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Dépôt légal: mai 1998 N" d'impression: 2896
Vivre libres ou
La splendeur de l'économie
Raoul Audouin
Vivre Libres ou La splendeur de l'économie
Éditions LAURENS
© LAURENS Éditions. Mai 1998 115, rue de l'abbé GrouIt . 75015 Paris
ISBN: 2-911838-32-7
La loi du II mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
PRÉFACE
Ouvrir Vivre libres c'est être convié à un voyage, intellectuel et spirituel, en compagnie d'un sage, Raoul Audouin. Je souhaite donc que de nombreux lecteurs suspendent le tumulte de leur vie afin de savourer et de méditer ces pages empreintes de sérénité autant que de passion et de foi. Ce livre est ancré au plus profond des convictions de Raoul Audouin, de ses convictions religieuses, spirituelles, morales, et constamment éclairé par l'usage rigoureux de la raison. C'est un ouvrage bouillonnant dont les multiples facettes permettent à ceux qui le connaissent de retrouver, au-delà des pages imprimées, la personnalité de l'auteur et d'avoir, sans qu'il l'ait voulu car sa modestie est légendaire - le portrait même du sage qui nous accompagne. Le lecteur passe sans souffrance et sans étonnement d'un beau morceau de théorie économique fondamentale à une remarque d'inspiration philosophique et à des aperçus historiques ramassés et saisissants. Et pourtant, en dépit de ce foisonnement, il y a une ligne directrice continue, celle que peut inspirer la passion pour la liberté humaine. 7
Vivre libres
C'est la combinaison de cette capacité à revenir toujours aux principes et de son insatiable curiosité intellectuelle qui permet à Raoul Audouin de nous offrir un ouvrage où, sous l'éclairage unique de la liberté, on trouve des réponses claires et définitives à une foule de questions qui font si souvent dans les médias l'objet des débats aussi longs que confus. Et c'est ainsi que sont passés en revue la monnaie, la fiscalité, la souveraineté, l'entreprise (définie comme « école de liberté dans la coopération»), le profit, le droit des nations et bien d'autres thèmes. On peut donc ainsi bien entrer dans ce livre pour y trouver une réponse précise à un problème particulier que pour acquérir ou renforcer une vision cohérente du fonctionnement des sociétés. Le langage de Raoul Audouin est simple et il faut un certain courage pour revenir à la simplicité à une époque où tout ce qui est confus est considéré comme profond et où l'usage des mots savants (ou prétendus tels) cache avec difficulté l'indigence de la pensée. Comme il le dit luimême, « un langage simple et précis est l'arme essentielle requise pour lutter contre la falsification des mots tels que liberté, droit, légitimité, qui sont devenus de véritables pièges intellectuels ». Ce faisant, Raoul Audouin donne comme écho à un auteur qu'il admire, Frédéric Bastiat, selon lequel « Les faits économiques agissant et réagissant les uns sur les autres, effets et causes tour à tour, présentent, il faut en convenir, une complication incontestable. Mais, quant aux lois générales qui gouvernent ces faits, elles sont d'une simplicité admirable, d'une simplicité telle qu'elle embarrasse quelquefois celui qui se charge de les exposer, car le public est ainsi fait, qu'il se défie autant de ce qui est simple qu'il se fatigue de ce qui ne l'est pas ». 8
Préface
C'est avec cette même facilité apparente - inséparable de la simplicité - que Raoul Audouin explore des thèmes aussi ardus que ceux de la conciliation entre la tradition et l'innovation, les aspirations individuelles et l'importance des liens sociaux. Je n'aurai cependant pas la prétention de passer en revue tous les thèmes analysés par Raoul Audouin, et encore moins d'essayer d'en faire le résumé. mais à titre d'illustration je voudrais prendre deux exemples. L'un d'eux est tout à fait spécifique, mais il me paraît caractéristique de la capacité de Raoul Audouin à synthétiser en une phrase claire des raisonnements complexes, parce qu'il va à l'essentiel : « le marché du travail, écrit-il, est celui où s'achètent les services actuels, non incorporés à un objet; tandis que le marché des biens est celui où s'achètent des services futurs, incorporés dans les objets ». L'autre exemple est d'un ordre tout différent, il concerne la justice, concept central auquel il redonne sa véritable signification. S'appuyant sur Saint Thomas d'Aquin, Raoul Audouin explique que « la justice est la qualité de l'homme juste (tout passe par le cœur de l'individu) et l'homme juste est celui qui se tient dans l'ordre, c'est-à-dire à sa place vis-à-vis du Créateur, du prochain et de la propre finalité de sa personne (nul ne vit qu'en relation du tout) ». La justice, pour Raoul Audouin, a donc un fondement personnel et ceci dans toutes les dimensions de la personne. Pour éclairer cette vision - mais peut-être aussi pour donner un reflet de la personnalité même de Raoul Audouin - j'ai envie d'ajouter cette citation en lui laissant le dernier mot de cette préface : la clef de voûte de la liberté, écrit-il, « est spirituelle, mais en même temps pratique; c'est la discipline intérieure et volontaire de 9
Vivre libres
l'homme libre, faite de souci de droit et de délicatesse morale ». Pascal SALIN Professeur d'économie à l'Université de Paris Dauphine Ancien président de la Société du Mont Pèlerin
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PRÉSENTATION Raoul Audouin, témoin de son siècle
Raoul Audouin fait partie de ces auteurs dont l' œuvre est aussi célèbre que le nom demeure inconnu. Sauf bien sûr de ses amis et de la petite cohorte, attentive, qui sait la dette essentielle que la pensée libérale a contractée envers lui. Sans Raoul Audouin, il manquerait à la philosophie politique, en cette seconde moitié du XXe siècle, quelques chaînons essentiels. Il est vrai que si trop de gens l'ignorent, c'est en partie la faute de Raoul Audouin lui-même. Par son caractère, par son style de vie, il a choisi de s'effacer derrière les grands penseurs qu'il entendait servir, vouant sa vie à faire connaître les autres plutôt qu'à se mettre en avant. Cet exemple rare d'abnégation n'est pas sans grandeur mais il n'a plus lieu d'être. Voilà pourquoi la publication de Vivre libres permet de rendre à Raoul Audouin la place qui est la sienne en rappelant ce que tous les libéraux lui doivent. L' œuvre de Raoul Audouin? On la trouve en premier lieu dans les forts volumes de la collection « libreéchange », dirigée par Florin Aftalion, aux PUE Elle porte Il
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les noms de Hayek et Mises, dont Raoul Audouin aura été bien plus que le traducteur : l'initiateur en France. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l'éditrice Marie-Thérèse Génin, il y avait eu une première tentative pour faire connaître Hayek et Mises, avec la traduction de La Route de la servitude et du Gouvernement omnipotent. Nous étions en 1946 pour l'un, et 1947 pour l'autre. La France n'était pas, alors, en retard dans le domaine des idées. En même temps, la faible audience de ces livres dans notre pays, tandis qu'ils suscitaient des débats passionnés dans le monde anglo-saxon, montre que nous étions engagés sur une mauvaise voie, celle du dirigisme et du centralisme économique. La pensée libérale entrait dans un long tunnel, dont elle ne devait sortir qu'une trentaine d'années plus tard. Pour permettre au public français intéressé par la pensée politique dans sa plus haute expression de se familiariser, en particulier avec l' œuvre de Hayek, il fallait que Raoul Audouin vînt. En 1980, lors d'une mémorable conférence organisée par l' ALEPS à l'Assemblée nationale pour fêter à la fois la venue d'Hayek à Paris et la sortie des trois volumes de Droit, législation et liberté, son traducteur pouvait enfin savourer l'aboutissement de son labeur anonyme et tenace. Il ne devait pas s'en tenir là. Quelques années plus tard Raoul Audouin permettait au public français de pénétrer dans un autre livre capital du XXc siècle, L'Action humaine de Mises et, tout dernièrement encore, ce fut la publication de La présomption fatale, le dernier livre de Hayek. Entre temps, grâce à Guy Millière, les éditions Litec avaient accueilli un autre ouvrage essentiel de Hayek La Constitution de la liberté, dans une traduction commune de Raoul Audouin et 12
Présentation
Jacques Garello. Cet ouvrage, paru en Grande-Bretagne en 1960, aura donc attendu plus de trente ans sa traduction française. Non certes par la faute d'un excès de lenteur propre à Raoul Audouin mais tout simplement parce que les éditeurs, dans les années soixante, ne s'intéressaient d'aucune façon à une pensée qu'ils estimaient surannée ... Cependant, si nous avons cité d'entrée de jeu les noms de Friedrich Hayek ou de Luwig von Mises, il serait injuste de résumer la vie et le travail de Raoul Audouin à ces deux seuls noms. Né au début du siècle, Raoul Audouin a été associé aux principaux événements qui ont marqué ce qu'il faut bien appeler la résistance de la pensée libérale face à l'emprise de la pensée étatique. Pour Raoul Audouin, l'année charnière se situera en 1938. Cette année-là, qui fut aussi celle où se tint à Paris le colloque Walter Lippmann, du nom de ce grand publiciste américain auteur d'un livre demeuré fameux outreAtlantique The Good Society, Raoul Audouin rencontra Pierre Lhoste Lachaume. Depuis la crise de 1929 et ses tardifs soubresauts en France, la vogue intellectuelle était au corporatisme faisant des entreprises un instrument du dirigisme étatique. C'est la tendance qui culmina dans les Comités d'Organisation de Vichy. C'est contre elle que Pierre Lhoste Lachaume fit campagne, avant, pendant et après l'occupation nazie. Pierre Lhoste Lachaume écrivait des livres simples, clairs et précis pour dénoncer la montée du dirigisme et les méfaits de ce qu'on appelait alors le capitalisme d'État. Il avait besoin d'un assistant. L'association Lhoste LachaumelAudouin était née. Elle dura jusqu'à la mort de Pierre Lhoste Lachaume en 1973. C'est alors que Raoul Audouin mit son inlassable dévouement au service de l'ALEPS, l'association pour la liberté économique et le 13
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progrès social, qui avait été fondée sous les auspices de Jacques Rueff en 1966. Comme Hayek, Jacques Rueff n'aura jamais cédé face à la montée du keynésianisme. Déjà, en 1947, il avait demandé à Raoul Audouin une présentation simplifiée de ses thèses monétaires, ce qui donna un petit livre Monnaie saine ou État totalitaire dont la relecture est singulièrement instructive. En cette année, qui est celle du centenaire de la naissance de Jacques Rueff, on peut penser que le refus d'écouter, au lendemain de la guerre, les préceptes sages du penseur libéral aura constitué une grande occasion perdue pour notre pays. L'époque que nous évoquons, jusqu'aux années soixante-quinze, n'était pas loin d'être celle du samizdat pour la pensée libérale. C'est un peu cette forme que prit Hygiène des libertés, une série de bulletins ronéotypés où Raoul Audouin s'efforça, avec succès, de produire un « extrait sec» de la doctrine libérale jusqu'au point où elle était parvenue à la veille du cataclysme des années trente, et mise en regard des procédés gouvernementaux inspirés par les théories keynésiennes et néo-keynésiennes alors triomphantes. La conclusion majeure à laquelle l'auteur aboutissait était que, pour assurer la complémentarité - seule féconde - des activités humaines sans intervention de la puissance publique, il fallait distinguer fortement la responsabilité, aussi bien des individus que des collectivités. Pour l'essentielles intérêts et fonctions des individus relèvent de la famille et du marché tandis que les droits et les devoirs au sein des pouvoirs institutionnels sont formulés de façon quasi-contractuelle au cours des générations. Dira-t-on qu'il y a quoi que ce soit à changer à une telle conclusion aujourd'hui? 14
Présentation
Vingt ans ont passé. Hygiène des libertés, devenu Vivre libres, a été revu pour être resserré sur ce qui fait l' enseignement permanent du message libéral. Voilà ce qui est présenté au lecteur aujourd'hui. À chacun de s'imprégner de cette « leçon de bien penser », à un moment où, plus que jamais, nos compatriotes ont besoin de retrouver les certitudes essentielles qui leur permettront de sortir du sentiment de doute qui les habite. Il est un dernier point sur lequel il nous faut insister. Sans que cela soit explicitement exprimé, l'ensemble du texte qu'on va lire est sous-tendu par les profondes convictions religieuses auxquelles Raoul Audouin est toujours demeuré fidèle. Non seulement il a employé toute sa vie à faire entendre la voix libérale mais, doublant la difficulté, il s'est attaché à renouer les fils entre catholicisme et libéralisme. D'où la fondation du Cercle libéral spiritualiste français (CLSF) et la publication du Point de rencontre, dont la parution est toujours assurée grâce à la petite équipe dont Raoul Audouin a su s'entourer. Aujourd'hui encore cette cassure entre les libéraux et les catholiques constitue une source d'incompréhension dommageable dans la vie publique française. L'éthique de la responsabilité devrait pourtant réunir les uns et les autres. La publication de l'encyclique Centesimus annus a marqué une date importante dont on s'étonne qu'elle ne se soit pas révélée plus féconde pour la réflexion issue des milieux catholiques. Il faut souhaiter que, sur ce point aussi, les positions claires de Raoul Audouin puissent être dorénavant mieux entendues. La leçon de vie que nous donne Raoul Audouin est un modèle de constance envers quelques idéaux, dont il n'a jamais éprouvé le besoin de changer pour la bonne et simple raison qu'ils étaient et demeurent justes. En les 15
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rappelant, il nous invite à les redécouvrir. Il nous a si souvent incités à cheminer en compagnie de Hayek ou de Mises, qu'il est bien temps que nous fassions une partie du chemin en sa seule compagnie.
Antoine CASSAN pour le Cecle FREDERIC BASTIAT de Paris
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INTRODUCTION
Chapitre 1 Problèmes et objectifs
Notre fin de siècle est pessimiste. On y devine une obscure résignation face aux difficultés économiques comme au déclin de la morale. Ce fatalisme est-il fatal? Autrement dit: est-il impossible de réagir à son encontre? Sans doute ne peut-on rien faire si nous raisonnons dans des cadres de réflexion viciés. Mais pourquoi devrait-il en aller ainsi? « Travaillons donc à bien penser » nous intimait déjà Pascal, et tout homme digne de ce nom doit s'y appliquer, mais que penser et comment le penser? Le but que nous souhaitons atteindre est aussi simple qu'immense: comment purger notre vie économique de ce qui heurte à la fois la morale, l'équité et la charité, sans risquer de retomber dans les utopies dont la force des choses et la psychologie des hommes nous ont montré les échecs? Comment corriger les structures de la vie nationale et internationale pour qu'elles cessent de contredire les droits naturels communs à tous les hommes?
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Vivre libres
Nous en connaissons le meilleur moyen : il s'agit d'avancer vers plus de liberté. Mais si désirable que soit la liberté, elle n'est pas une fin en soi. Elle est le terreau dans lequel peut germer une humanité plus lucide et plus sage. Ce que seront les êtres et cette société du futur, nous ne le savons pas. Le propre de la vie, c'est précisément d'innover, de réaliser l'imprévisible. Défendre la liberté, toute la liberté, c'est préparer un cadre de vie en commun, qui entrave le moins possible les potentialités, encore inconnues, de notre espèce. Et pour cela, pourquoi ne pas s'inspirer de la méthode qui s'est révélée si fructueuse depuis des siècles? Il s'agit de procéder du simple au complexe, observer sans passion, définir les concepts par un vocabulaire précis et, à partir de là, dégager des enchaînements de cause à effet qui permettent de comprendre certains phénomènes, puis de les modifier. N'y a-t-il rien de changé en notre mentalité depuis Auschwitz et Hiroshima? Si nous réfléchissons sur ces étapes - récentes par rapport au règne d'Auguste et à la naissance du Christianisme - nous constatons deux faits complémentaires: les mobiles fondamentaux de l'homme restent les mêmes, mais les générations vivent avec d'autres perspectives, se souviennent d'autres épreuves. Pour les peuples occidentaux d'aujourd'hui, l'essentiel n'est plus le triomphe d'une foi, la gloire d'un suzerain, la puissance d'un empire, le culte du drapeau mais leur niveau de vie et leur sécurité. Mais il faut bien voir - pour rester au plan objectif - que rien d'humain n'est complètement pur. Il y avait une part d'ignorance, d'instinct prédateur, chez nos ancêtres des croisades, ou de la colonisation. À l'inverse, il y a à coup sûr dans nos sociétés une volonté de démystification, un désir de générosité authentiques. 20
Problèmes et objectifs
Cela ne manque pas de noblesse, que de vouloir protéger les hommes, les femmes et les enfants contre la faim, la misère, l'ignorance, et les ravages du fanatisme de groupe. Le détournement de la politique par les objectifs économiques, s'il marque un profond recul de l'idéalisme, témoigne en même temps d'une réaction contre sa caricature qu'est l'idéologie. La feuille de paie prend aujourd'hui le pas sur l'appel aux armes, mais il doit y avoir quelque chose de bon à tirer de cette revanche de l'instinct de conservation. L'intuition qui nous donne espoir de tirer quelque clarté d'un débat ouvert et méthodique sur cet immense sujet, est la suivante: nous pensons que la période de paix relative, plus exactement de guerres limitées, qui s'est étendue de 1815 à 1914, avait permis aux hommes de faire d'importants progrès dans la connaissance des phénomènes économiques, et dans la délimitation des pouvoirs politiques qui est favorable à leur fonctionnement. Inversement, les « guerres totales» de ce siècle ont tout obscurci, parce que les peuples ont trop compté sur leurs États pour régir leur vie économique. Retrouver une idée claire dela juste place et de l'autonomie réciproque qu'il convient de conférer à l'activité privée d'une part, et à l'action collective de l'autre, devrait nous remettre sur le chemin qui conduit à une prospérité plus saine dans une paix plus stable. Nous ne prétendons pas avancer sans idées arrêtées sur ce que nous allons essayer de démontrer. Une vie passée à débattre de ces questions nous a ancrés, au contraire, dans des conclusions en majeure partie traditionnelles, que beaucoup de nos contemporains rejetteraient sans examen sous prétexte qu'elles seraient « désuètes » voire « périmées ». Mais précisément, l'expérience nous a montré que leur rejet marque, en général, le cheminement classique
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pour se fourvoyer dans l'utopie. Nous avons donc choisi de suivre l'exemple auquel nous invite Socrate, c'est-àdire de commencer par inventorier ce que pensent nos contemporains, pour déterminer où la fausse route est apparue. La première des difficultés tient au vocabulaire. Il ne s'agit pas de créer un jargon supplémentaire, mais d'employer le langage habituel, à condition de resserrer, d'un commun accord, l'emploi des termes dans leur sens le moins ambigu possible. Un langage simple et précis est l'arme essentielle requise pour lutter contre la falsification des mots tels que liberté, droit, légitimité, qui sont devenus de véritables pièges intellectuels. Il est vrai qu'il ne suffit pas d'avoir en commun un vocabulaire stable et clair pour mettre d'accord des gens qui poursuivent des buts opposés, parce que leurs convictions fondamentales sont antinomiques. On ne peut cependant tout faire en même temps. Toute connaissance scientifique part d'intuitions qui agencent les faits bruts d'observation en une hypothèse théorique; c'est ensuite seulement que l'on demande à l'expérience de trier les déductions valables. Les convictions fondamentales obligent à adopter un certain nombre de principes, qui conditionnent la cohérence, la stabilité et l'efficacité de l'ordre social évolutif que les hommes adoptent dans leur vie en commun. Ces règles - la constitution, la législation ou les mœurs - sont suggérées par la raison. Cependant, celle-ci est bornée : elle doit être rectifiée par la comparaison issue des diverses formes empruntées par les sociétés dans l'histoire. L'expérience historique offre des réussites, qui sont toujours partielles. Il convient de dégager les raisons du succès, qui tiennent à l'accord entre la nature de l'homme et celle de la société, ainsi que les motifs d'échec, qui sont
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Problèmes et objectifs
les conséquences des passions humaines, des erreurs et des révoltes contre la loi morale. Le but est de discerner quel genre de règles, comparables à celles de l'hygiène, permettrait de favoriser les libertés innées des hommes, en pacifiant leurs relations à l'intérieur et au travers des frontières. Une telle recherche implique, de la part de ceux qui l'ont entreprise, un postulat initial: l'homme est un être constitué pour devenir de plus en plus libre, c'est-à-dire de plus en plus maître et responsable de son propre sort.
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Chapitre II L'objet de l'étude Qu'est-ce que l'homme? L'homme, un être « charnière» vers l'avenir. En effet, l' homme est un animal, avec ce que cela implique de besoins et d'instincts. Ses besoins le soumettent à des contraintes matérielles qui encadrent son activité économique, car les ressources dont il doit se servir sont limitées (rareté), et doivent être transformées (travail) avec le concours spécialisé des autres hommes (échange). Ses instincts le guident vers sa propre survie, et vers son épanouissement dans l'association, mais aussi vers la destruction et la domination. D'où la permanence et l'universalité de la relation politique, au sens étymologique du terme. L'animal humain est doté d'un cerveau dont la complexité permet une infinité de résonances entre ses perceptions, et l'accumulation prodigieuse de mémoires ainsi que les liaisons réflexes. C'est un fait que« l'homme ne vit pas seulement de pain ». Et l'instrument - propre à l'espèce
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Vivre libres
humaine - de cette autre vie, est le langage articulé. Le langage et l'écriture mettent à notre portée, au moins potentiellement, l'expérience et les aspirations de tous les autres hommes et des générations passées. Au contraire des animaux, dont le comportement ne peut s'alimenter que dans leur expérience physique, nous disposons ainsi d'une masse illimitée de connaissances, en quelque sorte désincarnées. Nous pouvons nous servir d'un nouvel outil: l'abstraction. Et de même que notre corps exulte de s'exercer dans le sport ou la lutte, nous éprouvons le besoin et le plaisir d'agencer les idées en raisonnements, de créer des situations nouvelles par l'imagination, de les traduire en projets, d'en assembler les moyens, de les faire passer dans la réalité par l'action. Le plaisir de créer, et celui de contempler ce qu'on a créé ou que d'autres ont créé, introduit enfin l'homme au domaine de l'esthétique. L'intuition directe nous montre comme connexe au sens esthétique du Beau, le sens éthique du Bien. Toutefois les rudiments des notions de droit et d'infraction existent aussi dans le comportement des animaux. Là encore l'homme marque un dépassement plus qu'une rupture. Il n'est pas le seul dans la nature à savoir se sacrifier pour le conjoint, la progéniture, voire à prendre des risques pour secourir un congénère. Mais nous savons qu'il éprouve du bonheur lorsqu'il répond à une vocation, et de la culpabilité à s'y dérober ou à nuire sans nécessité. L'homme reconnaît ainsi des vertus : le respect de soi et de ses semblables, le désir de contribuer à leur bien commun. Il a le sentiment de s'ennoblir en les pratiquant, de se dégrader en les repoussant. Enfin, quelles que soient ses convictions, il se fait une idée - au moins sommaire et implicite - de sa destinée et du sens de l'univers. Autrement dit, il a conscience d'une
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L'objet de l'étude
dimension métaphysique de son être. Croyants ou agnostiques, nous pouvons être d'accord sur cela, qui ne prétend pas expliquer mais seulement constater. Pour situer cependant ce minimum de consensus spirituel, nous pourrions dire que la double nature de l'homme, à la fois animal et esprit, est l'un des deux pôles de la tension qui résume le problème de la liberté. L'autre pôle est la nature de la société.
Société, n'es-tu qu'un mot? La société humaine n'est pas un organisme vivant dont les individus seraient les cellules. L'image classique du « corps social» n'est qu'une métaphore, d'ailleurs contestable et dangereuse pour les libertés par les conséquences qui en sont tirées. Ce n'est pas non plus une ruche ou une termitière: les insectes « sociaux» sont captifs de leur spécialisation morphologique, et le mystère de leur « cité » nous reste impénétrable. La réalité du fait social est marquée par toute la force des multiples besoins que nous avons les uns des autres pour protéger notre vie, à ses différents stades, contre ce qui la menace, pour répondre aux exigences matérielles de notre subsistance et de nos activités ainsi que pour assurer le développement de nos facultés mentales et affectives. Nul ne peut faire face seul et pour lui-même à l'ensemble de ces nécessités. Tous ensemble nous y répondons pour chacun, grâce à la spécialisation des tâches, qui permet d'occuper chacun à ce qu'il fait le plus efficacement. Ille fait alors de mieux en mieux. Bien que cette spécialisation soit particulièrement visible dans le domaine économique, on la retrouve aussi dans toutes les autres institutions que comporte la vie en 27
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société. Il Y a société là où des rapports réguliers s'établissent pour répondre à un besoin. Les rapports entre individus sont plus ou moins étroits et stables, selon leur objet. Lorsqu'il s'agit d'un besoin à la fois impérieux et durable, les hommes y répondent par un accord sur des règles de coopération. Elles peuvent être explicites (notamment juridiques) ou implicites (morale et tradition). Certains besoins sont universels, on retrouve donc partout les institutions qui leur correspondent sous les formes les plus diverses : famille, école, marché, association, tribunal, force publique, lieux de prières. Mais toute institution étant aussi une convention élaborée par l'histoire d'un groupe, la diversité des groupes se reflète aussi dans le détail des règles adoptées. L'homme forme ainsi des sociétés. Il peut relever de plusieurs à la fois, quitter l'une pour gagner l'autre par l'émigration, voire vivre en « ermite» quant à son existence matérielle (mais non spirituelle). Historiquement, il y eut d'abord autant de sociétés que de langages, puisque le langage en est à la fois l'outil essentiel et le signe distinctif. Aujourd'hui encore, à l'intérieur d'une même nation, les groupes sociaux ont un langage particulier qui les soude. Les sciences et les techniques, avec leurs vocabulaires universels et leur complémentarité, tendent à unifier les modes de pensée et les mœurs de ceux qui les pratiquent, au-delà de leur nationalité. Ces échanges matériels et mentaux créent de multiples osmoses, à travers les frontières et les générations. Il n'y a pas de marche vers une « société globale », dans le sens du spectre agité pour faire peur, mais de multiples sociétés transgéographiques qui se fondent et disparaissent sans cesse. Internet n'est qu'un jalon dans cette histoire sans fin. S'il existe une « société
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L'objet de ['étude
humaine », puisque tous les hommes peuvent se comprendre et que tous sont, de proche en proche, entraînés dans un destin commun, il y a toujours des sociétés ethniques, géographiques, historiques, culturelles, économiques, qui se chevauchent de multiples façons.
Individu et société : un conflit sans objet Chez tous les animaux vertébrés, l'individu est une réalité matérielle et mentale irréductible, bien que transitoire. Ce qui est permanent c'est l'espèce. Toutefois celleci n'existe que par les individus qui la composent. Elle disparaît avec le dernier survivant. La société humaine constitue une réalité distincte. Elle ne relève pas de l'ordre physique, mais de l'ordre cérébral: c'est une construction intellectuelle. Elle n'en est pas moins d'une importance suprême pour les individus, parce que c'est ce qui fait d'eux des personnes. L'étymologie latine éclaire le sens de ce mot: persona, c'est le masque de théâtre qui caractérise le rôle que l' acteur remplit. Un rôle qui l'oppose et le relie aux autres « personnages » de la pièce, ainsi qu'aux spectateurs. Aussi bien ne peut-il y avoir de conflit entre l'individu et la société - ils ne sont rien l'un sans l'autre - mais seulement entre des « acteurs », qui sont des hommes en chair et en os. Le moyen fondamental dont dispose depuis toujours le genre humain pour satisfaire ses besoins et développer ses aptitudes, est la vie en groupes organisés. La plupart de ces groupes, répondant à des nécessités qui se retrouvent de génération en génération, ont une durée qui dépasse les existences individuelles. Certes, ces groupes stables, que nous appelons sociétés, sécrètent des règles internes, qui deviennent des institutions. Ces règles
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mêmes, acceptées par les individus parce qu'elles élargissent en fait leur autonomie concrète, peuvent se retourner contre celle-ci. Là encore, ce n'est pas la« société» qui est en cause, mais le problème de la répartition du pouvoir entre les hommes. Laquelle répartition peut déboucher sur cette autre cause d'atteintes à la liberté des hommes et qui tient au problème de la paix: les sociétés actuellement les plus cohérentes - les nations - se sont édifiées à partir des objectifs de survie et de rapine des clans primitifs, et continuent de s'affronter en conflits armés. Ces conflits-là sont parfaitement réels. Ils constituent même l'objet fondamental de notre étude, car de leur solution dépend la liberté. La liberté est un instinct vital et un enjeu de sagesse. La liberté a la même signification pour l'existence sociale, que la santé pour le corps : un état que nous ressentons comme « normal », conforme à notre « nature ». Un état, pourtant, rien moins qu'assuré a priori puisqu'il est sans cesse attaqué. Par conséquent, la liberté est à la fois une finalité, qui nous est congénitale, ainsi qu'un idéal difficile à poursuivre et défendre chaque jour. Nous connaissons d'abord nos libertés par « l'image en creux» qu'en dessinent les sujétions et entraves dont nous souffrons. De même que la santé devient une idée plus nette quand frappent les maladies. Cette connaissance intuitive, éclairée par les obstacles, est caractéristique des sciences de la vie : nous avons besoin de savoir ces choses bien avant de pouvoir les nommer. Cela est évident dans l'art des guérisseurs : il existe indubitablement un « flair », une perception non conceptualisée mais efficace, des « vertus curatives ». Elle fut à la source même de la science médicale. De même, nous pressentons qu'il existe une dynamique des forces de groupe pour expliquer la chaîne sans fin de l'histoire: 30
L'objet de ['étude
absolutisme, féodalité, anarchie, oligarchie, prépondérance, oppression, insurrection, dictature. Et le cycle recommence. Au cœur de ce cycle, la liberté se fraie des moments d'équilibre instable, qui la font fleurir et essaimer. Ainsi naissent des régimes, c'est-à-dire des manières de vivre en groupes organisés, qui favorisent l'épanouissement des talents, des initiatives, et par voie de conséquence la prospérité commune. Tandis que d'autres les entravent. L'ordre optimum est donc à rechercher par approximations successives. L'intelligence doit pour cela s'allier au bon vouloir et à une forte dose d'humilité. Il faut se soumettre au réel pour pouvoir l'améliorer. C'est l'adage de Francis Bacon : « Non nisi parendo vincitur natura » (Ce n'est pas sans lui obéir que l'on vainc la nature). Notre civilisation occidentale a déjà clarifié - sinon réalisé - plusieurs conditions fondamentales de la liberté dans la paix civile, telles que le respect de la vie, la propriété privée, la force exécutoire des contrats, la suppression des guerres privées. Bien des zones d'ombre demeurent. Par exemple l'étendue du droit de tester, l'appropriation des sources d'énergie, des zones de pêche, des voies de communication aériennes, des gammes d'ondes hertziennes, l'exploitation des inventions, des œuvres intellectuelles et artistiques ... En bref, tout ce qui relève de la soi-disant « propriété collective ».
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Chapitre III Comment tout a commencé La vie a un sens La vie, disait Bichat, est « l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Point de vue du biologiste, qui descend la chaîne des causalités et constate ainsi, dans les corps, des phases d'organisation et des phases de décomposition. La vie, disent les grandes religions, est un temps d'épuration, durant lequel l'homme peut et doit croître dans la connaissance de l'immatériel, vers Quelqu'un auquel il ressemble déjà, et auquel il doit ressembler davantage pour engendrer un homme nouveau. Teilhard de Chardin cherchait Celui qui est à la fois la cause première et la fin suprême de cet énorme drame: « Dieu, disait-il, est un pédagogue ». Le monde créé nous enseigne la foi, et l'espérance nous guide. La grâce nous meut et nous attire vers le but où nous devons nous achever. Pourquoi y aurait-il contradiction entre causalité et finalité? Entre processus et programme? Entre instinct et intelligence? Entre raison et amour? Nous croyons que le
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monde n'est pas absurde. Nous croyons qu'il évolue vers un stade qui dépasse les réalités d'aujourd'hui, et qui est en elles comme l'arbre est dans la graine. Nous croyons que la vie marche vers plus de vie. Cela dit, nous voyons aussi dans ce monde : la violence, l'erreur et le mensonge. Notre vie est un combat. Mais nous croyons que ce combat doit conduire à la paix. Nous croyons que la fraude et la guerre sont des défaites, des rechutes, et que nous vivons pour que les hommes apprennent de mieux en mieux à les éviter.
Le droit naturel: idée floue mais aspiration incoercible Peu de notions ont été aussi dégradées par l'usage abusif ou l'exploitation tendancieuse, que celle du droit naturel, à l'exception, sans doute, de mots comme démocratie. Par réaction contre la mythologie politique de JeanJacques Rousseau, des juristes allemands du XIXème siècle ont souligné qu'on ne peut parler de droit que s'il Y a des règles codifiées et sanctionnées, donc s'il existe un pouvoir qui fasse obéir. C'est la puissance politique qui, positivement, permet la création du droit. D'où l'expression « droit positif ». Le droit naturel représente cependant l'idéal vers lequel doit tendre le droit positif. Le premier fonde le droit de l'individu à se défendre contre toute agression et contre l'arbitraire du pouvoir, voire contre la loi injuste; le droit positif, lui, donne force à la loi. Mais c'est le sentiment de sa conformité au droit naturel qui lui donne autorité. L'Antigone de Sophocle (442 av. le.) brave les lois de la cité pour obéir aux « lois non écrites» qui les priment selon sa conscience. L'idée de droit naturel est le reflet de cette 34
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exigence intuitive des hommes, se réclamant d'une autorité suprême, plus juste que la justice de leurs rois et plus salubre que leur prévoyance. Cela relève de l'instinct davantage que de la pensée claire. La légitime défense et la propriété du territoire existent déjà chez les animaux. L'individu n'attend pas l'appui d'une loi pour réagir à l'injuste. Pour chacun, est injuste ce que l'on ne voudrait pas que d'autres vous fassent. À partir de cette évidence, on peut définir l'objet de la loi comme la prohibition de l'injuste. Si elle s'en tient là, la loi dispose, ipso facto, de l'adhésion commune. Le pouvoir n'a plus que la tâche, réalisable, de prévenir, réprimer ou punir les infractions. Pour Robinson Crusoé, il n'y a ni lois ni droits, tant qu'il est seul dans son île. Les droits naissent là où il y a société, c'est-à-dire au minimum un gr~)Upe organisé pour répondre à des besoins en répartissant les tâches entre ses membres. Si j'ai besoin de mes voisins, mon propre instinct de conservation me fait un devoir de respecter leur vie, et de ne rien faire qui trouble notre nécessaire coopération. Ce qui est un devoir pour chacun, constitue la substance des droits des autres. Cette définition primaire de la loi est aisément compatible avec l'idée tout empirique du droit naturel: celle-ci est née du fait que les Anciens constataient, chez tous les peuples qu'ils connaissaient, des interdictions et des obligations analogues aux leurs. C'est ce que les Romains appelèrent le « jus gentium » et que nous traduisons trop littéralement par le « droit des gens ». De façon expérimentale, cette similitude est venue indiquer l'existence virtuelle d'un code des règles conformes à la nature de l'homme. Mais le contenu ne s'en dégage qu'historiquement, et non sous la forme d'un concept logique. 35
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La vie en société fonde des droits innés La théorie française du droit distingue, il est vrai, les droits sur les choses (propriété) et les droits sur les personnes (créances). Cette opposition se résout au fond par le fait que le droit du propriétaire sur une chose est, simplement, le devoir qu'ont tous les autres de s'abstenir de le troubler dans l'usage de cette chose. La créance, d'autre part, forme un droit dont la réalité tient au devoir d'un ou plusieurs débiteurs déterminés de fournir une prestation; les autres individus ne sont pas concernés. Le droit s'élabore par deux principes qui sont comme la loi naturelle de la vie en société : le principe du respect de la personne d'autrui, et le principe de la réciprocité des services. Comme les relations élémentaires sont partout les mêmes, il est possible de parler de droits innés de la personne, au même titre que d'un droit naturel à l'échelle du genre humain. Constatons simplement que le Décalogue - XIU~m" siècle avant l-C. - en donne déjà une première formulation, même si celle-ci est encore concise. Il est au demeurant possible de remonter plus haut encore : cette formulation est déjà reconnaissable dans la stèle chaldéenne d'Hammourabi au XIXomc siècle avant J.-c. Le Décalogue porte deux séries d'interdictions (devoir de s'abstenir). D'abord, l'interdiction de porter atteinte à la vie d'autrui : dans son corps (V « Tu ne tueras pas»), son esprit (VIII « Tu ne mentiras pas ») et sa dignité (VI « Tu ne commettras pas d'impureté»). Ensuite, l'interdiction de porter atteinte aux moyens de vivre d'autrui (VII « Tu ne voleras pas»). La règle d'or, dans son aspect négatif -« Ne faites pas aux hommes ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fassent» - confirme les interdictions du Décalogue et en généralise la portée. 36
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Dans son aspect positif, cette règle devient « Ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le de même pour eux », telle qu'elle est énoncée par l'évangéliste Luc (6-31). Elle élargit le principe de réciprocité posé dans le Lévitique (19-18) : « Tu aimeras ton prochain comme toimême ». Si sommaire qu'elle soit, la« codification» existe donc. Mais le droit naturel est aussi doté d'un minimum de sanctions, indépendantes du pouvoir politique. Ainsi, pour l'individu « asocial », la réprobation et l'exclusion de certains rapports sociaux constituent-ils une sorte d'exil. Le service que les gouvernés tirent de la vie en société est différent de celui qu'en reçoivent les gouvernants; mais les uns et les autres doivent « y trouver leur compte ». Il s'agit d'un échange en vue d'un bien commun, ce qui constitue la loi essentielle qu'implique le fait de « vivre ensemble ». Cela ne justifie pas la démagogie qui, sous prétexte de l'égalité des droits, s'attaque à la nécessaire division des fonctions : la sanction naturelle est alors la disparition des élites, l'appauvrissement et l' affaiblissement du groupe (ce fut notamment le sort de la démocratie athénienne ).
Comment passa-t-on de la prédation à l'échange? L'homme primitif pillait la nature partout où il le pouvait et nous faisons encore de même, là où elle n'est pas propriété de quelqu'un d'autre. Lorsque ses migrations le conduisaient au contact d'un autre clan, il pillait aussi bien la provende que les occupants eux-mêmes. Au siècle dernier, les ethnologues ont remarqué que les peuplades restées à l'âge de la pierre se désignaient partout ellesmêmes par le mot qui, dans chacune de leurs langues, signifie « les hommes ». Les Spartiates se nommaient les 37
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« égaux »; et les Grecs appelaient tous ceux qui ne parlaient pas leur langue, « les barbares ». La littérature homérique montre, toutefois, comment le fait de connaître personnellement un étranger qui voyage et demande asile, le transforme d'ennemi (en latin : hostis), en hôte (hospes) , avec lequel on échange des cadeaux et un serment d'amitié, et que l'on protège contre ses propres concitoyens (à titre de réciprocité quand on sort de la cité). La Bible nous montre, dans Sodome, Lot le juste risquant sa vie pour défendre deux voyageurs (Genèse 19, 1 à 9), « Ne faites rien à ces hommes puisqu'ils sont venus s'abriter sous mon toit ». Ces « Lois de l'hospitalité» sont la première assise - non écrite, mais respectée comme « sainte» - d'un droit humain international. Le rôle civilisateur du contact avec l'Étranger n'est pas moindre en ce qui concerne la vie économique. Dans le clan patriarcal chacun apporte et puise à la masse, sous l'administration, plus ou moins prévoyante du chef, et non selon la règle du donnant-donnant. Il en est encore largement de même dans la famille moderne : les codes napoléoniens précisent qu'il n'y a pas de vol entre parents vivant au même foyer. Tout change dès lors qu'on sort de l'optique autarcique du petit groupe. Sous peine de guerre permanente, qui ruine tantôt l'un, tantôt l'autre, l'on ne peut indéfiniment prélever sur le voisin sans fournir une contrepartie. S'y obstiner appauvrit tout le monde. Un exemple historique récent nous le montre : les oasis sahariennes, razziées périodiquement par les nomades guerriers au détriment des sédentaires, se dépeuplaient irrémédiablement avant la colonisation. Ce fut le grand bienfait des empires - depuis les Perses, les héritiers d'Alexandre et les Romains, jusqu'aux ensembles politiques d'hier: portugais, espa-
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gnol, hollandais, anglais, français et russe - que de supprimer dans leur domaine les luttes tribales et ethniques, et de remplacer le pillage par le commerce. Quand il faut remplacer ce qui est consommé, donner en même temps que l'on reçoit, il s'ensuit la nécessité de mettre en valeur ce qui est possédé, donc de cultiver pour vendre, d'épargner, d'investir et de se spécialiser selon ses meilleures aptitudes. Alors apparaissent les notions de capital, de monnaie, de crédit. L'autorité politique formule et sanctionne des règles juridiques connues de tous les sujets, et frappe une monnaie capable de circuler tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de ses frontières: la darique des Perses, la drachme des Hellènes, le denier des Romains, le ducat des Vénitiens ... Le luxe suit, avec les arts, les lettres, les sciences. En un mot la civilisation s'étend par les routes des marchands. La ruine et la barbarie reviennent avec les conflits des empires. Alors ceux-ci se disloquent par l'impossibilité de tout administrer du centre quand la société se raffine et se diversifie. Pour les nations, l'histoire de Lacédémone, comme celle des Aztèques, montre que les sociétés fondées sur l'esclavage, ou la domination d'une ethnie belliqueuse, finissent toujours par s'effondrer, d'un coup et sans retour. Avec l'effondrement de l'empire soviétique, la fin du siècle nous a apporté une superbe confirmation de ce que l'histoire aurait dû nous permettre de deviner.
Rudiments d'un droit humain En fait d'une philosophie de la vie en société, comme en tout autre domaine, le savoir humain est comme une marche à travers le réel, qui nous entoure et nous dépassera nécessairement toujours. Nous avançons par deux 39
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procédés, l'intuition et l'expérimentation. L'intuition nous fait apercevoir la forme imprécise d'un droit naturel, l'expérimentation nous montre que, parmi les contenus, enfermés dans cette forme suivant les races et les époques, certains sont cohérents et stables, d'autres discordants et épisodiques. Après-coup, nous pouvons dire si les premiers sont véritablement « naturels », c'est-à-dire conformes aux équilibres possibles entre ce qu'est l'homme et ce qu'est son environnement. Mais la « forme » même du concept de droit naturel nous indique quelque chose de distinct de son contenu : il s'agit de règles de conduite, susceptibles d'être mises en concepts précis, et sanctionnées par des moyens politiques. C'est ce que signifie le mot droit. Pour que la cité politique - la « polis» - soit effectivement capable de fournir des sanctions, il faut que la procédure soit adaptée aux facultés limitées des autorités; c'est-à-dire qui empêche d'introduire la totalité des règles de conduite dans la catégorie du droit positif d'une ethnie et d'une époque données. Les règles de conduite conformes à la nature de l' homme et de ses sociétés c'est -à-dire celles qui conduisent au maximum de coopération et au minimum de conflits - sont en effet plus larges que celles du droit positif. Toutes cependant tirent leur force essentielle de l'adhésion des consciences, dans la mesure, toutefois, où l'expérience constante en montre la validité. On peut, sous cet angle, répartir leurs impératifs en trois catégories. D'abord, le droit porte sur ce que je reconnais devoir à mon semblable, en fait de non-ingérence ou de prestations équilibrées. Ensuite, la morale porte sur ce que je dois de respect à moi-même (dignité) et à l'opinion (mœurs). Enfin, la religion porte sur ce que je dois d'amour au Père commun et à mes frères. Toutes les tenta40
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tives pour appuyer par la force politique, en les transformant en lois, les impératifs de morale et de religion, se sont retournées contre leur autorité sur les consciences. Inversement, il est certain que des convictions et façons de vivre bien enracinées dans les mentalités, influent tôt ou tard sur le droit positif; autant donc laisser jouer de luimême ce processus au lieu de prétendre le devancer. La liberté en matière spirituelle, au sens le plus étendu compatible avec la paix civile, doit donc prendre rang en tête des droits innés des personnes. Si le droit positif régit les relations entre les personnes à l'exclusion de leur for intérieur, cela implique que les gouvernants sont soumis, eux aussi, à ses règles vis-à-vis des gouvernés. Tous ont droit au respect de leur vie, de leur accès à la vérité, de leur dignité, et du fruit de leur travail. Nous restons là dans le champ traditionnel du « droit naturel» ; mais de telles évidences doivent être réaffirmées car, en cette fin du XXème siècle, les gouvernants sont aux prises avec une marée de conflits qui les incite à effacer toute frontière entre ce qui est public et ce qui est privé. Or il y a un domaine où, depuis des décennies, ces frontières sont de plus en plus indécises, et où les conflits se multiplient: c'est l'activité économique. Il n'y a, en effet, que deux méthodes imaginables pour résoudre les conflits: la libre transaction entre individus, ou l'emploi de la force pour imposer ce que veulent ceux qui la détiennent. La première est compatible avec la liberté de tous, la seconde consacre la volonté du vainqueur (au moins momentanément), en supprimant la liberté du vaincu. Nul ne peut avoir la naïveté d'imaginer que tous les conflits humains pourront jamais se résoudre pacifiquement dans une hypothétique société parfaite. Du moins pourrait-on en diminuer le nombre, si l'on prenait 41
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conscience du fait qu'ils se divisent en deux catégories: les conflits d'intérêts d'une part, les conflits de puissance de l'autre. Les conflits d'intérêts peuvent trouver des solutions à l'avantage de tous, si l'on se décide à appliquer simplement le principe du donnant-donnant. Quant aux conflits de puissance, notre conviction est qu'ils seront en majeure partie désamorcés le jour où - cette liberté des échanges à travers le monde étant reconnue comme un « droit inné » de chaque homme - les gouvernants se refuseront à intervenir par la force, là où le dernier mot doit être laissé au contrat.
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PREMIERE PARTIE UNE ÉCONOMIE DE SERVICES MUTUELS
La formule « économie de service » a été inventée par des personnes de bonne volonté, mais affligées d'un complexe de culpabilité qui leur a fait choisir cette expression pour l'opposer à une « économie de profit ». Ce ne sera pas notre cas. Le profit et l'enrichissement sont de bonnes choses, pour l'individu et pour la société; comme le plaisir conjugal et les joies de la paternité sont de bonnes choses pour les époux et les membres de la famille. Une économie de services mutuels constitue l'aboutissement nécessaire de l'intuition de Jean-Baptiste Say : « Les produits et les services s'échangent contre des produits et des services ». En effet, les produits mêmes ne sont achetés qu'en vue des services qu'en escompte l'acheteur: j'achète un disque pour la musique que j'écouterai, de la même façon qu'un billet pour le concert. Et dans un échange, chaque échangiste se décide parce qu'il juge pouvoir tirer, de ce qu'il acquiert, plus de services que de ce qu'il cède. Cette notion, fondamentale et simple, fournit la clef de toute l'économie de libres contrats. Parler d'échanges de services, c'est sortir de la fausse opposition entre égoïsme et altruisme. C'est ramener la notion de valeur-travail à sa place limitée de composante du prix demandé. C'est éclairer le rôle de la monnaie par son utilité de tierce marchandise, gage de services rendus ouvrant créance sur d'autres services. L'économie 45
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d'échanges, c'est-à-dire de services mutuels librement offerts et acceptés, nous paraît à la fois conforme à l'ordre naturel et au commandement de la charité : si je dois, de mes talents, servir mon prochain, celui-ci doit aussi me servir de ses talents, moi qui suis son prochain. Qu'il faille savoir dépasser le donnant-donnant, c'est à la fois le prix de notre dignité quand nous sommes forts, et la rançon qui nous libère quand nous sommes désarmés. Qu'il faille dresser des garde-fous contre la malfaisance « trop humaine », c'est le fruit amer de nos fautes et de nos aveuglements. Il est normal de mériter les biens dont on profite, en fournissant à ceux qui nous les procurent une contrepartie, fixée de gré à gré. L'économie d'échanges libres n'est fondamentalement rien d'autre, bien qu'à notre époque cela implique un processus d'une extrême complexité. En ce siècle, l'intelligence des choses a été obscurcie par les idéologies, conservatrice ou révolutionnaire, démocratique ou aristocratique, fidéiste ou positiviste, nietzschéenne ou marxiste ...
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Chapitre IV Nature de la société économique
Ni anarchie, ni tyrannie, mais interdépendance
Pendant des millénaires, l'homme a vécu comme un animal grégaire, dont la vie dépendait de la force du clan. L'homme comme individu est apparu tardivement, et pratiquement dans un domaine restreint: celui de la civilisation chrétienne, amalgamant l'héritage judaïque et le grécoromain. Le propre de ce nouveau type d'humanité, est que l'individu yale sens de sa destinée unique, et qu'il cherche les moyens de la réaliser par lui-même. Ces moyens sont ce qu'on appelle ses intérêts. Toutefois, la Cité antique, l'Empire romain et les structures féodales qui lui ont succédé étaient des sociétés closes, dans un monde économiquement pauvre où l'étranger était l'ennemi. Là où il s'agissait de ne pas être exterminé, la capacité d'attaque et de défense étaient des atouts essentiels. Le pillage et l'esclavage étaient une réponse à la menace de famine. La révolution économique
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provoquée par l'apparition de l'industrie et du commerce mondial, a renversé les données du problème humain. La nation autarcique et souveraine est désormais anachronique. Il est désastreux de considérer encore l'interaction des intérêts individuels à la manière des affrontements entre les hordes originelles. Paradoxalement, les progrès de l'analyse économique ont aggravé, plutôt que dissipé, cette vision fausse. La tournure d'esprit de notre temps, imbu des succès de la physique et des mathématiques, l'a conduit à découper l'observation de la vie économique selon deux aspects extérieurs. La microéconomie étudie comment les agents prennent leurs décisions à l'échelon individuel. C'est le domaine exploré depuis Adam Smith, mais où l'on a trop tendance à surévaluer les mobiles à court terme de l' homo oeconomicus. Cependant que la macroéconomie étudie les résultats des statistiques, où se traduisent l'influence de la politique des États et celle des groupes d'intérêts. D'où les notions plus récentes - et en grande partie sans la moindre valeur - de « niveau de vie », de « revenu national », de « brut» ou de « net », des « balances des paiements» et tant d'autres concepts entrés, hélas, dans le langage courant. Un instrument d'analyse qui rejoint plus profondément la nature complexe de l'activité a été précisé par le philosophe économiste EA. Hayek (prix Nobel 1974). Il s'agit de la distinction entre deux phases complémentaires. Celle où des groupes relativement clos s'organisent pour atteindre un objectif commun de production-consommation, groupes que EA. Hayek appelle «économies ». Celle où s'agence la coopération ouverte de ces groupes par voie d'échanges; coopération qu'il appelle « catallaxie » c'està-dire accords de réciprocité dans la poursuite d'objectifs 48
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différents. Pour éviter l'écueil d'un double sens du mot « économie » et l'emploi d'un néologisme encore peu connu, nous parlerons ci-après d'unités économiques et de milieu économique.
L'économie n'est-elle pas le champ de bataille des intérêts ? Cette idée fausse relève du « romantisme de la brutalité ». Faire la guerre, c'est prétendre imposer à l'adversaire le choix entre asservissement et destruction. Concurrence et compétition ont au contraire, sur un marché où la contrainte n'intervient pas, des conséquences bienfaisantes: les rivalités aboutissent à des méthodes de production améliorées, et à une liberté accrue tant pour les consommateurs que pour les salariés. Comme toute activité humaine, l'économie comporte des éléments passionnels, liés à la vanité, au goût de l'ascendant, à la jalousie, mais ces éléments sont moins nocifs en économie que dans tous les autres domaines. En effet, les données objectives y sont chiffrables, et les alternatives de solution nombreuses. Les intérêts sont aussi divers que les hommes, c'est pourquoi les objectifs sont souvent complémentaires, et les oppositions rarement irréductibles. Cette complémentarité est le facteur d'intégration des unités économiques où s'organise la collaboration. La diversité mouvante des objectifs particuliers parvient à un degré élevé d'harmonisation au moyen de la liberté des échanges. Le caractère commun à la collaboration d'une part, et aux échanges d'autre part, réside dans leur principe contractuel. Le réseau de ces transactions n'a pas de frontières. C'est lui qui constitue le milieu économique.
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Une économie de libres transactions n'est pas anarchique puisque, précisément, l'anarchie est marquée par l'absence d'ordre économique. Or cet ordre s'édifie sur deux structures spontanées : le commandement à l' intérieur des unités économiques et l'observation de règles de conduite dans le milieu économique. Le commandement est nécessaire pour atteindre rationnellement à travers la spécialisation des tâches, un objectif de production dont on se partage le fruit. La règle de conduite fondamentale du milieu économique réside dans le respect des engagements pris. Elle est indispensable à un niveau satisfaisant de confiance mutuelle soit pour collaborer à la réalisation d'un objectif commun, soit pour échanger si les objectifs sont différents. L'étymologie grecque du mot économie, qui repose sur oikos (la maison) et sur nomos (la règle) évoque la « tenue du ménage» autrement dit, l'art de régler l'activité de la famille de sorte que ses ressources suffisent à ses besoins. Mais, à quelque stade de complexité que ce soit, l'essence de l'activité économique consiste toujours à opérer un double choix, dans l'ordre des priorités quant aux besoins à satisfaire et dans celui de l'affectation des ressources (les biens du groupe et les services de ses membres) selon leur rareté et selon leur efficacité. À l'intérieur de l'entreprise, il ne s'agit pas d'un pouvoir, mais d'une fonction de responsabilité: choisir pour l'avantage de l'unité de production. La responsabilité de ces choix incombe forcément, en dernier ressort, à un seul individu : patron pêcheur, gérant de coopérative, intendant de domaine agricole, chef d'entreprise industrielle ou commerciale ... Lorsque l'exclusion de la contrainte est assurée par les institutions politiques, il est nécessaire d'établir par accord 50
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mutuel, tant le commandement à l'intérieur de l'unité économique, que la contrepartie des services demandés à l'extérieur. C'est ce qui rend la hiérarchie interne pleinement compatible avec le principe de liberté du milieu économique.
L'homme est-il captif des phénomènes économiques? Dans le cadre de la vie en société, la liberté consiste pour chacun à établir un ordre de préférence, d'une part entre les satisfactions que l'on demande, et, d'autre part, entre celles que l'on consent à offrir en échange. La combinaison se manifeste par des choix. L'homme-animal a des besoins, l'homme-esprit a des aspirations. Il est inutile de chercher la frontière entre les premières et les secondes : en économie, seules agissent les décisions de choix qui rencontrent leur contrepartie, et aboutissent alors à une transaction. Devant une transaction possible, l'homme est d'autant plus libre qu'il est plus maître de ses désirs, ou qu'il peut fournir une contrepartie désirée par d'autres. Il dépend d'autant plus d'autrui, ou doit borner d'autant plus ses désirs, qu'il a moins d'aptitudes utilisables et moins de possibilités de chercher d'autres échangistes. La liberté est donc concrètement fonction de la compétence de l'individu et de l'ouverture du marché. Parler de mécanismes, de courbes, n'est qu'un moyen commode pour indiquer que les transactions - bien que diverses en volume et en prix pour chaque personne évoluent toutes dans un certain sens quand les conditions matérielles et psychologiques se modifient. Il y a d'autant moins « mécanisme » que, dans chaque transaction, les individus peuvent obéir à des mobiles moraux, esthé51
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tiques, humanitaires, étrangers à leur intérêt purement monétaire. De telles considérations jouent davantage entre « prochains »; elles perdent une partie de leur pouvoir modérateur quand les échanges sont anonymes (marchés mondiaux); elles en sont à peu près dépourvues quand il s'agit de groupes (nations, ou coalitions d'intérêts). Il reste que, freinée ou non par des mobiles extraéconomiques, l'adaptation de la demande aux quantités disponibles d'un bien déterminé s'opère inéluctablement: par l'augmentation des contreparties obtenues si la demande excède les disponibilités, ou par leur diminution dans le cas inverse. C'est là une application de la loi d'équilibre qui régit tout phénomène social, non sans laisser aux individus une zone irréductible d'autonomie. L'économie au service de qui? À l'ancienne vision de la vulgate marxiste, qui opposait les « capitalistes» et les « travailleurs », s'est substitué une vision où l'économie est accusée de ne fonctionner que pour elie-même, en fonction de sa propre rationalité. Cette conception n'est pas plus justifiée que la précédente. Pour s'en dégager, il suffit de reprendre la définition des facteurs de production, héritée des Physiocrates. Leur trinôme - Terre, Capital, Travail - reflète l' économie encore agraire pour l'essentiel, au milieu du XVIIIèouo siècle. La « Terre» est vue comme le substrat, tant minéral (matière) que végétal (vie), que l'homme peut améliorer mais qu'il ne crée pas. Le « Capital », c'est le cheptel (force motrice), les outils et les provisions - y compris la monnaie - nécessaires pour attendre la récolte sui vante; laquelle fournira les denrées (pouvoir d'achat réel) et les semences (réinvestissement). Aujourd'hui
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comme alors, le Capital est du travail antérieurement immobilisé dans des moyens de production, lesquels n'ont pu être créés qu'au moyen d'une épargne, c'est-à-dire en renonçant à une part de la consommation possible. L'analyse classique, toujours valable, doit être généralisée en fonction de la réalité plus complexe de l'économie industrielle. On peut la résumer sous forme d'équation : p= R + (T x M)
Production égale Ressources plus Travail multiplié par Machine
Il convient de noter que, dans cette formule, le mot « Machines » est chargé de la fonction de coefficient. On ne peut en effet augmenter rapidement, ni la masse des ressources brutes sur lesquelles s'exerce le travail humain, ni ce travail lui-même. En revanche, lorsque le travail est équipé de façon à utiliser l'énergie, son efficacité est multipliée. C'est le secret de la productivité. Quant au mot capital, il désigne trois formes de richesses lorsqu'elles interviennent dans la production. D'abord les ressources que sont le sol, les bâtiments, les sources d'énergie, les matières premières ... Ensuite, les réserves financières, constituées des encaisses et des créances; enfin, les équipements mécaniques. A proprement parler, ne sont « capitalistes » que les propriétaires des ressources et des réserves. Mais celles-ci ne deviennent productives industriellement que lorsqu'elles sont investies. Or, à partir du moment où elles le sont, ces richesses ne sont plus commandées par leur propriétaire, mais par leur utilisateur, qui en cette qualité, est un travailleur d'un genre particulier : l'entrepreneur.
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Par conséquent, l'opposition entre « travailleurs » et « capitalistes », qui régna si longtemps et qui menace sans cesse de resurgir, était d'ordre rhétorique et non pas logique. Ce n'est pas elle, en tout cas, qui peut définir deux formules distinctes de l'économie industrielle moderne. Celle-ci, par la force des choses, est fondamentalement une économie d'entreprise. L'économie contemporaine est partout fondée sur du capital, des machines, et de la maind'œuvre dirigée par des dépositaires de la fonction de commander un cycle de production. La différence des régimes réside dans le mode d'accession à la direction des entreprises, et pas ailleurs. En économie de marché, ce sont les consommateurs qui décident (même si c'est par un suffrage très indirect!) sinon ce sont les détenteurs du pouvoir politique.
Peut-on déterminer un juste prix? La première idée qui vient à l'esprit devant une telle question est que la valeur d'un bien est, sans plus, celle des services incorporés. Mais quelle est la valeur des services incorporés? En réalité, il faut commencer par distinguer valeur d'usage et valeur d'échange. La valeur d'usage d'un bien est subjective : c'est la somme des services escomptés par le possesseur ou l'acquéreur. La valeur d'échange est doublement subjective : les deux échangistes se mettent d'accord parce qu'ils ont une vue opposée sur la valeur d'usage des biens échangés. Chacun estime davantage ce qu'il obtient, que ce qu'il cède. De plus, valeur d'usage et valeur d'échange n'ont pas de proportion directe avec les services payés par le producteur pour fabriquer le bien considéré; le total de ces rémunérations constitue le coût de revient. S'il fallait, par 54
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exemple, construire aujourd'hui la pyramide de Kéops, son coût de revient excéderait évidemment sa valeur d'usage. Pourtant, les anciens Égyptiens l'ont construite, parce qu'ils comptaient en être d'autant mieux protégés par les mânes d'un pharaon si immensément glorieux. Ils n'avaient pas la même idée que nous de la valeur d'usage du monument. Il y a néanmoins une relation entre le coût de revient et la valeur d'usage ou d'échange, d'un bien. Quand le premier excède durablement la seconde, le bien cesse d'être produit. Dans le cas inverse, la production s'intensifie. Or, dans le coût de revient, la rémunération du travail représente le principal. Bien que l'expression soit trompeuse, la notion de valeur-travail n'est donc pas vide de sens. L'erreur commence quand on prétend la donner comme base au juste prix, ou en déduire qu'il Y a usurpation d'une plus-value. Beaucoup de travail pour un produit invendable, ne lui donne pas de prix. Nous débouchons alors sur le problème technique qui est au cœur de toute économie d'échange: celui de la formation des prix, et - encore en amont - celui de la nature, et des fonctions de la monnaie qui sert à définir ces prix. Car finalement - l'expérience soviétique l'a prouvé a contrario - le caractère le plus marquant de l'économie d'entreprise moderne est d'être une économie monétaire.
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Chapitre V Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échanges
Comment des valeurs subjectives peuvent-elles se traduire en prix objectifs?
L'analyse précédente permet de le comprendre, en se référant parallèlement à l'histoire des moyens de paiement. C'est effectivement un point très important car il met en lumière la nécessité de lier tous les prix à une vraie monnaie, c'est-à-dire à une« tierce marchandise» réelle et universellement désirée. On nous excusera donc de reprendre succinctement cette classique question d'école. Deux valeurs d'usage inégalement désirées aboutissent à un troc, qui dégage deux valeurs d'échange relatives (1 bœuf contre 4 chèvres; une chèvre contre 10 lapins donc un bœuf contre 40 lapins). Mais le troc engendre autant de « marchés» que le troqueur trouve de contreparties (bœuf contre mouton, contre poulet, contre farine ... ).
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Seule l'apparition d'un bien acceptée par tous en règlement de la vente du bien qu'on possède ou qu'on fabrique, donne naissance à un véritable marché où le vendeur fait face à tous les acheteurs, quel que soit le bien qu'ils possèdent ou fabriquent initialement. L'échange indirect, la vente du bien contre de la monnaie et l'achat d'un autre bien contre cette monnaie, simplifie considérablement l'économie. C'est le marché qui engendre une monnaie - un instrument de transfert de pouvoir d'achat - qui est d'abord la marchandise la plus commode à échanger parce que la plus courante. Dans la Rome primitive, qui était un bourg rural, la première monnaie a précisément été la « tête de bétail» (pecunia), remplacée ensuite par son signe monétaire : un lingot de bronze portant l'image d'un bœuf. (D'où l'expression « avoir un bœuf sur la langue », avoir été payé pour se taire). Le métal est en effet plus facile à conserver et transporter que le bétail. L'unité de marchandise-référence devient un poids de métal déterminé : la livre est un nom dérivé du mot «balance» (libra, d'où dérive «équi-libre », poids égaux). Comme ce poids de métal peut se diviser en petites fractions homogènes, il est pratique de se servir de pièces, en échange desquelles les marchandises de peu de valeur peuvent également être achetées ou vendues plus aisément que troquées. D'où la généralisation du prix en monnaie métallique (implicitement en poids de métal) et l'incorporation du système des prix au système des poids et mesures. La valeur d'usage de telle ou telle quantité de monnaie ne cesse pas pour autant d'être subjective, car les encaisses que les individus désirent conserver sont variables de l'un à l'autre. Et, pour chacun, elles sont variables dans le
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Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échanges
temps selon les emplois possibles du pouvoir d'achat qu'elles représentent. Mais comme le métal monnayé a un coût de revient, et que ce coût peut être comparé à celui de toutes les autres marchandises, il s'établit à partir de cet « étalon » relativement stable une échelle des prix générale.
Peut-on donner un prix au travail comme à de simples marchandises? Nous rencontrons derechef un « faux problème ». Il n'y a pas de différence de nature entre travail et marchandises, parce que l'on n'achète et ne vend jamais que des services. Une brève analyse est à nouveau nécessaire. Dans un échange de biens, qu'ils soient bruts (les ressources) ou fabriqués (les produits), ce qui est déterminant pour chaque échangiste c'est la valeur d'usage des marchandises une fois leur transfert opéré. Cette « valeur » est l'estimation des services que le nouveau possesseur compte tirer du bien acquis. Celui qui achète une journée du travail d'autrui, achète directement des services. L'acheteur paie ces services avec de la monnaie, qui permettra au travailleur d'acheter à son tour des services, incorporés ou non à des marchandises. On peut dire, par conséquent, que le marché du travail est celui où s'achètent des services actuels, non incorporés à un objet; tandis que le marché des biens est celui où s'achètent des services futurs, incorporés à des objets. Reste que du point de vue moral, il faut traiter celui à qui l'on achète ses services contre un salaire, comme un prochain. Mais le boucher à qui j'achète un bifteck est aussi mon prochain, et si je trouve mieux chez son confrère, ou aussi bien à moindre prix, je n'enfreins pas la 59
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morale en changeant de fournisseur. La loi qui m'empêcherait de suivre ainsi mon avantage serait, elle, contraire au droit naturel; car elle me priverait de ma liberté de choix, et conférerait un privilège au premier boucher au détriment du second. En conclusion, on échange toujours des services contre d'autres services. Il n'y a pas de différence fondamentale entre apprécier la valeur d'échange de services contre monnaie, et la valeur d'échange de biens contre monnaie. La formation des prix est par nature la même dans les deux cas, et le rôle de la monnaie y est aussi indispensable.
Qui a le droit de battre monnaie? Quiconque est en mesure d'offrir un bien susceptible de servir de référence commune à des échanges, a naturellement liberté de le faire. C'est le rôle des cigarettes dans un camp de prisonniers. Par conséquent, quiconque possède du métal monnayable doit pouvoir le transformer en pièces de monnaie, à condition de ne pas tromper les preneurs sur la« marchandise ». Il suffit pour cela de graver sur la pièce son poids et son titre, ou un symbole comportant la même signification. Le pouvoir d'achat de ces pièces sur un marché libre, est celui du poids de métal fin, tel qu'il ressort, d'une part de son coût de revient (ce qu'il coûte à produire) et, d'autre part, des quantités de monnaie métallique en circulation ainsi que de la concurrence des autres moyens de paiement. Cette monnaie en frappe libre a effectivement existé. Elle était directement façonnée par des ateliers de monnayeurs d'or dans plusieurs villes des États-Unis au XIXèmc siècle. Ailleurs elle était issue des Banques d'État
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Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échanges
chargées de débiter des lingots (système de l'Union latine avant 1914). L'or n'est-il pas trop rare pour servir de monnaie universelle? Même en supposant que les gens n'acceptent aucun autre moyen de paiement que des pièces d'or, le problème se résoudrait selon la loi de l'offre et de la demande; c'està-dire qu'une monnaie or-poids verrait son pouvoir d'achat augmenter si elle était plus demandée que les marchandises (et baisser dans le cas contraire), jusqu'à ce que le prix de la monnaie soit en équilibre avec les besoins de paiement. Le phénomène d'une baisse de pouvoir d'achat de l'or s'est notamment produit au XVlèm<, siècle, lorsque les conquistadores espagnols en envoyèrent des cargaisons entières dans l'empire de Charles-Quint, où la production économique avait peu augmenté. Le niveau général des prix s'éleva rapidement car il y eut une inflation de moyens de paiement. Il faut donc se garder de croire que « l'étalon-or» ait une valeur fixe. En matière économique il n'y a que des rapports fluctuants. Mais le prix de l'or varie peu sur un marché réellement libre, parce que sa rareté relative change lentement; c'est ainsi une référence plus pratique que d'autres. La rareté relative des moyens de paiement, quels qu'ils soient, dépend non seulement de la quantité en circulation, mais aussi de leur vitesse de rotation. C'est pourquoi une même masse d'or monnayé peut répondre à des besoins accrus en moyens de paiement, lorsque l'activité économique augmente; l'équilibre n'est que retardé, même lorsqu'il Y a thésaurisation, mais marché libre. 61
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L'histoire du XIXème siècle montre que le niveau général des prix en or a très peu varié - bien que le stock d'or ait alors considérablement augmenté - car la production consommable fortement accrue a neutralisé l'effet de l'apport métallique. D'autant qu'il y a toujours, en régime de liberté monétaire, des moyens de paiement autres que l'or monnayé : d'autres métaux (notamment l'argent et le bronze) et surtout la monnaie fiduciaire et scripturale. Le bimétallisme n'a-t-i1 pas échoué historiquement?
Le bimétallisme consistait à pouvoir payer en pièces d'or et en pièces d'argent. Leur valeur faciale en monnaie nationale était gravée sur ces pièces (li' les, dollars etc.). L'utilité du système consistait à recourir, pour opérer des paiements de faible montant, à un métal peu coûteux. Le poids d'or correspondant, par exemple, à un franc d'argent, serait trop minime pour constituer une pièce manipulable. L'erreur du bimétallisme était de mettre en circulation des pièces exprimant non pas un poids de métal or, et un poids de métal argent, mais une unité de compte nationale. Il était arbitraire, et vain, de prétendre que tel poids d'argent « valait» constamment tel poids d'or, parce que les deux pièces portaient un même chiffre d'unités de compte nationales. Le coût de revient de l'argent a considérablement baissé au cours du XIXèmc siècle, et sa proportion initiale avec le coût de revient de l'or s'est trouvée entièrement faussée. Dans un cas semblable, la mauvaise monnaie chasse la bonne, c'est-à-dire que les porteurs thésaurisent l'or, et prétendent ne payer qu'en argent. En France, l'expédient fut de ne conférer à l'argent monnayé qu'un pouvoir libératoire limité : les dettes
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dépassant une certaine somme étaient exigibles en or. Une solution théorique, conforme au principe de liberté de contrat, aurait consisté à frapper des pièces d'or en francs, et des pièces d'argent dans une autre unité, par exemple en thalers. Leur pouvoir d'achat aurait suivi l'évolution de leur coût de revient respectif, et il y aurait eu un change Franc contre Thaler, traduisant ce rapport mouvant. Un tel système a été appliqué en fait tout au long du Moyen Âge par les changeurs. On en trouve une application dérivée dans les centres commerciaux des lignes aériennes. Les prix en monnaie nationale sont simplement complétés par le barème fluctuant des taux de convertibilité (francs contre marks, florins, etc.). La seule différence - mais essentielle - est que les changeurs de jadis fournissaient, par exemple en ducats, un poids de métal fin équivalent à celui acheté en écus ou pistoles (moins leur commission, bien entendu) tandis que nous n'échangeons plus que des monnaies de compte, figurées par du papier imprimé.
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Chapitre VI La monnaie, vecteur de la coopération économique mondiale
Qui est souverain en matière de monnaie: l'État ou l'individu? C'est la question concrète fondamentale que doivent résoudre ceux qui veulent une société où les hommes soient plus libres. On ne l'est pas, quand on doit quotidiennement se servir d'instruments de paiement qui comportent une proportion de fraude indéterminée et, aujourd'hui, fort élevée. Or il y a dans notre système politico-économique deux sources d'instruments frauduleux: le papier d'État à cours forcé, et le crédit monétisé. La première source accroît la domination des détenteurs du pouvoir politique, et de ces « pouvoirs parallèles» que constituent les groupes d'intérêts dits représentatifs; les uns et les autres confèrent ainsi à leurs clientèles ce que Jacques Rueff a appelé des « faux droits ». La seconde donne une influence prépondérante
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dans l'économie aux financiers, alors qu'ils sont normalement des auxiliaires de l'activité d'entreprise. Il serait parfaitement utopique de vouloir supprimer le métier de banquier, ou les monnaies-papier nationales. Les moyens de paiement supplétifs sont nécessaires, et l'activité économique en crée irrésistiblement. L'émission de papier-monnaie par les États n'est historiquement qu'un prolongement des procédés privés de création d'instruments de paiement. Le problème véritable est de soumettre ces procédés à une discipline qui permette d'éliminer, aussi continûment que possible, l'inévitable proportion de faux droits monétisés qui circulent concurremment avec les vrais. Les moyens classiques sont d'une part la procédure de faillite, en ce qui concerne la source privée des créances illusoires; d'autre part la procédure de libre convertibilité en monnaie-marchandise réelle, en ce qui concerne leur source publique. Payer en matière est le cran d'arrêt qui permet seul de « fermer le robinet » des fausses créances de l'une et l'autre espèce, lorsque leur proportion dans la circulation arrive au point de déclencher ce que nous avons appris à nommer - fort confusément -l'inflation. Dans l'activité économique privée, les mauvais débiteurs ne peuvent indéfiniment prélever sans payer : ils ne trouvent plus crédit. Les États ont tourné l'obstacle par le cours forcé; mais ce pouvoir ne peut s'exercer qu'à l' intérieur de leurs frontières. La souveraineté que ces États usurpent sur leurs citoyens est sans effet, lorsque les individus étrangers refusent d'acheter ou de vendre sur ces bases truquées: force est alors d'en revenir à l'antique formule du troc. Autrement dit : payer en matière ou en droits réels (propriétés foncières ou industrielles, œuvres d'art etc.). 66
La monnaie. vecteur de la coopération économique mondiale
Même sur le plan des réalités contemporaines, la question de la souveraineté est ainsi tranchée : elle appartient aux individus, l'usurpation étatique ne fait qu'en entraver, distordre ou, à la limite, bloquer l'exercice. Elle est sans pouvoir pour imposer un ordre factice à la vie économique internationale. Nous débouchons ainsi sur une constatation grosse de conséquences : les monnaies-papier nationales sont des instruments de paiement simplement supplétifs et subordonnés. La véritable monnaie est à trouver - ou retrouver - sur le plan mondial. C'est là qu'il faut situer la discipline hors de laquelle la liberté ne peut être que boiteuse. Quelle expérience avons-nous d'une monnaie internationale? Parce que nous ne connaissons guère l'humanité que· par des écrits datant de la phase récente où elle a pris sa structure politique, nous y voyons la monnaie sous la forme déjà élaborée de monnaies de compte nationales, à la fois abstraites pour les valeurs élevées (le « talent» des Grecs) et métalliques (leur drachme). Engendrées par la géographie et l'histoire, ces conventions indispensables à l'ordre intérieur des empires, puis des États-nations, marquent légitimement leur individualité permanente. Elles restent aujourd'hui de droit naturel. Mais c'est, très certainement, bien avant la constitution de ces collectivités politiques vastes et structurées, qu'ont dû apparaître des monnaies-marchandises ou des objets monétaires (notamment parures!) pour répondre aux besoins d'échange entre les groupes clairsemés vivant, les uns d'activités pastorales, les autres d'activités agricoles.
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L'archéologie a établi qu'il existait des routes commerciales à travers toute l'Asie et toute l'Europe. La présence de pointes de flèches en silex taillé dans les tombes de l'époque franque, suggère que la tradition les considérait alors comme des objets d'une très grande valeur - en dépit du fait que ces objets n'avaient plus aucune utilité - depuis au moins un millénaire. li est donc très plausible qu'elles aient longtemps joué le rôle d'instruments monétaires avant l'âge de bronze. Il est symptomatique que l'or ait reçu d'abord son rôle monétaire dans ce carrefour des civilisations anciennes que furent les pays riverains de la Méditerranée orientale: le commerce international est le père de la monnaie réelle. Il l'est encore aujourd'hui comme à l'aube de l'histoire. À noter aussi que le fer - plus difficile à fondre - a été d'abord beaucoup plus précieux que l'or: Toutankhamon en avait un petit lingot dans son trésor funéraire. Mais une fois maîtrisé l'art de l'extraire du minerai, le fer devint trop abondant pour servir de monnaie. Pourtant l'Afrique Centrale où il était rare au moment de l'exploration coloniale, s'en servait pour le trafic sous forme d'objets décoratifs, sans utilité autre que l'épargne. La poudre d'or fut certainement une monnaie internationale pour les Phéniciens. La première monnaie frappée (il en existe des exemplaires au Cabinet des Médailles) est un lingot informe fondu à partir des paillettes du fleuve Pactole, et portant le sceau du roi Crésus. La richesse légendaire de ce petit monarque d'Asie Mineure s'explique par le service considérable qu'il rendit aux trafiquants, en leur épargnant le souci de peser le métal et d'en vérifier le titre. C'est toujours le même service qu'ont rendu les États d'avant l'ère contemporaine en « battant monnaie»; mais 68
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comme cela leur procurait l'occasion de lever un impôt (légitime aux yeux du Christ, cf. St Mathieu 22-15 à 21), ils s'en sont généralement réservé le monopole. Les monnaies nationales naquirent ainsi d'une restriction à la liberté des individus. Restriction mineure dès lors que la valeur « faciale» ne disparaissait à la fonte que pour céder la place à la valeur marchande du poids du métal fin.
Comment en est-on venu à l'idée d'étalon monétaire? Après l'éclipse profonde du commerce au haut Moyen Âge, la multiplicité des monnaies féodales fit des changeurs les praticiens de l'étalon-argent et de la monnaie de compte (la livre tournois dans le royaume de France). La souveraineté monétaire était ainsi revenue aux particuliers, malgré les apparences. Ils apprirent vite à rectifier la prétention des monarques rogneurs de pièces, par le gonflement corrélatif des prix. À la même époque, les Lombards, les Juifs et les Templiers fournirent au commerce international, réveillé par les croisades, les moyens de paiement supplétifs nécessaires, par la comptabilisation des titres de créance. Le crédit entrait ainsi massivement dans le circuit. La mésaventure de Philippe le Bel, volatilisant par son coup de force la fortune de l'Ordre du Temple - qui, justement consistait dans un réseau immatériel de relations et de cautions - montra une première fois qu'une encaisse métallique peut servir de pivot à une circulation scripturale énormément plus considérable, aussi longtemps que, d'un bout du circuit à l'autre, tout le monde ou presque respecte ses engagements.
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La formule fut reprise au XVlIIème siècle par le banquier Law, qui put résoudre ainsi pour un temps les embarras fiscaux de la monarchie. Mais le crédit ne peut suppléer longtemps à un manque de productivité : la Compagnie des Indes fit faillite, entraînant avec elle tout l' échafaudage. Même des gages réels, comme les « biens nationaux » confisqués à l'Église et aux émigrés, ne pouvaient donner durablement une consistance aux assignats, pour la même raison : ce papier-monnaie ne servit pas à une production économique accrue, mais à financer l'effort de guerre du Comité de Salut Public. La monnaie de papier reste du crédit. Et la preuve de la productivité du crédit est faite au moment des échéances. Celui qui n'a pas produit assez pour rembourser, doit faire l'appoint sur son capital. La règle doit être la même pour le banquier. La leçon des assignats fut comprise par Bonaparte : l'émission des billets doit être étroitement liée au volume du « portefeuille commercial» sévèrement sélectionné; le capital du banquier est garant du remboursement en or des billets qu'il aurait émis au-delà de ses créances effectivement recouvrables. D'où, en 1804, le statut du FrancGerminal obligeant les banques d'émission (il y en eut plusieurs en province jusqu'à 1848, concurremment avec la Banque de France) à rembourser à vue leurs billets contre des francs-or. Mais en même temps la Banque de France recevait sa pleine autonomie vis-à-vis du pouvoir politique, pour que celui-ci ne puisse l'obliger à financer ses déficits avec de simples reconnaissances de dettes. La Banque d'Angleterre fonctionnant de la même façon, les deux principales puissances politiques et économiques des débuts de l'ère industrielle fournirent le modèle du système de règlements internationaux dit Gold Bullion Standard qui dura jusqu'en 1914. 70
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La liberté laissée aux particuliers de faire monétiser des lingots, ou démonétiser des pièces, assurait la concordance entre le prix industriel du métal (fonction de la production minière et des utilisations diverses de l'or) et le pouvoir d'achat des pièces. Symétriquement, la convertibilité à vue des billets de toutes les Banques Nationales en pièces d'or, garantissait aux porteurs l'équivalence du pouvoir d'achat de la monnaie papier des divers pays. Un tel système fait reposer la régulation du volume total des moyens de paiement métalliques et supplétifs sur ce qui est le gage véritable de toute monnaie : la production vendue. Le stock d'or n'y joue que le rôle de réserve pour le cas où le volume des moyens de paiement supplétifs (monnaie fiduciaire et scripturale) se trouve accidentellement supérieur à la production. C'est un volant amortisseur des à-coups inévitables d'un régime d'échanges libres. L'on peut donc considérer que l'expression d'étalon monétaire est mal adaptée à la réalité du rôle de l'or. L'économie moderne tient en équilibre à la façon d'un gyroscope : la force qui fournit son mouvement, c'est la confiance mutuelle des producteurs efficaces et honnêtes. L'or n'intervient alors, à la limite, que comme preuve de cette compétence et de cette honnêteté. Un État n'a-t-il pas le droit d'édicter le cours forcé de son papier monnaie? Le cours forcé a pour justification l'adage Salus populi suprema lex (le salut de la nation est la loi suprême). S'y dérober en temps de guerre est une sorte de désertion. En réalité il est édicté pour permettre à un État de réserver aux achats extérieurs, d'une part le stock d'or de la banque 71
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d'émission; et d'autre part les créances des nationaux sur des Étrangers, autrement dit les devises. Le cours forcé a pour effet d'imposer un sacrifice spécial aux porteurs de monnaie métallique, et aux exportateurs de biens et services. Il met en échec le droit de propriété; et aussi le droit de contrat, puisque les nationaux ne peuvent stipuler entre eux des paiements en or. Le cours forcé est donc une atteinte au droit naturel. Le vrai problème serait de savoir si la guerre est un moyen légitime; et dans le cas où elle l'est - c'est-à-dire pour résister à l'invasion ou à la spoliation - de savoir si le cours forcé est indispensable à cette légitime défense. En fait, un État sainement géré ne devrait pas avoir besoin de recourir à cet impôt déguisé qu'est le cours forcé. Il peut obtenir les mêmes ressources par des impôts exceptionnels et par des emprunts. Ni Napoléon 1er , ni Louis XVIII, n'ont édicté le cours forcé. Adolphe Thiers a obtenu des places étrangères plus de prêts qu'il n'en fallait, pour payer l'indemnité de guerre imposée par Bismarck.
Le sterling-papier n'a-t-il pas été avant 1914 la véritable monnaie internationale? Le régime monétaire conforme au droit naturel, que constituent la libre circulation et la libre inter-convertibilité de toutes les formes de moyens de paiement, réduit l'or au rôle de marchandise d'appoint et de test de solvabilité universel. L'expérience de 1815 à 1914 montre que ce rôle était en pratique aussi restreint - et aussi utile - que celui du thermomètre en médecine. En fait, lorsque le crédit des particuliers et des banques est apuré au jour le jour par la procédure de la faillite, et lorsque le crédit de l'État est 72
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fondé sur son équilibre budgétaire, l'absence d'un volume important de mauvaises créances rend exceptionnel le recours aux paiements en or dans la vie des affaires. Dans de telles conditions d'honorabilité de la gestion économique et politique, le papier-monnaie et la monnaie fiduciaire et scripturale sont plus pratiques et donc plus demandés que la monnaie métallique. C'est pourquoi avant 1914, les coupures de la Banque de France faisaient souvent prime sur l'or. On achetait 1.000 francs papier avec un peu plus de 50 louis, parce qu'il était moins encombrant de transporter des coupures que du métal, ou moins coûteux d'en assurer l'envoi. À l'intérieur même du pays, les règlements commerciaux s'effectuaient par lettres de change. On appelait change de place la commission que les banques demandaient pour acheter, par exemple à des Parisiens leurs créances sur des Bordelais, et les revendre à Bordeaux à des négociants qui devaient régler une dette à Paris. Les chambres de compensation régionales permettaient ainsi aux banquiers de ne payer par transferts d'or que le solde de leurs opérations sur une place déterminée. De même entre Londres et Paris, on effectuait la compensation des effets de commerce ou devises. Lorsque les créances anglaises sur des Français étaient plus abondantes que les créances françaises sur des Anglais, le change que des Français devaient payer pour acquérir de la devise anglaise montait. Lorsque ce change était plus élevé que le coût du transport et de l'assurance de sommes en or, les Français préféraient envoyer de l'or. C'est ainsi que ce coût déterminait l'écart entre les gold points, ou points d'entrée et de sortie de l'or d'un pays vers l'autre. Plus le commerce extérieur d'un pays, et ses placements à l'étranger étaient importants, plus aussi il était facile de se 73
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procurer sa devise, c'est-à-dire des créances payables sur sa place financière. C'est pourquoi même des négociants de pays tiers avaient un intérêt à stipuler leurs paiements en Livres Sterling. Par exemple des Italiens et des Russes pouvaient régler leurs échanges à Londres au moyen de traites sur des Français et des Japonais. La monnaie-papier internationale était ainsi composée de Livres Sterling, et dans une moindre mesure de francs, de marks, de dollars, de florins ... par le simple fait qu'ils étaient tous librement convertibles, entre eux et avec l'or monnayé. Pas plus qu'à l'intérieur des pays, ce système monétaire international n'était gagé sur le stock d'or, exigu par rapport au volume des transactions; mais constamment tenu en ordre par l'exigibilité en or du solde des transactions. Le système était d'ailleurs autorégulateur: un pays qui vendait peu et achetait beaucoup de biens ou de services devait exporter de l'or; celui-ci se raréfiant dans ses frontières y augmentait de prix, c'est-à-dire que celui des autres biens et services baissait. Le pays pouvait alors exporter davantage et sa balance des paiements se rééquilibrait d' elle-même.
Pourquoi l'or servait-il aux paiements particuliers? À l'échelon individuel le paiement en monnaie métallique réalise un transfert de possession complet et définitif; alors qu'un effet de commerce ou un billet de banque ne marquent qu'un transfert de créance. Celui qui reçoit un paiement en or, n'a plus à craindre la disparition ou l'insolvabilité de son débiteur ou de la Banque d'émission. Celui qui est payé en or peut s'en servir aussitôt pour acheter autre chose; mais il peut aussi, sans recours à quiconque, conserver et transporter n'importe où, le
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pouvoir d'achat inutilisé. Son épargne est gagée sur une marchandise dont le troc est toujours possible. En épargnant il achète de la sécurité. La libre circulation du métal monnayé peut seule fournir la preuve du pouvoir d'achat des pièces, la mesure de ses fluctuations, et sa stabilisation maxima par l'intercommunication de tous les marchés.
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Chapitre VII Les moyens de paiement supplétifs de la monnaie réelle Comment peut-on développer les liquidités selon l'activité? Véritable « quadrature du cercle» de notre époque, une telle question est, en réalité, posée à l'envers. Il s'agirait plutôt de savoir comment donner un pouvoir d'achat déterminé à la masse de moyens de paiement abstraits issus de l'usage déréglé du crédit. Mais cet usage est déréglé parce qu'il n'a plus de cran d'arrêt. L'or ne sert plus que d'instrument de thésaurisation, tant pour les États que pour les particuliers. Au point de départ de la solution classique, par laquelle l'économie de marché se donnait les moyens de paiement nécessaires, il y a tout uniment la reconnaissance de dette individuelle (sans doute même est-elle antérieure à la monnaie, qui combine le gage à la créance, comme l' indique le lingot romain à l'image d'un bœuf). Celui qui cède un bien ou un service accepte en échange une
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créance, c'est -à-dire une promesse de payer le prix à un terme convenu. Le document écrit constatant ce contrat constitue, dans l'immédiat, un instrument de paiement entre le vendeur et l'acheteur. Si le débiteur a bonne réputation, ce titre de créance peut servir de moyen de paiement au créancier, qui, par un endos, transfère la créance à un tiers, et ainsi de suite. À l'échéance convenue, le bénéficiaire du dernier endos est le créancier du premier débiteur. Si celui -ci s'acquitte en espèces métalliques, ces pièces de monnaie n'auront changé de mains qu'une fois, et auront néanmoins soldé plusieurs paiements intermédiaires en monnaie de compte. Si, à l'échéance, le premier débiteur s'acquitte en vendant un bien ou service au dernier endossataire, le circuit sera fermé sans aucun mouvement d'espèces métalliques, tous les échanges ayant été réglés en monnaie de compte; la reconnaissance de, dette aura donc joué le rôle de monnaie supplétive. La différence essentielle avec le régime actuel de la monnaie papier inconvertible réside en ce que, dans le circuit classique de la reconnaissance de dette, celle-ci retrouvait son gage à chaque étape dans un bien ou service, et se soldait définitivement à l'échéance. La comptabilité bancaire ne peut-elle remplacer la monnaie?
Cette idée-là non plus n'est pas neuve: les Templiers s' y étaient spécialisés; et sous les cendres de Pompéi, la maison du Banquier nous a livré ses écritures. Mais deux millénaires plus tôt encore, les temples chaldéens en tenaient déjà sur des briques crues. En quarante siècles, le point faible du système n'a pas changé: la reconnaissance de dette n'est un moyen de paiement satisfaisant que si le 78
Les moyens de paiement supplétifs de la monnaie réelle
débiteur et les endossataires successifs sont de bonne foi et solvables. La créance peut, en effet, être fictive (les traites de cavalerie par exemple), ou le débiteur insolvable à l'échéance. C'est parce que la transaction implique un élément de confiance dispensant le débiteur de payer comptant, que l'on parle de monnaie fiduciaire. Certains agents économiques sont spécialisés dans l' estimation du degré de confiance que méritent les demandeurs de crédit. Ils s'en portent garants vis-à-vis des offreurs de crédit ou de capitaux. Ce sont les banquiers originairement des changeurs, dépositaires de monnaies métalliques pour compte d'autrui - qui ont élaboré les diverses formes de monnaie fiduciaire. La reconnaissance de dette est devenue un billet à ordre endossable. La traite acceptée permet, lorsque le tiré fait défaut, d'engager la procédure de protêt et de faillite. De la sorte, celui qui a initialement consenti un crédit à la légère en subit la pénalité par l'amputation de sa créance. La lettre de change implique un transfert géographique (le« change de place »), et l'intervention de Chambres de compensation. C'était le moyen de règlement de loin le plus usité, avant 1914. À partir de ce moment, le passage devenait aisé, de la monnaie fiduciaire à la monnaiepapier, ainsi qu'à la monnaie scripturale. Le banquier luimême a pu vendre son propre crédit, en émettant des billets de banque. Au début, ceux-ci étaient transmis par endos. Plus tard, ils sont devenus payables à vue et au porteur. Les chèques sont des traites sur une banque, émises par le titulaire d'un compte de dépôt et payables à vue par le banquier. Enfin, la procédure du virement remplace l'émission et la présentation des chèques, par un simple jeu d'écritures entre comptes de dépôt. C'est la monnaie
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scripturale proprement dite. Ainsi, le «problème des liquidités » s'est-il trouvé résolu au jour le jour par le fonctionnement même de l'économie. Il n'y a jamais eu manque de moyens de paiement. En revanche, il y a toujours eu des créanciers imprudents et des débiteurs insolvables. Par conséquent un problème d'élimination des créances sans valeur. La monnaie fiduciaire et scripturale remplit l'un des trois rôles de la monnaie métallique: celui d'instrument de transfert. Elle ne remplit pas celui d'étalon des prix, ni celui de conservatoire du pouvoir d'achat.
Quelles furent les utilités spécifiques de la monnaie métallique? La monnaie métallique n'était qu'une des nombreuses marchandises qui peuvent servir de moyens de paiement. Toute monnaie réelle de cette nature - par contraste avec les monnaies abstraites - a un double effet économique général. D'abord, elle constituait un étalon des prix parce qu'elle avait un coût de revient, au-dessous duquel sa valeur d'échange ne pouvait durablement descendre. Ce coût de revient constituait ainsi un point d'ancrage pour l'ensemble de l'échelle des prix (En Afrique, au XIXèmc siècle, ce rôle a été joué par les roues de sel, la brasse de cotonnade, les défenses d'éléphant). Le coût de revient rattachait les prix à la valeur-travail, puisqu'il se décomposait presque totalement en rémunérations de services salariés ou autres. En outre, l'usage de la monnaie marchandise a eu pour effet l'élimination de l'inflation, liée, elle, à l'existence des monnaies abstraites. Dans l'exemple déjà cité, si le débiteur pouvait obtenir des reports d'échéance répétés, la masse 80
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des moyens de paiement en circulation était, pendant ce temps, augmentée du montant de sa dette. Lorsqu'il s'acquitte, il y a une réduction correspondante. Si le débiteur ne pouvait finalement s'acquitter, il est mis en faillite. La vente de son patrimoine remettait en circulation des valeurs équilibrant le crédit inflationniste. Si cette vente ne couvre pas la totalité de la dette, c'est le pouvoir d'achat du créancier imprudent qui est réduit d'autant. Ce double rôle d'étalonnage et d'assainissement est, en théorie, rempli par n'importe quelle monnaie marchandise. La supériorité de la marchandise qu'est un métal monnayable consiste (outre ses avantages pratiques d'homogénéité et de divisibilité) dans le fait que le métal est inaltérable, alors que toutes les autres marchandises se dégradent avec le temps. Le service exclusif que rendait la monnaie métallique était donc de conserver durablement le pouvoir d'achat inutilisé. Pour cette raison, c'était la meilleure des monnaies réelles, bien que ce ne fût pas la seule. Les crédits à découvert sont-ils ou non un nécessaire? »
« mal
Il est de droit naturel que le propriétaire d'une épargne puisse en confier l'usage à un emprunteur, et qu'il stipule ou non une garantie. Il est courant que ce genre de services soit fourni par un banquier, et normal qu'il se le fasse payer. Sur les fonds dont il peut ainsi disposer légitimement, le banquier peut (comme le prêteur non professionnel), sans contrevenir au droit naturel, prendre le risque de ne pas réclamer de garantie à quelqu'un dont la surface est insuffisante, mais dont la productivité probable lui paraît mériter un crédit personnel. Les crédits non 81
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garantis ne sont donc en eux-mêmes ni un bien, ni un mal; ce sont des outils dangereux, mais il n'y a pas d'activité économique sans risque. Les crédits personnels sont très souvent indispensables aux jeunes initiatives. Leur abus est évidemment facteur d'inflation, mais celle-ci a d'autres sources, même à ne considérer que l'économie privée. Notamment il est clair que - toutes choses égales d'ailleurs - une activité nouvelle très rentable pèse sur le niveau des prix de la branche considérée; et que réciproquement des activités périmées et déficitaires ont un effet de cherté accrue. En outre, des intempéries ou des récoltes exceptionnelles entraînent des fluctuations du niveau général des prix. L'essentiel pour la salubrité du milieu économique est de ne pas laisser persister les causes de perte de substance, que représentent les activités non rentables, ni se gonfler durablement les injections de crédit. L'existence de monnaies réelles, l'exigence de solvabilité à échéances rapprochées, et la procédure de faillite sont les moyens légitimes et efficaces que l'économie privée a spontanément inventés pour s'assainir elle-même.
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Chapitre VIII Le binôme fondamental: initiative et coopération Les institutions sont-elles des créations biologiques ou idéologiques? Les institutions sont œuvre d'hommes, et leur structure porte la marque du milieu comme de l'époque. Mais les hommes ne peuvent impunément choisir n'importe quelle règle: le contenu de celles-ci est déterminé quant au fond, à la fois par le besoin commun auquel il faut répondre, et par les exigences immanentes que nous appelons le droit naturel. Les besoins se rattachant à l'ordre biologique, et les exigences de droits à l'ordre des idées, les institutions ressortissent aux deux sans s'y confondre. L'expression de « physiologie » peut résumer en une image certains caractères de l'organisation économicojuridique à laquelle ont abouti, à notre époque, les efforts des hommes pour satisfaire leurs besoins. L'économie d'échanges est, comme la vie physiologique, à la fois déterminée et finalisée par ces besoins incompressibles.
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Elle comporte des enchaînements de cause à effet qui provoquent le succès (prospérité) ou l'échec (misère), comme l' hygiène ou les abus provoquent la santé ou la mort de l'organisme. Elle est douée d'une inventivité qui surmonte ou contourne les obstacles, comme les corps vi vants sécrètent des antitoxines et s'adaptent aux changements du milieu. Déjà à l'échelon animal on voit les besoins déclencher les initiatives à la recherche des moyens, et l'instinct grégaire organiser un degré de coopération. Cela reste vrai dans la vie sociale humaine, de même que les phénomènes physiques et chimiques du règne minéral continuent à opérer dans le règne animal. D'un règne à l'autre, ce qui a changé c'est l'aptitude supplémentaire au mouvement volontaire: c'est l'apparition de la liberté. De l'animal à l'homme, il yale supplément de liberté que fournit l'intellect: les besoins devenus conscients deviennent des intérêts, la coopération prend la forme d'institutions. Alors que dans les sociétés animales les ébauches d'institutions - par exemple chez les loups, les marmottes, les babouins, les éléphants - sont extrêmement stables et impératives, nous les voyons chez l'homme évoluer même dans la période (si brève à l'échelle cosmique) de l'Histoire connue. C'est que par les idées nous sommes en mesure de critiquer, modifier, expérimenter les modalités de notre indispensable coopération. En bref, à l'intérieur de ce cadre qu'impose notre nature, l'homme est l'auteur, l'acteur, et la raison d'être des institutions. Elles sont filles de ses besoins et de sa liberté. La liberté est la faculté d'explorer le réel, et ainsi de reculer les frontières de notre emprise sur les choses ou d'étendre nos échanges avec tous nos semblables. D'où il 84
Le binôme fondamental: initiative et coopération
découle que le critère des bonnes institutions est de protéger et de développer la liberté. Protéger est la fonction de cet ensemble d'institutions que nous appelons l'État: organisations militaire, délibérative, judiciaire, gouvernementale, policière, fiscale, auxquelles nous reconnaissons le monopole de la contrainte réglée en vue de réprimer la violence et la fraude. Développer la liberté concrète est la fonction de cet autre ensemble d'institutions que nous appelons l'économie - patrimoine, marché, monnaie, entreprise, syndicat - à travers lesquelles nos initiatives autonomes s'agencent en coopération en vue de produire et échanger des services. L'une des thèses majeures du présent ouvrage est qu'il faut éviter de confondre aux mains des mêmes hommes ces deux fonctions, politique de protection et économique de production; leur distinction - aussi nette que possible car ce n'est qu'un idéal - est une condition fondamentale de la liberté. Parmi les sauvegardes de l'homme à l'encontre du politique et de l'économique, il ne faut pas oublier: la famille et les églises qui assurent sa vie affective et spirituelle. L'histoire montre que lorsque les sociétés, au sens de cités, se désagrègent, leurs fonctions peuvent être suppléées pour l'essentiel par ces noyaux fondamentaux de vie sociale. Mais dans le cadre de la présente civilisation, le foyer et la religion sont des domaines réservés, qu'il faut défendre comme tels et sans leur conférer un rôle, ni un pouvoir propre, là où la loi et le marché doivent - par priorité - garantir les mêmes droits à tous les adultes, sans acception de personnes. 85
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Le marché est-il effectivement un coordinateur général des activités? À notre époque où beaucoup de femmes préfèrent travailler hors du foyer à une activité salariée, il est clair que c'est le marché qui arbitre leur choix. Le coût des services de domestiques monte à proportion de cet « exode ménager ». De même, le salaire (direct ou indirect) des ouvriers agricoles est en passe de rattraper - voire dépasser -le niveau de revenu réel des exploitants directs non salariés. Autre exemple en sens inverse: beaucoup d'artistes, de sportifs, de chercheurs, ont un métier gagne-pain. Ils mesurent ainsi le coût du « temps libre» qu'ils réservent à leur activité non mercantile. De toute façon, il n'est guère d'occupation qui ne nécessite des « fournitures » qu'il faut que quelqu'un paye : jusques et y compris la cellule du moine contemplatif. La principale leçon que nous fournit l'expérience des États qui, comme l'URSS, ont prétendu s'affranchir de la « tyrannie» du marché à l'intérieur de leurs frontières, est qu'ils n'eurent plus le moyen de comparer la valeur des produits, fabriqués conformément aux consommations prévues et permises, avec les autres possibilités d'emploi des matériaux, de l'énergie, du travail et de l'épargne absorbée dans la production planifiée. Autrement dit, le marché permet seul le calcul économique qui rend rationnelle l'affectation des facteurs de production. À l'autre bout de l'échelle des unités économiques, cela est clair dans l'exemple de la fermière qui ne peut savoir si elle utilise bien le grain dont elle nourrit ses poulets, qu'en comparant les prix du grain consommé et du poulet vendu. C'est encore vrai au niveau de l'entreprise fortement inté86
Le binôme fondamental,' initiative et coopération
grée qui ne peut jauger la productivité de ses ateliers qu'en comparant ce qu'ils coûtent avec ce qu'auraient facturé des sous-traitants; ou celle de son autofinancement, qu'en observant sur le marché quel rendement elle aurait tiré du même capital placé à l'extérieur. Ce n'est jamais sans prendre en considération l'échelle des prix, que les individus concluent ou écartent une transaction. En cela, la fiction intellectuelle que représente l' Homo oeconomicus est une partie de la réalité de chaque personne, mais une partie seulement. De même le marché - où chaque individu cherche dans les services offerts par les autres, les moyens de réaliser ses propres fins - ne reflète pas seulement la poursuite de gains en monnaie, mais la totalité des aspirations égoïstes ou altruistes, dans la mesure où elles nécessitent l'emploi des services d'autrui. En outre, le marché assure aux individus le maximum de moyens de se soustraire aux abus de pouvoir toujours possibles à l'intérieur des unités économiques: le fils adolescent peut chercher son gagne-pain ailleurs que dans sa famille, le salarié peut changer de patron, le commerçant de fournisseur, l'employeur peut recruter des travailleurs à l'étranger ou y fonder une autre entreprise ... D'un mot cela s'appelle la concurrence. C'est la démarche légitime des individus, recherchant les partenaires d'échange, ou les coéquipiers de travail, qui leur conviennent le mieux. C'est cette possibilité de déborder à tout moment les cadres préexistants pour rencontrer d'autres hommes, qui fait du marché le terrain nourricier de l'innovation, de la spécialisation, et de l'interconnexion toujours plus grande des activités. Toutes conditions qui concourent à rendre le travail de chaque producteur le plus efficace possible.
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L'entreprise n'est-elle pas une enclave féodale? Ce fut longtemps une accusation en forme de lieu commun. Elle n'est plus guère formulée aujourd'hui mais, dans le même temps, les diverses politiques envers les entreprises montrent qu'elle conserve une attraction implicite. D'ailleurs, la question n'était pas sans fondements. Pour y répondre, Hayek a distingué précisément les unités (économies) fondées sur le commandement, et le réseau (catallaxie) fondé sur l'échange. Dans les entreprises, les participants à tous échelons engagent une partie de leur activité, mais ne chiffrent pas les innombrables services impliqués par leur collaboration quotidienne. Toutefois ces unités de travail, où la loi du marché est momentanément suspendue, sont des relais - et non des enclaves indépendantes - dans la longue chaîne du donnant -donnant. L'entreprise constitue la structure spontanée qui découle de deux groupes de prérogatives que le droit naturel reconnaît à l'individu : propriété, c'est -à-dire faculté exclusive de décider de l'emploi de ses ressources; autonomie des contrats, c'est-à-dire faculté de débattre, accepter ou refuser les termes d'un engagement mutuel. Si le propriétaire des installations et de l'outillage en dispose seul d'après son meilleur jugement, les propriétaires de brevets, de capitaux liquides, de compétences, de forces de travail etc. ont le même droit. Ils ne peuvent pas grandchose isolément, et chacun a intérêt à ce que soient conclus les divers contrats dont l'entrepreneur prend l'initiative, et qui combineront leurs ressources. Ainsi, l'entreprise est le lieu où les hommes organisent contractuellement leur collaboration, en fonction de leurs aptitudes et de leur degré d'acceptation des risques, pour offrir en fin de cycle leur commune production sur le
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Le binôme fondamental: initiative et coopération
marché. Ce qui incite les individus à s'engager mutuellement pour courir ensemble l'aventure d'une production que personne ne s'oblige d'avance à acheter, c'est la complémentarité de leurs facultés infiniment diverses. L'efficacité de chacun est multipliée par la coopération de tous. Laquelle implique l'acceptation du commandement, dans ce qu'exige la production visée. Ce qui oblige les partenaires à convenir de cette structure hiérarchique de leur équipe de travail, c'est la centralisation indispensable de la fonction de choix devant un grand nombre de décisions qui doivent être promptes et cohérentes. Ce qui limite la discipline convenue au strict nécessaire quant à la nature des prestations et à leur durée, c'est la volonté des personnes de disposer de leur temps et de leurs efforts, là où bon leur semble. La loi leur en confirme le droit, et le marché leur en procure la possibilité.
Comment « l'anarchie» des entreprises peut-elle aboutir à un ordre productif? L'erreur commune de notre époque est de ne concevoir qu'une solution à ce qu'ils analysent comme un désordre, et qui serait le commandement unique, en l'occurrence par le biais des orientations issues de la politique macroéconomique. Erreur intellectualiste, qui correspondrait en biologie à faire des lobes frontaux du cerveau le centre unique d'impulsion des fonctions physiologiques! En matière sociale, l'indépendance des entreprises converge vers un ordre parce qu'une nécessité commune pousse ces indépendances à une coordination volontaire. L'autonomie des centres de production est imposée par la fécondité de la spécialisation, laquelle implique à la fois 89
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la division du travail et la coordination de ses diverses phases, depuis la fourniture des matières premières et de l'équipement jusqu'au commerce de détail. Le commerçant a longtemps passé pour « parasiter» l'agriculteur; en fait, il ajoute à la valeur des denrées en les amenant jusqu'à l'endroit - ou en les conservant jusqu'au moment - où le consommateur désire les trouver. Cela est vrai aussi de tous les produits de l'industrie. Le financier est un producteur analogue au commerçant : il achète et vend des moyens de paiement, immédiats (monnaies) ou différés (crédits); et des capitaux (émissions, placements, participations). Le spéculateur achète et vend des risques dont le contenu ~arie dans l'espace (arbitrages) et dans le temps (marché à terme). Il rend des services indispensables notamment à l'industriel (le filateur par exemple, peut ainsi acheter à prix certain la laine qui sera tondue dans plusieurs mois). La publicité qui renforce la liberté de choix du consommateur, le modelé qui ajoute l'agrément esthétique à l'utilité, sont également des activités productives. L'ordre de la production n'est donc pas un agencement antérieur et extérieur à l'activité. Il est comparable à la structure d'une chaîne, qui tient ensemble de bout en bout parce que chaque maillon est fermé sur lui-même et sur les deux maillons voisins. En économie, les maillons sont les entreprises : elles doivent tenir leurs engagements vis-àvis des unités en amont et en aval, et elles doivent négocier ces engagements de telle sorte que leurs ressources ne diminuent pas mais augmentent; autrement dit, il leur faut être solvables et faire un profit. Ainsi, une économie fondée uniquement sur le droit naturel, qu'ont les individus de disposer, selon leur jugement propre, de leur personne et de leurs ressources, est un système qui 90
Le binôme fondamental,' initiative et coopération
contient en lui-même son moteur et son appareil de direction. La recherche individuelle du profit peut-elle servir la société? La première utilité sociale de l'entreprise est d'obtenir un surcroît de biens et services consommables, en valorisant les ressources et en supprimant les gaspillages. Il y a en somme, pour compte de la société, une gestion décentralisée et assortie de sanctions : en effet les gestionnaires - les entrepreneurs - portent personnellement la responsabilité de leur succès ou de leur échec. Est entrepreneur quiconque prend le risque de fournir lui-même, ou d'acheter ferme, les ressources et le travail nécessaires à une production, et d'en proposer le résultat aux consommateurs. Si le produit lui est acheté moins cher que ce qu'il a coûté à produire, l'entrepreneur se ruine et, à terme, disparaît en tant que promoteur d'une équipe de production. S'il fait un bénéfice, la masse consommable a augmenté d'autant, bien que l'entrepreneur ne s'en soit pas préoccupé. Observons au passage que l'affectation rationnelle des ressources matérielles et humaines dépend ainsi de la flexibilité des prix auxquels elles sont volontairement échangées, moyennant la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux. Tout en ne se guidant que sur les prix quotidiens de ce qu'il lui faut acheter ou rémunérer, et sur le prix probable de ce qu'il est en train de produire, l'entrepreneur (et avec lui son équipe) contribue à l'extension de la branche pratique du savoir humain. Même quand il échoue, l'entrepreneur remplit une fonction sociale fondamentale : 91
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l'exploration du réel, matériel et psychologique, et la recherche des moyens. Plus il y a d'entreprises libres de toutes dimensions, et plus leur inépuisable variété d'objectifs effectue cette exploration « tous azimuts », et augmente, chemin faisant, l'arsenal de la technologie pour l'usage de tous. Dans la mesure où elles font des bénéfices et étendent leur activité, les libres entreprises accroissent la demande de services de tous ordres. Depuis le veilleur de nuit et le manutentionnaire jusqu'au laboratoire hautement qualifié qui informe la direction des utilisations possibles des recherches de science pure, que subventionne la firme, toutes les aptitudes se trouvent valorisées les unes par les autres. On ne pense pas assez à cet effet proprement social de l'entreprise: la femme de ménage et le garçon d'ascenseur valorisent le travail du P.D.G., en contribuant à lui donner le temps de faire uniquement ce qu'il fait le mieux; et si le P.D.G. fait mal son métier, la femme de ménage et le liftier risquent de perdre leur emploi. L'aptitude s'améliorant avec son exercice, l'entreprise accroît le potentiel humain de la société, en offrant d'innombrables variétés de spécialisation possible. Elle est ainsi, notamment, la meilleure école de direction et d'animation des équipes de travail économique, à tous échelons. Les entreprises sont le seul terrain où poussent les capitaux neufs : sur le surcroît de valeur qu'elles ont vendu, et qui est représenté par leur bénéfice net, une part importante sera investie, et ainsi l'équipement matériel de la société entière s'accroîtra. Enfin, l'entreprise est le lieu où s'effectue la répartition des risques, entre les fournisseurs de services en amont, le personnel salarié, les capitalistes, et l'entrepreneur: seuls celui-ci et les actionnaires reçoivent des rémunérations aléatoires: profit et dividendes.
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DEUXIÈME PARTIE L'ÉTAT ET L'ENTREPRISE
Chapitre IX L'État, structure sociale et agent économique La cité politique n'a-t-elle pas priorité sur l'organisation économique? La priorité est affaire de circonstances : tantôt il est urgent de se protéger, tantôt il est essentiel de prospérer. Comment se défendre si l'on est sans forces, et à quoi bon être riche si l'on se laisse asservir? Il faut mener cela de front, et comme les hommes ne peuvent tout faire à la fois, la solution est dans la division des tâches. La cité, aujourd'hui, a formé d'État, et en partie de super-État. Il y a péril dans ce gonflement qui met les gouvernants de plus en plus loin de leurs mandants et de leurs intérêts concrets. Mais il ne suffirait pas de décentraliser les pouvoirs pour écarter ce danger: il faut en contrepartie revitaliser l'autonomie des personnes. Là encore c'est la spécification des tâches qui est le moyen nécessaire. Le rôle de l'État dans la vie économique doit être nettement reconnu, si l'on veut pouvoir le délimiter. Ce rôle a
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trois aspects distincts. D'abord, l'État est un apporteur de services. Ensuite, il est le législateur du droit de l'économie. Enfin, il est le gérant de l'unité économique, en partie autarcique, qu'est la Nation au sein de la société mondiale.
L'État n'est-il pas un producteur économique? Au sens large, il y a deux catégories de producteurs. Les entrepreneurs, dont la fonction consiste à adapter la production d'une certaine gamme de produits ou services, à la demande de leurs consommateurs. Et tous les agents économiques qui se trouvent en amont de l'entreprise, c'est-à-dire qui lui fournissent des services concourant à la production. Ces apporteurs de services - capitalistes, travailleurs manuels et intellectuels - peuvent être actifs à l'intérieur de l'entreprise (associés et salariés) ou à l'extérieur. Parmi les apports extérieurs figurent ceux de fonctionnaires et de gouvernants. L'État a sa place dans la division du travail, comme apporteur de sécurité, d'infrastructures et d'information. Pour voir que ce sont là des apports productifs, il suffit d'imaginer une situation où l'État n'existerait pas. S'il n'y avait point d'armée, de police, de pompiers, de tribunaux, les entreprises devraient organiser leur sécurité elles-mêmes, comme firent jadis les marchands de la Ligue Hanséatique. Le coût de ces services communs entrerait forcément dans le prix de revient des produits et services économiques. S'il n'y avait pas de routes, de ports, de télécommunications, des entreprises privées en fourniraient (et souvent à meilleur compte que les régies d'État). Mais leurs services ne seraient pas gratuits. Par conséquent, 96
L'État, structure sociale et agent économique
l'État qui les fournit reste un producteur, même s'il est trop onéreux. Les services publics ne fournissent-ils pas au prix coûtant? La conception classique du service public s'appuyait sur l'idée qu'un certain nombre de besoins communs à tous les citoyens doivent être servis d'une manière égale et permanente. Pour l'être également, ils ne devaient pas être vendus au plus offrant, mais payés par l'impôt. Pour l'être en permanence, ils devaient être assurés par des agents de l'État (ou de collectivités publiques plus étroites), auxquels le droit de grève était refusé en échange de la sécurité d'emploi et d'une pension de retraite. L'administration, la police, la magistrature, l'émission de la monnaie, la poste, furent rangées dans cette catégorie . ainsi que, plus tard l'enseignement, les transports en commun, la fourniture d'énergie, les émissions radiophoniques et télévisées. Nous avons reconnu que l'État est normalement fournisseur de services qui sont un apport positif à la vie économique. Mais en revanche, il faut - à la lumière d'expériences décevantes - admettre que cela n'implique pas que l'État en soit le meilleur apporteur possible. L'histoire des chemins de fer est instructive: la SNCF chroniquement déficitaire est née de la Caisse de compensation qui, entre les deux guerres, a prélevé sur les bénéfices des réseaux concédés pour combler le déficit de l'Ouest-État. Un très grave inconvénient du monopole reconnu à l'État est de tarir des possibilités de solution qu'aurait explorées l'initiative privée. Mais qui, en 1880, aurait pu imaginer que le fret des trains de marchandises pourrait être distribué plus 97
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vite et à domicile, en France et à l'étranger, par des transporteurs routiers ou aériens autonomes? Heureusement, l'industrie des moteurs à explosion n'a pas été monopolisée à sa naissance. Le monopole, et le financement par l'impôt, protègent l'État contre le jugement que l'utilisateur porterait à travers un marché concurrentiel. Il n'y a plus de profits privés, mais pas non plus de juste prix. Enfin, en concédant le droit de grève aux employés des monopoles d'État, on prive les « usagers» de la garantie de permanence qui était la justification initiale du service public. L'État n'a-t-il pas la liberté d'intervenir dans la vie économique pour en corriger le cours? Étant une institution, l'État ne peut être proprement qualifié de « libre» à l'égard des hommes qui composent la nation. Seuls des hommes peuvent être libres, et dans les bornes de leurs engagements mutuels. Cette objection apparemment académique est d'une importance considérable, car elle fonde en raison le principe - aujourd'hui continuellement violé - de la non-rétroactivité des « lois et actes de la puissance publique ». Dans ce domaine de la politique fondamentale, le XVIIpmc siècle a été marqué par deux monuments inégalés: la constitution des États-Unis d'Amérique d'une part, les codes napoléoniens de l'autre. Mais à la base de ces deux constructions institutionnelles, il y a deux conceptions de la nature de l'État, issues de traditions divergentes. Les fondateurs des États-Unis édifièrent une confédération d'États dont chacun se voulait composé de libres citoyens, jaloux de leurs « franchises » enracinées dans la Grande Charte anglaise. Napoléon était l'héritier d'un droit civil élaboré au long des Temps Modernes par 98
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les Parlements provinciaux (qui étaient des Cours d'appel, et non des Assemblées représentatives). Le Premier Consul eut la sagesse de le faire codifier - c'est-à-dire harmoniser et rassembler en un seul corps de lois générales - par des juristes cultivés et expérimentés, tels Cambacérès et Tronchet. Mais l'Empereur était aussi le successeur de la monarchie centralisée, bâtie par Richelieu et Louis XlV. Cette structure modérément autoritaire avait été débarrassée de toute entrave par les Jacobins, au nom d'une souveraineté électorale inventée par Jean-Jacques Rousseau. Les deux Napoléon la transformèrent en souveraineté plébiscitaire. Il est malheureusement indubitable que le courant « rousseauiste » l'a emporté, dans tous les États du monde qui se croit encore libre. Ce sont les gouvernements qui y ont les mains « libres », tandis que les individus redeviennent des sujets, même quand ils font partie de la majorité électorale. Dans les nations anglo-saxonnes, cependant, la mentalité reste attachée à l'idée que les individus ont un droit inviolable au « self-government ». En conséquence, les attributions du pouvoir sont considérées comme autant de concessions spécifiques et limitées que les citoyens consentent au bien commun. Sur le continent, au contraire, les gens admettent inconsciemment que leurs droits leur soient concédés, par dérogation aux facultés illimitées de commandement du souverain collectif, incarné par le gouvernement et l'administration. Typique aussi est la différence entre les magistrats du continent, qui sont des fonctionnaires, et ceux d'Angleterre qui sont des notables. Ici l'on pense que seuls les agents de l'État peuvent être indépendants des intérêts qu'ils devront départager. Làbas, on estime que la justice est trop indispensable à la liberté personnelle, pour qu'on la confie à des gens qui 99
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n'ont pas assuré eux-mêmes leur indépendance par leurs talents.
Notre époque n'a-t-elle pas besoin d'un nouveau droit économique? La tradition napoléonienne fait que, sur le continent, on n'imagine guère de moyens de définir le droit, autre que : légiférer et réglementer. L'avènement du suffrage universel a renforcé ce privilège du pouvoir comme législateur, et entraîné malencontreusement les Britanniques sur la même pente. En fait, si l'on se place devant le problème fondamental qui est de rapprocher du droit naturel le droit positif de chaque nation - seul moyen de parvenir à des droits de l'homme communs à toutes - la voie actuelle est une impasse. L'histoire du droit indique un tout autre processus naturel d'élaboration. Il passe d'abord par la coutume et les mœurs, qui sont la matière première d'un droit issu de la vie quotidienne, de ses nécessités, de ses conflits et de ses transactions. La deuxième phase est la lente constitution d'une jurisprudence: les juges, avocats, juristes - experts attachés à adapter les précédents (la « chose jugée» ) aux exigences de l'équité - sont ainsi les affineurs des règles de conduite traditionnelles. La troisième phase est celle de la codification, et c'est là seulement que l'État intervient légitimement, pour consolider de son autorité les lois que l'expérience a montrées acceptables par la mentalité générale. C'est ce que fit Napoléon dans le Code civil. Mais à son époque, le droit du commerce et de l'industrie naissante était beaucoup moins assuré de ses principes que le droit civil. Il avait souffert des déviations corporatives de 100
L'État, structure sociale et agent économique
l'Ancien Régime, et l'individualisme abstrait des Conventionnels avait poussé la réaction jusqu'à l'absurde. Prudemment, Napoléon fit largement place, dans son code du commerce, aux us et coutumes des négociants, ainsi qu'aux décisions des tribunaux élus par eux. Il n'en posa pas moins la base d'une répression des atteintes à la loyauté et à l'ouverture du marché: les articles 419 et 420 du Code pénal qui renforcent le principe de l'article 1382 du Code civil. Le cadre juridique modernisé dont il faut doter l'économie ne pourra pas se construire autrement que l'a été le droit civil. Il faudra combiner l'action sur les mœurs, la jurisprudence et - pour finir seulement - la législation.
L'État ne doit-il pas protéger les intérêts de ses nationaux? La réponse à une telle question doit tenir compte de la situation présente du monde, laquelle est fort différente (elle l'a toujours été depuis la faute originelle!) de ce qu'elle devrait être en droit naturel. Dans le monde tel qu'il est, les individus ont besoin de leur État pour que ceux des autres États lèsent le moins possible leurs intérêts. En droit naturel, les individus devraient pouvoir recourir aussi bien aux États étrangers qu'au leur propre, pour faire respecter leurs droits. Sur le plan de la logique la distinction entre droits et intérêts est correcte, puisque les droits de tous les individus sont identiques au regard de l'ordre naturel, tandis que leurs intérêts sont infiniment variés. La distinction n'est pas moins fondée quant aux institutions, lesquelles doivent obéir à la règle pratique de la division des tâches et de la répartition corrélative des responsabilités. 101
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Rappelons une fois de plus que les institutions étant des conventions, tâches et responsabilités incombent en réalité à des personnes en chair et en os : simples citoyens, gouvernants ou agents de l'État. C'est donc aussi pour une meilleure efficacité, qu'il faut viser à ce que les individus se chargent seuls de leurs intérêts et recourent aux institutions publiques uniquement pour assurer leurs droits. Enfin et surtout, cette division du travail dans la société est le seul moyen de sortir de l'ère des clans dans la vie internationale, comme on a commencé à le faire dans la vie nationale. En effet, l'un des facteurs (non le seul) de la survivance, entre les nations, des mœurs violentes ancestrales réside dans les contradictions des droits positifs d'un État à l'autre. Ces contradictions se multiplient dans la mesure où les États empiètent sur le domaine des intérêts privés. Elles se raréfieraient s'ils restaient dans leur mission propre de défendre les droits des individus; car dans toutes les nations civilisées ces droits tendent à s'homogénéiser et à être reconnus aussi bien aux étrangers qu'aux nationaux.
L'État pourrait-il être géré comme une entreprise? L'État n'est pas une entreprise, parce que les services qu'il fournit ne sont pas soumis à l'évaluation du marché. C'est néanmoins une unité économique, dont les moyens d'action sont limités aux ressources qu'elle mobilise. Ce que l'État dépense ne peut l'être aussi par les citoyens, dont le pouvoir d'achat est amputé d'une façon ou d'une autre soit par les contributions, soit par la dévalorisation de la monnaie-papier nationale. Une unité économique se définit par l'objectif poursuivi en commun, et par le fait que cette collaboration ne 102
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comporte pas de mesure directe des services fournis en son sein par les participants. L'ordre interne de l'unité repose sur la fonction de commandement. Et sur la solidarité des participants dans l'obtention des fruits de la collaboration. Il y a donc entre l'État et l'entreprise une analogie de structure, mais en même temps une différence radicale sous l'angle du contrôle et de la mesure des résultats. Le handicap des activités en circuit fermé est que le calcul économique n'est possible que dans la mesure où une partie des ressources absorbées, et une partie des fruits obtenus, peuvent eux-mêmes être évalués par un marché. C'est dire que tout groupe social - de la famille à l'État qui fonctionne de la sorte, est exposé au gaspillage quant aux ressources, et au parasitisme quant aux fruits. L'État n'échappe pas cependant entièrement à la mesure et à la sanction de sa gestion économique. Le commerce extérieur jouant nécessairement un rôle dans l'activité économique de toute nation, sa balance des paiements et le cours de sa devise manifestent sa sujétion à l'économie mondiale. Il reste que les objectifs communs poursuivis au sein de l'État - paix publique, défense nationale, justice - ne peuvent pas être appréciés sur un marché. Les fruits non plus ne sont pas distribués en fonction des apports. Le soldat ou le policier tués n'ont aucune compensation de leur sacrifice, le diplomate qui évite une guerre au pays n'a aucune part des richesses qu'il sauve de la destruction. C'est cette notion de sacrifice et de mérite - déjà spécifique de la structure familiale - envers le passé et l'avenir du groupe, qui spécifie aussi la nature du domaine civique. Même si l'on admet que la collectivité nationale doive organiser une partie de son activité économique en autarcie - par exemple en ce qui concerne ses armements 103
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- il est contraire à sa bonne gestion de priver cette activité du régulateur efficace que représente le marché. Le secteur nationalisé doit être le plus réduit possible et le plus possible soumis à concurrence. L'État n'est-il pas seul capable de promouvoir les techniques de pointe?
L'État tel qu'il est aujourd'hui, ayant mis la main sur les sources d'épargne et de crédit, est en mesure d'en canaliser l'usage à son gré. On voit donc ce qu'il stimule, par exemple les techniques aérospatiales. Mais on ne voit pas ce qu'il empêche de réaliser parce qu'il en a drainé ailleurs les moyens : où en seraient les télécommunications, si une partie des capitaux et des cerveaux accaparés par les priorités politiques avaient été disponibles pour l'industrie privée? C'est l'apologue fondamental de Frédéric Bastiat « Ce qui se voit et ce qui ne se voit pas ». Lorsqu'un progrès technique a un quelconque mérite économique, on n'a que faire de l'intervention de l'État pour le promouvoir. Les industriels sont mieux placés pour imaginer comment l'employer, afin d'offrir des services meilleurs ou nouveaux à des consommateurs qui les paieront de plein gré. Ce que l'État recherche à travers son soutien, ce sont des moyens de domination ou d'intimidation. Mais qui dira l'énormité du travail humain englouti pour être, quelque temps, en tête dans cette course entre États? On en donnera sans doute des justifications politiques; il n'yen a guère de soutenables d'ordre économique.
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L'État, structure sociale et agent économique
N'est-il pas normal que l'État oriente l'activité de la nation? L'irréalisme de la question ainsi formulée est masqué par l'usage qui nous fait parler d'entités collectives, comme si elles étaient des personnes. Il s'agit, en fait, de gouvernants d'une part, et de l'autre des hommes et des femmes qui les ont élus; la moyenne d'intelligence, de sagesse, de capacités de travail, ne saurait être, chez les élus, très supérieure à ce qu'elle est chez les électeurs. L'avantage des gouvernants est qu'ils commandent à une multitude d'exécutants spécialisés, grâce auxquels le simple citoyen n'a le choix qu'entre la soumission et les aléas de l'évasion. Le handicap des gouvernants est qu'ils ne connaissent les situations dans lesquelles ils veulent intervenir, qu'à travers cette même multitude de relais. Comme ces relais sont autant de spécialistes (de la police, du fisc, de la finance ... de la recherche spatiale etc.) aucun d'eux ne sait en quoi consiste le métier quotidien de ses concitoyens. Ceux-ci ont donc souvent de valables raisons de protester contre des ordres entachés d'ignorance, voire d'en bloquer l'application. Surtout à l'échelle des grandes nations industrielles, l'appareil humain auquel commandent les gouvernants est inévitablement trop lourd, trop lent, trop mal informé et trop mal embrayé sur les décisions , pratiques des particuliers, pour que l'on puisse le charger d'orienter les activités privées. Les gouvernants sont, il est vrai, obligés de puiser dans ce domaine qui n'est pas le leur. Leurs responsabilités propres concernent la paix intérieure, la défense extérieure, la sauvegarde du patrimoine commun, la vocatjon civilisatrice de la nation. Ces tâches requièrent l'emploi de 105
Vivre libres
ressources considérables, qui sont nécessairement prélevées sur le travail productif des citoyens. La fiscalité est ainsi un élément perturbateur que l'existence de l'État introduit dans la vie économique. C'est la contrepartie d'un service qui doit être loyalement payé, lorsqu'il est loyalement fourni dans sa nature propre. L'image médiévale du Prince chargé de prévoir les besoins de ses sujets, de guider en conséquence leur travail et d'arbitrer leur rémunération, correspondait à l'économie domaniale de l'époque carolingienne. Elle n'était déjà plus adaptée à l'économie en partie artisanale et commerciale du temps de St Thomas d'Aquin. Même si l'on tient que le politique prime l'économique, il faut admettre que l'économique conditionne le politique : on ne tire pas un État fort d'une nation passive et anémique.
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Chapitre X Légitimité du profit et du commandement d'entreprise
L'entreprise individualiste est-elle moralement justifiable?
Qualifier d'individualiste l'entreprise privée - alors qu'elle est un organisme de travail en commun - c'est souligner que chacun de ses membres s'y agrège pour servir ses intérêts personnels. Cela est exact, mais pourquoi serait-ce péjoratif? Il est plus moral de se charger de ses intérêts et de ceux de ses proches, que d'attendre de la « collectivité » (c'est-à-dire des autres individus et familles) qu'elle y pourvoie au nom du droit à la vie, du droit au travail, du droit à l'instruction, aux loisirs, à une retraite décente, hier à l'avortement et demain à l'euthanasie.
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Vivre libres
On oppose couramment à l'égoïsme l'altruisme. Il serait plus exact de lui opposer l'angélisme qui est une prépondérance des ambitions moralisatrices, contraire à la double nature de l'homme; l'égoïsme est une prépondérance morbide de l'instinct de conservation. Mais les intérêts personnels ne sont qu'en partie centrés sur l'individu. En réalité, la vie humaine n'est possible que parce que l'instinct de conservation est équilibré par l'instinct social. La sagesse consiste à laisser jouer normalement l'un comme l'autre, sans prétendre y substituer le pouvoir d'une société sortie du cerveau d'idéologues. L'entreprise privée est une combinaison de ces deux tendances, sous la pression de la nécessité. D'une part, il nous faut collaborer parce que nos ressources et nos aptitudes sont complémentaires: l'entreprise n'est rien d'autre qu'un faisceau de contrats, disciplinant nos libertés. D'autre part, nous n'entrons volontairement dans cette collaboration que si chacun y trouve son propre avantage. Nos prétentions opposées sont soumises à l'arbitrage du marché (c'est-à-dire ajustées par comparaison à ce que d'autres obtiennent). Certaines entreprises sont immorales par le mauvais service qu'elles mettent à la disposition de leurs consommateurs : drogues, littérature et spectacles pornographiques etc. Cela ne met pas en cause leur structure, mais la responsabilité de ceux qui entreprennent de telles productions, et s'y associent ou les réclament. En revanche, la structure même d'une entreprise est immorale si elle enrôle de force tout ou partie de sa main-d'œuvre, la frustre de la rémunération qu'indique le marché, ou exploite le consommateur à la faveur d'une situation de monopole. Autrement dit, la conformité des structures - en tant que telle - avec la morale, se définit par le respect des règles d'un marché libre, ouvert et informé. 108
Légitimité du profit et du commandement d'entreprise
La liberté d'entreprendre a-t-elle un fondement philosophique? Il est courant de justifier cette liberté-là comme le prolongement nécessaire du droit de propriété. Celui qui ne peut engager dans un processus de production sa personne et ses biens, selon son propre choix, n'est qu'un esclave, même si on le laisse circuler, discourir à sa fantaisie, et voter sans contrôle de temps à autre. Mais l'on peut considérer que, dans la société industrialisée d'aujourd'hui, c'est plutôt la propriété qui découle de la liberté de travailler, investir, échanger. Pour l'homme contemporain, l'entreprise est la structure sociale qui a le plus de réalité concrète et quotidienne. Or, l'entreprise n'est pas une entité de droit (une « personne morale »). Elle ne peut le devenir qu'en adoptant l'une des structures juridiques qui définissent les droits et responsabilités de ses membres (par exemple, une société en nom personnel). C'est là un phénomène très significatif, du point de vue des sciences humaines : cette structure sociale, sur laquelle repose notre système économique moderne, ne découle pas d'un plan préconçu, d'un schéma intellectuel. C'est donc que certains agencements humains prennent la cohérence d'un ordre de fait, que le droit positif ne vient que consolider. Une finalité déterminée (ici la production pour la consommation), impose un certain équilibre à l'ensemble des composantes: lois du monde inanimé, lois de la vie, instinct, intelligence, volonté, traditions, information, techniques. Nous devrions donc y regarder à deux fois avant de toucher à cette liberté d'entreprendre, qui a existé avant que nous lui donnions un nom, et que nous risquons de ne savoir comment remplacer, si nous la paralysons. 109
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Si l'entreprise est une forme de l'action humaine déterminée par la loi naturelle ainsi définie, il y a dans cette institution une raison d'être, qui dépasse les fins matérielles poursuivies par les individus qui s'agrègent dans cette forme. Notre esprit ne peut renoncer à faire « coller» notre savoir à un réel qui nous enserre. Ou bien ce réel est absurde, ou bien il a une finalité. Dire qu'il est le « résultat du hasard et de la nécessité » (Jérôme Monod) traduit seulement d'une part notre aptitude à constater un enchaînement de causalités, et d'autre part notre impuissance initiale à savoir pourquoi - en vue de quoi, « pour» quoi - il Y a enchaînement. Chercher quel est ce but au-delà de nos objectifs, vers lequel nous pousse une manifeste « force des choses », c'est philosopher. Une philosophie moderne ne mériterait pas ce nom si elle ne rendait pas compte - dans la perspective du devenir humain - de la réalité sociale appelée l'entreprise. Dans une vue simplement utilitarienne, le volet individualiste du phénomène est le suivant: l'entreprise est une école de liberté dans la coopération -l'école la plus objective, et la plus formatrice de la responsabilité qui fait la noblesse de l'homme. L'entreprise privée, où nous entrons non de force mais par accord mutuel, nous offre - autant qu'il est réalisable dans la vie économique -la possibilité de choisir au mieux de nos affinités. Donc de nous sentir plus aisément proches les uns des autres. Même en métaphysique, il y a une place pour la liberté d'entreprendre, dans ce que la doctrine chrétienne enseigne comme le plan de la Création. Ce plan, affirmet-elle, propose à l' homme de ressembler à son Créateur, par ce moyen pratique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Or l'entreprise est, de nos jours, un cadre de 110
Légitimité du profit et du commandement d'entreprise
vie commune où nous pouvons appliquer cette méthode de perfectionnement spirituel. En termes philosophiques temporels, on peut affirmer que, si l'objet de la société est la concorde entre hommes libres, la liberté est le présupposé nécessaire; il faut donc tendre à la développer. Or les libertés individuelles se limitent lorsqu'elles s'affrontent, mais, au contraire, s'additionnent quand elles s'accordent. Donc l'entreprise privée, fondée sur le contrat, est plus conforme à l'objet de la société que l'économie étatisée, fondée sur la contrainte.
Peut-on contrôler le profit? Fixer une « marge de bénéfice» reviendrait à ajouter au coût de production une sorte de salaire au rendement, auquel aurait droit l'entrepreneur (avec les actionnaires), et qui est alors exigé du consommateur. À l'inverse, le véritable bénéfice apparaît comme la différence entre ce que le consommateur accepte de payer, et ce qu'il a fallu dépenser pour lui fournir ce qu'il désire. Pour que la marge bénéficiaire puisse être effectivement prélevée sur le consommateur, il faut que le prix de vente soit imposé, soit par une administration dirigiste, soit par une coalition de producteurs. L'on sort alors de la règle de liberté des échanges, qui est évidemment de droit naturel. Les producteurs s'en accommoderaient volontiers. Et pas seulement les entrepreneurs, mais aussi leurs salariés mis en situation d'obtenir plus facilement des augmentations. Le bénéfice est généralement rattaché à la gestion de qualité courante, dégageant un surplus de valeur aux yeux du marché. Le profit proprement dit provient d'une innovation, ou de l'utilisation d'une ressource négligée par les autres producteurs. Ce qui confère à l'entrepreneur visé une 111
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rente de situation; celle-ci est généralement momentanée, car les concurrents ont tôt fait de comprendre et d'appliquer la recette, ou d'en inventer de meilleures. Qu'il s'agisse de simple bénéfice d'exploitation ou de profit pur, l'essentiel est qu'il s'agit d'un revenu résiduel. C'est la rémunération du risque; cette rémunération peut être négative, c'est-àdire se changer en perte. Il est socialement de la plus haute importance qu'il y ait ainsi une zone élastique dans le total des revenus attribués aux producteurs par les consommateurs. Sur des marchés libres, rien ne peut faire que le total des rémunérations fixes, où se décompose le coût de revient, soit exactement équivalent au prix de vente. C'est là le risque de ce que nous aimons appeler l'aventure de la production. Que ce soit faute ou malchance, quand une exploitation est déficitaire, il y a eu gaspillage d'une partie des ressources disponibles pour la Société; en ce cas, les moyens de paiement mis en circulation par les rémunérations fixes excèdent le total de ce qui peut être acheté. Cette inflation de moyens de paiement doit être compensée par une déflation équivalente; et c'est ce qu'opère l'imputation de la perte sur le patrimoine de l'entrepreneur et des actionnaires. Ils devront limiter d'autant leurs dépenses personnelles, voire décider une réduction du capital de l'entreprise, à la rigueur déposer leur bilan. Dans ce cas extrême, la procédure de faillite aboutira souvent à amputer également les créances de ceux qui ont trop à la légère fait confiance aux faillis. Du moins, la déflation frappe-t-elle des gens qui ont une certaine responsabilité dans la mésaventure. Une analyse de la situation inverse - celle où il y a gain pour l'entrepreneur et les actionnaires - montrerait que l'accroissement de leur patrimoine vient équilibrer celui 112
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des biens et services achetables. Ainsi, l'imputation des pertes ou des profits aux seuls capitalistes et entrepreneurs constitue l'élément stabilisateur du pouvoir d'achat des moyens de paiement. Quel ministre des Finances d'une économie dirigiste pourrait trouver un mécanisme aussi efficace et, finalement, aussi équitable?
À qui les profits réinvestis appartiennent-ils en équité? Dans un régime économique fondé sur la liberté des contrats, le partage des gains est déterminé selon les conventions adoptées par les gens qui coopèrent dans l'entreprise. Ces conventions peuvent doser de façon variable les droits financiers des apporteurs de capitaux, de la direction et du personnel. En droit naturel, l'autorité publique n'a rien à y changer dès lors que les règles convenues ne sont pas léonines, immorales, attentatoires à la santé des travailleurs, à la liberté de changer d'employeurs ou d'employés. D'autre part, une économie d'échanges libres n'a qu'un moyen de contrôler la rationalité de la gestion et le bon aloi des profits : c'est de soumettre le plus grand nombre de phases de l'exploitation à des marchés spécialisés, où la concurrence s'exerce entre experts, et où l'information est rapide, étendue, et techniquement claire. Les Bourses des marchandises de base, et les marchés financiers, sont les instruments de concurrence indispensables à ce contrôle. Quand une entreprise de grandes dimensions doit décider du réemploi de la part des gains nets que les ayants droit ont renoncé à se répartir, elle peut choisir entre : a) les réinvestir dans sa propre production, en augmentant ou modernisant son équipement, en recrutant du personnel et des cadres compétents; 113
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b) les investir dans d'autres firmes par des prises de participation; c) les placer en titres ou devises qui renforcent sa souplesse de financement. Le réinvestissement à l'intérieur est la solution la moins rationnelle du point de vue du contrôle de la rentabilité, puisque les capitaux disponibles n'ont pas été affectés d'un prix certain en passant par le marché. Les deux autres solutions présentent subsidiairement l'avantage de ne pas soulever la question démagogique de la propriété des accroissements de biens sociaux de l'entreprise. En fait, à l'époque où les marchés internationaux disposaient d'une monnaie mondiale stable, et où les places financières n'étaient pas manipulées et drainées par l'État et ses dépendances, le procédé du réinvestissement n'était pas courant. Ill' est devenu par nécessité, en raison du dirigisme du crédit. C'est malsain, car cela prête à l'accusation de « situation dominante » et au risque de nationalisation. Au contraire, la justification de la croissance des grandes firmes était jadis fournie chaque année par la distribution de dividendes; la cotation des titres traduisait avec une grande sensibilité les prévisions des observateurs financiers, et orientait vers les champions de la rentabilité l'épargne de la population. Les réussites industrielles étant ainsi constamment remises en cause par les achats et ventes des porteurs de titres, personne ne suspectait ceux qui prospéraient de « dominer» le marché. Il ne s'agit pas là d'une vue théorique; l'histoire économique en fournit maintes preuves. En 1901, l'Industrie électrique allemande était à la pointe du progrès technique, quand la S.A. Schuckert et la Société Lahmeyer se trouvèrent incapables de payer un dividende. Leurs titres s'effon-
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drèrent en Bourse, et Schuckert (4000 employés) fut racheté par Siemens. Une autre société entraînée dans la crise, la Helios, « regroupa son capital dans la proportion de 5 à 1, anéantissant en un tour de main 16 millions de Marks de valeur nominale d'actions» (K. Pritzkoleit, Le Saint Empire Industriel Germanique, Ed. Denoël 1954).
L'entreprise ne doit-elle pas être démocratisée? S'en prendre aux « privilèges» du « patron de droit divin» est peut-être encore vaguement explicable dans les régions du globe où les termes du marché sont défavorables aux demandeurs d'emploi parce que les capitaux liquides ou investis industriellement sont rares, et la main d'œuvre à la fois abondante et inculte. C'était le cas en Europe il y a seulement 200 ans, ce l'est encore dans les pays du « Tiers-monde ». Les propriétaires fonciers et la caste des gens cultivés y sont effectivement des héritiers. Ils bénéficient d'une rente de situation, qui, jointe au monopole de fait sur le pouvoir politique, leur permet de recruter des vendeurs de services à bas prix. Dans nos nations occidentales, l'essor de l'activité industrielle a progressivement changé ce rapport entre l'offre et la demande. Maintenant, les revenus du capital sont de loin inférieurs à ceux de la masse considérable des salaires. Le phénomène a été très visible pendant toute la période qui va des débuts du XIXème siècle à la première guerre mondiale : le salaire réel moyen y a plus que doublé, tandis que l'intérêt courant de l'argent baissait jusqu'au taux - qui nous semble aujourd'hui dérisoire - de 3 % l'an. Le résultat conjoint de l'accumulation de capitaux investis d'une part, et de la liberté des marchés d'autre part, a été de faire passer le « pouvoir de l'argent»
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du côté des consommateurs dont l'énonne majorité est salariée. Il est vrai que parmi ces salariés, l'on compte maintenant ce nouveau type de dirigeants d'entreprises : les managers. Ce n'est qu'un signe de plus de la disparition progressive de l'avantage initial des propriétaires sous la poussée, dans ce cas, de la spécialisation des fonctions économiques : le capitaliste fait le plus souvent un métier distinct de celui d'entrepreneur, et seul le patron propriétaire cumule encore les deux. Le «patronat de droit divin» n'étant plus qu'un slogan vide de sens, même aux yeux des démagogues qui s'en servent, ils s'en prennent maintenant au pouvoir dans l'entreprise, qualifié par eux d'autocratique. L'angle d'attaque n'est pas meilleur quant à la valeur logique. Car le chef d'entreprise ne peut conserver sa position que s'il fait des bénéfices. Pour faire des bénéfices dans une économie aussi industrialisée que la nôtre, il faut satisfaire à la demande du marché. Avec toute sa puissance financière et publicitaire, Henry Ford Jr n'en a pas moins dû, il y a quelques années, renoncer au lancement d'un modèle très novateur dont les Américains n'ont pas voulu. Par conséquent, le chef d'entreprise ne commande pas à sa fantaisie; il est le délégué des consommateurs pour la conduite la moins onéreuse possible de la production. Réciproquement, dans ses décisions concernant les prix de vente à obtenir des consommateurs, il est le délégué des producteurs qui veulent travailler pour la rémunération qu'il leur offre. Sa position est comparable à celle du commandant de navire : celui-ci doit décider seul en dernier ressort, mais il est le représentant des armateurs vis-à-vis de l'équipage et celui de l'équipage vis-à-vis des armateurs. Ce n'est pas un autocrate; il doit juger ce qui 116
Légitimité du profit et du commandement d'entreprise
est possible et le faire accepter de part et d'autre. Reste évidemment que la manière de commander, le soin pris de s'informer et d'informer, de comprendre et de se faire comprendre, constituent le secret de l'efficacité comme de la bonne harmonie sans lesquelles rien de durable ne réussit. Le vrai patron est un homme libre qui sait se faire aider par des hommes libres; et se faire aider, c'est aussi déléguer des tâches et des responsabilités, contrôler les résultats, rémunérer la réussite ou sanctionner l'échec. Ceux qui parlent de « démocratisation » le font pour mobiliser des réactions émotionnelles favorables (comme « autocratie» en provoque de défavorables). L'habileté est de proposer de transformer l'entreprise en un fief collectif où dirigeants, personnel et délégués syndicaux poursuivraient l'exploitation d'après leurs intérêts coalisés, devant lesquels les consommateurs d'une part, les capitalistes de l'autre, n'auraient qu'à s'incliner. Une telle aventure est vouée à l'échec. Le personnel pourra imposer ses prétentions de revenus accrus et de travail diminué. Mais le prix de vente fera se dérober les acheteurs ; et si les bailleurs de fonds ne sont pas correctement rémunérés, l'outillage ne sera pas renouvelé. Dans une économie libre - la seule conforme au droit naturel - le marché a inéluctablement le dernier mot. Un système coopératif ne peut-il remplacer l'économie de marché?
Les coopératives - qu'elles soient de consommation ou de production - ont fait leurs preuves, dans une bonne proportion des cas, comme moyen de faire contrepoids à des sociétés de capitaux qui s'étaient assuré des rentes de 117
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situation par leur avance technique (ce fut le cas en Suède pour la fabrication des ampoules à incandescence). En renonçant à s'approprier cette rente, les coopératives deviennent compétitives. De même, les magasins coopératifs servent de frein aux appétits des « grandes surfaces » privilégiées dans leurs rapports avec les sources d'approvisionnement. Les coopératives agricoles de producteurs répondent à d'autres problèmes, propres à l'agriculture; nécessité d'employer intensément l'équipement mécanique, régularisation de l'écoulement par des conserveries et des marchés massifs avec le commerce de gros. Le handicap psychologique des coopératives ouvrières de production réside dans la difficulté de trouver parmi leurs membres des dirigeants ayant les talents, la formation et l' autorité personnelle nécessaires à la bonne gestion administrative, financière et commerciale. Les gens doués pour assumer cette fonction et ses aléas, ont plus souvent vocation à devenir des entrepreneurs pour leur propre compte. Aussi les échecs ont-ils été beaucoup plus fréquents que les réussites, malgré la faveur et les appuis des gouvernants. Le handicap financier des organismes coopératifs, réside dans le fait que les innovations industrielles et commerciales - de plus en plus nombreuses et fréquentes dans une économie moderne - comportent des risques considérables en capital (alors que les coopérateurs en ont peu) et exigent des services d'étude dont la rentabilité peut demander de longs délais. S'y ajoute une raison de structure sociologique, plus fondamentale. Les coopératives n'ont pas pour objet de réaliser des bénéfices; alors que c'est par là que se mesure l'efficacité des entreprises capitalistes, lesquelles trouvent à proportion, sur le marché des capitaux, l'aliment de leur développement. 118
Légitimité du profit et du commandement d'entreprise
Un système où il n'y aurait que des coopératives ne disposerait pas des critères nécessaires à la bonne utilisation des capitaux. Il évoluerait forcément vers un régime de planification centralisée; ou bien on reviendrait au système de marché en transformant les gérants en véritables entrepreneurs concurrentiels. Ce fut, en son temps, une des expériences de l'autogestion yougoslave. En définitive, les coopératives ont une place légitime, mais minoritaire, à l'intérieur d'un système d'économie de marché, à condition d'être normalement soumises à la concurrence des entreprises à but lucratif.
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Chapitre XI Les maladies du marché libre
Les dangers du marché ne sont-ils pas excessifs pour l'individu? Il faut d'abord observer que dans un système de liberté, l'individu n'est pas condamné à agir seul, et que l'économie industrialisée offre des sécurités par toute une gamme de combinaisons. Le salariat et le droit des sociétés permettent de moduler l'apport de chacun en biens et en travail. La mutualité et l'assurance, de pratiquer la limitation des risques par compensation. L'épargne et la capitalisation, d'étaler dans le temps les fluctuations des revenus du travail. Le marché ouvert et libre permet de prévoir les évolutions et de classer les activités selon leurs aléas. Il est malheureusement trop évident qu'aujourd'hui l'efficacité de tous ces moyens est sapée fondamentalement par la dislocation du système monétaire qui fournissait au marché manomètres et régulateurs. Ceci nous amène à distinguer les risques normaux de la vie économique, des dangers qui la menacent pour des causes exté121
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rieures au système de marché. L'État qui devrait être protecteur est devenu perturbateur. Mais en quoi l'État doit-il protéger? Raisonner sur des généralités trop vastes, ne conduit qu'à des réponses simplistes (du genre « l'État doit protéger les valeurs humaines contre la tyrannie de l' argent»), qui ne fournissent aucun critère de décision devant les faits, toujours complexes, de la vie en société. Il faut donc diviser les questions jusqu'au niveau où l'on trouve des situations concrètes, et des risques ou dangers déterminés. S'agissant de l'économie en harmonie avec la loi naturelle, et qui nous paraît être celle fondée sur les services mutuels, le problème général est d'assurer à tous les individus le maximum de liberté, de voir à quels risques ils sont exposés du fait de cette liberté et comment l'on peut y obvier - au moins en partie car notre sagesse est bornée - tout en respectant l'axiome selon lequel les institutions doivent avoir un champ d'action distinct. Assurer aux individus le maximum de liberté consiste à légiférer au plus près du droit naturel, en matière civile, pénale et commerciale; à charger les tribunaux d'appliquer ces règles juridiques, et à sanctionner leurs décisions; à négocier des accords internationaux, pour que les jugements régulièrement prononcés dans un État reçoivent caractère exécutoire dans les autres (ou permettent l'extradition du coupable dans son pays d'origine). Les dangers d'ordre extra-économique peuvent provenir de l'État lui-même, dans le domaine monétaire, dans l'extension abusive des services publics, dans les excès de la fiscalité, et dans les ingérences législatives à l'encontre du marché. Écarter les dangers économiques imputables à l'État est l'affaire des citoyens. À eux, en tant qu'électeurs, de faire 122
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abroger ce qu'ils ont permis de promulguer. Restent les risques découlant, pour les acteurs de la vie économique, de la liberté dont ils jouiraient si l'État était ramené à ses fonctions légitimes. Parmi ces risques inhérents à l'autonomie économique des individus, et aux effets du marché dont l'existence est indissociable de cette autonomie, il faut encore distinguer entre les conséquences défavorables, pour un individu, des décisions qu'il a prises lui-même; les dommages qu'un individu, ou une catégorie d'intérêts légitimes, subissent du fait de tiers qui ont enfreint les règles du marché; les répercussions générales de circonstances économiques détériorées par une force majeure. La première catégorie ci-dessus sort du champ des problèmes de protection: la liberté implique responsabilité personnelle. La seconde appelle l'intervention répressive de l'État, qui doit en outre obliger à réparation. La troisième est du ressort du marché lui-même, et le gouvernement doit dans ce cas se comporter comme le médecin à l'égard d'un malade : aider les forces de guérison, et veiller surtout à ne pas les entraver.
Dans un État économiquement neutre, les faibles ne sont-ils pas exploités? Il faut encore distinguer entre le contrôle qui doit être exercé par les intéressés, et la police du marché qui incombe à l'État. Le contrôle est exercé par les offreurs et les demandeurs, avec une intensité et une ubiquité qu'aucun fonctionnaire ne pourrait approcher. Un vendeur qui force ses prix est contrôlé par les autres vendeurs qui attireront les acheteurs en offrant à meilleur marché. Un vendeur qui a mal calculé son coût de revient voit affluer 123
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les acheteurs; et plus son chiffre d'affaires augmente, plus vite il va à la banqueroute. La compétition des preneurs et l'émulation des fournisseurs constituent ce mécanisme de contrôle qu'on appelle en bloc « la concurrence ». Et le marché, où les transactions ponctuelles sont surveillées par les candidats à l'achat ou à la vente, dégage ainsi des cours dont la succession forme le mouvement des prix. La police du marché repose aussi en partie sur la vigilance des intéressés, dont les récriminations attirent l'attention des pouvoirs publics sur les manœuvres déloyales: ventes systématiques au-dessous du coût de revient, accaparements, prix discriminatoires ... Plus efficaces (et trop rares en raison des frais de justice) sont les procès en atteinte à la concurrence, que les producteurs lésés sont en droit de faire aux ententes, cartels et monopoles artificiels. Sur un marché ouvert, informé et assisté par des tribunaux diligents, les acheteurs ne sont exploités que s'ils négligent de s'adresser aux concurrents de ceux qui leur demandent des prix trop élevés, ou leur fournissent des services de mauvaise qualité. On retrouve alors l'hypothèse de décisions libres: les personnes lésées ont préféré ne pas se donner la peine de se défendre, elles en portent en toute logique la responsabilité. Il en va de même de vendeurs qui, par exemple, se contentent de fournir quelques administrations ou grandes firmes trop exigeantes, notamment quant aux délais de paiement; ils sont pénalisés pour n'avoir pas fait l'effort de chercher de meilleurs clients.
La concurrence ne se détruit-elle pas elle-même? Cet argument classique des adversaires d'une économie libre ne résiste pas à un examen sérieux des faits histo124
Les maladies du marché libre
riques. Et le rythme rapide des évolutions techniques fait, à notre époque, éclater maintes situations « dominantes » que l'on croyait indestructibles. Il y a un petit nombre de cas où se forme naturellement un monopole: il n'y a qu'un canal de Suez! Mais ce même exemple montre que la concurrence indirecte - autres voies navigables, lignes aériennes, oléoducs etc. - ne laisse pas sans recours les transporteurs. Les prix de monopole ne peuvent être durablement arbitraires. Certains oligopoles résultent des exigences techniques très élevées que présentent certaines fabrications: les carburateurs, par exemple. L'avance prise par les ingénieurs et les services commerciaux des firmes existantes est telle, que l'apparition de nouveaux fabricants est très peu vraisemblable. Mais la concurrence de substitution est apparue avec les turbines, les réacteurs, les moteurs à injection. La plupart des firmes géantes d'Europe et d'Amérique ont eu leur origine dans un fait non pas économique, mais politique : les conflits armés. Leur survie s'explique ensuite comme celle des oligopoles visés à l'alinéa précédent. Leurs atouts résident principalement dans la qualité professionnelle exceptionnelle de collaborateurs choisis et formés avec soin, dans l'expérience scientifique et organisatrice des états-majors, et dans l'esprit « maison» du personnel entier. « Bigness is not badness », disent les Américains: ce n'est pas une faute d'être grand, dès lors que le consommateur en est mieux servi. En définitive, même aux États-Unis - le pays de la « concurrence sauvage » - les grandes branches industrielles sont animées chacune par quelques très puissantes entreprises en vive concurrence, harcelées par de nombreuses firmes moyennes. Le palmarès des « cent plus grandes » entreprises mondiales change profondément 125
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d'une décennie sur l'autre : et loin de disparaître, les petites affaires indépendantes ne cessent de renouveler les contingents d'entrepreneurs libres. Les crises ne sont-elles pas le vice rédhibitoire d'une économie de marché? Dans la vie économique, les crises sont des phénomènes complexes, qui font tomber l'activité au minimum; pendant cette phase, l'élimination des entreprises mal conçues ou mal gérées allège le coût de revient moyen. Quand celui-ci s'abaisse au-dessous d'un certain seuil, la probabilité de bénéfices futurs ranime l'activité en commençant par les industries d'équipement. Ce n'est pas à ce genre d'oscillations, rapprochées et de faible amplitude, que se réfèrent ceux qui critiquent l'économie libérale. Pour analyser le présent, ils ont en tête les images de la « grande dépression» des années trente, et condamnent « un système économique qui fabrique des pauvres de plus en plus pauvres ». Comparaison n'est pas raison, mais une métaphore permet de sauter de longs raisonnements. Le marché entraîne des récessions comme la fatigue quotidienne entraîne le sommeil. Par rapport aux cycles expansionrecession qu'a connus la longue période 1815-1914, la dépression de 1927-1938 est comme un accès de léthargie par rapport au sommeil de chaque nuit. Pour tirer de la métaphore tout ce qu'elle permet de résumer, on peut encore dire que la léthargie a eu pour cause une hémorragie - la guerre de 1914-1918 - suivie d'un empoisonnement médicamenteux par des stimulants: l'abus du crédit et les injections de monnaie papier entre 1918 et 1927. 126
Les maladies du marché libre
Il est clair, par conséquent que si, comme tous les phénomènes vitaux, l'activité économique est soumise à un rythme cyclique, il est abusif d'imputer au système de marché les accidents de notre époque qui sont d'origine politique. La spéculation n'est-elle pas la cause essentielle des crises? Resterait à voir comment il se fait que l'activité de libres marchés suive une sinusoïde. Il y faudrait encore plus de temps que pour expliquer comment le corps humain passe de la veille au sommeil et inversement. Mais le profane peut se contenter, dans ce dernier exemple, de savoir que la teneur du sang joue un rôle fondamental; que cette teneur est modifiée par la dépense musculaire et nerveuse; et perturbée par l'alcool, les somnifères ... De même, à notre niveau de simple bon sens, il est suffisamment établi que la principale relation sur laquelle convergent les nombreux facteurs d'accélération ou de freinage de l'activité, est la proportion entre, d'une part, la masse des moyens de paiement avec leur coefficient de rotation, et, d'autre part, la masse des biens et services à la fois disponibles et désirés. On doit encore noter que ces facteurs globaux ne sont pas homogènes. Ils comportent chacun des variables qui peuvent évoluer indépendamment, au gré d'événements économiques (mauvaises récoltes, cataclysmes naturels, faillites importantes) ou politiques (abus fiscaux, grèves, législation spoliatrice). Les moyens de paiement comportent des monnaies réelles (marchandises ou services échangés, et réglés par compensation) ; de la monnaie-papier ou scripturale (billets et comptes chèques), des monnaies fiduciaires (effets de 127
Vivre libres
commerce, warrants); enfin des crédits bancaires ou particuliers (billets de fonds, reconnaissances de dette). La vitesse de rotation de ces divers moyens de paiement varie considérablement de l'un à l'autre, et d'un moment à l'autre. De même la quantité et la désirabilité des biens et services varie presque à l'infini (il suffit de penser à la valeur marchande erratique des tableaux, bijoux, terrains à bâtir, collections de timbres ou médailles ... ). Deux phénomènes expriment les résultantes psychologiques de toutes ces composantes; certaines combinaisons des deux déclenchent une crise générale. D'abord la désirabilité des moyens de paiement : quand les consommateurs commencent à s'abstenir d'en conserver (soit qu'ils les gagnent trop facilement, soit qu'ils en voient fondre le pouvoir d'achat), la demande de biens et services s'accélère, les prix s'emballent. C'est l'inflation. Ensuite la désirabilité des moyens de production : quand les producteurs commencent à redouter une baisse des achats, ils cessent d'investir: c'est la récession et le chômage. En temps normal, sur des marchés libres et ouverts, les spéculateurs professionnels jouent un rôle stabilisateur. En effet, leur métier consiste à prévoir les variations de l'offre et celles de la demande. Anticipant une hausse de tel ou tel prix, ils se portent acheteurs (ou une baisse, et ils se portent vendeurs). Ces mouvements préviennent les industriels de tendances qu'eux-mêmes n'ont pas le temps d'étudier. Et le rythme de la production est ajusté en conséquence. Il y a ainsi entre le présent et l'avenir prévu, un jeu de vases communicants, qui amortit les oscillations. Mais lorsque l'inquiétude se répand, la spéculation change radicalement de nature : elle devient recherche panique de valeurs-refuge chez la plupart, et recherche cynique, chez d'autres, de profits qui n'ont aucun rapport 128
Les maladies du marché libre
avec une production marchande ou un service financier. En conclusion : ce n'est pas la spéculation normale qui cause la crise générale; c'est un dérèglement du système monétaire qui déclenche la spéculation sauvage.
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Chapitre XII Le marché et les inégalités sociales
L'économie de marché n'est-elle pas condamnée par des profits trop faciles? C'est par une conception trop matérielle des échanges que l'on considère - plus ou moins consciemment comme parasites les fonctions qui ne consistent pas à fabriquer quelque denrée ou quelque outil. En réalité les marchandises mêmes n'ont de valeur que par les services qu'elles rendent, si bien qu'on n'échange jamais que des services. Le « rentier» n'est jamais qu'un détenteur de capital, dont le « prêt » lui procure un revenu. Beaucoup sont cependant persuadés que ce profit dénote l'intrusion dans le circuit des échanges d'un facteur de privilège. La disposition des capitaux donnerait à ceux qui en jouissent le moyen de se rémunérer au-delà de la valeur de leur apport. En réalité, dans toute économie hautement industrialisée, ce« pouvoir de l'argent» est aux mains des consom131
Vivre libres
mateurs (même les régimes communistes ont dû apprendre cette leçon). Les plus grandes fortunes industrielles ou financières fondent comme neige au soleil quand elles « travaillent» peu, ou à perte. C'est le consommateur qui les fait vivre, et à condition d'y trouver son avantage. Lorsque sur un marché libre, ouvert, fonctionnant dans des conditions correctes d'information et de régime monétaire, une entreprise fait un profit, c'est parce qu'elle a, au jugement des consommateurs, dégagé dans ce qu'elle vend un supplément de richesses consommables. Reste que les conditions idéales de fonctionnement du marché ne sont jamais réalisées que partiellement. Il y a des profits dus à des monopoles, à l'ignorance des acheteurs, à la passivité ou à la complicité des concurrents. Il est de droit naturel qu'une rémunération, à quelque échelon qu'elle se trouve, doive correspondre au service rendu; elle « parasite » la collectivité dans toute la mesure où elle excède l'apport du bénéficiaire. Il faut voir notamment qu'un plancher de salaire même quand on le baptise « minimum vital » - prive de ressources précisément les gens les moins doués ou les plus handicapés. Ceux-là pourraient rendre des services de moindre utilité; mais lorsqu'on interdit de les embaucher pour un moindre salaire, on empêche les entrepreneurs de leur procurer du travail à leur mesure. Jadis, aux États-Unis, pour pallier cette conséquence, les syndicats imposaient le feather bedding (le loisir payé), c'est-à-dire l'emploi de 2 ou 3 personnes là où une seule suffit; c'est finalement le consommateur qui est parasité, étant contraint de payer, dans le prix d'achat des marchandises ou services, ces salaires de l'ennui. 132
Le marché et les inégalités sociales
L'entreprise n'a-t-elle pas des responsabilités sociales? L'entreprise est une institution. Nous avons vu qu'elle remplit des fonctions sociales multiples et fécondes. Mais elle n'a pas de devoirs humanitaires alors que c'est cela qu'on prétend lui attribuer. En revanche, tous les hommes qui en font partie ont effectivement des devoirs moraux. Travailler ensemble leur impose d'abord de remplir honnêtement leur contrat, et de ne pas user de fraudes ou de chantage les uns à l'égard des autres. Mais pas plus à l'intérieur de l'entreprise qu'au-dehors, ils ne sont dispensés de se traiter avec loyauté, respect mutuel, ouverture au prochain et sens de l'entraide gratuite. Le chef d'entreprise et ses collaborateurs directs ont des devoirs sociaux plus étendus : ceux qui incombent à tout notable. Responsables de la bonne marche de l'une des cellules essentielles de l'organisation d'une société libre, ils doivent en comprendre et en faire comprendre autour d'eux la raison d'être, et les exigences d'ordre politique national et international. Beaucoup malheureusement pèchent par défaut d'information et de réflexion à cet égard. L'ordre naturel a, contre ces lacunes humaines, des sanctions immanentes qui tendent à les corriger. Si l'économie libre n'est pas expliquée et justifiée aux yeux de l'opinion publique par ceux qui l'animent et en tirent leur prestige, leur indépendance disparaîtra avec elle. Leurs successeurs seront des fonctionnaires (que les Romains appelaient servi publici, c'està-dire: esclaves publics !). Ceux qui n'apportent rien à l'économie doivent-ils être laissés sans ressources? Il est clairement de droit naturel que les hommes libres de leurs décisions en supportent les 133
Vivre libres
suites, favorables ou non. Si je préfère ne travailler pour autrui que de loin en loin, pour me consacrer à étudier l'économie, libre à moi; personne n'est tenu, directement ou par l'intermédiaire de lois dites sociales, de m'assurer un niveau de ressources pour lequel je ne fournis pas un apport qui y corresponde. Si je me lance dans une entreprise, personne n'est tenu de me payer pour un travail dont le produit ne lui plaît pas. En regard des risques économiques de ce genre, ni le mécénat, ni le soutien aux entreprises en difficulté ne relèvent de la fonction de protection. Le devoir d'assistance est tout autre chose. Si la loi et le marché doivent rester neutres, l'homme de cœur ne s'abstient pas. Mais il le fait sans que personne ait le droit de l'y forcer. Et lui-même intervient à ses propres frais, sans pouvoir obliger quiconque à y contribuer. La raison économique et sociale pour laquelle il faut que la charité soit libre et qu'elle coûte à celui qui la fait, réside dans le fait que le don sans contrepartie économique est un acte « inflationniste» s'il ne s'accompagne pas d'une « déflation» correspondante du pouvoir d'achat du donateur.
Une économie axée sur le profit n'est-elle pas un danger pour l'environnement? L'objection est à la mode depuis vingt ans, qu'il s'agisse de l'épuisement de certaines ressources minérales, de la pollution, des atteintes à l'environnement naturel et urbain ... On peut préalablement remarquer que, pendant la centaine d'années où l'Occident a connu une liberté économique plus large que de nos jours, les ressources n'ont pas diminué mais augmenté, parce que l'Industrie en a découvert ou fabriqué de nouvelles. Notre inventivité n'a 134
Le marché et les inégalités sociales
pas diminué. La solution est à rechercher dans la ligne du marché. Si les gens veulent de l'air et de l'eau propres, ils doivent s'accoutumer à ce que les prix remboursent aux industriels l'amortissement des installations nécessaires. C'est le préalable indispensable à une action législative réduite au minimum, par laquelle les « pollueurs » obstinés devront progressivement être obligés d'adopter les procédés que la nouvelle industrie de l'assainissement aura expérimentés et mis au point. Quant à l'environnement naturel et culturel, on a trop tendance à penser que « c'est à l'État de le défendre ». Un peuple n'a que les dirigeants qu'il mérite, et le « Prince » n'a rien d'une « providence ». Si au début du XIXèmcsiècle tant de monuments du Moyen âge ont été dépecés comme carrières de pierre, c'est que les gouvernants, fidèles reflets de la population, n'appréciaient que le style néoclassique.
L'économie de marché n'accroît-elle pas l'écart entre pays riches et pauvres? Aucune nation développée ne peut vivre en autarcie, pas même les États-Unis. Mais entre les nations « adultes », un circuit fermé n'est plus impossible : ensemble, elles ont les ressources naturelles et énergétiques nécessaires, ou peuvent en produire des succédanés. Boycottées par le « Tiers-monde », ces nations accéléreraient leurs recherches et réduiraient leurs gaspillages. Sauf à jouer quitte ou double par un conflit armé, les pays pauvres n'ont aucune chance de gagner à ce jeu. L'Occident dispose en abondance d'infrastructures matérielles et scientifiques, de capitaux fixes et circulants, 135
Vivre libres
de travailleurs manuels et intellectuels habitués au travail d'équipe, d'entrepreneurs que ni les distances ni les langages n'isolent plus les uns des autres. Les gains réinvestis augmentent encore l'avance de productivité sur des populations mal nourries, sous-équipées, peu formées au travail et à l'épargne. Puissent les « pauvres» comprendre que les « riches » continueront à s'enrichir, avec ou sans eux. Il vaut mieux, pour tout le monde, que ce soit « avec» - comme l'ont admis des pays asiatiques et sud-américains en pleine expansion.
Le marché peut-il réduire les inégalités? C'est un argument ambigu et maladroit qu'emploient certains partisans sincères de la liberté, en disant : « Vouloir imposer l'égalité est contraire à la nature, qui fait les hommes inégaux en aptitudes et en courage ». Ils paraissent alors soutenir qu'un don reçu du Créateur donne, en outre, le droit de jouir plus que d'autres des biens de ce monde. Ils ont raison de dénoncer l'illusion (souvent intéressée) des démagogues qui croient possible d'imposer l'égalité. Ils peuvent aussi souligner que, par essence, le pouvoir est inégalitaire. César ne fait que renforcer le privilège de ceux, parmi les mieux doués, qui se mettent à son service, en leur donnant à régir le reste du troupeau : il leur permet de s'enrichir sans demander leur avis à ceux qui doivent payer. Ce qu'il faut surtout, c'est montrer comment la liberté est capable à la fois de relever le niveau de vie de tous, d'en diminuer l'écart relatif, enfin d'amener les meilleurs à traiter comme des égaux, en dignité et en mérite, ceux à qui il leur échoit de commander, par mutuel accord, au sein d'une œuvre commune. 136
Le marché et les inégalités sociales
De même en ce qui concerne l'institution fondamentale du droit naturel : la propriété privée. Elle est le moyen primordial pour réduire les conflits au sein de la société, en la divisant en une multitude de souverainetés. En effet, en reconnaissant à l'individu le droit de décider seul de l'emploi de ses biens, de ses talents et de son activité, la propriété lui impose automatiquement de ne pas intervenir dans le domaine d'autrui. « Charbonnier est maître chez soi ». Au contraire, tout ce qui n'est pas propriété d'un seul n'est utilisable que par la décision du « prince»; et quand celui-ci est collectif, l'emploi peut convenir seulement à une majorité (en mettant les choses au mieux !). Même l'avantage initial de ceux qui, en vertu du droit de propriété, bénéficient d'un héritage important, n'a qu'une portée limitée dans une société hautement industrialisée : s'ils veulent conserver leur fortune, ils doivent la mettre efficacement au service des consommateurs, en se faisant entrepreneurs, ou en investissant des capitaux liquides dans d'autres entreprises. Il ne peut y avoir de société plus authentiquement égalisatrice que celle ainsi fondée sur les principes du droit naturel, et sur l'institution du marché d'où sont nées l'économie commerçante et l'économie industrielle moderne. C'est sans doute l'excuse de notre époque d'avoir généreusement voulu brûler les étapes, et fournir tout de suite aux individus les fruits de sécurité et de confort que la première expérience d'économie mondiale libre, ébauchée au siècle dernier, permet d'espérer dans l'avenir. Nous devons maintenant voir par quels moyens institutionnels les États contemporains ont entrepris de forcer la nature; quels profonds déséquilibres ils ont ainsi provoqués; et dans quelle direction l'on peut chercher à corriger 137
Vivre libres
le désaxement extrêmement périlleux auquel nous avons, pour l'instant, abouti.
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TROISIÈME PARTIE UN DROIT HUMAIN DES NATIONS
« L'homme ne vit pas seulement de pain », dit l'écriture
(Deutéronome, 8-3); il vit tout autant de la présence et de la parole de ses semblables. La pédiatrie moderne a observé que des nourrissons recueillis par l'Assistance Publique peuvent se laisser mourir de faim et d'inertie quand les infirmières, débordées, n'ont pas le temps de leur donner de la tendresse. De même l'adulte a besoin de famille, d'amis, de patrie. Il a besoin d'estime et de justice, non seulement pour lui-même mais pour les autres. Le reproche fait à l'économie moderne d'avoir engendré une « société de consommation » est certes outrancier, et manifeste un complexe d'enfants gâtés. Mais il y entre une composante valable: la perception d'une inégalité blessante entre « nous », les héritiers de siècles d'épargne et d'initiative, et les peuples qui ne jouissent pas de cet énorme avantage initial. Le malheur est que ce qu'il faudrait pouvoir fournir aux handicapés de l'histoire - le savoir-gérer et l'esprit d'entreprise - n'est pas transférable à volonté. La colonisation y a échoué presque complètement, et la décolonisation aggrave les dégâts en empêchant le brassage humain qui pourrait, avec du temps, diffuser la mentalité créative. La politique se met en travers du sens universaliste imprimé à l'évolution humaine par l'avènement de l'éco141
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nomie industrielle de marché. Ce n'est pas à dire qu'il faille dissoudre les communautés affectives, historiques, culturelles, pour ne faire qu'un seul magma mercantile d'un univers le plus confortable possible. La vie du genre humain ne se réduit pas plus à l'économie, que le corps ne se réduit au tube digestif. Le foyer, la cité, la province, la nation nous sont aussi indispensables que le champ, l' atelier, l'entreprise et le marché. Et parce que toutes ces communautés se forment et se maintiennent par affinités, entre « prochains» à multiples degrés, le morcellement de l'humanité en groupes autonomes est non seulement nécessaire, mais à la fois inéluctable et bénéfique. Or, qui dit groupe autonome dit gouvernement à l' intérieur, et probabilité de conflits à l'extérieur. Nécessité et danger de l'institution politique, il faut nous accommoder de cette arme à double tranchant. La vie est faite de tensions de cette nature. Nous avons examiné le rôle de l'État sous l'aspect des structures juridiques et économiques qui encadrent l'activité de production et consommation des citoyens. Reste à nous placer à l'autre pôle de leur vie en commun : le gouvernement. Il ne s'agit alors plus de structures et de mécanismes, mais d'objectifs, d'orientations et de réactions. Gouverner, c'est résoudre des problèmes de faits et de circonstances. C'est jouer avec et contre d'autres volontés. Il faut certes démythifier cette activité dont s' enorgueillissent les « grands de ce monde»; elle n'est qu'un métier parmi d'autres dans la division du travail et des responsabilités. Mais il s'agit d'un métier difficile et de responsabilités énormes. Il incombe aux gouvernants d'assumer pour le compte de tous des décisions hasardeuses: résister à des périls, assurer l'indépendance des choix, prévoir les moyens et les mobiliser, réagir aux imprévus. 142
Et puisque l'on veut une société d'hommes libres, il incombe en revanche à tous les citoyens de veiller à ce que l'instrument qu'est le gouvernement ainsi conçu cesse de se retourner, comme il le fait aujourd'hui, contre la liberté qu'il doit servir.
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Chapitre XIII La paix sera-t-elle enfin perpétuelle?
La paix n'est-elle pas seulement une trêve anormalement longue? Trêve et paix se ressemblent par l'absence de combat. La paix, dit saint Thomas d'Aquin, est la tranquillité de l'ordre. La trêve implique qu'on n'est pas d'accord sur l'ordre. Frédéric II de Prusse disait, paraît-il: « J'annexe d'abord; je trouverai bien ensuite des juristes pour prouver que j'en ai le droit ». À toute échelle l'on peut rencontrer des gens aussi peu scrupuleux mais généralement moins francs. Certains en ont conclu que la paix serait une anomalie, et que la guerre ferait partie intégrante de la « condition humaine ». Cette vue pessimiste s'appuie sur la dose incontestable d'agressivité qui meut tout être vivant. Toutefois elle est certainement plus élevée chez les animaux inférieurs, tels que les poissons. On ne voit pas que les hominiens les plus proches de notre morphologie s'entre-tuent, sinon par accident dans la conquête des femelles. Certaines espèces
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Vivre libres
d'insectes « sociaux », notamment des fourmis, présentent un phénomène vaguement comparable à nos guerres; mais il s'agit de razzias aboutissant au pillage, parfois à la réduction en esclavage, d'espèces différentes. On ne constate nulle part ce triste privilège des sociétés humaines: la destruction massive des semblables; et pire encore la guerre civile, qui sévit pour des motifs dynastiques, d'ambition dominatrice, voire de religion! Les guerres humaines sont autre chose que des conflits d'individus : ce sont des heurts entre groupes organisés. Les hommes ont inventé un moyen social pour résoudre leurs conflits individuels, à savoir les institutions politiques. L'organisation du pouvoir peut, sinon faire taire les rivalités, du moins leur interdire le recours à la violence. Cette fusion plus ou moins complète des volontés à l'intérieur confère au groupe une puissance supérieure à celles des groupes moins unis. Ainsi apparaissent un orgueil collectif, une rapacité et une agressivité collectives. De « l'union fait la force» - accord qui permet d'inhiber ou de réprimer les entreprises prédatrices - l'on passe au « Malheur aux vaincus» qui permet la prédation au détriment de l'étranger. Le problème de la paix est là : tant que les hommes n'auront pas l'intelligence du réel et la stature voulues pour s'abstenir de léser leurs semblables, il faudra les en empêcher par le pouvoir. Mais l'édification du pouvoir les soumet à d'autres tentations lourdes de catastrophes.
La paix n'est-elle pas seulement la prépondérance incontestée du plus fort? Parler de fort et de faible évoque une situation de lutte. Cela ne suffit pas pour conclure que le fort détruit la paix
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La paix sera-t-elle enfin perpétuelle?
ou viole la justice. Il peut au contraire protéger et guider le faible, pour un commun avantage. Chacun sait que vivre en homme, cela signifie une lutte incessante, interne et externe: pour disposer de soi, malgré inclinations et répugnances, pour choisir entre des buts sans mesure commune, pour rejeter l'ingérence d'autrui ou imiter son exemple, pour s'accomplir dans la compétition ou l'émulation. En un mot, pour prouver à soi-même et aux autres que l'on est « libre ». Ainsi, liberté et lutte sont indissociables. Mais toute lutte n'est pas pour nuire. Toutefois, il y a un domaine où le conflit est inévitable: celui des biens qui, étant moins abondants que demandés, ne peuvent être utilisés que par un seul individu ou un groupe d'individus; autrement dit les biens qui doivent être appropriés. Or, il y a deux genres de moyens pour se les approprier : l'échange ou l'extorsion, l'accord de gré à gré ou la spoliation. Le premier est pacifique, l'autre ne l'est pas. L'échange respecte la liberté et l'ordre, l'extorsion les enfreint, même si le spoliateur n'use pas de violences mais seulement de dol ou d'intimidation. Il n'y a qu'apparence d'ordre quand la victime se soumet plutôt que d'encourir les sévices de l'oppresseur. Il n'y a qu'apparence de justice quand l'accord est entaché de fraude ou d'abus d'autorité. Mais on ne caractérise ainsi que l'oppression et l'injustice, non l'ordre et la justice. Selon saint Thomas, la justice est la qualité de l'homme juste. Et pour être juste il faut accepter l'ordre. C'est-à-dire que chacun doit reconnaître et occuper sa place - toute sa place et rien que sa place - dans la relation que Dieu a voulue entre la créature et le créateur d'une part, entre l'individu et son prochain d'autre part. Cette définition a le mérite d'intégrer les deux aspects de l'ordre - le naturel et le surnaturel - impliquant que ce 147
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qui contredit l'un contredit aussi l'autre. C'est d'une grande importance pour le philosophe et le croyant, mais le juriste n'en est pas plus avancé. Cette absence de définition concrète est sans doute, sur le plan métaphysique, nécessaire à notre liberté. Abraham accepte de sacrifier Isaac et « cela lui est compté comme justice » écrit saint Paul. Faire à n'importe quel prix ce qui plaît à Dieu, quoi qu'en pensent les hommes, est l'objet de la liberté du croyant. Et cela le rend juste puisqu'il entend se mettre ainsi à la place exacte qu'il doit tenir dans l'œuvre dont le Créateur confie l'achèvement aux hommes. Dans l'épisode de la Samaritaine, le Christ dit à ses disciples: « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père ». Or, il était en train de parler à une hérétique de mauvaise vie, donc doublement rejetée par les gardiens de l'orthodoxie juive; on ne saurait méconnaître que ces derniers faisaient ainsi preuve d'une explicable prudence. Paix, justice et liberté sont donc des biens que nous ne pouvons découvrir in abstracto : nous avons à les réaliser de notre mieux, en nous guidant sur ce qu'ont fait les meilleurs d'entre nos congénères passés et présents. Cette genèse pragmatique est cela même qu'expriment les termes de « mœurs» et de « morale », relatifs à ce qui est considéré comme bienséant et juste par les gens « normaux ». C'est le mérite des agnostiques utilitariens tels que Henry Hazlitt, d'avoir explicité que la morale est un corps de lois expérimentales, dont le critère est qu'elles favorisent la coopération pacifique - seule féconde au total entre les hommes qui vivent en société. Sur le plan temporel, le test de Hazlitt nous fournit un commun dénominateur pratique: la paix est cet état de la société qui facilite au maximum la libre coopération d'hommes poursuivant des objectifs aussi divers qu'eux-mêmes.
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La paix sera-t-elle enfin perpétuelle?
Il est alors possible d'intégrer dans notre vue du problème cette objection, qu'une apparence de paix recouvre parfois la résignation des opprimés. Il s'ensuit, en effet, que si des gens ont les moyens de se rebeller et ne le font pas, si une nation fortement armée n'envahit ni ne menace ses voisins, il y a paix véritable et un degré de justice qui suffit aux intéressés. Paix et justice peuvent donc coexister, l'une et l'autre restant imparfaites comme tout ce qui est humain.
Liberté et pouvoir ne sont-ils pas complémentaires? Pour certains, les libertés consistent à disposer de pouvoirs : la liberté du propriétaire est son pouvoir sur ses biens, celle du père de famille, son pouvoir sur ses proches, celle du patron, son pouvoir sur les objectifs et les moyens de l'entreprise, celle du dirigeant, son pouvoir sur l' association ... Dans chaque situation, le pouvoir est reconnu et sanctionné par la société, dans la mesure où il a pour contrepartie légitimante la responsabilité des décisions. Nous ne contestons aucunement cette analyse. Mais elle nous paraît ne pas distinguer clairement la source, le champ d'action et le mode d'opération de ces divers « pouvoirs ». Dans le cas de la personne et du pater familias, nous parlons de faculté. Ce dont nous sommes capables par nature, et qui est permis par les mœurs. L'individu a la faculté de penser, parler, agir. Le propriétaire a la faculté de disposer de ses biens. Le père a la faculté de se faire obéir dans son foyer etc. La source des facultés est dans la nature physique et ce que nous appelons le droit naturel. Dans le cas d'une activité collective, notamment de l'entreprise, nous parlons de fonction: ce qu'il faut faire dans la 149
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division d'une tâche commune : la source en est contractuelle. Dans le cas d'une association, société, institution publique, nous parlons d'attributions. C'est-à-dire d'une variété de fonctions dont la source est statutaire ou coutumière. L'autorité, acceptée par ceux qui obéissent ou adhèrent aux décisions, traduit la légitimation sociale qu'engendre la compétence avec laquelle le sujet du droit considéré s'acquitte de la responsabilité correspondante. Réprimer l'injustice, n'est-ce pas user d'un pouvoir contraignant?
Il est clair que lorsque l'exercice normal des facultés, fonctions ou attributions définies comme ci-dessus se trouve entravé, il y a injustice, et donc légitime défense, même si la réaction comporte violence. Mais comme ce recours peut déboucher sur la guerre privée - c'était le cas en régime féodal - les peuples évolués lui ont substitué l'appel à la force publique. Appel conditionné par la définition des droits : ces droits sont donc des facultés, fonctions ou attributions, ratifiées et sanctionnées par la société politique. C'est à l'organisation de ce mécanisme d'action solidaire, que nous préférons réserver l'appellation de « pouvoir ». Pour nous, un pouvoir est la faculté de contraindre, reconnue à un organe politique, pour imposer l'obéissance, là où l'ascendant du droit et de l'autorité n'y suffit pas. Vous pouvez faire appel à la police pour expulser un intrus, faire cesser une atteinte à la « paisible jouissance » de votre logis. Dans cette perspective, nous pouvons affirmer que cette fonction répressive est compatible avec la liberté, dans toute la mesure où la répression garantit l'exercice des mêmes droits pour tous. 150
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L'antinomie n'est donc pas intrinsèque, entre pouvoir et liberté. Elle n'apparaît que lorsqu'il y a usage du premier ou de la seconde, hors de leur finalité respective. La finalité de la liberté est de donner à la personne l'occasion et l'incitation nécessaires pour accomplir ses virtualités. La liberté n'a pas pour fin de permettre à l'un d'entraver l'accomplissement de l'autre. La finalité du pouvoir est d'empêcher cette seconde forme d'utilisation des forces individuelles; subsidiairement, le pouvoir doit servir à faciliter la première. Le pouvoir, ainsi considéré, entre dans la catégorie des attributions, ou fonctions de source statutaire (dans ce cas : constitutionnelle). Il est, en somme, une délégation du droit de légitime défense à des organismes, spécialisés pour formuler la loi, rendre la justice, assurer la sécurité intérieure et extérieure. La fonction répressive existe dans les sociétés ethniques les plus rudimentaires; même là elle est à la fois question de force (réalité du pouvoir) et de mœurs (source du pouvoir, et contrôle de sa légitimité). Des tribus océaniennes, sans autre institution que le conseil des hommes adultes, sanctionnent les rébellions par l'exil. Le criminel expulsé de son clan est livré à la solitude, qui entraîne sa mort. Des rudiments de ce rejet social subsistent chez nous. On peut y rattacher l'excommunication et le boycott. La réclusion à perpétuité est une transaction entre la répugnance à tuer un meurtrier, et la nécessité de l'empêcher de tuer à nouveau. Un bon exemple de l'organisation juridique élémentaire de la cité nous est donné à Rome aux premiers temps de la république: chaque pater familias était monarque absolu et seul justicier dans sa maison en ville (damus), et dans son domaine agricole (hartus). Les conflits entre ces chefs de clan étaient tranchés par le préteur, assisté des licteurs; mais il ne pouvait intervenir que lorsque les deux parties se trou151
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vaient sur le domaine public : au marché (le forum) et/ou dans les rues. Ainsi, à Rome, la légitimité était territoriale, soit patriarcale, soit « civile» c'est-à-dire en ville. Et dans ce dernier cas, le Préteur ne devait trancher qu'en conformité avec la loi connue d'avance: soit les « Douze Tables », soit sa propre législation affichée sur son « album» lors de son élection (ce qui excluait toute rétroactivité).
Qui est le dépositaire légitime de la fonction répressive? Les caractères de légitimité de la fonction répressive n'ont pas changé dans les deux millénaires d'élaboration du droit. Elle émane de l'assentiment général, ce qui admet un aménagement mais non un bouleversement de la tradition. Elle doit respecter le domaine privé. Elle doit définir des lois qui puissent être connues des justiciables lorsqu'ils prennent leurs décisions. Elle ne peut ni ne doit faire obstacle aux compromis de gré à gré. C'est à partir de cette fonction de pacification intérieure que s'est constituée la monarchie centralisée en France. saint Louis ne levait pas l'impôt sur ses grands vassaux, mais il était l'instance suprême d'appel de leurs tribunaux et il lutta énergiquement contre leurs guerres privées. L'État moderne a renforcé progressivement ce monopole de la fonction répressive. Il a même aboli la prison pour dettes privées (alors qu'il est en train de la rétablir en matière fiscale !) ne laissant subsister que la possibilité de sanctions contractuelles, telles qu'indemnités de retard, amendes statutaires, exclusion. La légitimité ne subsiste que si elle est efficace pour la paix intérieure, et pour cela il lui faut la force. Mais la force qui heurte le droit détruit le consensus, hors duquel 152
La paix sera-t-elle enfin perpétuelle?
il n'y a plus ni légitimité, ni force durable, ni paix véritable. À l'intérieur d'une nation, la légitimité du Pouvoir est normalement garantie par les procédures démocratiques, et notamment l'institution d'une cour suprême. Lorsqu'elles sont bloquées par un abus des dirigeants, la légitime défense prend la forme ultime de l'insurrection ou de la sécession. À l'extérieur, les instances pacificatrices n'existent malheureusement qu'à l'état embryonnaire de conventions entre États « souverains ».
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Chapitre XIV La question de la souveraineté
La souveraineté n'est-elle pas la liberté du groupe? En première approche, l'analogie est visible: la souveraineté est au peuple ce que la liberté est à l'individu, c'està-dire la faculté de s'accomplir sans ingérence extérieure. C'est ce qu'exprime le vieux dicton « charbonnier est maître chez soi ». Le « chez soi » d'un peuple, c'est la patrie, la terre des Përes, parfois aussi une terre vierge où un groupe d'émigrants s'enracine pour déjouer la servitude du milieu natal. Comme toutes les sociétés que forment les hommes, la patrie n'est ni un être ni une fiction, mais une réalité psychologique. Les individus se solidarisent autour d'un patrimoine fait du langage, de la culture, de la fraternité dans les épreuves et les gloires, de la terre améliorée par le travail des générations, de l'habitat, de l'équipement économique; et encore des traits courants de caractère, d'aptitudes héréditaires, de façons de réagir aux événe-
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Vivre libres
ments, qui font que les concitoyens se sentent « entre eux» et différents des autres peuples. L'homme civilisé est un héritier. Nous bénéficions tous d'une rente de civilisation, qui fait du développement de l'Occident un phénomène exponentiel, et qui justifie la mise en commun volontaire d'une part importante des fruits de notre activité. Parce que la liberté de l'individu est concrètement multipliée par tous ces instruments matériels et mentaux, qui sont à lui avant qu'il ait rien fait, il est tenu aux devoirs du citoyen par la justice sociale, au sens étymologique du terme (ce que l'on doit à la société en contrepartie des services qu'on en reçoit). Chacun doit assumer sa part d'une œuvre collective qui consiste à conserver vivant et à améliorer l'héritage reçu, pour le transmettre aux générations futures. C'est ce fait qui engendre la vie politique (du grec polis = cité) avec son double aspect : les fonctions extra-judiciaires de l'État c'est-à-dire le gouvernement, et les relations de puissance avec l'étranger, c'est-à-dire la diplomatie. Gouvernement et diplomatie sont des attributions souveraines, en ce sens que les étrangers à la nation n'ont pas qualité pour y participer: car il s'agit de la gestion et de la défense des intérêts communs aux seuls membres du groupe. De même, les membres d'une famille ont seuls qualité pour juger de leurs intérêts familiaux, et décider à leurs communs risques et périls. Ainsi considérée vis-à-vis de l'extérieur, la notion de souveraineté est identique à celle d'indépendance. À l'intérieur, elle a pour borne la capacité de sécession. On peut dire aussi que dans les États modernes démocratiques les trois « pouvoirs» classiques - législatif, judiciaire et gouvernemental - sont « souverains » chacun dans son domaine. Mais c'est une souveraineté à terme, 156
La question de la souveraineté
par le recours périodique à la ratification populaire. C'est, en outre, une souveraineté limitée par la suprématie du droit naturel, au moins en tant que norme idéale admise par les citoyens et plus ou moins traduite dans les traditions. L'idée de souveraineté est donc distincte de la notion de liberté; elle doit encore moins être confondue avec celle de « bon plaisir », de droit à l'arbitraire, pour ses divers dépositaires. Elle implique que les relations au sein du groupe sont régies par un pacte social qui institue des instances spécialisées, dites souveraines parce qu'il n'y a aucune possibilité légale de paralyser leurs décisions. Mais ces décisions doivent être prises en vue du groupe entier, pour son « bien public ».
L'idée de souveraineté n'a-t-elle pas permis d'étouffer les libertés? Les réalités humaines sont faites de tensions et d'équilibres. Il y a toujours tension entre la liberté des individus, et la dose de souveraineté qu'exigent les nécessités collectives. La première de ces nécessités collectives étant la paix civile, il est clair qu'en ce qui concerne la définition et la sanction du droit positif, il faut que les décisions soient prises sans appel à un certain niveau. Cela implique inévitablement une limitation des libertés auxquelles prétendent des minorités. Il est non moins évident que la résistance à une agression étrangère exige, d'une part, une unité dans l'action excluant l'exercice normal des libertés individuelles, et d'autre part, des sacrifices dont l'extrême inégalité est incompatible avec la justice commutative. Les Anciens, chez qui la guerre était endémique, savaient clairement 157
Vivre libres
qu'il fallait alors suspendre le jeu des lois: Salus populi suprema lex, le salut du peuple est la loi suprême! Les Romains, lorsque la guerre tournait mal pour eux, nommaient un dictateur. Ses ordres seuls faisaient la loi pendant un an. Historiquement, c'est cette institution d'exception, concentrant pour une durée restreinte des pouvoirs illimités aux mains d'un seul homme, qui a servi de point de départ au pouvoir absolu des empereurs romains. Avec le déclin de l'empire romain, le pouvoir absolu se démembra territorialement, entre les fonctionnaires impériaux (devenus des comtes, commensaux du Prince), les généraux des provinces menacées (devenus les ducs et marquis) et les propriétaires fonciers capables de s'armer à leurs propres frais (les barons). Tous se payaient de leurs services en s'appropriant des terres, avec les paysans qui les cultivaient. Charlemagne regroupa cette mosaïque de souverainetés, et la structura par le système féodal; c'està-dire un réseau de contrats bilatéraux entre vassaux et suzerains, étagés en pyramides qui devinrent des royaumes. Le Moyen âge vit la lente reconquête des libertés personnelles, par les franchises qui étaient autant d'exceptions à l'absolutisme des détenteurs de la terre et des armes. La Grande Charte arrachée à Jean Sans Terre par ses sujets fut le premier triomphe de ce mouvement, qui aboutit à nos régimes constitutionnels et parlementaires. D'ailleurs, même aux temps féodaux et monarchiques, la conscience commune a toujours considéré que les dirigeants étaient légitimement tels, dans la mesure où ils s'acquittaient eux-mêmes loyalement de leurs devoirs envers leurs sujets. Ce qui impliquait une situation de contrat tacite, même si la dévolution des attributions suivait la règle patrimoniale de la filiation. L'idée d'un 158
La question de la souveraineté
droit divin» n'a été qu'une outrance de légistes devenus ministres royaux, et soucieux de consolider leur autorité déléguée en face des survivances féodales. La formule du « peuple souverain », inventée par la Révolution, est, elle, carrément contradictoire dans les termes. Le corps électoral ne peut être qu'un arbitre périodique entre les hommes politiques, qui se disputent des attributions temporaires définies par la Constitution. Personne n'est souverain sur des citoyens qui se réservent d'accepter ou de rejeter les règles du jeu. Le droit de commander est une fonction révocable, déléguée pour servir le bien commun, normalement justiciable d'une cour suprême en cas d'excès ou abus de pouvoir, et d'atteinte au droit naturel. Ainsi comprises, les attributions de souveraineté au sein de la cité restent en équilibre - imparfait mais tolérable - avec l'impératif de liberté. «
Une force publique mondiale ne pourrait-elle assurer la paix entre nations?
Ce fut l'idée de base de la Société des Nations: mais bien que celle-ci ne comptât pas la multitude de nouveaux États d'aujourd'hui (d'autant plus jaloux de leur indépendance qu'elle est plus factice, et qu'ils sont généralement imbus de protectionnisme socialisant), l'échec fut total. La raison en est que l'on prit alors le problème à l'envers: la force ne peut empêcher des conflits que si elle jouit d'une légitimité qui prend sa source dans les mentalités, et s' appuie sur une jurisprudence codifiable à terme. Faute de ce substrat psychologique et juridictionnel, la force reste l' argument sans appel. C'est pourquoi l'État est à la recherche de sa taille optima, entre deux exigences divergentes. Plus il est 159
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proche de la consistance d'une ethnie ayant langue, mœurs et traditions communes, plus il a de cohésion interne. Plus il est vaste et peuplé, plus il dispose de ressources, talents et compétences qui font sa force militaire, policière et administrative; mais un État composite souffre des différences de tempérament et de culture des ethnies englobées, trop faibles pour suffire à leur autodéfense. L'Histoire fournit une multitude d'illustrations de cette dialectique qui regroupe les noyaux humains trop petits, et émiette les États trop vastes. Que l'on songe à l'Empire de Charles Quint; ou à l'Allemagne depuis 1815, passant de la féodalité médiévale au Zollverein, puis à l'unité bismarkienne et au Grand Reich hitlérien, pour en revenir, même réunifiée, au moyen terme d'une fédération de Lander. L'État n'est d'ailleurs pas la seule forme de la puissance de groupe: les partis, les syndicats d'intérêts, les sectes en sont d'autres exemples actuels. L'homme, nous l'avons constaté, forme des sociétés et il appartient simultanément à plusieurs. De nos jours l'État-nation est de toutes la plus organisée, la plus armée pour se faire obéir. Nous assistons pourtant à la montée de tous ces « pouvoirs parallèles », qui mettent en échec la « souveraineté» du tandem démocratique gouvernement-Parlement. Non seulement la force seule ne peut assurer la paix, mais encore elle accroît les occasions et la gravité des conflits. La hantise de puissance nationale enferme aujourd'hui les États dans une dangereuse spirale. La guerre est fille de la crainte et du mépris: crainte du voisin qu'on imagine vainqueur, mépris du voisin qu'on imagine vaincu. Crainte et mépris, à l'échelle du groupe, sont renforcés par l'ignorance. Ce n'est pas la souveraineté qui conduit à la guerre, mais la méconnaissance du fait que les hommes, individus ou groupes, s'enrichissent mutuelle160
La question de la souveraineté
ment - grâce aux différences qui rendent complémentaires leurs aptitudes - par l'échange libre et pacifique. Attila, jadis, envahit l'Occident parce qu'il n'imaginait pas possible de faire vivre l'effectif de sa horde sur les plaines du Danube, qui en nourrissent aujourd'hui cent fois autant, au bas mot! Le Reich hitlérien prétendait étouffer dans les frontières de 1919. L'Allemagne, même ramenée aux dimensions de la RFA fut très vite prospère et respectée. La souveraineté n'est pas plus source de guerre entre nations respectueuses du droit d'autrui, que la liberté des individus ne l'est entre familles ou communes voisines. Souveraineté nationale et propriété privée sont, au contraire, des moyens de prévenir les conflits, en délimitant des domaines où le droit de décider appartient clairement à un seul groupe ou un seul individu. C'est par la distinction de leurs domaines que l'on résout l'antinomie apparente entre la paix civile et la lutte des intérêts. De même entre le pouvoir légitime et les droits personnels. Il en est encore de même, en ce qui concerne la souveraineté et le droit des gens qui doit tendre vers un droit humain. La guerre de conquête est un aveu d'impuissance à poser objectivement des problèmes, que seules la raison et l'équité peuvent résoudre à long terme. Un sain réalisme tient largement compte de la morale.
La morale peut-elle être la même pour les nations et les individus? « Ni anges, ni bêtes », 'nous vivons dans un monde où le mal est mêlé au bien (et chacun de nous ajoute aux deux tableaux). De sorte que nous avons, comme individus, souvent à choisir entre deux maux. Les gouvernants ne sont ni meilleurs ni pires que ceux qui les élisent; mais,
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ayant plus d'influence sur le cours des choses, ils sont soumis à des tentations plus graves. Il est trop aisé pour les chefs d'invoquer la « raison d'État », afin de commander un crime; de même pour certains « objecteurs », il est abusif d'invoquer la morale afin de refuser des sacrifices au bien commun. Il reste qu'un chef d'État - une fois engagé dans la guerre - peut n'avoir le choix qu'entre sacrifier des civils ennemis ou ses propres soldats. D'où le meurtre d'Hiroshima ordonné par Truman en 1945. La même raison d'État a pu commander à la fois à Pétain de signer un armistice, pour sauver des Français, et à de Gaulle d'entrer en rébellion, pour préserver les chances du pays. La sagesse politique est de prévoir assez loin et assez juste pour éviter de se laisser enfermer dans de telles impasses, et pour cela, les hommes d'État doivent constamment apprendre à leurs concitoyens les conséquences prévisibles des mesures que ces derniers réclament. Les hommes politiques sont souvent capables de ressentir, formuler et coordonner les aspirations de leurs « clients » électoraux. Mais s'ils fraudent avec la vérité pour obtenir le pouvoir, ils sont menteurs et voleurs comme un marchand malhonnête; s'ils flattent les appétits et pénalisent les mérites, ils enfreignent la justice distributive. S'ils attisent l'envie et la haine, ils sont complices des spoliations et des meurtres à venir. La religion chrétienne, plus forte sur le comportement individuel que le vague humanitarisme contemporain, n'a pu arrêter le recours aux armes, car il y a des situations où il est inéluctable. C'est à l'échelon des mécanismes de décision collective qu'il faut chercher à raréfier les causes de recours aux armes; de même qu'on ne lutte pas contre les incendies en supprimant les pompiers, mais en dimi162
La question de la souveraineté
nuant les risques de combustion incontrôlée. Or il est incontestable que l'amoralisme de la « grande politique» est une cause majeure de conflits entre les nations. Cet amoralisme s'explique par la distance que les institutions politiques intercalent entre les décisions des individus dirigeants, exécutants administratifs et militaires, électeurs - et les conséquences qui retombent sur des inconnus. La voie de la paix, intérieure et internationale, passe donc probablement par un dégonflement radical du champ d'action des gouvernants, dont l'interposition obscurcit ou détruit le sentiment de la responsabilité personnelle à tous les échelons. Or, le rôle de la politique peut être réduit en élargissant deux sphères complémentaires d'actions humaines. Celle du droit international, qui devra homogénéiser la définition et la sanction des droits personnels en se guidant sur le droit naturel. Celle du marché, dont le rôle est de concilier les intérêts qui animent en totalité la vie économique; notamment en matière monétaire, aujourd'hui si chaotique. Nous sommes actuellement orientés à rebours de cette évolution vers la paix internationale. Un équilibre tolérable entre souveraineté et droit humain ne sera atteint que par un triple effort sur les mœurs, les lois et les moyens de contrainte. La méthode a donné des résultats quant à la paix intérieure. Malheureusement, en matière internationale, la dégradation est manifeste : les mœurs sont marquées par l'oppression policière et intellectuelle, les prises d'otage, le chantage, le terrorisme; et les lois nationales sont de plus en plus disparates, depuis que le protectionnisme social y a fait inclure des mesures de redistribution des revenus. À l'intérieur même des nations, loin de réduire le rôle de la politique, on n'a cessé depuis un demi-siècle de l'accroître. 163
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Chapitre XV La prévoyance collective
Le corps social ne doit-il pas avoir une tête? L'un des premiers échantillons de la sagesse antique rencontrés dans le De Viris illustribus était l'apologue de Menenius Agrippa, sur la solidarité des membres et de l'estomac. Mais l'astucieux orateur du Sénat, désireux de ramener à l'obéissance la Plèbe qui faisait grève sur le mont Aventin, s'était gardé de la vexer en comparant la « Haute Assemblée » au cerveau pensant de la République! En fait, pour quiconque veut bien réfléchir, une collectivité nationale n'est pas un organisme, mais un milieu de vie pour des individus qui remplissent divers métiers selon leur vocation, leur formation ... et leur chance. Le métier de gouverner est nécessaire, autant qu'hasardeux. On l'a dit justement, gouverner c'est prévoir. C'est choisir entre de nombreux objectifs souhaitables, en fonction de ressources aléatoires. C'est aussi avoir le talent de convaincre ceux qui devront se passer des ressources ainsi mobilisées : le
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talent encore de former des équipes de travail pour les employer. Tous ces mêmes talents sont nécessaires au simple chef d'entreprise. Mais la fonction sociale de celui-ci est de détecter les besoins qu'a la population présente, d'une gamme déterminée de produits ou services. La fonction sociale du politique est de préparer les moyens de répondre aux besoins généraux des citoyens actuels et à venir. L'entrepreneur est guidé par des coûts et des prix que chiffre le marché; il mesure les offres et les demandes de gens qui cherchent leur bien particulier. Le politique n'a pas de tels repères et doit servir le bien commun en évaluant des aspirations et des dangers concernant tout le monde. Ce fut le mérite du système libéral de cantonner autant que possible chacun dans sa spécialité. La séparation de l'économique et du politique ne pourra jamais être complète, mais elle repose sur cette règle de bon sens qu'un métier a ses exigences propres, et qu'il est malsain de prétendre faire celui du voisin. C'est pourquoi par exemple, en pleine guerre de Crimée, des Russes participaient à la Foire Internationale de Paris. Les armées se faisaient la guerre, pas les peuples. Le commerce entre belligérants continua même en 1914-1918 par l'intermédiaire des neutres.,
Le dirigisme n'est-il pas insuppressible? « Dirigisme » est un mot forgé entre les deux guerres mondiales, pour désigner moins un système de pensée politique qu'un ensemble de réactions contre celui qui avait prévalu avant 1914. Ce revirement était dû au caractère de guerre totale qui avait déjà marqué le conflit
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La prévoyance collective
mondial de 1914. Celui de 1939-1945 l'ancra dans les mentalités. Le dirigisme est un phénomène de régression consécutif aux traumatismes des deux guerres, et aux bouleversements économiques qu'elles ont causés. La régression s'est manifestée sur le plan du droit international, qui s'ébauchait avec des institutions telles que la Cour de La Haye, et qui reposait sur un système monétaire mondial doté de mécanismes automatiques d'assainissement aujourd'hui disparus. Régression encore, parce que les expériences les plus fécondes des groupes humains avaient été, non dans le sens introverti, mais dans le sens extraverti. Les pharaons ont construit le plus parfait modèle, introverti, d'État dirigiste et bureaucratique de l'Antiquité; leur influence civilisatrice n'a pratiquement jamais débordé plus loin que la Palestine. L'Égypte a été absorbée par le très cosmopolite et tolérant Empire Perse, et s'est rapidement décomposée sous la domination hellénistique. Les Phéniciens - très anciennement parvenus à une civilisation urbaine - étaient des pygmées en face des multiples conquérants qui se sont disputé le « croissant fertile ». Tournés vers la mer - extravertis - ils ont survécu à tous les empires, alphabétisé tout le bassin méditerranéen, poussé les routes économiques jusqu'au Cap Vert, et à la Cornouaille. Auguste, monarque issu des guerres civiles, paria sur le commerce; il ouvrit à l'empire romain deux siècles de prospérité en détruisant la piraterie et en faisant respecter les droit des citoyens (cf. Actes des Apôtres 23 à 25). Dioclétien qui ne croyait qu'en ses armées mercenaires, ruina définitivement Rome et les provinces d'Occident en falsifiant la monnaie, et en édictant le « maximum» pour 167
Vivre libres
les salaires et pour les prix des quelque 300 denrées alors commercialisées. Ce choix vital entre le repli et l'ouverture, entre la protection et le risque, entre la carapace et l'agilité, c'est le choix entre l'étatisme et la liberté. Il ne dépend pas étroitement du régime politique. L'autocrate Élisabeth 1 choisit la mer comme la républicaine Hollande, et au rebours de Richelieu le centralisateur. Napoléon III et Victoria se mirent d'accord pour imposer le libre échange à leurs industriels respectifs, également protectionnistes des deux côtés de la Manche. Le véritable fondateur du dirigisme moderne fut Bismark, qui imagina de rallier les masses ouvrières à son expansionnisme et à son antiparlementarisme, en instaurant la première sécurité sociale. Du moins le Chancelier de Fer respecta-t-il l'orthodoxie monétaire; le dirigisme moderne n'a pris définitivement son essor qu'avec la « rationalisation» de l'inflation par Keynes. L'empire soviétique, gouverné par une oligarchie cooptée, restait dans la ligne inaugurée par Pierre 1er: imiter les techniques de l'Occident pour devenir plus puissant que lui, mais en rejeter le libéralisme pour que rien n'entrave la direction bureaucratique. Inversement, les États-Unis sont nés comme une confédération d'États formant un marché commun à l'échelle du continent, et fondés sur la liberté totale d'entreprise. Les nations occidentales qui en arrivent à confier le pouvoir effectif à une technocratie, renoncent à leur héritage le plus moderne pour retomber dans leur mercantilisme des XVJèmo et XVIFmè siècles.
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Le dirigisme ne reprend-il pas des politiques archaïques? Le dirigisme puise ses sources dans l'idée scolastique de la « société parfaite» - celle qui suffit à tous les besoins de ses membres - dans ce qui fut l'idéal des empires coloniaux : le « pacte colonial » espagnol, la « préférence impériale» britannique, l'éphémère Union française. Il survit dans l'isolationnisme américain et dans certaines politiques européennes. On retrouve encore l'état d'esprit du mercantilisme, dans la course aux excédents d'exportations, les entraves variées aux importations, la hantise du « stock de devises» et de la « balance des paiements » ... On retrouve dans le statut des sociétés pétrolières nationales, la pratique régalienne de l'attribution de « chartes» aux « Compagnies des Indes ». Le secteur dit des services publics a des monopoles, comme les corps de métiers médiévaux, ou les manufactures créées par Colbert. La Banque de France émet seule du papier-monnaie, comme la banque de Law sous Louis Xv. Les intendants royaux savaient déjà alourdir la fiscalité et compliquer les règlements, de façon que les exemptions servent d'incitations à telle ou telle activité économique. Cela constitue toujours le fondement du dirigisme occidental. Le dirigisme a ses réalisations de prestige, qui donnent - coûteusement - à la nation le sentiment de sa puissance, et lui font accepter sacrifices et efforts. De même, jadis les princes - soucieux surtout de disposer d'une armée et d'un trésor de guerre - savaient flatter le peuple par le spectacle de leur faste. L'orgueil par procuration reste un ressort puissant aux mains des dirigeants.
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En quoi les objectifs et les procédés du dirigisme sont-ils nouveaux? Les objectifs généraux sont ceux de toujours puissance à l'extérieur, abondance et discipline à l'intérieur. La liberté des personnes se réduit à ce qui ne gêne pas l'action gouvernementale. Mais la technicité diversifie et spécialise le processus de cette action: Napoléon voulait des artilleurs, des pontonniers, des comptables d'État, des préfets et des savants à ses ordres. Les « Grandes Écoles» lui fournirent cette aristocratie de cerveaux qui, depuis, a servi la France sous tous les régimes. Elle est aujourd'hui dominée par les spécialistes dans l'organisation du commandement et la gestion des fonds publics, sélectionnés et entraînés au sein de l'École Nationale d'Administration et de l'Inspection des Finances. L'organisme le plus puissant de l'État est le ministère qui manipule à la fois le pouvoir de prélèvement fiscal, le financement des autres ministères, la tutelle sur les instituts d'épargne et de crédit. De surcroît, il joue de l'accélérateur et du frein sur l'économie nationale tout entière, à travers les administrations chargées de l'Industrie, du Commerce, de l'Agriculture, des Travaux Publics, des transports terrestres, mantImes et aériens, des Télécommunications; à travers aussi les politiques d'aménagement du territoire, de la recherche scientifique, de l'atome civil et nucléaire. Telle est la mécanique humaine par laquelle l'État est devenu, comme l'annonçait, après la Libération, un ministre des Finances, « la pompe aspirante et foulante de l'économie ». Pour alimenter ses statistiques, fichiers et dossiers, l'appareil a des corvéables: les groupements professionnels et les employeurs de tout rang. Des ordinateurs « traitent » cette information, les 170
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bureaux en tirent des projets de loi, décrets d'application et circulaires. Les cabinets donnent à ces textes la coloration voulue par le chef de l'État, et les ministres n'ont plus qu'à les faire entériner par le Parlement. Les chefs de file politiques étaient jadis - à droite comme à gauche - des juristes et des hommes de doctrine (comme Waldeck Rousseau, Poincaré, Jonnard, Millerand, Barthou). Ce sont maintenant des pragmatiques qui se guident seulement sur la dose variable de contrainte tolérée par les divers secteurs d'intérêts dans la nation. Aussi n'y a-t-il plus de différence d'ordre philosophique ou éthique entre les dirigistes de l'opposition et ceux de la majorité. Quels qu'aient été les hommes au pouvoir depuis 1945 leur politique n'a cessé de poursuivre les mêmes objectifs avec les mêmes techniques.
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Chapitre XVI Le problème des déséquilibres Le gouvernement ne doit-il pas parer aux à-coups de conjoncture? Il en est de la sollicitude civique comme de toutes les vertus: aucun catalogue d'obligations et d'interdictions sinon très générales - ne dispense les individus (gouvernants et gouvernés), d'identifier dans les situations concrètes leurs devoirs, leurs ressources et les limites de leur capacité d'intervention. La règle, quant aux responsabilités gouvernementales, est qu'elles sont d'ordre subsidiaire. C'est d'abord aux individus de prévoir, pourvoir, et réagir aux événements. Le rôle des gouvernants ne peut d'ailleurs effectivement être que supplétif. Et cela d'autant plus que la société est plus différenciée. L'erreur foncière de notre époque a été d'admettre que plus l'économie est complexe, plus il faut la « diriger du centre ». Même en matière de défense commune, les états-majors les meilleurs ne peuvent rien si les citoyens ne veulent pas se battre, ou ont omis de se préparer. Même en matière de
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répression de la criminalité, les polices les mieux équipées sont débordées quand les citoyens n'ont pas le courage de prêter main-forte. Quelles qu'en soient les explications historiques, il est clair que le sens de la responsabilité de soi et des siens régresse. La multiplication des institutions étatiques fait que chacun compte sur les ressources d'autrui. Il y a là, au plan intérieur, un processus cumulatif qui se conjugue avec la course à la puissance extérieure, pour réserver toujours plus de choix et de moyens d'action au gouvernement et aux administrations. Par voie de conséquence, l'équilibre global des tâches et des ressources se fait de plus en plus mal : les citoyens rejettent trop de décisions sur les pouvoirs publics, et trop de risques sur la collectivité. L'initiative privée s'atrophie et les caractères se détrempent, pendant que les organes de l'État s'hypertrophient et se sclérosent. Par rapport à des objectifs toujours plus ambitieux, et à des prélèvements toujours accrus sur le produit net de l'activité nationale, le rendement décroissant du système devient évident. Cette baisse d'efficacité se répercute sur le pouvoir d'achat de la monnaie, et sur le tonus économique général.
L'inflation n'a-t-elle pas rendu nécessaire le dirigisme? En régime de libre marché monétaire, l'inflation constituait, avec son contraire la déflation, un phénomène de rééquilibrage - momentané et plus ou moins cyclique entre les ressources offertes sur le marché et les moyens de paiement mis en circulation, tant par les particuliers que par les États. La décennie qui suivit les Traités de Versailles a été marquée par des expériences de manipulation politico-financière sans précédent, parce que le volant 174
Le problème des déséquilibres
de sécurité de l'orthodoxie monétaire - le stock d'or mondial - avait été déséquilibré par une guerre « totale» et prolongée. L'Allemagne vaincue en 1918 a systématiquement sabordé sa monnaie par le déficit budgétaire; les gouvernants de la république de Weimar voulurent ainsi rendre impossible le règlement des réparations. Et ses industriels ont opéré de gigantesques concentrations au détriment des classes moyennes. L'Angleterre a voulu reprendre sa place de banquier du monde, en restaurant la livre sterling à son taux de convertibilité en or de 1914; elle a ainsi plongé son industrie dans le marasme et le chômage, ce qui a conduit Keynes à prôner l'inflation dirigée pour relancer l'activité. La France, avec le Cartel des gauches en 1924, a laissé le franc glisser des 4/ymcs, puis l'a stabilisé avec Poincaré en 1928. On s'est ensuite accroché - pour faire du franc une monnaie-refuge - à ce taux, qui s'est trouvé excessif du fait du krach de 1929. Les États-Unis - saturés d'or et surindustrialisés pendant le conflit - ont prétendu empêcher désormais toute récession par l'inflation du crédit (la « prospérité perpétuelle» promise par Hoover). jusqu'au moment où le vertige de la spéculation à la hausse s'est brisé en 1929 sur la faillite de l'Europe danubienne, occasionnée par de mauvaises récoltes après des emprunts excessifs. La Russie bolchevisée en 1917 a parachevé la dislocation économique de l'Occident par ses sanglantes expériences de collectivisme à l'intérieur, et ses menées subversives en Europe centrale et méditerranéenne. Dans ce contexte de dépression et de révolution, l'Allemagne hitlérienne a préparé un nouveau partage de l'Europe orientale avec l'Empire soviétique, et une revanche militaire sur la France en décadence. Le réarme175
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ment a ranimé l'activité industrielle chez les futurs belligérants, mais en y accentuant l'emprise étatique sur les économies nationales. La victoire des Alliés occidentaux a été acquise au prix du partage de Yalta, qui les a laissés longtemps sous la menace constante d'un troisième conflit mondial, menace d'autant plus grave que la dislocation de leurs empires coloniaux les exposait, croyaient-ils, à une pénurie de matières premières. La législation ne ratifie-t-elle pas dirigisme et planification?
Après la guerre, les nationalisations ont soustrait aux capitaux privés des secteurs entiers des industries dites de base : charbon, électricité, transports, postes et télécommunications. S'y ajoutent de nombreuses ramifications par les diverses modalités d'économie mixte. En outre, l'État s'est vu conférer la prépondérance sur les circuits de l'épargne et du crédit, notamment par la nationalisation des grandes banques, les privilèges du Crédit Foncier, du Crédit Agricole, des Chèques Postaux, de la Caisse des Dépôts et Consignations ... La planification a encore entamé l'autonomie du marché, en coordonnant une série d'interventions législatives partielles, et de réglementations annexes : interdictions ou incitations à l'implantation d'industries, de logements, de bureaux; préemption et utilisation du sol urbain, rural, forestier, voire sous-marin; organisation de villes-satellites, de complexes industriels et portuaires; développement des centrales thermiques, hydrauliques, atomiques, orientation et financement des recherches de science appliquée; objectifs et financement des offices du 176
Le problème des déséquilibres
lait, de la viande, des céréales, du sucre, des vins et alcools etc. dont la Commission de Bruxelles a pris le relais; centralisation, ou décentralisation, de l'abattage, de l' approvisionnement des grandes villes, réseau des autoroutes, ou celui des transports urbains, du téléphone, des lignes aériennes, des relais de télévision; autorisation ou interdiction des commerces à grande surface, régime de faveur des coopératives ... Une liste bien loin d'être exhaustive! Il faut y ajouter l'enseignement, du primaire à l'universitaire, en passant par le technique, englobé dans un service public de quasi monopole. La formation professionnelle, le recyclage, le placement de la main-d'œuvre ont connu la même poussée centralisatrice. L'information, aujourd'hui dominée par les techniques audiovisuelles, est de ce fait étatisée à proportion par le monopole maintenu sur la majeure partie de la télévision et de la radiodiffusion. L'importance de la publicité pour la presse imprimée, et le volume que les entreprises dépendant de l'État peuvent y consacrer, mesurent l'influence indirecte que subissent les moyens classiques d'expression. La sécurité sociale au sens large (le « budget social de la nation» égale au moins celui de l'État et des collectivités locales) est également une création législative et réglementaire qui soustrait au jeu du marché une part considérable du revenu individuel. Celle-ci représente probablement en moyenne 40 % des salaires payés par les entrepreneurs. Cet énorme échafaudage de transferts de pouvoir d'achat pèse en outre sur les entreprises par les corvées administratives nécessaires pour le prélèvement des cotisations, leur comptabilisation mensuelle et annuelle. 177
Vivre libres
La fiscalité n'est-elle pas un instrument d'équité sociale? La fiscalité ne vise que subsidiairement à « redistribuer la richesse» par l'impôt progressif sur le revenu qui, aux plus hauts paliers, atteint des taux qui entament le capital. Son effet pratique est d'intensifier les dépenses comme moyen d'évasion fiscale, et de raréfier les investissements productifs auxquels se consacrait l'essentiel des grandes fortunes. Le fisc français tire le principal de ses recettes sur la consommation par les diverses taxes indirectes. Il prélève ainsi davantage sur les revenus faibles et moyens que sur les gros. En réalité, de l'aveu des responsables des finances publiques, il n'y a pas en France un système fiscal mais un conglomérat de régimes fiscaux d'inspiration diverse. La masse du budget ne cessant de croître, les lois de finances ajoutent chaque année de nouvelles bases d'imposition. Les taux sont fréquemment différenciés pour charger certains contribuables et alléger le fardeau d'autres catégories. Le fisc ampute la propriété privée par l'impôt foncier, les droits de mutation et de succession. Il lève tribut sur le revenu des investissements et de l'épargne. Il faut lui payer le droit de circuler, de s'assurer, de jouer aux courses, de rester célibataire, de dépenser son capital (le train de vie constituant un élément de l'impôt sur le revenu). Le fisc lève l'impôt sur l'impôt même, puisque le contribuable ne peut déduire de son revenu ce qu'il a versé au titre de l'exercice précédent. Il frappe les échanges par la taxe à la valeur ajoutée, par les droits d'enregistrement, l'impôt sur les plus-values foncières. Il prélève la moitié des bénéfices des sociétés; bénéfices comptables artifi178
Le problème des déséquilibres
ciellement surévalués par l'interdiction de tenir compte de la fonte de la monnaie. À chaque imposition ses exceptions : en fonction de la politique de la natalité, de l'agriculture, de l'exportation, de l'aménagement du territoire; selon le statut de locataire, de petit commerçant, d'artisan, de coopérateur. .. Dans ce maquis fiscal, la fraude et l'évasion sont partout. La répression de ces pratiques devient une source importante de recettes et de privilèges frauduleux. Le tout met à la disposition de l'administration un clavier extrêmement étendu qui permet au gouvernement de freiner ou de faciliter à son gré telle ou telle activité économique. C'est en définitive cet aspect dirigiste qui caractérise la fiscalité contemporaine, comme pour la politique monétaire fondée sur le cours forcé.
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Chapitre XVII L'effritement de la liberté Sommes-nous condamnés aux excès de pouvoir? Par les convulsions qu'ils déclenchent, et dont le souvenir se transmet d'âge en âge, des personnages tels que Sylla, Cromwell ou Lénine font partie des « hommes illustres ». Mais il en est d'autres, les sages, comme Confucius, Cicéron ou Adam Smith, dont l'œuvre intellectuelle a marqué un tournant de l'histoire et inspiré des siècles de la vie politique, sans qu'ils aient eux-mêmes disposé du pouvoir. Dans l'un comme dans l'autre cas, l'influence d'un individu est énorme et retient l'attention; mais elle est conditionnée par un fait social : ces hommes ont tous exprimé l'une des aspirations fondamentales de leur époque. Saint Bernard et la civilisation féodale n'expliquent qu'ensemble les croisades. Luther et Calvin n' auraient pu implanter la Réforme, hors de leur siècle tourmenté par la naissance de l'esprit scientifique, des monarchies nationales et des empires coloniaux. Bonaparte et les Français de 1789 n'expliquent qu'en-
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Vivre libres
semble la diffusion du Code civil et de l'État centralisé; encore fallait-il que l'Europe y eût été préparée par Montesquieu et Frédéric II. L'Europe des cent dernières années a été tiraillée entre deux conceptions opposées: le libéralisme qui restreint les pouvoirs du souverain, et le socialisme qui ampute les droits du propriétaire. Cela explique l'apparition de ce type hybride: les dictateurs modérés. Ceux-là demandent au plébiscite une légitimation démocratique, qui les dote d'un pouvoir illimité pour atteindre des objectifs nationaux et sociaux qu'entraverait le principe de la souveraineté du droit (Rule of Law). Napoléon III voulait ménager une place au libre échange, au parlement et aux syndicats, dans la société bourgeoise industrialisée et protectionniste qui l'avait porté au pouvoir. Les défaites du Mexique et de Sedan ont fait avorter son entreprise, mais elle était bloquée de l' intérieur même par l'hostilité des Républicains. Salazar cherchait dans des structures corporatistes le moyen de neutraliser les camarillas politiciennes et de dissoudre les antinomies sociales. Il est mort sans avoir su former un personnel politique apte à mener sa tutelle à bonne fin. Charles de Gaulle avait institué le monopole des centrales syndicales et la Sécurité Sociale, mais les électeurs lui ont refusé de supprimer ce qui restait du Sénat traditionnel, obstacle à ses projets de réduction de l'autorité des notables et des patrons. Il a alors abdiqué. Il est plausible que nos peuples et leurs gouvernants se fourvoient ensemble, en misant sur des institutions politiques dont les diverses versions s'inspirent du principe plébiscitaire, inauguré il y a 2000 ans par l'empereur Auguste, et dont le présidentialisme américain ou français, et le gouvernement de Cabinet britannique, sont des 182
L'effritement de la liberté
formes édulcorées. La raison fondamentale de nos déboires est probablement celle-ci : le pouvoir politique qu'il soit démocratique, monarchique ou oligarchique n'est pas un instrument adéquat pour résoudre les problèmes sociaux posés par l'énorme mutation économique de l'Occident contemporain. C'est cette faille intellectuelle qu'il faut combler; nous n'avons pas encore compris que, pour garder les avantages d'une économie libre, il nous faut maintenant apprendre à être aussi politiquement libres et responsables.
La science ne peut-elle structurer une société rationnelle? Une telle question semble ne même pas se poser à nos contemporains, imprégnés d'une sorte de fidéisme positiviste. Pourtant il est clair qu'on ne peut construire, dans un domaine où les psychismes sont déterminants, comme l'on construit des machines avec des objets et des énergies matérielles. Il y a, en outre, dans notre mentalité une contradiction. D'une part, l'on admet que la raison peut concevoir de toutes pièces une société à la fois efficace, juste et généreuse. D'autre part, l'on consent que les droits de tous les individus dépendent en dernier ressort des décisions d'un seul d'entre eux. Jean-Jacques Rousseau n'avait pas méconnu ce piège de la « volonté générale », mais il croyait que les citoyens n'auraient pas la sottise de se donner un maître; Tocqueville, le premier, vit que l'envie égalitaire les y pousserait. Les multitudes se croient aujourd'hui « souveraines» ; elles se trompent à la fois sur ce que les institutions politiques sont capables de réaliser, et sur ce que les intérêts personnels sont en droit de leur demander. Notre époque est 183
Vivre libres
ainsi celle du vertige, celle de l'homme placé en situation d'apesanteur. Pour remettre de l'ordre dans notre monde, il faut en remettre dans l'homme, aveuglé par l'idolâtrie de la science et celle du pouvoir. La première étape indispensable est de reconnaître à quel point nous manquent deux « radars» que notre temps a négligés: la philosophie sociale et la morale personnelle. Les conquêtes de notre civilisation mécanicienne ont pour rançon la spécialisation de savoirs qui ne peuvent guère éviter de s'ignorer les uns les autres. Combien d'ingénieurs, de médecins, voire d'avocats, savent écrire clairement deux pages sur un sujet qui ne relève pas de leur profession? Faute de curiosité et de réflexion sur les problèmes humains généraux, même d'authentiques savants s'entichent, comme des collégiens, de la première idée séduisante reçue dans leur milieu familial ou social. Quand l'intérêt, l'ambition ou la passion s'en mêlent, ces convictions sommaires prennent la force particulière d'une hérésie; elles contiennent quelque vérité simple, à laquelle on s'attache exclusivement, sans voir que toute connaissance valable doit englober et concilier plusieurs aspects complémentaires du réel. Un dirigisme démocratique n'est-il pas le compromis souhaitable? L'idée que le compromis est la clef pragmatique de la solidarité civique, est l'ingrédient essentiel de la vie politique des pays anglo-saxons. Et ce sont ces pays qui ont, historiquement, approché du plus près l'idéal de la liberté personnelle et de l'État de droit. Sans parler de « gouvernement par le peuple» (ce qui n'a pas plus de sens que « monter sur ses propres épaules»), est démocratique ce 184
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qui donne la parole à l'ensemble des citoyens, ce qui les protège de l'arbitraire. Et par extension, tout ce qui accroît concrètement leur liberté de choix. Dans ces trois directions, l'on peut dire que l'économie moderne est foncièrement démocratique: le marché donne la décision à chaque producteur, à chaque consommateur. La concurrence des vendeurs, la compétition des acheteurs garantissent contre l'abus quiconque prend la précaution de s'informer. La division du travail, la spécialisation des compétences, l'ouverture internationale des marchés, produisent un élargissement rapidement croissant de la gamme des échanges possibles de biens et de services. Cet argument - parfaitement juste en lui-même - est très usité parmi les partisans de l'économie de marché, notamment aux États-Unis, où le prestige de la démocratie reste quasi religieux; mais il conduit, par son astuce même, à généraliser l'ambiguïté qui a si fort servi aux adversaires du libéralisme, tant politique qu'économique. Le terme « démocratique », dans le vocabulaire occidental, s'applique à un système où les décisions sont prises à la majorité de suffrages librement exprimés, et où ces décisions sont entérinées par les minorités parce que l' intérêt de tous exige l'uniformité dans l'action. S'agissant de l'activité économique, et si l'on pose en principe que tout individu a le droit de définir lui-même ses préférences positives et négatives (liberté de choix) et de les satisfaire s'il trouve contrepartie de gré à gré (liberté de contrat), il est évident que les citoyens n'ont rien à décider à la majorité, qu'aucune minorité n'a à se sacrifier au jugement de l'électorat. L'intervention du processus électoral en ce domaine a pour but d'annuler la règle du donnant-donnant et d'imposer des transferts du pouvoir d'achat. C'est un abus incontestable de l'idée de souveraineté; le malheur, 185
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pour ceux qui le commettent au nom de l'égalité, est qu'il la détruit là où elle existe naturellement - sur le marché et produit finalement un désordre artificiel appauvrissant pour tous.
Un État fort n'est-il pas indispensable au progrès social? La plus répandue des idées simplistes est que l'État est la structure essentielle de la société. Il est assurément une organisation nécessaire, mais ni la seule, ni même la plus importante qui doive concourir au développement humain, matériel, intellectuel et spirituel. Il faudrait sans doute aux gouvernants une vertu peu commune, pour qu'ils cherchent à dissiper l'illusion populaire sur leur capacité de satisfaire toutes les revendications. Mais ils devraient dresser le bilan des « conquêtes sociales » car en face de l'actif que représente l'allégement des risques de l'existence pour une grande partie des salariés, il faut aujourd'hui constater un passif redoutable. Dans la mesure où il a déconnecté un grand nombre de consommations de toute contrepartie immédiate fournie par le consommateur, l'État-providence a provoqué à la fois une dégradation des équilibres économiques et une sorte de schizophrénie sociale : nous avons commencé à vivre comme s'il suffisait de crier assez fort pour que les cailles tombent du ciel. Concrètement, on constate qu'à l'expansion des missions sécurisantes de l'État, et à l'alourdissement corrélatif de ses ponctions sur le revenu national, correspondent partout les mêmes réactions. Chez les individus: dissimulation, fraude, inertie, désobéissance passive - et, chez certains, l'insubordination a priori. Dans la mentalité 186
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générale: recherche du fonctionnariat, par passivité chez les humbles et par appétit de pouvoir chez les intellectuels. L'État a en outre suscité la coagulation, par activités et par régions, des intérêts privés: syndicalisation des salariés, du grand patronat, des entreprises petites et moyennes, des agriculteurs, des enseignants, de ses propres fonctionnaires ; plus récemment de policiers, de médecins et autres professions libérales, voire de magistrats. L'État a institutionnalisé ces groupements pour s'en faire des partenaires dans la concertation. Ces « partenaires », le gouvernement les trouve aujourd'hui en face de lui comme des pouvoirs de fait, appuyés par les mœurs, légalisés par les majorités parlementaires et armés du droit de grève. Ces organes, plus ou moins représentatifs d'intérêts sectoriels mènent contre les anciens, issus du suffrage national, une guerre larvée. Et nous les voyons exiger des gouvernants des négociations de puissance à puissance. Le recours à l'intimidation, à l'occupation des lieux de travail, à la séquestration des personnes, habitue les revendicateurs à l'idée que leurs intérêts sont au-dessus des lois. Le chantage exercé par le blocage de services publics sur les usagers conduit à battre en brèche ces monopoles; l'anarchie sporadique d'une partie de la jeunesse trop longtemps scolarisée fait naître des réactions d'autodéfense. Ainsi l'État, qui s'est voulu omnipotent, n'est plus le garant de la paix civile. Enfin, faute de renoncer à se servir de leurs pseudomonnaies pour financer leurs politiques de redistribution sociale, les États occidentaux n'ont pu remettre sur pied un système monétaire mondial. Les échanges internationaux ne peuvent donc être régis par des marchés authentiques. Le commerce est canalisé et conditionné par des tractations entre gouvernements. 187
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Les institutions ne sont-elles pas là pour neutraliser le pouvoir de l'argent? Le pouvoir de l'argent est une réalité : sinon, pourquoi tout le monde en voudrait-il davantage? L'expression est devenue une arme politique associant des récriminations égalitaires diverses, avec une légitime méfiance contre certains emplois de ce « pouvoir ». Méfiance légitime que celle soulevée par des campagnes électorales dont le financement fut longtemps clandestin. Légitime aussi devant les probabilités de « pots de vin » influant sur telle ou telle attribution de marché. Mais la source première de ces campagnes ou de ces concussions n'est-elle pas l'empiétement inverse: celui de la politique sur les intérêts privés? Dans le fait, par exemple, qu'une élection peut décider de la nationalisation ou de la privatisation d'industries entières, de l'accroissement ou de la réglementation des privilèges syndicaux? Si l'on veut - et c'est de saine raison - que l'argent intervienne le moins possible dans la politique, il faudrait commencer par exclure la politique de l'énorme partie du domaine économique qu'elle s'est annexée à tort. Mais par ailleurs, l'égalitarisme diffus vise trois cibles principales, les inégalités du pouvoir d'achat, l'influence de la finance sur les activités économiques, l'organisation hiérarchique de l'entreprise. Le pouvoir d'achat met chaque individu dans l'obligation désagréable de sacrifier certaines des satisfactions qu'il désire, pour obtenir celles auxquelles il tient le plus. C'est cette « servitude» qui est aujourd'hui contestée au nom d'une série de « droits» inclus dans le « minimum vital» et complétés par ceux à l'instruction, aux loisirs, à la santé ... Le motif de ces exigences est que le «progrès» 188
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doit permettre à la collectivité de les satisfaire, et que le refus porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Le bénéficiaire de ces « prestations » les reçoit comme son dû. Mais il n'y a rien de donné qui ne soit pris à quelqu'un d'autre. Ainsi se trouve abolie la garantie de liberté, par laquelle nul ne doit être obligé de fournir une prestation sans une contre-prestation qui lui convienne. Sur la place qu'occupe aujourd'hui le financier dans la cité et dans les relations internationales, l'opinion publique n'a guère que des figurations mythologiques. Le fait fondamental est que le cours forcé du papier-monnaie a complètement dénaturé le commerce des moyens de paiement, qui est le métier indispensable et périlleux du banquier : il ne vend plus que du crédit, dont le flux est éclusé par le pouvoir politique, selon les fluctuations de l'inflation d'origine budgétaire et non plus selon l'évolution des besoins et des techniques. Il y a maintenant soixante-dix ans que ces dérèglements politico-financiers ont engendré la grande crise de l'économie occidentale, et poussé les électorats à réclamer sa mise en tutelle par les gouvernants. Les remèdes - abandon de l'étalon-or, politisation des salaires, nationalisations, planification, inflation manipulée, fiscalisation croissante du revenu national- se sont avérés pires que le mal. On ne peut faire fonctionner correctement le marché, fondé sur la décentralisation des décisions de production, en paralysant l'un après l'autre les régulateurs du système. Passées les « trente glorieuses » années de reconstruction, le chômage croissant qui s'est installé n'a cessé de nous le rappeler.
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Chapitre XVIII La porte étroite du droit Des hommes sans principes ne peuvent former une société ordonnée Il Y a soixante ans, Pierre Lhoste-Lachaume engageait le combat, qu'il ne devait cesser qu'à sa mort, « pour une économie ordonnée et sociale, mais individualiste et libre»; et il avertissait ses confrères dirigeants d'entreprises - tentés d'accepter la protection et la sujétion d'ententes entre producteurs homologuées par l'État - qu'une telle collusion les conduirait à« l'abdication du patronat ». Ces deux formules sont les titres mêmes des brochures qui furent alors largement diffusées, et qui déclenchèrent un courant de résistance libérale dont nous sommes aujourd'hui les héritiers. La défaite de 1940 jetant bas les obstacles parlementaires, ouvrit le champ aux pIanistes, alliés à certains néocorporatistes; d'où la juxtaposition des « Comités d'organisation» et de la« Charte du travail ». Après quatre ans de guerre, tel était encore l'impact psychologique de la
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grande dépression des années trente, que les mêmes illusions dirigistes, la même optique anti-capitaliste, inspirèrent aussi bien le programme du gouvernement provisoire d'Alger, que l'échafaudage diplomatico-financier de Bretton Woods. Pierre Lhoste-Lachaume avait vu juste. La première de ses brochures avait posé clairement le problème qui continue à dominer notre vie politique; et la seconde, annoncé la rançon que nous payons pour avoir laissé le politique imposer sa tutelle à l'économique. Il est vrai qu'énoncer les qualités que devrait présenter l'économie, ne suffit pas à faire voir comment combiner ces complémentaires : ordonnée et libre d'une part, sociale et individualiste d'autre part. C'est toute la philosophie de la société libre, de l' économie concurrentielle et de l'État de droit, qu'il faut faire entrer en ligne de compte, sans pour autant s'abstraire des réalités concrètes de l'histoire contemporaine. L'œuvre considérable écrite au fil de l'actualité, de 1935 à 1973, témoigne de ce constant souci de « synthèse pratique de pensée et d'action» (sous-titre du premier livre de P.L.-L. : Réalisme et Sérénité); on en trouve l'essentiel dès 1950 dans Réhabilitation du libéralisme, et dans une brève plaquette de 1953 intitulée La Clef de voûte de la liberté. Cette clef de voûte est spirituelle, mais en même temps pratique; c'est la discipline intérieure et volontaire de l'homme libre, faite de souci du droit et de délicatesse morale. L'expression « spirituel » a dérouté, parfois, au point d'être confondue avec « spiritisme ». Ce serait pourtant de la superstition à rebours que de nier sans examen sérieux l'existence de facultés mentales et psychiques que les Orientaux ont traditionnellement développées par l' ascèse et la méditation. Les chrétiens en rencontrent de 192
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nombreux échos dans la Bible, et leur credo professe la survie de l'âme ainsi que la communion des saints. Nous parlons intentionnellement de délicatesse, car cette morale-là est davantage que l'ensemble des règles externes admises par les mœurs. C'est ce que les chrétiens appellent charité, du mot latin qui signifie amour. C'est une attitude génératrice d'actions qui témoignent du respect porté au prochain. Et ce respect est d'ordre métaphysique, car il dépasse la sympathie naturelle que déjà beaucoup d'animaux éprouvent pour leurs congénères. Nous avons tous une métaphysique : il est clair pour tout homme que son esprit a une vie propre, et que l'inspiration - en tant que distincte de l'information observée ou transmise - joue un rôle incessant dans ses pensées et surtout dans ses volitions. Si l'homme ne veut pas tomber sous le joug de contraintes policières imposant la direction arbitraire de quelques-uns, il doit en payer le prix tel que l'a défini Emmanuel Kant : se conduire lui-même par des principes universels. Or notre époque technicienne n'a plus, en fait de principes, que des slogans sans cohérence; en fait de philosophie, qu'un magma de cynisme et d'humanitarisme. Le résultat est un mélange d'anarchie et d'égalitarisme oppresseur.
L'ordre est un faisceau d'équilibres Jusqu'à ce que les hommes reconnaissent leurs erreurs, l' histoire répète ses leçons. Il y a donc un ordre créé, aussi bien dans la psychologie humaine que dans la nature des choses. La connaissance de cet ordre conduit à la paix, sa méconnaissance rend endémiques la violence et la tyrannie. Nous avons déjà noté combien est éclairante la double définition de saint Thomas d'Aquin : la justice est la 193
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qualité de l'homme juste (tout passe par le cœur de l'individu), et l'homme juste est celui qui se tient dans l'ordre, c'est-à-dire à sa place vis-à-vis du Créateur, du prochain et de sa propre finalité de personne (nul ne vit qu'en relation au tout). Sur le plan de la vie en société, on retrouve cette même relation trinaire, car l'ordre s'établit à trois niveaux par des équilibres complémentaires: pour l'individu, entre ses droits et ses devoirs; pour le citoyen, entre ses libertés et les pouvoirs qui les garantissent; pour le membre du genre humain, entre l'autonomie et la solidarité. Ces trois niveaux d'équilibre forment un faisceau, parce qu'à chacun l'on trouve aussi un lien avec les deux autres. En effet, droits, libertés, autonomie relèvent du même principe: la dignité congénitale de la personne. Et devoirs, pouvoirs, solidarité relèvent du principe complémentaire : la justice. Or nul individu ne peut se réclamer de sa dignité s'il n'observe la justice: et la justice n'existe que si les institutions sont fondées sur le respect de la dignité de chacun. Notre société n'est donc pas « ordonnée»; et elle a tort de se dire « libre » car elle est, en fait, encombrée d'une multitude de privilèges et de routines. Nous ne sommes d'ailleurs pas seuls en Occident à vivre dans un désordre d'idées qui prouve - par l'absurde - la prodigieuse fécondité de notre système économique, pourtant gravement entravé. Dans les pays anglo-saxons, la vie politique intéresse moins que les tournois de footbaIl. On peut généraliser en disant que les peuples de l'Occident industrialisé n'ont tout simplement aucune philosophie politique. Il y a bien des partis plus ou moins organisés mais ils s'affrontent surtout sur l'étendue et le rythme des générosités sociales et des restrictions corrélatives aux libertés 194
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des citoyens. Au mieux, les discussions peuvent porter sur le centralisme opposé au fédéralisme. Cela est particulièrement net aux États-Unis, entre Démocrates et Républicains. Dans chacune de ces deux confédérations d'équipes électorales, on trouve des réformistes (liberals) et des modérés (conservatives); les révolutionnaires (radicals) sont une infime minorité; et les libéraux orthodoxes (libertarians) attendent encore leur percée sur le plan électoral. Liberté et égalité : des prérogatives incontestées La formule républicaine tient plus de place sur le fronton de nos édifices publics que dans l'esprit de nos contemporains; mais au XVIIpmc siècle, elle résuma bien les aspirations de gens qui, sensibles aux anomalies d'une hiérarchie sociale sclérosée, réclamaient pour tous l' autonomie et la parité de droits que l'on se doit entre concitoyens. Il y a là l'héritage d'un long effort intellectuel, où avaient concouru des bourgeois cultivés généralement issus des professions judiciaires, et des aristocrates ouverts aux critiques adressées à leurs privilèges, parce que la monarchie centralisée (dite à tort « absolue ») en avait dissous le fondement de services rendus au corps social. Louis XVI essaya de retrouver, dans une réconciliation avec son peuple, la légitimité que les « Sociétés de pensée» avaient sapée par l'affirmation croissante d'un droit naturel. La Fête de la fédération de 1790 - au premier anniversaire de la prise de la Bastille - montra qu'un tel espoir correspondait au vœu presque unanime des Français. L'on ne saurait donc sans outrance reprocher aux « Philosophes» d'avoir plaidé la cause de la liberté, puis195
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qu'ils ne pouvaient prévoir« combien de crimes» seraient par la suite « commis en son nom ». Très lourde en revanche est leur responsabilité dans la dose considérable de guerre au christianisme qui s'est mêlée à leur entreprise de libération politique. C'est cela qui a coupé en deux la France de 1793, rejeté le clergé de la Restauration vers « l'alliance du trône et de l'autel »; soudé par réaction la IIFmc République avec le radicalisme anti-clérical; et jusqu'à nos jours, entretenu parmi les bourgeois et ruraux conservateurs une « chouannerie » viscéralement hostile au libéralisme. Rien ne fut plus désastreux que cette coupure, car les libertés juridique, économique et politique du libéralisme sont indispensables à la défense des libertés familiales, intellectuelles et religieuses des « bien-pensants ». Rien, en outre, ne rendait cette coupure inévitable au début. Les grands intellectuels du XVIUèmc siècle (Diderot sans doute excepté) étaient au moins déistes; de même que la plupart des loges maçonniques aussi bien en France qu'en Angleterre et dans la naissante Amérique. Les mascarades de la « déesse Raison » ne sauraient dévaloriser l'idée que les fondateurs des États-Unis ont placée comme pierre angulaire de leur édifice politique : 1'homme est doté par son Créateur de droits que nul pouvoir humain ne doit enfreindre. En langage moderne laïcisé, cela veut dire: ce que nous percevons des lois des choses et de l'esprit, ne peut avoir d'autre sens que de permettre à chaque homme de s'accomplir. ' C'est la stabilité de ces enchaînements de cause à effet, qui nous guide pour trouver dans la nature, et dans nos relations avec nos semblables, les moyens de poursuivre des fins de notre propre choix. Nul n'a par conséquent le 196
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droit de rompre arbitrairement cette prévisibilité du résultat de nos décisions. Telle est d'ailleurs l'idée directrice de ce qu'à notre époque Ludwig von Mises a appelé la praxéologie, c'està-dire la science de l'action humaine ordonnée à des choix conscients d'objectifs et de procédés. Il est clair que cette rationalité de nos décisions et comportements est perturbée par l'intrusion de contraintes extérieures. D'où la nécessité de borner aussi précisément que possible les domaines respectifs de la propriété et du pouvoir. Un tel bornage est l'objet spécifique du droit. Fraternité, mais propriété!
La liberté nous apparaît ainsi comme un concept « en creux » : un champ d'action que l'on peut et doit remplir par une destinée choisie, ou du moins acceptée. Celui qui ne veut pas faire quelque chose de sa vie, s'inscrire dans une œuvre, ne sera jamais un homme libre, même s'il est le détenteur d'une immense fortune. Inversement, est libre celui qui dispose consciemment de lui-même et de ce qu'il produit ou possède. Sa liberté est réduite, et il est frustré de sa destinée, dans la mesure où d'autres le contraignent ou l'entravent. D'où l'importance primordiale que les juristes de la Révolution et du Consulat ont reconnue à la propriété privée, comme base concrète de la liberté individuelle et même politique. Individualiste, laïque et bourgeoise, cette idée de la liberté est assurément incomplète; mais elle fournit, sur le plan temporel, une fondation cohérente au deuxième terme de la devise: l'égalité. Là encore, il est vrai, c'est un concept « en creux », car le respect de la propriété privée limite l'égalité à la parité des droits et 197
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exclut le nivellement des moyens. C'est précisément ce que lui reprochent les tenants d'un égalitarisme concret. La liberté et l'égalité républicaines sont effectivement des prérogatives « formelles ». Les droits qui en découlent dans la cité ne sont que des possibilités de recourir à la puissance publique, pour repousser les empiétements d'autrui contre l'autonomie personnelle et patrimoniale de l' individu. On oublie trop facilement que l'idée de justice, en ce qui relève des relations entre individus, commence par l'exclusion de l'injuste c'est-à-dire de ce que chacun ne voudrait pas que les autres lui fassent. Notion assurément « négative» mais qui est l'élément de base de la Rule of Law, de l'État de droit. C'est le troisième terme de la devise qui est le moins convaincant. On a souvent fait remarquer que la fraternité ne peut s'exiger comme un droit, ni s'imposer de l'extérieur. Liberté et égalité requièrent seulement que l'on agisse chez soi, ou selon le donnant-donnant. La fraternité, au contraire, suppose l'affection et le secours, même sans contrepartie. Les « Grands Ancêtres» étaient trop bons juristes pour ne pas avoir perçu la différence entre le droit strict de ne pas être troublé dans la légitime possession, et la créance morale qui fonde le « frère» à attendre du frère une prestation gratuite. C'est précisément l'analogie avec les « liens du sang» au sein de la famille, que les républicains ont retenue comme type de la solidarité entre concitoyens, et même entre étrangers. La fraternité est d'ailleurs une conséquence logique des deux premiers termes, car les « droits de l' homme» ne sauraient dépendre de la couleur de la peau. C'est à ce que le XVlIIèmosiècle gardait d'imprégnation chrétienne, qu'il est plausible de rattacher l'impulsion de 198
La porte étroite du droit
sensibilité » en question. Il est vrai que déjà les Grecs antiques disaient Zeus « père des dieux et des hommes» ; mais c'est quand même l'Espagne catholique des XVFmc et XVIIFmc siècles qui a envoyé des évêques et des moines protéger les Indiens des Amériques, contre ses propres gouvernants et colons. Les révolutionnaires français ont continué dans la même voie et donné la preuve de leur sincérité, en proclamant l'abolition de l'esclavage des noirs. La faille véritable, dans l'idéologie du XVIIFmc siècle, c'est le mythe du bon sauvage (que Jean-Jacques Rousseau a modernisé, mais dont la racine figure dans Hésiode, Socrate et Platon). C'est là que gît la rupture avec la conception chrétienne de la « nature blessée », de l'homme « pécheur» qui doit remonter toute la pente de ses appétits égoïstes pour retrouver sa dignité originelle, et n'en est pas capable sans le secours d'En-Haut. Pour réclamer plus à l'aise la liberté, les Philosophes n'en ont pas souligné les contreparties nécessaires, même si Montesquieu a écrit que c'est le régime qui réclame des citoyens le plus de vertu. L'individu ne peut vivre que dans des groupes, et les groupes n'ont de raison d'être que le service des individus. Équilibre instable, et dont le fruit est toujours aléatoire car l'erreur, la faute et l'accident sont inhérents à l'existence. Pris dans les pièges du besoin, de la souffrance, et de l'instinctive préférence de soi - équivalent psychologique de la « faute originelle » - nous devons dire, à plus juste titre sans doute que saint Paul dans son Épître aux Romains (7 -19), « Le bien que je voudrais, je ne le fais pas, et je commets le mal que je ne voudrais pas ». «
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QUATRIÈME PARTIE OUVRIR DES ROUTES DE LIBERTÉ
Chapitre XIX Rebâtir sur des caractères
Sans morale, l'État devient trop lourd « Il n'est de richesse que d'hommes », écrivait il y a quatre siècles Jean Bodin. Encore faut-il qu'ils aient du cœur et de la tête. Les Français en ont rarement manqué dans leur histoire; s'ils paraissent aujourd'hui hors de forme, la faute en est surtout à des structures socio-politiques qui stérilisent leurs atouts et flattent leur tendance au laisser-aller. Ce mal nous est commun avec d'autres démocraties occidentales. Alexis de Tocqueville avait prévu le dépérissement de la fibre civique et l'affaissement moral qui résulteraient de la trop grande dimension des États modernes, et de leur manque de hiérarchies spirituelles. Henri Bergson a bien évoqué le remède : « Il faut à nos civilisations un supplément d'âme ». Mais nous n'avons, sous cette splendide formule, mis rien d'autre qu'une sensibilisation exagérée à l'envie égalitaire.
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Vivre libres
Combien de citoyens osent, comme jadis, « prêter main-forte» aux passants agressés? C'est à la police d'en prendre les risques. Combien d'enfants soutiennent encore leurs parents dans le besoin? C'est à la Sécurité Sociale de les prendre en charge. Combien de citadins s'intéressent à la gestion de leur commune? L'on vote à peine de loin en loin, pour reconduire les édiles dans leur mandat. Combien y aurait-il de volontaires pour l'armée de métier qui devrait suppléer un service militaire abrégé et édulcoré? Combien de fils de famille reprennent-ils la responsabilité de l'entreprise paternelle? En bref, nous avons depuis un grand demi-siècle compté sur des mécaniques politiques, législatives, administratives et fiscales, pour nous dispenser de vertus. Nous avons méconnu que des institutions sont opérantes seulement dans la mesure où elles consacrent et appuient des mœurs vigoureuses. Or, la vigueur des mœurs tient à la vitalité d'un idéal partagé par la grande majorité des individus, qui nourrissent cet idéal et le transmettent dans leurs foyers et leurs communautés. À la diffamation systématique de la morale - tant laïque et « républicaine » que chrétienne et « bourgeoise » concourt l'irénisme défaitiste de dirigeants politiques, économiques, religieux, qui traînent de réformes en abandons par peur d'être traités de conservateurs (encore une réussite des faussaires du langage). Ils ne savent plus ce qu'il faut conserver pour sauver la liberté et la dignité du peuple. Ils ne sentent pas qu'il est vain de retarder certains refus car l'échéance n'en est que plus brutale. Pourtant, il y a dans les sociétés, à travers les individus, un vouloir-vivre qui condamnera à l'échec cette dissolution de l'autorité, cette nécrose des caractères. La faillite de cet état d'esprit se profile dans les signes de plus en plus
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Rebâtir sur des caractères
nets de notre paralysie sociale: la morosité des nantis, la contestation jointe aux trafics douteux, la revendication jointe à la fraude, l'amertume et le désarroi des diplômés sans débouchés, le chantage des grèves-bouchons et des barrages ...
Ne pas confondre objectivité et scepticisme Une autre philosophie politique existe, en partie réalisée jadis; il faut ré-assembler et compléter ces fragments d'une doctrine qui correspond à l'instinct profond de notre pays: la preuve en est qu'aujourd'hui la propagande communiste elle-même brandit les thèmes de liberté et de pluralisme, de patriotisme et de respect des droits de la personne. Il est prudent de se méfier des phrases et de juger les arbres à leur fruit; c'est l'objectivité. Renoncer à trouver des voies de raison et se contenter de tirer son épingle du jeu, serait pire que du scepticisme. Il est bon de ne pas suivre les avocats de la table rase: ils n'ont jamais instauré que de pires injustices. Il est sage de considérer les traditions comme un mélange où il faut trier le grain de l'expérience et la balle des préjugés. Mais quand la civilisation est en crise - et personne ne nie qu'elle le soit - il faut choisir entre les thèses existantes, ou alors en construire une sur d'autres perspectives. Tel a été le but de ce livre. Nous sommes persuadés que l'Occident a servi l'humanité tout entière en visant à accroître et à systématiser les libertés individuelles, économiques et politiques; il y a réussi en partie, mais ces libertés aujourd'hui sont malades. Et voici maintenant notre opinion : nos libertés sont menacées parce que nous avons hérité du « siècle des lumières » une version intellectualiste de la liberté, posée 205
Vivre libres
comme un impératif absolu, sans racines historiques, dispensé d'expliquer sa raison d'être, et même de se justifier si ce n'est par le sophisme d'un imaginaire « contrat social ». En fait, tout au long de nos analyses, nous avons rencontré et remonté ces racines historiques; et constaté qu'elles partent du cœur et de l'esprit des hommes aux prises avec leurs besoins, encadrés, contraints et servis par les lois impersonnelles de l'Ordre Créé. Quant à la raison d'être de la liberté et à sa justification par ses fruits, nous avons à plusieurs reprises tiré des lumières de la sagesse antique ou médiévale. Loin de nous, par conséquent, la prétention d'inventer quoi que ce soit. Encore moins, de diminuer l' incontestable mérite des philosophes et hommes d'État qui ont accouché l'Occident de structures constitutionnelles et juridiques d'une immense efficacité libératrice. Mais il ne faut pas oublier qu'ils ont aussi fait œuvre de combattants, leur objectif immédiat étant de renverser une autre théorie de la société, celle des monarchies de droit divin. D'où leur insistance à mobiliser les aspirations populaires et l'effort des intellectuels, sur le thème de l'égalité des droits de l'homme en général, et des droits des citoyens dans et sur l'État, en particulier. Plaidoyer habile qui a sapé la résistance des privilégiés, voire obtenu leur appui; mais en même temps plaidoyer tronqué, pour une liberté égalitaire et sans contrepoids. Ces spécimens remarquables de l'élite de leur temps n'ont pas imaginé que les générations suivantes de dirigeants démocratiques feraient de la liberté une idole, dont la suprématie rhétorique a engendré pour une bonne part les maux dont nous souffrons. Il reste à préciser une idée de la liberté mieux en harmonie avec la nature des hommes en
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Rebâtir sur des caractères
chair et en os. Car ainsi seulement aura-t-on une référence solide pour discerner les solutions correctes aux problèmes concrets de notre proche avenir. Ce sont les devoirs qui fondent la liberté La liberté est inscrite dans nos constitutions; mais l' assujettissement est installé dans les faits, concurremment avec l'anarchie endémique des asociaux et la lutte des féodalités sectorielles. Ce sont là des maladies de la société libre. Comme celles du corps, elles nous renseignent sur la fonction normale de l'organe atteint. Nous sommes de plus en plus assujettis, parce que les « droits» à la santé, à l'éducation, à l'emploi, aux loisirs, etc. sont de plus en plus nombreux à honorer et donc à financer. Les asociaux se livrent à la violence et au vandalisme parce que la « société » leur dénie le « droit » au bonheur sans apport. Des groupes socioprofessionnels bloquent tel ou tel circuit économique parce que l'État ne respecte pas leur « droit» à maintenir leurs avantages acquis. Les auteurs de la Déclaration des Droits de l'Homme, ou du préambule de la constitution américaine, ont prêté le flanc à cette distorsion de la liberté, en proclamant que « les hommes naissent libres et égaux en droits ». Car la liberté est alors présentée comme une liste de droits a priori (qui, pour les Pères Fondateurs, comprend explicitement le « droit à la poursuite du bonheur»). Or, si l'on demande aux hommes quels sont ces droits, il est clair qu'ils en élargiront sans cesse la liste. L'ambiguïté apparaît dans l'exemple du droit à la santé. Dans la conception libérale, c'est le droit d'être protégé contre une contamination intentionnelle, ou indemnisé si elle est commise. Dans la conception collectiviste, c'est le 207
Vivre libres
droit à être soigné à n'importe quel prix. Les libéraux pensent à la protection contre une agression. Liberté « négative» décrètent leurs adversaires, qui réclament la liberté « positive» de recevoir une prestation prélevée sur autrui. Des chrétiens traditionalistes ont proposé une issue à ce traquenard sémantique, en disant: « Rester libre, c'est pouvoir faire ce que l'on doit ». Formule encore ambiguë car le nazi « doit» obéir au Führer puisque celui-ci a été plébiscité sans violer la lettre de la constitution de Weimar. Ainsi, être libre c'est en définitive ne pas être empêché de remplir les devoirs que l'on se reconnaît en conscience. (Celui qui agit au rebours de son devoir abuse de la liberté, et sait qu'il ne peut s'en réclamer, mais parie sur le « pas vu, pas pris»). Si l'on pose ainsi en premier lieu le « for intérieur» de l'homme et ses devoirs, la revendication de liberté se trouvera circonscrite; car si l'on demande aux hommes quels sont les devoirs qu'ils se reconnaissent en conscience, la liste en sera la plus courte possible. En outre, la filiation « devoir, donc liberté » a une valeur inconditionnelle puisque l'homme isolé reste libre. Robinson dans son île se reconnaît des devoirs envers luimême et envers Dieu, et il est libre de les remplir alors qu'il n'est pas en mesure de faire valoir des droits, réclamer des réparations, exiger des rétributions, infliger ou subir des pénalités. La liberté en société est faite de droits protégés Arrêtons-nous un instant sur le cas historique combien plus éclairant que le mythe du « bon sauvage» de cet Alexandre Selkirk, marin écossais coupé du reste des hommes pendant cinq ans, dont Daniel Defoë a romancé l'aventure. 208
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Nous le voyons poussé à réagir par ses besoins, premier moteur de tout être vivant. Mais aussi, régi par sa mentalité de civilisé et de chrétien. Il ne peut se contenter de manger sa cueillette et dormir dans une tanière; il se fait une autre idée de lui-même. Il retourne à l'épave, en ramène outils, armes, semences; il se fait un calendrier, bâtit, défriche, enclôt, fabrique des récipients et y range réserves puis récoltes. Et il prie, fixe ses souvenirs, songe aux chances et moyens de son retour. En bref, il impose un ordre à son existence, imprime sa marque sur un domaine en y combinant son travail aux ressources de l'environnement. Il fait son devoir d'homme, et sa liberté n'a d'autres bornes que ses forces, son savoir, son équipement. Un certain vendredi, il rencontre un autre naufragé, un noir fugitif. Il le nourrit, le loge, l'instruit, organise leur travail à deux, règle le partage des résultats accrus par cette coopération. Il y a désormais sur ce coin perdu de l'océan deux hommes liés par des devoirs réciproques, donc des droits de chacun sur l'autre; c'est déjà la société en microcosme. Lorsqu'enfin un navire le ramène en Europe, Robinson va retrouver la société contemporaine infiniment plus complexe, mais l'échelle seule a changé, non la nature élémentaire des rapports humains. Il y aura désormais spécialisation: Selkirk reprendra son métier, il n'assurera plus directement la production de ce dont il a besoin, et si quelqu'un lui fait tort il pourra, et devra, recourir à des tribunaux qui jugeront selon les lois du pays. La liberté d'Alexandre Selkirk, sujet de la reine Anne, n'a pas les mêmes modalités que la liberté du naufragé solitaire. Elle est coulée dans des droits précisés par la coutume et la jurisprudence, sanctionnés par la force publique. « Sa maison est son château », on ne peut l'y arrêter de nuit, ni sans mandat. Il y décide seul de l'emploi de ses ressources, 209
Vivre libres
de ses aptitudes et de son temps. Hors de chez lui, il est juge d'accepter ou refuser les transactions qui s'offrent pour louer son travail, vendre ou acheter ce qui lui convient. En contrepartie, il sait qu'il lui faudra - bon gré, mal gré, mais comme tout le monde - payer les redevances au landlord, la dîme au pasteur, et l'impôt au fisc. S'il y a guerre avec le roi de France, il pourra être pris dans une « presse» et aller servir sur un vaisseau de Sa Majesté comme matelot ou canonnier. Telle est, à l'actif et au passif, dans l'Angleterre du premier quart du XVIIFmo siècle, en vertu de la Grande Charte et des limitations ultérieures aux droits du souverain, la liberté du marin Selkirk qui n'est ni noble, ni clerc, ni serf. Cette liberté n'est pas une liste de revendications qu'une constitution lui permet d'élever sur les biens d'autrui, mais les Français qui visitent le pays constatent que cette liberté est plus grande que chez eux. Dégagée des fumées idéologiques, la liberté en société est donc faite de droits légitimés par des devoirs bilatéraux (envers des personnes ou envers des institutions communes), et protégés par des pouvoirs reconnus par tous. En suivant cette genèse psychologique et historique de la liberté positive, nous retrouvons donc la même essence de relations justes que nous avons perçue au début de notre étude, en examinant les concepts de droit naturel, de droits innés, de solidarité et de bien commun.
Exemples actuels des conséquences de cette perspective Si nous disons que les parents sont « libres» de décider de l'instruction à donner à leurs enfants, cela laisse le champ ouvert à la carence et à l'arbitraire (les individus peuvent s'en rendre coupables, aussi bien que les gouver210
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nants). Mais disons que les parents ont le devoir d'éduquer de leur mieux les enfants, c'est leur reconnaître à la fois le droit de choisir la meilleure école, et le devoir de payer convenablement les bons maîtres mais aussi de chasser les mauvais, ce qui améliorerait le service rendu à la société. Si nous disons que les enseignants sont « libres» de gagner leur vie dans le métier de leur choix, ils en déduisent logiquement qu'ils ont « droit» au minimum vital, à la promotion et à la retraite. Pour appuyer le tout, le droit de faire grève, c'està-dire de nuire aux enfants pour forcer les parents à payer (directement ou comme contribuables) un service qui ne les satisfait pas. Finalement l'État définit à la fois le service et la rémunération; son monopole détruit la liberté des parents, celle des enseignants, et la qualité de l'enseignement. Prenons le problème par l'autre bout. Constatons que chacun de nous reçoit de son pays des instruments de liberté fort précieux: le langage, la culture, et tout l'apport matériel d'équipements réalisés par les générations passées. Chacun de nous a donc le devoir de contribuer à l'effort commun de survie dans l'indépendance. La question ne se posait d'ailleurs pas dans l'Antiquité, quand chacun savait que la défaite de la cité signifiait pour tous l'extermination ou l'esclavage. Nous avons vocation à être libres, parce que nous avons à remplir des devoirs selon notre conscience. Et nous devons nous défendre les uns les autres afin de garder cette liberté-là. La liberté n'est pas un cadeau de la nature, c'est la récompense du courage et l'instrument de notre dignité.
Nature bilatérale de la justice sociale Une telle analyse soulève, chez nos contemporains, une objection automatique : « c'est une perspective périmée, 211
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réactionnaire, qui n'offre pas de solution au problème fondamental de la redistribution d'avantages inégalement répartis ». L'idée est si fortement ancrée aujourd'hui, que la « redistribution » usurpe les noms de justice sociale et de justice distributive. Or la justice sociale est ce devoir que nous venons d'évoquer, qui consiste pour chacun à rendre à la société autant qu'il en reçoit. Le devoir non seulement de payer à l'État ses services, mais encore de transmettre à la nation de demain l'héritage de la nation passée. Quant à la justice distributive, elle ne saurait être « justice» en prenant aux uns ce qu'ils ont légitimement acquis, pour le donner à d'autres qui ne fournissent pas de contrepartie. Cette justice-là détruirait la justice commutative. Pour retrouver le sens véritable de l'expression, il faut se référer à saint Thomas d'Aquin: dans le langage de son temps, il en fait un devoir du « prince ». Ce n'est pas d'une collectivité qu'il s'agit; nous ne devons pas traduire par société, mais par: les gouvernants, personnellement. Les gouvernants ont le droit de commander parce qu'ils ont des devoirs spécifiques, dont l'exercice est impossible sans ce droit particulier, qui est le pouvoir de contraindre. Ces devoirs ont un double aspect, le premier est d'employer au service de tous les membres de la cité le patrimoine commun reçu des ancêtres : infrastructures, domaine public, monuments matériels et immatériels de la culture. En outre, le prince doit récompenser les services souvent considérables que certains citoyens rendent à tous les autres, mais que le marché ne peut ni évaluer ni rémunérer par le donnantdonnant: non seulement le prestige du pays, mais même sa prospérité matérielle dépendent des talents d'hommes hors du commun, tels que de grands stratèges ou diplomates, savants et inventeurs, missionnaires et éducateurs ... 212
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Revendiquer nos devoirs d'état Le devoir de justice distributive envers ceux qui apportent au pays (et souvent au monde) des bienfaits « sans prix », incombe non seulement aux gouvernants mais encore à tous les citoyens qui disposent de ressources audessus de la moyenne. C'est ce que le Moyen âge entendait par le devoir de munificence, et que nous appelons mécénat. Il serait logique de rattacher à la justice distributive la récompense de ce service « hors marché» que rendent à la nation des familles matériellement et moralement saines. Le système actuel des allocations familiales est au contraire fondé sur un égalitarisme qui en explique les mécomptes. Les patrons qui en avaient pris l'initiative, accusés de paternalisme, ont été « récupérés » dans cette machine à collectiviser. En revanche, il est impossible de rattacher à une branche quelconque du principe de justice, l'édifice incohérent et écrasant dit « Sécurité Sociale ». Les problèmes que pose la nécessité de répartir les risques et d'en assurer par l'épargne une couverture efficace et équitable, relèvent des techniques privées de l'assurance et de la mutualité. Là encore il a été imprudent de proclamer des droits au lieu d'éduquer sur des devoirs. Le devoir de munificence et le mécénat faisaient partie des « devoirs d'état », et ils avaient pour contrepartie le droit de « vivre selon son rang ». Aujourd'hui, où tout le monde est du « Tiers-État », il semble que l'on ait perdu l'idée que richesse oblige parce que tout le monde est devenu riche, en comparaison des « gens du commun» d'il y a trois siècles. La richesse n'a plus qu'un devoir: payer l'impôt progressif. En contrepartie, elle n'a même plus le droit de faire la charité (le mot est devenu insultant !). 213
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Le Moyen âge chrétien - plus libéral que notre époque sur ce point comme sur bien d'autres - ne confondait pas le devoir unilatéral de soulager le prochain dans la misère, avec une pseudo-justice mécanique envers une catégorie de citoyens anonymes. L'Église même n'était que la gestionnaire de la majorité des institutions financées par l'aumône (étymologiquement: compassion) et la générosité (comportement des gens de « bonne famille »). L'État cumule aujourd'hui tous les rôles de justice, de mécénat, et d'aide aux plus démunis; il les remplit mal, mais nous avons pris l'habitude de nous en décharger sur lui. Reconstruire une société libre n'en sera que plus difficile, et plus impérieuse la nécessité de restaurer en sa place primordiale la notion de devoir, source de droits et légitimation de la liberté.
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Chapitre XX La clé de voûte : la responsabilité Devoirs d'état et cadre social Débarrassée des échafaudages de notre raisonnement « personnaliste », la structure fondamentale d'une société
libre est aussi simple que cohérente: devoirs d'état des citoyens et devoirs des gouvernants, c'est tout un, chacun à sa place. Devoirs d'état individuels dans la famille et l'école, le métier et le marché, l'armée et l'église; devoirs envers Dieu, envers soi-même, le prochain, l'humanité. Devoirs de l'État, qui sont des devoirs d'état de l'électeur et de l'élu, du fonctionnaire et du ministre, de l'avocat et du juge ... Qui obéit à son devoir a autorité sur lui-même et sur les autres : c'est sa liberté à lui, bien définie et incontestable car il ne serait pas juste que quiconque l'entrave; et le devoir de l'État est d'empêcher cette injustice, de sanctionner cette liberté, d'en faire un droit. La notion de droit naturel n'est que l'intuition de cette relation sociale idéale, où la paix régnerait entre les hommes parce que nul ne
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serait empêché de faire son devoir selon sa conscience. Relation « idéale », car même quand personne ne l'empêche, l'homme remplit rarement tout son devoir et même fait parfois le contraire. Concédons encore que l'idée des devoirs diffère en partie d'une civilisation à l'autre (le chasseur de têtes de Bornéo tenait pour un devoir d'offrir à sa fiancée le crâne d'un autre guerrier). Mais dans l'aire de la civilisation hellénique et judéo-chrétienne, le contenu empirique de notre droit naturel est très semblable aux consignes simples et évidentes que donnait Jean le Baptiste à ceux qui lui demandaient: « que devons-nous faire, pour entrer dans le Royaume?» (Luc, 3,12-14). D'ailleurs, il n'y a rien d'irrationnel dans le conseil du Christ disant « Cherchez d'abord le Royaume et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît » : qui douterait que la paix et la prospérité gagneraient énormément si, pour répondre à l'amour du Père commun et le répandre, chacun pratiquait l'honnêteté et la charité? Seulement, la réalité est lourdement mêlée de transgressions et d'erreurs. C'est pourquoi la liberté doit être, en société, « surveillée» c'est -à-dire encadrée par la responsabilité personnelle et le pouvoir de la cité. Examiner par un recoupement ce trinôme - liberté, responsabilité, pouvoir - nous permet de récapituler la substance du plaidoyer pour la société de droit naturel, développé dans les vingt chapitres antérieurs. Ayant conclu, au vingtième, que la liberté n'est pas un postulat mais le corollaire des devoirs de l'individu, il nous reste à raccorder ce résultat avec celui que l'on doit aussi obtenir en partant du pôle opposé, c'est-à-dire du point de vue de la « société». Étant entendu que la société, c'est « tous les autres », pourquoi est-il utile à la société que l'individu 216
La clé de voûte,' la responsabilité
soit libre? Et comment garantir qu'en disposant de sa liberté, il nuit le moins possible aux chances qu'ont ses semblables d'être libres aussi. La réponse à la première question est que la liberté constitue, dans la société, la fonction exploratrice: l'individu libre sert les autres, même sans le vouloir ni le savoir, lorsqu'il invente pour ses propres buts des moyens que d'autres pourront imiter et améliorer. Nous l'avons vu spécialement à propos de l'économie, mais c'est presque plus visible encore dans les arts et les sciences. Autrement dit, l'intérêt social est de mettre le plus possible les individus à même de déployer leurs énergies créatrices. Pour éviter qu'ils s'en servent mal, il faut faire en sorte que les conséquences bonnes ou mauvaises de leurs initiatives retombent le plus directement possible sur euxmêmes! La responsabilité remplit, dans la société, la fonction régulatrice. Et comme il est évident que les hommes cherchent volontiers à éluder les sanctions de leurs fautes et erreurs, il est nécessaire d'organiser la responsabilité et d'en faire respecter les règles, au besoin par force : le pouvoir est donc essentiellement fonction stabilisatrice.
La liberté, facteur de maturation personnelle La personne humaine -l'individu nourri par son milieu et le nourrissant en retour - est comme une machine à inventer, dont l'efficacité virtuelle dépasse l'imagination à condition d'en contrôler, pas à pas, les réponses par l'expérience. Connais-toi toi-même : pour cela imite, innove, essaye, corrige, et constate ainsi ce dont tu es vraiment capable. Artisans, savants, artistes, sportifs, tous suivent cette démarche fondamentale pour améliorer leurs 217
Vivre libres
« performances », entraînant avec eux leurs émules. Si
chacun peut ainsi s'appliquer à ce qu'il espère faire mieux que d'autres, c'est dans toutes les directions que le savoir et la technique progressent, car même les échecs sont instructifs. Telle est la dynamique sociale de la liberté individuelle. Non moins important est l'aspect inverse, celui de la reconnaissance expérimentale des limites de soi. L'homme n'apprend vraiment la force de la nécessité que par la privation. Celui qui reçoit tout sans effort juge mal de la hiérarchie des besoins (là-dessus, une évasion en pays ennemi enseigne plus de choses que des années passées dans une grande École). L'individu ne se heurte pas seulement aux exigences de son propre corps et à la résistance du monde physique : il rencontre la volonté d'autres hommes. Mais là aussi, la liberté est son éducatrice: quant au vrai, quant au possible et quant au sage. Car là où l'on ne peut contraindre, il faut s'accorder. C'est par la discussion qu'il faut ajuster les vérités partielles que chacun perçoit. C'est par l'engagement mutuel qu'il faut concilier les objectifs et borner les prétentions, et comme l'accord s'avère parfois impossible, l'on acquiert dans ces affrontements décevants la sagesse, qui consiste à tenir compte de l'irrationnel, en soi-même et dans les autres. C'est ce que, dans son Traité des Sentiments Moraux Adam Smith a montré être le catalyseur essentiel de la vie en société : la sympathie. L'auteur de La Richesse des Nations désignait par ce mot l'aptitude de l'homme à imaginer chez ses semblables ce qu'il éprouve en luimême, à comprendre ce que l'autre pense et ressent, à s'en émouvoir par résonance. N'est-on pas là au ressort le plus profond de l'irrépressible liberté humaine? 218
La clé de voûte.' la responsabilité
La liberté, moteur de croissance sociale La liberté est encore le moyen par lequel les hommes explorent ensemble le réel, et non pas seulement chacun pour soi. Pas seulement en rivalité et concurrence, mais en alliance et solidarité volontaire. Nous l'avons vu en matière d'entreprise et de marché, mais œuvrer en commun - conjoindre les libertés pour que leur complémentarité multiplie leur efficacité - prend aussi les formes diverses de l'association (y compris les églises, associations d'apostolat mutuel). Enfin, la différence essentielle entre les sociétés libres et celles qui ne le sont pas, est que les premières reposent consciemment et organiquement sur l'égalité de tous leurs membres devant ce devoir fondamental de fraternité : respecter pour autrui ce qu'on exige pour soi. Telle est la loi interne qui a poussé leurs élites spirituelles à explorer de nouvelles voies dans le fonctionnement de la cité. Il n'est pas douteux que la vie économique, dans son évolution vers la civilisation industrielle, a été le terrain sur lequel a germé l'idée démocratique, au sens occidental du terme. C'est sur le marché des services qu'il devient évident que chacun est indispensable aux autres, dans sa place propre : que le PDG a besoin du laveur de vitres, et le savant du plombier. Les fonctions sont diverses, mais égale la dignité potentielle - laquelle se matérialise ou se détruit par le comportement. Si les trompettes de la renommée n'avaient pas été monopolisées par le camp collectivisant, on n'aurait pris Marcuse ou Galbraith que pour d'étincelants manieurs de paradoxes. Mais on aurait placé parmi les bons défricheurs des routes de l'esprit, des hommes comme Friedrich Hayek et Leonard Read. Parce que ceux -ci ont formulé 219
Vivre libres
certaines idées, accessibles à tous, et dont la simplicité est d'une justesse explosive. Comme jadis J.B.Say, disant que les produits s'échangent finalement contre des produits. Par exemple, Hayek montre que, pour la vitalité et l'équilibre de la vie économique, les raisonnements sur le produit national brut comptent beaucoup moins qu'une infinité de connaissances individuelles, prosaïques et rebelles à la mise en statistiques: comme de savoir qu'il y a à tel endroit un terrain, une machine ou un talent qui pourraient être mieux utilisés. Si Hayek a reçu tardivement un prix Nobel, il est improbable que soit officiellement reconnue la valeur de l'américain Leonard Read, animateur d'une modeste (à l'échelle USA) Fondation pour l'Éducation Économique, et qui a découvert Frédéric Bastiat au profit de ses compatriotes. Read conteste l'idée de Teilhard de Chardin - si belle en apparence - que « tout ce qui monte converge» car les connaissances humaines sont, dit-il, comme une sphère en expansion : plus elle grandit, plus elle entre en contact avec de l'inconnu. Les progrès « verticaux» divergent, chaque découverte pose des problèmes nouveaux, ouvre de nouveaux défis. Les plus grands esprits n'illuminent jamais qu'un canton de cette galaxie mentale; mais chaque homme, si humble soit-il, éclaire le point où il vit. C'est cette poussière d'étoiles minuscules qui nous fournit à tous la « luminescence générale du savoir humain ». C'est le même Read qui donnait à ses émules et disciples cette excellente leçon de liberté : cherchez à épurer et approfondir ce que vous savez; ce que vous estimez comprendre, exercez-vous à l'exprimer clairement. Ne l'expliquez qu'à celui qui vous le demande: si vous l'éclairez, il vous en amènera d'autres. Ne comptez 220
La clé de voûte: la responsabilité
pas sur la propagande massive, elle éteint l'intelligence. Seule la vérité honnêtement dite conduit à plus de liberté.
La responsabilité, régulateur des libertés L'étymologie du mot responsabilité nous en révèle le sens : l'adverbe latin « sponte » signifie « de sa propre volonté» (d'où notre « spontané»). Le verbe « spondeo » veut dire « je promets solennellement» (le participe passé « sponsi » désigne notamment les « époux »). Par suite, « respondeo », « je m'acquitte de ma promesse », « je réponds à mon engagement ». Un « irresponsable », dans nos langues juridiques, est quelqu'un qui n'a pas la lucidité, la capacité, la constance nécessaires pour porter la conséquence de ses actes et, plus spécialement, pour s'engager valablement. L'anglais « sponsor» désigne celui qui se porte garant, qui s'engage comme recours afin de donner confiance dans la promesse : le banquier qui endosse une traite, le parrain de l'enfant pour qui l'on demande le baptême. On voit ainsi à nouveau - en se plaçant cette fois dans le cadre social - combien la liberté implique l'idée de devoir encore plus que celle de droit. La société est avant tout un tissu d'obligations réciproques. Il y a plus, et c'est le grand mérite de Bastiat que de l'avoir explicité: là où la responsabilité manque, intervient inéluctablement une solidarité non voulue. C'est que nos actes (et omissions) engendrent leurs conséquences, non d'après nos intentions mais d'après le jeu mécanique des causalités. Le langage familier traduit cela par : « Il y a toujours quelqu'un qui paie les pots cassés ». Si l'auteur (ou son garant, père de l'enfant, maître du chien ... ) indemnise les gens lésés, la responsabilité joue et la justice est sauve. Sinon, c'est une 221
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automatique solidarité naturelle, manifestement injuste puisque ceux qui souffrent n'avaient eu aucune part à la décision. C'est pourquoi il est regrettable que le langage ne distingue pas cette solidarité de fait, de la solidarité contractuelle (aval, société, association), ou quasi contractuelle (familiale, nationale, humanitaire). Ces solidarités consenties établissent en pratique une co-responsabilité en faisant intervenir un engagement formel ou tacite. Tout le progrès de notre civilisation vers une société libre a résulté d'un effort constant pour préciser ainsi les responsabilités et réduire d'autant les solidarités mécaniques. Bastiat l'avait bien vu, soulignant que les instruments juridiques fondamentaux de cette liaison entre liberté et responsabilité sont: la propriété privée et le contrat. Mais il y a des situations qui échappent à la volonté consciente, l'erreur, l'accident, la force majeure; c'est la catégorie du risque. Là encore, la liberté a fait la preuve de sa fécondité: car c'est au sein même de l'activité privée, dans le cadre du marché, que sont apparues les solutions contractuelles du problème du risque: l'assurance lucrative et la mutualité. Inventions remarquables, qui organisent une responsabilité collective de dédommagement, là même où il est impossible de remonter du dégât à une décision individuelle volontaire. La politique dite « sociale» qui, à notre époque, étatise la compensation des risques, n'est qu'une dénaturation de ces procédés issus de la volonté de prévoyance et le désir d'équité morale. Cette greffe autoritaire porte ses fruits amers sous nos yeux. Notre liberté concrète est amputée des ressources prélevées pour retransformer nos responsabilités personnelles en solidarité automatique. L'incitation à produire et gérer sainement ces ressources diminue, le « droit à la
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sécurité » remplaçant le devoir de gagner sa vie. Le déséquilibre chronique s'installe entre les charges et les possibilités de la sécurité étatisée, et finalement les promesses doivent être dévaluées. C'est la preuve par l'absurde de la fonction régulatrice de la responsabilité.
Le pouvoir, arc-boutant de la liberté Puisque la responsabilité est la clef de voûte d'une société libre, le devoir essentiel de ceux qui ont mission de maintenir debout l'édifice est de faire en sorte que les individus ne puissent rompre, à leurs étages respectifs, l'équilibre entre leurs libertés et leurs responsabilités. A cela peut seul servir le pouvoir politique, si l'on ne veut tomber dans l'anarchie. Pour que les individus puissent, en droite justice, être tenus responsables envers la cité, il faut qu'ils sachent clairement ce qui, par elle, est permis et interdit. C'est-à-dire ce à quoi ils peuvent s'engager entre eux (droit des contrats), ce qu'ils encourent s'ils font ce qui est interdit (droit pénal), ce à quoi ils sont tenus en tant que membres du corps politique (droit constitutionnel, administratif, fiscal). La valeur libératrice de cet ensemble de structures est proportionnelle à son degré de clarté et de fixité, ainsi qu'à la rigueur avec laquelle le pouvoir en impose - et s'impose à lui-même - une stricte application. Clarté, fixité et rigueur de ce cadre public permettent de laisser, en contrepartie, le maximum d'autonomie, de souplesse et d'adaptabilité à l'activité économique. Solution d'autant plus réaliste, que la complexité croissante des circuits économiques entrave toujours davantage le pouvoir central dans ses prises de décisions, tandis que cette même complexité favorise l' indocilité des agents économiques dispersés à la périphérie. 223
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Ainsi concourent à la même conclusion, à la fois la règle pragmatique de division des tâches et responsabilités, les considérations objectives d'efficacité, et le principe moral d'autonomie des personnes: il est à la fois raisonnable et juste de distinguer au maximum le domaine économique, qui est celui des intérêts privés, et le domaine politique qui ne devrait couvrir que les intérêts publics. Cette « séparation de l'économie et de l'État » a été réalisée en bonne partie, à quelques moments de l'histoire, par des régimes autoritaires : l'empire perse, le règne d'Auguste, celui de Napoléon III par exemple. Pour faire une société libre, il faut, en outre, que la structure même du pouvoir incorpore tous les membres adultes de la cité dans des fonctions politiques aussi larges que possible. Ce « possible » dépend des lieux et des époques. À Athènes les citoyens étaient une oligarchie, légiférant et gouvernant seule, et excluant de l'agora les « métèques » (= résidents). La république de Venise fut le modèle des ports francs et des juridictions consulaires, mais en même temps une oligarchie nullement « démocratique ». Aujourd'hui, les nouveaux États africains ne peuvent transposer les institutions européennes, parce qu'il leur manque une bourgeoisie (qui chez nous est démographiquement majoritaire, et traditionnellement politisée); le « parti unique» en est le substitut, faute de mieux. À nos yeux d'occidentaux, est démocratique un système où nul membre de la nation n'est exclu par sa naissance de quelque fonction publique que ce soit. Cela ne veut pas dire que tous exercent le pouvoir, mais qu'il existe certaines fonctions effectivement exercées par tous ceux qui le veulent. En tant qu'électeur, chacun a le pouvoir de désigner les candidats de son choix, d'interpeller les élus, de saisir législateurs et gouvernants d'une
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pétition, de participer à un référendum. Nous considérons aussi comme un trait distinctif de la liberté politique le fait que tout citoyen ait le droit de se présenter aux élections et, s'il est élu, de participer à part entière à l'élaboration ou aux modifications de la Constitution, de la législation et des obligations fiscales. (Notons à ce sujet la suggestion de Hayek, qui attribuerait le pouvoir budgétaire et fiscal à une assemblée distincte de la chambre législative. Cela atténuerait peut-être le pouvoir de spoliation dont disposent actuellement les majorités parlementaires).
Déléguer mais non abdiquer. Il serait naïf, ou hypocrite, de dire que n'importe qui peut accéder en vertu de ses seuls talents aux fonctions de gouvernement. Il y faut une conjonction de compétences et de relations qui fait que le « personnel politique » se recrute pratiquement par cooptation. C'est vrai de n' importe quel régime, à n'importe quelle époque, parce que le métier de gouverner est un travail en équipe, et que former une équipe implique un minimum de confiance laquelle ne s'accorde que de personne connue à personne connue. C'est pourquoi un parti au pouvoir pendant de longues années finit par sécréter une caste. Le seul remède est que des équipes rivales puissent se constituer, et qu'elles soient périodiquement départagées par une consultation populaire. Ce serait encore une illusion de penser que par ce biais le peuple conserve sa « souveraineté» ; du moins le risque de se trouver évincés au cours d'élections proches inspiret-il généralement aux gouvernants le souci d'éviter des actes d'arbitraire flagrant, ou des erreurs trop coûteuses pour le pays.
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C'est donc avec scepticisme qu'il faut évaluer le degré de liberté que laisse aux citoyens ce pis-aller dit « démocratique ». Aussi est-il moins utile de raffiner sur le mode de désignation des législateurs et gouvernants, que de définir étroitement le champ d'action où le droit de décider pour tous leur est délégué. Notre époque a, au contraire distendu ce champ d'action au point qu'il n'a pratiquement aucune borne. De même, la pratique des décrets, des lois cadres, des offices et des commissariats - pratique elle-même engendrée par l'extension abusive des attributions du pouvoiraboutit à ce qu'aujourd'hui, des fonctionnaires s'arrogent sans difficulté le pouvoir d'interdire ou de modifier des décisions d'entreprise ou des transactions de marché, alors qu'elles ne contreviennent pas à la loi. Le remède à la relative subordination du judiciaire à l'exécutif serait de transposer les expériences étrangères qui habilitent les juges à mettre en cause la constitutionnalité des lois et décisions de la puissance publique à tous ses échelons. Une société libre a le droit d'être défendue par ses magistrats lorsque ses principes fondamentaux sont attaqués, et l'un d'entre eux exige le respect strict du droit de propriété et du droit des contrats. Les juges ont à « dire le droit », donc à appliquer la loi, et lorsqu'elle n'est pas claire, à la préciser par la jurisprudence de sorte que le « précédent» jugé puisse être ultérieurement généralisé et législativement consolidé. Enfin, il est indubitable que l'invasion du domaine privé par des législations touchant des intérêts sectoriels (loyers, fermages, salaires) amène les tribunaux à sortir de leur rôle défini comme ci-dessus, et à départager des intérêts au lieu de sanctionner des droits. Le mal collectiviste corrompt de proche en proche toute la structure du
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pouvoir, qui cesse de protéger les libertés afin d'assumer lui-même les décisions. Ce n'est pas montrer de la suspicion envers nos politiques, nos juges, ni nos fonctionnaires, que de dire que, pour obtenir le maximum de liberté, il faut demander aux pouvoirs le minimum d'interventions. La raison en est que la meilleure garantie de la liberté réside dans la possibilité de faire établir et sanctionner les responsabilités; c'est-àdire d'obliger les individus à réparer leurs fautes et leurs erreurs. Or, il est malaisé de demander compte au pouvoir lui-même de ses propres fautes et erreurs.
Parions sur la liberté La quête de la liberté ne saurait être davantage qu'un enchaînement d'intuitions à vérifier, d'approximations à rectifier. C'est l'unique procédé par lequel nous puissions nous rapprocher d'une vision correcte de l'ordre naturel et y adapter nos institutions temporelles. La vision est œuvre individuelle, les institutions œuvre collective. Notre logique doit compter avec la force des choses, et observer patiemment comment chemine la vie: elle aussi, « a ses raisons que la raison ne connaît point ». L'histoire répète à satiété que rien n'est jamais acquis, que vivre c'est réagir à des risques. L'absolutisme paternaliste et administratif n'a pu sauver ni l'empire des pharaons, ni celui des Incas. Aujourd'hui, Finlandais ou Polonais savent ce qu'il leur en a coûté de sacrifices et d'obstination, à vouloir rester ou redevenir libres. Notre indépendance et notre prospérité relatives sont menacées de l'intérieur: les contraintes omniprésentes du dirigisme « démocratique » suscitent ces foules « en colère» qui se livrent lâchement au vandalisme anonyme. 227
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Notre hantise de sécurité dite « sociale» sape l'infrastructure d'investissements de la nation, en détournant l'épargne vers la consommation courante; tandis que l'extension abusive du secteur nationalisé prive la production de son instrument majeur de pilotage : le marché concurrentiel. Il faut avant tout admettre qu'on ne fabrique pas une société comme une machine. S'agissant de préparer une société libre, le « matériau » est fait d'hommes adultes et responsables d'eux-mêmes, en perpétuelle éducation mutuelle par l'autonomie et les sanctions du marché. Notre temps a méconnu à la fois ce dont les hommes sont capables, et ce dont ils sont incapables. On a cru « inhumain» de laisser aux individus la charge de leur propre destinée et plus « rationnel » de leur distribuer prospérité, culture et sécurité, en plaçant un petit nombre d'entre eux aux « leviers de commande ». Or nous voyons qu'il ne suffit pas de drainer la moitié du Produit National pour satisfaire toutes les « revendications ». Un peuple libre sera fait d'hommes développant leur intelligence et leur volonté, comme les athlètes développent leur corps, par l'exercice systématique: des hommes habitués à réagir sans attendre d'impulsion extérieure, appliquant aux circonstances leur expérience sans cesse remise à l'épreuve. Les hommes naissent inégaux en aptitudes, et le deviennent davantage par leur façon de les mettre en œuvre. C'est par là qu'ils sont complémentaires, et donc susceptibles de progresser ensemble par l'association et par l'émulation. Enfin, il y a des entraîneurs d'hommes, et cela est heureux pour tous; mais à condition d'éviter qu'une trop grande concentration de forces, ou un ascendant sans contrepoids, ne les induise à l'orgueil, qui stérilise les subordonnés au lieu de les valoriser.
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À cette ultime étape de notre exploration, pas plus qu'au
départ nous ne disposons d'une pharmacopée. Cela était prévisible car, si le passé et le présent renseignent sur les impasses à éviter désormais, seule l'expérimentation montrera quelles voies nouvelles sont ou non praticables. Qui veut vivre libre doit garder les yeux ouverts sur les autres et sur lui-même. En l'état rudimentaire des sciences humaines et sociales, l'espoir de progrès se situe d'abord dans l'élimination d'un amas de faux problèmes où nous ont enfermés des orientations hâtives et simplistes. Pour cela, il nous faudra pratiquer la méthode dite « étude de cas », lorsqu'il semble que ni le marché ni le pouvoir n'ont encore suggéré de solutions efficaces et moralement acceptables. L'exemple le plus souvent évoqué est celui de l'agriculture. C'est un secteur crucial, tant pour le pouvoir d'achat réel de tous - citadins et ruraux - que pour l'indépendance de la nation, et pour l'amélioration du sort des sous-développés. Or, ces trois préoccupations motivent des exigences souvent divergentes. En outre, la prévision des moyens et des résultats est rendue aléatoire par les variations météorologiques, la longueur du cycle d'investissement, l'ampleur des oscillations de prix, les répercussions surprenantes et durables des changements de techniques. Toutefois, en ce domaine précisément, les « faux problèmes » encombrent la perspective. Leurs racines plongent dans les malfaçons politiques générales du siècle : destruction de l'ordre monétaire intérieur et international, tentatives récurrentes d'autarcie, émiettement des aires de souveraineté, exaspération des nationalismes, hantise de l'industrialisation, paralysie du droit de propriété et du droit des contrats, revendications sectorielles et démagogie politicienne en matière de revenus.
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Par conséquent, avant de trancher dans l'abstrait, en posant en axiome que les lois du marché sont irrecevables pour l'Agriculture, et d'imposer des prothèses politiques supplémentaires à cet organisme fécond mais déséquilibré, il y a lieu de rechercher comment le débarrasser des emplâtres qui l'ont empêché de s'adapter à ces lois, de toute façon inéluctables. Ce genre d'examen critique peut s'appliquer à mainte question d'importance immédiate et concrète: par quel processus pourrait-on dissoudre les obstacles artificiels qui, par exemple, nous détournent de créer des entreprises ou développer celles qui existent, au lieu de faire entretenir ceux qui n'ont pas d'emploi par ceux qui en ont un, ou qui travaillent à leur propre compte? D'investir nos économies, au lieu de les remettre à l'État-banquier qui les emploie maladroitement et nous sert un intérêt négatif? D'entretenir, rénover et étendre l'immobilier locatif privé, au lieu de financer collectivement la création de termitières-dortoirs? De diversifier les modes de travail et de rémunération, au lieu de subir des « grilles» et réglementations qui réduisent au chômage les candidats peu qualifiés, ou à la retraite les plus expérimentés? D'organiser et financer volontairement des organismes de prévoyance, au lieu de perpétuer des monstres administratifs à la gestion décevante?
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Sept axiomes en euise d'épiloeue Ne pas violenter la nature, car le choc en retour est proportionnel à l'offense. On détruit des choses ou des êtres, et ils vous manquent; on contraint des humains, et ils s'insurgent ou se dérobent. Ne pas chercher l'omnipotence, car l'omniscience n'existe pas. Rapprocher au contraire, autant que faire se peut, les quatre niveaux de l'action: information, décision, exécution, responsabilité. Ne pas se priver de la tradition, car c'est désorienter la coopération. S'il faut innover, s'assurer d'abord que le changement est compris et admis sur le chantier. Ne pas sacraliser les routines, car le contexte changé peut les avoir rendues inadéquates. Renforcer les composantes intellectuelles (lucidité) et morales (finalité) des comportements, qu'il s'agisse de direction ou d'exécution. Ne pas faire les métiers d'autrui, car on les fait mal et on ne fait plus le sien. Légiférer, gouverner, juger ont d'autres critères que produire, échanger, investir. Ne pas réglementer à vide, car le pouvoir s'y discrédite. Au regard de tout ce qui peut se conclure sur un marché, se borner à informer au maximum, et empêcher de nuire. Ne pas donner carte blanche, car c'est couvrir d'avance l'arbitraire. Quand l'instauration d'un pouvoir s'avère indispensable, rendre strictes les règles du contrôle par les assujettis. Ces axiomes à respecter en vue d'une société libre ne sont que des règles de sagesse, sous son aspect de prudence politique.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface ............................................................................................... 7 Présentation .................................................................................... Il Introduction ........................................ '" ......................................... 17 Chapitre 1 - Problèmes et objectifs ................................................. 19 Chapitre II - L'objet de l'étude ...................................................... 25 Chapitre III - Comment tout a commencé .................................... 33
Première partie - Une économie de services mutuels ................. 43 Chapitre IV - Nature de la société économique ........................... 47 Chapitre V - Le rôle de la monnaie commune dans une économie d'échange ................................................. 57 Chapitre VI - La monnaie, vecteur de la coopération économique mondiale .......................... '" .......... '" .... 65 Chapitre VII - Les moyens de paiement supplétifs de la monnaie réelle .......................................................... 77 Chapitre VIII - Le binôme fondamental: initiative et coopération ................... '" ......................................... 83
Deuxième partie - L'État et l'entreprise ...................................... 93 Chapitre IX - L'État, structure sociale et agent économique ..... 95 Chapitre X - Légitimité du profit et du commandement d'entreprise ............................................................ 107 Chapitre XI - Les maladies du marché libre .............................. 121 Chapitre XII - Le marché et les inégalités sociales .................... 131
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Troisième partie - Un droit humain des Nations ...................... 139 Chapi tre XIII - La paix sera-t-elle enfin perpétuelle? .............. 145 Chapitre XIV - La question de la souveraineté .......................... 155 Chapitre XV - La prévoyance collective ..................................... 165 Chapitre XVI - Le problème des déséquilibres .......................... 173 Chapitre XVII - L'effritement de la liberté ................................ 181 Chapitre XVIII - La porte étroite du droit ................................. 191
Quatrième partie - Ouvrir des routes de liberté ...................... 201 Chapitre XIX - Rebâtir sur des caractères ................................. 203 Chapitre XX - La clé de voûte: la responsabilité ...................... 215
Sept axiomes en guise d'épilogue ................................................ 231
Si vous voulez en savoir plus ...
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PARUTIONS aux Éditions Laurens
Richard Balducci - Et Dieu créa une emmerdeuse. Les Emmerdeuses, d'Ève à Brigitte Bardot André Burckel - Régime crétois et vitamines. La santé avant tout Jean-Yves Camus - Le Front National. Histoire et analyses Joseph Famel - Un jour pour aimer Michel Geres - Courage et passions Jacques Halbronn - Guide astrologique 1996-1997, collection« Bibliothèque Astrologique » Eric Haviland - Le Jour du déménagement dernier Philippe Haddad - Prophètes et prophétisme, collection « Bibliothèque du Judaïsme » Père Jean Martin - Des Signes par milliers. Messages de l'au-delà: un prêtre témoigne Haïm Nisenbaum - Les Chemins de la Loi. Commentaires sur le ritualisme juif Métropolite Antoine de Souroge - La Vie, la Maladie, la Mort. La souffrance et l'accompagnement des mourants Matthew Barry Sullivan - Vivant dans les religions, la Voie du Subud Jacques Kupfer - Le Glaive de David. Aux sources du Tsahal dans la Première Guerre mondiale
Michel Mouillot - Un complot en Provence Jean-Pierre Thiollet - Le Chevallier à découvert. Portrait vérité par son ex-conseiller