelque erreur de gazage, ni les inscrire dans la colonne « évadés potentiels » du livre des disparitions, nous n’avions pas à nous inquiéter. Leurs amis et protecteurs S.S., escamotés au même rythme et de la même manière, se trouvaient hors d’état de signaler quoi que ce fût : un coup de gourdin et le corps était charrié au four, introduit les pieds devant et ressorti braisé, puis planqué dans la cendre. De leur côté, maintenus à leur poste sous la surneillance des détenus, les kapos filaient d’autant plus doux que les nazis chargés de leur surveillance n’étaient plus les Käperlich ni les Liedersfülck enregistrés à leur prise de service, mais les Cohen et les Spielmann qui avaient hérité de leurs uniformes à la faveur de bourrages dans les trieuses en charge de la gestion de main-d’œuvre. La vérité travestie à une si vaste échelle, au sein d’une organisation on ne peut plus tatillonne, aurait dû éveiller les soupçons mais que dalle, du moins dans les premières semaines. Car nous apprîmes bientôt, de la bouche de Knaube, premier assistant de Höss, que deux jeunes femmes de la Gestapo, inquiètes de n’avoir pas revu (et pour cause) leurs fiancés rectifiés par nos soins, attendaient au portail qu’on les introduisît. Et comme Knaube, ironisant avec la finesse qu’on devine sur une introduction de pou130
lettes (comme de juste en chaleur) dans les rangs de la garnison, se palpait l’entrejambe, nous lui proposâmes de nous rendre à la grille pour une enquête « approfondie » — terme qui le propulsa à de fabuleux sommets. Pour le titiller un peu plus, nous lui proposâmes, s’il nous confiait un appareil photo, de flasher les demoiselles. — Alors nichons à l’air et culottes à la main, s’étouffa l’humoriste. — Culottes, culottes… à condition qu’elles en portent, lâchai-je en quittant le bureau tandis qu’il frôlait l’infarctus. Mais ce comique, en tant que responsable de la statistique, avait de la suite dans les idées. Il nous fit rattraper par un grouillot qui alignait bâtons et croix sans se douter de rien, et le garçon nous remit un Rolleiflex. Ça a marché, et dans les grandes largeurs. Déboutonnage et largage des dessous eurent lieu comme de coutume chez les Leichensträgers du IV, d’abord effarés, puis enthousiasmés, qui applaudirent à chaque nouvelle figure. Sitôt qu’elles eurent exprimé leur dégoût de la juiverie et de la Bibelforscherinschaft, Erika, la soi-disant épouse de Grossmachin, et Elfriede, la pseudo-fiancée d’Unterchose, chacune avec du répondant où je pense, apte à vous transformer n’importe qui en chalumeau, furent invitées à s’asseoir de manière que le rougeoiement des fours se reflétât sur leurs culottes aperçues mais à peine, puis franchement exhibées après cadeaux de boucles d’oreilles et de bagues, et ce collier pour Elfriede, cet autre autour des nichons d’Erika… et pour qui le joli sac ?… et pour qui les zlotys ?… — mais pour toi ma chérie alors ouvre les ailes, et maintenant décroise un peu, beaucoup, à la folie… si splendide la culotte à la main, regarde le petit oiseau… Tout à leur mission de renseignement, et rassurées sur leur talent quant à la levée d’admirateurs dont trente représentants se pressaient autour d’elles, elles acceptèrent qu’on 131
les photographiât dans des tenues que justifiait la touffeur du local, puis qu’on les déloquât, puis qu’on les disposât à la manière des stars de la pornographie nazie, et qu’aucun de leurs charmes ne demeurât caché. Afin de couper le souffle de Knaube, et pour un dégorgement grandiose de son piston de bête, on leur suggéra de sourire tandis que le foutre d’une vingtaine de loqueteux paraissait leur avoir débordé de la tirelire. Elles acceptèrent avec un tel plaisir que ce cher Knaube, à la vue de poitrines où perlait la rosée, aurait dès le lendemain la joie de s’exciter devant autre chose que la vulgarité dont il se contentait. L’avant-dernier cliché fut celui de chariots les emmenant ad patres, et le dernier nous les montra possédées par les flammes. Après qu’on lui avait sectionné les bretelles, puis qu’on l’avait prié de prendre place sur le chariot de fer, comme les demoiselles dont nous lui présentions les poses, Hans Knaube visionna les clichés le lendemain. — Comprends, Hans : que faire de ces petites, privées qu’elles étaient de leurs gars ? Et que faire de toi, qui vas rapporter en haut lieu ce que tu viens d’apprendre ! Mais le bougre se débattait, hurlait au point que nous le bâillonnâmes, le ligotâmes pour ensuite, après avoir énuméré ses crimes devant le peuple des enfers, le gratifier d’une série de horions qui le contraignirent à la boucler. Et sa chair détestable s’en fut grésiller sur la braise. Aucune pitié pour les maniaques du crime, non plus que pour leurs moitiés. À ces dernières cependant, tandis qu’elles s’en allaient par la cheminée rejoindre les chéris dont elles avaient tiré des plaisirs de bûcheronnes, nous rendîmes les honneurs. Et des corps qu’elles avaient dévoilés elles purent conserver l’usufruit, au point que nul n’en préleva la plus infime bouchée. Et nous voici de retour au bol alimentaire, souci de tout Häftling. 132
En cette fin octobre, selon l’estimation de Mordekhaï, le nombre de nazis liquidés frôlait la cinquantaine. Soit, déduits les os, viscères et parties indigestes, l’équivalent de quatre charolais. Nous étions encore loin de l’abondance, et les détenus devraient encore patienter avant de passer à table, mais la famine s’était muée en disette, du moins dans nos tribus. Car chez les Russes ne circulait aucune douceur, et pour cause : les Russes n’avaient pas de matricules, ne possédaient ni gamelles ni croquenots. Et, si j’en soupçonne d’avoir pêché de quoi ne pas mourir de faim, ce ne pouvait être que par des harponnages au sein de leur hécatombe. Aussi, fêtant un soir la mise en pièces de deux Schützen de belle allure, leur jetâmes-nous les restes du dîner. Mal nous en prit. Les Soviétiques étaient à ce point affamés qu’ils engloutirent sans précaution la manne tombée du ciel. Les plus faibles étouffèrent et les autres, travaillés par les gaz, s’en allèrent rendre l’âme sous l’œil ravi de leurs gardiens. Il y eut cependant un survivant, Ladislav Guturdjieff, officier de renseignement et commissaire du peuple. Après avoir creusé dans le sol détrempé, durant ses insomnies, une galerie débouchant sous les latrines du camp attribué aux Hongroises, ce dernier s’en tira. Tombé entre des mains qui le lavèrent, le bichonnèrent et l’habillèrent du peu qu’elles possédaient, c’est-à-dire d’une moitié de jupe, il nous fut adressé, pieds nus, dans le chaudron de soupe que livraient à chaque bloc, sur le coup des sept heures, deux détenus titubant sous la charge. C’est ainsi que nous vîmes, savourant à l’avance ce qui allait devenir pour lui un fabuleux tremplin vers sa revanche, émerger du brouet un Tchétchène propre comme un sou neuf, encore que peu vêtu et légèrement salé. Guturdjieff était une force de la nature, un de ces rocs par l’Eternel gardé au chaud pour n’être mis en piste qu’à la 133
faveur d’une catastrophe majeure. Des maux qui accablaient le monde, qui poussaient le citoyen à l’ensilage du blé, du sucre, de l’huile, de la farine et des denrées de première nécessité, Guturdjieff n’avait cure. Il carburait sur ses réserves intimes, et le jeûne auquel il avait résisté depuis plusieurs mois n’avait pu entamer sa santé. Planté au beau milieu d’un univers en perdition, malgré cela le teint vif et l’œil clair, il guettait l’arrivée de l’Ève prolétarienne, comme lui inoxydable, par le moyen de laquelle naîtrait la descendance que prédisait son rire. Du moins lorsqu’il était en joie, car il savait aussi grogner. Ainsi, une heure après son admission en notre cercle, il le prouva en saisissant un S.S., en le soulevant comme s’il se s’était agi d’un chaton d’une semaine, en lui faisant craquer la nuque dans l’étau de ses paumes. S’inclinant alors, il lui ouvrit le crâne d’une torsion de la main gauche, la droite pendant ce temps, un doigt dans chaque narine, maintenant en position le reste du bonhomme. Un bonhomme qui pesait au bas mot deux cents livres, masse dont il s’agirait de déduire la charpente, ce qui ramenait la prise à soixante-dix kilos d’une chair travaillée par ses derniers réflexes. Cependant, si notre trafic parvint à sustenter nombre d’avidités, deux mois d’une alimentation trop riche en protéines suffirent à soulever le cœur de nombre de Häftlings, et la chair des S.S., souvent empuantie par la caserne, leur sortait par les yeux. C’est alors que nous parvint, transmis par le kommando des Bibelforscherines qui en revenaient chaque soir en chantant des cantiques, en plus du hennissement des chevaux et des meuglements du cheptel de la ferme d’Harmensee, un parfum de fruits, de légumes et de volaille. Notre cher commandant avait trouvé là, après le naufrage de ses visées ecclésiastiques et de ses ambitions intimes (se consacrer au bien de ses semblables), le moyen de satisfaire le plus impérieux de ses dadas : tracer dans la terre des sillons parallèles, y jeter sa semence, y passer en 134
revue des alignements d’épis, puis moissonner et mettre en sacs, entasser au carré suivant un ordre militaire, non dénué de beauté. Cette exploitation agricole, ignorée de la majorité des détenus, se vouait depuis son origine à la culture du chou et de la pomme de terre, à la production de lait, à l’élevage des chevaux enfourchés par l’armée polonaise pour s’opposer aux chenilles. À coups de crosse, les nazis en avaient éjecté palefreniers et fermiers, et c’était à présent leur engeance qui en gérait l’exploitation, veillait au rendement des semis, à l’engraissement des bêtes, à la saveur des viandes ainsi qu’à un retour rapide, selon les instructions de Berlin, sur les investissements. À noter que si les investissements, hélas, diminuaient au rythme des revers militaires, le taux de mortalité se maintenait à Auschwitz. Chaque matin, un camion quittait le camp, prenait la direction de la Vistule, allait benner à Harmensee les cendres du convoi de la veille. Ceci après que les marais jouxtant le bois de bouleaux, fin 43, se fûssent épaissis d’une boue grisâtre au sein de laquelle se distinguaient des restes de détenus. Or mieux valait, pour les responsables, que disparût la plus infime pièce détachée. Les accords de Yalta prévoyaient en effet de traîner en justice — un comble — non seulement les petites mains de la solution finale, mais aussi ses commanditaires ! Foutues démocraties, qui relevaient le menton à mesure que progressait le bulldozer soviétique et qu’en parallèle, sous la poussée d’Alliés qui n’avaient plus à se garder du ciel (la Luftwaffe n’alignait plus que des coucous transformés en passoires), se désagrégeaient les derniers points d’ancrage de la défense allemande et de ses obusiers. Quoi qu’il en fût de la fortune des armes et de l’état des bataillons, de la perte de centaines de blindés, de la mise à plat de milliers de fortins, de l’effondrement des sous-sols et des caves où se terrait la lâcheté, eh bien à Birkenau, 135
Auschwitz et Monovitz, rien ne perturbait l’arrivée des convois en provenance des ghettos, ni le chargement de leurs cendres, non plus que leur transport. Le camion se présentait chaque matin à dix heures, chargeait son fret et gagnait Harmensee, empruntait à reculons la rampe lui permettant de vider son chargement au sommet du terril qu’avaient généré les précédents transports. Les Bibelforscherines alors, jeunes femmes souriantes et pieuses, heureuses de louer le Seigneur à la moindre occasion, puisaient dans cette manne de quoi remplir leurs seaux. Grignotant en secret des rognures de carottes et psalmodiant les Évangiles, elles s’en allaient alors, superbes d’innocence, répandre cet engrais dans les alignements potagers dont elles avaient la charge. Outre de vastes étendues de betteraves, se trouvaient là des prés où paissait un cheptel conséquent, auquel s’attachait une laiterie jouxtant un abattoir prolongé de chambres froides. De quoi parer aux besoins de S.S. occupés à veiller, dans le camp dont la puanteur enveloppait toute chose pour peu que vent tombât, à ce que nul autre qu’eux ne prît de l’estomac. Un jour où je me trouvais dans un bureau attenant à celui de Höss, et où j’étudiais le fonctionnement des I.B.M. et Dehomag à cartes perforées — chaque carte représentait un matricule et filait s’enquiller, à une vitesse hallucinante, dans tel ou tel casier (celui des électriciens chargés de l’alimentation des clôtures, celui des terrassiers promus au récurage des fosses, des femmes stérilisées, etc.), c’était hallucinant de précision, et l’on comprend que l’Amérique, déjà puissante à cette époque, puisse aujourd’hui régner sur tout ce qui déduit, compute, suppute et fait du fric… J’en étais là lorsque survint Grapner. Maximilien Grapner (Gestapo Max pour les intimes), chargé des décisions politiques, stratégiques et securitätlich, chargé surtout de la langue de bois, était une fouine redou136
tée de chacun, à commencer par Höss, une courte liaison avec une détenue juive lui ayant en effet démontré à quel point ce rond-de-cuir pouvait se montrer féroce. D’autant que sa position présente, des plus inconfortables en raison de la surveillance que deux Juifs exerçaient sur sa pomme, lui causait de tels tracas qu’il aurait volontiers tordu le cou du salopard. Manquant cependant de courage, de plus retors comme il n’est pas permis, il attendait que nous le tirions d’affaire. — Lieutenant, me demanda Gestapo Max d’un ton qui m’attrista, que pensez-vous du Kommando des bonnes femmes d’Harmensee ? — À première vue, mein Gestap… euh… Heil Hitler !… il est avant tout… euh… mein Gestapoführer, composé de Stückines on ne peut plus charmantes. — Charmantes, charmantes, persifla le bureaucrate, vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? Seriez-vous un Bibelforscher, vous aussi, ou tronchez-vous ces garces ? Trop potelées, vos poulettes, nom de Dieu ! Mais admettons. Admettons qu’elles se croient de vacances et qu’elles prennent le soleil… fort bien. Mais vous constaterez avec moi qu’elles ne se sont guère amaigries depuis leur arrivée. Je dirai même — là, il frappa du poing sur la table, ce qui eut pour résultat de lui faire gicler à la gueule le contenu d’un encrier et d’élever sa rage — je dirai même qu’elles se sont fait du lard ! Parvenu à ce stade, il chercha l’argument décisif, ne put le dénicher bien qu’il ouvrît, refermât et mêlât ses dossiers, puis tirât son mouchoir et entreprît de se débarbouiller. Pestant alors contre la paperasse : — Depuis combien de temps — et je vous prie de me répondre — depuis combien de temps, miaula-t-il, ces charmantes se prélassent-elles à nos frais ? — Euh… — Au moins six mois ! et il frappa de sa main maculée 137
une page du livre des entrées, ce qui allait permettre dans des jours suivants, par une série de réaffectations à des postes vacants, à une trentaine de détenus d’envisager des lendemains moins rudes. Et lui de ne se douter de rien, de continuer de se noircir. — Un an qu’elles nous ricannent sous le nez ! Elles ont débarqué… attendez… attendez que je m’y retrouve dans ce b de m… elles ont débarqué le 3 juin, oui, le 3 juin… DE L’ANNÉE DERNIÈRE !… Vous saisissez ? Et qu’ont-elles fait, depuis, vos charmantes, à part s’empiffrer ? Rien ! Rien de rien. Elles ne savent rien du camp, rien de sa discipline, rien de ses corvées ni de ses appels, ni de ses douches, ni de son chevalet, ni de sa balançoire, ni de son bunker, encore moins de ses cheminées. — Elles ont eu beaucoup de chance, avançai-je prudemment, espérant malgré tout ne pas trop le heurter. — Beaucoup de chance, oh putain, comme vous avez raison, lieutenant ! Une chance qui les réjouit pendant que les meilleurs d’entre nous se font saigner par les Kirghiz ! Eh bien ça va cesser, vous m’entendez, tonna-t-il, frappant pour la seconde fois la page déjà souillée. Je mets un terme à leurs vacances, je renouvelle le lot. Au gaz, les Bibeltrucmuches et leurs Bibelmachins, et qu’on me déniche des remplaçantes un peu moins fantaisistes. Et trouvez-moi un surveillant qui sache les tenir le temps que je libère un four. Vous m’entendez, lieutenant ? Vous aurez ça, un kapo qui saura les mater ? — Le meilleur, votre Excellence. Je lui proposai Guturdjieff, que je nommai non par son patronyme, que je devais ignorer puisqu’il n’en avait plus, mais par le premier matricule qui me traversa l’esprit, cent mille et quelque, en priant le ciel que le gestapiste n’allât pas vérifier. — Si vous me permettez, embrayai-je, je vous suggère de venir l’examiner. Il vaut le déplacement. 138
— Inutile ! Mais devant l’éclairement de mon front, en aucun cas destiné à le mener en bateau, Grapner dut flairer un lézard. Après tout… Puis, passant le nez dans le bureau de Höss : Tu viens, Rudolf ? C’était l’heure où les commandos, repos en vue à l’issue d’une journée de corvées qu’en suivraient quelques autres, si Dieu le permettait, se groupaient pour l’appel du soir, c’est-à-dire s’alignaient sous la pluie (il ne neigeait pas encore mais ça sentait l’hiver) pour que s’égrenassent en allemand les matricules à six chiffres parmi lesquels chacun devait reconnaître le sien. « Présent » devait alors hurler l’intéressé, ou bien « Kaputt ! » en lieu et place du zombie dont il avait fallu, jusqu’à ce qu’on éructât son numéro, soutenir le corps et le maintenir debout. Sous le regard des kapos de service, des S.S. et de leurs chiens, les Häftlings avançaient pour l’instant au pas de l’oie, négociaient un virage en épingle qui les amenait dans l’axe d’une estrade, perdaient ici une galoche, là un sabot, devaient alors libérer l’autre pied avant qu’un chien ne les vît claudiquer, n’en avisât son maître, le maître tirant alors son feu, alignant le délinquant ou son voisin le plus proche. Mais pas la moindre casse durant notre trajet, uniquement le claquement enthousiaste, à notre passage, de milliers de bérets sur des cuisses décharnées. C’est donc le cœur léger que nous avons gagné le crématoire numéro quatre, lieu de travail de Ladislav, matricule cent et quelque mille. Grapner envisageait un examen attentif des mâchoires et des dents, des muscles, du membre, des testicules et de l’allure générale du futur nominé à la fonction de kapo du nouveau kommando de femelles jardinières, le sort des précédentes devant être scellé au plus tard le lendemain. Le détenu mille je ne sais plus combien se trouvait au charbon, tout à sa tâche d’enfournement. Il se baissait, saisissait une première unité par un pied ou un bras (il était 139
gaucher, ce qui me sembla de mauvais augure quant à la décision de Grapner), la soulevait et la flanquait sur le chariot, se baissait de nouveau, en saisissait une seconde qu’il balançait de même. Fait imprévu, agissement hors norme, il saisissait alors un troisième corps, le jetait sur les premiers, et ce “tête-bêche-tête“ ou, selon le lieu où l’on se place, ce “bêche-tête-bêche“, si je puis m’exprimer ainsi, faisait gagner 30 % de production. J’entendais grincer dans ce sens les rouages du gestapiste, et la satisfaction que je lus dans l’éclairement de son regard me claironna le succès de mon plan. Höss, de son côté campé sur ses bottes, tenait une pause qui se voulait impériale mais n’était que nazie, limite caricature. — Qu’il rapplique, me fit comprendre Grapner d’un mouvement du menton en direction de l’esclave. En suffisant seigneur, je sifflai Guturdjieff, lequel se retourna, faillit me gratifier de son plus beau sourire mais se ravisa in extremis, si bien que rien ne vint trahir l’amitié qui nous liait. Maximilien Grapner pouvait s’il le voulait ordonner au mastard de découvrir les dents et de tirer la langue, de gonfler ses biceps, de laisser s’apprécier le fin dessin de ses portugaises et la puissance de sa mâchoire, l’épaisseur de sa couenne, mais n’aurait nul besoin de le prier d’exhiber son mandrin : son pantalon de Stück, usé à cet endroit, laissait se deviner un fantastique outil. — Hitlerhu akbar ! hennit le pithécanthrope en signe de bonne volonté. Interdiction faite aux détenus de fixer un S.S., il me lança un coup d’œil par en dessous. Lui désignant alors le gestapiste, lequel regardait ailleurs, je mimai l’égorgement. — Vous avez devant vous le sous-homme en question, annonçai-je au butor dont ne resterait bientôt aucune trace ici-bas. Quelques instants plus tard, tout s’enchaîna devant un 140
Höss qui dut se réjouir du craquement des côtes, puis du retour à la boue d’origine de son flic d’élection… Guturdjieff se planta devant Grapner, lequel s’avéra à ce point insignifiant que le chinois tchétchène frôla le pif nazi. Pris de répulsion, Gestapo Max recula d’un pas, encore qu’il aurait mieux fait de rourner casaque et de regagner son antre. Ladislav en effet, le soulevant comme un fétu, d’un seul craquement lui déboîta l’épaule, Herr Kommandant ne bougeant pas d’un poil. On aurait pu s’attendre à un hurlement, mais aucun son ne sortit du clapet de Grapner. Les différentes phases du drame s’enchaînèrent alors avec une telle vélocité que notre Gestapoführer en resta le souffle court. Guturdjieff le saisit, lui enserra le cou et, d’une torsion qui lui mouilla le front, lui arracha le bras… Et les Leichensträgers de voir leur patron se diriger vers la fournaise, y balancer l’abattis et revenir à son ouvrage, à savoir le démantibulage, au-delà de celui du pignouf qu’il broyait à mains nues, du système qui l’avait engendré, c’est-à-dire du nazisme et de ses membres, de ses nerfs, de ses artères et de ses couilles. De la belle ouvrage, à éviter cependant aux âmes sensibles des jeunes filles, des enfants des écoles et de leurs enseignantes, ainsi que des personnes âgées. Notons que Guturdjieff ne trahit aucune émotion. Je vis cependant se manifester son intérêt lorsque je lui précisai les fonctions de la victime, dont le sang se répandait en une succession de jets que le rougeoiement des fours rendait incandescents. Gestapooo Führ… ? !! Et Max de recevoir une telle beigne que je n’imaginai pas qu’il pût survivre aux tourbillons d’étoiles parus dans ses carreaux. C’est alors qu’il se mit à hurler comme le font les enfants lorsque leur choient dessus, en guise de l’eau chaude annoncée, les cristaux de zyklon. — De part Grozny ! — et paf, le nez dans le menton. 141
— De part Babi Yar ! — plus qu’un trou et deux dents. — Et de part cousins Kiev, Max amour — et pif ! et paf, chicots au fond de la gorge ! Le gestapiste, qui n’entendait ni ne voyait plus rien, ne comprenait que ceci : que ça puait le désastre dans le local au sein duquel disparaissaient tant de Stücks, tant d’unités pour qui les inscrivait au bas de colonnes à n’en plus finir, et qu’il allait à son tour y passer. Son œil entrebâillé semblait s’épouvanter. Les mains plaquées au mur, Höss entreprit de vomir. Lorsqu’il eut terminé, je le raccompagnai à son bureau. — Venez demain prendre le thé, dit-il en me quittant. J’aimerais que nous parlions.
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Le thé autour de l’Aubusson remis à neuf, si vous le permettez, nous verrons cela plus tard. Avant de vous parler de Grapner, j’en étais arrivé à la question des menus et c’est Guturdjieff, versé aux fours avant d’être par nous nommé à Harmensee, qui me contraignit à dévier de mon sujet. Mais n’ayez crainte, l’affaire est à ce point édifiante que je n’ai pas la moindre intention de la dissimuler. Max parti rejoindre Mengele, Knaube et les Mata-Hari au paradis des chiens, les Bibelforcherines pouvaient chanter à leur convenance. Les Bibelforcherines ne s’en privaient d’ailleurs pas, qui se fichaient comme d’une guigne de l’âpreté de leur sort. Parvenues, par l’étude assidue du Livre, à un niveau élevé de spiritualité, elles accordaient à Jéhovah une confiance absolue. Et si Jéhovah, dans sa connaissance de chacune, estimait que l’heure du marchand de gaz avait sonné, elles franchiraient sans s’émouvoir la porte menant à la cheminée, et de là au Seigneur. Je chargeai donc Rudolf (je me demande au passage si cet esprit géométrique, cependant moins carré qu’il ne semblait, n’était pas tombé à mon égard dans une forme d’idolâtrie qui le déconnectait de la partie reptilienne de son être), de s’occuper de ces chéries, ce qu’il fit sans broncher. Bien décidé à échapper grâce à nous au sort de feu son subalterne, il les nomma hôtesses au mess des officiers, lieu 143
confortable où ces demoiselles auraient plaisir à servir et distraire ces messieurs. Grapner liquidé, pourquoi diantre, me demanderez-vous, tenir à les changer de poste ? Eh bien pour la simple raison que nous ignorions si le blaireau avait pris de son propre chef la décision de s’en débarrasser, s’il avait joué les fanfarons ou si, selon les ordres, il avait désiré me tester. Responsable en toute chose, il conservait pour lui une grande partie de ses informations, et la fouille des tiroirs de son bureau, pour la plupart bourrés de représentations de Führerines vêtues de leurs seules bottes, ne nous éclaira guère. Mieux valait donc agir avec la plus extrême prudence. Pour combler le vide qu’allaient laisser à Harmensee nos fiancées du Christ, charmantes encore que trop sectaires, nous avons sélectionné une trentaine de Françaises déportées de fraîche date et leur avons présenté Ladislas, lequel les rassura d’un clin d’œil avant de les menacer de se les faire à sec. Cela pour jouer les Kapos de choc devant Karl Ziegefuss, Rottenführer de son état, par la même occasion nommé Bauernführer (Führer d’exploitation fermière). Lequel Ziegefuss, séduit par ces jeunes femmes auréolées de légèreté, dont la plupart demeuraient désirables malgré leurs tonsures et leurs mises impossibles, avait tenu à les accompagner, à se glisser à leur suite au fond des poulaillers. En un mot comme en cent, Ziegefuss, était tombé sous le charme de Françoise, de Georgette, de Charlotte et de leurs copines. Ici, à propos de tonsure, n’allez pas imaginer on ne sait quoi, et comprenez que nulle pensée salace ne se dissimulait derrière la nécessaire entreprise de rasage. Dans leur terreur du pou, les Allemands ne reculaient devant aucune prophylaxie, et leur décision de nommer des Häftlings aux postes convoités d’éradiqueurs de touffes, outre qu’elle s’avéra judicieuse sur le plan de l’hygiène et de la lutte 144
contre les parasites, permit de remplir les pleins sacs de toisons dont bénéficiait le peuple allemand. Lequel ne découvrirait le pot aux roses qu’une fois ses villes rasées, sa literie saccagée par les Russes. Et si c’était un Tzigane ou un Juif, et non un Aryen, qui maniait le rasoir en s’efforçant à la douceur, qui s’excusait de l’épreuve infligée, c’était par déontologie : les sous-femelles interdites comme de juste aux Allemands, il paraissait hors de question d’exciter le Teuton par l’entreprise intime, bien que pratiquée en public, qui consistait à se pencher sur un pubis, à en dévoiler la fente avant de passer à la suivante (enfin à la détenue suivante). Car toute évocation à la féminité, a fortiori toute allusion à ce que cache la pilosité féminine, puis qui vous saute à la figure après que la lame a passé, mettait le mâle allemand dans un état voisin de la défonce au crack. D’autant que le pouvoir dont disposait le barbier l’aurait convié à s’égarer vers ce que la pudeur et le respect de la mère, de l’épouse et de la sœur interdisent de nommer. Considérez d’ailleurs l’effet que produit sur votre mental cette simple allusion à l’intimité de la femme, en particulier de votre voisine, élevée au rang de vierge par la disparition de son cresson. Vous comprendrez alors que le Reichsführer ait ordonné que l’interdit, dûment signé par le Führer lui-même, fût placardé en tous lieux où la féminité risquait de provoquer un échauffement du sang — ici sang de soushommes, alors imaginez le bouillonnement dans les artères prussiennes !… Retrouvons à présent Ziegefuss, désormais Hühnerstallführer (chef de poulailler), occupé de Paulette, de Ginette et de leurs semblables. Le voici profitant que Lili a les mains occupées pour s’aventurer sous sa chemise en s’efforçant d’enjamber son futal, enfin de finir par s’en extraire. Le voici aussitôt glissant le doigt dans la crème, perdant la boule avant de la retrouver — poules et poulardes reprenant alors leur caquetage interrompu par les ébats. 145
Malgré qu’il fût S.S., Karl Ziegefuss était on ne peut plus plaisant, et ce n’est pas Fifi qui aurait dit le contraire, ni Gisèle, ni Fanfan. À noter qu’il sut tenir sa langue puisque nul accident ne fut à déplorer durant les deux mois que dura sa mission. J’avais en effet, en accord avec Mordekhaï et Myklos, décidé de l’attacher de manière officielle à la ferme d’Harmensee, et sa nomination, signée de la main du commandant Höss, fit des S.S. d’occasion que nous étions les amis du S.S. de boudoir qu’il était de son côté. Devant ses pitreries, durant lesquelles il singeait le Reichsmarchal et le Führer, nos protégées oubliaient leur misère, envisageaient des lendemains de bonheur. Des signes avant-coureurs d’un renouveau se faisaient d’ailleurs sentir, en particulier la nuit, à l’heure où la radio saisie dans le bureau de Grapner, alors que les bombardiers arrosaient les usines d’armement, distillait sa rancœur : Bruxelles tombée aux mains de l’ennemi, Himmler invitant les retraités à s’enrôler depuis que Staline, non content d’avoir dépassé les bornes, venait de pousser la grille d’un camp dont les photographies, grossièrement falsifiées, s’étalaient à la une des quotidiens anglais. Ces nouvelles nous le confirmaient, les nazis couraient à leur perte. Malgré cela, au lieu de changer de tactique, de ne plus importuner ceux qui deviendraient leurs juges, ces enragés rivalisaient de férocité. Au point que les convois déversaient à présent des foules de plus en plus hagardes. Arriva même, une nuit, un transport à ce point surpeuplé que le nombre des morts s’élevait à la quasi-totalité des passagers, femmes et enfants inclus. Les quelques survivants, tombés dans la démence, furent liquidés sitôt sur le pavé — tous, y compris les mioches, tirés comme des lapins au milieu d’éclats de rire. Nous étions à deux doigts de l’explosion, nous autres nazis de contrebande, mais, à moins de nous faire dégommer nous aussi, nous ne pouvions intervenir ni sauver qui que ce fût. 146
Nous passâmes une partie de notre rage sur un Lagerfüher qui avait le jour même, pour la raison que sa bonne femme lui avait tourné le dos, le privant de son rapport, chopé un gosse au hasard et lui avait d’une balle crevé la prunelle gauche, défoncé le nez, pulvérisé l’œil droit, puis l’avait planté là. Chopé séance tenante, ce brave père de famille vit s’achever son existence dans des souffrances dont la durée lui permit de comprendre son geste, d’en ressentir les effets sur ses doigts et ses ongles, ses dents, son trou du cul et le reste. Mais il aurait fallu, afin que la leçon portât au-delà de sa personne, qu’une assemblée de seigneurs assistât au supplice. Or, n’étant autour lui qu’une poignée de sous-hommes, nous dûmes faire notre deuil, du moins dans l’immédiat, de nos projets de pédagogie universelle. Notre colère, malgré tout, parvint à s’exprimer au travers des problèmes d’intendance, notamment du bol alimentaire dont je vais enfin vous entretenir. Un S.S. opérationnel, correctement nourri, fournissait environ quarante kilos de chair. Mais nombre d’entre nous (je parle ici de nos coreligionnaires), pour avoir suivi les offices religieux, exigeaient que leur alimentation fût cascher. Or, mécréants que nous étions, Mordekhaï et moimême n’étions guère en mesure d’exiger de rabbins en fin de vie qu’ils consacrassent des viandes d’origine inconnue. La solution nous fut donnée par Guturdjieff, sous forme d’un souci dont je commençai par m’amuser. À jamais affamé, il venait d’engloutir une moitié de cochon et ne savait de quelle manière dissimuler le forfait, susceptible de le mener à la balançoire, c’est-à-dire à l’éclatement de ses bijoux de famille sous les coups de gourdins. — Fameux coup de fourchette, l’engueulai-je. — Lui naf naf tout pitit, herr Major. Minouscoule migon pitchoun pitis yeux tire-bouchon, plaida-t-il. Alors moi mange et partage avec femme. 147
— Femme… au singulier ? — Trois. Trois agrrrikultivatchskaïa, finit-il par avouer, déployant quatre doigts. Vouloir elles bons morceaux, moi plus savoir quoi faire alors donner. — Eh bien, plaisantai-je, remplace le cochon que vous avez consommé par un cochon sur pied. — Toi posséder ? — Moi posséder sa peau, regarde, lui répondis-je en ouvrant mon manteau sur mon costume de tueur. J’avais dit cela sans réfléchir, mais voici que le bougre se prenait la tête. — Cochon S.S., éructa-t-il soudain. Cochon nazi ça bon, ça génial, karrabarr ! Il enfourcha aussitôt la moto de Ziegefuss, revint une demi-heure plus tard porteur d’un sac où râlait un butor qu’il s’empressa de faire taire du tranchant de la main, puis d’un crochet que prolongea le craquement des cervicales. Il entreprit aussitôt de saigner son gibier et de le démembrer avant de le fendre dans sa hauteur — dans sa longueur plutôt puisqu’il gisait à terre. — Le surplus, lui conseillai-je, tu l’emballes et le planques au frigo. On en aura besoin. — Jawohl, herr Majorrr, besoin pour nazis. Pour nazis ?… D’abord, je ne compris pas… Mais peu après… eh oui, j’avais bien entendu : POUR NAZIS ! C’est ainsi que les S.S. de Birkenau, sitôt la mi-octobre, ravis que ses rations de viande ne leur fussent plus comptées, se repurent de morceaux prélevés sur leurs confrères saignés, équarris, stockés à Harmensee à côté des carcasses de moutons, de bœufs et de porcs dont les meilleurs morceaux enrichirent désormais l’ordinaire des détenus. Et tandis que nos hallebardiers suçaient sans le savoir la moelle de leurs frères d’armes, nos protégés dégustaient des côtelettes garanties d’origine, du bœuf bio et du gigot fermier. Au nombre de cinquante, les ruminants broutaient 148
au bord de la Vistule, et deux troupeaux d’ovins mêlaient leurs voix de sopranos aux contraltos des bœufs. Si un mouton équivalait en poids à un demi S.S., la carcasse d’un Holstein en valait au moins vingt. Avant que la disparition du cheptel d’Harmensee n’inquiétât les organes directeurs, nous comptions donc sur la fin du conflit, le passage des nazis devant leurs juges et leur exécution. Les femmes et jeunes filles du commando des agrrrikultivatchskaïa, nourries elles aussi de chair de contrebande, avaient juré de n’en souffler mot, et je dois avouer que les promesses furent tenue puisque jamais Ziegefuss n’eut à douter de leurs affirmations. Il faut dire que l’artiste se s’inquiétait guère, tant qu’il était copieux et le tenait à l’abri des diarrhées dont souffrirent ses collègues dans les semaines suivantes, du contenu de son bol alimentaire. Une ventrée à midi, une seconde à sept heures, et le Casanova s’offrait un lard qu’il perdait à mesure en besognant ses amoureuses. Dès que Le commandant l’eut en effet élevé, avec apposition de la griffe parfaitement imitée du Reichsführer Heinrich, au grade de Bauerineundfraüleineführer, le plaisantin eut tôt fait de s’aménager différentes garçonnières où venaient le retrouver, sur des canapés de fougères et des entassements de foin, nombre de bonnes amies, auprès desquelles il jouait les philanthropes. Des traces de leurs ébats s’inscrivirent même, à la faveur des jours ensoleillés qui réchauffèrent le camp avant sa glaciation, dans les abris de jardin, les alignements de choux et jusque dans les arbres. Du fait que les nazis, rendus furieux par l’entrée de l’ennemi sur leur terre ancestrale et les ravages causés à leur omnipotence, enfin par des informations d’une radio (la Reichrundfunk) dont l’optimisme éhonté, comparé à ce que découvraient au matin leurs épouses en poussant leurs volets, les faisait douter de leurs sens, n’avaient plus le 149
temps de se soucier d’autre chose que d’éradication, notre trafic s’organisa sans qu’il nous fût besoin de trop de précautions. Et de même que les convois de sous-hommes avaient priorité sur les trains de la Wehrmacht, la charcuterie destinée à Berlin passait avant les armes. Ainsi, pendant qu’on s’empiffrait dans les hautes sphères, les munitions manquaient, au point que de plus en plus d’exécutions, selon un mode opératoire inspiré de l’homo erectus, se pratiquaient au gourdin, D’autre part, la possibilité de faire consommer aux S.S. de la côte de S.S., du bourguignon de Führer, du pot-au-feu de Schütz accompagné de bouillon de chiottes, dépassait à ce point l’imagination de nos brutes que l’énormité de notre crime nous plaçait au-dessus de leurs soupçons. En cela, nous faisions nôtre l’impudence des organisateurs de la Shoah, adoptions le cynisme qui veut que plus le mensonge est gros plus difficile à débusquer s’avère la vérité. En un mot comme en cent, alors que les alliés menaçaient les nazis d’une défaite exemplaire, nous œuvrions de notre côté, sans que rien ne transpirât, sans qu’aucun S.O.S. n’inquiétât les centres de reproduction où veillait, sur un couvain gavé de propagande, l’élite des Têtes-de-mort, au broyage de leurs os après ponction de leur sang. Dans un premier temps passèrent ainsi à la casserole, au grill et à la poêle à frire une dizaine de soudards dont les costumes de scène étaient sans plus attendre attribués à des Stücks méritants. Au fil des jours, ce furent ensuite chaque matin, avant que Ziegefuss ne s’éveillât, plusieurs carcasses nazies qui s’en allèrent, à Harmensee, se suspendre aux crochets laissées libres par le transfert chez les détenus de la chair animale, opération effectuée nuitamment par des gars au parfum. Si l’approvisionnement en S.S. ne nous créait aucun souci (nos abatteurs s’insinuaient dans les Kommandos d’intérêt général), il n’en irait pas de même, au train où 150
défilaient les plats dans les rangs de la faim, du renouvellement du cheptel. Un mouton égorgé passe encore, on télégraphiait à Berlin que la résistance polonaise l’avait pris au lasso, coup du lapin et hop ! le butin dans un sac, le sac sur l’épaule et au revoir… mais pour le bœuf, étant donné sa corpulence et la portée de son organe, c’était une autre affaire. À part deux unités que nous parvînmes à faire passer pour des victimes collatérales du bombardement de la Buna, le mensonge ne pouvait perdurer. C’est alors que nous fîmes, dans les arrière-cuisines du mess, la connaissance de Piotr Plastz, boucher à Oswieçim et restaurateur d’élection du couple Mengele, dont la disparition se traduisait pour lui par du manque à gagner. Épais, rougeaud, le germano-polak nous fut d’autant plus sympathique que sa lippe s’humecta à la vue des rôtis que nous passions aux Bibelforscherines. Étant donné le métier que nous pratiquions, lui et nous, la conversation roula sur l’approvisionnement, la pénurie, le coût, la qualité, et surtout la disette menaçant Oswieçim, plus largement la Pologne et plus encore l’Europe, peut-être même le monde. Pour le petit commerçant qui refusait, comme lui, de se lancer dans le marché noir au détriment de ses semblables, c’était une période on ne peut plus dificile. Seuls s’en tiraient les gros, c’est-à-dire les malins, entendez les salauds. Son problème à lui, restaurateur patenté ayant pignon sur rue, réserves en sous-sol et tables en terrasse, n’était pas le client, lequel se pressait à sa porte, le ventre vide et les poches pleines, mais plutôt les éleveurs et équarrisseurs, évanouis en mêmes temps que les troupeaux. Il lâcha un soupir, posa les yeux sur nos emballages vides, s’abîma dans un rêve dont nous voyions avec plaisir, se constituer le scénario. — Ne pouvions-nous… Bien sûr, que nous pouvions ! Il suffisait de nous en 151
faire la demande et de s’inscrire, de prendre sa place dans la queue et de mordre à l’hameçon, ce que fit sans attendre notre futur client. La transaction, conclue dans l’antre même du loup, porta sur Naf Naf, (porc en langage codé), seul animal qu’on pût encore traquer dans un pays où les rats, les mulots et les ragondins ne quittaient leurs repaires que pour voler aux morts une pitance avariée. D’ailleurs, de l’aveu même de Plastz, dont la panse témoignait des cultures bovine, ovine et charcutière, rien n’égalait le rôti nafnafien, considéré dans le cercle polonais de la gastronomie comme on ne peut plus goûteux. Pour le prouver, il accepta que nous lui resservions ce qu’il avait englouti quelques instants plus tôt, à savoir un jambon à la crème, une côtelette aux échalotes suivie d’une grillade au schnaps, mets des plus délicats provenant de la disparition d’un Ochsführer, puis de son remplacement, après pénétration de la lame dans sa poitrine fumée, par un de nos rabatteurs chargé du repérage des têtes au sein de la garnison. À l’inverse de la machinerie teutonne, notre organisation était légère, infiniment maniable, adaptée à toute forme d’imprévu. À ce sujet, je préciserai que Treblinka, Mordekhaï et moi-même, à ce stade de notre aventure, atteignions l’euphorie, ou phase gazeuse propice aux audaces les plus folles. Le moindre coup que nous portions à l’ennemi, à mettre en parallèle avec les rase-mottes des pilotes de la R.A.F. (hello, les Frisés ! et le temps que le Prussien ait recouvré l’esprit l’avion avait largué ses bombes), s’accomplissait avec une telle dextérité que les Führers abusés avaient à peine le temps de comprendre qu’ils plongeaient dans le pétrin. Ainsi, voyant un jour paraître de la Gestapo deux limiers délégués par Himmler pour enquêter sur la disparition de Grapner, n’eûmes-nous aucune hésitation. À celui qui s’enquit de son bureau, je répondis que je pouvais l’y conduire, 152
mais que l’affaire était complexe : les mensonges derrière esquels s’était planqué le gars avaient été révélés au monde lors de la comparution dudit devant le tribunal de Sion, en conséquence de quoi le joyeux drille avait été condamné à la peine capitale, puis exécuté sur le champ de la manière suivante : mis en mauvaise posture par la chute de son pantalon sur ses bottes, puis maintenu par la queue pendant qu’on le battait comme fer, il fut jeté dans la fournaise du crématoire numéro IV — dont je me proposai bien sûr, si ces messieurs le souhaitaient, de guider la visite et de la commenter. Durant ce discours, dont la franchise fournit aux enquêteurs des tuyaux de première bourre, Myklos et Mordekhaï affûtaient leurs poignards. Alors que nul ne paraissait, un pas vers le blaireau le plus proche et hop, un premier blaireau de moins, un autre pas et hop, un second. Plus qu’à enfouir les corps dans le camion des cendres et les voir s’éloigner les pieds devant, direction Harmensee, où Guturdjieff allait les dépouiller de leur cuir. Avec l’aide de ses protégées, il en réserverait les filets à l’intention de Piotr (lequel se ferait un plaisir d’allonger les biffetons), et Piotr les transformerait à son goût en saucisses de Francfort, en boudins de Hongrie et poulets de Mazurie, toutes productions appréciées des gosiers hitlériens, donc susceptibles de maintenir en leur jardin nos jolies fleurs d’amour. Nos jolies fleurs d’amour… Je sens soudain le froid me transpercer, je pleure encore de n’être demeuré sur le qui-vive, de n’avoir éventé le plan des assassins. Car le destin ne voulut pas, malgré l’espérance mise en lui par chacun d’entre nous, que se poursuivissent les heures les plus heureuses, les plus colorées de nos vies de jeunes gens. Un matin de décembre, dans un fantastique déploiement de tambours, d’oriflammes et croix de fer, croix de feu, 153
svastikas noirs, svastikas rouges et têtes de mort, nous vîmes se mettre en rang les centuries de l’extermination. Cloués sur place, nous regardâmes se déployer la horde du malheur en nous disant que c’était là le visage de la mort et que la mort allait frapper — mais où ? comment ? pourquoi ? Des bas-fonds de l’Allemagne hitlérienne venaient de surgir des hyènes chargées de seconder leurs mâles, et si le mâle commun n’a rien à redouter des femelles ordinaires, les chiens de la solution finale, pris de court ce jour-là, courbaient l’échine devant un troupeau d’égorgeuses surgi de la martialité des cuivres. De véritables terreurs que ces viragos surarmées et casquées, déléguées par Berlin pour remettre de l’ordre dans le foutoir d’Auschwitz, et qu’accueillait un Höss en uniforme de gala, et que saluait bras tendus, vapeur fusant de trois milliers de mufles, l’alignement au cordeau de trois milliers de brutes. Les chiennes de Ravensbrück ! Du haut du mirador central où nous montions la garde en compagnie d’officiers pareillement effarés, nous avions l’impression de voir sous nos yeux manœuvrer des congères. Ce fut pire que cela.
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Depuis que nous fréquentions Harmensee, nous avions oublié la principale mission d’Auschwitz : atteler les Stück à leur galère et les séliminer en bloc. Après la Pologne, déclarée judenfrei, était venu le tour des autres nations, dont les ressortissants n’avaient pas le temps de s’étirer qu’ils partaient en fumée. À la ferme cependant, où nous allions chaque jour, se prolongeait le bon temps… Le retour à la réalité nous fut des plus brutal. Le cérémonial auquel nous assistâmes depuis le mirador central démarra sur des coups de sifflets, des exhibitions de casse-tête, d’épouvantables aboiements. Devant un sombre déploiement d’Aliens, nous crûmes au démarrage de quelque liquidation inédite et grandiose. D’autant que la troupe portait sur elle l’intégralité de son barda, et qu’il fallait envoyer se rhabiller ceux qui se ramassaient dans la boue et se relevaient honteux, merdeux devant leurs chefs. Car ce n’était pas en prédatrice que se rassemblait la horde, mais en fervente admiratrices de quelque monstruosité venue juger, en ce matin de pluie, des progrès accomplis. Si je fais mine d’en rire, c’est pour ne pas pleurer. La terreur s’avançait, et le décor que nous avions dressé depuis Gestapo Max se défaisait sous nos yeux, nous crucifiant devant un tableau où s’exprimait un ricanement patiné de vert-de-gris. Nous devenions les témoins d’un rituel auquel nous n’avions pas accès. 155
ACH… TUNG !!! Parurent deux véhicules à chenilles suivis de caisses d’état-major, puis une limousine à ce point imposante que devait s’y tenir ce que l’Allemagne comptait de plus retors, assurément le premier dignitaire du Reich. Nul n’avait le cœur à la fête. Ni les S.S. au garde-à-vous, ni même Herr Kommandant, qui s’apprêtait à claquer des talons. Ce ne fut pas Adolf mais son bras droit, le maître des chenils d’Allemagne, d’Autriche et de Bohème, Heinrich Himmler en chair, en os et pestilence, qui s’avança sur le tapis qu’on déroulait devant lui, calandres et pare-chocs étincelant sous le crachin. Nous n’avions d’yeux que pour lui et, dans le silence du mirador central, cette pensée me frappa : Höss nous avait tenus à l’écart non pour nous protéger, mais par refus de partager la foi qu’il avait dans ses chefs, aussi répugnants fussent-ils. Il nous faisait ainsi savoir que le pouvoir le protègerait toujours, protègerait toujours les siens, protègerait toujours ses chiens. — Ce Reichsführer, gronda Mordekhaï, je vais… — Oublie ça ! Interdit, le cousin me regarda. — Nous avons nos otages. Alors si ce salaud… Il se figea soudain : Les gosses… — Rien à craindre. Mais vois le commandant : incliné devant le pouvoir comme la poule devant le coq. Mais si le Reichsführer, nullité reconvertie dans la distribution du gaz, chef d’orchestre d’un requiem l’allant porter en terre, constituait le plat du jour, les hors-d’œuvre commençaient à paraître. Après que le cercueil du sous-maître du monde avait éjaculé son hôte, que cet hôte avait brièvement répondu au gigantesque Heil ! honorant sa venue, de la voiture suivante sortit une chose ahurissante, un cauchemar qui s’imprima en noir dans l’esprit de la troupe ahurie, demeurée gueule béante. Était-ce vraiment une femme ? N’était-ce pas plutôt, 156
visible du premier coup d’œil, une mécanique vêtue d’une carrosserie à vous épouvanter ? Avoir à propos de cette créature une seule pensée grivoise eût été déplacé. Nul ne pouvait s’accoupler à un tel automate. Elle était l’Ordre, la Loi, l’Obersturmbannmutter à la rigidité dardée, le clitoris d’acier d’une Panzerdivizion. On ne pouvait que se mettre à ses pieds, lécher deux talons qui portaient vers les cieux tourmentés, dans le prolongement d’une chevelure de synthèse, un masque d’égérie de pub ou de poupée Barbie déssinée par Goebbels et promise, en vue de branlette à mort quand tout s’effondrerait, quand tout disparaîtrait, que de l’enfer ne resteraient que ruines, au respect absolu du mâle. Himmler planta ses hôtes, se dirigea vers elle pour l’honorer du scintillement de ses verres avant de… mais non. Affublé qu’il était d’une sexualité déviante, il s’en abstint d’autant plus volontiers que la top model, le dépassant d’une tête, le ridiculisait aux yeux de la Schutzstaffel hypnotisée, disposée en carré. D’un mouvement du gant accompagné d’un éclair de lorgnons, il invita la chose à le précéder, la présenta à Höss, lequel claqua des bottes, leva sur fond de crémation le bras de la virilité nazie, éructa le plus puissant des Heil avant de s’incliner sans se casser la gueule. Il s’agissait d’Irma Gröse, Oberführerine du camp de femmes de Ravensbrück, terreur des terreurs et idole, disaiton, de milliers de vierges blondes fiancées au Führer avant que leurs premières menstrues ne les fissent réfléchir et accepter, avec un soupçon de dépit, que les tronchassent les Schütz, puis qu’ils les épousassent et leur missent dans le tiroir le plus de nazillons possible. À la vue de cette silhouette qui projetait alternativement à une telle hauteur les talons de ses bottes qu’elle risquait d’en péter sa culotte, je retrouvai ma joie de vivre. Mon sourire cependant s’effaça lorsque je remarquai en quels 157
abîmes s’enfonçait Mordekhaï. J’allais l’interroger lorsqu’il me désigna, à l’arrière du cortège, un char funèbre dont venait de s’extraire ce que Goebbels, Himmler et Keitel réunis avaient trouvé de plus effarant en matière de femelles de combat, d’Oberweibchen blindées. Ces tronches ! Et cette noirceur qui leur collait au train, cette abjection qui se voulait l’aura qui les aurait illuminées si leurs marâtres les avaient chéries comme il se doit, si leurs frangins ne la leur avaient mise en bouche, et si les rastaquouères des bas-fonds de Schwarzbek ne les avaient torgnolées pour qu’elles se déloquassent, s’accroupissent et honorent de la bouche les don Juan des faubourgs. Et tandis qu’elles cahotaient au rythme de la fanfare, à leur flanc s’exhibaient des bourrelets à vous nouer le chibre. La première, luisant d’on ne sait quelle sanie, avançait tant bien que mal, une vipère dans l’anus. La seconde, sexy comme il n’est pas permis, exhibait sans la moindre pudeur ses nasaux de jument. La troisième, débordant de partout, besognait des poteaux pour ne pas que la rattrapent les suivantes, dont celle de tête adressait à la ronde un rictus d’égorgeuse. Venait enfin une psychopathe accompagnée d’une trisomique. Cloutées sous la godasse, sanglées sous le nichon, maintenues verticales par la forces des choses et armées comme des chars, les tireuses de bordée. ACH… TUNG !!!! Devant Irma Gröse et le staff ébloui, dans un cliquetis de chaînes se crispèrent les protubérances et se dressèrent des bras de débardeuses, d’équarrisseuses, de torchonneuses de porcs. Retentit alors, dans les senteurs de cette fin de matinée, le cri de ralliement des laitières de tranchées, des glaneuses de champs de mines, des récureuses de fosses. Coincé d’ordinaire à l’idée d’exprimer son plaisir, Himmler lui-même se détendit jusqu’à offrir à Höss, à la Gröse et à la procession de catcheuses qui ne comprenaient pas qu’on pût 158
les accueillir sans vouloir les troncher, son plus charmant sourire. Puis sonna l’heure du déjeuner, et tout ce petit monde s’en fut se restaurer : l’état-major dans les salons de la Kommandantur, où lui fut offert le champagne, les filles de foire à la cantine où les Bibelforscherines, leurs chants taris, leur présentèrent en des sourires de circonstance des canapés de saindoux agrémentés de Klöss, apparences de fausses couches au sein d’une transparence douteuse. Quant à Himmler, au commandant et à un officier que nul ne connaissait, ils se rendirent à la villa où s’affairait Madame à déposer au milieu des rôtis, des plats de charcuterie et des bouteilles de vin, devant chaque assiette le détail du menu. Irma Gröse était bien sûr de la partie. Non pour donner son avis (elle n’en avait aucun), mais pour que le Reichsführer pût à loisir se rincer l’œil des deux tétons que laissait deviner, de part et d’autre d’une cravate noire, la finesse du chemisier. Et se déroula le repas dans des louchées de sauce, des lapements et force libations, une chiée de pâtisseries achevant les agapes. Le café dégusté, le pousse café de même, notre quarteron s’en fut assister, bien que des ballonnements obligeassent l’un ou l’autre, à moins que ce ne fût chacun des quatre en quatre fuites semblables, à se mettre à l’écart pour des lâchers de flatulosités de moins en moins discrètes, à un spectacle de gazage. Depuis les premières heures du jour, plusieur centaines de familles grecques, arrivées de Céphalonie après un voyage de deux semaines, attendaient dans le plus simple appareil qu’on vînt leur distribuer les savonnettes promises. Quatre gaziers, affublés de masques à gaz et porteurs de bidons métalliques, ouvrirent alors les trappes ménagées sur le toit, y déversèrent leurs cristaux avant de refermer. La chaleur et l’humidité firent le reste, si bien qu’en dix minutes, après qu’une panique indescriptible, dans le local joliment éclairé, avait jeté hommes, femmes et enfants les uns contre les autres, puis que leurs cris s’étaient 159
mués en râles, le silence revenait. Un silence absolu, que parut apprécier H.H. Le Reichsführer se serait bien attardé, mais l’en détourna le supplice de ses intestins. À peine eut-il le temps de regagner sa caisse et d’ordonner à son chauffeur un démarrage en trombe. Les archives hitlériennes ne donnent aucun détail sur son retour à Berlin, mais de nombreux témoins rapportent qu’une longue limousine, encadrée de voitures où bringuebalait du Totenkopf, s’arrêtait tous les trois kilomètres. En jaillissait une silhouette qui fonçait aussitôt aux buissons et s’y accroupissait, son escorte se groupant autour d’elle pour lui tourner le dos, la protéger des regards. Pendant ce temps, installé au bureau de Mengele, une canule entre les dents, un pot de chambre à droite et un étron à gauche, Treblinka exultait : il pouvait désormais activer, répandre et contrôler le virus de la chiasse. Ce dérèglement passager, d’ordinaire sans autre conséquence que l’obligation de se vider plus fréquemment qu’à l’ordinaire, et en des lieux que la tétanie des sphincters ne laissait guère le temps de choisir, eut sur l’obéissance un effet destructeur. Prenons le cas d’un Unterscharführer chargé de transmettre les ordres qu’on vient de lui donner. Lors d’un transit normal, il distribue deux ou trois gnons, communique une partie de ses instructions (redoutant de se trouver démuni, donc de ne savoir que faire, il en garde pour lui), surveille quelques instants l’exécution desdites, puis s’en va s’enfiler un remontant. Or, dans le cas présent, où toute autorité est remise en question par une pression intestinale des plus invalidantes, les consignes accompagnées de grognements, de gémissements et autres manifestations que la décence interdit de rapporter, ne parviennent qu’à travers la porte des toilettes. Et rien de plus hilarant, pour le sans160
grade, que de savoir son supérieur le cul au-dessus du trou, les yeux embués tandis que se maculent ses bretelles et ses bottes. Et pour peu que le lampiste, soumis aux mêmes tracas que son chef, se voie contraint de se hâter vers le lieu d’aisance le plus proche, d’y accéder le plus souvent une seconde trop tard, on imagine sans peine ce que deviennent les ordres. Quant au troufion de base, en général nourri de bas morceaux favorisant la prolifération de polypes, je vous laisse deviner avec quel enthousiasme il se soumet à ses devoirs. C’est ainsi que les Bibelforcherines, au lieu de passer au four sur décision d’on ne sait qui, furent reléguées au Kanada, dépotoir gigantesque où s’entassaient les centaines de milliers de valises, les centaines de milliers de lorgnons et de paires de chaussures ayant appartenu aux centaines de milliers de gazés, et purent à loisir, en triant les bagages de centaines de milliers de bienheureux rappelés par le Seigneur, reprendre leurs cantiques. Le Kanada se spiritualisa, devint un haut lieu de la foi, fut fréquenté par des S.S. autrefois pratiquants, devenus entre-temps agnostiques et qui soudain, inquiets de l’avancée des Russes, venaient prier le ciel de retarder Staline. Il paraît d’ailleurs que furent découvertes, enfouies dans la partie réservée aux effets féminins, des tenues d’officiers supérieurs — preuve s’il en est que nombre de gradés, descendus de leurs sommets pour fuir le bolchevisme, n’avaient pas craint de se travestir en bonnes femmes, de pousser des landaus sur les routes encombrées du retour au Moyen-Âge. Plus qu’une déroute, c’est un naufrage qui s’annonçait, le drame du Titanic à l’échelle d’un empire — l’iceberg stalinien décroché de sa banquise pour débarquer en pleine défécation, créer dans les bureaux une panique d’enfer. Car les nazis pris au piège (autrement dit l’ensemble de la garnison) transformaient l’Appelplatz en un champ d’épandage où ils risquaient à tout moment de s’enliser, les latrines 161
accessibles aux seuls défécateurs dotés d’un atome de bon sens. Plutôt que de s’y présenter les mains vides, auquel cas le guignol de service les envoyait au diable, les S.S. désireux le soulagement devaient en cette veille de Noël se fendre de langoustes et de boîtes de foie gras. Si je vous rapportais qu’on a vu, en ces lieux conviviaux, à la manière qu’ont les fourmis de s’offrir la becquée au milieu du combat, mais ici à l’inverse, en partageant de quoi se torcher, victimes et bourreaux s’installer côte à côte et deviser des petits riens qui agrémentent la vie !… Depuis le bombardement de la Buna, outre que s’était envolé l’espoir d’une production de gomme qui pût changer le cours de la guerre, de l’avis des S.S. l’obéissance n’était plus ce qu’elle était. Il est vrai que nos aliens s’efforçaient de maintenir la terreur tandis que les détenus filaient doux, mais ce n’était que façade. L’imminence du verdict alimentait à la fois la férocité du loup et le désir de vengeance de l’agneau. Une première révolte a failli démarrer dans le camp des Hongrois, devant le block n° 5 de la travée C. À ce sujet, sachez que les Allemands notaient d’un chiffre chacun des baraquements, le un, le deux, le trois, etc., jusqu’au dixneuf, numéros précédés de la lettre attribuée aux travées, la A, la B, etc, ce qui donnait les baraquements A-ein, B-acht, C-neun, usw. Par rapport à l’avenue menant aux crématoires, si vous tourniez le dos au bâtiment devenu le symbole de la Shoah, le camp des hommes s’étendait sur la droite en neuf rangées de dix-neuf blocks, rangées auxquelles succédait le bâtiment du Revier, infirmerie où officiaient quelques détenus dont le dévouement permettait à de rares grabataires de sortir sur leurs jambes, de prendre une bolée d’air avant de regagner leur paillasse pour ne plus la quitter. Les autres, morts et mourants confondus, étaient acheminés, suite à des 162
sélections que pratiquait le corps médical, vers une euthanasie rapide. Les cas désespérés descendaient au sous-sol, où le gaz abrégeait leurs souffrances, tandis que les morts étaient traînés vers les bûchers. Fréquentes étaient cependant, malgré les contrôles tatillons, les erreurs d’aiguillage, et nombre de malades étaient livrés aux flammes sans que parvinssent leurs cris aux organes directeurs. À gauche le camp des femmes, moins étendu que celui des hommes pour la raison que la majorité d’entre elles, à commencer par celles qui allaitaient ou s’apprêtaient à le faire, à peine débarquées devaient se rendre au vestiaire et se dévêtir, de même dénuder les bébés, repérer l’endroit où elles déposaient leurs vêtements, ce qui les rassurait. Et sitôt ce petit monde à poil étaient en une fournée unique éliminés les innocents, leurs mères et leurs grands-mères. L’ensemble des deux camps offrait une enceinte doublement barbelée, et qui plus est électrifiée avec, pour des raisons de sécurité, un mirador tous les cent pas. Et chacune des parties de l’ensemble, tel le camp des Tziganes, le camp des Theresienstadter et celui des Hongrois, constitués les uns et les autres d’un ou deux groupes de dix-neuf blocs, était pareillement séparée de ses voisines par un même horizon de barbelés. Sachez d’autre part qu’à raison de cinq cents têtes par bloc, le camp des hommes, si vous multipliez cinq cent par cent soixante-et-onze (neuf fois dixneuf baraques), abritait une population de quatre-vingt-cinq mille têtes soit, pour la statistique, à raison de trois mille unités enfournées journellement, une réserve de plus d’un mois, réserve auquel il convenait d’ajouter le combustible féminin. J’ignore quelle quantité de cendres cela représentait mais je suis persuadé qu’il y en avait pour des années de fumure. Je ne sais si Eichmann avait procédé au décompte, je ne sais s’il fut interrogé à ce sujet, mais le résultat doit bien figurer quelque part. J’en arrive d’ailleurs à me demander si 163
ce bon vieux Kim Jong-un, lumière d’une Corée boréale en route vers l’immortalité, ne serait pas partant pour une telle pratique, on ne peut plus rentable si l’on en juge par la teneur en phosphates de la terre d’Harmensee. Donc, la révolte couvait. Et même si nous n’étions intervenus, si nous n’avions éliminé nombre de maîtres-chiens, elle aurait éclaté. Déjà, certains détenus avaient organisé des commandos d’assaut qui devaient s’emparer des dépôts de munitions, mettre le feu aux réserves de zyklon, détruire les crématoires, répandre à la ronde une telle pagaille que s’ensuivrait une évasion de masse. Des actions de ce genre s’étaient paraît-il déroulées à Sobibor et Treblinka, preuve qu’elles étaient réalisables, encore que les doigts d’une seule main suffisent à dénombrer les rescapés. Une telle remarque aurait dû nous inspirer la prudence mais, en cette fin 44, à quelques mois de la victoire du camp démocratique, nous ne voulions considérer que le bon côté des choses : la résistance polonaise, avec laquelle nous étions en contact — de notre côté par signaux de fumée, du sien par le cri de la bécasse — et que de récents parachutages avaient considérablement armée, franchirait le portail en draisine, prendrait d’assaut le mirador central, créerait quatre départs de feu, couvrirait de balles traçantes la cavale des détenus. Ce ne fut pas ainsi, comme de juste, mais à propos de gamelles dont les propriétaires venaient de partir en fumée, que démarra la mutinerie. Si chacun possédait le récipient lui permettant de toucher sa ration, ce n’était pas l’intendance qui le lui fournissait. À part les tenues rayées qu’elle distribuait avec parcimonie, outre la décoction de foin et le brouet dont j’ai déjà parlé, la logistique ne se souciait de rien. Alors démerde-toi mon Stück, soit par le biais du marché noir 164
organisé par les kapos que taxaient les S.S., soit par le vol, soit par héritage d’un voisin parti pour la cheminée. Trois écuelles n’appartenant à personne, revenant donc au plus rapide à s’en saisir, à savoir Folavoine, époux français d’une Juive de Budapest. Bien que veuf depuis peu (sa femme l’avait quitté dès son entrée au camp), de la sorte rendu à sa chrétienté d’origine, malgré cela maintenu sous barbelés (sécurité oblige), Folavoine découvrit les gamelles en venant récupérer sous sa paillasse une moitié de mégot. Fou de bonheur, se voyant déjà troquer chacune contre trois rations de pain, soit neuf rations en tout, soit de quoi tenir jusqu’à la quille, il venait de les glisser sous sa veste lorsqu’on l’interpela. — Scrasbulu atavit chalabache, vitupérait un descendant de Dracula, le fixant d’un œil noir. Spitbuli patatchnoï, karatchov avaya, na kaïkaï !!! poursuivait le drôle. Folavoine feignit de pas comprendre, mais le Magyar ne l’entendait pas de cette oreille. Il voulait deux écuelles. — Scrabulu patatchnoï ! reprit-il, insistant. — Scrabulu toi-même, Patatchnoï, rétorqua Folavoine. — Patachnoï ? Aligutzy ! Et le ton monta, de sorte que deux nouveaux intervenants, puis un troisième, délimitèrent le ring. C’est alors qu’apparut Veszdrém, kapo célèbre pour sa poigne. Jouant cette fois de malchance, il prit à la base du menton un gnon qui l’envoya valser, tournoyer sur luimême avant de s’effondrer aux pieds de Kalbzunge, son protecteur S.S. — Was ist das ? interrogea le nazi en sortant son pétard. — Das ist ein Tellerdieb, gronda Veszdrém, pointant un doigt sur Folavoine. — Komm hier, aboya Kalbzunge. — Nicht ein telleratchov karatzu, Herr Nazi, intervinrent deux témoins. — Ein Kellerdieb, ja, reprit Vezdrém en se remettant sur ses jambes. 165
— Komm hier ou je tire, réitéra Kalbzunge en levant son Mauser. Au soulagement du Français, il n’eut pas le temps de faire feu. Un coup de latte l’envoya au tapis et le plus âgé des Hongrois, cueillant d’une main le pistolet, logea un pruneau dans l’œil droit de Vezdrém, puis étendit Kalbzunge avec la même dextérité. Les saisissant alors par les pieds, il les tira vite fait à l’intérieur du block. Le poêle fut déplacé, une trappe fut soulevée, et deux corps encore chauds s’en furent dans les ténèbres. Dans la soirée, apprenant que deux détenus (l’un burgonde et l’autre magyar), appelaient à la rescousse, je profitai de mon grade, de mon Walter PK et de mon aurorité pour les faire prisonniers. Leur ordonnant de boiter, de courber l’échine et de la boucler, cravache en main, escorté de faux collègues jouant le rôle de vrais, je les escortai sans plus attendre chez le docteur Büllpack, lequel les confia à de charmantes hôtesses qui les placèrent en quarantaine et refermèrent la porte.
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La gastro répandue au sein de la garnison sévit durant une bonne semaine, période durant laquelle de se permirent de rondes qu’un petit nombre de gardiens. Et non plus ceux que nous ne connaissions que trop, mais des épaves qui laissaient percevoir, en leurs yeux larmoyants, le mal qui les rongeait. Quant aux kapos assermentés, décimés à leur tour, ils furent contraints de la mettre en veilleuse. Pendant ce temps, assistés de volontaires, les secouristes endossaient chaque matin des blouses de la Croix Rouge et, dès l’aurore, partaient à la recherche des Têtes-de-mort mal en point — et dieu sait s’ils se trouvaient en nombre, les malheureux que malmenait le virus. Les quantités de papier dont ils bourraient leurs trousses disparaissaient à une allure hallucinante. Vu du quartier latin, où se bousculent lettrés et grands esprits, la narration d’une telle affaire apparaîtra comme le summum d’un abandon de valeurs. Dans cet anus mundi que devenait Auschwitz, et provenant de guignols à l’esprit dévasté, le retour au caca boudin, boudin dans la culotte et culotte sur la tête permettait cependant d’apaiser les tensions. Ce n’était pas tous les jours qu’on pouvait se distraire de la sorte, et ceux des Häftlings qui n’avaient pas encore, au contraire de leurs voisins de châlit, endossé l’uniforme du loup, se détendaient en s’emplissant la panse pendant que d’autres se vidaient. 167
— Celle-ci me semble bizarre, rigolait Folavoine devant une traînée verdâtre. — Gorbatchouk rabutzy, iji bastak ! répliquait Zvrbak, lui précisant que le défécateur, trop fier pour se déculotter, avait fait dans son froc, que le liquide avait ruisselé (vous connaissez la suite), alors hors de question de se lamenter sur les déboires d’un taré qui récoltait ce qu’il avait semé, et bien fait pour sa gueule. En attendant, pour hisser nos complices dans l’estime de cogneurs qui ne manqueraient pas, sitôt le retour à la normale, de s’offusquer d’une Apelplatz transformée en champ de m…, nous organisâmes, partant du Kanada, une distribution de pelles et de seaux, ainsi que du mode opératoire. Nous vint alors cette excellente idée… Dès son apparition publique, l’Oberdéfécateur était suivi de trois paires d’yeux. Si bien que dès qu’ils le voyaient s’affoler), les trois responsables attachés à ses fesses se précipitaient pour lui venir en aide selon un protocole on ne peut mieux rôdé : humblement, le premier lui déboutonnait son manteau, le second lui dégrafait sa ceinture, lui descendait son falzar et, se saisissant de ses mains moites, faisait contrepoids pour qu’il pût s’accroupir sans chuter dans ce qu’on sait. Le troisième entre-temps, ayant glissé son seau sous l’ampleur du vêtement, en soulevait les pans pour éviter qu’ils ne se souillent… Mais ce ne fut pas la panacée car le défécateur, humilié paraît-il, se remettait à balancer des gnons dès que reculotté, et force nous fut de revenir à la première méthode, celle de l’intervention postérieure à l’urgence. Comme il fallait s’y attendre de la part de sous-hommes n’ayant jamais réfléchi par eux-mêmes, l’opération n’engendra que déboires. Ou bien l’intervenant recouvrait la laissée d’une couche de poussière si diaphane que c’en devenait obscène, ou bien la transportaient à dix mètres de là, déplaçant le problème sur le terrain du Kommando 168
voisin, lequel le réglait avec le même discernement. Cette entreprise, cette Sauberkeitaktion destinée à prouver que le Juif avait le sens de la méthode (de même le Romano), se transforma en fin de compte en un foutoir qu’on n’alla pas jusqu’à nous reprocher, mais tout juste. En sus, on ne comptait plus les pelles tordues ni les seaux hors d’usage, ni les lancers de gadoue. Mais sans doute nos intervenants manquaient-ils de jugeote. Quoi qu’il en soit, après que les seaux avaient subi diverses manipulations (empli ici et vidé là, re-empli là et revidé plus loin), boue et matières s’étaient mêlées en une fumure dont il restait à mesurer le pouvoir sur les choux d’Harmensee. Car cet engrais de KL, mélangé par nos soins à de la cendre judaïque (cette fumure judéo-nazie, donc), formait une potasse dont des échantillons furent soigneusement enfouis de manière à ne pas choir entre de mauvaises mains. Les seigneurs en effet, de retour sur les lieux de leurs exploits après que l’antidote mis au point par Myklos les avait remis d’aplomb, eurent tôt fait d’oublier le dévouement des détenus. Ils redevinrent odieux, au point que les Häftlings, après avoir rendu pelles et seaux, durent assister, manière de représailles, à des appels qui n’en finissaient pas. Les sélections reprirent, reprirent de même les brimades quotidiennes, les pendaisons pour rien, le gazage de malades aux prises avec une mutation du virus précédent, mutation devant laquelle la médecine avoua impuissante. À noter que la mortalité des Stücks, enregistrée comme vous savez sous forme de croix en face de matricules que les Blockführers, après vérification par les Blockältestes, revérification par les mêmes et recoupements à tous niveaux, barraient d’un coup de plume joyeux, avait augmenté suite à nos manigances. Mais en réalité, en plus d’un millier des nôtres, ce furent deux à trois cents S.S. qui passèrent l’arme à gauche au cours de la quinzaine. Imma169
triculés aux chiffres des Häftlings qui leur piquaient leur place, ces personnages redoutés étaient notés comme décédés par nos chargés de mission au sein de l’administration, dissimulés ensuite dans les empilements au cube, traînés aux crématoires ou dirigés sur les entrepôts d’Harmensee. Là, apprêtés au hachoir, ils se glissaient dans le circuit de la consommation interne du camp ou encore, contre monnaie sonnante et trébuchante, dans celui de Piotr, qui de son côté servait pavés et côtes premières aux officiers se pressant à ses tables. Il faut vous dire que ce commerçant, fin connaisseur de l’appétit des meutes, s’était entouré de drôlesses aussi peu farouches que le permettaient les lois de Nuremberg. Par quel miracle, m’allez-vous demander, pouvions-nous faire en sorte que les remplaçants des S.S. déserteurs ou défunts, alors qu’ils affichaient une maigreur de Juif, passassent pour des fonctionnaires convenablement nourris, à la rigueur pour des gardiens usés, voûtés de manière à offrir aux snipers le moins de surface possible ?… Le moyen le plus sûr d’abuser le gratte-papier (à une échelle plus vaste l’armada de la bureaucratie), fut conçu par Bülhpack, transmis par Cabriolet, mis à exécution par un Tzigane du nom Mitlys, germanisé en Mitburg, auquel le commandant Höss, menotté qu’il était par le maintien sous surveillance de la moitié de sa tribu, attribua la fonction de chargé de mission. C’est donc par son intermédiaire que furent transférés sur les fronts de Jitomir et de Warszawa les S.S. de vitrines charcutières que dégustaient chaque jour, sous forme de saucisses, de steaks et de rosbifs attendris au gourdin, leurs camarades tombés des miradors. Dès que sonnait la cloche, on voyait en effet ces rustauds se ruer vers la cantine et s’y enfouir le grouin, s’y épaissir le sang avant de retrouver leur poste, leur mitrailleuse et leur saloperie de guet en des hauteurs balayées par le vent, la pluie et prochainement la neige, le grésil et le shrapnel. 170
Tout aurait continué de la sorte — le détenu à recevoir sa ration régulière de cochon, le gardien des hauteurs à bouffer du gardien de bas étage, si un grain de sable n’avait mis un terme à notre développement. Au sein du crématoire numéro IV s’était constitué un Kommando de détenus qui, animés de bonnes raisons d’en vouloir au régime, projetaient en premier lieu, avec l’appui des communistes du bloc C-11, de démolir du S.S., en second lieu du mirador. Pour un coup encaissé (souvenonsnous de ce qu’il advint d’un certain médicastre) seraient rendus deux gnons, pour un assassinat un minimum de dix exécutions en plus de celle du tueur. Ce premier Stückgruppe, élevé au rang de kommando d’assaut soit, en allemand et par soudure des termes, Untermenschensturmkommando (plus simplement Stücksturmkommando), constitué au départ d’une quarantaine de gars condamnés à mort malgré qu’aucun ne fût passé en jugement, n’ayant donc rien à perdre, en compta bientôt le double, puis le double du double, cela jusqu’à ce que chacun fût prêt à ce que déciderait son Judensturmführer. En plus de nombre de grenades, nos combattants avaient mis de côté poignards et P 38, Luger, Mauser et KKW, ainsi que deux Panzerfaust, sortes de bazookas conçus pour le combat de rue. Pas de quoi armer chaque Juif, non plus que chaque asocial, mais de quoi permettre à chacun l’accès rapide à la Kommandantur. D’autre part, où qu’il tournât les yeux (nos vigiles en tenue banalisée se prévenaient alors par signes), le S.S. ne voyait rien d’anormal et, rassuré, s’en allait s’offrir du bon temps. Poussé vers la réserve où ces andouilles de Figuren veillaient sur ses bouteilles, il n’était pas avare de détours du côté du goulot. Dans ses bons jours, il invitait même à trinquer tout détenu assis sur son derrière et lui donnant la patte. C’est d’ailleurs en raison de ces libations que l’incendie se propagea, réduisant à néant le 171
soin qu’avaient pris les Leichensträgers, afin que le commandant fût condamné avec preuves à l’appui, de préserver leur outil de travail. La chance nous permit malgré tout de sauvegarder quelques photos. L’appareil n’avait pas été le Rolleiflex de Grapner, et le résulat laissait à désirer, d’autant que le photographe n’avait su mettre au point. L’un des clichés cependant (celui qui allait illustrer les premières pages des quotidiens du globe), donnait une assez bonne idée de l’ambiance : d’abord la gueule d’un four d’où dépassait un reste d’articulation, puis l’aperçu d’un cadavre tiré d’entre ses congénères tandis qu’un Stück, à l’opposé, s’efforçait de pousser son chariot. Le reste, englouti dans la suie, traduisait on ne peut mieux la terreur du Häftling sitôt que sonnait le réveil : au moindre retard, à la moindre étourderie de sa part, sa gamelle lui était aussitôt dérobée, et si sa distraction atteignait la minute se volatilisait la mèche de cheveux de l’épouse, pareillement la photo du bambin laissé à la maison, toute relique protégeant de l’envie, lorsque tombait la nuit, de se flanquer au fil. Il arrivait malgré tout aux servants de chambre à gaz de recouvrer un semblant d’optimisme, de percevoir quelque clarté. Même phénomène chez les forçats chargés de l’enfournement, si bien qu’à la clarté des fours, dans le rougeoiement transformant en Vulcain le Häftling le plus maigre, qui élevait le pithécanthrope au niveau d’Habilis, chacun se mit à computer, supputer et bâtir des chimères. Aussi, devinez ma surprise, un soir, lorsqu’un projectile me siffla aux oreilles et s’en fut se planter dans le béton. Une étoile, mais pas n’importe laquelle : Une étoile de David taillée dans une tôle de vingt, précisa 135, puis usinée de manière que l’équilibre de ses branches la maintînt sur la ligne de visée. Car en plus de surprendre par son vrombissement, l’étoile était en mesure de vous percer un casque, de vous cisailler un pif, de vous trancher une 172
gorge. Maniée avec dextérité, elle pouvait même, en plus de racourcir une guibole ou un bras, dégoupiller une grenade à plus de cinquante mètres. Deux étoiles opérationnelles, six autres sur l’établi, mais ce n’était pas tout. En plus de ces projectiles, les gars du III venaient de mettre au point une arbalète qu’on démontait en quelques secondes, et dont 228 sortit deux éléments de son pantalon, un troisième de sa veste. La corde tenait lieu de ceinture et le montage de l’engin — il le prouva sur l’heure — ne réclamait que dix secondes, même chose pour son escamotage. Dans les crématoires voisins se développaient des projets du même genre, et chez les Theresienstädters (musiciens arrachés au ghetto de Terezin, près de Pragues) naissait un troisième groupe, chargé quant à lui d’aménager des caches dans les violons, les mandolines et contrebasses. Aussi, lorsque la Schutzstaffel, comme vous le constaterez le moment venu, trop mal en point pour réagir (il gelait à pierre fendre, d’où surconsommation d’alcool), s’amena dans une automitrailleuse dont éclatèrent sous les étoiles les pneus de mauvaise gomme, et qui, après une série de zigzags, acheva sa course contre le bâtiment qui prit aussitôt feu, les mutins ne se contentèrent pas d’additionner leurs pertes. Je dirai même que leurs réflexes, leur expérience du combat dans les ruelles des ghettos, leur pratique affinée de la balourdise prussienne, donnèrent à nos Teutons pas mal de fil à retordre — fil barbelé s’entend. Une bonne vingtaine de morts et deux cents blessés dans leurs rangs, sans oublier les Schäferhunds devenus hystériques, et qu’il fallut piquer par mesure de prudence. Lesdits événements eurent pour point de départ non pas un fait mineur, mais un événement sans autre lien avec la solution finale que la finesse légendaire des Germains. Pas évident de vous rapporter cette monstruosité, d’autant que j’ai loupé de début. Il m’a semblé plus tard qu’elle 173
relevait de l’hallucination, que tout le monde flottait dans des effluves de schnouf, mais je n’en suis pas sûr. Peut-être l’Éternel, simplement, était-il intervenu une fois de plus. À une heure du matin, après l’immobilisation sur la rampe d’un convoi dont l’odeur donnait à supposer qu’il acheminait autant de cadavres que de volontaires, le commando d’accueil s’apprêtait, selon le rituel, à en ouvrir les portes avant de faire place aux S.S. et aux chiens. Mais la puanteur était telle que tout le monde recula, y compris les clébards. C’est alors, paraît-il, que survint Katzespät, sorte de factoyum s’occupant à Auschwitz du cas des invertis. Affligé ce soir-là d’une goutte au nez de première, mais rendu téméraire par l’eau-de-vie, il se fit un devoir d’accueillir le transport. — Ouvre-moi cette popote… cette poporte ! bafouilla-til à l’intention du détenu le plus proche. Et t… toi, aide ce cré… ce crétin, bégaya-t-il en direction d’un second lascar, accompagnant ses ordres d’un coup de cravache destiné à se faire bien comprendre, ce qui ne fut guère le cas. Pour toute réponse, un pet troua le silence. Sur ce parut Gottlieb Biederblöde. Pestant à son tour contre la racaille juive que-j’te-flanquerais-tout-ça-au-gaz, et ruminant un so ein Scheiß, so ein Kacke, bordel fait chier on était mieux au pieu, le Schutzfüher conseilla à cette guenille de Katz d’aller se faire pendre ailleurs. Sous l’injure, remontée de la rage du poivrot qui arma sa pétoire, étendit un premier visage pâle, puis un Cheyenne passant par là. Transporté pour le coup à la gare de Gunhill-surOder, et chargé de ramener à la raison ce boulet de Biederchose, il lui colla deux pruneaux dans le buffet (du moins essaya-t-il). Biedertruc se retrouva sur les fesses, mais n’en fut pas calmé : il exigeait à présent des excuses et, ne voyant rien venir, s’apprêtait à donner de la schlague. Les chiens pendant ce temps tiraient en tous sens, héritaient 174
de coups de bottes, conséquemment modifiaient leur tactique. Sous l’action de tractions retransmises par les laisses que le règlement interdisait de lâcher, ils firent valser deux gardes, dont l’un s’en alla s’estourbir sur la crosse de son arme tandis que le second, le manteau grand ouvert, quittait le tarmac pour un plané achevé sur un rail. Volèrent aussitôt à son secours, dans l’espoir d’un supplément de caviar, trois Häftlings qui auraient gagné à rester sur la touche : en fait de gâteries, ce furent des prunes, tirées par un Katzespät à son tour abattu, qu’ils reçurent dans le derche. En résumé, voici quatre détenus se vidant de leur sang (ce qui n’affligea nul Aryen mais tout de même) et, beaucoup plus grave, que se trouvaient hors jeu deux S.S., un autre s’acheminé vers le fauteuil d’infirme tandis qu’un Schäferhund, lui montrant les crocs, se permettait de critiquer pour peu de temps après — écoutez bien — courber l’échine devant un personnage tombé on ne sait d’où. Déporté pour avoir incité ses chiens à bouffer de l’oustachi, qui plus est pour avoir convoyé de Niksic à Skopje des documents classés secret défense ainsi que des cigarettes destinées à la rébellion serbe, plus de la mortaux-rats dont les titistes entendaient sucrer le café du haut état-major terré dans le Prokletije, voilà qui était le bosniaque Abdul Kratzkovikzzy. Lequel avait un tel ascendant sur les bêtes que bientôt, en lieu et place des aboiements, ne furent perçus que de faibles bruissements provenant des wagons. Pendant ce temps, assis autour de leur nouveau seigneur et lui léchant les bottes, les Schäferhunds apportaient aux S.S. la preuve de leur échec en tout, notamment en matière de droits de l’homme. Ce n’étaient plus en effet des sons articulés qui provenaient des wagons, mais des râles de mourants. Et voici, tandis que Kratzkovikzzy effleurait de l’extrémité de la main les huit têtes immobiles, qu’un S.S. comme on en voit rarement, en quelque sorte le pendant masculin 175
de la Gröse, sans autre menace que l’acier de sa personne, se plantait devant lui. Les chiens de rompre aussitôt leur cercle, de se grouper autour de lui. Confronté à des animaux plus évolués qu’il ne l’était, découvrant dans leurs yeux en quelle caricature l’avaient mué l’illusion nationale-socialiste, le combattant du Graal porta la main à son Mauser. Mais un coup de patte désinvolte, celui d’une bête élevée à la conscience, l’envoya virevolter, et tout s’accéléra. Abdul cueillit le pistolet au vol, manœuvra le cran de sûreté, abattit le seigneur. Puis il fit de même d’un second S.S., si bien que l’écho des détonations fit croire à un assaut des Russes. Mue par un entraînement lui ordonnant de prévenir les désirs de ses supérieurs, la soldatesque allait intervenir lorsqu’une voix impérieuse — Garde-à-vous… fixe ! à gauche… gauche ! — la figea sur place, puis la remit en marche, ein zwei ! zwei drei ! et, toujours à la prussienne, abaissez… armes, déposez… armes ! si bien que les fusils passèrent entre les mains de Häftlings confondus en courbettes, mais seulement pour la forme. — À présent, Soldaten, nach wagons, schnell !… Einzwei-drei… fier-fünf-sechs… cela jusqu’à fünfzig et l’alignement parfait devant le train fantôme. C’est à ce moment, revenu de chez Büllpack où j’avais transféré les pugilistes aux trois gamelles, que j’atteignis la rampe. Manœuvrer les clapets ? Pas moyen, mais l’affaire méritait réflexion. Hormis des essaims de mouches que jurons et coups de gueule tiraient de leur hibernation, rien ne bougeait dans les wagons… Et rien n’y bougerait plus car les jambes et les bras, les têtes et les tibias, tassés par le voyage, formaient une masse d’autant plus dense que les chairs putréfiées s’étaient collées à la ferraille et que la rigidité cadavérique, renforcée par le gel, formait un bloc 176
qu’il faudrait attaquer à la pioche. À moins de le réchauffer, comme le suggéra Gussmayer, 17 ans à peine, mais au KL en tant que Jungenführer. Depuis l’obscurité des lieux, aux noms du Führer Adolf et de l’empereur Guillaume (j’invente n’importe quoi), je félicitai Gussmayer et le priai d’aller quérir, outre un bidon d’essence, une caméra qui nous permît de saisir le scoop qu’allait offrir au monde un quarteron d’égorgeurs attelés à leur travail. Un quart d’heure plus tard, après que nos soudards avaient entrebâillé une porte et reculaient, saisis d’effroi, Güssmayer s’en revenait au volant d’une bétaillère maquillée en camion de la Croix-Rouge. Sans attendre, il empoignait deux jerricans et arrosait le ballast sur les arrières de de la compagnie, puis grattait l’allumette si bien que le feu, dans un souffle, se propagea vers la motrice, dressant la toile de fond d’une photo à faire frémir. Au premier plan un alignement d’orangs-outans casqués, et au second rang, dans l’entrebâillement d’un wagon de marchandise, des membres comme des ceps de vigne, des entrecoisements de fémurs, des ossements en désordre. « À mon commandement… » et trente-six bras dressés, trente-six Aliens effectuant un premier pas en direction de leur fin. Photo à envoyer par bélino au Reichsführer Chochotte, lequel, après renculottage, la remettrait à son Führer. Lequel Führer, oubliant le Débarquement et la déroute des divisions Das Reich, Nacht und Nebel, Krematorium, Gaskeller et j’en passe, sentirait au niveau du radis un frémissement lui posant sur la trogne un soupçon de sourire. Cela au moment où nos joyeux défenseurs de la race, sortis de leur hypnose et recouvrant la faculté de nuire, se rendaient compte qu’on les avait délestés de leurs glaives. Je fis alors signe à nos arbalétriers de bander au plus fort et de viser au plus juste pendant que leurs voisins égrenaient leurs étoiles. Cent cordes se sont alors tendues, cent traits ont vrombi 177
dans l’éther, si bien que chacun des troupiers, perforé de part en part, fléchissait et partait de côté pour s’effondrer comme une quille contre la quille voisine basculant à son tour. Cela à ce moment que nous parvint du mirador central le clin d’œil entendu d’une brève interruption de courant. Trente-deux cogneurs tombés au champ d’honneur, plus un égalent trente-trois car il serait dommage d’oublier le plus noble d’entre eux, le Sturmbannführer Oberblitz qui gisait à l’écart, pognes sur la braguette, décorations en vrac. Avec tibias et tête de mort laissant à l’appréciation de la lune un orifice entre deux yeux n’ayant rien vu venir… On pouvait jubiler, on pouvait ajouter de nouvelles croix et les grouper par dix, encore que des milliers de nos semblables, débarqués journellement et gazés illico, ou non encore gazés mais livrés à la pourriture, comme les victimes de ce transport, nous amenassent à soustraire plutôt qu’additionner. Mais pour l’instant on s’en fichait, on croulait sous les armes. — Et un Alien, un ! chantaient à Harmensee les jardinières tandis que Ladislas désossait et tranchait — et les mains, et les mains, et le pied, et le pied, alouette, alouette, ah… — et hop, une tête dans la sciure où la rejoignait une rate… — et un foie, et un foie, et du mou et du mou, pour le chat, pour le chat, ah… — et voilà, livraison assurée. Restaient la peau pour la tannerie, du gras pour les bougies de Santa Klaus, les gâte-sauces réservant les parties comestibles. Ils séparaient les côtes, découpaient les filets tandis que les viscères étaient lavés, et autant de boudin qu’on pouvait en bouffer, le foie nazi transmuté en foie de veau, son cerveau en cervelle de mouton. Et Piotr qui débarquait au début à vélo, puis à vélo attelé à un charreton, puis à moto, puis en auto, puis en camion… Et de nous filer de la fraîche tandis qu’aux portes de son établissement, sous les lampions du crime, se pressait une clientèle de plus en plus choisie. Les gavés refilaient la combine aux gloutons, les 178
Oberscharf aux Sturm, les Sturm aux Obersturm, usw, si bien que toute la Kommandantur s’y retrouva, y amena ses dames, ses poules, ses putes et s’y empiffra, échangeant les dernières histoires drôles pendant que les garces de service, dans la fumée des rôtissoires, poussaient à la consommation et ramenaient du gigot, de la daube, du fromage et encore du pinard, ach so, et encore de la gnôle, danke. Pendant ce temps, dans la touffeur des abattoirs, les équarrisseurs s’amusaient à gonfler la vessie, se pavanaient le cœur sur la main en jouant de la rotule, levaient tibias et péronés à la manière d’Irma Gröse la cuisse devant Chochotte — à s’en rouler par terre. Et nous fêtions chaque Alien désossé, chaque aurochs mouliné, mis au saloir en prévision de probables disettes. Nous ramenèrent sur terre les dépouilles des wagons, mais les wagons on s’en fichait, il y en avait partout. Nous vint alors l’idée de transporter vers les cuisines du staff, en prévision du repas de Noël, ce qui y faisandait à l’abri de la lumière, et dont se régaleraient, une fois qu’Hedwig Höss l’aurait relevé au schnaps, le cher Chochotte et sa Gröse, ainsi que le troupeau de leurs Oberweibchen. Et pourquoi, dans la foulée, ne pas adresser au Führer, par-delà les orbites où festoyaient les rats, le résultat de l’acharnement de ses armées à démolir la juiverie, à la muter en un ragoût auquel il suffirait de rajouter poireaux, pommes de terre et gros sel pour le servir à la table des grands, accompagné de cornichons à leur image… Dans nos tenues de servants de l’apocalypse, la peur au ventre à l’idée d’une alarme, nous avons balancé les soudards démolis dans l’horreur des wagons. Et si certains respiraient encore, qu’ils continuassent et remerciassent le ciel de les instruire de l’envers du décor… Enfin, repoussant les portes en prenant soin de ménager un interstice pour qu’ils pussent assister à la venue du jour, nous les 179
avons confiés aux malheureux qu’avaient oubliés leurs collègues, certains d’entre eux les remettant sur rail pour nous les adresser. Hormis quelques dépouilles que les plus courageux traînaient vers de furieuses ripailles, nous les abandonnâmes à la relève qui pointerait sa trogne et les découvrirait au lever du soleil, jurerait et se mettrait en devoir de manœuvrer les portes. Mais qu’est-ce qu’y ont branlé, Schliesse !… et où qu’il est passé, bordel, le Führer Oberblitz ?… bon sang le voici mais qu’est-ce que… mein gott… et les chiens !… Vous avez vu les chiens ?… Oh, putain ! Toute cette charogne livrée à des clébards qui ne se contrôlaient plus, qui se déchiraient pour un moignon, un orteil, une langue dont ils feignaient d’ignorer qu’elle était de leur maître, on en aurait pleuré de joie. On se serait même attardé à suivre le pugilat dans les wagons investis d’hystérie, certains molosses s’étant fourré dans le crâne de tirer de la mélasse des adjudants et caporaux dont leurs semblables entendaient se goinfrer. Si bien que les uns, pendant que se liquéfiaient les musiciens de l’opéra de Prague, refermaient la mâchoire sur les jambons des autres, qui se mettaient à leur tour à trancher dans le vif, plus souvent dans le mort. Mais nos arbalétriers ayant replié leur matériel, les lanceurs ramassé leurs étoiles, je fis signe à chacun de regagner son bloc. Et nous levâmes le camp à leur suite, nous deux Kratzkovikzzy, avant que ne surgisse la Gestapo.
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Parvenus aux abords du Revier, nous avons pris à gauche, direction le IV, dans les réserves duquel je comptais héberger Abdul. Alors que trois chiens survivants se coulaient dans notre ombre, de la brume surgirent deux S.S. trop imbibés pour nous saluer. Bien qu’il en eût fallu plus que cela pour m’offusquer, ce ne fut pas le cas mon compère. Fier de son uniforme, il ne put pardonner un tel manque de respect. — D’où sortez-vous ? — Galipäth mit… mit Fräulein, mein Kap… finit par lui répondre un des poivrots. — Nicht Kapitän, blöde Bastard ! Und nicht S.S. ! Ich bin musulman, vous comprenez ? Und Kommunist. Et se débarrassant de son manteau il releva sa manche, leur mit son matricule sous le nez. — Ein Musul, ein Ko-ko… Et comme nos deux épaves avisaient les bergers accompagnant ce Führer — en vérité un détenu, un bolchevique, mais nom d’un chien, il ne pouvait être Führer ! — vint au plus gros l’envie de s’amuser. — Atta… taque, ordonna-t-il au plus costaud des chiens. Mais comme le Schäferhund semblait se foutre de lui, l’ivrogne fit monter les enchères : — Bouffe-moi ce ko, ce ko ko… — Et cézigue ? intervint son compère. 181
— Qu’y se dégrafe, qu’on lui zieute son outil ! Malgré le froid, j’ai mis le guignol à l’air. Consternation du vermisseau, qui ne s’attendait pas à cela, et triomphe du goret. — J’m’disais bien que ce type… il était pas comme nous. Mais dis-moi, ton nom, ça serait pas Co… Cohen, Moshe Co-cohen, par hasard ? — C’est Yitzhac, Yitzhac-zhac, Votre Honneur ! Yitzhak-zhac Judenbadabaum, avec le respect que je vous dois. Et le vôtre ? — Ernst. Ernst Ta… Tannen ba… Tannenbada… — Et le sien ? — C’t’avorton, c’est A… A-A… A-ahmet, une saloperie que j’m’en passerais, Mais dis-moi, canaille de youtre — et pas de mensonge ou j’te refile à Grapner : tu l’as déniché où, ton uniforme ? — Sur le dos d’un collègue à toi. Plus précisément sur le gars Spottgewehr, dont tu as léché les doigts de pied au dîner d’hier soir. J’ai commencé par lui arracher les tripes, après quoi nous l’avons désossé. Tannen en aurait rigolé, mais un soupçon le saisit. — Et c’était quand, tu dis, ce ka… nular ? — Pas plus tard qu’hier. Pieds de cochon en entrée, tu te souviens ?… — Ja, ja, mit französisch Wein, précisa le Turc. Und Roblochön Käse. Gut, sehr gut, Roblochön ! À présent persuadé de la véracité de mes dires, Tannen portait la main à son feu, s’apprêtait à le sortir mais, sur un signe d’Abdul, l’un des chiens l’en privait, lui saisissait un mollet et le plaquait au sol. Mais que manigançait Roblochön, pendant que Badaboum braillait ? Eh bien Roblochön, malgré le froid qui lui engourdissait les doigts, entreprenait de se rouler une tige. Mais lorsqu’il porta à ses lèvres le résultat de son ouvrage, il eut un tel 182
foin sur la langue qu’il renonça à s’enquérir d’une allumette, décolla le papier attaché à sa lippe, le refila à celle du haut, finit par le récupérer et tenta de recracher ce qu’il avait sur la langue. Sa deuxième tentative, tout aussi pitoyable, lui fleurit la moustache. Pris de compassion, je lui offris une Marlboro. Au sol, l’empoignade Shäfferhunds-Badaboum atteignait un sommet. Le postérieur à l’air, Badaboum offrait à la lune deux demi-sphères dans le sillon desquelles s’enfonçait un museau, puis un fifre, ce qui engendra du côté des mollets une agitation débridée, bientôt réfrénée par l’animal attaché aux godasses. J’offris du feu à Roblochön, lequel me remercia d’un sourire amenant en vitrine ses dominos noircis. Sa dentition me le rendit sympathique, et c’est en sa compagnie que nous assistâmes, Abdul et moi, aux tentatives de Tannenboum de fuir le déshonneur. Spectacle fascinant que celui d’un S.S. besogné par trois bêtes ! Reins et breloques labourés par des griffes pendant que les épaules étaient la proie des crocs, le hallebardier à terre, trop affaibli pour s’en tirer sans aide, nous implorait du regard : sur le point de rendre à l’Éternel les débris de son âme, le butor s’apercevait qu’il en possédait une, peu différente, encore que copieusement souillée, de celles du Tzigane et du Juif. Et ne voici pas, au moment où il se découvrait le frère du Youtre et que son cœur s’ouvrait à un besoin de partage, qu’un clébard le prenait pour une tante et lui trouait le fion ! Ému, Kratzko siffla les Schäferhunds, dont deux obtempérèrent tandis que le plus enragé, refusant d’obéir, était abandonné à sa ardeurs. Quant à ce brave Roblochön, je lui conseillai de regagner sa chambrée, de prier pour son pote en attendant les Russes. À l’évocation des restes de Tannenbaum livrés aux investigations de la gestapo — mein Gott, was ist das ? Bon sang, des poils de… — suivi de l’examen approfondi d’un 183
trou de balle et de l’inventaire d’un convoi — oh putain ! putain de putain de m… ! — puis à la perspective d’une enquête auprès de clébards dévoyés, experts et légistes s’étant auparavant arraché les cheveux devant les flèches et de n’avoir rien compris, alors là moins que rien, aux étoiles qui avaient perforé les casques, d’entreprendre aussitôt leur rapport, de se souvenir in extremis que le Reichsführer, en plus de relever de gastro, était la proie d’une dépression carabinée, qu’il fallait le ménager au cas où les nouvelles du front — misère !… on en serait morts de rire ! Et le convoi de repartir sans que nul n’évoquât le fond de ses pensées. Pas même nous, et pour cause : c’est à ce moment précis que le ciel nous tomba sur la tête. Si bien que le lendemain, nous n’avons pu contenir nos larmes. Nous sommes restés comme interdits, puis nous avons hurlé, la terre entière nous rejoignant quand nous avons découvert ce qu’on avait fait d’elles, de quelle manière les chiennes s’étaient ruées sur elles, vengées sur elles — mais de quoi, et pourquoi ?… Pour mordre, les chiennes n’avaient besoin d’aucun prétexte. Les chiennes de Ravensbrück, sitôt qu’on les lâchait, n’avaient besoin que d’un claquement de fouet pour se brancher sur la férocité. Angreif ! Crocs en vitrine, nichons battant la mesure tandis que roulait leur saindoux en direction de la curée, elles se ruaient sur tout ce qui vivait, tout ce qui chantait, tout ce qui n’appartiendrait jamais à leurs moules de grognasses. Et les voilà qui se vengeaient d’avoir dû se mettre à genoux, déglutir sous l’injure qu’elles laveraient au canon. Le massacre de nos amies, les chiennes allaient le payer cher !
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De la fureur et du sang il y en eut à n’en plus pouvoir. Mais revenons en arrière… Après la réception du convoi, je me souviens avoir conseillé aux Häftlings de regagner leurs blocks et d’y planquer leurs armes. De mon côté, accompagné de Kratzko, je me suis glissé dans ce qui subsistait de l’ancien camp tzigane, puis dans l’enceinte de l’hôpital où divaguaient nos deux ivrognes. À la suite de quoi, après nous être attardés au mess, nous avons regagné le crématoire numéro IV, dans le grenier duquel Myklos avait emménagé. Là, bien que nos trois otages fussent encore endormis, les Häftlings Kaszczyjk et Wietzschjirek, le doigt sur la détente, veillaient dans le couloir. Il devait être dix heures. — Tu as vu Mordekhaï ? — Morkhai mit Ladislav, me renseigna Myklos. Téléfon alors confié gaminerie et filé. Dérangé ciboulot, crut-il bon de préciser en portant un index à sa tempe. — Filé où ça ? — Filé Harmensee. Moi pas pouvoir dire heure, mais alautour sieben oder acht, oder sechs, oder neun… ja ja neun, neuf, because schwartz fertig und projektoren miradoren Gasschnabel extinction. Maria entra à ce moment-là, et ce qu’elle avait à rapporter ne fit qu’aviver mes craintes : alors qu’elle traversait la rampe voici deux heures à peine, elle avait vu la Gröse et 185
son troupeau se diriger vers l’ouest, c’est-à-dire prendre la direction de la Vistule, la direction de la ferme… Dans la cour, une motocyclette et son side-car paraissaient nous attendre. Le temps de nous lier à son propriétaire, de lui offrir une cigarette et de lui faire la peau, nous enfourchions sa bécane et filions. Je passe la halte au poste de contrôle, la négociation à l’eau de boudin avec un planton que nous dûmes liquider, et vous invite à découvrir avec nous, à deux kilomètres de là, une silhouette fléchissant sur ses jambes, s’affalant à nos pieds alors que la proximité nous permettait enfin de mettre un nom sur son visage. « Die Hündines, die Gröse… » Mais Ziegefüss ne put en dire plus, son regard se voila. Nous entreprîmes de lui donner à boire, de lui mouiller le front avant de nous apercevoir qu’il s’était évanoui. Le sang qui lui coulait sur l’œil provenait d’une entaille qu’il avait sur le crâne… — Qui ça, Gröse ? m’interrogea Kratzko. — La pire femelle que tu rencontreras jamais, Abdul. La pire machine de guerre conçue par les nazis. — Moi souhaiter connaître, répliqua-t-il calmement en tirant un poignard. Sur ce, nous vîmes surgir et s’arrêter devant nous, dans une gerbe de boue, l’Opel de Mengele. Guturdjieff nous fit signe de monter. Il semblait aussi mal en point que Ziegefüss, à cette seule différence qu’il ne saignait ni ne présentait de blessures. En revanche, il tremblait de tous ses membres. — Mordekhaï… ? — Lui venir pas pouvoir, pas vouloir. Vous monter. Nous chercher. — Mais que se passe-t-il, nom d’un chien ? — Affreux, pire que tout !… 186
Il fit tant bien que mal demi-tour, s’emmêla les pinceaux et fit grincer la boite, parvint cependant à nous conduire jusqu’au jardin que nous connaissions — toutefois pas sous cet angle, pas sous celui du sang. Elles gisaient là, nos protégées d’amour. Éparses dans un potager dévasté, elles reposaient dans de hachis de légumes et d’alignements défaits, de plantations piétinées, et paraissaient dormir. Mais le froid était trop vif, le ciel trop bas, la terre trop gorgée d’eau pour que cela fût possible… Et puis ces vêtements en lambeaux, ces semi nudités que rien ne protégeait, et ce sang… ce sang !… Nous n’étions plus dans la réalité mais dans sa négation, dans sa mise en charpie. En professionnelles, les chiennes avaient pourchassé les jeunes femmes, les avaient rabattues comme le pratiquent les armées du pétrole chez les Indiens dont nul ne se soucie, les avaient mises à mort à coups de gourdins, de pioches, de haches et de n’importe quoi. En nos jardinières si plaisantes, les chiennes n’avaient vu que des nuques à briser, des corps à fracasser. Et à coup de pelles, à coup de serpes, à coup de tout ce qui traînait à portée de leurs battoirs, elles les avaient broyées. J’ai reconnu Fanfan mais je n’ai pu m’en approcher, de peur de l’éveiller, de la confronter à ce qu’on avait fait d’elle. J’ai épousé son désespoir devant l’assaut des chiennes, sa terreur quand les coups l’ont atteinte, quand la douleur a tout noyé, tout emporté de son plaisir de vivre. Et j’ai vu Guturdjieff agenouillé à quelques pas de moi, qui appliquait son front contre une moitié de visage. Et j’ai vu Mordekhaï revenir je ne sais d’où, se tenir immobile sans pouvoir ni parler ni pleurer, ni percevoir, ni vouloir… Plus rien que le silence, l’épouvantable mutisme des lieux de massacre après que la mort est passée. Les chiennes avaient remballé leurs appâts, essuyé d’un coup de patte la sanie qu’elles avaient sur la gueule, avaient poussé vers 187
l’abreuvoir leurs postérieurs de percheronnes, imprimé dans la boue des traces que nous n’avions qu’à suivre, des traînées nauséeuses qui menaient aux communs. Je vous ai dit que nous avions pleuré, mais aucune larme, en cet instant, ne pouvait nous venir. Traversant le désert, j’ai rejoint Guturdjieff, me suis agenouillé à ses côtés et l’ai pris par l’épaule. Lulu a ouvert un œil, a semblé nous reconnaître, percevoir notre peine et sentir une douceur, une trace d’humanité dans ce matin maudit. J’ai frôlé le chiendent de sa tonsure et je lui ai souri, je l’ai baisée au front alors qu’elle nous quittait. Elle respirait encore, faiblement, mais que pouvions-nous pour elle, que pouvions-nous lui apporter qui ramenât une quelconque lumière au fond son regard ? Derrière son front s’éteignait une clarté que nos larmes noyaient… Comprenez-nous, pardonnez-nous, il n’y avait aucun médecin, et quand bien même s’en fût-il trouvé un, quels soins aurait-il prodigués à une telle blessée ? La vie de la petite Lulu s’interrompait ici. J’ai sorti mon Mauser, j’ai voulu le glisser dans la main de Guturdjieff mais Guturdjieff a refusé. Puis il s’est ravisé, s’est emparé de l’arme, s’est recueilli sur son amie, sur l’illusion d’une terre qu’il aurait possédée, d’une île en un écrin de bleu. S’est recueilli sur son amour ensanglanté, son amour massacré au cœur de cet Auschwitz de merde, de cette Allemagne de merde, de cette horreur qui ne s’effacerait jamais, de ce fardeau qu’il nous faudrait porter jusqu’à la fin de nos jours. Puis il a accompli ce que nul ne saurait rapporter, il a achevé celle qu’il aimait. Pour se cacher de moi, de lui, de la terre entière, il m’a pris dans ses bras, a collé son front contre le mien, noyé ses larmes dans les miennes. — La haine, Yitzhak, la haine ! Et Mordekhaï aussi, la haine, et Kratzko avec lui : la haine, Yitzhak, la haine ! La haine en réponse au massacre, 188
la haine pour ne plus rien sentir, pour dégueuler le mal et continuer de parler, et continuer d’agir, continuer de vaquer, continuer de souffrir. Et la haine a parlé, et la haine a hurlé. La haine sauvage et nue, et magnifique dans ses mouvements d’approche, son glissement dans des entrebâillements, son œil fixé sur la morsure, la déchirure, le sang par lequel se venger, se noyer, se délivrer de soi. La haine s’est emparée de nous pour nous mener aux chiennes et déchirer les chiennes, les étriper et qu’elles nous demandent grâce — mais pas de compassion, pas de pitié pour elles. Les chiennes de Ravensbrück et allaient agoniser sous le martèlement de nos poings, sous les coups de lattes que nous leur préparions, sous le choc des barres de fer que nous leur jetterions en travers des nichons et qui nous pousseraient à toujours plus de violence, toujours plus de sauvagerie et de rires, de hurlements et de cris de douleur, de détresse, de fureur, de démence, jusqu’à l’apothéose. La meneuse de la horde, nous l’avons dénichée à l’étage, dans une salle de bain où elle prenait grand soin, penchée sur son miroir et en petite tenue, de se faire une beauté pour on ne sait quel tueur, on ne sait quel dévoyé, mais peu nous importait. Le poudrier dans le pif, un gnon dans la vitrine et le bâton de rouge dans le cul ont mis un terme à ses futilités. Quant aux six autres, aux six hommasses variqueuses et dégénérées ainsi que perçu à leur sortie de carrosse, nous les avons cueillies parmi les pommes de terre et les rognures de chou, sur un pavé qui les voyait se vautrer dans leur morve, leurs menstrues et le schnaps qu’elles buvaient au goulot. Nous les avons réveillées à coups de pied, remises debout à coups de tisonnier, poussées vers leur sortie de scène, dirigées en troupeau vers le spectacle de leur fin. Pendant que Mordekhaï et Kratzko, l’un armé d’une massue, l’autre d’un énorme tranchoir pêché je ne sais où, 189
tenaient en respect les six truies effarées, Guturdjieff et ma pomme rhabillions de sa chemise leur putain de cheftaine, la remettions dans ses bottes, la recoiffions de sa casquette mais rien d’autre, rien d’autre sur cette peau de hyène, de Mädchen à présent à la laisse, ficelée le cul à l’air à un pied de mirador. Qu’elle était désirable ainsi, les mains liées dans le dos, la poitrine au balcon et l’or du Rhin lui encadrant le minois, persiennes ouvertes pour qu’elle ne manquât rien de ce qui s’annonçait, ne perdit rien du sang qui lui pissait du nez et maculait les bottes. S’avisa-t-elle de ruer ? La gratifiant d’une beigne, nous lui avons enfoncé dans le gosier la culotte d’une des truies et l’avons bâillonnée du soutif assorti, si bien que l’égérie offrait les charmes d’une des revues de Grapner, son cresson bien taillé laissant se deviner le minou qu’elle ne pourrait défendre. Le Reichsführer l’avait-il enfilée ? Guturdjieff arracha quatre poils à la touffe de la garce, la contraignit à écarter les cuisses, à offrir sa tirelire à nos envies de saccage. Mais il voulait que la harpie, dont le regard commençait à se voiler, vît d’abord ses grognasses dépouillées, traitées à la manière qu’elles avaient employée sur les personnes de nos amies, de nos fiancées sur lesquelles elles s’étaient déchaînées avant de s’achever à l’alcool de betterave. Saisissant deux tignasses, il tira deux caboches, leur sourit à belles dents avant de les précipiter l’une contre l’autre, de les fêler dans un bruit de potiches. Deux grognasses hors circuit, deux masses en vrac dans les navets, ce qui nous mit à égalité, nous autres sousproduits du genre humain, avec quatre marâtres effarées qu’on traitât de la sorte leurs frangines, pareillement leur maîtresse, quant à elle exhibée dans une tenue à réveiller les morts. Aussi, histoire de les hisser jusqu’à l’adoration, les avons-nous invitées à ne rien manquer de la tonte de Barbie, 190
pratiquée au rasoir, d’abord à la va-vite, à un cheveu des oreilles, puis délicatement, à un poil du bouton. Là, j’avoue éprouver de la gêne à décrire, même plusieurs décennies après que tout fut dit, les indécences auxquelles nous nous livrâmes sur sept femelles à vomir, sept souillons de l’époque des cavernes. La fureur qui nous saisit sitôt que s’exprima leur panique, écho de l’épouvante s’emparant de nos jeunes femmes dont les sourires s’étaient vus aplatis, écrasés sous la semelle, sectionnés à la hache, jetés aux chiens dans les halètements du viol… eh bien cette fureur et son écho, ces halètements et cet acharnement furent nôtres. Et les six abominations hurlantes, les six pourritures qui se gerbaient dessus en repoussant l’égorgement nous amenèrent à pousser le couteau vers noyau de leur chair, l’y enfoncer plus avant, l’y tourner en chantant alouette. Nous n’avions pas l’excuse d’une légitime défense, nous arrivions trop tard. Mais rien n’est jamais accompli, et nous avions pour nous l’assentiment des peuples, le silence des charniers. En quel effroi, me demandais-je, en quelle glaciation de l’esprit les survivants ont-ils sombré, ceux qui se trouvaient ailleurs lorsque surgit d’un méandre de route, par un samedi ensoleillé, sur le pont de la Glane la division Das Reich ? Comme nous-mêmes, je suppose. Et, comme nous-mêmes l’avons fait en direction de notre malheur, de se hâter vers sa croix le vieux monsieur accompagné de sa petite-fille, par une belle journée de juin. Qu’ont-ils ressenti, ces quelques villageois que le tram ramenait à leur maisons en cendre ? À quoi ont-ils pensé à la vue d’essaims de mouches couvrant les corps carbonisés des leurs, à la vue du soulier d’une sœur balancée dans un puits ? Quelle fut leur réaction, ce matin de printemps qu’ils n’oublieraient jamais ? Irma Gröse, je pense, sut ce qui allait advenir d’elle dès qu’elle vit Guturdjieff approcher. 191
Il la considéra dans ses frissons, s’inclina pour la mordre, lui trancher une oreille qu’il recracha en direction des chiennes, lui arracher ce qui restait de poils, les lui fourrer dans les narines pour aussitôt lui éponger la moule, lui foutre entre les cuisses un doigt qu’il ressortit sanglant. Puis de la garce il barbouilla un sein, barbouilla l’autre, lécha un bout avant de la quitter, de revenir aux mongoliennes qui ne se maîtrisaient plus, qui ne pouvaient s’empêcher d’uriner devant le martyre de leur mère. Six coups de tisonnier leur firent sauter les dents, les chicots, les prothèses. Elles nous offrirent alors de délicieux rictus, bavèrent un sang mêlé de morve, et nous les déloquâmes du bas pour mieux les travailler, perforer leurs varices, bourrer leurs orifices d’où suintaient des humeurs. Et celle qui gueulait sous le manche, un coup de botte lui clouait le bec. Et celle qui donnait des coups de pied, on lui écrasait le pied, on la dépoitraillait pour lui cravacher la devanture, lui travailler le pif avant de l’assommer à coups de poing, à coups de planche, à coups de fer à béton. Et les deux connes s’éveillant de leur coma, tentant de se remettre sur leurs cannes pour affronter leur infortune, on les faisait à coups de latte replonger dans leur bauge… Et ça de la part de Josette, et de la part de Renée, de Josiane, de Françoise… Et de la part de Sarah, et de la part de Mimi, et de la part de Ginette et de celle de Colette, qui n’avait pas seize ans quand vous l’avez ferrée… Et ça de la part de Lulu, qui respirait encore. Tout déchaînement de violence doit être condamné, nous ne l’ignorons pas, et ses auteurs traduits devant les tribunaux, nous le savons aussi. Circonstance aggravante, aucune explication n’ayant été fournie, nos souillons ne pouvaient que supposer les raisons de la grêle dont les honoraient les nazis que nous étions à leurs yeux. D’autant que leur calvaire allait en s’amplifiant, que nous passions 192
du gourdin à la planche à clous, dont Kratzko avait déniché un stock parmi des matériaux de rebut. Remontant nos manches, nous apportâmes un semblant de réponse aux questions que se posaient ces grognasses sous le blindage de fronts qu’on eût dit de phacochères. Encore fallait-il, dressées comme elles l’avaient été par les jurons qu’elles avaient à leur tour éructés, qu’elles enregistrassent nos paroles et qu’elles comprissent que la petite blonde, la grande maigre et la rousse n’étaient pas que des choses, et que si Sarah avait des parents juifs elle n’en était pas moins une femme, un être humain et — et merde ! On se fichait qu’elles saisissent ou ne saisissent pas, seuls importaient leurs trognes, leurs yeux pochés, les orifices qu’elles protégeaient comme elles pouvaient, puis ne protégeaient plus, c’en devenait immonde. C’est à moi que revint le privilège de porter la première estocade. La catcheuse que j’avais à merci, et qui saignait du front, m’offrait un tel faciès que je n’eus qu’une envie, le gommer. Jeanne, murmurai-je en levant ma planche pour aussitôt l’abattre, la relever, l’abattre et recommencer. Jeanne, ma Jeanne ! hurlais-je à présent, ivre de déraison, frappant tétasses et derche, lèvres et plaies, haricot et craquette, toutes muqueuses qui bavaient et se mêlaient, la bêtasse n’offrant plus qu’un hachis où se distinguaient des nerfs, des tendons, des humeurs. Et tandis que m’aveuglait l’assassinat des jardinières, je voyais, dans le sang que nous faisions jaillir, survivants de l’abject, Guturdjieff élever et abattre l’outil de la destruction, de l’extermination, de l’éradication définitive de la matrice nazie. Et Mordekhaï cogner, cogner pendant que Kratzko frappait, frappait de même, frappait encore, frappait jusqu’à ne plus pouvoir. Mais elles avaient encore des soubresauts, des envies de perdurer bien que gisant dans le purin. Aucun scalpel ne pourrait ravauder ces horreurs, les ressouder pour de nouvelles curées, et c’était bien ainsi. Les 193
empoignant pour les clouer face à leur égérie, et qu’elles ne perdissent rien du drame sur le point de s’achever, nous les avons rincées à l’eau boueuse des flaques. Serpillières détrempées, elles purent de la sorte assister, de leurs loges de gadoue, à la célébration de leur cheftaine, de leur lieblich Gröse pourvoyeuse de massacres, dont l’allure attisait une rage éjaculant des pulsions effarantes. Cette meurtrière, dont le corps de jeune fille nous narguait, nous conduisit à des pratiques que je n’aurais pas imaginées, à un sadisme au-delà de la honte. C’est Guturdjieff, représentant tchétchène de la Vengeance des peuples, qui prit en main le châtiment de ce Führer femelle. Lorsqu’il vit que la meurtrière l’implorait, il la gratifia d’un aller-retour à réveiller un mort. Le priant de se calmer, Kratzko s’est alors approché : que la poulette restât lucide, qu’elle conservât la faculté de jouir de ce qui lui serait offert… La saisissant chacun par une cuisse et la soulevant, ils ont alors offert aux chiennes, en s’écartant l’un de l’autre, l’éclairement d’une rondelle dans l’axe d’une chagatte qu’ils fouillèrent au début sans vergogne, puis avec une douceur amenant la salope à se cambrer, à se tendre et frémir à deux doigts de l’orgasme… — hors de question cependant de la mener aux nues : un petit tour en des lieux de plaisir, d’accord, mais il lui fallait d’abord suivre son viol dans l’œil de ses chéries. Aussi Kratzko, lui ouvrant largement les fesses, lui enfonça-t-il dans l’anus vingt centimètres d’un manche sanctifié d’un crachat. Le godemiché entra, fut animé d’un mouvement de rotation dont on put lire l’effet sur le visage exhaussé de Barbie. Mais ce n’était qu’une entrée en matière, et son bâillon lui fut ôté, seuls demeurant les liens qui l’attachaient au pied du mirador, qui la clouaient devant la lame que tirait Guturdjieff, et tout se déroula très vite. Le poignard dessina une courbe sanglante, manière de décolleté entre les deux 194
épaules, puis un second sillon, vertical celui-là, joignit le nombril à la naissance du cou. La Gröse se raidit sous l’effet de la surprise, la crispation la fit se contracter, puis se relâcher dans un rictus de vieille. Kratzko prit aussitôt le relais, s’approcha d’elle et s’y frotta en la fouillant d’un doigt, lui glissa à l’oreille que peu de Totenkopfs pourraient ainsi lui rendre les honneurs, qu’ils étaient à la veille de leur mort, que le nazisme allait devenir leur tombe et qu’ils allaient ensemble, elle et lui, le jeter aux latrines. Acceptaitelle ? Ni méchant ni cruel, bolchevique simplement, né le couteau entre les dents et sur le point de la défoncer en souvenir de ce qu’elle avait fait, de la tuerie qui l’avait transportée aux nues… eh bien lui, Serbo-Croate, il allait la baiser dans son sang. Aimerait-elle ? Et accepterait-elle de lui murmurer son exploit, le déchaînement de ses instincts dans le jardin d’Éden ? Trente jeunes femmes qui tentaient de s’enfuir mais qu’un coup de râteau dans les reins, à moins que ce ne fût dans le ventre, à moins qu’il ne se fût agi du tranchant d’une pelle en travers de la gorge, ramenait sous les sabots d’un escadron de la mort… Mais la poupée ne se souvenait de rien, elle avait mal partout, elle saignait de partout… Fermant alors les yeux et lui frôlant la joue, Abdul la baisa sur la bouche. Nous avons cru qu’il allait la forcer, mais ce n’était que manière d’agacer le poisson avant de le ferrer. Il revint aux mots tendres et revint à la haine, se redressa face à sa proie, la regarda saigner des sillons imprimés sur son torse et prit la chose en main. La prit même à deux mains, deux mains à la jonction des traits, au croisement des sillons. La chemise de peau s’ouvrit et apparurent les côtes, les poumons sous les côtes, l’emballement d’un cœur dont le sang jaillissait comme de l’égorgement d’une bête. Le visage à présent n’avait plus rien d’humain, simple gueule de gargouille face au massacre de sa chair. Kratzko passa le relais à Guturdjieff, qui retroussa ses 195
manches, nous invita à nous saisir des cuisses et à les écarter, à porter le scandale le plus haut que nous pourrions et que ça la décapsule, la garce, que ça la déchire et la laisse pantelante, comme accouchée d’un bataillon de Waffen. Ça devenait du Goya d’abattoir, une pub de sado-gynéco, et l’écoulement du sang appelait à de furieux rinçages, des récurages au jet, des maniements d’éponges. Mais ce n’est pas un goupillon que Guturdjieff lui enfila dans la charnière, ce fut sa main. L’intégralité de sa main de Tchétchène dans le vagin d’une égorgeuse qui jamais n’aurait cru qu’une telle chose fût possible. Elle en perdit le souffle et demeura bouche bée, le regard sur une déchirure qu’elle était seule à ressentir et ne concernait qu’elle, ce qui se tramait en elle. Cela se poursuivrait-il ? Concentré, Ladislav nous parut chercher, fouiller comme le ferait un accoucheur, un vétérinaire de cambrousse lors d’un vêlage engagé de travers. Et lorsqu’il put enfin saisir, nous le vîmes se concentrer, et tout son être se tendit. Lentement, il retira son avant-bras des origines du monde, sa main des profondeurs de la harpie défaite, lui arrachant une flopée de tripes, d’organes qu’il laissa choir au pied des peuples consternés. — Le commandant, haleta Mordekhaï, il nous faut le commandant !
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Une demi-heure plus tard, de retour à Bikenau, nous avons réalisé qu’il s’y passait des événements hors norme. Alors qu’un rougeoiement inhabituel auréolait les blocs, une ambulance doubla une colonne de S.S, puis se fit entendre un tir de mitrailleuse. Nous ne prîmes pas même le temps de passer voir Myklos. Höss, on l’a déniché chez lui. L’air du fautif qui vient d’en prendre pour son grade, il raccrochait le téléphone. — Je… — Ta gueule ! Le temps que sa femme fût tirée de sa baignoire et passât une toilette, nous vîmes se croiser des gradés au moins aussi souillés que nous. Abusé par le sang nous maculant le plastron, l’un d’eux nous adressa un signe de connivence suivi d’un geste imperceptible de la main mais, attention, pas de clin d’œil de sa part. Pour des raisons de sécurité, tout signe prêtant à équivoque était proscrit du cercle de la sauvagerie. N’y étaient tolérées que les plaisanteries de comptoir, les railleries à l’encontre des Stücks et, sans oublier les grivoisries à la Grapner, les histoires juives échangées entre esprits éclairés. C’est pourquoi le responsable qui entra, salua, déposa sa paperasse et pivota pour s’en retourner là d’où il était venu, c’est-à-dire à l’absurde, nous gratifia d’un sourire pâle. Le temps d’un éclair, son faciès parut s’éclairer, une brève embellie le tirer 197
de la grisaille en laquelle s’étiolait sa jeunesse. Mais si ce S.S.-là appartenait encore à la famille humaine, qu’en étaitil de ceux que nous avions croisés ? Ce qui était advenu pendant l’exécution des chiennes se résume à ceci : pour des raisons obscures, du moins aux yeux d’un staff rebelle à la psychologie la plus élémentaire, les forçats du IV avaient pété les plombs, dynamité leurs fours, dégommé dix S.S. venus rétablir l’ordre. Les gars du II les avaient aussitôt rejoints, avec pour conséquence la réduction dans les grandes largeurs de l’efficience de Birkenau, l’extermination risquant de chuter brutalement, au désespoir de Chochotte, de cinq ou six mille unités journalières à moins de mille cinq cent. Autre excellente nouvelle pour la communauté des peuples : le crématoire numéro trois, qui n’était pas demeuré en reste et s’était à son tour soulevé, avait vu sa cheminée se fissurer sur les deux tiers de sa hauteur. D’un autre côté — désolé, mes amis — Herr Kommandant ne cacha pas sa joie quand il nous annonça l’écrasement des mutins, leur passage au pilon, la récupération de leurs armes… Le saligaud, cependant, ne crierait pas longtemps victoire. Sitôt qu’il aurait avalé, compris et digéré ce dont nous allions l’entretenir, il devrait effacer son sourire. — Mon Commandant, nous vous réservons également une surprise dont vous ne manquerez pas de vous réjouir, nous en sommes persuadés : avant longtemps, six mois au plus, vos S.S. vont passer sous le joug, vos entreprises vont mettre la clé sous la porte, vous de même. Naufrage moral pour les idéalistes que vous aurez été, perte de fric pour les amateurs de couronnes que vous êtes, mais défaite relative puisque votre Reich de mille ans devra de même déposer le bilan. Et comme un capitaine ne quitte jamais le navire tant qu’y demeure un homme, vous devrez encore attendre, avant une incarcération suivie de votre comparution devant 198
le tribunal des Peuples, que vos collaborateurs aient été arrêtés, que vos médecins les aient rejoints. Des gibets aux carrefours, un véritable fumier pour tous vos tribunaux, une fosse commune dans que village allemand… Nous vous plaignons, nous plaignons également votre épouse et vos gosses. Que vont-ils devenir dans cette Europe reconquise par les Juifs, après qu’on vous aura pendu ? Et vous n’avez encore rien vu ! Nous étions parvenus sur les lieux du massacre, j’avais serré le frein à main et coupé le moteur. Dans un silence de trois cents tonnes, je vis se décolorer et virer à la cendre la face de Rudolf Höss. — Le chef-d’œuvre encore chaud de votre service d’ordre, Herr Kommandant ! Et à sa grognasse : — Belle fin d’après-midi, Hedwig chérie. Ne trouvezvous pas ? Mais la bêtasse flageolant sur ses cannes, je l’ai détournée de la vue du charnier. Qu’elle se mit à vomir si cela la soulageait, mais pas devant nos défuntes. Me détournant alors, j’ai croisé le regard noir du mari, plus vide qu’à l’ordinaire. Puis, de retour à elle, lui désignant de la main les restes des bourriques : — Les six coupables et leur meneuse, chère amie. Bien qu’elles eussent tenté de noyer leur remord dans le schnaps, elles ont été jugées en comparution immédiate, châtiées comme vous voyez sous les yeux de leur cheftaine, laquelle de son côté, comme vous le constaterez, bénéficia d’un traitement spécial. Inutile de vous la présenter, vous l’avez eue à table. Mais rebelote, nouveau hoquet, ultime chute de tension, l’épouse tombée dans les betteraves… Pendant que Guturdjieff et Kratzko la tiraient par les bras, je me suis tourné vers Höss. — Herr Kommandant, si vous voulez apprécier… 199
A-t-il compris ? Je le suppose. Du moins la leçon a-t-elle atteint chez lui cette partie du cerveau par le biais de laquelle chacun se considère. S’est-il aimé ? Il ignorait l’amour. S’est-il haï ? Je ne puis l’affirmer, mais je devine qu’il nous a voués au diable, Mordekaï, Ladislas, moi-même et son cher Himmler par la même occasion, et son Adolf avec. Depuis notre arrivée, sa femme rendait tripes et boyaux chaque fois que nous paraissions dans l’univers feutré de ses ignominies, trois de ses gosses étaient entre nos mains, nous sabotions sa vie. Peut-être a-t-il ressenti quelque chose devant la poitrine en loque, les côtes sanguinolentes et la tripaille merdeuse tombée d’entre les cuisses d’Irma Gröse… Il a failli reculer mais il s’est approché, s’est penché sur les restes, puis s’est tourné vers moi : — Cette femme respire encore. — Eh bien faites votre devoir, mon commandant, lui déclarai-je en lui tendant mon revolver. Et ne soyez pas gêné, c’est par une compassion qui vous honore que vous mettrez un terme à une telle souffrance. J’en témoignerai devant Dieu. Et pendant que nous y sommes, jetez donc un coup d’œil au reste de la clique.
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Dès que Rudolf en eut fini, action menée en deux temps trois coups de feu dans une absence d’émotion que soulignait la tétanisation de ses maxillaires, il claqua des talons, lança son hommage au Führer et s’abîma dans ses pensées. Nous le coinçâmes au pied du mirador. Confronté à des gens n’ayant pas froid aux yeux, ce battant fut contraint, une fois n’est pas coutume, à se plier aux désidératas des moins-que-rien que nous demeurions à ses yeux : non seulement il allait renonçer à la moindre action contre nous, mais il nous couvrirait devant ses supérieurs. Il devrait également obéir à nos ordres, en récompense de quoi, lui renvoyant l’ascenseur, nous le protégerions au moyen des paperasses rédigées par Mitburg. Il s’empressa de claquer des talons. C’est ainsi que le commandant d’Auschwitz, par idéal séminariste en sa jeunesse, puis meurtrier par conviction, devint la marionnette d’un quarteron de communistes, de Tziganes et de Juifs, c’est-à-dire de cafards qu’il s’était juré d’écraser. Mais s’il était bien sage, s’il ne se livrait à aucune entourloupe d’ici la coupure du courant, nous le laisserions s’enfuir en compagnie de sa smala — sans son or cependant, que nous conserverions en préjudice de nos déportations. De plus, afin qu’il conservât l’admiration de son épouse, qu’il appréciât en uniforme ce qui subsisterait du troisième Reich après le passage des escadrilles alliées, 201
nous lui laisserions la voiture qu’il voudrait, à l’exception de la Daimler, qui nous plaisait beaucoup. Pour l’instant, qu’il daignât tirer son épouse de la baignoire où l’avait précédée feu la Gröse, qu’il l’allongeât à l’arrière de l’Opel et la ramenât chez lui. Et par pitié, qu’il s’empressât de filer. Avant de repartir à notre tour, nous aidâmes Ziegefuss à déposer ici une pelletée de terre, là une touffe d’herbe et, le voyant au plus bas, nous lui avouâmes qui nous étions. La confidence le prit de court et lui ouvrit la bouche, si bien qu’il but la tasse avant de s’effondrer dans nos bras. Il n’était pas Allemand, bredouilla-t-il, il était Alsacien comme Odile, autrement dit Français comme Fanfan, et Lulu, et Georgette ! Seulement, les Frisés l’avaient arraché à ses vignes, incorporé dans leur Waffen sans lui demander son avis, enfin muté ici. — Si on fichait le camp, proposa-t-il. J’aimerais tellement… mais je me demande… vous avez vu ? même leurs bonnes femmes s’y mettent ! — Ziegefuss… — Nicht Ziegefuss ! Terminé, Ziegefuss, et la même chose pour Karl. Je m’appelle Charles et… — Eh ben mon Charlot, ce n’est pas l’envie de filer qui nous retient : plutôt la perspective d’affronter des champs de mines. — On pourrait profiter d’un convoi. — Et nous retrouver à Ravensbrück ? Pas même la Daimler ne protégerait notre fuite, non plus que nos grades, non plus que nos uniformes. Et puis, de quelle manière déterminer la position des fronts dans une géographie sens dessus dessous, comment se faufiler entre conquérants russes et Wehrmacht en déroute, oustachis verts de peur, partisans animés par la rage de flinguer, sans compter les ruffians de tout poil ! 202
Abandonnant la caisse de Höss en vue de la Kommandantur, nous avons regagné nos quartiers en compagnie de Charles, notre nouvelle recrue. Myklos nous y attendait avec cette excellente nouvelle : Kaminerie krimpé chaise, kassé fitre et filé. Démarra aussitôt, dans une panique totale au milieu des congères, une chasse à courre des plus enthousiasmantes. La neige tombait si dru qu’elle allait effacer toute trace de gaminerie, offrir une voie royale aux poursuivants qui n’allaient pas manquer, pour peu que filtre la nouvelle, de se lancer à nos trousses. Mais nous étions intelligents, déterminés, et nous avions un spécialiste en la personne d’Abdul assisté de trois chiens, trois irish wolfhounds qu’il venait à l’instant, d’un sifflement suivi de trois claquements de doigts — un : Panzer, deux : Tanker, trois : Junkerine — de faire s’aligner devant nous. Ces Irlandais au flair exceptionnel, au Q.I. à rendre jaloux le plus futé des Obergestapistes, humèrent à tour de rôle, en professionnels, les possessions abandonnées par nos lascars. À savoir une petite culotte utilisée comme doudou, une chaussette, enfin le nounours avec lequel Klaus, cinq ans, futur commandant des plus grands camps du monde, et pour l’instant terreur du chat, passait ses nuits et ses moments de blues quand le parfum des crémations, allez savoir pourquoi, lui rappelait sa mère. Sitôt senteurs et instructions mémorisées, nos trois pisteurs partirent flanc contre flanc en direction de la rampe. Le nez au sol avant que la tempête ne brouillât leurs traces, nous les suivîmes tant bien que mal, et plutôt mal que bien car les pans de nos manteaux, se prenant dans nos bottes, nous balançaient dans la poudreuse. Une nuit sibérienne s’était abattue sur le camp, et le peuple des häftlings d’un côté, de l’autre celui des S.S., avaient depuis longtemps sombré dans le sommeil. Le pre203
mier sous les pouilleries qu’on lui avait allouées en guise de couvertures, le second sous d’épais édredons attribués par le Reich à l’élite de ses troupes. Mais revenons à Panzer, Tanker et Junkerine. D’après les pissous repérés, le trio, qui avait fait halte aux abords du Revier, avait dépêché Junkerine en mission de renseignement. Sa tâche acccomplie, nos trois canins avaient alors mis cap au nord, puis bifurqué vers les bouleaux, où nous les rejoignîmes. Mais ces fichus limiers, excités par la neige au sein de laquelle les projecteurs ne parvenaient à d’autre résultat que des halos isolant les gardiens (du coup, le camp devenait la proie de fantômes parmi lesquels se côtoyaient trafiquants juifs et nazis sans grandeur), avaient depuis longtemps recouvré leur vigueur. Ils repartirent sans crier gare, prirent vers le sud, franchirent la rampe et disparurent. — Gorbatchak ! pesta Guturdjieff. — Karpatché blastivo, lui répondit Abdul, nous désignant le poste de garde qu’il nous faudrait franchir. — Ssstopp ! rugit la sentinelle. — Yawohl, lui répondit le cousin, l’honorant sans façon d’un pruneau. Et hop, un de plus, enfin un de moins, avec en prime une sulfateuse pour Ladislas, un paquet de Polska pour Abdul et, remboursement de nos frais, trois billets de cinq et de la menue monnaie. Après le franchissement de la rampe, où par bonheur, ne subsistait aucune trace du convoi de la veille, nous arrivâmes au poste de contrôle de la partie féminine du camp. Là, dans un tourbillon de flocons, ce furent deux Führerines ensommeillées qui nous permirent de leur faucher leurs biens, à savoir un briquet, une bouteille de schnaps et de nouveau des Polska. Kahrabahr ! kalabazzar piltutcha ! exulta Guturdjieff. Et le voilà qui arrachait manteaux et jupes, abandonnait au gel 204
deux corps déjà bleuis. — Bonjour les pertes ! s’amusa Mordekhaï. Et de nous tenir les côtes en pénétrant dans la casemate pour y couper le courant, y partager la gnôle… Puis de nous rappeler qu’il nous fallait au plus vite retrouver nos trois fugitifs si nous comptions rester de ce monde. — J’en tiens une, s’écria Kratzko devant une pénétration jaunâtre. — Et de deux, annonça Ziegefuss devant une trace d’urine dont la fraîcheur nous assura que nos éclaireurs, donc leur gibier et le nôtre, ne pouvaient être loin. Ne négligeant aucun indice, nous arrêtant à chaque miction, nous replongeâmes dans l’épaisseur du blanc, parvînmes en vue du huitième barraquement de la troisième travée, enfin de Junkerine — ô la superbe, ô la précieuse qui nous guettait, oreilles à la verticale ! Si grande fut sa joie qu’elle bondit sur Kratzko, le culbuta, l’étendit de tout son long pour lui rouler une pelle comme seule sait le faire la femelle du wolfhound, vous terrassant son homme sous une montagne d’amour. Nous avions retrouvé nos chiens, nous avions du même coup retrouvé nos otages. Veillés par cinq cents miséreuses, ils reposaient sur un entassement de loques. Qu’elles étaient maigres, et comme elles faisaient le dos rond devant nos uniformes, les pauvres Häftlingines !… Nous dégrafant, nous les aurions volontiers rassurées, mais la pudeur nous retint. Kratsko a donc remonté sa manche, et l’atmosphère s’est si bien détendue que la kapo du bloc, pestant contre la « chiée de bonnes femmes que-j’t’enverrais tout-ça-au-feu », finit par s’extraire de son antre. Pas de chance, elle reçut de Ladislas une raclée à ce point méritée que notre cote atteignit des sommets. Puis vint le moment d’offrir à Katharine et Nina, en remerciement de l’attention portée à nos otages, les tenues précédemment récupérées. 205
Après quoi nous les invitâmes nos nouvelles protégées à gagner avec nous le sous-sol où Myklos, chassé de ses greniers par leur calcination récente, allait achever de se ronger les sangs. Sombres et magnifiques, nos trois pisteurs nous précédaient. Tandis que Panzer et Tanker assuraient dans leur gueule les garçons endormis, que leur sœur sommeillait entre les bras de Ladislav, Junkerine jouait les éclaireuses. Nous nous jetions à terre dès qu’elle s’aplatissait, nous repartions sur un signe de sa queue. Notre premier souci, le lendemain, fut de former, en manière de convoi funéraire (Trauerzug), un Arbeitkommando d’une vingtaine de Juifs et de l’envoyer, sous l’autorité de deux S.S. garantis d’origine, en conséquence on ne peut plus niais, sur les lieux du massacre. Entrait dans la tâche de nos gars, outre de s’occuper des corps, de dessouder les deux nigauds. Le Trauerkzug remplit à merveille le premier objectif mais manqua le second, si bien que nous vîmes revenir le Stücksfüher Mustafa, lequel entreprit de décrire le cauchemar auquel il venait d’échapper : caillü genü kassé Fritz alors fuir Mustafa… et le voilà qui s’effondre. Une telle mutinerie ne pouvant demeurer impunie, nous entreprîmes publiquement de fracasser trois chaises, après quoi déléguâmes sur les lieux de la rébellion une dizaine de S.S. de nos Judenkommandos, avec mission de mettre en pièces le groupe qui allait suivre. Lequel, fort de trente spadassins conduits par Mustafa, démarra trois quarts d’heure plus tard. Un feu nourri lui souhaita la bienvenue, ce qui nous permit d’envoyer à son tour, pour empiler les malheureux et les incinérer, une Arbeitkolonne de cent Leichensträgers dont quatre survivants, présents aux festivités du 8 mai, se tiennent encore les côtes. 206
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Si le national-socialisme enregistrait, en ce début décembre, la perte d’une soixantaine d’unités parties pour le cimetière, nous déplorions de notre côté, en plus de celle de nos amies, la mort de neuf cents insurgés débusqués au lance-flammes, empilés et réduits en cendres. Pas de quoi pavoiser. Sur le plan matériel cependant, il en allait différemment. Si la communauté des peuples avait perdu les trois quarts de son armement, soit une trentaine de Gustloff Werke, de K 90, de MP 44 et de grenades incendiaires, du côté des troupiers qui s’étaient efforcés, en une succession de ripostes brouillonnes, à contenir une révolte qui n’aurait pas eu lieu s’ils s’étaient mieux conduits, cela ne valait pas mieux : une automitrailleuse pulvérisée par un cocktail d’éther, de phénol et de savon noir, une autre calcinée au beau milieu de la rampe, épaves auxquelles il convenait d’ajouter cinq motos, une bicyclette et surtout, ô Führer, ô Chochotte, ô mein Gott, trois crématoires dans un état !… alors là, les S.S. avaient remporté le gros lot. La cheminée du II — on devait le remarquer depuis Katowice, assurément depuis l’ensemble du front de l’Est — s’était vrillée comme il n’est pas permis ; les portes du III, enfoncées par les casques, perforées par les balles, achevées par les étoiles et les flèches, étaient sorties de leurs gonds, et la toiture réclamerait des dizaines de couvreurs et de pleins wagons de tuiles, sans compter le bois de 207
charpente, on ne peut mieux noirci. Quant à la chambre à gaz numéro IV, symbole de l’efficience hitlérienne, n’eût été l’extermination qu’on ne pouvait interrompre en raison des quotas, toute la population du camp se serait bien attardée, histoire de s’en épouvanter ou de s’en réjouir, devant ses structures désossées, ses monceaux de briques fracassées et ses poutrelles tordues, ravages qui proclamaient à la face torturée du ciel la fin l’Obermann teuton. Et si l’on rapprochait le chiffre des Häftlings définitivement hors jeu de celui des nazis transportés à la morgue à la suite de leur balourdise, cette constatation s’imposait : sur une garnison de trois mille casques en état de carburer, deux pour cent s’en étaient revenus amputés d’une guibole, à moins que ce ne fût le crâne enrubanné quand ce n’est les pieds devant, alors que du côté Mütze on était loin de cette proportion. Les mutins avaient sans doute perdu la première manche d’un pugilat qui s’annonçait grandiose mais, comme l’avait déclaré dans un contexte similaire un général fameux, les faveurs du destin restaient à leur portée. De cela nul ne doutait depuis qu’un déferlement de Caucasiens et d’Ouzbeks soutenus pas des Mongoles et des Kazakhes, menaçait depuis peu les retranchements de Wotan et allait dans le prolongement, selon la B.B.C., trouver dans le camp de Majdanek de bonnes raisons de dresser des gibets. D’autre part, conséquence de la confusion régnant dans le circuit de la logistique, plus le moindre convoi ne parvenait à Birkenau, ce qui de prime abord semblait de bon augure, mais poserait avant longtemps des problèmes d’intendance. Le Kanada se vidait à une allure d’autant plus rapide que les détenus n’étaient plus seuls, malgré les ordres, à y effectuer des ponctions. Les S.S. à leur tour, de plus en plus nerveux depuis que les forteresses volantes leur annonçaient la fin de leurs chimères, décidés cependant à combattre, s’y glissaient sous prétexte d’enquêtes et s’y bourraient les poches à l’insu de leurs collègues, lesquels 208
les imitaient sitôt la nuit tombée. Pendant ce temps, la rampe demeurait à ce point inactive qu’avant longtemps y pousserait de l’herbe, et que les rares Häftlings capables de franchir l’hiver pourraient au retour du printemps y effeuiller la marguerite. Pour l’heure, en guise de pétales, ce fut une propagande parachutée qui se répandit en virevoltant dans les allées du camp. À en croire les gradés, il s’agissait de bobards, de mensonges rédigés dans un allemand si frustre que le moindre lampiste y découvrirait de lui-même l’incompétence yankee, et que personne n’eut l’autorisation de lire, pas même les S.S., et dont tout le monde prit connaissance, y compris ces derniers. D’où, parallèlement à une chute vertigineuse de l’indice de satisfaction de la troupe, une remontée spectaculaire du moral des détenus. Et pour cause : les alliés exigeaient à présent de retrouver en vie les millions de personnes passés par les cheminées… Panique dans les états-majors, encombrements dans les circuits du commandement, sauve-qui-peut général sous un déferlement d’informations contradictoires, migraines dans la bauge dirigeante. S’il fut interdit à quiconque de se pencher sur cette littérature (à noter que ce quiconque plaçait aryens et sous-individus sur pied d’égalité), le haut étatmajor et le gouvernement d’un seul durent s’y plonger jusqu’à n’en plus pouvoir, se réunir autour des lampes à huile pour des explications de texte, de fumeux examens de conscience, d’acrobatiques synthèses. Force était de constater les bévues du régime (interdiction cependant d’aborder le sujet), de mesurer la poisse en laquelle s’enfonçaient les Allemands sous la conduite de leur Führer (proscription identique), et de comprendre qu’il était encore temps de redresser la barre et de signer avec Churchill, en un mot sur le dos de Staline, un armistice permettant de planquer sous l’écrasement du bolchevisme l’image que les Allemands risquaient d’offrir d’eux-mêmes. 209
C’est ainsi que nous parvint, paraphé par Chochotte (soigné dans un wagon blindé pour dépression profonde, le malheureux n’était plus au courant de grand-chose), l’ordre de démanteler dare-dare les crématoires II et III. Pour le IV et le V, mieux valait attendre le résultat de la contre-offensive menée dans les Ardennes. Si elle réussissait, ce dont nul ne doutait dans les hautes sphères hallucinées, le Reich conservait toutes ses chances. Pour cette raison, et de manière à accueillir les prisonniers américains, parmi lesquels nombre de nègres à gazer d’urgence, il fallait à tout prix que demeurassent debout certaines installations. En respect des ordres de Höss fut ainsi constitué un kommando de cinq cents Stücks demeurés en pleine forme malgré la chute du thermomètre. Les grolles bourrées de papier journal, les mains gelées sur des pelles et des pioches aux manches taillés dans des fémurs, ils furent poussés devant les ruines du IV, avec ordre de mettre à plat maçonneries fissurées et charpentes calcinées, de recouvrir le tout, de pisser dessus et que personne ne se doutât de rien. S’étendrait à la place un champ de pommes de terre que borderait le bois de bouleaux, dont il allait s’agir de disperser les braises qui y fumaient encore. Du coup, ni les Américains ni les Anglais, ni les Français ni les Tchèques, ni ces tordus d’Ouzbeks ne pourraient deviner ce que dissimuleraient les alignements de végétaux. Quant aux millions de cancrelats partis par les cheminées, on ferait croire à des évasions survenues tandis que la S.S., canons tournés vers l’Est, s’efforçait de repousser l’invasion bolchevique. À la suite de quoi, et en raison de la violation des accords de Genève, les fugitifs, ainsi que de nombre de citoyens allemands, avaient été anéantis par les bombardements nocturnes pratiqués en aveugle. Si les Alliés voulaient d’ailleurs se donner la peine d’enquêter, ils trouveraient dans les décombres de Varsovie, de Berlin et autres villes 210
en ruine, en gros sous les gravats qui recouvraient l’Europe depuis l’apparition des superforteresses yankees, la trace des disparus. Inutile de le préciser, la démolition s’effectua avec un emballement dont fut tenue pour responsables la chute du thermomètre, phénomène qui poussa les S.S. à se réchauffer au jeu de la castagne. Conséquence prévisible : côté nazi, nombre de tendinites, de luxations et d’extinctions de voix, et chez nos galériens des dizaines de décès, ce qui n’importait pas puisque les galériens on en avait de pleins wagons dans les gares de triage. Mais toute chose a du bon et nous allions pouvoir, au gré des valses d’encriers, faire passer pour défunts des hommes qui ne l’étaient pas, interchanger le mort et le vif, remplacer les gardiens en surnombre par des agonisants remis sur pieds, en un mot enrichir de sang neuf les troupes que réclamerait sous peu, selon la volonté des dirigeants autoproclamés de la Vengeance des familles, des nations et des peuples, la solution définitive au problème du nazisme. Nous parvînmes d’autre part, à partir des messages que déposaient chaque jour motocyclistes, parachutistes et sousmariniers sur le bureau du commandant, à imiter les signatures de notre bon H.H et de ses acolytes. À noter que celle du Hührer ne nous serait pour l’instant d’aucune utilité. Quand bien même en effet, histoire de contenter tel taré ou tel autre, les ferait-il nommer Oberkapos, Obergruppenführers ou je ne sais quoi, Adolf ne s’abaisserait jamais à ordonner quoi que ce fût aux servants de KL, par lui considérés comme des pithécanthropes. Mais son paraphe de carnassier (une griffe témoignant à la fois d’un destin contrarié et de la tentative d’assassinat dont il était quelques mois auparavant ressorti mal voyant, le tympan défoncé et le pantalon en loques) nous serait sans doute indispensable lorsque les aléas de l’empoignade finale nous mèneraient à Berlin, pile devant son bunker. 211
Il en allait différemment du Reichsfüher Himmler, dont la signature festonnée traduisait la finesse, la clairvoyance et l’infinie souplesse de l’homme parti de rien, certes, mais qui s’était par sa seule volonté hissé jusqu’au pinacle. Imitée avec soin, elle allait nous permettre d’envoyer au cassepipe d’abord nombre de forcenés, en second lieu de concevoir, puis de mettre en chantier et d’introduire à l’intérieur des barbelés un cheval de Troie invisible des miradors, indétectable par la Gestapo, en conséquence on ne peut plus efficace. Cette arme virtuelle, équivalent d’une clé de voûte virée sans crier gare et patatras, écrasement de l’ennemi sous des tonnes de moellons, allait produire de tels ravages dans les psychismes, une telle pagaille sur le terrain qu’aucun verrat n’y retrouverait ses truies et que le sauve-qui-peut, en plein coulage de bielle, atteindrait des sommets. Mais il me faut faire vite si je veux me faire comprendre, car l’affaire est complexe. D’autant qu’un demi-siècle de guerre froide, suivis d’un libéralisme sauvage confondant stalinisme, socialisme et blairisme, et qui osa mettre dans le même sac antisionisme et antijudaïsme, le tout accompagné de la stagnation des salaires et de l’apparition de l’euro, n’ont fait que rajouter au salmigondis qui brouilla les esprits, suffisamment confus sans cela.
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Horions, gueulantes et vociférations : en trois mots comme en cent, remise à plat des ruines Transis, assaillis par la bise jusqu’au fond de la culotte, les S.S. de service avaient confié à leurs molosses le soin de veiller sur le sauvetage des matériaux. Ce n’étaient donc plus des êtres humains qui s’acharnaient sur les guignols préposés à la récupération des poutres et l’empilement des briques, mais des chiens. Aussi, pour protéger nos Häftlings, fûmes-nous contraints, au moyen de boulettes hallucinogènes balancées dans les chenils, d’éliminer la veille un maximum de clebs. Résultat : de sévères pugilats parmi les bergers dont certains, au lever du jour, ne comptaient plus que trois pattes. Les autres, la langue hors de la gueule et l’étron par le gel comme soudé au pétard, furent auscultés dès le matin par les vétérinaires chargés de leur remise en piste. Scènes de démence dont nous perçûmes un écho lorsque le Schäferhundführer Kurt Strangl, apoplectique, vint exiger une entrevue avec Herr Kommandant — pour des raisons qui ne regardant que er und ich, et pas de quoi te marrer, aboya-t-il à la face de Mitburg. Hélas, lui répondit le drôle, Rudolf était en conférence audio avec le haut état-major car les Russes approchaient, que l’Allemagne n’avait plus ni avions qui ne battissent de l’aile, ni chars qui ne fussent en panne sèche, ni triporteurs, ni pirogues ni rien — Berezina über alles ! Alors s’il voulait 213
bien se porter volontaire, lui, Kamerade… euh… Strangueuleu, prénommé Kurt, né le drei Oktober à Strassenburg-am-Oder pour s’opposer à ce désastre, il lui fallait en premier lieu remplir le formulaire que voici — surtout ne sauter aucune case — et le signer ici. Mais pas question de perturber Herr Kommandant avec des infortunes de chiens. Kurt formulait-il d’autres réclamations ? Aucune, reprenons donc. Cinquante Totenkopfs au cimetière, soixante autres blessés lors de la mutinerie des crématoires, plus une vingtaine de déserteurs partis sur les sentiers de la gloire, plus quelques unités dégommées à la planche à clous, au démontepneu et à la clé de cent… ne devaient en rester que deux mille trois cents, deux mille quatre cents au mieux, encore que j’oubliais les volontaires anesthésiés que nous venions d’entasser dans des wagons en partance pour Szczecim. La soustraction, malgré tout, nous opposait encore deux mille gâchettes. C’est alors que Kratzko, de retour d’Harmensee, nous posa cette question : pourquoi, dans la mêlée qui se précisait, ne pas utiliser Panzer, Tanker et Junkerine, plus vifs que les bergers et les grognards du Wurtemberg, mieux portés sur l’humour que les Hohenzollern ? Avant de tomber d’accord, nous raisonnâmes jusqu’au lever du jour. Était-il judicieux de lâcher nos wolfhounds devant des chiens ennemis dont ils ignoraient tout, de confronter leur psyché à la stupidité d’animaux ne sachant qu’obéir ? Et si oui, nous faudrait-il les positionner avant que ne parussent les autres ? Ou bien ne serait-il pas judicieux de n’avancer que Junkerine et d’observer, d’analyser ce qui se passerait entre les uns, les unes, les autres et leurs rivaux avant de déclencher le pugilat ? Cette question pour finir : les Schäferhunds étaient-ils femelles, étaient-ils mâles, ou bien la 214
mixité était-elle de rigueur dans les chenils allemands ? Dans tous les cas, roulant des mécaniques, Junker et Panzer ne risquaient-ils pas de foutre la pagaille ? — Conneries ! rétorquait Kratzko. Menons nos Irandais au chenil, bouclons-les avec les Germains et laissons-les se débrouiller. Ils connaissent leur affaire. — Tu veux dire… — Je veux dire ce que j’ai dit. Au Kanada où nous cernaient des montagnes de cheveux, des millions de chaussettes à repriser et autant de chaussures, nous ne comprenions plus. — Faites-moi confiance, lâcha Abdul en nous quittant. Bien que 227 et Cabriolet eussent réussi à gagner le Mexique, à y rester en observation une bonne partie de la nuit, jamais nous ne sûmes ce qui s’était tramé, de quelle manière Kratzko s’y était pris pour parvenir au résultat que nous allions goûter. Tout ce que perçut 227 fut un concert de grondements, un tourbillon d’imprécations, une cacophonie d’où s’élevaient des craquements, des écrasements suivis de lapements, et pour finir un silence angoissé, à peine troublé des jurons de S.S. en haillons. Cabriolet de son côté, qui avait dénombré deux cent vingt-sept oreilles (vous dire l’état de la meute), nous affirma qu’il avait distingué un cercle de Schäferhunds attentifs. Installés en leur centre, nos compères les fixaient de regards à ce point hypnotiques que l’ordre nazi passait sans coup férir sous contrôle des Gitans et des Roms, que les philosophies musulmanes et bouddhistes renaissaient de leurs cendres, atteignaient les cerveaux. Mais la façon dont s’était établi le contact — parapsychologie, transmission de pensée métempsychose, ou savoir quoi encore — Cabriolet n’y comprenait que couic. Quant à Kratzko, dont nous espérions un éclaircissement, il avait disparu. 215
Le lendemain, après l’ersatz de chicorée censé donner du cœur au ventre, le commando des ramasseurs de briques, encouragé par des schnell, et schneller, des Schweinfranzösen, Schweinpollenen und Juden, Unterschweintantouzen et consorts, s’acheminait vers une désolation dont la nuit, loin d’avoir diminué l’effet, l’avait au contraire amplifié. Et voici, proies de la bise, que cinq cents terrassiers se saisissaient de leurs manches et se mettaient à l’ouvrage. Pour mieux se protéger, chacun s’était entortillé autour de la poitrine du papier d’emballage puisé au Kanada, l’avait enfoui en hâte sous les pans de sa veste. Se faire prendre à porter sur sa peau un rembourrage de cette sorte menait en effet droit au gaz, mais l’important était ailleurs : la neige s’introduisant dans les croquenots et ravivant les plaies, c’était essentiellement de la claudication des Stüks dont se gaussaient les S.S. Malgré cela, et bien que certains détenus, incapables de conserver l’équilibre sur les gravats que heurtaient leurs croquenots, partissent tête en avant et se ramassassent sur des arêtes qui leur fendaient le crâne, une première brassée de briques fut déposée au pied de la Wachungkolonne. À ce moment, dans un incomparable ramdam d’aboiements et de jurons, débarquèrent cinquante Schäferhunds tant bien que mal remis de leurs épreuves, qui se glissèrent dans l’ombre de leurs maîtres (plus exactement sous les pans de leurs manteaux), et s’absorbèrent dans la surveillance des travaux. Mais voici que paraissait Herr Kommandant accompagné d’un certain Kratzkburger, arrivé de Berlin pour suivre les opérations, établir son rapport et regagner son bureau. L’accompagnaient trois molosses mal peignés, des foutriquets selon la troupe. Je vous ferai grâce de la ferveur éructée en témoignage de bienvenue, ferveur dont je reste étonné qu’elle n’ait pas jeté bas ce qui restait debout. Quoi qu’il en fût, cinquante 216
S.S., aveuglés du plaisir de se voir réunis dans l’amour de leur chef, projetèrent leur enthousiasme en direction des ruines, les Schäferhunds se contentant de grogner. À la vue de nos Irlandais, dont le manque de tenue n’avait d’égale qu’un je-m’en-foutisme scandaleux, les S.S. renaudaient. L’ordonnancement de la scène n’en fut pas perturbé pour autant… encore que… non, tout semblait calme, du moins en apparence car peut-être… en effet… chaque groupe manœuvrait en loucedé, chacun se positionnait en vue de la mêlée que déclencherait le premier pet de travers, lequel risquait de se produire sous peu. Considérons le décor. En fond de scène, un pan de mur crasseux. Au pied de son délabrement un tas de gravats que recouvre la neige et, à mi-pente, des bagnards s’évertuant à gagner le sommet pendant que leurs compagnons s’emploient à dégager un espace de stockage. Au centre, cinquante manteaux protégeant cinquante queues pour l’instant immobiles. Enfin, au premier plan (on peut considérer qu’ils ne sont là que pour la frime), Kratzkburger et le commandant Höss. Campé sur ses jambes, manteau ouvert et mains dans le dos pour mieux en imposer, Rudolf s’interroge sur le meilleur moyen de récupérer ses gnards, de les fourrer dans sa caisse avec sa femme et ses sacs d’o… (halte là, secret défense) entre-temps reconquis, puis de descendre les fumiers qui le mènent par le bout du nez depuis bientôt trois mois. Mais nul ne soupçonnerait de telles pensées chez un personnage de sa trempe, et l’on ne peut qu’admirer sa stature de Néron de KL, son regard de Führer. En comparaison, Kratzkburger a l’air d’un déserteur de l’Armée du Salut. D’autant que chacun de ses chiens, se moquant du tiers comme du quart, se complaît à humer l’arrière-train de son voisin, comme de juste au point de jonction de la queue et des cuisses. Silence… Moteur ! 217
Scène I Sous la direction de 201, lequel a profité de l’occasion pour retrouver ses anciens compagnons, les Stücks progressent de quelques centimètres et s’arrêtent pour souffler. Du coup, colère de la Wachungkolonne, lancers de projectiles, et voici Junkerine qui s’élance, profite de ses charmes pour appâter les Schäferhunds, lesquels se mettent à battre de la queue. Excités par cette gueuse tortillant du croupion, les mâles sentent le désir leur squatter le bonnet tandis que leurs femelles renaudent. Voici à présent qu’une Schäferhundine passe de la grogne au grondement et que le détenu de tête décrit des moulinets, perd une galoche, part dans une avalanche de tuiles. Le Stückführer Vastkrupp se met alors en rogne, ramasse une pierre, l’envoie sur le fautif. Mais si ce dernier parvient à se baisser à temps, il ne peut éviter le molosse lancé en direction de ses jambons, du moins ce qu’il en reste. Par chance, Junkerine était là. D’un bond, elle intercepte le bestiau, entreprend de le séduire tandis que jaillit la femelle du mastard. Lequel est innocent mais qu’importe, hargne et fureur passant dans le camp des bergères, ça commence à chauffer. Sur ce, Junkerine abandonne le couple, s’en va retrouver Tanker. Scène II Tandis que le Schäferhund jugé coupable, mal dans son poil et sa caboche de chien, se justifie en donnant de la dent dans une cuisse de sa moitié, Kurt Strangl, connu de tous depuis sa visite à la Kommandantur, parvient à la hauteur du couple, entreprend de le raisonner. Le ton monte, la colère pareillement, les aboiements redoublent et un fusible saute. Assailli au menton par un double alignement de 218
crocs, au fondement par deux d’autres, Strangl redescend sur les fesses, quitte les lieux en boitant. Scène III Entrée en piste de Panzer, lequel n’y va pas par quatre chemins. Parvenu devant le ménage en pleine paranoïa, il envoie dinguer le mâle, saisit la femelle et la ploie, la plaque au sol, prend position, puis de ses griffes antérieures s’accroche à sa fourrure. Ça s’emmanchait pas mal, déjà se soumettait la chienne en vérité ravie, mais les S.S. ne l’entendaient pas ainsi, qui croyaient assister aux ébats hors nature d’un Rom et d’une Aryenne. Au plan de la légalité, une telle union devait se conclure par la déportation de l’un, la rééducation de l’une, l’euthanasie de la progéniture abâtardie, mais voici que les S.S. de garde se posaient cette question : avant de dégainer, ne devaient-ils pas interroger leurs chiens ? Déjà que les mâles n’avaient d’yeux que pour Junkerine… Tandis que le commandant reste de marbre, Kratzkburg s’en va reluquer la Daimler, en mesurer les capacités de chargement. Scène IV Devant l’exhibition du loup d’Irlande et de la chienne teutonne, deux groupes scandalisés : les uns montrant les crocs, les autres les canons de leurs fusils. Pour l’instant pas un son, chacun observe l’adversaire. Dans le regard des quadrupèdes, les S.S. mesurent capacités d’attaque et pouvoir d’encaissement, imaginent l’effet que produiront sur leurs jarrets les mâchoires exhibées dans des retroussements bruns. Si par malheur ils loupent le coche, adieu cochons, couvées, Schweinen und Bruten. Côté mastards, raisonnement identique, à cette seule 219
différence que le Schäferhund n’a pas la faculté que possède le nazi de raisonner par métaphores. Pour lui, seule la ligne droite mène d’un point à un autre, et le problème se résume à ceci : je te saigne ou tu m’tues. Si tout se brouillait dans les cerveaux de la troupe, si le raisonnement s’effilochait au point de laisser en carafe le penseur national-socialiste, tout se clarifiait dans les cortex de chiens dressés à déchirer du pantalon rayé… et pourquoi pas de l’uniforme si la situation le voulait. Et la situation ne pouvant perdurer, il fallait bien que la tension, suite à l’engloutissement de la logique dans le naufrage de la raison, tranchât les liens retenant les pulsions. C’est dans la caboche de Zoltan Borzembach, soumise à un antagonisme inhabituel, que le voltage a dépassé les bornes, créant un court-circuit qui mit le feu aux poudres. Borzembach, entré dans la Schtaffel à la suite de son échec au concours des Égouts &Voirie, et promu gardien de camp en récompense de sa destruction d’une mercerie de son quartier lors de la nuit de cristal, paniquait à la vue du molosse dont il avait la charge. Cet animal acerbe, têtu, cependant efficace encore que perverti, le fixait d’un regard de malade. Au point qu’il se demandait, le bestiau le prenant d’évidence pour un con, de quelle manière il allait s’en tirer. C’est alors, cherchant à changer son fusil d’épaule, qu’il fit un faux mouvement. L’arme lui échappa, qu’il voulut rattraper. Hélas, ce n’est pas sur l’acier qu’il referma son gant, mais sur la queue de Vilbur, lequel fit volte-face et lui trancha deux doigts. Hurlement de Zoltan, coup de latte à Vilbur, fureur du quadrupède qui répliqua si bien qu’apparut un orteil aussitôt sectionné. Borzembach voyait rouge, le berger voyait noir, la juxtaposition des deux couleurs nous ramenait aux sources du nazisme. Un Schäferhund aux yeux fous, qui venait de sauter à la gorge d’un S.S. aux yeux jaunes, fut abattu par le S.S. de droite — à la suite de quoi ce dernier se vit assailli par son 220
propre clébard, charogne qui refusa de le lâcher tandis que son voisin de gauche abattait le bestiau qui s’apprêtait à le mordre et qu’un troisième S.S., ensanglanté après qu’on lui avait arraché le nez, demeurait cul à l’air. Mais qu’importait le détail, ça bardait à tel point que l’heure n’était plus à compter les victimes mais à envisager l’ensemble des faits d’arme, à déterminer qui serait décoré le lendemain dans le déchaînement des cuivres. Hélas, rien n’est simple. Si je me trouvais en compagnie de Guturdjieff, de Mordekhaï et d’Abdul quand retentit le premier tir, nous en étions à jauger la Daimler, à tenter de savoir s’il nous serait possible d’y charger suffisamment d’armes et de nourriture en vue de mettre les bouts… Les événements se sont alors enclenchés avec une telle vitesse que, déjà, nombre de chiens et de Totenkopfs pataugeaient dans leur sang. J’eus l’impression qu’un S.S. appelait à l’aide sous une charge de sangliers, qu’on se culbutait à droite, qu’on on se déchirait à gauche, qu’on se bastonnait de partout. Un poignard surgissait, valsait aussitôt un képi et ferraillait un casque tandis que giclait la neige sous les raclements conjugués des semelles et des griffes. Et ça grondait, ça aboyait, ça gueulait avec une telle énergie qu’il eût fallu plusieurs cameramen pour couvrir la mêlée, la bidouiller pour le journal du soir. Et le spectacle continuait. Du Kanada jaillissait une troisième armada et des colonnes entières dérapaient sur la glace, arrivaient sur les fesses pendant que les combattants, hommes et bêtes mêlés, parfois même emmanchés et haletants, tentaient de surnager. Et si l’un des protagonistes s’inquiétait du pourquoi, du quoi que, du où quoi, du que qui, il n’avait pas le temps de s’interroger qu’il prenait une des balles qui sifflaient aux oreilles de chacun et ne perdaient pas toutes, mêlait alors ses hurlements au ramdam général pour la raison que son chien, qui venait de lui broyer le poignet, s’intéressait à présent à ses fesses. Et les 221
molosses de faire de même dans leur langage à eux, et les Stücks d’applaudir à chaque nouvelle saignée, à chaque nouvelle peignée, ce qui se traduisit par un applaudissement unique, prolongé par l’écho. Ne restèrent bientôt plus, sur le carreau de l’ancienne chambre à gaz, que quelques hommes et bêtes, certains le crâne ouvert, d’autres amputés d’un mollet ou d’une patte, qui se fixaient comme des pestiférés. Nous fîmes le tour du champ de bataille, examinâmes les blessés, les mourants et les morts. De l’extrémité de la botte, en suffisant nazi, Guturdjieff retournait sur le dos les cas les plus douteux, s’assurait d’un coup d’œil qu’ils avaient rendu l’âme. Dans le cas contraire, Abdul les désignait au commandant, lequel balançait son pruneau. Pour finir, les Leichensträgers disposèrent les dépouilles selon deux alignements : bêtes à droite, hommes à gauche. Saisissant alors les cadavres de gauche par un pied, ceux de droite par une patte, ils les halèrent jusqu’aux bouleaux. En tête se rengorgeaient Junkerine, suivie de Tanker et Panzer en pleine forme. Je marchais en queue en compagnie de Mordekhaï et de trois Schäferhundines commençant à comprendre que le national-socialisme, né du mensonge, était pour elles on ne peut plus malsain. Reprises en main, Mozzarella, Feta et Polenta nous resteraient fidèles et pourraient sans problème s’infiltrer chez l’ennemi, lui couper l’herbe sous la botte. Elles seraient même capables, nous affirma Abdul, de nous ramener le Reichführer Himmler.
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Consternant ! Malgré que la Waffen S.S., en plus de reculer devant bolchevisme, n’eût plus que des fantômes à opposer à son ennemi juré, la terreur s’accentuait à mesure que la Wehrmacht se repliait sur des casernes pulvérisées par les orgues de Staline. Afin que chacun comprenne la succession des événements qui ont mené l’Allemagne à ce qu’on sait et le Führer au trou, examinons le contexte. L’armée allemande, de haute appellation depuis des temps immémoriaux, n’avait pu digérer la création de la Waffen S.S.. Aussi les Hauptsturmoffiziers n’éprouvaientils que mépris à l’égard des Hauptsturmführers, lesquels dissimulaient difficilement le dédain que leur inspiraient les gradés de l’armée des aristos, leur morgue et leurs généraux dont certains, après l’échec du complot Stauffenberg, s’étaient vus démasqués. Et démasqués par qui ? Hé hé, par la S.S. ! Dans de telles conditions, tandis que la Wehrmacht, sous le commandement de l’ineffable Keitel, et au mépris des ordres de Berlin, se faisait mettre en pièces par les soldats de Joukov, ancrés dans leur foi, les membres de la Schutzstaffel continuaient de veiller sur le Graal. C’est dans ce contexte que nous parvint de Berlin, par Junker volant en rase-mottes, ce pli ahurissant, à faire renaître de leurs cendres des sous-ethnies entières, et tant 223
bien que mal signé de la main d’un Chochotte carburant à présent à la chnouf. 1/ Stop gazages. 2/ Démonter schnell-schnell dare-dare Krema II et III. 3/ Evak AI, AIIB, AIII-M-Buna et reliquat Schweinen. 4/ Kein précipit., si k konsc. attendre. De quelle manière évac Schweinen ? Le stratège laissait carte blanche aux responsables concernés… Le soir même, Auschwitz III-Monovitz, dont la population fournissait aux barons de l’industrie une main-d’œuvre trop mal en point pour usiner quoi que fût, recevait la visite d’un millier de bombardiers et volait en éclats dans les hurlements confondus de ses esclaves, de leurs gardes et de leurs chefs. On régressait vers l’âge de pierre, les Mercedes rouleraient désormais sur les jantes, de même les camions et side-cars, et la tragique usure des bottes annonçait le retour du sabot. Parallèlement, milliers de veuves et d’orphelins dans la population, centaines de milliers de morts chez les détenus mais les détenus on s’en fichait, on en avait qui pourrissaient partout. Des sommets d’une gloire en partance pour la casse, l’Allemagne rétrogradait, regagnait ses cavernes, réapprenait à tailler le silex. En attendant, suite à la destruction des réseaux d’eau courante, ça puait les pieds dans le bunker du Loup. Un second message, d’une importance capitale, aurait dû parvenir entre les mains de Rudolf, mais ce grand serviteur, appelé à de plus hautes fonctions en récompense de l’achèvement de l’opération Hongrie, venait au pied levé d’être remplacé par le Sturmbannführer Richard Baer, au moins aussi futé que lui, et le message avait été intercepté par notre espion dans le circuit de transmission des ordres. Et comme le nouveau commandant demeurait introuvable, il 224
revenait au Rapportführer Mitburg (Mytlis) le soin de se dépatouiller de la vacance du pouvoir. — Mein Gott, s’exclama-t-il, on va devoir en mettre un coup : nouvelles fosses à creuser. Et creuser à la pelle, par manque de carburant. Et si plus de pelles creuser avec la main, creuser avec le pif, creuser avec le paf car il serait dommage, dans l’état où ils sont, de laisser nos détenus sans ouvrage ! Nous ne comprenions pas : — La Croix rouge débarque demain. — On s’en fout, décréta mon cousin, on ne gaze plus. — On ne gaze plus mais on n’en meurt pas moins. Alors, dis-moi, qui va dissimuler les preuves ?… Toi, Mordekhaï, dans ton bel uniforme ? Ou toi, Guturdjieff, pour que la Schutzstaffel te repère ? — Puisqu’il en est ainsi, proposa Ladislav, on refile nos tenues à nos gardiens, et ce sont des détenus bien nourris que les inspecteurs passeront en revue. En finale, au moment de leur dire au revoir, on leur balance la vérité. Du coup, plus qu’à démolir du nazi à rayures. — Et on refait le coup des crématoires ?… Car c’est cela qu’il fallait craindre : sitôt les inspecteurs partis, rien n’interdirait d’en finir avec nous… Or, que pouvions-nous opposer aux nazis ? Plus le moindre convoi, le Kanada se vidait… — On a toujours les trois mômes Höss, fit remarquer Guturdjieff tandis que des compagnies de S.S. travestis en détenus m’envahissaient l’esprit. — Ce qui n’empêche que nous tournons en rond ! — Eh bien revenons en arrière, proposai-je. Pas moyen de s’en sortir ? Mais notre ennemi patauge autant que nous, avec en prime ses chemins de fer en vrac, ses ponts au fond du Rhin. — Le cirque ! plaisanta Kratzko. — Et toi le roi des clowns, lui renvoya Myklos en lui 225
tirant la langue, puis en faisant mine de loucher… Et le voilà, lui d’ordinaire si posé, qui se mettait debout, claudiquait en se déhanchant, pivotait du bonnet à mesure qu’il avançait, sa prestation s’enrichissant de grincements, de cliquetis, de pertes de goupilles qui nous faisaient nous tordre… Pour finir un craquement le figea devant nous, paupières battant les secondes, puis ne les battant plus. Je sentais en moi que quelque chose voulait éclore, qu’une globalité cherchait à prendre forme. Mais l’illusion se dissipa, et je partais à la dérive lorsqu’une lueur me ramena à mon point de départ pour de nouveau m’en éloigner, me refuser la solution. Je n’étais plus qu’un môme dressé vers la queue d’un Mickey qui remontait chaque fois que la main l’approchait, puis qui redescendait, s’en revenait, s’en éloignait de nouveau… Et soudain… — Dingo, balaya Mytlis. — Pas mal à première vue, admit Ziegefuss. Mais je vois mal les S.S. en costumes de bagnards. S’ils n’avaient pas tort, tous autant qu’ils étaient, je n’en avais pas moins raison. Mordekhaï, qui s’était jusque-là tenu sur la réserve, prit alors mon parti. — Yitzhak est dans le vrai, remarqua-t-il. Et s’ils manquent d’imagination, nous en aurons pour eux. À mon corps défendant (ce devait être les nerfs), j’éclatai en sanglots. Je n’y étais pour rien, ça jaillissait des contorsions d’un monde auquel, dans un fouillis de scènes fusionnant en désordre, paraissait la Gröse… Glissant alors le long de filins, des milliers de Häftlings tombaient des nues pour se planter devant les barbelés, adresser aux nazis vert-de-gris, aux nazis verts de peur, khaï khaï, un pied de nez qui leur coupait la chique. Kratzko avait raison, j’avais perdu la boule. 226
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Le plus inattendu, c’est que ce coup de génie me fut inspirée par le plus raisonnable d’entre nous, je veux parler de Myklos. Un Myklos que nous n’avions jamais vu que raide, et qui, par son soudain enfleurissement, nous devint pour ainsi dire intime. Sans les mimiques, sans les clowneries qui me réanimèrent, jamais je n’aurais saisi la vision que j’ai eue. Et sans le combat que je dus livrer pour l’imposer, jamais je n’aurais défendu avec une telle vigueur ce que m’avait offert cette illumination. Un carnaval ! Der groβe Karneval des Staffel et des Schutz, der Oberdéfilé de Totenkopfs grimaçants et boitant, Herr Rudolf und Hedwig, ach so, Frau Baer und Richard, achtung, le père et la mère buffle au premier rang et le tragique transformé en grotesque, les nazis en gorilles, les détenus en S.S. et se mêlant à eux, rigolant avec eux alors à quoi bon se gêner, prends ça dans la cafetière, Gustav, et dis-moi c’que t’en penses ! Et de les aligner, et de les foutre en tas, et de les foutre en fosse malgré qu’ils se débattissent, braillassent et se dégonflassent, puis de leur désigner leur ennemi juré, qui n’était autre que leur clone. Le Schutz affrontant alors la Staffel, la Staffelschutz se canardant ellemême, se dégommant pour enfin, d’un magnifique pas de l’oie, du pas d’un jar en route vers la cocotte, les moins meurtris soutenant les plus faibles, les tondus offrant le bras aux boiteux, les boiteux servant de béquilles aux mourants, 227
les mourants tirant par un pied les défunts pour aller se réfugier dans l’antre du Führer… Et nous qui en ferions des gorges chaudes, mêlés que nous serions aux Waffen en chaussettes traversant des cités sens dessus dessous, aux Waffen sans ceinture ni bretelles franchissant, les mains crispées sur leur bonne foi et les lambeaux de leurs uniformes, les ruisseaux et les fleuves où dériveraient des radeaux de la Méduse chargés de Picasso et de Chagall, de tapis d’Aubusson enveloppant des dignitaires partis les pieds devant, et dont surnagerait les bedaines au milieu du bordel… On s’en tenait encore les côtes devant le tableau que nous offrit Berlin trois mois plus tard après qu’un déboulé d’Ouzbeks avait fissuré les immeubles, abattu les clochers en travers des boulevards, fait rouler ses grenades au cul de S.S. dont les plus orgueilleux, malgré la menace de la corde, fuyaient en béquillant… Nous disposions de peu de moyens, de peu de temps pour nous organiser, mais n’est-ce pas dans la hâte, lorsque l’excitation transforme le quai en champ de foire, qu’on atteint au génie ? N’attendons pas le coup de sifflet, sautons comme un seul homme dans le Pullmann teuton et que le train s’ébranle, et que le train hurle sa joie, que le train quitte l’Allemagne en même temps qu’un millier d’autres trains, qu’il abandonne aux S.S. des rampes jonchées de paires de chaussures, des rues encombrées de fauteuils, de tiroirs, de rapports dispersés par le vent sur les boulevards abandonnés aux animaux du cirque. La guerre ? Selon Guturdjieff, la fin s’en précisait. Déjà, on voyait les aurochs rassembler leurs valises, y enfouir leurs magots, les hisser sur le toit de guimbardes dont il ne nous resterait, sitôt dégommé le verrat de surveillance, qu’à glisser dans les réservoirs un premier morceau de sucre, clop, puis un second, clop clop, puis un troisième, clop clop clop, et au revoir les chéris. 228
De bonne guerre également la récupération du magot de Rudolf. Face à notre commandant, revenu un beau matin s’inquiéter du produit de ses rapines, nous allâmes droit au but : en échange de ses gosses, qui ne lui seraient rendus qu’à condition qu’il se pliât au bon vouloir des Tziganes, des Juifs, des communistes et des drag-queens, il nous fallait la totalité de son or, plus les dollars, livres sterling et autres devises dénichés dans les poches, les ceintures et les semelles des innombrables arrivants, liquidités augmentées de la monnaie de singe imprimée par le Reich pour foutre en l’air l’économie alliée. De plus, nous entendions qu’il nous remît officiellement les clés de la Daimler, avec certificat signé, en échange de quoi nous le laisserions libre de se rendre où bon lui semblerait, de s’y planquer en compagnie de son épouse sous le nom qu’il voudrait, et de penser ce qu’il voudrait. Mais laissons ce pingouin devant ses illusions à jamais enterrées et revenons à nos projets. Il nous fallait envisager ce que serait la paix, mais avant cela résoudre ce dernier problème : protéger les détenus restés valides de la tuerie que devaient fomenter les nazis dans les arrières cuisines de leur dépit. Selon Mitburg et Ziegefuss, tous deux en charge du renseignement, il était évident que jamais ces héros ne laisseraient derrière eux, à portée de journaliste, la moindre trace du plus infime forfait. En conséquence… En conséquence, ce qu’ils envisageaient de faire de leurs dizaines de milliers de détenus, ce qui se fomentait à leur sujet, on ne pouvait que le supposer. Les remplumer ? C’eut été la meilleure solution, mais pour ce qu’il en restait… Les livrer à leur sort ? Autant de témoins à charge ! Les noyer en haute mer ? La Kriegsmarine gisait au fond des ports. Ne restait que le feu, la dissimulation des cendres sous 229
un semis de gazon. Pour le gazon, hélas, les derniers sacs de graines avaient nourri les poulaillers du Reichsmarschall, et plus la moindre semence, ni d’ailleurs le moindre poulet. Il n’empêche, la perspective du lance-flammes nous faisait frémir d’avance. Dans une telle optique, il nous fallait mettre au point une combine qui nous permît de diriger vers la poubelle le martèlement des bottes… Tâche malaisée sans doute, mais n’avions-nous pas les bonnes grâces du destin, et ciel ne nous avait-il pas à la bonne ? Voici ce que nous souffla Yahvé. Le matin de Noël, au terme d’un chaleureux réveillon sous les bombes, H.H. donnerait à Rudolf l’ordre de transférer cinq cents soudards vers les faubourgs de Varsovie, avec mission de contenir Youkov, et cinq cents de plus le lendemain, Staline se tenant alors le raisonnement suivant : si Adolf disposait le meilleur de ses troupes sur la case polonaise, c’est qu’il avait de quoi. Du moins s’efforçait-il de le faire croire, mais pas le temps de pinailler. Cinq cents augmentés de cinq cents donnant mille, et mille têtes retranchées de deux mille ramenant au même nombre, que pourrait aligner le Führer face à nos centuries ? Mille pendards guettant en apparence le signal du massacre, en réalité impatients de retrouver leurs foyers. Or, face à leur impuissance, nous disposions de cinquante arbalètes, de deux cents flèches à tête chercheuse et d’une kyrielle d’étoiles. À ces armes légères s’ajouteraient les grenades et casse-tête dont nous aurions au fur et à mesure soulagé les S.S., ainsi que les pistolets et lance-roquettes récupérés sur les victimes d’engelures. — Superbe ! apprécia Guturdjieff. Autre mesure dont l’exécution, initiée par nos soins, interviendrait à la mi-janvier (la date exacte en serait précisée durant la nuit du 13) : l’élimination de tous les Stücks et Häftlings, Juden, Russischen, Homosexuellen, Tzigeuners 230
et Bibelforschers des deux sexes demeurés sur leurs jambes, cette masse incluant vieillards et nouveaux-nés, ceux-là risquant plus tard d’agir comme autant de grains de sable dans les transmissions, d’affaiblir un totalitarisme déjà mal en point. Mais ces exécutions en nombre devraient différer de celles dont la S.S. avait pris l’habitude, et revêtir le caractère joyeux du sacrifice païen dont l’Erntefest de Sobidor (fête des moissons) avait été le meilleur exemple : des dizaines de milliers d’unités liquidées au fusil en moins de quarante-huit heures, et sans pet de travers qui pût ternir la renommée du régime hitlérien… Aussi, début janvier, les gradés d’Auschwitz confieraient-ils à leurs femmes le soin de faire le tri, dans les réserves du Kanada, des draps et vêtements, étoffes, rideaux et voilages indispensables à la transformation de combattants en angelots — mais attention, rien ne devait filter. Et saint Adolf, qui avait épargné à ses hommes le respect du prochain devrait, sans surtout le leur dire, leur désigner leur tombe… — Heil ! éructèrent bras levés, postérieurs de béton, les officiers Mordebek et Kratzenkurt. — Nacht und Nebel über alles, et un coup de blanc pour moi, plaisanta Guturdwein, bandissant une bouteille avant de remplir les verres. Les nazis cependant ne quitteraient pas les lieux en laissant derrière eux des piles de vaisselle sale. À quelques heures de couper l’eau, le gaz et l’électricité, il leur faudrait se préparer à recevoir les Russes, offrir à la grossièreté bolchevique la blancheur, l’innocence et la virginité des fiancées aryennes promises à la concupiscence tartare. Donc, troisième volet du plan : la mise en terre des Stücks et autres Untermenschen, Unterkinder et avortons dont il allait s’agir de ne laisser traîner la moindre dent lors du débarquement des slaves et de leurs gibets tractés. « Là, camarades S.S., je vous conseille de ne pas vous 231
encombrer de camions (la manne locomotrice est désormais tarie), ni de fours bimoufles ou quadrimoufles, nous n’en possédons plus. Et pas de fumée sans feu, donc ni feux ni fumées, juste des fosses pour accueillir les déglingués que vous n’aurez pas même à allonger : ils se seront étendus de leur plein gré dans les trous qu’ils auront creusé de leurs mains, si bien qu’il ne nous restera qu’à les couvrir de chaux. Mais rassurez-vous, camarades, ce n’est pas vous qui manierez l’outil et porterez les sacs. Ce seront les condamnés de droit commun, les kapos, les V.I.P. de carnaval que nous avons bernés et à qui vous devrez — rassurezvous, après cette épreuve chacun de vous retrouvera les siens — porter le coup de grâce. De la sorte nul témoin, nulle sanction, pas de potence, juste l’intervention que voici, qui ne devrait pas vous offusquer : gratter l’allumette de l’adieu, la jeter au hasard des paillasses, alimenter les brasiers de vos uniformes et de vos bottes. Soyez cependant rassurés, vous ne resterez pas longtemps à poil dans la frimas. Vêtus à présent des pouilleries des détenus et chaussés de leurs croquenots, vous guetterez depuis la grille l’apparition de vos libérateurs… Crasseux comme il n’est pas permis, merdeux comme il n’est pas possible, vous soutenant les uns les autres, vous tituberez alors vers la tendresse des infirmières. » — Un plan bougrement bien ficelé, opinèrent Ziegefuss et Cabriolet, qui n’avaient rien compris.
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Pour une fête, ce fut une belle fête. Une fête inoubliable qui s’imprima dans les esprits — des survivants pour toujours, des autres également, le temps de dire adieu. Sitôt les mille S.S., sur décision conjointe de Himmler et Mitburg, partis se faire démolir dans les décombres de Warszawa, nous retroussâmes nos manches. Secondé par Richard Baer, qui croyait dur comme fer à l’authenticité des ordres, Rudolf se montra admirable. Maintenu dans la ligne de mire de deux gitans attachés à ses pas, il réussit à faire comprendre à une vingtaine de caporaux qu’ils devaient obéir. Les caporaux, tournés alors vers leurs arrières, intimèrent à leurs hommes l’ordre de revêtir des costumes de détenus, opération accompagnée d’un certain nombre de grimaces. Le Mütze en revanche, béret grouillant de poux, fut rejeté à l’unanimité. Refus qui allait nous permettre, en vertu de la souplesse dont j’ai déjà parlé, d’améliorer le repérage des cibles : dans la mesure où le Häftling nazi se distinguerait du Häftling authentique par son casque, tout Mütze abriterait un détenu à éviter de dégommer. Et puisque nous en sommes à examiner les dérails, ajoutons que le Totenkopf du haut conserverait son uniforme, ce qui nous premettrait de ne pas le louper. Le 13 janvier donc, jour du groβe Karneval, les cent dix mille participants se répartissaient ainsi : L’encadrement aryen, qui rassemblait deux cents élus 233
parmi lesquels nous autres, affublés du commandant Rudolf et son successeur, Richard, tous deux accompagnés de leur épouse en fourrure. La piétaille hitlérienne ensuite. Forte d’un millier de combattants qu’attristait la misère de ses pompes, elle ne put, par les vertus du schnaps distribué à la louche, qu’acquiescer à sa dégradation. À noter qu’elle avait déposé ses bottes, ses baudriers et ceinturons dans des paniers confiés à l’un des siens, le soldat Schnedr. Mais pour la récupération, inutile de s’en faire. Lorsque sonnerait la fin des réjouissances, plus aucun homme de troupe ne serait en mesure de vouloir quoi que ce soit. Cette parenthèse pour finir : lorsque nous parlons de S.S. nous entendons également leurs légitimes, ainsi que les frangines qui se pendaient à leurs bras. Mais contrairement à ces messieurs, les dames s’étaient de bonne grâce, pour séduire à coup sûr, vêtues en Pompadour, en courtisanes Grand Siècle, en du Barry de peep-show. Drapées d’étoffes de tous grammages, longueurs et transparences, certaines laissant se deviner des formes à vous faire capoter, et la majorité d’entre elles coiffées de bibis évoquant le nirvana, elles roulaient et tanguaient sur des talons démesurés, exprimant de la sorte l’envie qu’on les tronchât. Les recrues les plus jeunes en louchaient, s’encourageaient de l’œil, finissaient par plonger. Sitôt le lot en main, ils en vérifiaient la texture, glissaient un œil charmeur au fond des échancrures, se livraient à des attouchements qui faisaient se pâmer les drôlesses. L’orchestre du camp pendant ce temps, sous la direction de la nièce de Mahler, interprétait sur fond de puanteur des symphonies entrecoupées de tangos à vous faire rendre l’âme, de morceaux rappelant au bidasse de Hanovre le rembourrage à péter les plombs, là-bas, dans les guinguettes des bords de Marne, de petites femmes à ce point consentantes qu’ils se chopaient la trique, et qui les soulageaient en échange de bas de soie. 234
Face à ces étalons se bousculaient les survivants des peuples. Ceux qui tenaient debout comptaient fleurette aux détenues qui s’étaient ravaudées pour jouer les séductrices, dispenser aux épouvantails qu’elles serraient sur leur cœur une tendresse qu’elles-mêmes eussent appréciée, et que plus d’un leur offrait de bon cœur, même sans papier cadeau. Les quatre-vingt mille autres, bien qu’ils n’espérassent plus grand-chose de la vie, parvinrent à retrouver quelque couleur dans les bolées d’un cognac de synthèse que distribuaient avec plaisir vigiles et surveillants. Certains parvinrent ainsi à s’amuser, à donner à la fête une coloration qui permit de masquer, jusqu’au signal de mise en joue, nos menées de forbans. Nous autres enfin, représentants autoproclamés de la Vengeance des Peuples. Dans nos tenues de justiciers, avec nos P 60 et nos Walter PK, nous allions arroser ces barbares et trancher, perforer, dégommer à tout va. Aucun de ces forcenés ne devait en réchapper, tous devaient mesurer le résultat, avant de disparaître, de la pédagogie de la balle dans le buffet. Et s’ils continuaient de respirer eh bien qu’ils continuassent, ils auraient toute la nuit pour ressentir ce qu’avaient enduré, du côté de Lidice, les pauvres gars agonisant au fond des puits pendant qu’on jouait avec leurs sœurs. Les écumeurs de la Pologne, les fossoyeurs de la Hongrie, maintenus au garde-à-vous avant d’y passer à leur tour, se reverraient ainsi remballer leur outil et se reboutonner, rejoindre leur camion après avoir à bout portant remercié la gamine qu’ils venaient d’enfiler. À travers les tangos et les valses, à travers les accords de Schubert et de Liszt, sous la somptuosité qui nous rendait à notre vastitude, à nos amours et à nos larmes, ces deux enflures de Höss et Baer, pendant que leurs femmes s’enfouissaient dans leurs cols de vison, nous regardaient du fond de l’abjection. Si bien que nos envies de meurtre 235
allaient en grandissant, se répandaient entre les barbelés pour pilonner les miradors, anéantir l’arrogance de nervis assez frustes, assez stupides pour continuer de piétiner vingt siècles de progrès, se mettre aux ordres d’un fêlé et bâtir un cauchemar, et proclamer la mort de Dieu. Etaient-ils encore des humains, ces automates n’interrompant leur garde-à-vous que pour mettre à sac et piller ? Qu’étaient-ils d’autre que le rictus dont n’avait pu se défaire l’humanité depuis que son Créateur, face à une tour en construction, avait trafiqué le langage pour que chacun comprît, après l’échec du renvoi de l’Eden, que l’obéissance à toute autre loi que la sienne mènerait à des Höss, à des Hitler, des Auschwitz… Et si cela ne suffisait mènerait à des Pol Pot, des Pinochet, et la liste s’allongerait tant que perdurerait l’obéissance aveugle des Papon. Nous voulions arrêter le massacre, nous qui avions vingt ans. Nous voulions que fussent emmurés les Hitler et tous leurs maréchaux, et tous les chefaillons qui se prenaient pour des grands. Nous voulions tous les aligner, les Adolf, les Rudolf, les Heinrich. Les jeter sur la banquise, les y laisser refroidir. Leur valetaille, nous voulions la hacher avant de la passer par le canon, et qu’importait qu’il nous fallût attendre quelques minutes encore. Meuh ! a lâché l’orchestre. Et meuh, et meuuh et encore meuuuh a-t-il repris de tous ses cuivres, de toutes ses cordes et tous ses vents lorsque parut, pavoisé d’excréments et les phares allumés, d’entre latrines et fosses un camion affublé d’oreilles d’âne. Et meu-eu-euh ! a crachoté le véhicule mortuaire en faisant clignoter ses lanternes alors qu’il approchait, dans la hideur de sa puissance, de la tribune où le contemplait la mère Höss qui s’intrigua d’abord, puis recula d’un pas, de concert avec la mère Baer, devant ce qui s’accrochait aux 236
branches d’un svastika dressé sur son plateau : les restes d’une furie, les restes d’une tordue, les restes d’une Führerine à chier qui paraissait sortir d’un tableau de Bacon. Je ne sais comment s’y étaient pris les gars chargés de la mise en scène, mais de ses cuisses déployées, en plus d’une tronche de Barbie faisandée et d’un globe oculaire pendu à un ressort, jaillissait le salut au Führer… Heil Hitler ! avons-nous aussitôt éructé, et Meuhh a répondu l’orchestre avant de reprendre son tango, et Meuu-euuuh a claironné le camion — l’autre main pendant ce temps, crispée sur une botte élevée vers le ciel, maintenait un second cuissot dans le prolongement de celui, pareillement nécrosé, qui servait de support à cette énormité, cette monstruosité qui pivotait sur elle-même, offrait deux nibards desséchés encadrant un trou de balle. Un rugissement voulut nier l’horreur, les S.S. mâles pâlirent tandis que leurs promises, ne pouvant se contenir, déversaient à plein pots l’ignominie sur les sabots de leurs cavaliers. Pendant ce temps, dans un formidable roulement de tambours, un fracas de cymbales suivi d’une émission de Zyklon, la croix gammée s’inclinait, offrait de la contorsionniste une vue de dessous, exhibition accompagnée des prénoms des jeunes femmes massacrées, chacun suivi de l’identité de la brute qui avait opéré, toujours la même, toujours cette Irma Gröse, dont se distinguait dans la cage thoracique, en lieu et place de l’aigle germanique, le corbeau du racisme empoisonnant l’Allemagne. Cette fois, les fiancées avaient renoncé à se tenir comme des dames. Achevant de se vider, elles s’affaissaient dans ce que la littérature se refuse à nommer. Et tandis que montait la répugnance dans les rangs des nazis défoncés, bourrés de somnifères, les Häftlings restés sobres tiraient leurs arbalètes et sortaient leurs étoiles pendant que deux nouveaux camions pénétraient dans l’arène, amenant des justiciers qui n’eurent ni à se présenter, ni à demander à leur 237
gibier s’il préférait qu’on la leur mît devant, sur le flanc ou de face. Et de derrière les ridelles, travelos et autres clowns d’arroser, avec de beaux sourires, cavaliers de bunkers et danseuses de basses-cours. Les tirs croisés faisaient jaillir de de grandes éclaboussures, les mâles restés lucides tentaient de se protéger derrières leurs partenaires, qui cherchaient de leur côté à s’extirper de la fange. Elles appelaient leurs mères mais leurs mères s’en fichaient, leurs mères se faisaient sauter par les moujiks et les flèches commençaient à voler, les svastikas à les poursuivre. Si bien qu’on vit, pendant que les Stücks authentiques se taillaient à coups de pelle des sentiers vers l’avenir, voler des abattis et des portions de caboches. La sirène du camp pendant ce temps, maniée par des forbans soutenus par un peuple de rats, couvrait à peine les jurons, les cris, les râles des croix de fer, croix de feu, croix de bois et crânes écrabouillés avec la même exaltation, la même ivresse que s’il se fût agi de fouler le raisin. Se répandit ainsi, en même temps qu’un sang noir, le désespoir de crocodiles casqués gisant dans l’immondice. Confrontés à ce pugilat, mais incapable de choisir parmi des cibles qui se ressemblaient, les gardiens de miradors (la pharmacopée de Myklos associée à l’alcool ayant fini par les déconnecter) renonçaient à comprendre. Le guetteur 21, qui tenait, pour des raisons qu’il ne cherchait à comprendre, à faire coïncider le réticule de son viseur avec il n’aurait su dire quoi, sentit un pruneau ricocher sur son casque, bousiller derrière lui son projecteur de surveillance nocturne. Trop mal en point pour réaliser qu’il s’agissait d’une balle perdue, que le gorille du 20 ne l’avait pas visé, lui, Ausgar Buzuk, mais que c’était tout comme puisque le projectile lui avait cabossé le casque, il parvint à tirer le levier de sa MG, sulfateuse aérienne qui vous coupait un Stormovik en deux, et réussit à la bourrer de pruneaux. Fin prêt pour le rétablissement de ses droits, il 238
fit alors pivoter sa pétoire, porta son attention sur un voisin dont l’allure peu amène annonçait du grabuge. À tribord une menace identique, mais on ne pouvait brûler la vie par les deux bouts alors prends ça, Arschloch, c’est envoyé de bon cœur !… Et Arschloch, manqué d’un poil et d’autant plus furieux qu’il n’y était pour rien, d’agir à son tour sur les leviers de sa volonté, puis de presser la détente et de larguer la mitraille. Mais le Seigneur veillait. Buzuk ne fut ni rectifié, ni même égratigné par le tir, encore qu’un des poteaux de sa tour eût été sectionné par la puissance du feu, un second endommagé, et qu’il eût pris sur le crâne une bonne moitié du toit, lequel mit le feu au réchaud où chauffait sa potée. Et comme la visière de son casque lui avait raboté les sourcils et défoncé le nez, la sensation de pisser le sang, qui plus est dans le noir, et qui plus est dans un tohu-bohu du diable, le contraignit à chercher à tâtons, pour fuir les flammes qui lui léchaient le derche, le chemin du retour vers une terre d’où s’élevaient cris à ce point déchirants que nul ne put entendre ses appels au secours. Craquement final, affaissement d’une structure devenue tripode, puis bipode, et finalement effondrement dans une gerbe d’étincelles. L’incendie s’était propagé aux poteaux, provoquant la torsion de l’édifice, le déplacement du centre de gravité entraînant le cisaillement des rivets, ce dernier provoquant, au moment de la chute, un cri vite étouffé. A l’image de cette scène, j’en pourrais évoquer de tout aussi tragiques, jouées sur fond de boléro durant ce carnaval qui tourna pour certain au vinaigre, pour d’autres alla frôler l’apothéose. Mais voici que j’en ai marre de l’enfoncement des gueules, de l’éclatement des crânes, des innombrables beuglements d’assassins se vidant de leur sang. Marre des appels au secours, marre d’avoir vu devant moi, au cours de la nuit précédente, se succéder des Führerines hurlantes. Comme j’en ai eu assez, avant que ne s’achevât la fête, des 239
ombres en lesquelles se muaient mes semblables, de la charogne en laquelle se transformaient leurs ombres, et des cadavres que de nouvelles ombres, futures charognes ellesmêmes, devaient charger et pousser dans les flammes. Et moi qui m’étais promis de me blinder, de broyer du Panzer et de sortir intact de l’enchevêtrement de leur ferraille !… La haine pour moteur et cogner, avais-je promis devant Myklos, et tuer, tuer jusqu’à ce qu’aucun de ces Verbrechers, aucun de ces Folterknechts ne demeurât de ce monde !… Mais ce n’étaient plus des assassins que j’avais sous les yeux, ni des Stücks, ni des Juifs, ni même des S.S., et chacun de ces visages, chacune de ces trognes me touchait, de même atteignait mon cousin. Ses yeux rougis me rappelaient notre serment, mais il faut croire que nos regards s’étaient de moins en moins croisés. Appartenaient-ils encore à l’espèce humaine, ces porteurs d’uniformes habités de la seule obsession de la mort ? Confronté à la déchéance de ces brutes travesties en seigneurs d’arrière-cour, je me disais qu’un tant soit peu d’abnégation nous permettrait d’en refaire des humains. À nous de leur parler, de les inviter à soutenir le mourant, à tendre le verre d’eau à la grand-mère anéantie par la disparition des siens, à consoler le mioche abandonné, à pleurer avec la famille amputée par ce que les Göring, les Himmler, les Goebbels et autres rognures avaient tiré de leurs abîmes : des Irma Gröse, des Josef Mengele, des Rudolf Höss et des Grapner, des Jodl, des Keitel — la liste s’allongeait sans cesse. C’est à ce moment que Ladislas m’a saisi par une aile, a plongé dans mon égarement l’acier de son regard : « La Haine, Yitzhak, la haine ! » Alors j’ai regardé Höss, j’ai lu dans sa veulerie que les nazis ne changeraient pas, ne changeraient jamais, que rien d’humain ne sortirait de leurs crânes de cafards. À l’issue de la bataille ne compteraient que nos survivants à nous, ceux que nous pourrions 240
rasséréner à l’issue du carnage, ceux qui tendraient la main. Les nazis n’étaient pas des hommes, ils n’étaient que les soubresauts d’une machine à bout de souffle. — Viens, m’a supplié Guturdjieff. Alors que nous traînions sur le champ de bataille, nous occupant à dénombrer nos morts et relever nos blessés, achever ceux des S.S. qui espéraient encore, Ktatzko nous désigna, monté de l’horizon nord, un panache qui semblait de vapeur, de vapeur en effet que le vent emportait, que le vent dispersait et rabattait vers nous, escamotait derrière le mirador central. C’est alors, dans le grincement douloureux de l’acier sur les rails, qu’un convoi s’encadra dans le porche, y disparut dans ses fuméess avant d’amener sa motrice, majesté à deux doigts du trépas, au milieu de la rampe où il sembla qu’elle allait expirer. S’échappa de ses bielles le reliquat de ses forces, puis s’établit le silence. Il s’agissait d’un convoi de six wagons dont le premier était conçu pour le transport des oies, le suivant pour celui des canards, les autres pour les représentants d’espèces dont les formes s’inscrivaient au goudron sur les flancs. Une silhouette chétive, fantôme de Stück ou mécano de quelque Générale née du délire d’un fou, et qui s’avéra d’un cheminot polonais sorti des ruines de son dépôt, entreprit d’en descendre, traversa l’esplanade encombrée de vareuses et de casques, remarqua que les premières contenaient encore des bras, les seconds des têtes ou des moitiés de crânes. La silhouette contempla, apprécia, parcourut en gloussant les derniers mètres la séparant de nous. C’était un homme de petite taille, un humble serviteur de la Polniche Bahn, dont nous pûmes constater que l’errance au milieu des ruines, les va-et-vient dans la fluctuation des fronts, n’avaient en rien entamé le moral. Nous souriant de toutes ses dents, du moins de celles qu’il lui restait, il tira de sa poche un morceau de papier. 241
Deux mots énigmatiques, derniers héros, à vous, suivis de cette signature : Ivri. Je me tournai alors vers Mordekhaï, qui se tourna vers Treblinka. — Ivri… Ivri… ach… ach so ! finit par se souvenir Myklos. Ivri. Ivri Gatlis, parti Olympia Mengele… — Il n’est pas là ? — Rote Armee… Soviet Waffe… Ruskoff Truppen… verstehen sie ? Mais trop féroce mitraille, lui pas pouvoir. — Et toi ? — Moi Zbiqk ! Zbiqk Szymon, poloniski terroriski ! Tansport crapouille nazi, kaputt soldaten, vous admire ! Nous invitant à le suivre, il pêcha un gourdin abandonné par son propriétaire, en apprécia le poids, pria Guturdjieff de lui passer le fousil qu’il tenait à la main, en vérité un Knorr Bremse à culasse rectifiée. — Gut Machine ! s’enthousiasma Szymon en abaissant le cran de sûreté. Bon dégommer S.S., précisa-t-il en nous souriant de ses trous. Ça bardé Warszawa Bialystok, alle kaputt, vous apprécie. Il souleva une bâche, tira une porte sur une puanteur habitée de ronflements. — Terminouz, heraus ! Mais nul ne paraissant l’entendre, il recula, braqua fousil vers ciel, lâcha rafale qui réveilla cafards. — Heraus, schnnell ! reprit-il à l’intention d’une épave dont luisait la prunelle. « Wstawai ! » Et comme le débris ne bougeait pas, le propulsant sur le ballast en vue de le remettre à flot, il l’honora d’un amical coup de crosse. — Murderzuk, Totschlager, Ashischin, fulmina-t-il en lui crachant dessus. Lui tuer femme Zbiqk, tuer enfants Zbiqk, tuer grand-mère Zbiqk et violer fille, et quand violer finir lui incendier cabane et vouloir nouvelle fille mais moi là, moi Zbiqk, moi taper gueule et vouloir crabouiller, tous fumiers crabouiller mais Ivri pas vouloir, dire Auschwitz 242
gaskeller und feuer für S.S., für spetznaz défoncés kérosène jetés wagons porcs wagons chiens, alors fini veau vache Brüten, enwagonnée racaille et rien mange, seulement fume schnouf et boire schnaps, et partout pisser schnaps et chier schnouf, vous sentir, eux dégueuler schnouf et schnaps, Ivri rigole et dire zyklon finir. Zbiqk, qui s’était approché du nazi éborgné, le remit sur le dos. Puis, se tournant vers nous : — Porządku gaz ? Une puanteur à vous couper la chique, et des épaves ressemblant à ce point à leur caricature qu’il nous fallut une centaine de détenus pour leur jeter à la face les seaux d’un prélavage… C’était de l’eau croupie, mais notre intention n’était pas de les laver, plutôt de les rafraîchir. Nous les voulions au garde-à-vous, conscients d’avoir mené à bien la mission assignée par leurs chefs… Mais en fait d’idées claires, nous fûmes confrontés à une telle biture que le cheptel zigzaguait, et zigzaguait de travers, les uns heurtant les autres et cherchant la bagarre, celui-là la trouvant et se ramassant une beigne qui l’allongeait dans la gadoue, rien ne pouvant le remettre d’aplomb. Rien de rien, pas même le le « bunker », dont l’exiguïté nous contraignit à scinder notre escouade en deux groupes… du rechts, du links… d’une soixantaine d’épaves. Selon les spécialistes, c’était là le nombre idéal, qu’on pouvait au besoin augmenter — plus il y avait de monde et moins ça gigotait, donc mieux ça restait sur ses cannes. De la sorte, à l’époque où cet embryon de chambre à gaz était utilisé, les Leichensträgers chargés de les vider n’avaient pas à se baisser, mais juste à s’incliner et saisir la pièces, la basculer sur son épaule. Dernière précision : ce n’était pas du Zyklon qu’on employait à cette époque mais, abomination absolue, les gaz d’échappement d’un moteur de Panzer. Les langues prenaient alors une couleur lie-de-vin, 243
les peaux sortaient tannées et les regards, depuis l’au-delà qui les figeait, distillaient la terreur… Parfait, plus que parfait. Et bien qu’on n’eût ni moteur ni char, le premier groupe allait en prendre pour son grade. Quant au second, il y passerait le lendemain dans ce qui subsistait du V. Afin qu’elle restât dans le brouillard, la première fournée, constituée de secondes classes, ne fut qu’en partie dégrisée. Sans prendre la peine de la dévêtir, nous la guidâmes vers sa dernière demeure, mais à peine l’y avionsnous entassée que deux tarés crurent se souvenir des lieux et se mirent à s’agiter. Mais, quelques coups suffirent à les calmer, si bien qu’en un quart d’heure tout le monde fut casé. Le contenu de deux boîtes de Zyklon, telles celles exposées au musée de l’Holocauste, fut alors déversé sur les crânes, provoquant un tassement. Puis monta une clameur qui se mua en rugissement tandis que les détenus de service, après avoir craché sur les faces de crevards qui se tendaient vers eux, fermaient si bien les écoutilles que le silence, au moment où le soleil de l’an neuf gratifiait la camp de sa lumière rasante, revint sur Birkenau. Restait la seconde fournée, constituée d’officiers. Pendant que la piétaille s’arrachaient becs et ongles dans son combat contre l’inéluctable, nous leur offrîmes un somnifère avant de les boucler dans l’antichambre du V où avaient été disposés, dans le respect des grades, pour les sous-officiers des chaises et pour les officiers quatre fauteuils du mess. Il nous fallut cependant attendre que leur revînt un début de vigueur, et ce n’est que le lendemain qu’on les transbahuta, pacifiés à la seringue, sur les lieux du supplice. Le public des détenus — la pâleur de son teint rivalisant avec son impatience — se répartit de la manière suivante : au rez-de-chaussée, se partageant les hublots de la porte 244
qu’avaient franchie tant de femmes et d’enfants, une vingtaine d’observateurs. À l’étage, de derrière des miroirs sans tain, un second groupe allait avoir le privilège, sans que le distinguassent les figurants (les glaces ne leur offrant que leurs reflets), d’assister au spectacle… Mais nous ne serions pas les seuls, nous autres donneurs d’ordres, à jouir de la tragédie. Accompagnés de leurs dames, Rudolf Höss et Richard Baer venaient en effet de nous rejoindre. Restait à régler la sono, à peaufiner les éclairages, à vérifier la caméra. Non que nous tenions à conserver sur pellicule la fin de nos terreurs, mais nous envisagions d’en faire parvenir une copie à Chochotte, aux idées assez larges pour en goûter le sel. Cabriolet devait donc, au premier plan, et de manière que le Reichsführer, qui désormais se méfiait de tout, redoublât de vigilance devant son personnel, filmer les commandants. Au lever du rideau, chacun put mesurer l’inquiétude qui régnait dans la communauté des tueurs. Si certains officiers remontaient avec peine de l’abîme du sommeil, il en allait différemment de l’adjudant levé d’ordinaire aux aurores et réalisant que le lieu lui rappelait quelque chose mais quoi, pas moyen de s’en souvenir. Et le gars de s’agiter, et de ne pas être seul : la porte d’acier résonnait de coups de poing et coups de bottes de moins en moins patients, de plus en plus fébriles, à ce point désespérés que je dus me résoudre, sans pour autant sortir de l’ombre, à prendre la parole,. Au vu des exactions perpétrées par ses membres, j’annonçai à la respectable assemblée qu’elle se trouvait, ainsi qu’en avaient décidé romanichels, youtres et cancrelats, dans le saint des saints, c’est-à-dire dans la chambre à gaz numéro V du complexe d’extermination d’Auschwitz-II Birkenau, d’où elle allait s’élever vers le ciel. Bien sûr, ce n’est là qu’un résumé impuissant à traduire la finesse du propos, les traits d’humour dont je l’avais truffé. Ainsi, lorsque j’annonçai aux Waffen atterrés, d’une 245
voix d’hôtesse de l’air, qu’ils allaient trépasser comme les animaux sanguinaires qu’ils avaient choisi d’être, et que se manifesta leur incrédulité, j’ajoutai qu’ils allaient le constater de visu sur leurs amies les bêtes. D’une trappe du plafond je fis alors, au moyen d’une corde, descendre un Schäferhund, puis à l’extrémité d’une autre un plein panier de rongeurs. Ce fut un beau tollé. Le chien manifesta sa joie de revoir des uniformes mais, bourré de coups de pied et envoyé au diable, il dut se réfugier dans un coin qu’il quitta peu après, délogé par les rats. Ces animaux, friands des chairs faisandées ou grillées dans lesquelles ils puisaient d’ordinaire, firent en effet la gueule lorsqu’ils se virent confrontés au vivant. Les plus intrépides entreprirent des assauts, mordirent quelques jarrets et l’un d’eux, profitant de la pagaille pour se hisser dans une jambe de pantalon, y provoqua une telle agitation qu’il dut se carapater. Mais le plus intéressant ne fut pas le comportement de la gent animale, ce fut celui de la S.S.. Nos seigneurs en effet, formatés de manière à conserver en tous lieux tête haute, émotion sous contrôle et mépris des basses castes, prirent assez mal le fait qu’on pût les comparer aux « rats », terme qu’eux-mêmes réservaient — du moins tant que les nègres resteraient chez eux — aux Youpins et Polaks. En cet instant cependant, à cent lieues de la perforation des cartes et du tri des données, nos condamnés se trouvaient, en compagnie d’un de leurs chiens et d’une poignée de gaspards, dans l’antre du nazisme, au cœur de la finalité à laquelle ils avaient tant œuvré — autrement dit prisonniers d’intestins sur le point de les vomir. Mais rien n’était encore perdu, et nombre de questions se bousculaient sous leurs casquettes : comment s’en tirer à mains nues et comment, sans échelle, se hisser à six mètres et ouvrir une trappe qui n’avait pas de poignée… Et de quelle manière, sans le moindre marteau, briser une glace que protégeait 246
une grille… Et où aller pisser, où s’accroupir quand on se sait observé, qu’on a de la pudeur, qu’on refuse de se soulager en public et que votre organisme n’a rien trouvé de mieux, pour vous tirer du stress, que la crispation des sphinters ? Ces messieurs commençant à trépigner devant le besoin, un gros lard d’autre part cherchant à s’isoler, j’ai coupé la lumière par respect des pudeurs, si bien que de la fosse est monté un plaisant soupir d’aise. La grossièreté, hélas, reprit bientôt ses droits, si bien que nombre de jurons s’élevèrent des ténèbres. — Terminé ? Pas de réponse. J’ai donc rétabli le courant, cela au moment où se reboutonnaient le gros lard et son biquet de voisin. Biquet a baissé les yeux, Gros Lard a offert à la ronde une tête de six pieds de long tandis que ses semblables, le nez pincé, se détournaient des traces de son accroupissement. Le chien s’en approcha et huma, re-huma, leva la patte et compissa. Applaudissements, j’ai alors éclairé la loge. Leur incrédulité quand ils ont découvert nos uniformes ! Et leur soulagement lorsqu’ils ont vu les commandants et leurs épouses, Rudolf les saluant de son plus frans sourire, Richard d’un claquement des talons et d’un lancer de dextre vers quatre-vingts paluches se dressant pareillement — on aurait cru rêver. À leurs yeux, ce à quoi nous les confrontions relevait de la plaisanterie de corps de garde. Le défécateur se sentit soulagé, les non défécateurs de même, et comme certains désiraient la parole, je leur offris le micro. — Oberschutzführer Brotschnitte, Herren Kommandanten, se présenta un cabot à la casquette en ruine mais au poil impeccable, qui vint se placer devant ses troupes en ordre de repli. Heil Hitler ! — Heil Hitler ! enchaînèrent ses semblables tandis que 247
le chien, peu rassuré par un échange qui ne présageait rien de bon, se mettait à grogner, ce qui lui valut une nouvelle rossée. Conforté dans ses certitudes par le rétablissement de l’ordre, et recouvrant l’aplomb qu’il avait failli perdre dans l’obscurité, Brotschnitte remonta au créneau, exprima son désir de recevoir le soleil. — Die Schlüssel, bitte, Herren Kommandanten. L’objet de son désir, la clé de la liberté, la Schlüssel désirée, c’est moi qui la détenais. Je la sortis de ma poche et me fis un plaisir de la lui promener sous le nez. Puis, d’un guichet, je la laissai choir en direction des mains qui se tendaient vers elle. S’en saisit Brotschnitte qui fila aussi sec, puis s’en revint aussitôt exprimer sa détresse. — Je ne comprends pas, Herr Major, la porte n’a pas de serrure. — Comment cela, pas de serrure ? Bien sûr que si ! Mais pas de ce côté, de l’autre. Incompréhension du larron. — Du côté extérieur, camarade. Et de lui expliquer qu’il se trouvait dans le temple de la solution finale, là où l’on gazait le monde. Je le vis alors se décomposer. — Je ne comprends pas, Herr Oberst. Qui êtes-vous ? Cette fois, j’abandonnai l’humour : — Yitzhak, cher ami, Yitzhak Zwostek. Né à Szczecin en 1922, d’une mère juive bastonnée par des gars dans ton genre, et d’un père juif contraint à sauter d’un balcon du cinquième sous les yeux de sa famille. Quant à mon cousin ici présent, Mordekhaï Kosteki, lui aussi pleure les siens. Pourtant, malgré notre chagrin, nous sommes moins à plaindre que toi, Brotschnitte, dont l’heure de l’agonie approche. Si jeune et bientôt dans un trou, quelle injustice !… Mais dis-moi, frère humain, combien de Juifs as-tu assassinés depuis que tu es en uniforme ? 248
— Écoutez, Herr Oberst, tenta le pauvre diable, ça ne prend plus. Je vois que le commandant… — Brotschnitte, j’ai posé une question. Le jeu aurait pu continuer mais j’en ai eu assez. J’ai coupé la lumière, écouté de ramdam, perçu le choc des semelles contre l’acier de la porte, les aboiements des officiers, les hurlements du chien, le couinement des rats… et j’ai rebranché le micro. « En raison de l’assassinat des leurs, les peuples juifs et bolcheviques, polonais et tziganes, soutenus par tous les peuples de la terre ainsi que par les Témoins de Jéhovah, les objecteurs de conscience et les enfants à naître, vous ont à l’unanimité condamnés à la peine capitale, à la mort par le gaz, autrement dit à la suffocation. Dans quelques instants, la trappe située au-dessus de vos têtes va s’ouvrir (les têtes se sont alors levées vers le plafond), la mort vous choir dessus (inclinaison des fronts vers le lieu de réception), et ne vous restera que dix minutes à vivre. « Vous pourrez ramasser les cristaux avant que le poison ne s’en dégage, ai-je alors poursuivi, mais où les mettre ? Cependant, ne vous désolez pas. Si vous allez découvrir ce qu’ont subi tant de femmes, d’hommes et d’enfants avant vous, vous aurez sur eux l’avantage de savoir pour quelle raison on se délivre de vous, ce qui ne fut pas leur cas. De surcroît, grâce au film que nous allons tourner et lui faire parvenir, votre Führer compatira. « Heil Hitler, ai-je fait mine de conclure, que votre fin soit exemplaire ! » La suite ? Elle fut épouvantable. Entre les rats qui sautaient sur les hommes et le chien, le chien qui se cognait aux hommes, les hommes qui inhalaient le gaz et se roulaient par terre tandis que l’écume leur débordait des lèvres, que leurs paupières prenaient les couleurs de l’au-delà, on peut même affirmer qu’elle fut insoutenable. Pour échapper 249
à cette horreur, dames Höss et Baer, sensibles à la souffrance d’autrui, s’enfouirent dans leurs fourrures tandis que leurs époux contemplaient le gibet. Quant à Mordekhaï et moi-même, jouissant d’une vengeance bien méritée, nous sommes restés jusqu’à la fin, jusqu’aux derniers soubresauts, jusqu’à ce que plus rien ne bougeât, ni les hommes, ni le chien, ni les rats. Ce fut d’autant plus instructif que ce n’était plus une poignée de nazis nous avions sous les yeux mais des milliers, des centaines de milliers de nos frères et de nos enfants, de nos parents et de nos cousins déportés, exécutés pour avoir osé être. Deux jours plus tard, rédigé par Chocotte alors que se déchaînait le canon, nous parvenait l’ordre d’évacuation des camps de Birkenau, d’Auschwitz et de Monowitz. Le surlendemain, dans une pagaille ahurissante, cent mille hommes et femmes, cent mille pantins en tenues de bagnard prenaient à pied la direction de nouveaux camps. Dans ce Reich en déroute, partout, des camps avec nazis et chiens, famine et soif, et cette fatigue, cet harassement qui vous collait aux basques, qui vous engourdissait, qui vous abêtissait, vous invitait à vous allonger — et tant pis pour la balle qui vous était promise. La mort serait rapide. Dans le déménagement de ses dépotoirs, la haute conscience aryenne n’avait plus une minute à perdre avec la sous-humanité.
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Le peuple allemand est paraît-il un peuple organisé mais là, sans vouloir critiquer, ce fut la foire d’empoigne. D’autant qu’avaient fondu, pour les raisons que vous savez, les effectifs de la S.S. Par le biais de circulaires destinées aux bourgmestres, aux chefs de gare et aux chefs de famille, Berlin se porta au secours de l’extermination. C’est ainsi qu’une cinquantaine d’anciens combattants de Verdun plus ou moins démolis, cependant en pleine forme bien que certains eussent recours aux béquilles ou fussent appareillés, se présentèrent pour nous prêter main-forte. Mais la préoccupation principale de ces bougres n’était nullement de se sacrifier, ni d’assister des fantômes en haillons. Ce que voulaient avant tout ces héros, c’était sauver leur peau. Certains d’entre eux cependant, décidés à servir le moins mal qu’ils pouvaient, oubliaient leur devoir le temps de rouler une clope, ce qui permettait à quelques affamés de nettoyer les poulaillers. Mais je dois dire que nombre de ces retraités, bornés et psychiquement rigides, se montraient imperméables à toute idée de partage. Au point que j’en ai vu se cacher pour engloutir leur ration de midi. Comme de juste, rien de prévu pour les milliers de marcheurs, mais pas question de partager le centième son dû. Quitte à se rendre malades, ils en auraient même avalé le contenant après avoir vidé le contenu, preuve s’il en est de leur absence de compassion à 251
l’égard d’affamés qu’on poussait Dieu sait où. À tout ordre éructé succédait un contrordre furieux et les routes zigzaguaient sous la pluie, la neige et les obus, disparaissaient dans les trous d’eau et les trous de bombes, alors au petit bonheur la chance. Si tu voulais survivre, en plus de te serrer la ceinture, tu devais chanter pour ne pas te confronter aux Hitlerjungen à cheval sur les principes. Sinon tu t’arrêtais et paf, refroidi aussi sec et ton corps au fossé, ce qui permettait aux suivants de ne pas mourir de faim Ce genre de récit se situe, j’en conviens de nouveau, à des années-lumière de ce qu’apprécie le lecteur formaté. Un véritable scandale que ce retour à la démerde, songe-t-il avec raison, mais à qui en vouloir si des hommes furent contraints, pour atteindre à minuit le champ d’épandage où noyer sa fatigue, de dénicher de quoi ne pas mourir. Admettons cependant que le bénéficiaire d’une ration ait partagé le centième de sa saucisse… Admettons que l’ait effleuré, à la vision de compatriotes aussi lamentables que lui, l’idée que les vérités dont on l’avait gavé relevaient du mensonge, et nous aurions assisté à la fraternisation de gaillards assis autour d’un feu, discutant boustifaille avant de s’accorder sur cette urgence : traîner en justice les scélérats qui avaient berné le monde, puis les pousser vers les lieux de leur exécution. Après quoi se poser les fesses, prendre le temps de réfléchir, essayer de comprendre. Lorsque l’argent montre le bout de son nez, se demander pourquoi le chef en appelle à ses chiens plutôt que de s’épanouir de partager le gâteau. Se demander pareillement si le Duce, le Caudillo et le Führer, peu différents de Néandertal malgré qu’ils sachent additionner, soustraire et noter par des croix, encourent autre chose que torgnoles. Pareillement si tout homme de pouvoir accompagné de sa garde, à savoir son de S.S., de son oustachi ou de son phalangiste, mérite la moindre bienveillance. Avant de dénoncer l’extraordinaire cynisme des tyrans, 252
frères et sœurs des kibboutz — bâtisseurs également, mais passons, de fortifications dressées face à un voisinage vous en voulant pour la raison que vos parents l’ont dépouillé —, il nous faut encore constater ceci, qui me semble accablant : leurs oriflammes et matraques, outre à leur propre aveuglement, leur propre abêtissement, leur alignement derrière le bouclier d’une langue de bois censée les protéger, ne leur auront servi qu’à exhiber leur paranoïa, à mépriser par là toute autre évolution que mécanique — Militärischundmechanischforschritt, Sieg heil ! Sieg heil ! — au point que c’est par soucis de progrès que les nazis se sont ingéniés à fourrer dans des camps, puis à faire disparaître, les peuples qui les dérangeaient. Qu’ils ont éprouvé le besoin, au moyen des trieuses et de tabulatrices fournies par l’oncle d’Amérique, de conserver en mémoire l’origine de chacun, la couleur de son œil, ses croyances et passions, en un mot son identité, et bien sûr son adresse, pour ne pas le manquer le jour de la curée. Par la même occasion de noter les identités de ses frères et de ses cousins, de ses enfants, de ses parents et ascendants, des parents de ces ascendants et de leurs ancêtres, et des aïeux de leurs ancêtres en remontant jusqu’à Caïn, jusqu’à Adam et Eve. En remontant jusqu’à l’éclat de rire qui fut à l’origine du monde. À s’en rouler par terre ! Si les alliés ne les avaient écrasés, ces détraqués se seraient si bien entregazés que n’en serait resté que l’ultime avatar d’une Allemagne à jamais pétrifiée : Adolf Hitler ainsi qu’il apparut à Prague dans son Horsch huit cylindres : droit comme un i, raide comme une trique, terrorisé par son pouvoir. Pourquoi une telle fièvre de meurtre, chez des gens précédemment convenables ? Pourquoi un tel acharnement de la part de pères de famille, d’ouvriers, de simples employés et d’infirmières qui refusaient encore, malgré que leurs 253
journaux eussent exhibé les dessous du nazisme, d’offrir à l’agonisant le secours d’un verre d’eau. Si les Allemands se sont ingéniés au mal, s’ils ont briqué bottes et fusils avec une telle obstination, déployé tant d’emblèmes, brandi tant de symboles, et si leurs orateurs se sont égosillés avec une telle constance, ce ne fut ni pour la gloire, ni pour l’argent, ni même pour le pouvoir. Ce fut pour débusquer le Juif, traquer en chaque recoin de leur ego le moindre atome de Juif. Car le Juif, malgré son peu d’attrait pour le combat, et bien qu’il n’envisageât aucun conflit ni ne menaçât personne, eh bien le Juif terrorisait l’Allemand pour la raison que l’Allemand, comme le gamin dans la hantise du loup, se complaisait dans celle du Juif. Ainsi, sitôt que le nazi en reniflait la moindre trace, sitôt que les cartes I.B.M. révélaient les bâtards, demi-bâtards et dilutions de bâtard que comportait la parenté de son voisin, c’en était fini du bâtard, du voisin et du Juif. Un coup à sa dignité, un second à sa bourse et le troisième à sa porte, avant que ses enfants ne partent pour l’école — vous connaissez la suite : trois ans pour que se lève le rideau sur des villes judenfrei, des villes et des pays entiers à la disposition de buveurs de bière si malmenés au cours de leur histoire, si à l’étroit dans leurs frontières qu’il leur fallut dénicher un Hitler pour les tirer de leur malheur… Et en voiture les Tziganes et les Juifs, Arbeit macht frei, bonjour à la Pologne. Les nazis n’étaient plus des hommes. Une nuit de mauvaise lune, au hurlement d’un fauve, ils s’étaient détournés de leur humanité, s’en étaient allés célébrer des rituels censés tremper les âmes, en vérité les ériger face au monde comme autant de miradors. Pourtant, quand bien même avaient-ils renié père et mère, ils n’étaient pas des bêtes. Les animaux savent évoluer, la caresse les rapproche de l’humain… Les nazis n’étaient que des voyous, des meurtriers, des 254
assassins de leur espèce. Leur Reichsmarschall, leur H.H. de bazar, leur propagandiste de foire, et leur Adolf n’existant que par sa rage, nous allions écraser cette vermine, entreprendre dans ce but une série de marches, de marches vers la destruction d’un régime innommable. Les marches de la mort. Un bordel sans pareil, je vous l’ai dit. Une foire qui ne fut pas le résultat de la panique, plutôt la conséquence dune mauvaise conscience des responsables, à commencer par celle du valeureux Chochotte. Tétanisé, épouvanté qu’il était par des opérations le menant au cimetière, ne lui restait qu’à sauter par la fenêtre. Songez : les Américains à l’ouest, les Russes à l’est, l’Europe sur les talons d’une Wehrmacht sans canons, d’une Waffen en panne sèche, avec cela des pluies d’obus jusque dans son salon, son plumard sens dessus dessous, sa bonne femme sans les choux et pas la peine de chercher le pot de chambre : après avoir maculé les murs, il avait atterri sur un tapis de Lurçat. Mais le plus inquiétant, ne se situait pas là. Ce qui l’angoissait au plus haut degré, der treu Heinrich, ce fidèle d’entre les fidèles, c’étaient le nombre de charniers, de pyramides de cendres, de chambres de vivisection que les S.S. allaient abandonner, les Ouzbeks découvrir, les Tchétchènes mesurer, les Tabriskis photographier et placarder, tous clichés condamnant son Führer et lui-même à des peines de prison à tous les coups salées. Et lui, dans l’espoir d’un accord avec Hollywood, qui avait donné l’ordre… À s’arracher les cheveux ! Mais ce qui le glaçait au-delà de tout, ce chantre de la bonne foi, ce qui le paralysait devant la moindre prise de décision, c’étaient les archives que les vainqueurs découvriraient dans les bureaux d’Auschwitz, dans les placards à balais de Ravensbrück, dans les latrines de Bergen-Belsen, de Mauthausen et de tant d’autres camps, de tant de gares 255
où s’étaient succédé tant de convois, de tant de fabriques où avaient péri tant d’esclaves… mais aussi des milliers de tas de foin où la bureaucratie aurait enfoui les millions, les dizaines de millions de cartes perforées qu’il suffirait d’épousseter, de glisser dans les trieuses pour y voir défiler les millions d’unités passées par les cheminées… et avec ça, misère et re-misère, les noms et grades non seulement des gardiens de fosses communes mais aussi des S.S. de bureaux et de quartiers généraux, des logisticiens et statisticiens, des responsables de centaines de milliers de disparitions, ainsi que les noms des sous-traitants nourris au râtelier du crime. Cen conséquence, au fil des heures ont dégorgé tous azimuts, jusque sur les édredons des couples Höss et Baer, nombre d’ordres injustifiés, de précisions inutiles et de contrordres hâtifs… Le tout dans un crépitement de téléscripteurs, un tacatac de transmissions nécessitant des décrypteurs partis se faire pendre ailleurs — putain les pleutres, secouer la Gestapo, mais où était Grapner, où était Mengele ? Où était le capitaine ? Au lendemain du Karnaval, alors qu’en caleçon ronflait le commandant contre le flanc d’Hedwig, laquelle avait vu son sommeil perturbé par des couinements de rongeurs mêlés à des tangos et des valses, qu’à à cette sarabande s’ajoutaient les sanglots de ses enfants tombés entre des griffes des Juifs, lui parvenait ce pli ahurissant, jeté sur sa poitrine par un Büroführer n’ayant pas même frappé : Accélérer destruction Gaskellers et qu’il n’en reste rien, pas une tuile, pas une brique, pas un Leichensträger, pas un Stück ni le moindre gaspard, Heil Hitler, et que ça saute ! 3h40 : Zerstörung halt — arrêtez tout ! 256
3h42 : État forces armées bitte. Wieviel hommes, wieviel chiens, wieviel P 38 Sturmgewehr Machinengewehr und Pistolen, und wieviel munitions et combien Figuren, combien croûtons de pain, combien saucissons — schnell, schnell, schnell !… Puis un silence de deux heures que le commandant mit à profit pour passer ses bottes et se brosser les dents, se donner un coup de peigne, rameuter ses fidèles et prendre son café en feuilletant un Stürmer vieux de plusieurs semaines. De mon côté, je réveillai Mordekhaï et le chargeai de rassembler nos hommes, après quoi nous parlâmes intendance avant de gagner la Kommandantur, où s’inquiétaient des gradés en pleine consternation. Un ordre dans une main et le contrordre dans l’autre, ils attendaient que Rudolf, plus joyeux que jamais, leur indiquât de quelle manière interpréter le dernier message reçu : Å∞-¿3-19•Ω€ [¢∫¿¿¿]∆Ωııı < > > l < @# å + ¥ ¡¡ -X-∞ soit, après décryptage : Evak. vor 17/01 A-I, A II/Birk, A III/M-Buna Direktion Mauth. & Buch Fertig. Tandis que les étoiles blanches des bombardiers yankees et celles, rouge vif, des chasseurs Yak et Mig alternaient dans un ciel délivré de croix gammées, la foire a succédé au carnaval, et chacun s’y est mis : les survivants de la S.S. d’un côté, impatients de foncer aux abris et d’y défendre la leur patrie, de l’autre les détenus, quant à eux décidés à mettre des bâtons dans les roues du système, à pisser dans les réservoirs, à unir leur faiblesse aux forces de libération qui jaillissaient des nuages. Cette euphorie, hélas, fut de courte durée. Un escadron de nettoyeurs ethniques, furieux 257
d’avoir vu le caramel envaser ses cylindres, enfonça notre grille avant d’investir notre éden et s’y remplir les poches, puis de voler vers de nouvelles raclées. Maniant la sulfateuse, dégoupillant à tout va et lançant des grenades, ces combattants d’élite firent deux mille morts avant de piller le dépôt d’armes, de siphonner les réserves d’essence et de mettre les bouts. Ils nous laissaient cependant une dizaine de forcenés pour nous venir en aide, en vérité nous contenir et sans doute nous achever. Les seuls à ne pas participer à l’enthousiasme général furent les occupants du Revier, les malades et mourants gisant sur trois étages de châlits dans une puanteur à dézinguer les mouches, et dont les corps réduits à des ossements nous firent douter de nos sens. J’étais en compagnie de Mordekhaï et de Kratzko, c’était la première fois que nous pénétrions en ce lieu redoutable. Rien à voir cependant avec ce que nous ne pouvions y découvrir : le résultat de l’abandon de tout principe humain. Comment pouvait-on laisser tant de malades se noyer dans leur pus ? Comment pouvait-on en amener de nouveaux, les empiler au-dessus des agonies ? Comment pouvait-on abandonner à leur sort tant de mourants sans infirmiers ni remèdes, sans eau potable, sans eau du tout ni nourriture, et sans savon puisque sans eau, sans réconfort puisque sans infirmières, sans infirmières puisque sans remèdes, sans remèdes puisque plus rien ?… Jamais le plus laid, le plus misérable, le plus répugnant des animaux n’aurait été si maltraité. Comment décrasser un tel lieu ? De quelle manière évacuer tant de gangrène, extraire tant de putréfaction pour que de nouvelles affres pussent à leur tour s’y entasser, s’y liquéfier, y former des chandelles ? Que faire, Mordekhaï ? De quelle façon s’y prendre ? De quelle manière canaliser tant de détresse, où mettre tant de gens qui ne sont plus des gens, qui ne seront bientôt que des 258
bâtons qu’un esprit effaré s’efforcera de nier ?… La solution la meilleure serait la manière forte, la manière hitlérienne, purification par le feu sans passer par le gaz, la puanteur ne gênant plus, les miasmes évaporés… Quel tribunal pourrait-il en juger, de cette horreur sans nom ? Quel procureur pourrait-il se dresser devant tant de cadavres, tant de ventres creusés, tant de bras décharnés que les alliés découvriraient dans les jours à venir. Mais cesse de t’inquiéter, cesse de t’épouvanter, mon frère. Et toi, ma petite sœur, refoule ton désespoir. Leur souffrance est à ce point colossale qu’elle les dépasse euxmêmes, ces spectres qui ne sentent ni n’entendent, ni ne voient… Qui ne sont déjà plus, qui ne peuvent donc ni vouloir, ni être, ni avoir. Qui ne sont plus qu’attente… mais attente quoi, de qui… mon Dieu, détournons le regard… Et si le mouroir est surpeuplé, et si les visiteurs ont autre chose à faire, eh bien regarde, Abdul, regarde le 18, et vois de quelle manière les enragés d’hier ont résolu le problème. Plus de malades ni de mourants, une dizaine de grenades et plus rien que des rats occupés à se battre pour une moitié de langue, un reste d’appendice… Les enquêteurs de la Croix Rouge peuvent à présent venir, Arbeit, nous leur ouvrons nos cœurs, macht frei, et s’ils débarquent aujourd’hui, s’ils nous découvrent dans nos uniformes, à nous de leur offrir ce que nous réservions à d’autres. Nous n’y serons pour rien, jamais nous n’aurons désiré cette guerre que nous ont déclarée Juifs et Bibelforschers ne voulant rien entendre, rien comprendre, rien savoir ni rien voir nom de Dieu — le Führer en grillait ses relais… Que les alliés paraissent ! Ils ont des brancardiers et des civières, des chirurgiens et quantité de remèdes. Ils trouveront de quelle manière s’y prendre avec ces moribonds d’un autre monde — pure abomination que ce radeau de dix mille naufragés sur une mer de choléra, que ces dix mille mourants atteignant à l’abîme… 259
Trois grenades, Mordekhaï, trois grenades et fini, plus qu’à fermer les grilles sinon ces crânes vont battre la campagne, ces morts-vivants et ces squelettes se coller à nos basques, s’installer à nos tables, se glisser dans nos lits, investir nos cauchemars. Nous avons confié le camp à quelques-uns des nôtres, sa santé à de rares infirmiers tenant encore debout, avec les clés du dépôt de pommes de terre. En fait de Kartoffeln ne restaient que des miettes, mais qu’y pouvions-nous ? Que pouvions-nous donner ? Un détachement de la Wehrmacht venait de prendre en main le rétablissement de l’ordre, d’y renoncer et de tourner casaque. Un cauchemar s’éloignait, un autre s’avançait, précédé d’explosions annonçant le canon, la volonté de transpercer, de saigner, de taillader et de rendre la monnaie. Ce rouleau broyait tout, emportait tout, écrasait tout dans son avance forcée, dans son encerclement de nazis pétrifiés mais refusant de se rendre, refusant l’acte de contrition, préférant le suicide. Hitler avait donné l’ordre de tout détruire, tout, usines et magasins, dépôts de carburants et dépôts de pain, moyens de communication et de transport, hôpitaux, crèches, écoles, abris souterrains où grelottaient les rescapés de son délire.
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Nous partîmes cinq cent… eh bien ce fut l’inverse. J’ai su plus tard que près de cent mille figurants d’une débâcle à ne réjouir personne avaient pris le chemin de nouveaux camps et encombré les routes, contraignant les débris de l’armée à ouvrir dans leur foule des passages au lance-flammes, à se tailler à la dynamite les chemins où pousser les forçats attelés à leurs camions. Plus véritablement d’appels, ni de morts à maintenir sur pied. On abandonnait les cadavres sur les bas-côtés, on achevait les mourants, on livrait les boiteux aux justiciers des jeunesses hitlériennes qui apprenaient le métier. À ces morts naturelles s’ajoutaient l’homicide pour n’avoir pas chanté, l’assassinat pour rire, la fusillade en passant, si bien que le nombre des nôtres allait en décroissant. À chaque halte on mesurait les pertes, mais ce n’était pas à l’hôpital qu’échouaient les éclopés, les estropiés, les malades sans vêtements ni chaussures : c’était dans des décharges à ce point surpeuplées que rien n’y fonctionnait, hormis les coups de gueules des S.S. On se demandait d’ailleurs ce que fichaient parmi la sous-humanité de si brillants héros, la raison pour laquelle, à deux doigts de retrouver leurs femmes et leurs enfants, leurs bureaux et leurs ateliers, ils paraissaient de plus en plus mauvais. Comme si c’étaient leurs milliers de prisonniers et non leur abruti de Führer 261
qui les avaient livrés aux tirs des Amerikanischen à droite, des Russischen à gauche, des Polnischpartizans en embuscade derrière chaque monticule, chaque épave retournée et pillée.. Je ne comprendrai jamais que le commandement allié n’ait pas donné l’ordre de les abattre tous ! Une balle pour qui avait chargé son arme, une balle pour qui l’avait utilisée, une balle pour qui l’avait jetée aux ronces pour se mettre en civil, une balle enfin pour qui avait exécuté les ordres, n’avait pas eu pitié, avait promené sa suffisance devant l’inqualifiable. Et un carton sur qui faisait tirer par des squelettes un trône chargé d’une boustifaille qu’on ne partagerait pas, et un pruneau pour la pétasse qui s’y trouvait assise, et une rafale pour qui veillait sur elle. Mille, dix mille, cent mille cadavres d’assassins en face de ceux de millions de suppliciés, était-ce trop demander ? Notez que si les peuples perdirent nombre des leurs au cours de ces déportations et redéportations, il en alla de même dans la clique des seigneurs. Non qu’elle eût achevé ses malades puisqu’elle n’en avait pas (ces empaillés faisaient le trajet emmitouflés jusqu’aux oreilles, et l’épuisement des nôtres ne creusait aucune ride sur leurs faces de momies), mais ces messieurs — aucun d’entre eux ne le soupçonnait — étaient traités par nous comme il fallait qu’ils fussent. Sitôt que l’un d’eux se trouvait isolé, un quidam aux yeux fous surgissait d’une colonne, lui adressait son plus charmant sourire et lui remettait la note. Empoigné et tiré en arrière, cet innocent allait se vider de son sang là où nul n’irait le chercher, où nul n’imaginerait qu’on pût l’avoir jeté comme un vulgaire mégot. Qui, en effet, parmi les S.S. des carrosses, aurait imaginé, que le corps dénudé aperçu tout à l’heure, aux trois quarts dévoré par les rats, avait été le camarade Ulrich parti téléphoner qu’il arriverait demain ?… Et que le rosbif qu’ils s’apprêtaient à se partager ne provenait que rarement des bouche262
ries de la Wehrmacht, mais bien de l’abattoir clandestin mis en service par les youpins et les cocos. Avant de quitter le bois de bouleaux, nous avons distribué à la ronde, en plus de quelques tranches de pain et de restes de viande, les deux ou trois cents armes en notre possession… Et pas besoin d’en rajouter. Le Père Noël qui venait de passer se garderait de revenir, alors chacun pour soi, et chacun pour son frère s’il le pouvait encore, et tous en résistance contre le vert-de-gris accroché à son rôle comme la bernique à son rocher, et continuant de meurtrir. Cela dans les rigueurs d’un l’hiver traversé en chantant, et quiconque s’arrêtait s’arrêtait pour toujours. Les gamins Höss, on les avait rendus à leur maman, et la gentille famille s’était entassée, c’est le moins qu’on pût dire, dans la Borgwardt d’un gradé mouliné par nos soins. Le père de son côté, menacé d’un pruneau au premier signe de rébellion, s’en fut dans la Daimler en notre compagnie et celle des loups d’Irlande chargés de le tenir à l’œil. Mais que pouvait-il tenter, alourdi qu’il était de tracas. À un jour de prison par détenu gazé, démoli à la pelle ou tourné sur la braise, et en ne tenant compte que des morts officielles (laissons de côté les autres), il écoperait, calculait-il sur ses doigts boudinés, d’au moins deux cent mille jours, soit cinq cents ans de taule. Suffisamment pour voir venir, d’accord, mais également pour dresser le bilan. Cabriolet de son côté, depuis le tableau de bord, cherchait à évaluer le nombre de Teutons qu’il faudrait liquider si on souhaitait rendre à l’Allemagne un visage acceptable. — Combien de meurtriers dans la Schutzmachintruc ? s’inquiétait-il. — Trois cent à quatre cent mille, estimait Mordekhaï. — Admettons trois cent mille, y compris la Waffen. À ce nombre joutons les troupiers dont aucun n’a rechigné, dans les faubourgs de Kiev, à dégommer les enfants des 263
écoles sous les yeux d’enseignants et de parents qu’ils flinguaient à leur tour, et nous aurons deux cent mille criminels de guerre à ajouter aux criminels de droit commun, donc cinq cent mille bourricots à mener à l’abattoir. Qu’on y ajoute les gratte-papier qui ont organisé le massacre, les femmes qui ont encouragé leurs hommes à grimper les échelons, plus… plus les mômes dévoyés dès le berceau, jeunesse à ne pas laisser traîner devant le compteur à gaz, eh bien il l’affirmait, lui, 201-302, les fours ne risquaient pas de chômer… À moins de se contenter de la fosse, alors de sacrés trous qu’il leur faudrait creuser, aux Frisés. Au moins le gouffre de Padirac, et encore ! Toutes ces carcasses déborderaient, il s’en coincerait dans les écluses, on en ramènerait avec des asticots au bout des cannes à pêche. Mauthausen, Buchenwald… Nous aurions volontiers ignoré le message, nous autres chargés mission, car avec cinquante mille loqueteux poussés vers Mauthausen, cinquante mille affamés en direction de Buchenwald par des chemins de famine, il nous sembla que nous allions audevant de catastrophes, notamment lors des jours de marché, avec saucissons et boudin livrés aux convoitises. Mais plutôt que de renâcler, nous avons au contraire, en nos énergies de clowns, acquiescé d’un gigantesque Heil qui dut se répercuter au-delà des lignes mongoles. Le fait est qu’ensuite, sitôt les paquets de neige dégringolés des branches, s’établit un silence qu’on aurait dit sacré. Mais le sacré étant banni de l’univers nazi, de même que toute forme de vagabondage risquant de transformer le penseur hitlérien en romano de l’esprit, nous nous penchâmes sur les cartes routières, les tarots et le marc de café. — Deux directions impliquent deux groupes, avait calculé Rudolf Höss, pour le coup retrouvant son génie. Büroführer Mitburg, mettez en marche les Dehomag, pre264
nez les cartes perforées dont les trieuses auront soustrait les tire-au-flanc, et dressez-moi deux listes de Häftlings en état de carburer. Exécution ! — Yawohl, expectora le drôle. Et de gagner le bureau de Grapner, de se placer devant les rayonnages où s’alignaient, au-dessus de bécanes en rideau, quelques dizaines de milliers de bristols, d’en repérer le centre. — Terminé, Herr Kommandant ! — Alors la moitié gauche pour l’Oberkolonneführer Haseweiss, décida Rudolf en se tournant vers un officier qui n’osa pas broncher, la moitié droite pour l’Obergruppenführer Speschnak, qui n’osa pas non plus… À présent, Haseweiss et Speschnak, scindez en deux vos Oberkolonnen, attribuez à chacune un Kolonnführer, lequel divisera sa colonne en sous-colonnes ayant chacune à sa tête un Untercolonnefüher, ceci jusqu’au sous-groupe et à l’Untergroupführers. Compris ? — Yawohl ! En moins de dix minutes, les soixante mille pensionnaires de Birkenau, augmentés de ceux d’Auschwitz, de Monowitz et des camps satellites, furent répartis en quatrevingt-quinze Untergruppen de mille têtes, les Untergruppen en Gruppen, les Gruppen à leur tour en Obergruppen, chacune des unités, sous-unités et super-unités ayant à sa tête sous-Führer, Führer et suprême de Führer, les sous-suprêmes n’ayant de comptes à rendre qu’aux suprêmes, les suprêmes à Herr Kommandant, lequel, tout en feignant de tutoyer Himmler lorsqu’il avait Mitlys au fil, continuait de nous obéir au doigt, à l’œil et aux Walter PK que nous braquions sur lui de l’intérieur de nos poches. Ces regroupements n’étaient évidemment que miroir aux alouettes. Plusieurs milliers de cartes perforées, portées par des intérimaires dont un grand nombre arriva sur les fesses au bas d’escaliers verglacés, s’abîmèrent à jamais dans la tourbe, rendant aléatoire la détermination du nom265
bre des marcheurs, de même les regroupement selon les degrés d’endurance. Si bien qu’au bout du bout la répartition s’effectua selon le système en vigueur sur la rampe : « Du, rechts, du links, du rechts, du links, du rechts », etc., jusqu’au dernier qui voulut bien n’en pas faire qu’à sa tête, emboîter le pas à son frère ou sa sœur. Car les femmes elles aussi partaient pour le grand large, ce qui engendra désordre et coups de gueule. Les fiancés et maris en effet, demeurés depuis des mois sans nouvelles de l’âme sœur, entendaient la retrouver par un changement de file ou un changement de groupe, le passage clandestin d’un sousgroupe à un autre, d’une colonne à la colonne précédente ou suivante, fiancées et épouses agissant de leur côté selon un schéma similaire où se mêlaient des mioches sortis on ne sait d’où, assurément de sous leurs jupes puisque maternelles et crèches avaient été liquidées au mortier. Conséquence : désespoir en veux-tu en voilà, parfois des retrouvailles dont il fallait ne rien laisser paraître. La sortie de camp ne s’effectua pas par le portail « macht frei », qui se trouvait côté envahisseurs, mais à l’opposé, par le bois de bouleaux. Une formidable cohorte de détenus grelottants, de kapos en nage et de Führers apoplectiques, mêlés à toutes espèces de véhicules à moteurs, à chevaux, à ânes et à cochons, s’ébranla au milieu de jurons, de gnons, de coups de bottes et de regards de haine. La joie au cœur, elle prit la direction de Bierun, et ceux qui avaient pris la tête parvinrent sur le coup de seize heures, c’est-à-dire à la fin du jour, à une distance du camp avoisinant trois lieues. Les autres, qui piétinaient en attendant leur heure, façonnaient les cartons censés les protéger du froid. Les plus solides se demandaient ce que leur réservait l’avenir, les autres ne demandaient pas, mais tous serraient sous leurs guenilles le quignon de pain alloué par l’intendance, pour une fois généreuse… Installés de notre côté, pas honteux pour un sou, dans la 266
Daimler de la Kommandantur, Cabriolet aux commandes, Mordekhaï l’assistant, Höss et moi-même sur la banquette arrière avec nos chiens et nos cartes routières, nous hésitions sur notre itinéraire. Filer jusqu’à Tychy, puis Gliwice et Opole, nous aurait conduits à Wroclaw et Görlitz pour nous mener en vue de Dresde, soit aux deux tiers du chemin nous séparant de Buchenwald. Prendre au contraire à gauche nous dirigeait sur Bielsko-Biala, Olomouc et Brno, d’où nous gagnerions Vienne avant de bifurquer vers Mauthausen, ses escaliers et ses carrières. Buchenwald ? Mauthausen ? Pour les ignorants que nous étions, le choix n’était pas simple. Sept-cents bornes d’un côté, six-cent-cinquante de l’autre, tout cela pour échouer dans un camp inconnu, l’affaire méritait réflexion. D’autant que nous visions Berlin. Maintenant que nous l’avions délesté de son trésor, que le pouvoir était entre nos mains, je mesurai le dénuement de Höss, l’immensité de sa solitude, le néant qui s’ouvrait devant lui. — Tes gosses n’ont pas souffert, ils parlent à présent un excellent yiddish, lui avais-je fait remarquer en les voyant s’éloigner vers l’avenir. Quant à toi, il te faudra attendre que nous ayons planqué notre magot. — Il s’agit… — De l’or des Juifs, nous ne l’ignorons pas. Mais Juifs, ne le sommes-nous pas ? — Vous êtes… — Tu as tapé dans le mille : des voleurs. Mais depuis que tes semblables nous ont voués à disparaître, rapine et marché noir ont constitué notre seule bouée de sauvetage. Alors admets que nous en profitions, de préférence sur le dos de gentilshommes de ton espèce. Argent, pouvoir, honneurs, voitures, qu’en as-tu d’ailleurs à cirer ? Quoi que tu 267
entreprennes, dans quelques jours ou quelques mois les charognards vont te bouffer les yeux, les asticots le reste. Parvenus le lendemain, en queue de la cohorte dont un millier de participants gisaient dans les fossés, à la croisée des routes de Mikolow et Pszczyna, nous avons opté pour la direction de Bielsko-Biala, selon Cabriolet plus accueillante que celle de Gliwice et Wroclaw. Peut-être nous trompionsnous, mais difficile d’en juger, tant faisaient rage attaques et contre-attaques des différentes armées. Surtout que les campagnes n’étaient pas mieux loties que les villes : partout des tapis de bombes, en vertu de quoi effondrement d’ouvrages, déviations à n’en plus finir, soldats et déserteurs n’y comprenant plus rien… Et puis il nous parut, dans l’optique la mise en sûreté de nos sacs, que la montagne offrirait des cachettes plus discrètes que la grisaille des plaines… Ladislav, Abdul, Mytlis et Ziegefüss, partis dans l’Opel Kapitän avec, pour ces premiers, l’intention de rejoindre les Russes, pour ce dernier de bifurquer vers Strasbourg sitôt qu’il le pourrait, avaient emprunté l’autre route. Seuls à présent en compagnie d’un commandant qui ne commandait plus rien, nous dérivions parmi des paysages que maintenait sous contrôle la croix gammée du radiateur. Nous aurions volontiers arraché ce symbole, aurions de même éjecté notre prisonnier mais, tant que les nazis n’auraient pas rendu gorge, nous ne pouvions envisager meilleur laissez-passer que lui. Papieren, bitte… Ah, Rudolf Höss, der Kommandant des groβe Vernichtungslager Auschwitz ? Heil Hitler ! Ja, ja, gut, hé hé, und gut Reise, Herren… mais ce n’était que rêve. Vautrés dans un néant moelleux alors que la multitude pataugeait dans la neige et retournait ses poches pour ne rien y pêcher, nous avions le moral en chute libre. Et ce ne sont pas les butors des jeunesses hitlériennes dont une demi-douzaine, armée de fusils de la Grande Guerre, venait 268
de surgir devant nous, qui auraient pu le remonter. Nous leur conseillâmes de filer, mais les gamins se cramponnaient à leur pétoire avec un tel patriotisme, un tel amour de leur Führer que je me résignai à en descendre deux — treize ans, quatorze à tout casser, à peine un poil sur le menton mais des allures de fauve, à présent de cadavres dont les marcheurs s’appropriaient les restes… Nous le savions depuis le premier jour, peu de nos protégés verraient la fin de cet enfer. Dès le réveil la trouille nouait les tripes devant cette injonction : parvenir à tenir. À enir jusqu’au prochain virage, à tenir jusqu’au suivant sinon de quelle manière poursuivre, où puiser le courage d’avancer… Le faible fléchissait, se faisait traîner sur trois mètres avant de se laisser couler. Comment le peuple allemand, qui avait engendré tant de philosophes, de musiciens et de poètes, n’avait-il pas compris que le Juif, répugnants à force de courber l’échine, devait cela aux S.S. qu’amusait sa terreur ? Et comment la majorité des Allemands, au seuil de la défaite, pouvait-elle ignorer l’état de ceux qu’on poussait vers des camps, puis vers de nouveaux camps et encore d’autres camps jusqu’à ce qu’il n’existât plus ni camps, ni souffrance, ni populace allemande… On voyait des marmots abandonner leur pouce et se mettre au service de Satan, des mères s’enlaidir à frapper la boiteuse qui ne tendait pas même la main. Plus aucune dignité, rien que des bonnes femmes se vengeant de leur propre abjection sur l’échine du marcheur, puis le désignant au cochon qu’elles souhaitaient pour gendre. Car à chaque fille son tueur, à chaque bourrique son assassin mais ne pas en parler, laisser l’absence de dignité veiller sur la vertu des chiennes, laisser la chienne dans la contemplation du fiancé tirant son P 38, visant la guenon à bout de souffle et pressant la détente, abandonnant au milieu de la chaussée une forme affaissée dont le suivant fouillerait la bouche du canon de son fusil avant de se 269
pencher sur elle, au cas où lui resterait un kopeck sous la langue. Et le père Höss qui ne ressentait rien, qui ne remarquait ni la dégradation de ses semblables, ni leur total naufrage ! De ces vautours que la fin de la curée rendait de plus en plus ignobles, que la moindre erreur d’aiguillage poussait à la pire sauvagerie, nous en avons tant dégommé qu’un nombre grandissant de marcheurs demi-nus disposait à présent de bottes, de capotes et de gants. Partant de cette constatation, nous avons débotté le commandant, l’avons gratifié de charentaises récupérées sur un cadavre, l’avons autorisé à quitter la daimler, à refouler sa honte lorsqu’il dut se vider la vessie, lui, un Obersturmbannführer, devant des ménagères en loques. Il nous coûtait de traiter de la sorte un semblable, mais ce semblable-là, tiré de l’immondice, nous aurait fait gerber. Nous avons enterré le magot non loin de l’axe Olomouc Brno, aux environs de Slouck, village dont le nom prit place dans nos mémoires. Slouk, que nous n’aurions ignoré si nous n’y avions espéré l’auberge de nos rêves, avait à ce point souffert que n’y subsistait pas la moindre volaille qui ne fût carbonisée… Nous prîmes pourtant le temps de suivre un sentier s’enfonçant dans les bois, d’y dénicher le lieu où enfouir ce qu’on sait avant de goûter, dans le silence d’un hiver enneigé, non pas le roucoulement de la colombe, mais le croassement lugubre du corbeau.
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Dans le K.L. de Mauthausen, atteint alors que traînait derrière nous le reliquat d’une armée de damnés, régnait un désordre de fin de règne, de fin de Reich, de fin de tout. Et comme partout s’entassaient des cadavres. Nul ne pouvant donner d’instruction sans l’aval de Himmler aux prises avec le coryza, ni de Göring affairé au sauvetage dees Picasso et des Braque sans lesquels sa vie n’aurait rien valu, quelques dizaines de Stücks survivaient au milieu les cadavres. Je passai des hardes de Häftling et, accompagné de Cabriolet en uniforme (il se chargeait de me protéger tant des derniers S.S. que des caïds locaux), je parvins à entrer en contact avec des détenus espagnols, seuls survivants organisés. Leur accueil fut glacial. Au point que je dus me battre pour qu’ils admissent que j’étais juif, juif en effet, à cette seule différence que je me transformais en S.S. chaque fois que la situation le voulait. Là, je vous avouerai qu’ils en restèrent pantois. Il leur fallut interroger Cabriolet (lequel exhiba son tatouage), puis faire venir Mordekhaï et lui sortir le dard, examiner le mien ainsi que les papiers du commandant avant d’admettre que nous disions la vérité, enfin d’accepter le fourgon bourré de munitions que nous avions arraisonné en chemin. En échange, ils nous firent don d’un véhicule à eux, un camion demarque Saurer, doté de ce perfectionnement : il suffisait de manœuvrer un levier pour que les gaz d’échap271
pement, plutôt que de se perdre, fussent dirigés vers le compartiment du fret, d’une contenance de soixante unités. Sitôt chargé, on refermait les portes, on relevait le levier, on parcourait dix kilomètres, plus qu’à vider et revenir charger. Le bilan des tournées, s’il n’atteignait celui de Birkenau, n’engendrait en revanche nulle nuisance. Durant notre séjour, le camion ne chôma pas. Mais ce ne furent ni des Espagnols ni des Juifs, dès lors que Cabriolet en eut empoigné le volant, qui eurent le plaisir d’apprécier son confort, mais de pleines cargaisons de nazis fuyant les mutineries fomentées par nos soins. Nazis à leur image, chaleureux donc à leur égard, nous les aidions à se hisser et refermions les portes pour les soustraire aux projectiles, si bien que quelques kilomètres plus loin n’en restaient que les corps, Cabriolet intervenant alors pour extraire les couronnes partagées aussitôt. De l’enchaînement de ces exécutions, des va-et-vient du camion, de la ferveur de républicains auxquels se joignirent des rescapés des brigades internationales surgis de l’empire des morts, se constitua une troupe qui permit aux Häftlings, à peine deux mois plus tard, d’accueillir non pas en détenus pitoyables, mais en combattants résolus, les unités américaines tombées là par hasard. En raison de notre volonté d’assumer notre rôle jusqu’au bout, nous reprîmes rapidement la route, cette fois sans notre commandant, confié à Julio Rimenez, lequel envisa— geait de dessouder Franco. Tous distateurs ainsi éliminés de la surface du globe, resteraient assez de Juifs, de communistes et de Bibelforscherines pour assurer le renouveau du genre, son développement loin des fossés creusés par les Führer de la chair à canons, les Duce de l’enlisement, les Caudillo d’Alcazar, matamores fusillés ou pendus dont nul ne voudrait plus. Piloté par Cabriolet, nous suivait le Saurer dont l’ingéniosité nous permit plusieurs fois de libérer le 272
paysage de nombre de nuisibles, particulièrement de Familienvolksturm, unités villageoises chargées de stopper les Alliés — on en rigole encore. En ce premier avril, Mordekhaï estimait notre tableau de chasse à près de mille cinq cents bourrins. Résultat remarquable, encore que le cousin me semblât loin du compte. Aux cent cinquante poivrots du convoi Zbiqk Szymon, si nous rajoutions les centaines d’unités tombées au Karnaval, plus les grognasses de Ravensbrück, plus la trentaine de bourricots du mémorial des jardinières, ainsi que les usagers du Saurer, ainsi que les S.S. revenus de Plogne et gazés aussi sec, j’étais certain que le total se montait à trois mille. Encore convenait-il d’ajouter à cette somme, où n’enraient que nos cartons personnels, les Waffendivizions qu’allait exterminer la rébellion de Mauthausen… Évidemment, nous passions sous silence le nombre impressionnant des nos pertes, tous peuples confondus, mais de quelle manière l’estimer dans une masse de cadavre qu’on devrait manier au bulldozer, et dont le simple aperçu ferait grincer les dents. Si nous avions voulu venir en aide aux nôtres en perturbant le système, nous avions en partie réussi. Mais en partie seulement. Nous pavoisions d’ailleurs si peu que la Daimler, que nous aurions aimé conserver en vue de notre entrée dans Berlin, nous devint insupportable. Au point que nous la troquâmes, elle et le Saurer, contre une camionette repérée par Cabriolet dans une ferme abandonnée. Le lendemain, alors que nous venions de traverser un bourg sans autre particularité que son clocher de travers, sa gare carbonisée et son marché du mercredi des Cendres, surgirent de derrière un pan de mur deux mômes suffisamment armés pour bloquer l’Armée Rouge. — Papieren ! 273
— Aktion ezpetnaz… euh… pardon, espetziale, plaida notre chauffeur dans un idiome qui parut les surprendre. J’ouvris alors ma portière, laissai sortir les chiens qui se firent un plaisir d’uriner sur les bottes des deux drôles, pour le coup fous furieux. À ce moment, sur le trottoir opposé apparut un grognard dont la fonction devait se résumer à couvrir les deux jeunes, assurément ses fils ou ses petits-fils. Au lieu de dégainer et de rajouter de nouvelles croix à nos trophées, je présentai de faux papiers et c’est alors, voyant que les jeunes ne parvenaient à déchiffrer les documents, mais que l’un et l’autre louchaient sur un billet dépassant de ma poche, que je compris qu’ils n’avaient cure de nos identités. Ce qu’ils voulaient surtout, afin de démarrer dans une vie qui ne se présentait pas sous les meilleures auspices, c’était évidemment du fric. Et comme du fric nous en avions de pleines charrettes, que nous leur en proposions en échange du champ libre, ils jugèrent préférable, de crainte d’être surpris à se remplir les poches, de pénétrer à ma suite dans notre espace couchettes. Mais ils n’avaient pas remarqué Mordekhaï, ce fut leur erreur. Pépé fut assommé alors qu’il rejoignait ses protégés, dont l’un eut le bras entaillé, l’autre la clavicule brisée, si bien que c’est en grimaçant qu’ils parcoururent dans notre véhicule les quelques kilomètres séparant Aussernbrün, leur village d’origine, d’une grange des alentours de Milzbach-am-Vils, le point final de leur carrière. Ils avaient des faciès d’égorgeurs, ce qui ne nous donnait aucun droit de les juger, mais nous étions en guerre. Du coup, en cette fin de Reich où chacun abattait quiconque lui déplaisait, les deux lavettes et leur ancêtre nous parurent mal partis. Hors de question de les laisser filer vers une bourgmestrerie qui ameuterait la Gestapo locale, laquelle ne rameuterait personne car personne n’écoutait, mais agirait à sa manière. Nos pistolets entrèrent donc en action sur la 274
personne du vétéran, qui s’effondra dans une mangeoire, sur celles ensuite des deux nigauds qui venaient l’un et l’autre de s’empaler sur une herse. À conserver de même dans nos annales, rayon souvenirs l’attroupement de Weiden, ville où nous fûmes stoppés net par de jeunes personnes maquillées, parfumées, perchées sur des talons à ne pas croire, et que mataient des affamés. Mais la Volksturm veillait, l’œil noir sous les pansements, les doigts gelés sur ses fusils. Hors de question pour elle de lâcher le morceau. Cœur sur la main, appâts à l’étalage, sourires à racoler quiconque avait de quoi, les demoiselles guettaient la venue de jeunes gars tels que nous, motorisés, biens de leurs personnes, propres sur eux et tout, qui pussent leur apporter en premier lieu des devises, en second des nouvelles fraîches de la contre-offensive menée dans les Ardennes. Il faut dire qu’à Weiden, depuis le passage de la RAF et la disparition du télégraphe, s’accumulaient toute sorte de rumeurs, parmi lesquelles celle de la mort d’Adolf. Pour que ces demoiselles et leurs clients pussent dormir sur leurs deux oreilles, baissons à présent les vitres de notre véhicule, sourions aux hallebardiers qui vont périr, et pan ! un premier dans les choux, et pan ! un second, et de trois, et de quatre, et à nous la tangente. Nous envisagions de quitter Weiden, de gagner Dresde, de nous ébaudir devant ce qui restait de sa splendeur, mais aucune route n’était plus en état, ni le moindre chemin, non plus que ne pouvaient nous renseigner panneaux basculés au fossé. En plus de ces petites misères, tandis que le Führer postillonnait dans le vide, téléphonait aux sourds, lançait des ordres aux abonnés enfuis, le château d’eau achevait de se vider sur des civils errant parmi les détritus. Si bien que nous tournâmes en rond. 275
À force de bobards, d’auditions des malheurs d’autrui et de dons en liquide, nous parvînmes en fin de compte à nous engager dans une ruelle qui, après force braquages et demitours, cabossages et reculades, nous jeta enfin sur la route de Bayreuth. De nouveau bloqués à Kemnath, où se distillait l’alarme (Berlin aux mains des Ostrogoths, Himmler aux prises avec des généraux qui entendaient redresser la barre, nul ne savait laquelle mais tout de même), nous eûmes dans cette cité, où chacun se cramponnait à la queue de Belzébuth, martelait la voirie de ses Heil, Sieg Heil, Sieg Heil et à nous les enfers, la chance d’y voir plus clair. Mais en fin de compte, allez savoir si ce fut une bombe ou un obus, un gosse jouant avec des allumettes ou une mine égarée, notre fourgon fut soulevé par une force herculéenne et retomba sur le toit. Cabriolet avait pris un éclat dans la cuisse, Panzer avait péri. Réduits au nombre de deux combattants et demi et deux chiens, nous avons poursuivi en side-car, mais la suspension de l’engin nous lâcha à Bayreuth. C’est donc en tenues wagnériennes, avec pinces à vélo, Wolfhunds en éclaireurs et costumes de gala, que se poursuivit notre saga vers la curée finale. Nous étions en avril, j’avais appris par un Washington Post que les Américains, maîtres d’Ordruf on ne savait depuis quand, allaient atteindre Buchenwald. Plus une minute à perdre.
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Je ne saurais dire à quoi ressemblait Dresde après le passage de la Royal Air Force, mais je doute que ce fût au niveau de ce qu’affichait la capitale du Reich, où chaque lever de soleil peignait en noir et blanc le bariolage des nuits. En plus des bombes américaines lâchées à la volée, les obus soviétiques tirés sans sommation venaient à bout, dans l’effondrement de quartiers entiers, d’unités dont les combattants liquidaient tout gradé envisageant d’implorer grâce. Des panaches de poussière renvoyaient le nazisme à la pénombre qui l’asphyxiait depuis que son Führer, fulminant contre tout, avait ordonné que les égouts se déversassent dans le métro, refuge du défaitisme. Et partout des immeubles béants, des façades n’attendant que l’impact d’une balle pour lier leurs sanglots à la détresse ambiante, à la tétanie générale quand se précisaient les tirs. Et ça tournait des manivelles, ça cherchait son képi dans les ruines, ça découvrait Oskar dans une mare de sang, tentait le bouche-à-bouche et rameutait les autres, mais les autres n’entendaient pas, les autres n’entendaient plus, n’entendraient plus jamais. Et le blessé de rendre l’âme sous les gravats d’où dépassait sa botte tandis que ça enjambait son corps — Heil Hitler —, que ça rasait les murs pour s’en aller se planquer au milieu de civils en haillons, quelque part dans une cave. Là, la tête entre les genoux, comme vissé sur le trône, on se bouchait les oreilles tandis que le 277
sous-sol tremblait, prêt à s’ouvrir au jour, à enflammer le cœur d’un million de prisonniers n’attendant que cela. Les seules clartés, dans les rues qu’on eût dit de Guernica tant les moitiés de poussettes faisaient écho aux hurlements de mères, eh bien les seuls sourires, les seules lueurs dont pût encore s’illuminer la vie émanaient des panzers à pédales. Rien n’arrêtait le combat, les enfants le poursuivaient pendant que leurs génitrices, épouses des seigneurs du désastre, se chamaillaient pour un trognon, un rogaton à protéger de rongeurs surgis de la noirceur du monde. Quant aux chiens et aux chats, depuis longtemps engloutis dans de tristes ragoûts, leur avaient succédé les animaux exotiques traqués dans les bosquets et les allées du zoo, dans les jardins de la Chancellerie, jusque dans les bassins que s’étaient attribués crocodiles et iguanes. Qu’il était magnifique, le Brigadeführer décapité par la mitraille alors qu’il jouait les snipers derrière l’hippopotame ! Et celui-là, lancé à la poursuite d’un gnou fuyant la cuisine des armées ! Et pan, dans la bouse d’éléphant l’Oberroffizier Schafferhof, et paf, dans le pissou de rhinocéros le caporal Spiedel venu lui porter secours ; et ouille, ouille, ouille, le pied emporté par un tigre, le Feldmarschall qui n’ira pas plus loin, et aille, aille, aille, l’Oberst qui fléchit et s’écroule tandis qu’un vautour vient se poser sur une branche, l’observe d’un œil rond avant de lui chier dessus. Un immense appétit de S.S., qu’ils fussent béquillards, faisandés de la tripe ou fêlés de la cafetière, avait gagné la confrérie des bêtes. Alors nous, avec nos deux terreurs rabattant le nazi sous les squelettes des baobabs, ramenant le matin une guibole et le soir un fessier, un biceps un cœur et même, un beau matin, une paire de rognons encore chauds, pensez si nous sympathisâmes avec le Berlinois de la rue et surtout son épouse, cuisinière dans la haute. Reçus comme des sauveurs dans les meilleures familles, nous 278
approchions du but que nous ne voulions à aucun prix manquer. — Jamais je n’ai dégusté de mets aussi goûteux susurrait, dans la clarté feutrée d’un intérieur à la Bismark, Mordekhaï à Madame. — En êtes-vous sûr, cher… euh, pardonnez-moi, je n’ai pas saisi votre nom. — Höss, Madame. Rudolf Höss, von Birkenau. — Birkenau, ach so, Auschwitz-Birkenau…Ne s’agit-il pas de ce groupement d’artisans dont nous entretint le Stürmer sous la plume… — oh mon Dieu ! — la plume de ce cher Rosenberg ? Si le sujet passionnait notre hôtesse bien que rien ne lui fût épargné, que lui fût décrite l’extermination de chaque pou, de chaque lente, notre impudence nous rapprochait de ce premier objectif : nous introduire dans le gratin, dénicher la voiture nous permettant de passer pour les hauts dignitaires devant lesquels on déroule le tapis — tapis rouge menant au terrier du blaireau, puis à la porte du terrier, puis au blaireau lui-même. En plus de grabataire (encore qu’il pût s’acheminer vers sa cuvette et se torcher sans aide), le Führer n’était plus paraît-il qu’un vieillard à ce point décati, vacillant, pris de tremblote à la seule pensée de Staline qu’on devait, dans l’espoir de le rassurer, l’alimenter à la petite cuillère. Terrorisé était-il en effet par le fracas des bombes répandant leur fumée sur ses contre-offensives, le brouillon de ses projets, sa défiance à l’égard de chacun, le marais de ses amours. Mentalement démoli, à jamais ravagé, il avait pu faire croire en son génie par des coups de bluff et des coups par-derrière, mais le roc stalinien lui restait en travers de la gorge. Ajoutez à cela les malheurs du Duce, le débarquement de Normandie doublé de l’attentat qui faillit le priver de ses oreilles, et vous n’aurez aucun mal à comprendre que la joie l’ait quitté. Comble d’horreur, il se 279
trouvait à présent devant la femme dont il n’aurait nul héritier, amoindri qu’il était dans les décombres de son Reich ! Le vertige le broyait, la seule évocation de son rival — le petit père des peuples, so ein Scheiß ! — lui communiquait de telles convulsions qu’il ne se montrait plus. Mais depuis quel encorbellement impérial aurait-il accueilli des vivats de son peuple ? Son pouvoir n’était plus, aucun Allemand n’aurait reconnu son Führer sous la poussière du temps. Aussi ne comptions-nous pas sur lui pour se présenter devant nous : ce serait à nous d’aller à lui, de l’honorer du MAT qu’il attendait mais qu’il n’espérait plus, abîmé qu’il était dans la poisse. Et ces photographies du camp dont lui avait parlé H.H., cet artisan de sa ruine, ce dissimulateur qu’il aurait tant voulu… mais nom d’un chien ne pas se laisser abattre ! Reprendre au contraire les commandes en fürchterlich Führer, en oberschütterlich Kapitän et foncer, foncer gueule ouverte nom d’un chien, in Name Shäfferhunds et droit dans le mur en selbstmördlich Führer, en wagnerianer Schutzführer, en Oberwagneriansturmführer et se fracasser le crâne, Okay, mais debout à la barre, aufrecht am Steuer, et ne pas oublier d’embrasser sa vieille mère avant de disparaître, ni de léguer son caleçon à Eva ni surtout, surtout, de flanquer à Heinrich la correction méritée… Ces salles de bains vastes comme des empires, ces chambres où dormir à cinquante, ces penderies débordant de merveilles, vous dire si nous les avions souhaitées… Eh bien nous les avons trouvées lors d’une livraison de filet d’autruche chez la comtesse von Bibelschleck, précisément dans l’empire souterrain des familles von Eischbach und Opel, lesquelles dissimulaient leur infortune dans leur hôtel particulier, illuminé comme un paquebot. Quant au moyen d’atteindre le fameux terrier, il suffisait de pousser une 280
porte, de pénétrer dans un parking aux dimensions de la Concorde, de faire son choix parmi la cinquantaine de limousines dont scintillaient les clés pendues aux tableaux de bord. En vue d’une seconde reconnaissance, nous délaissâmes les Salmson, Bugatti, Excalibur et autres caisses, de même les torpédos de bord de mer pour nous rabattre sur une Opel Diplomat puissamment charpentée, dont il suffirait de déployer les fanions pour que notre seconde sortie s’effectuât dans de bonnes conditions. La veille en effet, alors que nous nous faufilions parmi les décombres, la juxtaposition de nos bicyclettes et de nos uniformes avait au plus haut point offensé la galerie. Ce deuxième jour, nous aurions pu nous vêtir en civil, éviter de la sorte la vindicte de Berlinois que l’incurie des Keitel et des Jodl avait profondément choqués. Mais n’oubliez pas que Berlin était à deux doigts de tomber, qu’y traquait le jupon l’étalon bolchevique, en conséquence de quoi les familles, pour la protection des Frauen et Mädchen auxquelles elles tenaient tant, s’en remettaient à la S.S., ultime rempart face au déferlement des Russes. Dans de telles conditions, mieux valait arborer de la Schutzstaffel le grade le plus élevé, être tiré à quatre épingles et se déplacer dans la voiture du Prince, fût-il prince des ténèbres. Ainsi allions-nous, exultant à la vue de palaces éventrés au mortier, pulvérisés aux canons de Joukov, artillerie que soutenaient le hurlement des Mig, le sifflement des Yak et le grondement des Stormovik, tout passage aérien peaufinant la désolation de ce qui n’était que poussière mêlée de sang et d’objets fracassés. Si bien que survint ce qui devait arriver : privés de visibilité par l’explosion inopinée d’une bombe, nous encastrâmes notre voiture dans un camion à l’abandon, lequel eut un dernier sursaut achevé contre un blindé. Le militaire qui s’extrayait de la tourelle allait d’évi281
dence nous venir en aide. Aussi, ni une ni deux, sans nous soucier du Panzer, aidâmes-nous à s’extraire d’abord un premier gars : Abdul — nom de Dieu ! —, suivi peu après d’un second : Ladislav — ça alors ! — tous deux tombés à point. Suivirent Feta et Polenta, qui reprenaient conscience dans un fatras d’obus. De retour aux sous-sols des barons Ludwig von Eischbach et Gottlieb von Opel, tous deux filés le temps que les hostilités cessassent, que les rues se dégageassent et que les affaires reprissent, nous tînmes conseil de guerre. Plutôt que les side-cars d’abord envisagés, il nous fallait des motos vert-de-gris, éventuellement caca d’oie — pas de problème, nous assura Kratzko, et des armes, du tout cuit, proféra Guturdjieff, enfin un plan de Berlin qui fût assez précis pour nous mener là où devinions que nous attendait l’Histoire. Nous n’avions pas la moindre idée de l’urbanisme de la capitale, ni de l’emplacement du bunker depuis lequel un Führer en pantoufles commandait à des écoliers encadrés de fantômes de la guerre de Cent Ans. Force inexpérimentée qui ne comprenait rien, mais moins que rien, aux enjeux du conflit : d’un côté par manque de maturité pour aborder la question juive, de l’autre par effet du gaz dont fut tiré le Zyklon au sortir des tranchées. Quoi qu’il en fût, quelques minutes plus tard Guturdjieff nous livrait une toile saisie dans la loge d’un gardien, en l’occurrence un plan de Berlin. Nous en étions à parler stratégie lorsque Yahveh nous offrit l’élément décisif pour le MAT au Führer, en quelque sorte la clé des catacombes où Adolf, avant de s’autodétruire, comptait épouser sa chérie. Kratzko déchiffrait à notre intention un exemplaire du Völkischer Beobachter, lequel invitait le peuple à s’unir dans la traque à Himmler, lorsque parut Cabriolet, lequel Cabriolet, aux yeux de Ladislav, se mit à ressembler… — On le tient ! 282
— Putana karabar ! exulta le Tchétchène qui fila aussitôt dans les appartements des dames, finit par dénicher une trousse de maquillage, une boite de sparadrap et de la bande Velpeau, puis chopa 302. C’est ainsi que Heinrich Cabriolet, félon à peine identifiable sous les pansements lui couvrant le visage, (il avait cependant conservé ses lunettes), allait nous offrir une entrée en fanfare dans le bunker du Loup. Tout droit, tout droit… il en avait de bonnes, Abdul ! D’après le plan de la ville, pas de lézard, il suffisait de suivre une Printz Albertstrasse n’existant plus dans la réalité. Quant à la Wilhelmstrasse de secours, qui aurait dû nous mener à la Brandeburg Tür et à la Chancellerie, elle changeait de sens et de nom selon la réorientation des panneaux sous le souffle des bombes, et ne menait qu’à des immeubles défoncés, des escaliers descendus à la cave, des fenêtres béantes. — L’ambiance ! exultait 302. — À droite nom de Dieu, s’emportait Guturdjieff, et roule jusqu’au Landwehr Kanal. Ça nous oblige à un karrabarkov détour mais si on rejoint Charlotte Chaussee, pas de pétard, on file à Brandeburg Tür et plus qu’à mettre en troisième, prendre la seconde à droite et la première à gauche… À gauche toute, conseillait à présent Kratzko qui ne se rendait pas compte, ce patachouk molovoï, du nombre de manœuvres à effectuer pour amener notre cuirassé devant les grilles d’un putain de bois de Vincennes réduit à des troncs d’arbres, à des squelettes aux branches desquels se balançaient des officiers passés en cour martiale, pendus séance tenante, abandonnés à des singes qui s’empressaient de récupérer ici une chemise, ailleurs une casquette, un peu plus loin des bottes, et jouaient les King Kong. Himmler n’en pouvait plus, Mordekhaï se tapait sur les cuisses, en 283
aurait fait sous lui à la vue d’un Waffen à poil ras dégringolé d’une branche, remonté sur une autre pour niquer une femelle sous la menace d’un feu. — Maintenant bâbord, ouais, à droite de la girafe, et à présent à gauche… à gauche du rhino nom d’un chien ! Bien que des chimpanzés casqués s’en fussent pris aux fanions déployés sur nos ailes, je parvins, en trois coups de volants et autant de marches arrière suivies de contrebraquages osés, à nous remettre en piste. J’évitai même un tamanoir pour aussitôt, dans l’aperçu d’une croupe d’hippopotame, me voir prié de virer sous les naseaux d’un zèbre et de suivre un tapir, une autruche, une bestiole en fuite avant de quitter le Tiergarten, d’engager le paquebot dans une artère assez large pour qu’y eût subsisté, grâce aux alligators, un passage où se glisser. Obligation bien sûr de s’arrêter tous les vingt pas pour dégager, en se gardant des carnivores en rogne, une baignoire ou un lit. Après la fin des camps c’était la fin des villes, l’ère du chambardement, du sauve-qui-peut, du dépiautage des Aubusson par nos amies les bêtes… Mais pas de pétard, on allait s’en sortir ! Et nous parvînmes à progresser de quelques mètres avant de devoir serrer le frein, et là c’était sérieux. — J’y vais, dit Kratzko. Un pavé sous la tête, trois briques sous chaque jointure et la robe retroussée sur une venue au monde s’annonçant délicate, une jeune fille au milieu du passage… Alors là, sans un mot, nous avons agi, et agi en S.S. Ladislav a fendu la foule, soulevé la parturiente qui avait dû en voir des vertes et des pas mûres, s’est ouvert un chemin de retour dans une masse de badauds qui nous accompagèrent à notre bord et nous permirent d’allonger la future accouchée, laquelle ne lâchait plus ma main. Guturdjieff sur un marchepied, Mordekhaï et Kratzko aux commandes, Himmler je ne sais où et nos chiens en escorte, nous avons repris la route, les gens s’écartant sur 284
notre passage, certains nous encourageant du geste, d’autres applaudissant. Et nous tombâmes comme par hasard — la chance était au rendez-vous ces derniers jours d’avril — à quelques rues de là sur un véhicule sanitaire en rideau. Le temps d’y transporter la parturiente, de transvaser un gallon de carburant de notre réservoir à celui de la croix-rouge, puis de convaincre, pour une affaire ne regardant personne, un des deux brancardiers de nous guider jusqu’à la Chancellerie, nous gagnâmes le repaire du loup, du moins ses abords immédiats. Un coup de chiffon suffit à faire briller nos bottes, le brossage de nos uniformes à les dépoussiérer. Et voilà ! Fidèles serviteurs d’un régime aux abois, officiers demeurés à leur poste bien que tout fût en vrac, que la fierté allemande fût passée à l’égout et qu’il en fût de même de toute forme d’espérance, nous avons investi, dans la carcasse d’une Chancellerie balayée de courants d’air, une salle dont le gigantisme tenait lieu de mouroir à un millier de S.S. dont le remugle des pansements faillit nous asphyxier. — Courage, Kameraden, s’écria Mordekhaï, pris du désir de les dynamiser. Courage, Schweinen ! De nouvelles armes, vous entendez, de nouvelles armes nous ont été livrées en gare de Görlitz par le train personnel du Führer, les rênes repassent entre vos mains, Allahou Akbar, alors pensez à vos épouses, pensez à votre avenir, pas le moment de lâch… À cet instant se déchira l’univers. Une première colonne vacilla, sa voisine la suivit, si bien que la majeure partie du dôme étouffa râles et gémissements sous des tonnes de gravats et de poussière. — Prévenir Herr Hitler, schnell, postillonna Guturdjieff à l’intention d’un S.S. estourbi qui, recouvrant à peu près ses esprits et reconnaissant Himmler, nous fit signe de le suivre. C’est ainsi que nous parvînmes, accompagnés de 285
nos chiens et alourdis d’un armement qui n’inquiéta personne, devant l’entrée des catacombes où se terrait la Bête. Kratzko a frappé au guichet. — Die Losung, bitte, lui répondit une voix. Leur losung, leur putain de mot de passe, nous ne l’avions ni sur la langue, ni dans les poches, mais que nous importait. Reculant pour nous faire admirer, en Militärmannen diplomés — Heil Hitler ! avons-nous éructé, exhibant un H.H. pitoyable arraisonné alors qu’il prenait la tangente par l’escalier de service, preuve le pruneau… attendez qu’on le déloque… Le judas s’est refermé, des appels ont retenti, un martèlement de bottes est monté des abîmes, un œil a clignoté. — Die Losung, bitte. Le Führer l’exige. — Mais bordel de bordel ! s’est emporté Gorbatchev, enfin Guturdjieff. On débarque de l’enfer, trois jours qu’on n’a rien mangé, qu’on boit dans le caniveau, qu’on voit la mort partout, la pourriture à tous coins de rue, tout ça pour cette enflure et vous entendre réclamer… die Losung ? À chier ! Alors va dire à ton Führer, Heil Hitler ! que si jamais tu n’ouvres pas vite fait, son Heinrich on le désosse et on le passe à la poêle. Exécution ! Conciliabule, bottes qui s’en vont et remontent, et de nouveau l’œil noir : « Papieren, bitte ». On a refilé les Ausweiss d’on ne savait plus qui, on a appris que le Führer frôlait l’attaque et la porte blindée s’est ouverte sur nous cinq, nos chiens et trois balles, pif, paf, pouf, sortis du silencieux de Ladislav. Enjambant trois cadavres, nous nous sommes alors dirigés vers les entrailles du globe.
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En plus des pieds, ça sentait la cocotte dans le Q.G. du commandant suprême. Avec ça, le groupe électrogène ne devait plus disposer de carburant car on n’y voyait goutte. Une lueur jaunâtre ici, bleuâtre là, à peine de quoi se repérer pour déboucher, Feta en tête et nous autres à la suite, sur ce qui nous parut une réunion de têtes branlantes, en vérité une fête si l’on s’en référait aux toilettes féminines et aux coupes de champagne. En fait une cérémonie nuptiale, celle d’une femme encore jeune, Eva Braun, et d’une forme flageolante, d’un détritus qui paraissait sucrer les fraises, se soutenait d’une canne et semblait mal parti pour accomplir son devoir de marié : le Führer en personne, du moins ce qu’il en restait après que ses comparses s’étaient occupés de lui. Avant que nous ne lui présentions nos félicitations et nos vœux de bonheur, Himmler a tenté quelques mots, un officier l’a reconnu, les armes ont parlé. Du moins notre Walter PK, celui de tout à l’heure, pif, paf, pouf. Ce fut un beau tollé. Sur la douzaine de convives attroupés au buffet, une moitié s’est enfuie, l’autre est allée au tapis rejoindre les cocktails. En vertu de l’atavisme voulant que tout individu, même polyglotte, polydactyle ou polytechnicien, régresse devant l’image du Père, et quand bien même ce dernier tiendrait-il du garçon de café, à la rigueur du chef de rayon de quelque 287
Bon Marché de province, je dois avouer que le Führer, bien que Frau Eva dût le soutenir, a fortement impressionné les humbles Juden, Musulmanner et Marxisten que nous redevînmes devant lui. Cela en raison de la flamme qui l’habitait, de la malfaisance émanant de sa personne, de la rage lui tenant lieu de pensée et le maintenant dans une férocité dont aucun prédateur n’aurait pu se prévaloir. Car il était ssez mal fichu, le Terminator teuton. Membres fluets, front bas et pif de clown, moustaches à faire pleurer… En revanche deux yeux de sanglier, deux braises vous désignant un monde dont aucun chien ne voudrait. De toute évidence, c’est par l’éradication de la joie, doublée de la négation du rire, que ce voyeur de la paille dans l’œil de son voisin, cet aveugle à la poutre que lui-même se trimbalait où je pense, a fait trembler le monde. — Heil Hitler ! nous sommes-nous écriés. Mais le vieillard à deux doigts du cyanure n’avait nulle envie de plaisanter. — Wer sind Sie, und was wollen Sie ? éructa-t-il d’une voix rocailleuse tandis que nous avancions. — Qui nous sommes ? Rien que ton pire cauchemar, lui répondit Guturdjieff en retroussant sa manche. Quant à ce que nous voulons… Il a voulu rameuter les siens, mais il y avait longtemps que les siens s’étaient jetés dans les canots de sauvetage, et le seul à se manifester fut étendu, chpong, d’une balle entre les yeux. Mais il fallut encore venir à bout de la mariée, laquelle comprenait brusquement qu’elle demeurait le seul soutien de son Führer, qu’il était temps de sortir ses griffes. Peine perdue. Kratzko l’abattit sans un mot. Vision insolite que cette mariée vous fixant de son œil bleu, un coquelicot sur le chemisier. J’ai ramassé le bibi tombé à terre, le lui ai remis sur les bouclettes et c’est à ce moment que son amant de la vingt-cinquième heure, son compagnon de douze années de gâchis, eut une réaction qui 288
nous cloua sur place : au bord de l’hystérie, frappant le béton de sa canne, il se mit à hurler. « Mon canard, tenta Mordekhaï, je vois que tu l’aimais, ta cocotte, que tu regrettes de n’avoir profité de son amour, de ses désirs de femme… Elle qui aurait tant aimé que tu lui donnes un enfant, un petit Adolf qui serait à son tour devenu un de ces tartufes dont le monde a besoin pour écraser les Freud, les Marx et les Einstein qui l’ont mené là où il est — rien que des Juifs, à pleurer ! Et qu’as-tu fait, au lieu d’honorer ta poulette ? Tu as terrorisé Einstein, tu as pourchassé Freud, tu as gaspillé ton charbon à les transporter, ton gaz à les éliminer, ton énergie à les refroidir. Et tout ça pour des prunes, ou plutôt pour des cendres, celles qui recouvrent à jamais ton pays démoli, ton peuple sans culotte et désormais errant ! Alors comment veux-tu, devant un tel manque de jugeote, qu’un rigolo de mon espèce parvienne à pardonner ? » Et de partir le poing de Modekhaï, et le Führer d’encaisser, et le cousin de poursuivre… « Par qui les as-tu remplacés, les philosophes et les poètes incinérés, les musiciens et les artistes liquidés ? Ne va pas nous chanter que la faute en revient à Himmler ou je ne sais qui, on te rira au nez. Et dire que tu voulais unifier le continent, remettre Charlemagne en selle ! « Putain la selle ! « Regarde ! Regarde ces officiers pendus aux réverbères, et vois ces mutilés, ces éclopés qui n’en demandaient pas tant, ces écoliers que rien ne parviendra, tant il a gelé sur ta Bérézina, à tirer des wagons découverts du retour de vacances. Pour eux, finie la comédie. Pas pour toi. Pas encore. Avant de quitter la scène, tu devras rendre des comptes. Et n’attend de défense de quiconque, tes avocats étaient sémites, tu les as liquidés. N’attends pas plus de la psychanalyse, ses praticiens l’étaient aussi, ils sont passés par tes cheminées. En revanche, pour toi et l’araignée que tu as 289
dans le plafond, la potence et adieu, à moins que tu ne préfères le grill… « Mais tu t’es inquiété de savoir qui nous sommes, alors écoute-moi bien : « Guturdjieff, des armées de Staline… « Kratzko, des légions islamiques… « Cabriolet, terroriste burgonde… « Mon cousin et moi-même, originaires de Sion… « Maintenant ouvre les yeux, vois les couteaux que nous serrons entre nos dents ! » Nous projetions de lui lire la sentence et de l’abattre, d’abandonner aux rats son corps et celui de la mariée… De fil en aiguille, il nous sembla plus judicieux de le saisir par les guiboles, son crâne rebondissant sur le béton des marches. Puis de le ficeler à son antenne radio, de lâcher le ballon qui la maintenait en l’air et de voir cet ensemble s’élever. Les Tabriskis le verraient, interrogeraient les Ouzbeks, Tabriskis et Ouzbeks se concentrant alors, fermant un œil, amenant ses gesticulations dans le réticule de leur viseur. Le jeune marié planerait quelques instants audessus de ses domaines, pourrait y mesurer sa réussite avant que son ballon n’éclate. Poussant encore plus loin, nous lui dégrafions les bretelles de façon que son pantalon, accroché à ses pompes et flottant derrière lui, fît songer le sniper à quelque batracien hissé au Nirvana par l’ange de la radiophonie… De fil en aiguille, nous en sommes arrivés à l’imbiber d’essence avant le grand départ, puis à le regarder s’élever dans le ciel enfumé, des flammes lui sortant du derrière… Mais voici que le drôle s’agitait, vagissait et bavait. Alors savez-vous ce qu’a fait Mordekhaï au grand homme, ce 30 avril 1945 ? Il a tiré sa lame, s’est saisi d’une oreille et la lui a tranchée, l’a tendue à Tanker. Et comme Junkerine s’inquiétait de n’avoir rien reçu, il a tranché la seconde et de même l’a 290
offerte. C’est à ce moment précis que la mariée, émergée de son coma, a vu son mari balancer, au son de radio Londres, des coups de pied dans le vide. Nous naviguions en plein surréalisme. — Tu as tout du génie, mon lapin, s’amusa Mordekhaï en le couronnant d’une rose. — Et du Kandinsky de foire du Trône, renchérit Kratzko, le barbouillant du sang qui lui coulait de chaque côté du cou… Retour au tribunal. Pour éviter que le ruissèlement ne l’empêchât de saisir nos propos, Mordekhaï lui plaqua sur la tronche un linge d’où émergeait, planté dans chacun des conduits auditifs, un entonnoir de fer. De son côté, Kratzko lui cloua le bec d’une bande de chatterton, et Ladislav le ficela à sa chaise. La tête ainsi sur le billot, le maître du monde ressemblait à ce point à l’Agneau que nous serions tombés à genoux, le front tourné vers l’aube. Mais ce n’était là que manière du démon de faire trembler nos âmes, et le procureur fit son entrée en scène. « Hitler Adolf, né à une date dont on se fout, et de parents sans autre caractéristique qu’un soupçon de judéité, les peuples de la Terre t’ont condamné à mort. Seras-tu écartelé, dépecé, équarri ? Finiras-tu calciné dans le creuset de la vengeance, puis jeté dans celui du mépris ? C’est comme il te plaira, mais sache que d’innombrables yeux réclament tes yeux, que dix millions de victimes attendent qu’on te glisse dans un four. » Là, le Führer se mit à se tortiller comme si son araignée lui sortait de l’oreille pour lui courir entre les omoplates, lui chatouiller la raie. Guturdjieff alors, d’un coup sur l’occiput, le ramena si bien à la réalité qu’on en revint au réquisitoire. L’accusé n’ayant plus rien de sa superbe, on n’avait plus à respecter ni déontologie ni rien. 291
« De l’avis de ceux qui t’ont ferré, et de l’avis de leurs chiens, tu t’es toi-même exclu de la communauté des hommes. Devra-t-on te verser dans la catégorie rongeurs ? Tu n’es hélas ni un rat, ni même un cancrelat. Pour se faire admirer de ses démons intimes, aucune blatte, aucune punaise n’aurait retourné de la botte le corps d’une petite fille. Toi, tu l’as fait. Et si ce n’était toi ce fut ton double, un de tes pitoyables clones. « Tu as livré aux flammes cette enfant d’Israël, puis tu n’as rien trouvé de mieux que de dissimuler ses cendres… Stupidité ! Les Juifs, ont des millions de frères et de sœurs, sont de plus les cousins de millions de semblables. Et ce sont ces millions qui vont te regarder saigner, te tordre sous l’effet du gaz comme l’ont fait tes troupiers, exécutés pour de semblables exactions. Milliards qui vont demander pardon, pardon Seigneur de n’avoir su imaginer châtiment plus cruel. « C’est ainsi, en plein accord avec tous les peuples, que nous te condamnons à disparaître. Après quoi nous croîtrons et multiplierons sans jamais t’oublier, non plus que ne t’oublieront nos enfants, ni les enfants de leurs enfants, qui sauront se souvenir si jamais tu reviens… Car si tu reviens un jour, même sous un autre aspect, un déguisement quelconque, la terre entière t’accueillera de ses crachats. « La jeune femme que tu as d’épousée, permets qu’elle aille t’attendre en compagnie de ton surhomme… voilà, adieu Eva Hitler. « Et maintenant à toi ! Dernier coup de canif, tes bijoux à Staline, qui va les exposer sur la place Rouge… « À présent le petit verre du grand voyage, en quelque sorte la clé paradis— tu veux ? Moitié carburant de V1, moitié poudre à canon rehaussée de graisse de char… « À vomir ? Alors permets on y ajoute une larme du caoutchouc de synthèse dont ta Buna a débordé… dis merci et avale. » 292
Il a goûté, il a même englouti, Mordekhaï l’agrippant au collet, Guturdjieff lui forçant le gosier, Cabriolet lui bouchant les narines pendant que j’inclinais le bidon, que je veillais à ce que ça lui débordât sur le plastron, lui imbibât les chaussettes et le fît s’étouffer. Kratzko pendant ce temps, suivi des chiens du jugement dernier, contraignait à reculer trois scorpions lancés dans une opération Ardennes : le secrétaire particulier du Guide, un certain Bormann, accompagné d’un Gœbbels que suivait son épouse, femme admirable s’en revenant de suicider leurs mômes. Elle a pris elle aussi un pruneau dans le buffet, a porté une main blanche à son cœur, cherché le soutien de son seigneur mais son seigneur venait d’être abattu, qui gisait à ses pieds. Silencieusement, d’un beau mouvement de tragédienne, elle l’a alors rejoint, et c’en fut terminé du Reich. Nous hissâmes le Führer, ainsi que son épouse, vers une fin digne d’eux, une encoignure où s’entassaient de vieux pneus et des bidons d’essence. Et d’improviser une baignoire, de faire couler un bain et de les y allonger têtebêche, les pieds par-dessus bord. Deux claques, Adolf a entrouvert une paupière, a senti se ficher entre ses dents sa dernière cigarette. Et dans l’apocalypse grandiose de la fin de son Reich, dans le formidable fracas des obus soviétiques pulvérisant le reliquat de ses rêves, m’a vu me pencher sur sa pomme, un briquet à la main.
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Nous étions sur le point de quitter les lieux, d’abandonner nos jeunes mariés à leur étreinte lorsque Ladislav hésita, fixa un point à l’horizon des siècles. Revenu au brasier, il se courba pour loger un pruneau dans le crâne que noircissaient les flammes. Aux interrogations qu’il lut sur nos visages, il provoqua au milieu de la mitraille un éclat de rire qui nous poursuit encore. — Sui-ci-dé ! dut-il hurler tant ça pétait de partout, détachant les syllabes pour que nous comprenions. Lorsqu’enfin nous sortîmes à l’air libre, tremblants d’avoir vidé nos armes sur les derniers Aliens à se croire tout permis, nous vîmes que flottait au sommet du Reichstag, au-dessus des ruines les plus somptueuses, les plus grandioses qu’il fût donné à un Juif d’admirer, l’oriflamme rouge de la victoire des peuples. Du moins en jugions-nous ainsi alors que le dernier coucou de Göring, un Fieseler Storch déguenillé, s’abattait au-dessus d’une péniche, sur un pont de chemin de fer enjambant un canal qui en perdit ses eaux. — Je me demande… grommela Cabriolet… — te demandes quoi ? — si réuss… à… — à redevenir humains ? Aligoutchnoï ! Le rire nous a fait chavirer, nous rouler dans la cendre. Partout des volutes et des flammes, un tel parfum de rôtissoire que nous nous sommes crus de retour à Auschwitz, et que les yeux nous ont piqué. Alors, enfouis dans le pelage de nos chiens, allez savoir pourquoi, tous les cinq, nous avons pleuré.
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Traduction de quelques termes allemands Angreif ! : attaque ! Blitzkrieg : guerre éclair Blockführer : nazi chef de bloc Blockälteste : détenu responsable de bloc Bruten : couvée Ein Volk, ein Land, ein Führer : un peuple, une terre, un guide Figuren : figures, têtes de pipe (nom donné aux détenus) Folterknech : tortionnaire Für : pour Gaskeller : chambre à gaz • Gott : Dieu Gewehr : fusil • Sturmgewehr : fusil d’assaut Häftling : détenu • Hören Sie : écoutez Herr : Monsieur • Frau : Madame KL (Konzentrationslager) : camp de concentration Leichensträger : détenu porteur de cadavre Machinegewehr : mitaillette, mitrailleuse Mädchen : jeune fille Mütze : casquette de détenu Obersurmbannführer : lieutenant-colonel Obermann : surhomme • Oberweibchen : surperfemelles Reise : voyage Schäferhund : berger allemand • ß : ss (deux s) Scharführer : sergent-chef Scheißfeld : champ de m… (création de l’auteur) Schutzstaffels : S.S. (unité de protection) Schwein : porc • Untersweinjuden : sous-cochons de juifs Sonderkommandos : équipes de détenus chargés d’évacuer les gazés et de brûler les corps Stück : pièce, morceau (dénomination du détenu) Terezin : ville ghetto située en république tchèque Theresienstadter : détenus en provenance de Terezin Tote / Totenkopf : mort / tête de mort Untermenschen : sous-hommes usw : etc. Verbrecher : criminel Verbrennung / Vernichtung : combustion / destruction Wachposten : sentinelle Wachungkolonne : équipe de surveillance Wieviel : combien • Wild : sauvage
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Du même auteur : Romans : Le Funambule – éditions Tchou 1978 La Fiancée des parcs – ßoD Auschwitz Karnaval – BoD À paraître L’Éden et après Évasion Viendrez-vous ?
Essais : Révolte, amertume, rebond – éditions les Points sur les i Capitalisme, la chute et ensuite – BoD Le blog d’un effaré – BoD
Ouvrages de réflexion à destination des enfants : Pour vous les enfants – BoD Écris-moi un livre – BoD
Le site de l’auteur : http://ouvragesmichelcornillon.jimdo.com
Son blog : http://chroniquevirgule.canalblog.com
La plupart de ces ouvrages sont téléchargeables gratuitement au format pdf sur Bookfi et Bookzz Pour qui préfère le papier à l’écran, il est possible de se les procurer auprès de son libraire. 297
Impression BOD Books on Demand, Norderstedt, Allemagne Dépôt légal : mars 2016
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