UN HOMME EN TROP
DU MÊME AUTEUR Eléments d'une critique de la bureaucratie Genève, Droz, 1971.
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UN HOMME EN TROP
DU MÊME AUTEUR Eléments d'une critique de la bureaucratie Genève, Droz, 1971.
Le Travail de l'œuvre Machiavel Paris, Gallimard, 1972. Mai 68 : la Brèche (en collaboration avec E. Morin et J.-P. Coudray) Paris, Fayard, 1968.
CLAUDE LEFORT
UN HOMME EN TROP RÉFLEXIONS SUR « L'ARCHIPEL DU GOULAG »
ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VF
ISBN 2-02-004409-9. © EDITIONS DU SEUIL, 1976. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Cet essai est né de ce qui devait n'être qu'une simple note à l'intention du petit public de la revue Textures. Nous souhaitions, mes camarades et moi-même, saluer la parution de l'Archipel du Goulag, qui excitait notre commune admiration, et appeler à le lire ceux qui risquaient soit de l'ignorer délibérément, par méfiance envers un auteur « anticommuniste », soit de n'y chercher que des informations sur les prisons et les camps soviétiques, en méconnaissant la critique du totalitarisme sous-jacente à la description des faits. Mais l'Archipel ne tient pas quitte si facilement celui qui a décidé d'en parler. Soljénitsyne est un écrivain. Plus on le lit, plus on s'attache à sa pensée — et plus on se sent mis en demeure d'interroger à sa suite le monde qu'il explore. Ainsi ma note a-t-elle pris dans Textures des dimensions imprévues, jusqu'à appeler des commentaires qui excédaient le cadre d'une revue. Je n'ai fait, toutefois, que continuer à livrer des réflexions surgies au cours de la lecture, sans me soucier de les subordonner aux impératifs d'un exposé systématique. On ne trouvera aucune référence dans cet essai aux articles ou aux déclarations publiés par l'exilé depuis son séjour forcé en Occident. Ce parti est délibéré. L'analyse des opinions de Soljénitsyne relèverait d'un autre dessein. L'Archi7
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pel du Goulag est une œuvre conçue, écrite à Vépreuve d'une expérience, sous l'effet d'une exigence de savoir qui tirent de son auteur des pensées, lui imposent un cheminement, une interrogation dont l'homme Soljénitsyne ne connaît plus la même nécessité quand il juge, condamne, s'indigne, interpelle au gré des circonstances. C'est donc l'œuvre seule qui m'importe, pour autant qu'en elle se livre l'histoire de notre temps. Certains estimeront peut-être qu'en fonction de ce projet, je m'éloigne à tort de l'ouvrage en faisant trop large place aux positions politiques d'intellectuels français. Mais ce n'est pas être infidèle à l'entreprise de l'Archipel, me semblet-il, que de reporter la critique des illusions et des mensonges dont s'enveloppe le totalitarisme sur le milieu qui, ici même, entretient le mythe du socialisme en URSS. D'autres pourront regretter, en revanche, que je ne m'affranchisse pas davantage des données empiriques pour m'élever plus résolument au niveau de la théorie. Mais le prestige de la théorie s'accommode trop souvent d'une élusion des faits qui donne l'heureuse conviction de penser dans l'ignorance de ce qui est pensé. Or les faits dont nous parle Soljénitsyne sont de ceux qui ne doivent pas se laisser oublier. Mieux vaut, m'a-t-il paru, les observer parfois de trop près que d'en juger de trop haut.
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L'Archipel et nous
L'Archipel du Goulag, ce livre— un livre tel que celui-là, du moins —, nous sommes un petit nombre qui l'attendions depuis longtemps : un livre disant ce qu'il en est des prisons et des camps de travail soviétiques, de la terreur qui a accompagné, non dans un temps d'exception, mais de manière continue, l'édification du régime bureaucratique en URSS et lui a fourni son armature; un livre mettant en pièces le décor du socialisme stalinien, faisant apparaître la grande machine d'oppression, les mécanismes d'extermi nation dissimulés sous les panneaux de la Révolution, de la Planification bienfaisante et de l'Homme nouveau — enfin, nous parvenant de Russie même, écrit par quelqu'un dont le témoignage et la connaissance du système fussent irrécusa bles. Oui, nous l'attendions déjà à l'époque où l'on pouvait à peine concevoir qu'il vît le jour, quand Staline régnait, quand les murailles de la citadelle « socialiste » étaient si épaisses, l'appareil dirigeant/cimenté autour du Chef génial, si solide, la servilité ou la bêtise des observateurs et visiteurs occi dentaux de gauche si sûres, que nulle parole libre, semblaitil, n'avait chance de parvenir de là-bas jusqu'à nous. Pourquoi l'attendions-nous ? La question est désarmante, et vouloir y répondre vraiment reconduirait aux ténèbres. Je demande, pour ma part : comment, ici même, en France, la peur du vrai a-t-elle pu être si obstinément cultivée, la 9
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mutilation de la pensée pratiquée avec tant d'application, par la plupart de ceux qui peuplaient la « gauche », par ceux-là qui, cependant, se mobilisaient contre l'oppression et l'exploitation dans le monde capitaliste, ceux notamment qui ne s'étaient pas enterrés dans la fidélité au Parti et qui savaient tout de même ce qu'ils ne voulaient pas savoir. Je demande, au souvenir de la vieille énigme posée par La Boétie : où s'enracine ici la servitude volontaire, quand il n'y a pas un despote installé pour y satisfaire, quand son subs titut, le Parti, n'est pas même vénéré ? Car, enfin, qu'on consulte Trotsky, Souvarine, le récit de Mme Neumann, Daline, Kravchenko, Ciliga .(j'en oublie) — mieux encore : le compte rendu des débats du Conseil économique et social sur le travail forcé (1949) —, impos sible de prétendre que, jusqu'à ces dernières années, l'on ignorait tout de la Terreur,, de l'ampleur des déportations et des camps. A présent, l'ouvrage de Soljénitsyne, par la masse des faits brassés, le nombre des témoignages et la documentation exploités, éclaire, comme il ne l'a jamais été, le système de la répression et avec lui le régime. Mais il n'apporte pas une révélation, sinon à ceux qui naissent à la vie politique. L'information existait déjà entre les deux guerres, et depuis vingt-cinq ans au moins il n'y avait plus ignorance, mais aveuglement délibéré 1 . Pourquoi a-t-on fermé les yeux, ou, sitôt la réalité entre vue, s'est-on empressé de s'en détourner ? Qu'on relise la Révolution trahie ou les Crimes de Staline : fallait-il donc, pour prendre la mesure des faits, adopter les thèses politiques de Trotsky ? Qu'on relise Kravchenko : fallait-il lui accorder une sympathie qu'en effet il n'inspirait guère, pour accueillir son témoignage et des informations 1. Lors de la session du Conseil économique et social de l'ONU, le délégué britannique produisit un fac-similé du Code du travail correctif de la RFSSR. Le représentant du gouvernement soviétique fit observer ironiquement que ce document avait été publié à Londres en 1936 par les éditeurs Smith and Maxwell.
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L'ARCHIPEL ET NOUS
dont la précision ne laissait pas de place au doute ? Et les renseignements fournis à l'ONU sur le travail forcé, com ment pouvait-on les écarter ou seulement les minimiser, alors qu'ils étaient accablants et né recevaient aucun démenti du délégué soviétique ? Suffisait-il qu'ils fussent exploités par le délégué anglais au cours du débat, et, en France, par la presse « bourgeoise », pour qu'on s'interdît de juger en conséquence ? Ces questions ne sont pas vaines. Elles me le semblent si peu qu'il faut sans doute les reposer après la publication de l'Archipel. N'entendons-nous pas déjà susurrer par l'un : Soljénitsyne est de droite, et par l'autre : cela ne vous gêne pas, cet amour de la vieille Russie et de la religion ? Encore une fois, je ne parle pas, à présent, des membres du Parti, de ceux qui le sont demeurés, qu'aucun événement n'a fait vaciller : Soljénitsyne, au reste, nous dit comme ils sont dans l'univers soviétique, ces « orthodoxes », ces « bienpensants ». Ceux qui nous entourent leur ressemblent, à cette différence près qu'ils ne détiennent pas le pouvoir. Pourquoi s'intéresseraient-ils maintenant à la Terreur, c'était la leur, quoiqu'ils ne pussent en jouir que de loin. Ils avaient même parfois, tout comme là-bas, leurs poètes pour la chanter, un Aragon dont ils récitaient les vers : « J'appelle la terreur du fond de mes poumons \ » Tout au plus se sont-ils persuadés aujourd'hui qu'il eût été convenable de la limiter, que l'excès fait peser une menace sur leur propre sort, bref, que Staline a passé la mesure. Quand, après la guerre, la question du travail forcé a été publiquement posée, ils ont répondu : « les camps n'existent pas ». Devant les témoignages multiples de ces dernières années, ils ont décidé de ne plus réfuter : c'est qu'ils n'ont plus le choix. Et, même, ils expriment des regrets, tout comme dans les services de police on déplore une intervention trop brutale, 1. Aragon, « Descendez les flics », Front rouge, 1931.
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un accident, des maladresses, sans cesser de défendre l'honneur du corps et la vertu des agents. Mais, des rudes mensonges de Wurmser, dans VHumanité, en 1949, aux propos rusés, tout récents, d'Ellenstein dans le Monde, quel progrès sinon celui que Nécessité impose ? Par exemple, le dernier en date des porte-parole du PCF consacre un long article à Soljénitsyne, habilement intitulé : « Marx est-il coupable 1 ? » Or, qu'on n'imagine pas qu'il mentionne les faits et les interroge. « La description (...) de la vie dans les prisons et les camps du Goulag, se borne-t-il à noter, n'est sans doute pas fausse, et elle s'ajoute aux nombreux récits publiés en URSS et dans le monde occi dental sur cette période de l'histoire soviétique. » Sans doute pas fausse : une trouvaille ! Et aussitôt suivie d'un subtil escamotage : « Ce ne sont pas des qualités formelles de l'ouvrage ou de ses défauts que j'entends discuter ici, ni de son apport purement factuel (il est réel, quoique moindre qu'on ne le dit fréquemment), mais de la problématique de l'auteur. » Ainsi, l'extermination par le travail, les millions d'hommes détenus dans les camps, pendant des dizaines d'années : du factuel. Et la question qu'on croyait inscrite dans les faits : dissoute dans la problématique. Enfin, sur le régime soviétique, trois phrases : « La terreur stalinienne fut dirigée contre le peuple. Elle ne correspondait à aucune nécessité révolutionnaire. Par son but, ses méthodes, son ampleur, elle s'opposa à l'intérêt du communisme, dont elle fut un accident, né d'une certaine histoire, de certaines circonstances, de certaines formes politiques et d'un certain type d'Etat » (je souligne). Ah, les ressources du langage ! les vertus de l'ellipse! comme on regrette que le sieur Ellenstein n'ait pas le temps de discuter des « qualités for melles de l'ouvrage ». Délectable doit être son esthétique. De l'œuvre de Soljénitsyne ne doit donc surgir que cette 1. Le Monde, 15 février 1975. 12
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dramatique question : Marx est-il coupable ? Avez-vous compris, cher lecteur, vous vous laissiez capter par l'histoire de l'Archipel, sans vous apercevoir que vous glissiez, comme on dit si joliment en langage militant, « sur une pente savonneuse », que vous alliez perdre Marx, tomber dans le gouffre, tout comme les cathos perdraient Jésus, nous dit notre homme, s'ils restaient comme des idiots à contempler l'Inquisition. Non, décidément, inutile de s'attarder sur la « pratique théorique » des intellectuels du Pprti. Mais les autres ? Tous ceux qui n'avaient pas fait leur Ja logique du stalinisme ? Rouvrons les Temps modernes de w l'immédiat aprèsguerre: une revue à laquelle sa liberté de ton valut sa réputation d'avant-garde et qui fit preuve, en de nombreuses occasions, de courage politique, et, tant du moins que Merleau-Ponty en partagea la direction avec Sartre, d'un effort méritoire pour interroger le « socialisme » soviétique. 1948 : une étude paraît, consacrée au livre de Kravchenko. C'est moi qui l'ai faite, à la demande de Merleau-Ponty. Certes, j'ébauche une interprétation du système bureaucra tique ; mais, pour l'essentiel, je rends compte du témoignage de Kravchenko, le confronte avec des documents déjà connus, rapporte des faits relatifs à la collectivisation forcée et aux purges staliniennes. Or le texte est rangé sous la rubrique « Opinions » et suivi d'une note de la rédaction. Comme cette note est devenue pesante, vingt-sept ans plus tard ! Ce qu'on me reproche, ce n'est pas tant mes analyses que mon ton. Ce qui fonde le désaccord, est-il précisé, c'est que, pour moi, « l'URSS est l'accusée, tandis que, pour nous (les Temps modernes), avec ses grandeurs et ses horreurs, elle est une entreprise en panne». A l'époque, j'étais trop heureux de faire connaître à des milliers de lecteurs ce que je n'aurais pu confier qu'à un tout petit nombre dans Socialisme ou Barbarie, pour vouloir répondre à ce commen taire. Je redécouvre à présent cette note avec stupéfaction. 13
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Ou bien il fallait rejeter mes analyses, ou, si elles étaient admissibles, pourquoi n auraient-elles pas impliqué une accusation ? Marx s e tait-il privé de faire le procès du capi talisme anglais, avait-il contenu sa passion quand il décrivait le sort des travailleurs et de leurs enfants broyés sous la machine de l'accumulation primitive ? Et, s'il fallait faire s'équilibrer grandeurs et horreurs, pourquoi ne pas s'incliner devant la puissance industrielle, le formidable essor scien tifique imputables au capitalisme ? Certes, la rédaction des Temps modernes jugeait possible et même nécessaire de produire des faits délibérément dissimulés par les commu nistes, mais, à l'égard de l'URSS, la critique comportait la clause du régime privilégié : relation et analyse des faits ne devaient en aucun cas jeter le discrédit sur une entreprise inaugurée par la Révolution. En panne, l'entreprise, disaiton. Mais il suffisait d'avancer ce concept pour désarmer le jugement. Quels que fussent les traits du régime, ils ne devaient pas faire système, ils étaient advenus, accidentels, au mieux ambigus. Et n'était-ce pas là l'idée clé qui, à cette époque, fondait l'argumentation de Merleau-Ponty et l'oppo sait aux marxistes prétendument orthodoxes, staliniens ou trotskystes : ces traits suggéraient que l'accident était, comme tel, inéliminable de toute histoire et, en conséquence, vaine toute tentative d'appréciation globale du régime. Pourquoi l'advenu, l'accidentel s'effaçaient-ils d'autre part sous la logique du capitalisme occidental, pourquoi l'analyse du mode de production perdait-elle soudain sa pertinence en regard de la société soviétique? On chercherait en vain une réponse dans les Temps modernes de l'époque. Le plus frappant, à des années de distance, c'est que Merleau-Ponty n'a jamais étouffé les questions sous le dogme, mais qu'in terrogeant, il se servait de ses doutes, jusqu'en 1953, pour installer l'URSS dans un no mon s land théorique. Sa note de 1948 qui prend en compte, avec une remarquable sagacité, les critiques que je formulais, ne les annule pas, mais les 14
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suspend à un peut-être ? dont le premier effet est de réduire la terreur stalinienne décrite par Kravchenko à une somme d'événements. 1950 : les Temps modernes publient un compte rendu des débats du Conseil économique et social relatifs au travail forcé. La revue s'ouvre sur un éditorial signé de MerleauPonty et de Sartre : « Les jours de notre vie ». Tout en condamnant la manœuvre politique de Rousset, le premier en France à dénoncer le scandale des camps soviétiques dans le Figaro littéraire, et qui leur paraît à bon droit rejoindre le camp de l'anticommunisme bourgeois, les auteurs disent sans détours ce qu'il faut dire : « Il est probable... que le nombre total des détenus se chiffre par millions : les uns disent dix millions, les autres quinze. A moins d'être illuminé, on admettra que ces faits remettent en question la signification du sys tème russe. Nous n'appliquons pas ici à l'URSS le prin cipe de Péguy, qui disait que toute cité qui recèle une seule violence individuelle est une cité maudite : à ce compte, elles le sont toutes et il n'y aurait pas de diffé rence à faire entre elles. Ce que nous disons, c'est qu'il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp. Rien ne sert de répondre ici que toute révo lution a ses traîtres, ou que la lutte des classes n'est pas finie avec l'insurrection, ou que l'URSS ne pouvait se défendre contre l'ennemi du dehors en ménageant l'en nemi du dedans, ou que la Russie ne pouvait se mettre à la grande industrie sans violence. Ces réponses ne sont pas valables, s'il s'agit du vingtième de la population — du dixième de la population mâle — après un tiers de siècle. S'il y a en URSS un saboteur, un espion ou un paresseux pour vingt habitants, alors que plus d'une épuration a déjà assaini le pays, s'il faut aujourd'hui "rééduquer" dix millions de citoyens soviétiques, alors que les nourrissons d'Octobre 17 ont passé trente-deux ans, c'est que le système recrée lui-même et sans cesse son opposition. » Je cite longuement car, ces lignes, il n'y a rien à y changer après la lecture de Soljénitsyne. Mieux : on dirait qu'elles 15
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sont extraites de son livre. A cette réserve près que celui-ci parlé des masses de femmes déportées (la calamité ne frappe pas seulement la population mâle) et qu'il précise que pour un citoyen arrêté, c'est souvent une famille entière mise au ban de la société, jetée dans le dénuement, ou bien exposée à la méfiance et à la haine du milieu environnant. En 1950, la tragédie est donc connue, nommée. Et à s'en tenir à ces fermes propos, l'on peut supposer que les Temps modernes en ont fini avec les vieilles thèses sur les difficultés inté rieures, la violence de la lutte de classes et l'encerclement capitaliste, tout le fatras de l'argumentation stalinienne (au reste, réservée au privé, car pour le public : il n'y a pas de camps) ou bien trotskyste. Non : lisons encore. L'équivoque renaît. Il ne faut surtout pas confondre communisme et nazisme, apprenons-nous. Soit. Nous pensons de même : « Jamais nazi ne s'est encombré d'idées telles que reconnais sance de l'homme par l'homme, internationalisme, société sans classes, » Voilà, certes, qui n'est pas sans conséquence. Mais que signifie ceci : « Il est vrai que ces idées ne trouvent dans le communisme d'aujourd'hui qu'un porteur infidèle et qu'elles lui servent de décor plutôt que de moteur: Toujours est-il qu'elles y restent, » Un porteur infidèle, quels mots! Comment peuvent-ils encore être prononcés après le juge ment radical prononcé cinq pages plus haut : « ce que nous disons, c'est qu'il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp » ? Les auteurs ignorent-ils que les camps sont justement édifiés sur ces valeurs, qu'elles sont devenues, suivant le vieux mot de Marx, le « complément solennel de justification », le « point d'honneur spiritualiste » de la plus abjecte oppression ? Comment peuvent-ils se rassurer avec la formule « toujours est-il qu'elles y restent », alors que, sans doute aucun, il le faut, dans ce totalitarisme, qu'elles y restent ! C'est ainsi qu'il s'accomplit, mène à son terme la tâche universelle dont les systèmes fasciste et nazi n'étaient pas capables. 16
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Dans le passage que nous évoquons, il n'est plus question que de la fonction des valeurs : « ...nous n'avons rien de commun avec un nazi et (...) nous avons les mêmes valeurs qu'un communiste ». A voir: il faudrait peut-être les consi dérer de plus près, faire le détail, au lieu de s'en tenir à la trinité : reconnaissance de l'homme par l'homme, internationalisme, société sans classes. Et les valeurs patriotardes n'appartiennent-elles pas au trésor des valeurs des partis communistes ? Mieux : le travail forcé n'est-il pas une valeur précisément dénommée « redressement par le travail » ? Et la délation, précisément dénommée « loyauté à l'égard du pouvoir soviétique»? Toutefois, glissons: ce qu'il y a de sûr, c'est qu'à parler de si haut, nous avons aussi les mêmes valeurs qu'un humaniste, démocrate, libéral. Or, voilà qui ne nous empêche pas — nous permet au contraire — de décou vrir comment celles-ci masquent dans la réalité la domi nation de classe, l'appropriation des moyens de production, de pouvoir et d'information, par une couche sociale. Mais telle est l'inexplicable partition opérée entre deux mondes que dans l'un les idées sont douées d'une efficacité secrète et indestructible (quoi que fasse un communiste, il a des valeurs, malgré lui), tandis que dans l'autre, seule compte la pratique. Et, dès lors, la vérité entrevue est de nouveau ensevelie : l'URSS rendue au monde des valeurs se voit restituer son privilège: « quelle que soit la nature de la présente société soviétique, l'URSS se trouve grosso modo située dans l'équilibre des forces du côté de celles qui luttent contre les formes d'exploitation de nous connues ». Si, tout à l'heure, il n'y avait pas un mot à changer, cette fois, il n'en est pas un qui ne fasse mal. L'URSS échappe a priori à la critique : la voilà définie par sa position sur la scène mondiale, en fonction d'un antagonisme « grosso modo » apprécié, et le voile est jeté sur des formes d'oppres sion que nous ignorerions ! En fait d'équilibre des forces, faut-il rappeler qu'en 1950 17
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on savait par quels moyens l'Europe de l'Est avait basculé dans le camp soviétique. Faut-il rappeler qu'on savait comment s'était effectuée l'annexion des pays baltes, com ment furent déportés dans les étendues sibériennes des millions d'hommes qui n'avaient d'autre tare que d'être lituaniens ou estoniens ? Mais, dira-t-on, l'éditorial des Temps modernes ne s'arrê tait pas là ; il notait encore : « La seule critique saine est donc celle qui vise dans l'URSS et hors de l'URSS l'exploi tation et l'oppression, et toute politique qui se définit contre la Russie et focalise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste. » Ce propos-là est irrépro chable : les droits de la critique n'étaient donc pas bornés. Assurément, il m'importe au plus haut point de souligner cette dernière phrase. Je ne choisis de me référer aux Temps modernes que parce que cette revue ne rentre pas alors dans les cadres de la gauche progressiste vulgaire, parce que la contradiction l'habite, qu'elle est travaillée par une exigence de vérité. Si mon intention était polémique, je m'intéresserais plutôt à Claude Bourdet. Il écrivait dans Combat, le 14 novembre 1949, en réponse à l'initiative de Rousset : « Comment parler de l'URSS sans mentionner la Grèce de Tsaldaris où, depuis plusieurs années, on empri sonne et on fusille à tour de bras. » Et, après avoir ajouté aux horreurs de la Grèce celles de l'Espagne de Franco, il lançait cette mémorable diatribe : « Enfin, nous sommes français, responsables, me semble-t-il, d'abord de ce que fait notre propre pays...» Son article est amplement cité par Roger Stéphane dans le même volume des Temps modernes, qui s'en réjouit (où a-t-il donc été se loger, celui-là, depuis ?). Mais je n'ai pas eu besoin de me reporter au Temps modernes pour l'évoquer. La lecture de Soljénitsyne m'en a réveillé le souvenir. Il parle en un endroit (II, 357) de la propagande politique dans les camps. Non content d'user les prisonniers par le travail et la faim, il arrive qu'on les rassemble le 18
L'ARCHIPEL ET NOUS
soir pour subir l'endoctrinement. L'épisode tragico-burlesque rapporté concerne précisément une conférence sur la lutte des patriotes grecs : « Les zeks sont assis, endormis, ils se cachent derrière le dos de leurs voisins : pas la moindre marque d'intérêt. Le conférencier raconte les terrifiantes persécutions des patriotes et comme quoi les femmes grecques en pleurs ont écrit une lettre au camarade Staline. Fin de la conférence. Cheremeteva se lève, une femme comme ça, de Lvov, un peu simple, mais rusée, et elle demande: "Citoyen chef! et nous autres, dis voir, à qui c'est-y qu'on pourrait écrire ?"... » Lisant Soljénitsyne, je pense : comment pouvait-on parler de la Grèce de Tsaldaris, de l'Espagne de Franco en 1949 et se taire sur l'URSS, où l'on emprisonnait et fusillait à tour de bras, non depuis quelques années, mais depuis... ne parlons que de la fin de la guerre civile, depuis vingt-sept ans ? Irréprochable donc, cette conclusion qu'il faut récuser toute politique qui se définit contre la Russie, refuser de focaliser sur elle la critique. Mais, enfin, si la rupture avec Rousset était ainsi pleinement justifiée, les Temps modernes ne couraient pas le danger de paraître donner leur absolu tion au monde capitaliste et n'avaient pas à s'en défendre. Le numéro évoqué comporte précisément une étude de Daniel Guérin sur les Etats-Unis (première partie de son essai : « Où va le peuple américain ? ») et une longue note de Louis de Villefosse sur le bagne de Makronissos. Alors ? Pourquoi tant de précautions à l'égard de l'URSS ? Pourquoi ces percées aussitôt suivies de retraites, à cette date où les événements mettaient en demeure de parler ? Je répète : à cette date. Car, ensuite, aux Temps modernes, c'est une autre histoire : Sartre, lançant sa croisade en faveur du régime de Staline et du PCF, lui qui avait signé l'éditorial de 1950, la démesure dans l'aveuglement... mieux vaut s'arrêter là. 19
UN HOMME EN TROP
De toute manière, l'itinéraire des personnes n'est pas en cause. Parmi ceux qui, hors des rangs du Parti, se sont fait du nom de l'URSS un rempart contre l'insécurité, comme parmi ceux qui militèrent et s'engagèrent fort loin, il en est qui abandonnèrent leur foi lors du coup de Prague, d'autres au moment du procès Slansky ou de l'affaire des Blouses blanches, d'autres que réveilla le soulèvement ouvrier de Berlin-Est, d'autres qui attendirent l'insurrection hongroise, les révoltes de Pologne ou l'entrée des tanks russes dans Budapest, ou même, beaucoup plus tard, leur intervention en Tchécoslovaquie. En chacun, l'expérience suit un cours que les événements du monde ne déterminent que de loin. Ce qui, en revanche, pose un problème, c'est le phénomène social de dénégation des faits relatifs à l'univers soviétique. Or, on constate qu'en dépit de la dégradation de son image, en dépit de la multiplication des conflits qui ont contraint la Bureaucratie à montrer son vrai visage, en dépit des témoignages russes sur la barbarie des camps, ce phénomène subsiste. Il n'est pas de semaine que nous n'en trouvions le signe dans la presse « progressiste », dans les propos de socialistes ou de gauchistes. Un exemple entre cent, cueilli récemment encore dans le Nouvel Observateur : Jean Daniel soupèse le danger d'une guerre après le vote de l'amendement Jackson, lequel, comme on le sait, fait du droit à l'émigration des Juifs une condition à l'application des accords commerciaux noués entre l'URSS et les Etats-Unis 1 . «Les exigences du sénateur H. Jackson, ne craint-il pas d'écrire, constituent une intervention humiliante dans les affaires intérieures d'une grande puissance. » Et encore : « On comprend dès lors l'embarras des Soviétiques. Ils ont choisi un repli ombra geux que commandait le sens le plus élémentaire de leur dignité.» De quelle humiliation s'agit-il? Et de quelle 1. N° 532, 20 janvier 1975. 20
L'ARCHIPEL ET NOUS
dignité ? Si, par extraordinaire, quelque puissance, liée économiquement au Chili, décidait de suspendre ses contrats tant que les détenus politiques ne seraient pas libérés ou n'auraient pas le droit de gagner un pays étranger, oserait-on parler d une ingérence intolérable dans ses affaires inté rieures ? Nul doute, pourtant, que la cause des Juifs russes ne soit sympathique à Daniel. L'homme est d'ailleurs très averti et, vraisemblablement, il en sait plus que vous et moi sur leur condition. A coup sûr, il a lu Kouznetsov. On imaginerait donc qu'au lieu de bêler sur le sentiment de. dignité des Soviétiques, c'est-à-dire, en clair, du Politbureau et du NKVD, il se réjouisse que les contradictions URSSUSA aient pour une fois un effet positif. Mais non, cet homme plein d'humanité (chacun sait qu'il a un cœur gros comme ça et une conscience déchirée) trouve là une occasion de gémir sur le martyre de Brejnev et de Marchais... Je n'invente rien, c'est écrit, et sans trace d'humour : « Tous deux pourraient passer pour des martyrs de la coexistence et de l'ouverture. » Voilà, apprend-on, qu'ils ont été désa voués par leurs amis, sans doute mis en minorité (roman), obligés de renverser leur politique : « leur santé n'y a pas résisté ». Les trotskystes, du moins, parlaient (intarissable ment) de la température des masses, mais Daniel, où va-t-il fourrer son thermomètre 1 ? Et, pendant ce temps, Kouznet sov, relégué par Brejnev dans un camp, tire sa peine : 15 ans, pour avoir conçu avec des amis le projet d'émigrer par ses propres moyens. Et nous savons qu'il a déjà tiré 7 ans parce qu'il avait récité des poèmes non conformistes devant la statue de Maiakovsky. Alors, le livre de Soljénitsyne, combien pèse-t-il, combien 1. Depuis, Jean Daniel s'est livré à une triste exhibition lors d'une émission télévisée à laquelle participait Soljénitsyne. Notre homme n'en finissait pas de regretter l'absence de « nos camarades commu nistes » pour causer du Goulag. Sur ce, il a publié dans le Nouvel Observateur un éditorial honnête, tranchant heureusement sur la misère de la presse bien-pensante.
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pèsera-t-il ? SufTURSS, on savait tant de choses il y a un quart de siècle... Que veut donc dire savoir ? L'Archipel du Goulag, ce tableau presque insoutenable, par moments, non seulement des camps, mais du régime qui les a engendrés, cet ouvrage déjà diffusé dans le monde à plusieurs millions d'exemplaires, comment le lit-on, le lirat-on ? Oui, qu'est-ce que savoir, en Tan 1976 ?
L'Archipel du Goulag est beaucoup plus qu'un récit sur la vie des détenus dans les prisons et les camps soviétiques et beaucoup plus qu'une histoire du système pénitentiaire depuis les lendemains de la révolution d'Octobre jusqu'en 1953. Cependant, il a la dimension du récit : celui-ci est construit à partir d'une masse de témoignages et de l'expé rience propre de l'auteur ; et il a la dimension d'une œuvre d'histoire : celle-ci est fondée sur ces témoignages et un nombre considérable de documents officiels, d'ordre légis latif, administratif, judiciaire, politique et littéraire. Le récit capte l'attention, la description des conditions de travail, de la famine, de la dissolution des liens sociaux élémentaires (plus pénible encore à lire que les autres, le chapitre : « La femme au camp » [II, 173-1891) atteint souvent à une horreur qui devient obsédante. Mais je pèse mes mots : l'horreur ne doit pas faire écran. Si le bagnard Soljénitsyne avait été fasciné par l'horreur, il n'aurait pas écrit ce livre-là. Si nous l'étions, à le suivre par l'imagination, nous ne le lirions pas vraiment. D'une façon générale, le mélange de répugnance et d'attrait que mobilise une scène d'horreur met hors d'état de penser. De telle sorte qu'ensuite nous en perdons le souvenir ou qu'il reste en nous isolé et comme déconnecté du reste de nos représentations. Soljénitsyne a voulu penser ce qui prive de penser. Celui qui ne le rejoint pas sur ce 22
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chemin oubliera son livre quel qu ait été le degré de son émotion quand il l'avait entre les mains. Une phrase du bref avant-propos fait aussitôt entrevoir la disposition de ce zek très singulier : « moi qui... me suis presque épris de ce monde monstrueux ». On peut juger qu'il s'en est « presque épris », parce qu'il a connu cette expérience limite dans laquelle, au plus bas degré de l'abjection, des hommes découvrent comme un fait leur humanité — un fait indestructible, naturel et, en tant que tel, surnaturel. Ce jugement semble confirmé à la lecture des deux chapitres : « Dépravation », « Elévation », vers la fin du second volume. Il l'est encore, pour moi, au souvenir de l'un des plus beaux livres écrits sur les camps nazis, une grande oeuvre de notre littérature d'après guerre : l'Espèce humaine, de Robert Antelme, qui disait quelque chose de semblable. Mais il me semble que la petite phrase est chargée d'un autre sens — à vrai dire différent, sans l'être absolument. Soljénitsyne se voit attiré par le monde de l'Archipel parce que celui-ci, s'il annule par sa cruauté et sa démence les pouvoirs ordinaires de la connaissance, tire de lui une passion, un désir sans mesure de comprendre. J'ose dire qu'une des raisons pour lesquelles, après de longues années de détention (dont deux années aux travaux généraux) et une maladie le plus souvent mortelle, il est resté vivant, tient à ce désir, éprouvé comme indestructible, de penser, parler, écrire depuis ce monde, sur ce monde fait pour annuler pensée, parole, écriture. Peut-être attribue-t-il son salut à la Providence, je l'ignore : le fait est qu'il ne dit cela nulle part. Quoi qu'il en soit, son livre (l'ensemble de ses livres) nous apparaît comme l'œuvre de la captivité, de l'exil, de l'extrême aliénation, non seulement au sens où elle serait une conséquence extraordinaire de son expérience et de sa survie, mais parce que, l'habitant avant de passer au dehors, elle a fait de l'esclave qu'on l'avait destiné à devenir, Yhomme du Goulag, un maître de la mort. 23
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Faut-il souligner le sous-titre de VArchipel : essai d'investigation littéraire ? Il s'agit, disais-je, de beaucoup plus que d'un récit, et aussi de beaucoup plus que d une histoire. L'investigation s enracine dans la passion de comprendre du détenu, de celui dont on a fait un zek, qu'on a fait naître à ce « monde monstrueux », sans qu'il sût pourquoi et moins encore qu'il l'ait voulu. C'est une investigation indéfinie, sans limite, s'engendrant d'une condition privée de sens; c'est pourquoi elle est littéraire. Elle est immédiatement liée à l'exigence de parler pour vivre et de vivre pour parler, et ne peut que le demeurer. Impossible, dès lors, que le mou vement de la connaissance se défasse de la conquête d une parole qui nomme les choses et les autres, se défasse de la tâche d'expression : ainsi seulement l'œuvre est dans l'élé ment de la vérité. Rien déjà de plus digne d'être médité que le statut de ce livre. Appliqué, notamment, à faire connaître le monde des camps, et, indirectement, celui d'où il s'engendre, à démon ter les mécanismes de l'« industrie pénitentiaire », à recons tituer l'histoire de la répression, à découvrir la logique du totalitarisme, il fait entendre constamment la voix de quelqu'un, une voix absolument singulière dont le timbre, la force, le rythme changent sous l'effet de l'indignation, de la douleur, de l'humour, de l'insulte (comme il est parlé de Gorki!) — une voix telle que la traduction (semble-t-il excellente, mais nécessairement imparfaite) est capable de la rendre sensible. Rien de plus remarquable, aussi, à considérer le statut du discours bureaucratique, son ano nymat. A un monde déserté par la parole vivante, voué à la monotonie de l'affirmation, seul pouvait répondre, de ce monde seul pouvait prendre la mesure un homme disant : je. Littéraire, l'investigation : en ce sens, justement, pleine ment ce qu'elle doit être : mouvement de la question en même temps que mouvement de la connaissance ; mouve ment qui impose de passer par un défilé d'informations, 24
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d'observations exemplaires (au sens clinique du terme), suivant des repères historiques, sociologiques, ethnographi ques, politiques, mais qui ne peut pas se diviser, aboutir dans les frontières d'un savoir à des résultats partiels, déterminés, qui ne peut que revenir constamment à son point de départ, au point d'où il faut parler, commencer de parler contre la déraison. L'histoire reconstruite par Soljénitsyne est certes haute ment instructive. Il jette sur la répression avant l'ère stali nienne, sa pratique, sa justification idéologique, ses fonde ments juridiques, une lumière d'autant plus précieuse que ceux-là mêmes qui avaient ouvert les yeux sur la violence léniniste ne considéraient trop souvent que certains épisodes, tels la lutte menée contre les anarchistes ou l'écrasement de la Commune de Cronstadt, pour les apprécier d'un point de vue strictement politique. En ce qui concerne l'ère stali nienne, l'auteur met en pièces la thèse officielle, forgée par Khrouchtchev et reproduite par ses successeurs, qui cir conscrit la période des « atteintes à la légalité socialiste » en fixant son début au lendemain de l'assassinat de Kirov, et il remet à sa juste place, modeste en somme, l'épisode des grands procès de Moscou, lequel fascina l'opinion publique en Occident. Non seulement il fait mesurer les effets de la terreur qui s'est abattue sur la paysannerie, toutes couches sociales confondues, lors de la collectivisation forcée, mais — c'est à mes yeux l'enseignement le plus frappant —, il montre, d une part, la continuité de la répression (empri sonnements et déportation) ou, selon ses termes, le fonction nement incessant de l'« industrie pénitentiaire », le « mou vement perpétuel » de transfert des détenus, et, d'autre part, la nature de la population qu'elle frappait, laquelle se composait pour une infime partie de véritables « politiques » et dans son immense majorité d'éléments quelconques, appartenant à toutes les strates de la société (donc surtout de travailleurs), condamnés pour des délits mineurs ou 25
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purement fictifs. En outre — et à cet égard l'information paraît aussi neuve et requérir l'attention des interprètes — sont mis en évidence les changements survenus dans le régime des camps, en particulier la rupture de 1934, dont l'effet fut de substituer aux armes pourtant efficaces de l'idéologie celles, conventionnelles, de la violence physique. Mais cette étude historique, dont nous avons dit qu'elle fait large place à l'évolution des lois, ne compose qu'un volet de l'analyse. Elle est associée à une perspective socio logique. Celle-ci porte principalement sur la nature des groupes sociaux dans les camps, mais aussi, à maintes reprises, sur les rapports sociaux au sein du monde sovié tique et sur la mentalité des cadres bureaucratiques. Si nombreux soient les portraits esquissés au cours du livre, il ne peut échapper qu'ils ont presque toujours valeur d'échan tillons. Le fragment biographique est exploité au service d'une connaissance des types sociaux, aussi bien celui de caractère héroïque (le paysan Vlassov, par exemple) que celui, tout prosaïque, mettant en scène des individus de conditions diverses. Au demeurant, cette perspective socio logique est largement fondée sur une culture marxiste. Peu importe si l'auteur l'exploite parfois avec une ironie féroce, il en tire des vérités qui sont les siennes. Notamment quand il établit au passage que les zeks composent une classe, en des termes qui sont ou devraient être ceux de tout bon lecteur du Capital : « Il s'agit, note-t-il alors, d'un groupe d'hommes numériquement important (de nombreux mil lions), un (indifférencié quels qu'en soient les membres) par rapport à la production (à savoir subordonné, assujetti à elle et privé de tout droit de la diriger). Il est également uri, indifférencié par rapport à la répartition des produits du travail (à savoir privé de toute répartition, il ne reçoit qu'une fraction insignifiante des produits, celle qui lui est indispen sable pour pourvoir chichement à sa propre subsistance). En outre, le travail qu'il fournit n'est pas une bagatelle, mais 26
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Tune des composantes essentielles de toute l'économie de l'Etat » (II, 326). De même, quand il compare la condition des zeks à celle des serfs dans la Russie tsariste, c'est avec une sûreté remarquable et en solide connaisseur de la problématique de Marx. Mais encore ne s'arrête-t-il pas non plus à cette approche sociologique. A de nombreuses reprises on voit percer le dessein de l'ethnographe, jusqu'à ce qu'il s'affirme explicitement dans le chapitre « Les zeks en tant que nation » (II, 376-399). Dessein d'un observateur-interprète qui inter roge un groupe humain là où il se trouve implanté, et, quoiqu'il lui soit étranger, scrute les comportements, les attitudes, les valeurs, les modes de communication et d'information, la langue, les données écologiques, la repro duction matérielle et culturelle du modèle considéré, s"4ns perdre de vue sa question initiale : qu'est-ce donc que le monde pour un indigène du Goulag ? Cette triple enquête se combine aussi avec une réflexion sur le politique, non pas sur les aspects politiques du régime soviétique ou de celui des camps, au sens devenu conven tionnel du terme, sur des relations de pouvoir, mais sur la logique du totalitarisme. Tant les observations formulées sur l'efficacité et les limites de l'idéologie — puisées aux sources des témoignages et des documents les plus divers —, que la description sur le vif du fonctionnement de la bureaucratie, de la monstrueuse alliance de cohérence et d'incohérence, de discipline et d'irresponsabilité qui la carac térise, fournissent une contribution inégalée à l'étude du système. D'autre part, les quelques références au despotisme russe (auxquelles nous venons de faire allusion) éclairent par contraste les aspects absolument neufs du régime forgé par le stalinisme, régime moderne qui — l'auteur ne laisse aucune illusion sur ce point — survit à la disparition de son Maître en dépit de l'économie considérable réalisée dans l'usage de la violence. 27
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Enfin, les brèves remarques sur le lien qu'entretient le monde totalitaire avec l'idéologie socialiste, qui mettent en cause Marx lui-même, mais bien davantage le léninisme, posent une question devant laquelle nul ne peut se dérober s'il n'est aveuglé par ses fidélités: celle qui touche au fantasme d'une société unifiée, entièrement rassemblée sous l'effet du travail collectif et de sa mobilisation en vue d'un but universel. Que cette question s'énonce à la seule consi dération du phénomène de la répression, loin d'en réduire la portée, me paraît lui donner un tranchant trop souvent émoussé dans les discussions de doctrine. Toutefois, observions-nous, l'interrogation que véhicule l'œuvre de Soljénitsyne est sans limite. Aussi bien ne peut-on dire qu'elle culmine dans celle du politique, sauf à préciser aussitôt que le politique ne se laisse pas saisir au registre d'une réalité, — d'un ordre fondamental de pratiques et de représentations purement et simplement social ou humain. Sans doute, esquisser la logique du totalitarisme, c'est déjà beaucoup, c'est une tâche considérable dont nous savons qu'elle est entièrement méconnue de ceux (presque tous) qui font profession de foi révolutionnaire (inutile de parler des autres pour qui le totalitarisme, c'est le capitalisme sans les libertés bourgeoises). Mais quand on observe, au spec tacle des camps, les signes d'une décomposition du social ou — si le terme a jamais mérité son emploi rigoureux, c'est bien en cette occasion qu'il faut en user — d'une déshwnanisation, on se trouve confronté à une expérience qui non seulement échappe à toute volonté individuelle ou collective mais devient informulable dans le seul cadre du discours totalitaire. Effets en retour de ce discours dans le réel, des événements s'enchaînent, des forces anonymes de destruc tion se propagent, surgissent des formations quasi orga niques ou mécaniques. Qu'on mesure l'effort de l'écrivain, parlant de son « monde monstrueux » : c'est l'Archipel qui s'étend sous le cataclysme, le cancer qui pousse ses 28
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métastases, le réseau de canalisations où ne cessent de « gicler le sang, la sueur, l'urine en quoi on nous avait réduits ». La masse des détenus, ce sont tantôt des « fleuves qui forment d'autres fleuves », ou des « bancs gris compacts comme harengs dans l'océan », ou encore des flots « chassés à travers des tuyaux de vidange » ou les produits dune « ingestion et d'un écoulement » continus. Les puissances de répression, ce sont les « Organes » (« ils se sont eux-mêmes donnés ce nom répugnant ») qui poussent des « tentacules », développent «leur musculature». Ainsi les métaphores s'accumulent, empruntées à la géologie, à la biologie, à l'industrie, se chevauchent, incompressibles, en quête d'une traduction dans le langage de ce qui se dérobe à tout langage, pour figurer le non-social, le non-humain, pour faire signe, enfin, vers le gouffre ouvert par une société qui prétend justement se saisir dans toutes ses parties, se savoir, s'enclore comme pure société humaine, coïncider en toute son étendue avec sa définition politique. Le lecteur, s'il consent à suivre Soljénitsyne dans son enquête (et d'abord à le lire jusqu'au terme du troisième volume, car combien ne se sont-ils pas arrêtés au premier ?), s'il consent à affronter l'énigme qu'elle s'est obstinément appliquée à produire et qui est au-delà de toutes les données de fait, comment croirait-il que dans cette œuvre ne lui est parlé que des camps soviétiques ou de l'URSS ? Si cette œuvre a l'extraordinaire pouvoir, dans le moment même où elle paraît, de s'inscrire dans l'Histoire, c'est qu'elle lève toutes les questions de notre temps sur la Société et sur l'Histoire — même s'il n'est pas de son dessein de les arti culer dans la « théorie » —, qu'elle interpelle le Siècle et bouscule tout l'édifice de ses représentations, enjoint d'ou vrir les yeux sur la grande fissure du monde moderne.
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D'où parle Soljénitsyne ? La question ici posée vaut qu'on s'y arrête, puisqu'il apparaît dès maintenant qu'une vaste opération est en cours, à partir de foyers différents, pour désamorcer la critique socio-politique de Soljénitsyne/à la faveur de l'argument qu'il serait anticommuniste, conser vateur, réactionnaire, enfin chrétien dévot. Cette opération ne mériterait pas d'être relevée si elle se réduisait à la manœuvre grossière des propagandistes soviétiques ou de leurs acolytes occidentaux, tel cet Ellenstein déjà mentionné. Pas davantage ne se sentirait-on affecté, à considérer les élucubrations d'un autre gardien de l'orthodoxie (celle de la IVe Internationale), E. Mandel, lequel ose affirmer dans un article de New Left Review (n° 86) que Soljénitsyne ne nous apprend rien sur la répression que nous ne sachions déjà grâce à l'opposition de gauche, concentre son analyse sur la défense du léninisme et déclame que la terreur rouge fut une réponse à la terreur blanche (le parallélisme des argu ments trotskistes et néo-staliniens est plein de sens). Mais nul doute, la suspicion à l'égard de Soljénitsyne a des sources plus profondes. Elle témoigne des ravages de l'idéologie, particulièrement sensibles dans des couches de jeunes gauchistes (militants ou non), privés qu'ils sont d'un accès à l'Histoire dès lors qu'il n'est pas ouvert depuis une position « révolutionnaire ». Or il ne suffit pas d'observer (si juste soit cette réponse) que peu importent les convic tions de l'écrivain : elles ne dispensent aucunement de prendre en compte ce qu'il dit, de scruter les vérités de son livre et de leur faire un sort — peu importe donc qu'il soit ou non réactionnaire : il n'y a pas de « science de classe ». Car, s'arrêterait-on à ce jugement de principe, on laisserait encore s'accréditer une légende : à savoir que VArchipel du Goulag contient une vision réactionnaire du monde. Or, ce livre — je parle de lui, pas du texte écrit à l'occasion du prix Nobel, ni de la lettre adressée aux dirigeants sovié30
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tiques, ni de telle interview donnée à la presse, non pas donc de ce discours second, détaché de l'œuvre, dans lequel des opinions s'énoncent, nullement réactionnaires au reste, mais peut-être naïves et assurément contestables — ce livre est constamment marqué du signe de l'anti-autoritarisme, et davantage encore il doit toute sa conception à l'identification de l'écrivain au trimeur, à celui qui travaille et subit le poids de l'oppression et de l'exploitation. Soljénitsyne écrit en un endroit : « Je suis moi-même moujik dans l'âme » (II, 213). Pour ma part, je pense qu'il dit vrai. Mais enfin, ce ne sont là que des mots, comme chacun en dit sur soi pour exposer son image, et nul n'est obligé de le croire sur parole. Inutile donc de s'arrêter à ce genre de déclarations. En revanche, quand on le voit conduire une critique minutieuse et rigoureuse de la hié rarchie dans les camps, mettant en évidence à chaque échelon (dans chaque secteur de l'administration, de la gestion, de l'encadrement des hommes, de l'intendance) la fonction remplie par les « planqués » dans le système bureau cratique, dévoiler la contribution que chaque catégorie de privilégiés apporte à l'exploitation des travailleurs, voire à leur extermination (II, 191 sq.), quand on le voit opposer le travail servile physique, accompli en seule conséquence de la domination, au travail servile intellectuel dont l'effet est nécessairement de rendre ses agents complices des domi nants (II, 197), quand on le voit enfin étendre sa critique à la société entière (II, note p. 197), montrer qu'il n'y a pas d'éléments dans la couche cultivée de la population — techniciens en tout genre ou « spécialistes des sciences de l'homme » — qui n'aient constitué les maillons de la même chaîne bureaucratique, faire le procès de l'intelligentsia en tant que groupe officiellement reconnu, dénoncer le men songe généralisé dont ne pouvaient pas ne pas participer, bons ou mauvais, tous ceux qui eurent une expression publique durant l'ère stalinienne (II, 480), alors l'hésitation 31
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n est pas permise sur le lieu d'où parle Soljénitsyne. C'est d'en bas qu'il appréhende et la société du Goulag et la société en général. C'est d'un point de vue qui donne sur toutes les avenues du monde bureaucratique, parce quelles sont toutes tracées pour faire déboucher les ordres à la même place. De fait, ses analyses ramènent souvent dans le second volume à l'idée d'une division radicale dirigeants-exécutants. Cette division sociale n'exclut pas qu'on range parmi les premiers des homoncules détenteurs d'une infime parcelle de pouvoir, et parmi les seconds des brutes portées à l'abjection ; mais d'un côté, il y a la masse qui subit, sans aucune espèce de recours contre le sort, et de l'autre, si faible soit parfois l'avantage personnel, la cohorte des plan qués, de ceux qui servent de courroies de transmission dans le système de domination. D'autant plus remarquable est ici la méprise sur sa conception que — cela transparaît dans la polémique menée contre les ex-planqués auteurs de témoignages publiés au retour des camps — ce qui ne lui est pas pardonné par ces derniers, c'est d'avoir déchiré le voile de respectabilité dont ils recouvraient leur ancienne fonction. D'une façon géné rale, ce que la « bonne société soviétique » ne lui pardonne pas, ce n'est pas son attachement à la religion (fort répandu) ou à la vieille Russie (notre gauche occidentale oublie la fascination qu'exerça Pierre le Grand sur Staline), mais d'avoir osé dire, une fois libre, que la plupart des gens en place ont été compromis dans la monstrueuse politique habi lement imputée à la perversité de Staline, que les bourreaux des camps sont morts dans leur lit, respectés de tous, ou vivent paisiblement, qu'un procès du genre de celui de Nuremberg est une obligation morale et qu'il impliquerait deux cent cinquante mille personnes (I, 133) —, d'avoir osé vilipender Gorki, Cholokhov, Ehrenbourg et des dizaines d'écrivains qui font encore le renom des belles-lettres du régime. C'est de s'attaquer à la corruption généralisée qu'a 32
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engendrée le stalinisme et, finalement, de n'épargner per sonne, de prononcer cet hallucinant réquisitoire : « Si, en trente-cinq ans (jusqu'en 1953), l'Archipel a accueilli, en comptant ceux qui y sont restés, quarante à cinquante millions de personnes (...) une affaire sur trois, ou même, si l'on veut, une sur cinq reposait bien sur une dénonciation, sur un témoignage. Et ils sont toujours parmi nous, ces assassins de la plume... Tous ces gens-là sont parmi nous, le plus souvent ils pros pèrent et, qui plus est, nous les admirons : les braves citoyens soviétiques » (II, 477). C'est d'observer ironiquement que les magistrats qui le reçoivent après sa réhabilitation et discutent tranquillement des excès de la répression, se déclarant tous innocents et donnant l'image de braves gens, le fourreraient de nouveau au bagne si le vent tournait (I, 217). Soljénitsyne de droite ? Mais où est donc la droite en URSS ? Où sont les conservateurs, les réactionnaires, les confits en dévotion, les bien-pensants (comme lui-même les nomme si bien) ? Où sont les gens qui ne veulent pas la justice, sinon pour eux, quand ils se sentent menacés, qui sont assurés de la supériorité des supérieurs et de l'infério rité des inférieurs, ne tolèrent ni critique, ni encore moins opposition constituée, jugent l'ordre établi intangible, où sont les chauvins et les racistes, ceux qui font grief aux autres non seulement d'une action mais d'une pensée sup posée non conformiste ? Eh bien ! ils régnent, ils sont au sommet de l'Etat, dans le Parti, occupent partout les pre miers rangs de la société. Ce sont eux, par exemple, dont le brave Jean Daniel, disais-je, accueille avec compassion la réaction de dignité quand des étrangers osent les mettre en demeure de respecter les Droits de l'homme et d'accorder la liberté d'émigration. Alors, comment classer Soljénitsyne? Je crois découvrir le juste mot dans son livre (qu'on me pardonne, j'ignore le 33 UN HOMME EN TROP 2
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russe, je cite l'équivalent français). Il se trouve dans un passage où Ehrenbourg est aimablement moqué pour sa version du mécanisme des arrestations (II, 476) — trop aimablement à mon gré, mais il est vrai qu'on a rappelé ailleurs que Staline avait dû lui taper sur les doigts, parce que son hystérie chauvine devenait gênante : « Il est commode aujourd'hui d'affirmer [Ehrenbourg] que les arrestations étaient une loterie. Une loterie, soit. Mais les numéros étaient bel et bien marqués. Il y avait des coups de filet généraux, on arrêtait d'après des normes établies à l'avance, certes, mais le moindre contradicteur public était ramassé sur-le-champ » [sou ligné dans le texte]. Parmi les millions d'Hommes ainsi cueillis, l'écrivain Soljénitsyne est le plus grand contradicteur public (celui du moins qui a pu survivre et parler) engendré par la société bureaucratique. En voilà un drôle de mot, jugera-t-on. Pour tant, il dit fort bien ce qu'il veut dire dans le contexte : le contradicteur public est celui qui ouvre la bouche quand il est établi qu'il doit la fermer. Il transgresse la règle de soumission. C'est, entre toutes, la qualité de Soljénitsyne : comme contradicteur, comme transgresseur, comme insou mis devant l'Autorité — toutes les autorités de fait — à ma connaissance, il n'a pas son pareil. Mais, au fait, il y a un mot qui résonne plus familièrement à nos oreilles et qui a l'avantage de s'inscrire dans une tradition (mais n'est-ce pas aussi un inconvénient ?) : libertaire. Libertaire ? Il y e n a parmi mes lecteurs, j'en suis sûr, qui trouveront la définition inconvenante (je ne parle pas des « orthodoxes », néo-staliniens ou trotskystes ; elle risque de ne pas leur déplaire, puisqu'ils haïssent le type du liber taire). Quoi, diront-ils, Soljénitsyne respecte la Loi, la Famille, la Tradition, il aime la Terre et il croit en DIEU (!), comment le nommer libertaire ? Mais je réponds à ces lecteurs qu'ils se trompent : l'attitude libertaire n'implique 34
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ni n'exclut a priori aucune croyance, sinon précisément cette croyance qui requiert adhésion à l'ordre établi, soumission à l'autorité de fait, confusion entre l'idée de la loi (si elle fait défaut, alors ce n'est plus d'un libertaire, mais d'un truand qu'il s'agit) et les lois empiriques qui prétendent l'incarner. L'attitude libertaire échappe aux catégories de l'idéologie, et moins encore peut-elle se codifier en une doctrine. Quant aux hommes qu'on peut dire tels, ils sont, comme tout le monde, déterminés par les conditions histo riques, sociales, culturelles, ils traînent après eux des préjugés ou des fantasmes. Mais cette détermination est secondaire. Qu'ils invoquent un passé ou un avenir idéalisés et illusoires, dans le présent ils ont un flair quasi animal pour sentir les appâts de la servitude, ils voient, ils parlent quand les autres ferment les yeux, se taisent. Rebelles de nature, comme on les nomme, ils n'ont pas peur de dire : je, publiquement, sachant d'un savoir qui ne s'embarrasse pas de justifications, que ce n'est pas leur petit ego qui s'exhibe, mais la vérité qui fait vibrer leur voix. Or Soljénitsyne est de cette espèce. Il n'y a, par exemple, qu'à lire son récit de l'affaire de Kady (1937), le portrait qu'il compose du jeune communiste V.G. Vlassov, directeur de la coopérative ali mentaire du rayon, farouchement dévoué à son idéal, débrouillard comme pas deux pour nourrir ses administrés en tournant les règlements insensés, intraitable dans les marchandages que lui propose le NKVD, refusant jusqu'au bout de dénoncer ceux sur qui l'autorité s'acharne, indomp table lors de son procès et, quand il est condamné à mort, hurlant au public : « Et vous, au moins, bande de salauds, vous ne pouvez pas applaudir ? Et ça se dit communistes ! », — il n'est qu'à reconnaître dans ce personnage l'un des héros de l'écrivain pour comprendre en quoi il est libertaire (1,307). Certes, qu'il le soit, cela ne veut pas dire qu'il parle au nom du Prolétariat, qu'il croit en la « mission historique » 35
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de la dernière classe forgée par la Grande Industrie, mais si aux yeux de petits idéologues cette « déficience » suffit à le discréditer, alors rien à ajouter, sinon que leur vue de l'oppression est tristement bornée. J'ai dit que la conception même du livre procédait d'une identification de l'écrivain à l'homme du dernier rang, au travailleur qui subit tout le poids de l'exploitation. Or, nul doute, préciserai-je à présent, qu'il n'ait pleinement cons cience que cette identification lui donne le pouvoir de connaître et d'écrire. Qu'on se souvienne notamment de l'argument qu'il oppose à ses détracteurs pour défendre Une journée dans la vie d'Ivan Dénissovitch : « Choisissant le héros d'une nouvelle sur les camps, j'ai pris un trimeur : tout autre choix était impossible, car lui seul est à même de percevoir les véritables corréla tions du camp (de même que seul le fantassin est capable de soupeser le poids de la guerre, mais ce n'est pas lui, Dieu sait pourquoi, qui écrit ses mémoires). » Et, ajoute-Ml : «Le choix de ce héros, ainsi que certaines affirmations abruptes de la nouvelle, ont troublé et offensé tel ou tel planqué : or les survivants, comme je l'ai déjà dit, sont pour les neuf dixièmes des planqués » (II, 194). Le propos éclaire non seulement Une journée, mais VArchipel. Ce dernier n'est pas une nouvelle, c'est une œuvre de pensée dans laquelle le désir de savoir se donne libre carrière sans passer par le détour de la fiction, quoi qu'elle demeure nécessairement littéraire en tant qu'inves tigation. Mais le parti est identique : quand il s'agit non plus seulement de rendre sensibles les véritables corrélations du camp, du point de vue d'un personnage, mais de tenter de démonter par l'analyse le réseau des forces de répression, d'exposer les rouages de l'industrie pénitentiaire, de recons tituer la genèse du système et, encore, de faire entrevoir les principaux traits de la société soviétique, la chaîne sociale 36
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sur laquelle s'est tissée toute la trame des arrestations, instructions, déportations, de l'exploitation, de l'extermina tion, il n'est qu'un choix possible (à peine est-ce un choix, le projet de cette connaissance ne naîtrait pas s'il n'avait été décidé d'un mouvement premier, antérieur à la réflexion) : il faut se déprendre, s'être déjà dépris des représentations de chaque groupe particulier, coïncider avec la position de l'acteur qui est « partout et nulle part », celle du fantassin, omniprésent sur le théâtre de la guerre et, simultanément, hors du jeu dont on l'a fait un pion. Dois-je y insister lourdement ? La connaissance de la bureaucratie n'est pas neutre pour Soljénitsyne; elle exclut l'illusion d'un survol possible du champ social, elle ne se fait pas du point de vue de Dieu (notons bien qu'on chercherait en vain dans les trois volumes un seul mot qui laisse entendre que ce mondé serait le produit d'un décret divin) ; elle s'engendre de l'expérience du dominé, ainsi seulement s'élève-t-elle à l'universel. Or, ce langage ne rappelle-t-il vraiment rien à ceux qui se réclament de Marx ? Le point de vue du trimeur comme « point de vue de la totalité » ? Cela ne les fait-il pas tres saillir? Bon, qu'ils se rassurent, je ne vais pas démontrer que Soljénitsyne est marxiste sans te savoir. Cela, déjà pour une bonne raison : marxiste est une étiquette dont nul ne peut dire ce qu'elle recouvre aujourd'hui. Mais aussi pour une seconde raison : notre homme s'est apparemment engagé dans une sévère critique de certaines idées de Marx, sans doute même une critique fondamentale. Et encore pour une troisième : il paraît, en plusieurs occasions, savoir fort bien de quoi il parle quand il exploite la pensée de Marx. J'en vois justement le signe dans le texte ici mentionné, car avant de revendiquer le choix de son héros (vingt lignes plus haut), il cite le Manifeste communiste avec autant d'habileté que de pertinence (II, 193). Qu'on en juge : son propos l'a conduit à signaler le cas de 37
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certains Cinquante-Huit (des politiques, des intellectuels) qui, sur ordre de Moscou, sont implacablement réservés aux travaux généraux: «Comment est:ce donc dit dans le Manifeste communiste, demande Soljénitsyne: la bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusquelà pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect (assez ressemblant). Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. Mais dites donc, c'est déjà ça, salariés ! Dites donc, elle les avait laissés travailler dans leur spécialité. Et si elle les avait collés aux généraux ! A l'abattage d'arbres et sans les salarier ? Et sans les nourrir...» Humour noir, assurément, au reste très proche de celui de Marx ; surtout humour féroce à l'endroit des marxistes officiels, qui invoquent le Manifeste comme la Bible, mais à la faveur duquel il est suggéré que le mouvement de des truction de tous les liens sociaux inauguré par la bour geoisie, c'est la bureaucratie qui le mène à son terme. Mais j'arrête là l'argument. Mieux vaut désigner quelques passages qui interdisent l'équivoque. Sur les moujiks : chapitre « Histoire de nos canalisa tions ». Evocation du flot de 29-30: quinze millions de moujiks au moins, est-il précisé. « Mais les moujiks sont gens sans voix ni écriture, ils n'ont ni rédigé de réclamations, ni écrit leurs mémoires... Et même les esprits les plus ardents ne s'en souviennent plus guère. A croire qu'il n'avait pas même égratigné la conscience russe. Et pourtant Staline (et vous et moi avec lui) n'a pas commis de crime plus grand » (I, 25). Chapitre « En guise de politiques » : « J'écris pour la Russie sans langue et parlerai donc peu des trotskistes: ce sont tous gens d'écriture...» (11,240). 38
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Sur la faim : chapitre « La vie quotidienne dès indigènes ». Défense de sa nouvelle : Une journée, contre ses détracteurs revenus des camps qui n'entendent pas voir ternir leur image: « Parmi ces rescapés, il y a des "orthodoxes" qui m'en voient à présent des objections d'un niveau élevé : comme les héros d'Une journée ont des pensées et des sentiments bas, où sont donc leurs méditations doulou reuses sur le cours de l'histoire ? C'est toujours la bri quette et la lavure, alors qu'il y a des tourments beau coup plus terribles que la faim ! Ah! vraiment? ah! il y a des tourments beaucoup plus terribles (ceux de la pensée orthodoxe) ? C'est que vous n'avez pas connu la faim, dans vos sections sanitaires et vos magasins, mes sieurs les orthodoxes bien-pensants ! Voici des siècles qu'on a découvert que le monde est gouverné par la faim. (Et c'est sur la faim, sur le fait que les affamés doivent nécessairement, nous diton, se révolter contre les bien-nourris qu'est bâtie, à propos, toute la Théorie d'Avant-garde.) Tout homme affamé, à moins qu'il n'ait décidé lui-même de mourir, est gouverné par la faim » (1,160). Sur la faim, voir aussi I, 91. Sur l'autorité et l'armée : chapitre « Les lisérés bleus ». S. raconte son arrestation. Marche à pied aux côtés de sept autres soldats arrêtés, dont un prisonnier allemand. S. refuse, en tant qu'officier, de porter sa valise. Le sergent d'escorte en charge l'Allemand. Celui-ci épuisé, elle passe de main en main : « Je n'en ressentais pas même de gêne. Si mon voisin au visage hâve, couvert d'une barbe molle de quinze jours, m'avait alors reproché tout net d'avoir atteint à l'honneur des prisonniers, en demandant de l'aide au soldat d'escorte, de m'élever au-dessus des autres, d'être hautain, JE NE L'AURAIS PAS COMPRIS. Je n'aurais tout simplement pas compris de quoi il parlait. N'étais-je pas officier? Si sept d'entre nous avaient dû mourir sur la route et que le soldat d'escorte avait pu sauver le hui tième, qu'est-ce qui m'aurait alors empêché de m'écrier : "Sergent, c'est moi que vous devez sauver. Ne suis-je 39
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pas officier?" Voilà ce que c'est qu'un officier, même lorsque ses épaulettes ne sont pas bleues ! Et si de sur croît elles sont bleues ? Si on lui a inculqué l'idée que par-dessus le marché, il est la fleur des officiers ? Qu'on lui confie plus qu'aux autres et qu'il en sait plus que les autres, et qu'en conséquence, il doit obliger l'inculpé à mettre la tête entre les jambes et, dans cette position, le faire entrer à coups de pied et à coups de poing dans un tuyau ? Pourquoi donc ne le ferait-il pas ? Je me targuais de désintéressement et d'esprit de sacrifice alors que j'étais fin prêt à devenir bourreau » (I, 127). Chapitre « V l à les fascistes ». Conversation de S. au c a m p avec u n j e u n e lieutenant de l'Appareil, qui, dans l'espoir de faire de lui u n mouchard, commence p a r le recevoir avec cordialité dans u n b u r e a u confortable et lui demande de rédiger sa biographie. « Et, du fait de l'écrire, me revient, dirait-on, ma per sonnalité, mon " moi " (oui, mon sujet gnoséologique : "je" !) Et dites-vous bien pourtant que j'étais sorti de l'université, des rangs des civils, que je n'avais été dans l'armée qu'un personnage de rencontre. Représentonsnous donc combien la chose peut être inextirpable chez un militaire de carrière: exiger d'être respecté!» (II, 141). Même c h a p i t r e — premiers contacts avec le camp. Décou verte que la réalité du c a m p est a u t r e q u e celle de l'armée : « A l'armée, le commandement peut être exercé par un imbécile, une nullité, et même avec d'autant plus de succès que le poste occupé par lui est plus élevé. Si un chef de section a besoin d'avoir de l'à-propos, d'être increvable, intrépide, de savoir lire dans le cœur de ses soldats, tel ou tel maréchal se contente de grommeler, d'engueuler et de savoir apposer sa signature. Tout le reste, on le fait à sa place... Si les soldats exécutent les ordres, ce n'est pas qu'ils soient convaincus de leur correction (souvent, c'est même juste le contraire), c'est parce que les ordres sont transmis du haut en bas d'une hiérarchie, ce sont les ordres d'une machine, et si on iie les exécute pas, on se fait raccourcir» (11,-136).
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Chapitre « Les planqués » — portrait d'un détenu, ancien général de l'armée soviétique, hautain, autoritaire, irascible, dont il partage u n m o m e n t la baraque : « Tout en le considérant et en l'écoutant, je me disais : penser qu'il est comme ça maintenant ! Après que de grosses pattes lui ont arraché ses épaulettes (je le vois d'ici se tortiller ! ), après les barbottes, les boxes, les paniers à salade... Un Sphinx luisant, impénétrable, au visage blanc, le symbole de la Russie "nouvelle", tel qu'on la comprenait à l'Ouest... On comprendrait encore s'il était issu d'une famille où Von est militaire de père en fils [c'est moi qui souligne — C. L.], mais non ! Ces himalayas de suffisance ont été assimilés par un général soviétique de la première génération... Et une fois de plus, je me dis : et moi ? Pourquoi donc en vingt ans n'aurait-on pas fait de moi un général comme cela ? On l'aurait fort bien p u » (II, 206). Sur la patrie, la religion, l'idéologie. Chapitre « Les lisérés bleus » : « L'imagination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s'arrêtaient à une dizaine de cadavres» Parce qu'ils n'avaient pas d'idéologie. L'idéologie ! c'est elle qui apporte la justification recherchée à la scéléra tesse, la longue fermeté nécessaire au scélérat... C'est ainsi que les inquisiteurs s'appuyèrent sur le christia nisme, les conquérants sur l'exaltation de la patrie, les colonisateurs sur la civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins (d'hier et d'aujourd'hui) sur l'égalité, la fraternité et le bonheur des egénérations futures. C'est I'IDÉOLOGIE qui a valu au xx siècle d'expérimenter la scélératesse à l'échelle des millions» (I, 131-132). Chapitre « Elévation » : « Voilà à quel point tous ont assimilé et fait leur la formule : il n'y a que le résultat qui compte. D'où cela nous est-il venu ? Tout d'abord de la gloire de nos dra peaux et de ce qu'on appelle "l'honneur de notre patrie"... Ensuite de nos Demidov, de nos Kabanikha, de nos Tsyboukine [il s'agit de trois grands propriétaires, l'un effectivement maître des mines de fer de l'Oural au xvin e siècle, les deux autres personnages littéraires, nous dit le traducteur — C. L.]... Enfin du socialisme sous toutes ses formes, et, au premier chef, de cette 41
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Doctrine moderne, infaillible et impatiente... » (I, 454455). Ces quelques citations sont-elles assez éloquentes ? Elitiste, Soljénitsyne ? D'une manière bien étrange pour s'inté resser si fort aux gens sans nom, sans voix dans l'histoire, sans écriture. Spiritualiste ? Mais non moins curieusement pour parler en tels termes de la faim. Réactionnaire ? Vrai ment d'une espèce inconnue pour mépriser ainsi la culotte de peau, le militaire de carrière, le drapeau, la patrie, et ne pas craindre de fourrer dans l'idéologie le christianisme qui faisait marcher l'Inquisition. Mais je ne veux pas en terminer avec ces premières remarques sans dire un mot du sentiment religieux de Soljénitsyne, puisque je l'entends condamné par de petits maîtres en athéisme et science marxiste ou exciter les ricanements, puisque cela va de soi dans notre gauche qu'on ne saurait juger du communisme si l'on croit au bon Dieu (à moins d'être chrétien progressiste et « compagnon de route », car celui-là mérite indulgence). De cette question, il faudrait traiter légèrement ou sérieusement. Légèrement, on aimerait répondre: que voulez-vous que ça me f... qu'il AIT LA FOI, Soljénitsyne, il ne prêche pas de croisade, ne rêve pas de mettre en taule les incroyants : avez-vous lu ? le christianisme en tant qu'idéologie lui répugne tout comme le socialisme en tant qu'idéologie (moins, il est vrai, c'est un réaliste : l'Inquisition est une vieille affaire et à l'appré cier à ses effets, comme elle semble pâle auprès des horreurs du siècle!). Légèrement, on dirait encore : Petit rationaliste borné, penses-tu qu'il te fasse faire un seul pas dans la connaissance du monde, ton a-théisme? Cet attribut que tu exhibes avec tant de suffisance, ne le partages-tu pas avec le premier imbécile ou la première brute venus, par exemple avec les bourreaux des camps nazis ou staliniens ? Ton athéisme, tu ne l'as pas même tiré de toi, tu l'as puisé dans une culture, un milieu, sans plus d'effort qu'un autre sa 42
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religion, sans jamais te demander ce qu'il apportait, ce petit a, ce qu'il retranchait ou ce qu'il ajoutait au théisme : alors, ne te prends pas pour Marx, pour Feuerbach, pour Spinoza ou pour Machiavel ! Sérieusement, ce serait une autre affaire : comment expli quer, demanderait-on, qu'un Soljénitsyne, communiste jus qu'en 1945, et même, semble-t-il, au-delà, dans les premiers temps de sa détention, lui qui est passé par le marxisme et en reste imprégné, se découvre chrétien et se sente justifié par sa foi dans la révolte ? Comment expliquer, d'une façon générale, que la religion non seulement ne s'efface pas de la surface de cette bonne terre « socialiste », mais qu'en dépit d'efforts extraordinaires pour la déraciner, elle y repousse un peu partout ? Est-ce un hasard si renaît en quelques-uns un christianisme « sauvage », contestataire, en réponse à Tordre stalinien, fondé sur le dogme marxiste et la violence de ses gardiens ? Est-ce un hasard si notre écrivain, juste ment, tout en proclamant sa foi, applique délibérément aux membres du Parti les catégories ailleurs forgées dans la critique du catholicisme conservateur, hypocrite défenseur de la domination bourgeoise ? N'y aurait-il pas quelque rapport entre la formidable entreprise d'aplatissement du champ social, montée par le stalinisme, et le recours cherché par certains dans une figuration de la transcendance ? Pesantes questions, certes, et qu'il faudrait manier avec prudence, pour ne pas prêter à l'équivoque, ne pas donner l'impression de fournir une caution à cela qu'on comprend, respecte. Mais qu'il suffise de demander, puisque c'est l'écrivain que j'interroge, le lieu d'où il parlé, conçoit son livre : est-ce lé sentiment religieux qui le guide ? Or je ne vois pas qu'on puisse, à la lecture des trois volumes, produire le moindre argument en faveur de cette thèse. En revanche, il est un passage qui y contredit absolument et me paraît mériter la plus grande attention : texte d'une beauté inoubliable dans 43
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lequel Soljénitsyne met en évidence le rapport qu'entretient la condition de l'écrivain avec celle du zek. Sans m'attarder sur le tableau sociologique de la littérature russe esquissé à cette occasion, j'en extrais quelques lignes qui devraient permettre de clore la discussion. Après avoir signalé que la prose russe a été engloutie dans les camps, il écrit : «Or, justement l'Archipel représentait une possibilité unique, exceptionnelle pour notre littérature, et peutêtre aussi pour la littérature mondiale. En plein xxe siè cle, un servage inouï, au sens élémentaire de ce terme et sans idée d'expiation, ouvrait aux écrivains une voie féconde encore que funeste. Des millions d'intellectuels russes y ont été jetés, et non pour le temps d'une excur sion : pour s'y faire démolir, pour y mourir, sans aucun espoir de retour. Pour la première fois dans l'histoire une aussi grande quantité d'hommes instruits, mûrs, riches de culture, se sont retrouvés, pas en imagination, mais pour de bon et pour toujours, dans la peau de l'esclave, du captif, du bûcheron et du mineur. Ainsi, pour la première fois dans l'histoire du monde (sur une telle échelle) a fusionné l'expérience des couches supé rieure et inférieure de la société. On a vu fondre une très importante cloison d'autrefois, apparemment trans parente, mais impénétrable et empêchant les supérieurs de comprendre les inférieurs : LA PITIÉ. C'est la pitié qui mouvait les nobles compatissants du passé (tous les dispensateurs des Lumières), la pitié aussi qui les aveu glait!... Seuls les zeks intellectuels de l'Archipel ont vu se détacher d'eux ces remords : ils partageaient intégra lement l'infortune du populaire! Alors seulement le Russe cultivé a pu peindre le moujik serf de l'intérieur, car il était lui-même devenu serf. » La possibilité extrême de l'écriture liée à l'épreuve de la mort — une épreuve, notons-le bien, que l'auteur ne rattache pas à l'image du rachat et de la résurrection ■—, la servitude dégagée de toute idée d'expiation, la pitié récusée comme sentiment qui, sous couvert d'unir, divise, retranche l'un de l'autre, la pitié comme ennemie de la connaissance : qu'on prenne donc la juste mesure de ce langage et l'on cessera peut-être de bêtifier sur la religion de Soljénitsyne !
II
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Le peuple devenu son propre ennemi »
Les discussions relatives à la terreur stalinienne ont eu le plus souvent pour objet les grandes purges politiques de 36-38. Celles-ci sont trop connues pour qu'il soit nécessaire d'en rappeler l'ampleur. On sait qu'à leur terme, il ne restait plus en place qu'une fraction dérisoire des membres de la vieille élite communiste dans les grands organes du pou voir : le Conseil des commissaires du peuple, le Comité central du Parti et le Vtsik (CC exécutif pan-russe des Soviets). On sait encore que la période fut marquée par un nombre exceptionnel d'exécutions. Dans le chapitre où il examine l'histoire de la peine de mort en Union soviétique, baptisée « mesure suprême de protection sociale », l'auteur note justement au passage : « les exécutions des années 1937-1938, même pour une oreille stalinienne, débordaient le cadre de la protection ». Aussi bien ne saurait-on dire qu'il soiis-estime ces faits. Il est, en effet, indéniable que l'arbi traire et la violence de la répression atteignirent alors à un degré spectaculaire. Les gens avertis n'ignorent pas en outre que cette phase fut inaugurée en 1934, à la suite de l'assas sinat de Kirov (dont il est à peu près certain qu'il fut perpé tré sur l'ordre de Staline). Au nombre de ces gens avertis, il faut d'ailleurs aujourd'hui ranger les militants des partis communistes qui, par la grâce de Khrouchtchev, ont décou45
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vert qu'« autour de 1934... les normes de la légalité socialiste commencèrent à subir des atteintes ». Mais laissons de côté ces derniers et demandons-nous encore une fois pourquoi la grande épuration des cadres du régime capta l'attention de ceux qui, plus tard, après la guerre, s'interrogèrent sur la terreur stalinienne. Une raison en est manifeste : cette épu ration fut accompagnée de procès publics retentissants, destinés à retentir, qui laissèrent des traces. Mais n'y en a-t-il pas une autre ? On s'intéressait plus à un épisode politique, dans lequel se trouvaient mis en scène des acteurs identifiables, qu'à l'histoire largement anonyme de la répres sion, laquelle suivait pourtant son cours depuis longtemps déjà avant 1934 et charriait des centaines de milliers de victimes (des millions si l'on compte les paysans réduits à merci par la famine). Et, néanmoins, il ne faut pas se lasser de le rappeler, l'information ne manquait pas. Mais tel est le paradoxe : pour ceux-là mêmes qui croient raisonner en marxistes, ce qui compte, historiquement parlant, ce sont l'es actes des personnes ou les actions collectives qu'on peut rattacher à des choix, des conceptions, bref traduire en termes de discours. De même qu'on se plaît à ramener la Révolution, Février déjà, Octobre surtout, aux conflits qui opposaient les bolcheviks à d'autres courants ou qui les divisaient, on retient avant tout de la terreur stalinienne les événements qui affectèrent l'appareil du Parti et de l'Etat. Oserais-je dire que, lisant Soljénitsyne, je prête moins d'attention aux péripéties de la chute de Boukharine (si intéressantes soient-elles) qu'à la manière dont furent réduites à un nouveau servage des masses d'hommes et de femmes quelconques au titre de l'article 58 ? Certes, qu'on n'aille pas inférer de cette remarque une indifférence aux luttes dont le pouvoir est l'enjeu et, moins encore, aux conflits interbureaucratiques qui accompagnèrent la consti tution de la nouvelle classe dominante. Au contraire, ces sujets, quand ils sont justement appréhendés et non pas 46
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travestis en débats d'idées, me paraissent requérir un grand travail d'interprétation. La revue Socialisme ou Barbarie, Gastoriadis et moi-même ne les avons pas négligés. La terreur retournée contre les bureaucrates, ce phénomène m'a paru depuis longtemps répondre à une nécessité du déve loppement de la bureaucratie, celle-ci s'affirmant comme classe aux dépens de la sécurité et de l'indépendance de ses agents, et, d'autre part, manifester une contradiction fonda mentale d'un régime qui prétend effacer la division du pouvoir et de la société et la rétablit à tous les niveaux avec une acuité inconnue dans les autres modes de domination. Mais reste que VArchipel met en évidence, comme nul ouvrage ne l'avait encore fait, et nous enjoint de scruter le phénomène extraordinaire qu'a constitué pendant l'ère stalinienne (à présent il s'agit d'une violence plus feutrée) la répression exercée contre le peuple au nom du peuple. A cet égard, il y a deux passages, dont l'un déjà mentionné, où l'auteur observe qu'on ne saurait s'arrêter au seul chiffre des détenus pour évaluer les faits. Il convient de tenir compte, note-t-il une fois, de la masse de leurs proches qui ont subi de considérables préjudices d'ordre matériel et moral, frappés d'indignité qu'ils étaient du seul fait de leurs liens avec un ennemi du peuple. Et, relève-t-il une autre fois, une part importante des arrestations reposait sur des dénon ciations spontanées ou provoquées. A supposer donc qu'il y ait eu en moyenne dix à douze millions de détenus dans l'Archipel (le chiffre ne paraît excessif qu'en regard des premières années de la guerre, il correspond à l'estimation avancée devant le Conseil économique et social), on a peine à imaginer le nombre des personnes impliquées dans la répression, soit au titre d'agents ou de complices, soit au titre de victimes. Combien de dizaines de millions ? Et encore devrait-on assombrir le tableau si l'on évoquait les populations qui vivaient à proximité des camps et dont le comportement fut souvent hostile aux prisonniers selon 47
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notre auteur (« Le monde qui gravite autour des camps », II, 422 sq.). Le caractère de la répression de masse apparaît d'autre part dans une vive lumière au cours de la discussion consa crée aux « politiques » (« En guise de politiques», II, 221 sq.). Soljénitsyne a déjà remarqué que le système péniten tiaire soviétique est le premier et le seul au monde à avoir accompli cette performance de supprimer purement et simplement la catégorie des politiques. Ceux que nous sommes disposés à nommer tels avaient en effet été condam nés au titre de l'article 58 du Code pénal (élaboré en 1926). Or, cet article « ne constitue pas dans le Code un chapitre sur les délits politiques, il n'est écrit nulle part qu'il est politique (...) il est réuni avec les atteintes à la forme du gouvernement et avec lé banditisme dans le chapitre des crimes d'Etat» (I, 51). Il comprend quatorze paragraphes, dont l'application transforme l'inculpé en « ennemi du peuple ». Sous sa rubrique apparaît un « assortiment tout simple de chefs d'inculpation, et le commissaire-instructeur n'avait qu'à en extraire un ou deux et à les coller comme des timbres sur une enveloppe ». Parmi ces paragraphes, deux s'avéraient les plus redoutables, parce qu'ils poussaient au plus loin l'imprécision du délit et pouvaient donc frapper n'importe qui : le paragraphe 10 (« le timbre le plus fré quemment utilisé par le commissaire-instructeur ») : propagande antirévolutionnaire, rebaptisée antisoviétique, et le paragraphe 12: non-dénonciation. De fait, quelques cas mentionnés en cette occasion illustrent tragiquement, comiquement, l'aberration des condamnations. Mais ils viennent aussi fonder une seconde observation, évidemment liée à la première, mais plus frappante encore : « La moitié de l'Archipel était composée de Cinquante-Huit, note Soljé nitsyne, mais il n'y avait pas de politiques» (II, 229). Entendons donc : non seulement « pas de politiques» au sens juridique, mais pas de politiques en réalité — ni 48
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d'hommes désignés comme tels, ni d'hommes se désignant comme tels. L'article 58, affirme-t-il encore, « recueillait tous ceux pour lesquels on n'avait pas pu trouver du premier coup un article de droit commun. C'était, à un degré inima ginable, le triomphe du fouillis et de l'hétéroclite. Enregis trer quelqu'un comme Cinquante-Huit était le moyen le plus simple de rayer un homme, de le retirer de la circulation en vitesse et pour toujours » (ibid.). Sans doute l'affirmation est-elle outrancière; non qu'on doive classer comme poli tiques les détenus communistes, victimes des purges de 1937-1938, car il est vrai qu'il ne se concevaient pas comme tels, se croyaient l'objet d'une tragique méprise ou d'une machination montée par des traîtres qui s'étaient insinués dans les rangs du Parti et du NKVD ; mais il y eut bien de nombreux éléments oppositionnels (dans la première période), des trotskystes surtout, dont l'auteur parle peu, mais qu'il mentionne tout de même, rappelant les grèves peut-être folles mais héroïques déclenchées par eux dans les camps de Vorkouta ; il y eut aussi, signale-t-il (impossible de vérifier si le fait est exceptionnel), des étudiants et des lycéens, déportés en 1943-1944 et en 1950, pour avoir diffusé des tracts contre le pouvoir (II, 239). En outre, ses propres observations font état d'une masse d'individus qui, sans être des politiques, n'avaient pas été victimes d'une « loterie » (j'ai déjà fait allusion au démenti qu'il inflige à Ehrenbourg), mais avaient fait preuve d'un comportement anticonformiste. Toutefois, en dépit de ces réserves, le jugement porté sur les Cinquante-Huit paraît fondé, en regard de l'immense majorité des cas : ils ne savaient tout simplement pas pourquoi ils étaient là ! Or, à quelles couches sociales appartenaient-ils ? Une indication nous est fournie dans le premier volume, extraite d'un document officiel sur le système pénitentiaire, dont l'un des auteurs concluait, à son propre étonnement, que la composition sociale des détenus était analogue à celle des 49
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populations recensées dans les pays étrangers et comprenait donc une masse de travailleurs (la documentation porte sur les années vingt et le début des années trente) (II, 97). Soljénitsyne la complète en remarquant que 1 équilibre fut rompu dans les années 1937-1938, en raison de l'arrivée dans les camps de nombreux cadres du régime, mais que de nouveaux changements survinrent en 1945, quand se déver sèrent des flots de travailleurs. Voilà qui donne toute sa portée, par-delà les chiffres invoqués, à l'extraordinaire formule : le peuple devenu son propre ennemi: «Additionnons ensemble, d'après la revue que nous avons faite de tous nos flots, tous les coffrés de cet article (58), ajoutons-y, multiplié par trois, le même nombre de membres de la famille, exilés, suspects, humiliés, persé cutés, et nous voici amenés à admettre avec étonnement que, pour la première fois dans l'histoire, le peuple est devenu son propre ennemi, tout en y ayant acquis, en revanche, son meilleur ami, la police secrète » (souligné dans le texte, II, 221). L'auteur marque ici un événement, que nous n'avons pas fini d'interroger. Car, saisi sous l'angle de la répression, il n'en éclaire pas moins la nature du totalitarisme. Et com ment ne pas observer que ce totalitarisme, en Union sovié tique, dans le régime attaché au nom de Staline, a atteint à un degré qui, de loin, n'a pas été égalé par le fascisme ni par le nazisme ? La comparaison, il serait dénué de sens et choquant de la fonder sur les atrocités commises ici et là. A quelle balance voudrait-on peser l'extermination par le gaz et l'extermi nation par le travail (dont notre auteur montre qu'elle fut en certains lieux, à certaines époques, délibérée, méthodi quement pratiquée); qui tirerait argument du nombre des populations anéanties dans un système ou bien du sadisme des bourreaux dans un autre... Si l'on peut toutefois distinguer une variante du totalitarisme d'une autre, c'est 50
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en ce seul sens que le régime stalinien a porté à son accom plissement la représentation d'un peuple entièrement ras semblé, sans division interne, tout actif, mobilisé en direction d'un but commun à travers la diversité de ses activités, et, pour cette raison même, dans le même temps, voué à extirper de soi tout ce qui porte atteinte à son intégrité, à éliminer ses parasites, ses nuiseurs, ses déchets. Dans cette représentation, le peuple s'avère sans détermina tion « naturelle », à la différence de ce que l'idéologie nazie revendique pour l'homme allemand (même s'il est vrai que s'exerce la tentation du nationalisme et du racisme, dont on mesure les effets jusqu'à nos jours) : en lui s'affirme l'expres sion du social venant à sa pleine réalisation. Le peuple soviétique existe certes dans des frontières géographiques et il a une date de naissance dans l'histoire, mais, sous cette identité empirique, \\ incarne le socialisme. Et, dès lors, son ennemi n'est pas non plus figurable dans le monde de « la nature », comme le Juif, le Polonais, tel groupement ethni que, promis à l'anéantissement par les nazis — un autre identifiable, représentant de la sous-humanité... Cet ennemi se définit nécessairement, à partir de sa propre image, comme le représentant de l'antisocial. En ce sens, il ne saurait se fixer au-dehors, il paraît inlocalisable, partout et nulle part, il ne peut que le hanter comme le porteur d'une altérité dont la menace est toujours à conjurer. Double représentation dont chaque aspect renvoie à l'autre. C'est qu'il faut aussi l'image de cet ennemi, de cet autre; pour soutenir celle du peuple uni, sans division. L'opération qui instaure la « totalité » requiert toujours celle qui retranche les hommes « en trop » ; celle qui affirme l'Un requiert celle qui supprime YAutre. Et cet ennemi, il faut le produire, c'est-à-dire le fabriquer et l'exhiber, pour que la preuve soit là, publique, réitérée, non seulement qu'il est la cause de ce qui risquerait d'apparaître comme signe de conflit ou même d'indétermination, mais encore, qu'il est 51
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éliminable en tant que parasite, nuiseur, déchet. Grand procès donc, par-delà les procès publics spectaculaires, qui s'instruit dans toute l'étendue du social, dont l'enjeu est l'affirmation de l'intégrité du peuple et le ressort la produc tion des ennemis, non pas certes comme des opposants — ce qui laisserait supposer qu'ils puissent détenir une autre vue sur la société de l'intérieur d'elle-même, incarner en elle un autre possible—, mais comme symboles de l'aïtérité. Grande opération, donc, que les camps de concentration, nullement accidentelle, mais qui accompagne l'établissement du totali tarisme et dont une fonction essentielle est de matérialiser, d'encercler fantastiquement le peuple adverse. Ou, pour exploiter une métaphore déjà ébauchée et reprendre une image d'autant plus éloquente que Soljénitsyne l'emprunte au langage juridique du régime : grande entreprise de «prophylaxie sociale», guidée par le fantasme d'un corps aseptisé (I, 38) -r- image sur laquelle il conviendra de revenir pour en scruter l'origine chez Lénine lui-même, lequel lançait, dès 1918, cet étrange mot d'ordre: «nettoyer la terre russe de tous les insectes nuisibles » (I, 27). Toutefois, objectera-t-on, innombrables sont ceux qui ont été emprisonnés parce qu'ils étaient koulaks ou capitalistes, ou au service de l'impérialisme étranger; beau coup d'affaires ont été montées qui faisaient état de com plots fomentés par des « partis » ou des « centres » (au demeurant, presque toujours fictifs, car lorsqu'il s'est agi d'espionnage véritable, les Russes ont fait comme partout ailleurs, s'emparant des pions d'un adversaire qu'ils se réservaient de négocier ultérieurement de service secret à service secret). Cela est vrai ! Comme on le voit dans les grands procès, cette image du « centre » paraît d'ailleurs satisfaire au mieux à la perversité des «organes» qui se cherchent à l'extérieur comme une réplique de leur propre constitution, et ces centres, ils en fixent sinon le siège, du moins les manipulateurs à l'étranger. Il serait donc plus 52
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exact de dire que le peuple croit sans cesse lutter contre un ennemi de l'extérieur, et que, s'il se retourne contre luimême, c'est dans l'obsession de la corruption que l'impéria lisme introduirait en lui. Ainsi a-t-on voulu et veut-on encore ramener la démesure de la répression à l'image de la citadelle assiégée. Mais c'est une illusion. Outre que l'hypo thèse ne s'appliquerait (au mieux, partiellement) qu'à une phase assez brève de l'histoire de l'URSS, on confond deux épreuves toutes différentes de l'extériorité. Dans cette der nière perspective, on l'inscrit dans l'espace et le temps; alors apparaît l'ancien régime dont la société soviétique s'est détachée et, hors de ses frontières, les puissances hostiles de l'Occident. Voilà, bien sûr, l'extérieur où le NKVD installe, c'est-à-dire projette, dans les grandes occasions, les foyers d'agression contre le socialisme — cela vaut-il la peine de le souligner au passage, conformément à une stratégie politicopolicière exploitée avec succès partout ailleurs depuis des siècles. Mais, dans la première perspective, l'extériorité — au sens où je parlais d'altérité — n'est reconnue que pour être, du même mouvement, produite et supprimée. La société, se présentant comme toute positive (si l'on pro clame qu'elle se construit, il s'agit d'un auto-développement, l'avenir est supposé contenu dans le présent), ne doit avoir rien au-dehors d'elle-même, c'est-à-dire rien à rintérieur d'elle-même qui puisse indiquer une autre forme, donner figure à une alternative, ou, en d'autres termes, les plus simples, elle ne doit contenir aucune classe, aucun groupe ou agent social, quel qu'il soit, qui puisse revendiquer expli citement le nouveau ou seulement le faire présager par sa pratique ou bien son langage. La dimension d'extériorité détermine le champ social dans les démocraties, parce que le conflit y est reconnu, parce que, dans les rapports de production, dans les rap ports de pouvoir, dans la sphère de la culture, se circons crivent des lieux d'où les hommes perçoivent d'autres 53
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hommes, à distance et différents, porteurs d une autre fina lité sociale. En revanche, dans le totalitarisme, la division interne fait l'objet d une fantastique dénégation. Comme on l'a dit, l'abolition du concept même de politique, dans le système pénitentiaire, en est une très remarquable consé quence. Dès lors, c'est sous l'effet d'une telle dénégation que surgit cet autre qu'on peut à loisir projeter ici ou là dans le supposé réel, inscrire dans un réseau, relier à un centre manipulé de l'étranger. Il vient figurer une extériorité imaginaire, une altérité imaginaire ; c'est un substitut de l'autre effectif, de l'agent social qui s engendre dans le mou vement de la socialisation effective, lequel implique non seulement la différenciation, mais la division ; c'est, à la limite, le citoyen quelconque qui se trouve converti en ennemi potentiel du peuple. Et comme l'ordonnance de l'instruction est à cet égard significative ! Les inculpés sont sommés d'avouer leurs des seins dans les termes dictés par les agents du pouvoir ; il faut qu'ils profèrent eux-mêmes le discours de ce pouvoir, que celui-ci s'affirme comme seul possible, qu'ils y inscrivent donc la modalité de leur opposition et perdent ainsi leur extériorité, soient réintégrés dans le « peuple » pour figurer son ennemi de l'intérieur — se voyant alors replacés sous le droit commun avec l'imputation de « crime d'Etat ». Mais puisque la lutte contre les koulaks a été évoquée, qu'on considère donc ce qu'ils étaient, ceux-là qui peuplèrent par millions les camps lors de la collectivisation forcée : pour la plupart de petits paysans qui avaient bénéficié du partage des terres, n'étaient pas des partisans d'une restau ration de la grande propriété, des adversaires du régime ; ils composèrent, observe fort justement Soljénitsyne, tout ce que la paysannerie comprenait de solide, de forces capables de résister à l'entreprise la plus sauvage jamais tentée pour arracher les hommes à la terre, les séparer de leurs moyens de production, les réduire à l'état de force de 54
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travail et les soumettre à la domination du Capital. Koulak, le concept même modifié après la révolution, pour étiqueter l'adversaire comme représentant de l'ancien régime, pour l'ancrer dans un passé « réel », il n'est que trop clair, à en voir l'usage, qu'il devait permettre de dissoudre l'identité du paysan comme tel dans le social total, la fiction du peuple Un, lui-même confondu avec l'Etat. Et puisqu'il a été fait mention d'autres « flots » qui char riaient, innombrables, des masses définies par leur condi tion, que dira-t-on des prisonniers de guerre russes qui, de retour des camps nazis, ont été déversés dans les camps staliniens ? Prétendra-t-on qu'en 1945, l'image de la citadelle assiégée commandait de traiter en ennemis de l'extérieur des centaines de milliers d'hommes qui avaient justement combattu pour la défense de l'URSS ? En ce temps de victoire, le régime s'emparait d'un lot désarmé, désimbriqué par les circonstances de l'édifice totalitaire, jugeant que le meilleur moyen de le reclasser, de le réencadrer, était de le concentrer dans l'espace des ennemis du peuple, des ennemis de l'intérieur. Cependant, si extraordinaires que soient ces grandes opéra tions de répression, c'est encore à l'image de ces individus cueillis de-ci de-là — peut-être en- raison des exigences du plan d'approvisionnement des camps, mais sans que rien dans leur condition sociale les désigne plus particulièrement à l'attention du NKVD — que le lecteur de Soljénitsyne est irrésistiblement ramené. Il faut dire que notre homme, au cours de son investigation littéraire, a le don de choisir et de décrire en quelques lignes les scènes les mieux faites pour se graver dans la mémoire et donner à penser. Voici, par exemple, un tailleur dans son atelier; il met de côté une aiguille, « la pique au mur dans un journal affiché, pour ne pas la perdre, et atteint l'œil de Kaganovitch». Voici une vendeuse qui fait le compte, sur un bout de papier journal, des marchandises reçues, et « le nombre de morceaux de 55
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savon s'inscrit sur le front du camarade Staline ». Voici encore le vieux gardien d'un club rural, chargé de se coltiner tout seul le buste lourd et encombrant du Guide génial et qui ne sait comment s'y prendre, puis « finit par trouver : enlevant sa ceinture, il en fait un nœud qu'il passe au cou de Staline et le porte comme ça dans les rues du village ». Tous condamnés à 10 ans, au titre de l'article 58 (II, 221-222). Qui donc voit cela? Un client, un passant, un flic? Peu importe. C'est le Grand Œil dont la vision embrasse la société entière, l'œil du peuple devenu despote, du despote devenu peuple. Appliquons-nous à comprendre comment le peuple devient son propre ennemi et nous aurons quelque chance de déchiffrer ce merveilleux événement : la naissance de son Ami.
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Peu de commentaires consacrés à Staline dans les quinze cents pages de VArchipel. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Soljénitsyne ne fait ni l'histoire ni la sociologie du régime soviétique. La figure du Maître n'est donc évoquée que lorsqu'il convient de l'associer à des épisodes précis de la répression. En ces occasions, il est vrai, se laissent entre voir la cruauté du personnage, sa passion de la puissance, la rouerie avec laquelle il prépare la perte de ses adversaires, son acharnement à les supprimer, la jouissance qu'il retire du spectacle de leur déroute (remarquable est à cet égard le récit de l'élimination de Boukharine ou celui du procès de Iagoda). Toutefois, rien ne nous est dit que nous n'ayons déjà appris à la lecture de ses biographes dont le meilleur demeure, à nos yeux, Boris Souvarine1. Ce portrait ne ren seigne guère sur le rôle de celui qui concentra toutes les décisions entre ses mains au lendemain de la mort de Lénine, disposa d'un pouvoir incontesté, une fois éliminée l'oppo sition trotskyste, et non seulement n'eut plus à ménager mais fit exterminer nombre de ses plus proches collaborateurs après l'assassinat de Kirov. Une fois, pourtant, l'auteur porte un jugement d'ensemble sur l'action de Staline — encore est-ce dans une note, et brièvement: 1. Staline, Paris, Pion, 1934.
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« Aussi bien avant d'être arrêté que durant mes années de prison, j'ai toujours pensé que Staline avait imprimé un cours fatal à révolution de la nature de l'Etat sovié tique. Mais voilà : Staline est mort paisiblement, et peuton dire que le navire ait tellement changé de cap ? L'em preinte proprement personnelle de Staline sur les événe ments se résume à quelque chose de morose et d'obtus, à des caprices de petit despote, à l'autoglorification. Pour le reste, il n'a fait que mettre exactement le pied dans l'empreinte qu'il avait trouvée. » L'appréciation rejoint celle de Trotsky, à cette réserve près que Y empreinte ainsi trouvée est, pour notre auteur, formée dès 1 époque du léninisme, alors que le fondateur de la IVe Internationale la voyait imprimée dans la société révo lutionnaire par une caste de bureaucrates qu'avait désertée l'esprit du bolchevisme. Réserve importante, sans doute, mais qui ne touche pas à la représentation du personnage historique. Celle-ci, Trotsky et Soljénitsyne la partagent. A les entendre, le Guide suprême n'est qu'un apparatchik ambi tieux et rusé, mais médiocre, dont la réussite fut un produit des circonstances — opinion en somme étroitement marxiste. Or, il vaut la peine de se demander si le rôle de Staline est assez éclairé par la connaissance de son caractère et des conditions de son avènement. Relevons déjà deux assertions douteuses dans la note men tionnée. En premier lieu, il n'est pas établi que Staline mourut « paisiblement ». Des indices donnent à penser qu'il préparait, à la veille de sa disparition, une nouvelle vague d'épurations dans le Parti contre la volonté de l'équipe diri geante et à la grande inquiétude de la plupart de ses mem bres. Leur opposition à sa politique s'est aussitôt manifestée par la liquidation de son homme de confiance, l'héritier pré sumé : Poskrebychev. Aussi bien, l'hypothèse d'un assassinat de Staline (selon une version invérifiable, il est vrai, imputée à Béria) a-t-elle été souvent avancée, notamment par l'un des historiens les mieux avertis du fonctionnement de l'appa58
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reil du Parti 1 . Si elle était exacte, elle induirait à conclure que Staline occupa une place, au moins dans la dernière période de sa vie, qui excédait le cadre du système dont il fut le produit. En second lieu, comment soutenir que «le navire n'a pas changé de cap » sans ajouter qu'il a modifié sa course et sans s'interroger sur cet événement. De fait, les mesures de détente ébauchées par Béria, puis, celui-ci liquidé, reprises par Malenkov, et l'audacieuse tentative de déstalinisation entreprise par Khrouchtchev après l'élimi nation de ce dernier, signalent, à défaut d'une rupture, une inflexion dans la politique soviétique inimaginable aupa ravant. En dépit de la marche arrière inaugurée du temps même de Khrouchtchev et poursuivie par ses successeurs, on ne saurait parler d'une pure et simple restauration de la terreur stalinienne. Le régime demeure, il est vrai, fonda mentalement le même. Le monde « communiste » reste celui de la « liberté muselée », comme le dit Soljénitsyne. L'oppres sion qui s'abat sur les travailleurs n'a toujours pas de frein ; pas plus aujourd'hui qu'hier, le droit d'association et le droit de grève ne sont concevables. Les intellectuels sont tenus en laisse. Le Parti détient le monopole de l'information. La police ne cesse de contrôler les activités de chacun. Les juges condamnent sans juger, les avocats plaident sans défendre. Davantage : les camps de concentration subsistent, où sont relégués les protestataires dans des conditions abjectes et, avec eux, une masse de petits délinquants ou de simples déviants, tandis que se trouvent expérimentées de nouvelles techniques chimiques, les mieux aptes à mettre les récalci trants hors d'état de nuire, c'est-à-dire de penser. Un tel tableau interdit de surestimer les changements survenus depuis la mort de Staline. Quiconque entretiendrait des illu sions sur leur ampleur doit lire Martchenko et Kouznetsov, 1. Boris Nikolaïevski, Les Dirigeants soviétiques et la Lutte pour le pouvoir, trad. française, Paris, Denoël, Les Lettres nouvelles, 1969 (repris dans les Cahiers Spartacus, Paris, mars 1975). 59
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consulter les témoignages du Samizdat, examiner, parmi d'autres, les cas de Iouri Daniel, Amalrik, Pliouchtch ou Grigorenko. Mais reste que la violence ne règne plus sur la même échelle et que le fonctionnement de l'appareil de répression semble sensiblement perturbé. Or, dirait-on que cette trans formation ne témoigne pas d'une nouvelle mentalité des dirigeants, mais est dictée par les circonstances, lesquelles exigent, à un certain stade du développement économique, un usage plus prudent, plus feutré de la force, l'argument, si fondé soit-il, ne devrait pas faire oublier que ce fut justement la caractéristique constante du pouvoir stalinien d'ignorer la pression des circonstances et néanmoins de se conserver. Mais laissons là ces objections. Ce serait une erreur de s'attacher exclusivement au jugement général que Soljé nitsyne porte en un endroit de son livre sur le rôle historique de Staline, car il est loin de résumer sa pensée. A voir comment il présente ses interventions dans la politique de répression, on se persuade qu'il y découvre beaucoup plus qu'un comportement « morose » et « obtus », des « caprices de petit despote », les signes d'une autoglorification. Certes, Staline ressemble à nombre de despotes, à nombre de tyrans — au sens grec du terme — dont la violence et la ruse, le délire de puissance, la haine et la peur qu'ils avaient de leurs sujets, ont inspiré aux philosophes de l'Antiquité, à Platon, à Xénophon, à Aristote, en particulier, le portrait désormais classique du prince au-dessus des lois. Davantage, il paraît sortir d'une peinture de Tacite, de Machiavel ou de La Boétie. Et la merveille est que rien ne manque au tableau: le meurtre ou le suicide de l'épouse, l'assassinat de Kirov, le plus proche d'entre les proches, l'exécution de Iagoda, le ministre chargé des plus cruelles besognes. A qui donc s'appliquerait mieux l'antique formule : « le tyran n'a pas d'amis » ? Mais, déjà, si l'on s'en souvient, voilà qu'elle semble anachronique. Car l'Etat despotique ou 60
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tyranniqùe ne plongeait pas ses tentacules dans toutes les profondeurs de la société. Son maître ne disposait pas des moyens de soumettre à son contrôle le détail de la vie sociale. Aux limites de l'Etat correspondait le cercle étroit des ennemis du prince. Le pouvoir de Staline, en revanche, quelle carrière ne se voit-il pas ouvrir par le totalitarisme! Soljénitsyne le suggère fort bien quand, s'interrogeant sur le fonctionnement fébrile et incessant des Organes, il remarque : « Staline n'aurait pu croire qu'il se fût soudain trouvé un rayon, une ville ou une unité militaire où il n'eût pas d'ennemi » (I, 113). C'est dire que la machine judiciaire n'aurait pu tourner avec autant d'efficacité à défaut d'un chef d'entreprise aussi exigeant et vigilant. Impossible, dans cette perspective, de sous-estimer son rôle. Au reste, de solides informations font supposer qu'à la veille de la dispa rition de Kirov, et sous son impulsion, une majorité s'était dessinée au Comité central en faveur d'un assouplissement de la répression. La liquidation de son rival et le démantè lement du groupe qui risquait d'entraver ses projets ont alors permis à Staline de relancer l'industrie pénitentiaire avec les normes folles qu'on lui connaît dans les années 19371938. Cette industrie, Soljénitsyne démontre, à partir de données incontestables, qu'elle fut mise en place bien avant cet épi sode, et que-la terreur régnait déjà du temps de Lénine1; 1. Si je ne parle pas du léninisme, ce n'est pas que je veuille dissimuler la contre-révolution sanglante perpétrée dans les années qui suivirent Octobre. J'en ai tôt entrevu certains aspects, notamment à la lecture de Voline (La Révolution inconnue, 1947). Mais mon propos,; n'est ici que d'analyser le système dont les traits ont été définitivement fixés avec l'avènement de Staline au pouvoir. J'attire néanmoins l'attention du lecteur sur le tableau que Soljénitsyne esquisse de la répression conduite par les bolcheviks. Il serait vain de le minimiser en invoquant une terreur blanche, car elle a frappé non seulement les partisans de l'ancien régime (dont certains, au reste, furent utilisés au service du nouveau pouvoir), mais principa lement les révolutionnaires et les libéraux, et des populations entières qu'il s'agissait d'intimider par des exécutions arbitraires et des prises
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Il est vrai que les camps de concentration ne furent pas une invention de Staline. Et, à considérer les premiers grands travaux qui mobilisèrent les masses de détenus, il est encore vrai que son empreinte semble se résumer au délire de rautoglorification. Rappelons l'histoire de la construction du Belomorkanal ; elle fournit la meilleure illustration du juge ment de notre auteur. Fantastique ouvrage, en effet, que ce canal creusé « à l'initiative et sur les instructions du cama rade Staline», en vingt mois, à l'époque des grands froids, sur une longueur de 226 kilomètres et souvent à même le rocher, et cela sans autre capital que le travail des hommes, sans autre outillage que la brouette et la rivelaine (II, 73). Il occupe 100000 détenus en permanence (et, dit-on, en tue autant au cours du premier hiver) (II, 77). Les journaux sont pleins des performances accomplies, chantent le « rythme socialiste », les miracles de l'émulation. Sur place, les hautparleurs braillent les mots d'ordre des « postes de combat culturel et éducatif» et les appels à l'accélération des cadences. Les invités d'honneur se succèdent. Gorki, à la tête d'une bande d'intellectuels à gages, vient en inspection et compose tout un livre à la louange du chef-d'œuvre de Staline. Et, comme on le sait, à peine achevée, cette grande voie du Nord s'avère à peu près impraticable ; des plans sont déjà tracés pour la doubler par un nouveau canal. Comment donc ne pas souscrire au commentaire de Soljé nitsyne :
d'otages. Si ce tableau avait un défaut, ce serait celui d'être incomplet. On s'en convaincra à lire le récent ouvrage de Jacques Baynac, la Terreur sous Lénine (Paris, Le Sagittaire, 1975). Ce livre présente un ensemble de documents accablants, certains inédits, d'autres tirés de publications épuisées, d'autres encore traduits pour la première fois en français. Il corrige quelques erreurs de Soljénitsyne sur des points de détail, mais, pour l'essentiel, confirme et amplifie son information. L'auteur, dans sa préface et ses notices, ouvre une perspective sur la politique léniniste qu'il ne devrait plus être possible d'ignorer.
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« Ce dont Staline avait besoin, c'était d'avoir quelque part un grand chantier de construction employant des détenus, un chantier qui engloutirait une grande quan tité de main-d'œuvre et de vies (le surplus d'hommes dû à la dékoulakisation), avec la sûreté d'une chambre à gaz mais en plus économique, tout en laissant un monument grandiose, du genre des pyramides, pour témoigner de son règne. Dans l'Orient esclavagiste, qui lui était cher entre tous et où il puisa le plus au cours de son existence, on aimait à construire de "grands" canaux» (II, 69). L'exemple est, en effet, éloquent. Il ne faut pas négliger le mécanisme de répétition qui ramène la bureaucratie moderne au moule de l'ancienne (en URSS comme en Chine). Plekhanov en avait tôt pressenti la menace et Lénine, semblet-il, commençait d'en mesurer les effets à la veille de sa mort. On ne scrute pas assez le repli du présent sur le passé, le recollement des chairs de la société qui accompagne la nais sance d'une nouvelle formation historique. Mais, à ne rai sonner que dans cette perspective, on ignorerait la différence des structures sociales et les conditions qui sont faites en chacune à la fonction du pouvoir. Assurément, Soljénitsyne ne permet pas de les oublier puisqu'il parle, à de nombreuses reprises, d une industrie pénitentiaire. Le projet d'une orga nisation industrielle des camps, sur lequel nous aurons à nous interroger, porte la marque du monde moderne. Pour qu'il naisse — tant en Russie qu'en Allemagne —, il n'a fallu rien de moins que la riche expérience du capitalisme occi dental. Qu'on lise, par exemple, dans le chapitre consacré aux premiers chantiers, les pages sur Frenkel, ce pionnier de la rationalisation dans les camps. Il propose à Staline, en 1929, une formule universelle d'enregistrement des zeks, dont Soljénitsyne fait observer qu'elle « ne permet pas la moindre échappatoire ni au chef de camp, ni à plus forte raison au détenu » (II, 63). En introduisant le principe d'un 63
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calcul de la nourriture (dans tous les cas misérable) en fonction du travail accompli (dans tous les cas exténuant), il apporte, nous est-il précisé, une révolution dans « l'histoire mondiale des bagnes ». Soit, dira-t-on, mais voilà une infor mation qui confirme l'opinion de Soljénitsyne : Staline est le produit du système qui acquiert ses traits définitifs à la fin des années vingt. Un autre maître n'aurait pas manqué de tirer parti des idées de Frenkel, opportunément adaptées au nouvel esprit du Plan. C'est seulement par son style de despote oriental qu'il se singularise. A mes yeux, une telle interprétation nous ferait méconnaître l'essentiel : qu'il est dans la nature du système d'engendrer un pouvoir exorbitant, de rendre possible le détachement de quelqu'un et son retran chement dans le fantasme de la toute-puissance. Si tentante soit la référence au despotisme, elle égare dès lors qu'elle nous prive de concevoir l'opération nouvelle de ce déta chement. Qu'on se souvienne des propos qu'inspire à Soljénitsyne le récit des exécutions des années 1937-1938 : « Même pour une oreille stalinienne, [elles] débordaient le cadre de la protection » (I, 313). L'oreille stalinienne n'était pas celle de Staline. Lui seul avait le privilège de parler sans s'entendre. Prérogative de despote, il est vrai. Mais qu'on songe à l'orga nisation que requièrent des exécutions de masse durant une si longue période (les calculs de Soljénitsyne aboutissent à un chiffre qui dépasse le million et atteindrait, selon d'autres sources, 1 700 000). Et qu'on observe encore que les condamnés, pour une part importante, étaient, à la veille de leur arrestation, des agents de l'organisation. Comment ne s'interrogerait-on pas sur la relation qu'entretient le système avec celui qui, tout en en étant le produit, l'excède et lui assure ainsi son fonctionnement ? J'ai déjà évoqué le sinistre épilogue de la dernière guerre : l'enfermement dans des camps russes, sur ordre de Staline, de centaines de milliers de prisonniers rescapés des camps 64
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nazis. En l'occurrence, pas de « monument grandiose » à l'horizon. Et en quoi le spectacle servirait-il à l'autoglorification ? La haine, la peur qu'inspire cette masse revenue du dehors, qui, du seul fait d'avoir vécu au loin, soustraite au contrôle de l'Etat, est vue comme hors-la-loi, comment les comprendre si Ton ne tient pas compte tout à la fois et de la logique du système totalitaire, et du délire propre de Staline? Mais voici une autre affaire, plus étonnante si possible, ce que l'auteur nomme : « la tragi-comédie des récidivistes », présentée comme un « épisode inouï, même dans l'histoire des iniquités staliniennes ». Dans les années 48-49, on décide de ramasser et réexpédier dans les camps ceux qui, condam nés en 37, avaient réussi à survivre à dix années de détention : «...Je ne sais quelle fantaisie sauvage (ou quelle hargne tenace, quel insatiable esprit de vengeance) poussa le géné ralissime victorieux à ordonner que l'on jetât de nouveau en prison tous ces estropiés, sans qu'ils eussent commis de nouvelle faute. Economiquement et politiquement, il lui était même désavantageux d'obstruer ainsi l'appareil de déglu tition avec ses propres déchets. Mais Staline en disposa ainsi. Ce fut l'un des cas où le caprice d'une personnalité historique joua un tour à la nécessité historique » (I, 73). «Fantaisie sauvage », « caprice d'une personnalité histo rique », apparemment ces expressions reconduisent aux thèmes de l'arbitraire despotique. Mais déjà les mots s'appli quent mal à l'événement. Il ne s'agit pas des lubies d'un prince qui tranche le col de sa femme, fait pendre ses favoris ou se donne le spectacle de prisonniers dévorés par des fauves. La décision de Staline est liée à une représentation politique. Elle ne nous paraît aberrante que parce qu'elle développe jusqu'à ses extrêmes conséquences une lutte contre l'ennemi, cependant inscrite dans les prémisses du régime. Aussi bien la part de son initiative ne doit-elle être ni surestimée, ni sous-estimée. S'il tient à la nature de l'Etat 65 TXN HOMME EN TROP 3
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totalitaire de forger sans cesse l'image des « ennemis de l'intérieur », s'il lui faut les produire, fournir la preuve que l'autre, le représentant de l'antisocial, est éliminable, il n'y a pas de limites de principe à la répression : elle ne dispose pas d'un cran d'arrêt. Le hasard a fait que des hommes étiquetés comme coupables et précipités dans les bas-fonds de la société sont parvenus à remonter à sa surface. Rien n'oblige, certes, à les replonger dans les camps, mais rien ne l'interdit. Comme l'auteur l'indique en un autre endroit, la notion de châtiment est absente de l'éthique soviétique ; même celle de redressement par le travail ne vaut pas pour les « politiques » ; ils n'ont donc pas payé en purgeant leur peine. En revanche, ils sont marqués d'un signe d'infamie qui les retranche à jamais du monde des bons citoyens. En les poursuivant, on s'attaque, certes, à des fantômes; la chasse aux rescapés des camps est bien une tragi-comé die... Mais notre étonnement trahit notre naïveté ; il implique que nous croirions, du moins, aux inculpations des années 1937-1938. Comme si le réel avait plus de part dans les fantastiques épurations de cette époque qu'en 1948, comme si l'ennemi n'avait pas toujours été, dans la quasi-totalité des cas, imaginaire. Toutefois, on se tromperait également à penser que la machine de répression voit son rythme déterminé par les lois du système ; il est seulement possible que ce rythme s'accélère ; la machine peut s'emballer. Mais cela ne se produit que sous l'impulsion du Chef. En d'autres termes, le fantasme de l'Etat totalitaire s épanouit quand il se conjugue avec la folie de Staline. Encore l'épisode des récidivistes a-Ml une suite, dont le récit inspire à Soljénitsyne une frappante formule : « Alors, raçonte-t-il, YEgocrate réalisa que cela n'allait pas assez loin : arrêter les survivants de 1937. Les enfants de ses ennemis maudits, il fallait eux aussi les arrêter. En effet, ils gran dissaient, il pourrait bien leur venir à l'esprit de se venger (...). Et de s'écouler le flot des enfants vengeurs» (I, 73) . 66
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Que la scélératesse de Staline n'ait point de bornes, nous le savons assez pour qu'il soit inutile de s'arrêter sur ce nouveau crime. Je m'intéresse à ce nom bizarre : Egocrate. Une fois de plus, il est un heureux produit d'une investi gation littéraire et me paraît plus fidèlement traduire la pensée de l'auteur que tel ou tel de ses commentaires. « Auto crate » ne lui a pas convenu; on comprend pourquoi : il a le sens des mots. De fait, notre Littré livre la définition suivante : « Souverain, souveraine dont la puissance n'est soumise à aucun contrôle », et il l'accompagne de cet exem ple : «l'empereur de Russie est désigné sous le nom d'auto crate ». Sous-jacente à cette définition, une longue tradition politique reconduit du xixe siècle jusqu'à Montesquieu, Bodin et Machiavel"; attachée à la distinction du monarque, dont la puissance est bornée par des lois, et du despote (dont le Turc, avant le Russe, avait incarné le type aux yeux des Occidentaux). Or, qui ne voit qu'avec Staline, il ne s'agit plus simplement d'une puissance soustraite à un contrôle légal ? Car celle-ci, du moins, s'exerçait sous le couvert d'une légitimité qui passait l'ordre des lois humaines. Le despote régnait non seulement de fait, mais de droit, au-dessus de la société. Il avait partie liée avec les dieux. Parfois, il était lui-même un dieu ou un demi-dieu. Ou bien il apparaissait comme leur représentant, ou bien jouait le rôle d'un média teur entre les hommes et les puissances surnaturelles. Dans tous les cas, le pouvoir qu'il exerçait ne tirait pas son origine du peuple. De ce point de vue, peu importe la manière dont il gouvernait ; qu'il fût un autocrate ou bien qu'il demeurât sous la surveillance d'une bureaucratie religieuse ou laïque assez forte pour le destituer s'il dérogeait à ses devoirs, son pouvoir était censé émaner d'un foyer à distance des hommes et offrir la garantie d'un accord substantiel entre l'ordre de la société et l'ordre de la nature. Voilà pourquoi Hegel put affirmer, sans se laisser abuser par l'image de la hiérarchie sociale, que le monarque seul est libre dans le monde despè67
UN HOMME EN TROP
tique, et que tous les hommes sont esclaves. Et pourquoi Marx observait à sa suite que les rapports de l'homme avec l'homme étaient alors indissociables de leurs rapports avec la terre : ce monarque était l'unique propriétaire du sol et de ses sujets et ces derniers avaient la jouissance du sol pour autant qu'ils étaient soumis à son autorité. Mais Staline, on peut bien l'appeler le Père des Peuples — la mémoire historique n'est pas moins trompeuse que celle des individus : il ne s'inscrit dans aucune généalogie; il n'a pas hérité d'un titre de propriété qui procurerait à ses sujets l'assurance de leur légitime insertion dans une com munauté et de leur appartenance à la terre. Le régime qui a produit ce maître a justement rompu les liens de l'homme avec la terre et les liens communautaires, défait les hiérar chies supposées naturelles, en même temps que détruit les nouvelles différenciations surgies avec l'avènement de l'Etat moderne et celui du mode de production capitaliste. Aussi bien Staline ne règne-t-il que sous les traits d'un individu en qui se réalise fantastiquement l'unité d'une société pure ment humaine. Avec lui s'institue le miroir parfait de l'Un. Tel est ce que suggère le mot Egocrate : non pas un maître qui gouverne seul, affranchi des lois, mais celui qui concentre en sa personne la puissance sociale et, en ce sens, apparaît (et s'apparaît) comme s'il n'avait rien en dehors de soi, comme s'il avait absorbé la substance de la société, comme si, Ego absolu, il pouvait indéfiniment se dilater sans ren contrer de résistance dans les choses. Comment donc ignorer le phénomène ou le juger acci dentel ? Que d'égocrates dans le monde moderne! Ils ne ressemblent pas nécessairement à Staline, ils ont chacun une constitution psychique particulière et se forment dans des conditions historiques différentes. Mais c'est leur com mune vocation de dominer une société disloquée sous l'effet de la violence étatique, d'incarner la totalité du pouvoir et du savoir, de figurer le principe de la Loi — voire, n'omettons 68
« L'ÉGOCRATE »
pas ce trait burlesque, de détenir le trésor de la poésie, de posséder la vertu de l'immortelle jeunesse ou de la force physique. Oui, quelle chaîne de «personnalités» uniques accrochée au Guide suprême : de Mao à Fidel en passant par Kim II Sung, Enver Hojda, jusqu'à Amin Dada (mais il est vrai que celui-ci n'a qu'à moitié rompu l'ancien pacte avec les puissances surnaturelles). L'autocrate, pour sa part, n'est soucieux que de régner à distance du reste des hommes ; et, si hanté se montre-t-il parfois par la menace des conspirations, il se borne à mettre hors d'état de nuire le petit nombre de ceux qu'il s'imagine capables de porter atteinte à sa personne ou à son trône. Mais tout autre est l'Egocrate, tel que Staline permet de déchiffrer sa figure. Même retranché dans la citadelle du Kremlin, c'est à la société entière qu'il est conjoint. Et la même raison fait qu'il est occupé fantastiquement à l'engendrer et à la dévorer. A la fois Staline se présente et apparaît comme le génie par la vertu duquel l'Etat tient ensemble, existe, le peuple est Un, et il broie en nombre indéfini des « ennemis », des hommes quelconques qui, en tant qu'individus, rendent manifeste l'élément particulier, étranger, intolérable à la représentation de l'Un; mieux encore, il broie ses propres agents, y compris les plus proches de lui, ceux qui, identifiés à lui, travaillaient à exterminer les autres ; il broie les bureaucrates les plus fidèles à sa cause sitôt qu'ils sont perçus par lui comme des personnes, comme doués d'une existence indépendante. Or, à tort croirait-on que cette der nière activité n'est pas commandée comme la première par la logique du système, car le fait est que la société se laisse étreindre par l'Etat pieuvre, que les individus et les groupes tendent à perdre la notion de leurs droits et de leur initiative, que se développe efficacement un processus de dé-différen ciation des milieux sociaux. Et, phénomène non moins remar quable : la bureaucratie tire profit de la violence de l'Ego crate; le point de vue bureaucratique s'affirme aux dépens 69
UN HOMME EN TROP
des bureaucrates tandis qu'ils se trouvent cruellement ramenés, en tant qu'individus, au sentiment de leur contin gence et contraints de découvrir qu'ils ne sont rien hors des organes de domination. En un sens, l'ouvrage de la personnalité historique répond à une nécessité objective. En incarnant le tout du social, elle fournit un modèle auquel s'identifient en chaîne les bureaucrates/chacun devenant/devant ceux qu'il domine, un micro-Egocrate; Et en détruisant en masse dé supposés ennemis, elle permet au tout de prévaloir sur ses parties. Reste, toutefois, qu'il n'y a aucune limite objective à l'expansion de l'Egocrate. Monstrueux produit d'un système auquel il assure son fonctionnement, il fait simultanément peser sur lui une menace telle qu'il peut devenir monstrueux dans son propre cadre (mais ne l'est-il pas sitôt qu'il appa raît ?) et risque de le mettre en ruine. Quand nous voyons Staline, au faîte de la puissance, engouffrer sans cesse de nouveaux ennemis, comment penserions-nous que sa voracité est au bénéfice de l'Etat totalitaire ? Il ne suffit plus même de dire que « le caprice d'une personnalité historique joue un tour à la nécessité historique » — la nécessité se détraque. Gardons-nous donc de traiter Staline comme quantité négli geable : indispensable, dès l'origine, pour faire la somme, l'histoire nous enseigne que, dans la suite des opérations, s'engendre un reste, lequel met en défaut les lois de l'arithmé tique communiste.
Pourquoi Soljénitsyne répugne-t-il à souligner le rôle de Staline ? Comme chacun sait, la thèse à présent officielle, qui fut introduite par Khrouchtchev, est que « la légalité socialiste a commencé à subir des atteintes en 1934 », en raison du « culte de la personnalité ». Ainsi le régime prétend à l'innocence en rejetant la responsabilité dés crimes les plus 70
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fameux sur le grand défunt. Les réticences de notre auteur sont donc fort compréhensibles. La notion de culte de là personnalité est assurément fallacieuse: elle dissimule les ressorts du culte qu'il faudrait chercher dans le système social, et charge la personnalité de Staline d une initiative historique qu'en dépit de la puissance acquise elle n'a jamais tirée de son propre fonds. Aussi bien mes brèves remarques ne tendaient-elles nullement à rendre à la psychologie un pouvoir d'explication qu'on ne saurait tirer que de l'analyse politique. Il m'importait de mettre en évidence la scission qui se produit entre le pouvoir d'Etat et la société — fantas tiquement matérialisée dans l'apparition de l'Egocrate — au moment même où toutes les divisions sociales sont effacées au nom du « communisme», sous l'effet du principe tota litaire. D une part, l'Etat envahit la société civile, soumet tous ses secteurs à un contrôle permanent, diffuse en tous les mêmes normes, capable qu'il est, grâce au Parti, de se rendre présent dans toute l'étendue du social; et telle est cette action que la distinction même d'un Etat et d'une société civile se brouille, qu elle devrait s'abolir... D'autre part, le pouvoir se scinde des lieux de la socialisation effec tive telle qu'elle s'opère ici et là, en relation avec une pratique déterminée, il se concentre toujours davantage dans des Organes, les appareils de ces Organes, jusqu'à refluer vers une source unique : l'Egocrate. Sans doute ne devons-nous pas confondre la fiction du système et la réalité. Entre l'une et l'autre subsiste toujours un écart, si efficace soit la première. D'un côté, la bureau cratie étatique (le corps des fonctionnaires), le Parti, les organisations annexes, comprennent une masse considérable d'agents dont l'autorité doit composer avec les résistances du «réel», c'est-à-dire s'accommoder des ressources maté rielles en fait disponibles et prendre en compte les besoins et exigences primaires des hommes ; ces agents sont occupés 71
UN HOMME EN TROP
à conserver et à justifier leurs fonctions et, souvent, à entre tenir la représentation du pouvoir davantage qu'à appliquer ses consignes au risque de faire apparaître l'impossible (en clair : l'inapplicabilité des normes). D'un autre côté, le pro cessus de concentration du pouvoir se heurte à la nécessité contradictoire de sa diffusion dans l'espace entier de la société. En conséquence, des antagonismes se multiplient entre les centres de décision et de contrôle, des clans bureau cratiques se forment suivant les lignes de partage des insti tutions et des groupements qu elles abritent : administra tions de l'Etat et du Parti, armée, entreprises de production, secteurs de la culture; et, non moins puissantes, des soli darités verticales s'instituent, soit que depuis le bas on quête la protection, soit que depuis le haut on s'appuie sur des clientèles. Mais ces réserves ne doivent pas faire perdre de vue le dessin d'une structure ou, à mieux dire, les principes d'une logique politique. Qu'on considère le premier principe : la consubstantialité de l'Etat et de la société civile. Il a pour corollaire la négation de la division sociale — entendons, de toute division qui s'engendrerait de l'intérieur de la société nouvelle. Cette négation exige que ce qui la met en défaut soit rapporté à un pôle antagoniste. Ainsi, tout ce qui s'avère ou risque de s'avérer un foyer de résistance à l'ouvrage d'unification et d'homogénéisation de l'Etat, tout groupe qui paraît porteur de revendications spécifiques — quelle que soit leur nature et qu'elles soient ou non exprimées — se voit rapporté à la bourgeoisie. S'agit-il de s'attaquer aux paysans, à des com munautés nationales, à telle ou telle catégorie sociale — les ingénieurs ou les intellectuels —, ce combat est placé sous le signe de la lutte de classes. Celle-ci est donc constamment et bruyamment reconnue comme elle ne l'est dans aucun autre système social, en même temps que sont dissimulés, déniés tous les signes d'une division interne. L'entreprise 72
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totalitaire, en ce sens, est masquée; elle s'accomplit par un détour qui la rend méconnaissable: l'Etat qui tend à absorber en soi la société civile se présente simultanément comme dictature du prolétariat, l'Etat total comme Etat de classe dont l'existence ne se justifie que dans la mesure où cette classe reste menacée par un adversaire. Mais impos sible de se tromper sur la signification de l'entreprise si, justement, l'on interroge la relation de l'Etat avec le prolé tariat qu'il est censé représenter. Pas plus que les paysans ou toute autre couche sociale, les ouvriers de l'industrie ne sauraient voir reconnue leur identité dans la société, pas davantage ne désignent-ils une collectivité, liée à des intérêts spécifiques en raison d'un mode spécifique d'activité et susceptibles de formuler des revendications propres. Ou, pour nous faire entendre de ceux qui ont besoin pour penser des mots de Marx : la représentation de leur place dans le mode de production est rigoureusement effacée. Aussi bien,. moins visible mais tout aussi efficace est l'opération qui tend à désarmer la résistance du prolétariat. Privés de la liberté d'association, du droit de grève et, dans les faits, de la possi bilité même de changer de résidence, les ouvriers sont stric tement assujettis au pouvoir d'Etat par le truchement des directions d'entreprises et du Parti. En outre, la prétendue dictature du prolétariat cherche à dissoudre en elle toutes les couches sociales à travers lesquelles se propagent les directives étatiques, c'est-à-dire, à la limite, la société entière, à l'exception des représentants de l'Ennemi. Cette dictature a notamment la vertu de convertir l'immense masse des fonctionnaires voués aux tâches d'encadrement de la force de travail, de gestion, d'administration ou de direction politique, en une bureau cratie « prolétarienne ». En fin de compte, là distinction entre gouvernants et gouvernés se présente elle-même comme un simple fait qui ne saurait renvoyer à une division sociale. Selon l'exquise formule qui a d'ailleurs aussi bien cours en 73
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Chine et en Corée qu'en Russie : « gouvernants et gouvernés forment un bloc compact ». Tel est le jeu des représentations qui s'ordonne sous l'effet du premier principe et dont le langage officiel traduit les déplacements. Les concepts de « socialisme », de « dictature du prolétariat », de « peuple soviétique », de « pouvoir sovié tique » se substituent l'un à l'autre de telle manière que la division de classes se trouve tour à tour niée et rétablie, l'Etat confondu avec la société et sa domination réaccentuée. Or, nul besoin de recourir à la théorie marxiste pour concevoir le caractère de ce processus. Bien au contraire, il faut d abord faire l'effort de l'oublier, quitte à se demander plus tard comment elle est exploitée en URSS, quelle fonc tion elle remplit dans l'idéologie de la nouvelle société. Au demeurant, ce serait méconnaître la leçon de Marx que de déduire d'une théorie — fût-elle la sienne — l'interprétation de phénomènes qui excèdent le cadre historique dans lequel elle s'est développée. En vain donc voudrait-on, pour rendre compte de la singulière aventure du totalitarisme stalinien, invoquer l'idée de la nécessité d'une phase de transition, de la différence entre socialisme et communisme, de la subsis tance du droit bourgeois au sein de la dictature du prolé tariat. Ces références chères aux trotskystes (en règle géné rale, les communistes n'ont pas le souci de la justification) nous égarent, car elles renvoient à une première interpré tation élaborée à l'examen des traits de la société bourgeoise et dans le moment d'une anticipation de la Révolution. Elles distraient de l'exigence de déchiffrer ce qui est effecti vement advenu : un système agencé pour assurer l'occul tation la plus efficace de la division sociale, pour donner l'image du bloc compact gouvernants-gouvernes, pour dis soudre tout élément particulier dans la généralité du social et annuler enfin la différence du politique, de l'économique, du juridique, du pédagogique, de l'esthétique... Que le système se donne les repères d'une origine — 74
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Octobre 1917 — et d'une fin — le communisme —, qu'il préserve la notion d'un écart entre le présent et l'avenir, d'un mouvement révolutionnaire indéfini, l'analyse doit, certes, en rendre compte, mais elle doit avant tout mettre eh évidence son institution, le dispositif qui lui permet ici et maintenant de se reproduire en tant que formation sociale originale. Le modèle se précise quand nous voyons comment le second principe se combine avec le premier. La consubstantialité de l'Etat et de la société civile suppose en effet que l'Etat soit l'agent incessant de l'unification. A défaut de cette opération, il disparaîtrait en elle. Ainsi l'Etat total est simultanément le grand Organe qui est censé détenir seul la force d'engendrer une vie sociale. Indivision de l'Etat et de la société, division radicale de l'un et de l'autre : ces deux représentations sont indissociables. Et l'on ne saurait même dire que l'une s'inscrit dans l'imaginaire et l'autre dans le réel — comme si de l'impossibilité de la fusion de l'Etat et de la société advenait par un choc en retour/dans la pratique, la séparation de l'Etat. Non p a s : l'unité n'est censée s'instaurer qu'autant qu'elle est produite — conçue et fabriquée; et la créature n'est unie au créateur que parce qu'il est juché sur son dos et gouverne chacun de ses mouvements. L'Etat imprime à la société sa volonté, il la rassemble en soumettant la diversité et le détail de ses activités aux mêmes normes, en l'assujettissant à l'image du but commun. Dans les faits, la définition du but se modifie ; le but lui-même se diversifie ; mais peu importe, il est tou jours articulé à une tâche générale de construction : cette construction sur laquelle est apposée l'affiche du socialisme. Organicisme d'un côté : la société étatisée apparaît comme Un grand corps dont les organes et les membres fonctionne raient d'une seule pièce. Artîficialisme, de l'autre côté : les rapports sociaux résultent de l'action, de la décision souvet faines qui tirent l'être du néant. L'un et l'autre s'échangent 75
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sans heurt. Sous le signe de l'organicisme, c'est la vertu du collectivisme qui n'en finit pas de se répandre d'un bout à l'autre de la société. Pas de secteur qui n'échappe à la loi de l'association, pas de catégories — les jeunes, les vieux, les femmes comme les paysans, les ouvriers ou les intellectuels — qui ne soient vouées à s'identifier comme membres d'une collectivité unie ; et sous le signe de l'artificialisme, c'est la vertu de l'activisme partout proclamée : le « citoyen idéal» construit, veut la norme et son dépassement, est habité par la puissance créatrice de l'Etat. Il arrive, au reste, que le ressort du régime, l'articulation des deux principes, soit indiqué, presque montré dans le discours officiel. L'événement n'échappe pas à Soljénitsyne. En 1934, note-t-il, au Plénum de janvier du TSK et du TSKK, c'est-à-dire peu de temps avant le déclenchement de la nou velle offensive de répression, Staline déclare que le dépé rissement de l'Etat se produirait à travers un renforcement maximum du pouvoir d'Etat. Sans doute paraphrase-t-il Lénine et travestit-il encore la réalité sous le déguisement de la théorie. Mais bien léger paraît ce déguisement. L'essentiel est dit : l'Etat, entendons-nous, ne pénétrera entièrement la société (c'est ça, le dépérissement à la stalinienne) que dans l'exacte mesure où le pouvoir saura s'élever absolument au-dessus d'elle, se donner les moyens d'une domination entière. Après quoi, doutera-t-on encore de la logique poli tique ? Et se dérobera-t-on encore devant ses conséquences ? La première, je l'ai déjà énoncée : si l'Etat doit envahir tous les secteurs de la société, si le peuple doit être l'Un, il faut en soustraire les hommes en trop, s'acharner à produire des ennemis; ainsi seulement s'établit YUn, dans la suppres sion de l'Autre. Quant à la seconde, le lecteur l'aura déjà déduite pour peu qu'il n'ait pas une « tête de bois » : si l'Etat, le pouvoir d'Etat, se détache de la société, si YUn est son produit, il faut que la puissance, la volonté, le savoir soient concentrés en quelqu'f/n, il faut ajouter un autre, le grand 76
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Autre; il faut son œil, sa main, son nom. Voilà qui n'empêche nullement qu'au-dessous de lui quelques-uns participent de sa substance: Iagoda, par exemple, quand il dirige la cons truction du Belomorkanal, on le loue comme s'il était Staline en personne: «Le camarade Iagoda est notre grand chef, notre chef de tous les instants. » Ou encore : « C'est Iagoda qui nous guide et nous forme. Vigilant est son œil, ferme sa main » (II, 66). Et combien d'autres ne bénéficient-ils pas du même prestige. Mais l'œil de Iagoda ne voit, sa main ne guide, son nom ne charme que par la grâce de Staline. Simples substituts, les personnalités secondaires sont fra giles, périssables, jamais assurées d'un culte qu'on ne fait que rendre, à travers elles, au Maître suprême. Mais, dira-t-on peut-être, Soljénitsyne jugeait que le régime n'a pas changé d'essence après la mort de Staline. Or, nul Egocrate ne l'a remplacé. Comment prétendre que sa fonc tion soit nécessaire ? Cependant, qu'on veuille bien observer qu'il n'est pas un seul régime totalitaire qui se soit édifié en faisant l'économie de la « personnalité historique ». Or, c'est de la formation de ce régime que nous parlons. Quant aux modifications qu'il peut connaître une fois consolidé, elles requièrent assurément une analyse qui excéderait le commentaire de VArchipel. Aussi bien me bornerai-je à avancer l'hypothèse que les effets du rôle exorbitant assumé par l'Egocrate — Staline en Russie, mais aussi bien Mao en Chine — sont assez dévastateurs dans le cadre même du système pour rendre nécessaire la mise en place d'un dispo sitif de défense. A la poussée devenue incontrôlable du pouvoir, sur laquelle se greffe la puissance délirante d'un homme, des freins se trouvent opposés. Mais, détaché dé la société, ce pouvoir demeure le centre de toute initiative, le seul pourvoyeur des normes qui régissent chaque secteur d'activité. La tentative se résume à une neutralisation des conséquences de sa propre démesure. Au reste, rien ne per met de penser qu'elle ne se paye pas de difficultés nouvelles. 77
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Après avoir fait la cruelle épreuve de la folie du Guide suprême, la bureaucratie en connaît une autre du fait de sa disparition. L'idéal n eût-il pas été pour elle de rendre un culte au défunt, de sorte que la foi en l'Un s'entretienne paisiblement de la mémoire du grand Autre? Tel était cet Autre qu'il lui fallut proclamer sa déchéance, non sans péril. Voilà qui ne nous dispense pas de mesurer le rôle qu'il a joué dans l'institution du totalitarisme.
Dénonçons donc, à la suite de Soljénitsyne, le mensonge officiel élaboré par Khrouchtchev, mais sans manquer d'in terroger ce qu'il désigne. Comme il arrive souvent, les mots qui sortent de la bouche du trompeur ont la vertu de parler au-delà de ce qu'ils étaient faits pour dire: « culte » et «personnalité» sont de ceux-là. Ils nous renvoient à l'idée d'une célébration du social qui, en l'absence de toute réfé rence à un au-delà, s'accomplit par la médiation d'un homme en qui se manifeste l'Un. Quand on pense que cet homme a surgi d'un monde déjà formé et qui subsiste après lui, on ne fait pas fausse route, mais on s'arrête en chemin, car, s'il est vrai que la nouvelle société s'ordonne, tient ensemble en engendrant un pouvoir excentrique, on ne saurait conce voir son histoire sans s'intéresser aux excentricités de l'Ego qui l'incarne, cet Ego singulier et absolu grâce à qui chacun apprend tour à tour qu'il participe au tout et qu'il n'est rien. Le danger qu'il y aurait à négliger la « personnalité », on le mesure, au reste, à considérer l'autre version des faits qui est venue doubler celle des dirigeants soviétiques. Bien sûr, elle n'a ni la même portée, ni la même efficacité. Reste que, sous ses diverses variantes, elle est un précieux indice de la menace que font peser sur la représentation du « socia lisme » le désaveu de Staline et, implicitement, son identifi cation comme Egocrate. Ramené à l'essentiel, son argument 78
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est que le régime et son guide, l'un et l'autre intrinsèquement bons, ne réussirent pas toujours à contrôler les «effets» des conditions historiques et, nommément, de l'idéologie bourgeoise. Telle est, par exemple, la thèse d'un des représentants de la «science marxiste-léniniste» qui a la réputation de la subtilité et de l'audace : Louis Althusser. Comparée à celle de Brejnev ou même de Marchais, sa parole ne fait pas le poids. Mais enfin, il a le mérite de dire tout haut, intelli giblement, avec l'outrance qui caractérise les intellectuels, ce que beaucoup balbutient dans le dos des chefs. De sorte qu'il vaut la peine de repérer sur son cas — quitte à verser dans la digression — où va se loger la critique de l'inter prétation khrouchtchévienne. Notre expert n'a pas hésité à divulguer dès 1963 — c'est-à-dire sept années après le XXe Congrès — cette importante mise au point : « On regrette (...) de constater que le concept par lequel les com munistes désignent un phénomène historique important de l'histoire de l'URSS et du mouvement ouvrier: le concept du "culte de la personnalité", soit, si oii le prenait pour un concept théorique, un concept "introuvable", inclassable dans la théorie marxiste (...)\» Introuvable, le mot est si fort qu'il est mis entre guillemets, comme s'il sortait du texte sacré pour se porter garant de ce qui n'y figure pas. Et de réassener le coup, en 1972, sur cette tête de bois de John Lewis, le champion philosophe^ militant anglais qui défend la version vulgaire de Moscou 2 . La révélation a-t-elle fait frémir le petit monde althussérien, je ne sais. A première vue, elle ne fournit qu'un indice de plus de la décrépitude du marxisme-léninisme, car enfin, qui, si peu féru soit-il des œuvres de Marx, Engels, Lénine, aurait eu l'idée saugrenue d'y aller chercher le fameux concept? 1. L. Althusser, « Marxisme et humanisme », 1963, Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 247. 2. Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973. 79
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A première vue, elle déconcerte : on se dit qu'il fallait juste ment qu'il soit nouveau, ce concept, comme accidentelle la chose elle-même, pour que la théorie et le socialisme demeu rassent indemnes : le culte de Staline et son concept ne paraissaient-ils pas former un additif d'une rassurante inno cuité ? On est donc tenté de se désintéresser de l'événement en pensant que la tête d'Althusser n'est pas faite d'un meilleur bois que celle de Lewis et qu'on n'apprendrait rien à scruter leur langue de bois. Mais voilà bien l'erreur : confondre le prétendu débat théorique avec le débat poli tique. Car si le premier est privé de sens, le second est plein d'intérêt. De fait, Althusser poursuit un objectif, non moins précis que celui de l'illustre Khrouchtchev et ses succes seurs, sans compter le petit répétiteur britannique. L'igno rerions-nous que nous ne démontrerions que notre incapa cité à lire un écrit «communiste», c'est-à-dire un écrit militant. Pour en trouver l'accès, il faut toujours se poser cette grossière question : à quoi ça sert ? A quoi ça servait, la déclaration de Khrouchtchev? Nul n'a besoin de longues exégèses. Soljénitsyne nous le dit comme bien d'autres avant lui. Si manifeste est son utilité qu'on est en droit de supposer qu'à son défaut le régime n'aurait pas survécu. Soit, cette dernière hypothèse est contestable et on lui reprochera de reléguer au second plan l'initiative de la « personnalité historique », en l'occurrence Khrouchtchev, au moment où nous la soulignons. Mais, observons-le au passage, il y aurait de la naïveté à prêter à ce dirigeant roublard, et compromis tout autant que Béria et Malenkpv dans la terreur> là libre initiative de la déstalfe nisation. Pour mesurer la part de son intervention en 1956, on doit se souvenir non seulement qu'il fut l'un des fidèles et cruels exécutants du Guide suprême, notamment au cours des années 1937-1938, mais surtout qu'il fit preuve d'une grande circonspection dans la période qui suivit sa mort. D'après Nicolaïevski, dont les informations sont conyain80
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cantes, son action s'est développée à l'époque sous le signe d'un crypto-stalinisme, jusqu'à la veille du XXe Congrès ; il n'a modifié son jeu que sous l'effet du danger ; et, sans doute, sa plus grande habileté fut-elle d'avoir su, au moment cri tique, «doubler» ses rivaux\ Quoi qu'il en soit, l'ouvrage qu'il revint à Khrouchtchev de mener à bien relève de la chirurgie politique. Plutôt que de s'émerveiller de l'audace du praticien, on devrait apprécier le sens de l'opération et voir comment elle s'inscrit dans la logique du système. Il s'édifie à la faveur du détachement d'un pouvoir formi dable qui se concentre toujours davantage dans un Egocrate. Puis vient le moment où, sous l'effet des ravages qu'il exerce, la nécessité de sa conservation exige le sacrifice de l'idole. Alors se produit cet événement véritablement extraordi naire : le grand Autre est converti en Autre maléfique ; celui qui était censé détenir la vérité de l'histoire se voit chargé de représenter l'Erreur. Et à quoi sert la critique du concept de culte de la person nalité ? A la restauration de l'image d'un monde sans faille, dans lequel le règne de la nécessité ne saurait être mis en défaut par les erreurs, voire les crimes d'un dirigeant. Il n'y a pas lieu de s'étonner d'un tel objectif. Déjà, le cours de la politique soviétique nous montre qu'en URSS même, les bienfaits d'une condamnation de Staline avaient leur envers. Et les limites rapidement imposées à la déstalinisation et les références rétablies de loin en loin à l'autorité du généralissime montrent bien que l'exercice du pouvoir dans le cadre du totalitarisme ne s'accordait pas sans diffi culté avec l'exigence de corriger sa démesure ni avec celle de la masquer. Mais combien plus vives s'avèrent alors les tensions dans les partis communistes qui n'ont pas le privilège d'être des partis d'Etat, dont le preistige se nourrissait pour une part l.Op. cit.; voir le chapitre: « Le mythe de Staline dénoncé», p. 239 sq.
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de l'image du socialisme radieux et de son Guide. Il est hors de mon propos de recenser les formules de compromis qui en sont venues à prévaloir ici et là, voire à se combiner dans chaque pays. Je remarque seulement qu'elles sont toutes instables, particulièrement en France où le Parti s'est montré le plus assujetti à l'URSS, et qu'elles témoi gnent d'un désarroi idéologique. Voilà qui explique la tenta tive althussérienne conduite sous le couvert de la théorie. Elle a pour objectif, sans le dire, tout en le disant, de désamorcer les effets de la répudiation de la politique stali nienne. Elle enseigne à demi-mot que les « atteintes à la légalité», selon l'expression de Khrouchtchev, ou, à parler plus franchement, l'extermination de millions d'hommes, non seulement ne sont pas des atteintes au socialisme mais distraient les militants de la représentation d'un système auquel les références à la loi et à l'individu sont superflues. A demi-mot, notais-je. Qu'on en juge. Dans son essai de 1963, Althusser fait preuve d'une grande prudence, après avoir averti son lecteur que le concept de « culte de la personnalité » est introuvable dans la théorie. Il se borne à signaler que tout ce qui est désigné sous ce pseudo-concept met en cause le domaine de la superstruc ture, « donc de l'organisation de l'Etat et de l'idéologie », et en profite pour fonder, sur la thèse de l'autonomie relative de ce domaine, l'argument que « l'infrastructure socialiste a pu pour l'essentiel se développer sans dommage, pendant cette période d'erreurs affectant la superstructure ». Alors, l'audace consiste seulement à se demander : « Pourquoi, si la "psychologie" d'un homme a pu assumer ce rôle historique, ne pas poser en termes marxistes la question des conditions de possibilité historique de cette apparente pro motion de la "psychologie" à la dignité et à la dimension d'un fait historique ? l » Cette redoutable question, il vaut 1. Pour Marx, op. cit., p. 248.
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la peine de l'observer, non seulement ne reçoit pas l'ébauche d'une réponse, mais est formulée en termes assez équivoques pour que le lecteur se sente invité à douter de sa pertinence. Althusser énonce une hypothèse qu'il ne dit pas être la sienne ; qualifiant d'apparente la promotion de la « psycho logie» à la dignité d'un fait historique, et substituant le terme de psychologie à celui de personnalité — un terme à dessein détourné de son usage scientifique et mis entre guillemets —, il laisse même entendre qu'en somme, ce serait aux dirigeants soviétiques d'aller mettre le nez dans Marx pour se trouver des justifications. Au reste, c'est à ceux-ci qu'il réserve ses coups, leur reprochant de céder à cette méchante idéologie que serait «l'humanisme socialiste de la personne x ». Bref, rien dans cette étude dite philosophique, mais accrochée au présent, qui concerne les phénomènes recouverts par le concept de culte de la personnalité, mais une critique de ce dernier dont, dès lors, on est en droit de se demander quel est son plus grave défaut : de dissimuler les causes de la politique stalinienne ou d'en exhiber les méfaits. Elle va beaucoup plus loin, il est vrai, la réponse à John Lewis. N'a-t-elle pas bénéficié de presque dix années de réflexion, enrichie, entre autres, de l'épreuve de Mai 68 et de celle du succès remporté par le maoïsme auprès d'une fraction de la jeunesse intellectuelle? Cette fois, c'est sûr, il y a quelque chose à nommer, que dis-je, à concevoir, dont ne veulent point parler, que ne veulent point penser les dirigeants soviétiques: «(...) Il faudra bien un jour qu'on tente et accepte d'appeler les choses par leur nom et pour cela de rechercher soigneusement, en marxistes, même s'il faut le préciser en avançant, le nom, je veux dire le concept qu'elles méritent, pour que notre histoire devienne intelli gible 2. » 1. Ibid., p. 243. 2. Réponse à John Lewis, op. cit., p. 80.
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Au fait, pourquoi un jour? se demande un lecteur naïf. Pourquoi pas tout de suite ? Est-il possible qu'un théoricien qui a mis l'œuvre'de Marx en coupes réglées peine encore si fort à chercher le bon concept, et qu'il en soit toujours réduit (ô honte !) à désigner les choses par un nom propre : « stali niennes » ? Mais, patience. Des vérités sont avancées là qui n'attendent pas la maturité d'Althusser : les dirigeants sovié tiques, nous est-il dit en substance, « en cherchant à réduire les graves événements de trente ans d'histoire soviétique et communiste à cette pseudo-explication par le culte », ont commis un acte politique de «dirigeants responsables». Entendons qu'ils se sont arrangés pour poser les problèmes d'une façon « unilatérale » et aussi « pour ne pas les poser » \ En bref, ils ont « cherché les causes d'événements graves et de leurs formes (sic) dans certains défauts des pratiques et de la superstructure juridique » sans mettre en cause « l'en semble des appareils d'Etat constituant la superstructure » ; et, pis, « sans toucher à la racine» 2 . Quant à la racine, elle est un peu longue. Que le lecteur me pardonne, mais à la suivre, on se voit récompensé. Donc, ils n'ont pas touché « aux contradictions de la construction du socialisme et de sa ligne, c'est-à-dire aux formes existantes des rapports de production, aux rapports de classe et à la lutte de classe, alors déclarée, dans une formule qui n'a pas été démentie, "dépassée" en URSS. C'est pourtant là qu'il faut chercher, pour les trouver, les causes internes des faits du "culte", au risque de découvrir d'autres faits 3 ». On pourrait croire à un progrès considérable. En 1963, Althusser appelait à l'exploration d'un secteur de la super structure pour repérer la cause des erreurs ; celui-ci, était-il précisé, bénéficiait d'une autonomie relative; l'assurance nous était fournie que l'infrastructure avait, p o u r l'essentiel, 1. Ibid., p. 82. 2. Ibid., p. 83. 3. Ibid., p. 83.
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pu se développer sans dommage. En 1972, tout doit être réexaminé, semble-t-il : la superstructure dans son ensemble et les rapports de production eux-mêmes. Programme plein de promesses, se dit-on. Mais non, il ne s'agit que d'une ruse. Qu'on n'imagine pas qu'il faille interroger d'un point de vue marxiste une formation sociale inédite, explorer les rapports sociaux qui se tissent dans le cadre de la production, poser le problème de la nature des classes en présence et celui de la nature de l'Etat. Ces rapports de production, cet Etat demeurent à l'abri du doute. Ce serait encore trop d'argumenter pour prouver qu'ils n'ont cessé d'être socia listes. Aussi bien sont-ils pris en compte pour suggérer que la survivance de la lutte de classe a eu sur eux des « effets ». Voilà la cause du mal identifiée : cette bourgeoisie qui survit, anéantie mais increvable. Et, du même coup, la cause des erreurs : l'inattention aux effets de la lutte qu'entretient cet ennemi invisible. La vigilance de Lénine, apprenons-nous, les tenait en échec, ces effets. Mais Staline a péché par excès de confiance dans le développement des forces productives ; il est resté aveugle aux influences pernicieuses de l'idéologie bourgeoise qui témoignent de la persistance de l'ancien monde dans le nouveau. Du coup, nous voici renvoyés de l'objectif au subjectif, des profondeurs de la structure aux drames qui se jouent dans les crânes des dirigeants marxistes. Nous nous demandions pourquoi Staline avait besoin de dévorer des ennemis, la réponse est qu'il fut un malheureux adepte de l'économisme. Un adepte ? Une vic time, plutôt, celle d'une déformation du marxisme, presque aussi ancienne que lui, dont nous trouvons l'antique trace dans la II e Internationale. Enfin le bon concept nous est servi, que dissimulait celui dé culte de la personnalité: « déviation stalinienne », soit « une forme de la revanche posthume » de cette sacrée II e Internationale à laquelle Lénine n'avait pas eu le temps de régler tout à fait son compte. 85
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Inutile de suivre dans son détail l'argument d'Althusser, la digression deviendrait pesante. D'ailleurs, mon propos n'est pas de fournir uri nouvel échantillon de la tératologie marxiste. Qu'il suffise donc de relever les jugements poli tiques qui viennent à point se greffer sur la théorie de la déviation. Au moment où il ramène l'ouvrage du stalinisme à celui de la II e Internationale («toutes proportions bien gardées »), Althusser qualifie d'« historiquement secondai res » «les phénomènes qu'on groupe en général dans les partis communistes sous les termes de culte de la personna lité et de dogmatisme » \ Inutile, alors, d'avoir passé l'agré gation de philosophie pour comprendre de quoi il nous est parlé : la terreur qui s'est abattue sur des dizaines de mil lions d'hommes est l'un de ces phénomènes secondaires, évoqués en des termes, remarquons-le, habilement équi voques, puisque c'est aux partis communistes que se voit laissée la responsabilité de les désigner. D'autre part, au moment où l'auteur met son public en garde contre le danger de réduire la conduite des dévia tionnistes à la déviation dans laquelle elle s'est inscrite, Staline se voit recouvrer toute son autorité: « Il a eu d'autres mérites devant l'histoire. Il a compris qu'il fallait renoncer au miracle imminent de la "révo lution mondiale" et donc entreprendre de "construire le socialisme" dans un seul pays, et il en a tiré les conséquences: le défendre à tout prix comme la base et l'arrière de tout socialisme dans le monde, en faire,, sous le siège de l'impérialisme, une forteresse inexpu gnable (...). Notre histoire passe aussi par là. Et, à. travers les déformations, les caricatures et les tragédies mêmes de cette histoire, des millions de communistes. ont appris, même si Staline les "enseignait" comme des dogmes, qu'il existait des Principes du léninisme2.»
1. Ibid., p. 93. 2. Ibid., p. 95. 86
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Qui dit mieux ? L'éloge révèle là portée politique de l'essai placé sous le signe de la théorie. Davantage, nous pouvons voir le peu de cas que l'auteur fait de son paravent théorique. Car si tels sont les mérites de Staline, il devient privé de sens de lui reprocher son économisme. Le développement obstiné des forces productives, quels que fussent les moyens employés et ses conséquences sur la superstructure et l'infra structure, était au service d'une stratégie de conservation du socialisme. Et loin d'avoir dévié de la politique léniniste, Staline l'aurait délivrée de ses fantasmes en forgeant la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays. Enfin, quand le pseudo-économisme de Staline est rap proché de l'« humanisme » de ses successeurs afin qu'ils apparaissent comme les déformations jumelles de la science marxiste-léniniste, comme par hasard la critique se con• centre sur la politique inaugurée par le XXe Congrès. Et, cette fois, on chercherait en vain une réhabilitation du déviationniste Khrouchtchev : pas un mot pour le défendre, lui, contre sa « réduction à la déviation ». Pardi ! L'huma nisme est l'ennemi n° 1. Et parler, oui, seulement parler des droits de la personne (car, en ce qui concerne la réalité effective de la libéralisation, Althusser n'en ignore pas les limites en 1972) semble un scandale : une atteinte portée à l'image du régime qui ne tient que par son efficacité à supprimer l'idée de la personne, celle des liens d'homme à homme, celle d'une action, d'une volonté qui échapperaient au contrôle de l'Etat. Je voudrais m'arrêter là. Mais comment passer sous silence la référence finale à la Chine ? Du moins, que le divertisse ment reprenne ici ses droits. Voilà que toute la mascarade que serait la critique du culte, non seulement nous pourrions la dénoncer une fois en possession de la notion théorique de déviation économiste, mais encore jouirions-nous d'une critique « historique », « contemporaine » de cette déviation, « concrète, dans les faits, dans les luttes, dans la ligne, les 87
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pratiques, leurs principes et leurs formes : la critique silen cieuse, mais en actes, accomplie par la Révolution chinoise (...). Critique de loin. Critique "à la cantonade" 1 ». Silencieuse, la critique ? Je crois comprendre : pas un mot venu de Chine qui porte contre Staline. De loin ? Soit ! A la cantonade ? J'hésite : est-ce une réminiscence de la rhéto rique lacanienne ; ou un jeu de mots franco-chinois ? Peu importe. La merveille, c'est de voir où conduit la critique de la critique du culte. Regardez-y donc du côté de Mao. Et suivez le guide. De la personnalité du Guide, la bonne théorie ne veut rien connaître : on efface ses traces. Mais le théoricien marxisteléniniste, quel qu'il soit, ne cesse de jouer à son insu des tours à la théorie : car il la lui faut quand même, l'image du Guide, pour assumer la place du leader du savoir. Pour dominer par la parole, il lui faut servir. Et servir la cause du totalitarisme, cela suppose servir un Maître. Si on le lui retire, il le remet en scène ou il en change. Après tout, disonsle froidement, si ce n'est ni Staline, ni Mao, ni Fidel — Lénine fera toujours l'affaire. Nos professeurs-militants ont le goût de l'autorité. Et ce sont de rudes chiens de garde. Quand on pense que Nizan a forgé le terme pour les univer sitaires bourgeois ! Que pourchassait-il alors ? Des toutous... A nous la race des molosses. Mais revenons à notre problème. J'observais cet événe ment extraordinaire : la transformation de Staline en l'Autre maléfique. Il vaut la peine de résumer l'aventure historique où il se loge. L'institution du totalitarisme implique le fan tasme d une société sans division, Une. Il ne prend figure que par l'incessante production-élimination des hommes en trop, parasites, déchets, nuiseurs. Mais l'Un, qui l'énonce ? et ce surplus, qui le retranche ? Il y faut un Autre, un grand Opérateur. Inutile de se demander si sa personnalité 1. Ibià., p. 97.
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est le produit du culte ou vice versa ; tous deux se constituent simultanément : ce sont phénomènes sociaux. Reste que celui qui fait le compte entre dans ce compte. A l'oublier, on se trompe. Sa démesure fait sa folie. Cette folie le rend singulier, en même temps qu'elle est historique. A croire que tout autre aurait agi comme lui à sa place, on se trompe encore. Quoi qu'il en soit, les conditions qui ont rendu néces saire l'excès de sa puissance l'ont aussi, depuis le premier moment, rendu dangereux et font de lui l'agent perturbateur du système. Ainsi arrive-t-il que cet homme en plus devienne à son tour un homme en trop. Staline apparaît alors comme le parasite, le déchet, le nuiseur numéro un.
IV
Le
C(
système constrictif»
« Les camps ne sont pas seulement la face cachée de notre vie post-révolutionnaire. Leur envergure a fait d'eux non pas la face, non pas le flanc, mais bien sans doute le cœur des événements. Il est peu de domaines où notre demi-siècle se soit manifesté avec autant d'es prit de suite et jusqu'au bout» (II, 111). Ce jugement ouvre l'un des chapitres les plus importants de l'ouvrage, puisqu'il se propose de mettre en évidence — comme son titre l'indique — les fondements de VArchipel. Or, remarquable ici est la condensation de deux images des camps : ils paraissent inscrits tout à la fois dans l'his toire singulière de la société soviétique et dans celle du monde moderne. Comment les camps en sont venus à se situer « au cœur des événements », de nombreuses informations livrées dans le premier volume et le début du second l'ont déjà enseigné. L'écrivain a notamment exhibé un décret qui prouve que leur acte de naissance fut établi beaucoup plus tôt qu'on ne serait enclin à le supposer. Publié le 5 septembre 1918, celui-ci prescrivait de « protéger la République des Soviets contre les ennemis de classe en isolant ces derniers dans des camps de concentration », Quelle date ! Moins d'un an après la révolution d'Octobre, la première pierre est donc posée du vaste tombeau de la Russie nouvelle. Comment découvrir ce décret sans broncher ? La violence révolutionnaire, on la 90
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connaissait déjà ou on l'imaginait, mais qu'elle fût si prompte à inventer l'institution qui abriterait la plus féroce oppression des temps modernes, on en a le souffle coupé. Et d'autant plus rude est le choc qu'on trouve à l'origine du décret la volonté de Lénine. Avant même l'attentat perpétré contre lui par Fanny Kaplan, il télégraphiait à Eugénie Bosch pour recommander « d'enfermer les douteux dans un camp de concentration hors de la ville». Les douteux: Soljénitsyne a bien raison d'inviter ses lecteurs à méditer le terme. Sitôt qu'on en vient à les pourchasser, commence le vertige de la terreur 1 . Mais laissons de côté, provisoirement, le rôle de Lénine. Le fait est que les premiers camps installés sur le territoire de l'Union soviétique (en Russie dès 1919, plus tard ailleurs) n'ont pas encore d'autre fonction que d'isoler du reste de la population les ennemis et les suspects. Quoique naisse à l'époque l'idée du redressement par le travail, elle n'est pas exploitée. Des camps surgissent çà et là, à des dates diffé rentes ; ils ne résultent pas d'un plan d'ensemble. Produits de l'improvisation révolutionnaire (qui témoignent certes d'une inspiration perverse), ils vont d'ailleurs disparaître en 1922. Sans doute est-ce à cette expérience que pense l'écri vain lorsque, évoquant la suite des événements, il précise qu'on ne saurait plus parler d'une «face cachée» de la «vie post-révolutionnaire ». Aussi bien devrait-on plutôt rapporter la naissance de l'Archipel à la création, en 1921, des camps du Nord à destination spéciale. Comme on sait, les îles Solovki constituèrent alors le premier territoire du Goulag. A cette époque s'affirme pour la première fois un projet concentrationnaire : la décision est prise de canaliser le flot des ennemis dans une direction déterminée, de loca liser quelque part le monde de l'infamie. Toutefois, notons1. Je renvoie de nouveau le lecteur à l'ouvrage de Jacques Baynac, la Terreur sous Lénine. Voir ma note ci-dessus, p. 61-62.
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le, c'est encore le principe de l'isolement qui dicte le choix des Solovki. Rien ne destine apparemment ces îles — terres désolées au milieu desquelles des moines ont réussi à créer une sorte d'oasis — à devenir le terrain d'une expérience de production. En outre, le travail forcé y est bien introduit, mais sans méthode. De la description de ce bagne, au cours de ses premières années d'existence, il ressort que son fonctionnement demeure à bien des égards archaïque. Son régime, remarque Soljénitsyne, ne s'est pas encore « bardé de la cuirasse du système ». Les conditions misérables dans lesquelles vivent les détenus, les violences exercées sur eux ne s'accompagnent pas d'une réglementation rigoureuse de la vie du camp. « Il se dégage l'impression que l'air qu'on respirait aux Solovki, ajoute l'auteur, était un mélange de cruauté déjà extrême et d'incompréhension presque débon naire. » Pourtant, ne laissons pas échapper ce trait: sur le premier territoire de l'Archipel s'impriment déjà les valeurs du régime. Non seulement les individus sont brisés physi quement, éreintés par le travail, exténués par la faim, parfois roués de coups ou torturés ou fusillés, mais l'idéologie investit le monde des zeks. Partout est célébrée la vertu du collectif, tandis que sont mis en place des dispositifs qui seront efficacement utilisés plus tard en URSS et ailleurs : auto-contrôle des détenus, auto-surveillance, auto-escorte — jusqu'à l'auto-activité artistique et à l'auto-distraction (II, 36). Voilà ce qui fait des Solovki non pas un bagne comme les autres, mais déjà un bagne « socialiste », où l'on cultive, avec la violence, l'idée de la bonne société. Mais il n'empêche que fait encore défaut le principe d'organisation à la faveur duquel la cruauté s'exercera sous le signe de la nécessité. Ainsi, jusqu'à la fin des années vingt, les camps ne sont pas encore « au cœur des événements ». L'appréciation sociologique du tournant qui sera pris à cette époque est fort bien livrée en quelques lignes :
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«...Il semble que, durant les premières années des Solovki, astreinte au travail et imposition de tâches hyper-tendues ne se manifestaient que par accès, dans un élan de hargne intermittente, elles n'étaient pas encore devenues un système constrictif [je souligne — C. L.], elles ne servaient pas encore de point d'appui à l'économie du pays, les Plans quinquennaux n'étaient pas encore arrêtés. Durant les premières années, le Slon, visiblement, n'avait pas de plans économiques extérieurs fermement établis, pas plus qu'on ne calculait combien les tâches internes du camp réclamaient d'hommesfourmis. C'est la raison pour laquelle on pouvait avec une telle facilité changer du jour au lendemain en châti ments des travaux qui avaient un sens économique: transvaser l'eau d'un trou dans la glace dans un autre trou dans la glace, traîner des bûches d'un endroit dans un autre endroit. Il y avait de la cruauté là-dedans, oui certes, mais aussi du patriarcalisme. Quand la quantité de travail devient un système médité, l'arrosage d'eau par temps de gel et l'exposition aux moustiques sur des souches se révèlent choses superfétatoires, dépense superflue de la force des bourreaux» (II, 44). Et, pour caractériser ce changement, l'écrivain dira un peu plus tard, s'emparant d'une formule de Vychinski : « le travail, ce magicien, arrivait à la rescousse » (II, 45). Propos en somme très fidèles à l'esprit de Marx. Le déchaînement de l'oppression au sein du camp ne permet pas d'en connaître la nature, fait entendre Soljénitsyne ; une certaine cruauté conserve l'empreinte d'un mode de domination traditionnel ; différente est celle qui doit compo ser avec les impératifs de la rationalisation de l'exploitation et> en tout premier lieu, avec celui de la quantification du travail humain; c'est donc la forme des rapports sociaux qui s'avère décisive. Ainsi le camp change, à ses yeux, quand un système constrictif est mis en place, en conséquence de la planification générale de l'économie. Dès lors s'impose la nécessité d'un quadrillage de tous les secteurs d'activité, d'une répartition des détenus en catégories strictement déli mitées, d'une définition des normes de travail et des stimu93
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lants et, d'une manière générale, d'une série d'opérations qui s'articulent pour constituer l'industrie pénitentiaire. Certes, l'écrivain ne soutient pas que les camps en soient venus à fonctionner « rationnellement ». Ni, d'ailleurs, que le nouveau système d'oppression ait jamais mis les détenus à l'abri du sadisme des chefs. En un sens, sa description suggérerait même que l'absurdité de l'entreprise est plus visible, car une fois qu'est formulée la tâche de tout subor donner à un objectif économique, il paraît aberrant d'exter miner la force de travail ou de réduire les hommes à un tel état de dénuement, de faiblesse et de peur, que leurs énergies s'en trouvent ruinées. Mais il écarte cette interprétation, jugeant que la main-d'œuvre concentrationnaire, en raison de son nombre, de sa gratuité, a la propriété de pouvoir être gaspillée avantageusement, à une époque où la satisfaction des besoins élémentaires de la population — nourriture, logement, vêtements, hygiène, éducation — créait à l'Etat d'insurmontables difficultés. Aussi s'attache- t-il plutôt à souligner l'impuissance des autorités à obtenir des détenus un travail efficace. Ce qui mine à ses yeux l'exécution du Plan dans les camps, c'est la « truffe », c'est-à-dire le sabotage des normes, le maquillage des résultats, le bousillage de la production, toutes pratiques qui tendent à tromper les dirigeants sous couvert d'appliquer les consignes et dont l'effet est de convertir en fiction la rationalité du système. On sait que, communément répandue dans toutes les entre prises du monde capitaliste, la « truffe » atteint en Union soviétique une ampleur qui est à la mesure de l'arbitraire du pouvoir bureaucratique; dans les camps, elle exprime la résistance quotidienne des détenus à une oppression insoutenable, elle est la conséquence de la lutte pour la vie. Telle est l'importance du phénomène décrit par Soljénitsyne que celui-ci en viendra à affirmer, dans l'un des chapitres où il tente de dresser le bilan économique des camps : « tout ce que les détenus fabriquent pour leur cher Etat est un 94
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travail ouvertement et suprêmement bousillé » (II, 437). Et, après avoir ajouté le vol à la « truffe », il conclut : « Toutes ces causes aidant, non seulement l'Archipel ne fait pas ses frais, mais le pays en est même réduit à payer fort cher le plaisir de le posséder» (II, 439). Reste que, comme il l'observe justement, la « truffe », cette « quatrième et principale baleine» qui supporte l'Archipel, est à la différence des trois autres —■ installées par le pouvoir — « l'œuvre des indigènes et de la vie elle-même ». L'erreur serait donc, semble-t-il, de confondre le projet du système consîrictif et ses effets en retour dans le réel. Or, c'est à considérer ce projet que l'auteur désigne le grand changement survenu à la fin des années vingt : l'inscription des camps dans la société soviétique, en conséquence de la planification générale de l'économie. Faut-il le souligner, la société entière se transforme alors. Ce qu'on nomme sans rire les bases du socialisme : la collectivisation, la planification, ce sont les bases enfin trouvées du régime bureaucratique. Auparavant subsistaient des forces considérables de résistance à l'entreprise tota litaire. Si puissant que fût le Parti, il n'était pas encore parvenu à couvrir le corps entier de la société ; la paysan nerie, pour une large part, se dérobait à son étreinte. L'action politique et le discours idéologique n'avaient pu qu'anticiper la forme du nouvel Etat. Celui-ci s'épanouit quand les conditions matérielles de la domination sont définitivement établies, quand l'abolition de la petite propriété dans les campagnes et le développement accéléré de la grande indus trie ont pour effets de multiplier les fonctions de direction, de gestion et de contrôle, et de détacher définitivement la nouvelle couche sociale dominante de la masse des tra vailleurs. Mais, puisque nous ne cherchons à présent qu'à éclairer le phénomène des camps, relevons ce paradoxe. En premier lieu, la Révolution, le Peuple, le Pouvoir soviétique se 95
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délivrent des ennemis : ceux-ci sont expulsés, isolés. L'opé ration, je le rappelais, se place sous le signe de la prophylaxie sociale. Les camps reçoivent les déchets de la société. Situés de fait sur le territoire national, ils n'en font pas à propre ment parler partie. On les repousse vers le Grand Nord, on choisit des îles, par souci de sécurité peut-être, mais surtout — car, comme la suite l'enseignera, la précaution est inu tile —, sous l'effet d'un fantasme d'exclusion. On veut circonscrire l'altérité. Au vrai, comme l'observe Soljénitsyne, l'image la meilleure est celle du gouffre. Il est creusé pour que chacun à tout moment redoute d'y être précipité. Et puis, voilà que se rabat sur l'espace étranger, que vient se réemparer du gouffre la loi du socialisme, c'est-à-dire de la Bureaucratie: les déchets sont récupérés, remis dans le circuit de la rationalisation économique. Le Plan prévoit leur utilisation au service de la construction du monde nouveau. Dès lors, les camps se multiplient, envahissent le continent et deviennent un élément de la grande Fondation. Planification, collectivisation, industrialisation et camps de concentration s'ajustent dans la réalité, comme jamais ne le purent, sortis de l'imagination de Lénine, l'électrification et les Soviets. Nous sommes « au cœur des événements »... Si l'on veut justement apprécier la terreur, il ne suffit donc pas d'observer le processus en vertu duquel le peuple devient son propre ennemi et le pouvoir d'Etat se concentre jusqu'à s'incarner dans la dictature sauvage d'un Egocrate : ce serait laisser échapper une part du phénomène. Le concept même de terreur auquel, comme tant d'autres, je ne puis me dispenser de recourir, paraît à présent équivoque. De fait, la mémoire collective l'a chargé d'un sens qui risque de masquer ses nouveaux traits. La terreur, croit-on au souvenir de la Révolution française, c'est une répression violente qui s'abat sur la population pour défendre coûte que coûte l'Etat surgi de la destruction de l'ancien régime. Le schéma en semble: connu: elle procède de l'arbitraire 96
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gouvernemental, balaie toutes les garanties dont disposent ordinairement les sujets ou les citoyens, s'exerce au nom dune Loi qui excède et annule toutes les lois établies; cependant, sa course effrénée échappe aux autorités qui en avaient décidé, pour les emporter à leur tour ; la Loi, érigée fantastiquement dans le réel au-dessus des volontés parti culières, et comme matérialisée dans la Puissance qui les anéantit, par un inévitable retour des choses perd son efficacité symbolique, déchoit au plan du particulier et vient à apparaître comme la propriété d u n e faction contre laquelle se révoltent et se liguent toutes les forces menacées. Or, comment repérer sur ce profil les caractères de la terreur stalinienne ? Comment même, au spectacle des purges de 1937-1938 qui chassent les cadres communistes vers les camps, se satisfaire du cliché : « la Révolution dévore ses propres enfants » ? Ceux qui le colportent pour l'appli quer à l'URSS avec tant de complaisance ne voient-ils pas qu'elle est depuis longtemps close, l'ère révolutionnaire, quand l'industrie pénitentiaire broie par millions les enne mis du peuple ? Et ne voient-ils pas encore que la plupart des victimes sont conservées, transformées en esclaves pour être exterminées par le travail ? Le nouveau, sous le règne de Staline, c'est l'alliance de la violence et de l'organisation. C'est un processus qui combine la dissolution des liens sociaux ordinaires et l'anéantisse ment des volontés particulières avec le montage d'un immense réseau bureaucratique destiné à véhiculer la domi nation de l'Etat dans la société entière. C'est l'articulation de la puissance des chefs, sans cesse confirmée dans l'exer cice du commandement arbitraire et de la répression, avec le fonctionnement industriel qui s'opère dans l'anonymat. Qu'on considère déjà la durée de ce qu'on nomme la ter reur stalinienne : on ne saurait lier cette violence à un temps d'exception, elle frappe toutes les catégories sociales pen dant un quart de siècle, elle est fondatrice d'un nouvel Etat. 97 UN HOMME EN TROP 4
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Qu'on mesure l'importance des appareils mobilisés en permanence pour assurer les arrestations, les instructions, les condamnations, les déportations, l'administration des camps et des prisons: il s'agit d'une vaste machine qui contribue à l'édification et au fonctionnement de cet Etat. Qu'on observe l'ampleur de l'ouvrage juridique élaboré aux fins de la terreur : l'erreur serait d'imaginer que les lois sont simplement suspendues ; certes, il y a toujours eu nombre d'exécutions sommaires, de sanctions sans justification, mais Soljénitsyne a raison de le souligner, le plus significatif c'est la légalisation de l'arbitraire. Les Organes n'auraient pu accomplir leur travail si durablement et si efficacement si n'avait été monté un arsenal de peines adaptées à la définition et à la classification des délits. Enfin, qu'on jette les yeux sur les camps : le nouveau, c'est l'entreprise de récupération des hommes éliminés, de réabsorption dans l'organisme social de ses déchets convertis en combustibles. A coup sûr, Hegel aurait-il connu les camps de concen tration, la Phénoménologie de l'esprit en eût été sérieuse ment ébranlée. Car la terreur stalinienne ne résulte pas de l'affirmation violente de la Volonté générale aux dépens des volontés particulières, elle ne prépare pas à l'heureux dénouement où l'on verrait s'épanouir la société civile sous l'autorité de l'Etat enfin érigé en détenteur des fins univer selles. Tout autre est son ouvrage et ses conséquences sont sous nos yeux : elle est l'instrument de la dé-différenciation de la société civile et de l'Etat, elle institue le règne du totalitarisme, d'un régime qui, sous couvert d'assurer à la société l'entière disposition d'elle-même, s'acharne à étouffer toutes les initiatives individuelles et collectives, joint dans le même fantasme la décomposition de tout rapport social dont né déciderait pas le Pouvoir et l'identification du Pouvoir avec la Bureaucratie. Or, qu'est-ce donc ce fantasme, sinon déjà celui qui habite notre société occidentale, quoiqu'il soit là toujours tenu en 98
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échec par la tradition démocratique? Ne se forme-t-il pas quand s accroît la puissance de l'Etat, quand s étend son intervention dans le champ de l'économie et de la culture, quand les moyens de production s'accumulent et se concen trent et quand, émigrant de l'espace de la grande industrie, le principe d'organisation envahit toutes les sphères d'acti vité ? Aussi, lorsque Soljénitsyne écrit à propos des camps : « il est peu de domaines où notre demi-siècle se soit mani festé avec autant d'esprit de suite et jusqu'au bout », entendons qu'il fait de cette invention du régime soviétique un produit de l'humanité moderne. Quel admirable tour, c'est le cas de le dire, l'Etat tota litaire n'a-t-il pas joué à la dialectique hégélienne! Le philosophe voyait dans la naissance de l'Etat moderne le moment où se fait pleinement reconnaître le principe de la subjectivité. Or voici le Sujet englouti. La violence, au lieu de se dissiper, s'imprime dans la société, devient institution pour traquer, détruire tous ceux dont l'action ou la parole dévierait de la norme dominante, pour effacer les signes du je individuel ou collectif. Mais, s'il en est ainsi, pouvons-nous du moins nous satisfaire de l'idée que les camps soient l'effet d'une nécessité économique, entendue stricto sensu ? La représentation de l'organisation qui commande la politique de répression à partir de 1929 (et, d'une façon générale, la politique sovié tique), en prenons-nous la juste mesure en la ramenant au projet d'assujettir toutes les activités à un objectif national de production ? C'est un fait que Soljénitsyne soutient cette thèse. Tel est notamment son argument au début du chapitre sur les fondements de l'Archipel: « De même que tout point est formé par l'intersection d'au moins deux lignes, que tout événement résulte d'au moins deux nécessités, de même avons-nous été conduits au système des camps par la nécessité économique — qui, toutefois, livrée à elle-même, eût pu conduire tout 99
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aussi bien à l'institution d'une armée du travail — mais celle-ci fit intersection avec la justification théorique des camps qui venait fort heureusement de s'élaborer. » Et il précise ensuite : « L'Etat qui se proposait de devenir fort en un court délai (...) et ne consommait rien en provenance de l'exté rieur, avait besoin d'une main-d'œuvre : a) la moins chère possible, dans l'idéal gratuite ; b) accommodante, prête à tout moment à être transférée d'un lieu à l'au tre, sans lien de famille, n'exigeant ni logement aménagé, ni écoles, ni hôpitaux, et même, pendant un certain temps, ni cuisines, ni bains publics. Se procurer cette main-d'œuvre n'était possible qu'en engloutissant ses propres enfants» (II, 111). Certes, que la genèse du système soit dans ce passage exagérément simplifiée, on peut le vérifier en se reportant à un autre chapitre où l'auteur met en évidence la fonction politique et sociale des camps : « Pour les fins staliniennes, les camps étaient l'endroit idéal où expédier des millions d'hommes pour terroriser les restants. » Et encore: « Les camps présentaient également un intérêt matériel pour une énorme couche sociale, celle des innombrables officiers des camps (...). Tous ces parasites soutenaient de toute leur force l'Archipel, ce repaire de l'exploitation servile » (II, 432-433). Mais, alors même, sa conclusion demeure que prédominait le dessein économique. Et que celui-ci se soit combiné avec la conception du redressement par le travail n'entame pas sa conviction, puisqu'il affirme que, non seulement en fait, mais en théorie, ce redressement impliquait les méthodes d'exploitation les plus brutales. Enfin, le jugement qui paraît 100
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résumer au mieux sa pensée lui est inspiré par la compa raison des zeks avec les anciens serfs : « C'est toute la signification essentielle de l'existence de l'Archipel qui est une: l'organisation de la société pour l'utilisation coercitive et impitoyable du labeur gratuit de millions d'esclaves » (II, 116). Nombreuses et irréfutables sont les informations fournies sur les travaux effectués par les détenus au service du Plan, pleinement fondée l'hypothèse d'un nouveau type d'exploi tation qui combine le servage avec l'organisation industrielle (en privant la main-d'œuvre des compensations et des garanties dont elle bénéficie et dans le mode de production despotique et dans le capitalisme), mais on peut se demander si la réduction du système concentrationnaire à sa fonction économique ne procède pas encore dune illusion héritée du marxisme. L'écrivain, me semble-t-il, donne lui-même les moyens de dépasser cette interprétation, qui le tente, mais ne l'aveugle pas. J'ai déjà signalé qu'il mettait en évidence les incohérences du fonctionnement des camps et, d'une manière générale, l'inefficacité de l'industrie pénitentiaire. Cependant, je concédais trop vite qu'il fallait distinguer les objectifs des planificateurs des résultats obtenus dans la réalité. En fait, la distinction cesse d'être pertinente dès lors que le projet s'avère grossièrement démenti par les faits et se maintient pendant plus de vingt ans en dépit de son échec. S'il est vrai que l'Archipel n'est pas rentré dans ses frais et que le pays a même payé fort cher le plaisir de le posséder, comment expliquer qu'il ait été économiquement nécessaire, ou seulement que le coût de l'entreprise soit demeuré invisible ? Soit, la « truffe » mine cette entreprise ; mais qu'elle règne sur une si grande échelle, c'est le signe même de l'irrationalité du système, et quand on voit qu'elle s'étend à la direction des camps, aux ministères, que les plus hauts responsables maquillent les résultats pour proclamer le 101
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succès des programmes de production, il faut reconnaître que l'échec est perçu mais ne doit pas apparaître, que l'exis tence des camps relève d'une nécessité indifférente au cours de la planification. Qu'on remarque, au reste, les hésitations de l'auteur, dans le chapitre même où il souligne le rôle des camps dans la vie économique. Leur recrutement, affirme-t-il, « dépassait manifestement les besoins politiques, les besoins de la terreur, il était proportionné (uniquement peut-être dans le crâne de Staline) à des desseins économiques» (II, 433). La réserve introduite dans la parenthèse fait vaciller tout l'argument, car enfin, si seul compte l'arbitraire de Staline, mieux vaudrait parler d'un fantasme de la nécessité. Et comme nous savons, d'autre part, Staline obnubilé par l'image d'ennemis embusqués jusque dans les plus modestes bourgades, c'est à relier les composantes du fantasme et à chercher leur foyer qu'il faudrait s'attacher. Dans un autre passage, consacré aux transferts incessants de détenus sur l'ensemble du territoire, Soljénitsyne souligne l'absurdité de ce mouvement en des termes qui ne laissent pas place au doute : « ...Le brassage continue. On vous amène, on vous emmène, un à un, ou par paquets, on expédie Dieu sait où des convois. Comme ce trafic a l'air sérieux, planifié, rationnel. On ne croirait jamais que cela recouvre tant de vent» (I, 391). La fameuse industrie pénitentiaire, ne montre-t-il pas alors qu'elle fonctionne à d'autres fins que la production ? Et que conclure de l'extraordinaire récit consacré à la construction du Belomorkanal, première application du programme d'exploitation du travail forcé au service de l'Etat ? La tragédie humaine, rappelions-nous, s'était achevée en farce historique : le canal manquait de profondeur, à peine terminé il se révélait à peu près inviable, on jetait 102
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des plans pour en tracer un autre. Dira-t-on qu'il s'agit là d'erreurs qui ne mettent pas en cause les intentions des dirigeants ? Mais le lecteur ne saurait oublier qu'en cette occasion, Soljénitsyne ne parle pas d'objectif économique, il suggère que Staline voulait édifier pour sa ?gloire un ouvrage qui l'égalât aux despotes orientaux. Mieux encore: il montre que le canal fut construit sans investissements, avec pour toute technique la brouette et la rivelaine, et que l'un des buts de l'opération fut l'extermination par le travail de dizaines de milliers de détenus. En vain voudrait-on invoquer la nécessité. Et pourtant, voilà bien qui retient l'attention, le chantier fut l'objet dune fantastique mise en scène, à la faveur des artifices combinés de l'activisme industriel et de l'éducation des masses à l'idéal collectiviste. Or, à considérer cet épisode — comme, au reste, le suivant, l'édification du Volgokanal, qui du moins s'avéra utile — on entrevoit ce que signifie organiser. Tout est fait pour que la vie du camp soit réglée par son Appareil, pour mobiliser non seulement les forces des détenus, mais leurs pensées au service d'une tâche commune fixée par l'Etat et dénommée socialiste. On engloutit ainsi les individus dans l'organisa tion ; en d'autres termes, on use physiquement les détenus, parfois jusqu'à l'extermination, et, simultanément, on s'acharne à dissoudre les volontés grâce à des institutions, le collectif de travail, puis la brigade, grâce à une propa gande incessante qui tend à inscrire en chacun le discours du Pouvoir. Un tel engloutissement, on se tromperait à croire qu'il advient du simple fait de la démesure de l'entreprise et parce que les chefs ne reculent devant aucun moyen pour atteindre au but. Il est, pour une part essentielle, l'enjeu de l'opération. Supprimer l'élément humain, ou plutôt démon trer qu'il peut être traité en tant que tel comme matière, telle est la manière de faire reconnaître le règne de l'orga^ nisation. Qui en douterait, qu'il écoute donc Gorki, ce grand témoin 103
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du Belomorkanal : «La matière première humaine, écrit-il, est incommensurablement plus difficile à travailler que le bois » (cité par S., II, 68). Il faut être sourd, comme savent l'être certains marxistes-léninistes, pour ne pas comprendre que tout est dit là, en une phrase. Et inutile de s'étonner qu'elle vienne sous la plume d'un intellectuel. C'est leur mérite : les intellectuels vendent la mèche. Gorki a le sens des mots, comme notre Sartre qui soutiendra froidement que le prolétariat n'est rien hors du cadre de son Parti. Les travailleurs sont la matière première humaine, enseigne-t-il. Certes, celle-ci a la remarquable propriété d'exercer une action sur la matière non humaine, de la transformer — au terme de l'opération surgira un canal —-, mais elle s'avère en conséquence l'objet le plus précieux à travailler. Et comme il est difficile et exaltant pour le Pouvoir soviétique de vaincre sa résistance! La grande affaire du nouvel Etat, c'est ce travail-là; le camp est son œuvre exemplaire. Ainsi touche-t-il au but que le capitalisme occidental selon Marx poursuivait sans pouvoir l'atteindre, et sur une échelle qui n'est pas négligeable : obtenir enfin des hommes abstraits, sans liens qui les unissent, sans propriété, sans famille, sans attache à un milieu professionnel, sans implantation dans l'espace, sans histoire — des déracinés. Mais qui donc en disposerait? demandera quelque naïf. N'est-ce pas des hommes encore qui travaillent la matière première humaine ? De quelle substance seraient-ils faits, ceux-là, les travailleurs suprêmes, les maîtres du Goulag, Borman, Logan, Frankel, Iagoda ou Staline ? Et pourquoi rendre un culte à leur personne si la foi matérialiste doit régner sans partage ? Question vaine. La fiction de l'orga nisation ignore la contradiction ; elle est justement faite pour accoupler la représentation d'une passivité pure et celle d'une activité pure. Organisée, la société ne peut paraître telle que si elle est conçue, régie dans son détail depuis le lieu où se concentrent science et pouvoir; En un 104
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sens, cette science, ce pouvoir sont eux-mêmes anonymes, et les chefs, des représentants de la Nécessité. Mais, simulta nément, ceux-ci acquièrent, du fait de leur installation en ce lieu, la toute-puissance. Aussi* nul besoin de s'attarder à dénoncer l'hypocrisie ou la bêtise de Gorki ou celles des panégyristes du système soviétique. Mieux vaut reconnaître qu'ils parlent sous l'empire de la logique immanente à l'univers de la Bureaucratie. D'une part ils ne voient que la transformation de la matière première humaine, la merveil leuse dissolution des individus dans l'organisation, et alors la métaphore matérialiste peut envelopper les maîtres tout comme les esclaves : Iagoda se révèle un commissaire de fer, les communistes sont trempés dans Vacier ; de l'autre, le sort du peuple leur paraît suspendu à l'initiative de ses chefs qui édifient le socialisme, et chacun d'eux présente les traits de l'homme total. Qu'on n'oublie pas, au demeu rant, que Staline lui-même n'a cessé d'offrir une double figure : celle du Maître qui forge le destin de l'Union sovié tique, du Père des peuples, du Guide génial, et celle du militant en vareuse, couleur de muraille, simple prête-nom de la rationalité historique.
Pour peu qu'on considère l'histoire des camps dont l'auteur offre pour la première fois un aperçu d'ensemble, il apparaît toutefois que les méthodes d'oppression ont sensi blement varié en fonction des lieux et au cours du temps. Dans les chantiers de construction des canaux que nous évoquions, le plus remarquable est la combinaison de la coercition, de l'extermination et de la propagande socialiste. Comme le rapporte Vychinski, l'accent est mis sur les mesures matérielles, organisationnelles, culturelles et civili satrices politico-éducatives. Extension de la journée de travail jusqu'à la limite de la résistance humaine; instau105
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ration du système de la marmite (afin de proportionner les rations alimentaires au rendement du travail des détenus) : voilà pour le matériel. A l'autre pôle, le politico-éducatif se manifeste par l'obligation incessante de « singer la vie publique » (II, 81) : sur le camp s'abat le discours qui, dans le même temps, cherche à s'assujettir la population « libre » — appel au travail de choc, à l'émulation socialiste, au dépassement des normes, à la chasse aux nuiseurs, à la dénonciation de la propagande koulak, etc. En fait, ces opérations s'ajustent; l'objectif est d'amener les détenus physiquement affamés et idéologiquement gavés à vouloir leur servitude. Qu'on apprécie par exemple la formule d'un autre théoricien, Averbach, émule de Vychinski : « Le tra vailleur de choc cesse de ressentir la discipline et le travail comme une nécessité qui lui est imposée de l'extérieur, mais comme une nécessité intérieure » (II, 84). Dans cette perspective, l'invention la plus significative est assurément celle du collectif de travail. Cette institution marque le passage de l'organisation bureaucratique du camp àTauto-organisation des détenus. Bien sûr, les mots ici nous trahissent, car la seconde n'est pas moins bureaucratique que la première puisqu'elle ne fait que reproduire ses règles et ses représentations ; mais peu importe, ce qui retient l'attention, c'est la tentative alors neuve d'un asservissement total des zeks. Si les Chinois sauront plus tard faire meilleur usage de. la découverte \ elle revient aux pionniers du Goulag, comme en témoignent les déclarations d'Averbach : « Le collecti visme est le principe et la méthode de la politique soviétique de redressement par le travail», affirme-t-il ; et encore: « Ce n'est qu'en s'appuyant sur les collectifs que la nom breuse administration des camps peut remodeler la cons cience des détenus » ; ou bien, en termes lyriques : « Des 1. Pasqualini, Prisonnier de Mao, Paris, Gallimard, 1975.
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formes inférieures : la responsabilité collective, aux formes supérieures : une affaire d'honneur, une affaire de gloire, une affaire de courage et d'héroïsme » (II, 91). Les détenus jugés capables de s'organiser en collectifs disposent d'un président et d'un Soviet, ils sont répartis en diverses sections chargées de contrôler les conditions maté rielles d'existence, d'examiner les cas de vol et de dilapi dation des biens d'Etat et les infractions à la discipline, de publier un journal mural, de procéder au reforgement des individus, etc. Enfin, excellent exemple de singerie de la vie publique, ils se livrent à des purges périodiques qui per mettent de rejeter dans le néant de l'inorganisation les éléments indignes. En revanche, le tableau change à partir de 1934. C'en est alors fini, note Soljénitsyne, des collectifs, des mesures d'auto-administration et de tout le branle-bas de la propa gande éducative; la phraséologie du redressement par le travail tend elle-même à s'effacer. Cependant, les châtiments se multiplient et la surveillance des camps est considéra blement renforcée : « un rideau de fer (s'abat)... tout autour de l'Archipel » (II, 98). Quelques années plus tard, la Kolyma voit « s'instaurer un régime féroce dé nourriture, de travail et de punitions » (II, 99), puis devient le théâtre de fusillades de masse. A vrai dire, l'écrivain n'explique guère ce changement. En ce qui concerne les campagnes d'extermination, il soutient qu'elles furent une conséquence de la crise du Goulag, qui lui paraît à bout de ressources en 1938. Mais il reconnaît ailleurs que le cas de la Kolyma est particulier, et nous pouvons douter de son hypothèse, car, signale-t-il plus tard, le Goulag s'étendit à la veille de la guerre et fut l'objet d'une vaste réforme administrative, destinée à l'intégrer plus étroitement aux organes dirigeants de l'économie. Je serais pour ma part tenté de penser que les armes idéologiques s'avérèrent alors inefficaces en raison du 107
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nombre considérable des détenus et de l'expérience déjà longue acquise dans la résistance à la propagande. Ne nous a-t-il pas été dit que les zeks tournaient en dérision les slogans des activistes et qu'ils appelaient gazouiller parler le langage politique officiel ?" Considérable devait être la masse de ceux qui étaient rebelles ou indifférents aux men songes de la Bureaucratie. Nul doute, en outre, que la recru descence de la violence dans les camps n'ait été une consé quence de la vague de terreur qui s'abattit sur la population dans tout le pays à la suite de l'assassinat de Kirov. Encore ne s'agirait-il là que de simples constats. Plus important est d'observer qu'en dépit de la diversité des moyens d'oppression utilisés et des changements survenus dans le régime pénitentiaire, le projet demeure fondamen talement le même et qu'il est irréductible à un ordre de déterminations économiques; Certes, à partir de 1929, tous les établissements de redressement par le travail sont intégrés au Plan national (II, 435) ; en 1931, Staline énonce dans un discours-programme les six fameuses conditions qui doivent enfin assurer la rentabilité et le meilleur ren dement de l'industrie pénitentiaire; en 1937, le Goulag est réformé sur le conseil de Frankel et divisé en branches économiques. Mais ce ne sont là que des tentatives — au reste, largement vouées à l'échec — pour raccorder le système tel qu'il existe à des objectifs d'intérêt général, formulables, apparemment légitimes, et pour permettre de plaquer sur lui la grille de la rationalité d'Etat. Soljénitsyne soutient qu'à l'origine de ce système la nécessité économique s'est conjuguée avec la justification théorique du redressement. Mais tout, dans sa description, tend à montrer qu'elle ne s'imposa elle-même qu'au titre d'une justification théorique. Elle fut inventée pour rendre raison du maintien et de l'extension des camps, et aussi — ne l'oublions pas — de la prolifération des bureaucrates qui y puisaient puissance et revenus. 108
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Dans un passage déjà mentionné, il était précisé que, livrée à elle-même, la nécessité économique eût pu tout aussi bien conduire à l'institution d une armée du travail. Ce fut, nous le savons, le programme de Trotsky. Et quoiqu'il se heurtât à l'opposition de Lénine, il pouvait se réclamer de son enseignement, puisque ce dernier avait exalté la disci pline militaire de l'entreprise industrielle, dans la conviction qu'elle devait servir à l'édification de la nouvelle société, telle une arme empruntée à l'adversaire capitaliste et retournée contre lui. Cependant, si perverse paraisse cette conception, du moins faut-il convenir qu'elle impliquait une pleine utilisation des compétences professionnelles, fondée sur le développement de la division moderne du travail. Or il est frappant qu'en dépit de la propagande déployée sur la supériorité de la production socialiste, l'uni ver s des camps ignore le principe de la compétence. Comme l'écrit Soljé nitsyne, « l'Archipel est un monde sans diplômes, un monde où les certificats sont ce qu'on raconte de soi-même. Le zek n'est censé posséder aucun papierr y compris celui qui pourrait justifier son degré d'instruction » (II, 201). Cela ne signifie pas que, dans la pratique, les connais sances ou le savoir-faire ne soient mis à profit, mais leur exploitation relève du bricolage bureaucratique. Il n'y a ni répartition méthodique des détenus par catégories pro fessionnelles, ni souci d'amélioration technique. Dira-t-on qu'au début des années trente, techniciens et ingénieurs sont utilisés dans leur spécialité ? Mais l'auteur montre qu'ils manquaient des instruments les plus élémentaires sur le chantier du Belomorkanal. Et l'on découvre en outre que cette couche sociale bénéficie d'avantages de courte durée. Les ingénieurs sont ensuite persécutés, dénoncés systéma tiquement comme nuiseurs. A l'époque, l'offensive est menée contre eux dans l'ensemble du pays ; aussi ses effets désas^ treux sur la production devraient-ils enseigner que la nécessite économique n'est déjà pas toutè-pûissante hors des 109
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frontières des camps. Mais si funestes soient les purges dans l'industrie nationale, du moins des nouveaux venus viennentils remplacer hâtivement les exclus. Tandis que dans l'Archipel, la chasse aux nuiseurs se solde par une pure et simple pagaille. Remarquons en outre que l'Armée du travail, telle que la concevait Trotsky, se serait composée d'hommes pleinement reconnus comme des citoyens soviétiques. Or telle est sans doute la contradiction du projet qui fut responsable de son échec. Il n'était pas possible, non seulement dans une société socialiste, mais dans une société moderne, de réduire ouver tement au statut de purs exécutants des travailleurs juridi quement libres. Ainsi ne saurait-on dire que la nécessité économique pouvait se frayer sa voie grâce à la militari sation générale du travail. Ce n'est pas un hasard si cette voie resta barrée. Pour reprendre les termes de Soljénitsyne, la nécessité économique ne put à aucun moment être livrée à elle-même. Quant aux zeks, il apparaît en conséquence qu'ils ne furent pas des substituts de ces soldats de la production dont rêvait Trotsky. Pour leur part, ils sont entièrement assujettis au Pouvoir bureaucratique. Mais de ce fait, justement, ils se trouvent tout à la fois niés comme citoyens et comme producteurs. Voilà notamment ce que nous apprend la comparaison de leur condition avec celle des serfs, pourvu qu'on en mesure exactement la portée sociologique: Chaque fois qu'il l'entreprend, Soljénitsyne souligne fort bien les différences, mais sans en éclairer suf fisamment, me semble-t-il, le principe. Les serfs, encore qu'ils soient la propriété de leur maître, se définissent comme des agents sociaux nécessaires au fonctionnement du système économique et politique. En tant que tels, ils sont enracinés dans le même monde que les maîtres, si fortes soient la domination et l'exploitation qu'ils subissent et si grand leur dénuement. Comme le souligne l'écrivain;, ils vivent en famille, jouissent dTiabita110
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tions permanentes, ils possèdent de menus objets, des outils, parfois des animaux, parfois encore cultivent une parcelle sur la terre du seigneur; s'ils changent de propriétaire, il est exceptionnel qu'ils soient séparés de leur conjoint et de leurs enfants ou privés de leurs modestes biens ; pour eux, la journée de travail, longue et pénible, a une limite tenue pour naturelle ; la semaine est coupée par le dimanche, l'année par des fêtes qui les rassemblent ; ils célèbrent leur culte ; enfin, ils mangent à leur faim, si pauvre soit leur nourriture (II, 117-118). En bref, ils peuvent subsister, se reproduire, rapporter leurs pratiques, leurs relations, leurs croyances à un ordre du monde, Soljénitsyne précise enfin, en bon langage marxiste : « Toute la condition des serfs se trouvait allégée par le fait que le propriétaire était bien obligé de les épar gner : ils valaient de l'argent, leur travail était source de richesses» (II, 119). Tout autre lui paraît, à juste titre, le sort des zeks. Mais pourquoi l'est-il, sinon parce qu'ils sont exclus non seule ment du monde des maîtres, non seulement de celui des hommes «libres», mais des circuits élémentaires de socia lisation ? « Le chef de camp n'épargne pas les détenus : il ne les a pas achetés, il ne les lègue pas à ses enfants, et si les uns viennent à mourir, on lui en enverra d'autres. Non, c'est en vain que nous nous sommes évertués à com parer les zeks aux serfs des seigneurs-propriétaires, la condition des seconds doit être reconnue bien plus tran quille et plus humaine.» Mais, si juste soit-il, l'argument tourne court. Impossible en effet de s'en tenir à la figure du chef de camp pour l'opposer à celle du seigneur-propriétaire, car sa fonction est celle d'un représentant de l'Etat. Et si l'on peut juger qu'il n'a nul intérêt, en tant qu'individu, à épargner les 111
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détenus, on ne saurait admettre que l'Etat le laisse gaspiller la main-d'œuvre, à supposer que celle-ci soit à la source de sa richesse. C'est justement cette hypothèse qui est invalidée par la comparaison. Quel que soit le profit que l'Etat tire en fait du travail forcé, il n'y trouve pas le fondement de sa puissance. Le processus de domination qui convertit les ennemis du peuple en zeks est disjoint du processus d'exploi tation, même si celui-ci en bénéficie. Il est peut-être de la nature d'un mode de production où l'Etat dispose à sa guise de la force de travail de permettre la formation d une masse dont il peut alors faire usage sans frein, mais celle-ci ne constitue pas pour autant une couche d'agents sociaux nécessaire à son fonctionnement. Soit, dira-t-on, mais Soljénitsyne ne laisse pas ignorer que les camps sont d'abord établis pour isoler les ennemis du peuple. Sa conviction est seulement qu'ils ont été systématiquement approvisionnés en détenus à partir d'une certaine date pour fournir une main-d'œuvre quasi gratuite au service des tâches de production les plus pénibles. Cepen dant, la description historique ne renseigne pas sur la genèse du système concentrationnaire. Le fait remarquable est qu'après 1929, comme auparavant, la main-d'œuvre des camps a été prélevée sur une population éliminée de la société soviétique, reléguée au rang d'une sous-humanité. Non seulement les travailleurs de l'Archipel sont, disionsnous, privés de leurs droits politiques, mais il s'agit d'indi vidus défaits de la trame sociale^ arrachés aux milieux qui leur procuraient les repères symboliques de leur existence. Serait-il exact, comme l'affirme Soljénitsyne, qu'on ait mis au point, à une époque donnée, des programmes d'arresta tions de masse pour satisfaire à la demande de l'industrie pénitentiaire, ceux-ci n'en supposaient pas moins la notion d'un espace autre, d'un gouffre dans lequel le pouvoir allait précipiter des éléments désocialisés. Les zeks n'ont jamais cessé d'être le produit d'une opération d'exclusion. 112
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Convertis en déchets, ils ont bien pu être récupérés, utilisés, mais sans jamais rejoindre la condition d'agents de pro duction. Et l'on ne saurait simplement dire que les chefs de camp gaspillent la main-d'œuvre parce qu'ils peuvent la remplacer a volonté, ils sont impuissants à l'exploiter métho diquement — en dépit même des tentatives de rationalisa tion de Frankel et de tout le battage des planificateurs — dans la mesure où ils ne perçoivent pas les hommes auxquels ils commandent comme des ouvriers ou des paysans ou des domestiques, mais leur dénient toute identité. En d'autres termes, il importe de reconnaître le double caractère du phénomène: l'action qui soustrait du peuple soviétique ses ennemis pour les précipiter dans des camps implique la représentation d'une maîtrise absolue de l'espace où ils seront relégués, tandis que l'action qui tend à leur complet assujettissement à l'intérieur de cet espace ne cesse de véhiculer la représentation de leur exclusion, de leur suppression comme individus socialement déterminés et, à la limite, de leur anéantissement physique. D'une part, gardons-nous d'oublier que les zeks sont retranchés de la société non seulement de fait, en «conséquence de délits dont la définition juridique serait communément admise, mais symboliquement, comme parasites, déchets ou nuiseurs, éléments portant atteinte à l'intégrité du social, car, pour cette raison même, ils ne sauraient simplement faire l'objet d'une entreprise de surveillance, de coercition, d'exploi tation, voire de redressement dans laquelle s'attesteraient le pouvoir de la loi et la référence au réel : au contraire, leur statut fantastique met en défaut l'exercice de la domination légale et la mesure du réel sur le territoire des camps. Si l'on perd de vue la condition première des zeks, c'est qu'on est tenté de prêter au régime une rationalité — fût-elle monstrueuse dans ses effets — qu'il ne possède pas. Et, en lui faisant crédit d'une connaissance effective du processus de répression, on se laisse prendre au piège du discours 113
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des bureaucrates, car ce sont eux qui s'emploient à démon trer l'utilité des camps alors qu'ils ne peuvent ni en maîtriser le fonctionnement ni en concevoir la signification. A la fois ils cachent leur existence et la justifient, ils nient que la violence s'y déchaîne et la décrètent ou l'autorisent, enfin ils y expédient leurs victimes et basculent ou risquent de basculer à leur suite dans le même gouffre. Ce qu'ils croient savoir, c'est que la sécurité, la force de l'Etat, la discipline, la cohésion du peuple requièrent l'élimination des ennemis (savoir qui n'exclut certes pas le cynisme, puis que la culpabilité des condamnés leur importe peu), mais ce qui leur reste dissimulé, c'est la fonction que joue Vautre, le représentant de l'antisocial, comme imaginaire dans la constitution du système de domination et l'occultation de la division interne de la société. D'autre part, gardons-nous pareillement d'oublier que l'exclusion des ennemis ne suffit pas à rendre raison de l'entreprise concentrationnaire, puisque ceux-ci sont « conservés ». En vain dirait-on qu'ils sont trop nombreux pour être exécutés, et que le Pouvoir est naturellement amené à aménager des lieux de détention, car la question serait seulement déplacée : il faudrait encore expliquer l'ampleur et la durée des arrestations et déportations et renoncer au schéma connu de la terreur. Mieux vaut recon naître que, si les hommes éliminés deviennent l'enjeu d'un projet d'asservissement, c'est que, dans le moment même où ils sont retranchés de la société, ils apparaissent comme des éléments entièrement absorbables par la machine de l'orga nisation. Tel est le paradoxe que fait entrevoir la formation de l'industrie pénitentiaire : elle fonctionne en extrayant d'une société promise à l'unité, à l'homogénéité, à la trans parence sous le contrôle de ses dirigeants, d'une société vouée à l'organisation, des éléments parasitaires, et ce sont ceux-là seuls, du fait qu'ils sont désocialisés, arrachés par la violence à tous les réseaux de dépendance particuliers 114
LE « SYSTÈME CONSTRICTIF »
où se déterminait leur existence, ce sont ces hommes abstraits qui s'offrent à la pleine maîtrise du Pouvoir. Sans doute celui-ci réussit-il par mille moyens à régler le fonc tionnement des institutions, à se diffuser par le truchement du Parti dans tous les secteurs d'activité ; il étouffe partout la liberté d'expression, d'association, tous les germes de résistance collective ou individuelle, il va jusqu'à assigner à résidence, en fait, ouvriers et paysans. Mais, si loin soientelles reculées, les limites de la contrainte subsistent : l'Etat tend à absorber, sans jamais y parvenir, la société vivante, et cela, pour cette simple raison qu'elle est indéterminée, qu'elle excède l'ordre des règles et des comportements manifestes, qu'elle implique des échanges dont la signifi cation et les effets se dérobent même à la conscience de leurs agents. Ce sont donc les camps de concentration qui font surgir une population sur laquelle tend à s'accomplir une domination illimitée. En ce sens, le concept d'industrie pénitentiaire requiert une nouvelle clarification. Ne nous y trompons pas, elle ne constitue pas une branche parmi d'autres de l'industrie nationale, dont la caractéristique serait d'utiliser des hommes privés de liberté. Elle réalise plutôt une virtualité du système industriel comme tel, qui tend depuis son origine à se subordonner entièrement ses agents. Mais en la réalisant, en devenant à elle seule comme une réplique de celui-ci, qui en figurerait l'achèvement, elle le détruit. Car ce système s'est toujours développé dans la contradic tion, à l'épreuve d'une double nécessité : celle d'absorber le travail vivant et de tirer parti de sa productivité, ou celle de réduire les hommes à la fonction de purs exécutants à l'intérieur de ses frontières et de leur laisser la dispo sition de leur existence en dehors (si réduite soit cette liberté, et plus encore en URSS qu'elle ne le fut jamais en Occident). Or le système sombre, ses articulations se défont quand il est au plus près d'atteindre au but qu'il n'avait 115
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cessé de poursuivre mais qu'il lui était essentiel de « man quer ». Etant venue à bout de la résistance des hommes, l'industrie pénitentiaire a fait sauter les ressorts de l'indus trie : la mesure, que dis-je, la notion même du travail productif lui échappe. Et quand elle essaie de s'en réempa rer, elle ne parvient qu'à raccorder artificiellement son fonctionnement au circuit économique. Le principe de son institution la voue à une activité nouvelle et insensée: consommer le vivant. Ainsi l'organisation, à laquelle l'indus trie n'a fait au reste que fournir au cours des siècles derniers les moyens de s'imprimer d'une façon irréversible dans toute l'étendue du social, révèle, une fois poussée à ce qui semble son plus haut degré, sa finalité de destruction. La représen tation d'un pouvoir anonyme qui la tentait, matérialisé dans un cerveau-machine, d'une dissolution des individus et des groupes dans un complexe d'opérations en soi néces saires, s'avère, au plus proche de son actualisation, fantasme de mort.
Qu'on se reporte à nouveau en amont de la chaîne du pénitentiaire. Arrestations, emprisonnements, procédures d'instruction, c'est ainsi qu'on extrait ce qui deviendra la matière première humaine des camps. De ces opérations, les deux premières ne forment qu'une grossière préparation au véritable travail des Organes, encore qu'elles soient efficacement montées. Inutile d'insister sur leur déroule ment, à présent bien connu. La victime est cueillie par surprise, soudain coupée du monde, maintenue des jours ou des semaines durant dans l'ignorance du délit qui lui est imputé, de sorte qu'elle ne sait bientôt plus où, quand, pourquoi le sort l'a frappée. Cependant, elle n'est pas encore détachée du monde des vivants; c'est l'instruction qui l'y arrache. Inutile, pour l'accusé, de vouloir s'accrocher aux 116
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repères du réel : la référence aux faits ne compte plus. Inutile, le recours aux témoignages des autres, il en ferait des complices ou les contraindrait à le dénoncer pour se sauver. Inutile d'invoquer la légalité : nul avocat pour l'aider à en trouver les termes, et, de toute manière, l'agencement du scénario est tel que la loi s'énonce dans le discours du magistrat, comme le fait est recouvert par la fiction qu'on lui sert. Entre l'accusé et l'accusateur, la relation est duelle : toutes les figures du tiers sont exclues. La puissance est concentrée en un pôle, l'inculpé méthodiquement dénudé. Avant donc que le futur zek ne soit voué à l'extermination, le voilà objet d'un anéantissement symbolique. Or, que le malheur de l'inculpé ne fasse pas perdre de vue l'enjeu politique de l'opération. Car le travail qui se fait sur sa personne a une plus vaste portée. Et, qu'on le remarque au passage, telle est sans doute l'une des raisons, sinon la principale, pour lesquelles il ne résiste pas aux Organes. Non seulement tout moyen de défense lui fait défaut, et il est comme désamarré du monde où il vivait, au point de perdre la notion du réel et de l'imaginaire, du vrai et du faux, celle de l'ami et de l'ennemi (ses proches, son conjoint, ses enfants le trahiront peut-être), mais il se trouve soumis à une épreuve inconcevable dont il sent qu'elle le dépasse, installé sur une scène dans le rôle d'un figurant pour soutenir une intrigue qui — encore qu'elle doive le conduire aux plus grandes souffrances ou à la mort — ne le concerne pas. De sorte que, comme Soljénitsyne l'observe souvent, il est tenté d'accuser le sort plutôt que de s'en prendre à ses juges ou à ses bourreaux, dans la conviction obstinée que la partie eût dû se jouer sans lui. Et, de fait, nul ne veut sa perte. La vouloir serait encore une manière de le reconnaître comme une personne. Ce à quoi s'emploient les Organes, en brisant la volonté des individus, en les retranchant de leur propre histoire, en rompant les attaches qui les unissent aux vivants, en 117
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ruinant ce qui faisait auparavant le sens familier de leurs actes, de leurs paroles, c'est à détruire le milieu d'où ils ont été tirés, à mettre en pièces le tissu social auquel ils tenaient : ce tissu dont la propriété est de se former, de se reformer spontanément à l'intérieur et hors des institu tions, dans la maison, l'atelier, le bureau, la rue, indépen damment de l'initiative et du contrôle du Pouvoir. Ou — pour user d'un langage autrefois éloquent — c'est la sociabilité qu'ils pourchassent comme l'ennemi de l'Etat, ce sont les conditions de la reconnaissance mutuelle, de la relation du semblable au semblable qu'ils s'acharnent à saper. Et, comme il n'est de sociabilité qui ne suppose une entente sur ce qui est communément sensible, communé ment intelligible, communément légitime, c'est à son fon dement qu'ils s'attaquent en dérobant à ces individus exemplaires que sont les victimes les repères de la réalité, de la vérité, de la loi, et en démontrant que seul le Pouvoir détient le principe de ce qui est. Que l'Etat totalitaire ne soit pas en mesure de parvenir à ses fins à l'échelle de la société entière, je l'ai dit. Du moins, par cette action indirecte qui frappe une part de ses membres, celle-ci se trouve-t-elle ébranlée, partiellement disr loquée. En vain voudrait-on réduire cette action à une stratégie d'intimidation visant à obtenir l'obéissance incon ditionnelle des gouvernés à l'autorité du Pouvoir. Certes, Soljénitsyne a pleinement raison de le souligner, par les arrestations, les tortures, les condamnations, l'on veut semer l'épouvante et étouffer toute velléité de résistance ou d'oppo sition collective. Cependant, il ne s'agit là que d'un procédé féroce, mais somme toute banal et fort ancien d'oppression, qui ne rend pas compte de ce mode -singulier de violence exercée contre les victimes, que je nommais l'anéantissement symbolique. Celui-ci n'est intelligible qu'à prendre en consi dération le caractère de l'Etat dont la finalité est de résorber en lui la société civile. 118
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Encore méconnaîtrait-on une partie du phénomène à ne s'intéresser qu'aux effets de la répression sur la population parmi laquelle on a prélevé les victimes. Car ces dernières apparaissent comme une nouvelle population, une sorte de population témoin qui offre la possibilité de mener au plus loin l'ouvrage de décomposition du social et permet au Pouvoir d'accomplir sa vocation. De fait, cet anéantissement symbolique, on ne peut l'apprécier qu'en repérant le pro cessus dont il est le corrélatif : le montage, le développement des Organes, pièce essentielle de la machine d'Etat, ou, pour mieux dire, petite machine dans laquelle se reproduit et s'accélère, sous l'effet d'une tâche simplifiée de destruction, le fonctionnement de la machine d'Etat. Ces hommes extraits que sont lés ennemis du peuple, méthodiquement broyés^ renvoient à ceux qui disposent de leur sort — poli ciers, geôliers, commissaires-instructeurs, juges, procureurs — l'image de leur inscription dans l'Organisation : par quoi j'entends non pas une organisation particulière, celle de l'Administration judiciaire et pénitentiaire, mais l'organi sation sociale comme telle, la Société appréhendée comme grand Organe, dont tous les éléments sont articulés et travaillent ensemble. Impossible de comprendre ce qui advient en un pôle : la dissolution de tous les rapports sociaux particuliers, cristallisés dans la personne des hommes persécutés, sans considérer ce qui advient en l'autre pôle : l'affirmation de la généralité du social imprimée dans une bureaucratie, dans un corps de fonctionnaires qui figure pour chacun de ses membres le tout, le positif, l'indestruc tible, dont chacun se figure participer à son tour comme individu total, positif, indestructible. D'un côté, donc, des hommes quasi anéantis, une popu lation pulvérisée, ramenée à un degré zéro de sociabilité; de l'autre, des hommes qui sont faits de la même substance, pompent à la même source leur puissance, font l'épreuve. de leur mutuelle dépendance comme d'une commune adhé119
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sion — suivant l'expression frappante de Soljénitsyne — à « l'être vivant, souple, organiquement un » que composent les Organes (I, 114). Négligerait-on la relation des deux événements, on ne comprendrait pas, répétons-le, pourquoi les ennemis ne sont pas supprimés physiquement. Ce n'est pas sans raison que leur destruction est différée. Sans doute, l'auteur le signale, les moyens expéditifs d'extermination ne furent-ils jamais abandonnés dans les prisons : Vychinski n'a jamais aboli le procédé de la balle dans la nuque (I, 82). Mais il voit là, avec perspicacité, un raté dans le mécanisme de la violence. Car telle n'est pas la fin des Organes : tuer. Leur ouvrage de mort est subordonné à l'opération par laquelle ils se constituent et se reproduisent en tentant de concentrer en eux-mêmes le principe de la vie sociale. La production d'une humanité en lambeaux leur fournit sans cesse l'assurance de leur propre identité comme corps social indivisible. Aussi ne remarquera-t-on jamais assez la complexité des Organes. Pourquoi, se demande-t-on, monter de longues instructions, quand le sort de l'inculpé est décidé d'avance ? Pourquoi, par exemple, distinguer les fonctions du juge et du procureur quand leur rôle respectif les rend inter changeables ? Pourquoi faire place à l'avocat, quand il lui est interdit de défendre son client et recommandé d'approu ver ou d'appuyer l'accusation ? Et, d'une façon générale, pourquoi faire tant de cas des lois, puisqu'elles ne servent au mieux qu'à épeler les termes de la sentence ? Comédie, répond-on. Soit ! Mais, du moins, faut-il s'interroger sur sa nécessité. Or, qui croirait sérieusement quelle est à l'usage des victimes ? Serait-elle donc à celui des bourreaux ? A dessein, j'emploie ce terme, car ce sont des bourreaux qui, à tous ses échelons, peuplent la Justice. Mais comment supposer encore que ces commissaires — qui, le plus souvent, savent qu'ils traitent d'« affaires bidon»; mieux, qui sont appelés à « fabriquer des affaires » — ont besoin, 120
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pour avoir foi en leur activité, de la garantie des lois et du partage des responsabilités ? Avec la mise en place d'un système apparemment différencié de statuts, de fonctions et de rôles, c'est la forme du social qui se trouve fantasti quement appropriée par la bureaucratie ; et, de ce fait, ses membres-«— quel que soit le motif de la conduite de chacun : le cynisme, l'esprit de routine, le dévouement à la cause du parti, la passion du pouvoir ou du lucre: autant de déter minations analysées par Soljénitsyne (II, 111-117) — sont investis de la toute-puissance. Peu importe qu'ils croient ou ne croient pas en ce qu'ils font : ils croient en l'Organe. Toutefois, je ne viens de considérer qu'un aspect des pre mières opérations de l'industrie pénitentiaire. Le fait est bien connu, le commissaire-instructeur ne se satisfait pas de charger l'inculpé de crimes ou de fautes au moyen d'arguments qui ne souffrent pas la réfutation, parce qu'ils reposent sur des témoignages faux ou inventés ou bien sur une multiplicité d'indices dont aucun n'a valeur de preuve ; ni, non plus, de désarmer sa résistance par la violence. Il lui faut obtenir des aveux, et non pas, en règle générale, une simple déclaration de culpabilité, mais un récit appa remment cohérent qui s'ordonne à la manière d'une confes sion. Comme le note Soljénitsyne dans un passage où il signale la précocité de cette pratique, la victime est invitée à fabriquer elle-même son affaire. Si elle est réduite à rien, ce rien doit donc aussi parler, imaginer, convaincre, bref se mobiliser pour se perdre. Faut-il voir dans cet épisode de la comédie une illustration de la nécessité qui commande aux Organes de ne rien laisser échapper des signes dé la différenciation des rôles pour s'approprier la forme du social ? Ainsi la victime serait-elle déguisée en coupable comme le bourreau en commissaire, juge ou procureur, et contrainte de s'accuser pour pallier les défaillances de l'instruction. Mais ce serait oublier que si la division du travail à l'intérieur des Organes permet à 121
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leurs membres de se reconnaître mutuellement comme les agents de la même puissance, l'inculpé est déjà, en tant qu'ennemi du peuple, pleinement assigné à son rôle, voué à l'anéantissement, et que ses aveux n'ajoutent rien de ce point de vue. Bien plutôt doit-on convenir que leur extorsion, celle du récit-confession, est une autre modalité de l'anéan tissement. Et plus loin va encore l'opération quand, l'ennemi n'ayant plus de mots pour se défendre, il est tiré de lui des mots qui ne sont plus les siens, les mots mêmes du discours qui le condamne, le nomme, car c'est alors qu'il s'avère produit par l'Organe. Or, cette modalité éclaire sin gulièrement une contradiction que nous avions entrevue quand nous signalions le refus de distinguer des « politi ques » dans les prisons et les camps. De fait, s'il est vrai que les Organes n'incarnent la généralité du social qu'en créant des individus dësocialisés, abstraits, simultanément, ils ne peuvent s'accommoder de la représentation de quoi que ce soit d'étranger. A la fois ils s'acharnent à exclure les ennemis et à les inclure, pour les y engloutir, dans la seule forme, le seul système, le seul discours social possible, en cherchant dans leur auto-anéantissement la preuve qu'ils contiennent en eux-mêmes Y Autre. Le principe du fonctionnement industriel des camps, on le voit ainsi s'annoncer à ce premier stade des opérations. Sur l'Archipel, il est vrai, il ne s'agit plus de « traiter» des individus pour les convertir en matière première. De celle-ci, apparemment, on dispose. Pourtant, le même but est pour suivi, et la même nécessité commande à la fois l'élimination des zeks et leur absorption. Ceux-ci, en effet, ne sont pas seulement un agglomérat de déracinés; en raison de leur rassemblement, ils apparaissent comme une collectivité; davantage: comme un embryon de société, un embryon mutilé auquel fait défaut la faculté de se développer en tirant de soi-même les moyens de se différencier pour une auto reproduction, un embryon monstrueux qui ne peut assurer 122
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sa subsistance en exploitant le milieu naturel, mais néan moins vivant et portant en lui les germes de l'humanité dont il est issu. Population quasi réduite à une matière première, quasi ramenée à un degré zéro de sociabilité, mais survi vante, les zeks, du fait de leur concentration dans l'espace du camp, remettent en marche le procès d'anéantissement, ils créent, si l'on ose dire, les conditions d'un procès élargi. A travers eux, la Bureaucratie met à exécution son projet fantastique de décomposition du social. Mais quel ennemi poursuit-elle ? Un fantôme. Cette humanité délabrée contre laquelle on déchaîne toutes les violences, comment croiraiton qu'elle recèle un danger ou bien que son sort doive servir d'exemple et que, par la terreur exercée sur elle, l'humanité « socialiste » apprenne à obéir ? La première est rigoureusement retranchée de la seconde. C'est dans l'espace clos des camps que la bureaucratie mène sa guerre, non pas contre des groupes, des classes, des foyers d'opposition déterminés, mais contre la virtualité du rapport social, des liens élémentaires de réciprocité. Une guerre qui mobilise tous les moyens pour que, sous l'effet de la peur physique, de l'épreuve extrême de la faim, de la menace de l'extermi nation par le travail, du soupçon généralisé, de la délation, chacun devienne étranger au semblable. Une guerre qui utilise les « droit commun », lesquels, par les coups, le vol, le viol, le mouchardage, font régner parmi les détenus la « loi » du Pouvoir. Une guerre incessante et qui doit l'être car l'anéantissement symbolique (qui, au reste, s'accommode de la liquidation physique de nombre de zeks, de fusillades de masse, comme, dans les prisons, de la balle dans la nuque) demeure le corrélatif de l'établissement du pouvoir bureau cratique. Le « hache-viande » : ainsi Soljénitsyne nomme-t-il le fonctionnement des Organes. Un mot issu du vocabulaire des taulards, terrifiant car il est fait pour évoquer les pri sonniers débités comme des morceaux pour alimenter les 123
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camps. Mais le tableau des camps eux-mêmes en dédouble la signification: ce qui apparaît là, c'est la chair du social mise en morceaux — le fantasme de la bureaucratie imprimé dans le réel. Et une fois encore, l'autre composante du fantasme ne doit pas être oubliée; comme dans le cadre de l'instruction où nous la repérions, elle n'est pas moins active ici. Les hommes qu'on anéantit, il faut aussi les engloutir. De fait, au mécanisme premier de lauto-accusation correspondent dans les camps ceux de l'auto-organisation, de l'auto-surveillance, de l'auto-animation, de l'auto-éducation des déte nus, toute une machinerie, à première vue stupéfiante, dont la fonction est de les incorporer dans l'institution concen trationnaire et, à travers elle, dans la société « socialiste ». Soljénitsyne nous apprend, il est vrai, que cette machinerie a été jugée inefficace ou s'est détraquée à partir de 1934 — je l'ai déjà signalé; les Muses, dit-il, ont alors déserté l'Archipel (II, 352). Néanmoins, les anecdotes qu'il rapporte ne laissent pas douter de la persistance d'un dessein qui, pour s'accommoder de procédés plus frustes, n'a jamais été entièrement abandonné. Et surtout, l'institution de la brigade, dont la formule s'est justement imposée ou géné ralisée après 1934> démontre l'obstination du Pouvoir à faire des zeks les agents de leur propre destruction. La brigade, on en connaît le principe : une équipe de détenus se voit placée sous l'autorité de l'un d'entre eux; «soumettant les détenus au régime de la trique et de la briquette (la ration alimentaire proportionnée au rendement du travail), c'est le brigadier qui doit venir à bout de sa brigade, en l'absence de chefs, de surveillants et d'escorte» (je souligne) (II, 122). L'utilité de l'invention est évidente. Là où les conditions sont telles que les détenus ne peuvent songer à fuir, où la contrainte du travail s'avère pour eux inéluctable, où la pénurie fait de chacun un ennemi pour l'autre — quelle ruse diabolique de leur confier la respon124
LE « SYSTÈME CONSTRICTIF »
sabilité de leur organisation pour économiser les forces de coercition ! Soljénitsyne le dit bien, mais il ne s'en tient pas là. S'il juge que la brigade est l'une des quatre «baleines» qui supportent l'Archipel, c'est parce qu'il voit en elle « une contribution essentielle du communisme à la science des châtiments»; et les mots qui lui viennent pour la décrire font oublier son utilité. « Un organisme, écrit-il, qui vit, qui travaille, qui mange et qui souffre ensemble dans une symbiose impitoyable et forcée » (II, 92). Pas de meil leure image pour désigner le produit du Pouvoir bureaucra tique, celui de son rêve ■— car c'est le camp de concentration comme tel dont il souhaite faire une immense brigade, sans pouvoir y parvenir, habité qu'il est, simultanément, par le désir d'une pure décomposition du social. Et pas d'image mieux faite pour révéler la nature des Organes, car c'est leur figure inversée que présente la brigade. De ceux-ci, qu'on s'en souvienne, l'auteur disait qu'ils composent un « être vivant, souple, organiquement un ». Souple, il détient l'ini tiative de l'action, il a la disposition de ses mouvements pour anéantir l'ennemi et le plus souvent il ne souffre pas, mais jouit ensemble ; cependant, organiquement un, il vit aussi dans une symbiose forcée, parfois impitoyable. Avec la brigade, l'Organe obtient son autre, un autre assimilé à sa propre substance. Et jusqu'où ne va pas l'ironie de l'Histoire ! En dépit de ses efforts pour incarner la généralité du social, il arrive que l'Organe subisse la même loi que la brigade. Ecoutons encore Soljénitsyne : « Chalamov cite des cas où une seule saison de lavage d'or à la Kolyma voyait mourir plusieurs fois l'effectif d'une brigade, le brigadier restant toujours le même.» La cause réelle en est évidente. Mais l'événement n'en fait pas moins découvrir la finalité extrême du processus : l'autoconsommation de ses membres par le collectif. Il évoque irrésistiblement cet autre événement qui n'a cessé de plonger 125
UN HOMME EN TROP
dans la stupeur tous les observateurs: la liquidation, en l'espace dune saison de terreur, des cadres de la répression, le grand brigadier, le Guide suprême « restant toujours le même ». Soljénitsyne dit à ce propos que la « vague » est plus forte que les Organes eux-mêmes. Mais qu'est-ce donc, cette vague, sinon l'indice du déchaînement des forces de destruction qui accompagne l'érection du système constrictif? D'une manière générale, l'histoire des camps est celle des effets immaîtrisables de ce déchaînement, celle de l'établis sement du système constrictif — m a i s non moins celle de son impuissance à s'accomplir. Histoire dans laquelle la violence censée travailler à l'accouchement de la société socialiste ne fait qu'accoucher de la Violence absolue jusqu'à miner le pouvoir de ses agents.
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Unc idéologie de granit»
Pourquoi, demande Soljénitsyne, les commissaires-instruc teurs mettaient-ils tant de zèle à traiter des affaires dont ils savaient qu'elles étaient « bidon » ? « Comment l'expliquer ? » (I, 112). Nous avons déjà rencontré la question. « Ou bien, commence-t-il par dire, ils s'efforcent DE NE PAS PENSER (mais voilà déjà la destruction de l'homme) et ils avaient admis tout simplement que ça devait être comme ça, que les auteurs des directives ne pouvaient pas se tromper. » Argument, nous est-il fait observer, que les nazis ont également invoqué pour se justifier après coup de leurs crimes. « Ou bien c'était là l'effet de la doctrine d'avant-garde, d'une idéologie de granit. » Le mot frappe et fait attendre un commentaire. Mais déception : l'auteur ne produit qu'une anecdote. En revanche, il décrit longuement les mobiles des « lisérés bleus » : le désir de destruction (ils « comprenaient bien le fonctionnement du hache-viande et ils l'aimaient ») ; l'attrait du pouvoir (« que dis-je, la griserie (...) vous êtes jeunes encore (...) un petit morveux (...) et comme vous êtes montés..; »); l'instinct du lucre («quant à la recherche du profit, c'est vraiment leur passion à tous ») ; puis il s'engage dans un ample débat sur la scélératesse. Comme il s'avère dans la suite que « ne pas penser » est déjà une modalité de la scélératesse (en faisant « ce qui leur était LE PLUS COMMODE, sans sortir de l'ornière commune », les fonction127
UN HOMME EN TROP
naires-bourreaux exécutaient des normes qui « équivalaient pour eux à une vie tranquille, à des primes de salaire, à des récompenses, à de l'avancement... »), on doit en définitive convenir qu'il n'y a que deux explications au comportement des lisérés bleus : l'idéologie de granit et la scélératesse. L'une, je l'ai dit, est brièvement énoncée, l'autre mobilise toute une argumentation. A première lecture, celle-ci, dans la dernière partie du chapitre, n'est pas exempte d'ambiguïté. Soljénitsyne, semble-t-il, suggère tour à tour que les mem bres du NKVD n'étaient pas différents des autres hommes et furent pleinement responsables de leurs crimes. Dans un premier temps, il demande : « Cette horde de loups, comment est-elle apparue dans notre peuple ? N'a-t-elle pas les mêmes racines que nous ? N est-elle pas du même sang?» Et la réponse est catégorique : « Si, du même sang. » Alors nous est rapporté un épisode de sa jeunesse qui se situe au terme de ses études. Lui-même et plusieurs de ses camarades furent sollicités pour s'engager dans le NKVD et peu s'en fallut que leur résistance ne cédât. Une résistance, à l'entendre, acci dentelle. Quelle résistance ? Une répugnance «viscérale» à riitiage du flic des services secrets, fortifiée par la lecture des romans russes. Davantage, l'auteur confie que, devenu officier, il conquit et conserva jusqu'aux lendemains de son arrestation une arrogance qui se nourrissait du mépris dès inférieurs. Dans un second moment, il s'emporte contre cette fraction de l'opinion qui s'est accommodée du désaveu officiel de la terreur et souhaite à présent qu'on ne nomme pas le m a l : « Battue, souffreteuse, la vertu en haillons peut à pré sent entrer et s'asseoir dans un coin, à condition de ne pas moufter. Cependant, personne n'ose souffler mot du vice. Oui, la vertu a été bafouée, mais sans qu'il y ait eu vice. Oui, il y a eu tant de millions d'hommes passés par profits et pertes, mais sans qu'il y ait eu de respon sables » (I, 132). 128
« UNE IDÉOLOGIE DE GRANIT »
Du coup, il réclame un tribunal qui, à légal de celui qui instruisit les procès des criminels nazis, ferait comparaître les criminels staliniens. Il s'indigne que n'ait pas été donnée à la Russie, comme elle le fut à l'Allemagne, la chance de « punir ses malfaiteurs » (quoiqu'ils aient été trois fois plus nombreux sur son sol). Résumés aussi grossièrement, comme je viens de le faire, ces deux arguments s'accordent mal. Il est vrai, la contradiction s'estompe quand on y prête plus d'attention. Car l'on découvre que si chaque Russe, et Soljénitsyne lui-même, eût pu devenir bourreau, ce n'est pas le hasard qui décida seul pour chacun de sa voie ; un petit choix s'y ajoute, un choix qui ne fixe pas une fois pour toutes le destin, mais, réitéré, peut faire atteindre à la scélé ratesse — si du moins elle le peut, ce qui n'est même pas sûr — un point de non-retour. Reste que Soljénitsyne ne se délivre pas du doute qui le renvoie successivement d'une position à l'autre. On s'en aperçoit bien à la lecture d'un chapitre ultérieur, « La chambre des machines », qui se clôt sur l'extraordinaire récit de son entretien avec soixante-dix magistrats de la Chambre militaire, après la publication d'Ivan Dénissàvitch. Février 1963, c'est alors l'ère khrouchtchévienne ; les juges le félicitent, assurent qu'en ce qui les concerne, ils n'ont jamais trempé dans les horreurs du stalinisme, et rapportent paisiblement de vieux scandales qui illustrent la malheureuse subordination du Parquet et des tribunaux aux Organes. «Ils parlaient à qui mieux mieux ; je les regardais autour de moi et j'étais plein d'étonnement : c'étaient des HOMMES! tout à fait ! Ils étaient même capables de sourire ! Ils expliquaient avec sincérité qu'ils n'avaient jamais recherché que le bien. Mais si les choses venaient à tourner, si, une fois encore, il leur fallait me juger? Tenez, dans cette salle (on me montrait la salle prin cipale) ? Eh bien, ils le feraient et me condamneraient. " Qu'est-ce qui est à la source ? —-interroge alors l'écri vain —, la poule ou l'œuf ? Les hommes ou le système ? Pendant des siècles, le proverbe suivant a été en usage 129 UN HOMME EN TROP 5
UN HOMME EN TROP
chez nous : ne crains pas la loi, mais le juge. Mais il me semble que la loi a devancé les hommes, qu'elle les a dépassés en cruauté. Il est temps de retourner le pro verbe : ne crains pas le juge, crains la loi — celle d'Abakoumov, bien sûr" » (ï, 218). A quoi bon s'acharner à la recherche des coupables, s'obstiner à vouloir leur condamnation? songeons-nous alors. Serait-il vrai qu'ils se sont prêtés aux circonstances à la faveur de petits choix scélérats répétés tout au long de leur carrière, il leur a suffi d'un changement de climat pour en venir à louer la vertu et à abhorrer le vice. Les derniers mots du chapitre retiennent cependant l'atten tion : «Je reste assis là à me dire: si cette première et minuscule goutte de vérité a explosé comme une bombe psychologique, que se passera-t-il dans notre pays le jour où la vertu déferlera en cataractes ? » Et l'auteur ajoute : « Or ce jour viendra, inéluctablement. » Cette conclusion éclaire sa pensée. Que suggère-t-il en effet? Non pas que ces hommes qui, hier, envoyaient sans scrupules leurs victimes au bagne, sont à présent habités par un désir de vérité. Il n'entretient aucune illusion, on l'a vu, sur leur éventuelle résistance à de nouvelles consignes qui enjoindraient de remettre en marche le hache-viande. Plutôt ceci : une gouttelette de vérité a commencé à désin tégrer le mécanisme qui enchaînait les juges à la loi (d'Aba koumov) et les soudait les uns aux autres dans un individu collectif. Qu'y a-t-il d'extraordinaire dans l'événement que décrit Soljénitsyne, à ses yeux et aux nôtres ? Les juges apparaissent comme des hommes ; ils parlent — à qui mieux mieux. Imaginons-les : ils se coupent la parole, chacun veut faire entendre sa voix. Ce n'est pas tant la teneur de leurs propos, tantôt sincères, tantôt mensongers, qui importe, c'est le fait que leur parole est désimbriquée du discours du pouvoir. Aussi bien le lecteur se tromperait-il, je crois, s'il imaginait Soljénitsyne un moment tenté d'oublier la respon130
« UNE IDÉOLOGIE DE GRANIT »
sabilité des personnes et de renoncer à la recherche des coupables. Pour lui, la vérité ne saurait déferler en cataractes sans que les criminels soient connus. Un premier résultat a été atteint : les soixante-dix magistrats qui lui font face ont la langue déliée ; mais c'est à d'autres qu'ils imputent les crimes passés, et telle est bien la raison pour laquelle, demain, ils se remettront peut-être à leur ancienne besogne, non moins persuadés de leur innocence. Quand ils s'exceptent de la cohorte des bourreaux, leur mensonge va beaucoup plus loin qu'eux-mêmes ne sont en état de l'imaginer; ils ne dissimulent pas seulement des actes dont ils furent les auteurs, ils demeurent incapables de les voir comme les leurs. Or, c'est ce mensonge-là qui importe à Soljénitsyne. Ou bien, pour mieux dire, plus que la scélératesse, c'est le fait qu'elle reste scellée sous le mensonge. De l'observation que les juges n'ont fait que suivre la loi d'Abakoumov, il n'y a pas lieu de conclure à la vanité d'un procès du type de celui de Nuremberg. Quand bien même il serait impossible d'évaluer la part de leur scélératesse, renoncer à une accu sation publique des personnes serait maintenir le mensonge, préserver la notion d'une loi devant laquelle s'efface le sujet qui l'énonce. La difficulté où nous sommes de concevoir le problème de Soljénitsyne vient de ce que nous voulons le réduire aux termes d'un conflit entre l'éthique et le politique. Mais l'exi gence de vérité de Soljénitsyne est politiquement fondée. Et, encore que lui-même soit pris dans la difficulté, il en dit assez pour que transparaisse le but qu'il poursuit. Qu'on relise ses pages sur la scélératesse : son langage est par moments celui du justicier ; parlant au nom des victimes, il demande que les criminels répondent de leurs actes et qu'ils soient châtiés. Ou tantôt son langage est celui du moraliste chrétien : il veut que soit donnée aux hommes la chance de revenir sur leur choix scélérat, la chance du repentir. Mais la fin du chapitre rend un autre son. Soljénitsyne prend alors 131
UN HOMME EN TROP
en compte les objections de ses contradicteurs et, ne nous y trompons pas, les fait siennes. En substance : à quoi sert de débusquer les coupables et de leur faire reconnaître leurs fautes « si la grande tradition du repentir russe leur est incompréhensible et même risible ?» A quoi bon les punir si, pour ces hommes qui aujourd'hui « ont de cinquante à quatre-vingts ans (...), (qui) ont passé les meilleures années de leur vie dans l'aisance, l'abondance et le confort (...) tout châtiment ÉQUITABLE vient trop tard... » ? Soit, répond-il, mais il ne s'agit pas de leur faire subir le traitement qu'ils ont infligé aux victimes ; et, en définitive, peu importe leur sort. Voici l'essentiel: «...face à notre pays, face à nos enfants, nous avons le devoir de les RECHERCHER TOUS et de les JUGER TOUS. Moins de les juger eux-mêmes que leurs crimes» (I, 134). A défaut, conclut-il, nous n'extirpons pas le vice, nous le semons et, à l'avenir, il ne donnera que mille fois plus de pousses ; « nous sapons sous les pas des géné rations nouvelles toute base de justice ». Pourtant, cette conclusion elle-même, quoique pleinement légitime, ne livre pas toute sa pensée. Quand j'observais que son exigence de vérité est politiquement fondée, je ne voulais pas dire qu'elle était au service d'une fin politique, si justifiée et si importante soit-elle : l'édification d'un régime dans lequel les crimes staliniens ne pourraient se reproduire. Ce qui apparaît dans le chapitre que nous examinons, mais qui sous-tend toute l'œuvre de l'écrivain, c'est une revendication inconditionnelle de savoir, et, justement, en tant que telle, pleinement politique, parce qu'elle se heurte, ne disons pas au mensonge collectif — ce serait trop rapide —, mais à une humanité fantastiquement repliée sur elle-même, engon cée dans la certitude, où le savoir est strictement conditionné par le Pouvoir: en ce sens absolument mutilé, dévitalisé, converti en machine d'occultation. Quand Soljénitsyne demande que tout soit su, il formule un objectif démesuré et dont il n'ignore sans doute pas qu'il 132
« UNE IDÉOLOGIE DE GRANIT »
est inaccessible ; il n'est pas assez naïf pour supposer que, grâce au procès de Nuremberg, l'Allemagne nazie est devenue transparente à l'Allemagne « démocratique » ; encore moins que les foyers du nazisme ont été entièrement éteints. Mais son programme exorbitant : « les rechercher tous, les juger tous », mettre au banc des accusés « un quart de million de personnes », lui paraît seul susceptible de faire exploser la grande certitude du régime. Car, après avoir servi d'abri au savoir de la «bonne» violence, elle survit, protégeant à présent le savoir de la « mauvaise » violence ; après avoir autorisé tous les crimes, elle autorise leur répudiation. Rigoureuse est la démarche de Soljénitsyne : ce sont les crimes qu'il faut juger ; or, impossible de le faire sans nommer les criminels. Seule leur identification permettrait de briser la logique de la bureaucratie, c'est-à-dire de délivrer le savoir de la gangue du Pouvoir. En l'absence de criminels, le crime conserve le même statut : affecté d'un signe négatif, au lieu d'un signe positif, il demeure un événement anonyme. Alors qu'il s'agit d'un événement social — ce qui est tout différent. La dimension du social est également méconnue quand on ne veut imaginer que des actions individuelles ou lorsqu'on les dissout dans une action collective. La restaurer, c'est rouvrir la question qui renvoie du pôle du collectif au pôle de l'individuel, et vice versa. La volonté de l'auteur n'est pas seulement, n'est pas tant d'en apprendre, d'en faire découvrir davantage sur les horreurs du stalinisme et sur le rôle des hommes qui sont toujours en place ; il est de trans former le rapport que la société entretient avec elle-même, de faire déferler en cataracte un « pourquoi ?» ; et c'est parce que son efficacité symbolique dépasse de loin son efficacité réelle que l'enquête qu'il exige ne doit pas avoir de limites. Revenons de nouveau sur un passage de son argument qui mérite d'être scruté. Soljénitsyne s'interroge sur le mal. Enigme obsédante. Peut-on détacher le mal de l'idée du bien ? 133
UN HOMME EN TROP
« Pourquoi, depuis deux siècles déjà, demande-t-il, tiennentils tant (les officiers-flics) à la couleur du ciel»? Et de rappeler les uniformes bleus, les casquettes bleues, les épaulettes bleues, avant les simples lisérés, «étroites bordures, mais bleues tout de même » : « ...N'est-ce là qu'une masca rade ? Ou bien tout ce qui est noir doit-il communiquer avec le ciel, ne serait-ce que de temps à autre ?» (I, 131). Manifestement, l'écrivain reste travaillé par l'antique ques tion : est-on méchant volontairement ? Son désir est de répondre : non. L'image de Iagoda le fait vaciller. Toutefois, il s'accroche: des scélérats tout d'une pièce, ce sont là personnages de la littérature. Il faut donc se défendre contre la fiction : « Pour faire le mal, l'homme doit auparavant le reconnaître comme un bien, ou comme un acte reconnu logique et compris comme tel. Telle est par bonheur la nature de l'homme qu'il lui faut chercher à justifier ses actes. » Ces considérations, si liées soient-elles à son expérience des prisons et des camps, paraissent franchir le cadre de l'analyse politique. Cependant, à ce point de la discussion, il nous renvoie en un éclair au pôle de l'idéologie : « L'ima gination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s'arrêtaient à une dizaine de cadavres. Parce qu'ils n'avaient pas d'idéologie» (ibid.). Et, après avoir énuméré celles qui ont couvert la violence des inquisiteurs, des conquérants, des colonisateurs, des nazis, des Jacobins anciens et nouveaux, il conclut : « C'est l'idéologie qui a valu, au xxe siècle, d'expé rimenter la scélératesse à l'échelle de millions. Une scéléra tesse impossible à réfuter, à contourner, à passer sous silence.» Eloquents, ces derniers mots. La scélératesse des lisérés bleus, ce n'est pas la part insondable de leur âme, elle n'est pas logée dans je ne sais quel noir recès de la conscience où bouillonnent les pulsions criminelles. Elle se parle. Elle s'exhibe dans un discours massif collectif — imperforable, 134
« UNE IDÉOLOGIE DE GRANIT »
dira-t-il une autre fois. Or, prenons-y garde, ce passage ne marque pas une digression, comme on le croirait à une lecture rapide; il assure l'articulation de la première à la seconde thèse du chapitre ; car Soljénitsyne s'exclame aussi tôt : « Comment aurions-nous l'audace de répéter avec insis tance qu'il n'existe pas de scélérats ? Qui donc aurait sup primé ces millions d'hommes ? Sans scélérats, il n'y aurait pas eu d'Archipel » (I, 132). L'enchaînement déconcerte celui qui ne voulait retenir que l'alternative de la responsabilité individuelle ou collective. Au moment où l'auteur paraît remettre l'accent sur cette dernière, il rétablit, et avec quelle vigueur, la première ; il accuse les hommes au moment même où il montre que la justification de leurs crimes leur est apportée du dehors. Mais ce lecteur devrait plutôt découvrir qu'il faisait fausse route et que lui est justement livrée là une réponse qui, sans doute, n'annule pas mais bouleverse les données du pro blème. Car l'idéologie brouille les repères du « dedans » et du « dehors ». S'il est vain de situer son foyer dans des représentations privées qui auraient la propriété de s'agglo mérer sous l'effet de la similitude, il ne l'est pas moins d'imaginer que les individus s'en saisissent, comme ils le feraient d'un insigne, d'une arme, d'une prime, de quelque chose de déterminé, de convoitable placé là devant eux comme un appât qui, à leur insu, les riverait au crime. L'idéologie est de l'ordre du savoir, elle implique un certain mode d'interprétation du réel, un certain mode d'argumen tation et d'affirmation qui non seulement requiert l'adhésion, mais mobilise la pensée des hommes. On ne peut dire sim plement qu'ils sont sous son emprise, car l'étant, ils s'en font aussi les agents. Représentants d'un même savoir, por teurs d'un même discours, ils ne sont ni mis hors d'euxmêmes, ni retranchés des autres comme par une pulsion, mais ainsi se représentent et accomplissent et commentent sans relâche leurs propres actes. Quelque définition qu'on 135
UN HOMME EN TROP
en donne, l'idéologie est soutenue par un pacte aux termes duquel chacun s'assure de son jugement au critère de son identification avec les autres, ajuste ce qu'il emprunte à ce qu'il transmet, enfin assigne à sa pensée la limite de la complicité. Quand Soljénitsyne en vient à désigner sa fonc tion, il note qu'elle apporte une justification à la. scéléra tesse. Mais il ne s'arrête pas là. Parlant ensuite d'une scélé ratesse irréfutable, je le signalais, il induit à déplacer l'objet de la réflexion, lève une question qu'il n'avait fait tout d'abord qu'effleurer : celle qui concerne le rapport au savoir comme rapport tout à la fois impersonnel et interpersonnel, comme rapport social ; et l'on voit bien que cette question commande à distance l'idée d'un immense procès qui ferait tout connaître sur le passé, l'idée d'une transformation de la société garantie par un désir de savoir libéré du piège de l'idéologie.
« Ils comprenaient que les affaires étaient bidon (...). Comment l'expliquer ? » Cette phrase que je détachais du début du chapitre, il apparaît à présent que ses termes étaient justement pesés. Entendons : quel est donc ce savoir indiffé rent à la réalité des faits ? « Ou bien ils s'efforçaient de NE PAS PENSER... » Entendons encore : quel est donc ce savoir qui s'inhibe ? « Ou bien c'était là l'effet de la doctrine d'avantgarde, d'une idéologie de granit. » Reconnaissons maintenant qu'il ne s'agit pas d'une hypothèse parmi d'autres ; en dépit des apparences, l'auteur ne la laisse pas derrière lui pour ne plus s'intéresser qu'au problème du mal — il pose là une pierre d'attente. Son investigation, faut-il à nouveau le rappeler, est litté raire. Il ne procède pas à la manière du théoricien asservi à la règle de l'analyse. Tandis que ce dernier distinguerait les hypothèses, leur donnerait tour à tour un complet déve136
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loppement, les hiérarchiserait, Soljénitsyne les juxtapose, les mêle ; elles se disjoignent, se rejoignent sans jamais tout à fait s'extraire de la relation d'une expérience qui se veut plus éloquente que l'explication rabattue sur elle. Le cheminement de la pensée n'en a pas moins de rigueur. Quand on en convient, ce qui pouvait à première lecture décevoir pour ne pas offrir le commentaire attendu, recouvre du sens. Ainsi de l'anecdote destinée à rendre sensible le granit de l'idéologie. Je lavais omise à tort. L'écrivain raconte un bref dialogue entre un commissaire-instructeur et un inculpé. Ce dernier vient de signer une déposition qui lui vaudra une seconde peine de réclusion au camp. Son interlocuteur lui déclare : « Tu penses que ça nous fait plaisir d'exercer une action ? Mais nous devons faire ce qu'exige de nous le Parti. Toi qui es un vieux membre du Parti, disnous ce que tu ferais à notre place ? » L'inculpé, ajoute Soljénitsyne, en tomba presque d'accord. N'était-il pas édifiant, en effet, ce récit ? Un fonctionnairebourreau (il opère dans le sinistre Orotoukan, commando disciplinaire de la Kolyma) interpelle sa victime (l'homme était un zek et venait d'être torturé) et l'invite, semble-t-il avec succès, à s'identifier à son propre personnage. Entre l'un et l'autre, l'opposition est aussi tranchée qu'on peut l'imaginer. Non seulement l'un détient la puissance, l'autre est une proie livrée à sa mer;ci, mais Farrière-plan de la scène est entièrement visible. Celle-ci se passe à la Kolyma. Impossible au commissaire de NE PAS PENSER... aux effets de la condamnation (il n'est pas installé dans un bureau de Moscou) et à la victime d'ignorer ce qui l'attend (il a l'expé rience du camp). Or, cette opposition est l'objet d'une annu lation imaginaire, par la référence à un nous qui, tout en laissant—cela va de soi — le tu au-dehors, figure Tindistinction des places. En tant que zek, l'individu interpellé est un ennemi ; en tant que vieux membre du Parti, il doit, et même, semble-t-il, peut quitter son corps mutilé et émigrér 137
UN HOMME EN TROP
au lieu fantastique où les communistes sont interchangea bles. Dans le petit dialogue tel qu'il est rapporté, faut-il le souligner, le commissaire ne cesse de dire nous. Qu'il profère je et la scène changerait de signification. En effet, peu importe le pays, la nature de l'institution, les circonstances de l'action, on imagine aisément que quel qu'un détenant l'autorité et infligeant une sanction dise : « Tu crois que ça me fait plaisir... mets-toi à ma place. » Mais que fait-il alors entendre ? Tout simplement qu'il n'est pas, en tant qu'individu empirique, à l'origine de la sanction, que lui et son vis-à-vis ne sont pas dans une relation duelle, que la loi lui enjoint, en tant qu'il s'en fait le support, de sanctionner. Imaginons encore que l'interpellé réponde: «Pas question que je me mette à ta place ! moi, exercer l'autorité ? tu plaisantes ! » Que fait-il entendre à son tour ? Que la loi établie n'instaure pas un tiers neutre, que, pour être à la place du juge, il faut avoir partie liée avec les puis sants, qu'elle est faite pour garantir leur sécurité et leurs intérêts, qu'en conséquence la réciprocité des points de vue est une fiction. De toute manière, qu'elle soit réconnue ou niée, en fait, cette réciprocité est pensée dans les termes d'un je et d'un tu susceptibles d'échanger leurs places, à la faveur d'une référence qui transcende le rapport personnel (je néglige à dessein le cas limite du truand, résolument horsla-loi). En bref, l'affirmation de soi comme sujet et la relation à l'autre comme sujet supposent une relation avec la loi — non pas la loi empirique, mais la loi fondatrice de l'espace social. Que le lecteur me pardonne ces pesantes remarques. Mais il faut bien convenir qu'elles sont nécessaires puisqu'il existe un type d'homme, celui que décrit Soljénitsyne, pour lequel ce schéma ne vaut rien. Revenons en effet à notre commis saire de la Kolyma. Il ne parle pas de sa place. Certes, il invoque en apparence une puissance transcendante. « Nous devons faire, dit-il, ce que le Parti exige de nous. » Mais il 138
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s'agit justement d'une puissance qui ne fait que désigner le grand Nous dont le petit nous des policiers, des geôliers, des juges, n'est qu'un représentant. De même que le commis saire et ses collègues forment un ensemble indifférencié, ce collectif n'est pas distinct du Parti comme tel. Ici encore, qu'on modifie les mots et nous voilà dans un autre monde. Serait-il dit : « la direction exige de nous », une différence serait restaurée qui donnerait figure à un tiers, et, par la même nécessité, changerait le statut de ce nous pour en faire : « chacun d'entre nous ». Le tiers, ce ne serait pas l'instance de la loi, mais du moins ferait-il apparaître un foyer de décision, et, de ce fait, pourrait surgir la question de sa légitimité. En revanche, telle est la proposition « comr muniste » que le Parti condense en lui-même tous ses élé ments, de sorte que la relation de son représentant à l'inculpé est purement duelle et qu'en conséquence l'un figure le tout et l'autre est néantisé ; de sorte que, pour la même raison encore, la relation peut être fantastiquement annulée, la matérialité de la victime se trouvant exténuée jusqu'à sa dissolution dans le Nous du Parti. En fait, j'avais déjà esquissé cette analyse quand je m'in terrogeais sur la fonction des aveux et montrais l'absorption de l'inculpé dans le discours du Pouvoir. Mais la scène rapportée par Soljénitsyne a le mérite de rendre explicite ce qui demeure latent dans la majorité des cas. Pourquoi est-elle si instructive ? Bien évidemment parce que les prota gonistes sont des communistes. La séquence des opérations est, en un sens, raccourcie et, en un autre sens, pleinement articulée et parachevée du fait que le drame se joue dans les frontières du Parti. L'homme extrait de l'Organisation n'est pas seulement pris dans le même cycle que le vulgaire ennemi du peuple, cueilli au-dehors, il lui est demandé en outre de concevoir le cycle entier depuis la place du commis saire, de se faire l'agent imaginaire de la totalité des opéra tions, y compris celle dans laquelle il est intervenu comme 139
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auteur de ses aveux, fabriquant le récit-confession. La boucle est deux fois fermée, l'individu deux fois ficelé. Soit, dira-t-on, l'anecdote est pleine de sens ; mais en quoi renseigne-t-elle sur le phénomène de l'idéologie ? J'en conviens: elle ne dit pas tout. Mais elle est livrée pour commenter l'expression : « idéologie de granit ». Or, le granit n'est-il pas sous nos yeux ? Les deux personnages présentés, dont l'un poursuit l'anéantissement de l'autre, les voici au terme de l'action, jetant un voile sur l'opposition entre bourreau et victime et reformant un bloc. Ce que suggère ici Soljénitsyne, c'est que nous ne pouvons concevoir l'idéo logie qu'à la condition de viser simultanément le rapport au savoir en vertu duquel s'abolit la distinction entre la repré sentation et le fait, et le rapport au nous, au Parti, en vertu duquel s'abolit la distinction des sujets.
L'interprétation des procès de 1937-1938 s'annonce déjà dans ce court fragment. Soljénitsyne revient en effet, dans un chapitre ultérieur — « La loi dans la force de l'âge » — sur la questionnant de fois débattue : pourquoi les anciens bolcheviks, apparemment endurcis par les luttes révolution naires, ont-ils pu si aisément se laisser arrêter, arracher des aveux, impliquer dans le jeu du pouvoir, en s'imputant les uns aux autres des crimes imaginaires et en consentant à la mise en scène de procès publics ? Je ne veux pas omettre une part importante de son argumentation. D'une part, il affirme que les prisons tsaristes n'ont jamais soumis ces hommes aux épreuves qu'ils ont connues dans les prisons soviétiques ; que ceux-ci n'ont jamais eu, comme on le suppose, à trembler dans des chambres de torture ; d'autre part, qu'ils ont usurpé la gloire des lanceurs de bombes, ( des comploteurs d'autrefois, qui n'étaient pas des bolcheviks mais des populistes, des socialistes révolutionnaires et des anarchistes et que, dans leur majorité, ils furent l'objet de 140
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brèves et assez bénignes détentions, d'exils de courte durée, sans avoir jamais « reniflé l'odeur du bagne » (I, 294). Si dure soit son appréciation, on doit convenir de la précision des informations qu'il livre sur le passé de Boukharine, Kamenev, Zinoviev, Rykov, Smirnov et sur celui de Radek et de Iagoda (ces deux derniers présentés, l'un comme un agent provo cateur, l'autre comme un fieffé assassin). Et on ne peut non plus lui reprocher d'être aveuglé par la haine du bolchevisme, puisqu'il évoque le petit nombre de vieux commu nistes qui se suicidèrent avant d'être arrêtés ou dont l'absence aux procès prouve qu'ils résistèrent à l'instruction. Mais, quel que soit le poids de ces observations, elles me paraissent secondaires en regard du jugement que lui inspire la capitulation de Boukharine. Le cas de ce dernier s'avère exemplaire car il montre comment la conduite d'un des plus importants et des plus subtils théoriciens marxistes fut entièrement commandée — tant dans les mois qui précédèrent son arrestation qu'au cours de l'instruction et du procès — par « la crainte d'être exclu du Parti, de perdre le Parti, de continuer à vivre, mais en dehors du Parti ». J'invite le lecteur à se reporter au bref et convaincant récit des derniers épisodes de la chute de Boukharine, car il m'importe seulement d'en souligner la conclusion. S'il fut incapable de résister, comme d'ailleurs tous ceux qui furent condamnés avant lui et qu'il avait abandonnés à leur sort, c'est que, pas plus qu'eux, nous dit Soljénitsyne, il ne pouvait se libérer de ce nous fantastique incarné en sa personne et faire valoir contre ses accusateurs un « POINT DE VUE A LUI ». Conclusion de portée générale et dont il vaut la peine de remarquer qu'elle reprend les termes mêmes du dialogue qui mettait aux prises le commissaire et le détenu de la Kolyma. « Mais alors, lance Soljénitsyne, cette énigme embrouillée, ce n'était peut-être que du vent ! Tou jours le même leitmotiv repris en variations... Vous êtes comme nous des communistes. Gomment avez-yous pu vous 141
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fourvoyer et vous dresser contre nous ? Repentez-vous, car vous et nous ensemble, c'est nous » (C'est moi qui souligne) (I, 299). Extrairait-on ce propos du contexte, on pourrait à la rigueur imaginer qu'il renvoie à quelque explication psycho logique. Mais il prend tout son sens dès qu'on s'aperçoit qu'il procède en droite ligne des premières considérations sur l'idéologie de granit. Ce que l'auteur nous fait entendre ? Que l'important, ce n'est pas la teneur des arguments échan gés entre le procureur et l'accusé, mais la forme de cet échange, qui interdit à ce dernier de parler de sa propre voix, de se décoller du discours qui, la veille, l'englobait en lui conférant la puissance et, maintenant, l'englobe encore mais en l'anéantissant. Plus généralement, ce qu'il fait entendre, c'est qu'il est vain d'appréhender l'idéologie de granit au niveau du contenu, comme un ensemble de propositions posées pour vraies par tous les membres du Parti, car elle implique déjà l'affirmation du Parti comme existant total (affirmation première soustraite à l'examen des agents), l'instauration d'un point de vue unique en deçà de tous les points de vue particuliers possibles. Pourquoi, s'est-on demandé, des bolcheviks de fer, des hommes qui paraissaient invulnérables avant 1936, se sont-ils désarticulés comme des marionnettes, sitôt accusés ? Soljénitsyne répond, en somme, que leur invulnérabilité et leur fragilité relèvent de la même cause ; qu'ils n'ont jamais détenu de puissance que par la vertu d'un talisman, que, privés de celui-ci, ils étaient perdus, qu'à la minute même où ils se retrouvaient seuls, ils n'étaient plus personne. Forte réponse, car elle explique tout à la fois que les exclus ne puissent assumer leur exclusion et qu'au cours des procès, les durs ne se comportent pas autrement que les mous, les théoriciens les mieux avertis de la canaillerie de Staline et les plus subtils dialecticiens autrement que les médiocres exécutants, et, enfin, fait encore plus troublant si possible, que les hommes prévenus à temps de 142
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la menace d'une arrestation, les hommes qui pourraient fuir ou se défendre, se laissent appréhender comme des moutons. Inutile donc d'objecter que l'exemple de Boukharine n'est pas bon, que son caractère déjà sévèrement jugé par Lénine le prédisposait à l'abandon. Inutile même d'invoquer des exceptions, celles de ces bolcheviks qui ont préféré la mort aux aveux. A considérer le nombre des capitulations, l'argu ment psychologique ne fait pas le poids. Mais voudrait-on tout de même comparer, comme on l'a souvent fait, l'attitude de Boukharine et celle du principal leader de l'opposition, Trotsky, pour affirmer que lui, du moins, n'eût pas été broyé par la même logique — on devrait, me semble-t-il, reconnaître que son passé témoigne éloquemment de sa sujétion au Parti et ne fait que confirmer l'inter prétation de Soljénitsyne. Sa figure, au reste, est évoquée en termes cruels : « Il n'y a pas lieu de penser qu'un Trotsky pris dans cet étau se fût comporté avec moins de bassesse ni que son armature vitale se fût révélée plus solide. D'où aurait-il pris cela ? » (I, 294). L'argument découle d'une appréciation générale de l'his toire des bolcheviks que j'ai déjà mentionnée : pas plus que les autres, Trotsky n'aurait connu les épreuves du bagne ; une fois au pouvoir, il se serait employé à détruire les oppo sants. On peut toutefois douter qu'il eût capitulé à la manière de Boukharine. Son comportement, quand il fut arrêté en 1925, témoigne d'une fermeté de caractère et surtout d'un sens de la résistance au pouvoir dont il y eut peut-être, mais dont nous ne connaissons pas d'autres exemples. Trotsky contestant la légalité de son arrestation, refusant de se vêtir, de marcher, contraignant les militaires venus le cueillir à son domicile à le porter, cette image nous conduit à penser qu'on aurait eu grand mal à le faire entrer dans le jeu des procès \ Mais il n'y a pas grand sens à supputer ses facultés 1. Léon Trotsky, Ma vie, t. III, Paris, Rieder, p. 281 sq.
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ou ses chances de résistance. Soljénitsyne eût été mieux inspiré de rappeler les concessions politiques qui jalonnent son itinéraire d'opposant, jusqu'à sa dernière heure de liberté en Union soviétique — concessions d'autant plus remarqua bles qu'elles s'accompagnaient d'une intelligence aiguë de la bureaucratisation du Parti, de la dictature de Staline, et qui s'expliquent toutes par ce que l'auteur nomme si bien : « La crainte d'être exclu du Parti, de perdre le Parti, de continuer à vivre, mais en dehors du Parti. » Notre propos n'est pas d'examiner les oscillations et les reniements de celui dont la légende a fait un opposant intraitable, mais il vaut la peine de rappeler en quels termes il faisait l'éloge du Parti lors d'un congrès qu'il savait déjà fabriqué par Staline. «Personne d'entre nous, affirmait-il alors, ne veut ni ne peut avoir raison contre son Parti. En définitive, le Parti a toujours raison (...). On ne peut avoir raison qu'avec et par le Parti, car l'histoire n'a pas d'autre voie pour réaliser sa raison. » Et, après avoir appliqué au Parti la formule forgée par les Anglais: « right or wrong, my country», il ajoutait : « Et si le Parti prend une décision que tel d'entre nous estime injuste, celui-ci dira : juste ou injuste/c'est mon Parti et je supporterai la conséquence de sa décision jusqu'au bout 1 . » Or, qu'on pèse bien ces mots : ils justifient tous les modes de la soumission, et sortent de la bouche d'un homme qui, par tempérament, n'était point porté à l'opportunisme. Certes > il serait erroné de réduire la pensée de Trotsky aux limites de cette déclaration ; mais qu'il lait faite après la mort de Lénine, dans des circonstances où il s'exprimait encore librement et n'ignorait rien de la dégénérescence du Parti, quel signe plus éloquent ? Quand il appelle chacun à 1. Cité par B. Souvarine, Staline, Paris, Pion, 1934, p. 340. Nous avons nous-même, autrefois, consacré une étude à la « Contradiction de Trotsky», republiée dans les Eléments d'une critique de la Bureaucratie, Genève, Droz, 1971.
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supporter les conséquences de la décision du Parti « jusqu'au bout >*, il ignore les conséquences de ses paroles et de quelle étrange manière le propos sera confirmé par les aveux des inculpés des procès. Reste qu'il fixe lui-même les prémisses du discours stalinien : il anticipe la formule qui sera reprise en variations infinies : « vous et nous ensemble, c'est nous ». Brèves, rapides sont les lueurs que jette Soljénitsyne sur les procès de Moscou. Mais elles nous éclairent mieux que de volumineux commentaires, tels ceux autrefois livrés par Koestler et Merleau-Ponty. Koestler, il est vrai, notre auteur le salue au passage discrètement, mais l'a-t-il vraiment lu ? Le Zéro et l'Infini mettait bien en évidence le prestige d'un Parti tenu par ses militants pour le détenteur de la vérité révolutionnaire et même, en un endroit, son héros, Roubachof, le substitut de Boukharine, usait de formules qui ressemblent à celles que je viens de mentionner : « Le Parti n'a jamais tort (...), toi et moi nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres comme toi et moi 1 . » Toutefois, que de simplifications dans l'interprétation koestlérienne et déjà dans ce petit fragment. Nul n'a jamais dit publiquement, ni même Staline à ma connaissance: le Parti n'a jamais tort. Plus subtil était le langage de Trotsky qui jugeait que personne ne voulait ni ne pouvait avoir raison contre lui et qu'en définitive, c'était lui qui avait raison. Mais négligeons cette outrance et l'emploi du toi et du moi qui marque une affirmation abusive de la personne des inter locuteurs. L'écrivain montait un drame autour du thème de la toute-puissance de l'Histoire. 1. Arthur Koestler, Le Zéro et VInfini, Paris, Calman-Lévy, 1945, p. 55. 145
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« Le Parti — fait-il dire à Roubachof — c'est l'incarna tion de l'idée révolutionnaire dans l'Histoire. L'Histoire ne connaît ni scrupule, ni hésitation. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. A chaque courbe de son cours, elle dépose la boue qu'elle charrie et les cadavres sont noyés. L'Histoire connaît son chemin. Elle ne commet pas d'erreurs. Quiconque n'a pas une foi absolue dans l'Histoire n'est pas à sa place dans les rangs du Parti*. » Tout l'ouvrage, on s'en souvient, ressasse ce thème qui est censé livrer la clé du comportement de Roubachof dès lors qu'il se voit lui-même rejeté par l'Histoire et changé en boue. Lui qui s'imaginait porté par le courant du fleuve-Histoire, confondu avec le Parti qui en épousait le mouvement, lui qui récusait tous les modes de la subjectivité, et la liberté de décider par soi-même du vrai et du faux, et le droit de dis tinguer le bien du mal, et la sensibilité à la détresse d'autrui, le voilà, une fois en prison, dépossédé de tout moyen, non seulement de se défendre contre ceux qui l'accusent, mais d'échapper à son propre verdict de communiste. En vain son expérience l'a-t-elle persuadé des erreurs de la direction et des agissements criminels du numéro un, il ne peut y souscrire sans se retrancher de l'Histoire puisqu'elle continue d'assurer le succès du Parti tel qu'il est. En vain se répètet-il qu'il n'a jamais voulu nuire aux intérêts de la Révolution et qu'au moins son honneur est intact, le témoignage de sa conscience se dérobe puisqu'il sait que les intentions ne comptent pas, mais seulement le résultat de fait, et qu'il n'est de moralité qu'objective. Cloué à la croix de l'Histoire, il ne lui reste qu'à redécouvrir, sous l'effet d'une souffrance privée, et sans pouvoir l'élever au concept, le sentiment de soi comme homme, et la vertu d'une communication avec les autres, ses égaux dans la solitude, par-delà les différences de classes... Comme Koestler suggérait que le drame de son héros était 1. Ibid. 146
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celui-là même du marxisme, Merleau-Ponty n'eut pas de peine à dénoncer le simplisme de cette fiction. Ainsi souligne-t-il dans Humanisme et Terreur que Marx est étranger au mythe scientiste de l'Histoire dont se délecte le Zéro et l'Infini, qu'il l'a même expressément récusé. Ce, que Marx décrivait, nous est-il rappelé, c'est « une logique vivante et qui s'exprime indivisiblement par les nécessités objectives et par le mou vement spontané des masses * ». Ce qu'on retire de la lecture de son œuvre, c'est «cette sagesse marxiste qui règle la connaissance sur la praxis et éclaire la praxis par la connais sance, forme le prolétariat par la discussion théorique et soumet les vues théoriques à l'assentiment du prolétariat organisé 2 ». Si l'on comprend son enseignement, il faudrait donc conclure/à l'opposé de Koestler, que la certitude ne peut habiter des acteurs marxistes. Ceux-ci font l'Histoire en même temps qu'ils l'interprètent; ils prêtent un sens aux événements, n'élaborent une politique que dans la mesure où ils se trouvent impliqués dans un jeu de forces qui détermine, pour une part à leur insu, la figure « réelle » de leurs pensées. Or, voilà qui éclairerait les procès communistes. Le marxisme n'autorise que des conjonctures plus ou moins probables. Ce qui fait que les unes l'emportent sur les autres, c'est la réponse qu'elles suscitent dans les masses ou dans la couche organisée en laquelle réside le potentiel révolutionnaire de la société. Et cette réponse n'élimine pas l'incertitude puisque le présent ne dit pas tout, que le sens de l'histoire peut se voir remis en jeu dans la suite des événements. De sorte que l'opposant, pourvu qu'il soit marxiste, même s'il échoue dans les faits, n'est pas condamné par le tribunal de la raison mais peut conserver la notion de ce qu'il tient pour vrai et défendre son honneur révolu1. M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, Paris, Gallimard, 1947, p. 17. 2. Ibid., p. 20. 147
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tionnaire. Toutefois, pour la même raison, le marxisme interdit de traiter comme de simples hypothèses des inter prétations qui modifient le cours des choses, renforcent ou affaiblissent les chances de la révolution et qui, par consé quent, si elles ne s'incarnent pas dans la pratique du prolé tariat organisé, ne peuvent que devenir objectivement com plices de forces adverses. De sorte encore que l'opposant ne peut attendre de la direction révolutionnaire qu'elle lui concède un droit à Terreur, il doit plutôt reconnaître dans son échec de fait une sanction objective et accepter que les effets de son action se retournent contre lui. « Le drame des procès de Moscou, Koestler n'a pas su en donner "la vraie formule". Il s'est complu à montrer "la conscience morale aux prises avec l'efficacité poli tique, le sentiment océanique aux prises avec l'action, le cœur aux prises avec la logique" (...): entre ces antago nistes, il n'y a pas de terrain commun et par conséquent pas de rencontre possible. » Son héros est pathétique, soit — observe encore MerleauPonty — mais il agit en imbécile : «Tantôt il est yogi et alors il oublie la nécessité où nous sommes de réaliser notre vie au-dehors pour qu'elle soit vraie, tantôt il redevient commissaire, et alors il est prêt à avouer n'importe quoi. Il passe du scientisme à des débauches de vie intérieure, c'est-à-dire d'une sottise à Vautre [c'est moi qui souligne — C. L.]. Au contraire, le véritable tragique commence lorsque le même homme a compris à la fois qu'il ne saurait désa vouer la figure objective de ses actions, qu'il est ce qu'il est pour les autres, dans le contexte de l'histoire, et que cependant le motif de son action reste la valeur de l'homme tel qu'il l'appréhende immédiatement. Alors, entre l'intérieur et l'extérieur, la subjectivité et l'objec tivité, le jugement et l'appareil, nous n'avons plus une série d'oscillations, mais un rapport dialectique, c'est-àdire une contradiction fondée en vérité, et le même homme essaie de se réaliser sur les deux plans. Nous n'avons plus un Roubachof qui capitule sans condition, 148
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lorsqu'il est repris par la camaraderie du Parti, et qui désavoue jusqu'à son passé quand il entend les cris de Bogrof, nous avons un Boukharine qui accepte de se regarder dans l'histoire et motive historiquement sa condamnation mais défend son honneur révolution naire 1 . » Ce passage méritait d'être cité tout au long, parce qu'il résume au mieux l'interprétation de Merleau-Ponty — la quelle, on s'en souvient encore, est étayée par un commen taire minutieux de certains fragments du dialogue opposant Vichynski à Boukharine, d'où il ressort que ce dernier, loin de s'abîmer dans la capitulation, s'emploie à fixer la limite de ses aveux/à rétablir sur des points de détail la distinction entre le fait et l'intention, et à revendiquer la probité de ses actes. Or, de nos jours encore, cette interprétation importe, car elle témoigne d'une critique de « l'humanisme bourgeois » intrinsèquement juste, et, comme telle, de nature à obscurcir, beaucoup plus encore que celle de Koestler, la question des procès, et — ce qui échappait davantage à la conscience de l'auteur (ignorant, en 1947, leur étendue et peut-être même leur fonction réelle) — celle des camps. Quant à Koestler, il ne laisse en effet d'autre choix que de céder au vertige de la violence ou de se retrancher dans la foi en l'homme. À l'image de cet homme sans détermination, il est facile d'opposer celle d'hommes socialement déter minés, pris dans des rapports d'oppression et d'exploitation qu'ils tentent de desserrer, sinon d'abolir, par des actions collectives ouvertement violentes ou impliquant la violence. Quelle que soit la séduction de la fiction, elle ne résiste pas à l'examen de la réflexion, car il faut reconnaître, fût-on ou non marxiste, que le Zéro et l'Infini ne détache de la position du commissaire que pour renvoyer à celle de l'indi vidu solitaire et désarmé. En revanche, il est beaucoup moins aisé de démonter la 1. Ibid., p. 67-68.
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construction de Merleau-Ponty, car son commentaire du pro cès de Boukharine est imbriqué dans un argument philoso phique bien fondé. Décrivant une dialectique de l'action politique qui, soulignons-le, excède le cadre du marxisme, il fait observer qu'elle devient explicite en celui-ci. Voilà qui emporte l'adhésion de son lecteur. Mais, dès lors, celui-ci est tenté d'admettre un raisonnement qui n'a pourtant que l'apparence de la rigueur, car il ne s'impose nullement d'in férer de la prémisse qu'un conflit entre marxistes est pos sible, dans lequel les vaincus, tout en maintenant leurs convictions, reconnaîtraient leur échec comme une sanction objective, la conclusion que dans les faits, les procès de Moscou s'inscrivaient dans un tel scénario. L'inférence paraît guidée par le souci de réfuter la position de l'adversaire « humaniste bourgeois », lequel juge monstrueux le principe même de tels procès. Si convaincante soit la réfutation, il n'en reste pas moins qu'à démontrer que le principe en est pleinement concevable, on n'établit nullement que l'événe ment s'en déduise. C'est sur deux plans distincts que se développe la pensée du philosophe : celui de la théorie marxiste et celui de l'analyse historique, sans que jamais la légitimité du passage de l'un à l'autre soit établie. Comment suffirait-il, en effet, de recenser les réticences de Boukharine devant la thèse du procureur, pour fonder l'hypothèse que nous sommes en présence d'un marxiste révolutionnaire déchiré entre l'idée de sa responsabilité historique et la conviction de son dévouement à la cause du communisme ? La contradiction l'habite certes. Mais son comportement, nous ne pouvons l'apprécier qu'en examinant les actions de Boukharine qui joua l'un des premiers rôles après la révolution, qu'en interrogeant la nature du Parti et du régime dont il devint et continua de se vouloir un fidèle représentant jusqu'en 1938. Or, Merleau-Ponty fait silence sur l'histoire du personnage. Pourquoi devrait-on donc se fier aux propos de Boukharine comme s'ils livraient immé150
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diatement la vérité de sa conduite ? Parce que son discours est marxiste ou manifeste la persistance d'une adhésion à la théorie marxiste ? Mais comment savoir si le marxisme de Boukharine — ne disons pas : est sincère ou non, voilà qui ramènerait à la psychologie dont Merleau-Ponty préci sément se désintéressait — mais sert de justification à sa fonction de dirigeant politique ou bien s'il anime une concep tion du socialisme et de la révolution ? Oui, comment se décider, encore une fois, si l'on exclut de l'analyse la respon sabilité qu'a exercée Boukharine jusqu'à sa chute, les déci sions qu'il a prises ou auxquelles il a été associé ? D'autant plus pressantes sont ces questions qu'en face de Boukharine se trouve Vichynski. En effet, l'hypothèse que les procès de Moscou « sont de forme et de style révolution naires l » ou encore « qu'ils ne sont compréhensibles qu'entre révolutionnaires, entre hommes convaincus de faire l'his toire 2 », ne pouvait être soutenue qu'à la condition d'ap porter un correctif considérable à l'interprétation marxiste puisque Vichynski, loin de respecter le scénario « théorique », déniait à l'accusé sa qualité de révolutionnaire. Ce correctif, certes, Merleau-Ponty l'a formulé : « Ou, plus exactement : les procès de Moscou sont des procès révolutionnaires pré sentés comme des procès ordinaires 3 », précisait-il. Il sou lignait même la gravité d'un comportement qui, suivant ses termes, consiste à « mettre sur la justice révolutionnaire le masque du code pénal 4 », et qui fait qu'« en cachant la violence on s'y accoutume, on la rend institutionnelle ». Mieux : il trouvait là l'indice de changements dans le régime soviétique, susceptibles de faire douter de sa finalité. Mais, fait très étonnant, ses doutes, concentrés dans la dernière partie d'Humanisme et Terreur, laissaient intactes les thèses 1. 2. 3. 4.
Ibid., p. 30. Ibid., p. 31. Ibid. Ibid., p. 37.
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de la première partie, tirées du commentaire du procès de Boukharine, et notamment la conclusion que l'auteur n'hési tait pas à ramasser dans une proposition catégorique, après avoir décrit la contradiction de l'opposant (qui ne peut être ni pour ni tout à fait contre la direction au pouvoir) : « voilà tout le secret des procès de Moscou ». « Tout le secret » — quel risque dans cette affirmation entièrement suspendue à ce qui ne s'avérera, dans la suite de l'ouvrage, qu'une hypothèse ! A relire Humanisme et Terreur, c'est le schéma général de l'argumentation qui déconcerte le plus : une partie faite pour donner la véritable explication du procès, une autre pour mettre en question la nature du régime soviétique, une dernière pour conclure qu'a défaut de certitude, il faut considérer provisoirement celui-ci comme socialiste, car, à le nier, on abandonnerait le marxisme et, avec lui, l'idée d'un sens de l'Histoire. Bref, un schéma tel que l'interrogation théorique (finale) ne rejaillit pas sur le commentaire des événements, quoique celui-ci soit rigoureusement commandé par la théorie. Inutile d'invoquer l'enseignement de l'Histoire et, singu lièrement, celui que nous livre Soljénitsyne ; inutile de faire état de toutes les informations qu'il fournit à présent sur le compte de Vichynski, l'un des principaux artisans de la législation et de l'administration pénitentiaires ; inutile de faire ressortir cette vérité que si le procureur était le porteparole du pouvoir totalitaire, celui qui reconnaissait sa légi timité, Boukharine en était nécessairement ou une vulgaire victime ou un complice — et qu'enfin les procès de Moscou, loin d'être des procès révolutionnaires présentés comme des procès ordinaires, furent des procès totalitaires travestis en procès révolutionnaires. Plus instructif est de repérer les présupposés d'une analyse qui peut toujours se répéter, qu'on voit effectivement reprise en de nouvelles occasions. Ces présupposés étaient communs à Koestler et à Merleau-Ponty, en dépit de tout ce qui les 152
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opposait. Il allait de soi, pour l'un comme pour l'autre, que le comportement de Boukharine (en général celui des prota gonistes des procès) se trouvait déterminé par ses idées, ou, si l'on préfère, par la théorie marxiste, par une construction consciente de l'Histoire. Grossièrement ou subtilement pré sentée, celle-ci était censée, pour les deux écrivains, rendre raison du conflit entre l'opposant et la direction. De là une première conséquence déjà signalée : tant dans la fiction du Zéro et VInfini que dans l'interprétation d'Humanisme et Terreur, le contexte socio-historique est effacé au cours de l'examen des procès ; ce n'est pas leur déroulement réel qui importe, mais la forme du conflit. Et cette forme se déduit de ce qui devrait se passer dans la tête des acteurs du fait qu'ils pensent en marxistes. Quelle bizarrerie, certes, puisque, d'un point de vue marxiste, justement/ce ne sont pas les idées des acteurs, mais les rapports sociaux dans lesquels ils s'inscrivent qui feraient déchiffrer le cours des événe ments. S'il ne faut pas cesser de la relever, c'est qu'on observe toujours, comme si elle était indéracinable, la même disposition à expliquer les actions de Staline, de Khrouch tchev, de Brejnev ou de Mao en fonction de la théorie qu'ils profèrent — c'est que le monde où le marxisme paraît avoir triomphé reste paradoxalement, pour la plus grande partie de la gauche occidentale, ce monde dans lequel la pratique sociale s'évanouit entièrement sous le « règne des idées ». Cependant, la seconde conséquence nous importe davan tage encore. Elle nous reconduit, après un long détour, au problème du Parti et de sa fonction idéologique. Et pour Koestler et pour Merleau-Ponty, l'attache de l'opposant au Parti procède de la représentation de celui-ci comme pièce maîtresse de la théorie. En somme, l'opposant ne peut pas vraiment s'opposer, parce qu'il sacrifierait, en assumant le risque de son exclusion, l'idée que le Parti dirige le processus révolutionnaire. Telle est donc sa tragédie : intellectuelle. Les erreurs qu'il combat sont toujours secondaires à ses yeux, 153
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si importantes lui paraissent-elles, en regard d u n e vérité qui conditionne l'accès à l'interprétation. Une fois encore, le texte de Merleau-Ponty mérite d être cité : « Ce tragique s'aggrave quand il s'agit non seulement de savoir si la Révolution l'emportera sur ses ennemis, mais encore, entre révolutionnaires, qui a le mieux lu l'Histoire [c'est moi qui souligne — C. L.]. Il est enfin à son comble chez l'opposant persuadé que la direction révolutionnaire se trompe. Alors, il n'y a pas seulement fatalité — une force extérieure qui brise une volonté — mais véritablement tragédie — un homme aux prises avec des forces extérieures dont il est secrètement complice — parce que l'opposant ne peut être ni pour, ni tout à fait contre la direction au pouvoir 1 . » Qui a mieux lu ? Voilà la question qui engendrerait le conflit. Et puisqu'elle ne peut se formuler que dans le cadre du Parti qui lui-même est lu par tous comme l'acteur histo rique, elle ne saurait se dénouer que par la soumission de l'opposant à la direction. Sans doute pourrait-on rétorquer qu'un tel raisonnement tient pour acquis ce qui devrait être établi : le caractère révolutionnaire du Parti dans les années 1937-1938, car, en l'absence de cette thèse, la « tragédie » se dissiperait. Mais l'objection ayant été déjà avancée, deman dons-nous plutôt si l'idée du Parti est inscrite dans la théorie marxiste, ou, plus précisément, si elle y est impliquée de manière telle qu'à son défaut la théorie s'effondrerait. Or, la réponse n'est pas douteuse. Le marxisme, pour autant qu'on le rapporte à l'œuvre du fondateur, ne contient nulle ment cette idée 2 . Certes, Marx a parlé du rôle des commu nistes, de l'avant-garde organisée ; il a contribué à la création de la Ire Internationale. Mais on peut bien torturer les textes> on ne saurait en extraire la conception d'un Parti au sein duquel se concentrerait la praxis prolétarienne, d'un Parti 1. Ibid., p. 71. 2. Voir la pertinente analyse de Maximilien Rubel : « Le parti prolétarien », dans Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 1974. 154
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voué à détenir la vérité du processus révolutionnaire, d'un Parti qui serait unique, et donc de nature telle qu'hors de ses frontières, il n'y aurait plus que complicité avec la bourgeoisie. Soit, dira-t-on, mais quand on parle de la théorie marxiste, on désigne le marxisme-léninisme. Reste que le passage de l'une à l'autre mérite examen. Lénine, assurément, apporte un complément théorique au marxisme. Mais il n'y a pas lieu, déjà, d'en conclure que, sans cet ajout, le marxisme serait privé de sens. Sans vouloir rouvrir un débat fort connu, rappelons seulement que le léninisme a été durement critiqué d'un point de vue marxiste par de nombreux leaders du mouvement ouvrier, au premier rang desquels Rosa Luxemburg et Pannekoek. En outre y les idées de Lénine, à en juger par ses seuls écrits, étaient ambiguës. Le modèle d une organisation centralisée, la thèse que le prolétariat tend de lui-même au trade-unionisme et que la conscience doit lui être apportée du dehors par des intellectuels, ne constituent qu'un aspect de sa théorie qui ne peut faire négliger ses propos sur la démocratie prolétarienne, tant dans les limites de l'organisation révolutionnaire que dans le cadre de l'Etat socialiste. Que de variations dans sa conception, si l'on compare seulement le Que faire ? à l'Etat et la Révolution. Mais, quoi qu'il en soit, impossible encore, en s'en tenant aux termes de la théorie léniniste, de déduire la formule du parti stalinien telle qu'elle s'impose dans les années trente. Pour apprécier la fonction que le léninisme a assignée au Parti, il faut, en effet, tenir compte de sa pratique. Alors, on s'aperçoit qu'il a fait beaucoup plus qu'apporter un complément théorique au marxisme. Son œuvre fut de transformer le rapport des marxistes au marxisme, au point qu'il est devenu indissociable du militantisme bolchevik. Ce changement-là n'est pas localisable dans l'espace de la théorie. Car c'est le statut de celle-ci qui se trouve alors bouleversé. 155
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A vrai dire, nous n'avons pas fini d'interroger un tel événe ment : l'incarnation du savoir théorique dans une collectivité — ou, comme l'a fort bien dit Harold Rosenberg \ la création d'un type d'homme : « un homme qui sait » par la vertu de sa participation au corps des militants révolutionnaires. Un tel événement nous fait entrevoir l'origine du stalinisme. Mais encore faut-il se défendre contre les simplifications abusives. La pratique du léninisme ne peut être détachée de la lutte pour détruire un ordre établi. Or, celle-ci mobilise d'autres formations révolutionnaires, et, surtout, elle est subordonnée de fait à l'action des forces sociales, des classes qui cherchent à se libérer de l'oppression et de l'exploitation qu'elles subissent. Si fondé soit-on à trouver dans l'organi sation bolchevique le germe du parti monolithique qui s'épa nouira au lendemain d'Octobre, il n'en reste pas moins vrai que les conditions historiques lui interdisent d'agir comme il aura la liberté de le faire quand il disposera du pouvoir d'Etat ; et, croyons-nous pouvoir affirmer, qu'elles ne per mettent pas à ses dirigeants de concevoir les conséquences de leur pratique au service d'un nouveau mode d'organi sation. Et prêterait-on à Lénine, dès le début de son action, la représentation de ce qui s'accomplit après sa mort — hypothèse à mes yeux aberrante —, les limites du léninisme sont fixées dans un certain contexte, en raison de la nécessité où il se trouve d'être reconnu par une avant-garde et, à travers elle, par la masse des travailleurs. En vain donc voudrait-on repérer dans le cadre du parti bolchevik d'avant 1917 cette logique révolutionnaire qui nous est présentée dans Humanisme et Terreur comme universelle. Quoiqu'il tende à incarner la théorie, il n'efface pas, il ne peut effacer la place de l'opposant. Ce dernier n'est pas mis dans l'alternative de se soumettre ou de trahir tant que le Parti coexiste avec d'autres groupes militants et, surtout, 1. Harold Rosenberg, « Les héros de la science marxiste », La Tradition du nouveau, Paris, Minuit, 1962. 156
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tant que la source révolutionnaire apparaît au-dehors, dans les classes opprimées. La possibilité lui reste offerte de sou tenir son opposition « jusqu'au bout », c'est-à-dire jusqu'à l'exclusion. Au reste, son opposition peut s'exercer fort loin à l'intérieur de l'organisation, car en celle-ci se reflètent des conflits qui divisent les forces révolutionnaires dans la société ; en elle se propage l'indétermination qui accompagne l'entreprise générale de subversion de l'ordre social. Or, on se tromperait à supposer qu'après la révolution, les conditions de l'action politique à l'intérieur du Parti sont nécessairement modifiées. Voilà venu, dit-on, le temps où toute erreur dans la stratégie des bolcheviks peut provoquer la victoire de la contre-révolution et se convertit donc en crime. Mais c'est là méconnaître la nature du processus révolutionnaire. Il implique l'action de multiples formations, celle d'organismes nouveaux — de comités d'usines et de quartiers, de comités de soldats, de paysans, d'étudiants, de conseils —, des foyers d'initiatives collectives dans tous les secteurs d'activité, une effervescence de la société. Et qu'observe-t-on ? Certes, l'effort du Parti pour exploiter les divisions qui se font jour ici et là, pour renforcer les noyaux d'autorité dans chaque institution, pour les agglomérer grâce à ses militants partout présents, pour faire refluer vers un même centre le pouvoir de décision, mais aussi, à un certain degré, un transfert en son sein de cette effervescence, une différenciation des points de vue dont doit s'accommoder la direction. C'est seulement lorsque le Parti a fait le vide autour de lui, lorsqu'il est devenu le maître incontesté de la décision — entendons bien: non seulement quand il a détruit les formations qui lui disputaient le pouvoir ou le limitaient, mais quand il a supprimé toutes les manifesta tions d'une volonté collective indépendante, désarmé les initiatives ouvrières et paysannes —, c'est à ce stade de sa puissance que la place de l'opposant se voit supprimée. Alors, la même raison fait que le Parti règne seul et qu'il se 157
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confond avec sa direction. Et ceux de ses membres qu elle met en accusation apparaissent non plus comme des adver saires de sa politique, mais, comme les ennemis du « pouvoir soviétique », du « peuple soviétique ». Pour eux-mêmes, l'opposition devient informulable : ils sont privés de toute référence à quelque force extérieure au Parti que ce soit. Il faut d'ailleurs le remarquer, les communistes les plus célèbres qui firent l'objet de grands procès publics (je ne parle donc pas de la masse qui, à tous les échelons de la hiérarchie, devint la victime des purges) n'appartenaient pas à des tendances publiquement reconnues (la dernière de ces tendances à se manifester fut l'Opposition ouvrière). Quant à eux, leurs désaccords avec la politique de Staline n'ont pas franchi les murs de la citadelle bureaucratique. Et, à l'époque de leur arrestation, il y avait longtemps qu'ils étaient réduits à l'impuissance. Ce n'est donc pas la dyna mique du conflit politique qui engendra la répression dans le Parti. Quand celle-ci s'exerça au plus fort, toutes les possi bilités de conflit avaient été étouffées. Comme je l'ai déjà signalé, les ennemis furent fabriqués par la direction. On ne leur imputa pas seulement des crimes qu'ils n'avaient pas commis, on leur attribua une existence politique qu'ils n'avaient plus. On se servit de leur personne pour forger des adversaires imaginaires dont l'anéantissement démontrait que le Parti était tout-puissant, le peuple Un, la société de droit sans division. Et ce qui leur fut reproché, ce furent soit dés actions passées, soit des contacts avec l'étranger, soit des mots, soit des pensées, non pas une opposition politique mais des faits ou des velléités de conspiration. Voilà qui est entièrement méconnu de ceux qui veulent voir dans les procès de Moscou des procès entre révolu tionnaires marxistes. De révolutionnaires, il n'y en a pas du côté du tribunal: ceux qui jugent ou accusent parlent au nom d'un parti qui a conquis la toute-puissance en étouffant dans la société toutes formes d'expression, de revendication, 158
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de résistance au Pouvoir; et il n'y en a pas non plus au banc des accusés : ceux qui se soumettent n'ont pas même à renoncer à leurs convictions, car ils ne sont pas des opposants, ni aux yeux du Pouvoir, ni aux leurs. A peine convient-il d'insister sur cette conclusion qui, à présent, ne devrait plus prêter au doute. Ce qui, en revanche, mérite d'être souligné, c'est la conjonction qui s'opère dans un tel parti entre le pouvoir et le savoir. Une conjonction qui n'était, observions-nous, que virtuelle au temps du léni nisme. Le Parti à la fois agit souverainement et détient le savoir, ou, mieux, condense en soi-même le savoir sur toutes choses. De sorte que celui qui s'en trouve exclu se voit simul tanément déchu de son autorité et incapable de penser. Comment se demanderait-il : qui a mieux lu l'Histoire ? Englué dans le Parti, il n'a pas la liberté de lire de sa place ce que d'autres déchiffreraient de la leur. Seul le Parti est le lecteur de l'Histoire. Ainsi suffit-il qu'il commence à reven diquer la possibilité de sa lecture pour qu'elle apparaisse comme criminelle. Boukharine, remarquait Merleau-Ponty, ne capitule pas sans se défendre. C'est vrai. Mais il se défend contre Vichynski dans les limites les plus étroites d'un échange de mots ; à peine entrouvert, cet espace de l'échange est refermé, car Boukharine ne peut se défendre contre le Parti qui parle par la bouche de Vichynski. Cela, non parce qu'il affaiblirait la cause de la Révolution s'il attaquait la direction du Parti ; mais, tout simplement, parce qu'il ne saurait lui-même disposer d'un savoir hors du Parti. Il fait des mots, mais il reste sans voix. Comprenons donc pourquoi Soljénitsyne ignore avec mépris le contenu de la discussion qui met aux prises le procureur et l'accusé. L'un et l'autre, dit-il en substance, préfèrent passer pour de subtils dialecticiens plutôt que d'apparaître le premier comme un gredin et le second comme un imbécile (I, 81, note 8). Ce mépris peut surprendre ou irriter certains lecteurs. Mais il est bien fondé. Ni les argu159
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ments de Boukharine, ni ceux de Vichynski ne relèvent de la théorie marxiste. Celle-ci ne rend raison ni de l'origine, ni du cours, ni de l'issue des procès. Certes, il y a un grand savoir qui règle leur ordonnance, donne la clé des rapports entre les membres du Parti, mais il est au-delà de la théorie, institué indépendamment des protagonistes et célébré dans une cérémonie dont ils ne sont que des officiants.
Un savoir au-delà de la théorie ? Ténébreuse formule, jugera-t-on. Mais qu'on recolle l'image des accusés des procès de Moscou et du célèbre procureur avec celle des lisérés bleus, et l'on devra bien consentir à la sonder. Car qui donc, à présent, s'il n'est une franche canaille ou bien justement aveuglé par ce savoir (ou les deux à la fois), irait prétendre que les commissaires-bourreaux adonnés à l'étude des modes de production, du mécanisme de la plus-value et des lois de la concentration du capital, tiraient de l'ensei gnement de Marx ou même de Lénine la justification du hache-viande? Cependant, voici une troisième image qui complète le tableau : celle des communistes dans les camps. Ceux-là com posent l'immense masse des condamnés qui ont échappé à la « mesure suprême ». Mais ils sont de la même espèce que les victimes des grands procès, et l'on imagine que ces derniers, Boukharine en tête, ne se seraient pas comportés autrement qu'eux. Or, combien édifiante est leur aventure. C'est elle, en fin de compte, qui renseigne au mieux sur la fonction du savoir communiste. Soljénitsyne leur consacre tout un chapitre dans son second volume, sous le titre « Les bien-pénsants ». Il les nomme aussi «orthodoxes»; c'est même le terme qui revient le plus souvent sous sa plume. De fait, ce sont gens qui parlent et agissent dans le respect inconditionnel d'un dogme, comme les membres d'une Eglise 160
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ou d'une secte religieuse. D'autant plus remarquable est sa préférence pour le titre : les bien-pensants. Ces hommes (et ces femmes) lui évoquent Orwell. Ils « sont », dit-il, de « bel les pensées », des êtres « purs comme le cristal » (II, 243). Entendons que leur affaire n'est pas seulement de penser droit, dans la ligne du Parti, mais qu'ils s'avèrent des créa tures du bien-penser. N'avons-nous pas appris que le bien et le beau coïncident ? Voilà une catégorie singulière d'es thètes, ou, pour mieux dire, de modernes répliques de ces lointains rhétoriciens chez qui se célébrait l'art du langage et que Socrate avait pris pour cible, parce que, prétendant à discourir de toutes choses, ils enseignaient qu'il n'y avait rien en dehors du bien-dire. Mais quel progrès dans la substi tution du bien-penser au bien-dire ! Ceux-là, en vain voudraiton les ramener du lieu du dire au lieu du penser; ils l'ont déjà tout occupé. Assurément plus efficace est la loi du bienpenser que celle du bien-dire pour garantir le commande ment : NE PAS PENSER. Comment donc pensent-ils pour ne pas penser ? C'est à poser la question qu'on mesure au mieux l'imprécision du terme : « orthodoxe ». Car l'orthodoxie ne commande que la fidélité au dogme ; elle ne décide pas nécessairement de la sensibilité du croyant aux événements qui l'assaillent et aux Autres. C'est si vrai pour Soljénitsyne lui-même qu'il prend soin de distinguer, dans la masse des détenus communistes, le petit nombre de ceux qui, quoique animés d'une foi iné branlable, se fondaient dans le monde des zeks : ils pou vaient manifester leur solidarité avec des non-communistes, haïr les chefs de camps et même rêver d'une révolte qui balaierait dans le pays la caste des dirigeants bureaucrates. Orthodoxes, oui, mais non bien-pensants. Il dit surtout d'eux qu'ils ne portaient pas leurs convictions en sautoir, qu'ils ne faisaient pas parade de leur foi. Croirait-on qu'il s'agit là d'observations psychologiques ? On se tromperait. Ce propos ouvre le chapitre et est destiné à préciser son enjeu. L'auteur 161 UN HOMME EN TROP 6
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nous avertit qu'il s'intéresse à ceux qui « étalaient leurs convictions idéologiques» («d'abord chez le commissaireinstructeur, puis en prison dans les cellules, ensuite au camp (...) et qui, aujourd'hui encore, évoquent le passé des camps avec ces couleurs-là »). Et nul hasard si l'ëpithète « idéologique » est accolée par lui à « conviction », quand il s'agit d'eux et non des rares croyants habités par une foi intime. Tel est en effet, à l'en croire, le trait caractéristique de ce bien-penser: l'exhibition. Faut-il comprendre que les bien-pensants montrent au vulgaire qu'ils pensent bien, qu'ils affichent dans les camps leur supériorité de détenteurs du savoir, comme certains généraux déchus promènent leurs vieux uniformes dégalonnés en guise de crasseux vestiges de leur autorité ? Sans doute... Mais, davantage : ils se montrent les uns aux autres, dans les limites d'un cercle soigneuse ment circonscrit à distance des étrangers. Et, encore qu'on puisse dire que cette opération est facilitée par l'octroi à eux seuls de privilèges consentis par la direction des camps, elle n'en est pas l'effet. Admirable est leur volonté de repren dre à leur compte un travail d'exclusion de l'Autre dont ils ont été les victimes, de retrancher les zeks de leur monde ; ainsi se reconnaissent-ils mutuellement comme membres d'une élite « intellectuelle ». Et, dans le même temps encore, ils laissent s'exhiber à travers eux le grand savoir du Parti, ils s'en montrent chacun le reflet ; comme dit si bien Soljé nitsyne, ce savoir passe à travers leur être de cristal, ils sont de belles pensées. Ce rapport au savoir, dans ses diverses modalités, révèle un aspect de l'idéologie qui, en d'autres circonstances, reste le plus souvent dissimulé. Considère-t-on les bolcheviks, on ne voit en eux que des propagandistes, on croit, non sans quelque naïveté déjà, qu'ils sont seulement occupés à rallier les autres à leur foi. Leur lutte pour accroître le rayonnement du marxisme paraît indissociable de celle qu'ils mènent pour conquérir le pouvoir. Considère-t-on les mêmes bolcheviks 162
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ou leurs successeurs devenus maîtres de l'Etat, on imagine encore que la conservation du pouvoir va de pair avec une propagande incessante au service de la justification des déci sions et des objectifs révolutionnaires. Certes, dans ce cas il faut bien plus de naïveté pour ne pas s'interroger sur la fonction de cette propagande, quand on la voit déferler sur les camps et chanter la construction du socialisme ou le redressement par le travail, tandis que les détenus crou pissent dans la misère, tombent sous les balles des geôliers ou sont lentement exterminés par le travail. N'empêche que cette idée simple subsiste : répugnants ou sublimes, les communistes ne feraient que répandre leurs convictions et, en somme, que chercher à convertir au socialisme ceux auxquels ils commandent. Mais les détenus communistes, ce qu'on nomme leur idéo logie, la voilà coupée de toute action propagandiste — et pour cause ! Là nous est présenté un cas limite. Leur savoir n'est au service ni de la conquête, ni de la conservation du pouvoir. Soljénitsyne observe qu'ils s'acharnent à s'élever « au-dessus du zéro universel », — non sans quelque succès : ils se planquent ; mais enfin, ils ne restent pas loin de ce zéro... Etrange situation : celle de militants quasi anéantis — et non pas par l'ennemi de classe (dans les geôles bour geoises ou fascistes, ils savent qu'ils sont les combattants vaincus d'un parti qui, lui, ne cesse de lutter et finira par vaincre), mais par leurs propres dirigeants. Leur rapport au savoir est déconnecté de leur rapport au pouvoir : or il est intact. L'idéologie qu'on nous présente comme une arme, elle est, pour eux, vaine... Mais non moins solide. Ils restent, en somme, communistes pour l'amour de l'Art. Bien-pensants, ils l'étaient quand ils régnaient et ils le demeu rent quand bien-penser, comme on dit, ne sert à rien. Trou blant exemple. Le communisme ne serait-il pas, demandonsnous, un mode éminent du narcissisme ? Après tout, nous l'avions suggéré quand nous disions que le Parti ne tolère 163
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pas Y Autre, ou que le régime se réempare de ses propres déchets ou que l'Etat est totalitaire, c'est-à-dire exclut qu'il y ait quoi que ce soit qui existe hors de lui. Mais quelle confirmation ne nous est pas apportée par ce contin gent d'exclus, désamarrés du Parti, du régime, de l'Etat réels, et qui remet en scène sans nécessité le grand spectacle du communisme, où le monde se résorbe dans le Même ! Indiffé rents à leur sort, ils se donnent les uns aux autres et chacun à soi-même l'image du corps unique, et la certitudeles recolle les uns aux autres et chacun avec soi-même : imperforable ! Narcissisme? Voilà qui nous aide à repenser l'idéologie. Revenons donc sur la fonction de la propagande dans les camps. Elle ne nous déconcerte que parce que nous suppo sons le sujet du discours occupé à un travail de persuasion. Comment, nous demandons-nous alors, est-il possible d'atten dre du destinataire — le pauvre zek soumis aux tourments de la faim, du froid, du travail — qu'il croie dans la vertu du socialisme ? Mais nous ne comprenons pas que ce discours est une manière de supprimer, d'engloutir VAutre ; et, simul tanément, qu'il est une exhibition communiste. Que le dis cours ne vise qu'à renvoyer à lui-même, en heurtant cette sombre paroi que compose la masse des zeks ; qu'à son défaut, les maîtres ne s'entendraient pas d'une seule oreille comme parlant d'une seule voix ; que c'est son écho qu'il ne cesse de poursuivre. Au reste, ce que nous disons là des camps, nous pourrions l'appliquer à la société entière. Ge n'est pas par son pouvoir de persuasion -^ encore qu'il existe en certaines périodes — que la propagande s'entre tient. Tout tend à faire penser, en effet, qu'en URSS (comme dans les sociétés soumises à un régime analogue), l'épreuve de l'oppression et de l'exploitation a depuis longtemps annulé les effets de la propagande sur les masses. Si elle continue de déferler du matin au soir par la voix des jour naux, de la radio, des affiches, ce n'est pas en raison de son efficacité, mais parce qu'elle est indispensable à ceux qui 164
régnent, qu'elle leur, donne les signes manifestes de l'absorp tion du social dans le discours du Parti et de sa toutepuissance, qu'elle leur confère une identité collective. Cas limite, disions-nous, que celui des exclus communistes dans les camps. Sans doute. Mais comme Soljénitsyne a raison de nous enjoindre de le scruter. Quelle aventure plus extraordinaire que la leur ? Il est vrai, la plupart d'entre eux n'ont pas connu les mêmes souffrances que la masse des détenus ; beaucoup sont par venus à survivre grâce aux planques qu'une administration tolérante à leur égard leur a procurées. Ce sont, affirme notre auteur, les moindres victimes du système. Mais encore sontils demeurés des persécutés, dont certains ont tiré 10 ou 15 ans de camp, et, si privilégié soit-il, leur sort inspire l'effroi. Ils vivent jour après jour retranchés du monde, dans des conditions sordides, et côtoient tout un peuple d'esclaves sur qui s'abat une oppression démesurée, ils ne peuvent ignorer ce que sont les « travaux généraux». Si jamais la domination fut visible, et sous son aspect le plus sauvage, c'est bien au lieu même qu'ils habitent. Comprenons que dans les villes où se déroule leur vie de bureaucrates, ils jouissent, entre autres libertés, de celle de ne pas voir. Les bureaucrates soviétiques sont comme les bourgeois français, ils détournent les yeux quand la violence, l'inégalité, l'in justice risqueraient de les offusquer. Et tout est arrangé pour les soustraire aux atteintes de l'événement. Ils vivent entre eux. Le bas peuple, ils ne croisent guère sa route; à l'entreprise, au bureau, ce sont des subordonnés qu'ils ren contrent, définis par une fonction, et c'est sous le couvert de leur propre fonction d'autorité qu'ils ont à leur com mander, éventuellement qu'ils les rémunèrent sans avoir à se soucier de savoir où, comment vivent ces hommes-là. Mais en prison, pis, au camp, impossible de détourner les yeux ! Auparavant, que de murs pour abri contre ces inconnus d'en bas. Et les voici mêlés à ces inconnus, et 165
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eux-mêmes au plus bas, et, pour comble, eux-mêmes plus connus du tout, tassés entre des murs qui les séparent non seulement des puissants mais des véritables vivants, de ceux qui se meuvent par eux-mêmes ! Et cela sans qu'ils aient, pensent-ils, rien à se reprocher. Quel événement ! Comment donc se retrouver soudain dans la peau du paria sans broncher ? Comment le magistrat changé en zek, qui vient à renverser sa brouette de ciment, se fait bourrer de coups et accabler de jurons obscènes et qui, après avoir hurlé : « comment osez-vous (...) je suis pro cureur de la République », s'entend répondre : « qu'est-ce que j'ai à en f... que tu sois procureur de la République, charogne. C'est la gueule dans ce ciment qu'il me le faut, le procureur... » (II, 246), oui, comment celui-là survivrait-il en bureaucrate dans le camp ? Du moins rapportait-on récemment en France la révélation d'un PDG fourré en prison à l'initiative d'un hardi juge d'instruction pour avoir provoqué la mort d'un ouvrier par négligence des mesures de sécurité ; quelques jours de cellule lui avaient suffi pour découvrir qu'il n est rien de plus horrible que d'être privé de liberté. Excellent propos. Mais, dira-t-on, s'en souvient-il encore ? Et n'est-il pas inouï qu'il lui ait fallu y être, au trou, pour comprendre ? Resta-t-il froid quand, dans une salle de correctionnelle, oui, simple ment là (qui de sa vie n'y a mis les pieds?), il entendit distribuer les peines : à l'un 3 mois, à l'autre 6, à l'autre 2 ans, pour des délits dérisoires ? Quoi qu'il en soit, son sursaut l'honore. Mais les glorieux cadres du Parti, les fidèles fonctionnaires de l'Etat soviétique, qui imaginerait qu'une fois précipités dans le plus sombre des trous, ils aient conservé leur superbe et que la liberté leur ait paru aussi abstraite — ce plus précieux des biens —, aussi « for melle », comme ils disent, que du temps où ils jouaient aux seigneurs ? Or telle est la fantastique réalité : ce mur autre fois dressé entre eux et les opprimés, ce mur qu'on leur a 166
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soudain détruit; ils le reconstruisent par la seule force de l'Esprit. Il faut donc interroger cette force, qui manifeste ment échappe aux lois du matérialisme. Qu'on songe que ces gens qui, dans les camps, ne voient pas, sont des fervents adeptes du « réalisme socialiste », que les mêmes exigent de la peinture l'exacte représentation du visible, et, ce visible, l'effacent quand il leur est donné en chair et en os, quand il se présente sous les traits du zek. Ne serait-ce pas qu'ils n'ont jamais fait que peindre, qu'ils ne voient que ce qu'ils peignent, que le « réalisme » n'est qu'un sous-produit de la fiction qui anime leur vie ? Au fond du goufïre ils reproduisent le monde communiste en miniature et le réduisent à son épure. Leur imitation devrait nous instruire, car elle révèle l'opération première de ceux qui s'adonnent à la Composition sociale grandeur nature, de ceux qui sous la ligne et la couleur du Parti recouvrent la figure, le mouvement, la variété, le tumulte des hommes et des choses. Mettons donc à profit quelques observations de Soljé nitsyne. En premier lieu, les communistes sont confrontés à cet événement extraordinaire : leur déchéance. Inutile d'in sister sur la violence du coup. Ils vivaient sur les cimes et soudain, sans qu'ils aient pu l'imaginer, les voici culbutés dans la fosse. C'est le monde à l'envers; les prises sur le réel qui se dérobent ; et l'avalanche des questions. Cepen dant, les réponses sont aussitôt agencées pour conjurer le péril de ne plus savoir. L'homme est dans le gouffre, la pensée n'y est pas ; le gouffre n'est donc pas un gouffre. Le ventre est enfoncé, la tête est indemne ; la chute n'est donc pas une chute. S'ils sont au camp, disent-ils, c'est sans raison, ou, ce qui revient au même, par l'effet d'un accident. Voici les principales versions : « Premièrement, c'est un très adroit travail des services d'espionnage étrangers ; deuxièmement, c'est de la nui sance à grande échelle ; le NKVD est truffé de nuiseurs 167
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embusqués ; troisièmement, c'est une manigance des ennkavédistes locaux (...) ; quatrièmement, la trahison, une terrible trahison s'est mise dans les rangs du Parti, le pays tout entier grouille d'ennemis (...); cinquième ment, ces répressions sont une nécessité historique du développement de notre société... » Et Soljénitsyne ajoute : « Dans ces cinq variantes, per sonne, bien entendu, ne mettait Staline en cause, il restait le soleil que rien ne vient éclipser » (II, 249). Or, il vaut la peine de remarquer que ce véritable travail d'interprétation — qu'on doit bien nommer délirante — ne fait que reproduire et transposer, au profit des persécutés, l'argumentation des persécuteurs. Les communistes déchus ne sont-ils pas identifiés par les communistes en place comme des espions étrangers, des nuiseurs, des complo teurs locaux, des traîtres ennemis du peuple ? Quant à la cinquième explication, on sait qu'à défaut d'être publique ment servie, elle a satisfait aux scrupules des lisérés bleus qui n'avaient pas renoncé à tenir leurs victimes pour des semblables. Telle est donc l'insensibilité au renversement: le monde n'est pas renversé, son image est intacte. L'Autre maléfique est seulement déplacé du bas vers le haut. Encore n'est-ce pas suffisant, car, toujours convaincus de leur appar tenance à l'élite, gardant la tête au niveau des sommets, quoiqu'ils aient fait le plongeon, nos militants perçoivent ceux qui les entourent comme de dangereux ennemis, des espions potentiels avec lesquels il faut se garder de commu niquer; en somme, ils les confondent avec leurs persécu teurs. Ce monde qui les a rejetés tient bon, décidément. Et, avec lui, son maître qui, quoiqu'il soit supposé omniscient, ignore nécessairement leur sort ; davantage, dont l'existence est le garant d'un retour à l'ordre, de leur sortie du gouffre. « On ne peut imaginer un seul bien-pensant qui aurait eu une seule fois un hoquet d'espoir en rêvant à la mort de Staline » (ibid.). 168
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Nous avions dit que leur cas était exemplaire en ceci que le rapport au savoir se trouvait déconnecté du rapport au pouvoir. Mais il faut compléter cette formule. Comme le signale Soljénitsyne, ils ne cessent pas de vénérer le pouvoir alors qu'ils en sont exclus dans la réalité. Et ce n'est pas seulement Staline qui reste, à leurs yeux, le maître au-dessus de tout soupçon ; ils respectent les autorités du camp, tous ceux qui, aux divers degrés de la hiérarchie, disposent de leur vie. A la différence des zeks, qui ne font que subir, ils obéissent, perçoivent leurs chefs comme des semblables. Telle cette détenue dont Eugénia Guinzbourg rapporte dans ses Mémoires la ferme mise en garde adressée à sa cellule : « Défense absolue de vous payer la tête du surveillant. II représente ici le pouvoir soviétique» (II, 252). Assurément, leur exemple est plus riche encore que celui des inculpés qui se laissaient dire par leurs bourreaux : « Vous et nous, c est nous. » Car ils n'ont pas besoin de l'entendre, ce nous, ils le réengendrent de leur propre place. Ils ne doutent pas que si on leur donnait la charge du camp, ils feraient ce que leurs maîtres font. Nous et eux, c'est nous, ne peuvent-ils s'empêcher de juger. Et la même force les attache à la loi des camps. Cette loi les écrase, c'est la loi qui tue. Elle n'en demeure pas moins la loi soviétique. Et ceux qui s'y sous traient ou qui le tentent, ceux qui la méprisent ou l'ignorent, tous ceux-là ont la figure de l'ennemi. L'évasion ou le rêve d'évasion, la truffe, l'alibi de la maladie ou de l'accident pour échapper au travail: autant de crimes. Quant au mou chardage, il est pour eux dénonciation légitime. Encore une dernière observation, celle-ci déjà mentionnée : les victimes communistes ne cessent de composer un corps à part; la solidarité qu'ils refusent aux autres, ils se la réservent. La promiscuité du camp les'fait souffrir; leur idéal est la ségrégation. Point de déshonneur donc à chercher des planques, à fuir le travail exterminateur : là où les vulgaires zeks subvertissent l'ordre moral, eux-mêmes s'y 169
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conforment en faisant tout pour sauver leur peau, car ce n'est pas la survie triviale d'un ennemi du peuple qui paraît alors en jeu, mais celle d'un représentant du bien-penser. Inutile de s'étendre ici davantage sur le témoignage de Soljénitsyne. Son enseignement est clair : «... En quoi donc consiste la haute vérité des bienpensants ? Eh bien, en ceci qu'ils se refusent aussi bien à renoncer à une seule de leurs appréciations d'avant qu'à en acquérir une nouvelle. La vie peut bien déferler sur eux, les enjamber et même leur passer dessus avec ses roues, ils ne la laissent pas pénétrer dans leur tête ! Ils ne l'admettent pas ! On dirait que, pour eux, elle n'avance pas. Le refus de changer quoi que ce soit dans leur cervelle, cette pure et simple incapacité de penser de façon critique l'expérience de la vie, voilà leur orgueil. Leur conception du monde ne doit pas être influencée par la prison, ni être influencée par le camp » (II, 253). Comment mieux résumer le portrait des communistes déchus ? Sinon peut-être en leur laissant la parole, comme l'auteur le fait à plusieurs reprises. Un militant dit : « Si je sors d'ici, je vivrai comme si rien ne s'était passé. » Un autre écrit après sa libération, au terme de dix-sept années de détention : « Nous avions foi dans le Parti et nous ne nous sommes pas trompés » (H, 247). Quel est le fondement de la conduite communiste, quelle est la force (aux yeux mêmes de Soljénitsyne : qu'on pèse les termes de sa conclusion) qui les préserve des atteintes du temps, du réel ? La certitude. Une véritable passion qui annule jusqu'aux effets de la souffrance. Mais quelle certi tude ? Celle qui porte sur le tout de la société, qui est incarnée dans un organe condensant en lui ce tout, le Parti, et qui convertit chaque militant en homme total. Une certi tude qui peut se nourrir de tous les arguments, fait feu de tout bois, ignore la contradiction... Si le Grand Savoir ne se laisse pas entamer à l'épreuve des camps, c'est que ceux 170
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qui y furent enfermés l'étaient déjà en lui, c'est qu'il cons tituait une forteresse imprenable. Ils n'ont donc pas eu à restaurer ses murailles, ils sont passés d'un univers dans un autre sans sortir de son enceinte. Qu'on considère enfin le dialogue qui oppose Soljénitsyne à un économiste du Parti, abordé dans un train, lors d'un transfert de détenus. Il fournit, suggère-t-il, le schéma de toutes les rencontres avec des militants communistes, de « toutes ces discussions (...) [qui lui] ont laissé dans la tête quelque chose comme une discussion unique. Comme si tous ces talmudistes réunis ne formaient plus qu'un seul homme fusionné » (II, 255). Peu importe le contenu de ce dialogue : il s'agit de la misère dans les villages, de la pénurie des produits de première nécessité dans les villes, du salaire des ouvriers, du développement de la délinquance juvénile, de la répression... Je n'en retiens justement que l'épure. Soit donc la mention d'un vice, d'une tare, d'un échec du système soviétique, la réponse se monnaie à peu près dans ces termes : c'est là un héritage de l'ancien régime ; ce n'est pas vrai ; vos témoins sont de faux témoins ; il s'agit d'un effet du bureaucratisme local ; le fait est sans portée générale ; l'Etat qui appartient aux travailleurs ne peut les exploiter ni les opprimer ; le mal est l'envers d'un bien ; sans violence ou injustice, le nouvel Etat n'aurait pas tenu le coup ; erreurs ou déviations donnent une raison de plus de renforcer l'éducation socialiste. Tel est bien le discours type. Et, d'ailleurs, nous n'avions pas besoin de la lecture de Soljénitsyne pour l'identifier. S'il importe de se le remémorer ici, c'est parce qu'il prend son plein relief en fonction des circonstances de son énoncé; mais nous le connaissons par cœur ; il est constamment parlé dans notre propre société par les militants commu nistes, et non seulement par eux, mais par nombre d eminents représentants de notre gauche progressiste. Il fournit l'indice d'une pensée qui s'active sous la consigne de NE 171
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c'est-à-dire qui a soigneusement verrouillé son espace, de telle sorte qu'aucune question ne puisse faire intrusion dans la réponse. Cette pensée suit un tracé inva riable, elle s'empare de tous les signes qui mettraient en défaut la composition communiste, soit pour les récuser, soit pour les renvoyer à des accidents, soit pour les inscrire au registre d'une nécessité qui transcende l'ordre des faits ; elle réduit infatigablement le pas-encore-pensé au déjà-pensé. Peut-être cette dernière opération est-elle la plus remar quable, parce que la plus méconnue, tant elle se trouve dissimulée sous l'image d'un discours constamment inter prétatif, réaliste, conquérant. De fait, le monde que vise ce discours — ne cesse-t-on de clamer— n'est pensable qu'au tant qu'on veut le transformer ; la parole, la pensée commu nistes sont faites pour libérer la figure du nouveau... Mais ce nouveau est rigoureusement assigné au statut de preuve du déjà-pensé. Perçu comme un vaste chantier où s'édifie le socialisme, le monde se voit simultanément réduit à la représentation de ses supposés architectes. Apparemment, on vénère l'Histoire ; mais, en vérité, c'est tout le contraire : le désir s'attache à une société sans histoire, une société de laquelle toute indétermination serait bannie, où l'effet de l'événement est désamorcé par avance, où l'inconnu par principe n'excède pas les limites du connu. A l'observer, on s'étonne moins de ce que cet événement démesuré que constitue la persécution de millions d'hommes ait laissé froids les militants communistes, même quand ils en ont été les victimes. Soljénitsyne note ironiquement : « Ils ne bougèrent pas tant qu'on ne coffrait que la société, leur raison tonna dans son cratère lorsqu'on se mit à coffrer leur société à eux » (II, 248). Mais que montre-t-il ensuite ? Qu'en dépit de leur stupéfaction, de leur agitation, de la prolifé ration de leurs hypothèses, leur raison n'a pas vraiment tonné. Ils ont tout enduré parce qu'ils ne pouvaient penser ce qui leur était impensable. Leur insensibilité à la détresse PAS PENSER,
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des zeks nous frappe, et l'on comprend d'autant mieux qu'il vaille la peine de la souligner qu'elle participe de leur situa tion sociale — c'est, pour une part, une insensibilité de classe : celle d'une catégorie de dominants qui conservent jusque dans la déchéance leur arrogance de maîtres. Mais l'auteur ne dit nulle part que les communistes sont, par nature, insensibles. Non seulement ils sont sensibles les uns aux autres, mais ils s'affligent du sort des opprimés, pourvu qu'il s'agisse de bons opprimés, des victimes du fascisme ou de la répression bourgeoise dans les pays occidentaux, c'est-à-dire pourvu qu'ils s'y reconnaissent autorisés, que leurs affects composent avec leurs représentations. Et nousmêmes n'ignorons pas le dévouement, en certains cas, l'abné gation des militants, précisément là où le pouvoir n'a pas achevé de les pervertir. Si, pour ceux-là mêmes, comme pour les autres, anciens cadres du régime, le nombre des hommes asservis, torturés, exterminés, ne compte pas, c'est que ces derniers n'ont pas de statut intelligible. Ce sont des victimes empiriques, des morts empiriques ; alors même qu'on ne les perçoit plus comme des coupables, ils restent inlocalisables sur le registre du Savoir. Dans son essai déjà mentionné, Harold Rosenberg avait fort bien posé le problème en critiquant l'interprétation de ceux qui ont rompu avec le Parti et mettent ensuite l'accent sur l'insensibilité des communistes. « L'une des erreurs de la littérature de confession ex-communiste, observait-il, est qu'étant écrite sous le coup de la déception morale, elle dissocie l'insensibilité communiste de la transcendance communiste 1 .» Ainsi entendait-il désigner la référence à un savoir qu'au cun événement n'est susceptible de faire vaciller parce qu'il contient le principe de toute expérience possible. Il ajoutait : «Tous les autres traits du communisme découlent de sa 1. Op. cit., p. 77. 173
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connaissance \ » Et encore : « Le communisme appartient à une élite de la connaissance. C'est donc un intellectuel. Mais puisque toute vérité lui a été révélée le jour où il est entré au Parti, c'est un intellectuel qui n'a pas besoin de penser 3 ... » Relevons ce dernier terme, en négligeant une conséquence qu'il en tirait : le mépris de cette élite à l'égard des véritables intellectuels, « gens inutiles » pour autant qu'ils s'avèrent en quête d'une vérité déjà découverte, c'est-à-dire pour autant qu'ils ont besoin de penser. L'alliance de la fonction intellec tuelle et de la transcendance est, en effet, à l'origine d'un nouveau type de comportement qui ne se laisse appréhender ni dans les catégories de la psychologie ou de la morale, ni dans celles de la religion. Comme je l'ai signalé, Soljénitsyne est parfaitement conscient que les hommes qui ont foi dans le communisme n'appartiennent pas à l'espèce des bienpensants. D'eux, on peut dire qu'ils ressemblent à des chré tiens, même si le fondement de leur croyance n'est pas le même : ils ne prétendent pas à faire coïncider la connais sance avec l'expérience. En revanche, ces bien-pensants, ceux que Rosenberg nomme les « héros de la science marxiste », nous mettent en présence d'un phénomène auquel nous ne voyons pas de précédent. Poui: eux, le réel est transparent en droit, le sens se lit dans les faits, la théorie dont ils se réclament est de même transparente ; son sens donné en droit à qui fait l'effort d'apprendre. De la réalité à la théorie, comme de la théorie à la réalité, le passage est toujours évident. A peine s'agit-il d'un passage : ils sont dans la même lumière. Si Marx, Engels, Lénine tiennent lieu de textes sacrés, le mystère n'a pas ici de place. Alors que les Ecritures révèlent en cachant, appellent une exégèse, le marxisme énonce le vrai sur le vrai, ou, comme on voudra dire, reflète la vérité imprimée dans les choses. Et, simulta nément, la transparence s'accompagne d'une occultation d'un 1. Ibid., p. 180. 2. Ibid., p. 182.
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genre nouveau exercée par le savoir lui-même, lumière aveu glante dès lors qu'il est accompli. Ou bien les mots ne veulent rien dire, ou bien celui de foi ne convient pas ici ; car il suppose un excès de la croyance sur la connaissance du monde — du moins celle qui s exerce à 1 épreuve de l'observation et du déchiffrement du visible. Or, en ce qui les concerne, il n'est d'excès que de la connais sance sur elle-même. On aime à répéter que, soit l'Histoire, soit le Communisme leur tient lieu de Dieu ; mais ces for mules sont futiles et trompeuses. Elles masquent le rapport nouveau qui s'est établi entre le sujet et le supposé réel — rapport qui l'installe dans un univers tout visible, tout intelligible, et, du même coup, annule en lui le besoin de voir et de penser. Quelle est donc cette connaissance par-delà le pouvoir de connaître ? La « science marxiste » ? Soit, c'est ainsi qu'elle se laisse identifier par ses agents comme par ses détracteurs. Mais, à présent, nous pouvons mieux discerner la fiction qui se cache sous ce concept. Non seulement la « science marxiste » ne se confond pas avec ce qu'on nomme (impro prement) la science de Marx, mais elle implique son efface ment. Car telle est la merveille : le discours du fondateur est lu de la même manière que la réalité sociale. Il n'est rien en lui qui soit tenu pour indéterminé, rien qui soit susceptible de déranger la composition communiste, laquelle a une fois pour toutes fixé ses traits. De même que les événements histo riques les plus imprévus sont aussitôt rapportés à un ordre intangible au sein duquel ils sont censés se dissoudre au titre d'accidents ou d'effets secondaires d'une nécessité géné rale, de même ces événements que constituent les pensées de Marx, advenant dans l'élaboration de son œuvre à l'épreuve du déchiffrement d'une matière singulière (sous l'exigence de la cohérence, ou seulement de la réflexion, de l'interpré tation des discours déjà institués, de l'analyse des faits), tous les signes d'une effervescence de sa recherche font 175
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l'objet d'une obstinée dénégation. Là encore s'applique abso lument la règle : NE PAS PENSER. La connaissance de Marx s'annule sous l'effet de la transcendance de la «science marxiste ». Au demeurant, ce discours type que nous résumions à la suite de Soljénitsyne, ne voit-on pas qu'il fonctionne avec la même sûreté quand il prend Marx pour objet ? Pour peu qu'un interlocuteur fasse objection à la version scientiste du marxiste, les réponses du bien-pensant suivent le cours invariable déjà repéré : «Cela que vous dites, Marx ne l'a pas dit, l'interprète que vous invoquez est un faux témoin, les textes cités signalent l'emprise de la tradition bourgeoise sur sa pensée, ce sont des textes de jeunesse, liés à des circonstances, bref, accidentels ; la logique du système im porte seule; raison de plus pour extirper le vrai marxisme de la gangue de l'œuvre empirique», etc. Enfin, non moins remarquable est la référence constante de nos propres héros de la science marxiste à l'autorité de Lénine ou de Staline : ils n'ont, pour parler de Marx, d'autre voix que l'organe du Parti ; ils ne l'ont lu qu'en tant que représentants d'un lecteur collectif. Avec eux la discussion est, selon la plaisante expression de Soljénitsyne, « un voyage à pied dans le désert ». J'évoque à présent le portrait du militant « cultivé», de celui qui a la mémoire bourrée de citations des grands auteurs vénérés par le Parti. Toutefois, il n'est pas fait d'une autre étoffe que ces tchékistes ou ces fonctionnaires incultes qui n'ont jamais eu dans les mains un volume de Marx et ne sont pas moins bouffis de certitude. A ceux-là a suffi l'en seignement donné dans les écoles du Parti ou de l'Etat. Pour eux, le marxisme se résume au formulaire stalinien appris par cœur du temps de leur jeunesse. Mais peu importe le degré de culture ou plutôt d'inculture des militants : en chacun l'assurance de savoir est telle qu'elle permet de faire l'économie de la lecture de Marx (qu'on se plonge 176
dans le Capital ou qu'on se borne à en décorer sa chambre). A quoi sert donc de disputer du rôle de Marx dans la formation de l'idéologie de granit ? Le débat est dénué de sens. Vouloir défendre Marx, c'est déjà se prêter à la ruse de l'idéologie, qui se fait passer pour science ; c'est laisser supposer qu'elle consisterait en des « idées » qui s'enchaî neraient en raison d'un désir de savoir, prêter à ces idées, socialement dominantes le statut qu'elles ont dans une œuvre de pensée, ne pas comprendre qu'elles ne régnent, en tant qu'idées, que de remplir une fonction au sein d'un système de domination ; et qu'enfin, Marx ne constitue qu'un objet — assurément privilégié — de l'opération idéologique. En fait, qu'on défende Marx ou qu'on instruise son procès, on demeure captif de la représentation accréditée par le régime soviétique. Puisqu'on le voit érigé en père fondateur, puisque ses idées paraissent reconnues, puisque sous son autorité s'exerce le discours officiel qui proclame l'abolition de l'exploitation avec celle de la propriété privée, la rupture révolutionnaire du socialisme avec le capitalisme, la dicta ture du prolétariat, l'avènement d'une société sans classe, on croit devoir soit lui imputer la responsabilité du men songe présent, soit dénoncer la déformation de sa théorie par des héritiers dégénérés. Or, la méconnaissance du pro blème de l'idéologie n'est pas moins lourde dans les deux cas. En quête de la filiation ou de la déformation des idées, les adversaires restent obnubilés par une histoire des idées — quand bien même leur arrive-t-il de la rapporter au jeu des circonstances —, sans seulement s'interroger sur la rela tion qu'entretient un discours dominant, et, en URSS très précisément, un discours proféré par le Pouvoir, avec l'ordre social qu'il est censé nommer. Les idées de Marx, on les extrait de son oeuvre comme si, condensées dans une formule, elles acquéraient tout leur sens; tandis qu'elles formaient les articulations d'une pensée, de celle-ci on efface purement et simplement le tracé. 177
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Ainsi de l'idée de dictature du prolétariat, par exemple; on lui confère une positivité entière, en omettant la critique de la bureaucratie d'Etat, menée par Marx du début à la fin de sa vie, et qui frappe encore au cœur le nouveau régime. Ainsi de l'idée de l'abolition de la propriété privée : on la détache de la critique du mode de production qui dévoilait la concentration croissante du capital, et qui porte encore contre le système soviétique. Ou bien Ton se borne à remettre en évidence l'antibureaucratisme de Marx, l'anticapitalisme d'Etat, ou à réhabiliter un Marx humaniste, anti-autoritaire, pour l'opposer à Staline. Or, les successeurs de Marx n'ont pas plus continué qu'altéré son enseignement. Ils ont inventé la « science marxiste » dont l'origine n'est pas plus dans Marx que ne se trouve dans Rousseau celle du discours démocratique bourgeois au xix e siècle. Et, encore qu elle ait emprunté à Marx son vocabulaire, toute une part de son efficacité consiste à étouffer la voix de Marx sous des mots. Quant à cette invention, quoiqu'on ne puisse la détacher de l'action des hommes au pouvoir, elle ne sort pas de leur tête — de la cervelle de marxistes pervertis ; elle accompagne la formation de nouveaux rapports d'oppression et d'exploi tation, ou, mieux, elle en fait partie. La représentation d'une société en marche vers le communisme, par essence inca pable d'engendrer un antagonisme de classe, régie par les travailleurs eux-mêmes, a son fondement non dans l'esprit d'un penseur, mais dans des conditions déterminées qu'à la fois elle dissimule et transpose idéalement en déplaçant les termes de la division sociale. Souvenons-nous, par exemple, de la formule de Staline en 1934, finement relevée par Soljénitsyne : le dépérissement de l'Etat se produirait au travers d'un renforcement maxi mum du pouvoir d'Etat. A quoi bon se demander s'il s agit d'une interprétation fidèle ou erronée ou mensongère de Marx ? Ces questions sont vaines. Staline travestit, recouvre et exprime, sous des mots qui paraissent sortis de Marx, la 178
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réalité du totalitarisme, lequel combine le processus de concentration du pouvoir, en vertu duquel l'Organe dirigeant de la bureaucratie, et singulièrement YEgocrate, décident du sort de tous, avec le processus de diffusion du pouvoir dans la société civile (par le truchement du Parti) en vertu duquel cette société est quasi absorbée dans l'Etat et donc celui-ci, à son tour, rendu invisible. Qu'est-ce qui se trouve alors dissimulé ?• L'antagonisme qui déchire la société de part en part, qui requiert la plus formidable violence éta tique — la répression contre les paysans, les ouvriers, les groupements de nationalités asservies, les intellectuels ou les artistes, tous éléments qui pourraient s'imaginer que les normes de leurs activités, économique, juridique, médicale ou pédagogique, déterminent leurs conduites indépendam ment des consignes du pouvoir — et la répression, enfin, contre les cadres mêmes de la bureaucratie, dont la cohésion implique une soumission entière à l'autorité du maître en qui elle s'incarne. Et qu'est-ce qui, simultanément, se trouve reflété ? La dissolution effective (ou plutôt, effectivement recherchée) de tous les modes de socialisation autonomes, sous l'action -du pouvoir d'Etat. Qu'est-ce .qui; ensomme* se laisse entendre sous le bruit des mots ? Que le pouvoir ne deviendra invisible qu'à la condition d'être omniprésent. Voilà un exemple édifiant entre tous du discours idéologique, lequel, à travers ses énoncés apparemment contradictoires, fournit la « solution » imaginaire (mais non privée d'effets dans le réel) des conflits qui s'engendrent dans le social.
Mais, m'objectera-t-on, votre analyse diffère de celle de Soljénitsyne. Considérez le premier chapitre du second volume : « Les doigts de l'Aurore ». L'auteur raille ceux qui découvrent avec stupéfaction l'existence de camps de concen tration en 1921. A cette date, s'exclame-t-il, «ils fonction179
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naient déjà à plein régime (...). Il serait bien plus juste de dire que l'Archipel est né au son des canons de l'Aurore ». Point de doute qu'à ses yeux, la Révolution ne coïncide avec le déchaînement de la violence étatique. Or, s'il y a coïncidence, n'est-ce pas qu'il y a relation de causalité ? Et si telle est son opinion, ne faut-il pas conclure que le théo ricien de la Révolution est celui de la violence étatique? D'ailleurs, lisez encore: Soljénitsyne enchaîne: « Comment eût-il pu en être autrement? Réfléchissons. Marx et Lénine n'ont-ils pas enseigné la nécessité de briser l'ancienne ma chine coercitive de la bourgeoisie pour la remplacer sur-lechamp en en créant une nouvelle ? » [souligné par A. S.]. Or, ajoute-t-il en substance, la machine coercitive comprend l'armée, les tribunaux et les prisons. Et ces trois institutions ont été aussitôt reconstituées. Et, trois pages plus loin, après avoir signalé que l'épuration des Soviets par les bolcheviks fut la condition de la reconstruction de la vieille machine pénitentiaire et de la création de l'Archipel, il met de nou veau Marx en cause: «... La direction à imprimer à cette reconstruction était depuis longtemps facile à saisir. Marx, dans sa Critique du programme de Gotha, n'avait-il pas déjà indiqué que l'unique moyen de redresser les détenus était le travail productif ?» (II, 12). Ces deux références à Marx méritent effectivement d'être bien pesées. Et d'autant plus qu'elles ont paru scabreuses au petit nombre de lecteurs qui, pourtant, n'avaient pas craint d'ouvrir les yeux sur le stalinisme et même sur le léninisme. Ils jugent intolérable la mise en cause de la responsabilité de Marx dans le cours de la contre-révolution russe — au point, me semble-t-il, que pour eux-mêmes un écran s'est comme dressé devant l'œuvre de Soljénitsyne. Une première observation s'impose. L'écrivain qui allie d'ordinaire si heureusement l'interprétation et la polémique, fausse en l'occurrence la première par excès de la seconde. De fait, à s'en tenir à la lettre de ses textes, Marx n'a nulle 180
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part écrit q u a la démolition de l'ancienne machine succé derait la création d'une nouvelle machine coercitive. Dès le Dix-Huit Brumaire, il a affirmé la nécessité de briser la ma chine d'Etat, sans préciser le caractère de ce qu'il appelait la dictature du prolétariat. Dans la Guerre civile en France, en revanche, il a non seulement montré en quoi consistait la destruction de la machine — supprimer la police, l'armée permanente, et, d'une façon générale, la bureaucratie per manente -— mais, présentant la Commune comme « la forme politique enfin trouvée », et, dans un autre passage, comme « l'antithèse de l'Empire » (expression accomplie de l'Etat bourgeois, selon lui), il a du même coup défini sans équi voque son œuvre : l'instauration dans tous les secteurs, y compris celui de la répression, de délégués élus par les collec tivités, responsables devant elles, révocables à court terme et jouissant de la même rémunération qu'un ouvrier moyen. Quant à Lénine, il est très remarquable que, dans son grand ouvrage théorique, l'Etat et la Révolution — écrit, comme chacun sait, dans les mois qui précédèrent la prise du pou voir par les bolcheviks —, ses propos ne s'écartent guère de ceux de Marx qu'il ne cessé de citer avec Engels et de paraphraser. Sauf qu'il écrit (une seule fois) dans cet ouvrage : « L'appareil spécial, la machine spéciale de répres sion de l'Etat est encore nécessaire... » Voilà une formule que Marx n'a jamais avancée, persuadé que la répression était l'affaire du peuple en armes et ne pouvait se localiser dans une institution permanente. Encore Lénine lui-même corrigea-t-il sa dangereuse proposition : « Les exploiteurs, ajou tait-il, ne sont naturellement pas en mesure de réprimer le peuple sans une machine très compliquée, (...) tandis que le peuple peut réprimer les exploiteurs même avec une machine très simple, presque sans machine, par la simple organisation des masses armées (comme, dirons-nous par anticipation, les Soviets des députés, des ouvriers et des paysans). » 181
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Qu'on consulte d'autre part la Critique du programme de Gotha; son avant-dernier paragraphe concerne l u n des points mentionnés par ses auteurs : « réglementation du travail dans les prisons ». Voici le commentaire de Marx qui tient en quelques lignes : « Revendication mesquine dans un programme général ouvrier. Quoi qu'il en soit, il fallait dire clairement qu'on n'entend pas que les criminels de droit commun, par crainte de leur concurrence, soient traités comme du bétail et qu'on n'a pas l'intention de leur retirer ce qui est précisément leur unique moyen d'amendement, le travail productif. C'était bien le moins qu'on dût attendre de socialistes. » A apprécier ces remarques dans le contexte général d'une critique qui dénonce constamment la compromission théo rique du Parti ouvrier allemand avec l'existence et les valeurs de l'Etat bourgeois, on peut supposer que, si la revendication d'une réglementation du travail dans les prisons est jugée mesquine, ce n'est pas parce qu'elle concerne une catégorie sociale méprisable, mais parce qu'elle va jusqu'à s'intéresser aux rouages de la machine coercitive au lieu de dénoncer le principe même de.la prison. Quoi qu'il en soit, le passage ne veut que défendre les prisonniers contre des mesures qui, sous prétexte de protéger les travailleurs libres contre la concurrence de leur travail pénitentiaire, laisseraient ceux-ci sans ressources. Il est vrai, Marx prononce le mot « amen dement » : mot équivoque dont il est difficile de préciser s'il a portée générale, liant ici l'idée du travail à celle du redres sement, ou s'il ne s'applique qu'à une situation particulière, celle de détenus dont la seule chance de réinsertion dans la vie sociale est le travail productif. Qu'on veuille bien excuser cette mise au point quelque peu pédante; Elle n'était destinée qu'à étayer ce jugement: Soljénitsyne n'implique Marx dans le procès du léninisme et du stalinisme qu'à la faveur d'un argument pour le moins douteux et monté sur une tête d'épingle. Mais, cela dit, 182
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mieux vaudrait, plutôt que de s'indigner d'un attentat contre la vertu de Marx, se demander pourquoi l'écrivain se contente de l'égratigner en deux allusions maladroites. Pour ma part, je remarque qu'il en dit à la fois trop et trop peu. Trop : je viens de le signaler, le commentaire excède son objet. Trop peu : parce qu'il laisse attendre une critique de la philosophie de Marx qui fait défaut. En un sens, cette ambiguïté est compréhensible. L'analyse des camps et du régime qui les engendre, du Parti et de l'idéologie, n'a pas à faire place à une critique de Marx ; elle ne peut s'appliquer qu'au marxisme institué, lequel, soulignions-nous, engloutit Marx. Et, simultanément, cette analyse, dans la mesure où elle dépasse, et de loin, la simple observation empirique, met en jeu une interprétation de la réalité soviétique, de la réalité sociale en général, qui ne peut ignorer celle de Marx — et d'autant moins que la critique que celui-ci a faite des valeurs de la société bourgeoise et du fonctionnement du mode de production capitaliste est mise à l'épreuve du phénomène soviétique. Le procédé par lequel Soljénitsyne résout le plus souvent la difficulté ne devrait pas échapper aux lecteurs. A la fois il exploite et critique d'une manière indirecte l'enseignement de Marx. Son arme efficace est la paraphrase ironique. Rappelons cet exemple parmi d'autres, déjà mentionné : il invoque un passage du Manifeste communiste: « La bour geoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à gages. » La cita tion a la portée d'une provocation, rapportée à l'ouvrage de la bureaucratie dans les camps. C'est à peine s'il a besoin d'ajouter : « Mais, dites donc, c'était déjà ça, salariés ! Dites donc, mais on les avait laissés travailler dans leur spécialité ! Et si elle les avait collés aux généraux ? À l'abattage d'arbres et sans les salarier ! et sans les nourrir ! » 183
UN HOMME EN TROP
La provocation est efficace, parce quelle a plusieurs sens. En même temps que le marxisme institutionnalisé se trouve tourné en dérision, une question est ouverte qui à la fois réintroduit et ébranle la critique de Marx. De celle-ci, il est insinué qu'elle est à la fois vraie et fausse ; non pas dit, certes, que fausse dans son application à la bourgeoisie, elle serait devenue vraie face à la bureaucratie ; mais non plus qu'elle serait privée de toute vérité, puisque enfin tel est bien l'événement mis en évidence : la désacralisation de toutes les professions qui passaient jusque-là pour vénérables. Ainsi se trouvent admirablement condensées l'idée d'une disconti nuité entre société bourgeoise et société bureaucratique — que Marx ne permet pas de penser, puisqu'il découvre en la première le terme d'un processus qui n'y figure pas — et l'idée d une continuité de l'une à l'autre, puisque ce qui a été autrefois dit de celle-là, il est possible de le répéter de celle-ci. Au lecteur, alors, de s'interroger... En revanche, les deux phrases qui atteignent Marx de front — si je ne me trompe, il n'y en a pas d'autre dans VArchipel que celles que j'ai rapportées — sont d'une nature différente et les seules qui soient réfutables parce qu'elles lui prêtent des thèses qu'il n'a pas soutenues. Mais il est temps de compléter notre propre commentaire. Ce n'est pas parce que Soljénitsyne se donne une mauvaise cible qu'il ne lève pas, en cette occasion même, une question que nos théoriciens, embusqués dans la « science marxiste », sont incapables de découvrir. Soit, il a tort de prétendre que Marx imaginait le remplacement d'une machine coercitive par une autre : pour celui-ci, la dictature du prolétariat ne devait pas mettre en place d'appareils spéciaux, militaires, judiciaires, policiers, d'organes permanents de la bureau cratie. Mais reste qu'on peut à bon droit se demander si l'idée d'une société qui s'auto-organiserait et n'aurait à se défendre que contre la minorité d'ennemis occupés à res taurer les conditions d'exploitation, n'implique pas à l'insu 184
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de son auteur la représentation d'un foyer unique d'où rayon nent les mêmes normes d'organisation. Que Marx récuse expressément la notion d'un pouvoir d'Etat analogue au pouvoir bourgeois, cela doit être souligné. Mais, dans le discours qu'il tient, comme en tout discours, l'implicite n'est pas moins (s'il ne s'avère plus) déterminant que l'énoncé. En l'occurrence, celui de Marx a un caractère singulier, il prétend embrasser la société en sa totalité, convaincu que le capitalisme, en instituant un mode de production universel — et, impliqué en celui-ci, un échange universel — a créé les conditions non seulement d'une unification, mais d'une homogénéisation du champ social ; qu'il y a en conséquence un savoir de droit sur l'organisation sociale globale destiné à se convertir en un savoir de fait, en un savoir du prolétariat sur le socialisme ou, en dernier ressort, en un savoir de la société sur elle-même. Or, il y a lieu de se demander plus précisément si la référence à ce savoir global ne renvoie pas à celle d'un pouvoir global, à une instance capable tout à la fois de concevoir et de contrôler le détail de la vie sociale. L'élusion de cette menace par Marx résulte d'une conception du travail comme processus fondamental de socialisation. C'est, sans nul doute, parce que les rapports sociaux, tissés dans la production, peuvent devenir transparents à leurs agents, dès lors que les conditions leur font reconnaître l'identité du travail social, qu'il n'y a pas pour Marx de risque d'un détachement du pouvoir d'Etat, une fois abolie la propriété privée des moyens de production. Cependant, cette conception nous ramène à la seconde allusion sarcastique de Soljénitsyne et permet au mieux d'en mesurer l'enjeu. Marx, en dépit de sa définition du commu nisme comme règne de la liberté, société dans laquelle s'affirme le principe de la satisfaction des besoins, délivrée de la représentation bourgeoise de leur subordination au travail, fonde le modèle du socialisme, stade de transition, sur une notion du travail qu'il emprunte au capitalisme dont 185
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il fait le procès 1 . Or, comment ne pas apprécier les effets implicites de cette démarche ? Une fois posé que les rapports institués dans le travail productif sont transparents à leurs agents, il s ensuit non seulement que le problème du Pouvoir est supprimé, mais simultanément celui du Droit. Entendons que ce n'est pas seulement l'appareil spécialisé de la justice, associé à une couche permanente de bureaucrates, qui ne saurait avoir de place dans la dictature du prolétariat, mais la distance entre la Loi et la collectivité qui s'efface. Ou, pour mieux dire, dans une telle perspective, la collectivité entière légifère, elle juge et châtie les membres qui se sous traient à son activité de production — ceux qui ne se laissent pas impliquer dans les rapports transparents requérant leur assignation à la fonction d'agents du travail général — soit, peut-on présumer, qu'ils se dérobent aux obligations com munes de la production, voire vivent dans l'oisiveté, soit que leurs délits hors du lieu de production les désignent comme des déviants au regard des normes dii socialisme. N'est-ce donc pas encore une question pleinement légi time ? La tentation où est Marx de réduire l'activité sociale, en sa réalité, à l'activité productive, le rapport social en sa réalité au rapport noué dans l'activité de production, n'at-elle pas pour effet, entre autres, de lui interdire de penser la distinction entre l'individuel et le collectif, le privé et le public ? La tentation de réduire la différenciation de l'écono mique, du politique, du juridique (et, au reste, de tous les autres secteurs, notamment le pédagogique, l'esthétique) à un trait du mode de production capitaliste, ne le prive-t-elle pas du pouvoir de penser les articulations du social, la multi plicité des foyers à partir desquels s'instituent les conditions de l'échange ou, comme il le dit, de la reconnaissance de 1. Sur le rôle que Marx fait jouer à la notion de travail, telle qu'il l'extrait de son analyse du capitalisme, dans la construction du socialisme, voir la critique de Cornélius Castoriadis, notamment dans « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d'Aristote à nous», Textures, 12-13, 1976. 186
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l'homme par l'homme ? Le fait est que Marx n'a jamais élaboré une théorie du symbolique, tout occupé qu'il était à dénoncer la fonction que joue l'institution — gouvernement et parlement par exemple, mais aussi bien l'institution judi ciaire, ou l'école, ou la famille, ou les secteurs de l'activité philosophique, littéraire et artistique — au service de la conservation de la classe dominante, ou, dans le meilleur des cas, à repérer l'homologie des phénomènes qui relèvent du domaine supposé de l'infrastructure et du domaine sup posé de la superstructure. Cette lacune — qu'on nierait en vain en se fondant sur les riches mais brèves suggestions des Manuscrits de 44 — n est-elle pas assez profonde pour que puisse s'y engouffrer la pensée d'une société toute positive et comme concentrée en une puissance fantastique d'affirmation de soi aux dépens de ses membres, chacun se trouvant converti en homme social total, sans détermina tion... ou en parasite ? Voilà bien, diront certains, un parcours qui reconduit au procès de Marx, voilà de nouveau suggéré qu'il devrait assumer la paternité de l'idéologie totalitaire. Vous le défen diez tout à l'heure contre Soljénitsyne et, à présent, vous reprenez à votre compte les accusations de celui-ci. Comme s'il s'agissait de prendre parti pour l'un ou pour l'autre ! Quant à ce que pense Soljénitsyne de Marx, c'est son affaire. Peut-être un jour s'en expliquera-t-il. Je commente seulement cet écrit : VArchipel du Goulag, et reconnais qu'il touche à des problèmes sur lesquels il serait vain de faire silence. Et je m'étonne, pour ma part, que des lecteurs assez lucides pour accueillir sa description des orgies du stali nisme, et déjà du léninisme, s'offusquent d'une atteinte à la souveraineté de Marx. Quelle pruderie, me dis-je, de la part de « révolutionnaires », quand ils imputent au conserva tisme de Soljénitsyne des idées qui mettraient en révolution leur propre pensée ! Quelle attache à la Tradition, quel respect de l'Autorité dès lors que l'enseignement du Maître 187
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se voit bousculé! Ne comprennent-ils. pas qu'ils apportent leur appoint à l'idéologie qu'ils croient combattre en affi chant leur sujétion à un bon marxisme qui, purifié du stali nisme et du .léninisme, émanerait du seul Marx (accouplé ou non, suivant les goûts, avec Engels)? Pour ma part, en affirmant que Marx n'est pas à l'abri de la critique, je veux suggérer que son œuvre se prête, dans certains de ses aspects, au discours qui est venu se rabattre sur elle pour désamorcer la critique qu'elle contient. Est-il donc si difficile de faire entendre à de super-dialecticiens que l'« idéologisation » de Marx — comme celle de la réalité sociale — implique dissimulation et expression : que la dissi mulation n'est possible qu'à la faveur d'une exploitation de certains signes qui la favorisent? Dissimulée, notamment, est cette part de l'œuvre qui dévoile les racines de l'exploi tation capitaliste, la scission des travailleurs et des moyens de production, les ravages engendrés par l'accumulation et la concentration du capital en des termes qui continuent de s'appliquer au système édifié sur les ruines de la révolution russe. Dissimulé, d'une façon générale, est l'effort incessant de Marx pour démontrer que l'émancipation des travailleurs ne saurait être que leur œuvre propre. Mais efficacement utilisée est, par exemple, la croyance que la destruction du capitalisme coïnciderait avec l'abolition de la propriété privée/ou que la dictature du prolétariat substituée à celle de la bourgeoisie coïnciderait avec l'avènement du socia lisme. Qu'il ne s'agisse pas d'une simple réélaboration des thèmes du discours de Marx dans la « science marxiste », on n'en peut douter à observer que tout dans le premier, jus qu'aux contradictions, jusqu'à la fiction, est commandé par la critique, le déchiffrement d'une pratique sociale et de ses conflits, et l'exigence de démanteler les représentations qui travestissent un ordre historiquement advenu en ordre naturel, tandis que tout dans la seconde est au service de la préservation du nouvel ordre établi, de l'occultation de 188
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tous les modes de la division sociale et de l'intégrité d une représentation de "l'histoire- comme déjà accomplie. Il y a donc bien rupture entre l'œuvre de Marx et la « science marxiste» ; et telle qu'on ne saurait la concevoir comme l'effet d'une déviation ou de la perversion d'un ensei gnement primitif, car elle tient à un changement de régime du discours. L'un, celui de Marx, accompagne l'engendrement d'une pensée qui défait les déterminations manifestes du supposé réel ; il est certes en quête de sa cohérence, mais, en prenant en charge l'inconnu, le dénié dans l'expérience du monde, et en faisant ainsi en lui-même l'épreuve de la diffé rence, de l'écart, de la perte du sens, il s'avère, dans l'accep tion la plus forte du terme, historique, c'est-à-dire instituant. L'autre est régi par le principe de répétition ; quelle que soit la diversité de ses énoncés, il est occupé à conjurer la menace de l'indéterminé, du nouveau, à annuler les effets de l'événe ment qui le mettrait en défaut, il est a-historique. Et pour quoi ? parce qu'à la différence du premier qui n'advient que de s'extraire comme parole singulière d'une représentation collective, celui-ci est fait pour souder les uns aux autres ceux qui le parlent, les amarrer au point imaginaire de là domination sociale. Toutefois, mettre en évidence cette rupture n'interdit pas, bien au contraire, nous enjoint de réinterroger Marx à la lumière du discours communiste socialement institué, et, plus généralement, de la pratique où celui-ci trouve son fon dement (et auquel il sert aussi de fondement). Car voilà qui révèle les conséquences possibles de telle ou telle pensée qui habitait l'œuvre de Marx et qui, à son croisement avec d'autres, ne laissait pas reconnaître ses dangers. A défaut du développement du léninisme, et bien plus encore du stali nisme, l'équivoque demeurerait. Cette remarque même, un peu plus tôt glissée, que la visée d'un savoir global sur la société recèle le point de vue d'un pouvoir global — que la représentation d'une communauté transparente pour elle189
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même à la faveur de l'unification de tous les travaux parti culiers dans le mode de production, induit à celle d'un foyer d'organisation consumant tous les germes de déviance — comment la formulerais^e si le totalitarisme n'avait fait apparaître dans la réalité un Parti, un Etat omniscients, toutpuissants, et le règne de l'organisation édifié sur l'anéantisse ment des parasites ? Aussi bien est-ce une double perspective que ce totalita risme ouvre sur l'œuvre de Marx. Il nous enseigne à y lire une interprétation des rapports d'exploitation et de domi nation qui, par-delà son objet — le capitalisme industriel moderne et la société bourgeoise —, dévoile plus efficacement encore sa propre nature. Et, simultanément, il donne les moyens de repérer en elle tout ce qui, surgi dans la critique d'un système social déterminé et conçu dans la pensée de son renversement, signale sa dépendance à l'égard du modèle renversé. Nous entrevoyons, sur la base de cette expérience, que la simple inversion des signes, l'opération de la néga tivité — la Révolution — ne délivre pas des effets de la division sociale, qu'il y a fiction à vouloir réduire celle-ci à l'antagonisme de deux classes réellement séparées, dont l'une pourrait, en anéantissant l'autre, supprimer du même coup les conditions de la domination ; que la destruction de l'appareil d'Etat bourgeois — celle de la machine coercitive et celle des organes représentatifs —, que l'expro priation des détenteurs privés des moyens de production, que toutes ces actions qui visent des institutions ou des agents réels dans lesquels se trouve manifestement maté rialisée la puissance, peuvent non seulement laisser intact le système de domination — dont elles n'étaient que des figu res particulières, historiquement déterminées — mais encore le renforcer en ouvrant un vide dans lequel s'engouffre une force démesurée de coercition et d'exploitation. Enfin se laisse découvrir, en regard de toutes les variantes du totalitarisme, une vérité de la démocratie qui n'était pas 190
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perçue par Marx, non certes qu'il la confondît entièrement avec la démocratie bourgeoise, mais parce que la dénoncia tion de celle-ci comme démocratie formelle mobilisa sa critique au point de lui faire méconnaître ce qui, en ellemême, excédait les limites de ses institutions. Telle est sans doute la leçon qui devrait être la plus sensible à ceux qui, dans les sociétés occidentales, revendiquent l'héritage de la pensée révolutionnaire de Marx. Impossible désormais de s'en tenir à l'image que celui-ci forgeait du processus révo lutionnaire après la Commune ; de voir dans cette dernière; suivant les formules que nous rappelions, la « forme poli tique enfin trouvée » et comme « l'antithèse de l'Empire » (celle de l'Etat bureaucratique), ou bien de faire des seuls Soviets la version la plus élaborée de cette invention. Après le stalinisme, et à l'épreuve des régimes totalitaires qui lui survivent et conservent ses traits principaux en dépit de l'élimination de ses outrances, nous voici confrontés à une expérience de la bureaucratie comme corps social de l'Etat, comme classe et comme modèle, qui appelle de nouvelles réponses politiques. Et c'est en scrutant les soulèvements qui ont jalonné l'histoire de sa domination, en Europe orien tale, durant les vingt dernières années, en particulier en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie, en nous aperce vant que les tentatives de formation des conseils se sont combinées avec un vaste mouvement démocratique cher chant à restaurer le droit à l'association, le droit à l'expres sion, le droit de grève, la libre circulation des hommes, des idées et des informations, le respect des croyances reli gieuses, enfin les garanties fondamentales de la loi pour l'ensemble des citoyens (cela, sans que fût jamais souhaité un retour à l'ancien régime de propriété) — c'est à cette seule condition que nous pourrions reformuler les principes d'une lutte contre l'oppression et l'exploitation à l'intérieur du monde occidental lui-même. Au demeurant, l'image marxiste de la démocratie bour191
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geoise, ne devient-il pas clair qu'elle sert doublement à recou vrir la question de la démocratie ? Car elle n'est pas seule ment enterrée par ceux qui, restant sourds aux voix des opposants de l'Est, soupçonnent dans le désir de liberté la nostalgie du capitalisme. Remarquable est l'attitude d'un certain nombre de nos conservateurs modernes ; ceux-là disent ce que du temps de Marx ils se seraient gardés d'avouer et qu'en somme ils empruntent à son enseignement (au reste, pour l'avoir bien souvent vénéré dans leur jeu nesse): oui, la démocratie bourgeoise se nourrit de l'inéga lité, de l'injustice et de la domination d'une minorité déten trice de la richesse et de la puissance sur la masse, mais enfin, que ne voyez-vous l'autre terme de l'alternative: des travailleurs bâillonnés, assignés à résidence, des millions d'hommes dans des prisons ou des camps, des juges policiers, une presse aux ordres, un pouvoir sans contrôle et sans frein. Aimons donc nos propres vices. Ainsi, de ce dernier côté, la démocratie bourgeoise fait l'objet d'une défense cynique qui vient appuyer la condam nation de tout mouvement susceptible d'ébranler Tordre établi dans nos sociétés, quel que soit le cadre où il se développerait, celui de la production, de la justice ou de l'éducation. Tandis que de l'autre, l'effroi de voir exploiter au profit du conservatisme le procès intenté au système communiste par les hommes qui en sont les victimes directes (et, de fait, Ton sait comment nos conservateurs sont habiles à utiliser Soljénitsyne) interdit de réévaluer la démocratie et de trancher comme il faudrait dans les équivoques de Marx. Jusqu'où celles-ci s'enracinent, je Tai déjà suggéré. Marx — qui a tant fait pour rompre avec l'abstraction Histoire ou l'abstraction Société— incline néanmoins à projeter dans un champ objectif, offert à la description scientifique, des oppositions symboliques, à ramener celles-ci à des conflits empiriques auxquels seraient assignables une origine, un 192
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développement et une fin. Il est notamment tenté de réduire le rapport au Pouvoir à celui qu'entretiennent, dans des conditions réellement déterminées, les dominés avec un organe qui matérialise la puissance de domination de l'Etat, comme si le Pouvoir se définissait par des fonctions — celle de la coercition et celle de l'unification imaginaire d'une société en fait divisée. De même est-il tenté de réduire le rapport à la Loi au système d'obligations qui résulte des nécessités empiriques de la division du travail et de la divi sion de classe, et fixe les statuts et les rôles dans un cadre soustrait aux fluctuations des forces. De même encore tend-il à rabattre les discours sociaux, religieux, mythiques, idéolo giques au plan d'une interprétation générale des rapports de l'homme avec la nature, ou des rapports de l'homme avec l'homme, étroitement commandée par l'idéalisation de condi tions sociales particulières. Enfin, la division sociale, depuis celle qu'il juge la plus élémentaire, la division sexuelle liée à la reproduction du groupe humain, jusqu'à ses formes les plus développées, se voit par lui rigoureusement rapportée au développement de la division du travail, comme si l'asy métrie des partenaires sociaux, quelle que soit la figure de l'organisation considérée, n'était qu'un fait empirique, histo riquement advenu. Equivoques, dirions-nous, car l'analyse de Marx est féconde tant qu'elle dévoile l'illusion d'un Pouvoir, d'une Loi, d'une Science universels, d'un antagonisme, de classe inscrit dans la nature; mais dans le sillage d'une critique de cette illusion s'engendre un nouveau processus d'occultation du social, sous le signe d'un retour au supposé réel, à la praxis muette du travail. Or, rien ne met mieux en évidence les conséquences de sa projection « réaliste » que la représentation de la démocratie comme régime politique, comme ensemble d'institutions assi gnées à des fonctions spéciales: celles d'aménager pacifi quement le règne de la bourgeoisie, c'est-à-dire d'obtenir aux moindres frais l'obéissance des dominés en les persuadant 193 UN HOMME EN TROP 7
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qu'ils disposent d u n e parcelle de pouvoir à l'égal des domi nants, qu'ils bénéficient d'une façon générale des mêmes droits et jouissent de la même liberté. Tout occupée qu'elle est à atteindre son objectif, cette analyse masque la rupture qui s'accomplit avec l'avènement de la démocratie dans l'Europe moderne et qui ne se laisse pas mesurer aux seuls effets, repérables dans le cadre institutionnel, à l'avantage d'une classe. Une telle rupture est, en effet, beaucoup plus que politique au sens étroit, aujourd'hui conventionnel du terme ; et ce n'est qu'en reconnaissant la dimension symbo lique du social qu'il est possible de l'apprécier. Sans doute faut-il d'abord souligner que, dans la démo cratie, le pouvoir est établi de telle sorte qu'il ne puisse être accaparé par celui ou ceux qui l'exercent, qu'il n'appartienne à personne. Ce principe implique qu'il soit remis en jeu pério diquement, selon des procédures socialement fixes et admises comme légitimes (quels que soient les mécanimes de la remise en jeu, les cadres et les dispositions du suffrage). Mais que suppose ce décalage introduit entre le pouvoir et son (ou ses) occupants de fait ? Essentiellement, qu'il n'y a plus incarnation dans le corps du souverain d'un corps social. Changement d'une portée considérable, si l'on prend pour termes de comparaison non seulement les Etats despo tiques, dans lesquels le prince se trouve inséré dans des puissances instauratrices ou régulatrices de l'ordre du monde — car dans un tel modèle il n'y a pas à proprement parler d'ordre social distinct, autonome, visible, les hiérar chies humaines paraissent inscrites dans un univers naturel — mais, surtout, les Etats monarchiques modernes dans lesquels, tout en se réclamant de son droit divin au gouver nement des hommes, le prince renvoie à la société l'image d'une unité et d'abord d'une réalité purement sociale qui, en dépit des multiples divisions entre groupements, se donne comme un corps. Certes, ce nouveau statut du pouvoir démo194
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cratique serait méconnu si Ton imaginait que celui-ci se résume désormais à une fonction instrumentale, qu'il est devenu la pièce d u n e organisation empirique dont l'action serait de commander l'ensemble de ses articulations. En un sens, le pouvoir conserve sa transcendance. Et l'on sait, au reste, qu elle continue d'être marquée par des emblèmes destinés à inspirer un respect généralisé. Mais cette trans cendance n'est plus fixée par la représentation d'un trans cendant, garant de l'ordre du monde ou de l'ordre social, et, du même coup, la société comme telle s'apparaît dans une indétermination ultime, à la fois rapportée à elle-même, circonscrite dans une identité nationale, mais non plus organique, désormais foyer d'engendrement de rapports multiples dont la finalité fait défaut. Remarquable, de ce point de vue, paraît l'opération du suffrage, lequel, si truqué soit-il pour assurer le succès d'un parti ou d'une coalition donnés, détient une efficacité symbolique. Une scène est en quelque sorte aménagée où se trouvent figurées la dissolution du pouvoir et, avec elle, la quasi-dissolution de tous les rapports sociaux particuliers, celle de la substance sociale, en même tant que leur restauration. L'événement implique que non seulement le pouvoir, mais la société ne sont pas organiquement constitués, en possession d'une identité natu relle ; il rend sensible le phénomène de Y institution du social. Expérience décisive dont nous ne pouvons reconnaître toute la portée qu'en comprenant que là où la dimension de l'insti tution apparaît, surgit une indétermination, une question susceptible de se moduler dans les termes les plus divers, sur la légitimité de l'ordre social, ou, disons mieux, sur la nature même de la société — en comprenant que là émergent lés conditions de conflits manifestes entre les perspectives d'agents collectifs (groupements, classes) ou individuels, conflits dont l'enjeu n'est pas étroitement politique, mais général. Cependant, il n'importe pas moins de repérer les effets 195
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de la disjonction qui s'opère dans la démocratie entre le Pouvoir, la Loi et la Connaissance. Disjonction que nous ne pouvons de nouveau apprécier qu'en regard de systèmes dans lesquels l'autorité souveraine procède d'un unique foyer de puissance, d'ordonnance du monde et de connaissance, ou bien condense en elle-même, alors qu'elle est bornée, toutes les vertus de l'institution, en raison de son efficacité à garantir l'intégrité d'un corps social. Quand le pouvoir en vient à être conçu comme fondateur de l'ordre social et comme un produit engendré depuis l'espace qu'il ordonne, il s'avère inlocalisable. D'un certain point de vue, il apparaît comme un organe à distance, au-dessus de la société, l'em brassant dans son ensemble, figurant la généralité du social ; et, d'un autre point de vue, il apparaît circonscrit dans la société, associé à l'exercice d'une activité particulière assu mée par des hommes qui, par principe, changent. C'est, dès lors, la politique qui se détermine comme champ d'action et du même coup le non-politique qui se trouve libéré, repré sentable comme multiplicité de rapports voués à s'agencer selon leurs propres normes et intelligibles par eux-mêmes. II né suffit pas de dire que le pôle de la Loi comme le pôle du Savoir se trouvent détachés du pôle du Pouvoir: une expérience sociale s'instaure dans laquelle la Loi elle-même devient inlocalisable, à la fois référence universelle et trans cendante pour toutes les relations particulières, y compris celles qui découlent du Pouvoir (lequel tombe lui-même sous le point de vue de la Loi), et produit qui s'engendre du jeu de ces relations ; et dans laquelle le Savoir, de même, se dérobe à toutes déterminations, promu qu'il est à s'exercer sur toutes choses, y compris sur le Pouvoir, sa nature, ses fonctions et, simultanément, appréhendé dans le mouvement de son engendrement à partir du réel. La même raison fait enfin qu'il y a décalage entre le Pouvoir et son représentant, entre la Loi et son représentant, entre le Savoir et son repré sentant; et qu'une possibilité demeure ouverte et d'une 196
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remise en jeu et d'une contestation, ou, d'une façon générale, d'une réinterprétation des énoncés politiques, juridiques, théoriques dominants. C'est à considérer cette expérience, qui fait le propre de la démocratie, que nous pouvons concevoir le principe de différenciation des domaines d'acti vités et de relations dont elle est le théâtre. Qu'il y ait une autonomie du juridique, du pédagogique, du scientifique et des divers foyers de connaissance, de l'esthétique et des divers foyers de la création littéraire et artistique, cela n'est possible que dans une société où le Pouvoir, la Loi, le Savoir ne sont plus conjugués ; où, dans l'indétermination qui résulte de leur dissociation, le réel s'ouvre ici et là, se donne à l'épreuve d'une pratique et demeure ouvert, c'est-à-dire devient foyer d'une Histoire. Comme ils sont donc réducteurs, nos sociologues marxistes ou néo-marxistes qui ne voient dans chacun de ces domaines d'activité qu'un dispositif de reproduction du modèle capi taliste, dans leur différenciation que l'effet d une dissimu lation de la domination de classe (laquelle, en se diffusant dans des institutions apparemment autonomes, atteindrait à sa plus grande efficacité). Elle existe, cette reproduction, et il importe de démonter les mécanismes qui assurent, jusque dans le champ scientifique et esthétique, à la fois la sélection des agents et la sélection des produits en fonction des inté rêts des groupes dominants et des normes du marché capi taliste. Toutefois, l'analyse reste sous le signe de l'imposture tant que ce qui la sous-tend est la dénégation de la différence; tant que se trouve effacée la question que véhicule la démo cratie : celle d'une société qui accueille le conflit de classe, la fragmentation des expériences du monde, l'hétérogénéité des cultures et des moeurs, la coexistence de normes et de valeurs irréductibles. Que l'histoire de la démocratie bourgeoise nous révèle des tentatives sans cesse renouvelées pour annuler les effets de cette question, rien dans mon propos n'incite à l'oublier. 197
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Tandis qu elle accueille le conflit, elle se combine dès son origine avec une organisation quasi militaire du prolétariat dans le cadre de l'industrie ; tandis qu'elle accueille l'hétéro généité culturelle, la variété des croyances et des mœurs, elle se combine encore avec le colonialisme et le racisme ; tandis qu'elle laisse advenir une fragmentation des expérences du monde, elle se combine encore avec un discours idéologique qui tend à ériger en modèle la figure bourgeoise du vrai, du beau, du bien, du réel. Du moins convient-il de reconnaître que son ouvrage est double. Ou plutôt, mieux vaudrait, à repérer les ambiguïtés qui lui sont associées, renoncer au concept de démocratie bourgeoise et distinguer ce qui relève de la logique démocratique et ce qui relève de celle de la domination ; car celle-ci continue de s'exercer alors que l'armature symbolique du social se trouve boule versée, et elle continue de développer ses conséquences : l'accaparement de fait du pouvoir par des groupes qui subor donnent son exercice aux intérêts d'une classe, la ségrégation de fait de cette classe dans la société, la représentation d'une division des supérieurs et des inférieurs fondée dans la nature, voire l'exclusion, au nom d'une idée de l'homme universel, de quelque catégorie d'opprimés reléguée au rang de sous-humanité. Telle est, en effet, l'équivoque du concept qu'il induit à penser non seulement que la classe bourgeoise aurait inventé la démocratie, mais qu'elle serait Maître du processus, qu'en somme se serait édifié un système capable de fonctionner sans à-coups, à la faveur d'une coercition toujours plus rusée et plus étendue. Or, bien plutôt faut-il observer que cette classe, dont au reste la formation est très antérieure à celle de la démocratie, en subit les effets autant qu'elle les exploite ; que celle-ci suppose l'action des dominés, la pesée constante de leurs revendications sur les détenteurs de la puissance, et, non moins, les initiatives des groupes et des individus qui, quel que soit le domaine d'acti vité, ébranlent les autorités, la légitimité des normes, la 198
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validité des connaissances établies. Comment le projet de domination engendrerait-il la représentation de la différence ? Il s exerce à son épreuve : ce qui est tout autre chose. Il tend à s'affirmer dans chaque espace institutionnel, certes ; mais tant que la différence joue, que la place de l'autre se trouve reconnue, la logique de la démocratie fait que le Pouvoir, la Loi, le Savoir ne peuvent se rabattre au plan d une organisation sociale de fait, érigée en modèle uni versel, ni simultanément se souder dans la forme de l'Etat totalitaire. Reconnaître ce qui est en jeu dans la démocratie, voilà certes qui détache de l'analyse de Marx, mais qui seul permet de concevoir le totalitarisme. Non qu'il s'agisse de réhabiliter des pratiques ou des institutions particulières — notamment les partis politiques, le parlement tel qu'il se définit par son mode d'élection et de fonctionnement —, de fixer contre un pouvoir autoritaire les garanties objectives d'un régime démocratique (il n'y en a pas) ; mais parce que nous décou vrons que l'aventure du stalinisme — et, ne nous lassons pas de le répéter, déjà celle du léninisme — avait pour finalité, par-delà la destruction de la démocratie bourgeoise, la suppression de la différence qui donne vie au tissu social — du moins à notre époque, une fois que ce tissu s'est défait de la trame du monde forgée par les mythes et la religion. Le totalitarisme, dans les groupes mêmes qui condamnent le stalinisme et le léninisme (mais certains pas le maoïsme, il est vrai), nombreux sont ceux qui persistent à ne rien vouloir en connaître. Ge concept jugé scabreux leur ferait perdre le fil de l'Histoire. Ils préfèrent donc imaginer une évolution déterminée de la concentration du capital, ou bien encore un renforcement continu du pouvoir coercitif inscrit dans la nature de l'Etat centralisateur. Ne leur faudrait-il pas, à défaut de ces précieux schémas construits dans le sillage de Marx ou bien dans son renversement, consentir à 199
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penser — quelle épreuve ! — la continuité et la discontinuité historique tout à la fois ? Ne leur faudrait-il pas admettre — quel danger ! — que la société dans laquelle nous vivons est autrement agencée que la société soviétique et ses variantes ; ou bien encore, qu'il n'y a pas seulement différence de régime politique, mais différence de structure, non pas seulement différence de degré dans l'oppression et l'exploitation, mais différence de nature ? Patience ! Puisque le problème du pouvoir, semble-t-il, est à présent posé dans des cercles de plus en plus larges (je n'évoque évidemment que les milieux gauchistes), le pro blème de la Loi retiendra peut-être bientôt l'attention, et, du coup, peut-être s'apercevra-t-on qu'il y a un niveau symbo lique du social (ce dont chacun, du reste, est tout disposé à convenir pourvu qu'il n'ait pas à en tirer de conséquences dans l'analyse des sociétés présentes) et qu'il faut repenser le Pouvoir dans son articulation avec la Loi.,.
Je parlais de l'idéologie de granit. Aurais-je dévié de mon propos initial ? Non pas, car cette idéologie, nous ne pouvons la concevoir que dans sa liaison avec l'idéologie bourgeoise — celle qui s'engendre de conjurer l'indétermination propre à l'expérience de la démocratie — et à la condition de com prendre comment, pour une part, elle en figure un accom plissement, et, pour une autre part, s'en détache. Or, faut-il d'abord observer, cette liaison ne nous apparaît que parce que Marx a su dévoiler le phénomène idéologique. Voilà qui devrait, me semble-t-il, rendre plus prudents les nouveaux contempteurs gauchistes de Marx. C'est encore dans son œuvre que l'on découvre, sinon une théorie de l'idéologie —■ il ne l'a jamais édifiée—, du moins la tentative sans cesse réitérée (depuis la Critique de la philosophie du droit de Hegel jusqu'au Capital) d'élucider la fonction d'un discours social dominant, lequel, déjà à l'œuvre dans la pratique de 200
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la production et de l'échange et dans la pratique politique, trouvant une élaboration de plus en plus subtile jusque dans les systèmes philosophiques, entretient une certitude géné ralisée sur l'essence de la Société, de l'Histoire, de l'Homme, sur la Nature ou sur la Raison. Quelles que soient ici encore les ambiguïtés de la pensée de Marx (la moindre n'est pas de laisser dans le flou la distinction entre un discours idéo logique et un discours créatif, comme la double appréciation de Hegel le montre bien), il continue de nous instruire. En un sens, la définition du discours idéologique comme discours de classe mensonger s'applique rigoureusement au régime soviétique. La bureaucratie masque sa position de domination, et même beaucoup plus efficacement que la bourgeoisie, puisqu'elle n'apparaît pas comme une classe, puisque, sous le couvert de la dictature du prolétariat comme sous celui de la collectivisation des moyens de pro duction, elle dissimule et sa fonction politique et sa fonction économique. En un sens encore, l'analyse qui par-delà ce processus de dissimulation révélait la division entre le monde des idées et le monde réel et montrait que cette divi sion s'engendrait de la division sociale, conserve sa perti nence. L'idéologie totalitaire ne saurait se laisser appréhen der sous la seule catégorie du mensonge. Elle se nourrit d'une illusion dans laquelle sont enveloppés les bureaucrates euxmêmes, qui procède et témoigne de l'impossibilité d'em brasser la société en même temps qu'elle la dénié. Aussi bien la transcendance des idées est-elle à son paroxysme. Le « communisme » en tant qu'idée résume en soi toutes les déterminations bourgeoises de l'universel. Et, oserait-on dire, le principe philosophique qui, dans la description de Marx, ne caractérisait qu'un discours particulier, prétendant à une élaboration achevée du savoir, mais de fait scindé des autres discours — politique, économique, juridique —, se trouve désormais, avec le statut conféré à la « science marxiste », gouverner souverainement le processus de l'idéologie. 201
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Mais cette affinité entre deux types d'idéologie, aussitôt l'avons-nous repérée que nous apparaît leur opposition. Car ce qui caractérise l'idéologie bourgeoise, c'est 1 emiettement des discours sociaux dominants. Certes, ils remplissent une même fonction, mais ils s'alimentent à des foyers divers ; il n'y a pas lieu de s'en étonner : ils se forment en fonction de la différenciation des domaines d'activités et de relations que nous repérions à l'examen de la démocratie. Marx, au demeu rant, l'avait fort bien observé dans l'Idéologie allemande: « Juristes, politiques (hommes d'Etat en général), moralistes, religieux. Pour cette subdivision idéologique, dans une classe, autonomisation de l'occupation par la division du travail ; chacun considère son métier comme le vrai. » Et, commen tait-il dans un autre passage : « Chacun réclame qu'on res pecte sa marchandise, vu que son occupation le met en rapport avec l'universalité. » Ce n'est que dans la tête de marxistes primaires que l'idéologie bourgeoise se définit comme un discours, un enchaînement d'énoncés cohérents au service d'une représentation de l'ordre bourgeois. Seule l'interprétation des schémas d'argumentation exploités ici et là, celle des figures où se signalent le dominant et le dominé et l'idéalisation de leur rapport, permet de dégager un profil général de l'idéologie. Souvenons-nous encore d'une remarque de Marx, cette fois tirée des Manuscrits de 44 : « Il est de la nature de l'aliénation, écrivait-il, que toute sphère applique une norme différente et contraire parce que chaque aliénation est une aliénation déterminée de l'homme et que chacune s'aliène vis-à-vis de l'autre. » Peu importe, répétons-le, le cadre de son interprétation. Du moins a-t-il su avec perspicacité déchiffrer non seulement la diversité mais les antagonismes internes de l'idéologie bourgeoise. Or, voilà qui fait sa force, dans la mesure où cet ouvrage peut s'effectuer à distance du lieu du pouvoir, comme à distance du lieu de l'exploitation. Mais qui simul tanément fait sa faiblesse, dans la mesure où elle est impuis202
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santé à fournir une réponse globale aux problèmes qui s'engendrent du développement du capitalisme, des crises et des guerres et, plus généralement, des conflits spécifiques de la société moderne — société historique, confrontée sans cesse aux effets de la transformation des techniques et des connaissances, des mœurs et des ruptures entre générations. Quant à cette idéologie qui accompagne le totalitarisme, elle implique à l'inverse que toute sphère applique une seule et même norme ; elle naît de la tentative de rassembler dans un même discours, de condenser dans une même représen tation les éléments épars de la certitude bourgeoise. Unifi cation, condensation qui changent la certitude, la rendent indestructible, « imperforable », hors des atteintes du réel. Comprend-on donc pourquoi elle est de granit ? Une telle opération ramène le processus idéologique à un foyer unique, elle tend à faire coïncider le discours social dominant avec le discours du pouvoir : phénomène qui ne s'est jamais produit auparavant. Mais encore nous méprendrions-nous sur la nature du changement si nous pensions que le Pouvoir, ou, pour mieux dire, les hommes qui le détiennent, devenaient les maîtres de l'idéologie. Ce serait à nouveau réduire celle-ci à une fonction instrumentale. La vérité est bien plutôt que le point de vue du pouvoir d'Etat tend à fusionner avec le point de certitude sur l'essence de la société, que le Pouvoir se trouve pris dans l'idéologie tandis que celle-ci s'amarre à sa position. Or telle est la double conséquence de cet événement : un discours qui va désormais s'exprimer en termes politiques, quel que soit le domaine où il pénètre, ne cessera de ren voyer au pôle de la dictature du prolétariat ; et un Pouvoir qui va désormais se fondre dans un discours général où s'énoncent la rationalité, la légitimité, l'évidence naturelle du socialisme. Cet échange, nous en avons déjà désigné la forme sociale : le Parti — une élite de connaissance, un 203
UN HOMME EN TROP
corps idéal qui, par exemple, n'est point altéré dans ses membres déchus, humiliés, quasi anéantis dans les camps staliniens ; et un appareil tout actif, tout-puissant qui régit, sous la direction d'un homme ou d'un tout petit nombre d'hommes, la société entière. De sorte qu'il faut corriger la seconde analogie que nous repérions entre l'idéologie bour geoise et l'idéologie totalitaire. En celle-ci, la « transcendance des idées» ne s'accomplit plus comme en celle-là. Dès lors que les idées se condensent dans un discours unique, celui-ci n'est plus à distance de la société qu'il est censé nommer, il s'incarne en elle jusqu'à ignorer son statut de discours ; il ne profère plus de haut la vérité, comme le discours bourgeois, il n'est plus discours sur le social, mais discours social. Voilà bien décidément fabriqué le granit de l'idéologie.
VI
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Avec des fissures commencent à s effondrer les cavernes»
En 1948, apprenons-nous au début du troisième volume, Staline prit une mesure à première vue surprenante, car elle contredisait aux principes qui avaient jusqu'alors com mandé [organisation des camps et contribué efficacement à 1 écrasement des zeks : il décida de séparer des truands les détenus condamnés au titre de l'article 58 (ou du moins, comme on devait un peu plus tard s'en apercevoir, une partie d'entre eux). A l'intention de ces derniers furent créés des camps spéciaux, où les conditions de travail et de détention devaient être plus cruelles encore. Dans le dixième chapitre de la première partie de ce volume (la cinquième de l'ou vrage), Soljénitsyne parle de l'un de ces camps, celui qu'il rejoignit en 1949, après un voyage de trois mois en compa gnie d'une masse de prisonniers extraits comme lui des TEL. Le tableau de ce bagne avait été présenté auparavant. A cette étape, il révèle que de nouveaux rapports s'établissent entre les détenus, en conséquence de la réforme stalinienne et à l'encontre de ses objectifs. Les vols ont cessé, La peur et la suspicion ne divisent plus les hommes. Naît un courant de sympathie. Les langues commencent à se délier. Une idée s'insinue, circule pour la première fois, semble-t-il : « ...Si ça se trouve, et si nous étions, en somme, comment dire ?... des politiques?» (III, 191). Voilà que les brigadiers, des zéks 205
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comme les autres, ne brandissent plus le poing, et même qu'une fraction des planqués se sentent attirés par leurs compagnons : le dimanche, ils viennent bavarder avec les trimeurs. Cependant, un certain désarroi s'empare des autorités qui cherchent le soutien des brigadiers et sont moins dis posées à frapper. Ainsi vient à poindre l'aube d'une ère nouvelle. Mais quelle peut être la figure de ce commen cement, demande l'auteur : « Ne sommes-nous pas ligotés, emberlificotés de mille tentacules, privés de notre liberté de déplacement ? » Sur ce, il rappelle que dans les ITL, déjà, « certains étaient parvenus à la conclusion qu'il fallait tuer les mouchards. Même là, il était arrivé qu'on mani gance des choses : une bûche vous dégringole du haut d'une pile, précipitant un mouchard dans une rivière en crue. Ici non plus, donc, il ne devrait pas être difficile de comprendre quels tentacules il fallait commencer par trancher. Tout le monde pouvait comprendre cela, appa remment. Et personne ne comprenait» (III, 193). Et de rapporter quelques incidents. Un suicide, en fait un meurtre bien maquillé ; ;unçexpédition ^punitive contre une brute qui avait battu un jeune musulman, mais dont les auteurs se font inconsidérément connaître. Ce sont signes d'un nouvel esprit de vengeance, mais pas encore d'une politique de représailles : « tout cela n'est encore que recherches à tâtons ». Enfin se trouve marqué le grand événement: «... La pensée civique continue de fonctionner : n'est-ce point là le maillon principal grâce auquel il sera possible de rompre la chaîne ? Tuer les mouchards ! le voilà le maillon ! Flanquez-leur un coup de couteau dans la poitrine ! Fabriquons des couteaux, égorgeons les mou chards, le voilà le maillon !» (III, 194). Le lecteur découvrira les extraordinaires conséquences de cette stratégie, auxquelles le chapitre entier est consacré. 206
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Mais je m'en tiens aux termes qui l'introduisent. De toute évidence, Soljénitsyne ne décrit pas les faits à la manière d'un observateur neutre. Il présente le couteau comme l'heureuse découverte de la «pensée civique». Et, avec délectation, il manie un concept clé des bolcheviks pour faire entendre que le « réalisme révolutionnaire », l'intelli gence des rapports de force, dont ils s'enorgueillissent, peuvent devenir la propriété des zeks. De fait, ce maillon qui doit faire sauter la chaîne, chacun le connaît bien : Lénine en a fait la théorie dans le combat contre l'impé rialisme. Mais plus important est de relever le commentaire qui vient aussitôt se greffer sur le récit : « Aujourd'hui, tandis que je suis en train d'écrire ce livre, des rayons de livres humanistes me surplombent sur leurs étagères et leurs dos usés aux ternes éclats font peser sur moi un scintillement réprobateur : on ne saurait rien obtenir en ce monde par la violence ! Glaive, poignard, carabine en main, nous nous ravalerons rapi dement au rang de nos bourreaux et de nos violenteurs. Et il n'y aura plus de fin... Ici, assis à ma table, au chaud et au net, j'en tombe pleinement d'accord. Mais il faut avoir écopé de vingt-cinq ans pour rien, mis sur soi qua tre numéros, tenu les mains toujours derrière le dos, être passé à la fouille matin et soir, s'être exténué au travail (...) pour que de là-bas, au fond de cette fosse, tous les discours des grands humanistes vous fassent l'effet d'un bavardage de pékins bien nourris. Il n'y aura plus de fin !... Mais un début, y aura-t-il un début ? Y aura-t-il une éclaircie dans notre vie, oui ou non ? Le peuple sous le joug l'a bien conclu ainsi » (III, 194). Au cœur de la description d'une série d'événements qui ont changé le monde des camps, ces lignes témoignent d'un autre changement: celui de la vision de l'écrivain. Si nous les citons, c'est qu'elles le rendent au mieux sensible ; mais tout le troisième volume en porte la marque, au point de figurer par moments comme un livre neuf. Soljénitsyne nous y révèle non seulement des révoltes dont il n'avait aupa ravant soufflé mot, qu'il n'avait pas même donné à son 207
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lecteur la possibilité d'imaginer, mais il parle de la résis tance collective des opprimés, de la violence «révolution naire», en des termes qui, s'ils, s'accompagnent ici et là de réserves, tranchent radicalement avec ce qui était aupa ravant le langage de l'œuvre. Les deux premiers volumes, je l'ai montré, contiennent beaucoup plus qu'une histoire du système pénitentiaire soviétique ou qu'un tableau des souffrances infligées à des dizaines de millions d'hommes que le pouvoir stalinien, héritier de la terreur léniniste, s'acharnait à anéantir ou à conduire à la frontière de l'anéantissement. Ils posent les fondements d'une critique d'ensemble du totalitarisme. L'auteur ne se borne pas à dénoncer le mal ou à s'interroger sur son origine, il esquisse une analyse politique dont l'idéologie se révèle à plusieurs reprises l'objet central. Cette analyse est conduite du point de vue de l'opprimé, de celui du trimeur, comme il le dit une fois, lequel seul peut prendre toute la mesure de la domination de la bureaucratie. Mais reste que la parole de vérité semble une parole solitaire. Si elle s'exerce au nom des opprimés, ceux-ci sont des morts, ou des revenants, ou les membres d'une multitude anonyme, muette. Ainsi lavant-dernier chapitre du second volume, intitulé « La liberté muselée », reconduit très délibérément le lecteur à la représentation de la société soviétique, au terme d'une longue discussion sur les effets spirituels de la prison et du camp développée dans les deux chapitres « Elévation» et « Dépravation » ; de sorte que nous ne pouvons ignorer, jusqu'au bout, la dimension politique du tableau. Mais que nous livre cette dernière image ? Le men songe, la corruption envahissant une population disloquée sous l'effet de la violence étatique. D'une façon générale, la résistance au pouvoir n'est présentée dans le cours du second volume que sous les traits de l'insoumission indivi duelle. Les hommes qui n'acceptent pas d'écraser leurs semblables pour survivre, qui refusent de prêter leur 208
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concours aux autorités ou se dressent contre elles, appa raissent comme des héros. Pour apprécier le changement qui s'opère dans le troi sième volume, souvenons-nous par exemple du chapitre : « En guise de politiques.» Il établit que l'immense masse des détenus condamnés au titre de l'article 58 ne consti tuaient pas des politiques, ni pour les Autorités, ni à leurs propres yeux. Etiquetés comme des ennemis du peuple soviétique, ils se virent toujours dénier le statut de poli tiques. Enfermés pour des crimes qu'ils n'avaient pas commis, atomisés sous l'effet de la répression, ils se mon trèrent impuissants à se reconnaître comme tels, à s'unir contre leurs bourreaux et le régime qui les avait engendrés. Deux exceptions se trouvaient mentionnées : celles des chrétiens et des trotskystes. Encore la résistance des pre miers n'était-elle pas collective : ils défendaient leur foi et n'avaient à rendre compte de leurs actes qu'à eux-mêmes. Quant à la seconde, elle fut étroitement localisée dans l'espace et le temps, et le fait de petits groupes qui ne pactisaient pas avec les autres Cinquante-Huit. Et souve nons-nous encore de ces deux chapitres de la dernière partie, que je viens d'évoquer. Là où l'auteur s'interroge sur les capacités de résistance des détenus, il parle de celle qui les soustrait à la dépravation; il affirme même qu'un tout petit nombre a pu, non seulement en prison mais au camp, conquérir une liberté dont auparavant ils n'avaient pas su faire l'épreuve. Cette liberté, il l'associe, conformément à une éthique plus stoïcienne encore que chrétienne, au dénuement. Sans crainte même de juger que le déracinement social est une condition de l'élévation morale : « Personne ne te prive de ta famille ni de tes biens, tu en es déjà privé. Ce que tu ne possèdes pas, même Dieu ne peut te le ravir. Voilà une liberté fondamentale. » Ses derniers mots dans le chapitre « Dépravation » nous restent particulièrement en mémoire : « Tolstoï avait raison 209
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quand il rêvait d'être enfermé dans une prison. » Et, ajoutet-il : « Bénie sois-tu, prison, béni soit le rôle que tu as joué dans mon existence. » De tels propos, non seulement ruinent implicitement l'idée d'un combat politique révolutionnaire, mais, en un endroit, celui-ci paraît même ouvertement discrédité : « J'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les Etats, ni les classes, ni les partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l'humanité. » Et, lisons-nous encore : « Il est impossible de chasser tout à fait le mal hors du monde, mais en chaque homme on peut le réduire. Dès lors j'ai compris le mensonge de toutes les révo lutions de l'histoire : elles se bornent à supprimer les agents du mal qui leur sont contemporains (et de plus, dans leur hâte, sans discernement, les agents du bien), mais le mal revient en héritage, encore amplifié » (II, 459). Or, à lire le troisième volume, en particulier ce chapitre que nous citions, comment ne pas se demander si le discours que tenait Soljénitsyne un peu plus tôt ne lui fait pas à lui-même « l'effet d'un bavardage de pékins bien nourris ». J'entends l'indignation d'une fraction de mes lecteurs. Quoi, diront-ils, Soljénitsyne n'a-t-il pas donné, ne continue-t-il pas de donner des marques assez ostensibles de son atta chement à la non-violence pour qu'il soit insensé ou indécent de lui prêter la répudiation de croyances qu'il exprime en toute clarté à la fin du second volume ? Mais je ne dis pas qu'il les répudie. J'observe qu'il parle un langage tout nouveau. Si l'on voulait à tout prix s'indigner, c'est à lui qu'il faudrait s'en prendre. Et si l'on souhaitait conserver l'image paisible du moraliste qui condamne l'usage de la 210
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force et enseigne le détachement serein des choses de ce monde, mieux vaudrait s'arrêter dans la lecture. En revanche, si l'on s'applique à lire, on devra d'abord convenir que les jugements de l'écrivain ne sont pas disso ciables de l'expérience qu'il rapporte. On sera frappé d'étonnement à voir tout à la fois produire des faits aupa ravant dissimulés et formuler des jugements qui renversent la première perspective. Revenons donc à notre fragment : « Si ça se trouve, si nous étions, en somme, comment dire, des politiques ? » Tels sont les termes que Soljénitsyne prête aux bagnards d'Ekibastouz, à ses compagnons. En fait, l'événement qu'il décrit n'est pas local, il fait observer un peu plus tard que « regorgement [des mouchards] a com mencé dans tous les camps spéciaux, même au camp d'inva lides de Spassk » (III, 194). Et si l'on veut apprécier l'impor tance qu'il lui donne, on doit se reporter en amont, dans la cinquième partie, aux dernières lignes du quatrième cha pitre, intitulé : « Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ? » L'auteur met cette question dans la bouche d'un interlo cuteur imaginaire, un marxiste narquois, qui jouerait la surprise au spectacle de l'inertie -de ^ t t e i n a s s e supposée opprimée et exploitée. Une fois de plus, il fait une compa raison précise entre les conditions dans lesquelles se trouvèrent les bagnards dans le régime tsariste et celles qu'ils connurent dans le régime stalinien, et il montre qu'avec ce dernier tous les moyens de résistance se trou vaient soit rendus impossibles par l'implacable sévérité de la répression, soit privés d'efficacité — tel est en l'occurrence son principal argument — du fait que les actions menées dans les prisons ou les camps étaient ignorées du monde extérieur et qu'en tout état de cause, nul écho ne pouvait leur être donné en l'absence d'une opinion publique. Or, c'est après avoir démontré la vanité des trois premières formes de résistance : protestations individuelles, grèves de la faim, évasions, qu'il révèle en cet endroit pour la première 211
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fois l'existence de la quatrième : les révoltes — et que, tout en expliquant par la même cause leur ëchec, il bouleverse le tableau jusqu'alors présenté : « Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ■••?, il est temps de répondre : mais nous ne nous sommes pas laissé faire! Vous en lirez l'histoire : nous ne nous sommes pas du tout laissé faire. Dans les camps spéciaux, nous avons levé haut le drapeau des politiques, nous sommes devenus des politiques» (III, 86). Voilà une proclamation qui stupéfie, il est vrai, dès le second chapitre qui présentait le long voyage des CinquanteHuit à destination des camps spéciaux, nous avions appris que s'était transformée la mentalité de nombreux détenus. A la source de ce changement, Soljénitsyne nous faisait repérer, outre leur séparation des truands, la présence d'une génération frappée de peines exorbitantes, de peines « à faire rire», non plus des «dizaines habituelles, mais des quarterons » ; ainsi les nouvelles victimes pensaient qu'elles n'avaient plus rien à perdre et les anciennes perdaient leurs illusions sur l'avenir. :
« Ces condamnations à vingt-cinq ans introduisaient par elles-mêmes une qualité nouvelle dans le monde des détenus. Le pouvoir avait tiré sur nous ses dernières cartouches. A présent, la parole était aux détenus, une parole libre, désormais non contrainte, immenaçable : la parole que justement nous n'avions jamais eue de notre vie [je souligne — C. L.] et qui est si nécessaire pour tirer les choses au clair et s'unir (III, 35).
Le titre même de ce chapitre : « Un zéphyr de révolution », était bien fait pour nous alerter. Mais enfin, le mot « poli tiques » n'était pas prononcé. Et, encadré qu'il était par deux chapitres relatant les horreurs des bagnes, ce récit des convois de 1948-1949 ne modifiait pas encore l'image des zeks. En revanche, la formule: «nous avons levé haut le drapeau des politiques » annonce le grand tournant du 212
« AVEC DES FISSURES S'EFFONDRENT LES CAVERNES »
livre. Impossible, désormais, de nous reposer sur le tableau dek esclaves présentés « en guise dé politiques ». Que sont-ils donc, ces politiques qui entrent en scène dans le dixième chapitre ? Soljénitsyne ne se soucie pas d'une définition, mais il fait fort bien entendre en quoi ils méritent leur nom. Ces hommes et ces femmes (on verra quel rôle elles jouent dans la révolte de Kenguir) se reconnaissent pour la première fois comme solidaires les uns des autres ; pour la première fois, ils ont conscience d'être dans leur droit, perçoivent la figure de leurs adversaires sous les traits multiples des chefs, des surveillants, des mouchards et de la Bureaucratie dont ceux-ci sont les agents ; pour la première fois, ils désirent la liberté en commun et, pour la première fois, ils découvrent leur force, conçoivent la possibilité d agir, c'est-à-dire de combattre. En conséquence, ils devien nent sensibles à l'exigence d'une stratégie, soit que pour un petit nombre ils l'élaborent, soit que, pour la plupart, ils en perçoivent instinctivement la signification. La manière dont Soljénitsyne relate les premières mani festations de la résistance des zeks ne laisse aucun doute sur son identification avec l'acteur historique révolutionnaire, Il faut voir avec quel lyrisme, par exemple, il parle de l'arrivée au camp des jeunes Ukrainiens : « Capturés en plein sur les sentiers de la guerre de partisans, ces gars jeunes et forts (...) regardèrent autour d'eux, furent frappés d'effroi au spectacle de cette léthargie et de cet esclavage, et se ruèrent sur un poi gnard» (III, 194-195). Comment il évoque la naissance d'une nouvelle Loi : « La LÉGALITÉ, d'ailleurs, se faisait jour, mais une légalité nouvelle et étonnante : "Qu'il meure cette nuit même, celui qui n'a pas la conscience nette !" » (III, 195), et en souligne l'efficacité : 213
UN HOMME EN TROP
«...Cette justice non constituée, illégale et invisible, jugeait avec autrement de précision, autrement moins d'erreurs que tous nos tribunaux familiers, troïkas, collèges militaires et autres Osso » (III, 196). Il faut relever la description des meurtres commis au point du jour par des « vengeurs masqués », un récit qui n'épargne au lecteur aucun détail, « ni les cris d orfraie » des victimes, ni le mode de confection du couteau : « Il n'est pas long, juste ce qu'il faut pour pénétrer gentiment entre tes côtes. Il n'a même pas de manche véritable: un bout de chatterton enroulé sur le gros bout d'une égoïne, mais juste ce qu'il faut d'adhérence pour que le poignard ne glisse pas de la main » (III, 197). Simples effets littéraires ? Si on s'obstinait à le croire, qu'on relise donc le commentaire qui accompagne le début de cette description : « Sur cinq mille hommes, ça en faisait une douzaine de tués, mais chaque coup, l'un après l'autre, détachait un des tentacules qui étaient posés sur nous et nous entor tillaient. Quel air étonnant soufflait ? Extérieurement, nous continuions, eût-on dit, d'être des prisonniers (...), en réalité nous étions devenus libres, libres parce que, pour la première fois de toute notre existence (...) nous nous étions mis ouvertement, à haute voix, à dire tout ce que nous pensions ! Qui n'a pas eu l'expérience de ce changement ne peut pas se le représenter» (III, 196). Violence, liberté, parole : connaît-on beaucoup de textes littéraires dans lesquels soit montrée en si peu de mots leur conjonction en réponse à l'oppression ? Non moins remarquable est l'attention que porte l'écri vain aux rapports sociaux qui se restaurent à l'intérieur des camps. Les brigades créées par la bureaucratie, pour dis soudre les zeks dans des collectifs artificiels, changent de 214
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caractère sans cesser de présenter la même apparence : les hommes se regroupent selon leurs affinités nationales. Pardelà s'instituent des centres nationaux clandestins et cer tains indices, note l'auteur, suggèrent que naît un « organe consultatif fédérateur », une sorte de « Soviet des Nationa lités » (III, 198). Or, qu'on n'imagine pas non plus que ce dernier terme ait une connotation péjorative. Soljénitsyne reparlera d'ailleurs ultérieurement d'institutions soviétiques — ou para-soviétiques— en rendant à ce terme sa véritable signification, conscient qu'il est de leur nature démocratique et du rôle quelles jouèrent avant d'être détruites par le parti bolchevik. Au demeurant, impossible de s'y tromper, ce qu'il analyse dans ce chapitre, avant même d'en venir aux grands bouleversements dont Ekibastouz et Kenguir furent le théâtre, ce sont les traits d'une dynamique révolution naire : les étapes qui marquent le renforcement de la solidarité des opprimés et celles de l'affaiblissement des autorités qui voient leurs mouchards se dérober devant leurs missions — jusqu'à s'enfuir dans la prison du camp pour échapper aux coups des justiciers — et enfin les surveillants tenus en échec par la masse des détenus quand ils prétendent s'emparer, dans les baraquements, d'agitateurs ou de vic times destinés à servir d'exemples. Ce tout dernier épisode inspire d'ailleurs à Soljénitsyne une conclusion sans équivoque : « Nous nous sommes tournés les uns vers les autres, tous regardés droit dans les yeux pour y lire que nous som mes des milliers ! des POLITIQUES ! capables désormais de résister ! Comme il a été bien choisi, le maillon par lequel il a fallu tirer sur la chaîne pour la faire sauter (...). Comme sur l'antique autel des sacrifices, leur sang [celui des mouchards] a coulé pour nous libérer de la malédiction qui pesait sur nous. La révolution grossit. Son zéphyr, qu'on eût pu croire retombé, s'engouffre aujourd'hui dans nos poumons comme un ouragan » (III, 205). 215
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Mais, puisque je m'interrogeais sur la rupture entre le dernier volume et les précédents, il me faut encore attirer l'attention sur un étonnant passage, au cœur du récit consacré à regorgement des mouchards. Certes, celui-ci se suffit : l'éloge de la violence y est assez manifeste. Mais l'auteur n'hésite pas à employer des termes qui, tout à la fois, confèrent une portée politique générale à cet événe ment, témoignent de son espérance et sinon démentent, du moins s'accordent mal avec la vision morale et religieuse qu'il avait paru revendiquer: «L'heure de l'expiation ne sonne pas dans l'autre monde, elle n'est pas renvoyée au jugement de l'histoire, non : c'est une expiation vivante, palpable, qui brandit au-dessus de toi, au petit matin, un couteau. » Et, ajoute-t-il, « on ne peut qu'en souhaiter autant à l'espèce d'outre-zone, notre pays dit en liberté » (III, 199). Le moins qu'on puisse dire est que Soljénitsyne n'est pas tout d'une pièce. Comment résumerait-on sa pensée à l'idée que la ligne de partage entre le bien et le mal ne passe pas dans la société mais au cœur de chaque homme ? Ou bien encore à sa découverte du mensonge de toutes les révo lutions ? • • ■ ■ ■ Le même homme s'enchante de voir assassiner les mou chards, de les voir juger ici et maintenant sans se soucier du bien qui reste logé dans leur cœur. Le même homme forme des vœux pour que la vengeance révolutionnaire s'étende à la société entière. Et cette phrase sur Tolstoï, se demande-t-on encore, comment y lirait-on un ultime mes sage : «il avait raison quand il rêvait d'être en prison!... Bénie sois-tu prison!». Le même homme s'enflamme à voir poindre le désir de liberté, le désir de détruire prisons et camps. Oui, c'est là le moins qu'on puisse dire. Mais je ne doute pas, pour ma part, qu'il ne faille aller plus loin. Car bien des signes prouvent que la contradiction ou l'écart interne du discours sont délibérés ; ce qui ne signifie d'ail leurs pas que l'écrivain les domine... 216
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En voici justement un que nous fournit la référence à Tolstoï. Dans le chapitre déjà mentionné, « Pourquoi vous êtes-vous laissé faire ? », Soljénitsyne l'invoque à nouveau, en un passage où il décrit la tolérance dont faisait preuve l'administration tsariste à l'égard des relégués et des familles des condamnés les plus dangereux : « C'est au sein, justement, de pareilles conditions d'exis tence que Tolstoï en vint à fortifier en lui la conviction que la liberté politique est inutile et que la seule chose nécessaire est le perfectionnement moral. Bien sûr que la liberté n'est pas nécessaire à celui qui l'a déjà. Nous en tombons bien d'accord, nous aussi : le fond du pro blème, en fin de compte, ce n'est pas la liberté politique, certes ! (...) L'essentiel, bien sûr, ce sont les fondements moraux de la société ! seulement cela, c'est déjà la fin, mais au début? mais comme.premier pas?» (III, 78). Je n'imagine pas que l'auteur ait oublié — lui qui dispose d'une mémoire exceptionnelle — son premier éloge de Tolstoï. Sans doute ne le désavoue-t-il pas, mais il prend soin de corriger son propos antérieur pour faire entendre qu'il ne s'agissait que d'une demi-vérité. Relisons, en outre, ces chapitres dont l'enseignement nous paraît à présent renversé. « En guise de politiques » : ses toutes dernières lignes nous avaient échappé, séparées qu'elles étaient du corps de l'argument : «Non, il y a eu des politiques authentiques. Et beau coup. Et jusqu'à l'abnégation. Mais pourquoi les résul tats de leur opposition ont-ils été aussi insignifiants ? Pourquoi n'ont-ils pas même laissé des bulles légères à la surface ? Encore un point que nous examinerons plus tard. » Une pierre d'attente était donc posée là. Et « Dépravation » : une petite phrase aurait dû nous retenir d'adhérer entièrement aux considérations purement morales : 217
UN HOMME EN TROP
« J'espère montrer dans la partie suivante que, dans les camps spéciaux, il s'était créé, à partir d'un certain stade, un champ différent : le processus de dépravation fut considérablement entravé ; tandis que celui de l'ascension devint attirant même pour les couards » (II, 467). Il s'agissait encore d'un jalon. Dépravation ou élévation, voilà, nous était-il suggéré, qui ne peut se mesurer au seul critère de la qualité de l'âme, puisque, dans des circons tances déterminées, dans un « champ différent », ceux qui cèdent au vertige de la servitude peuvent ressentir l'attrait de la liberté. De toute évidence, Soljénitsyne savait, quand il écrivait son second volume, ce qu'il écrirait dans le troisième. Non seulement il connaissait les faits dont il aurait à parler, les révoltes — il en avait été pour une part le témoin, bien qu'il les passât sous silence —, mais il se réservait la voie d'un autre commentaire ou d'un autre dialogue avec son lecteur. En vain jugerait-on que l'ouvrage n'avait pas à mentionner dans ses premières parties des révoltes postérieures à 1949, puisqu'elles étaient essentiellement consacrées à la période de l'avant-guerre. En fait, y sont introduites de nombreuses références à des événements plus récents. Soljénitsyne ne reste jamais prisonnier de la chronologie. Et, d'ailleurs, il ne se prive pas d'apporter dans les trois dernières parties non seulement de nouvelles informations (qui font la matière de chapitres entiers) sur les déportations de paysans en 1930, sur les conditions de la relégation avant la guerre, mais de nouvelles analyses touchant à des faits déjà relatés. Or l'une d'entre elles est justement accompagnée d'un com mentaire qui renseigne sur sa manière d'écrire. Il s'agit du cas des vlassoviens déjà abordé dans le premier volume. Tout en signalant qu'il a recueilli de nouvelles données, l'auteur précise que son « lecteur n'était pas encore préparé à accepter toute la vérité» et qu'il devait, pour l'y rendre 218
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sensible, lui faire parcourir « tout l'itinéraire des camps » (III, 26). Quoique l'objet soit singulier, l'avertissement me paraît avoir une portée générale. En ce qui concerne les révoltes, le lecteur n'aurait sans doute pas non plus été préparé à les concevoir justement, s'il n'avait d'abord dû suivre l'itinéraire des camps et le déchiffrer à travers l'expérience de l'écrivain. Celui-ci fait plus que dominer les contraintes de la chronologie, il l'utilise à des fins propédeutiques. Ce qui lui importe, c'est de plonger son lecteur, en un premier moment, dans le monde de la servitude, de faire en sorte que celui-ci perde ses certitudes acquises dans l'innocence de la « vie libre » et aille au fond du gouffre pour faire l'épreuve, en imagination, du dénuement face au discours mortifère d'un pouvoir qui prétend incarner une société parvenue à son accomplissement, c'est-à-dire le communisme. Ce monde de la servitude, devons-nous com prendre, engendre la pensée de la servitude, — non pas la pensée serve, mais celle qui naît dans les horizons de la servitude, se découvre inaliénable et toujours plus assurée d'elle-même en ce qu'elle s'avère étrangère au désir de commander et de posséder. En ce sens, rien de ce que dit Soljénitsyne sous l'inspiration d'une éthique stoïco-chrétienne n'éveille le soupçon, notamment les propos des chapitres « Elévation » et « Dépravation ». Quand il déclare : « Bénie sois-tu prison, béni soit le rôle que tu as joué dans mon existence », nous ne pouvons que le croire. Toutefois, cette vérité n'est pas toute la vérité ; ce n'était pas pour rien qu'il ajoutait (dernières lignes du chapitre que j'omettais de rapporter) : « Mais des tombes on me répond : Parle toujours, toi qui es resté en vie » (II, 460). Cette vérité-là est en effet associée à l'épreuve de la mort et elle manque, pour se soutenir, de la mort elle-même qui simultanément l'annulerait, elle demande donc à être cor rigée à l'épreuve de la vie. Aussi bien est-ce dans l'expérience de la résistance collective, de la parole qui circule entre les 219
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hommes, de la violence qui les redresse contre les maîtres du Goulag, que vient à briller une autre face de là vérité. Une telle expérience ne saurait, dans l'esprit de Soljénitsyne, engendrer chez le lecteur la pensée de la liberté qu'à la condition qu'il ait d'abord senti se dérober le sol de la vie. Alors et alors seulement Soljénitsyne peut lui dire que c'est un bien et même un plaisir de tuer les mouchards. Il peut condenser dans une formule étonnante l'idée de la mort et de la vie : une expiation vivante, palpable..., sans craindre de lui laisser croire que la violence ait d'autre fin que de rendre la parole aux enchaînés ou que de mettre en actes le désir de liberté. Douze hommes tués, dit-il, et déjà nous étions libres; nous parlions... D'une façon plus générale, le cheminement que Soljénitsyne impose à son lecteur me paraît s'éclairer en regard de son idée de la Révolution. En révélant le monde de la servitude, il induit celui-ci à penser que c'est là le produit de la révolution d'Octobre. S'il ne souffle mot des entreprises révolutionnaires qu'il magnifiera dans la suite, la raison en est qu'il veut détruire le mythe de la Révolution. Au reste, nul hasard s'il se réfère toujours à Octobre, jamais à Févrierx ; et si, parlant d'Octobre, il ne fait jamais allusion, pour les tourner en dérision, aux paysans ou aux ouvriers qui s'emparèrent des terres ou des usines. Il ne dit rien contre le fait révolutionnaire, mais s'attaque seulement à la Révolution telle que la nomment les bolcheviks, celle qui se présente comme Evénement absolu de l'Histoire, naissance d'un Monde Nouveau, instau ration du Socialisme. La conviction qu'il veut faire partager à ses lecteurs en décrivant les effets réels du socialisme, c'est que la volonté d'incarnation du vrai, du bien, du beau dans la société se change nécessairement en mensonge, en 1. J'ai tort. Voici par exemple une allusion à Février, dans le passage qui relate réclatement de la révolte de Kenguir et l'occu pation du camp : « Ici, du coup, c'est la révolution de Février. Combien comprimée, et la voici la vérité qui fait irruption, la fraternité humaine. »
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mal, en horreur. L'image d'une humanité accomplie, tel est ce qu'il s'acharne à détruire. Et, certes, les dernières parties de son ouvrage ne contre disent pas cette tâche. Dans la critique de Tolstoï que nous évoquions, il ne se contente pas de rappeler que la liberté politique est nécessaire sans pour autant constituer une fin ultime ; dans un passage que nous avions également omis, il précise : « Le but de l'humanité n'est pas une liberté vide » (entendons : le concept jacobin-bolchevik de la liberté). « Pas même non plus une heureuse organisation politique de la société»—- en d'autres termes : voilà la fiction. Mais comprenons encore qu'une fois développée la critique de l'illusion révolutionnaire, il se sent le pouvoir de réintroduire la vertu de l'action révolutionnaire, conçue comme celle qui recompose un groupe disloqué par l'oppres sion et l'exploitation et, en mobilisant les énergies, crée un nouveau « champ », des conditions telles que les couards eux-mêmes retrouvent le chemin de «l'élévation». L'éloge des initiatives révolutionnaires lui est devenu pos sible, dès lors qu'il apparaît coupé de la foi en la Révolution.
Mais si, à présent, nous embrassons dans son ensemble l'expérience présentée par l'Archipel du Goulag — une expé rience dans laquelle se trouve impliquée celle de l'écrivain — nous découvrons que, par-delà la division manifeste des quatre premières et des trois dernières parties/la pensée de Soljénitsyne ne cesse d'être écartelée sous l'effet de deux exigences apparemment contraires : la critique du maté rialisme et celle d'une tradition spiritualiste insensible à l'ordre de la réalité. Il est à la fois vrai qu'elles se combinent du début à la fin de l'ouvrage et qu'elles se distribuent iné galement. La première est explicite et ne faiblit jamais. A peine convient-il de la rappeler, sinon pour préciser que 221
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le matérialisme dénoncé déborde le cadre du marxismeléninisme. Il recouvre toutes les formes du pragmatisme, celui qui s'imposait déjà sous les tsars au nom de la grandeur de l'Etat-et celui qui s'épanouit dans le monde capitaliste, encore que sa version la plus cynique s'établisse à coup sûr sous le règne de la Bureaucratie. Quant à la seconde, si elle est rarement énoncée, elle ne se laisse pas ignorer, pourvu qu'on ne soit pas aveuglé par le propos antimatérialiste. Soljénitsyne, à qui il arrive d'écrire, comme s'il affirmait là son ultime certitude: « Ce qui compte [seul] c'est l'Esprit » (II, 455), n'a que sarcasmes pour une Intelligentsia qui ne veut rien savoir des conditions dans les quelles vit le peuple, ni de la réalité du corps, ni des fondements de l'établissement humain. De la faim, du travail, mais aussi des cadres matériels d'existence dans lesquels se forme la mentalité des couches sociales, il parle en des termes — j'ai eu l'occasion de le signaler — qui rompent avec le spiritualisme. Et qui voudrait en trouver un signe de plus dans la première partie, qu'il se reporte par exemple à sa description des truands : ces « socialement proches » qu'il présente d'abord comme les agents les plus efficaces de la décomposition sociale dans les camps, au service de la bureaucratie, et qu'ensuite il défend contre les fictions de la littérature officielle, en montrant que leur vision du monde est plus proche de la vie, plus globale que celle de leurs geôliers et quelle est exempte d'idéalisme, puis en réservant tous ses coups à cet idéalisme « dont les formules magiques sont faites pour faire travailler et mourir au travail des gens affamés » (II, 322). Cependant, plus insistant, plus étendu est son réalisme dans le troisième volume, plus délibéré le mouvement qui reconduit de l'affirmation d'une vérité transcendant l'ordre de la nature et l'ordre social à l'observation d'une nécessité sur laquelle le jugement de valeur n'a pas prise ou qu'il ne dénie qu'au prix d'un mensonge. Que ne va-t-il jusqu'à dire 222
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sur les contraintes du corps, cet homme que des matéria listes niais présentent comme un théoricien de l'« ordre moral » ! Ainsi nous rapporte-t-il, dans la toute dernière partie, son entretien avec le ministre de l'Intérieur auquel il était venu demander en 1964 un assouplissement du régime des colonies pénitentiaires. Ce dernier lui oppose que les détenus constituent un déchet d'humanité et raconte, pour son édification, que lors d'une visite dans un camp, une mère a tenu lieu de femme à son fils. Croit-on qu'il fasse état d'un sentiment d'horreur ? « Monsieur le Ministre, commente-t-il, ne pensait absolument pas, quand il évoquait avec une grimace les mœurs répugnantes de ces sauvages, à ce que cela peut représenter pour un garçon célibataire d'être condamné à ne voir aucune femme pendant vingtcinq ans » (III, 422, note 14). Qu'on considère d'autre part son tableau de la Russie envahie par les armées allemandes. Ses propos ne sont pas seulement scandaleux aux oreilles des staliniens, néo-stali niens et « progressistes » de tous acabits qui continuent de seriner que le génial généralissime a sauvé le monde libre, ils ne peuvent que heurter toutes les conventions. L'essentiel est pour lui de comprendre pourquoi des femmes ont été conduites à coucher dans le lit des Allemands, et voilà qu'il examine des cas typiques, un à un. C'est encore de com prendre pourquoi des Soviétiques sont passés en masse dans les rangs de l'armée de Vlassov, et il fait le portrait des soldats trahis par l'état-major et le Guide suprême. Pourquoi s'est constitué un mouvement de partisans en Ukraine, qui a longuement combattu et les troupes de Staline et celles d'Hitler, et il décrit la colonisation de l'Ukraine, l'agression inaugurée par Lénine contre un peuple auquel la Révolution avait reconnu le droit de disposer de lui-même, les massacres et les déportations décidés par Staline. C'est par un argument politique qu'il rétablit la vérité sur ce qui est nommé collaboration avec l'ennemi, 223
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désertion, rébellion. C'est en montrant que Staline appa raissait nécessairement à une partie de la population comme son principal ennemi, tandis qu'Hitler — au reste loué pendant un temps par la propagande officielle — était pour elle un inconnu, et son projet d'asservissement, de la Russie inconcevable. Son analyse se réclame du réalisme révolu tionnaire quand il juge naturel que des masses opprimées par un régime féroce se saisissent de l'occasion d'une crise pour se retourner contre celui-ci et fasse passer la lutte pour leur émancipation avant la défense de la patrie, fût-ce au prix d'une tragique illusion sur la nature de l'envahisseur. A tort croirait-on à un mouvement d'ironie quand il reprend le slogan de Lénine: «transformer la guerre en guerre civile », et quand il le cite : « une classe opprimée qui n'aspire pas à manier les armes, à avoir des armes, mérite seulement qu'on la traite comme on traite des esclaves ». Cette logique des forces, il la fait sienne : «Non certes, ce qui était naturel, c'était de reprendre la méthode même du bolchevisme ; de même que ce der nier s'était incrusté dans le corps de la Russie affaibli par la Première Guerre mondiale, de même, au cours de la Seconde, lui porter des coups en un moment comparable » (III, 26-27). Et encore : « Je prendrai sur moi de dire : mais enfin, notre peuple n'aurait rien valu, c'eût été un peuple d'incurables esclaves s'il avait raté une pareille occasion, fût-ce de loin, de menacer de son fusil le gouvernement stalinien (...). Les Allemands ont eu un complot de généraux, et nous ? (...) Seul le menu peuple soldato-moujiko-cosaque a brandi et frappé » (III, 29). Ici apparaît le trait distinctif du dernier volume. Qu'il s'agisse de la Russie eh guerre ou des camps en effervescence, s'affirme l'idée neuve de luttes contre l'oppression qui, dans 224
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des conjonctures favorables, seraient à la fois justes et nécessaires et, même si elles ne peuvent aboutir, réalistes. J'en trouve une autre illustration particulièrement frappante dans le récit de la révolte de Kenguir. Soljénitsyne relate l'arrivée des voleurs à la veille du 1er mai dans ce camp conçu au départ pour isoler les Cinquante-Huit jugés les plus dangereux. Les Autorités, renonçant en l'occurrence au principe appliqué depuis 1949, ont fait appel à un « contin gent sain », un groupe de 600 « droit commun » tenus pour « socialement proches », dans l'espoir qu'il les aiderait à rétablir l'ordre. En fait, apprendrons-nous, loin de répondre à leur attente, cet événement sera à l'origine de « la plus importante révolte de toute l'histoire de l'Archipel du Goulag » (III, 238). Avertis par une délégation de politiques, sitôt débarqués, que s'ils souhaitent la guerre, les truands devront la mener à un contre quatre, ces derniers vont conclure avec eux un pacte d'alliance; dans un premier temps, ils vont refuser de travailler en bénéficiant de l'aide des autres détenus, puis passer les premiers à l'action. C'est au début de ce récit que l'auteur nous livre l'explication de ce revirement : les voleurs, au cours de leur passage dans les prisons transitaires, avaient appris les troubles qui avaient eu lieu dans les camps spéciaux, notamment les égorgements de mouchards. Je ne veux que rapporter ici les réflexions de Soljénitsyne. Pourquoi, demande-t-il, n'avionsnous pas su plus tôt nous faire respecter des voleurs ? Pour quoi nous étions-nous laissé frapper, déposséder sans résis tance, sans jamais nous porter secours les uns aux autres ? Et voici sa réponse: « ...Nos esprits étaient occupés d'autre chose, nos cœurs préparés à tout sauf à cela ! Nous ne nous attendions nullement à cet ennemi cruel et bas ! Nous étions tourmentés pas les contorsionnements de l'histoire russe; la mort, nous y étions prêts, mais publique seulement, une belle mort à la face du monde entier, et uniquement à condition de sauver du même coup l'humanité tout entière. » 225 UN" HOMME E.y THOP 8
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Ce qu'il fallait, ajoute-t-il, c'était se contenter « de la plus simple des choses simples », entendons : se préparer à rece voir un coup de couteau « au cours d'une minable bagarre avec ces hommes-rats ». Alors, conclut-il, « peut-être aurionsnous justement subi moins de pertes> sursauté plus tôt, plus haut, et même, la main dans la main avec ces voleurs, fait voler en éclats les camps staliniens ? Certes, oui, quelle raison avaient les voleurs de nous respecter ? » (III, 238-239). Tout dans ce commentaire rend un son nouveau, au sou venir du volume précédent. La disposition du détenu à mourir noblement, avec la pensée du drame historique qui le broie, est tournée en dérision. C'est la mort sordide « dans un coin humide, dans le jus visqueux de la tinette», qui paraît la meilleure, pourvu qu'on meure en homme, debout, le poing en avant. Les voleurs — qui sont encore traités comme des rats, il est vrai, et dont toutes les bassesses avaient été décrites en termes effrayants (au reste très convaincants) —, les voilà capables de marcher la main dans la main avec ceux qui luttent pour la liberté ; et, en effet, on le verra, leur comportement dans la révolte révèle qu'ils ne sont pas inaptes au fameux « reforgement », mais en trouvent le chemin par un détour inconcevable aux bureau crates : ils ne toucheront pas aux femmes et partageront en tout le sort commun. En fait, apprenons-nous, les politiques se sont avérés, au moins pour une part, les artisans de leur déroute. Qui se comporte en esclave, rien de plus naturel qu'il soit traité comme tel. Certes, résistons à la tentation de trouver dans ces phrases la pensée dernière de Soljénitsyne. Il en a écrit trop d'autres d'une inspiration différente, voire contraire. Mais enfin, elles ont leur poids — un poids tel qu'il fait basculer l'image du monde des camps.
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Les révélations concernant les révoltes de détenus sont concentrées dans les trois derniers chapitres de la cinquième partie (la première du volume final). Comme je l'ai signalé, c'est à l'époque du regroupement des Cinquante-Huit dans les camps spéciaux que Soljénitsyne fait remonter le début du processus révolutionnaire qui ébranla l'Archipel. Encore doit-on remarquer qu'il commence par mentionner trois soulèvements antérieurs (III, 189). Le premier, qui date de 1942, se transforma en une évasion collective : après avoir désarmé leur escorte, deux cents hommes s enfuirent dans la forêt pour y mener un combat de partisans. Les deux autres furent le fait de petits groupes décidés qui ne par vinrent pas à entraîner à leur suite le plus grand nombre des zeks paralysés par la peur. Ils témoignent dune extra ordinaire combativité des mutins, et celui qui se produisit en 1948 dans un ITL de la zone de Vorkouta, d'un projet révolutionnaire. Travaillant sur le chantier de construction d'une voie ferrée, les détenus abattirent les soldats qui les gardaient, s'emparèrent de leurs armes, attaquèrent le camp de l'extérieur, tuant les sentinelles sur les miradors, ouvri rent les portes, s'emparèrent encore d'un camp voisin, puis décidèrent de marcher sur la ville de Vorkouta distante de soixante kilomètres. Mais différents sont les troubles et les révoltes dont furent ensuite le théâtre les camps spéciaux, car ils mobilisèrent la masse des bagnards. Quoique l'auteur se déclare incapable d'en donner « fût-ce une maigre énumération », ses infor mations sont assez variées pour l'autoriser à conclure qu'ils affectèrent, parfois suivant des scénarios analogues, l'en semble du Goulag. Il fait un récit détaillé de la révolte d'Ekibastouz (janvier 1952), dont il fut le témoin, et de celle de Kenguir (mai-juin 1954), mais consacre, en outre, plu sieurs pages (III, 232 sq.) au soulèvement du Retchlag de Vorkouta (juin 1953), mentionne les troubles dans la région de Sakhaline et évoque le soulèvement à grande échelle du 227
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Gorlag, de Ndrilsk (1953), qui aurait dû, noie-t-il, faire l'objet d'un chapitre entier si la documentation l'avait permis (III, 231). Certaines de ces révoltes, il convient d'y insister, se sont produites avant la mort de Staline. « D'évidence, au début des années cinquante, le système stalinien des camps, spécialement dans les camps spé ciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout-Puissant, les indigènes avaient commencé à tenter de rompre leurs chaînes. » Les raisons que Soljénitsyne donne de ce tournant de l'histoire des camps, je les ai déjà présentées: outre la séparation d'une fraction des Cinquante-Huit des truands, le recours à des peines démesurées qui inspiraient aux condamnés le sentiment qu'ils n'avaient plus rien à perdre, et à leurs compagnons celui de la relance absurde d une répression dont ils avaient rêvé la fin après la victoire de l'URSS et la consolidation de sa puissance dans le monde. Mais l'explication doit être complétée, notamment à l'aide des indications fournies dans le second chapitre : « Un zéphyr de Révolution ». Soljénitsyne suggère que l'atmo sphère des camps fut changée par l'arrivée d'une génération composée d'hommes jeunes qui avaient été trempés par les épreuves de la guerre. Et il décrit, en termes étonnants, les effets de la guerre de Corée sur l'esprit des détenus. A la nouvelle de ce conflit et de l'intervention militaire de l'ONU, une ivresse teintée de nihilisme s'empare d'eux. L'espoir naît d'une extension de la guerre, d'un écroulement du régime, voire d'un cataclysme universel qui unirait l'huma nité dans une souffrance ou dans une mort commune. « De même que la génération de Romain Rolland, dans sa jeunesse, a vécu oppressée par l'attente permanente de la guerre, de même notre génération de détenus l'a été par son absence : cela seul sera la vérité pleine et entière sur Vesprit des camps politiques spéciaux [je souligne — C. L.] » (III, 43). 228
« AVEC DES FISSURES S'EFFONDRENT LES CAVERNES »
Des pages entières sont consacrées à montrer l'agressivité des prisonniers à l'égard d'une bureaucratie qui leur paraît pour la première fois menacée et qui se sent telle. Parlant de son passage au pénitencier d'Omsk, il note : «Nous hurlions (...) à l'adresse des matons: attendez un peu, bande de fumiers ! Truman aura raison de vous ! Vous allez recevoir sur la tête une bombe atomique ! Et les matons gardaient un silence peureux » (III, 44). Et il ajoute : « Nous en étions arrivés à cette extrémité où Ton n'a plus rien à perdre. A ne pas révéler ces choses, le tableau ne serait pas complet de l'Archipel des années cinquante [je souligne — C. L.]. Reste que le processus révolutionnaire s'est trouvé consi dérablement accéléré par la mort de Staline, ou, plus exac tement — car cet événement n'a pas eu de conséquences immédiatement sensibles — par la liquidation de Béria, au printemps 1953. La nouvelle de sa chute, apprenons-nous, fit l'effet d'un « coup de tonnerre ». Béria, c'était le « Grand Patron et le Vice-Roi de l'Archipel ». Lui abattu, dénoncé comme le responsable de tous les crimes du régime, comme le traître d'entre les traîtres, l'Agent de la bourgeoisie mondiale, voilà toute la hiérarchie du Goulag qui vacille jusque dans ses fondements. Voilà les zeks qui s'enhar dissent à traiter de « béristes » les surveillants, et l'incer titude, la peur qui gagnent les Organes. Comme le lecteur ne manquera pas de l'observer, les premières grèves déclen chées à Kenguir et au Rechtlag de Vorkouta suivent de peu l'effondrement du maître du Goulag. Or, notons tout de suite que si elles furent férocement réprimées, le climat dans les camps connut un changement sans pareil durant plus de deux ans. Dans la toute dernière partie de son 229
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ouvrage, Soljénitsyne reviendra sur les conséquences de la chute de Béria : « Partout, dans l'Archipel bouleversé de fond en comble, les années 1954-1956 furent une période de laisser-faire, une ère de relâchement inouï et il connut peut-être alors la plus grande liberté de toute son histoire, si Ton fait abstraction des maisons de détention pour droit com^mun du milieu des années 20 » (III, 406). Cependant, considérons les trois révoltes qui nous sont décrites, Tune qui précède, les deux autres qui suivent la grande crise de la bureaucratie. Elles présentent le même caractère: il ne s'agit pas seulement dune émeute, d u n e poussée incontrôlée de violences sous l'effet de la haine qu'inspirent les matons, d'un retour de flammes accidentel. Soljénitsyne met pleinement en évidence le sens de l'évé nement : une communauté devient sensible à elle-même, s'ordonne en fonction d'un dessein de résistance ou d'offen sive, se réempare spontanément de l'arme propre aux opprimés dans la société moderne : la grève, et sécrète des institutions clandestines ou publiques, plus ou moins déve loppées selon les circonstances — comités de grève, orga nismes d'autogestion.
EKIBASTOUZ. C'est dans une première phase, antérieure aux soulèvements, nous l'avons vu, que se forment de petits réseaux de résistance dont l'action (égorgement des mou chards) éveille la solidarité des détenus ; alors sont consti tués des centres nationaux et une sorte de Soviet des nationalités. La composition des brigades passe de fait sous leur contrôle. La solidarité se renforce et fait échec aux premières tentatives des surveillants pour s'emparer des zeks dans les baraques. L'affrontement est provoqué par
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l'appareil policier. Les bâtiments sont soudain entièrement bouclés ; puis le camp est divisé en deux : les deux mille Ukrainiens sont séparés du reste de la population, composé de toutes les autres nations, trois mille hommes environ. Dans le secteur où ceux-ci sont transférés, l'organisation des brigades est bouleversée, les liens établis brisés. Des détenus enlevés sont alors jetés en prison où, apprend-on, des mou chards réfugiés les torturent pour obtenir les noms des responsables. À cette nouvelle se déclenche à la nuit une opération de représailles. « Mystérieux embrasement des âmes humaines », dit Soljénitsyne, « mystérieuse naissance des explosions collectives », imprévue des historiens. «Les trois mille hommes de notre camp n'avaient rien préparé, ils n'étaient prêts à rien ; ils reviennent le soir, et voilà soudain que... » (III, 209). Armé de barres et d'instruments divers, un groupe de détenus fait un vacarme assourdissant tandis qu'à la faveur de cette diversion, un autre groupe se rue sur la prison et entreprend d'incendier de l'extérieur la cellule des mouchards. Sur ce, les mitrailleuses font feu depuis les miradors sur toute la zone, blessant ou tuant les hommes tant au dehors qu'à l'intérieur des baraques, les balles perçant les planches. Après quoi, les surveillants appuyés par les soldats d'escorte ratissent la zone, pénè trent dans les baraques, matraquent sans pitié tous ceux qui leur tombent sous la main. Or, c'est après un tel .carnage, dès le lendemain, dans un secteur qui n'avait pas pris part aux opérations de la veille, que se décide la grève : une double grève de la faigi et du travail. Celle-ci faite par des hommes déjà affamés, suivie par les « crevards » qu'un jeûne prolongé peut condamner à mort, va témoigner de la solidarité et de l'organisation spontanée des détenus. Elle durera trois jours. « Ces trois fois 24 heures de notre vie, écrit Soljénitsyne, aucun participant ne les oubliera jamais. Nous ne voyions pas nos camarades des autres baraques ni les 231
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cadavres qui y gisaient non enterrés. Mais un lien d'acier nous unissait tous, passant à travers la zone, devenue déserte, du camp » (III, 213-214). Le lecteur assiste à tout le déroulement et à l'issue — 1 échec — de l'entreprise : la détermination des détenus, dans une première phase, face aux autorités devenues conci liantes et promettant concession sur concession, puis leur capitulation et la répression qui s'ensuivit. Impossible que lui échappe la portée de l'événement et, si brève ait été la révolte, la place qu'elle prend dans l'histoire des révolutions. Au resté, l'écrivain en parle en des termes éloquents. Il montre qu'en dépit de son échec, elle répandit au dehors le « virus de la liberté », se fit connaître à travers les prisons transitaires où les murs se couvraient d'inscriptions : « Hon neur aux combattants d'Ekibastouz », et, par le truchement des bagnards transférés au camp de Kenguir, contribua à allumer là un nouveau foyer. Et remarquable est son commentaire du mitraillage du camp : « Un ricanement du destin voulut que l'événement se produisit le 22 janvier nouveau style, c'est-à-dire le 9 janvier ancien style, journée qui était marquée dans le calendrier, cette année-là encore, par un solennel liséré de deuil en tant que DIMANCHE ROUGE. Chez nous, il est devenu le mardi rouge, avec autrement plus d'espace pour les bourreaux qu'à Saint-Pétersbourg... » (111,211). Enfin, qu'on n'oublie pas la note en bas de page. Elle suggère que la bureaucratie soviétique n'est pas aveugle à son identification avec la bureaucratie tsariste : « C'est plus ou moins à partir de ces années-là que nos calendriers ont cessé de marquer le dimanche rouge, voyant en lui un cas somme toute fort banal et indigne d'être commémoré. »
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« AVEC DES FISSURES S'EFFONDRENT LES CAVERNES » LE RECHTLAG, VORKOUTA. « Et tout le chemin que nous avions mis de longs mois à parcourir fut ici parcouru en un mois », indique Soljénitsyne en présentant ce nouvel épisode à la suite des événements d'Ekibastouz. La grève éclate le 22 juillet 1953 — après une montée de la tension durant le mois de juin —, dans une cimenterie, un chantier de construction et trois fosses. Pas de refus de se nourrir, cette fois. Les bagnards ne commettent plus Terreur de leurs devanciers : ils comptent sur leur force. Des comités de grève sont formés. Et s'instaure, nous est-il dit, un « ordre révolutionnaire » (III, 232). Du coup, le chapardage dispa raît, les rations augmentent avec la juste répartition des vivres. Au départ, les revendications sont modestes. Ce qu'on demande, c'est le droit de correspondre, des visites, la révision des dossiers. Dans une fosse est arboré le drapeau rouge, dans une autre sont affichés les portraits de membres du Politbureau. Faut-il s'étonner ? Mais Soljénitsyne nous le dit fort bien : que peuvent-ils arborer? Et revendiquer? J'ajoute une précision à l'intention de ces sceptiques qui, chaque fois qu'ils sont mis en présence d'un soulèvement des opprimés, discutaillent pour savoir s'il faut ou non lui appliquer l'étiquette de révolution. Ce n'est pas renoncé des objectifs qui nous renseigne sur le caractère d'un mou vement, notamment à sa toute première étape, mais les formes de lutte arrêtées; et ce qui révèle sa finalité révo lutionnaire, c'est l'action de masse, la rupture avec la légalité établie, l'instauration d'une nouvelle légalité associée à des procédures de décision et de contrôle collectifs. En l'occur rence, lès détenus tiennent leurs grèves pendant une semaine, tandis que leur zone est encerclée par les troupes et que les miradors se hérissent de mitrailleuses. Et quand les généraux viennent les haranguer, tour à tour les menacer et leur faire des promesses, ils répondent en arrachant leurs numéros et en brisant les barreaux. Le front des grévistes, il est vrai, se trouve bientôt rompu. Une seule fosse s'obstine
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à ne pas céder. Mais quelle fermeté de la part de ces rebelles ! Convoqués face au portail, ceux-là se voient intimer Tordre de reprendre le travail sous la menace des mitrail lettes. A peine quelques-uns ont-ils ébauché un mouvement pour se rendre que « les autres se frayent un chemin et, au premier rang maintenant, se tenant par le bras, forment un cordon d'encerclement opposé aux briseurs de grève » (III, 233). Un officier qui tente de forcer ce cordon reçoit un coup de barre. Ainsi s'exposent-ils au feu. La troupe tire sur la foule : 66 victimes. Arrestations ultérieures dans tous les camps grévistes.
KENGUIR. Là se développe, ai-je déjà dit, citant Soljénit syne, « la plus importante révolte de l'histoire de l'Archipel du Goulag», une révolte qui dure quarante jours. Elle succède à une série d'incidents provoqués par les autorités, décidées qu'elles sont à réaffirmer leur puissance entière sur les Cinquante-Huit, après la crise ouverte par la liqui dation de Béria. Des soldats d'escorte tirent à balles explo sives sur une colonne de retour du travail. Des zeks inoffensifs sont délibérément abattus pour s'être approchés de la frontière de la zone. En réponse, deux grèves éclatent, l'une à la fin de l'année 1953, l'autre en février 1954, respec tivement de deux et trois jours. Comme je l'ai signalé, c'est la dernière mesure prise pour briser le moral des bagnards qui se trouve à l'origine des troubles : les voleurs introduits dans le camp passent du côté des Cinquante-Huit et, de concert avec ceux-ci, prennent l'initiative du soulèvement. Qu'on apprécie au passage l'intelligence politique — machiavélienne — dont fait preuve Soljénitsyne dans l'explication de cette initiative, à première vue insensée :
« Les événements suivirent un tour indétournable. Les politiques ne pouvaient pas ne pas donner le choix aux voleurs entre guerre et alliance. Les voleurs ne pou234
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vaient pas refuser l'alliance. Et cette alliance, une fois instaurée, ne pouvait pas stagner: elle se serait désa grégée, livrant le passage à la guerre intérieure » (III, 240). Or, ajoute-t-il en substance, la logique voulait que les voleurs commencent à attaquer, car, bénéficiant de la bien veillance des autorités, ils avaient une chance de déconcerter l'adversaire dans le tout premier moment et d'éviter une répression immédiate. De fait, il ne s'agit plus cette fois à Kenguir d'une simple grève. Le premier objectif fixé : la prise de l'intendance, où se trouvent entreposées les vivres, témoigne du dessein dune occupation de la zone. Comment l'opération réussit-elle, il ne m'importe pas de le raconter après Soljénitsyne. Je renvoie donc le lecteur au chapitre dans lequel il décrit le détail des faits, jour après jour, depuis ce 15 mai qui a vu le premier assaut lancé par les voleurs. Mitraillage de ces derniers ; retranchement des forces de l'ordre dans l'intendance; communications éta blies entre les secteurs jusqu'alors cloisonnés de la zone, notamment avec le camp des femmes ; évacuation de l'inten dance par les troupes ; tentatives de pourparlers faites par les autorités ; nouvelle intervention militaire qui permet de reconstituer les murs de séparation de la zone ; creusement de galeries par les zeks, grâce auxquelles tous les secteurs sont à nouveau réunis ; enfin, percement du mur de la prison et libération de ceux qui y étaient détenus : ces événements ont pour conclusion provisoire l'occupation complète du camp par les huit mille zeks désormais encer clés par l'armée et surveillés du haut des miradors — d'un camp dont les portes ne s'ouvriront plus que pour laisser passer les négociateurs. Ce qui, en revanche, mérite d'être souligné, c'est, comme au Rechtlag, l'instauration d'un «ordre révolutionnaire», mais combien plus complexe. Soljénitsyne rapporte qu'une commission est élue le 19 mai « pour les pourparlers avec 235
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les autorités et l'autogestion ». C'est, juge-t-il, « un nom modeste et craintif». En fait, il n'y a pas lieu de s'étonner que les zeks se fixent pour objectif de négocier. Ils n'ont pas le choix de buts plus ambitieux. Et que le terme auto gestion soit aussitôt trouvé montre bien à nouveau le véri table trait du phénomène révolutionnaire : la prise en charge collective des décisions qui affectent le sort commun et celle des tâches d'organisation. Cette commission, ajoute-t-il d'ailleurs aussitôt, «on était censé l'élire en tout et pour tout pour quelques heures peut-être, mais il lui fut donné d être pendant quarante jours le gouvernement du camp de Kenguir» (III, 247). Gouvernement, le mot est justifié par l'ampleur et la diversité des fonctions que la commission assume. Elle se divise en sections : agitation et propagande, vie quotidienne et gestion, alimentation, sécurité intérieure, affaires mili taires, affaires techniques. Sans doute reste-t-il • dans la description de Soljénitsyne des points obscurs. Il soupçonne que ce gouvernement ne détient qu'une partie du pouvoir, le pouvoir visible, et que, notamment dans les pourparlers avec l'adversaire, demeurent clandestins les éléments peutêtre les plus résolus et les plus irréductibles, voire les plus influents. Il montre comment tel membre de la commission travaille en fait à une capitulation des zeks, s'interroge sur le jeu de son chef, un ancien officier. Le lecteur sent bien que (délibérément ou non) lui reste dérobée toute une part de l'activité politique dans le camp. Quoi qu'il en soit, on ne peut que s'émerveiller de l'efficacité des nouvelles institutions, de l'inventivité d'hommes apparemment réduits un peu plus tôt à l'esclavage, et de l'ordre qui règne dans la zone. La distribution des vivres est réglementée ; il n'y a plus ni gaspillage, ni trafic illicite, ni vols. Les femmes mêlées aux hommes sont leurs égales dans la défense et l'administration du camp ; elles inspirent le respect aux voleurs qui, ailleurs, s'illustraient par des viols sous la 236
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protection des autorités. Ceux-là, d'une façon générale, mettent leur honneur à partager le sort de tous. Dans une atmosphère d'attente angoissée, habilement entretenue par les négociateurs soviétiques et dont la tension est accrue par les fausses nouvelles et les slogans que diffusent les haut^ parleurs installés autour de la zone, la vie du camp continue de se dérouler semaine après semaine suivant le même rythme. Parlant de la dernière période, Soljénitsyne note : « Les choses demeuraient en l'état, et tout le fantastique, tout l'aspect "vision de rêve" de cette existence impos sible, sans précédent, de huit mille êtres humains, sus pendue dans le vide, était rendu plus saisissant encore par la vie régulière du camp : nourriture trois fois par jour; bains au moment voulu; buanderie, change de linge; salon de coiffure; ateliers de couture et de cor donnerie. Jusqu'à des tribunaux conciliatoires pour les disputeurs... » (III, 265). Sur le plan militaire et technique, l'intelligence et l'ima gination se conjuguent pour assurer un système de défense avec des moyens archaïques. Un plan précis est établi suivant lequel tous les points vulnérables seront tenus par des piquets mixtes. Et dans les tout premiers jours de la révolte, le réseau électrique n'ayant pas encore été débran ché, les tours de l'intendance sont utilisées pour transformer en piques des barres arrachées aux grilles des bâtiments. Forges et tours fabriquent de façon continue couteaux, hallebardes et sabres. Mais rien de plus extraordinaire que l'activité de la section technique. Une fois que l'électricité fait défaut, on capte un moment le courant en jetant sur les fils qui courent en bordure de la zone des crochets reliés à du mince fil de fer ; puis on expérimente un moteur éolien ; enfin on monte en un lieu soustrait à l'observation des miradors et des avions de reconnaissance une centrale électrique fonctionnant à l'eau du robinet. « Cette centrale unique en son genre, signale Soljénitsyne, fonctionna jus237
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qu'au dernier jour de la mutinerie » (III, 252). Elle permet d'alimenter le réseau téléphonique du camp, l'éclairage de 1 'état-major et un poste émetteur. Pour contrebattre la propagande officielle, on utilise des amplis découverts à l'intendance dans une installation de cinéma ambulant et on les alimente grâce à la petite centrale. Et, comme il importe de faire connaître à la cité de Kenguir, où vivent les travailleurs libres, les mobiles et les objectifs de la révolte, et surtout de réfuter les mensonges répandus par les autorités — lesquelles affirment que bandits et prostituées font la loi dans le camp —, on a recours aux procédés de transmission les plus insolites. Ce sont d'énor mes ballons confectionnés avec des feuilles de papier à cigarette qui sont lancés en direction de la ville, les pre miers chargés de tracts, les autres porteurs d'immenses banderoles où sont inscrits les appels des zeks. Puis, à l'instigation des Tchétchènes, passés maîtres en cet art, on fabrique des cerfs-volants munis d'un dispositif à percus sion, qui permet de libérer des liasses de tracts, une fois l'appareil situé dans la bonne direction. Cependant, le petit poste émetteur donne la possibilité de s'adresser quotidien nement aux zeks ainsi qu'aux soldats d'escorte. Emissions d'informations et émissions humoristiques sont assurées par des speakers improvisés ; tandis qu'un journal accompagné de caricatures circule dans la zone. Tel est l'étonnant tableau des journées de mai-juin 1954 dans un camp occupé et administré par les zeks, celui des « Quarante jours de Kenguir », qui prend désormais place, grâce à Soljénitsyne, dans la littérature révolutionnaire universelle. Et il convient encore d'observer qu'en l'occur rence, le dénouement tragique de la révolte n'est point l'effet d'une capitulation des mutins. Jusqu'au bout et quel que soit le fléchissement d'une partie d'entre eux, ils tien dront bon. En fait, ce dénouement ne fera que fournir une illustration de plus du scénario reproduit à chaque épisode 238
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révolutionnaire et dont Budapest et Prague nous ont révélé l'ordonnance. Première étape : concessions spectaculaires ; seconde étape : écrasement de l'insurrection par les troupes. « Le 22 juin, la radio extérieure annonce : les revendi cations des prisonniers sont acceptées ! Un membre du Presidium du ÇC est en route pour Kenguir (...). Le 25 juin au point du jour, des fusées se déploient en parachutes dans le ciel, des fusées jaillissent aussi des miradors (...). On entend tonner le canon. Des avions volent en rase-mottes au-dessus du camp (...). Les glorieux T. 34, qui avaient occupé leurs positions de départ sous le couvert des tracteurs vrombissants, à présent se ruent de toute part dans les brèches » (III, 266). J'ai noté que les révélations sur les révoltes de détenus nous étaient livrées à la fin de la première partie du troi sième volume, non sans préciser qu'elles avaient été pré parées par le récit du transfert des Cinquante-Huit dans de nouveaux camps et par la discussion du chapitre: « Pour quoi vous êtes-vous laissé faire ? », lequel s'achève sur l'annonce de l'entrée en scène des politiques. Cette section intitulée le Bagne contient bien, dans son ensemble, en dépit de multiples retours sur la période de la guerre et de l'avant-guerre, une analyse des événements qui jalonnent l'histoire des camps spéciaux, apparemment close en 1954. La partie suivante porte sur la Relégation. Aussi bien le lecteur qui veut savoir comment a évolué le système concen trationnaire depuis l'avènement de Khrouchtchev est-il porté à chercher des informations dans les trois chapitres qui composent la toute dernière partie. Mais que son souci du passé le plus proche ne le détourne pas des faits rapportés dans cette sixième partie : celle-ci comporte notamment deux importantes études sur « la Grande peste » et la « Relégation des peuples » qui font date dans l'histoire générale du régime stalinien. Quoi qu'on ait pu déjà apprendre sur les 239
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déportations des paysans, au début des années trente, sur celles des populations arrachées à leur sol — les Allemands de la Volga, puis les Tchétchènes, les Ingouchs, les Karatchaïs, les Balkars, les Kalmouks, les Kurdes, les Tatars de Crimée, les Grecs du Caucase — et sur les ratissa ges opérées en 1948-1949 dans les Pays baltes et en Ukraine occidentale, le tableau brossé par Soljénitsyne, sur la base d une documentation encore insuffisante certes, comme il le dit lui-même, mais néanmoins incomparablement plus riche, variée et précise qu'on ne l'imaginait, fait pleinement appa raître la dimension d'un cataclysme probablement sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Et telles furent ses proportions qu'on se prend à douter soudain du plus mons trueux. Quoi, se dit-on, les camps de concentration, stricto sensu, n eussent-ils pas existé en URSS, l'abomination du stalinisme n'en serait pas diminuée. Mais, puisque ces données, qui pouvaient, au reste, tout aussi bien se loger dans les deux premiers volumes, ne font que déployer une fois encore sous nos yeux, agrandi démesurément, il est vrai, le spectacle de la servitude, cherchons plutôt le nouveau. «Staline n'est plus» — ainsi se nomme la dernière partie. Le titre donné au second chapitre paraît d'emblée plus suggestif : « Les gouvernements passent, l'Archipel demeure». Et quand on est parvenu à son terme, cette affirmation s'avère pleinement fondée. Ainsi le nouveau paraît se circonscrire à la démonstration qu'en dépit de nombreux changements, le système concentrationnaire soviétique se perpétue. Certes, quiconque a lu Martchenko ne pouvait en douter/Soljénitsyne d'ailleurs lui rend hom mage, le cite abondamment : à ses yeux, cet ancien ouvrier, auquel le camp a révélé la politique et l'écriture à l'âge de vingt-cinq ans> est désormais, avec Karavanski, l'historien du Goulag de l'ère post-stalinienne. Cependant, il ne fournit pas seulement à son tour des informations plus amples, 240
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puisées dans les témoignages de détenus qui lui sont par venus depuis la publication d'Une journée d'Ivan Dénissovitch, il fixe quelques repères historiques de nature à boule verser notre représentation de la dernière période, et parle des «droit commun » en des termes qui témoignent sinon dune attitude nouvelle, du moins d'un souci qui ne s'était pas manifesté auparavant : « ...J'ai une dette aussi à l'égard des droit commun, écrit-il: je leur ai fait peu de place jusqu'ici dans toute l'épaisseur de mon livre, » Or, qu'on remarque d'abord que la vision de Soljénitsyne se modifie une fois encore en même temps que le monde qu'il décrit. Les hommes et les femmes condamnés pour des délits politiques du temps de Staline, sous le couvert de l'article 58, ont été pour la plupart libérés. A présent, il ne subsiste dans les camps, semble-t-il, qu'un petit nombre de politiques (encore que considérable dans le cas d'un Etat dont la sécurité n'est pas menacée'1) : la masse des détenus est composée de « droit commun ». Le moment est venu pour l'écrivain de dénoncer les conditions abjectes qui leur sont faites, et que ne saurait justifier la nature de leurs délits, quels qu'ils soient. Il lui importe d'établir que le régime se disqualifie par le traitement infligé à ceux qu'il veut châtier (ce mot de châtiment, banni du vocabulaire soviétique, on verra qu'il vient naturellement dans la bouche du ministre de l'Intérieur). Mais voilà surtout l'occasion de faire entendre ce que sont ces « droit commun». Car telle est bien la fiction accréditée par les dirigeants soviétiques et 1. Soljénitsyne cite, à titre d'exemple, dans son dernier chapitre, le cas de Karavanski, auteur d'un récit : la Démarche, parvenu au Samizdat, depuis le camp où il a été replongé en 1965, après avoir été libéré en 1960 au terme d'une peine de 16 ans. Celui-ci avait été régulièrement remis en liberté aux deux tiers de son temps. En outre, le Code de 1961 interdisait de prononcer des peines de plus de 15 ans. Karavanski a donc été réemprisonné en vertu d'une législation abolie. L'auteur ajoute que nombre de condamnés à 25 ans n'ont pas béné ficié; on ne sait trop pourquoi, des mesures prises par Khrouchtchev et sont demeurés au camp. Si importantes qu'aient été les libérations. de « politiques », parlons donc du problème avec prudence.
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leurs émules des partis occidentaux, et accueillie par une par tie de notre gauche crédule ou cynique : ne se trouveraient plus dans les colonies pénitentiaires que des criminels ou de dangereux délinquants. Or, sous l'étiquette de délin quants, ce sont entre autres les victimes de règlements de comptes ou de machinations policières et les éléments à quelque degré déviants, turbulents ou récalcitrants, qui se voient raflés, comme autrefois les promis au 58. Ainsi Soljénitsyne se donne-t-il pour tâche de rétablir la vérité que masque le nouveau cours de la répression : « La différence avec les camps de Staline n'est pas dans le régime de détention, mais dans la composition des effectifs : on n'y trouve plus ces millions et ces millions de Cinquante-Huit. Mais, comme avant, les détenus se comptent toujours par millions et, comme avant, beau coup sont des êtres sans défense, victimes d'une justice inique et envoyés là uniquement parce que le système [l'industrie pénitentiaire] veut subsister et qu'ils repré sentent son gagne-pain » (III, 412). Puis, après avoir longuement décrit le régime des nou velles colonies, qui ne le cèdent en rien aux camps spéciaux quant à la rigueur de la discipline et à l'exploitation des zeks (voire, pour certaines, s'avère pire), il cite la lettre d'un prisonnier dont les éclats de résistance sont d'autre part rapportés : « Qui se trouve actuellement dans les colonies, ces antres de l'esclavage ? Des hommes bouillants, intran sigeants, une couche de notre peuple que la société a rejetée de son sein... Le bloc des bureaucrates a poussé dans le gouffre cette jeunesse bouillante qui, dans la vie, eût été par trop dangereuse, une fois armée d'une théorie sur la justice des rapports sociaux » (III, 422). Et, ajoute-t-elle : « les zeks sont des enfants du prolétariat rejetés par la société et dont on a fait la propriété des ITL ». Vania Alexeiev se nomme ce zek, notre contemporain. Quel livre n'écrira-t-il pas, s'il le veut ou le peut. Tel quel, 242
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son témoignage porte la plus véhémente dénonciation de l'oppression de classe de la Bureaucratie, qui, sans le secours de Staline, continue de défendre son ordre et de faire des camps son arme politique. Mais, demandera-t-on, d'où vient que la crise du système concentrationnaire, si sensible, à entendre Soljénitsyne, après 1954, ait abouti à sa restauration au prix d'une nou velle «composition des effectifs »? C'est sur ce point que nous sont données des informations inédites et surpre nantes, car il était tentant de supposer que le destin des camps se trouvait associé à la politique de déstalinisation conduite par Khrouchtchev. L'auteur signale que c'est en 1956, l'année du XX* Congrès, que furent adoptées « de premières dispositions restrictives concernant le régime des camps» (III, 411), et qu'elles furent renforcées l'année sui vante. Il est vrai que leur nature n'est pas précisée. Mais extraordinaires sont les mesures prises en 1961, à l'époque même du XXIP Congrès. Cette fois, ce n'est pas en secret, mais publiquement que Khrouchtchev fait le procès de Sta line. Alors qu'on avait pu croire la déstalinisation ensevelie par le XXIe Congrès, la voilà relancée avec une vigueur imprévue. Et tel est le changement de climat que Soljénit syne lui-même, on s'en souvient, jusqu'alors terré avec ses manuscrits à Riazan, s'enhardit jusqu'à proposer Une journée à Novy mir1, et qu'enfin Tardovski et le grand maître du Kremlin en personne vont le pousser sur le devant de la scène. Or, apprenons-nous maintenant : « Alors qu'il montait à la tribune du congrès pour lancer sa dernière attaque contre la tyrannie carcérale de Staline, Nikita venait tout juste de laisser serrer les écrous d'un système qui ne valait pas mieux » (III, 412). De quels écrous s'agit-il ? Un décret institue dans les camps la peine de mort pour « acte de terrorisme commis 1. Le Chêne et le Veau, Ed. du Seuil, Paris, 1975, p. 19-20.
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contre les détenus amendés (c'est-à-dire contre les mou chards) et contre le personnel de surveillance ». Voilà une mesure qui n'avait pas été prise du temps de Staline et dont on apprécie toute la portée à se souvenir de la stratégie d'autodéfense inventée par les prisonniers. En outre, la Cour suprême redéfinit le système des camps en les distri buant en quatre catégories : régime général, renforcé, sévère, spécial. Et, du coup, la tâche des tribunaux se trouve facilitée : la simple application d'un article du Code a pour effet d'expédier tout droit le condamné dans un secteur de détention. Dès lors, toutes les dispositions libérales prises entre 1954 et 1956 (deux années « d'un relâchement inouï») sont effacées. Opération qui confond l'imagination du lec teur, pourtant endurci au spectacle de tant de monstruo sités : certains détenus qui, par mesure exceptionnelle, avaient été autorisés dans la période précédente à vivre hors du camp, à bâtir des maisons individuelles et à y installer une famille, doivent tout abandonner et réintégrer la zone. Mais, comme Soljénitsyne le démontre avec force détails à l'appui, ce sont tous les aspects de la vie carcérale qui, à cette époque, vont s'assombrir: qu'il s'agisse du régime des colis ou des visites, de la cantine, du salaire ou des normes de travail, les moyens de coercition sont ren forcés au point que la condition des zeks dans les anciens camps spéciaux paraît privilégiée. S'agit-il là de l'ouvrage de Khrouchtchev ? La question ne peut être tranchée. Soljé nitsyne s'emporte contre son « insouciance », il lui reproche d'avpir gaspillé les possibilités immenses qui lui furent un moment offertes (IÏI, 411). Les mots sont faibles. Et ce n'est pas sans surprise qu'on l'entend déclarer qu'il avait « laissé » serrer les écrous du système — mieux encore, qu'<< il croyait sincèrement que tout cela [entendons la déstaliriisation et lès camps] était compatible et conciliable ». J'ai déjà évoqué le passé de Khrouchtchev, sa.participa244
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tion aux purges de 1937-1938, sa position crypto-stalinienne après la mort du Guidé suprême et la liquidation de Béria. Si l'homme est contradictoire, je doute qu'il ait jamais imaginé, encore moins voulu un changement de régime, comme Soljénitsyne le laisse supposer. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas sa contradiction qui importe, mais celle de la Bureaucratie. Les informations qui nous sont livrées là prouvent qu'elle a très rapidement senti les limites de la libéralisation. Rompre et conserver, rompre pour conserver, telle paraît bien avoir été sinon la stratégie consciente de ses dirigeants, du moins la logique de leur politique : rompre avec le stalinisme qui dévorait le parti lui-même, conserver les instruments les plus sûrs de sa domination à l'échelle de la société : les camps. Et l'argument de Soljénitsyne, qui impute à l'action des Organes, à l'initiative du secteur de la bureaucratie pénitentiaire, la reconstitution du système concentrationnaire, si grande soit son autorité, je ne puis y souscrire. Nul groupement particulier, qu'il s'agisse des cadres de la répression ou des cadres du Plan soucieux de l'exploitation du travail forcé, n'est dans la société tota litaire susceptible de faire prévaloir ses intérêts indépen damment du Parti. Lui seul, sa direction, ont mesuré la menace qu'auraient fait peser sur le régime la fermeture des camps, l'abandon de la répression de masse. Répression de masse, dis-je. Nous avons compris comment elle s'exerce à l'époque de Khrouchtchev et de ses succes seurs. Il n'y a plus des masses d'hommes frappés en raison de leur condition sociale ou de leur nationalité, comme du temps de Staline, mais le nombre des individus arrêtés, condamnés, déportés reste tel qu'il vient à composer une masse à la merci des Organes et continue de fournir la matière d'une industrie pénitentiaire, cependant que le peuple, dans sa masse, ne cesse d'être exposé à la rafle sour noise qui, en retranchant de lui ses supposés parasites, le laisse soumis ou pétrifié. Aujourd'hui comme hier, il faut 245
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que chacun tremble, ou, pour ne pas trembler, ait perdu le désir de liberté; et doit régner l'universelle conviction que les agents du pouvoir peuvent tout et qu'il n'est d'autre loi enfin que leur volonté. Ne nous trompons pas: le dernier chapitre, « La loi aujourd'hui », est précisément destiné à nous remettre sous les yeux cette fantastique lésion du tissu social : la défaite de la loi. Toutefois, ce chapitre contient le récit d'un événement qui témoigne en un autre sens de la répression de masse ; il apporte une nouvelle révélation plus inattendue encore que celle des révoltes de détenus. Celles-ci, j'en faisais la remarque, les deux premiers volumes n'en avaient soufflé mot ; elles se trouvent décrites dans les ultimes chapitres de la cinquième partie ; mais, dans cette dernière du moins, des signes les annonçaient. En revanche, l'émeute qui embrase Novotcherkaask, une ville située dans une des régions les plus actives de l'URSS, dans le bassin du Don, non loin de Rostov, — ce soulèvement et sa répression, rien auparavant ne les avait fait attendre, tout comme rien dans la réalité, nous dit l'auteur, n'y avait préparé. Soljé nitsyne ménage ainsi au lecteur, à la fin de son livre, la plus forte surprise. Celui-ci, en quête des derniers développe ments des camps, croyait avoir tout entendu, et soudain c'est à une révolte ouvrière qu'il est confronté, une révolte de ces prolétaires au nom desquels règne le socialisme. Alors, une nouvelle fois bascule l'horizon, qu'on avait cru bouclé, de la servitude. Le second volume s'achevait sur «une liberté muselée», un tableau accablant de la corrup tion. Le troisième, qui pareillement ramène pour finir à l'image de l'oppression généralisée, laisse passer un éclair. Et quel éclair ! Annonciateur peut-être de la « tempête » dont rêvaient dans les camps spéciaux les zeks. Qu'on écoute Soljénitsyne quand il commente l'intrépidité de la foule revenant sur la place d'où le mitraillage l'avait chassée : 246
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« O force des mouvements populaires ! Comme tu mo difies rapidement les données politiques ! Hier, c'était le couvre-feu et cette grande peur, aujourd'hui c'est toute la ville qui arpente les rues et qui siffle. Faut-il donc croire que sous l'écorce épaisse d'un demi-siècle ils soient encore là, à portée de la main — un tout autre peuple, une tout autre atmosphère?» (III, 439). Et qu'on entende encore les mots que lui arrache le spectacle des femmes assises sur la voie ferrée pour empê cher l'arrivée des trains, tandis que les hommes déboulon nent les rails : « dynamisme.peu ordinaire, qui renouait avec la tradition du mouvement ouvrier russe » (III, 435). Novotcherkaask, ce maillon manquait dans la chaîne des révoltes ouvrières contre la bureaucratie. Elle se situe en juin 1962, après Berlin-Est, Poznan, Budapest. Sans doute l'affaire a-t-elle été rapidement réglée ; le monde n'en a rien su et le pouvoir a pu la dissimuler assez efficacement à une partie de la population en URSS même. Reste que la portée de l'événement, si brève ait été sa durée, ne saurait échapper à présent aux lecteurs de Soljénitsyne. Qu'en URSS même, une ville se soit soulevée, que les murs de la première usine en grève se soient couverts des slogans : « A bas Khroucht chev, Khrouchtchev au saloir» — certes, Soljénitsyne a raison : il s'agit d'« un des nœuds de l'histoire russe contem poraine ». Mais comme il importe aussi de produire sur ce fait la preuve prétendument introuvable de la lutte de classes en URSS ! Combien sont-ils, un peu partout, qui jugent désho norants les camps de concentration pour le socialisme, mais qui, sans broncher davantage, poursuivent leur bavardage sur le grand Etat socialiste (déshonoré) ? Combien sont-ils à regretter qu'on ne veuille saupoudrer de droits de l'homme les « bases du socialisme », sans jamais douter du caractère prolétarien de l'Etat? Enfin, à quelles contorsions ne se sont-ils pas livrés, nos dialecticiens, quand ils ont appris les 247
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insurrections ouvrières des villes de Hongrie, en 1956, et l'arrivée des tanks de"l'armée soviétique? Justifié le soulèvement, ont dit à 1 époque les plus audacieux, condamnable la répression. Mais, estimèrent-ils aussitôt, les groupes réactionnaires ont repris des forces à la faveur du mouvement démocratique; les agents de Vétranger n'ont pas manqué de s'infiltrer dans le camp révolutionnaire ; l'URSS ne pouvait souffrir que la Hongrie en vienne à se détacher du monde socialiste; si la première intervention n'a pas d'excuse, la seconde s'explique. Et d'ajouter : Le malheur est que l'URSS paraît agir comme un Etat impérialiste; pire: ne serait-ce pas que le prolétariat soviétique, solidement campé sur les conquêtes d'Octobre, en soit venu à ignorer les problèmes des prolétariats frères, moins favorisés ? Mais ne nous égarons pas : tous ces maux proviennent d'une inégalité de développement — jusqu'à la formation de ces bureaucraties égoïstes et maladroites, produits des vicissitudes de l'histoire... Et, en 1968 encore, parmi les défenseurs du « socialisme à visage humain » (mais au fait, qu'est-il donc sans visage humain, bestial peut-être ?), serontils assez nombreux à dire que l'Union soviétique cède au vertige de la puissance ? Ou que le peuple russe commet une « faute » en méprisant le peuple tchèque, comme s'il avait quelque chose à faire avec l'événement? Mais Novotcherkaask ? Il ne s'agit plus de l'ingérence d'un Etat socialiste dans les affaires d'un autre Etat socia liste. La Bureaucratie écrase ses ouvriers avec ses tanks. Voilà le scénario ramené à sa plus simple expression. Et pourtant complet : grèves, cortèges, rassemblements : le peuple est dans la rue. Les autorités du Parti s'enfuient. Arrivée des tanks : mitraillage: 70 à 80 tués. Effervescence ; la foule chassée de la rue revient, de nouveau chassée revient. Descente des huiles du Comité central, dont Mikoyan (comme à Budapest) et Kozlov qui «pleure» devant la délégation ouvrière. Promesses, concessions. Changement 248
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des troupes (il faut que les nouvelles ne sachent rien de ce qui s'est passé — comme à Budapest). Les blindés dispersent les manifestants. Mikoyan déclare que les balles explosives n'ont pas été tirées par les soldats, mais par des « ennemis ». Les blessés disparaissent comme dans une trappe, leurs familles ainsi que celles des tués sont déportées en Sibérie. Cependant, les magasins se trouvent soudain approvisionnés « en saucisson, en beurre, et en beaucoup de choses que Ton n'y avait pas vues depuis longtemps... » (encore la Hongrie ! ) Quel petit Sartre va à présent nous expliquer que les forces réactionnaires sont parvenues à se frayer une voie dans le sillage des manifestants ? Hein ? En l'espace de trois jours et dans le bassin du Don? Et que ça virait à droite, hélas ! Qui donc dira que les agents de la bourgeoisie internationale avaient rappliqué aussitôt ? Piètres agents qui n'ont même pas su faire connaître l'événement en Occi dent. Auraient-ils été rachetés dans l'intervalle par le MVD ? Et quel petit Sartre encore jugera la première intervention inadmissible, mais le dénouement, sinon justifiable, du moins explicable ? Trop prosaïque, l'affaire de Novotcherkaask, pour souffrir tant de subtils commentaires. Voit-on comment tout a commencé ? Les normes de rémunération du travail venaient d'être abaissées dans une grande usine de locomotives (à Berlin-Est, qu'on veuille bien s'en souvenir, c'est une mesure de ce genre qui mit le feu aux, poudres en juin 1953) — cela même au moment où Khrouchtchev annonçait un relèvement du prix de la viande et du beurre. Il arrive ainsi parfois que pour des motifs aussi futiles (!) les ouvriers se fâchent et qu'une grève s'élève « à la hauteur de l'histoire du mou vement ouvrier ». Soljénitsyne, quant à lui, n'en doute pas. Mais gageons qu'il y aura nombre de matérialistes pour s'étonner qu'on rapporte la lutte des classes à un si minime incident. Soit, diront-ils, la ville s'est emplie de mânifes249
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tants, une grève en a déchaîné d'autres, pourquoi toutefois tirer des conclusions générales ? Mais qu'ils y regardent bien, ce n'est pas moi qui les tire. C'est la bureaucratie. En l'occurrence, elle agit avec le réalisme qui lui est propre. Et à 1 échelon local et au niveau de l'appareil d'Etat. Les comitards du Parti, d'abord, Mikoyan, ensuite, donnent à la revendication populaire une réponse appropriée : les tanks. Cependant, je concède que la lutte des classes dans une société totalitaire a des caractéristiques très singulières: elle ne connaît pas de moyens intermédiaires, semi-violents. Ou bien elle s'exerce — comme partout ailleurs, mais sans doute plus intensément — dans la vie quotidienne de l'entre prise, sous des formes larvées : résistance au rendement, « truffe », coulage des pièces ; ou bien elle débouche tout droit sur la guerre civile.
« O force des mouvements populaires, comme tu modifies rapidement les données politiques... ». Pensée banale, somme toute, à laquelle chacun peut souscrire sans trop s'attarder. Et certes, elle ne nous toucherait pas tant si elle ne venait de Soljénitsyne, qui ne croit pas en la Révolution, si elle ne renaissait d une épreuve qui paraissait la lui interdire. Mais nous faisant retour depuis l'Archipel du Goulag, depuis l'univers du totalitarisme, elle devrait modifier les données de l'interprétation politique... On ne l'a pas assez observé en effet : tant à gauche qu'à droite a depuis longtemps prévalu ici, prévaut encore la croyance en la solidité et la pérennité de l'ordre établi là-bas. Singulier attrait pour l'ordre. Autrefois, le garant de cet ordre, on le tenait pour immortel, que ce fût sous le couvert de l'amour, de la haine ou même du soupçon ; et, depuis que l'Egocrate est mort, la société socialiste continue de 250
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figurer un autre monde qui n'aurait pas d'histoire, — rien qu'une évolution mesurée par les indices de la production. Peu importe, au demeurant, si, plus loin que l'URSS, pour certains désormais, c'est la Chine qui charme. De quoi donc est fait cet attrait pour l'ordre ? Fuyant les abîmes de la société bourgeoise, le regard peut glisser à la surface du socialisme en satisfaisant sa répugnance à la profondeur. Bien sûr, impossible d'ignorer les divisions politiques quand elles sont étalées — l'événement, voire l'anecdote, nourrit toujours la curiosité —, ni même la protestation des intel lectuels lorsqu'un petit nombre d'entre eux ont émergé de l'ombre. Mais la division de classes, cette déchirure entre l'immense monde d'en bas et le petit monde d'en haut, on l'a rendue invisible et même insoupçonnable. Paysans, ouvriers, employés ou gens de toute sorte dont le destin est de subir, bref ceux qu'on appelle le peuple, n'apparaissent que méconnaissables dans le mince reflet qui s'inscrit sur l'écran tendu par la classe dominante. Ce n'est pas qu'on se désintéresse de leur sort : l'extraordinaire est qu'ils sont abolis, dissous dans la représentation de l'Etat. Remarquons que les contestataires eux-mêmes, on les écoute, soit avec fer veur, soit avec irritation, sans jamais cesser de circonscrire leur place à distance de la masse anonyme. Quant à celle-ci, il va de soi qu'elle obéit, qu'elle est soudée pour son bonheur ou son malheur avec ses dirigeants. Le débat tend ainsi à se limiter dans les cercles avertis à ce problème : le socialisme tel qu'il existe en URSS ou en Chine peut-il ou non s'accommoder des libertés, avec, en sous-entendu, la conviction que ces libertés concernent une élite. Ce qu'il y a de vain et de mensonger dans ces discus sions, la lecture de Soljénitsyne le fait découvrir. Les libertés détruites, montre-t-il, c'est le peuple exsangue. Il ne parle d ailleurs pas tant des libertés que de la loi, rendant ainsi au mieux sensibles les effets de sa défaillance : le déchaî nement du pouvoir, une oppression sans bornes qui se 251
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conjugue, pour la renforcer, avec l'exploitation. Le peuple, dont l'image est refoulée, il nous contraint de tourner à nouveau les yeux vers lui. Il raconte l'histoire d'individus dépouillés de tout moyen de défense, livrés à la merci des agents de l'autorité. Qui, l'ayant lu de bonne foi, ne mesu rerait pas ce que sont les libertés individuelles, je ne dis pas pour un écrivain, un savant, un homme de culture, mais pour un paysan, un ouvrier d'usine ou tous ceux qui sont au plus bas de l'échelle ? Qui ne rougirait pas ici d'entendre, par exemple, un membre des plus brillants de l'intelligentsia de la gauche parisienne, c'est-à-dire sociale ment reconnu, déclarer avec effronterie à la télévision que tout est pour le mieux en Chine, car là règne la liberté de masse et nul besoin des libertés individuelles ? Celles-ci sont des libertés politiques, au reste conquises à travers les luttes de travailleurs anonymes pour qui l'égalité devant la loi n'avait rien de formel et qui ont arraché à la bourgeoisie des droits quelle se réservait. La grandeur de Soljénitsyne (dénoncé comme réactionnaire par de petits marxistesléninistes qui ne sont en fait que des aspirants bureaucrates) est de ne pas nous laisser oublier que la contestation des intellectuels reste celle d'hommes qui, si « muselés » soientils, ont encore la ressource de faire entendre un filet de voix, tandis que les derniers des opprimés en sont privés. Sa grandeur est de parler dans son dernier volume en faveur des droit commun qui peuplent l'Archipel et de montrer qu'ils sont, à l'égal des anciens Cinquante-Huit, les victimes du régime. Plaidoyer dont on devrait apprécier toute la portée alors que, depuis peu, le Parti communiste français consent à s'inquiéter des condamnations pour motifs poli tiques en Union soviétique et que la discussion dans la gauche se limite déjà au sort d'un petit nombre, dans la méconnaissance ou la dissimulation de celui des autres qui, tel Martchenko, arrêté pour une bagarre mineure dans un café, pourrissent dans les camps. 252
«AVEC DES FISSURES S'EFFONDRENT LES CAVERNES»
Mais, redonnant figure aux opprimés, Soljénitsyne révèle en outre qu'en dépit de leur silence, ils ne sont pas inertes. II ne nous apprend pas seulement à reconnaître, par-delà l'ordre, les tourments du petit peuple, mais produit les signes dune résistance collective, défaite sans doute sitôt qu'elle aboutit à un soulèvement, mais non pas brisée. Et ces signes permettent d'entrevoir l'histoire qui mine le totalitarisme. Nous avons les yeux fixés sur la contestation des intel lectuels soviétiques. Mais comment croire qu'elle pourrait modifier la nature de la bureaucratie? Je m étonne qu'euxmêmes et Soljénitsyne parfois le supposent. Ils font tout ce qu'ils peuvent et, pour beaucoup d'entre eux, au-delà. Rien d'autre que chacun d'entre nous qui les admirons ne ferait à leur place s'il avait le courage de les imiter. Sur les mouvements populaires, ils n'ont pas de prise et ne peuvent certes se nourrir de l'illusion d'en avoir. Mais que, de ceux-ci, du moins, nous n'oubliions pas la force. En Hongrie, l'ini tiative du cercle Petôfi fut déterminante dans l'inauguration de la crise politique, mais ce sont les ouvriers des usines de Budapest, de Debrecen, de Miskolc, Gyor, Pecs, et les paysans qui ont converti cette crise en une révolution. Soljénitsyne, qui condamne la violence révolutionnaire, nous rend toutefois attentifs au lent cheminement des révo lutions. Après avoir décrit la révolte d'Ekibastouz, il note : « Nous avons tout de même provoqué une fissure. Une petite fissure, soit, invisible de loin, d'accord, c'est nous qui nous sommes esquintés le plus, j'en conviens, mais c'est quand même avec des fissures que commencent à s'effondrer les cavernes » (III, 230). C'est à croire qu'il a en mémoire l'image de la « vieille taupe ». Non, il ne rejoint pas Marx. Celui-ci croyait la connaître, la taupe, et le chemin qu'elle suivait; en quoi d'ailleurs il se trompait. Mais qu'il y ait en profondeur une 253
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effervescence, un autre côté de cette scène sur laquelle se donne le spectacle du socialisme vers quoi sont braqués les regards des politiciens de gauche et de droite, l'auteur de VArchipel sait s'en souvenir et nous le remettre opportuné ment en mémoire, en termes sobres, exempts du pathos révolutionnaire.
Table
i. L'Archipel et nous
9
il. « Le peuple devenu son propre ennemi » m. « L'Egocrate » . iv. Le « système constrictif » v. « Une idéologie de granit » .
. . .
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57 90
. . . 127
vi. « Avec des fissures commencent à s'effondrer les cavernes » 205
LES PRESSES D'AUBIN A DOULLBNS (SOMME).
D. L. 2« TRIM. 1976. N° 4409 (162).