NolIS ne pouvons douter WI im/ant que la Divine Providence ait posé œlle terre, celle terre de liberté, pour autre chose...
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NolIS ne pouvons douter WI im/ant que la Divine Providence ait posé œlle terre, celle terre de liberté, pour autre chose qu'y meJlre un refuge pour tollS ceux qU1~ dam le monde, cherchellt à respirer la liberté: JUIfs et Chrétiens endurant des persécutiom derrière le Rideau de fer, les Boal People du Sud-Esi asiatique, de Cuha et d'Haitl; les victimes de la sécheresse et de la fawine en Afrique, les comballants de la liberté en Afghanistall el IIOS propres ressortissants tenl/S dal/s une sauvage captivité. » Ronald REAGAN «
«La liberté à laquelle nom sommes af/achés n'est pas le doit de l'Amérique au monde, mais le don de Dieu à l'humanité. » George \\1 BUSII
Romolo Gobbi
Un grand peuple élu
L'héri tage apocalyptique et puritain des P ères pèlerins fou rnit
à la politique américa ine non seulement une rhétorique, mais aussi la présomption que les États-U nis, cette « Terre promise », sont la nalion rédemptrice. Cette « nation indispensable », selon les mots de Madeleine AJb righr, et son peuple prédesliné seraient parés des vertus nécessaires pour sauver le monde. C'est cette idéologie nationale millénariste qui donne sa force li l'hégémonisme américain. À la lumière de ce modèle religieux et culturel, Romolo Gobb i dépeint les idées qui ont présidé aux relations entre les deux côtés de l'Adantique. Dans une perspective historique, il retrace les faits qui démontrent que les Ëtars-Un is se sont toujou rs opposés à la « vieille Europe ».
Messianisme et antieuropéanisme aux États-Unis des origines à nos jours
Romolo Cobbi est historiell. JI a enseigné l'histoire des mouvements et des partis poli/iqlles à l'université de Turin. JI est spécialiste de l'histoire de la Résistance.
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Is n N 2-84 190- 127-0 973708.0
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Parangon/Vs
Romolo Gobbi
Un grand peuple élu Messianisme et antieuropéanisme aux États-Unis des origines à nos jours
Parangon/Vs
Préface
Titre original : America COllin) Ellropa Traduit de l'italien par Ma rie-Noëlle Sereno C Romolo Gobbi, 2002 CI Parangon/Vs. Lyon, 2006 pou r la version fra nçaise www.editions·parangon.com
J'ai écrit ce livre pour la maison d 'édition Rizzoli ReS Li bri qui avait décidé de le publier. Cependant, lorsque j' ai apporté le manuscrit, il la fin de J'année 1999, la propos ition m 'a été fait e d 'ajouter une seconde partie, qui aurait été rédigée par un auteur « de gauche », sur ]'aoliaméricanisme des Européens. t:videmment, je n 'ai pas accepte cIrai faÎt appel à d' autres éditeurs qui m' ont fail attendre plusieurs mois sans me donner de réponse. Il est certain qu 'en Italie un « philoaméricani sme» ex iste dans une grande parlie de l' establishment culturel el polilique, mais celui-ci n' est peutêtre pas partagé par la majorité des Italiens. Le temps passant, le livre devait être mis à jour au fur et à mesure que des evénements se succédaient aux États-Unis et dans le monde. J'ai ajouté une suite au moment des élections presidentielles américaines de l'année 2000. Après les événements du II septembre 200 1, j'ai complété le livre par des extraits d' un article signé par George W. Bush, publié dans La S/ampa le samedi 15 'septembre 200 1. Traditionnellement, les chefs d ' État fOnl connaître le urs opinions à travers des interviews menées par des journal istes appartenant à la presse écrite ou à la télévision, ou bien ce sont les porte-parole, les conse illers ou [es membres du gouvernement qui sont chargés de faire les déclarations officielles. La Stail/pa diffusa les idées de Bush en première page, sous le titre « Libérons le monde du diable » : (( [ ... ] Les Américains ne peuvent pas relier ces événements à l' histoire, à peine trois jours après les faits , mais notre responsabilité dans l' histoire est déjà claire : répondre à ces attaques el libérer le monde du démon.
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Contre nous, une guerre s'orga nise dans la dissimulation, la perfidi e ct l'extermination. L'Amérique est pacifique, mais elle est tenace quand on provoque sa colère. [··· 1 L'Amérique est une nat ion qui a beaucoup de chances ct de nombreux atouts pour lesquels nous devons être reconnaissants, mais nous ne sommes pas à l' abri des souffrances. À chaque génération, le monde a crêé des ennem is de la liberté. Ils ont attaqué l' Amérique parce qu 'el le est la patrie et le rempart de la liberté. L'engagement de nos ancêtres est mai nlenant le mot d ' ordre de nOire époque. En ces jours de prieres et de souvenir dans tout le pays, nous demandons à Dieu 10UI-puissant de poser son regard sur notre nation et de nous donner patience et détermination pour tous les événements qui vont suivre. Nous sommes SÎlrs de cela : ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les princes, ni les pouvoirs, ni les événements présents ou futurs, ni les sommets ou les abysses ne peuvent nous séparer de l'amour de Dieu. Qu ' II puisse bén ir les âmes de ceux qui nous ont quittés, qu' Il pui sse réconforter chacun de nous. Qu ' il puisse toujours guider ce pays. God bless America. » Définir l' attaque terroriste du Il Septembre comme un acte de guerre, en contradiction avec tous les principes du droit international selon lequel l'élat de guerre ne peut être déclare que contre une nation. a permis à Bush non seulement de déverser l'habiwelle rhétorique puritano-apoca lyptique, mais aussi de dispenser les compagnies d 'assurance américai nes d'énormes remboursements pour les dégâts causés par j'attaque des Twin Towers : « Le fait esl que la majeure partie des compagnies d' assurance ont une clause qui prévoit qu'elles ne sont pas tenues de payer pour des dégâts causés par des "actes de guerre"... En échange de cette clause excluant la guerre, la Hartford Life va bientôt casser sa tirelire pour finan cer les républicains durant les années a venir. 1 » Aprés l'attaque contre l' A fghanistan, j 'ai encore ajouté une brève mise aj our concernant l' attitude des Américains envers l' Europe en rappelant qu ' ils ont accepté sans beaucoup d'enthousÎasme les offres d 'aide mi litaire de la part de l'OTAN, laquell e n' élait pas tenue d ' intervenir. Ensuite, dans la conduite de la guerre en Afgha1
G. Vidal, La Fin de {a liberté, Payol & Rivages. Paris. 2002, p. 23.
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ni stan, les alliés européens ont été mis sur la touche, aussi bien dans les actions que dans les décisions stratégiques, au poi nt que les délégations européennes envoyées au centre de coordination à Tampa en Floride n'ont jamais été admises dans la salle du commandement central, les militai res britanniques étant les seuls à avoir l'autorisation d 'y pénétrer ~ . En f in de compte ce livre a élé publié par un petit éditeur italien en octobre 2002 , puis réimprimé en décembre 2003. La publication en 2006 de la traduction française me contraint à le compléter encore une foi s: enlre temps, les Américains ont déclenché la guerre contre l' Iraq. Sa justification par l'ex istence des armes de destruction massive (que Saddam n'ava it pas, comme on l'a su ensuite) servait à augmenter la terreur devant le terrori sme, mais aussi à créer un précédent pour pouvoir attaquer n' importe quel pays qui déclarerait posséder ou êtrl! en capacité de produire de telles armes (Iran ?). D'ailleurs, en Irak, les Améri cains ne mènent pas une guerre pour le pétrole, lequel leur a toujours été fourni grâce au programme ~~ pétrole contre nourriture ». Ils ne se ballent pas non plus pour organiser le contrôle stratégique de la zone qu 'ils ont déjà sous leur coupe avec des bases au Kosovo, en Turquie, en Arabie saoudite et en Afghanistan. Ce n'est pas non plus pour « pouvoir reconstruire après avoi r détruit )}, même si, grâce à la guerre, des membres du gouvernement , des entreprises américaines appartenant à leurs amis ont l' occasion de s'enrich ir. La guerre en lrak est encore une foi s une guerre sainte contre le 1errorisme et comme le terrorisme est essentiellement islamique, elle prend l'apparence d' une guerre contre l'I slam . Cette conception explique la colère des masses islamiques contre les Occidentaux blasphémateurs qui se croient touj ours dans la croisade des chrétiens et des juifs contre l'Islam. Voi là pourquoi chaque camp peut affi rmer qu'il combat conte le mal absolu : contre Satan . Mais bien sûr, ce sont les Européens qui en subiront conséquences les plus graves, car ils dépendent beaucoup du pétrole du Moyen-Orient et il s ont dans leurs pays de forte s mi norités légales ou clandest ines d ' immigrés appartenant il l'I slam . Que Dieu n OliS protège! 2 Sylvie Kauflinan. «( Le nouvel unilatéralisme :unéricain ». Le Monde. 2 janvier 2002.
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Les Pères Pèlerins Alors que l'antiaméricanisme s'est développé progressivement en Europe, l'antieuropéanisme débuta dés J'arrivée des premiers colons anglais en Amérique, du moins parmi ceux qui avaient émigré pour
des raisons religieuses. Ce n'était pas le cas des premières colonies implantées pour s'emparer de richesses, les colons espérant trouver de l'or et de l'argent à la manière des conquistadores espagnols qui, au XVI' siècle, avaient dépouillé avec brutalité les indigènes du continent américain. L.:Angletcrre s'est décidée très tard à exploiter les découvertes de Giovanni Caboto, qui avait exploré, en 1497, pour le compte d ' Henri VII, la partie nord du continent américain à la recherche d'un passage au nordo uest vers l'Orient. C'est seulement sous le règne d'Elisabeth que fure nt organisées deux expéditions de colonisation : dans l'île de Terre-Neuve, puis en Caroline du Nord. Elles échouèrent l'une comme l'autre. Les bases économiques et institutionnelles de la fonnation des premières colonies furent jetées sous le règne de Jacques lOf : en 1606, des patentes royales pour l'exploitation commerciale de l'Amérique du Nord furent accordées à deux compagnies de marchands anglais: la Compagnie de Londres et la Compagnie de Plymouth. Au cours de cette mêmc année, le jeune William Bradford, a lors âgé dc 16 ans, fils d'un petit propriétaire terrien du Yorkshire, rejoignit la communauté puritaine du village de Scrooby, qui venait de s'autoproclamer Égli se congrégationaliste ' , distincte de l'Église anglicane 1 Les congrégationalistes s 'opposent alors aux prétentions coercitives de l'église anglicane et l'ensemble des opposants il la réforme anglicane sont regroupés sous le nom dc puritains.
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officielle. Certa ins membres de cette communauté deviendront les Pères Pèlerins de la première co lonie puritaine en Amérique. Au début de son règne, Jacques 1er avai t dû affronter les exigences insistantes des puritains qui avaient rassemblé leurs desiderata dans la MillclIary Pctitioll : port du surplis non obligatoire, limitation du cumul des bénéfices ecclésiastiques, sanctions contre l'absentéismc des pasteurs CI amélioration de leur formation en tant que prédicateurs. Les puritains demandaient aussi que soient él iminés du Prayer Book, texte officiel de prières, les mots «( prêtre » et « absolution ». De plus, il s réclamaient la facu lté pour les fidèles de choisir de se confesser ou non avant de communicr, la suppression du signe de croi x pour le baptême, une plus grande uniformité dans la doctrine et le respect du repos dominical. Le roi avait convoqué en 1604 une assemblée il Hampton Court, au cours de laquelle il avait donné part iellement sati sfaction à ces demandes, somme toute modérées, ma is avait aussi déclaré: « Je les obligerai à se soumettre, sinon je les chasscrai du pays. » Lors de celte réunion, il fut aussi décidé d 'entreprendre une traduction offic ielle de la Bible en anglais. La traduction des textes sacrés dans la langue nationale avait été ['une des premières réalisations de la Réforme protestante dans tous les pays où elle s'était imposée, favorisant ainsi la consolidation des différentes langues autant que la connaissance des écritures sacrees. Ccpendant, une conséquence imprévue et certai nement involontaire en découla: les métaphores et le ton guerrier de l'Ancien Testament pri rent, dans le langage courant, plus d 'importance que le message d' amour et de pa ix des Évangiles. Peut-être paree que la société portait en elle des changements révolutionnai res, l'Apocalypse hébraïque eut un succès remarquable, notamment celle du prophète Ézechiel qui annonçait: (( Voici,je prendrai les enfants d ' Israël du milieu des nations où il s sont allés, je les rassemblerai de toutes parts, et je les ramènerai dans leur pays [ ... ] Je ferai d'eux une seule nation [ .. .] Je traiterai avec eux une alliance de paix, et il y aura une alliance éternelle avec eux ; [ ... ] Ma demeure sera parmi eux; je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple 1. »
Cependant, ce fut surtout l'Apocalypse de saint Jean qui alimenta la passion pour le changement des puritains anglais, puis américains. En effet, dans les chapi tres 20 et 2 1 du dernier livre de l' Évangi le, était annoncé le retour du Christ sur terre pour affronter dans un ultime combat "Antéchrist escorté de Satan et de tous les (( rois de la terre avec leurs armées rassemblées ». Après la victoire sur la bête et le faux prophète {( ils furen t tous les deux jetés vivants dans l'étang ardent de feu et de soufre. Et les autres furent tués par l'épée qui sortai t de la bouche de cel ui qui étai t assis sur le cheval ; et tous les oiseaux se rassasièrent de leur chair 1 ». Après ceUe représentation inhabituelle du Chri st, un ange apparaît descendant du ciel, il (( avait la clef de l'abime ct une grande chaîne dans sa main. Il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable ct Satan , et il le lia pour mille ans. » (Apocalypse 20, 1,2) Pendant ces mille ans, le règne du Christ s'établirait sur la terre, il aurait à ses côtés les martyrs de la foi , mi raculeusement ressuscités et tous ceux «( qui n'avaient pas adoré la bête ni son image, et qui n'avaient pas reçu la marque sur leur front et sur leur main ~ ». C'est seulement après la fin du règne mi llénaire des saints et des martyrs que le jugemcnt dernier aurait lieu et que les justes iraient au ciel, et les damnés en enfer. Les nombreux textes publ iés en Angleterre entre le XVt e et le XVII" siècle par les puritains attestent du succès de cette Apocalypse. L'un des prem iers, A plaill Discovery of the \l'hole Revelatioll of Saint John , fut écrit en 1593 par John Napier, mathématicien inventeur des logarithmes, lesquels, seraient nés pour fa ci liter ses recherches sur le nombre de la Bête apocalyptique. Le livre annonçait l'approche du {( grand jour où Dieu décidera d'appeler votre Majesté ou vos héritiers ou les autres princes réformés pour la réforme universeile, la destruction de la ville de Rome et de son trône d ' Antéchri st J ». Joseph Mede, qui enseignait au « Christ's College», fit , lui aussi, des prédictions concernant le règne du Christ sur la terre pendant ({ les mille ans durant lesquels Satan ligoté n'aurait plus séduit les gens 4 ». Son livre Clavis Apocalyptica fut publié une première foi s Ap. 19, 20,2 \. Ap., 20.4. J C. Hill. L"Ant;cr;sfo nel Seicenlo inglese, Milan. 1990, p. 25. • B. W. Bail, A Great Elpeclolioll. Leidcn. 1975, p. 173. nO96. 1
Ez., 37, 20-27. Nous avons choisi la traduction de Louis Segond (1910), dans la mesure où elle peut être considérée comme rune des ve rsions les plus répandues en milieu prolCSlant [NdT]. 1
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Ils vécurent donc en Hollande, exerçant essentiellement le métier de tisseurs; ils dirigèrent aussi une imprimerie qui publiait des textes puritains censurés en Angleterre. Au bout de onze ou douze ans passés cn Hollande, la trêve enrre les Espagnols et les Provinces-Unies arrivait à échéance. Cela signifiait le risque d ' Wl retour à la religion catholique détestée. Les Saints de Scrooby commencèrent « à mesurer la gravité des dangers qui les guettaient, à envisager l'avenir avec circonspection et à se mettre en quête de remèdes opportuns t ». Les chefs de la communauté tinrent compte dans leur décision non seulement des dangers matériels, mais aussi des préjudices moraux qui pouvaient atteindre les jeunes à cause de « la licence considérable accordée à la jeunesse du pays [ ... ] En somme, ils voyaient leur descendance risquer de se corrompre ct de dégénércr 2 ». Finalement, ils décidèrent de s'établir ai lleurs, pour pouvoir « étendre le royaume du Christ et répandre l'Évangile dans les contrées du monde les plus lointaines J ». Le premier lieu qu'ils prirent en considération pour leur émigration « était une de ces vastes contrées inoccupées d' Amérique, dont on disait qu 'elles étaient fertiles et propices au peuplement, étant dépourvues d' habitants civils, mais que seuls quelques hommes sauvages ct brutaux y rôdaient ça et là, à la manière des bêtes sauvages que l'on y trouve~» . Dans ces mots de Bradford, on fC{:onnaÎt d'une part Je mythe de la Jflifderness, du desen dans lequel les Hébreux errèrent avant d'atteindre la terre promise, mais ils permettent aussi de comprendre comment la théorie de la prédestination pouvait faire de leurs futurs ennemis une incarnation du mal, des êtres prédestinés à la damnation, qu'i l devenait donc juste de supprimer. Les germes de 1'(( holocauste » des Indiens d'Amérique étaient donc déjà en place. Avant de prendre le chemin de l'exode, la communauté dut résoudre certains problémes pratiques ct d'autres d' ordre politicoidéologique. Il fallai t, en premier lieu, fi nancer ce projet et, surtout, il fa llait obtenir une concession de terrains par la Plymouth Company. ce qui signifiai t qu'en vivant près des Anglais déjà implantés (( ils risqueraient les mêmes tri bulations et persécutions religieuses que s' ils étaient restés en Anglcterre S ». Leur haine des Anglais Ibid.. p. 76. Ibit/.. p. 78. J Ibid .. p. 78. ' Ibid.. p. 79. , Ibid .. p. 83. 1
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était telle, qu ' ils cherchèrent à obtenir une concession du prince d' Orange et dc la New Netherlands Company, mais cette alternative n'aboutit pas. Ils durent alors se replier sur la Plymouth Company qui avait la concession des terres de la Virginie du Nord. Ils obtinrent avec diffi culté un fi nancement de la pan de quelques marchands londoniens, dont certains les rejoignirent plus tard en Amérique, curent le droit de s' installer sur les terrains de la Compagnie anglaise et, grâce à des amitiés haut placées, reçurent la promesse que le gouvernement anglais ne les persécuterait pas dans le Nouveau Monde. C'est ainsi qu ' en j uillet 1620, parm i les 238 membres de la communauté de Scrooby installés à Leyde, 35 partirent pour le pon de Southampton, ou ils s'unirent à un autre groupe de puritains dissidents et s'embarquèrent sur le Mayflower. Le 16 septembre 1620, le bateau rempli de provisions et d' an imaux mit les voiles à destination de l' Amérique avec 101 passagers à bord, dont 87 membres de familles dissidentes. Il s laissaient une Europe endeuill ée par la guerre de Trente ans, déclenchée en 1618 à cause des conflils entre catholiques et protestants, au moment même où la trêve entre la Hollande et l' Espagne allait expirer. Les persécutions religieuses continuaient, c'est bien avec elles que ces famill es voulaient définitivement en fin ir. En fai t, la séparation complète avec l'Angleterre el l'Europe fut accomp lie juste avant de débarquer à Cape Code, le II novembre 1620. En effet, pendant la traversée, les Pères Pèlerins avaient rédigé et signé un pacte qui, à part l' hommage obligé au roi d 'Angleterre, était une pure et simple déclaration d' indépendance, et surtout l'expression de la volonté de créer une société de justice et d 'égalité, une véritable anticipation du règne millénariste du Christ sur terre : (( Ayant entrepris pour la gloire de Dieu, pour le progrès de la foi chrétienne et l'honneur de notre roi et de notre pays. une expédition aux fi ns d 'implanter la première colonie dans les régions septentrionales de la Virginie, par les présentes. en toute solennité et réciprocité, en la présence du Seigneur Dieu comme de tous les signataires, nous assoc ions ct nous formons ensemble en corps de soc iété politique 1. » Ce n'était cependant pas un (( contrai social )} avant l'heure : aucune égalité démocratique 1
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Ibid.. p. 29.
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n'était promise, lajustice etl'égalîté ne concernaient que ceux qui avaient signé le pacte avec Dieu, Il ne s'agissait pas d'une « déclaration des droits de l'homme », mais d' un acte religieux, D' ai lleurs deux adultes ne signèrent pas el, naturellement, on jugea que ni les femmes ni les enfants n'étaient capables de s' engager, Les Pères Pèlerins promirent de faire ({ lois, ordonnances, actes, constirutions et offi ces » dans l'intérêt de la colonie et d'y obéi r, agissant comme s' ils n' étaient pas déjà obligés d' observer les lois et les ordonnances anglaises, Dès qu'ils débarquèrent, « il s tombèrent à genoux et bénirent le Dieu des cieux, car c' est Lui qui les avait emmenés par-delà l'immensité du furi eux océan et sauvés de tous ses dangers et malheurs 1 », Bradford conclut le chapitre IX de son Histoire de ta Plymouth Plantatioll sur le voyage et la traversée de la mer, avec une série de citations de la Bible pour invoquer le soutien de « l' Esprit et la grâce de Dieu»: « Qu ' ainsi disent les rachetés de J'Éternel , ceux qu' Il a déli vrés de la main de l'ennemi. Ils erraient dans le désert, ils marchaient dans la solitude sans trouver une ville où ils pussent habiter, Ils souffraient de la faim et de la soif; leur âme était languissante. Qu'ils louent l' Éternel pour Sa bonté et pour Ses merveilles en faveur des fils de l' homme 2 ! II Malgré les prières, la nature sauvage voulut sa part de vie humaine : pendant le premier hiver, environ la moitié des Pèlerins moururent du froid et du scorbut. Les «( habitants sauvages » réagirent aussi à l'occupation arbitra ire de leurs terres: à partir de 1622 les tribus Penobscot, Narraganset, Pequol, Massachuset, Wampanoag et Mohicans anaquèrent les puritains qu ' ils avaient surnommés Yankee, en déformant peut-être le mot ( English ». Les Yankees réagirent sauvagement, détru isant même des villages pacifiques comme celui de Wessaguset, près de Plymouth. C'était le dCbut de l'extermination systématique des lndiens d'Amérique. Les puritains considéraient qu'en tant que nouveau (( peuple d ' Israël », ils avaient le droit de détruire et d'extenniner ceux qui les empêchaient d 'aneindre la nouvelle terre promise. Malgré les sacrifices qu 'i ls firen t et ceux qu ' ils imposerent aux Ind iens, les Peres Pèleri ns, pendant plusieurs années, ne réussirent 1 Ibid.. p. 61. l /biJ., p. 115 (psaumes.J07. 1-5,8) (cité par Bradford).
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pas à obteni r de résultats commerciaux signifiants. C'est pourquoi leurs finan ciers en Angleterre cessèrent d'envoyer des prov isions, bradèrent leurs parts de la société ou abandonnèrent leurs investissements, au poi nt qu 'en 1626 la compagnie fit faillite. Le ( Counci l for New England » lui succéda ; il donna aux Pèlerins une vague concession de terres et une tout aussi vague autorisation de se constituer en gouvernement local. Ces difficultés n 'empêchèrent pas les colons de la Plymouth Plantation de s' acharner à survivre et à croître grâce à de nouveaux venus: en 1657, la colonie comptait 1360 habitants répartis dans II bourgs. La structure du gouvernement devint plus complexe, mais sa base resta le Pacte signé sur le Mayflower. Ce dernier prévoyait que les hommes ii libres » devaient se réunir une fois par an pour élire le gouverneur: Bradford fut réélu pendant trente longues années, puis la Plymouth Plantation des Pères Pèlerins fu t absorbée (en 1691) par la plus puissante colonie puri taine du Massachusetts. {( Il s furent incapables de pérenniser ln communauté qu'i ls avaient fondée, et leur impact sur la réali té américaine resta limité au domaÎne des aspirations. Leur recherche généreuse d' un idéal inaccessible, leur refus de la ri chesse, du pouvoir, du luxe et de la gloire personnelle en vue d'une récompense pl us profonde, d 'ordre sp irituel, fOIll partie de la mémoire collective CI de la culture de base du peuple américain. Néanmoins, s' il a été imité plusieurs foi s et de diverses façons dans J'h istoire américaine, ce modèle des Pèlerins n'a jamais été celui qui a prédominé 1. » Ce qui demeure indélébile dans toute l'histoire américaine est le souvenir de leur luite pour la liberté religieuse contre l'Église d 'Angleterre ct surtout contre le catholicisme, la popery, le gouvernement absolu et corrompu de l'Église catholique et ses persécutions religieuses. Cela signifi e que, dès la formation de la conscience collective américaine, s'est enraciné le mépris pour une Europe (( féodale » : cette Europe avec ses rois, ses empereurs, ses princes, ses papes toujours en guerre entre eux, utilisant la religion à des fi ns politiques et ne cherchant jamais à instaurer un gouvernement équitable ou à œuvrer pour la liberté et le bonheur des citoyens. 1 B. Baylin, G. S Wood Le Originî (Iegli Slati Uniti, Il Mulino, Bologne. 1987, p. 26.
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· ~a ~e~i~de d 'être le « peuple élu)) et leur sentiment de supério~ nte ~]S~a~V1 S des autres peuples, en particulier des Européens fu rent ancres dans la culture des Américains par l' histoire des Pêres Pê l e~ ~ins. L~~r iden~ific~tion avec les Juifs de Palestine et leur appui m~~ndltlOnn~1 a l' Etat d ' Israël doit en fait plus à cette idéologie qu a la. preSSion exercée par la communauté j uive américaine. E.n ~m de compte, la doctrine de la prédestination ca lviniste et puntame a propagé dans l'histoi re des Éta l s~Unis l' habitude de ~onsidérer leurs ennemis, européens ou non, comme des incama~ lions du mal .
- 2Le règne du Christ au Massachusetts Pour les puritains congrégationalistes qui décidêrent d'émigrer en Amérique entre le printemps et l'été 1629, la séparation de l 'Angle~ terre fut plus complexe. Leur choix dc quittcr ce pays pour des rai* sons religieuses est reconnu, mais leur volonté de rompre avec l'Église anglicane est généralement niée. Pourtant, l' Angleterre connai ssait une aggravation notable des conflits religieux: le for* malisme du eulte avait repris et les persécutions contre les puritains étaient de plus en plus fréquentes. Le contrôle accru exercé par le roi et les évêques avait pour origine une polémique née dans le clergé hollandais entre les partisans du théologi en Arminius ct les calvi* nistes. Pour les amtiniens eomme pour les catholiques, le salut de l' âme dépendait de leurs actes sur cette terre. Pour les calvinistes, et pour les puritains, cette croyance était un crime de « lèse*divinité ) : pour eux, un Dieu omnipotent et omniscient, dont les voies étaient impénétrables, ne pouvait pas modifier son jugement sur le salut ou la damnation des hommes en fonc ti on de leur conduite îci*bas 1. En 16 19, un synode fut organisé en Hollande pour condamner la doctrine d' Arminius. Jacques ,er y dépêcha quelques délégués pour 1 Selon la doctrine de la prédestination, l' homme ne « gagne pas son ciel " par ,( ses bonnes œuvres ). ct le salut depend du seul bon plaisir de Dieu qui sauvera de la damnation éternelle un petit nombre« d 'élus )). Dieu a décidé qui sera sauvé ou condamné avant le début de l'histoire et cette décision ne peUl être mod ifiée par la façon dont les êtres humains sc comportent durant leur vie sur terre. Cette doctrine ru t êlaboree par Calvin puis adoptée par les congrégutionalistes, les presbytériens et les puritains.
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accréditer l' idée que le roi d'Angl eterre et ses évêques se ralliaient à cette condamnation. « Cependant, dans les années 1630, malgré cette position officielle, l'arminianisme inspirait tout cc qui concernait les pratiques religieuses au sei n de l'Église d ' Angleterre 1. » Le principal responsable de l'i ntroduction de l'armini anisme en Angleterre fut Will iam Laud qui, une fois devenu l'aumônier du duc de Buckingham, s'attaqua immédiatement à ce qu'il nommai t « le puritanisme doctrinaire ». II établit la liste des candidats à la charge d 'évêque en ajoutant la lettre P devant ceux qui pouvaient être suspectés de puritanisme. Ces derniers ne furent évidemment pas promus. Plus grave encore, dés 1625, les évêques calvinistes furent exclus des commission s épiscopales. L'année suivante, lorsque Bucki ngham fut élu chancelier de l' université de Cambridge, toute discussion s ur la doctrine controversée de la prédestination fut interdite. La situation s'aggrava encore cette même année avec l' accession au trône de Charles le•. qui nomma aussitôt William Laud évêque de Londres, puis archevêque de Canterbury. Dès lors, l' autorisation d'i mprimer ne fuI accordée qu' aux textes anninianistes. De nombreux comportements, acceptés jusque-là, furent condamnés comme « non confonnes » et, dans le même élan, les sacrements et le cu lte de l'autel fu rent de plus en plus mis en valeur. Tout ceci indigna les puritains qui n' avaient jamais accordé d' importance aux sacrements, considérant qu ' ils ne pouvaient aller contre la prédestination divine. Ils avaient donc réduit l' autel à une simple « tabl e de communion » reléguée dans la travée est de l'église. Or, sous l'autorité de Laud, les autels redevi nrent le lieu où s'accomplissait le sacrifice du Christ. Ils furent entoures d' une balustrade et le refus de s'incliner devant eux devint un péché grave relevant des tribunaux ecclésiastiques. L' allégatio~ selon laquelle les nouveaux pèlerins n'étaient pas opposés à J'Eglise anglicane, mai s plutôt à l' État anglai s, ne résiste donc pas aux fa its. D' autant plus qu'avant leur départ pour l' Amérique, les puritains avaient signé un accord avcc la couronne d 'Ang letcrre : le 4 mars 1629, C harles le' accorda le titre de « corporation de droi t et de fait » à la « Compagnie de la Bai e du Massachusetts de la Nouvelle-Angleterre ». En échange, le roi 1 C. Russet, LI! Or/gin; del/'Inghiltcrro modema. Il Mulino, Bologne 1928. p.324.
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ordonna que lui soit versé un cinquième de l'or et de l'argent provenant de la colonie. Alors que les Pères Pèlerins avaient pratiquement été chassés, comme Jacques 1" les en avai t menacés lors de l'assemblée à Hampton Court, les nouveaux pèlerins, eux, étaient titulai res d' une société par actions avec tous les droits fi scaux et commerciaux afférents, y compris le droit de transporter en Amérique des citoyens anglais sans autori sation royale, obligatoi re dans tous les autres cas. La charte royale accordait à la Compagnie des puritains des pouvoirs législatifs, j udi ciaires, exécutifs ct même le droi t de défendre ses membres, c'est-à-dire de constituer ses propres milices. Elle imposait aussi des limi tes à cette autonomie: la soumission de principe au roi ct l'obligation de ne pas promulguer des lois ou des règlements contraires au droit anglais. À cette époque, une importante transformation dans les rapports entre l' État et les classes riches avait lieu en Angleterre : d'un côté, le fonctionnement de l' État exigeait toujours plus de rentrées d ' argent, de l'autre, les marchands et les fi nanciers s'alliaient pour obtenir en contrepartie de nouveaux droi ts et une partie du pouvoir. C'est ce qui explique que, lorsque la Compagnie de {( la Baie de Massachusetts» demanda l' autorisation de quitter l'Anglcterre, le chapelain de l' évêque Laud eut peu de poids. Il qualifiait les membres de la Compagnie de « fiel » du système politique dans lequel s'accumulaient « toutes les humeurs mauvai ses du royaume 1 }). Seul le déclenchement de la guerre civile empêcha l' archevêque Laud d' envoyer un évêque pour rétablir l'ordre chez les colons. Les puritai ns ne f irent pas de déclaration de séparation. Ils étaient trop cu ltivés et trop diplomates pour tomber dans ee piège. C'est l'Église anglicane qui les considéra comme des di ssidents, même si elle ne put rien fa ire contre eux. En effet, il ne s'agissai t pas d ' un groupe insign ifiant de va-nu-pieds rebelles, mais « d' une association de marchands, propriétaircs terriens, avocats et petits fonctio nnaires, coupés de leur mi lieu d' ori gine )J, qui adhéraient à la Compagnie de la Baie du Massachusetts, « moyen pour fui r l'Angleterre et réali ser les fina lités les plus élevées du puritanisme l ». Lcurs motivations étaient connues avant même leur adhèsion à la 1 1
Ibid.. p. 298. fi. Baylin. G. S Wood, op. cil .• p. 61. 21
Compagnie, comme le prouve John Winthrop (devenu ensuite gouverneur de la colonie) dans une lettre qu ' il écrivit à sa femme « Ma chère femme, je suis vraiment persuadé que Dieu enverra de grands fléaux sur ce pays et dans peu de temps. Mais console-lOi , les événements terribles qui pourront arriver serviront à mort ifier ee corps corrompu, mille fois plus dangereux pour nous que toutes les adversités du monde lointain. Elles nous conduiront à une communion étroite avec notre Seigneur Jésus-Christ et nous aiderons à approcher plus près son royaume. Si le Seigneur l'estime bon pour nous, Il nous procurera un refuge et un lieu où nous pourrons nous cacher avec les nôtres comme Zoar l'a fnit pour Lot , Sereptah pour son prophète, 1. » Le Ion apocalyptique de Winthrop se rapportait à la si tuation en Angleterre ; il prédisai t le déferlement des sept fl éaux parce que le Parlement, qui avait osé approuver une ordonnance de condamnation de l' arminianisme, avait été dissous par Charles " '. Edward Johnson, compagnon de voyage de Winthrop, exprima les mêmes idées apocalyptiques et séparatistes dans ses déclarations : « Quand l'esprit religieux commença à décliner en Angleterre comme dans la tiède Laodicée, et quand, au lieu de se purifier complètement du papisme, on continua à s'y soumettre avec des cérémonies variées, vouées aux idoles, mais aussi en pro fanant le Samedi .. . c' est alors que le Christ, roi glorieux de son Église, rassembla une armée de la nation anglaise, pour libérer le peuple du joug imposé par les prélats usurpateurs. Ma is comme en Angleterre tout le pays était rempl i de la fureur des adversaires maléfiques, le Christ créa une Nouvelle-Angleterre pour y rassembler ses premières troupes 2. » Le schéma de l' Apocalypse de saint Jean est parfaitement reproduit : le faux prophète domine l' Angleterre, le pape est l' Antéchri st et Di eu commence donc à préparer son règne millénaire sur la terre précisément dans cette Nouvelle-Angleterre ~urita ine, peuplée de ceux « qui n' avaient adoré ni la bêle ni son Image ».
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1 15 mai 1629, in R.C. Wint hrop, Life t/nd Lellers ofJ. Wil1lh mp, 2 vol., Boston, 1864-1867, vol], p. 57. Cit. in T. BONAZZ I, li St/cm e~"perill1eflto, 11 Mulino, Bologne, 1970, p. 38.
Les événements qui secouaient l' Europe durant ces années fournissaient la preuve indéniable qu' on était en pleine apocalypse: en 1628, Richelieu avait vaincu les Huguenots à la Rochelle; en Allemagne, Wallenstein avait défait les protestants el, au Danemark, le roi Christian IV avait abandonné la guerre contre les catholiques. En mars 1630, quatre cents colons, presque tous puritains congrégationalistes, animés par cet esprit apocalyptique, s'embarquèrent à Londres sur cinq vaisseaux pour rejoindre la Nouvelle-Angleterre ; pendant le voyage, Winlhrop affirma il. nouveau leurs intentions : « Nous devons penser que nous serons comme la cité sur la colline, tous les yeux seront fix és sur nous; et donc si nous trompons noire Seigneur dans cette œuvre que nous avons entreprise, il nous retirera l' aide qu ' il nous accorde en ce moment et nous deviendrons la risée du monde entier. Et alors, par notre fa ute, les ennem is pourront ouvrir la bouche et dire du mal des voies du Seigneur et de ceux qui œuvrent pour Dieu 1. ) Peter Bulkeley, pasteur anglican contraint par l'archevêque Laud à émigrer en 1635 dans le Massachusetts, avait la même conception : « Nous sommes une cilé sur la colline. visible par tous : les yeux du monde entier sont fixés sur nous, car nous proclamons que nous sommes un peuple lié par un pacte avec Dieu l .» Ces premi ers élus furent suivis par d 'autres Anglais: environ 20000 s'établirent dans la colonie de la baie de Massachusetts entre 1630 ct 1643 pour s' unir à l' Épreuve Sacrée. L' idée d ' un pacte avec Dieu provenait de la Bible, du « pacte perpêruel » de Dieu avec le peuple d ' Israël, des Apocalypses j uives, qui prévoyaient que Dieu aurait mis son « sanctuaire au milieu d'eux pour toujours ») (Ez., 37-26). Le protestantisme avait ensuite développé l' idee d' un accord entre le peuple et le souverain, et confi rmé le princ ipe suivant lequel le peuple pouvait se rebeller contre le roi si celui-ci ne respectait pas les clauses du contrat. Les puritains de la Nouvelle-Angleterre, qui expérimentaient le règne de Dieu, appliquèrent à leur projet cette idée d ' un engagement entre le souvera in et le peuple. Cependant. les Yankees ne savaient pas que lle forme donner à cette véritable théocratie. Certes, ils avaient la Bibl e, le livre gard ien
l E. Johnson. WO/1der-lI'o/"king PrOl'idence ofSiO/1 :r &lI'I'our i/1 Nell' El/gland. Londra, 1654, ed cural3 da J.-F. Jameson, Ncw York, 1952, p. 1. C it . in T. 130nazzi, op. cil., p. 38.
11. Winlhrop, op. cil. , vol. Il , p. 295. Cit. in T. l3onazzi, op. cil., p. 24. P. Bulkekc:y, The Gospel-CQI'e/1(1/I1 of Ihe COI'CIJa IiI of Grace opened, Londres, 165 1, p. 431. Cil. in T. l3on3zzi. op. cil., p. 23
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de toute la sagesse et de la verité, mais le modèle institutionnel auquel elle faisait référence était encore une foi s la monarchie. Et ils avaient déjà deux rois: un roi formel en Angleterre et le roi divin au ciel. Charles 1" n'était pas un obstacle, car il était engagé dans une guerre civile en Angleterre. D'autre pari, l'autorité du gouver. neur, théoriquement chef de la colonie du Massachusetts, ne pou· vait ëtre reconnue puisque, théologiquement, le nouvel État était une théocratie. Face aux déci sions pratiques qui devaient être prises pour la colonisation du territoire (structuration des villes, distribu· tion des terres à chaque colon), on eut recours à la seule institution existant officiellement: la Cour générale de la Compagnie de la baie - la société par actions ayant reçu la patente royale pour la colonie. Ainsi, le l''' octobre 1630, la première réunion de la Cour se tint à Boston. « En l' absence d 'autre choix, proposition fut faite de fon· der un gouvernement par les hommes libres qui choisiraient, au moment fixé, les assistan ts chargés de désigner entre eux le gouverneur el le vice-gouverneur. Les assistants auraient aussi le pouvoir de faire les lois ct de nommer les officiers chargés de surveiller leur appli cat ion. Ces décisions furent entièrement approuvées par un vote à mains levées de toute la population 1. » De ce fai t, la théocratie de la Baie prenait une connotation démocratique, même si cela ne concernait que les hommes adultes de la colonie. Plus tard, le droit de participer à l'assemblée fut limité aux membres de « quelques Églises du territoire» de la colonie, c' està-dire aux seuls puritains. En fait, une pure et simple oligarchie se constitua : tout le pouvoir politique était aux ma ins de l' administration de la société par actions, propriétaire de la concession royale. Le règne du Christ sur le Massachusens prit donc un visagc humain, trop humain, mais il ne pouvait en être autrement. Les épisodes historiques ultérieurs réussi ront seuls à faire évoluer dans un sens démocratique cette forme autori tai re de gouvernement, rendue encore plus pesante par le conformisme religieux , imposé ou accepté par ses membres euxmêmes. La réunion de la Cour générale du 19 octobre 1631 conclut un nouveau « pacte » avec Dieu pour réaliser le règne des ( sa ints )
1Recon ls 0/ th e gill'ernor and Compal/)' of
the /lJassacJlIIsetts Bay ;" Nell' Englmrd, 5 voll., Bos ton, 1853, vol. l, p. 74. Cil. in T. Bonazzi, op. cif., p. 193.
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(assistants) dans la colonie américaine, mais l' idée que, dans ce gouvernement dirigé par des « saints » , des divergences ou des erreurs étaient impossibles (ils avaient été choisis par Dieu et donc ne pouvaient se tromper) fut abandonnée au bout de trois ans. En effet, dès la réunion de la Cour gém!rale du 14 mai 1634, le pouvoir des assistants fut drastiquement réduit à son profit. Ce fut l'affinnation de l'égal ité devant la grâce qui généra plus tard l'égalité politique des citoyens contre la volonté de l'oligarchie, mais aussi conrre les princÎpes théologiques du puritanisme : {( Je ne croîs pas que Dieu ait, une seule fois, prescrit , la démocratie c?mme un mode de gouvernement approprié pour l' Eglise et pour l'Etat. Si le peuple gouverne, qui sera gouverné? La monarchie et l'aristocratie sont clairement approuvées dans les Écritures à condition que leur souveraineté dépende de Dieu et qu'eltes établissent ensemble une théocratie: la meilleure fonne de gouvernement pour l' Église et pour l'État l . » Au cours de la même réunion du 14 mai 1634, la Cour générale rédigea la fonnule du sennent que tous les sailliS devaient prêter pour entrer dans leur communauté. Malgré l'hommage fonnel à la monarchie, il n'y figurait aucune déclaration de fidélité au roi d'Angleterre, mais seulement au gouvernemelll du Christ dans le Massachusens : « Moi, A. B., homme libre habitant, par la grâce de Dieu, dans la juridiction de ce Commonwealth, je me reconnais librement sujet de son grand gouvernement et je jure donc sur le nom immense ct craint du Dieu étemeP .. . » Non seulement le roi d' Angleterre n'était pas cité, mais, anticipant de quelques années sur l' issue de la guerre civile anglaise, on y faisait référence à la république, ce Commonwealth, qui fut instauré par Cromwell en 1653. De leur côté, les dirigeants de la colonie se gardaient bien d'anaquer directement le roÎ d'Angleterre et l' Église anglicane. En particulier, concernant l'Église d'Angleterre, ils restèrent scrupuleusement attachés au document signé avant le départ, dans lequel ils rejetaient l'ac· cusalion de séparatisme et donnaient à l'Église anglicane le nom de « chère mère ». Ils ne se proclamèrent jamais séparatistes, mais, de fait, n'eurent plus aucun contact avec les évêques anglais, qui, en de nombreuses occasions, condamnèrent leurs choix. 1
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J. Cotton, Leller la Lord Sa)' and Deal, c il. in T. 130nazzi, p. 234. Massac1l11sefls Colonise Reconl, Cil., Vol. l, p. t 15. Cil. in T. Bonazzi, op.
cil .. p. 229 _
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C'est ce qui explique que la communaute du Massachuselts connut un drame lorsque, en 1634, Roger Williams, devenu pasteur de Salem, proclama clairement qu' i! etait separatiste et déclara, en plus, que le droit de propriété des terres des colons n'était pas valide puisqu ' il était fondé sur un mensonge, celui d ' un droit fictif du roi d'Angleterre. Les magistrats de Boston lui firent un procès pour ses idées séparatistes. Malgré sa plaidoirie passionnée, Williams fut banni de Salem et il se réfugi a dans le territoire de Narragansctt où il fonda la ville de Providence, qui deviendra capitale de Rhode Island, une nouvelle colonie. Il y instaura un régime de tolérance religieuse, y compris envers les Indi ens qu'il ne voulut pas convenir de force au christianisme. Un autre épisode troubla le confornlisme religieux du règne puritain, risquant de bouleverser le statu quo obtenu dans les rappons avec l' Église d'Angleterre : John Cotlon, fuyant les persécutions de l'archevêque Laud à Londres, déclencha, il son arrivée il Boston en septembre 1633, une vague d'enthousiasme retigieux grâce à ses sermons. L' une de ses auditrices les plus assidues n'était autre que Ann Hutchinson, épouse de Roger Williams. La question de la prédestination, qui continuait à empoisonner l'Église anglicane fut discutée, à panir de 1635, lors de réunions helxlomadaires qu'elle organisait chez elle pour commenter les sermons de Cotton : ses arguments tendaient il confirmer le principe de la prédestination contre l'idée arminienne de la panicipation de l'homme à l'œuvre de son salut Dans un premier temps, les autorités de la colonie tolérèrent ces manifestations d'enthousiasme religieux, d'autant plus qu'elles provenaient de l'épouse d ' un membre de l'oligarchie puritaine. Néanmoi ns, par la suite, la crainte de raviver la polémique avec l' Église d 'Angleterre fut plus fone. Winthrop, lui-même, intervint contre Ann Hutchinson qui , avec ses disciples, critiquait les pasteurs des différentes communautés en les accusant d'être partisans de la réintroduction de la notion de mérite pour obtenir le sal ut. Les accusations contre Ann Hutchinson et ses disci ples, que l'on surnomma les (c antinomiens », c'est-à-dire c( antiloi )1, furent très variées: on essaya de la faire passer pour une prophétesse, et même pour une sorcière, mais la véritable rai son des persécutions à son égard fut qu 'clic avait cherché il interrompre l' avènement du règne millénaire du Christ dans le Massachusetts, crime de « lèsemillénisme l}.
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La même année, sous l' impulsion de Winthrop, il fut admis que la Cour pouvait imervenir dans les affai res religieuses, mais qu' aucune Église ne pouvait juger ses membres pour les actions accomplies dans le cadre de leurs fonc tions politiques. Donc, les hommes envoyés par le Christ pour exercer le pouvoir politique pouvaient j uger les hommes envoyés par le Christ pour exercer le pouvoir spirituel , mais non l' inverse: il n'y avai t pas de sèparation des pouvoirs, mais une nouvelle forme de théocratie. . Durant les nombreuses réunions de l' année 1637, la Cour banmt un certain nombre de membres importants du mouvement antiarminien. Elle décida de désarmer les partisans de Hutchinson « parce que l' on pouvait craindre à juste titre que, sur la base d'une quelconque révélation, ils ne gagnent à leurs idées ceux qui j usquelà n'étaient pas d' accord, comme c'élait arrivé déjà une foi s en Allemagne 1 ». Le mouvement fut dissous et dix-neuf de ses leaders se déplacèrent vers le sud, où ils fondèrent une nouvclle colonie. Quant à Ann Hutchinson, après avoir été bannie au printemps 1638, elle fut excommuniée par la congrégation de Boston: « Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ ... je te chasse .. , et je te remets dans les mai ns de Satan ... Je t'ordonne, au nom de Jésus-Christ et de cette Église de t' éloigner de la congrégation comme une lépreuse 1 . )1 Ann Hutchinson fut tuée en 1643 par les Indiens, lesquels massacrèrent presque tous ceux qui s' étaient réfugiés avec elle en territoire hollandai s. Cependant, les saints du Massachusetts furent arrachés à leur solitude américai ne : lorsque la guerre civile éclata en Angleterre ), 1
Ibid.. p. 435. n O 42.
c. F. Adams, AlltirJOmÎalli.ml in Ihe C%rry of Mas.racllllsetls Bay, 16361638, Boston, 1894. Ci\. in T. Bonazzi, op. cil. , p. 439. . J La révo lution anglaisc (la Grande Rebellion) commencc par l'action du Parlemcnt élu le 3 novembre 1640, où beaucoup de députés sont de sympathic ou d'appartenance presbytériennes ou baptistes. Les pre miers mois sont marques par la mise en jugemen t et la condamnation à mon de nombreux conseillers royaux, dont Laud. Le 1" décembre 1641, la Chambre des communes du Parlement dénonce les entreprises (( d'un parti papiste)) réclame une épuration dll clergé et revendiqu e pour le Parlement un vé ritable droit de récusation des conseillers du roi ct 111\ contrôle de l'armée. ChMlcs 1" réplique par l'arrestali on de dcputés, il écboue et il doit quiner la capita le. La révolution aboutit le 30 janvier 1649 à so n exécution el à la naissance d 'un nouveau régime : A Commonwealth and Free State. 2
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ils furent obligês de prendre position sur les événements. Leur première réaction fut e nthous iaste parce qu ' il leur semblait que la cite sur la colline était accompagnée de loin et imitée dans le pays mëme qu' ils avaient dû fu ir '. D'ailleurs, de nombreux leaders puritains retournèrent en Angleterre pour s' unir à leurs frères dans leur lutte contre l'Antéchrist. Henry Vane, un membre haut placé de la Compagnie de la ba ie (qui y avait ete gouverneur en 1636) revint en Angleterre et se jeta à corps perdu dans la révolution puritaine, dont il devint un des leaders les plus importants ; en tant que membre du Parlement, il vota la condamnation à mort de l'archevêque Laud et du roi Charles 1"; ce dernier fut décapite le 30 janvier 1649. Après la restauration, Henry Vane fUI e mprisonné pendant deux ans, pui s condamné à mort ct décapité à son tour. Hugh Peter retourna lui aussi en Angleterre. JI était pasteur de Salem et avait pris part au procès contre Ann Hutchinson. Il devint chapelain de J' armée puritai ne « Nouveau Modèle 2 )) ct fut un arde nt parti san de la condamnation à mort de Charles JO!". Comme Henry Vane, après la restauration de la monarchie, il fut condamné à mort et décapité en 1660. À partir de cette dale, de nombreux millénaristes anglais se ré fu gièrent dans les colon ies américaines et y apportèrent les orientati ons innovantes, ainsi que les aspirations démocratiques qui s'étaient développées pendant la révolution . L'échec de la ré volut ion anglaise relança le rôle du Massachusetts comme ( expérience sacrée )) et donna un nouvel élan à son oppos ition, d' une part, à l'Europe continentale, siège de l' Antéc hrist pontifical, d' aUlre part, à l' Angleterre dont les rois recommencèrent immédiatement à vou loir s' immiscer dans les affai res de la colonie améri caine.
1 La révolution anglaise reprend les idees des puritains américains en voulant reconstruire la Cite de Oicu sur la base des principes protestants d'inspirat ion calviniste 2 En 1645 le Parlement organise une armee Nouveou Modèle. recrutée parmi des protestants determinés, commandés par des officiers choisis et promus pour leurs mérites, ani mée par des pasteurs aux armées. véritables commissaires politiques, dotce d'une cavalerie nombreuse ; cette armée remporte la victoire décisi"c de Naseby ( 14 juin 1945), et Charles ]« , livré par tes Écossais. est le prisonnier du Parlement en avril 1646.
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Le premier « Grand Réveil » La révolution anglaise interrompit l'immigration puritaine en Amérique, mais provoqua celle des « cavaliers 1 }) anglicans, qui commença après la décapitation de Charles l'' (en 1649) et sc poursuivit jusqu'à la restauration (en 1660). Les anglicans se réfugièrent essentiellement en Virginie, qui avait soutenu le roi pendant la guerre civile, et où l'Église anglicane était majoritaire. Bien sûr, le Massachusetts se rangea ouvertement dans le camp du Parlement anglais et un grand nombre de ses habitants retournèrent en Anglete rre, où ils se joignirent aux puritains qui revenaient de Hollande. Le millénarisme des Améri cains se conjugua avec celui des calvinistes hollandai s, créant une tension révolutionnaire qui déconcerta plusieurs membres du Parlement dont ils étaient venus défendre la cause. C'est ai nsi que John Lilburn, l' un des chefs des Niveleurs, membre de la communauté des Pères Pèlerins d'Amsterdam, proclama à la Chambre des Lords: « Votre but en prenant les armes était de renverser les tyrans, de les désarçonner, mais uniquement dans l' intention de prendre leur place sur le~r monture. Et donc, messieurs . .. si vous avez l' impudence de continuer. .. à détrui re les lois et les libertés fondam entales en Angl ete rre ... je donnerai ma vic ct mon sang pour vous combattre avec le même zèle CI le même courage qui m'ont animé pour lutter 1 La cavalerie constituait les troupes d'élite de l'armée Nouveau Modèle. Elle êtait dirigée par Cronl\.\'ell, dont les tactiques étaient basées sur des attaques et des ret raits rapides. Les Cavaliers et~ien l entraînés .il charger a~'ec cheval ct épée afin d'en utiliser le choc pour bnser les formations ennemies.
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contre n' importe quel partisan du roi 1. » Les critiques des Niveleurs envers les « pui ssants» étaient de nature profondément religieuse; leur porte-parole Christopher Cheesman s'exprima ainsi: « La religion des puissants de notre Ère n'est qu'un artifice et loute l'éloquence de leur prédication en chaire n'est rien ; ce sont des Loups déguisés en Agneaux; ce sont des Diables transfo rmés en Anges de lumière: mais la vraie Religion, celle qui n' est pas corrompue, c'est celle qui aide la veuve et l'orpheli n et qui ne se laisse pas pervertir par le monde; les Grands croyants de notre temps n'agissent pas ainsi, j 'en suis sûr ; les puissants accumulent toujours plus de maisons et plus de terres el des fortunes calculées en centaines et en milliers, tandis que les pauvres du Royaume sont au bord de la fam ine 2 •.• » Les Niveleurs furent pourchassés par Cromwell, lorsqu ' il parvint au pouvoir, li cause de ces prises de posi tion et d 'autres du même genre : les chefs des Niveleurs, panni lesquels Lilburn fure nt emprisonnés dans la tour de Londres pendant un certain' temps. La. bannière de I:antiautoritarisme millénariste fut relevée par le dern ier ?roupe radIcal né pendant la révol ution anglaise: les Quakers. « 0 vous, grands et riches de la terre ! Pleurez et hurlez pour votre m~lh eur li venir. .. Le feu brûle déjà, le jour du Seigneur est proche, Jour de hurlement .. . Tout l'orgueil des hommes doit être abaissé l .» Quelques années plus tard, l' un des fondateurs du mouvement, George Fox, utili sa le même ton apocalyptique con tre le clergé: « La ~rosti tu ée dont le siège est à Rome ne vous a-t-elle pas nommes cures ... et pasteurs et vicaires? .. n'a-t-elle pas creé les écoles ct les universités ... qui vous sacrent ministres 4 ? » Il faut s~voi r que les Quakers ne reconnaissaient ni la fonction de prêtre ni , par conséquent , la nécessité d ' un clergé structuré: pendant leurs réunions religieuses, la parole pouvait être prise par n'importe quel n~em.bre. d~ la congrégation (il en est toujours de même aujourd hut). EVIdemment , tout le monde désapprouva ces idées, parce qu' elles s'accompagnaient aussi du re fu s de retirer son chapeau devant toute autorité ou de prêter serment. L'échec des autres mou1 C Russel, op. Cil., Il Mulino, Bologne 1928. l B. Manning, Th e Lt!veflers and Religion, ;11 Radical Religion hr tire Eliglish Rel'olulioll . Oxford. 1986, p. 75. J C. Hill, Le Monde à "envers, op. cil., p. 184. 'Ibid.
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vements radicaux fit croître de façon impressionnante le nombre des disciples de ce nouveau groupe religieux: « En l' espace de dix ans, le nombre des Quakers passa de 35000 à 40000 (femmes, hommes ct enfants) et atteignit peut-être même 60000. Ils étaient plus nombreux que les catholiques, que les partisans de la Cinquième Monarchie et que les Baptistes 1. » Leur succès populaire se renéla aussi au niveau institut ionnel: il y eut de nombreux représentants dcs Quakers au Parlement de 1656, ct certains partici pèrent au gouvernement. En 1656, un Quaker, John Nayler, entra à Bristol juché sur un âne, entouré de femmes qui étendaient des rameaux sur son passage. « Pourquoi tant de bruit autour de cet acte ? D'autres messies l' avaient précédé: William Franklin, Arise Evans qui proclama devant le vice-président du tribunal de Londres qu'il était le Seigneur son Dieu, Theaurcaujohn, roi des Juifs, Mary Gadbury qui se proclamait épouse du Christ, Joan Robins et Mary Adams qui croyaient qu'eHes allaient donner naissance à JésusChrist 2. » Néanmoins, alors que ces illuminés étaient punis avec une relative indul gence, le Parlement fut convoqué pour juger Nay~ 1er. Après six semaines de discussion, il fut condamné à être fouetté et marqué au fer rouge. Après l' affaire Nayler, le mouvement quaker connut des diffic ultés: Cromwell en profita pour fa ire voter au Parlement une constitution qui réintroduisait la monarchie et la religion d'Etat, ce qui limitai t énormément la tolérance religieuse. La restauration de la monarchie en 1660, après la mort de Cromwell, et le court règne de son fil s Richard donnèrent le coup de grâce aux mouvements millénaristes en Angleterre. La Chambre des communes, une foi s rétablie, chassa de l'Église tous les dissidents, y compris les puritai ns, et les persécuta ; les responsables de la mort du roi furent pendus, éventrés ou écartelés . La vengeance royale n'épargna pas Cromwell: son cadavre fUI déterré et pendu . La fui te de l'Angleterre vers les colonies américaines reprit alors pour tous ceux qui subissaient des persécutions religieuses : 500 presbytériens et baptistes anglais émigrérent en Caroline du Sud avee un groupe de presbytériens écossais. C'est aussi en Caroline du Sud que les Huguenots françai s se réfugièrent après être passés 1
B. Breay, « Quakarisme and Society)), in Radical Religion in Ihe Eng/ish
RemlllliO/r. Oxford. 1986. l Ibid., p. 195.
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par la Hollande: au début du XVIII" siècle, 500 protestants français vivaient dans cette colonie. En 1674, un groupe de Quakers anglais acheta les droits de colonisation du West Yersey pour échapper aux persécutions anglaises et s' y mettre à l' abri. Des presbytériens fuyant l'Écosse choisirent de s' installer dans l' East Yersey, grâce à l'a ide fi nancière dc certai ns hommes d' affaires écossais. La plus importante réalisation fut J'œuvre de Wi lliam Penn, fi ls d ' un officier de la Marine anglaise, bien introduit à la cour, qui obtint du roi Charles Il , en 1682, l' attribution d ' un vaste territoire dans le Sud du Massachusetts pour y créer un refuge destiné aux Quakers angla is, harcelés à partir de la fin des années 1670 par le gouvernement anglais, qui avait entrepri s la persécution systématique de tous les dissidents religieux. Avec l'aide de fi nanciers qua· kers, Penn bâti t la capitale de cette nouvelle colonie, Philadelphie, cité de l' amour fraternel. Bientôt, on commença à appeler ce territoire du nom de Pennsylvanie. En 1682 environ, 4000 personnes y vivaient: des Quakers anglais et gallois. l 'année suivante, une cinquantaine de navires débarquèrent 3000 personnes supplémentaires. En 1700, la colonie atteignait 2 1 000 habitants : en plus des Quakers, des Hollandais, des Suédois et des Finlandais y avaient trouvé refuge . C'est à la Nouve lle-Amsterdam, devenue New York, que se trouvait le plus grand mé lange de colons : Hollandais, Français, Wallons, Suédois, Portugais, Finlandais et Brésiliens noirs. On y parlait environ dix-huit langues et on y pratiquait toutes les doctrines religieuses, du catholicisme à l'anabaptisme (c' est-à-dire le millénarisme qui avait provoqué en Allemagne au XVl~ siècle la guerre des paysans, puis le gouvernement de Münster). C' était un véritable me/rillg por d ' hostilité envers l' Europe. Cependant, « New York, où les pirates débarqua ient leur butin dérobé en haute mer, était également devenue un marché pour les voleurs 1• • • )) D'ai ll eurs si, à partir du XVIII" siècle, l' Angleterre se mit à décourager le départ des colons vers l'Amérique, en particulier celui des membres des corporati ons, « on favorisa [en revanche] l'exil des indésirables, en envoyant des cargaisons de vagabonds, de pauvres, 1 N. Miller, cit. in, N. Chomsky, Anno 501. la conquis/a cominua, Gamberetti Editorc , Roma. 1996. p. 45. [Year 501. The CO/lqlle.f1 Conlilllles. South End Press, 1993.]
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de condamnés politiques ou de prisonniers de guerre, par exemple ceux qui avaient été arrêtés après les révoltes jacobites de 1715 et 1745, sans compter les criminels. Cette prdtique avai t déjà débuté au XVII' siècle, mais elle atteignit son apogée après 1717, lorsque le Parlement instaura la condamnation à la déportation. Malgré les protestations des colonies, 30000 malFaiteurs environ furent envoyés en Amérique au cours du XVIW siècle, surtout en Virginie et dans le Maryland. 1 >1. Ces Américains « de droit commun )} ne deva ient pas, eux non plus, entretenir des senti ments d 'amitié envers ceux qui les avaient emprisonnés, puis chassés. Plus l'Angleterre obligeait les colons américains à appliquer les mesures qu ' elle décidait pour défendre ses intérêts, plus elle faisait croître l ' hostilité envers elle. C'est ainsi qu ' à. partir de 1651 , dès l'époque de Cromwell, le Parlement anglais édicta toute une série de mesures destinées à. conserver le monopole commercial des produits des colonies américaines et de la vente des produits industriels anglais, empêchant ai nsi le développement de manufactures en Amérique. En conséquence, le prix des productions locales baissait sans cesse ; le tabac, par exemple, fut , pendant un certain temps, payé à un prix inférieur au coût de sa production, alors que les biens industriels anglai s ou européens, vendus par les Anglais, étaient toujours plus chers. Le Navigation Act, en 1660, prévoyait l' excl usivité du transport des produits coloniaux par les navires appartenant il. des sujets bri tanniques et l' autorisation de déchargement de toute une série de marchandises était réservée il. l' Angleterre ou aux ports de colonies anglaises. Il s' agissait du sucre, du tabac, du coton, du gingembre, de l' indigo, des teintures et des bois de luxe. D' autres denrées furent peu à peu concernées: le riz et la mélasse en 1704, la résine en 1705, les fourrures et· le cuivre en 1721. Finalement, les Bri tann iques eurent le monopole du commerce de toutes les marchandises coloniales, d' autant plus qu 'cn 1663 , le monopole sur les produits industriels européens destinés aux colonies avait été établi. Toutes ces mesures garantissaient aux commerçants anglais des profits considérables, en particulier en ce qui concerne les deux principales productions: (( Les bénéfices d' une plantation de canne à sucre dans n'importe laquelle de nos colonies des Indes Occidentales 1
M.A. Joncs. Sloria degli Slali Vllili , l3 ompiani, Milan. 1992, p. 23.
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sont supérieurs à ceux de toutes les autres cultures connues en Europe ou en Amérique. Les profits d 'une plantation de tabac, bien qu'étant inférieurs à ceux du sucre, dépassent ceux du blé 1 ••• » L'enrichissement injuste des comme rçants anglais ne provoqua pas de ressentiment particulier chez les citoyens américains ; d' une pari, il s n 'étaient pas sur place pour le vérifier, d'autre part, les colons avaient un niveau de vic bien supérieur à celui dcs citoyens des pays européens qu ' ils avaient fuis ou avec qui, en tout cas, ils avaient rompu. En 1696, le Board ofTrade and Plantation fut mis en place pour préserver les intérêts anglais: « Il devait diriger les affaires coloniales et contrôler des domaines allant de l' industrie, à la pêche et à tous les échanges, en passant par les dons aux pauvres en GrandeBretagne. Pour ce qui concernait les affaires coloniales, le Board of Trade reçul la prérogative spéciale du contrôle de toutes les nominations aux fonctions de commandement en Amérique et de toutes les lois promulguées par les co[ons 2 . )) Ces tâches étaient trop lourdes pour être accomplies efficacement et, de plus, le secrétaire d'État pour le Southern Departmcnl avait les mêmes attributions. Le « Leviathan }) commençait à montrer ses maladresses ct sa lenteur. Ce fut l' intervention directe du gouvernement anglais dans les affaires politiques des colonies qui fut la plus visible: les colonies américaines furent asservies pendant toutes ces années par des gouverneurs que le roi d'Angleterre dési gnait panni ses favoris pour leur permettre de s'enrichir rapidement. Dans certains cas, le comportement des gouverneurs ct des fonctionnaires avait provoqué de sérieuses révoltes chez les citoyens américains : par exemple en Virginie, en 1676, des fac tions rivales s'étaient disputé le pouvoir en s'accusant réciproquement de corruptio n. La révocation des chartes de concession de différentes colonies entre 1684 et 1691 (Massachusetts, Connecticut, Rhode Island, New Jersey, Pennsylvanie, Maryland c t Caroline) signifiait aussi le renvoi des différents gouvernements locaux et la nominatio n d'un gouverneur unique pour toutes ces colonies. Leurs habitants s'indignèrent devant la disparition de ce qu ' ils avaient considéré comme des documents constitutionnel s qui leur garantissaient le droit de s' aulogouvemer et qui préservaient leur autonomie à l'égard de 1 1
A. Smith, p. 515. B. Baily, op. cit., p. t3 1.
l'Angleterre. Cependant, la colère fut encore plus fo rte quand le nouveau gouverneur du Dominion, Edmund Andros, tenta de macHfier les traditions locales. Les puritains de la Nouvelle-Angleterre furent les premiers à se soulever, quand Andros proclama l'égalité de toutes les croyances religieuses et confisqua une église puritaine de Boston pour la remettre à l'Église anglicane. Cotton Mather, pasteur à Boston, fils de deux des plus grands théologiens du Massachusetts, écrivit entre 1688 et 1689 une série de pamphlets contre le gouverneur Andros. Il déclencha un vaste mouvement parmi les puritains, atteints dans leur foi , dans leurs croyances, et en particulier dans celle qui comptait le plus : la Nouvelle-Angleterre était la terre promise. ilia décrivait ainsi: « t.:Églîse de notre Seigneur se dirige victorieusement vers ( ... ] l' II sRAI:L DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE [ ... ). Elle a quiné l' Angleterre pour les mêmes raisons que les Hébreux ont quiné l'Égypte ... » Et maintenant le nouveau «pharaon [exige] des taxes supplémentaires et la redistributio n des terres au nom du roi d'Angleterre pour que les nouveaux propriétaires paient un impôt annuel 1 ». I.:insurrectio n qui éclata à Boston en avril 1689 eut pour résultat d' envoyer le gouverneur Andros et ses subordonnés en prison. Au même moment, la Glorieuse Révolution avait éclaté en Angleterre et le roi Jacques Il avait été détrôné ; Guillaume III fut désigné comme son successeur par le Parlement; en outre, cette assemblée imposa déf initivement son auto nomie à l'égard du pouvoir royal: ses décisions n'étaient plus soum ises au veto du roi. I.:activité même du Parl ement ne dépenda it plus de l'autorité du roi : les é lections et les sessions seraient fixées à échéances régulières. L'institution de la séparation du pouvoir judiciaire fut une autre des « grandes» réussites de la révolution. Ces succès firent naître de grandes espérances de changement dans les colonies américaines: pendant la révolte de New York, en 1689, le con nit entre les deux: camps prit un aspect religieux et mi llénariste dirigé contre les riches ct les puissants. Jacob Leister fut à l' origine de l'insurrection, il représentait l'opposition à la caste dominante anglo-hollandaise, qui possédait le monopole du grain et se partagea it tous les emplois colon iaux. La destitution de Jacques [1 rendait illégitime [e vice-gouverneur nommé par le roi el Leister, avec ses milices, occupa le fort de Manhattan, défendu par 1
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S. Bcrcovitch, America puri/ana, Editore Riuniti, Rome, 1992, p. 45.
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des troupes anglaises. Au cours de la lutte entre les deux partis, Leister - qui représentait les commerçants, les artisans et les colons de Long Island - élabora, « dans la tangue de la Glorieuse Révolution, un programme protestant - contre les monopoles, contre le pouvoir arbitraire, en faveur du libre accès aux bénéfices et à leur meilleure répartition - ce qui coïncidait avec les intérêts du groupe qu'il représentait 1 ». Cependant, Leister et Jacob Milburn, son gendre qui était aussi son bras droit, furent pendus pour trahison et leurs biens furent con fi squés, malgré l'annulation de la sentence par le Parlement anglais en 1695. Au-delà des échecs des diverses révoltes plus ou moins liées il la Glorieuse Révolution, cet événement ne modi fia pas la situation des colonies. Les gouverneurs continuèrent à être nommes par les rois anglais et à jouir du pouvoir absolu, qui avait été aboli en Angleterre : les réunions des assemblées des colonies elaient fixées par le gouverneur qui maintenait son droit de veto sur leurs décision s, et les juges devaient toujours obéir il la Couronne anglaise. Les colonies américaines durent encore supporter toutes sortes de gouverneurs véreux: « Lord Cornbury fut gouverneur de New York de 170 1 à 1708 : c'était un travesti cupide, membre de la puissante fa mille des Clarendon. Il se promenait dans la colonie habillé en femme et tirait profit de tout ce qui lui passait entre les mains l . )) Entre 1705 et 1737, le comte d'Orkney fut gouverneur de la Virginie. Il ne mit jamais les pieds en Amérique : il délégua sa charge à une série de vice-gouverneurs. En plus, les colons américains eurent la lourde charge du maintien de la bureaucratie que le gouvernement impérial anglais envoyait en Amérique pour contrôler le systéme colonial ct « les agents du gouvernement étaient souvent incompétents, médiocres, arrogants; il ce vil assemblage de défauts s'ajoutait celui de leur vénalité. En définitive , les Américains se demandaient si le gouvernement représenté par ces fon ctionnaires méritait une obéissance docile et incondit ionnelle ). }) Toutes ces expériences ne firent que renforcer la conscience qu ' avaient les Améri cains d'être un peuple différent des Europêens. Samuel Willard, en 1704, commença un sennon par ces mots: « Nous sommes un peuple qui a un pacte avec Dieu », ct il conclut 1
B. Baylin, op. cil., p. 157.
l Ibid., p_ 138. ) Ibid.. p. 140.
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sur un véri table hymne patriotique: « Ô Nouvelle-Angleterre, tu es une terre idéale et tu l' as été depuis longtemps. Un jour le soleil s'arrêta au-dessus de Gédéon, comme le soleil de l' Évangile nous a éclairés pendant un siècle entier 1. ») À parti r des années 17341735, une nouvelle vague de millénarisme prophétique se développa dans la vallée du Connecticut, grâce aux sermons enthousiastes du jeune pasteur Jonathan Edwards. Ce fut le début du « Grand Réveil n, qui toucha toute la Nouvelle-Angleterre entre 1730 et 1740 : des foule s en extase écoutaient les sennons de prédicateurs itinérants, des femmes en transes pleuraient et hurlaient, touchées par l'expéricnce purifiante de la « conversion )). S' il ne s'agissait plus d ' un millénarisme effrayant , il n'était pas non plus coloré de rationalisme scientifique ; au contraire lorsque Jonathan Edwards prêcha devant la communauté de Nonhampton en 1739, il critiqua les tendances de la philosophie des Lumières: (~ Dieu a démontré l' insuffisance de la connaissance et de la conscience humaine pour la religion 2. » Un autre homme « des Lumières 1), Benjamin Franklin, fut impliqué dans le « Grand Réveil » : « En 1739 le révérend Whitefield arriva de l'Angleterre où il s'était fa it connaître comme prédicateur itinérant. Au début, on l' autorisa à prêcher dans cenaines de nos églises. Mais ensuite, le clergé le prit en grippe et refusa de mettre à sa disposit ion les chaires. Il fu t alors contraint de prêcher dehors. Des fou les immenses, appartcnant à toutes sortes d'Églises de toutes obédiences, écoutaient ses sermons. J'étais l' un des auditeurs et je m'cmerveillais de constater l'extraordinaire infl uence de ses oraisons sur ceux qui l'écoutaient, et l' admiration et le respect qu ' ils avaient pour lui, malgré les insu ltes qu' il leur lançait en leur disant que leur nature était mi-bête mi-démon).) Comme dans l' évangélisme anglican de l'Angleterre et du Pays de Galles ou le piétisme du monde gennanique, qui sc développèrent en Europe à la même époque, ce mouvement religieux faisait appel aux sentiments, il l'irrationalité, à l'enthousiasme, mais pas à la raison. Les sermons annonçaient que le règne de Dieu n'arriverait pas à l' improviste, mais par étapes successives, (~ une série d 'événements 1 Cit. in P. Miller. Lo Spirito tlelfa NUQIYI Inghi/lerrn, Il Mulino, Bologne, 1962, vol Il , p. 284. l A. lieimert, The Grelll Awakenillg. Indianapolis-New York. 1967, p. 24. J B. Franklin. Alliobiogrnfia, Garzanti. Milan, 1999, p. 137.
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qui s'enchaîneront de man ière équ ilibrée, harmonieuse ct coherente pour atteindre le même but. Les roues de la Providence ne tournent pas en suivant un hasard aveugle, mais clics portent des yeux sur leur pourtour ainsi que les décrit Ézechiel et elle sont gu idees par l'esprit de Dieu 1»: l' histoire de l' humanité n'est pas une evolution guidée par la raison, mais une série de changements et de révolutions connus par Dieu seul : « 11 est raisonnable de supposer que toutes les révolutions depuis la création du monde jusqu'à sa fi n ne sont que les différentes étapes du même dessein qui conduisent toutes à la venue du gnlOd événement que l' [mmense Créateur et Gouverneur du monde a prévu comme dénouement 2. » En 1740, Edwards écrivait encore sur l'arrivée prochaine du règne millénaire au cours duquel 1' Amérique protestante arteindraÎt son apogée, une « nation naîtra un jour [ . .. ] belle comme Tirzah, fascinante comme Jérusalem et forte comme une armée héri ssée d 'étendards [ ... ]. Revêts-toi de tes plus beaux atours, 6 Amérique, vi ll e sainle ] ! » Lorsqu ' il commentait l' Apocalypse dans ses sermons, Edwards expliquait que, lors de la venue du rêgne du Christ sur la terre « les hommes connus pour leur foi profonde et leur dévotion seron! élevés [ ... ] aux fonc tions d 'autorité et de confiance. Une religion vivante s'emparera des palais des rois et des trônes : ceux qui auront les plus hautes charges seront des hommes saints [ ... ]4. » On reconnaît la matrice puritaine du « gouvernement des Sai nts ». Le nom de Cromwell resurgit en 1740 et, une nouvelle fo is, le roi ct les hommes de pouvoir fu rent inquiets: Edwards fut envoyé loin de Northampton et il passa le reste de sa vie comme missionnaire chez les Indiens. Dix ans plus tôt, lors de l' anniversaire de l'exécution de Charles 1er , Jonathan Mayhew, pasteur en Nouvelle-Angleterre, avait rappelé que « si le peuple sait pourquoi il élit et maintient au pouvoir son gouverneur », c'est parce qu ' il « est l'entité la plus adaptée pour pouvoir j uger si le gouverneur remplit son mandat comme il le devrai t : c'est-à-dire qu' il estime s' il est un prince el un père pour tous et s'il ne se transforme pas en tyran : s' il ne réduit pas ses fils et ses sujets au rang d'esclaves, s' il ne les assujettit pas, A. Heimert, op. cit., p. 24 p. 32. J Cil. in S. Bercovitch. op. cil., p. 162. ~ A. Heimert, op. cil ., p. 162 1
2 Ibid.,
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s' il ne les dépouille pas el ne tire pas profi t de leur vie ct de leurs ressources de manière inhumaine 1 ». Le millénarisme puritain, diffusé dans les sermons de dizaines de prédicateurs itinérants qui parcouraient la Nouvelle-Angleterre, continuait son œuvre de destruction de la légitimité du pouvoi r royal. Les autorités religieuses réagirent. Les Anglicans, qui sc moquaient de l'enthousiasme religieux du « Grand Réveil n, réussirent à convaincre les autorités de fai re payer des amendes à tous les prédicateurs qu i n'avaient pas d 'autorisation. Cependant, toutes les Églises furent affaibl ies par les sermons de ces « itinérants» qui attaquai ent explicitement la futil ité des rites religieux et qui conseillaient de dépasser les différences et particularismes locaux pour s'unir dans un grand corps au-dessus de tout, qui n'était autre que le Peuple Élu . Pendant la guerre franco-indienne, entre 1756 et 1763, un état d 'esprit de guerre sainte contre les Français papistes pénétra la conscience populaire et les attentes millénaristes conti nuèrent à se répandre. Joseph Bellamy fut l' un des principaux prédicateurs de ce nouveau mi llénium. En 1758, il publia deux sermons, dont l' un était appelé justement : Millenium. li y reprenait l' idée d' Edwards au sujet du millénarisme graduel et l'appliquait aussi à la chute de l' Antéchrist qui se ferai t progressivement : ( 11 s'écroulera peu à peu comme il est apparu. Et comme depuis le début de la Rêfonne, c'est-à-dire depuis 240 ans, il a déjà commencé à s'effondrer, nous pouvons aujourd ' hui raisonnablement nous attendre à ce que sa chute continue j usqu'à ce que Babylone sombre comme la meule d' un moulin coule au fond de la mer 2.» Bien sûr, ces événements auront lieu quand le Christ aura vaincu le mal. « Et lorsque Satan sera vaincu, et que toutes les forces des ténèbres se seront reti rées, enfennées dans un gouffre sans fo nd, alors vous régnerez avec Christ pendant mille ans, dans la paix ct la victoire de la vérité, de la justice sur toute la terre l .» Bellamy s' adressait à ses fidèles puritains américains, et il ne pouvait imaginer qu ' un règne puritain. ( Comme les Écritures l'ont toujours enseigné, la paix universelle vaincra en ces jours glorieux et les nations emp loieront leur temps 1 P:N. Carroll, D.W. Nohic, Storia sociale degli SUl li Unili, Ed. Riuniti. Rome, 1991 , p. 100. 2 C iL in A. Heimen, op. cil. , p. 620. J Ibid. , p. 633.
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à des travaux utiles ct non plus à la guerre [ ... ]. Et si chacun met à
profit le temps qui lu i est donné elles dons qu ' il a reçus en suivant les règles de notre sainte religion, si tout le luxe, les débauches, les dérèglements sont bannis des nations terrestres, alors il est certain que notre monde pourra subvenir aux besoins en nourri ture et en vëtements d'un nombre d'habitants beaucoup plus important qu ' il n' cn a jamais contenu 1. » Tout ce que les pasteurs puritains n' avaient pas réussi à imposer en Nouvelle-Angleterre auraÎl fina lement lieu avec le retour du Christ sur la terrc. Ces sermons eurent un énorme succès autour des années 1760, à tel point que, en 1762, après la victoire électorale du parti réformiste puritain à la Chambre basse, Bellamy fut invÎté pour prononcer le Sermon de l'Élection. Dans son discours, Bellamy exhorta le gouvernement CI les citoyens à appliquer la morale puritaine, à chasser le mal hors de la colonie, à le (( tuer par lapidation ». Trois ans plus tard, durant la crise du Stamp Act, le premier épisode de la révo lution américa ine, des foules de fidèles parcoururent le Conneclicut, dépoui llant les églises épiscopales, attaquant les Anglicans en proclamant qu'il valait mieux suivre « l'Église Combattante que l'Église Triomphante » : (( Ce n 'était pas le but des sermons de Bellamy, ni de ses di scours sur la doctrine. Cependant, si l' on analyse les arguments de ses prédications extrêmement populaires, il n' est pas difficile d' imaginer pourquoi les doutes et les angoisses religieuses ont explosé avec violence dès que l' occasion s'est présentée 2• »
1
1
Ibid. , p. 628. Ibid., pp. 610-611.
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Un temps pour combattre Les colons américains, qui pourtant ne se sentaient pas concernés par ces conflits européens, furent entraînés dans les trois guerres de l'Angleterre contre la France entre 1689 ct 1749 ; d'ailleurs, ils leur donnèrent le nom des rois anglais qui les entreprirent : guerre de Guillaume (guerre de la ligue d'Augsbourg 1689-1697), guerre de la reine Anne (guerre de succession d 'Espagne 1702- 1713) et guerre du roi George (guerre de succession d'Autriche J744- J 748). Pendant les deux premières guerres, les Français ct les Indiens (leurs alliés) attaquèrent ct détruisirent de nombreuses implantations en NouvcllcAngleterre et à New York, sans que les Anglais, trop occupés par leurs combats en Europe, n'envoient de secours à leurs colons. Cc sont donc les miljees coloniales qui se sont battues, avec des résultats incertains, mais aussi avec d' importantes victoires, dont la conquête de Port Royal, capitale de l' Arcadie française, qui devint la NouvelleÉcosse britannique. Avant la troisième guerre contre la France, les colons américains prirent l'initiative d ' une guerre contre l'Espagne en attaquant en 1739 la Floride espagnole avec 3 500 hommes, originaires de Géorgie et de Caroline du Sud, commandés par des officiers anglais : ( Les pertes furent énormes. Seuls 600 Américains survécurent. Ils gardèrent une âpre rancune contre leurs commandants britanniques qui s'étaient montrés bornés, incompétents ct arrogants. Des années plus tard, les colons se rappelaient cncore l'agonie de leurs compatriotes et l'épouvantable gâchis de vies, d'énergie pendant celte campagne militaire absurde 1. )) 1
B. Baylin, op. cil., p. 209. 41
Pendant la guerre du roi George, 4000 soldats de Nouvelle-Angleterre firent leur baptême du feu. Ils conquirent en 1745 la base navale française de Luisbourg. Les combats continuèrent encore pendant deux ans, avec le soutien spirituel des pasteurs puritains qui « priaient pour que les catholiques tTançais et leurs alliés, les Indiens, soient détruits par le feu 1 ). Cependant, l'incendie détruisit au contraire les nombreuses garnisons du Vennont, du Massachusetts et de New York: des villages entiers et des fermes isolées furent brûlés et leurs habitants exterminés. Malgré ces pertes, la conquête de Luisbourg représenta un grand succès, qui fut cependant réduit à néant lorsque les Anglais rendirent la base aux Français après la paix signée en Europe en 1748 : « La restitution de Luisbourg resta longtemps dans les mémoires comme [ . ..] un autre événement célèbre qui avait cu lieu pendant la guerre du roi George 2.» Il s'agissait d'un épisode de l'année précédente, qui avait augmenté la rancœur des Américains envers l'Angleterre: en 1747, à Boston, des bandes de (( recruteurs» de la marine anglaise cherchèrent à engager de force de jeunes Américains. Toute la ville réagit et manifesta pendant quatre jours contre les Anglais. Les colons américains furent entraînés dans une quatrième guerre contre la France entre 1756 et 1763 : ils l'appelèrent la guerre francoindienne. En Europe, elle prit le nom de «guerre de Sept Ans ), avec des combats jusque dans les Caraïbes, dans les Philippines, en Afrique et en Inde. Les troupes coloniales avaient à leur côté des soldats venus d'Angleterre; cela n'empêcha pas une succession de défaites pour les Anglo-américains pendant les deux premières années. La plus retentissante fut la débâcle subie par les troupes commandées par le générai anglais Edward Braddock, (( un officier arrogant et autoritaire, qui n'avait aucune sympathie pour les colons et ne savait pas comment communiquer avec eux 3 ». En 1756, l'armée commandée par Braddock tomba dans une embuscade tendue par quelques Français à la tête d'un groupe important d' Indiens : 1000 soldats furent tués sur 1400 et 63 officiers sur 86. Le gouvernement anglais décida alors de menre sur pied une armée considérable pour combanre les Français ct leurs alliés indiens dans les colonies: elle devait être formée de 24000 soldats anglais et d'au moins 25000 colons. Au début, cette puissante machine de guerre 1 Ibid., p. 210. 'Ibid., p. 211. J Ibid. , p. 212.
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remporta des succès : en novembre 1758, l'armée anglo-américaine (dont un de ses officiers était le colonel Washington) conquit le Fort Duquesne, qui conrrôlait la haute vallée de l'Ohio. En 1759, les victoires se firent de plus en plus nombreuses et le prédicateur de Boston, Jonathan Mayhew, écrivit que l'on pourrait imaginer en Amérique du Nord ( un empire puissant (je ne dis pas indépendant), peut-être moins peuplé que les royaumes européens mais aussi heureux qu'eux avec [des cités] qui surgiraient sur chaque colline ( . .. ], des champs bien tenus, des villages radieux ( ... ] où la religion serait suivie et observée partout avec une pureté ct une perfection jamais vues depuis les Apôtres 1 )}. Le prédicateur Mayhew était peut-être un bon expert en géopolitique, mais dans cctte prophétie, il était surtout cohérent avec toute la théologie puritaine, dont il démontrait qu'elle pouvait devenir le fon dement idéologique de la guerre d'indépendance américaine. Néanmoins, à l'époque de ce discours prophétique lucide, ceux qui deviendront les pères fondateurs de la nation américaine avaient des préoccupations d'un tout autre ordre. Jefferson étudiait au collège William and Mary de Williamsburg, Franklin venait d' être nommé membre honoraire de la société philosophique d'Édimbourg, Paine se mariait et Washington était un fidéle officier de Sa Majesté britannique. « Laissez-nous démonrrer notre obéissance pleine de bonne volonté au meilleur des rois, et, par l'application scrupuleuse de ses décisions royales, faire la preuve de l' amour et de la loyauté que nous portons à sa personne sacrée 2 .. • » Et surtout, il fallait attendre un autre grand changement avant que la situation ne devienne révolutionnaire : la naissance d'un grand empire par l'extension des colonies américaines sous domination anglaise, grâce à l'annexion de toutes les ex-colonies françai ses (entérinée lors du traité de Paris en février 1763, qui menait un terme à la guerre contre les FrancoIndiens): l'ensemble du Canada, tous les territoires à l'Est du Mississipi, auxquels il fallait ajouter la Floride, cédée par l'Espagne. Pourtant, la guerre contre [cs Indiens n'était pas finie; l'année même de la signature du traité de paix, les Irlando-Écossais1de 1 ibid., p. 207. , Lettre d'août 1756, in George Washington, A Collection, By W.B. Allen, Liberty Fund, Indianapolis, 1988, p. 19. J Les Irlando-Écossais étaient davangage Écossais qu'Irlandais puisqu'ils constituaient les descendants des presbytériens écossais ayant immigrê cn Ulster lors de la colonisation de l'Irlande par l'Angleterre.
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Pennsylvanie massacrèrent un grand nombre d'indiens pacifiques et organisèrent une marche sur Philadelphie pour protester contre les autorités ; il ne fut pas fa cile de les calmer, même avec l'~nter vention de Benjamin Franklin. La première vague d ' lrlando-Ecossais était arrivée en Amérique entre 1717 et 1720 pour fuir les persécutions religieuses: en 1704, l'Église anglicane avait déclaré nuls les mariages célébrés par les presbytériens écossais, qui ne faisaient plus partie de l'Église anglicane pour « non-conformisme ». Ces nouveaux immigrés semèrent en Amérique un nouveau sentiment de haine contre l' Angleterre qui, après les avoir déracinés d 'Écosse pour les tnmsplanter en Irlande, les forçait à un nouvel exil en Amérique en fermant les marchés anglais à tous les produits irlandais. Leur ressentiment s'étendit jusque dans les rangs des dignitaires des colonies liés au système impérial britannique. L'arrivée, entre 1764 et 1776, de 125000 émigrés supplémentaires venant d ' Irlande, augmenta encore cette part de la population violemment antianglaise. L'hostilité contre les Anglais s'était développée aussi chez les Américains qui avaient comba«u lors de la guerre franco-indienn e: « Tous ces événements firent naître pour la première foi s chez nous, les Américains, le soupçon que notre confiance enthousiaste dans le courage des troupes régulières anglaises n' était pas très fondée. Déjà au cours de leur première marche du lieu de débarquement jusqu' à l'extrémité des territoires colonisés, ils avaient dépouillé ct dévalisé les habitants, ruinant complètement quelques familles pauvres, et en plus ceux qui protestaient étaient insultés, injuriés et emprisonnés 1. » Les conséquences de la guerre rendirent encore plus insupportables l'Angleterre et son système impérial. En effet, George III fut contraint d 'augmenter les impôts, d' introduire de nouvelles taxes, ou simplement d' exiger une application plus sévère des formes d'imposition ex istantes pour pouvoir faire face aux énormes dettes accumulées pour financer la guerre. Contrairement à la prophétie, dans le grand empire américain qui venait de naître, ce ne fut pas le bien-être, mais la colère des colons qui augmenta à causc du trai tement injuste auquel ils étaient soumis: les nouveaux impôts avaient été approuvés par le parlement anglais, qui ne comptait aucun représentant des colonies parmi ses membres.
L'indignation fut à son comble quand, en 1765, le parlement anglais approuva le Stamp Act, c'est-à-dire la perception d ' une nouvelle taxe sous la forme d'un timbre qui devait être apposé sur les journaux, les calendriers, les tracts, les factures, les titres, les polices d' assurance, les actes maritimes, les licences pour les lieux publics, les certificats de mariage et même sur les eartes à jouer et les dés. Les percepteurs furent agressés et des timbres furent jetés aux flammes, les maisons de divers fonctionnaires anglais furent saccagées. Ces actions étaient organisées par des groupes spontanés de colons américains, les ( Fils de la Liberté )~. Cependant, c'est en octobre de cette année- là qu ' un progrès majeur fut accompli grâce à la convocation à New York d'un congrès contre la loi du timbre, ( qui tendait manifestement à détruire les droits et les libertés des colonies 1 ». Ces paroles sont tirées d' une Déclaration des droits ct des doléances, signée par les représentants des neuf colonies qui participèrent à la réunion. Ils rappelèrent que seules les colonies avaient le droit de décider de nouveaux impôts. Ces premières manifestations de « résistance » furent soutenues par le peuple, en particulier en Nouvelle-Angleterre puritaine; elles exprimaient un mécontentement qui avait également un caractère religieux en raison des bruits qui couraient sur la nomination par J'Église d' Angleterre d ' un évêque pour l' Amérique. Les manifestations des colons américains atteignirent leur but puisqu 'en 1766 le parlement anglais révoqua le Stamp Act. Cela ne fit que confirmer à l'opinion publique américaine que le gouvernement anglais était faible, corrompu et, surtout, hostile aux colonies. L'Église puritaine jeta de l' huile sur le feu. La tendance manichéiste à expliquer le conflit entre empires par une opposition entre le bien et le mal qui existait dans les scrmons des pasteurs de la NouvelleAngleterre influença aussi les discours laïcs des politiques et les manifestations patriotiques populaires à partir du début des années
1760 2• À côté des descriptions apocalyptiques de la tradition puritaine, bapti ste ct d' autres Églises protestantes, une critique politique contre l'Angleterre se fit jour dès la première moitié du XVIIIe siècle; elle s' inspirait de celle des whigs anglais dans sa
M.A. Joncs, Storia dcgli Siali Unili. Bompiani, Milan, 1992, p. 41. R. Bloc h, in Religion and America n PoUlies, M.A. NolI, New York-Oxford. Oxford University Press, 1990. p. 49. 1
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B. Franklin, AUlobriogrrifia, cil., p. 182.
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condamnation de la dépravation et du désordre qui régnaient en Angleterre: « Tous les jours à Westminster on en découvre des preuves, mais c'eSI simplement grotesque et absurde de vouloir réprimer les conséquences de ce luxe effréné et de cette corruption mora le sans mettre en place une réforme générale des comportements, nécessaire aux yeux de tous, pour le bien du royaume. Mais seul le Ciel sait comment la réaliser! Sur cette terre, la vertu est devenue un vice 1. » Le discours laïc est ici clairement imprégné de moralisme puritain. Dans un livre de James Burgh, imprimé en 1747, réédité plusieurs fois jusqu'en 1759, le peuple britannique etai t décrit ainsi : « Il se complaît dans le luxe, l' impiété ... la vénalité, le p3ljure, la rébellion contre loute autorité légale, dans l'oisiveté, la voracité, l' alcoolisme, la luxure, le jeu, le vol. .. un déchaînement de passions capable de réduire en miettes n'i mporte quel État ou empire 2 • » Derrière la description d' une Angleterre corrompue ct livrée à tous les péchés, l' image, elle aussi mythique, d 'une Amérique simple, intègre, en sortait renforcée, une Amérique provinciale, mais vouée à toutes les vertus, théologales et autres. Dans un journal de New York, on pestait contre « ces parricides intrigants )), qui avaient « voulu que le despotisme traversât l'océan et établisse sa demeure sur cene terre autrefois heureuse ) )). Le malheur des colons américains augmenta encore en 1767, quand le chancelier de l'Éch iquier, Townsend, inventa un droit de douane « externe », qui s'appliquerait à certaines marchandises exportées en Amérique : le verre, le plomb, les peintures, les papiers et le thé. La colère populaire, organisée par des groupes hors-la-loi, explosa à nouveau dans divers endroits des colonies et se traduisit par différentes ini ti atives: manifestations contre les inspecteurs du tabac dans le Maryland, représailles contre des importateurs à Phi ladelphie, agression d ' un éditeur à Boston, bri mades contre les fonctionnaires des douanes de New York. Cependant, la forme la plus efficace de révolte se révéla être, comme lors de la crise du Stamp Act, le boycott des marchandises anglaises. De nouveau, ce fut Boston la puritaine qui donna l'exemple, et le Massachusetts puritain prit l' in it iative politique la plus efficace par l'intermédiaire de sa Chambre des représentants: une « lettre cirCil. in B. Baylin, op. cit .. p. 230. Ibid. l G. S. Wood. in Le Origini degli Stati Uniti. op. cil., p. 256. 1
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culaire ) déclarant l' illégalité de ces nouvelles taxes recueillit l'accord des autres colonies. De son côté, le ministre anglais de l'American Department proclama l'illégalité de cene lettre. Comme la Chambre du Massachusetts confirma à une large majori té son ini· tiative, elle fu t dissoute par le ministre. C'est alors « que la foule ct de nombreux groupes non identifiés s'adonnèrent à la violence. Boston, qui devenait rapidement le symbole de la résistance coloniale, ordonna à ses habitants de prendre les armes, et convoqua une réun ion des délégués de la ville - assemblée sans aucune valeur légale. Agressés par la foule , les fonctionnaires des douanes ne purent pas appliquer les règlements sur la navigation et réclamèrent une intervention militaire 1 »). En ju in 1768, quand un navire de guerre anglais arriva à Boston et séquestra le navire Liberty pour violation des lois sur le commerce, des mouvements éclatèrent dans la ville où la tension restait forte , surtout après que deux régiments de soldaIS l'eurent pénétrée. I.:explosion eut lieu le 5 mars 1770, quand un détachement de soldats lira sur la fou le, tuant cinq habitants. Cet épisode, appelé (~ le massacre de Boston ), fut largement utilisé dans la propagande antianglaise. La loi Townsend fu t retirée par le parlement anglais, Malgré ce nouveau recul anglais, les BosIoniens continuèrent leur agitation. Durant l'automne 1772, un document énumérant toutes les violations perpétrées par les Anglais fut publié à Boston et envoyé à 260 villes du Massachusetts. Ce tex te faisait peur parce qu'il évoquait l'intention manifestée par l'Église d ' Angleterre de nommer des évêques anglicans en Amérique. La ratification de la loi sur le thé, en 1773, provoqua un regai n d 'agi tation populaire parmi les colons américains: à Charleston, le thé fut débarqué, mais la vente fut bloquée; à New York ct à Philadelphie, il fuI renvoyé cn Angleterre ; à Boston, il fut j eté à la mer par un groupe de volontaires déguisés en Indiens. La réaction du gouvernement anglais ne se fi t pas attendre: dès les premiers mois de l'année 1774, il promulgua une série de lois répressives, qui fu rent immédiatement qualifiées par les colons de « lois intolérables II. La propagande apocalyptique contre l'Angleterre réapparut, elle réactualisai t le projet mi llénaristc de l'origine des colonies pour en fai re la base « des fo ndements d'un empire vaste et puissant, le plus grand que le monde ait jamais connu, établi sur les 1
Ibid" p. 261.
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principes de liberté aussi bien civile que religieuse ... et le siège principal du royaume glorieux que Dieu créera sur terre jusqu'à la fin des temps n. L'Amérique « construira dans peu de temps un empire sur les ruines de la Grande-Bretagne ; elle en adoptera la Constitution tout en la purifiant de tous ses défauts: ayant déjà expérimenté ses carences, elle saura empêcher le retour de leurs effets négatifs, qui ont affaibli sa vigueur et l'ont menée à sa fin ». La main de Dieu était « en Irain de menre en place en Amérique une nouvelle ère de J'histoire du monde 1 ». 11 faut de nouveau souligner la clairvoyance ct l'efficacité émotionnelle du langage puri tain, surtout si on le compare avec celui qui était utilisé par l' un des pères de la révolution américaine. Par exemple, la même année, Thomas Jefferson écrivait dans la conclusion d'une pétition obséquieuse adressée au roi d' Angleterre: « Sire, voici notre décision final e ct définitive. La fervente prière de toute l'Amérique britannique est que vous da ign iez intervenir efficacement avec des efforts sincères pour réussir à réparer les graves préjudices que nous avons subis, à rassurer l' âme de vos sujets qui craignent de nouveaux abus et à instaurer un amour fraternel , une hannonie dans tout l'empire et que tout ceci puisse durer jusqu'à la nuit des temps 2.» Dans les années qui suivi rent, le langage apocalyptique dirigé contre les Anglais se maintint dans les discours ecclésiastiques. surtout après toutes « les lois intolérables ( ... ] et après le Quebec Act, qui protégeait le catholicisme au Canada français. En réaction à tous ces affronts, les colons se mobilisèrent surtout le long de fron tières géographiques, créant le Congrès Continental, des comités illégaux, des gouvernements provinciaux et une année - étapes qui aboutirent à l' indépendance nationale en moins de deux ans [ ... ] l'extension géographique de la défmitÎon de la Communauté de Dieu fut un changement important du milieu des années 1770. Avant cette date, le pacte Manichéen et le langage sur la Providence, qui décrivait les vertus et les obligations du peuple de Dieu, étaient largement enracinés dans le vocabulaire provincial de la Nouvelle-Angleterre. Désonnais ce symbolisme touchait loute la nation. À la veille du Quebcc Act, notamment, la représentation de 1 B. Baylin, « La Logica de lla ribcllione ». in La Ril'Oluzione omericalla, Il Mulino. Bologne, 1986, p. 254. 1 Thomas Jefferson, in AI/lo/agia degli serin; po/Wei di Thomas Jeffe rsoll. Il Mulino. Bologne, 1961 , p. 52.
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la Grande-Bretagne comme l' Antéchrist devint de plus en plus fréquente dans les colonies 1 ». Le premier Congrès continental, qui se réunit à Ph iladelphie en septembre 1774, adopta une position de résistance vis-à-vis du parlement anglais, tout en faisant encore acte d 'allégeance à la couronne britannique. Le boycon des marchandises anglaises fut renouvelé, mais cene fois il fut rendu obligatoire et des « comités de sécurité )) s'organisèrent pour vérifier son application par toute la popu lation. Évidemment, les actions des Fils de la liberté dégénérèrent en violences contre ceux qui, ne respectant pas le boycon, devenaient des {{ ennemis de la liberté américaine ». Naturellement, des le mois de novembre, le roi George III choisit de répliquer à tous ces désordres par l'envoi de nouvelles troupes: « Les annes décidcront s'ils doivent être sujets de la patrie ou indépendants. » Cependant, le second Congrès continental, réuni à Phi ladelphie en mai 1775, continua de suivre la voie ùu compromis en proclamant la fidé lité au roi et en niant loute velléité d'indépendance, même si, en même temps, il déclarait la nécessité de prendre les annes. En avril, les premières batai lles entre des soldats britanniques et des rebelles en armes avaient déjà eu lieu. C'est le Massachusens qui compta les premiers morts: 273 tuniques rouges anglaises et 95 patriotes américains. Un autre combat, encore plus sanglant, eut lieu dans lcs environs de Boston, à Bunker Hill où moururent, en j uin 1775 au moins 1000 soldats britanniques, c'est-à-dire 40 % des troupes chargées de cette expédition. Le second Congrès continental , qui siégeait encore à Philadelphie, nomma George Washington commandant des troupes coloniales et frappa une monnaie pour les payer. Offensives ct contre-offensives des deux. parties sc succédèrent pendant le reste de l'année: le roi déclara que les colonies s' étaient rebellées et ordonna en conséquence de s' emparer de tous les navires ct de renner tous les ports américains. En 1776, le pamphlet Common Sense fut publié. L.:auteur était un Anglais, fil s d ' un quaker vendeur de corsets, Thomas Paine, immigré en Amérique depuis presque deux ans. Il exprime bien la colère des Américains contre le roi d'Angleterre, qu' il appelle la « brute royale »). Paine utilise le langage de l' homme de la rue et par conséquent il tient compte du fait que le livre de base de la culture populaire est la Bible. Il utilise « des exemples bibliques en insistant sur 1
R. Bloch. op. cil .• p. 52.
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la Providence }) et surtout un langage imagé pour expliquer la particularité américaine: « Un Vieux Monde effondré (offrant l'hospitalité à l'antéchrist papiste), une Angleterre égyptienne (esclave "d' un pharaon endurci par un caractère funèbre") et une nouvelle Canaan à qui " le salut de l'humanité" avai t été confié par "les desseins du ciel" 1. » Paine affirmait que « le temps était venu de se séparer. La distance que le Tout-Puissant avait mise entre l'Angleterre ct l' Amérique était justement une preuve va lable fournie par la nature que la suprématie de l'une sur l' autre n'avait jamais été dans les desscins divins [ ... ]. La Réforme fUI précédée de la decouverte de l' Amérique, presque comme si le Tout-Puissant avait eu la bienveillante intention de préparer un refuge pour les futurs persécutés à qui la patrie n 'offrirait plus ni amitié ni salut 2 ». Dans un autre passage, Paine écrivi t : « Ce nouveau monde a été le refuge des passionnés de la liberté civile et religieuse, qui ont été opprimés et sonl venus de tous les coins d'Europe. Ils l'ont fu ie pour venir ici et échapper non aux tendres caresses d'une mère, mais à la cruauté d'un monstre. Et en ce qui concerne l'Angleterre, il faut admettre que le même type de tyrannie qui a chassé les premiers émigrants de leur patrie continue à persécuter leurs descendants ).) Pour décrire l'Etat futur, Paine utilise un langage apocalyptique: « Mais certains disent: où est le roi d ' Amérique ? Je te dirai, ami, qu' il règne dans les cieux et ne provoque pas la destruction de l'humanité, comme l' a fa it la bête roya le de Grande-Bretagne [ . .. ] Il faut choisir solennellement un jour pour la proc lamation de la Charte fondée sur la loi divine, la parole de Dieu; qu ' elle soit surmontée d' une couronne pou r que tout le monde sache que, si nous approuvons la monarchi e, en Amérique c'est la Loi qui est le Roi C... ] lorsque [a cérémonie sera terminée, que la couronne soit mise en morceaux et distribuée à tout le peuple à qui elle appartient de droit 4 . » Le pamphlet eut un succès retentissant : 150000 exemplai res furent vendus en l'espace de six mois. Ce triomphe est encore plus évident si l'on compare cc chiffre au nombre d ' habitants des colonies américa ines: 2 milllons d ' habitants (et 500000 esclaves â qui ce texte n' était évidemment pas destiné). 1 S. Bereovitch, op. cil. pp. 174- 175. lT. Pa ine, ln 1 diriflÎ del/'lIomo. Editori Riunit i, Rome, 1978, p. 86. J Ibid., p. 85. , Ibid. . p. 96.
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La population rurale était plus facilement touchée par les sermons des pasteurs ; presque chaque village avait son église et son pasteur; panni eux, particulièrement : les pasteurs Congrégationalistes qui exaltaient toujours plus les attentes d' un millénaire à venir. Ces espérances millénaristes, qui décrivaient la communauté nationale comme le peuple de Dieu, s'étendirent bien au-delà de la Nouvelle-Angleterre : ( Elles apparurent dans les sermons comme dans les écrits laïcs des patriotes de nombreuses régions de l'Amérique révolutionnaire [ . .. ]. Elles se retrouvent chez les patriotes presbytériens et baptistes du centre et du sud [ ... J, confortant les Américains qui voyaient le déclenchement de la guerre et l'atrinnation de l' indépendance nationale comme des étapes vers le Royaume de Dieu sur terre 1. » John Adams, l'un des leaders de la Révolution américaine devenu le deuxième président des États-Unis, utili sa, lu i aussi, le langage apocalyptique. En juillet 1776, dans un di alogue avec sa femme, il prédit que la libération de la nation « s'accomplirait [ . .. ] de la même man ière qu' elle s'était déroulée pour les fils d' Israël, en passant par "toutes les ténèbres", avec "du sang et des trahisons", et que ce serait le jour des épreuves d 'lsraëI 2 ». L'historien Gordon Wood, qui a plutôt tendance à surévaluer la composante laïque de la Révolution américaine, admet pourtant que les leaders des patriotes « [ ... ] invoquaient ce qui était pour eux l' héritage spirituel des fondateurs puritains. Et, ils utilisaient toujours plus abondamment des expressions apocalyptiques pour parler de la lutte imminente pour l' indépen· dance ) ». Certaines déclarations des porte-parole des patriotes témoignent de cet esprit apoca lyptique: la Révolution américaine est l' importante « réalisation de tous les grands événements prévus depuis les temps éternels}) pour « instaurer la perfection et le bonh~ur de l' humanité. ) Avec la révolution, Dieu a montré que « les ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE seront Sa vigne - la demeure principale de (Son) règne glorieux» - « où les promesses du passé se réaliseront pour être récoltées ) au « profil du monde entier» 4. Cette atmosphère imprégna également la Déclaration d'l ndépen1
A. Bloch, op. cil ., p. 52.
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S. Bercovitch. op. cil. , p. 174.
Ibid. ' Ibid .• pp. 293·294. l
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dance, ratifiée le 4 jui ll et 1776, mai s sous une forme laïque: «( Nous tenons pour évidentes les véri tés suivantes : tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droi ts se trouvent la vie, la liberté et la poursuite du bonheur [ ... ). » L'idée de compter parmi les droits inaliénables des citoyens « la poursuite du bonheur» provenait clairement du millénarisme: en efTet, seul le « règne du Christ » sur terre peut garantir un droit aussi extraordinaire à tous les citoyens. Quant à l'affirmation que tous les hommes « sont créés égaux », elle ne peut être comprise qu 'à travers l'environnement culturel apocalyptique de l'égalité des justes et des martyrs ressusci tés pour le règne du Christ sur la terre pendant mille ans. Sans cet élément, celte déclaration est un non-sens, puisque personne n'avait l'i ntention de promettre l'égali té sociale et encore moins la redistribution des richesses. La Déclaration d ' Indépendance aggrava les oppositions internes des ex-colonies et aboutit à une véritable guerre civile, au cours de laque ll e les dichotomies apocalyptiques se vérifièrent. Les patriotes américains se considéra ient comme le nouveau peuple élu qui prenait le parti de « la vérité contre l'erreur el le mensonge; [de] la j ustice contre l' injustice [ .. . J. Bref, le parti du ciel contre celui de l'enfer - du père miséricordieux de l' univers contre le prince des ténèbres destructeur de la race humaine 1 ». Bien sûr, ceux qui portaient « la marque de la bête ») ne méritaient aucune pitié. D'ailleurs, les traitements que les patriotes destinaient aux loyalistes, appelés lorys, étaient très durs: ils allaient de J'expropriation des biens à la mise au pilori, après avoir été recouverts de goudron et roulés dans des plumes, à la fl agellation et même à la pendaison. Malgré ces risques, on a ca lculé qu'à peu près 20 % de la population des ex-colonies se déclara fidèle au roi : environ 30000 hommes combattirent aux côtés des Anglais, et près de 100000 personnes s'enfu irent au Canada ou en Angleterre. En simplifiant, on a pu di re que le Sud anglican fu t loyaliste, mais il faut ajouter les anglicans du Massachusetts qui, persécutés par les puritains, se rangèrent éga lement dans le camp du roi. Les partisans des patriotes furent traités tout aussi cruell ement par les Anglais: (( Les églises presbytériennes furent particulière1
AA. YV, La Ril'ollizione (Imer icalltl, op. Cil., p. 63.
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ment éprouvées parce que les presbytériens étaient tous des Whigs 1. ) À partir de ce moment, le clergé dut prendre position. John Peter Gabriel Mühlenberg utilisa les mots de la Bible pour dire à sa congrégation en Virginie qu ' il y avait un temps pour tout : (( Il Y a un tcmps pour prier et un temps pour combattre ; maintenant le temps est venu de se battre. )) Lui-même s'engagea ct devint général de brigade dans l'armée continentale, alors que son vénérable père se posait des questions sur la valeur de l'ancien serment de fidél ité envers le roi. John Cleaveland, Joseph Willard ct David Avery conduisirent leur paroisse yankee sur le champ de batai lle. George Duffield, pasteur presbytérien, blâma son troupeau parce qu' il y avait trop d ' bommes dans l' Église et promit : (( Demain, il y en aura un en moins et donc. mercredi, il n'y aura pas de prêche 2. )) Ce caractère reli gieux de la guerre était confirmé par l' attitude des soldats pour qui (( l'engagement dans l'armée dcv int la parfaite représentation de la vertu } ». Il est toutefois bien connu que la vertu chez les hommes n'a pas de constance et (( les volontaires de la milice s'enrôlaient en général pour trois mois et ne restaient pas une minute de plus. Souvent même ils rentraient chez eux avant d 'être arrivés au terme de leur engagement. À tel point que Washington craignait beaucoup que son armée ne fonde face à l'ennemi 4 ». L'année ne dépassa jamais 20000 hommes; nonnalement elle en comptait environ 5000, mais clle peinait parfois à dépasser les 2000 combanants. L'adoption de la tactique de la guéri lla, des incursions rapides et des retraites tout aussi rapides, devenait alors obligatoire. C'est ainsi que pendant la nuit de Noël 1776 l'armée de Washington anaqua à l'improviste à Trenton une garnison d' Allemands recrutés par Ics Anglais. Plus de 1000 soldats furent capturés. Cependant, ce fut la victoire de Saratoga, remportée le 17 octobre 1777 grâce à une manœuvre concertée de 17000 hommes, qui changea le cours de la guerre en faveur des rebelles; les Anglais commi rent l'erreur de ne pas effectuer une retraite stratégique: ils furent vaincus et se rendirent. 1
J.. E Jameson, La Ril'OIII:! iolie amerÎCana cOllle men'imenta sociale Il
Mulino, Botogne, 1960, p. tOI. 2 Oscar et Lilian Handlin, Gli Americani nell'élà della ri\·olu:iollc. 17701787, Il MulÎno, Bologne 1984, p. 170. J R. Bloch. op. cit .. p. 53. • M.A. JoncS, op. cit., p. 48 5)
La victoire, en soi, ne fil pas diminuer l'écart entre les forccs cn présence: l'Angleterre était toujours la plus grande puissance du monde, ce qui lui valait de nombreux ennemis, lesquels saisirent l' occas ion de Saratoga pour prendre position en faveur des América ins. La France, qui depuis le début avai t fourni des armes et des munitions aux rebelles, démarra la première avec un traité commercial el defensif impliquant l'entrée en guerre conlre l'Angleterre en février 1778. En 1779, l'Espagne déclara aussi la guerre à la Grande-Bretagne, en tant qu' alliée de la France, mais pas des Américains. L'année suivante, ce fut le tour de la Russie de la Suède et du Danemark, qui déclarèrent leur neutralité dans le connit qui continuait. On pourrai t dire que presque toute la vieille Europe corrompue prit parti en faveur des Américains contre l' Angleterre super-corrompue : pour de nombreux Américains ce n'était pas la bataille du bien contre le ma l, mais quelque chose qui y ressemblait. En 1778 la guerre s'était déplacée de facto dans le Sud, où les Anglais comptaient sur l' appui des loyalistes anglicans; cependant, là aussi, les erreurs de leurs commandants, habitués à des attaques frontales sur les champs de bataille, les conduisirent à la défai te. C' est le 18 octobre 178 1 que la capitulation finale eut lieu à Yorktown en Virginie, lorsque les Anglais se rendirent, en parrie à cause du blocus effectué par la notte française qui empèchait toute arrivée des secours par mer. Les Américains en liesse entonnèrent le chant : Le Monde s 'est retourne, qui exprimait cncore une foi s l'esprit apocalyptique qui les avait animés durant la guerre. Pour confirmer cette interprétation apocalyptique de la Révolulion américaine, on peut rappeler que « les premières propositions de sceau pour les États-Unis fu rent présentées par Frankl in et Jeffe rson : elles figuraient Moïse guidant le peuple élu 1 ». Selon David Austin, le symbole qui sera ensuite adopté, l'aigle. avait, pour origine l' Apocalypse : « Qu 'est devenu l'aigle qui transportait sur ses deux ailes la femm e persécutée [Ap., 12,14] jusqu 'à la wildemess américaine ? Ne pourrait-on pas répondre qu'il s'est posé sur le sceau civil des Américains 1 ? »
1 Z
S. Bercovitch, op. cit., p. 175. Ibid.
- 5Une cité sur la colline La paix avec l' Angleterre fut signée le 3 septembre 1783 après de longues négociations. Elle ratifia l'indépendance américaine. Peu de temps après, le 25 novembre 1783, Ics derniers soldats angla is évacuèrent le port de New York 1. On pouvait dire que ({ la plus grande ct la plus complète révolution que le monde ait jamais connue s'était accomplie avec gloire et succès 2 ». Maintenant, il s'agissait de construire un nouvel État, la « cité sur la colline », qui puisse être admirée et imi tée par le monde entier. (( Comprendre que nous avons le pouvoir de fai re un monde heureux, d'enseigner au genre humaÎn l'art du bonheur, de représenter dans le théâtre de l' univers un personnage jusque-là inconnu et avoir entre nos mains, comme autrefois, le devoir de créer du neu f sont des honneurs qui nous obligent à réfléchir et ce n'est pas si attrayant ni si simple que cela pourrait paraître ) ». Thomas Paine, dans ce lexte écrit en 1783, se rendait compte que la ci té, telle qu 'elle avait été construite, était loin d 'être achevée. D'ai lleurs, le Congrès avait suivi ses conseils et, depui s mai 1776, il avait ordonné à chaque État d 'abandonner le système anglais ct d'en créer un autre. Les État changèrent (ou avaient déjà changé) leur Constitution en introduisant des principes nouveaux 1 Ce jour est devenu une fêle nationale qui eélèbre la libération définitive de l'oppresseur anglais: '( l' Evacuation day ,). l T. Paine, (( The American crisis : XIII ". in The Alltobiography and Selections [ or/ll his Other Writings, The Liberal Arts Press, New York, 1953., p. 64. J Ibid.
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inspirés des quelques expenences existantes (la Hollande, les Républiques italiennes ou suisses), mais avec le souci permanent de se démarquer de cc qui existait en Angleterre et en Europe. Les gouverneurs de chaque État furent privés d 'un grand nombre de leurs pouvoirs et les assemblées législatives virent les leurs s'élar. gÎr : ellcs se virent attribuer des pouvoirs légistatifs et j udiciaires, qui auparavant étaient du ressort des gouverneurs. L'idée qu i gu ida l'élaboration des nouvel1es constitutions fu t la craÎnte d' un pouvoir central trop étendu et susceptible de limiter les droits des citoyens. Suivant ce même principe, la Confédération, après la guerre, se dota d'un gouvernemen t centra l aux pouvoirs ex trêmement limités: il n'était pas habili té à imposer des taxes aux citoyens, ni à réglementer les échanges commerciaux. De plus, il n'avait pas de (( chef», c'était un État sans chef d'État. La haine pour le roi d'A n· gleterre avai t été tellement entretenue par les différen ts clergés, que l' on avait évité de créer quoi que ce soit qui puisse lui ressembler; par exemple, en 1765, lors d' un prêche dans une église presbyté. rienne de Philadelphie, on avai t encore entendu le slogan : (( Pas de roi , à part le Roi Jésus 1. » Paine lui·même avait largement contri. bué à inculquer dans les esprits une hai ne profonde à l'égard de la monarchie. « La notion d'un gouvernement par le roi fut introduite d 'abord par les Athéniens. puis copiée par les fils d ' Israël. Ce fu t l'invention du diable la plus réussie pour promouvoir l' idolâtrie. Les Athéniens conféraient des honneurs divins à leurs rois défunts et le monde chrétien est allé au·delà en les accordant aux rois vivants. Qu'y a+il de plus impie que de donner le titre de majesté sacrée à un ver qui, en plein mi lieu de sa splendeur, est déjà en train de sc transfonner en poussiére 2? » Sans compter que les rois étaient à l'origi ne de toutes les guerres: « La Hollande, sans roi, a profité, dans les cent derniéres années, d ' une paix plus longue que toutes les autres monarchies d 'Europe J . » La monarchie avait également été critiquée parce qu 'elle étai t profondément corrompue. Cependant, alors que la royauté avait été abolie en Amériq ue, ce mal se manifestai t à nouveau dans les iosti. tut ions que J'on venait de créer. (( Durant cette période, le clergé et les commentateurs laïcs se lamentaient ct dénonçaient fréquem. 1
[n R. Bloc h. op. cil .• p. [o. Paine. The Commolt Sense. op. cil. p. 10. Ibid.
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ment des symptômes de corruption minant la République. Le zèle millénariste des années 1770 s'étai t estompé pour laisser place à de sombres prédications apocalyptiques sur le jugement dern ier l . » Chaque fois que le règne du Christ sur terre s'était réalisé, comme autrefois dans l' Angleterre de Cromwell, il avait pris un visage trop humai n et l'imperfection de l' homme était condamnée avec colére. Les Églises qui, normalement, sont incapables de proposer un modèle ( d 'État chrétien n, le pouvaiem d' autant moins dans une république qui proclamait la séparation de l'Église el de l'État, en réaction contre l' identification de l' Église anglicane avec la monar· chic anglaise. Les hommes politiques, détachés - au moins en partie - des conditionnements religieux, cherchèrent à faire des propositions pour dépasser la crise des années 1770·1780. Mais comme ils n'avaient pas, eux non plus, de modèles à proposer, ils bâtirent un projet en réaction à ce qui existait en Europe. Le système monar· chi que anglais ct européen était exclu d'office parce qu'il mélan· geai l le sacré et le profane. Dans un pamphl et publié en 1784, Benjamin FrankJin, l'un des pères de la république, utili sa lui aussi de maniére systématique le modèle antieuropéen sous prétex te de fournir des informations à ceux qui voulaient émigrer en Amérique. Il connaissait bien l'Europe, où il s'était rendu plusieurs fois de façon privée, ct offi ciellement comme représentant américain il Paris, pour participer, entre autres, aux négociations de paix avec l' Angleterre. li utilise un argument rhétorique consistant à imagi· ner un européen naïf pour qui les États·Unis seraiem « un pays de cocagne » et les Américains, des « ignorants ( ... ] amenés à appré· cier énormément les étrangers doués dans les arts, les belles lettres, etc. Ainsi, ces derniers, bien payés. peuvent facilement s'enrichir, vu qu 'ils ont à leur disposition une abondance de postes avallta· geux, que les autochtones ne peuvent pas exercer par manque de qualification 2 ••. ». Franklin voulait non seulement attaquer l' arrogance des Euro· péens, mais aussi introduire une analyse succincte des différences entre l'Amérique et l'Europe: « Il est vrai que si, dans nos contrées, les pauvres ne sont pas auss i misérables que ceux d' Europe, on ne 1 R. Bloch. op. cil .. p. 55. 2 B. Frank[in. « Information 10 Thosc who wou[d rcmove 10 America ». in 01'. cil. p. 194
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trouve pas non plus de riches comme il en existe en Europe ; il règne plutôt un bonheur général et ordinaire. Il y a peu de grands propriétaires terriens et peu de fenni ers; les habitants cultivent leur propre lerre ou exercent un métier, ou font du commerce ; il ne se trouve pas de gens assez riches pour vivre dans l'oisiveté de leurs rentes, de leurs revenus fon ciers et pour les dépenser en achetant aux prix exorbimnts de l' Europe des tableaux, des statues, des ouvrages d 'architecture et d 'autres œuvres d 'art, qui sont plus bizarres qu'utiles. C'est ce qui expl ique que les artistes naturellement ta lentueux ont systématiquement quitté notre pays pour l' Europe, où ils peuvent être appréciés à leur j uste valeur 1. » La polém ique avec l'Europe permettait de valoriser la petite propriété, considérée comme la base de l'égalitarisme républîcain, même si l' auteur oubliait que les États-Unis, justement dans ces années-là, avaient confié aux grands investisseurs américains le territoire du nord-ouest, dont l'acquisition s'était assortie de l'expropriation de leurs habitants d 'origi ne. Dans son argumentation pour dissuader l'Européen présompteux, qui ne voulait ém igrer aux États-U nis que pour trouver facilem ent une place dans la fonction publique, il rappelait le fai t qu'il existait aux États-Unis des universités nouvelles, où « des professeurs de talent ) apprenaient « aux nombreux jeunes les langues et les sciences qui leur permettent de se qualifie r pour exercer les professions religieuses, juridiques ou physiques 1 »). Dans cette controverse, Franklin oubliait un élément: les universités américaines avaient toutes été fondées par les diverses congrégations religieuses, essentiellement pour fonne r leurs pasteurs. Quant aux nombreux emplois disponibles, il ajoutai t : « Il y a peu de services el d 'emplois publics et, à la différence de l'Europe, aucun n'est superflu ; certains États ont établi une règle pour empêcher qu' une fonction ne puisse attirer les candidats par les avantages qu ' elle procure ). ) Il est vrai qu' un Élat avec peu de pouvoirs, comme l'était la Confédération, ne nécessitait pas de nombreux fonct ionnaires, mais ce fut justement cc choix qui provoqua la crise des années 1780. Sans une administration centrale puissante, un État a peu de poids, 1
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Ibid. Ibid., p. t95. Ibid.
les négociations avec les autres ÉtaiS n'en fi nissent plus, Franklin aurait dû le savoir puisqu' il avait participé aux longues tractations nécessitées par la signature de la paix de Paris. Il en était de même pour les emplois mîlîtaires : {( Ils sont supprimés à la fin de la guerre et les années sont démobilisées. » C'était une autre fa iblesse de la Confédération, qui la rendait peu redoutable puisque, grâce à cela, les accords signés pouvaient être facilement ignorés. Par ce propos sur les emplois publics, Franklin voulait surtout insister sur le fait que leur accès ne pouvait pas être un privilège lié à la naissance: « En Europe, l'ascendance a sans doute une valeur particulière, mais c' est une marchandise qui ne peut pas trouver de pire marché que l'Amérique, où la question posée à un étranger n' est pas "qui êtesvous 7", mais "que savez-vous fa ire 7" [ .. .] Selon cene conception, un Américain devrait remercier le généalogiste qui pourrait prouver que ses ancêtres et parents, depuis dix générations, ont été paysans, forgerons, tourneurs, tisseurs, tanneurs ou cordonniers. Sa reconnai ssance sera plus grande que si le généalogiste avait seulement démontré son origine noble, c' est-à-di re son incapacité à produire quoi que ce soit, son oisiveté, son exploitation du travail d ' autrui 1 )) La condamnation de l'aristocratie européenne devint une constante de l' idéologie américaine: l'égalité républicaine « commençait à être le signe de ralliement des classes moyennes de plus en plus franchement hostiles envers ceux qui se sentaient socialement supérieurs [ . .. ] l ». Ce fut différent dans les États du Sud, où les anciennes valeurs restèrent dominantes et où l'esclavagisme, critiqué depui s la déclaration d' Indépendance, demeura profondément enraciné. Les États-Unis accueillaient en revanche favorablcme nt les Il multitudes de pauvres venus d' Angleterre, d' Irlande, d ' Écosse et d' Allemagne . Ils pouvaient vivre dans l' aisance grâce à [peu] de travaux agricoles alors que, dans leurs pays où toutes les terres étaient déjà totalement accaparées et le prix du travail peu élevé, jamais ils n' auraient pu améliorer leur médiocre condition d'origine l »). Le mythe américain de la terre accessible à tous et bon marché était réaffi rmé, même si les terres confisquées aux loyalistes et les nouveaux territoires du Nord-Ouest finire nt en grande partie dans les mains des grands spéculateurs. 1
Ibid., p. \96.
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O.S. wood, op. cit. , p. 3\ t. B. Frankin, op. cil .. p. 197.
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L'autre mythe portait sur la forte imm igration qui, d 'ailleurs, ralentit durant ces annécs. Malgré tout, et en tenant compte de la fu ite des loyalistes, il se produisit dans les années 1780 une véritable explosion démographique ct une forte mobilité de la population. Les affirmations de Franklin sur les possibilités d' émancipation sociale pour les ouvriers professionnels correspondent davantage à la réalité : «( Des ouvriers ayant une compétence suffisante pour exercer un métier dans les arts mécaniques som sûrs de trouver un emploi Ct d 'être bien payés, car il n'exi ste pas de restriction empêchant les étrangers de pratiquer le métier qu'ils connaissent, ni d'obligation de permis pour exercer 1 ) Celle phrase contient une critique impli· citc de la société européenne encore fondée sur les corporations, les· quelles rendaienl héréditaire l'entrée dans les différents métiers manuels. Curieusement, Benjam in Franklin constate sans ambages que le développement des manufactures exige une force de travail disponible sur le marché européen : « Les grandes manufactures ont besoin de nombreux pauvres prêts à travailler pour un bas sa laire; ces pauvres, on les trouve en Europe, mais pas en Amérique 2 •• . ») La mi sère des travailleurs européens est décrite à plusieurs reprises, avec toutes les conséquences qu'elle entraîne : « Les jeunes [en Europel sont élevés sans apprendre de métier profitable ct sont contraints de devenir soldats, serviteurs ou voleurs pour survivre l _» Les critiques comre l'Europe étaient donc diverses: intérêt limité pour l' éducation des jeunes, existence d ' une armée de métier exé· crée par les Américains à cette époque (même si cela représenta it un facte ur de faiblesse de l' État central) développement de la délinquance. Au contraire, aux États·Uni s, «( les mauvai s exemples pour la jeunesse sont plus rares ) , ct surtout « l'athéisme est inconnu là-bas, l'absence de foi est rare et cachee, ai nsi, les personnes peuvent vivre pendant de nombreuses années dans ce pays sans être troublées dans leur dévotion par la rencontre avec des athées ou des infideles. L' Être divin semble témoigner son appro· balion en fa isant régner la tolérance et l'indulgence entre les membres des différents cultes et en accordant une remarquable prospérité à tout le pays4)}. 1 Ibid. l lbid., p. 199. J Ibid., p. 200. ~ Ibid.. pp. 201 -202.
Les evénements apporterent un démenti à ce tableau idyllique : durant l'été 1786, des émeutes éclatèrent dans l'ouest du Massa· chusetts pour empêcher les tribunaux de j uger les proces pour endettement. Un certain Daniel Shays prit la tête de la révolte. C' était un agriculteur en faill ite, ancien capitaine durant la guerre d' Indépendance. qui réussit à rassembler une bande armée de 1 200 hommes. Selon le général Knox, leur mot d' ordre était : « Les richesses des États Unis ont été arrachées à l'occupation anglaise avec la participation de touS, elles devraient donc être une propriété commune 1. » Le millénarisme apocalyptique débouchait encore une foi s sur les conclusions ultimes du mythe du regne du Christ sur la terre: le communisme 2• Quand Sheys CI sa bande tenterent, en février 1787, de donner l'assaut à l'arsenal de Springfield, ils furent balayés par la milice d ' État . Cet épisode, qui effraya les bien·pensants de tout le pays, n'était pas le seul symptôme de la crise que rencontrait la Confédération. Dans d'autres États, la population manifesta son mécontentement contre l' inflation et le poids des impôts. Il devint évident que les Américains n' avaient plus confiance danS les diverses assemblées des États et ils ne pouvaient pas s'en prendre au pouvoir central, puis· qu'il n' avait pratiquement aucune influence sur l' économie du pay~. La (( crise » de la Confédération commença à faire naître des eX I· gences de réformes afin d 'en renforcer les pouvoirs. Une vague de nationalisme se manifesta à travers la création et l' étalage de sym· boles de l'unité nationale : la banni ère étoilée, adoptée comme dra· peau national en 1777 ; le sceau avec l'aigle approuvé en 1782 ~t reproduit ensuite sur les monnai es, les médailles, .Ies ins!gnes, mal S aussi sur les meubles; enfin, l' on inventa une deVise natIonale: « E plllribils Imlllll ;; (l'unite dans la pluralité). Le national! s~ c s'~x. prima aussi dans des initiatives individue lles comme le dlctlOnnalfC de la « langue nationale », publié en 1783 par Noah Webster pour souligner les différences de prononciation el d'onhographe par rap· port à la langue angl aise . Ses intentions étaient explicites :. «( Nous devons mettre toute notre énergie pour rassembler les habitants de ce pays dans une nation, pour insuffier en eux l'orgueil de leur 1
Cil. in A. Ncvin, H.S. Commagcr, SlorùJ deg/i SW/Î Uniti. Einaudi, Turin,
1960, pp. 128- 129. . . l Pour un panorama sur Ics difrérents mouvemcnt a!X>C.a1ypt.,quc.s des orrgi nes à nos jours voir: R. Gobbi, Figli lleU'Ap(x:alisse. Rlzzoh. Milan 1993.
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particularisme national afin qu'il s soient fie rs de l' Indépendance et de l' autonomie de leur gouvernement ; leur façon de penser n 'est ~as assez libre : les Américains sont encore dominés par un Incroyable respect pour les ans et la littérature du pays qui les a vus naître et par une attitude d' imitation aveugle de ses coutumes 1. » On pourrait citer aussi l'exemple de la publication, qualifiée par I :au~eur Jui-~ême, Timmy Dwight, de premier poème épique améflcaln : son titre, (( La conquête de Canaan », était encore une fois un rappel de l'origine biblique de la culture américai ne. L~ c~emin,eme nt suivi par les institutions républicaines pour parvemr a la refonne de la Confédération fut totalement inattendu. Tout commença avec la rcncontre de Mount Vermont, en 1785 , entre les représentants du Maryland et de la Virginie pour discuter des problèmes de navigation sur le fl euve Potomac. À cette réunion assis t~il James Madison, l' un de~ hommes politiques les plus convaJnc~s de la nécessitè d'un Etat central fort. II proposa la c~n:~ cat l on d'une conférence élargie pour discuter ct prcndre une declslon. Elle eut lieu à Annapolis en 1786, mais seuls cinq États éta ie~t représentés. Alexand re Hamilton, l' un des délégués c~nvam cu de ~a ~éc~ss ité d ' une réfonne de la Confédération, suggera de se reumr a nouveau pour «( rcnéchir à l'adoption de mesures, dont tous devaient sentir la nécessité, pour adapter la structure du gouvernement fédéral aux besoins de l' Union1». Une Convention fut donc convoquée à Philadelphie le deuxième lundi du mois de mai 178 7 ; pendant l ' hiver, tous les États, sauf le ~ho~e Isl~nd, ~hoisirenlleurs représentants. Les 55 délégués qui se ~eu.mrel.lt a Phtladelphie avaient une moyenne d'âge de 44 ans; iJs etaient ISSUS de diverses professions, essentiellement juridiques, et appartenaient à la moyenne el haute bourgeoi sie américaine. Certai ns des plus ardents défenseurs de la révolution, étaient cependant absents: Jefferson étai t en France en tant qu'ambassadeur; Patrick Enry refusa d' être désigné; Tom Paine, Samuel Adams et Christopher Gadsden n' avaient pas été élus. La conséquence fut l'élaboration d ' une Constitution profondément conservatrice, non seulement ~arce q~ ' ~lI e n'octroyait ni la liberté aux esclaves, ni la représentat ~on pohtlque aux peuples indigènes américains, ou les droi ts politiques aux femmes, mais aussi parce qu ' elle changeait l'ori entation 1 PN. Carroll, D.W Noble. op. cit .. p. 126. l A. Ncvin, H.S. Commager, op. cil., p. 133.
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choisie précédemment par la Conféderation . D'ai lleurs, la décision de réécrire complètement la Constitution fut un vrai coup d ' État, car les délégués n' avaient été mandatés que pour modifier des articles. Le retour en arrière le plus surprenant fut la création d ' une présidence avec des pouvoirs proches de ceux d' une monarchie. Thomas Jefferson, aussitôt aveni, s'exprima ainsi: «( Le second point que je désapprouve fortement est l' acceptation du renouvellement des mandats publics et plus particulièrement de celui du président. L:expérience et la raison nous conduisent à conclure que, si la Constitution le permet, ce magistrat sera sans cesse réélu. Il deviendra président à vie 1. ) De plus, parmi ses pouvoirs, le président avait un droit de veto que les Chambres pouvaient suspendre par un vote. Or, ce droit avait été enlevé au roi honni d'Angleterre après la Glorieuse Révolution. On lui avait aussi retiré toute possibilité d ' ingérence dans le pouvoir judiciaire, alors que le président des ÉtatsUnis avait le pouvoir de nommer les magistrats les plus importants, les ambassadeurs, certains fonctionna ires, Cl en outre il pouvait décider de fai re intervenir J' année pour réprimer les révoltes si un État le demandait. « La récente révolte dans le Massachusetts a provoqué, à mon avis, une crainte exagérée. Pensez qu ' une révolte dans treize États sur onze ans n' en fait qu ' une par État en un siècle et demi. Aucun pays ne devrait rester aussi longtemps sans une révolte. Et peu impone la quantité de pouvoirs dont dispose un gouvernement, elle ne sera jamais suffisante pour empêcher les insurrections 2. » Il est vrai que les critiques faites par Jefferson à la Constitution amcricaine étaient, d' une certaine manière, atténuées dans la fin de sa lettre à Madison par sa prévision optimi ste sur l' avenir des ÉtatsUnis : « Je pense que nos gouvernements resteront verrueux pendant plusieurs siècles, tant que les agriculteurs resteront majoritaires; et il en sera ainsi tant qu'il se trouvera des terres libres quelque part en Amérique. Quand les individus s'entasseront les uns sur les autres dans les grandes villes comme en Europe, nos gouvernements deviendront corrompus comme ils le sont là-bas J .» Cette conclusion, non seulement rappelait le préjugé anticuropéen, 1 T. Jefferson, Lellera a Jallles Madison deI 20 dicembre 1787, in Je fferson , op. cil., p_ 130. l lbid. , p. 132. J Ibid. , pp. 132- 133.
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mai s prefigurait aussi la formation du pani républicai n, fondé sur des positions populistes de défen se de la petite propriété agricole. En cela il s'opposait aux «( fédéralistes », qui avaient dominé la Convention de Philadelphie et qui défenda ient la cause de la grandc propriété et du développement industriel. On pourrait donc trouver les raisons de l' attribution de pouvoirs étendus au président des États-Unis en se référant à la lune des classes. Une autre explication, liée à l'enracinement de la culture apocalyptique en Amérique, est cependant possible. Les grandes tensions millénaristes s'étaient atténuées dans les années précédant la Convention, peut-êtTe par la prise de conscience que le règne millénaire n'étai t pas imminent. S' il n' était pas possible d' avoir un « Roi Jésus», autant créer un roi quel qu' i! soi t et lui donner tous les pouvoirs possibles puisque, de toute façon, il les aurait pris. Cette conception pessimiste du pouvoir était, elle aussi, ancrée dans la tradition apocalyptique. De fait, après 1787, la politique s'é loigna progressivement de la religion: ( L'adopti on de la Consl'itution des États-Un is, avec ses mécani smes de contrôle ct d 'éq uilibre, marque un tournant dans la confiance qu'on avai t eue jusque-là dans la vertu popu la ire. La république ne dépenda it plus d' un large engagement du peuple dans l'année ou dans le gouvernement. Comme l'a affirmé Daniel Howe, les promoteurs de la Constitution croyaient moins dans les venus du peuple que dans les capacités de jugement des hommes d ' Etat l . » Toutefois, cela ne sign ifiai t pas un retour à l'individualisme; les forces mill énari stes se développèrent dans le champ des réfonnes sociales: « Les années 1780-1790 furent marquées par la fo ndation des premières associations de bénévoles destinées à atténuer les diverses difficultés sociales (comme l' emprisonnement pour dettes et même la réduction en esclavage), avec souvent des arrière-pensées religieuses 2• » De fait , pendant les quinze années qui suivirent l' indépendance, il se créa plus d ' associations de bienfai sance que pendant toute la période précédente. Malgré la moindre participation des masses, les tTOubles po li tiques continuèrent ct, pour mener l'opposition à l'approbat ion de la Constitution dans chaque État, tous les prétextes furent bons: on affirmait que les « fëdéralistes » ava ient promulgué une Constitution sans en avoir le mandat , que le pouvoir de lever des impôts 1
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R. Bloch. op. cir .. p. 56. Ibid.
pouva it devenir tyrannique et surtout que le président avait trop de pouvoir et ressemblait trop à un roi. Dans l' autre camp, les (( fédéralistes ») défendaient la Constitution avec des accents nationali stes propres à la tradition puritaine: « Il a plu à la Providence de don· ncr cette terre homogène à un peuple uni, un peuple qui a les memes ancêtres, qui parle le même langage, qui pratique la même religion, qui croit dans les mêmes pri ncipes politiques, un peuple aux coutumes et aux traditions semblables, un peuple qu i a obtenu avec dignité la liben é et l'indépendance pour tous en s' unissant, chacun apponant consei ls, armes et e fforts, et combattant côte ft côte dans une guerre longue et meunrière. Il s' avère que cette terre et ce peuple sont faits l'un pour l' autre ct il semble donc être dans les desseins de la Providence qu ' un tel héritage qui convient si bien à des frères tellement unis ne doive pas être divisé entre plusieurs souverainetés autonomes, méfiantes, rivales et sans relations réc iproques 1. ») Malgré cette emphase unitaire, le pays était divisé géographiquement, socialement et politiquement. Avant tout, il y avait une frontière qui séparait le nord et le sud des États-U nis: d ' une part, la ligne Mason-Dixon représentait une ligne de partage de la population : il suffit de dire que les 750000 Noirs étaient concentrés dans les États du Sud où ils const ituaient les troi s-huit ième de la population. Cependant, cene division ne correspondait pas aux clivages politiques: d' un côté, le pani républi cain sOlllena it les intérêts des petits propriétaires terriens, parfois endettés, et ceux des esclavagistes qui possédaient des latifundia dans le Sud. Ces deux groupes sociaux re fu saient le modèle de développement industriel encouragé par les fédémlistes qui, de leur côté, avaient non seulement l'appu i de la haute ct moyenne bourgeoisie, mais aussi des ouvriers, des artisans et des petits commerçants dans les villes. Finalement, la Constitution fut adoptée dans les États, soi t à l' unanimité, soit avec une majorité confortab le, ou encore restreinte, comme dans le Massachusetts. Le dernier à l'approuver fut l'État de New York, le 27 jui llet 1788, avec un faible écart de 30 voix pour et 27 contre. Conformément à cette nouvelle Constitution, les premières élections eurent lieu en 1789 : les fédéral istes furent majoritaires ct ils élurent George Wash ington prem ier président des États-Unis. 11 accepta il contre-cœur parce que ]j, tâche n'étai t pas aisée. Le pays 11.1ay, in 1/ Federalista , nO2. Muli no, Bologne 1997. pp. 146- 147.
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étai t divisé, la dene publique très élevée et il y avait continuellement des incursions d ' Indiens, armés par les deux grandes puissances qui contrôlaient les frontières et les ports du pays l' Espagne et l' Angleterre. Or, l'armée américaine comptait alors 840 hommes en tout et pour tout, et il n' existait pratiquement pas de marine nationale. Malgré tout, Washington fin ît par accepter ct, pour fa ire face, peut-être, à la faiblesse de l' État, il décida aussi tôt de créer un style très rituali sé dans son entourage, confortant ainsi les républi cains dans leurs soupçons d' une tentative de restauration de la monarchie. Le vice-president, John Adams, proposa que les termes pour s'adresser au président soient : {( Son Altesse, le président des États-Unis, Protecteur des Libertes. ~) Adams avait oublié ce qu' il avait ecrit sur les premiers colons, un quart de siècle plus tôt dans Une dissertatioll sur le canon et la loi féodale (( Les colons s'étaient rendu compte que le pouvoir du peuple était nécessaire pour contrebalancer l'autorité du monarque ou de l'Église; faute de quoi le gouvernement serait aussitôt devenu l' homme du péché, la putain de Babylone et un grand el détestable système de fraude , de violence, d'usurpation et d 'injustice l. » Le Congrès, tout naturellement, n'accepta pas la proposition d' Adams et conseilla simplement le IÎtre de : (( Monsieur le Président ». L' une des premières tâches que le Congrès dut affronter fut l' approbation de la Déclaration des droits pour l' inclure dans la Constitution, acceptant ainsi les crit iques des républicains, et particulièrement celle de Jefferson qui était devenu min istre des Affaires étrangères du gouvernement de Washington ( Je n'approuve pas J'omission d ' une déclaration des droits qui garantisse d 'une manière claire et sans soph ismes la liberté de religion, de la presse, la protection contre l'obligation d' hébergement des soldats, la limi tation des monopoles, la garantie une fois pour toutes des loi s de l' habeas corpus et les j urys pour tous les procès où s'appliquent les lois du pays ct non cel les des autres nations 2• » Pratiquement tous les droits énumérés par Jefferson furent approuvés par le Congrès et entrèrent en vigueur en décembre 179\ , en même temps que les droits d 'expression , de réunion, de présenter des recours, de porter des annes, de ne pas être arrêté ou perquisitionné arbitrairc1 ln E. L Tu veson, Redemer Nalion. Ihe Meil of America~· MiIlenlllitl/ Role. Chicago et Londres, 1974. p. 2t. l T. JelTerson. Leme fi Madison, 01'. cil .. pp. 129-130.
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ment, de ne pas être soumis à des cautions exorbitantes ou à des punitions cruelles et exceptionnelles. Malgré cette volonté de formaliser les libertés individuelles, lorsqu 'en 1794 une révolte spontanée explosa en Pennsylvanie pour protester contre l'introduction d'un impôt sur la distillation du whisky, le gouvernement envoya un contingent de 13 000 hommes pour réprimer l' insurrection. Une fo is de plus, l'opposit ion républ icaine soupçonna le gouvernement de voul oir constituer une année permanente et d' instaurer une dictature militaire. Jefferson devint rapidement le leader le plus charismatique de l'opposition républicaine à la politique intérieure et extérieure. Dès le début de la Révolution frança ise, notamment, Jefferson man ifesta sa solidarité avec les révolutionnaires et la mainti nt même après les premiers déchaînements de violence : ( Mes senti ments personnel s ont été cruellement blessés par la mort de certains martyrs de cette cause, mais plutôt que de la voir échouer, j ' aurais préféré voir la désolation s'étendre sur la moitié de la terre: s' il ne restai t qu 'un seul Adam et qu'une seule Ève jouissant de la liberté dans chaque pays, ce serait mieux que l'état de chose actuel. Je vous ai fai t part de mes sentiments parce qu'ils représentent vraiment ceux de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos concitoyens. Les tètes et la joie universelle qui ont accueilli les récents succès de la France ont montré ce qui leu r tena it si ncèrement à cœur l. » Cependant, les opposants à la Revolution françai se ne représentaient pas seulement un pour cent de la population américa ine: d ' un côté, le min istre des Finances, Hami lton, et une bonne part ie des fédé rali stes étaient pro-britanniques, de l'autre, de nombreux rel igieux , particulièrement dans le Massachusetts, haïssaient la République française, qui avait porté aneinte au droit de propriété et célébré la déesse Raison. Jefferson eut J'occasion de contester les positions prises par I-Iamilton dans (( un avis » écrit le 28 avri l 1793 en tant que ministre des Affaires étr.tngèrcs sur ( les droits des États-Unis de dénoncer les traités signés avec la France )}. Ham ilton maintenait que les traités d'assistance mutuelle avaient été signés avec un gouvernement monarchique. Or, désonnais, le pouvoir appartenait à une république et, en plus. existait le danger d'être impliqué dans une guerre entre la France et l'Angleterre. En réponse à ces arguments, Jefferson écrivit Ifbitl .• Lettre à William Shon. p. 120.
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que « les traités entre les États-Unis et la France n'étaient pas des traités entre les États-Unis et Louis Capet, mais bien entre deux nations. Étant donné que ces deux nations existaient toujours, même si entre temps les deux avaient changé la forme de leur gouvernement, les traités restaient valables ». Washington avait donné son avis sur la situation en France depui s le 3 1 août 1788 dans une lettre envoyée à Jefferson: « Quelle que soit la manière dont les nations d' Europe s'efforceront de mainteni r à un haut niveau leurs forc es militaires en temps de guerre et la stabil ité de leur pouvoir en temps de paix, en ce qui concerne notre politique, il est évident qu'il faudra mettre en valeur la tranquillité à l'intérieur du pays et au-dehors de manière à étendre nos cultures et notre commerce le plus loin possible 1. ) Lorsque la guerre éclata entre la France et l'Angleterre, le président déclara la neutralité des États-Unis par une loi du 22 avril 1793, conformément à ses idées, mais en violant les accords avec la France. À la fin de son second mandat, Washington ne voulut pas se représenter et prononça un discours d' adieu dans lequel il résumait ses idées vis-à-vis de l'Europe et de ses « fréquents conflits dont les causes sont le plus souvent étrangères à nos intérêts ». C'est pourquoi, il avait été sage de ne se lai sser impliquer ni « dans l'instabilité habituelle de sa politique, ni dans le jeu changeant de ses am itiés et inimitiés ». Plus tard, les choses allaient évoluer: « Si nous restons un peuple avec un gouvernement efficace, le moment n'est pas loin où nous serons en mesure de résister à une offense grave venue de l'extérieur, d'avoir une attitude telle [ ... ] de ne plus craindre la provocation de nations en guerre lorsque nous leur refuserons l'accès à nos marchés et de choisir la paix ou la guerre en suivant notre intérêt [ ... ] Pourquoi mêler notre destin avec quelque partie que cc soit de l'Europe, en acceptant que notre paix et notre prospérité se laissent prendre au piège des rilets de l'Ambition, de la Rivalité, des Intérêts, des Humeurs ou des Caprices de l' Europe !? » Durant la présidence du fédéraliste John Adams, les rapports avec la France se dégradèrent car cette dernière avait capturé 300 navires de commerce américains qui transportaient des marchandises ' G. Washington, op. cil., p. 4 19. Ibid., pp.524-525.
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anglaises. À tel point que le traité de t 778 fut dénoncé. Cependant, la guerre ouverte contre les Françai s fut toujours évitée à cause de l'opposition de Jefferson qui, en tant que vice-président, chercha par tous les moyens à modifier l'attitude pro-ang laise du gouvernement. Adams fut irrité par l'entrée de réfugiés politiques (jacobins fran çais, radicaux anglais et gallois, rebelles irlandais) dans le parti républicain. Il rédigea donc une loi qui permcllait l'expulsion des étrangers réputés dangereux {( pour préserver la paix et la sécurité des États-Unis }). La loi était destinée aussi aux citoyens américains qui se seraient rendus coupables de discréditer le Congrès, le gouvernement, le président des Étals-Unis au moyen « de n'importe quel écrit faux , scandaleux ou tendancieux ) . Cette mesure condui sit à l'arrestation et à l'incarcération de 25 personnes, dont quelques journalistes républicains connus. Ces mesures accentuèrent les désaccords entre fédéralistes ct républicains. C'est ainsi que les élections de 1800 se soldèrent par une victoire obtenue de justesse par le républicain Jefferson: 73 voix contre 65 pour les fédéralistes
- 6Un empire de la liberté Même si, dans les années 1790, un América in sur vingt seu le· ment étai t membre d' une Église, les prêcheurs itinerants répandaient toujou rs le message de l' arrivée imminente du règne millénai re du Christ en Amériq ue. La culture « laïque » colporta it aussi le mythe national-religieux présentant les États-Un is comme la nation rédemptrice. Le clergé puritain et presbytérien fut particulierement préoccupé de l' in fluen ce que pouvait avoir la Révolution françai se. Il lança un mouvement de rechri stiani sation pour contrecarrer le déisme rationaliste idelltifié avec le parti républicain. Celle initiative alla audelà de ce qui était prévu et fusionna avec une nouvelle vague d' évangélisation , qui se traduisit par un nouveau (( Grand Réveil » touchant essentiellement j' ouest du pays, la vallée du Mississipi. Les prédicateurs itinérants reprirent leurs tournées effrénées d'un vi llage à J'autre, d ' une ferme à l'autre avec leurs besaces remplies de bibles. Ils prêchaient la venue prochaine du Christ et encourageaient l' organi sation de rassemblements pour converti r les foules. Quelques mois après l'investiture de Jefferson , (( duranll 'été 180 1. à Cane Ridge. Kentucky, un nombre incroyable de colons de l' Ouest, avec des dizaines de pasteurs d ' obédiences différentes sc retrouvèrent dans ce qui a été jugé par beaucoup comme la plus grande manifestation du Saint-Esprit depui s le début du chri stianisme. Une foule, évaluée cnt re 12 000 ct 15 000 personnes, vécut une semaine de conversions fré nétiques. La chaleur, le bruit et la confusion étaient oppressants. Les pasteurs criaient leurs sermons 71
sur des chariots ct des troncs d 'arbres, les gens sc jetaient à terre en pleurant ct en gémissant aux prises avec le remords, ils chantaient, riaient, hurla ient, se vautraient par terre pui s saulaient en l'air sous l'effet de J'excitation 1 ». Jefferson n' approuvait certainement pas ces manifestations d 'enthousiasme populaire, qui correspondaient peu à son déisme discret. 11 n'en tint pas compte lorsqu 'i l dit de son gouvernement « qu'il fut une vraie révolution sur le plan des principes, comme celle de 1776 j' avait été du point de vue de la fonne ! ». Mais alors, quel était le point commun entre les attentes millénaristes des masses religieuses et les propos révolutionnaires du républicain Jefferson ? Pour répondre, il faut , encore une fois, retrouver les sources puri taines des différentes manifestations culturelles américaines: les protagonistes du premier Grand Reveil, ceux du second, comme Jefferson, tous étaient convaincus que le peuple américain avait un ( destin manifeste », un avenir glorieux. Le 4 mars 1801, au dêbut de son premier message il la nation en tant que président, Jefferson s' adressa ainsi au peuple américain: ({ Une nation en expansion, étendue sur un territoire vaste et fert ile qui vend les produits de son ingéniosité, à travers tous les océans, aux pays respectueux de la force, mais oublieux du droit. Un pays en accroissement rapide vers des destins qui sont hors de portée de l' imagination des mortels ) ) Le destin prévu par Dieu pour l' Amérique la distinguait et l'écartait de J'Europe (celle qui respectait la force, mais oubliait le droit) : « Nous avons la chance d 'être éloignés par la narure et par un vaste océan des dévastations meurtrières qui touchent un quart du globe [allusion aux guerres napoléoniennes], d 'être des âmes trop nobles pour s' habituer :i la dégradation du reste de l'human ité ; nous sommeS maîtres d' une terre prédestinée [ ... ] illum inés par une religion mi séricordieuse, prêchée et pratiquée, il est vrai , sous des fonnes diverses [ ... ] nous sommes unis dans la gratitude et l'adoration d ' une Providence superieure qu i prouve par ses bienfa its qu'elle sc complaît dans le bonheur de l' homme sur cette terre 4 ••• ») Jefferson terminait cette longue exaltation du peuple américain et de son destin pur une question rhétorique, qui lui permettai t 1 O.S. Wood op. d l. p. 384. l /hid.. p. 36 1. l T.lelTerson. op. cit .• p. 75. • Ibid. , p. 77.
d ' énoncer le véritable programme de sa présidence: « De quoi d 'aulre avons-nous besoin pour être un peuple heureux ct prospère? Encore d'une chose, chers conci toyens, d'un gouvernement sage ct sobre qui empêche les hommes de se fa ire du tort entre eux et qui, pour tout le reste, les laisse libres d'organiser leur activi té et leur recherche de progrés sans leur enlever le pain qu ' ils ont gagné l , » Ces derniers mots font apparaître l' autre archétype culturel qui permet aux masses américaines exaltées par la religion de s' uni r autour du programme républicain: la haine pour le despot isme, pour le pouvoir centralisateur et omn iprésent, symbole de l' Antechrist. Le gouvernement (( sobre » de Jefferson réduisit le nombre de fonctionnaires au min imum, ce qu i dimi nua les dépenses ct fit bai sser de moitié la dette publique . Les compétences limitées de l'État central sc bornaient aux relations internationales (<< pai x, commerce, amitié honnête avec toutes les nations - aucune alliance contraignante 2 »), à la réduction des impôts, à la suppression des priv ilèges et du clientélisme. Cependant, le véritable programme de Jefferson fut formu lé dans ses Notes .l'III' la Virginie. où il développa sa vision d'une soc iété républicaine basée sur les petits agricu lteurs indépendants: « Ceux qui travaillent la terre sont le peuple élu par Dieu.!. ») Ce modèle, qui remontait aussi aux origines du puritani sme américain, créait un lien entre le programme de Jefferson et la masse des paysans de l'ouest, qui s'éta ient précipités au grand meeting de Cane Ridge pendant l'été 1801. Deux implications découlaient de cette pré férence pour les agriculteurs : la première était le démantèlement du programme industriel des fédéralistes « pour ce qui est des productions liées à l' industrie, nous pouvons laisser les ateliers :i l' Europe [ .. .] De nombreuses grandes villes sont aussi profi tables pour un bon gouvernemcnt que des maladies pour un corps robuste 4 ». La deuxième implication était que seule l'expansion vcrs l'ouest aurait permis aux petits paysans indépendants de sc multiplier « jusqu ' à la centième et la millième génération ) au point d'occuper la totali té du continent américain, fon dant ainsi (1 un empire de la libcrté »). Cettc Ibid.. p. 78. Ibid. l Ibid. , p. 91. • Ibid., p. 92. 1
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« course vers l'ouest» étai! aussi l' un des mythes fonda teurs du
peuple americain. Il se realisa dans des temps très couns et en fo nction d' événements liés au hasard. Au début, le rêve d 'expansion sembla s'évanouir quand l' Espagne resti tua à la France la Louisiane et la Nouvelle-Orléans, c'est-à-dire de vastes territoires à l' ouest du Mississipi , fl euve dont dépendait la circulation des marchandi ses et des agriculteurs de l' Amérique occidentale. Pour empêcher toute limitation de la navigation sur le fleuve, ou la fermeture de son embouchure par la France, Jefferson fit savoir aux Français, par le biais de son ambassadeur à Paris, Roben Livingstone, que « le jour où la France prendra possession de la Nouvelle-Orléans, nous nous verrons obligés d 'épouser la flotte et la nation britannique 1 ». La France se sentit menacée par la perspective de cene alliance, d ' autant plus que le gros de ses troupes en Amérique avait fond u lors de l'insurrection de 1802 en Haïti . Donc, quand l'envoyé spécial des États- Uni s, James Monroe, offrit à Napoléon 10000 dollars en échange de la Nouvelle-Orléans et de la Floride occidentale, ce dernier offrit en pl us le reste de la Louisiane pour un total de 15000 dollars 2. Jefferson, perplexe, accepta l'offre el doubla ainsi d' un seul coup, presque par hasard, la superficie des États-Unis qui commençaient à prendre réellement les dimensions d' un empire. Les nouveJ1es fronti ères avec les territoires restés sous la domination espagnole étaient peu sûres et mal contrôlées. La press ion des colons « américains }), de plus en plus nombreux (la population des États-Uni s était passée de 4 millions en 1790 à plus de 7 millions en 1810), s' intensi fia. L'Espagne continua à comploter pour qu'une partie des ÉtaIs américains qui nent la confédération afin d' en fonner une autre et d ' affaibl ir la force de plus en plus int imi dante des États-Unis. La première nation qui s'opposa à « l'empire de la liberté .) fut la nation indienne. Jefferson avait accordé les droits de « l'homme n aux « populations aborigènes de ces contrées ). ct il admit que si les Indiens « avaient vu leurs rivages submergés par un flot de populations venues d'autres régions, il s n'avaient pas eu la force de les écarCi!. in G.s. Wood op. cil. , p. 372. La " Louisiane » françai se couvrait : le Kansas, l'Arkansas. le Nebraska. le Montana, le Wyoming. le Missouri, l'Oklahoma. le Dak01a, ct la Louisiane aClUdlc. 1
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ter ou de les vaincre par les armes et avaient été emportés par ce COll rant ou refoulés loin au-delà 1 »). Jefferson aurait voulu les transformer en agriculteurs paisibles, mais quand, en 1805, le chefShwncc Tecumseh ct son frère surnommé « le Prophète » cherchèrent à former une confédération indienne pour résister à l' invasion des colons américains, une contre-offensive fuI organisée avec une armée formée de soldats américains et de pionniers du Kentucky. Elle finit par exterminer en 181 l, à Tippecanoc, près de 600 Indiens qui laissèrent sur le terrain des fusils fabriqués récemment en Angleterre. Les soupçons sur le râle de ce pays dans le soulèvement des Indiens furent donc confirmés. D'ailleurs les rapports avec l' Angleterre n'avaient cessé de se dégrader depuis la reprise de la guerre avec la France : dans ses efforts pour empêcher les exponations vers la France, la marine anglaise séquestrait les bateaux de marchandises américains et, pire encore, elle recrutait par la force des marins fai sant partie de leurs équipages quand elle les soupçonnait d'être d' origine anglaise (même s'i ls étaient naturalisés). Entre 1803 et 1812 plusieurs milliers de marins américains (entre 5 000 et 9000) furent ainsi embrigadés par les Anglais. Les relations avec l' Angleterre se détériorèrent encore lorsque, en juillet 1807, le vaisseau anglais Leopard ouvrit le feu comre la fréga le américaine Chesapeake. On dénombra 21 victimes (morts et blessés) et quatre marins furent enrôlés de force par les Anglais. Jefferson réussit à contenir la montée de haine contre les Anglais en fa isant approu· ver, la même année, une loi d'embargo lotal : l'arrêt de tout commerce maritime avec tous les pays du monde. Les consequences furent catastrophiques, sunout pour l'économie américaine, c'est pourquoi, peu avant la fin du mandat de Jefferson, le Congrès limita l'embargo aux seul s pays bell igérants (France, Angleterre et leurs colonies respec· tives), mais, même ainsi, l' économie américaine continuait à en pâtir. En mai 1810, l' embargo fut donc encore restreint. La haine antibritannique s'attisa de nouveau avec les revendications au nord, vers le Canada, et au sud, vers la Floride occidentale sous domination de l' Espagne, all iée de l' Angleterre. Profitant de la faiblesse de l'Espagne, les colons américains de Floride se révoltèrent ct demandèrent l'annexion de leur territoire aux États-Unis. Le nouveau président américain, le républicain James Madison, accepta leur rattachement. Ilt
T. Jefferson. op . cit .. p. 82.
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Entre temps, le ressentiment contre les Bri tanniques trouva une force po litique pour la représenter au sein du Congrès de novembre 18 11 ; c'éta it un groupe de jeunes républicains qui se donnèrent le nom de « faucons de guerre )). Leur chef, Henry Clay. fut élu président du Congrès ct il plaça plusieurs de ses membres dans de nombreux comités. Sous la pression de ces hommes influents qui pouvaient appuyer sa réélection, le 1er juin 181 2, Madison demanda au Congrès de déc larer la guerre à l'Angleterre pour toute une série de griefs: le recrutement forcé des marins américains, la séquestration des navires, les obstacles au commerce et enfin le fait d ' inci ter des Indiens à mener des attaques sur le territoire américain. Le Congrès accepta à la majorité la déclaration de guerre, mai s au Sénat comme à la Chambre des Représentants, seuls les républicains l'approuvèrent, les fédé ralistes furent unanimement contre. L'armée américaine n' étai t absolument pas prête . Les États-Unis furent envahis par une expédition britann ique qui conquit Washington et incendi a le Capitole ainsi que la Maison Blanche. Les Anglais furent arrêtés en 1814 à Baltimore et sur le lac Champlain avant New York. Ils fu rent vaincus en Nouvelle-Orléans le 8 juin 18 15 par les milices du Tennessee, commandées par Andrew Jackson, futur président des États-Unis. Cette bataille enthousiasma les Américains et fit de Jackson un héros national. Cependant, elle avait été complètement inutile puisque, la paix avait été signée à Gand. en Belgique, deux semai nes plus tôt. Les comptes avec les Anglai s étant réglés, c'était au tour de l'Espagne: il fallai t affronter l'autre pui ssance européelme encore présente sur le continent. Pour commencer. le président Monroe chargea le secrétai re d'État Quincy Adams de justifier auprès des Espagnols l' intervention de Jackson en Floride - qui y avait conduit en 1815 une expédition punitive contre des esclaves fu gitifs et des indiens qui les avaient recueill is, et qui avaient en outre destitué le gouverneur espagnol - et d'exiger de leur part la cession de la Floride. L'Espagne qui, depuis plusieurs années, devait faire fa ce à des révoltes dans ses colonies sud-américaines, céda à l' ultimatum américain : en 1819, par le traité Adams-Onis, l' Espagne abandonna les deux Floride aux États-Unis. L'Espagne avait déjà perdu le Paraguayen 1813, l' Argentine en 1816, le Chili en 181 8, la Colombie en 1819 puis, après le tra ite
Adams-Onis, le Mex ique en 1821 ct le Venezuela en 1823. Les Etats·Unis avaient adopté une attitude de totale solidarite envers ce que les Européens, et particulièrement les Espagnols, considéraient comme des insurrections. L'affaiblissement de l'empire espagnol offrait aux Americains des espérances d'expansion dans le reste du continent nord-américain. Dès son premier message au Congrès, en décembre 1816, Monroe avait déclaré: « Il était prévisible depui s longtemps que la querelle entre l'Espagne ct ses colonies sc révélera it d'un grand interêt pour lcs États-Unis. Il était normal que nos conci toyens éprouvent de la sympathie pour des événements qui concernaient leurs voisins 1. ») Il garantit la neutralité des États-Un is en cas de conflit el accorda aux républiques devenues indépendantes des accords commerciaux identiques à ceux de toutes les autres nations. Ensuite, les Américai ns reconnurent le gouvernement de la Colombie le 19 juin 1822, le 12 décembre de la même année ceux du Mexique et du Chil i pu is, le 27 janvier 1823, cel ui de l'Argentine. L'événement crucial de la polit ique des États-Unis vis-à-vis des nouvelles républiques sud-américaines et surtout de l'Europe fut « la doctrine Monroe ). Le 2 décembre 1823 , dans son message annuel au Congrès, Monroe proclama « un principe qui implique les droits et les intérêts des États-Unis : les États du conti nent américain, qui ont décidé d' être libres ct de maintenir leur indépendance, ne doivent plus désorma is être considérés comme de future s colonies par n' importe quelle puissance européenne l ». Dans son discours, le président américa in condamna aussi la Iraite des esclaves, la piraterie et il adopta une attitude de supériorité morale par rapport à l'Europe: (( Les citoyens des Élats·Unis sont particu· lièrcment favorables à la liberté et au bonheur de tous les hommes qui , comme eux , habi tent de cc côté de l' Atlantique. Nous n'avons jamais participé aux guerres que les pu issances européennes fa isaient pour défendre leurs intérêts et notre politique ne prévoit pas que nous y prenions part. C'est seulement quand nos droÎts seront violés ou sérieusement menacés que nous réagirons devant les affronts et que nous nous préparerons à nous défendre [ ... ] Nous devons, de ce fait , en vertu des relati ons sincères el amica les qui
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1 G. Monro<::. 1/ Mani/e.do deU "impero (lmer;ClIIlO, Manifesto Libri. Rome 1996. Nieo Perrone ed., p. 10. 1 Ibid., p. 44.
existent entre les États-Un is et les puissances européennes, déclarer que nous considérerons à l'avenir toute tentative de leur part d'étendre leur système à quelque portion de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité 1. » 11 nous serait impossible de comprendre une telle suffisance de la part d ' un soldat - certes valeureux, mais aussi habile diplomate si nous ne savions pas qu ' il avait reçu l'appui politique et moral de son maître éminent : T homas Jefferson. Ce dernier lui avait envoyé une lettre deux mois avant de prendre sa retraite à Monticello : « Notre prem ière règle, la plus importante, est de ne jamais se laisser impliquer dans des conflits en Europe. La seconde est de ne jamais permettre à l' Europe de se mêler des affaires outre-atlantique. L' Amerique du Nord et du Sud a un ensemble d'intérêts propres, distincts de ceux des Europeens. Par conséquent, l' Amérique devrai t avo ir une organisation à elle, séparée et indépendante de l'Europe. Pendant que cette dern ière se donne du mal pour devenir la demeure du despoti sme, notre devoir doit être, sans aucun doute, de faire de notre hémisphère la demeure de la liberté 2. » Encore une foi s, l'empreinte puritaine de l'exception américaine comme nation rédemptrice apparaît. Quincy Adams, successeur de Monroe à la présidence, en réfléchissant sur l'histoire américaine, dira plus explicitement: « La déclaration d' indépendance [ ... ) n ' at-elle pas marqué clairement le début d'un gouvernement humain fondé sur les préceptes importants du christianisme, et donné au monde le premier gage irrévocable de l' accomplissement des prophéties annoncées directement par le ciel à la naissance du Sauveur et prévues par les plus grands prophètes hébreux six cents ans auparavant ) ? » Les États-Unis prirent en charge directement la défense de la liberté sur le continent américain avec une phraséologie basée sur leur arrière-plan culturel, mais certainement pas sur la réalité de leurs forces. D'ai lleurs, le chancelier autrichien, Clemens von Metternich, considéra comme « indécentes » les dèclarations de Monroe : « Ces États-U nis d' Amérique, que nous avons vu naître et grandir, [ ... ] ont étonné l' Europe avec un nouvel acte révolution1 Ibid. , pp. 57-58. l T. Jefferson. Lettre il Monroe du 24 octobre 1823. in op. cil. , p. 170. J J.Q. Adams. « Discorso deI 4 luglio 1837 a Newberryport ». Massachusens, in S. Bercovitch. op. cil .. p. 204.
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naire, impossible à justifier, cette foi s, par une provocation, mais tout aussi audacieux et dangereux que le precédent l . » La « doctrine Monroe » fut sans aucun doute très audacieuse, mais pas très dangereuse, à moins que Meltern ich possédât des dons de voyance capables de prévoir un futur assez lointain . En réalite, les États-Unis étaie", fa ibles économiquement. divisés politiquement et instables socialement au point de n' être un danger que pour ceux qui étaient plus fra giles qu ' eux: leurs voisins mexicains et la nation indienne. Même si l'industrie s'était un peu développée après la fi n de l' embargo décidé par Jefferson, la majeure partie des produits industriels étaient toujours importés ct les exportations de produits agricoles ne su ffi saient pas à compenser le déficit commercial. De plus, la production industrielle était concentrée au nord, alors que le sud était essentiellement agrico le, spéc ialisé dans la production de COlon, de tabac et de sucre. Ces cultures emp loyaient un nombre croissant d'esclaves noirs. Finalement, deux sociétés complètement différentes se côtoyaient aux ÉtatsUnis: l'une fondée sur le travail salarie. l'autre sur l'esclavage, mais elles gardaient un équilibre, y compris au niveau politique et institutionnel. Quand, en ISIS, l'Illinoi s entra dans l'Union, celle-ci était composée de onze États abolitionnistes ct de dix États esclavagistes, mais l' année suivante, l' Alabama elle Missouri, deux États esclavagistes, demandèrent à en faire parti e. Leur groupe devenait ainsi majoritaire au Sénat des États-Unis, qui était composé d ' un représentant par État, ce qui pouvait donc avoir des consequences sur les décisions du Congrés. La Chambre des représentants étant, elle, majoritairement abolitionniste, le Congrès fUI para lysé par un Sénat esclavagiste. De plus, une violente polémique entre les esclavagistes et leurs opposants se déchaîna dans le pays au point de laisser entrevoir la tragédie qui aura lieu quarante ails plus tard. Momentanément, un compromis permit de l'éviter: l'entrée d'un État ant iesclavagiste, le Maine (détaché du Massachusetts pour faire contrepoids au Missouri), permit de rétablir l'équilibre entre les États esclavagistes et aboli ti onnistes. Jefferson écrivit qu ' il avait cru que l'Union allait se sc inder et ajouta : ( [1 est vra i que, pour le moment, l'affaire a été étouffée, mai s cc n'est qu' un renvoi et non un jugement définitif. Une délimitation géographique qui coïncide ,.. Cil. in. Il Mal1ifesto deU ïmpero ameriC(ll1o. op. cil., p. 18.
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avec un important principe moral et politique, une fois acceptée, ne sera jamais plus effacée dans la mesure ou elle alimente la violence des passions humaines; toute nouvelle friction ne pourra que l' accentuer 1. » John Quincy Adams, successeur de Monroe à la présidence, se rendit compte de la gravité de la situation et écrivit dans son journal: (( Le problème actuel n 'est qu'un préambule, la premi ère page d' un épais volume tragique 2• l) Une autre ligne de démarcation géographique partageait les ÉtatsUnis: la chaine des Appalaches. À l'ouest habitaient surtout des petits propriétaires terriens dont les opinions étaient en contradiction avec celles des industriels et des financiers qui résidaient majoritairement à l'est. Coues!, de tendance populiste, suivit en masse Andrew Jackson lorsqu'il se fit le défenseur de leurs idées, mais il était aussi l' éternelle frontière qui se déplaçait toujours plus vers le Pacifique en chassant « naturellement » de leur territoire les indigènes américains. Andrew Jackson exprimai t bien l'appétit de terre des colons et il se révéla un chasseur d ' Indiens « doué », comme l'avaient déjà prouvé ses expériences passées contre les Creeks l. Ainsi, quand la Géorgie voulut chasser les Cherokee, parce que de l'or avait été découvert sur leurs territoires, Jackson intervi nt en faisant valoir l' Indian Removal Act de 1830, qui permettait de donner aux Indiens de nouveaux territoires à l'ouest, dans « l' indian Territory )J, en échange de leurs terres en Géorgie. Les habitants de la Géorgie commencèrent donc à chasser les Cherokees: ( La loi marliale est partout en vigueur : les terres des Cherokees ont été partagées et vendues aux enchères; certains membres des tribus ont été condamnés à mort par un j ury local ct pendus par le bourreau de l'État4.» Pour les autres commençait une longue marche de 1600 kilomètres: un quart d' entre eux en mourut. En 183 1, Alexis de Tocqueville, en visi te aux États-Unis pour y étudier le système pénitentiai re, fut par hasard témoin de ['une de Cil. În. A. Newin. U. S. Commager, op. cil .. p. 18. Cil. in M.A. Jones, op. cit., p. 104 ) En mars 1814, lorquïl avait V3im;u les Indiens Creek à la bataille de Horseshoe Bcnd. Après celle victoire sanglante, Jackson imposa aux Crech un traité de paix les obligcant à renoncer li la majeure partie de leur territoire: « Les Creeks ont ete effacés de la surface de la terre II. I~N . Carroll, D. W. Noble, op. cit., p. 176. • Cil. in. P: Jacq uin. op. cit., p. 130. 1
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ces migrations forcées: (( On était alors au cœur de l' hiver, et le froid sévissait cette année-là avec une violence inaccoutumée; la neige avait durci sur la terre, et le fleuve charriait d'enormes glaçons. Les Indiens menaient avec eux leurs familles; ils traînaient il leur suile des blessés, des malades, des enFants qui venaient de naître, et des vieillards qui allaient mourir. Ils n'avaient ni tentes ni chariots, mais seulement quelques provisions et des armes. Je les vis s'embarquer pour traverser le grand fleuve, et cc spectacle solennel ne sortira jamais de ma mémoire. On n'entendait parmi cette foule assemblée ni sanglots ni plaintes; ils se laisaient. Leurs malheurs étaient anciens et ils les sentaient irrémédiables. Les Indiens étaient déjà tous entres dans le vaisseau qui devait les porter; leurs chiens restaient encore sur le rivage; lorsque ces animaux virent enfin qu' on allait s'éloigner pour toujours, ils poussèrent ensemble d 'affreux hurlements et, s'élançant à la Fois dans les eaux glacées du Mississipi, ils suivirent leurs maîtres à la nage 1. » En Californic, les Américains adoptèrent leur méthode habituelle: installer d'abord quelques colons pour ensuite revendiquer J'annexion aux États-Unis. En 1846, la plus grande partie des 1200 étrangers résidant en Californie étaient des Américains. La mème année, sous pretexte de petits con Oits de fron tière avec le Texas, qui entre temps avait été intégré à l' Union, les États-Unis attaquèrent le nord du Mexique, occupant la ville de Monterey. Pui s ils vainquirent une puissante armée mexicaine à la bataille de Buenavista. L' année suivante, ils attaquèrent Vera Cruz et, de là, les troupes occupèrent Mexico. Les États-Unis obtinrent du Mexique en 1848 la Californie ct le Nouveau-Mexique par le traité de GuadalupeHidalgo. Pendant ce temps, un autre territoire était tombé dans leurs mains: l' Oregon. La Russie, l' Espagne, l'Angleterre et les ÉtatsUnis se disputaient cet immense espace. En 18 18, les États-Unis ct l'Angleterre s'étaient mis d'accord pour L1ne sorte de copropriété: l'une et l'aulre pouvaient exploiter les terres. En 1845, cinq mille colons, après avoir parcouru 3000 ki lomètres ( la fameu se ( piste de l'Oregon ») organisèrent un gouvernement provisoire et demandèrent ['annexion aux États-Unis: ( l'empire de la liberté» était pratiquement constitué. L A. de Tocqueville, De la Democratie pp.339-340.
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AmerÎq/U;,. Gallimard 1951.
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La Renaissance américaine Le ci ment du vaste empi re américain ne pouvait pl us être l'idéologie de la liberte : ni au sens large de libération, pu isque tout l'cspace possible entre l'At lantique ct le Pac ifique était conquis, ni au sens littéral, puisque environ Irois millions d'esclaves, majo ritairement dans le sud du pays, attendaient encore la liberté. D'autre part. le mythe religieux de la nation rédemptrice nc constituait plus le
lien cuhurel unificateur pour un pays si vaste. Le millênarisme était toujours vivan t. mais dissémine dans de nombreuses sectes anciennes, ou nouvelles. comme les Millerites qui deviendront les
Adventistes du Septième Jour, ou les Mormons, fondés en 1830 dans l' État de New York par Joseph Smith qui, dans son Livre des Mormons, prophétisaille retour de Jésus sur la tcrre pour un règne mi llénai re. Les religions traditionnelles s'étaient transformées qualitativemeot el quantitativement ; l' Église un itarienne s'était développée il côté de l' Église congrégationaliste puritaine: les trois conrcssions majori laires en 1776 (congrcgationali ste, presbytérienne. épi scopale) étaient devancées par les baptistes e t les méthodistes. L.:esprit religi eux était cepe ndant toujours bien vivant (entre 1800 et 1835, le nombre des fid èles, toules religions confondues, avait quintuplé alors que la population n'ava it que triplé) et ce fu t d' ail leurs un sujet d' étonnement pour Tocqueville. « À mon arrivée aux Étals-U nis, cc fut l'aspect religieux du pays q ui frappa d' abord mes regards [ ... J. J'avais vu parmi nous l'esprit de religio n el l'esprit de liberté marcher presque to ujours en sens contra ire. Ici. je les retrouvai s 83
intimement uni s l'un à l'autre: ils régnaient ensemble sur le mémc soli. » Sur ee dernier point, il fut démenti deux ans plus tard par des évé nements retentissants dus à l'importante immigration de catholiques irlandais au début des années 1800. Ces dern iers acceptaient des sa laires plus bas que les travailleurs américains et cette concurrence finit par provoquer une réaction massive : Il En 1834, dans un épisode resté célèbre, à Boston, des groupes de travai lleurs protestants lai ssèrent éclater lcur haine con tre les travailleurs irlandais et il s attaquèrent un couvent des Ursulines où lcs Irlandais avaient trouvé refuge. Ils l'i ncendièrent et le détru isirent entiérement avant de déclencher une violente révolte urbaine, maîtri sée seulement au bout de trois jours 2. » C'était bien la preuve que la religion n'unissait plus les Américains, mai s les divisait; il fallait donc créer une idéologie capable de les rassembler toUi en étant représentat ive « d'une ère ind ustrielle nai ssante, et surtout d ' une nation sortie de la colon isation , impérialiste, mais manquant de confiance cn ell e-même et en son avenir l ». La forma tion de cerle nouvelle culture nationale a été définie comme une sorte de « Renaissance américaine », comme si elle éta it la conséquence fortuite de l'apparition simultanée et imprévue d 'auteurs américains: « Entre 1850 et 1855, en cinq ans, furent publiés Represellta/ive Meil (1 850), The Searlet Letler (1850), The House of Sevell Gables ( 185 1), Moby-Diek ( 1851), Pierre (1852), H'a/den et Leaves of Gmss (1855). It serai t vain de chercher dans toute la littérature américaine un ensemble de livres ayant la même vita lité fantas tique que ceux -c i ~. » Emerson. Hawthorne, Melville, Thoreau et Whitman « écrivirent tous pour la démocratie avee un doubl e objectif: d'une part, ils ressen taient com me le devoir de leur génération de tradui re en actes les potentialités libérées par la Révolution, d'autre pan, ils voulaient donner au pays une culture à la hauteur de ses tal ents politiques ~ }). Il est vrai qu :une démocratie ex istait aux Etats-Unis â cette époque, même SI cite ne s'appliquait pas à tout le monde. Si le plus âgé de ces ci nq auteurs, Ralph Waldo Emerson, né à 1
Ibid., p. 309.
l I~N . Carroll, D.W. Noble, op. cit .. p. 189. ) C. West, La filosQfia amt>r;c(ma. Edilori Riuni ti, Rome, t997, p. 14 ~ EO. Mathiessen, RillWâml'lIlo lIlIIericano, Einaudi. Turin. 1954, p. 3. ! Ibid., p. 13.
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Boston cn 1803. est habituellement classé parm i les philosophes américains, une autre interprétation semble plus correcte: « Elle considère Emerson comme la figure centrale de la Renaissance américaine. el1e rappelle la forte tendance prophétique de sa pensée et indique enfin [ ... ] que c'est le legs des pères pèlerins colonisateurs qui a préparé la voie, conduisant à fa ire d'Emerson un prophète 1. » La biograph ie même d 'Emerson prouve que celle interprétation n'est pas exagérée: né dans la capita le du puritanisme, fils d' un pasteur unitarien, il devill1 lui-même ministre de ce culte dans la deux ième église de Boston en 1829. S'il est vrai que, après tlne profonde crise intéri eure, il démissionna trois ans plus tard, il semble juste de le considérer comme un héritier de la tradition millénariste puri taine. En 1857, dans son très célèbre essai. The American Schola!", Emerson énonça, sous une ronne prophétique, la « déclaration d' indépendance culturelle américaine » : « L'époque de notre dépendance. de notre long apprentissage auprès du savoir d'autrui est en tra in de s' achever. Nous ne pouvons pas nourrir avec les restes desséchés des récils étrangers ces milli ons de personnes qui nous entourent el qui luttent âprement dans leur vie 2. » Dans un autre essai , tout aussi célébre, Self Reliallee, Emerson revendiquai t une indépendance américaine dans d'autres domaines: « Nos maisons sont bâties selon un style étranger; notre goût et notre imagination cherchent des exemples dans le Passé el au Loin [ ... ] Mais pour quelles raisons devrions-nous copier le modéle dorique ou goth ique? La beaute, la grâce, les grandes idées, l'expression brillante nous sont aussi proches qu ' aux autres J .» On peut parler de renaissance non seulement à eause de l'ambition de renouveler tous les ans, mais aussi parce que le style d' Emerson représente une évolution de la littérature américai ne, dont la tradition veritable est l'arl de l' oraison. Dans une autre œuvre tout aussi réputée, Emerson fait une apologie à outrance de la nature. Il s'agit moins d'un hommage au romanti sme européen que de la renaissance du lieu commun puritain sur la Wildemess, la terre « promise, sauvage et vide }). Tocqueville S. BCJX:ovÎlçh, op. cil .. p. 259. R.W. Emerson. (( The American Scholar II. in Alltologia degli serilli politici. Il Mulino, Bologne, 1962. p. 127. ) R.\V. Emerson. Nallira e alo'i saggi. Rizzoli. Milan 1998. p. 120-121. 1
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écrivit que l'Amérique était un pays libre, mais où l'étranger, pour n' ?lTenser personne « ne doit parler librement ni des particuliers, ni de l' Etat, nÎ des gouvernés, ni des gouvernants, ni des entreprises publiques, ni des entreprises privées ; de rien enfi n de ce qu 'on y rencontre, sÎnon peut-être du climat et du sol; encore tTOuve-t-on des Américains prêts à défendre l' un ct l'autre, comme s'ils avaient concouru à les fonner t ». Cependant, la question n'était pas là : les Américains n'étaient pas disposés à discuter de la nature américaine, parce qu'une « chose eSI clairc pour tous les hommes de bons sens et de bonne foi: la demeure de l' homme est ici en Amèrique 2 ». Un successeur d ' Emerson, Henry James, dans son roman Les ElIro,Jéells. décrivît dans les mêmes tennes les paysages américains : « Pendant deux heures de suite, parfois, ils ne voyaient pour ainsi dire pas de maison, rien que des bois, des rivières, des lacs, des chaînes de montagnes étincelantes. Tout cela paraissait, comme je l'ai dit, très sauvage ct très beau à la baronne, et l' impression ajoutait au sentiment d'élargissement qu'elle avait conçu à son arrivée dans le nouveau monde. [ ... ] Le panorama était splendide et ne présentait rien d' humain au regard. Il y avait une grande étendue de forêts, l'éclat d' un fleu ve au loin, et une vue sur [a moitié des sommets du Massachusetts l . » Même une baronne européenne, donc à l'esprit (( bizarre », devait admettre l'exceprionnalité du paysage américain. Dès le début, Emerson s'était donné comme bul de découvrir de nouveaux talents pour transmettre aux générations futures la ( religion américaine 1). Il lança des « appels pressants » auprès des jeunes: « Où sont les écrivains américai ns » qui doivent résoudre « les grandes questions concernant notre nature spirituelle », où sont Ics philosophes ct les hommes politiques qui devraient être nos représentants en conununion avec « ce pays aux [ ... ] vastes projets et aux grandes attentes 4?». En septembre 1836, Emerson crée le Transcendental Club 5 pour répandre celte nouvelle rel igion détachee de toute
fonnc de con fcssÎonalisme et de loute institution écclésiastique, ct destinée à se libérer du passé, personnifié essentiellement par le Vieux Monde: «( Que la passion pour r Amérique arrache le chancre de l'Europe du cerveau de nos concitoyens» et avec lui la vénémtion étouffante pour les grands hommes européens. « La Providence nous a attribué le devoir le plus élevé et le plus sacré, celui de former [ ... ] des hommes vrais et complets. » Les autres devoirs, toul aussi élevés el sacrés, permettent d'entrevoir l'Améri cain par exce llence, qui doit « donner la preuve des potentiali tés de la race humaÎne n, « la plus haute essence de l'humanité » jugée comme « la Substance de la Republique t ». Pour réaliser cela, il fa llait que les Américains reconsidèrent le concept d ' histoire. Ce n'était plus le cadre des événements concernant Ics masses, les peuples, les nations mais un fait subjecti r et individuel: «( Notre vic est imprégnée d'Égypte, de Grèce, de Gaule, d'Angleterre, de Guerre, Colonisation, Église, Tribunal et Commerce, comme si c'étaient des neurs et des décorations variées, solennelles et gaies. Mai s je ne prendrai pas trop tOUI cela en considération. Je crois dans l'Éternité. Je peux trouver dans ma lête la Grèce, l' Asie, l' Italie, l' Espagne el les îles, le génie et le principe créatif de chacun de ces lieux il. chacune de ces époques [ ... ] 2. » La conscience historique des AméricaÎns peut renaître seulement en surmontant leur complexe d' infériorité vis-a-vis de l'Europe avec cette phi losophie pmgmatique: « Cela me fai l honte quand je constate que ce que nous appelons notre Histoire n'est qu ' un misérable récit de village. Nous n'arrêtons pas de répéter les noms de Rome, Paris, Constantinople! El qu' est-ce qu 'e lle en sait, Rome, des souris CI des lézards? Que représentent les Olympiades et le Consulat pour ces autres modes de vie proches de nous? De plus, quelle nourri ture, quelle expérience, quelle aide apportent-ils pour le chasseur de phoque esquimau, pour le Kanak dans son canoë, pour le pêcheur, pour le docker, pour le pon eur l ?»
A. dcTocquevil1e, op. cil., p. 247. ! R.W Emerson, eit., in S. BerCQViteh. op. cil.. p. 264. l H. James, Le.l· Européens, Albin Michel, 1993, p. 107. • R.W Emerson, cil., in S. Bercoviteh, op. cit., pp. 267-268. l Le transcendantalisme est un, mouvement linéraire, re ligieux, culturel et philosophique qu i a émergé aux Etats-Unis au cours de la premicre moi tié du XIX" siêclc. Le mouvement a démarré al'cc la création du TronscendentaJ Club il
Cambridge (Ma:>Sachuscus) le 8 septembre 1836 par quelques intcllcctuels réputés, notamlllcnt Emerson. L'ouverture de ce club in tervenait en re:letion il l'état géncm! de la culture ct dc la société, et plus particulièrement contre ln position majoritaire des intellecmcls de Harvard et la doctrine de l'Eglise unita rienne enseignée à la faculté de théologie dc celle même uni versité . 1 R.\V. Emerson, cil.. in S. Bereovitch, op. cil., p. 267. ! R.W Emerson. « Storia n, in Na/II/u, op. cil., pp. 66·68. J Ibid., p. 90.
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« Nous ne sommes encore que des hommes, mais nous devons accueilli r avec la plus grande convict ion notre destin transcendant ; et non comme des enfants, des invalides cachés dans un recoin ou comme des lâches en fui te face à une révolution, mais comme des guides, des rédempteurs et des bienfai teurs obéissant à l'eftbrt Tout Pui ssant ct marchant au-dessus du Chaos et des Ténèbres 1. » Le millénariste puri Iain réapparaît de manière expl icite avec « la cÎ/é sur la collille», « la nation rédemptrice », la bataitte contre l' Antéchrist. Dan s un autre passage, Emerson condamne la manie améri caine de ({ voyager dans les contrées rcnommées et recherchées: l' Italie, l'Angleterre, l' Égypte », il réaffirm e {( la mission américaine » dans les mêmes termes que les Peres pelerins : {( Rendezvous compte que ce pays, le dernier à avoir été découvert, représente le grand don de Dieu à la race huma ine. Acceptez la place que la divine Providence a trouvée pour vous, les événements qu i vous arrivent et votre destin transcendant, et [devenez] guides, rédempteurs et bienfaiteurs en obéissant à l'œuvre toute pu issante :!. » Henry David Thoreau llppliqua à la lettre, dans son œuvre mt/dell, les leçons d ' Emerson : « Le continent que nous habitons doit etre notre nourriture et notre remede naturel. La beauté originel1e, mais cachéc, du paysage fait germer un élément nouveau dans la mentalité nationale [ ... ] je crois que nous devrions considérer que le pays a un effet bénéfique, qui annonce la révélation de nouvettes vertus dans les siecles futurs). » En réalité, Waldell est un réc it autobiographique sur l'expérience faite par l'auteur d ' une vic totalement isolée pendant deux ans dans une cabanc qu ' il s'était luimême constru ite au bord du lac Walden dan s le Massachusetts : l'œuvre a parfois été définie comme« l' autobiographie d 'un lac ». En effet, le récit n'est qu ' un prétex te pour exalter le paysage américai n ct, au fond, le style de vic des premiers pionniers dans la WiIden/ess puritaine. Il démon tre en plus l' idée, propre aux conservateurs, de la vanité du prog rês ct de la civilisation industric Ile: « Je ne peux pas croi re que notre système de fabri cation so it la meil1eure façon dont les hommes peuvent se procurer des vêteR.\V. Emerson. « Fidueia in sc Slessi », in Na/mu , op. cir., p. 93. R.W. Emerson. ciL, in S. Bercovitch. op. ci/., pp. 273-274. ) Ibid. 1
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ments. La si tuation des ouvriers devient chaque jour plus semblable à ce qui se passe en Angleterre; ct on ne peut s'en étonner puisque - autant que j 'ai pu l'apprendre ct l'observer - le but princ ipa l n'est pas que l'humanité puisse être vêtue décemment et honnêtement, mais, sans aucun doute, que les corporations pui ssent s'enrichir 1. » La polémique contre le systeme industriel est toujours liée à l'anti européanisme ; il est vrai qu 'à cette époque, l' industrialisation de l'Amérique appliquait « le modèle européen ». {( Pou r me rendre compte de ceci [?] je n'ai pas besoin de regarder plus loin que les cabanes qui bordent partout nos voies de chemin de fe r, cc dernier progrès de la civilisation ; je vois là, dans mes promenades quotidiennes, des êtres humains vivant dans des bauges, laissant tout l'h iver la porte ouverte pour avoir un peu de lumiere, sans qu'on puisse découvrir aucune provision de bois, sans qu'on puisse ima· giner qu 'elt e existe [ ... ] Assez semblables, à des degrés différents. est aussi la cond ition des travai lleurs de tout genre en Angleterre, le plus grand atelier du monde. Ou encore je vous signalerai l' Irlande [... )2. » En juill et 1846, bien avant la sortie de /Va/den , Thoreau avait été arrêté et emprisonné parce qu' il n' avait pas payé ses impôts pendant lcs deux années passées dans sa cabane. Ce fUI donc la loi qui fit comprendre à Thoreau qu 'il n'est pas si fa ci lc de sc soustraire aux mécanismes du marché, ou du pouvoi r qui le protège. Après être retourné dans sa cabane, en règle avec l'État, il se mit à écrire son œuvre la plus lucide: La Désobéissance civile, où il théorise l'opposition non violente aux abus des États; ses idées ont cu des applications variées dans le monde entier et à toutes les époques. Partant du présupposé que « le gouvernement le meitteur est ce lui qu i gouverne le moins », il prend conscience du caractere oppressif du gouvernement des États·Unis, dont il s' était volontairement éloigné pendant deux ans, au momcnt où l'État s'était lancé dans ({ (la] guerre contre le Mexique, œu vre d' un groupe relativement restreint d'individus qui se servent du gouvernement permanent comme d'un outil, car, au départ, jamais les gens n'aura ient consenti à cette entreprise J ». L'expéri ence de son arrestation par le 1 H. D. Thoreau, lia/den 011 la l'ie dal1.\' les bois, Aubie r. 1982. p. 105. ! /bid" p.117. l H. D. Thoreau, La Désobéinallce cil'ile. p. 3.
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percepteur des impôts le fit réfléchir sur la nature des fonctionnaJrcs : (( Visitez l'Arsenal de la notte, et arrêtez-vous devant un fusilie r marin, un de ces hommes conU11e peut en fabriquer le gouvernement américain ou ce qu'il peul faire d'un homme avec sa magie noire; ombre rém iniscente de l'humanité, un homme debout vivant dans son suaire et déjâ, si l'on peut dire, enseveli sous les arnles, avec les accessoi res funérai res [ ... ] La masse des hommes sert ainsi l'État, non point en humains, ma is en machines avec leur corps. Ce sont eux l' armée pennancnte, et la milice, les geôliers, les gendarmes, la force publ ique, etc. La plupart du temps sans exercer du tout leur libre jugement ou leur sens moral; au contraire, ils se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres et on doit pouvoir fabriquer de ces automates qui rendront le même service. Ceux -là ne commandent pas plus le respect qu'un bonhomme de paille ou une motte de terre. Ils ont la même valeur marchande que des chevaux et des chiens. Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens. D'autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des ministres et des fonctionnaires, servent surtout l'État avec leur intellect et, comme ils font rarement de distinctions morales, il arrive que sans le vouloir, ils servent le Démon aussi bien que Dieu. Une élite, les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs au sens noble du tenne, et des hommes, mettent aussi leur conscience au service de rÊtat et en viennent forcément, pour la plupart à lu i résister. Ils sont couramment Iraités par lui en ennemis. Un sage ne servira qu 'en sa qualité d' homme et ne se laissera pas réduire à être " la glaise" qui "bouche le trou par où souma it le vent"; il laisse ce rôle à ses cendres pour le moi ns 1.)) Son ton est clairement subversif et pourrait être facilement situé dans la tradi tion anarchiste ou socialiste europèenne, mais la connotation lion violente en fait quelque chose de nouveau, qui s' insère plutôt dans la tradition apocalyptique et puritaine selon laquelle le pouvoir est le princi pal allié de l'Antéchrist ct de la bête. Le style et le ton sont manifestement ceux d'un sermon et d'ai lleurs La Désobéissal/ce civile fut écrite pour une conférence au Lyceum de Concord. Son audience fut limitée, mais le texte sera publié l' an née suivante dans La Dé.l"Obéissallce Civile: (( Quelle attitude doit 1
Ihid. . p. 4.
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adopter aujourd' hui un homme face au gouvernement américain? Je répondrai qu'il ne peut sans déchoir s'y associer. Pas un instant, je ne saurais reconnaitre pour mon gouvernement cette organisation politique, qui est aussi le gouvernement de "esc/ave 1... ] En d' autrcs termes, lorsqu ' un sixième de la popu lation d ' une nation qui se prétend le havre de la liberté est composé d ' esclaves, et que tout un pays est inj ustement envah i et conquis par une armée étrangère et soumis à la loi martiale, je pense qu ' il n'est pas trop tôt pour les honnêtes gens de se soulever et de passer à la révolte . Ce devoir est d 'autant plus impérieux que ce n'est pas notre pays qui est envahi, mais que c'est nous l'envahisseur 1. )) L'absence d'une quelconque alternative politique à l'ordre existant confinne le fait que la théorie de Thoreau ne puisse pas être reliée à la tradition subversive européenne : (( Alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vic soit un contre-frottement pour stopper la machine. Il faut que je veille en tout cas à ne pas me ~rêter au mal que je condamne. Quant à recourir aux moyens que l'Etat a prévus pour remédier au mal, ces moyens-là, je n'en veux rien savoir2. )) Encore une fois, le mi ll énarisme apocalyptique ne peut qu'espérer en l'aide divine: « S'ils écoutent la voix de Dieu , ils n 'onl nul besoin, me semble-t-il , de compter sur une autre voix. En outre, tout homme qui a raison contre les autres, constitue déjà une majorité d ' une voix J. )) Peu seront élus! Un autre ami d 'Emerson, Nathaniel Hawthorne, plus jeune d' un an, également né dans le Massachusetts, fait lui aussi partie des cinq grands de la Renaissance américaine. Il abandonna l'éloquence, échoua en rhétorique et devint romancier. Il est né à Salem, descendant d ' ancêtres puritains illustres qui comptaient «( un persécuteur terrible et notoire des Quakers, dont le fils, encore plus violent el brutal, devint célèbre pour avoir inventé des tortures douloureuses destinées aux sorcières et aux guérisseuses 4 )). Hawthorne, dont le vrai nom était Hathorne, celui de ses ancêtres, choi sit comme cadre de son roman, Scarlel Leller. la NouvelleAngleterre des prem iers puritains. Il se serait inspiré du cas réel d ' une jeune fme adultère, qui donna naissance à une fille et fut Ibid.. pp. 50-51. Ibid., pp. 61-62. l Ihid., p. 63. 'N. Hawthorne, La Lellera sear/al/ll. Newton Compton, Rome. 1993. p. 20. 1
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condamnée il. porter sur sa poitrine la lettre A pour Adultère pendant le reste de ses jours. La jeune fill e échappa il. la pendaison parce qu' on n' avait plus de nouvelles de son mari, un scient ifique anglais, qui l' avait envoyée en Amérique avec l' intention de ven ir s'y établir avec sa famille ; si le mari éta it mort pendant la traversée, ce qu i arrivait souvent, le péché de la jeune fille n'était pl us l' adultère. De plus la jeune Esther etait anglaise, comme le jeune pasteur puritain dont elle attendait l'en fant: {( Ce jeune pasteur provenai t d'une des grandes universités d ' Angleterre ct avait répandu l'esprit de la culture européenne parmi ces gens encore à moi tié sauvages 1. » Que tous les personnages, tous les pêcheurs, même le mari qui, revenu incognito, se montra méchant et rancunier, soient des Anglais, pourrait être une précaut ion de l'auteur pour éviter des problèmes avec ses concitoyens qui, de toute façon, ne lui pardonnèrent jamais d'avoir décrit le fanati sme de la société puri taine, mai s il exprimait aussi un préjugé antieuropéen, qui apparaît dans un autre de ses roman s, Le Faun e de marbre, situé en Italie. Dans cc livre, non seulement les personnages malveillants son t européens, mais "ambiance est hostile. Rome est dénigrée: (( Lieu funeste où les crimes et les malheurs des siècles. les batail les innombrables, le sang versé, les myriades de cadavres entassés, ont corrompu l'atmosphère et rendu mortel pour les poumons humains J' air qu 'on y respire !. » Henry James, qui admira it le Faulle de marbre, le considérai t comme « un élément du bagage intellectuel de tout voyageur de langue anglaise pour vÎsiter la vil le éternelle, qu' il y soit déjà allé ou qu 'il ait l' intention de s' y rendre) )) , James choisit aussi l'Europe comme cadre de certains de ses romans. Portrai/ de Femme se dérou le en partie à Rome et développe particulièrement la comparai son entre l' Europe et l' Amérique. De même, dans L'Americain, on rencontre une famille de nobles françai s, les de Bellegarde (( Les vieux arbres ont des branches tordues, les vieilles maisons ont des fi ssures bizarres, les vieilles races ont des secrets étranges. Rappelez-vous que nous avons huit cents ans 4 !) l Ihid., p. 48. Hawthorne. Le fàulle de marbll!, La Nouvelle Edition. Paris, 1949. p. 83. ) Ibid., p. 6. • H. James. L 'Al/J l'riCOIlO, UTET, Turin, t967, p. 179. 1 N.
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Le quatrième grand écrivain de la Renaissance americaine, Herman Melville, était aussi l' héritier d ' une riche et aristocnu ique famille de New York, d'origine anglaise par son père ct hollandaise par sa mère. Après la mort de son père ct la crise de 1837 1, le jeune Melville interrompit ses études ct s' embarqua comme marin pour Liverpool. Là, il put observer sur place la société anglai se, qu ' il décrivi t dans son roman autobiographique Redburn : {( Sur la terre ferme, on est partout surpris par la séparation entre les riches et les pauvres et par les injustices profondes qui en résultent. Du reste, dans ses pérégrinations dans les rues, il n'cut pas la possibi lité d 'observer grand-chose et il lui arriva même une fois d ' être expulsé d 'une sa lle de conférence à cause de sa tenue vestimentaire trop pauvrel,» En 184 1, Melville fi t une autre expérience en tant que marin, cette fois sur un balein ier. Puis grâce à d' autres expéditions il put recuei llir des notions, des tenncs et des événements qu'il utilisa ensuite dans son chef-d 'œuvre Moby Dick. Une fo is revenu en Amérique , après avoir écrit quelques romans de voyage, il fit connaissance d' abord avec les œuvres de Hawtorne, pui s avec Hawthorne lui-même, sur qui il éc rivit un essai: {( Croyez-moi, mes amÎs, quand je vous dis que des hommes presque aussi grand que Shakespeare naissent en ce moment sur les rives de l' Oh io. Et le jour viendra où vous direz: il. qui viendrait l' idée de lire des livres anglais contemporains?» Cette repartie lui permettait de repondre, un siècle après, à l'arrogance de l'écrivain anglais Sydney Smith qui avait dit: {( Aux quatre coins de la terre, qui a jamais lu un livre américain l? )) L'admirati on qu' Herman Melville portait à Hawthorne était te lle que Moby Dick fut publié en 185 1 avec la dédicace : ({ En hommage d'admiration pour son génie ce livre est déd ié il. Nathaniel H AWTHORNE 4 .») Comme il s'agit d'un livre d' aventures qui ont lieu cn grande partic au milieu de l'océan, il n'est pas facile de voir poindre la polémique antieuropéenne, mais on peut lire : (( Pourquoi enfin, nous, chasseurs de baleines américains, sommes-nous plus nombreux 1 La crise commença dans l'Est du pays : en mai 1837, toutes !cs banques dc New York se declarèrent incapables de rembourser leurs billets en espèces. La s us~ n s ; on devint bientôt génémle, des fililli tes éclatèrent en gm nd nombre. l F.O. MaUhiessen. op. cil .. p. 468. 1 Ibid.. pp. 440,44 1. • l'l , Melville, ,Hoby Dick. Gallimard 198 1, p. 10.
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désormais que tous les chasseurs de baleines du reste du monde réunis? [ ... ) Ce furen t des baleiniers qui, les premiers. surent percer ajour la jalouse poli tique de la couronne d' Espagne au sujet des colonies. Si j'avais la place, je montrerais comment ces chasseurs de baleines parvinrent non seu lement fi libérer le Pérou, le Chili, la Bolivie du joug de la vieille Espagne, mais encore à établir en ces lieux une dêmocratie élCrnelle l .» Pendant la longue poursuite de la (( baleine blanche », symbole du mal, les marins du Pequod ont la chance extraordinaire de rencontrer une baleinière anglaise «( ... ) Quoique de telles rencontres soient rares, étant donné le petit nombre de baleiniers anglais. Lorsqu ' elles se produisent, ils éprou vent une sorte de gène vis-a-vis les uns des autres, car les Anglais sont assez réservés et le Yankee n' apprécie guère ça ailleurs que chez lui. Et aussi les baleiniers anglais affectent une sorte de supériorité métropolitaine sur les baleiniers américains; ils considèrent le long et ma igre Nantuckais, avec ses provinciali smes impossibles à rendre, comme une sorte de paysan de mer. Il serait diffici le de dire en quoi réside cette supériorité dont se targue le baleinier anglais. vu que les Yankees tuent collectivement plus de baleines en un seul jour que tous les Anglais réunis en dix ans 2.}) Cette phrase synthétise l'étrange relation en/re ccs deux peuples « séparés par la même langue )J , mais elle fait ressortir auss i la gra ndeur des Yan kees qui, dés cette époque, commençaient à dépasser tous les pays, européens el les autres, avec ces dimensions sans commune mesure. Melville en 1849 dans un texte célèbre rêvèle l'influence puritaine de ses idées: (( Nous, les Américai ns, nous sommes l' Israël d'aujourd'hui, nous portons l'arche des libertés du monde. [ ... ] Nous sommes les pionniers du monde; l 'avan t~garde envoyée en reconnaissance dans la Wildemess [ ... ] pour ouvrir un chemin inexploré dans le Nouveau Monde qui est le nôtre ). )} C' est essen tiellement dans les affaires que les Américai ns concurrençaient les Européens, en cherchant dans les succès commerciaux une autre preuve de leur destinée plus grandc : ({ Cette Ibid., pp. 127- 128. Ibid .. p. 260. ) Cil. in S. Bercovi tch, op. d l .. p. J 07 - Herm an Melville. White Jackel. Ill ino is. 1970. p. t 51.
"extrême éncrgie dans les affaires", écrivait Wh itman, est inhérente à notre '"immense" potentiel "révolut ionnairc"; notre "appétit presque man iaque pour la richesse" est un élément du développement et du progrès indispensable pour préparer les l ... J résultats que j'appelle de mes vœux . Ma théorie inclut la richesse et la poursuite de la richesse avec de plus en plus de produits [ . .. ] Voilà les fondations sur lesquelles j e dresse le monument de la [révolution] , [ ... ] ; des lignes nouvelles, sphériques qui attendent d 'être envoyées dans le firmament qui est, et qui sera, l' Amérique 1 )1 Cette prophéti e de Walt Whitman, le dernier des cinq magnifiques de la Renaissance américaine, nous renvoie, encore une fois à la culture millénari ste . D' ai lleurs, son auteur était d'origine quaker, cc qui l'em pêcha de participer activement à la guerre civile. Le 24 novembre 1846, le jeune Whitman, dans un article du journal républicain de gauche The Bmok/YII Daity Eag /e. atténuait la portée de Sll prophétie en introdui sant que lques doutes: «( Il viendra sûremcnt le temps - ce saint milléna ire de liberté - quand la "Victoire née de la résistance" soulèvera les masses ( .. . ] ct leur permettra d' obtenir la part du destin que Dieu a prévu pour la race humaine selon nos croyances. Cette difficulté doit être résolue grâce au peuple, au territoire et au gouvernement des États-Unis. Si c'étai t un échec , comme les temps deviendraient sombres et obscurs! sans compter les horreurs qu'entraînera it une telle faillite que nous ne voulons pas du tout prévoir 2 1) En liai son avec ses prophéties Whitman voul ut insérer dans son recueil de poésie Lealles of Grass une dédicace {( Aux nations étrangères}) : « Je me suis laissé dire que vous demandiez une clé capable d' ouvrir cette énigme le Nouveau Monde, De définir l'athlétique démocratie Amérique, Regardez, je vous envoie mes poèmes, vous y trouverez ce que vous cherchez l . » Le chapitre «( Europe » montre le caractère ant ieuropéen de cet américai n par excellence:
Les
Europe 7F el 73~ UI/llees de IIOS tl(1{!;
1
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1 Cit. in S. Bcrcovitch. op. dl., p. 223. Ibid.,p. 3 17. J W. Whi lman. Fel/ilfes d ·herbe. Gall imani, 2002, p. 32.
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Vous qu ' on a achetés pour salir le Peuple - menteurs, écoutez! Les souffrances innombrables, les crimes, les luxures, La malhonnêteté des cours spoliant par mainte forme de malversation l'homme pauvre et simple de son salaire, Les promesses tombées de la bouche des rois, cassées Cl reniées au milieu des rires, [ ... ] Le Peuple n'a cu que mépris pour la férocité des rois 1.
- 8Richmond Babylone Le second grand réveil religieux commencé au début du XIX' siècle s'étendit progressivement de l'ouest de la frontière vers l'est. 11 atteignit son apogée après 1820 dans la partie occidentale du district de New York, appelé le « district incandescent ... parce qu'il était régulièrement enflammé par des fièvres religieuses t ». C'est là qu'apparaît l'un des plus grands prédicateurs de ce réveil : Charles Grandison Finney. Il prêchait la voie du salut par les œuvres, cn contradiction avec la théorie calviniste de la prédestination . Des groupes spontanés se formèrent, avec l'intention d'éliminer le mal sous toutes ses formes, animés ({ par la nécessité de réformer l'ordre social et de réaliser le règne du Christ sur la terre [ ... ] Il Y eut des croisades en faveur de la paix, de la sobriété, de l'instruction, des réformes pénitentiaires, des droits des femmes, contre l'esclavagisme [ ... J Certains voulaient interdire l'usage de l'argent, d'autres s'adonnèrent à la phrénologie, à l'hypnotisme, à l'hydropathie et au spiritisme. Cependant, il s'agissait d'excentricités à l'intérieur d'un mouvement beaucoup plus réaliste 2 ». Mais le plus suivi et le plus influent fut le mouvement contre l'esclavage, dont plusieurs dirigeants furent fonnés par les prédications de Finney: « Parmi les plus célèbres disciples de Finney, citons Theodore Dwight Weld, l'un des plus grands abolitionnistes de l'ouest "aussi éloquent qu'un ange ct aussi puissant que le tonnerre". Il recruta un groupe de soixante-dix apôtres de l'antiesclavagisme, les forma aux techniques du renouveau religieux à la Finney et les envoya en
1
Ihid. , pp. 270·271 (8).280 (5), 368-369.
1 M.A. Joncs, op. cit. , p. 145 . 1 /bid..pp.146-147.
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mission pour renforcer le mouvement favorable à l'émancipation dans le Nord. C'est dans la région, où les prédications de Finney avaient préparé le terrain, qu' il obtint ses meilleurs résultats 1. » Naturellement, le mouvement antiesclavagiste se développait aussi en lien avec le renforcement de l'opposition entre les Ëtats du nord et ceux du sud esclavagistes. En 1832, quand l' Ëtat de Caroline abrogea la loi sur la « taxe maudite », qui protégeait la production industrielle américaine concentrée dans le nord du pays, le président Jackson affirma: « Leur objectif est la sécession ct la sécession réalisée par la force équivaut il une trahison 2. » Finalement, on trouva un compro· mis, mais la Caroline du Sud ne renonça jamais au droit ~'abroge r les lois de l'Union si elle les jugeait injustes. D'ail1eurs, les Etats du Sud subissaient la pression du mouvement abolitionniste, qu ' ils rendaient responsable de certaines révoltes d'esclaves, comme celle conduite par Denmark Vesey à Charleston en 1822, ou celle de 1831, dirigée par Nat Tumer cn Virginie. C'est alors que commença la censure de la correspondance provenant du Nord pour repérer les opuscules abol i· tionnistes et les sa isir en les qualifiant d' écrits « incendiaires ». Ces mesures ne fire nt que conforter les abolitionnistes qui soupçonnaient que « les seigneurs des filatures et des fouets » préparaient un corn· plot antidémocratique des esclavagistes du Sud contre les industriels du Nord: « Si les propriétaires d'esclaves ont tendance à voir un abo· litionniste derrière n' importe quel vendeur ambulant ou enseignant yankee, les abolitionnistes som définitivement convai ncus que l'achamement de leurs ennemis il défendre leur système esclavagiste est une preuve de l'cxistence d' une conspiration destinée à renverser les principes républica ins ).» e épicentrc du mouvement abolitionniste était la Nouvelle·Angle· terre, d 'où était issue la majeure partie des chefs du mouvement : « Quatre·vingts pour cent des abolitionnistes provenaient des Ëtats du nord, soixante pour cent de la Nouvcl1e-Angleterre et trente pour cent du Massachusetts à lui tout seul [ .. .] [ils appartenaient] aux mei lleures lignées de la Nouvelle· Angleterre, "descendants des Pères pèle· rins"4. » Le groupe le plus important fut celui de Boston qu i, en 1 D. Donald. ({ Verso un riesame dell·abolisionismo ». in La Gllerm cillile ameriCa/ill. Il Mutino.l3o logne, 1978, p. 114. lA . Jac kson. cit. in. l'.N. CarroI. D. W No ble, op. ci!., p. 2 16. J Ibid., p. 217. • D. Donald, op. cil ., pp. 115-1 16.
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183 1, créa le journal Libera/or, devenu plus tard le porte-parole du mouvement abolitionniste: «( Samuel Sewal et Ellis Gray Loring, deux avocats aisés de l' Ëglise unitairc de Boston, ct Samuel J. May, un pasteur unitarien de Brooklyn, Connecticut, avaient été très impressionnés par les plaidoyers de Garrison en raveur d ' une émanci pation immédiate. Ils le rencontrèrent en privé à Boston et prirent l'engagement de se revoir. Ils s'i mpliquèrent dans le lance· ment du Liberator de Garrison 1. ~) Wi11iam Lloyd Garrison, né lui aussi dans le Massachusetts, était non seulement un abolitionniste, mais aussi un ferven t pacifiste qui pourtant, au moment de la guerre civile, se rall ia à l' intervention armée. Il partageait avec Thoreau l'espri t reli gieux ct la non·violence, mais aussi la critique de l'i ndustrialisation. Le mouvemenl aboliti onniste s' opposait au mouvement ouvrier et Garri son condamnait les syndicats parce qu ' il s cherchllient « à soulever les esprits de la classe ouvrière contre les plus riches ct à convaincre les gens qu ' il s sont méprisés et opprimés par l'aristocratie de l' ar· gent 2 ». L' humanisme de tendance conse rvatrice de Ga rrison était d' ailleurs partagé par l' illustre philosophe Emerson: « Ne me parlez pas .. . de mon devoir moral d' améliorer la situation des pauvres. Est·ce que ce sont mes pauvres? Je te le dis, ô philanthrope insensé, que je ne donne pas volontiers un dollar à ccs gens, ni même dix cents ou un cent 3 ••. n En rait, le mouvement aboli tionniste était composé d' une élite dont l'influence diminua il cause de divisions internes: à côté des partisans de Garrison, favorables à l'abolition immédiate, il existait des défenseurs d'une réduction graduelle de l'esclavage par un retour des Noirs en Arrique. Malgré cette fa iblesse interne, l'abolitionnisme eut une importance décisive dans le déclenchement de la hai ne entre le Nord ct le Sud, même s'il ne fu t pas direçtement à l'origi ne de la guerre. Le potentiel apocalyptique toujours présent en Nouvelle· Angleterre j oua, sans aucun doute, un rôle dans le renfo rcement de l'op.posi. tion entre le bien - l'abolitionnisme - ct le mal - J' esclavagIsme. L'auteur du roman essentiel pour la défense de l'aboli tionni sme, La 1 L.J. Friedman, Gr egl.lr iolls Saill is . Cambridge University Press. Cambridge. t982, p. 45. l Cil. in D. Donald, op. cir .. p. 1 t 7. l Ibid., p. 118 .
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Case de l 'oll cle TO III , Harriet Beecher Stowe, tout en appartenant
à
la tendance modérée, décrit une l'ête du 4 juillet (Independance Day) avant la guerre civile, durant laquelle ({ on supplia que, pour atteindre leur glorieux destin, les États-Unis soient choisis comme les réceptacles destinés à porter les nambcaux de la vérité et de la religion pOlir la terre entière et qu ' ils soient les initiateurs du jour du grand millénaire, jour où les guerres cesseront, où tout le monde sera libéré de l'esclavage du mal et exultera dans l' illumination du Seigneur l ». L'un des plus ill ustres historiens de l' Église, Philip Sehaff, confirme en 1854 dans ses écrits que cet état d'esprit parcourait le nord des États-Unis avant la guerre: « Alors [adviendra] le millénaire de la justice, c' [est] la mission propre à la nation américaine de réaliser un contrat bien précis, mais sans limites. En tant que ril s de puri tains déterminés, nous sommes la nation de l' avenir [ ... ] [Mais] dans la vie de notre nation, il existe des tendances qui terrorisent. Le faux américanisme côtoie le vrai; il suffit de rappeler les penchants déréglés ct tenaces des jeunes, les plans criminels de ceux qui, parmi nous, défendent notre destin manifeste en nous conduisant à ne faire qu ' une seule bouchée de Cuba, de toute l'Amérique centrale, du Mexique et du Canada [ . .. ] Dieu nous a sauvés du plus grand des dangers et il ne nous abandonnera pas tant qu ' il n 'aura pas accompli Ses Projets à travers nous l » Ce slogan « du Destin manifeste » représentait l'ambition des États-Unis d'englober l'Amérique tout entière. Selon le IVor/li de New York, le destin des États-Unis était « de construire un monde nouveau doté d ' institut ions provenam de la civilisation chrétienne, de répandre dans ses vastes espaces les triomphes de l' ingéniosité, de l'i melligence ct de la vertu .. . Nous ne pouvons pas négliger cc projet sans affronter la volonté du ciel, la conscience du monde civil et l'objectif indéniable de nos ancêtres ) ». Cependant, le père Ph ilip Schaff ou les pacifi stes n' étaient pas les seuls à soupçonner que derrière ce slogan se cachaient des objectifs impériali stes explicites; d'aill eurs Henry J. Raymond, un journaliste républicain, 1 Cil. in J.H. Moorhead Americall Apocalipse, Yale University Press. New Haven ct Londres, 1978, p. 1. 1 Cit. in S. Bercoviteh. op. cil .• p. 310. l Cil. in K.M. S!arnpp. cc La Crociata nordista eontro il Sud Il. in La Gllcrftl cil'ile ameriCa/W. op. cil.. p. 187.
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fondateur du New York Times. s'exprima ain si sur les conséquences d' une sécession éventuelle:« Nous devrons rcnoncer [ ... ] à toutes les possibilités de conquétes futures au Mexique, en Amérique centrale ct aux Indes occidentales ... Auriez-vous vu quclques signes permettant d' espérer que notTe peuple est prét à un sacrifice aussi important ? Y a-t-il quelque chose dans nOire passé qui vous fa sse penser que nous délaisserons à ce point le développement de notre grandeur nationale ? .. Les neuf-dixièmes des habitants des États du nord et du nord-ouest sont prêts à affronter une guerre plus longue que celle de l' Indépendance, plutôt que de renoncer à leurs aspimtions ct à leurs espérances. Aucun autre pays au monde ne désire avec autant d' ardeur la croissance et le pouvoir - aucun autre pays n'est autant imprégné de l' esprit de conquête - autant rempli de réves de possession de vastes domaines 1.» Les visées expansionnistes des États-Unis sur toul le cont inent américain étaient connues à l'étranger, surtout depuis la doctrine Monroe, mais un observateur attentif de la situation , Gi useppe Bcrtinatli, représentant italien à Washington , fit une distinction dans sa dépêche de février 1861 : « En ce moment, les États du sud, en voulant se détacher de ceux du nord ont l'intention de créer une nouvelle fédération qui s'étendra des rives du Potomac jusqu ' à celles de l'Orénoque, ils veulent acquérir Cuba par n' importe quel moyen et pratiquer librement la traite [des esclaves] actuellement entravée par les lois fédérales [ ... ] Malgré leurs dénégations, c'est le projet actuel des sécessionnistes dont je connais les "leaders" depuis plusieurs années. Les États du ord, qui , eux, désirem l'annexion du Canada j usqu'au pôle, se sont pourtant opposés dans le passé aux ambitions du Sud [ ... ] ; c' est cette opposition qui sera à l'origine de la création de deux partis liés à la géographie, comme l'avait prévu G. Washington. Tôt ou tard jls entreront en con nit et di viseront la confédémtion 2. ) L'esclavage ne fut donc qu ' un prétexte pour entrer en guerre, pui squ'il était toujours possible de régler la question par un compromi s, comme cela avait été le cas en en 1820 (Missouri compromise) et de nouveau en 1850 où l'on avait réussi à maintenir 1 Ibid. l G. Arfe, cc La Gucrra di seecssionc arncrieana nei dispacei dei rapprescn·
tante italiano a Was hington
)1,
in Anmwrio del/'JJ/illlIO Slorico ila/imlU pel'
J 'erà IIIm/ema e comelllpOlUnell , Rorna, 1964, p. 221. 101
l'équilibre en décidant que la Ca li fornie devait entrer dans l' Union en tant qu'État non esclavagiste. L'élément de cet accord qui heurta Je plus les abolitionnistes fut l'obligation pour la Californie de restituer les esclaves fugitifs , alors qu ' avait été organisé l' I/ndergrollnd railroad pour les aider à s'échapper. En 1854, un nouvel accord fut signé (hW du Kansas, qui autorisait l'esclavage dans une panie du pays où le compromis de 1820 l'avait interdi t pour toujours), malgré les protestations de l'opinion publique et l'opposition d 'Abraham Lincoln qui déclara qu ' il contenait une double erreur: « Une erreur dont les effets seront immédiats, c'est-à-dire l'extension de l'esclavage dans les États du Kansas et du Nebraska et une erreur qui concerne les principes de base, pui sque l'accord prévoit que l'esclavage peut être introduit dans n' importe quelle autre partie du monde où il existe des hommes disposés à l'accepter ' . )) Une partie des démocrates s'opposèrent à ce règlement, de même que des ex -membres du parti Whig, qui créèrent ensuite le pani républi cain. En mars 1854, le jour où la loi fu t adoptée, les Sudistes tirèrent des salves de canon pour fê ter leur victoire, alors que le clergé de Chicago fit sonner le tocsin pendant une heure pour empêcher le sénateur Douglas de défendre la loi qu 'il avait proposée. En mars 1860, Abraham Lincoln, dans un discours à New Haven, dans le Connecticut, adopta une position de compromis à l'égard de l'esclavage: « Je ne veux pas être mal compris ici, ni donner lieu à aucun malentendu. Je ne veux pas dire que nous devons maintenir l'esclavage là où il existe. 11 me semble que si nous devions former un gouvernement en tenant compte de la réalité de l' esclavage, nous serions obligés de lui donner une organisation comme le firent nos ancêtres et, en confiant aux propriétaires des esclaves la surveillance du système là où il existe, nous pourrions garder le pouvoir de l'empêcher de dépasser certaines limites 2 . » Ce fut en raison de ces prises de position modérées que la convention républicaine réunie à Chicago le 16 mai de la même année choisit lincoln comme candidat à la présidence des États-Unis. Cependant, ce fut aussi grâce à « des partisans, entraînés par le juge de Ch icago, David Davis, qui remplirent les salles de très bruyants supporters de Lincoln. Et, élément d'importance majeure, ils s'assurèrent du soutien des principales délégations en promettant de manière plus ' Cit. in P.N. CarroI. D.W Noble, op. cit .. p. 220. Cit. in Il Pensieropolitico nell'eta di Linco/n. op. cit.. p. III .
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ou moins explicite des postes dans le cabinet. C'est ainsi qu ' au troisième tour, Lincoln fut désigné comme candidat 1 ». Aux élections de 1860, Lincoln obti nt une victoire très nette chez les Grands Électeurs et 40 % du vote populaire avec 1866452 voix ; mais dans dix États, il n'eut pas une seule voix : son électorat etait concentré dans les États abolitionnistes. Immédiatement après l'annonce de la victoire républicaine, un mouvement sécessionniste débuta et, le 20 décembre 1860, une convention de l'État de la Caroline du Sud proclama sa séparation de l'Union. En quelques mois, six autres États déclarèrent qu ' ils faisaient sécession Mississipi, Floride, Alabama, Géorgie, Louisiane, Texas; entre avril et mai 1861 , la Virginie, l'Arkansas, le Tennessee et la Caroline du Nord les rejoignirent et formè rent la Confédération sudiste. Pendant toute la guerre de Sécession, le patriotisme du Nord fut exalté avec toutes sortes d'arguments et de moyens : les prêtres, les journalistes, les hommes politiques chantaient les louanges de l'Union et condamnaient les États sécessionnistes . Le Courier and Enquirer de New York fi t une synthèse des sentiments patriotiques des Yankees : {( Nous aimons l'Union parce que, chez nous comme à l'étranger, collectivement et individuellement, elle fait de nous une nation, des citoyens membres d'une Grande République; parce que notre volonté d'existence en tant que nation nous met au même rang que toutes les grandes puissances européennes et, dans cinquante ans, elle fera de nous le peuple le plus grand, le plus riche et le plus puissant de la surface de la terre 2. ») Si par contre l'Un ion se disloquait, l'esprit national s'affaiblirait, cet esprit qui avait anime des Allemands, des Hongrois, des Italiens, des Slaves et on risquait d'accepter « un roi Bombe ] à Charleston, un pape à Washington, un François-Joseph en Nouvcllc-Angleterre et un Empire à ['ouest 4 ». C'était transformer les États-Unis en une autre Europe, l' Europe détestée. Si la sécession etait la plus forte, le républ icain abolitionniste Richard H. Dana jr. pensai t que « les ty rans et tous ceux qui gouvernent de droit divin, tous ceux qu i sont nés pour être sur le dos du peuple comme sur le dos d'un cheval avec leurs bottes el M.A. Jones, op. dt., p. 189. K.M. Stampp, op. cit., p. 189. J Ferdinand Il roi des Deux Sieiles fut surnome le roi Bombe parce qu'il fit bombarder Messine le 7 septembre 1848. • K.M. Stampp. op. cit. , p. 189. 1
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leurs éperons, ceux~là se réjouiront de notre chute. Même les démons dans leur chambre de torture jubilerom devant un tel affront à la nature humaine 1 ». Et d 'ai lleurs, pour beaucoup d' Américains du Nord, les puissances européennes allaient profiter de la sécession pour reconquérir Icurs anciens territoires en Amérique . Au début du moi s d 'avril 1861, le Journal de Boston publia un article avec un titre lugubre: « La réunion des vautours}); il annonçait que l'Espagne était déjà en train de se mêler des affaires de la République dominicaine, que la France « se préparait à l' action devant la perspect ive de notre désintégration » et qu 'en ce moment l'Angleterre envoyai t une flotte. Tout cela était de la fau te des sécessionnistes, « individus marqués au fer rouge par l'infamie, qu i attaqua ient le gouvernement de notre pays », et qui étaient responsables « du passage incessant des flottes étrangères le long de nos côtcs 1 ». Il est pratiquement certain que l'instigateur de cet article était le secrétaire d ' État et principal consei ll er de Li ncoln, William Steward qui, décidé à accélérer la marche vers le confli t, envoya au président une note confidcntielle, dans laquelle il sollicitait l'autorisation de demander « des explications à la Grande-Bretagne et à la Russie, [ ... ] des éclairc issements à l' Espagne et à la France ». Il souhaitai t une déclaration de gucrre contre ces puissances si elles ne répondaient pas 3. Non seulement Lincoln ne suivit pas les avis de son consei ller, ma is il adopta une position de comprom is envers les puissances européennes, malgré sa profonde irritation: dès le début de la guerre, clics avaient proclamé leur neutrali té, à commencer par l'Angleterre qu i, le 3 1 mai 186 l, dans une dêclaration de la reine Victoria, prenait acte de l'existence d' un état de guerre entre les États-Unis et « les États qui sc définissaient comme les États confédérés d ' Amérique 4 ». JI est vra Î qu'aucune puissance européenne n'accorda de reconnaissance diplomatique à la Confédération, mais les déclarations de neutra lité le raisa ient impl icitement puisque de cettc manière elle devenait un État belligérant et avait alors le droit d'avoir des navires corsaires; les État s-Unis ne pouvaient donc pas se contenter d'insIbid. , p. 190. Ibid.. p. 189. j Ci t. in D.B. Davis, D.H. Donald. Espll/Jsiolle e eunjlillo_ GU Slali Unili dal /820allli7 7, Il Mulino, Bologne, 1897, p. 249. • [hid.. p. 252. 1
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taurer la fenne ture des ports du Sud aux pays étrangers, ils devaient mettre en œuvre un véritable blocus naval. Sans compter que le statut d ' État belligérant pouvai t toujours se transfonner en une reconnai ssance en bonne et due fo rme parce que,« d'une pan, les classes dirigeantes en France et en Angleterre sympathisaient avec la Confédération par affinité culturelle avec l'aristocratie terrienne des esclavagistes et, d 'autre part, parce que les aristocrat ies françaises et anglaises éprouvaient de la répu lsion envers l'idéal représenté et mi s en œuvre par les États-Unis [ ... J En outre, depuis plusieurs années, les groupes dominants en Angleterre cl en France observaient avec inquiétude la puissance grandissante de la république américaine. Ils estimaient que l'indépendance de la Conrédération pouvait freiner cene jeune puissance qui surgissait à l'Ouest [ . .. ] Après l'indépendance du Sud, celle de l'ouest pourrait suivre, ct les multiples républiques américai nes auraient alors besoin du soutien de l' Angleterre et de la France; elles entreraient ai nsi dans la sphere d ' influence de l'Europe ». Dans son message annuel au Congrès, le 3 décembre 186 1, le president Lincoln, peut-être parce qu'il avait pressenti ce type de scénario, utilisa un ton concil iant envers les puissances européennes, en admettant qu'elles avaient tout intérêt à maintenir le commerce du coton produit par les plantations de la confédémtion, mais il dit aussi :« Je suis sûr qu'il est possible dc trouver un argument solide pour leur montrer qu ' elles peuvent atteindre leur objectif plus rapidement et plus facilement en nous aidant à briser celle rébellion, plutôt qu'en l'encourageant 1• » Lincoln ajoutai t que le commerce serait, de toute façon, garanti , mais précisait: « Je ne souhaite pas revoir nos positions vis-à-vis des États étrangers car, quels que soient leurs souhaits ou leurs désirs, l'intégrité de nOIre pays, la stabi lité de nOire gouvernement ne dépendent pas d'eux, mais, avant tout, de la loyauté, de la vertu, du patriotisme ct de l'intelligence du peuple amêricain J .» 1
1 T. H. Williams,« La Guerra civile americana 1). in Sloria del MOI/do Modemo, vol. X, Cambridge University Press. Gananti. Milan, 1970. pp. 820-821. ZA. Lincoln. ( Annual Message to Congrcss '), 3 décembre 1861, in A. l.inco/ll. his Speeches ami Writil1gs, A. Da Capo Papcrback, New York. p. 617. J /hid. Le texte de ce message, traduit dans le livre /1 Pellsiero poli/ieu nell'dû di Lillcolll, op. cil., ne eite pas ces phrases considérées comme (, accessoires ».
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Le peuple américain était en train d'apporter des preuves tangibles de son patriotisme, entraîné par le clergé de toutes les Églises. Par exemple, lors de son prêche pour le jour du Remerciement, le pasteur abolitionniste extrémiste, Henry Ward Becher, se déchaîna contre le ({ pouvoir esclavagiste » des sécessionnistes: H Les armes sont chargées, les mèches sont allumées, la guerre est là et vous devez prendre parti ... L'heure est arrivée où le Nord est contraint à se mobiliser et à combattre 1. )) Les révérends Jacob Mannin de Boston et Henry W. Bellow de New York, tout en déplorant l'effusion de sang, incitaient aussi les fidèles à combattre pour la juste cause antiesclavagiste. Un commentateur du Herald de New York écrivit que ces hommes étaient « les prêtres politiques de la Nouvelle-Angleterre )), qui soutenaient que « la guerre civile et le recours aux Fusils Sharpe étaient conformes aux enseignements fondamentaux du christianisme et que [Dieu] leur avait confié le devoir de libérer les esclaves! ) . Cependant, ils n'étaient pas isolés la société ecclésiastique antiesclavagiste de New York avait pris position officiellement en faveur du gouvernement du Nord qui, ({ par la faute des États sudistes, faisait face à l'urgence et [avait] le droit, en accord avec les dispositions prévues dans la Constitution pour les cas de révolte ou d'insurrection, d'écraser la rébellion et de supprimer l'esclavage responsable de la guerre. Les autres Églises du Nord encouragèrent aussi l'engagement dans la guerre parce c'était une guerre éminemment chrétienne, qui devait être menée sur la base des principes chrétiens )j. Après le déclenchement de la guerre civile lors de l'attaque et la prise de Fort Sumter par les Sudistes en avril 1861 , les prêtres de toutes les confessions fi rent des sermons en faveur de la guerre, il s publi èrent des journaux paroissiaux qui exhortaient les fidèles à s'enrôler, certaines paroisses devenaient même des centres de recrutement. Les six évêques de l' Église méthodiste épiscopalienne apportèrent rapidement leur soutien à la guerre et l'évêque de Chicago, Matthew Simpson déclara: « Nous saisirons notre glorieux drapeau , celui de notre pays, et c'est sur la croix que nous l'accrocherons ). » Le révérend de Cincinnati, Granvi lle Moody, se loua de la participation des Églises dans la préparation du conflit « Je K.M . Slampp, op. cit., p. 192. l Ibid., pp. 193-194. ) Ibid., p. 207. 1
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crois que nous en sommes à l'origine et je m'en glorifie parce que c'est une illustre eouronne sur notre front 1. ») Le mouvement abolitionniste, dont de nombreux membres étaient pacifistes, se rangea aussi dans le camp de la guerre. Le Liberator attaqua les sécessionnistes: « [ ... ] Les ignobles tyrans brutaux et féroces qui ont gouverné impunément le pays depuis si longtemps, bavent comme des chiens enragés, se mordent la langue de colère, n' hésitent pas à blasphémer de la manière la plus horrible, lançant les menaces les plus bestiales, et ils avouent leurs projets de trahison ... Il s sont devenus fous à cause [ ... ] de leur désir de pouvoir et de dom ination, de leur haine des institutions libres ct de leur certitude d'une punition méritée. À tel point qu'on peut les juger àjuste titre comme des fous à lier t . » On peut remarquer que, là aussi, le langage utilisé est de nature religieuse, peut-être parce que le rédacteur était un prêtre abolitionniste, ou parce que la culture américaine était imprégnée par la religion et par le style apocalyptique. On retrouve lOutes ces références dans un sermon du révérend William Gaylor, en octobre 1862, dans l'église d'un petit village du New Hampshire, remplie de soldats nordistes; il prévoyait un destin glorieux pour l'Amérique après la guerre: « Ô quel beau jour ce sera pour notre pays, lorsqu'il ressuscitera à une vie nouvelle et à un aveni r dom la gloire illumine déjà les sommets des montagnes. Il faudra d'abord subir le baptême du feu, combattre au milieu de cette nuit pleine de tristesse et de terreur. Mais ce jour de gloire imminent s'approche rapidement. Ce jour de la plus authentique et de la plus profonde fidélité envers Dieu et notre pays, ce jour ou le fouel de l'oppresseur sera brisé, ou l'on n'entendra plus aucun soupir d 'esclave dans notre beau pays tout entier. .. Ce jour du Seigneur est proche l ! » Suivant la logique apocalyptique, le Sud devenait la lerre du mal et de l'Antéchrist; il s'était perverti dans le despostisme, il fallait donc mener une cro isade pour le débarrasser des aristocrates arrogants qui le gouvernaient et libérer les masses abrUlies et conduites à la délinquance: « La vie dans un monde de soudards. Pendaisons, coups de couteaux, fusillades, assassins par dizaines 4 . ») C'était le même ton que celui utilisé dans le passé Ibid. llbid.. p. 192. J J. Morchcad. op. ci!., p. IX. 4 K.M. Stampp, op. ci! .. p. 196. 1
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contre les puissances européennes ct l'on peut al ler jusqu'à dire que les Nordistes identifiaient la soc iété sudiste à la société euro· péenne. D' ailleurs, les incidents avec les puissances européennes auraient pu déboucher sur leur entrée en guerre aux côtés de la Confédération ; de fai t, Lincoln depuis son message au Congrès de décembre 1861, avai t cherché à réduire l'importance du prem ier épisode connictucl : «J'attire votre attention sur la correspondance entre le représentant accrédité de sa Majesté britannique auprès de notre gouvernement ct le secrétaire d' État, au sujet de l' arraisonne· ment, en juin dernier, du navire britannique Pertshire par le bateau à vapeur des États-Unis Massachusetts, pour une présumée violation du blocus. Puisque, d' une part, celte action a été le résultat d ' une interprétation erronée ct que, d 'autre part, nous n' avons commis aucun acte de be lligérance en nous fo ndant sur les stricts principes du droi t contenus dans les lois, je reconunande qu'un dédommagement soit offert pour satisfaire les réclamations justi· fiées du propriétaire du nav ire intercepté 1. )) Cet incident était à peine clos, qu 'un autre, bien plus grave, se produi sit. Il aurait pu entraîner l'Angleterre dans la guerre civile américaine. Le 8 novembre de celle année-là, un navire de guerre américain avait arrêté au large des côtes de Cuba, un bateau de marchand ises anglais, le Trem, qui avait à bord, deux envoyés pennaDents de la Confédération à Paris et à Londres, John Siidell et James M. Mason. Le capitaine de la frégate des États-Unis, Charles Wi lkes avait été mis au courant de la presence des deux diplomates à bord et les avait arrêtés pour les conduire à Boston. « La population nordiste l' acclama comme un héros national pour s'être emparé de ces fonctionnaires rebelles et pour avoir humilié l' Angleterre, accusée de ne pas respecter sa neutralité l . )) Le gouvernement anglais rédigea une protestation proche de l' ultimatum, que les États-Unis ne pouvaient que rejeter, provoquant ainsi l' entrée en guerre de l' Angleterre. Par la suite, les termes du texte furent adoucis ct, bien que « Lincoln ct Stewart se rendissent compte qu'ils ne pouvaient pas s' engager dans une guerre extérieure, ils savaient aussi que l'opinion publique n' aurait jamais accepté que les diplomates soient relâchés immédiatement. Ils firent donc durer longtemps les négociations, jusqu'à ce que les esprits se soient calmés
et Mason et Siidell furent libérés avec des excuses évasives, ce qui satisfit l'Angleterre 1 )). Pendant cc temps, l'Europe continuait de fournir des armes à la confédération sudiste, qui n'en produi sait pas suffisamment. « Durant toute la guerre 600000 fu sils et 680 tonnes de plomb furent importés d'Europe ; à Richmond, 1396 canons fu relll pro+ duits j usqu'au 1"- janvier 1865, et 193 furent importés jusqu' au mois d'octobre 1863 2• )) Les livra isons qui agaçaient le plus les États-Un is étaient cependant celles dc navires de guerre construits en Angleterre. La Confédérat ion en ava it besoin pour rompre le blocus naval de ses côtes. Jusqu ' en 1863, six croiseurs furent construits pour la Confédération, et les États-Un is se bornèrent à de simples protestations pour violation des déclarations de neutralité, car ils craignaient de provoquer l'i ntervention anglaise dans le connit. Cependant, quand, en 1863, la Confédération commanda aux chantiers anglais deux cuirassés, le gouvernement des ÉtatsUnis menaça l'Angleterre d'une future déc laration de guerre si elle livra it d 'autres navires de guerre à la Confédération. Le gouvernement anglais n'envoya pas les deux cu irassés. Il s'était déjà rendu compte que ces derniers auraient rendu trop puissante la marine de guerre sudiste, ce qui , en soi, pouvai t devenir un danger dans l' éventualité d'un élargissement du conflit. De plus, les États-Un is avaient amélioré leur annement grâce au développement de leurs industries mécaniques, pennenant la product ion en masse de matériel de guerre, qu'i l s'agisse d' unifonnes, de chaussures ou d' anncs. « Avant la guerre, les deux principaux arsenaux du pays avaient une production annuelle de 22000 annes; en 1862, un seul produisai t 200 000 fu sils par an l. )) La mécanisation fut aussi introduite dans l'agriculture, si bien que l'Un ion fourni ssait à elle seule autant de blé que tout le pays avant la secession. Elle pouvait ainsi en exporter en Angleterre, qui en avai t besoin à cause de récoltes déficitaires. En outre, l'arrivée d'un changement polit ique accrut la renommée des États-Unis auprès de l'opi ni on populaire européenne: le 1or janvier 1863, fut publié un décret qui déclarait l' affranchi ssement de tous les esclaves des États de la Confédérati on sudi ste. En 1
Ibid.
R. Lurnghi. 510ria della gllenu cil'ilc {llI/criCQ/W, Rizzoli, Milan. 1998. p. 264. 3T. H. William, op . cil .. p_82 7
A. Lincoln, op. d l.. pp. 618-619. l T.H. William, op. cil. , p. 823.
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étaient exclus les États qui n ' avaient pas pri s part à la rébellion (Delaware, Kentucky, Maryland, Missouri el Virginic occidentalc), ou les territoi res des États sudistes qui avaient déjà été conquis. Ce texte suscita des polémiques, parce que, encore une fois, sur la question de l'csclavage, on s'était contenté d ' un compromis: le lYorid de New York fi t sarcastiquement remarquer que le président avait décidé l'abolition de l'esclavage là où il ne pouvait pas la fa irc appliquer, alors qu' il avai t pris soi n de le maintenir et de le sauvegarder là où il exerçait le pouvoi r ; le Specla lor de Londres observa qu ' il n'y avait dans cet édit aucune condamnation de l'esclavagisme en tant que tel, et même, au contrai re, qu'il ne serait manifestement pas aboli si les rebell es se (( soumettaient )}. Il s'agissait donc d ' une décision liée à la guerre (ce que, du reste Lincoln avait reconnu ouvertement) 1. Mal gré leur affermissement politique et économique, les ÉtatsUnis, au cours de l'année 1863, durent subir un grave affront de la part d' une autre pui ssance européenne : la France. Avant le début de la guerre civil e, le Mexi que s'était endetté auprès de l'Angleterre, de l' Espagne et de la France. Quand il suspendit le remboursement de sa delle, les trois puissances européennes envoyèrent, à la fi n de l'année 1861 , une notte et une armée et occupèrent certai nes villes de la côle mexicaine. Les Anglais et les Espagnols se replièrent l' année suivante. La France, elle, occupa Mexico et, avec l'appui de conspirateurs locaux, proclama Maximi lien de Habsbourg empereur du Mexique. Par ce geste, Napoléon III , qui n'avait jamais caché son soutien à la Confédération sudiste, se mit à dos définitivement les États-Unis qui durent se limiter à une protestation forme lle, alors que la doctrine Monroe était ouvertement vio lée. Après la guerre. les Américains pourront contraindre les Français à se retirer du Mexique en abandonnant l'empereur Maximilien qui sera exécuté pa r les Mex icains. Tout compte fait, l'expédition mexicaine des França is n'avait pas non plus été appréciée par la Confédération, puisque le Mex ique était l' un des objectifs de son proj et d 'expansion, même si elle avait d'autres préoccupations à ce moment-là. Elle garda it une certaine rancœur à l'encontre de la France ct de l' Angleterre depui s le début de la rébellion. « Le roi 1
R. Luraghi, op. ci!., p. 128
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Coton 1 )} avait espéré convaincre les deux grands pays consommateurs à entrer en guerre à ses côtés pour se garant ir le mainti en de la fourn iture de cette matière prem ière indispensable à leurs industries. Cependant, quelques centaines de milliers de chômeurs français et anglais, ne suffi rent pas à convaincre ces pays à s'engager dans la guerre, d ' abord parce qu ' ils avaient accumulé des réserves abondantes, et ensuite parce qu'ils réussi rent partiellement à s'approvisionner avec du coton venu d'Égypte ou d ' Inde. La seule grande puissance qui sympathisa dès le début avec les nordistes fut la Russie qui, en 1863, envoya deux nottes vers les États- Unis, l' une vers New York, l'autre vers San Franc isco: en cas de guerre avec l' Angleterre pour la question polonaise, ce la devai t lui permettre de se trouver en position favorable pour attaquer le commerce anglais. Les Yankees crurent en revanc he pendant des années à une possible intervention russe pour empêcher le viol eventuel du blocus naval dc l'Union par les Franco-Angla is . La Russie fut également impliquée dans une tentati ve de médiation, mise sur pied par l' Angleterre et la France en septembre 1862 entre l'Union et la Confédération. Celle-ci fui étouffée dans l'reuf en raison de l'opposition de certains membres du gouverncment anglais. D'ailleurs, une trêve ou un armi stice aura it automatiquement comporté la reconnaissance offi cielle de la Confédération, cc qui était inacceptable pour les États-Unis. La guerre dura donc j usqu 'au pri ntemps 1865. date de la chute de Ricrunond, capitale de la Confédération. I: /lldepelldalll commenta ainsi l'événement le 6 avri l 1865 : « Nous ne verrons plus jamais naitre un enthousiasme aussi fou, heureux et beau dans une grande nation ivre de bonnes nouvelles. La ville de Richmond ... La Grande Babylone, mère de toutes les Prostitutions et des Abomi nat ions de la 1 Le roi Coton ( King Cotton) est le nom que t'on donne au coton dans le Sud des États-Unis. Au XIX' siècle le coton supplante tous lcs aut res textiles (lin. chanvre. ctc.) grâee il l'invention d' une égreneuse mécanique dont le rendement pouvait être cinquan te fois supérieur autrnvail il la main. Cette invention permit de récupérer pour la culture de la plante tous les esclaves immobilisés au paravant par le tri du grain el des fibres. La culture du coton américa in devint alors tellement rentable qu 'c llc supplanta toutes les autres. La production cotonnière et la population noire croîtront parallèlement j usqu'il la guerre de sécession. Ainsi la richesse initiale des États-Unis s'est construite à partir du roi Coton dont les États du Sud assu ra ient au milieu du XIX' siècle 75 % de la production mondiale.
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terre [est tombée]. Le ciel, les saints apôtres, les prophètes s'en réjouissent: Dieu s'est vengé sur cette ville. Et un ange puissant a pris une grande meule de moulin et l'a jetée dans la mer en disanl : "C'est ainsi que cette ville sera détruite et disparaîtra àjamais"'.» La victoire relança les inventions patriotico-millénaristes comm e celle décrite par l'évêque Matthew Simpson en décembre 1866 à Cincinnati: « Nous devons prendre le monde dans nos bras, convertir toutes les autres nations à notre fo rme de gouvernement I ... ] ct les mères d'Europe enseigneront à leurs fil s le nom de Washington et leur apprendront [sic] à aimer notre drapeau afi n qu 'i l soit respecté ct honoré jusqu 'aux confins les plus éloignés de la terre 2• »
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l!Empire s'agrandit encore Pendant les premières années de la guerre, le nombre des im migrés venus d ' Europe diminua sérieusement, alors que la demande de main-d 'œuvre augmentait pour remplacer les ouvriers engagés comme soldats ct comme force de travail pour l' industrie de guerre en croi ssance continue. Pour faire fa ce à cene pénurie d 'ouvriers, le Congrès promu lgua une loi sur la main-d 'œuvre, qui permettai t aux industriels américains, d 'avancer le prix du voyage pour les travaill eurs européens désirant émigrer aux États-Uni s, le remboursement étant prélevé sur la premiére paye. Grâce à cette mesure, 700000 Européens arrivèrent en Amerique du Nord pendant la guerre civile. Il s vena ient surtout des pays catholiques ct augmentaient donc le poids de cette communauté qui passa de 300000 personnes en 1830 (3 % de la population) à 3500000 en 1860 ( 13 % des Américains). C'est probablement pour cene raison que, dans les années qui suivirent la guerre, le problème posé par le catholicisme surgit dans les églises protestantes. Jusque-là, « à part des malcdictions occasionnelles contre l' Église catholique de Rome pour avoir protégé les réfractaires à la conscription obligatoire nés à l'étranger, les protestants avaient en grande partie ignoré leurs advcrsaires pendant la guerre. C'est Richmond, et non Rome, qui etait devenu le siège de la bête [apocalyptique] 1». L'année qui suivit la fin des hostili tés, 1866, était définie par de nombreuses prophéties comme l'année de l' Apocalypse, peut-être parce que ses deux dern iers chiffres rappelaient le
I l. H Morehead op. cil .. p. 173. Ibid., p. [98.
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J. H. Morchcad op. cil., p. 219.
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nombre de la bête 11 Que celui qui a de l'intelligence calcule le nombre de la bête. Car c'cst un nombre d'homme, ct son nombre est 666 » [Ap. 13.18]. Lorsqu 'enjuin de eelte même année, la troisième guerre d'indépendance italienne commença, les faits parurent con firmer la prophétie; selon le Congrégationniste, {( c'est une coïncidence intéressante que les calculs de nombreux écrivains des deux cents dernières années ont e u le plus souvent pour résultat une date caractérisée par le début d'une grande guerre en Europe - une guerre qui menacc sérieusement Ic pape et apparemment destine inéluctablement son pouvoir temporel à une rapide extinction 1 ». La disparition des États du pape n'adviendra cependant qu'après un nouveau con nit : la gucrre fra nco-prussienne de 1870, qui pennit aux Ital iens d 'entrer dans Rome le 20 septembre de celte année-là, mettant irrémédiablement un tenne au pouvoir temporel millénairc du pape. Pendant ce temps, les protestants américains continuaient de craindre un complot du pape pour s'emparer des États-Unis: {( Il ne compte pas emporter les clés de saint Pierre dans prendre aussi l'épée ... avec une majorité d'éllX;tcurs ici, pourquoi le chef de l' Église ne pourrait-il pas devenir aussi le chef de la nation 2? » Ces sombres prévisions é taient alimentées par l'in nuence croissante de la communauté catholique américaine, qui faisait pression à New York pour d 'obtenir le fi nancement de ses écoles paroissiales et faire cesser la lecture quotidienne de la Bible dans les écoles à Cincinnati. Le succès inquiétant des catholiques américains explique la déclaration, cn octobre 1868, du secrétaire de l' Union chrétienne américaine à l'étrange r : (1 La presse et les prêchcs protestants [ne] doivent [pas] s'endormir, Ils doivent faire plus poUf secoue r la nation contre ce qui représente un danger pour nous, pour affronter les projets des partisans de Rome ct pour mettre en garde les protestants et les autres contre la volonté d' usurpation des papistes. Si nous ne nous réveillons pas, dans quelques années, nous les trouverons installés à tous les postes de pouvoi r de la nation, à la tête des villes et des États ). » À côté du dange r venu d' Europe, apparaissait celui provenant de l'i mmi gration c hinoise en Amérique. Elle inquiéta les Églises protestantes ct condui sit le révérend Ibid. Ibid.. p. 221. ) Ihid. t
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1. M. Manning de la Old South Church de Boston à atrirmer qu'il existait une lutte transocéanique entre l'Amérique et la Chinc et « qu 'il fallait décider qui, dans les deux nations, dominerait : le Christ ou Confucius, le Boudhisme ou le Christianisme 1 ». Cependant, le danger véritable auquel allait se heurte r la nation américaine de l'après-guerre civile était d ' un autre ordre, il était lié aux grandes transformations que l'i ndustriali sation en plein.e c r,oissance faisait naître dans les comportements et les revendications coll ectives, en particulier dans les grandes villes. Le développement industriel produisait des richesses ct des marchand ises destinées à la consommation. Tout le monde voulait en profite r, surtout après les dangers et les sacrifices entraînés par la guerre, cependant, le journal Presbyreriafl préconisait J'inverse: (1 Les dés?rdres politiques récents que nous avons traversés, et que nous subissons encore, ont éloigné l' attention de la conununauté de nOIre principal et grand objeclif. .. au point de faire oublier cn grand~ parti~ I.e règne du Christ. Les conséquences dangereuses de ce fat t .sont .cv~ denles. Les biens temporels et visibles ont supplanté les btens iOVIsibles et éternels 2. » La richesse et le bien-être étalés partout étaient stigmati sés parce qu'i ls produi saient des inégalités et un l~xe effréné, qui ne correspondaient pas à « la culture morale ou a la reli gion du pays ». Le mécan isme du développement s'était amorcé de manière tellement rapide qu ' il avait bouleversé en quelques années les équilibres économiques non seulement dans le pays, mais aussi au niveau international. La production industrielle des États-Unis au cours des vingt années qui suivirent la guerre civile dépassa celle de l'Angleterre: en 1870,3 1,8 % de la produc~ion mo~diale ~ro venait de J'Angleterre contre 23,3 % pour les Etats-Ums. QUiOze ans après, ces derniers avaient atteint 28,6 %, alors que J'Angle,terre ne représentait plus que 26,6 %. Entre ces deux dates, la majeure parti e de la production fu t absorbée p~r l' aug~entati?n de la .~pu lation qui avait pratiquement double, elle depassall 60 mtlilolls d' habitants. De plus, l'i ndustrie américaine s'était protégée de la concurrence européenne grâce à l'instauration de forts droits de douanes, décidés par la loi MorriU de 1861, rendue plus efficace après la fi n de la guerre par une augmentation des taux de 18 % à t
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Ibid., p. 222. Ibid" p. 224.
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47 %. La conquête de l'Ouest s'étai t poursuivie - au préjudice des indigènes américains - et de nouveaux territoires furent accessibles grâce à l'achat, en 1867, de l'Alaska à la Russie pour 7,2 millions de dollars. Celle dernière acquisition perm it d'é liminer toute présence européenne en Amérique du Nord, à part au Canada où il restait un contentieux sur les fron tières occidentales. Selon Seward, qui fut l'anisan de l'achat de l'Alaska, cela deva it « accélérer l'annexion du Canada, un objectif caressé de longue datc par les États-Unis. Pendant la guerre de Sécession, l'ani mosité envers la Grande-8retagne, générée par son attitude peu ami cale, avait rCveillé ces velléités d 'annexion. Celles-ci entraînèrent une réaction hostile chez les Canadiens et stimulèrent leur nationalisme J. )) La tension avec l'Angleterre devint plus aiguë après les incursions sur le territoi re canadien de quelques Fcnians, un groupe clandestin américanoirlandais, qui cherchait à provoquer une guerre entre les États-Unis ~t la ~rande-Bretagne pour aider le mouvement indépendantiste IrlandaiS. Cependant, le contentieux principal avec l'Angleterre concernait l' indemnisation réclamée par les Américains pour les dégâts causés par le croiseur Alabama, construit par les Anglais et vendu à la Confédérati on pendant la guerre civile. Cette controverse dura sept ans, avec des hauts et des bas, et se termina en décembre 1872 par une décision du tribunal internat ional de Genève, créé exprès pour régler cene question. Il « affi rmait que la Grande-Bretagne avait négligé ses engagements de neutralité en acceptant la "fuite" de l'Alabama. et il accordait aux États-Unis une indemn ité de 15500 000 dol lars. Les Anglais acceptèrent le verdict et payèrent 2 ) . Une autre question « restée en suspens)} depu is la guerre civile concernait cette fois-ci la France. II s'agissai t de l' intervention française au Mexique et du régime de Max imilien d'Autriche . Elle fut résolue par le retrait des Français en 1867, sous la pression américaine, et par l'élimi nation physique de Maximilien. L'occupation par l'Espagne de la République dominicaine fut aussi résolue moins en rai son des plaintes américaines qu'à cause dc l 'épidémi~ de fièvre jaune, qui décima les troupes espagnoles: celles-ci sc retirèrcnt en 1865. Quelques années plus tard, le président américain, 1 1
M.A . Jones, op. cit .. p. t 79. Ibid.• p. 355
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Ulysses Grant, soutint un projet d'annexion de Saint-Domingue, parrainé par quelques grands spéculateurs de New York, mais le projet fut définitivement repoussé par le Sénat américain le 30 juin 1870. Entre tcmps. le contentieux avec I"Espagnc avait repris à cause de la rébellion qui éc lata à C uba en 1868 ; c'était une vieil le histoire: depuis la fondatÎon des États-Uni s, le désir d' annexer Cuba était évident. À la fin de sa vic, Jefferson avai t déclaré « qu 'il considérait que Cuba était le meilleur État à ajouter à notre système 1 ». Le président Madison avait, lui aussi , déc laré : « La position de Cuba est d ' un grand intérét pour les États-Unis ... ils ne peuvent pas rester de simples spectateurs heureux de voir cette ile tomber dans les mains de n' importe quel gouvernement européen 2. ») Dans les années 1850, le président Pierce avait soutenu des projets d 'annexion de l' île de Cuba et, (( peu de temps après 1850, des groupes rescapés de la guerre américa ine. surtout des Sudistes, effectuèrent une série d'opérations corsaires, avec l' intention d' occuper l'île, mais cc fut un échec, comme la tentative qui eut lieu un siècle plus tard ct pour la même raison : les Cubains, contrairement aux prévisions, ne se soulcvèrent pas pour aider les libérateurs ] ». Mais ce sont surtout les Confédérés qu i, pendant la guerre civile. projetèrent de s'emparer de Cuba, où l'esclavage exi stait, ce qui pourrait leur permettre d'organiser la reprise de la traite des Noirs. En 1868 débute la première guerre d ' Indépendance de Cuba, qui va durer 10 ans. Les opposants à la domination espagnole s' attirèrent la sympath ie du peuple américain, mais aussi du président Grant qui fit tout son possible pour convai ncre le secrétaire d'Etal Fish de reconnaître le statut de belligérants aux insurgés. Fi sh s'y opposa et, en 1870, quand, sous la pression de Grant, la chambre des représentants étai t sur le point de reconnaître le statut de belligérants aux rebelles cubains, il menaça de démissionner bicn que, parmi les citoyens américains, l'indignation fût à son comble. Le nationalisme cubain, l'hostilité croissanle de l'Amérique du Nord contre le régi me espagnol et donc le dési r de libérer les Cubains de l'oppression coloniale étaient de plus en plus acceptés, tout comme l' idée réconfortante que l'île devait simplement être placée dans 1 Cit. in J.R. Bcnjalin. 77,e Uniled SWJes al/d Ille origin vfCu/xlII Rel'Ofwion. Prineclon University Press. Boslon. 1989, p. 7. l Ibid., p. 8. J M.A. Joncs. op. cil., p. 179.
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l'orbite des États-Unis. Sans avoir peur de se contredire, les articles dans les journaux et les revues réclamaient une intervention américaine, tout en reprenant la théorie classique, selon laquelle Cuba n'était pas « prête à se gouverner elle-même 1 ». Cependant, Fish résista à toutes les pressions, même au moment du grave incident du Virgil/il/s, en 1873 : un navire cubain avait hissé illégalement le drapeau américain. Il rul capture, avet: sa cargaison d'annes, par les Espagnols qui rusillèrent tout l'équipage et les passagers, panni lesquels se trouvaient huit Américains. Fish se cOnlenta d'oblCnir la restitution du navire ct le paiement d' une indemnité. La rebellion-dura encore cinq ans avant d'être écrasee ( 1878). Les atennoiements du gouvernement américain pendant j'affaire cubaine n'étaient pas seulement le signe de conflilS à l'intérieur du gouvernement, mais aussi de contradictions politico-idéologiqucs dans l'ensemble de la poli tique extérieure américainc prise entre deux reux : un expansionnisme qui resurgi ssait et une lutte séculaire contre le colon ialisme européen. Cette opposition fut sunnontée graduellement, au cas par cas, parfois avec la tentation d'imiter le modèle européen en occupant des territoires pour les annexer, ou en choisissant de coloniser économiquement ct politiquement les pays qu'ils voulaient dominer, sans occuper mi lüairement leur territoire. La pression expansionniste devint plus rorte vers la fin du siècle, en lien avec les exigences de l'économie américaine qui , tout en ayant un vaste marché intérieur, devait raire race, surtout en période de crise, à la nécessité d 'exporter sa production nationale en augmentation pennanente. Cene évolution conduisit le sénateur Beveridge à déclarer en 1898 que les industries américaines « rabriquaienl beaucoup plus que ce que le peuple américain pouvait consommer... Le destin a tracé notre ligne de conduite ... Le commerce mondial doit nous appartenir. .. Nous construirons une marine militaire adaptée à notre grandeur. Amour de nos ports, se développeront de vastes colonies ayant des gouvernements autonomes nous tenant en haute estime et raisant du commerce avec nous. Ensuite viendront nos institutions ... la loi américaine, l'ordre américain, le drapeau américain seront implantés sur les rivages jusque-là couverts du sang ct des ténèbres répandus par ces représentants de Dicu, il s retrouveront, alors, beauté et joie 2 ». Ibid., p. 19. l Cil. in L. I3ruti Libemli, La Sallta Sede e les origilli dell'impero americO/w: la grlerm dei /898. Unicopoli. Milan 1984, p. 46. 1
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Bien avant d'en arriver à des déclarations aussi explic ites, et peut-être même sans tenir compte des besoins de l'économie. mais par une sorte d ' inertie culturelle, la vi cille tradition expansionniste réapparaissait. Elle s' était exprimée pendant « la marche vers l'Ouest )}, mais maÎntenant que l'Ouest était entièrement conquis, elle adoptait un style plus neur. C'est ai nsi que ( John Fi ske, celu i qui contribua le plus à répandre dans le peuple américain les idées de Darwin, écrivit dans une revue en 1885 un article où il exaltait le génie de la race anglo-saxonne. Il prévoyai t que son langage, sa religion et ses intérêts poliliques se seraient inévitablement répandus sur la terre entière 1 ) . Le clergé protestant contribua aussi à nourrir ces tendances expansionn istes et racistes; en 1885, dan s un pamphlet très largement diffusé , le révérend Josial Strong, pasteur congrégationiste, écrivit des pages et des pages qui mettaient en garde contre les dangers provenant de l'immigration, du catholicisme romain, des Monnons. de l'intcmpérance dan s les vil les. du sociali sme; il ajoutait que la race anglo~saxonne des États-Unis (( aurait progressé plus loin vers le Mex ique, et plus loin encore en Amérique centrale et du Sud, puis sur les iles, en A rrique et audelà 2 ». L'archevêque John Ireland s' unit au chœur du millénarisme américain, peut-être pour éloigner les préjugés envers les catholiques, et, lors de son discours au synode de Baltimore en 1884, il s'adressa directement à la nalion américaine : (( Tu as entre tes mains l'espérance de la race humaine. La mission que Dieu t' a donnee est de montrer aux nations que les hommes sont capables d ' une grande liberté politique et religieuse. Sois toujours libre et prospère. Que grâce à toi, la liberté triomphe sur toute la terre, d ' Orient en Occident J. )} Pour que (( la race anglo-saxonne américaine)} puisse accomplir sa divine mission de libération, il rallait prévoi r les moyens lui permettant d'atteindre toutes les parties de la terre. C'est pourquoi les États-Uni s, sous la présidence d'Arthur Ct de Cleveland, commencèrent à constru ire une flotte pUÎssante - l'escadre blanche - qui , dès la rin du sièclc, comptait 17 navires de guerre et 6 croiseurs cuirassés, une roree qui n'était dépassée que parcelle des Britanniques et des Allemands. À partir de [890, on se rendit compte qu'une r M.A. Joncs, p. 357 Cil. in J.H . Morehead op. cil. , p. 241 . J Cil. in L. I3ruli Libcrali, op. cil .. p. 25. 2
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telle machine de guerre avait besoin de bases pouvant aussi servir de points d 'appui pour la marine marchande en pleine expansion. Cette prise de conscience s'est faite grâce au livre L'llIflllence du pouvoir maritime sur l'histoire. écrit par le capitaine Alfred T. Mahan en 1890. Avant l'élaboration de cene théorie, les ÉtatSUn is avaient cherché à acquéri r une base navale dans les îles de Samoa, cntrant en concurrence avec l' Allemagne et l' Angleterre. En 1889, un terrain d ' cntente fut trouvé entre Ics tTOis puissances qui décidèrent la mi se en place d'un protectorat partage. En réalité la politique d' acquisition de bases avai t commcncé depuis longtemps avec des moyens matériels et idéologiques: ii À parti r de 1820 cnvi ron, les relations américai nes avec les îles Hawaï devinrent toujours plus étroites grâce aux escales des premières baleini ères et il l'arrivée des premiers missionnaires de la NouvelleAngleterre. À la fin de la guerre de Sécession, les co lonisateurs, en majeure partie fil s de missionnaires, avaient créé de grandes plantations de sucre ou d 'ananas, el domi naient l' économie et le gouvernement des îles 1. » En échange de la liberté d'exportation du sucre sur le marché américain, le gouvernement hawaïen s'était engagé il ne concéder aucune base à aucune autre nation et en 1887, il accorda aux États-Unis la base navale dc Pearl Har~ur. Quand, en 1893, la reine Lilivokalani chercha à mettre fin il l'inOuence étrangère sur les îles, les résidents américains, avec l'appui des marins du croiseur BostOIl, provoquèrent une révolte, la dest ituèrent et mirent en place un gouvernement provisoire. qui demanda l'annexion des îles Hawaï aux États-Unis, ce qui fut finalement obtenu en juillet 1898. Dans cc processus d ' expansion partiellement lié au hasard, les intérèts américai ns se heuncrent souvent à ceux des puissances européennes, parfoi s sur de si mples questions de principe : ce fut le cas par cxemple du conflit avec l' Angleterre sur J' interm inable problème des fron tières entre la Guyane britannique et le Venezuela. Durant l'été 1885, le département d'État envoya à Londres une protestation écrite contre les présumées violations de la doctrine Monroe ; elle affirmait qu '« aujourd'hui, les États-Unis sont les maîtres sur ce continen t 2 »). La réponse anglai se se fil pas attendre, et elle rut cinglante: elle rcfusa it J'arbitrage américain et la validité de la
doctrine Monroe. Le président Cleveland, furieux, envoya un message spécial au Congrès, dans lequel il demandait qu ' une commission établisse défi nitivement le tracé des frontiè res qu 'il faudrait raire respcr:ter, avec l' usage de la force si c'était nécessai re. ii Le congrès lui donna raison avec enthousiasme ct dans le pays, excité par l'anglophobie, nombreux furent ceux qui réclamèrent une déclaration de guerre 1. » L'Angleterre ne pouvait pas sc permettre de fa ire face à la puissance croissante de l' Amérique, et encore moins à celle de l' Allemagne. C'est d 'ailleurs il ce moment-là que cette dernière envoya un télégramme de félic itations au président boer Kruger pour avoi r déclenché le énième conflit contre les Anglais. qui se transfonna en guerre ouverte environ troi s ans plus tard. Alors que le contentieux avec l'Angleterre prenait fin. cel ui avec l' Espagne au sujet de Cuba revenait à la surface. Une nouvelle insurrection avait éclaté à Cuba en 1885. Là encore , comme pour la révol ution hawaïenne, le détonateur fut la politique protect ionniste américaine: le Wilson-Gorman Tariff Act interdit en 1884 l'i mportation du sucre cubain aux États-Unis. ce qui provoqua crise et misèrc dans l'îl e. Il ne raut cependant pas voir la politique étrangère américaine comme le résultat de choix stratégiques univoques ; elle changeait souvent en fonction des pressions des uns ct des autres ct, depuis le début de l' insurrection cubaine, la presse intervenait, en particulier le Joumal de New York, qui se rangea très nettement du côté des rebelles. Son propriétaire, Wî11iam Randolph Hearst, joua un rôle fondam ental dès le début de la présidence de Cleveland, qu ' il accusa d' évi ter le conflit: il dénonça (i une conspiration avec le gouvernement espagnol » et avertit le président que le peuple « n' oublierait jamais sa trahison envers les Cubains 2 ». Les intérêts représentés par Hearst ne sont pas très clai rs, mai s ce dernier étai t certainement conscient du pouvoir dc la presse, qu'il résumait ainsi : (i Sous un gouverncment républicain. les journaux. façonne nt et expriment l'opi nion publique. Ils inspirent et contrôlent les loi s. Ils déclarent la guerre. Ils pun issent les criminels, surtout parm i les puissants. Il s récompensent les bonnes actions des citoyens en les mcttant en valeur. Les journaux contrôlent la nation ). » Cc que 1
1 M.A. JOlies. op. cil .• p. 358. l Cil. in A. Nevin, Ii .S. Commeagell. op. cil .. p. 402.
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1 l
M.A. Jones. op. cil .• p. 359. Cit. in J.R. Benjamin. op. Cil. , p. 36. Cit. in L. Bruti Liber.lti. Of} cil .. p. 45.
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Hearst ne di sait pas, c'est que ces résultats pouvaient être obtenus aussi par la diffusion d ' articles mensongers et tendancieux : (( Ignorant les cruautés perpétrées par les rebelles, ils remplirent leurs pages de récits authent iques, exagérés ou tout simplement inventés, des atrocités espagnoles. Ces articles effrayants et séditieux furent dévorés par le public nationaliste et ils encouragèrent les revcndi· cat ions pour une intervention américaine. Pourtant, Cleveland ne vit aucune raison de se laisser impliquer dans cette affaire 1. » Hearst ne se contenta pas d'articles de presse, il s' investit aussi dans la fourniture aux rebelles cubains de matériel mèdical, financé en partie par lui , en partie par une souscription privée. (( Le matériel devai t être acheminé à Cuba sans que les Espagnols le sachent : cinq mille livres de dynamite financées par la junte cubaine à New York avaient été ajoutées à l'envoi des aides matérielles 2 .» Il n' y eut PliS que la presse laïque pour enflammer les esprits; un grand nombre de journaux protestants intervinrent et présentèrent le confl it comme une guerre sainte contre la papauté. En CliS de victoire, les portes de nouveaux territoires, dominés jusque-l à pilr l' obscuranti sme, s'ouvriraient aux missionnaires protestants. Quant aux catholiques américains, il s ne prirent pas tous cette foi s position pour la très catholique Espagne et la défense les intérêts directs de l' Égli se catholique à Cuba, où elle possédait non seulement des églises et des monastères, mais aussi des mines, des plantations, des raffin eries de sucre, des maisons, des hôpitaux, et même des cimetières. En effet, une partie du clergé catholique américain prit le parti des insurgés, au point que le secrétaire d'État du Vatican, Rampol la, écrivit dès 1895 au délégué apostolique de Washington : (( Le gouvernement espagnol croit savoi r que les associations irlandaises de Jacksonville et de New York soutielment l' intervention à C uba. Le Sai nt Père m' a ordonné d'écrire à Votre Illustre Sainteté pour l' inviter à prendre les mesures nécessaires, destinées à faire cesser le soul'ien que ces assoc iations (et celles du Canada) apportent aux révolut ionnaires cubains. Il s' agit de les mettre en garde en leur fai sant remarquer qu 'i l n'était pas convenable pour des catholiques de contribuer à augmenter les difficultés d ' un gouvernement catholique comme l'Espagne ). » Les responsables du diocèse, mis 1
M ,A. Joncs.
op. cil .. p. 359.
en cause, minimisèrent ou nièrent l' existence de telles initiatives. Cependant, l' archevêque de New York , Corrigan, ne pouvait pas les ignorer : depuis les années 1820, le prêtre cubain exilé Felix Varela s'était réfugié dans son diocèse et c' était donc un indépendantiste fervent qui se trouvait il la tète de l' une des paroisses fréquentées surtout par des Irlandais. Parmi les prélats catholiques américains, il existait ce courant appelé (( américaniste », qui était encli n il fa ire passer les intérêts des États-Unis avant ceux de Rome. Le plus important d' entre cux, John Ireland, étai t archevêque de Saint Paul, dans le Minnesota. Pendant la campagne présidentielle de 1896, il avait soutenu officiel lement le candidat républicain Mc Kinley, qui fut élu président. Certains journaux, dont L'Examiner de San Francisco, dirigé par Hearst, s' insurgèrent contre la lettre ccri te par lrcland en faveur du candidat républicain. Au nom des catholiques irlandai s, Hearst envoya un télégramme de protestation au Vatican , car la pri se de position d' [reland constituait une atteinte au patriotisme et aux aspirations de l'ensemble du parti démocratique 1. Ireland sc justifia dans un entretien privé en disant qu ' en échange de son appui , Mc Kinley avait promis de nommer des catholiques au gouvernement, de choisir des catholiques comme représentants du gouvernement à l'étranger et de prendre ses distances par rapport à la Protective American Association, violemment antieatholique. L'ar· chevêque de Saint Paul resla aux côtés de Mc Kinley pendant la crise cubaine, tout en soutenant de manière formelle les interventions du Saint-Siège pour éviter l'aggravation du conflit. Au début, Mc Kinley dut résister aux propositions visant à donner le statut de belligérants aux rebelles cubains; le Vatican, depuis mars 1896, avait tout fait pour l'empêcher, à la demande du gouvernement espagnol qui, en outre, avait envoyé à tous ses représentants il l'étranger une circulaire allant dans ce sens. La rébellion cubaine avait des conséquences sur les intérêts économ iques américains 50 millions de dollars avaient été investis dans l'île et le commerce avec Cuba, avant l' insurrection , atteignait 100 millions de dollars par an. Mc Kinl ey accepta la médiation pontificale pour évi ter le conflit et défendre les intérêts des ÉtatsUni s ainsi que des groupes financi ers qui avaient appuyé sa candi-
z L. J3rmi Libcrati, op. cil .. p. 42. J
Ibid.. p. 44.
1
122
Ibid.. p. 22.
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dature. Pour isoler la guérilla, le président américain demanda à l' Espagne de supprimer à Cuba les camps de concentration où étaient enfermés femmes, vieillards ct enfa nts, qui mouraient comme des mouc hes. Mc Kinley espérait que, de toute façon, l'Es· pagne réussirait à mâter ta rébellion en acceptant, au pire, l' autonomÎe de l'île, ce qui penncnrait de recommencer à faire des affaires. Cependant, la pression du peuple ct de la presse en faveur de l' intervention reprit de plus belle après l'explos ion (en fév rier 1898) du cuirassé Maine, ancré dans le port de la Havane. Même si la preuve de la responsabilité de l' Espagne dans cette catastrophe, où périrent 280 hommes d' équipage, ne futj amaÎs établie, les journaux recommencèrent à fulmine r contre elle en lançant le slogan « Souviens-toi du Maine ! Que l' Espagne aille au diable ! » Le S I/II déclara que la sympathie des États· Un is « ne pouvait que se traduire par la libération du joug espagnol » et que l'Amérique devait faire cesser la sauvageri e espagnole il Cuba et la libérer de la domination transatlant ique espagnole 1. Le lVorld écrivit que « Cuba, devenue le théâtre d'une guerre d'extermination sans pilié et barbare représentait une menace pennanente pour nous ct une honte sans fin pour notre civil isation 2 ». Le Car/lOtie Telegraph de Cincinnati, commentant l'explosion du Maille, affirma en revanche que, tout comme il éta it impossible d' accuser l' Amérique du meurtre de Lincoln, de la même man ière on ne pouvait pas condamner l'Espagne pour cette affaire. Mc Kinley tenta une dernière fois d'éviter l'intervention américaine en fa isant secrètement la proposit ion à l'Espagne d' acheter l' He de Cuba pour 300 millions de dollars, 11 fit intervenir le ministre des Affaires étrangéres al1emand, qui devait demander au pape d ' inciter le gouvernement espagnol à accepter cette proposition. Le mini stre allemand ignorai t cependant qu e certain s « évêques » américains, dont l'archevêque Ireland, avaient désormais pris la décision de soutenir l' intervention américai ne à Cuba: « Le résultat de la guerre sera le renforcement, la croissance de notre marine ct la possibli lé de gagner de nouveaux terri toi res. Si, à l'avenir, le pape veut que son prest ige soi t mondial, il devra négocier avec l'Amérique beaucoup plus qu'avant. Que Rome sache 1 2
cela . El même si nous ne gardons ni Cuba ni les Phil ippines, l'E· glise de ces pays sera organi sée suivanl les orientations de l'américanisme 1 • » Le pape connaissait l'existence de ces prélat s contaminés par l'américanisme ct, pour les mellre en garde, il avait promulgué cn janvier 1898 l'encyclique Teslem Benevolellliae; il affirmait que l'on pouvait accepter la culture et les institutions américaines, mais à condition que soit reconnue la complète soumission de l' Église américaine à celle de Rome. Léon XIfI chercha, encore une fois, à éviter te déclenchement de la guerre en envoyant un appel aux gouvernements aut richien ct françai s. les deux nations les plus proches de l' Espagne, dans lequel il avertissai t ces pays europeens des tragiques conséquences qu'apporterait une guerre : « Si une guerre éclatait, aux conséquences catastrophiques d' ?rdre moral el matériel s'ajoutera it l'aggravation du dédain des EtatsUnis envers l'Europe, et ils saisiraient l'occasion pour appl iquer a d'autTes Etats leurs théories nuisibles. Pour le bien de l' humanité , pour l'amitié envers une noble nati on agressée, envers une admi rable reine de la maison des Habsbourg, et pour le prestige même des grandes puissances européennes, il fallait s'efforcer par tous les moyens d'empêcher la guerre 1, » Cependant, il était déjà trop tard pour ecaner le con nit ; le II avril 1898, le président Mc Kinley envoya un message au Congrès pour demander l'ouverture des hostilités. Le 20 avril , le Congrès adopta à une grande majorité une réso luti on autorisant le président à déclarer la guerre à l'Espagne pour imposer l'indépendance de Cuba. Cependant, il dut aussÎ approuver l'amendement Teller qui tenait compte des ex igences pacifistes ct anti -impérialistes qui se fa isaient entendre dans le pays ct au parl ement: « Avec cette résolution, les États· Uni s démentent toute disposition ou toute intention d 'exercer la souverai neté, la juridiction ou le contrôle sur celte île; ils affirment qu'ils se limiteront à sa pacification et que, celle-ci une fo is achevée, ils confieront le gouvernement et le contrôle de l'île à son peuple ). » Il est vrai que dans le pays, des munnures de réprobation s' élevaient aussi bien parmi les laïcs que parmi le clergé catholique; par exemple l'évêque John Spalding, membre de la ligue ant i-impérialiste de la Nouvelle-Angleterre, , Ibid., p. 56. Ibid., p. 59. l Cil. in Ibid. , p. 50.
J. R. Benjamin . op. cit., p. 46. Ibid
2
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« faisant appel à la liberté de pensée et au relaur aux sources de la nation, alerta sur les dangers de l'expansionnisme qui conduisai t les Américains "dans des îles situées dans des océans lointains sous des cieux tropicaux"; il craignait un inévitable renforcemen; militaire et naval qui aurait amené le pays à "glisser progressivement vers une militari sation qui ne pouvait que menacer nos institutions les plus chères" 1 ~). Des laïcs et des intellectuels prirent aussi position contre la guerre, dont Mark Twain: « Il y a, dans tout cela, quelque chose d'étrange et d'incompréhensible. Il doit ex ister deux Américains: un qui li bère l'esclave, et l'autre qui lui retire sa liberté à peine acquise en lui cherchant querelle sans raison pour pouvoir le tuer et prendre sa terre 2. » Cependant, ce n'était l'avis que d' une minorité, l'ensembl e de l' opinion publique étant favorable à la guerre pour les raisons que le cardinal de New York, O'Connell explique : « Pour moi , il ne s' agit pas seulement de Cuba. S'il en était ai nsi, ce ne serait pas un problème, ou au moins, il ne serait pas important: nous lai sserions les greasers J se dévorer les uns les autres, et nous épargnerions la vie de nos chers enfants. Mais à mon avis, c'est une question beaucoup plus importante: il s' agit de deux civi lisations. 11 s'agit de tout ce qui est vieux, vil, bas, pourri, cruel, faux en Europe contre tout ce qui est libre, noble, ouvert, vrai, humain en Amérique. Quand l'Espagne sera chassée de ces mers, une grande partie de la mCdiocrité et de la mesquinerie de la vieille Europe s'en ira avec elle et sera remplacée par la liberté et la pureté de l'Amérique. C'est ainsi que Dieu fa it progresser le monde. Toute l' Europe cont inentale, el surtout Rome, pense que la guerre est dirigée contre elle, car quand le prestige de l'Espagne et de J' lIalie touchera à sa fin el quand le cœur de l'action politique mondiale ne sera plus enfermé dans !es limites de ce continent, alors l'absurdité du gouvemement de l'Egl ise universe lle à parti r d'un point exclusivement européen, avec des logiques uniquement espagnoles ou italiennes, sautera aux yeux de tous, même des bambins 4 • » Plusieurs éléments sont étonnants dans ce passage: d' abord le degré d' indépendance atteint par les prélats américanistes, ensuite 1
Cil. in L Bruti Libcmti. op. cil .. p. 83.
1 ibid. J Mot méprisant pour parler des latino-américains • Bruti Liberati. op. cil., p. 62.
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la force culturelle de leur mouvement qui ébranlait l' unité de la plus ancienne institution aristocratique du monde, ct enfin, la clairvoyance de cet homme qui s'était approprié les qualités prophétiques du millénarisme puritain. Cependant, alors qu'i l suffi sait de quelques sal ves de canon pour « chasser des mers» l' Espagne, il fa udrait beaucoup plus de temps et de guerres pour libérer le monde de ( la médiocrité et de la mesquinerie de l'Europe )~; et peut-être n'est-ce toujours pas fini. Le 1" mai 1898, l'amiral américain George Dewey - nom mé commandant de l'escadre navale américaine en Asie par Theodore Roosevel t - entra dans la baie de Manille, aux Phil ippines espagnoles, sans rencontrer d 'opposition. Arrivé à portée de canon de la fl otte espagnole, qui n'avait pas une distance de ti r su ffi sante pour atteindre les navires américains, il réduisit en miettes cette flotte trop viei lle. Même les bateaux espagnols stationnés à Cuba, qui avaient pourtant réussi à prendre le large, furent réduits à l'état de carcasses par les navires américains; au cours de ces deux opérations, pas un seul marin américain ne mourut. Les opérations terrestres à Cuba CI Porto Rico fure nt un peu plus sanglantes: en lout, 400 soldats américains périrent au cours des batailles, ct 5 000 autres moururent de maladie ou d ' infection. La guerre contre l' Espagne dura dix semaines, l'armistice fut signé le 12 août 1898, et la paix le 10 décembre de la même année à Paris. I:indépendance de Cuba fut reconnue, tandis que les États-Unis recevaient Porto Rico, l'île de Guam, et les Philippines en échange du versement d'une indenmité de 20 millions de dollars aux Espagnols. Ces succès, si l'on excepte quclques protestations éparses, furent acclamés par le peuple américain, qui rendit hommage à certains héros de cette guerre éclair : à l'amiral Dewey, qui n'avait pas montré un grand courage en affrontant à bonne distance la flotte espagnole de Manille, et au véritable héros, Theodore Roosevelt qui, à San Juan de Cuba, prit la tête de ses cow-boys volontaires venus de l'Ouest. Cette action guerrière le conduisit jusqu'à la présidence quand Mc Kinley fut tué par un anarchiste polonais, le 14 septembre 1901. Le fait que l'assassin ait été un catholique ralluma la haine anticatholique ; le clergé américain, à qui Rome ava it interdit de participer aux funérailles de Mc Kinley, parce qu'elles étaient civiles, fit pression pour que le pape envoie des condoléances, Il car Monsieur 127
Roosevelt a des préjugés profonds contre le Vat ican. Dans la mesure où l'on ne peut l'inHuencer qu 'en tenant compte de son patriot isme excessif, [ ... ] n' importe quel geste religieux venant du Sai nt-Père en tant que Pape de l'Église Catholique fera une bonne impression sur le président ct sur tous les membres du gouvernement i }}. Le Vatican, tout cn maintenant l'interdiction de participer aux funéra illes de Mc Kinl ey, envoya des condoléances et condamna l' assassin avec des mots qui troublèrent l'opinion publique américaine. En effet, il dit que « de tels délits sont causés par l'anarchisme, le judaïsme ct le socialisme 2 1). C'est surtout la communauté j uive américaine qui se scandalisa et elle envoya au pape une suppl ique: « Tres Sa int-Seigneur, au nom de la vérité, au nom de la paix et de la fraternité , au nom de Dieu, je vous prie d ' apporter un démenti à cette terrible expression qui vous est attribuée. La dépêche est parue dans de nombreux journaux et elle a attiré l'attention du gouvernement des États-U ni s. Les Hébreux ne sont pas des anarchistes. Nous sommes du côté de la loi et de l'ordre. Au nom de la justice, vous ne pouvez pas accepter que l'Égli se catholique soit montrée comme l'instigatrice de rancœurs rel igieuses J . Il L:Église catholique avait encore beaucoup à apprendre au point de vue du comportement démocratique, mais son opposition aux us et coutumes républicaines traduisait aussi le contentieux encore en suspens avec les autorités américaines, au sujet du sort des biens ecclésiastiques confisqués dans les ex-colonies espagnoles. On craignait que l'occupation américaine ne comporte « le danger d'une atteinte aux intérêts catholiques, surtout à cause de la propagande protestante qui s'apprête à se jeter sur ces nouveaux territoires 4 ». Il est vrai que les protestants américains sc préparaient à envoyer des missionnaires à Cuba, comme dans les Philippines, et ils eurent à cœur d' infonner le gouvernement des États-Unis, pendant les négociations de Paris, de ({ l'importance de garantir un accès pour les missionnaires dans les Philippines et de préserver l'avantage que Dieu a donné au gouvernemCnI américain pour le bien de la liberté religieuse et de j'évangélisation chrétienne dans ces contrees majeures S ». De fait, la
si tuation dans les Philippines créa des difficultés aux occupants américains, qui se trouvèrent face il une société sous l'emprise des religieux catholiques (dominicains, augustins, franciscains), lesquels avaient, en réalité, gouverné les îles pour le compte de l'Espagne et possédaient d'i mmenses propriétés. Au moment où conunença la guerre entre les États-Unis et l'Espagne, les Philippines étaient déjil en grande part ie libérées par des independantistes philippins à qui les États-Unis avaient promis une aide. Cependant, le rôle de la resistance philippine sera finalement nié par les États-Unis: ils achéteront la colonie espagnole et enverront une arnlée pour prendre possession de l' archipel et réduire à néant les promesses failes aux indépendantistes. La guerre phil ippino-américaine dura environ trois ans. Les indépendantistes philippins ne sc laisserent pas recoloniser sans heurts: prés de 200000 Philippins et 4300 soldats américains périrent avant que les Etats-Uni s ne contrôlent l'ensemble du pays. Mark Twain commenta ainsi l'absurde situation qui s' étai t créée: « Une foi s qu 'aidés par les patriotes nous avons conquis Manille, les propriétés et la souveraineté sur cet archipel étaient révolues, effacées, annulées, il n' en restait pas la moindre mi ette. C'est alors que nous conçûmes l'idée, pleine d' humour, d 'acheter ces spectres de l'Espagne. En achetant ces fantômes pour 20 mîllions de dollars, nous avons aussi pris l'engagement de nous occuper des moines et des biens qu' il s avaient accumulés (je crois que nous avons aussi accepté de propager la lèpre el la variole, mais ce dernier point n'est pas certain - de toute façon, cela n'a aucune importance, les gens intoxiqués par les moines ne ressentent pas les autres maladies). Après avoir ratifié le traité, conquis Mani lle, dompté nos fan tômes, nous ne savions plu s que fai re d 'Aguinaldo [chef des indépendantistes philippins]. Nous déclenchâmes alors une guerre qui chassa ces hôtes et all iés de l'Amérique dans les forêts et lcs marécages 1. »
Ibid., p. 29. Ibid., p. 32. l /hM,p.3l. 1
2
' Ibid., p. 70. 1 Ibid., p. 71.
1
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Cil. in Ibit/. . p. 92.
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Le destin manifeste Les 24000 soldats américains qui avaient libéré Cuba J'évacuèrent après l'avoir obligée à leur céder une base navale à Guanla!lama et à signer J'amendement PlaU stipulant l'i nterdiction de mettre en danger son indépendance par des trai tés conclus avec d'autres nations. En cas de non-respect de cette clause, les ÉtatsUnis se réservaient le droit d'intervenir pour dérendre Celte {( indépendance ». En plus de cette évidente soumission politique aux États-Unis, Cuba subit une autre invasion, celle des capitaux américains, de sorte que, dès « avant 1914, les intérêts des grandes sociétés américaines comme J'American Tobacco Company ct la Havemayer Sugar dominaient l'économie cubaine 1 ». Vu cette cvolution, la domination de Cuba par les États-Unis semble avoi r été l'objectif véritable de la guerre hispano-américaine même si l' invasion de l'île fut longtemps repoussée par certains groupes politiques et économiques américains. La décision avait été prise sous la pression de l'opinion publ ique, innuencée par une campagne de presse et par les Églises protestantes, qui n'étaient pas d 'accord (( sur l'attitude à adopter vis-à-vis de Cuba après la destruction du navire de guerre Maine en 1898, mais s'éta ient prononcées en majorité pour l'Întervention une foi s la guerre déclaréc z )). Cependant, la guerre hi spano-américai ne, tout en réaffirmant l' hégémonie des États-Unis sur le conti nent américa in, ct en particulier sur les Carrùbes, eut une conséquence imprévue et inattendue : , M.A. Jones, op. Cil., p. 363. l R.T. Handy, ,( Protestanl Theological Tensions and Politi cal Styles in the Progressive Pcriod », in Religion a/rd Americal/ PQlitics, op. ci!., p. 286.
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l'achat des Philippines, dont la conquête fut vouluc el programmée par un personnage de second plan, à l'époque, dans le gouvernement américain: le sous-secrétaire à la Marine, Theodore Roosevelt . 11 « élait convaincu - ct sa conviction était aussi un espoir _ que tôt ou tard la guerre entre l'Espagne ct les États-Unis éclaterait enfin ; et il était également persuadé que son pays devait tirer parti de ce conflit pour s'assurer de solides positions stratégiques en Extrême-Orient 1 ». L'une des constantes de son comportement était l' antieuropéanisme. Par exemple, quelques années auparavant, pendam la crise avec l' Angleterre à propos des frontières avec le Venezuela , il écrivit un article belliqueux dont le titre était « La doctrine de Monroe » : il condamnait les hommes d 'affai res américains qui , comme pendant la guerre contre l' Espagne, faisaient pression sur le gouvernement pour empêcher que la situation ne dégénère en connit ouvert, afin de protéger leurs intérêts économiques. « Nombreux sont ceux qui ont critiqué la position du président et du Sénat. Et parmi eux, des banqui ers, des commerçants, des magnats du chemin de fer, qui ont justifié leur position en invoquant les perturbations dans leurs affai res produi tes par cette politique. Une telle prise de posi tion est fondamentalement ignoble. Qu'il s'agisse d' une questi on d ' honneur national, d' un droit ou d 'une injustice inn igée à la nation, aucun intérêt fi nancier, à aucun moment, ne devrait être pri s cn considération. Ces riches personnages, qui souhaitent l'abandon de la doctrine Monroe parce qu 'elle nuit à leurs affaires, se discréditent eux-mêmes et discrédi tent, pour autant qu'ils le peuvent, la nation à laquelle ils appartiennent l .» Le point de vue de Roosevelt sur la politique d'expansion en Extrême-Orient était partagé par ceux qui avaient des intérêts économiques dans la région. Ils avaient créé en 1898 le lobby « Committee on American interests in China », or les Phili ppines étaient une « porte d'entrée » vers la Chine. C'est ce qui explique que le premier coup d'éclat lors de la guerre de Cuba fut la destruction de la flotte espagnole dans la baie de Manille par l'escadre américaine commandée par le capitaine de vaisseau Dewey. Un an après ces événements, Rooseve lt recom1 A. Aquarone, Le Ol"igillÎ dell 'imperiafümo americallo, Il Mulino, Bologne. 1973,p. 117. l ibid.. p. 76. n ~ 50.
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mença à critiquer les hommes d'a ffaires paci fi stes de Chicago cn les incitant à mener une « vic intense ». « Si nous devons être vraiment un grand peuple, nous devons nous efforcer de bonne foi de jouer un grand rôle dans le monde. Nous ne pouvons éviter d' aborder de grandes conjonctures. Tout ce que nous pouvons détenniner pour nous-mêmes, c'est si nous les aborderons bien ou mal. En 1898, nous ne pouvions éviter d 'être mis face à face avec le problème de la guerre avec l' Espagne. Tout ce que nous pouvions déc ider, c'était si nous nous refuserions en couards au combat , ou si nous nous y engagerions, comme il convenait à un peuple brave ct ardent CI, une fois engagés, si l'échec ou le succès couronnerait nos bannières. Il en est de même maintenant. Nous ne pouvons éviter les responsabilités qui nous incombent à Hawaï, Cuba, Porto Ri co ct aux Philippines. Tout ce que nous pouvons déc ider est si nous les affronterons d' une façon qui rejaill isse sur le crédit national, ou si nous ferons de notre conduite en ces nouveaux problèmes une sombre et honteuse page de notre histoire 1. » Apparemment le nationalisme de Roosevclt était dan s la tradition impérialiste, mais la « mission rédemptri ce», issue du modèle puritain, venait juste après : « C'est notre devoir envers les peuples qui vivent dans la barbarie de les voir débarrassés de leurs chaînes et nous ne pouvons les libérer qu 'en détmisant cette barbarie 2. » Pour accomplir une mission aussi sublime, les États-Unis devaient développer leur pui ssance mi litaire. La victoire sur l' Espagne avait cte obtenue essentiellement grâce à la faiblesse des armées du vieil empire européen; elle n'éta it pas le résu ltat de la foree des América ins qui, d'aîlleurs, firent preuve dans cette guerre d'i nefficacité, d ' incapacité et de corruption : leurs pertes furent causées par les maladies, plus que par les anaques ennemies. « Finalement, Roosevel t avait raison de declarer que l' Amérique n'était pas prête pour une guerre. [nunédiatement après, le nombre de soldats fut porté à 100000 hommes ct l'armée fut dotée d' un état-major permanent ; la marine se développa rapidement; les services ICchniques fu rent renforcés. En tirant les leçons de la guerre de 1898. le pays put se préparer correctement à la terrible épreuve de 1917-1918 3.» Les États-Unis cherchèrent à se créer leur propre empire, mais il 1 T. Roosevelt. La Vie Imense, Flammarion, Paris, 1905, pp 6-7. l lbid.. pp. 21-22. ) A. Ne\'in, H.S. Conuncagcn. op. cil., p. 408.
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ne restait que des miettes. Ils confinnèrent donc d'une part la fermeture pour les Européens de tout accès au continent américain ct, d 'autre part, ils demandèrent à ces mêmes Européens d' ouvrir les portes de la Chine. En effet , depuis la défaite de la Chine devant le Japon en 1894, les grandes puissances européennes organisaient une sorte d' abordage de l' Empire Céleste. Elles voulaiem obtenir des concessions territoriales dans les zones stratégiques pour pouvoir commercer dans cet immense marché. Les América ins panirent en retard dans cene course impérialiste, désavantagés par certains de leurs gouvernements qui ne leur avaient pas fourni les appuis politico-financiers nécessaires. Et pourtant, les Églises protestantes américaines avaient insisté depuis longtemps sur les avantages de la pénétration du commerce américain en Chine, et elles etaient même parfois devenues des négociants actifs. Les missionnaires américains en Chine avaient demandé à plusieurs reprises que les gouvernements de Washington les aident à tenir tête à la concurrence des missionnaires anglais, françai s et all emands. En fait , à partir de la création, en 1893, de la Conférence de l'Amérique du Nord pour les missions à l' étranger, regroupant les principales Églises protestantes, un vaste mouvement mi ssionnaire s'était développé en Amérique. Ils furent des centaines à être envoyés à l' étranger, au point qu' en 191 0 le nombre des Américains avait dépassé celui des Anglais, jusque-là majoritaires. Ce phenomène n'était qu ' un aspect d' une nouvelle vague de reli giosité, laquelle ava it surgi en Amérique avant et après la guerre hispano-américaine. Elle s' exprimait comme un mouvement unitaire à l' image de ce qui se fa isait dans les missions: (( Des forces antagonistes pouvaient collaborer parce que l'œuvre conunune et la plus importante était que le monde entier se convertisse et croie au Christ. Cette mission obligeait à dépasser les différences ; de plus, tous partageaient la vision de l' incontestable légitimité de la civil isation occidentale et de son triomphe inévitable et proche 1. )) En 1899, le gouvernement de Wash ington donna enfin une réponse à toutes ces sollicitations et, au mois de septembre, le secrétaire d'État John Hay envoya une note aux gouvernements de Grande-Bretagne, de Russ ie, d' Allemagne, de France, d ' Italie et du Japon au sujet des inquiétudes suscitées chez le gouvernement 1
Cil. in R.T. Handy, op. dt .. p. 284.
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américain quant à la situation en Chine. Il demandait à ces pui ssances de s'engager, dans leurs concessions respectives, à ne pas fixer de droits ferroviaires, porruaires ou de taxes douanières différentes ou supérieures «( à celles qu 'elles appliqueraient à leurs propres navires )). Il ne s' agissai t pas, au fond, d ' une proposition révolutionnaire, au contraire, elle ne fai sait que reprendre les règles habituelles qui s'étaient instaurées dans les relations commerciales avec la Chine. Cependant, cette déclaration affirmait la presence des États-Unis dans un secteur stratégique dont ils avaient été absents jusque-là. En plus, avec celle politique de la « porte ouverte )}, le gouvernement américai n « sc démarquait expressément de l' attitude des nations du Vieux Monde, cupides et agressives. Il rappelait son intérêt purement pacifique et commerc ial, opposé à une intervention militaire dans les conflits concernant le domaine dangereux des rivali tés impérialistes 1 )). Malgré la fai blesse diplomatique et militaire des États-Un is, les grandes pui ssances concernées par la déclaration de Hay sc plièrent à ses exigences (sauf la Russie). Cependant, les ambitions améri caines étaient globales et le nationalisme ne pouvait pas se contenter de ces résultats; encore une fois, le champion de l' expansionnisme américain, Theodore Roosevelt intervint le 21 décembre 1899 dans un art icle de l' Illdependant dont le titre était «( Expansion et Paix )), mais dont le sujet etait la guerre: « Seule la puissance guerrière d' un peuple civilisé peut donner la paix au monde. ( ... ) Ceux dont la mémoire n 'est pas assez courte pour avoir oublié la défaite des Grecs par les Turcs, des Italiens par les Abyssins, et les fai bles campagnes tentées par l' Espagne contre le fai ble Maroc, doivent se rendre compte qu 'à l' heure actuelle, les côtes méditerranéennes sera ient envah ies par les Turcs ou les Mahdistes du Soudan si cette barbarie guerrière n'avait à craindre que ces puissances de l'Europe méridionale, qui ont perdu le tranchant combatiP.)) Une foi s devenu président, Rooseve lt continua sa politique d 'expansion de l'Extrême-Orient jusqu'à la Méditerranée, mais il concentra ses elTorts principalement dans la zone de l' Amérique centrale, où les intérêts américains étaient les plus importants et où 1 l
A. Aquaronc, op. cil _, p. t49. T. Roosevelt, La Vie Intense. op. cil., pp.32-33.
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les immixtions des puissanccs européennes n'avaient pas complètement disparu. Quelques mois auparavant, à l'occasion de l' inauguration, en tant que vice-président , de l' exposition panaméricaine de Buffa lo, il avait rappelé publ iquement la ligne de condui te politique des États-Unis au sujet du continent américa in : (( Je crois de tout mon cœur il la doctrine Monroe. Cette doctrine ne doit pas être invoquée pour l'agrandissement de n' importe lequel d' entre nous ici sur ce continent, aux dépens de n ' importe quel autre sur ce continent. Elle devrait être regardée simplement comme une grande pol itique internationa le panaméricaine, vitale pour les interets de tous. Les États-Unis ont, ct doivent avoir, ct il faut qu ' il s aic1l1toujours, seulement le seul désir de voir leurs républiques sœurs de l'hémi sphère occidental continuer il neurir, el la déterminati on d' empêcher toute pu issance de l'Ancien Monde d' acquerir un nouveau territoi re ici sur ce continent occidental 1 . » L:affirmat ion du droit à J'exclusivité des États-Unis sur le conti nent américain s'adressait à toutes les puissances européennes en géneral , mais si l'on considère que l'empire espagnol etait sur le déclin ct que ce qui restait de l' empire britannique n'était plus conteste, cela voulait dire que le principal destinataire était bien l' empire all emand, accusé en coulisses de chercher à se procurer des bases navales en Amérique centrale et du Sud. La présence des forces navales allemandes dans la baie de La Havane au moment même du déclenchement de la guerre contre Cuba avai t été reconnue comme le signe avant-coureur de ces aspirations. Les soupçons américains fa ce aux intentions de l'Allemagne furent renforcés quand, durant l'automne de l' année 1902, l'Angleterre, l' Allemagne ct l' Italie déc idèrent d ' une intervention mi litaire contre le gouvernement vénézuélien, qui refusait de payer les dettes contractées envers clics. Le 9 décembre. les navires anglais et allemands coulèrent et capturèrent quelques canonn ières vénézuéliennes, c'est-a-dire pratiquement toule la flotte. Le lendemain, ils débarquérent des troupcs dans le port de La Guiara. Dans les jours qui sui virent, les navires allemands, anglai s et quelques Italiens organisèrent le blocus naval des côtes du Venezuela. Le gouvernement vénézuélien demanda alors de l' aide aux États-Unis, ma is Roosevelt lui conseilla de porter l'affaire devant la Cour internatio1
Ibid. . p. 194.
nale de La Haye. Pendant quelques semaines, des discussions curent lieu pour trouver les modalités d ' un arbitrage qui permettrait de résoudre ce problème ; en attendant, les bateaux allemands bombardèrent de nouveau les ports vénézuéliens. Quant au parlement anglais, il engagea un débat sur cene question el le gouvernement décida de renoncer à toute nouve lle action militaire. D' ai lleurs. en février de l' année suivante, le blocus naval des côtes du Venezuela fUI levé et, en 1904, la Cour de La Haye condamna ce pays à payer aux Irais puissances européennes une somme bien moi ns importante que celle qu' clics avaient exigée. Cet événement eut des répercussions sur l'opinion publ ique aux États- Uni s : le fa Ît que des troupes européennes aient débarque dans un pays américain, qu ' elles aient tiré sur ses côtes, qu' elles aient imposé un blocus naval et qu ' il existc le danger d' une implantation stable d' une puissance européenne sur ce terri toire suscita une vague d' indignation dans la presse américaine. La cible principale, et presque unique, fut l'Allemagne, la seule pui ssance qui avait intérêt il s' installer dans cette zone. On ne sait pas comment le président des États-Unis réussit il convaincre les All emands de ceder sur cette question du Venezuela ; Roosevelt, lui-même, a lai ssé des témoignages contradictoires suivant les époques, mais, dès 1906, dans une lettre à Whitelaw Reid, il écrivait: (( Pour finir, j'ai suggéré a l' ambassadeur allemand, d' informer l' Empereur que, si aucun terrain d' entente n'était trouvé, l' opinion publique améri caine en arriverait très vite au point de m'obliger à envoyer au sud la flotte de Dewey (qui se trouvait alors dans les Indes occidentales) pour suivre de près les événements au Venezuela. L:empcrcur devait également savoir que, vu les circonstances, je serais amené a m' opposer à toute occupai ion, même tempora ire. du tcrritoire venezuélien pa r ]' Allemagne, à moins qu'elle ne so it lim itée rigoureusement à 3, 4 jours, ou a une sema ine. Ces paroles le ramenèrent immédiatement il la raison 1. ) Une autre conséquence de cette affaire fut le début d ' une mod ification de la doctrine Monroe par le (( corollai re ») selon lequel , si les États-Unis voulaient éviter qu'un tel événcment se reprodui se dan s les autres pays latino-americains, ils devaient , d ' une man iére ou d'une autre, contrôler la po litique finan cière de ces pays. t
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Cil. in A. Aquarone. op. cit., p. 390, nO 102.
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D' ailleurs, en pleine crise vénézuélienne, le Times de Londres avait écrit: « Cene puissance, qui sert de bouclier aux États plus faible s, a le devoir de les obliger à observer leurs engagements envers les autres pays 1. » Pour quc ce ~( corollaire» entre en vigueur, il fallut qu ' une affaire semblable éclate en République dominicaine, fortement endettée auprès des Français, puis des Anglais, par le biais d'une société américaine. En 1904, grâce à de fortes pressions du département d'État de Washington, cette société fut remboursée et le verscment de la somme fut assuré par le prélèvement d' une partie des recettes des impôts dominicains. Cependant, cette pet ite république ava it aussi des dettes auprès d'autres nations: l'Allemagne, l'Italie, l' Espagne, qui se plaignirent des avantages obtenus par les Anglo-américains. « Washington fut envahi e par un flot de rumeurs en panie fondées, en partie complètement imaginaires, à propos de la présence menaçante de navires de guerre européens dans les eaux dominicaines. Les craintes d ' une intervention étrangère commencèrent alors à prendre de l' importance et, comme d'habitude, c'était l'Allemagne qui suscitait les préoccupations les plus graves l .» La seule ({ puissance» qui envoya un navire de guerre dans les eaux dominicaines fut l'Italie, le 14 mars 1905, pour protester contre le refus du Sénat américain de ratifier un premier accord prévoyant que les Émts-Unis auraient administre les douanes dominicaines en mettant de côté 55 % des recettes pour le remboursement des dencs vis-à-vis de l'étranger. Cependant, Roosevelt ne renonça pas ta proposer en termes très généraux son « corollaire », qu ' il expliqua ainsi dans le message qu'il adressa au Congrès le 5 décembre 1905 « Les États-Unis sont maintenant directement concernés parce qu 'en fonction de la doctrine Monroe, ils ne peuvent pas admettre qu'une puissance européenne s'cmparc du territoire d' une de ces républiques, ou l'occupe de manière stable; et pourtant une pareille prise de possession territoriale, fai te plus ou moins ouvertement, peut constituer à la fin l'unique moyen pour la pui ssance en question de récupérer l'argent du prêt, ta moins que ce ne soient les États-U ni s qui interviennent l . » En résumé, les États-U ni s, pour éviter les intrusions européennes en Amérique du Sud. s'engagèrent 1
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Ibid.. p. 356. Ibid.. p. 357. Ibid., p. 394, nO t 21.
à contrôler les politiques finan cières des nalions Ialino-américaines. Le Sénat, sans accepter le principe du (~corolla ire ) de Roosevelt, finit par ratifier, en février 1907, l'accord sur le contrôle des douanes de la République dominicaine par les États-Uni s. Ces événements avaient démontré l'importance capitale de la mer des Cara'lbes pour les États-Unis qui la considéraient comme une mer intérieure. Depuis 1899, Roosevel t avait posé le problème de la construction d'un canal permettant le contrôle total de cette zone et ouvrant en même temps un passage plus rapide permettant de mener à bien l' expansionnisme vers l'Extrême-Orient. « Nous ne pouvons pas rester entassés confusément ta J'intérieur de nos frontières et avouer que nous ne sommes qu ' un assemblage de revendeurs à leur aise, qui n'ont cure de ce qui arrive au-dehors. Une telle politique manquerait même son propre but ; car, puisque les nations arrivent à avoir des intérêts de plus en plus larges, el sont amenées de plus en plus étroitement en contact, si nous voulons tenir rang dans la lutte pour la suprématie navale et commerciale, nous devons construire notre pui ssance en dehors de nos propres frontière s. Nous devons construire le canal isthmique, ct nous devons saisir les positions avantageuses qui nous rendront capables d 'avoir notre dire pour décider la destinée des océans de l'Est et de l' Ouest 1.») Devenu président, Roosevelt obtint du Congrès, en 1902, le vote d'une loi l'autorisant à acheter à la Compagnie de Panama, fondée en 1880 par le Français Ferdinand de Lesseps, les droi ts pour 10 construction d'un canal à trnvers l' isthme. Il put également acquérir en Colombie un territoire large de six miles entre l'Atlantique et le Pacifique pour y creuser le canal. Le 22 janvier 1903, l'ambassadeur de Colombie à Washington signa un traité sur celle base, obtenant en échange le paiement immédial de 10 millions de dollars et une redevancc annuelle de 250000 dollars. Cependant. le Sénat colombien refusa de rati ficr l'accord, espérant obtenir de meilleures conditions. Roosevelt décida alors d' utiliser la fo rce, pensant impossible de négocier avec le gouvernement de ce pays. « Parler de la Colombie comme d'un État responsable, à traiter de la même manière que la Hollande, la Belgiq ue, la Suisse ou le Danemark, est une absurdité . La seule com paraison possible est avec un groupe de bandits siciliens ou 1
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T. Roosevelt. op. cit .. pp.8-9.
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calabrais 1. » En plus, pour faire approuver par le Congrès un nouvel accord, il aurait dû attendre la session de décembre de la même année. Les habitants de Panama avaient hâte, eux aussi, que la question soit résolue, car ils craignaient que le canal ne soit fi nalement construit au Nicaragua. Roosevelt n' eut aucune difficulté à utili ser celle situat ion : un article intitulé « Et si Panama se soulevai t? » parut dans la Review of Reviews, propriété de l' un de ses am is intimes. Au même moment, quelques croiseurs américains furen t envoyés dans celle zone, ralliés également le 3 novembre 1903 par le cuirassé Nashville. C'est alors que le département d'É:. tat demanda des informations au consul américain: « On signale une révolte dans l'isthme. Informez rapidement et de façon exhaustive le departement. Loonis. » Le consul répondit: « Aucune révolte pour le moment. Peut-être pour cette nuit. Situation critique. » Et quelques heures plus tard: ( La révolte a éclaté ce soir à six heures sans effu sion de sang. Des officiers de l'armée el de la marine faits prisonni ers, le gouvernement sera mis en place dans la soirée 1 » Peu de temps après, des marins américains débarquèrent pour défendre les insurgés qui, entre temps, s'étaient constitués en république autonome. Celle-ci signa immédiatement un traité avec les États-Unis qui recevaient la bande de territoire tant désirée pour construire le canal. Roosevel t commenta ainsi cet événement, donnant, encore une foi s, la preuve de sa capacité à prendre des décisions : « Si j'avais suivi le chem inement habituel , j'aurais présenté au Congrès un dossier pompeux de deux cents pages dont on discuterait encore. Mais j'ai occupé la zone du canal et j'a i laissé le Congrés discuter ; pendant que le débat est en cours, la construction du canal avance l » La construction du canal, sous la direction d ' ingénieurs mil itaires américains, ne commencera cependant qu 'en 1907, et le prem ier navire le traversa en août 1914. En 1906, l' Angleterre retira son escadrille navale basée dans les Caraibes pour mieux faire face à la fl otte allemande dans l'ouest de l'Atlantique et dans la Manche. Les circonstances avaient complètement changé; les deux pays (( séparés par la même langue ~)
s'étaient un is pour affronter un ennemi commun potentiel, l'Allemagne. Dans une lettre du 27 février 1907, Roosevelt s'exprimait ainsi : «( L'aui/ude de l'Allemagl/e vis-a- l'is de la guerre, c'cst-àdire, au fond, l'attitude de Bismark , est ccllc qui a été abandonnée par l'Angleterre et l'Amérique avec le progrès de la civi lisation ; ct dans l'intérêt de la civilisation, j'espère que les autres nations l'abandonneront 1. » Le même mois, dans une autre leure adrcssée au ministre des Affaires étrangéres anglais, Sir Edward Grey, il livrait son idée directrice: « Pour les nations libres et civilisées [lire États-U ni s, Grande- Bretagne et France], consentir à une lim itation [des armements] qui les laisserait sans défense face à un despotisme mi litaire ou aux barbaries [lire Allemagne, Russie, Japon ] ne peut pas être envisagé 2 .» Si les États-Unis participèrent en 1899 et en 1907 aux deux conférences de La Haye sur le désarmement, tout en pensant qu'il n'était pas « envisageable ~), les aUlres nat ions y participèrent aussi avec les mêmes réticences ct, en particulier, le représentant all emand reçut des instruction s précises pour la conference de 1899: « Je n 'ai pas besoin de souligner que nous n'avons pas l' intention de prendre quelque engagement que cc soit sur la question de la course aux annements l . »
Cil. in A. Aqu,lrone, op. cil .. p. 384. nO95. L'échange des messages ent re le département d'État ct le consul américain à Colon son t ci tés dans A. Nevin, 1-1 .$. Commanger, op. cit.. p. 415 . ) Ibid.
1 Ibid. , p. 210. : Ibid. l Cil. in J. P.T Bury. « La Diplomazia dal 1900 al 1912 », in SlOrÎ(l dei nIolldo fl/odemo, vol. XII. Cambridge UrUvcn;ity fuss, Garzanti. Milan. 1972, p. 134, nO1.
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Venfer « Made in Germany }) Le fait qu'un president des États-Unis définisse comme « bar~ bares ») deux grandes civilisations européennes et une civilisation asiatique était un signe de l'apparition de nouvelles tensions dans la société millénariste et puri taine américaine. À la place des caté· gories traditionnelles en politique - « ami », « ennemi» - les anciennes représentations apocalyptiques de J'ennemi absolu, de ]' Antéchrist et de sa barbarie étaient revenues. Les différentes Églises protestantes de cette époque, avaient réalisé l'unité sur de nombreux points dont celui de ['imminence du règne du Christ: « Elles attendaient avec impatience le règne de plus en plus proche du Christ en faisant référence à des passages de la Bible qui se rapportaient à ce thème. Alors que les unes men aient l'accent sur les aspects eschatologiques du Règne imminent, les autres parlaient plus librement de la "construction du règne" sur la terre, cherchant une plus entière réalisation de la volonté de Dieu d
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serait accroché en permanence sur son balcon pour que " notre loyauté envers le Dieu éternel puisse avancer du même pas que notre amour pour notre pays et ses institutions" 1. » La culture laïque était, elle aussi, pénétrée par des changements, en particulier dans son att itude envers l'Allemagne: (( De 1810 à 1890, l ' Allc~ magne était considérée comme la nation européenne la plus moderne et les citoyens américains allaient dans cc pays pour y rencontrer les courants de pensée les plus à l'avant-garde ct les plus progressistes. Toutefo is, dès les premières années du xx· siècle, les Américains commencèrent à sc représenter l'Allemagne comme la nation la plus réactionnaire d'Europe, obstinément liée à son passé médiéval et barbare 2. » Ce changement radical peut être dû au fait que, précédemment , l'Allemagne, à la différence des autres grandes puissances européennes, n'avait jamaÎs géné les intérêts américains. En revanche, à partir du XIX · siècle, son développement économique avait été équivalent à celui des États-Uni s, si non en quantité, du moins en progression, ce qui étai t de nature à en faire un nouveau concurrent sur le marché mondial que les différents empires s'étaient partagés. Woodrow Wi lson, qui n'était pas encore président des États-Unis, s'adressa en ces termes au Congrès des démocrates en 19 12 : (( Nos industries ont connu un tel développement que, si elles ne trouvent pas un débouché sur les marchés étrangers, elles seront à l' étroit dan s leurs habits [ . .. J notre marché intérieur n' est plus suffisant. Nous avons besoin des marchés extérieurs J. » Pour conquérir les marchés étrangers, il falla it vaincre les concurrents par l' ingéniosi té ou par la force. Dans ce contexte. les Américains découvrirent de manière imprévue une nouvelle méthode qui permettait de produire des marchandi ses en réalisant une considérable économie sur le temps de travail. Le mérite de cette (( découverte» revi ent à un jeune ingénieur de la Midvale Steel Company de Philadelphie. Dans ses fonct ions de contremaître, il put constater les contradictions et les limites des méthodes de travai l dans les ateliers où il se trouvait. Après de nombreuses annécs de recherche, l' ingénieur, Frederick Winslow Taylor publ ia en 1911 les Principes d ·organisa/ion scientifique du I/"(Ivail.
qui furent appliqués immédiatcment CI Ires largement, au point que, durant l' hiver de [a même année, Taylor fut convoqué devant une commission d'enquête de la Chambre des représentants. L.: enquête avait été suscitée par les syndicats américains, inquiets des conséquences que l' organisation scientifique du travail avait provoquées «( dans plusieurs arsenaux militaires 1 » où elle avai t été immédialement mise en œuvre. Depuis 19 11 , les États-Un is se préparaient à produire une énorme quantité d' armes et de munitions dans un laps de temps temps tres court, c'est-à-dire avec une plus grande productivité . La confirmation de l'e ffi cacité de cette nouvelle méthode d 'organisat ion du travail fut réa lisée dans les ateliers Ford de High[and Park, à côté de Detroit, où le temps de montage d' une automobile passa de douze heures à quatre-vingt-dix minutes, avec une augmentation de la productivité de 800 %. Si cette innovation révolutionnaire plaçait les États-Unis en position de supériorité vis-à-vis de tous leurs concurrents européens, elle renforçait, en même temps, la nécessité de trouver des débouchés pour l'énorme quantité de marchandises qu'eUe permettait de produire grâce à une nombreuse main d 'œuvre peu qualifiée. Celle-ci venait du sud et des campagnes et s'entassait dans les villes américai nes, déjà engorgées par la nouvelle vague migratoirc arrivant d'Europe. De 1901 à 1910, 8156000 immigrants europécn s rejoign irent l'Amérique ; ils provenaient en majorité d'Italie, de Russie ou de l' Empire austro-hongroi s, marquant un renversement de tendance dans la composition des nationa lités au sein de l'i mmigration. En effct, alors qu '(( cn 1882, année significative, [s ur] plus de 750000 personnes [qui] avaient débarqué dans les ports de la côte atlantique, un tiers provenait d' Allemagne, 32000 seulement d ' Italie ct même pas 17000 de Russ ie, en 1907 , ces chiffres étaient inversés : 37000 personnes venaient d' AJlemagne, 285000 d ' Italie, 338000 de l'Empire austro-hongrois et 250000 de Russie (y compris des provinces de la Baltique). Durant loute celle époque, j usqu'en 1914, les Italiens furent au premier rang du nombre des immigrants, cn tout, ils furent plus de trois millions 2 ». 1
Ibid., p. 287. 1 P.N. Carrol-D.W. Noble. op. cil., p. 336. l Ibid.. p. 333. 1
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F. W. Taylor. L O ,.gani:;:;a:iolll1 .\·demifica dei Im'om. cd. Communità.
Milan. 1952, p. Xl. 1 J. L. Thomas. La NasCÎta di 11110 potclI:a mOlldiali. Gli Stati Ulliti dal18 77 al 1910. Il Mulino, Bologne, 1988. p. 135.
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La réducti on du pourcentage d'Allemands dans l'immigration n' était probablement pas due à la prise de conscience d'une montée de l'attitude antiallemande dans l' opinion publique américaine, mais plutôt au fait que la croissance industrielle de l'Allemagne procurai t du travail aux immigrants potentiels. Des organisations rassemblant les arrivants par pays d ' origine surgirent spontanément pour les aider il s'Insérer dans la nouvelle réalité: pour les Italiens, par exemple, il y ava it la Sons of Italy. Quand les sociétés de secours mutuel ne suffisaient pas, il y avait les Centres d 'Assistance soc iale dans lesque ls des jeunes, des hommes et des femmes venus de la bourgeoisie cherchaient il rencontrer (( les classes laborieuses, subissant des conditions de travail inhumaines et ma[saines, avec des enfants travaillant dans les usines, des horaires interminables, des salaires de misère et l'absence de tous droits syndicaux. Abandonnant leurs maisons prospères, les assistants sociaux s' installèrent dans les "siums" de la ville et se dédièrent aux pauvres, aux immigrants et surtout aux enfants nés dans les "siums" 1. )) Aux premiers rangs de la bataille pour le progrès soc ial se trouvaient les femmes qui luttaient aussi pour des questions typiquement féminines, comme le droit de vote pour les femmes, ou [e combat contre la légalisation de la prost itution et, surtout, pour la proh ibition des boi ssons alcooliques ct la protection de l'enfance. L'esprit de (( croisade ) qui agitai t les premières années du Xx e siècle réunissait des hommes et des femmes qui avaient la volonté de réformer de nombreux domaines touchant à la société américai ne : la réglementat ion de l'économie par le gouvernement, la bataille contre les monopoles, la luite contre la corruption politique, la réduction des taxes douanières, la réforme des admi nistrations municipales, la lutte contre le vice ct le crime, l'amélioration des conditions de travail , la sauvegarde de la santé publique, le problème des logements tombant en ruines, la lutte contre la pauvreté et les interventi ons pour la protection de l'environnement et des ressources naturelles. Tous ces (( progressistes )) n'étaient pas mus par les mêmes valeurs; ils n'étaient pas tous de gauche, certains étaient de droite ou réactionnaires et le racisme envers les Noirs, comme envers les immigrés, était fréque nt. La critique de [a soc iété 1 A.M . Schlesinger, LElà di ROOliC.'l'ell. La crilii dei \'ccchio ordine 19191933, Il Mulino, 1959, p. 25.
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industrielle et de ses conséquences néfastes visait plutôt il la réformer, ou à reveni r aux valeurs des petites communautés rurales d 'où provenaient de nombreux progressistes. En résumé, le mouvement progressiste ne fut pas uniforme, mais composé d' une pluralité de mouvements convergeant autour d' un même esprit. (( L'état d'esprit du progressiste était celui d'un moraliste. Il possédait une ferveur éthique qui rappelait le protestant isme évangélique. en grande partie, d' ailleurs, à l'origine de ses idées 1. ») Pendant l'ère progressiste, un sentiment d' unité se renforça au sein des Églises protestantes, surtout parmi celles qui étaient de tradition calviniste. L'un des terrains d 'entente concernait l' intervention sociale: ( À l'intérieur du protestantisme, l'intérët pour les problèmes sociaux a considérablement augmenté dans les dernières décennies du XIX" siècle, en partie à cause des effets de la crise économique de 1893 et en partie à cause de la rencontre avec le mouvement populiste qui a précédé le progressisme 2. 1) Dans cene mouvance, apparut le groupe de « l'Évangile social »), dont les prédicateurs cherchaient autant le salut individuel que collectif de leurs fidèles. L.:un d'eux, Washington Gladden , disait, avec un esprit millénariste perceptible, que ( la loi chrét ienne doit nous guider dans la vie, dans les affaires et dans la politique [de sorte que] la corruption politique, les monopoles abusifs reculent puis disparaissent; en suivant le drapeau de la fo i, la lumière et la beauté, la paix et la prospérité, la joie et le bonheur descendront parmi nous ) ). Le millénarisme était plus explicite dans les discours du principal théologien de « L'Évangi le social 1), Walter Rauschenbusch : ( Si le drapeau du Règne de Dieu doi t cntrer par les portes du futur, il devra etre porté par les légions en marche des travailleurs 4 . ») À côté de cette élite de prédicateurs social isants, le Parti socialiste américain fut fond é en 1901 , mais sans grand succès; les différentes Églises protestantes créèrent des associations vouées au travail social: en 1907 la Fédération méthodiste fut fondée pour le Service social et en 1908 ce fut le tour du Conseil fédérai des Églises. L.:esprit de croisade sociale était tellement répandu dans la société 1 M.A. Jones, op. cil., p. 333. 1 R.T. Handy, op. cit .. p_284. J Cil. in A.M. Schlesinger, op. cit., p. 24.
• Ibid. 147
américai ne de I"Ère Progressiste qu 'on ne devrait pas « être surpris de découvrir que des personnes que nous avons connues comme d 'éminents fondamental istes ont contribué durant ces (II/mies aux luttes pour les réformes 1 ••• » Le fondamcntalisme protestant américain avait été relancé à partir de 1910 dans une collection de livres ( au sujet de la Bible, [écrits par] les meilleurs chercheurs et les plus orthodoxes »; le titre de la collection était (( Les Fondements: un témoignage sur la vérité ». Elle était dirigée par un célèbre évangéliste, A.C. Dixon , et finan cée par deux industriels pétroliers cali fomiens; les textes de cette collection fure nt distribués par di zaines de milliers d 'exemplaires. Toujours en 1910, l' Assemblée presbytérienne du nord adopta les « cinq piliers » qui ( furem choisis par de nombreux groupes d 'écoles de la Bible comme de bons moyens pour repérer l' hérésie 2 » : le Christ était né d' une mère vierge, il était ressuscité et l'on attendait son deuxième avènement , sa morl avait racheté le genre humain du péché originel, les écrits de la Bible étaient vrais au sens littéral ct les miracles de l'Évangile étaient authentiques. Cette intransigeance dogmatique s'accompagnait généralement d'une lutte tout aussi intransigeante contre le moderni sme sous toutes ses fonnes, y compris le réform isme : « Vous constatez que la plus grande partie de nos grandes Églises se sont beaucoup éloignées de la Bible. Leur phi losophie est une philosophie de compromis: "adaptons-nous à la société". Notre devoir n'est pas de nous adapter à la société, mais de changer la société. Et nous ne pouvons la changer qu 'en changeant les il/dill;dus qui en fonl partie. Il n'y a pas quclque chose qui pourrai t être un Êvol/gile social. C'est une plai santerie. Il y a seulement l'Évangil e de la grâce de Dieu et c'est un évangi le individueP .. . )) Les fondamentalistes protestants durent aussi combattre les influences négatives de la philosophie allemande: (c L'Allemagne fut connue àjusle titre durant le XVIII· siècle pour avoir accueill i les idées radicales en terre chrétienne. Ses universités reçurent des générations d'i ntellectuels qui, élevés dans la foÎ chrétienne, commencèrent à rapprocher celle foi avec les philosophies modernes R.T. j'Iandy, op. ôl., p. 284. Winthrop S, Hudson, Religioll ill America. Charles Scribner's Sons, New York, p. 283. ) Cil. in M.E. Maeny· R-S Appleby, The GIQr)' and Ihe Power, Beaeon Press Boslon, t992, pp. 49-50. 1
l
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associées à des noms comme Hegel ct Kant. Souvent ils le firent pour rendre la foi intellectuellement crédible et la sauver ainsi des griffes de l' athéisme, el parfois ils devinrent eux-mêmes athées 1. » Cependant, le fondamentalisme américain s'adressait surtout aux « croyants déçus et dégoûtés par la décadence des "valeurs individuell es ct évangéliques" produite par la laïcisation de la vie urba ine, qui envahissait la famille patriarcale, exposant la femme il tous les risques d'une Seconde Chute, surtout après les attaques des rationa listes et des darwiniens contre la Bible 2 ». Les fondam entali stes se tournèrent vers ces groupes en récupérant les techn iques des grands «( réveils )} qui avaient parsemé l'histoire américaine. Un autre initiateur du rel';va l desti né aux grandes foules urbaines fu t Fanny J. Crosby, qui composa env iron six mille gospels ayant pour thème « une foi si mple, libre de toutes contraintes théologiques, le rapport direct avec Christ, l' access ibilité el la certitude du salut ; ils évoquaicnt la so linlde de l' individu tourmenté par mille difficultés et occasions de perdition, par les illusions perverses de la ville sexe, alcool, tabac, jeux de hasard, fraude , mensonge J ». Mai s le maître du revival de l'ère progressiste fut Billy Sunday, qui réussit à unir à la prédication un rcmarquable sens des affaires: quand il mourut en 1935, il était tellemcnt riche que sa fortun e fut classée parmi les ci nq premières des Etats-U nis, avec celles de l'US Steel ct de la Standard Oi l. À l' apogée de la croisade antiallemande, Billy Sunday agitait longuement le drapeau américain, puis il se drapait dedans et hurlait: cc Renversez l'enfer, mettez-le à l'envers ct vous verrez qu' i1 est écrit sur le fond: Made in Germany 41 » Cependant, avant que toutes ces campagnes de l'ère progressiste ne convergent dans la grande croisade antiallemande, il faut reconstruire l'itinérai re politique parcouru par les deux grands leaders progressistes: Woodrow Wilson et Theodore Roosevelt. En 19 12, quand les deux honlines se disputèrent la présidence des ÉtatsUnis, une grande partie de l'atmosphère religieuse dont ces années avaient été imprégnées trouva son aboutissement dans les campagnes électorales; spécialement. celle du parti progressiste, fondé 1 Ibid" p. 57. l R. Giallun,1I1co, Ai qI/afro lIligloli dei !O/ldWI!f!llW!iSIIIO , La Nuova llnlin,
1993, p. 5. J
Ibid" p. 7.
• Ibit/" p. 8. 149
par Roosevelt, « choisit manifestement une coloration religieuse. La convemÎon du parti eut comme musique de fond la chanson En avant. SoldaiS de Chrisl, et Theodore Roosevelt termina son discours d' acceptation par le défi retentissant "Nous sommes Annageddon et nous combattons pour le Seigneur" 1 ». Wilson gagna les électi ons ct nomma comme secrétaire d 'État le fondamentaliste et pacifiste Will iam Bryan. Pendant les deux années qui suivi rent, Roosevelt continua à insister sur la nécessi té pour les États-Unis de renforcer leur armement, et surtout leur marine mi litaire. En fait , pendant que l'Europe poursu iva it son réarmement, le gouvernement américain ne s'y intéressait pas parce que Wilson « ne s'était jamais occupé de politique internationale et son ignorance dans cc domaine étai t aussi profonde que son ignorance des pays étrangers. Il connaissait un peu la GrandeBretagne, mais il s'intéressait te llement plus aux affaires intéri eures qu'aux affaires étrangères, qu' au lieu de compenser son ignorance cn nommant un secrétaire d ' État versé en politique étrangère, il choisi t William Jennings Bryan, aussi exempt que lui de toute connaissance du monde 2 )). Les autres membres du gouvernement Wilson avaient une plus grande expérience de la politique imemationale et observaient avec inquiétude la situation européenne J. Walter Page, nommé par Wi lson ambassadeur en Angleterre, fi t preuve dans une lettre de son profond dédain de l' Europe: ( Des force s maritimes et militai res importantes existent là-bas, ce qui prive les acti vités productives d'une part importante de main d 'œuvre. Là-bas, il y a des rois ct des cours, broderies en or et cérémonies qui, sans rien produ ire, coûtent très cher. Là-bas, se trouvent les privilèges et les impôts quc cctte situation impose: chacun de ces fa its constitue un obstacle au progrès humain. Nous nOliS en sommes libérés en grande partie et nous avons une populat ion plus nombreuse, plus compétente et un territoire beaucoup plus vastc que cel ui dc l'Angleterre et de "A llemagne réunies, avec une pl us grande richesse potentielle que l'Europe tout entiere 4• » Dans une 1 WS. Hudson. op. dt .• p. 3 t 5. : S. Frcud. Wc. Bullit, Le Présidell/71wllla.v /l'bodroll' Wilson, Albin Michel. Paris. t967,p.178~179. ) Cit. in O. Baric. L'Opinion/! ilue/W?/IIiJ/a lIf'gli Slali Unili. 19/4- f9J 7, tstiIUto Editoriale Cisalpino, Mitan-Varese. 1973. p. 92. 'Ibid, p. 92-93.
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aut.re lettre du 25 octobre 19 13, le même Page écrivai t au président Wilson: « l'avenir du monde nous appartient. Il suffi t de rester ici encore très peu de temps en observant l'évolUlion êeonomiquc, pour en être complètement persuadé. Ces Anglais sont en train d'enlamer le capital à la base de leur considérable puissance. Mais nO liS, que fe rons-nous à la tete du monde, lorsqu'il tombera vraiment entre nos mains? Et comment pourrons-nous utiliser les Anglai s pour les buts les plus élevés de la démocratie? [ .. . ] Les grands courants économiques de ce siècle convergent vers nous. Dans peu de temps, nous devrons décidcr des grandes questions qui touchent le monde. Nous aurons alors besoin d'une politique mondia le, et c'est avec les domi nateurs d 'autrefois que nous devrons trava iller plus étroitement que maintenant 1 ») Habituellement, l'opinion publique se désintéressait des événements européens; seuls quelques quotidiens, surtout de la côte est, avaient des correspondants à l'êtranger ct, en quelques occasions la gravité de la situation fut décrite avec lucidité: par exemple, dans le World du 28 mars 1913 : (( La foli e perverse de l'A llemagne fera souffrir le monde entier ... Au défi lancé par ses adversaires, la France répondra en allongeant la période du service mili tai re de deux à trois ans, la Russie, elle, soumettra à des taxes plus lourdes ses habitants. La course aux armements doi t s'arrêter avant de conduire toute l' humanité à sa perte 2 .» l'année suivante, alors que, désormais, la guerre avait éclaté, Page écrivait: « Ce qui me frappe le plus, c'est le retard de tout le Vieux Monde, son incapacité à comprendre quels sont les bons objectifs et les bonnes méthodes qu'un gouvernement doit rechercher et appliquer. Je ne peux pas comprendre comment un homme croyant au progrés de l' humanité peut vivre quelque part cn Europe. Pour moi. tout cela est infini ment triste. Celle guerre épouvantable est la consequence logique de leur situat ion, de leur façon dc penser, de leur retard . Je pense que je n' ai plus envie de voi r le Continent l ... )) Si une élite restTeinte était consciente de ee qui se passait, la pl us grande partie de la population américaine fut stupéfaite du déclenchement de la guerre en Europe en aoùt 1914. ( L.: image biblique de l'Armageddon, de la lutte suprême (où les forces du bien et du 1
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Cit. in A. Aquarone. op. cil .. p_493. Cit. in O. Baric. op. cil .. p. 95. O. Barie, op. cil .. p. 93.
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mal n'eta ient paS encore clairement definies) fut très presenle dans l'esprit des Américains; durant des semaines les thèmes préférés des dessinateurs humoristiques dans toute la presse américaine étaient des représentations de la Civilisation qui sombrait ct de la Mon qui se dressait lugubre et triomphante à côté de la Faim sur tout cet infortuné con tinent 1. » La réaction spontanée et majoritaire de l'opinion publique se traduisit par la volonté de mainten ir à tout prix les États- Unis hors du confli t. Le président Wilson, lui-même, annonça le 28 aoüt la toulle neutral ité du peuple américain et engagea les organismes compétents à faire pression sur les producteurs de cinéma pour qu' ils évitent les scènes de guerre pouvant susciler des ( haines racia les »). Mème Roosevel t, au début. garda une attitude de neutralité: « Je n'ai pas l' intention de critiquer ou de prendre parti pour l' un ou l'autre des groupes en guerre [ ... ] Les causes du conflit actuel remontent à des temps anciens. Le comportement de l' Allemagne, de la France, de la Russie, de J'Autriche et de la Serbie a éte déterminé par des actions ct des circonstances sans lien avec les générations actuelles 2 • ») L'ex-président ne fut pas le seul à chercher une première explicat ion de la guerre dans "histoire tourmentée de l'Europe d'autrefois, l'opini on publique aussi et surtout « l'on vit une cause générale ct prédominante de la guerre dans l'existence même de l'institution monarchique et de ses deux défauts inévitables: le mi litarisme et la diplomatie seçrète. La condamnation des monarchies européen nes engendra, par opposition, une réaffï rmation enthousiaste des princ ipes démocratiques, motivée autant par des raisons idéologiques que par des aspirations patriotiques) ». Le déclenchement de la guerre provoqua une vague de panique à la Bourse: Wall Street fu t envahie par des titres européens et ne fut sauvée que grâce à l' intervcnt ion opportune du ministre du Trésor, McAdoo. Une fois ce prem ier moment de confusion passé, les milieux économ iques redevi nrent optimistes sur les previsions de développement que la guerre offrait pour l'industrie et le commerce américain , Il autremen t dit, la guerre donnait aux États-Unis, selon les commenta ires journalistiq ues les plus dénués de scru1 Ibid. , p. 99. 1T. Roosevelt, L Amerim e la gllerm mondiale, Frdte!1i Tre\'es, Milan. 1916. p. 10. l O. Barie. up. dl .. p. 102 .
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pules, une "merveilleuse occasion" pour conq uérir la supériorité économique sur l' Europe, la suprématie maritime duns l' Atlantique, perdue il cause de la guerre de Sécession pourrait ètre retrouvée, l'expansion commercial e pourrait se poursuivre à l'aide de la nouvelle route créée par le canal de Panama ct, grâce à l' instrument perfec tionné et nexible représenté par le système bancaire américai n, on pourrait conquérir les marchés des pays neutres que les puissances engagées dans la guerre ne sera ient pas en mesure de conserver, se libérer des dettes constituées par les investissement européens en Amérique et, à terme, renverser la situation: de débiteurs devenir créditeurs de l' Europe 1 ». Mais les hommes d 'affai res américains n'attendirent pas les conseils de la presse pour commencer à fai re des affaires : « La Morgan & Co dc New York était la plus puissante et la plus rusée des banques d' affllires ct de dépôts des États-Unis ct, depuis 1914, inlassablement. elle était au service de l' endettement anglais, ct pas seu lement de ce lui-l à, activité par ai lleurs très lucrative 2 .» Donc, pendant que le gouvernement continuait à se déclarer neutre, les financ iers, eux , avaient immédiatement commencé à soutenir les Alliés, aussi bien financ ièrement que po lit iquement. Selon l'historien italien Fabio Cusin, le revirement de Benito Mussolini en faveur de l' intervention fu t, en réalité, payé par les Américains: « Il eut l'occasion de fonder un journal avec de l' argent qui, officiellement, était o ffert par le gouvernement français; il semblerait, au contraire, que le financement provenai t de différents banquiers el industriels, parmi lesquels l'Américain J. Pierpont Morgan. Leur objectif était de d ' inc iter l' Italie à s'allier avec l'Entente )) Ce mëme Morgan apporta un large soutien grâce à sa banque à la National Security League, apparue dans la seconde moitié de l' année 1914, pour promouvoir le réarmement américain . Elle s'exprima clairement en Faveur des Alliés. Cene nouvelle association avait aussi parmi ses donateurs John D. Rockefe ller, et parmi ses hommes politiques l'ex-président Roosevelt. Ce dern ier, d 'ailleurs, commença au milieu de l' année 19 14 à polémiquer contre le pacifi sme du gouvernement Wilson et il prendre position contre l'Allemagne, car « elle a envahi des territoires, imposé la construction Ibid.. p. 104. l G. Alvi, 11 Secolo omericallo. Adclphi. Milan, 1996, p. 22. J F. Cusin. L Alilistoria (ffralia. Mondadori. Milan, 1971. p. 180. 1
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d'énormes tranchées, détruit, incendié des villes, tué des vieillards, des femmes et des enfants 1 ». Dans sa campagne antiallemande, Roosevelt utilisa systématiquement le mot « Huns )) pour définir les Allemands: la IUlle n'était donc pas pour la suprématie économique, mais pour détru ire la barbarie et affirmer ainsi la mission civilisatrice des États-Unis dans le monde entier, puisque ils étaient la « Nation Rédemptrice». Cependant, la croisade antiallemande n' avait pas encore commencé parce qu ' environ huit millions d ' Américains d' origine allemande s'y opposaient et que « les Allemands-Américains étaient loin d'être la seule composante dans le pays en faveur des empires centraux )). Oc nombreux Juifs avaient de bonnes raisons pour haïr leur marâtre russe. Les lrlando-américains avaient une haine atavique datant de sept siècles contre l'Angleterre. Eux aussi avaient une presse et tout un assoniment d'associations nationalistes et il s étaient plus actifs poli tiquement que les Allemands. Certains Américains de pure souche anglaise partageaient cette antipath ie contrc l'Angleterre parce qu'ils avaient hérité des préjugés nés des récits scolaires sur la Révolution, sur la guerre de 18 12, les conflits di plomatiques ou à cause d 'une incompatibi lité d'humeur entre les présomptueux Britanniques et les sensibles Américains 2. Néanmoins, à l'automne 1914, selon une enquête, sur 367 directeurs de journaux dans toute l' Amérique, 242 se déclarérent neutres, 105 furent favorables aux All iés, et 20 aux Allemands. Il y avait aussi le réseau des journaux de Randolph Hearst qui , sans être « pro-allemand de manière intransigeante, avaient plutôt tendance à admettre la validité du point de vue allemand ct à prendre position contre la politique navale britannique. Ils menérent une campagne fracassante contre le contTôle des informations exercé par les Alliés [ ... ] Ces journaux encouragèrent plutôt une partie de l' opinion publique populai re de tendance national iste à moins concentrer son attention et son aversion sur l'Allemagne. mais plutôt à se retourner contre le Mexique et le Japon, présentés comme plus voisins ou plus dangereux, en particulier pour les États de l'Ouest et du Sud-Ouest ) ) . Parmi ceux qui influençaient l'opi1T. Rooscllclt. op. cil .. p. 240. 2 P.w. Slosson, Th e Grem Cil/sade (/Ild Aj;er. 1914-19211. The Maçmil1an Company. New York, 1930. pp. 7-8. J O. Baric. op. cil., p. 117.
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nion dans le sens de la neutralité, se trouvaient di verses associations pacifi stes, de la New York Peace Soc iety à la League to enforce Peace, influencées par les idées du président Wilson sur la création de la Soc iété des Nations. Le Parti socialiste fut très nettement opposé li la guerre; après l' intervention, il fut mi s hors la loi ct de nombreux militants fini rent en prison. Cependant, après la perte du transatlantique anglais LlIsilllllia coulé le 7 mai 1915, entraînant la mort de 124 citoyens américains, le cli mat de l'opinion publique changea radicalement : « La nation à la main noire et au cœur sangu inaire a vraiment fait son œuvre. Le dècret de Satan est paTti de Berlin. Les instruments de Satan ont été pft:parés à Essen ... L'ambassadeur de Satan li Wash ington sans honte pour son infamie, insolent dans son mépris pour la loi et ses conséquences - a envoyé un avertissemenl. .. Est-ce que n'importe quel homme juste peut penser que le comte von Bernstorff n'est pas coupable d'assassinat I?» Ce fut au point que Wilson dut remettre en question son neutralisme, qui avait pourtant des racines profondes: fils d'un pasteur presbytérien d'origine écossaise et descendant, du côté de sa mère, d ' un pasteur presbytérien écossais-irlandais appelé Woodrow, il avait grandi dans une atmosphère religieuse rigide. ({ Il fit ses prières à genoux matin et soir, pendant toute sa vie. Il lut tous les jours la Bible ; il usa deux ou trois bibles au cours de son existence. Il récitait le benedicite avant chaque repas. Il croyait fermemen t en l' immortalité de l'âme et en l'efficacité de la prière 2. » Il était aussi convaincu de l' intervention divine dans l'histoire et de sa propre prédestination pOUf représenter la volonté de Dieu sur la terre. Quand il fut élu pour la première fois président, il s'adressa en ces termes à son comité électoral « Que vous ayez faÎl peu ou beaucoup pour mon élection, souvenez-vous que Dieu a voulu que je sois président des États-Un is et que ni vous ni aucun mortel n'auriez pu l'empêcher ]. » Il avait soutenu la neutral ité a tout prix cn accord avec la posi tion des principales Eglises protestantes et de l'Égli se catholique, mais il n'était pas pacifiste et d'ai ll eurs il avait dit fi son secrétaire, le colonel House, qu'il « ne partageait pas les opinions des nombreux 1
Ibid. , p. l3t.
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S. Frcud-W.C.Sullit, op. cil .. p. 32.
J
Ibid.• p. 174 . 155
hommes politiques pour qui la guerre devai t être écartée à tout prix. Du point de vue économique il la jugeait ruineuse, mais il pensait qu ' il n'y avait pas de plus glorieuse fin que la mort au champ d'honneur l ». En réaction à l'attaque et au naufrage du Lusitania, Wilson envoya à Berlin une noie officielle dans laquelle il menaçait d ' une entrée en guerre des Êtats-Unis contre l'Allemagne si la guerre sous-marine qu ' clic menait cont.re les navires marchands ne cessait pas. Cependant, il envoya en même temps des instructions secrètes dans lesquelles il proposait un des (( traités Bryan », déjà signé par de nombreux autres pays, qui prévoyait neuf mois de négociation entre les parties avant de se déclarer la guerre. {( Lansing, Tumulty et tous les membres du cabinet (sauf Bryan), dont deux étaient sujets britanniques de naissance, pressèrent Wilson de ne pas adresser de telles direct ives à Gerard, [l 'ambassadeur américain à Berlin]2 » C'est pourquoi Berlin ne reçut que la note otTicielle qui contenait les menaces de guerre. Après quelques hésitations, l'Allemagne céda. Le 19 août 1915, un autre transatlantique anglais, l'Ambie, fut coulé, provoquant la mort de deux citoyens américains. Wilson fut de nouveau embarrassé, au point de demander conseil à son secrétaire personnel House : (( Deux choses me paraissent claires: 1) la nation compte sur moi pour la maintenir hors de la guerre. 2) Ce serait un désastre pour le monde entier si nous étions entraînés activement dans le conOit et privés ainsi de toute influence désintéressée au moment de la paix j )} le colonel House lui conseilla de rappeler Gerard ct de renvoyer l"ambassadeur allemand, mais Wilson repoussa cette idée parce qu'il eSpCrait encore pouvoir imposer la paix aux adversaires en les obligeant à accepter une égali té de traitement . Pendant ce temps, en octobre 1915, le Congrès lança un programme triennal de 1,5 milliard de dollars pour la constmction de navires de guerre ct, en juin de l'année suivante, le NatÎonal Defense Act décida d'augmenter les effectifs de l'armée et de la garde nationale. En septembre, l'A llemagne avait promis de ne plus couler de
transatlantiques anglais, mais de nouvelles inquiétudes furent provoquées par le blocus naval anglais, qui menaçait le commerce américain. « L.:irritation contre le blocus anglais était devenue si intense, que les divers membres du cabinet suggérèrent que, pour obliger la marine britannique à cesser d'interven ir dans le commerce américain, on mit J'embargo sur l'envoi de munitions aux alliés l . » Face à de tel s conseils, Wilson répondit de manière indignée : « Messieurs, les Alliés se trouvent le dos au mur, luttant contre des bêtes sauvages. Je ne pennenrai pas que notre pays fa sse la moindre chose pour les gêner dans la poursuite de la guerre, sauf dans le cas de violation grossière des droits admis 2• » On se trouvait dans une situation très étrange: les États-Unis étaient en train de violer manifestement le droit international, pui squ' ils fournissaient des armes à un seul des adversaires tout en sc déclarant neutres, ce qui justifiait les attaques des Allemands contre les navires américains. Mais en plus, c'étaient les Alliés qui faisaient obstacle au commerce américain alors qu'ils bénéficiaient de leurs fournitures d'armes. Un an plus tard, dans un moment de lucidité, Wilson écrivit {( J'envisage sérieusement de demander au Congrès de m'autoriser à interdire les prêts et à réduire les exportations aux Alliés. Je comprends peu à peu que leur politique tend à empêcher nos exportateurs de prendre pied sur les marchés que la Grande-Bretagne a contrôlés jusqu 'à présent J. » En contrepartie, un secrétai re au Trésor de Washington disait à propos de la guerre: « Pour maintenir notre prospérité, nous devons la financer. Si elle s'arrêtait ce serait un désastre 4. » La guerre que les Êtats-Unis étaient en train de mener était une guerre économique contre l'Angleterre. Pour la gagner, ils devaient aider cette dernière et ses alliés européens, les obligeant à s'endetter afin qu'i ls ouvrent leurs marchés à la pénétration américaine. Bien que tout ceci mt clai r, même parfois pour Wil son, cc dernier continuai t à déployer sa vision mystificatrice: ( J'aimerais, par conséquent, penser que j'exprime l'esprit de cettc rencontre en évoquant la nation brandissant bien haut quelque emblème sacré de Ibid.. p. 190. Ibid. j Ibid.. p. 206 • G. Alvi. op. cit .. p. 21. 1
Ibid" p. 186. 'Ibid" p. 189. ) Ibid. 1
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sagesse ct de paix, de tolérance ct de rectilude dcvantles nations du monde, tout en leur rappelant ce passage de l' Écriture: "Apres le ven t, apres le tremblement de terre, après le feu, la pet ite voix calme de l' humanité" [ . .. ] Et cet esprit s' élancera conquérant et victorieux, jusqu'à ce que, peut-être, la Providence de Dieu, une lumière nouvelle se lève en Amérique, qu i projettera les rayons de la liberté ct de la justice au loin sur toutes les mers et même sur les terres qui stagnent dans les ténèbres et refusent de la voirl .» Cependant, la réalité ne correspondait pas à ses rêves et il n' y avait pas besoin de beaucoup de lumière pour voi r que la guerre aurait continué, essentiellement parce que les États-Unis le voulaient. Le gouverneur de la Federal Reserve de Washington s'expri mait ainsi: (( Je ne peux pas échapper à la conclusion que les États-Un is ont le pouvoir d 'abréger ou de prolonger la guerre selon l'attitude qu 'adopteront les banquiers 2. » Il ajoutait un autre fait lié à la réalité: (( Les achats des alliés ct les prêts qui les financent sont en train de produire une inflation , donc on ne pourra pas continuer pendant longtemps à soutenir l'Entente l . » Pendant ce temps, Wilson avait été réélu président en 1916 avec le slogan : (( Il nous a évité la guerre! », obtenant ainsi les voix des paci fi stes, qu ' ils soient démocrates ou républicains, et des socialistes. C'est pourquoi, même si, durant la campagne électorale, il ne s' était jamais prononcé ouvertement pour la paix , Wi lson continua à faire pression sur les Alliés pour qu'il s acceptent son intervention en tant que "Sauveur de la paix". Les Alliés refusèrent son intervention parce qu'il voulait leur imposer de renoncer à toute annexion territoriale dans les colonies ou dans les territoires des empires centraux et d ' abandonner l' idée du démantèlement de l' Empire ottoman, qui représemait pour eux le seul moyen de payer les charges que les aides américaincs leur infligeaient. De fai t, les achats par l' Angleterre aux États-Unis J' avaicm conduite au bord de la faillite, « les réserves de la Bank of England et ce qui restait des titres souscrits en dollars réquisitionnés par le Trésor ne dureraient plus longtemps. Au rythme des dépenses de l' année 1916, toutes les réscrves d'or de l'Angleterre ne pourraient finance r que deux mois et demi d'importations venues des États, S. Freud w.c. Bullit, op. dl., p. 205. Cit. in G. Atvi, op. cil .. p. 25. l Ibid.
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Unis. Les titres prélevés par le Trésor anglais pour être revendus à Wall Street (200 millions-or) étaient déjà épuisés aux trois-quarts et furcnt consommés totalcmem à la fin de l'année 1916. Désormais, même la Morgan & Co s'estimait incapable de porter secours encore longtemps à la cause anglophile. L'endettement du Trésor de Sa Majesté dépassait celui du gouvernemcnt fédéral l . )). Malgré l' évidence des fait s, Wil son , qui l,vai! toutes ces information s, continuait à jouer les purs : (( La singularité de la guerre actuelle réside en ce que son origine ct ses objectifs n' ont jamais été révélés .. . L' histoire devra chercher longtemps à expliquer ce confl it. Mais que l' Europe ne se méprenne pas sur notre compte. Ce n'est pas par indifférence que nous nous abstenons, mais parce que, lorsque nous fai sons peser la pu issance de cette nation, nous voulons savoir pourquoi [ ... ] vous attendez sculement qu ' il se présente une chose qui en vaille la peine; vous ne cherchez pas à intervenir dans un conflit mesquin, mais dans un conflit qui implique la défense des droits de l' homme, vous cherchez une causc qui éléve votre esprit au lieu de l'abaisser, une cause qui donne la gloire à celui qui verse son sang lorsqu ' il le fau t, afin que tous les accords qui défendent la liberté portent le sceau du sang des hommes libres 2. ») Wi lson était tellcment sûr de réussir à faire triompher la raison entre les belligérants, qu' il exprima publiquement ses positions devant le Sénat américain le 22 du même mois, dans un discours où il anticipa quelques éléments de ce que seront les /4 poinls p our la paix. Wilson déclara que les États-Unis espéraient une (( paix sans victoire », parce que (( la victoire signifierait une paix imposée pour le pcrdant [ . .. ] Elle serait acceptée comme une humiliat ion imposée ct représenterait un sacrifice intolérable. EUe laisserait des marques de haine, de ressentiment, de souvenirs amers sur lesquels les traités de paix s' appuieraient non pas solidemcnt, mais comme dans des sables mouvants } ». La biographie de Wilson , écrite à quatre mains par Sigmund Freud ct William C. Bullit , collaborateur du président, démontre, preuves à l'appui , que Wilson s' identifiait névrotiquemcnt au Christ. On peut le croire ou pas, mais il ne fait nul doute que les mots que nous venons de citer font de lui un gmnd , Ibid.. p. 25-26. S. Frcud-W.C.Bullit. op. cil., p. 209. l W. Wilson, Pace e g UerlTl , libreria della Voce. Firenze. 1918. p. 10. l
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prophète. En tant que prophète, il eut aussi une vision : « Je propose, en un certain sens, que les nations d'un commun accord adoptent la doctrine Monroe comme doctrine du monde: qu ' aucune nation ne cherche à étendre sa politique sur aucune autre nation ou peuple, mais que chaque peuple soit libre de choisi r sa politique, son chemin, sans peur, les petits États d 'un commun accord avec les grands et les puissants j . )) Cette phrase était tellement chargèe de nai'veté idéaliste, que Freud la commenta ainsi : « Il est peut-être absurde de s'imaginer être le sauveur du monde; mais il eût mieux va lu pour l' humanité que les grandes puissances acceptent alors de se laisser conduire par Wilson l . ) Cependant, l'Allemagne déclara la reprise de la guerre sousmari ne à outrance autour des iles britanniques, de la côte atlantique françai se el belge et dans presque toule la Méditerranée. Elle l'étendit aussi aux bateaux de marchandises des pays neutres. Wil son rompit alors les relations diplomatiques avec l' Allemagne, « il fut remp li d'une sourde colère contre l'Allemagne qui l'avait mis dans une situation que son identification au Christ rendait intolérable. Un amer ressentiment contre le gouvernement allemand se mêlait à cette colère J )). Il nourrissait les mêmes sentiments envers les Alliés pour avoir, eux aussi, refusé une paix sans annex ion. Malgré cela. le 1ft" avril, Wi lson se rangea à leur côté contre l' Allemagne: « 11 avait absolument besoin de croire que, d' une manière ou d ' une aulre, il sorti mit de cette épreuve en sauveur du monde 4 , )) En novembre 19 16, la Federal Reserve déclara publiquement : «( [ •.. ] Le Bureau estime de son devoir d 'avertir les banques adhérentes qu'il ne considère pas être dans l' intérêt de la nation qu 'clles investissent en ce moment dans des bons des trésoreries étrangères ). Cela produisi t un effondrement de l'indice des actions de 15 % et « l'unanimité fut fa ite sur l' idée que la neutralité de Washington aurait provoqué une recession aux États-Unis s ». Au même moment, à Washington, eut lieu un congrés réun issant de multiples associations interventionnistes, allant de la National Security League à la Navy League, l'Army League, l'American Legion, 1
l'American Rights League, et 280 représentants des sièges de la National Security League, financée par Morgan et par Rockefeller, qui comptait cent mille membres 1. L' historien de Harvard, William R. Thayer prit la parole et dit : (( J'invoque la nécessité de la régénération momIe de la nation, je n'invoque pas la neutralité. Seu l un eunuque moral pourrait être neutre suivant la signi fi cation contenue dans le principe néfaste du présidcnt. Je nie qu'il n'y ait pas de différence entre l'agresseur et sa victime; entre l'Allemagne, rendue brutale par sa croyance en Moloch, el la France, qui se défend héroïquement contrc le monstre teutonique. Je nie qu'un conflit où la civilisation est en jeu ne concerne pas les Américains. La démocratie, mal organisée et mal disciplinée, est assaillie par des forces soigneusement préparées par le despotisme. Malheur à nous si, à cause de notre abandon, la démocratie devait périr 2,» Les Alliés sc trouvaient alors dans une impasse sur les fronts européens et sans l'aide américaine, se lon un haut fonctionnaire françai s à New York, « la défaite du parti des alliés ne serait qu'une question de mois, d'abord parce qu 'ils n'avaient plus les moyens de se fournir en armes et encore moins de nourrir la population civile ) )). Au moment où Wilson décida d ' intervenir, les dettes des Alliés atteignaient environ 2,3 milliards de dollars. Et si ces derniers perdaient, qui rembourserait aux banquiers américains ces sommes aSlronomiques? Wilson fit donc intervenir les États-Unis dans la guerre europécnne parce qu 'i l etait soumis à de fortes pressions internes et externes au gouvernement, qui lui démontraient les énormes pertes auxquelles serait soumise l' économie américaine en cas de défaite des Alliés. 11 intervint peut-être aussi avec l'espérance de réussir à imposer (( une paix sans annexion ), après avoir payé cher, avec du sang américain : «( Pour une telle entreprise, nous pouvons tranquillement sacrifier notre vic, notre substance, tout ce que nous avons avec la fi erté de celui qui sait que le jour est venu où l'Amérique a le grand privi lège de donner son sang et sa force pour les principes qui l'onl fait naître et pour le bonheur et la paix qu'elle a toujours conservés. Avec l'aidc de Dieu, elle ne peut pas agir autrement 4. ))
Ibid., p. 15.
S. Freud-W.C. l3ullit, op. cil .. p. 216. ) Ibid. , p. 219. j Ibid. , p. 221. sG. Al vi. op. cil .. pp. ]5-]6.
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Q. Ilarie, Ofl. cil., p. 206. Ibid. J G. Alvi, op . cit. p. 36. 'w. Wilson, op. cil .. p. 55. 1
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Le diable nazi Mais les bonnes paroles ne suffisaient certes pas à convaincre les Américains, surtout les « millions de femmes et d'hommes nés ou ayant de la famille en Allemagne, qui vivent pamli nous el participent à la vie de notre société ». Wilson les assurdit de j'amitié du gouvernement, mais « s'il y a trahison nous la réprimerons avec fermeté et sévérité 1 ». Effectivement, durant la guerre les citoyens américains d'origine allemande furent soumis à des discriminations Cl à des manifestations de haine populaire généralisée: « Ceux qui avaient un
nom allemand durent l'américaniser ; l'enseignement de [a langue allemande fut banni de certaines écoles; à Boston, on interdit la musique de Beethoven, la choucroute prit le nom sur les menus de "chou de la liberté"2. )) On mit en place un Committee on Public Infonnation, un bureau de propagande, qui instilla une haine profonde envers l'Allemagne. D'éminents professeurs d'université col laborèrent aux travaux de ce bureau. Pendant cette obsédante campagne antiallemande, en novembre 1917, le producteur de cinéma Robert Goldstein fut poursuivi en justice car il avait financé le film The Spirit of 76 dans lequel était représentée la cruauté des Anglais pendant la Révolution américaine. Il montrait sous un mauvais jour « la bonne foi de la Gmnde-Bretagne, notre alliée )). Le producteur fuI condamné à dix ans de prison ct à une amende de 10 000 dollars. Et pourtant, Wilson nourrissait des rancœurs envers les Anglais; il écrivit d'ailleurs au colonel House : « Une fois la guerre terminée, nous pourrons les contraindre à accepter notre façon de voir 3• )) l
Op. cil .. p. 54.
M.A . Jones, op. cil ., pp.384-385 l G. Alvi. op. cil .. p. 40.
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Wilson avai t l' intention de les convaincre d'accepter son idée de (( paix sans annexion }) en s'appuyant sur l'endettement croissant de leur pays vis-à-vis des Êtats-Un is, qui avai t conduit Keynes à déclarcr : (( Une prolongation de la guerre signifie probablement, au train où vont les choses, une disparition de l'ordre social tel que nous l'avons connu jusqu'à maintenant. .. Une année de plus, et nous aurons perdu tous Ics titres de propri été que nous avions investis dan s le nouveau monde et nous serons hypothéqués par l' Amérique ' .) En août 1917, Wilson répéta encore à House son mécontentement envers les Alliés « L'Angleterre et la Fran ce n'onl IIl1l1eme1l! les mêmes idées que nOlis COllcemalll la paix. Après la guerre nous pourrons les obliger à penser comme nous parce qu'elles seront alors, entre autres choses, fina ncièrement entre nos mains 2• ) Finalement, le 8 janvier 1918 Wi lson énonça, dans un discours au Congrès, les fameux 14 points sur lesquels devait se baser la pax americalla : fin de la di plomatie secrète, liberté absolue de navigation, suppression de toutes les barrières économiques, armements de chaque pays rédui ts au minimum, arrangements sur toutes les revendicat ions coloniales, basés sur ... les intérêts des populations en jeu. Les autres poi nts concernaient les différents règlements territoriaux, à pan le dernier qui rappelai t la nécessité d ' une insti tution supranationale: (( Une association générale des nations devra être formée d'après des conventions spéc iales, dans le but de fournir des garanties mutuelles d 'indépendance politique ct d'intég rité territoriale aux petits comme aux grands États J . ») Les All iés européens auraient pu, plus ou moin s, acccpter les aménagements territoriaux , à pan le point 12, qui garanti ssai t la « pleine possibilité de se développer de faço n autonome» aux nationalités soumises à l'Empire ottoman, puisque la France et l' Angleterre sc les étaient déjà répanies selon des accords secrets. C'était cependant la somme de tous les points qui, s'ils étaient adoptés, aurait soumi s les nations européennes à la suprématie économique américaine; en paniculier la proposition de suppress ion des ( barrières économiques » aurait ouvert aux États-U ni s les marchés européens. et surtout ceux des co lonies des immenses empires françai s et anglais. 1 Ihid .• pp. 41-42. : S. Frcud-C. Bu!lit. op. cil., p. 227. J \V. Wilson. op. Cil. , pp. 1 J 9-122 .
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Comme si les 14 points ne suffisaient pas à rendre inacceptables les conditions américaines pour la paix, Wilson voulut y ajouter 4 autres points qu' il développa dans un discours tenu devant le Congrès, le II février dc la même année: le premier répétait que les décisions territoriales avaient pour but de tendre ( à l'assurance d'une paix permanente », le second affirmait que « les peuples et les territoires ~) ne devaient pas « être troqués entre une puissance et une autre », mais que, troisième point, les accords devaient sc faire (( dans les intérêts des population s concernées » ; quatrièmement, «( que toutes les aspirations nationales bien définies devaient recevoir la plus complète satisfaction ». C'était pratiquement la première formulation du principe « d ' autodétennination de tous les peuples )), c'est-à-dire exactement le contraire de ce qu' avaient lOUjours recherché les puissances européennes, et donc, ce qu ' elles n' avaient pas l' intention d' accepter. Wilson, qui était bien au courant de la situation, haussa le ton: « J'ai parlé en ces termes pour que le monde entier connaisse le véritable esprit de l'Amérique, pour que pan out les hommes sachent que nos passions pour la justice et l'autonomie ne sont pas que des mots, mais des passions qui , une foi s sollicitées, doivent être assouvies. La puissance des ÉtatsUn is ne constilue de menace pour aucune nalion ou pour aucun peuple ; clic ne sera jamais util isée pour agresser ou pour défendre nos intérêts égoïstes. Elle naît de la liberté et elle est tout entière dédiée au service de la liberté 1. )) Le ton moralisateur ne convai nquit personne. Il avait été démemi avec éclat par le comportement des États-Unis quelques années auparavant en 1916 Wilson avait décidé le débarquement d ' un corps expédi tionnaire à Saint-Domingue et, peu de temps après, il en avait envoyé un autre au Nicaragua, sans parler des 15000 hommes envoyés à Mexico avec J'ordre de capturer Villa. Parmi ceux qui crurent aux 14 points el aux déclarations complémenta ires, Je chancelier allemand, Max imilien de Bade demanda un arm istice immédiat, le 5 octobre 191 8, acceptant (( comme base des négociations de paix le programme proposé par le président des Êtats-Uni s dans son message du 8 janvier 1918 au Congrès et dans ses discours ultérieurs, [ ... ]2 ». Néanmoins, le 19 du même mois, les représentants des Alliés réuni s à Paris refusèrent d'accepter une 1
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Ibid. , pp. 133.5. S. Freud-C. Bullit, op. cil., p. 230.
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paix fondée sur les 14 points. Wi lson les menaça alors de conclure une paix séparée avec l' Allemagne: « Je considère de mon devoir, en mon âme et conscience, de vous autoriser à affinner qu ' il m' est impossible de participer aux négociations d ' une paix qui n' englobe pas la liberté des mers, parce que nous nous sommes engagés à combattre non seulement te militari sme prussien, mai s le mi litarisme où qu'il sc trouvc. 1I m'est tout aussi impossible de partici per à un règ lement qui ne prévoit pas une Société des Nations parce qu ' une telle paix conduirai t à très court terme à un réarmement universel, ce qui serait désastreux. J'espère que je ne serai pas obligé de rendre cene déclaration publique 1. » Avant de se rendre aux négociations de paix, Wi lson se confia à son secrétaire: « Ce voyage sera la plus grande réussite ou la tragédie suprême de toute l' histoire; mai s je crois en la Divine Providence. Si je n' avais pas la foi, je deviendrais fou [ ... ] aucune société humaine, quelles que soient les dispositions qu 'elle prenne pour user de sa force ou de son influence, ne pourra jamais faire échouer cette grande entreprise mondiale, qui, après tout, est celle de la miséricorde, de la paix et de la bonne volonté di vincs 2.» Il n 'avait aucune expérience des problèmes européens ni des négociations diplomatiques. Un membre important de la dé légation brilannique, John Maynard Keynes, releva les insuffisances de Wilson : « Il n'avai t ni programme, ni plans, ni idées constructives pour donner de la chair aux commandements qu'il avait proclamés à la Maison Blanche. Sur chacun d ' cntre eux, il aurait pu tenir un sermon ou élever des prières solennelles au Tout-Puissant pour qu ' il l'exauce, mais il ne savait pas comment les appliquer concrètement à l'état réel où se trouvait l'Europe J . » Et pourtant, il était objectivement en position de force. Les ÉtatsUnis avaient perdu 100000 hommes dans la guerre et, même si c ' était peu par rapport au 5 millions de morts environ chez les Alliés, leur sacrifice avai t été essentiel pour la victoire: « Les forces armées américaines ont atteint leur apogée par leur nombre, leur discipline, leur équipement. L.: Europe dépendai t de la man ière la plus compl ète des fournitures alimentaires des États-U nis et, au niveau fin ancier, elle était encore plus à sa merci. Non seulement
elle devait aux États-Unis plus qu 'elle ne pouvait lui rendre, mais seule une assistance distribuée avec largesse pouvait la sauver de la faim et de la banqueroute 1. » Malgré tout ce la, Wilson ne réussit pas à fai re passer ses idées. Il avait aussi commis la grave erreur de sous-évaluer le vote de désaveu de l' électoral américain, qui, à la fin de l'année 19 18, avait donné la majorité aux républicains au Sénat comme à la Chambre des représentants. Une paix non négociée fut imposée à l' Allemagne. On lu i retira ses colonies, dix pour cent de son territoire national avec sa population, un tiers de ses mines de charbon, trois-quarts de celles de fer, sa marine marchande et militaire, el en plus on lui imposa de très importantes réparations à verser aux Alliés. Ces conditions fu rent extorquées à Wilson parce qu'il était incapable de négoc ier : « Son esprit était trop lent et pas assez agile pour pouvoir faire face à n' importe quelle alternative. Il réuss issait à ne pas se laisser entraîner et à ne pas céder d'Lm pouce comme il le fil pour Fiume: mais il n'avait pas de moyen de défense et, ell général, il suffi sa it d' un léger changement de position chez l'adversaire pour empêcher qu'il ait une idée avant qu ' il ne soit trop tard. Devant quelques sourires et une apparence conciliante, le président se laissait entraîner loi n du droit chemin, il perdait l'occasion de tenir bon et l'occasion s'était évanouie avant qu ' il ne se ressaisisse !. » Il céda aussi dans l'espoir de sauver la Société des Nations, qu 'i l avait largement contribué à créer. La signature du traité de Versailles déçut profondément les All emands: « [1 est inconcevable qu' un homme, qui a promi s au monde une paix juste sur laquelle pourrait être fondée une Société des Nations, ait pu aider à élaborer ce projet dicté par la haine l . » Cela désespéra aussi l'assistant du département d ' Étal William C. Bulli t qui o ffrit sa démission avec ces paroles visionnaires : « [ .. .] Je suis conva incu que la Société des Nations actuelle sera impu issante à les empêcher [de nouveaux conflits internationaux inévitables], et que les États-Unis y seront entraînés par les obligations prises dans le pacte de la Société ct par l'accord spécial conclu avec la France. 1
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Ibid., p. 231. Ibid., p. 232-233 John Maynard Keynes. Poli/ici cd ecOIlOfllis/i, Einaudi, Turin. 1974. p. 16 .
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Ibid. , p. 13. Ibid. , p. 16.
J S. Freud, Le P"lsidell( Thomas lloodrow Wilsoll Portrait Psychologique, Albin Michel, Paris, 1967, p. 298.
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C'est pourquoi le devoir du gouvernement des Êtats-Unis envers notre peuple et envers l' humanite est de re fuser de signer et de ratifie r ce traité injuste 1••• )) Et d' ailleurs, malgré l' infatigable défense de Wilson, le Sénat repoussa le traité de Versailles le 20 mars 1920 et refusa l'adhésion à la Société des Nations. La même année, les élections présidentielles mirent de nouveau au pouvoir les républicains. À parti r de ce moment-là et pendant des années, les Américains recommencerent a faire des affaires et à développer leur économie en se désintéressant du reste du monde, mais pas au point d' oublier leurs avoirs de guerre. C'est ainsi que durant le moi s d'août 1922, lorsque Lord Balfour proposa aux Êtats-Unis d'effacer les dettes de la Grande-Bretagne qui, en contrepartie, aurait renoncé à l'argent que l'A llemagne et les Alliés lui devaient, les Êtats-Unis refu sèrent. Ils proposèrent en revanche aux différents pays débiteurs toute une série d 'accords bi latéraux comportant des taux d 'i ntérêts qui variaient en fonct ion de ce que chacun était supposé pouvoir supporter. Selon Keynes, « la conséquence de cet accord sera pour la Grande-Bretagne le paiement chaque année d'environ 33 millions de livres sterl ing jusqu 'en 1933, et ensu ite de 38 mi Il ions j usqu'en 1984, date à laque lle sa dette sera eteinte 2 )). Les banquiers américains, pour s'assurer du remboursement des dettes de guerre italiennes et pour conclure d ' aorres affaires avec l' Italie, n 'hésitèrent pas à soutenir un viei l ami qu' ils avaient dejà aide à engager l' Italie dans la guerre aux côtés des Alliés ct à deveni r Premier ministre: t( Finalement, ce fut Mussolini, et non la gauche réformiste, qui tira parti de l' intérêt américai n pour l'économie italienne. Entre 1924 et 1929, avec l'A llemagne, l' Italie fut le principal pays bénéficiaire en Europe des prêts américains à moyen et à long terme [ ... ] Cette situation reflétait aussi l'attitude bienveillante des banques américaines pour le régime autoritaire de Mu ssolini, débar rassé des revendications populaires sur les depenses soc iales ct donc moins suscept ible de s'écarter de l' orthodox ie de la politique fisca le et monetaire J »). Avec l' Allemagne, les Américains imposèrent en 1924 le plan Dawes, qui prévoyait un paiement de 5,4 mi lliards de marks avant 1928 et de 2,5 mill iards par an à partir de 1929. Pour permettre ces 1 Ibid.•
p. 302. Maynard Keynes, EfQr/a::iolli e profe:.îe. Il J O" . cit.. p. 24. 2 J.
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Saggiatore, Milan. 1968. p. 64.
versements absurdes, il s concédèrent au gouvernement allemand un prêt de 800 millions de marks-or. En résumé, on aidait l' Allemagne à payer aux All iés les réparations de guerre, ct les Alliés, avec cet argent, remboursaient leurs dettes auprès des banquiers americains: « Si tout, ou presque tout cc que l' Allemagne paie en tant que réparations est utilisé non pour reparcr les dommages subis, mais pour rembourser les États-Unis du rôle fina ncier qu ' ils ont rempli pendant la lutte commune, une grande partie de l'opi nion publique le vivra comme un résultat sans rapport avec les souhai ts de l' humanité et sans cohérence avec les professions de foi faites par les Américains au moment où ils sont entrés en guerre et après 1. ») Par ces mots, Keynes man ifesta toute sa déception au sujet du beau mythe de Wi lson, que ses successeurs transgresseront avec éclat. Cependant, il est stupéfiant qu ' un grand économ iste n' ait pas vu que, derrière les paroles visionnaires de Wil son, se cachait l' in térêt économique des États-Unis à dominer l' Europe et à s'emparer de ses marchés. Cette ex igence devint plus forte après la « grande crise )) de 1929, qui montra de manière évidente que les potentialités productives des États-Unis devaient trouver des marchés plus vastes, et que ces marchés se trouvaient une foi s de plus en Europe et dans leurs colonies. Pour que l'économ ie américaine puisse trouver les débouchés dont elle avait besoin, il fallait cependant que le vieux mythe millénariste prenne une nouvelle forme, qu ' un autre prophète devienne président, et qu' il oblige les Américai ns à intervenir dans une autre guerre europeelllle pour détruire défin itivement la suprematie de l' Europe. En 1932 le Conseil fédéral des Églises américaines prit position contre la li bre-concurrence, accusée d'être à l'origine de la ~( grande crise )) de 1929, et définie comme « la personnification, en part ie institutiollllalisée, de l'égoïsme primordial )), auquel on opposait« l' idéal chrétien ) qui , à ce moment-là, imposait un appui « de tout cœur au système d'économie planifiee 2 ) . Le Consei, ne fit pas explicilCment référence à la Russie soviétique, mais dès 1930, le /l'odd TOlIIorro ll', revue du radicali sme protestant, avait écrit que ~( probablement , les communistes, malgré leur grand 1 1
lM. Keynes. Esorta::ione e p/'ofe:ie. op. cit.. pp. 66-67. Cil. in A.M. Schlesin ger. op. cil .. vol. 1. p. 197.
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athéisme, auraient rapidement découvert que la mise en place d'un système généralisé de vie collective leur permettrait de jeter en même temps le fondement de la réalisation du Royaume de Dieu 1 ». Au cours de ces mêmes années, Franklin Delano Roosevelt, devenu gouverneur de New York, avait pris des mesures pour la nationalisation de l' énergie électrique, l'aide aux chômeurs ct la préservation de l'environnement. Enjuin 1931 , dans une intervention à la Conférence des gouverneurs, il expliqua que « la planification au niveau des États et de la nation est un elément fo ndamental de la prospérité, du bonheur futur et de l'existence meme du peuple américain ~ ». Fils d'une riche famille de New York, d'origine hollandai se, le jeune Roosevelt avait appris les valeurs sociales chrétiennes dans la sévère école du réverend Endicol\ Peabody, avec lequel il resta en contact même après être devenu président J. Pendant sa scolari té, deux événements eurent une influence sur le jeune Franklin: l'élection de son cousin Theodore à la présidence des États-Unis et la guerre des Angla is contre les Boers. Il prit parti pour les Boers et recueillit de l'argent pour envoyer de l'aide aux prisonniers que les Anglais avaient enfermés dans des camps de concentration\ sans assistance médicale ni nourriture suffisante. Son idéal ismc lu i permit de rencontrer le président Wil son qui le choisit comme sous-secrétaire à la Marine. À peine élu président, il affronta les puissances impérialistes aguerries. En 1932, il s' opposa à la Grande-Bretagne lors d ' une « Conference impériale », réunie à Ottawa qu i avait instauré des droits de douane élevés pour les marchandises ne provenant pas du « Commonwealth » ainsi que des ta rifs préférentiels pour les échanges à l'inté rieur de l' Empire britannique, portant ainsi préjudice au commerce des États-Un is. C'est alors que le nouveau préOp. cil., pp. 197- 198, Op. cil., p. 261. J Ibid. ~ Contre les Boers. le géfH~ral anglais Kitchener fit usage d'unI;: invention récente. le fil de fer barbelé, pour aménager des camps de concentration. Les barbelés permettent d'emprisonner un gra nd nombre de personnes à moindres frai s ct avec une surveillance réduite. 200000 Boers (hommes, femmes el enfants) furent internés dans des conditions lamentables elle nombre des victimes des camps est évalué;! 30000. 1
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sident, pour faire face à la situation très grave provoquée par la ( grande crise » de 1929 (en 1932, il y avait encore 12 mill ions de c hômeurs en Amérique), fit le choix de dévaluer le dollar afin de rendre les marchandises américaines concurrentielles par rapport à celles des autres pays qui avaient adopté des mesures protectionnistes. Il espérait ainsi relancer l'économie américaine et l'emploi . Le conflit s'aggrava pendant la Confé rence économ ique internationale réunie par la Société des Nations à Londres, le 12 jui n 1933. (( Peu de temps avant la conférence, la France augmenta ses droits de douane, portant atteinte surtout aux intérêts américains el angla is 1. » La Conférence avait pour but de trouver des remèdes à la réduction du commerce mondial, tombé à un tiers de sa valeur de 1929 : « Entre 1929 el 1932, la quantité de marchandises exportées par les États-Unis diminua de moitié et l' ensemble des exportations mondiales avait diminué d' un quart. La réduction e n valeur du commerce américain atteignit 70 % aussi bien pour les exportations que pour les importations 1 . » Les Américains étaient en conflit avec l'Angleterre et avec la France sur un autre point: les dettes contractées pendant la Première Guerre mondiale. l' Angleterre devait aux États-Unis 4,675 milliards de dollars et la France 3,717. Jusqu 'en 1930, les versements annuels (qui devaient durer soixante ans) avaient été payés grâce aux réparations que leur devait l'Allemagne, mais en 1930, celle-ci, bouleversée par la crise, avait suspendu ses paiements. La France et l'Angleterre devaient donc puiser dans leurs deniers .. Le 15 juin 1933, la France e t l' Angleterre devaient faire leur versement annuel. Elles demandèrent un moratoire aux ÉtatsUnis, mais ceux-ci refusérent et menacèrent même de ne pas assister à la réunion de Londres si quelqu ' un cherchait à aborder ce problème. La con férence économique fut inaugurée le 12 juin. elle rassembla 1500 délégués provenant de 66 pays. Pendant quelques jours, on discuta de lout et de rien et chaque délégué exposa le point de vue de son pays; seul Daladier se rendit compte de la gravité de la situation: « Si la collaboration entre les nations ne se réalise pas, 1. Majskij. Perché scoppio la Secol/da gue/Ta mOl/dillh~, Editori Riuniti, 1965, p. 238. 1 H. W. Arndt, Gii illsegnumenti ecol/omici dei decemtio 1930- 1940, Einaudi. 1
1949, p. 110.
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tous les peuples tomberont au fond d'un gouffre 1 ! » Le 21 juin, la torpille américaine arriva par surprise il la conférence, dans le message du président Roosevelt: « Le gouvernement américain pense que lOute stabil isation provisoire des monnaies est aujourd'hui intempestive 2. » J. Maynard Keynes commenta avec enthousiasme J' intervention de Roosevelt dans le Daily Mail, dans un article dont le titre était : « Le président Roosevelt a magnifiquement raison » : « Depuis longtemps, un grand homme d'État n'avait pas balayé Jes wiles d' araignée avec l'audace mise en œuvre hier par le président des États-Unis. Il nous a donné sa position et a invité la conférence il aboutir à quelque chose de concret l . » Le grand économiste anglais était d'accord avec Roosevelt sur ce que ne devait pas être la réunion de Londres: « Que la conférence s' occupe de résolutions pi euses concernant l' abaissement des tarifs, des quotas et des restrictions sur les échanges est une absolue perte de temps 4. » En outre, Keynes, durant ces années, en était arrivé à la conclusion que la lutte pour la conquête des marchés pouvait être nocive pour la paix: « La guerre a de nombreuses causes. l es dictateurs ou leurs semblables, à qui la guerre offre comme perspective au moins une excitation agréable, n'ont pas de difficulté il agir en s'appuyant sur le bellicisme naturel des peuples. Mais au-delà de ces fails, ce qui facilite leur action et alimente la flamme populaire, ce sont les causes économiques de la guerre, c'est-à-dire la pression de la population et la lutte pour la conquête des marchés dans la concurrence s ... » La voix de l'un des dictateurs, dont parlait Keynes, se fit entendre à la Conférence économique: le 16 juin, un mémorandum rédigé par Hungenberg, ministre de l'Économie d'Hitler, fut présenté. Les propositions qu'il contenait allaient dans le sens d'une collaboration pacifique entre les pays, mais à certaines conditions: « La première consistait dans la restitution à l'Allemagne de toutes ses possessions coloniales africaines. La seconde exigence était la concession aux peuples privés d'espace vital de nouveaux territoires, dans lesquels les races énergiques pourraient créer des coloL Majskij, op. cil. , p. 242. Ibid. , p. 25. J R.E Harrod, La Vila di J M. Keynes, Einaudi. 1965, pp. 519-520 . • A.M. Schlesinger, L"Élà di Roosevell, vol. II, Mulino, 1959. J J.M . Keynes, Occupazion. interesse e mOllela. UT ET, 1969, pp. 338-339. 1
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nies et entreprendre un grandiose travail pacifique. Nous ne souffrons pas à cause de la surproduction, mais seulement .il cause de la sous-consommation . La guerre, la révolution et le délabrement intérieur ont trouvé une aide dans la Russie et dans ses vastes espaces d'Europe. Ce processus dévastateur est actuellement en marche. Nous avons le devoir de l'arrêter 1. » le mémorandum allemand provoqua de vives réactions dans la presse internationale; la presse allemande chercha à minimiser, mais entre-temps un message avait été envoyé aux puissances occidentales: l'Allemagne était prête à attaquer l'URSS en échange de la restitution de ses colonies. Dans un sens, cene proposition avait séduit, et elle justifia toutes les concessions aux prétentions allemandes, qui furent peu à peu annoncées; c'est du moins l'interprétation que donnèrent les Soviétiques de la politique de l·appeasement. Les représentants de l'URSS eurent une premiére confirmation de leur position d' infériorité pendant la conférence économique, car leurs propositions furent ignorées malgré leur intérêt. La conférence économique, comme celle sur le désannement, ne déboucha sur rien de concret, ce qui provoqua une aggravation de la situation . La Pravda du 15 juillet 1933, en commentant la « clôture de la conférence londonienne », observait: « Sur le résultat de la conférence économique internationale, nous constatons un durcissement de la lutte entre les pays débiteurs d'Europe et les ÉtatsUnis d'Amérique concernant le problème des dettes interalliées, une intensification du conflit douanier entre l'ensemble des puissances impérialistes, une extension de la guerre des monnaies entre les États-Uni s, l'Angleterre, le Japon et les autres pays, une aggravation du conflit entre tous les pays impérialistes pour les réserves d ' or, une augmentation de la lutte concurrentielle entre les monopoles mondiaux sur la question des prix, de la répartition des marchés et des ressources en matières premières 2• » C'était donc la guerre de tous contre tous ; pour l'éviter, il aurait fallu un marché unique au niveau mondial, mais, pour l'obten ir, il fallait une guerre avec un unique vainqueur qui impose aux autres sa domination et sa mOimaie. La reconnaissance par les ex-puissances coloniales de 1 1. MlIjskij. op. cil .. p. 247. Ibid., p. 261.
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la suprématie du dollar américain à Bretton Woods en 1944, avant même que la guerre ne finisse, en est bien la preuve. En août 1936, le Comité de non-intervention dans la guerre civile espagnole est créé sur proposition du gouvernement français du socialiste Léon Blum. Litvinov accepta d'adhérer à la politique de non-intervention. Encore une fois, au nom de l'appeasement, on commit l'injustice de traiter de la même façon l'agresseur et l'agressé: le gouvernement légitîme espagnol et les généraux séditieux, soutenus par Hitler et par Mussolini. En effet l'Allemagne ct l'Italie adhérèrent aussi au comité, mais ce fut une farce dans la tragédie - ces deux puissances ne cessèrent jamais d'envoyer de l'aide à Franco : l'Italie envoya plus dc 100000 « volontaires ); l'Allemagne envoya des avions, du matériel en tout genre et des hommes. En octobre de la même année, l' ambassadeur soviétique à Londres, Majnskij, membre du Comité de non-intervention, fit ces amères constatations : « Dans leur effort pour surmonter les scissions et pour assurer l'unité du front capitaliste contre le monde socialiste, les leaders du capital isme (surtout en Angleterre, en France et aux États-Unis) crurent avoir conçu une "solution idéale" : ils pensaient pouvoir résoudre leurs conflits aux dépens de l'URSS . Les hommes d'État de Londres, Paris et Washington firent comprendre par tous les moyens à Hitler qu'il pourrait chercher son "espace vital" en Orient 1. )) Ces considérations conduisirent-elles peut-être l'Union soviétique à revoir sa position et à commencer à aider les Républicains espagnols, mais, selon un observateur américain, « la Russie est intervenue tardivement, avec peu de moyens, et s'est vite retirée 2 »). Néanmoins, l'intervention tardive des Soviétiques durant la guerre civile en Espagne alimenta de nouveau le vieux mythe anticommuniste, renforcé par les « grandes purges ) en URSS et en Espagne qui, entre 1937 et 1938, éliminercnt tous les opposants vrais ou présumés de Staline. Quelques Américains partic ipèrent en tant que volontaires aux Brigades internationales, mais, malgré un sondage Gallup montrant que 76 % des Américains étaient favorables au soutien à la République espagnole, le gouvernement américain ne leva pas l'em1 1
Ibid., p. 325. D.F. Fleming, op. cit. , p. 80.
bargo : " Indubitablement, cette erreur poussa de plus en plus les États-Unis à se laisser entraîner vers des capitulations perpétuelles devant le fascisme. C'est aussi par la faute des Américains que l' héroïque sacrifice du peuple d'Espagne échoua; les Espagnols furent de nouveau dominés par un régime impitoyable. Un million d'Espagnols moururent au cours de la guerre civile 1 ••• » I.:attitude ambiguë des États-Unis se manifesta également à l'occasion de la guerre déclarée par le Japon à la Chine nationaliste en juillet 1937 en dix-huit mois les Japonais conquirent toutes les côtes chinoises. Les agressés firent appel à l'agonisante Société des Nations qui, une fois de plus, convoqua une conférence à Bruxelles, mais, de nouveau, les Américains ne voulurent rien faire. Plus ou moins consciemment, pour réaliser leur hégémonie à l'échelle mondiale, ils devaient provoquer un affaiblissement de leurs concurrents, au besoin en les aiguillonnant les uns contre les autres. En plus de ces raisons tactiques, le gouvernement américain était poussé par des raisons politiques pour se comporter avec une apparente ambiguïté; le peuple américain comme le Congrès étaient très fortement isolationnistes, de plus, le président des États-Unis n'avait pas le pouvoir de déclarer la guerre, même à l'ennemi le plus odieux et le plus féroce. Tous ces éléments montrent que la diplomatie soviétique se trompait quand elle associait les États-Unis à la po litique d'appeasement face au fascisme: l'intérêt américain ne gagnait pas dans la paix, mais dans la guerre. De la même façon, les déclarations pour la paix de l'URSS étaient sinceres lorsqu'eUes concernaient le danger d'une agress ion contre l'Union soviétique, mais, pour elle aussi, un conflit entre les pays « capitalistes» ne pouvait que servir ses intérêts: ceux de la ,( révolution communiste mondiale )). C'est pourquoi les Soviétiques, pour combattre le Japon, incitèrent le Parti communiste chinois à s'allier de nouveau avec le Kuomintang malgré les massacres, malgré les cinq offensives et la Longue Marche de Mao Tse-Tung. Pendant ce temps, en Europe, la politique de l'appeasemem se poursuivait. En novembre 1937, Chamberlain écrivai t : « Il est clair que les Allemands veulent dominer l'Europe orientale. )) Il leur fit une proposition: « Donnez-nous des garanties sérieuses que vous 1
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Ibid. , p. 92.
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n'aurez pas recours à la force en négociam avec les Autrichiens et les Tchécoslovaques, ct nous vous garam irons que nous n' utiliserons pas la force pour empêcher les changements que vous dési rez, à la seule conditi on que vous les obteniez par des moyens pacifiq ues t. » La crise tchécoslovaque fut le dernier épisode de l' appeasemem et, dans ce cas, les concessions aux exigences nazies furen t failes en violation des traités internationaux, en particulier du Traité de mutuelle assistance entre la France et la Tchécoslovaquie. En somme, la France et l'Angleterre comprirent qu'un raidissement de leur part aurait provoqué la guerre contre l'A ll emagne, guerre qui les aurait définitivement affaiblies, même si elles l'avaient gagnée. D'autant plus que, le 9 septembre 1938, « le président Roosevelt avait dit, dans une conférence de presse, que c'étai t une erreur absolue d' associer les États-Unis à la France el à la Grande-Bretagne dans la constitution d' un front de résistance contre Hitler 2 ». Cappeasement avait des raisons valides, ce n'était pas un recul craintif au summum de la crise devant le dictateur du jour. D'ailleurs, Chamberlain s'exprima ainsi à la radio: « Quelle que soit notre sympathie pour une petite nation aux prises avec un grand et puissant voisin, nous nc pouvons, en toutes circonstances, nous engager à entraîner l' empire britannique tout entier dans une guerre, uniquement à cause d'elle l . » Bien sûr, l'empire britannique s'étendait principalement hors d'Europe, mais une guerre épuisante en Europe aurait réduit les possibil ités pour la GrandeBretagne d' intervenir dans ses colonies menacées, el à ce momentlà le danger venait du Japon qui s'était uni en novembre 1936 a l' Axe Rome-Berlin. En outre,l'appeasement tenait compte de l'état d'esprit de la population dans les différents pays; en particulier quand la crise tchécoslovaque fut résolue par les accords de Munich, on assista à des manifestations publiques de joie: « De même que Daladier à Paris, Chamberlain revint à Londres en triomphateur. Brandissant la déclaration qu ' il avait signée conjointement avec Hitler, le Premier ministre radieux, se trouva en présence d'une foule énonne qui se pressait dans t l
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Ibid., pp. 96-97. A.J.P. Taylor, op. cil .. p. 232. \V.E. Shircr. Le Troisième Reù;h desorigille5 â ft/ chille, Stock. 1%2. t. 1.
p. 436.
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Downing Street. [ ... ] Le limes déclara que ·"jamai s conquérant à la suite d' une victoire rcmponée sur un champ de bataille n'était revenu paré de plus nobles lauriers" 1. » Il faut dire que le peuple allemand n'avait pas non plus envie d'être de nouveau engagé dans une « grande boucherie )}. Pour J'absoudre définitivement du caractère criminel que le mythe créé par les antinazis lui attribue en représentant, généralement, le peuple allemand partant à la guerre plein d'enthousiasme, le récit d ' un témoin insoupçonnable a de la valeur: « J'évoquais les récits des scènes qui s'étaient déroulées en 1914 dans cette même rue, quand les foul es poussaient des vivats et lançaient des fl eurs aux soldaISqui défilaient, que les jeunes filles se précipitaient pour les embrasser. .. Mais aujourd'hui, les gens plongeaient dans le métro, refusaient de regarder, et la poignée de spectateurs groupés au bord du trottoir gardait un silence total. .. C'était la plus frappante manifestation contrc la guerre que j'ai jamais vue 2 . » Bref, la politique de l'appeasemen! ne fut ni un choix dicté par la peur d'un vieil homme d'État qui « ne comprenait rien à la politique étrangère n, comme le veut l' histoire anecdotique antifasciste, ni un choix fait pour favoriser le fasc isme ou abattre le bolchevisme, mais une tentative extrême pour sauver le monde d' un confli t vers lequel il se dirigeait. Les historiens officiels disent qu'une attitude plus fenne aurait convaincu Hitler de céder, mais ces mêmes historiens sont persuadés de la déraison ct la folie d' Hitler. En plus l' Angleterre n'avait pas sur le continent les troupes nécessaires pour empêçher la conquête de la Tchécoslovaquie et la France avait enterré les siennes sur la ligne Maginot. Après l'assassinat à Paris du troisième secrétaire de l' ambass'lde allemande par un juif polonai s, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, le parti nazi déclencha de féroces représai lles antisémites, connues sous le nom de « la Nuit de cristal ». Les protestations furent particulièrement fortes aux États-Un is, au point que « Hugh Wilson, ambassadeur des États-Unis à Berlin, fut rappelé par le président Roosevelt le 14 novembre [ ... ] "pourconsultations"et ne rejoignit jamais son poste. Carnbassadeur d'Allemagne à Washington, Hans Oieckhofffut rappelé le 18 novembre et, lui aussi, ne revintjamais J .)) La 1 Ibid., p. 454 . l lbid.. p. 433. J Ibid., p. 470.
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signification des événements etait sans ambiguïté: le président Roosevelt, qui ne pouvait déclarer la guerre à personne, avait manifesté clairement ses intentions de se battre contre l'Allemagne. Pour obtenir ce résultat, il dut Contourner l'opposi tion du peuple améri~ai n ct surtout vaincre l'opinion des isolationnistes du Congres des Etats-Unis. Chamberlain persista dans la politique de l' appeasemenr même quand, en mars 1939, Hitler occupa Prague. Mais cette fois, « la presse anglaise unanime attaqua l'Allemagne et déclara ouverte~~nt qu 'on n~ pouvait pas faire confiance à Hitler. Le Times quahfm la conquete allemande de la Tchécoslovaquie comme "un acte impitoyable ct brutal de répression"! ». Jusqu'alors, le Times s'était toujours rangé du côté de l'appeasemem. On ne sait pas dans quelle mesure le changement de position de la presse anglaise influença le choix antiallemand de Roosevelt, mais, sans aucun doute Chamberlain fut foudroyé sur le chemin de Bimlingham: alors q~' il allait dans cette ville pour faire un discours encore empreint de l'esprit d'appeasemelll, il déchira ses notes et, le lendemain, il prononça des paroles d ' une tout autre teneur : « [ ... ] On commettrait pourtant une tres grave erreur en supposant que notre nation , parce qu'elle considère la guerre comme une chose cruelle et insensée a perdu tout ressort, au point de ne pas riposter, de toutes ses forc;s, â un tel défi, s' il venait à lui être lancé 2. »
1 1. Manskij, op. cil., pp. 494-495. z W.E. Shirer, op. cil., 1963. p. 491 .
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Vempire du mal Le 31 mars 1939, le gouvernement anglais déclara unilatéralement qu'il aurait aidé la Pologne dans l'éventualité d·« une action présentant une menace fla grante pour son indépendance, et si le gouvernement polonais estimait vi tal de résister avec ses forces nationales 1 ) . Après avoir refusé d'aider la démocratie tchécoslovaque, Chamberlain s'engagea it à interven ir pour défendre un pays fasciste, antisémîte, qui avait collaboré avec Hitler dans le démembrement de la Tchécoslovaquie. Celte décision marquait sans aucun doute un changement, mais surtout, il était absolument incompréhensible qu'un homme prudent ct sage comme Chamberlain assume à l'improviste tout le poids de la guerre contre ]' Allemagne sans croire en la possibilité d ' une intervention soviétique, sans avoir eu de garantie de la part des États-U nis. Le président Rooseve lt, en effet, avait déclaré dans son message au Congrès du 4 janvier 1939 qu ' il fallait s'opposer aux agresseurs avec des mesures «short ofwar 1 JI . Dans les Illois qui suivirent, il présenta, toujours au Congrès, « un programme de réarmement qui prévoyait une production annuelle de 24000 avions et l'abrogation des normes de la loi sur la neutralité concernant l'embargo des armes, pour pouvoir aider les démocraties occidentales en cas de guerre ) ») . 1 1. Maj nskuj. Perelli! scoppio la Seconda Gllerro Mondiale, EJitori Riun iti. Romc, 1965, p. 499. Z Aux marges de la guerre. Expression utilisée par Roosevclt pour expliquer les mesures prises pour aider tes Allies (aide matérielle) sans entrer ouvenement dans la guerre. ' G. Vitali, Frollk/ill DelmlO Roosewlt. Mu rsi", Mitan. 1991. p. 67.
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Les Américai ns pronazis etaient nombreux presq ue tous les Americains d'origi ne allemande, les halo-americains et les Irlandais d ' Amérique, que leur haine envers les Anglais avait touj ours poussés vers les Allemands. Quant à la communauté juive americaine, ellc etait divisee : si, à coup sûr, elle n'etai t pas pronazie, une grande partie etai! antibritannique à cause du protectorat angla is en Palestine, où les Juifs d ' Europe qui voulaient fui r les perséculions n'etaient pas autorisés à émigrer. Il y avait aussi des Jui fs isolationnistes pour d 'autres raisons: ({ Certains Ju ifs, en particulier dans les hautes sphères economiques, soutcnaient l' America First Committee 1 (Com ité polir l'Amérique d 'abord, N.d. Tl, car leur crai nte d'une vague d'antisémitisme en Amérique l'emportait de beaucoup sur leur haine de la barbarie nazie. El il Y avait même des Juifs, tout aussi disposés que n'importe qui à " faire des affaires" avec un Hitler vainqueur 2• » L'opposition du peuple américain à la guerre pouvait se comprendre, d'ailleurs il fut consu lte lors du Référendum Roper cn septembre 1939, alors que la guerre venait à peine d ' eclater.ll s'avera que seulemcnt 2,5 % de la population etait di sposée à intervenir aux côtés de l'Angleterre, de la France et de la Pologne. L'Angleterre et la France furent, en revanche, obligées d' interveni r pour soutenir la Pologne, attaquee par Hitler le 1er septembre 1939, même si j usq u' au dernier moment el1es tentèrent de négocier pour éviter la guerre qu ' elles ne déclarèrent que trois jours après l'agression. Entre temps, elles espéraient dans la médiation de Mussolini et des États-Un is. Pour le premier, ce n'était qu ' une diversion, quant aux autres, ils refuserent de faire pression sur la Pologne : « Les Anglais veulent une seule chose de nous, c'est que nous exercions une pression sur les Polonais. Ils pensent, vu leurs engagements, n'être pas capables de le fai re, alors que nous, nous en aurions la possibilité.)~ C'est la teneur du message que Kennedy, l'ambassadeur américai n à Londres, envoya au président des États1 Ce comite était Je groupe isolationniste le plus puissant aux États-Unis. Leur principe essentiel était que la démocmtic américaine ne pouvait être pré. servée qu' en res tant en dehors de la gue rre en Eu rope el même les mesu res « short ofll"ar» étaient eon~ idérécs eonune une menace risquant d'entraîner l'Amérique dans une guerre étrangère. 1 R.E. Shcrwood. Le Mémorial de Roosevell d'après les pa{Jiers de lIarr)' HopJ.ins. Plon. Paris, 1950, vol l, p. 76.
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Un is, mais « le président Roosevelt rejeta l' idée. Chamberla in, toujours selon Kennedy, perdit alors lout espoir !)J. Les États-Un is ont donc refusé d'intervenir pour empêcher la guerre !. Le 5 septembre 1939, le président Roosevelt affirma devant le Congres la neutralité des États-Unis: ({ Étant donné que, malheureusement, un etat de guerre existe entre l' Al1emagne d 'un côte et la France, la Pologne, le Royaume-Un i, l' Australie, la NouvelleZélande de l'autre, et étant donné que les lois et les engagements des États-Unis prévoient pour toute personne se trouvant sur leur terri toi re l'obligation d'une absolue neutralité durant les hostilites, sans toucher au principe de la liberté d ' opinion, moi. Frankli n D. Roosevelt, président des États-Unis d'Amérique, je déclare garantir la neutralité des États-Unis ) ... » La promesse étai t solennelle, mais le Congrès, après quelques semaines, approuva les amendements demandés par le président pour modifier la loi sur la neutralité lui donnant ainsi la possibilité d 'aider les Anglais. La guerre proprement dite dura 15 jours; la Pologne fut partagée entre l' Allemagne et l'URSS, qui n'intervint qu'après la bataille en s'emparant des territoires ayant appartenu à la Russie. Staline, en agissant ainsi, evita de s'impliquer dans la déclaration de guerre aux Alliés, mais les conséquences de la volte-face des Soviétiques furent énonnes pour l'opinion publique mond iale ct surtout panni les communistes du monde entier : les nazis. d ' ennem is ignobles, s'étaient métamorphosés en respectables alliés. Une nouvelle vague anticommuni ste déferla quand l' URSS al1aqua la Finlande le 30 novembre 1939, pour assurer la dé fense de Leningrad contre d' éventuelles attaques venues du Nord. Tout d' abord, la Soc iété des Nations moribonde décida, sur demande de l' Argentine, avec l' appui détenninant de la France et de l' Angleterre, le retrait de l' Un ion soviétique, mais surtout, les Anglai s et les Français oublièrent la guerre contre l' Allemagne, cette guerre sans combats depuis des mois, la «( drôle de guerre ». Elles se précipitèrent pour aider la Finlande et entreprirent des projets d 'expéditions militaires pour la secourir. L'anticonununisme produisit même un renversement de situation: 1 A.J.P. Taylor. Le Origini della SCCO/tda Gu('rm MOl/diale. Lalerloa. 13ari. 1993, p. 355. l W.E. Shirer. op. cil .. t. 2. p. 74. l G. Vitali. op. cil., p. 78.
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{( L'Allemagne et les Alliés étaient en guerre, ct pourtant des volontaires italiens, espagnols, françai s, britanniques, allemands accoururent en Fin lande pour combattre côte-à-côte contre les "affreux Rouges". La Grande-Bretagne, la France, le Vatican et les puissances fascistes étaient unanimes pour se lancer contre la Russie 1 )). En Amérique aussi, l 'opinion publique prit parti contre l'URSS. 88 % des Américains se déclarèrent en faveur de la Finlande el seulement 1 % en fave ur des Soviétiques. En outre, certains journaux américa ins avaient déclenché une campagne anticommuniste avec un langage hallucinant : « La Russie lorgne sur l' immacu lee Finlande, )) ou bien « Hitler doit être désormai s considéré comme un mal mineur ; la croisadc contre la sau vagerie des Rouges a maintenant commencé 2 ••• )). En juin 1940, alors que la France était en tra.in de céder devant la guerre éclair menée par Hitler, le president Roosevel t envoya un message au gouvernement françai s, dans lequel il manifestait toute [~ sympathi e du peuple américain, mai s sans l' accompagner d « engagements militaires »), que « seul le Congrès )) pouvait décider; entre temps, « lant que le peuple françai s continuera à défendre sa liberté, il pourra être sûr que le matériel et les fournitures lui seront envoyés par les États-Uni s en quantité et en qualité toujours plus grandes J )). Ce message adressé à la République française sur le déclin, contenait l'ensemble de la stratégie des ÉtatsUnis jusqu'à leur entrée en guerre : aider de toules les manières po.ssibles les belligérants, puis bientôt seulement les Anglais, et en meme temps se préparer à la guerre. Le 15 j uin, Roosevelt envoya une lettre dans laquelle il donnait des informa tions sur le projet d ' util isation mi litaire de l'énergie atomique: « J'ai récemment désigné une commission spéciale, présidée par le Oc Briggs du Bureau de nonnali sat'ion, pour étudier lcs conséquences possibles, au regard de la défense nationale, des récentes découvertes quant à la désintégration de l'alome, en particu lier quant à la fissio n de l 'ur.an i u~ ~ )). Le 30 j uin 1939, Rooseveh reçut un plan stratégique qu'Ji a~a lt commandé, depuis un certai n temps, au Joint Planning Commmee, pour mener une guerre sur les deux océans : en AtlanD.F. Fleming. op. cil" p. 136. Ibid.. p. 139. } WE. Shirer, La Ca(lwa de/fu Fr(J/Icia. Einaudi, Turin, 1971 , p. 968. • R.E. Sher.....ood. op . cit" vol l, p. 220. 1
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tique cont.re l' Allemagne, et dans le Pacifique. contre le Japon avec qui les accords commerciaux furen t suspendus la même année. En cc qui concerne les aides aux all iés, elles ne furent pas accordées sans contrepartie ; la règle fut au début celle du « cash and carry »; de cette manière, très rapidement {( la Grande- Bretagne se trouva à la veille de la faillit e, du fait de l'épuisement de son crédit en dollars; son actir, qui s'élevai t avant la guerre à quatre milliards de dollars, avait disparu, y compris les avoirs en Amérique de sujets britanniques, qui avaient éte réquisitionnés et liquidés par le gouvernement de Sa Majesté 1 )) . Un autre système fut utilisé pour extorquer à l' Angleterre des contreparties en échange des aides, il fut communiqué au Congrès le 2 septembre 1940 : 50 vieux destroyers furent &:hangés contre des bases militaires pour les Américains dans des tcrritoires de l'Empire britannique (Bennudes, Terre-Neuve). À cette occasion, « les isolat ionnistes accusèrenl Roosevelt, et non à tort, d 'avoir fait le premier pas vers l'entrée en guerre des États- Unis aux côtés de l'Empire britannique , en trahissant le peuple américain 2 ... )) . En effet, Roosevelt, tout en continuant à promettre aux mères américaines que leurs fi ls ne seraient jamais « envoyés au combat dans une guerre étrangère )), faisai t tout pour provoquer l'engagement des États-Un is dans te confl it en cours. Le fai t de fo urnir du matériel militaire à un seul des deux adversaires était déjà une violation de ta neutralité, mai s cela devint une provocation quand un système fut conçu pour donner gratis aux Anglais des annes dest inées à combattre contre les Allemands: la loi prêt-bai l, adoptée le 8 mars 1941 . Elle prevoyait que ceux qui recevaient des armes des États- Uni s pourraient les rendre quand elles ne leur seraient plus nécessai res, une rois la guerre terminée, c'est-à-dire quand elles ne serv iraient même plus aux États-Unis. La loi prêt-bai l a été considérée comme une des « idées les plus géniales de Roosevelt )) . Ce fut en fait un expédient habile pour continuer à fai re combattre les autres, même quand ils n'avaient plus d' argent pour s'acheter des annes, dans une guerre que le président ne pouva it pas déclarer. Mai s le véri table ( génie )) de Rooseveh se révcla dans l'extension du prêt-bai l à l'URSS , après avoir sunnonté l'opposit ion très fort e des isolationni stes, rérocement anticommuni stes. Lorsque l'Union 1
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Ibit!.. p. 107 . Ibit!.. P. 11 2.
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soviétique fut attaquée fi son tour le 22 juin 1942, ~~ la réaction des isolationnistes fut immédiate: ils exultaient. L'alliance des communistes et des nazis les avait plongés dans un cruel embarras C... ] Maintenant, ils allaient pouvoir continuer fi prêcher avec frénésie l'ancien mot d 'ordre nazi, selon lequel Hitler constilUait le dernier rempart contre le bolchevisme 1 ». Le futur président Harry Truman avait exprimé, lui aussi, une opinion très répandue « Si nous voyons que l'Allemagne est en train de vaincre, alors nous devrons aider la Russie ; si au contraire, la Russie gagne, nous devrons aider l' Allemagne, ainsi ils se massacreront entre eux le plus possible, mais je ne désire en aucune façon qu ' Hitler soit victorieux 2. ») Roosevelt obtint de son allié européen ce qu'il voulait lors de la Conférence atlantique réunie en aoüt 1941 , fi bord d ' un navi re de guerre américain au large de Terre-Neuve. Tout en ne s'engageant pas à entrer en guerre, il fit accepter à Churchill quelques uns des 14 points de Wil son qui avaient été refusés vingt ans avant. Le texte de l'accord, connu sous le nom de Ctlllrte Atlantique, fut rendu public. En résumé, les État s-Unis obtinrent l'engagement de la Grande-Bretagne de renoncer à son empire et aux règles commerciales auxquelles étaient soumi ses les exportations américaines; la Charte Atlantique énumérait les principes sur lesquels seront fondées les Nations unies à la fin de la guerre: l'autodétermination des peuples, la liberté de commerce, le libre accès aux matières premières, la liberté de navigation et le désarmement. La Charte Atlantique fut critiquée par les isolationnistes américai ns, parce que dans la liste des libertés fo ndamentales, la liberté religieuse n'étai t pas prevue. Ils soutenaient que cela révélait le cynisme de Roosevelt ct de Churchil l, qui l' avaient exclue pour ne pas déplaire à Staline. Il ~st sûr que l'Église catholique, même après l'entrée en guerre des Etals-Unis s'inquiéta pour le sort de l' Europe promise à une occupation soviétique. Elle tenta d'entamer des négociations pour la paix, initiativcs dont Roosevelt fut informé. C'est pourquoi , en septembre 1942. il envoya Myron C. Taylor en ambassadeur à Rome. Cc dern ier s'adressa dircctement au pape et exhorta le SaintSiège à renoncer à ses tentatives de paix en proclamant : « Notre cause cst j uste. Nous combattons avec une conscience sereine pour les droits moraux de notre nation et pour la liberté de notre peuple ; 1 Ibid. . p. 187. : G. Vi tali. op. cil., p. 115.
nOIre victoire garantira ces droits et ces libertés au monde entier. Même nos ennemis savent que nous ne cherchons pas à annexer des territoires. Et c'est précisément parce que notre position morale est inattaquable que nous ne sommes pas prêts à faire des compromis, contrairement à ceux qui ne cherchent que des avantages matériels, et qui négocieront pour la moitié d' une miche de pain, au cas où ils ne réussiraient pas à l'avoi r tout entière 1. )) Mais ce qui étai t enjeu, ce n'était pas la mOÎtié d ' un pain, mais la moitié de l'Europe qui risquait de tomber dans les mai ns de l' Union soviétique. C'est peutêtre cette division de l' Europe que les Américains poursuivaient comme objectif. Face aux évidentes préoccupations du pape sur les abject ions du communisme, ~~ Taylor aurait répondu que ces infamies ne correspondaient plus désormais à l'évoluti on acceptée par le communisme. aussi bien en tant que parti , qu'en tant que mode de gouvernement [ ... ] les principes du communisme sont désormais répandus et ont pénétré dans la consc ience ct dans les conceptions du monde moderne; ils se sont adaptés à des conditions particulières existant dans pays variés et des groupes sociaux différents. Il fallait en tenir compte tout en sachant qu'ils condu iraient à un nouvel ordre international dans le champ social, comme dans le champ politi que, grâce à l'intégration ct à la conciliation entre les vieux principes et les nouveaux qu i provenaient de la doctrine communiste l )1. Cette ouverture vis-à-vis du communisme était dictée par la volonté de Roosevelt de justifier son New Dea l et les principes de planification recommandés par les Églises protestantes, mais elle était surtout influencee par les convictions du vice-président et exministre de l'Agriculture, Henry Wallace. En novembre de la même année, dans un message au Congrès de l'A mitié Sov iético-Américaine, il ~( avait développé l' idée que ces deux grandes natÎons auraient pu promouvoir le bonheur du commun des mortels pour longtemps. Elles auraient pu mettre en place un nouveau ty pe de démocratie qui aurait apporté une grande sécurité économique aux États-Unis ct une plus grande li berté politique à l'Union soviétique 3 )1. 1
R. De Felice, Mussolini rulfeofO,
1
1. Einaudi, Turin, 1990, p. 784.
G. White, 1. Maze. H.A. JJlllface. His scare" fOI"
Uni\·e~ ily
184
\'01.
l lbid., p. 786. (1 /leI\' lI"o,.{d onler. The of North Carolina Press, Ch
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En janvier 1943, Wallace nota sur son journal que l'Église catholique semblai t craindre davantage le communisme que le nazisme, et que le département d ' État Américain « croit qu ' il est de son devoir patriotique de sauver les vies des jeunes américains en confiant le monde à l' Église cathol ique pour le sauver du communisme. Il court le risque, en agissant ainsi, de remettre le monde dans les mains du nazisme. L' Égl ise catholique, comme le département d 'État sont en train de suivre une voie très étroi te cl délicate j ». L' attitude imransigeante envers le nazisme était destinée à rassurer l'al lié soviétique, mais elle exprimait aussi le fondamentalisme apocalyptique américain ; selon Wa llace, « Satan se sert des leaders de la révolution nazie pour que les hommes du monde entier reviennent dans l'esclavage et les ténèbres. Car, en réalité, la dure vérité est que la violence prêchée par les nazis est identique à la dangereuse religion du diable 2 ». Toujours selon le vice-président américain, en janvier 1943, la guerre contre le nazisme était la bataille apocalyptique contre l' Antéchrist et la Bête: « J 'espère que la peine causée par les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse actuelle permettra finalement la naissance d ' une nouvelle nation-monde, ou d' une nouvelle démocratie, ou d ' une nouvelle liberté, peu importe le nom 3. » Cependant, ce fut l' Europe qui souffrit de cette conception apocalypt ique, pui sque durant la conférence de Casablanca, en j anvier 1943, le principe de la reddition incondi tionnelle de l' Allemagne ct de ses alliés fut décidé. Selon plusieurs interprétations concordantes, cene décision prolongea la guerre en Europe dc deux ans, avec tous les ravages prévisibles. À Casablanca, on décida aussi le débarquement en Sici le pour satisfaire Staline qu i continuait à faire pression sur les Alliés afin qu' ils interviennent en Europe. Cependant, Staline les harcelait de plus en plus ct, en réponse à la décision pri se à Casablanca, il répondit : « De votre message, il ressort que le délai de février pour la fin des opérations militaires de Tunisie est maintenant repoussé en Avril . Il est inutile de fournir beaucoup de preuves pour montrer combien peu désirable est ce retard apporté aux opérat ions contre les Allemands et 1 Ibid. 1 Ibid. , pp. 163-1 64. J Ibid., p. 184.
les Italiens. En ce moment préc is où les troupes soviétiques réussissent à maintenir encore leur vaste o ffensive, il est absolument indispensable que l'activité des troupes anglo-américaines en Afrique du Nord sc poursu ive [ ... ] 11 me semble [que la situation exigera it] qu ' un second front soit ouven à l' ouest bien avant la date indiquée 1. » Toujours pour sat is faire Staline, les Anglo-Américains commencèrent la campagne d ' Italie, qui , si elle occupa it des troupes allemandes sur un fro nt occidental , mobili sai t aussi des troupes all iées, lesquelles auraient autrement été di sponibl es pour le débarquement en Normandie, sans cesse reporté. La campagne d' Italie, sans calmer les exigences de Staline, provoqua d'immenses pertes pour le pays, ses habitants et son patri· moine artistique ; mais après le temps des destruclions arrive celui de la reconstruction, pas celle des monuments défin itivement perdus, mais celle qui donne un débouché aux surplus de la production américaine, permettant ainsi une pénétration des marchés européens, Cependant, en dehors des questions économiques, la campagne d' Italie a été non seulement « une guerre inutile ) , mai s elle a aussi mis en œuvre les prémisses de la guerre froide. En effet, après l' armistice avec l' Italie le 8 septembre 1943, Stali ne écrivit aux alliés: « Aussi convient-i l de dire que le gouvernement soviélique n'est pas inFonné des pourparlers des Anglo-Américains avec les Italiens [ .. . ] J'estime que le temps est venu de créer une commi ssion pol itico-militaire des représentants des trois pays - ÉtatsUnis, Grande-Bretagne, URSS - pour étudier les questions qui se rattachent aux pourparlers avec lcs différents gouvernements qui abandonnent la cause de l' Allemagne, Jusqu'à présent , les ÉtatsUnis et la Grande-Bretagne s'entendent entre eux et l' URSS recevai t ensuite communication des résultats de l'entente entre les deux puissances en qualité de tiers passif ct d 'observateur. Je dois vous dire qu ' il est impossible d' accepter plus longtemps pareil état de choses, Je propose de créer cene commission et d' en fi xer pour le moment le siège en Sicile 2 . » La commi ssion Fut créée sans critères précis, mai s surtout sans avoir aucun pouvoir de gouvernement sur les territoires libérés, avec le prétexte qu'i l revenait de droit au commandant des forces alliées dirigeant la guerre dans ces territoires. 1
Roosevelt-Staline, Corre.~pond{/nce secrète de Staline QI'ec R()Q.)'el'elt,
Ch I/l'chili. Tn/mm! et A rr/ee. /94/-1945, l'Ion, Paris, 1959,1. 1, p. 136. l Ibid., pp. 62-63
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C'est cc qui explique que le ( précédent italien )) fut invoqué par les Russes chaque fois que les alliés voulurent sc mêler des politiques intérieures des pays d'Europe de l' est « libérés » par les troupes soviétiques. Ainsi fut établi le principe que le pays libérateur avait le droit d' imposer le régime politique qui lui plaisait, aboutissant à la division en deux de l' Europe. En réalité, les Anglais cherchèrent à limiter l'expansion soviétique en Europe. Par exemple, quand il fut question de discuter avec les Américai ns le plan du débarquement en Normandie, Churchill se rendi t à Washington le 20 juin 1942. « Il développa une longue série d'arguments contraires à [' ouverture d'un second front en France en 1942. Il eut une discussion avec le president Roosevelt. qui dura cinq heures, durant laquelle il défendit l' idée que si ",me quelconque action" devait être entreprise en 1942, le lieu le plus adapté étai t l' Afrique du Nord ; ensuite l' invasion sc serait étendue dans les Balkans vers Belgrade ct Varsovie 1. » L'objecti f des Anglais était de couper la route à l'expansionnisme soviétique vers les Balkans, point de vue qu'ils soutinrent aussi pendant la campagne italienne et même encore à la veille du débarquement en Normandie, quand ils proposèrent de debarquer à Trieste et de se diriger vers le Nord. La position des Anglais, tout en étant inspirée par l'anticommun isme, était aussi la poursui te de la politique traditionnelle de l' Empire britannique dans la Méditerranée, route principale vers les domi nions d 'Orient. Les Anglo-Américains cherchèrent cependant à élaborer une stratégie commune au cours de nombreux entretiens; ainsi au Québec, le 17 août 1943, quand la date du débarquement en Nonnandie fUI déplacée au 1" mai 1944. Churchill essaya encore, dans cette réunion, d'ajourner l' invasion et sun out de s'opposer à un débarquement d'appui dans le Sud de la France, en offrant l' alternative d'un débarquement dans les Balkans. Les positions anticommunistes de Churchill continuaient à dicter ses choix, extrêmement opposés aux opinions américaines telles qu'elles apparurent au cours de la conférence: « La situation de la Russie d'après-guerre en Europe sera prédom inante. L'A llemagne une fois écrasée, il n'y aura plus de pu issance en Europe susceptible de contrebalancer sa formidab le puissance mi li tai re. [ ... ] La concl usion qui s'impose est 1
D.F. Fleming. Storia del/a guermfredda (/917-1960). Feltrinel1i, Milan,
1964.
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celle-ci: puisque dans cette guerre. la Russie est le facteur décisif, il faut lui donner toute J'assistance possible et tout mettre en œuvre pour oblCnir son am itié 1.) C'était une véritable « capitulation sans condition)} des Américai ns devant les exigences soviétiques. dont la justifica tion se trouvait dans les conclusions du document concernant la guerre dans le Pacifique : « Si la Russie devient notre alliée contre le Japon, la guerre pourra sc tennincr beaucoup plus vite ct les pen es en vie humaine ct en matériel seront beaucoup moins impon antes. Si la Russie observait une att itude inamica le ou négative, les difficultés de la guerre dans le Pacifique seraient beaucoup plus grandes et les operations risqueraient d' échouer 2• » Malgré la position des Américains, Churchill ne renonça pas à proposer des stratégies différentes de celles qui avaient déjà été approuvées ct, en particulier, il proposa que la campagne d' Italie s'arrête sur la ligne Pise-Rimini CI que l'on ouvre, à la place, un front dans les Ba lkans pour stopper l'avancée soviétique dans cette zone. Pendant la conférence des trois chefs d 'Etat à Téhéran , à la fi n du mois de novembre 1943 , Roosevelt, à l'improviste, sembla approuver les plans de Churchill « en évoquant la possibili té d'une opération à travers l'A driatique, permettant d ' etfect uer, avec les partisans yougoslaves de Tito, une poussée au nord-est jusqu'cn Roumanie, afin d 'opérer une jonction avec J' armée Rouge avançant elle-même vers le Sud, à partir de la région d' Odessa J »). Staline se débarrassa de ce plan entraînant la dispersion des troupes qu' il fallait concentrer sur le débarquement en Normandie ct dans la France méridionale. Le président américai n accepta parce que Staline, pendant la conférence, s'engagea officiellement à attaquer le Japon après la défaite allemande et « expliqua que les forces russes de Sibérie étaient suffisantes pour jouer un rôle purement défensi f; ma is qu' il faudra it tripler leurs effectifs pour qu'elles pussent être engagées avec succès, dans des opérations offensives [eonlre le Japon)4 ». C'étai t la première reconna issance officielle de J'incapacité de la puissante armée soviét ique à souteni r une guerre sur deux fronts. En contrepartie, Staline obtint la légitimation de l' annexion des territoires polonais occupés cn 1939 : la proposition fUI 1 R.E. Shel'\\'ood op. cil. , 1. 11, p. 346 . : Ibid. . p. 228 .
J Ibid. • Ibid.
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faite par Church ill « espérant qu 'à l'ouest de la ligne Curzon, le gouvernement polonais, resolumen t ant icommuniste, établi à Londres, pourrait être rétabli; il conseilla à Staline de reprendre les relations avec ce gouvernement dans la mesure où les pui ssances occidenta les ne contestaient plus les droits de la Russie sur la frontière orientale' ) . Staline ne fit aucun commentaire, mais il se préparait déjà à mettre en place dans la Pologne libérée des Allemands un gouvernement procommuniste. La conférence de Téhéran se termina par une déclaration conjointe avec une concl usion claironnante: ({ Nous sommes arrives ici avec espérance et bonne volonté. Nous nous quillons en parfait accord dans les faits , l'esprit et les proposit ions 2• » Rarement une déclaration n'a été aussi conventionnelle quc celle-ci : les conflits d'intérêts subsistaient, les craintes des Anglais pour la puissance soviétique en expansion augmentèrent et les oppositions idéologiques étaient sans solution. Churchill ne renonça pas à ses projets dans les Balkans, même plusieurs mois après ; le 19 juillet 1944, après la libération de Rome et le débarquement en Normandie, il exprima de nouveau aux Américains ses doutes à propos du débarquement dans le Sud de la France et proposa à nouveau une attaque dans les Balkans: « Il se peut que le Premier ministre ait été préoccupé par J'avancée foudroyante des Russes, surtout en direction du sud-est de l'Europe. La rupture de la ligne Vitebsk-Mohilev permettait à J'armée Rouge de s'enfoncer profondément en Pologne et en Lituanie et d'arriver tout près de la Prusse orientale. Les Russes avaient déjà pénétré en Roumanie et atteÎIltl'extrémité orientale de la Tchécoslovaquie. Il semblait que rien ne pût les empêcher de pousser jusqu' au Danube ct, de là, à travers la Bulgarie et la Yougoslavie, jusqu' aux frontières de la Grèce et de la Turquie. Churchill insistait sur la nécessité d ' une nouvelle grande conférence, les affaires devenant fort embroui llées pour les trois grandes puissances - ou, ajoutait-il, pour les Quatre Grandes Puissances, si la Chine était encore incluse).) Les préoccupations de Churchill étaient fondées, mais son espoir de pouvoir arrêter l'avancée soviétique ne reposait sur aucune base solide; la supériorité numérique de l'armée Rouge était énorme, son expérience, après trois années de guerre, était indiscutable, ses capacités de mouvements immenses grdce aux I I. Deutschcr. SlaNII, Longanesi, Milan, 1969, p. 717. D.F. Fleming. op. cil" p. 2 15. l R.E. $herwood, op. cit.. t. Il , p. 346. l
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427000 véhicules fournis par les Américains; il était vraiment trop tard pour pouvoir les arrêter. La conférence de Yalta eut lieu en février 1945 et « ceux qui l'onl critiquée ont présenté, une semaine après, les événements de Yalta comme une capitulation honteuse devant le communisme soviétique, condamnant la moitié de l' Europe et une grande partie de l'Asie à des souffrances inouïes '. )) En effet, pendant la conférence, les concessions territoriales en Pologne pour les Soviétiques furent entérinées et, de plus, la Russie obtint par un accord secret le chemin de fer oriental chinois, la partie méridionale de l' île de Sakhaline, Port Arthur, les îles Kouriles. La division de [' Allemagne en zones d' influence sous régime d'occupation militaire pour un temps indéterminé fut décidée. Les concessions en Extrême-Orient furent faites pour récompenser l'Union soviétique de sa participation à la défaite du Japon. La mort dc Roosevelt, le 12 avril de la même année, marqua la fin de l'ère des concessions aux Soviétiques, d'autant plus que Henry Wallace avait été remplacé dans son poste de vice-président par Harry Truman, élu ensuite président. Une véritable campagne avait été engagée contre la réélection de Wallace, avec la participation « d'hommes du Congrès, de membres du gouvernement, de dirigeants locaux, de représentants politiques et de membres de l' Église catholique 2 »). Les rivalités persOllllelles et idéologiques avaient été alimentées par des maladresses, commises par Wallace lOTS de son voyage en Sibérie à la veille de la Convention démocratique pour le quatrième mandat de Roosevelt, en particulier à propos de sa visite aux mines d'or dc Magadan qu ' il « décrivit avec passion dans Seviel Asia Mission comme un merveilleux accord de TVA l et Hudson's Bay Company4 [ ... ], alors que Magadan était un camp de rravaiI 5 ». La première occasion de montrer le tournant à 180 degrés de la pol itique extérieure D. Eisenhower. Eisenhower /943·/945, Mondadori, Milan, 1989, p. 720. Cit. in l e. Culiver, 1. Hyde, American Dreamer, w.w. Nonon & Company, New York. Londres, 2000, p. 341. l L'unc des innovation du New Deal a été la Tennessee Valley Authority (TVA) par laquelle l'État devenait producteur d·hydroélectricité. • La compagnie de la Baie d'Hudson a commencé en 1670 comme simple entreprise de traite dc fourrure. avan t de devenir une société d'aménagement roncie r ainsi qu'une société de distribution. jouissant de monopoles d'exploitation dc ressources naturelle. ! J.e. Culiver, J. Hyde, op. cil., p. 339. 1
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américaine se présenta lors de la visite de Molotov au nouveau président américain: « Truman ne perdit pas de temps : il dit clairement à Molotov qu'i l é tait mécontent parce que l'Union soviétique n'avait pas respecté les accords de Yalta sur le caractère du nouveau gouvernement polonais. Le langage sec de Truman ne s ' embarrassait pas de nuances diplomatiques 1. » Après la fin de la guerre avec l'A!!emagne, la reddition inconditionne!!e fut signée le 7 mai, la rupture avec les Soviétiques devint de plus en plus évidente. Seulement cinq jours après, les Américains suspendirent toutes les aides prévues par la loi prêt-bai l à l'Europe et à la Russie, des navires qui avaient déjà levé l'ancre durent revenir au port et furent déchargés . Les protestations immédiates de l'Union soviétique et des autres pays européens obligèrent Truman à révoquer sa décision de suspension de J'aide, mais désormais le climat de suspicion s'était transformé en « guerre froide ».
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Cil. in Fleming. op. cit.. p. 341.
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La chute de Babylone L'Europe sortit de la Seconde Guerre mondiale presque complètement détruite par les bombardements et les combats qui s' étaient déroulés sur son territoire. Les États-Unis, au contrai re, sans avoir subi aucune destruction, s'étaient déve loppés au point de fabriquer plus de la moitié de l'ensemble de la production mondiale. De plus, la « Federal Reserve » avait mis la main sur l'équivalent de vingt milliards de dollars en or. L'Angleterre, qui avait accumulé d'énonnes dettes envers les Alliés et les pays neutres, espérait que les Américains apporteraient une nouve!!e aide pour éviter l'effondrement financ ier. Ils espéraient aussi « que les États-Unis effaceraient toute demande de restitution pour ce qui concernait le compte "prêt-bail" 1 »). Keynes avait calculé que, pour faire face aux exigences les plus pressantes, il aurait fallu disposer de 7 milliards de dollars. Il se rendit aux États-Unis pour représenter le gouvernement anglais en septembre 1945, mais « son optimisme plein d'ardeur s'évanouit dès qu'il posa les pieds sur l'autre rive de l'Atlantique et prit contact avec ses amis. L'atmosphère avait changé. On pensait encore avec affection à la Grande-Bretagne, mais la guerre était fin ie. Les Américains avaient subi d'importantes pertes humaines et envisageaient avec anxiété l' avenir. Les dangers de ['inflation sautaient aux yeux [ . .. ] On pensait que les différentes nations, dont la liberté et l'intégrité avaient été sauvées d'une menace mortelle, devaient maintenant subvenir à leurs besoins et se 1
R.E Harrod. op. cit.. p. 690.
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mettre au rravail avec discipline pour réparer leur propre maison 1 ». La « froideur )) du Congrès américain était due aux habituels préjugés antieuropéens et à la déception déjà subie au sujet des dettes de la Première Guerre mondiale, mais surtout, la majorité des parlementaires américains avaient été forcés à accepter la guerre par un président autoritaire qui n'était plus là. De plus, la stratégie politique de l' intervention américaine dans la Seconde Guerre mondiale échappait encore à la plupart d'entre eux, et peut-être n'avait-elle pas été très claire pour Roosevelt lui-même. Cidée la plus répandue était que les États-Unis avaient dû intervenir dans les deux guerres mondiales pour porter remède à l'esprit de chicane des Européens et, maintenant que c'était réglé, ces derniers devaient trouver eux-mêmes des solutions. L.:élite politique et économique qui, en 1944, avait imposé à Bretton Woods l'hégémonie du dollar pour l'après-guerre ne se rendait pas non plus compte de la situation. « La situation anglaise était véritablement dramatique, avec un endettement extérieur écrasant et un budget très déficitaire [ .. . ] Ces sots parlementaires qui jouaient avec l'idée quc nous n' avions pas besoin d'aide 1 Si les négociations ne se concluaient pas favorablement, il faudrait diminuer drastiquement les rations ; les usines resteraient fennécs par manque de matières premières; l' inflation deviendrait inévitable. Des mouvements syndicaux éclateront, pouvant déboucher sur une guerre civile 2• 1) Mais, surtout, les Américains n'étaient pas conscients que leur énonne potentiel productif ne pouvait s'écouler sur les marchés internationaux que si l'économie des autres pays repartait; en d' autres mots, c'était comme s'ils n' avaient pas compris qu' ils avaient fait la guerre précisément pour s'emparer des marchés mondiaux. Pour leur allié anglais, ils firent une exception, même si celle-ci n'était ni à la hauteur ni sous la fonne espérées. (( Il Y avait la question délicate du montant d 'ensemble du prêt. Au début, Keynes avait demandé un cadeau de six milliards de dollars, puis quand la question du don fut exclue, il s'était mis au travail pour présenter un montant un peu moins élevé }. » Finalement, après la médiation du président Truman, un prêt de 3,75 milliards fut accordé à l' Angleterre. Cette somme était nettement insuffisante, mais le Congrès ne voulut pas aller au-delà. D' autres événements obligèrent pourtant le Congrès des États1
1
Ibid. , p. 695. Ihid , p. 698.
Unis à délier les cordons de sa bourse, mais il fallut attendre que les Américains se rendent compte qu ' ils couraicnt un nouveau risquc, le seul qui leur importait en réalité: celui du communisme. C'est Winston Churchill, l'ex-premier minisne britannique, vieil ennemi du communi sme, qui revint à la charge. Au cours d'une visite pri vée aux États-Unis, à Fulton dans le Missouri, État du président Truman, ct après une rencontre avec celui-ci , Churchill fi t un di scours qui marqua un tournant dans les rapports avec l' Union soviétique - on était en mars 1946. Churchill dénonça le caractère dictatorial de l'URSS et du mouvement communiste international (( et quelles [étaient], s'il y en [avait], les limites de leur expansionnisme et de leur prosélytisme 1 ». L'Union soviétique était en train de mettre en place (( des gouvernements policiers ) en Europe orientale : de Siettin à Trieste, un « rideau de fer ») se déployait en Europe. Le danger communiste devait ëtre combattu par les ÉtatsUnis et l'Angleterre dans le monde entier en instaurant ( les conditions de la liberté et de la démocratie dans tous les pays »). Les applaudi ssements du président Truman, qui participait à la rencontre, soulignèrent le caractère officiel de ce discours. L' URSS dédaigna loute réaction, tandis que certains organes de presse américains montraient une certaine de perplexité el exprimait ses craintes. « Suivre la politique proposée par un ari stocrate éminent, mais peu clairvoyant, signifierait marcher vers la guerre la plus épouvantable ... Que se manifeste rapidement ct avec vigueur le refus de Truman à cette doctrine empoisonnée décrite par ChurchilJ2. )1 Truman choisit cependant d' adopter la ligne de conduite prêchée par Churchill et le, 7 mai de la même année, il proposa au Congrès de renforcer militairement l'Amérique latine : cette fois , la doctrine Monroe était utilisée contre un nouveau danger venu d'Europe: le conununisme soviétique. L'année suivante, le 12 mars 1947, Truman s'adressa au Congrès pour affirmer la gravité de la menace communiste en Europe : l'URSS s' était déjà emparée de la Roumanie, de la Pologne, de la Bul garie, et elle menaçait la Grece ct la Turquie. Pour ces deux derni ers pays, il demanda une aide économique de 400 milliards de dollars. Pour faire face à ce nouveau despotisme européen, les États-Unis devaient (( être disposés à aider 1
J lbid, p.7 tO.
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D.F. Flemi ng. op. cit.. p. 445. Ibid., p. 447
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les peuples ayant choisi la liberté afin qu'ils puissent maintenir leur intégrité nationale contre les mouvements d'agression [ .. . ] C'était la reconnaissance en bonne ct due forme du fait que les régimes totalitaires, spontanés ou non, menaçaient les bases de la paix internationale et, par ricochet, la sécurité des États-Unis l ,) . Les aides versées à la Grèce devenaient nécessaires pour pallier le départ des force s britanniques affrontant depuis plusieurs années les partisans communistes qui, sans les Anglais, n'auraient eu aucune difficulté à liquider le régime corrompu et antidémocratique d'Athènes. L'objectif était d'empêcher la Russie de réaliser son vieux rêve de contrôler les Dardanelles, lui permettant ainsi d'avoir un débouché sur la Méditerranée, et, en même temps, de permenre aux ÉtatsUnis de faire un premier pas vers le Moyen-Orient et son pétrole. Les conditions politiques et idéologiques étaient réunies pour permettre aux États-Unis d ' intervenir en Europe par le biais des aides à la reeonstmction : le 5 juin 1947, le plan Marshall fut annoncé. LAmérique était prête à lancer un « programme européen), de subventions à certaines conditions: ( Un gouvernement qui chercherait à empêcher la reprise des autres nations ne devrait pas s'anendre à recevoir des dons américains. Les gouvernements, les partis politiques ou les groupes qui continueraient à perpétuer le malheur des hommes pour en tirer parti politiquement ou autrement rencontreront J'opposition des États-Unis 1, ) Le mythe millénariste de l'Amérique où régnait le bonheur était de nouveau affirmé comme celui de l'Antéchrist livrant bataille avec des arguments mystificateurs. Molotov, ministre des Affaires étrangères de l'Union soviétique, affirma que la conséquence du plan Marshall (( serait la séparation de l'Angleterre, de la France et du groupe de pays qui leur étaient associés, des autres États d'Europe: l' Europe restera divisée en deux clans et des difficultés nouvelles surgiront à cause des problèmes de relations entre ces États. Les crédits américains ne serviront pas à reconstruire l'Europe sur le plan économique, mais il mettre un ensemble de pays européens contre un autre, cc qui pourra sembler un avantage pour les grandes puissances qui ont pour but de dominer les autres pays J. )). En application de cette ana1 Cil. in F. Catalano, Eurvpa e Siali Ulliti negli a/mi della guermji"f!dda. Isti· tulO Librario Intemazionak, Milan, 1972, pp. 73-74. Z Ibid., pp. 87-88. J Ibid., p. 9 1.
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lyse, l'Union soviétique créa le 5 octobre 1947 le Kominform, un bureau de renseignements qui devait réunir tous les partis communistes, qu ' ils soient ou non au pouvoir. Staline, s'engouffrant dans cette logique de division de l'Europe, provoqua le 24 févtier 1948 un coup d'État en Tchécoslovaquie et y instaura un régime communiste. Ainsi se constitua un bloc communiste très étroitement dépendant de Moscou. Pour le renforcer le Comecon fut créé en juin [948, c' était un marché commun entre tous les pays contrôlés par Moscou. Cependant, pour des raisons mal connues, il ne réussit pas il trouver un débouché sur la Méditerranée. En effet, Staline rompit brutalement les relations avec la Yougoslavie de Tito en juin 1948. L:Europe était divisée en deux: le bloc de j'Ouest s' engagea aussi sur la voie d'une plus grande coopération économique, grâce au moteur de l'économie américaine, qui réalisait enfin son hégémonie sur la part de l'Europe lui revenant. Truman s'exprima en ces termes après sa réélection en janvier 1949 : (( Tous les pays, y compris le nôtre, bénéficieront d'un programme de production destiné à une meilleure utilisation des ressources humaines ct matérielles du monde entier. L:expérience nous enseigne que notre commerce avec les autres nations progresse dans la mesure où elles se développent industriellement et économiquement 1. )) Pour défendre cene croissance, mais aussi pour la favoriser, le 4 avril 1949 fut signé à Washington le Traité de l'At lantique Nord, OTAN, une alliance militaire de défense contre les attaques du communisme. Outre les ÉtatsUnis, elle se composait de la Belgique, du Canada, du Danemark, de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Islande, de l'Italie, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Norvège et du Portugal. Un antagonisme aussi marqué ne pouvait pas ne pas impliquer [es organisations religieuses. En Amérique, les Églises protestantes adoptèrent une attitude modérée la Conférence générale méthodiste, réunie à Boston en mai 1948, exhorta les Américains (( il repousser cette tendance il la haine aveugle, au désespoir et à l'hystérie [ct à] changer le cours des choses qui conduisait droit à la guerre " H. LÉglise catholique en revanche, obstinément décidée à empêcher l'alliance des États-Unis avec l'Union soviétiq'ue pendant la Seconde Guerre mondiale, redonna du souffle à l'anticommunÎsme qui, dans son cas, avait commencé dès la fin de l'année 1937 par son 1
Ibid. , p. 2\0.
l D.E Fleming, op. cil., p. 624.
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excommunication. La Georgetown University de Washington eut un rôle particulier dans cette croisade anticommuniste, en particulier son recteur, le Jésuite Edmund A. Walsh de la School of Foreign Service apparlenam à celte universite, déclara au sujet des annes nucléaires en 1948 : « Si les Russes entrent en possession de la bombe atom ique et surtout s' ils en om beaucoup, alors que Dieu nous aide! ... Ils n' hésiteront pas à les utiliser Îmmooimemem ct sans préavis 1. » En plus de la responsabilité de la form ation d 'un nombre important de membres des services diplomatiques, le père Walsh est aussi responsable du tournant dans la carrière politique de Joseph R. McCarthy, sénateur du Wisconsin . En efTet, quand ce dernier demanda des conseils à Walsh sur l'organisation de sa campagne électorale pour être réélu sénateur, le père jésuite lui recommanda d ' attaquer systématiquement le communisme. En suivant ce conseil, McCarthy fut non seulement réélu, mais il mena une « chasse aux sorcières » dans tous les organismes de l'État américa in , puis dans toule la société. Il commença le 9 février 1950, avec un discours prononcé en Virginie de l'ouest dans lequel il déclara : « Je connais 57 personnes (au département d 'État) qui participent à l'élaboration de notre politique extérieure lout en ayant la carte du parti communiste ou en le soutenant 1. » Cependant, celui qui eUI le rôle principal dans la croisade anticommuniste fut le card inal de New York , Francis J. Spellman : « Sa position comme superviseur des aumôniers militaires de l'Église catholique et ses rapports privilégiés avec Pie Xli , pape de 1939 à 1958, constituaient les bases de son influence. Il personnifia la culture cléricale d' autrefois 3 ... » En février 1949, de la cha ire de la cathédra le Saint Patrick, il lança la croisade avec ces mots: « Il suffit que tout le peuple américain, sans faire la politique de l'autruche, s'unisse pour arrêter l'expansion du commun isme dans notre patrie et nos enfants ne seront pas, pour la troisième ct dernière fois , arrachés à leurs maisons, à leurs familles pour prendre les armes contre des ennemis dont le but est de profaner les maisons et de détruire les familles'f. )}
Néanmoins, c' est en Europe que l'Église catholique fit les efforls les plus importants pour lutter contre le communisme, parce que les pays catholiques - Pologne, Lituanie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Ukraine, Croatie et Slovénie - étaient tombés dans le bloc soviétique, mais aussi parce qu 'en France ct en Italie, il existait des partis communistes influents. C'est d 'ailleurs à propos des élections en France et en Italie que le pape Pie XII prêcha la croisade anticommuniste : « Il s'agit de savoi r si l'une ou l'autre de ces nations, de ces deux sœurs latines, d'une civilisation plus que millénaire, continueront à s'appuyer sur le roc solide du christianisme ... ou si, au contraire, elles décideront de remettre leur sort entre les mains de la toute puissance impossible d'un État matérialiste, sans idéal supraterrestre, sans religion, sans Dieu. L'une ou l'aulre de ccs alternatives se réa lisera si le nom de celui qui sort vainqueur des urnes est un défenseur ou un destructeur de la civilisation chretienne 1. ») Les partis chrétiens de l'Europe occidentale s'alignèrent systématiquement sur les positions des États-Unis, en particulier pour ce qui avait trait à la défense militaire contre les agressions redoutées des cORllllUnisles. En 1952, les catholiques sout inrent la création de la CED, la communauté europeenne de défense, composée des membres européens de l'OTAN. L'adhésion de la République Fédérate Allemande fut sollicitée en rivalité avec la République Démocratique communiste. Pour évi ter cette division définitive de l'Europe, la Russie fit des propositions acceptables pour la réunifi cation de l'Allemagne, en renonçant à sa demande de démilitarisation. Le 9 avril 1952 dans une note adressée à la France, à l'Angleterre CI aux États-Unis, les Soviétiques déclarérent qu ' ils étaient prëts à fixer des élections libres dans les deux Allemagnes «( dans les plus brefs délai s ». Staline, lui-même, dans un entretien avec un groupe de journalistes américains, avait prédit une réunification de l'Allemagne. Néanmoins, ces tentatives soviétiques n'empêchèrent pas la division définitive du pays, vou lue par les États-Unis, mais qui coïncidait aussi avec de vieilles rancœurs et des craintes de la part de la France et de l' Angleterre 1. Le président
Ibid. Ibid., p. 664. J J. Hennesey. SJ . (( Roman Catholics and American Politics. 1900- 1960 ». in PoUtie and religiO/I. op. cit_, p. 315. • D.F. Fleming, op. Cil., p. 332.
1 L'Angleterre trouve quelques avantages à l'affaiblissemcnt relatif de l'Allemagnc, dû à sa di vis ion, son princÎpal concurrent en Europe dcvÎcnl ainsi moins puissant .
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199
1
l
, Cil. in G. Maillmarclla, L 'fli/lia cOIl/empOral/ea, JI Mulino, Bologne, 1985,
p.79.
Truman consacra la division de l'Europe en deux camps en chantant les louanges des débuts de l'intégration européenne occidentale: « C'est cc progrès vers la reprise économique et l'unité politique de l'Europe qui rend possible un plus grand effort défensif en Europe occidentale. Son entreprise d'organisation d'une force militaire après la signature du Pacte Atlantique est très satisfaisante 1. » À la satisfaction de Truman correspondait l'insatisfaction de Staline: « Les événements qui ont eu lieu après la création du bloc atlantique, c'est-à-dire la fonnation d 'une année commune aux pays partic ipant au bloc, la remilitarisation de l'Allemagne occidentale, l'intégration à l'armée unie de troupes régulières allemandes sous le commandement de généraux hitlériens, l'intensification de la course aux armements, la création et le développement des bases militaires américaines sur le territoire des autres pays, sans compter de nombreuses autres mesures militaires, tout cela ne laisse aucun doute sur le fait que le bloc atlantique est un instrument de la politique agressive des Etats impérialistes dominés par les Etats-Unis d ' Amérique 2 » Les analyses soviétiques, même si elles correspondaient à la réalité bien établie de l'affirmation croissante de l'hégémonie américame en Europe, entraient dans les vieux schémas de « l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme » de Lénine et ne réussissaient pas à appréhender la nouvelle forme de l'impérialisme américain qui n'était plus basé sur la conquête militaire de territoires, mais sur l'hégémonie politique exercée sur des États formellement libres. Les États-Unis ne visaient plus de eonqueres territoriales dans l'Est de l'Europe et, au fond, ils ne voulaient pas d'une guerre en Europe. Ce qu'ils voulaient obtenir, et ils y parvinrent, était l' intégration économique de l' Europe occidentale au marché américain, en attendant d'englober les marchés que le vieil impérialisme européen devrait peu à peu abandonner. Les Américains aidèrent même à l'émancipation d'ex-colonies européennes quand ils étaient sûrs qu 'elles ne finiraient pas dans les mains du commUOlsme. Cependant, la démonstration la plus éclatante de l'attitude américaine facc aux puissances européennes ex-colonialistes cut lieu en 1956, lorsque la France et l'Angleterre eurent un sursaut impériaCil. in F. Catalano, op. cil., p. 289. 1 Ibid., p. 281. l
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liste. Le 31 octobre 1956 des avions et des navires anglais et français attaquèrent les aéroports égyptiens pour appuyer l'invasion du territoire égyptien par Israël. Le but était de « libérer » le canal de Suez, nationalisé par Nasser. Le président Eisenhower intervint auprés de ses alliés européens en faisant un chantage économicofinancier ct les contraignit à se retirer de cette aventure aux relents colonialistes. Le président américain « était furieux à cause de cet incident : ses soi-disam alliés et amis étaient partis en guerre quelques jours avant les élections présidentielles, au moment même où l'Union soviétique entreprenait d'étouffer la révolte hongroise 1. » Cependant, les États-Unis, en se démarquant de l'action anglo·française, ne compromirent pas leurs visées sur le MoyenOrient et ses ressources pétrolières, qui contribuaient à l'approvi. sionnement de 70 % des besoins européens. Les Américains firent pression sur les Israéliens pour qu'ils se retirent des territoires occupés en les menaçant de soutenir les sanctions prises par l'ONU envers Israël et en particulier de taxer les donations envoyées systématiquement par les juifs américains à l' État israélien. CeUe année 1956 fut la preuve de la mise en œuvre de la politique américaine de non-intervention dans les affaires internes du bloc soviétique; la division de l'Europe était garantie. La dernière tentative pour négocier la question de Berlin, après une démarche soviétique en 1961, échoua à cause d 'une série de mesures de renforcement des installations militaires américaines en Europe décidées par le nouveau président américain, John Fitzgerald Kennedy. Dans la nuit du 13 août, Khrouchtchev ordonna la fermeture de la circulation entre les deux parties de Berlin et la construction d'une barrière de fil de fer barbelé, qui fut rapidcment remplacée par un mur en ciment. La réaction américaine fut assez mitigée; « Les violations des accords existants fe ront l'objet d'une protestation vigoureuse par des voies appropriées 1 . » Après avoir longuement palabré dans les mois précédents sur l'inviolabilité de Berlin, Kennedy commenta ainsi l'événement dans une conversation privée : {( Pourquoi Khrouchtchev devrait-il construi re un mur s'il avait l'intention de s'emparer de Berlin ouest? 11 n'avait pas besoin d'un mur s'il voulait occuper toute la vil1e. C'est sa façon de 1 Andrew ct Leslie Cockburn. Al1Iicizie pericolose, Gamberetti editricc. ROllle, 1993, p. 96 l M.R . l3eschloss. Guermfredda, A. Mondadori, Milan, 1991 , p. 276.
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résoudre le problème. Ce n'est pas une solution agréable, mais un mur est beaucoup mieux qu ' une guerre 1. » C'est le même réalisme politique qui inspira la conduite de Kennedy avant et pendant l'invasion ralée de Cuba par des exilés cubains entraînés par la CIA, puis en octobre 1962 pendant la crise des missi les installés sur l'île par les Soviètiques. Il faut dire qu'à peine élu, le premier président catholique des États-Unis avait montré une nette agressivité envers l'Union soviétique. Il adopta le ton de la croisade anticonununiste de McCarthy, peut-être en raison de l'appui apporté par les catholiques américains lors de son élection. Il avait d 'ailleurs été membre, avec son frère Robert, de la commission de ce sénateur. Dès son premier discours en tant que président, le 20 janvier 1961, toutes ses déçlarations furent alarmistes: (( Qu ' il soit dit, à nos amis comme à nos ennemis, que le flambeau est passé entre les mains d 'une nouvelle génération d'Américains [ ... ] qui refusent d'assister à la décomposition des droits de l'homme pour lesquels notre nation s'est toujours engagée, pour lesquels elle est engagée aujourd'hui encore chez nous et à J'étranger. Que chaque nation qui nous veut du bien ou qui nous veut du mal sache bien que nous paierons n'importe quel prix, que nous supporterons n'importe quel fardeau, que nous affronterons n'importe quelle épreuve, que nous soutiendrons n'importe quel ami ct combattrons n' importe quel ennemi pour assurer la survie ct le succès de la liberté 1 » Cet accord pour « payer n' importe quel prix » laissait entrevoir une allusion à l'option nucléaire que le père Edmund Walsh, bien connu, avait recommandée depuis les années cinquante Dans son premier discours sur l'état de l'Union le 30 janvier de la même année, Kennedy proposa une reprise de la course aux armements qui inquiéta autant les Soviétiques que les alliés européens: (( Nous devons d'abord renforcer nos moyens militaires. Nous sommes entrés dans une période d 'incertitude où les éventualités militaires ou diplomaliques nécessitent la possession par le monde libre d 'une force suffisamment puissante pour rendre impossible toute agression l . » Dans le même discours, Kennedy critiqua les 1 Ibid. , p. 282. l J._E Kennedy. (( Diseorso inaugurale », in Rela:iolli IlIIenwzionafi. février
1961. n° 5. p. 109. 1 J.-F. Kennedy. «( Discorso sullo stato dcWUnione
alliés européens: « En Europe, nos alliances ne sont pas pleinement réalisées et sont d ' une certaine façon mal organisées. L'unité de l'OTAN a été affaiblie par des rivalités economiques ct part iellement minée par des intérêts nationaux opposés. L.:OTAN n' a pas encore complètement mobilisê ses ressources, ni entièrement atteint une conception et des perspectives communes '. » Au printemps de ceue année-lit, le président se rendit en Europe pour rencontrer ses alliés. Alors que certain s se soumettaient passivement, De Gaulle avait déjà fait remarquer que l'OTAN était dépassée: (i Il est vrai qu'on avait d 'abord admis que l'armement atom ique, évidemment capital, resterait pour longtemps le monopole des ÉtatsUnis, ce qui pouvai t paraitre justifier qu'à l'échelle mondiale des décisoins fussent pratiquement déléguées au gouvernement de Washington . Mais [ ... ] on doit reconnaître qu ' un pareil préalable ne vaut plus désormais dans la réalité ~ . » L'opposition de De Gaulle à l' hegémonie américaine se renforça après la crise des missiles de Cuba, pendant laquelle les États-Un is avaient alerté toutes leurs forces dans l'éventualité d'un conflit global sans consulter ses alliés de l'OTAN. De Gaulle était préoccupé au sujet de l'éventuelle entrée de l'Angleterre dans le Marché Commun, ce qui, se lon lui , aurait mis fin à la suprématie de la France dans la Communauté et aurait raffenni l'influence anglo-américai ne sur le continent J • La France mit donc son veto en janvier 1963 à l'entrée de l'Angleterre, refusa ensuite, d' intégrer sa force nucléaire sous le commandement américain et d ' installer les missiles Plaris que les Américains offraient généreusement à l'OTAN . En 1965, constatant la désapprobation de l'A llemagne quant à une hégémonie franco-all emande sur l'Europe, le général De Gaulle proposa une conception alternative à la suprématie américaine sur l'Europe: « Il s'agi t que les six États qui , espérons-le, sont en voie de réaliser la communauté économique de l' Europe occidentale parviennent à s'organ iser dans le domaine politique et dans celui de la défense afin de rendre possible un nouvel équilibre de notre continent. Il s'agit que l'Europe, mcre de la civili sation moderne, s'établisse de l'Atlantique à l' Oural dans la concorde ct 1
Ibid.
Lettre et mémorandum au général Eisenhower, 17 septembre 1958. J A. M. Schlesinger. 1 Mille giorni di Johll F Kellnedy. Ri zlOli, Milan. 1992,
l )1.
in Rdll:iO/li hlfernfl-
p.863.
:iQllali. op. cil .• p. 142.
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dans la coopération en vue du développement de ses immenses ressources et de manière à jouer conjointement avec l'Amérique, sa fille, le rôle qui lui revient {... ] 1. » Cette coopération devait évidemment concerner toutes les puissances européennes, Russie comprise, à conditi on que celle-ci change la vision de son avenir qui ne devrait plus être une construction totalitaire mais un progrès accompli ensemble par des hommes et des peuples li bres. En 1966, la France quitta les organes militai res de l'OTAN «( Lorsque de Gaulle rejeta la Grande-Bretagne du Marché commun en 1963, les attaques dont il fut l'objet à Washington prirent une fonne carrément personnelle. Quand il se retira du commandement intégré de l'OTAN en 1966, ces attaques prirent un caractère vindicat if et, au cours des années soixante, notre politique européenne consista, en grande partie, à s'efforcer en vain d 'isole r la France et de lui faire expier sa conduite - en vain, parce que certains pays européens approuvaient sa politique et que d'autres étaient trop faibles pour s'y opposer 2. » C'est à l'occasion d'un voyage du président américain en Europe, en 1969, qu'Henry Ki ssi nger, premier attaché à la Sécurité nationale, puis secrétaire d'État dans les gouvernements de Nixon, fit ces remarques. Des rencontres eurent lieu en France avec le général De Gaulle qui soutenait la nécessité d'une plus grande autonomie de l'Europe. « Pour De Gaulle, et il n'en démordait pas, la coopération ne pouvait être efficace que si chaque partenaire avait une réelle possibilité de choix; tout allié devait donc, du moins théoriquement, être capable d 'agir de façon autonome 3. » Les divergences étaient nombreuses sur la guerre au Vietnam, comme sur le Moyen-Orient : «( Pourquoi ne vous retirez-vous pas du Vietnam? » demanda le Général à Kissinger. ( Parce que [répondit Ki ssingerl un retrait pourrait compromettre notre crédibilité. » « Où cela? », voulut savoir le Général. [Kissinger cita] le Moyen-Orient. ( Comme c'est curieux, reprit le Général [ .. . l, c'est justement au Moyen-Orient que je croyais que vos ennemis avaient du mal à asseoir leur crédibilité 4 .» C'est justement sur la question des relations arabo-israéliennes qu' une autre rupture apparût : les Américains comptaient sur une négociation bilatérale entre les Conference de presse tenue au Palais de l' Élysée le 4 février 1965. H. Kissinger, A' la Maison Blanche f968- /973. Fayard, 1979, p. 110. ) Ibid., p. 109 . • Ibid .. p. 114. 1
1
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États-Unis et l'URSS, mais De Gaulle «( pensait que le moyen d'y arriver était de réunir une conférence quadripartite 1 ». La nécessité de trouver une solUlÎon à la question palestinienne était urgente, car le danger de déclenchement de nouveaux conflits existait. Israël refusait en effet de se retirer des territoires occupés en 1967, comme le voulaient les différentes résolutions de l' ONU. Pour l'Europe, l'instabilité de la situation du Moyen-Ori ent était très inquiétante et lourde de conséquences négatives. Pour les ÉtatsUnis, l'intervention dans cette zone prit une importance grandissante, il fallait protéger Israë l et aussi équi librer les rapports de pouvoir avec l'URSS après la décision d'un retrait progressif du Vietnam. Au début des années soixante-di x, les États-Unis s'engagérent dans un programme d'aide militaire à Israël et, à la même époque, l ' UR SS fournit à l'Égypte des missiles antiaériens et des consei ll ers militaires. La situation au Moyen-Orient ne pouva it donc qu'empirer et, en 1973, l'Égypte et la Syrie attaquerent Israë l pendant la fête du Kippour. Elles lui infligèrent des pertes importantes tant sur le plan humain que militaire. Les deux super-puissances augmentèrent leurs aides aux deux parties ct, à un certain moment, les Étals-Unis décrétèrent même le degré le plus haut de l'état d'alerte globa le existant dans une période de paix. L'Europe adopta une attitude de neutralité en refusant aux ÉtatsUnis J'util isation des bases de l'OTAN pour mettre en place un pont aérien d'aide mili taire à Israël. La Turquie, quant à elle, accepta le survol de son territoire par les avions soviétiques pour aider la Syrie et l'Égypte. Malgré les prises de position de l'Europe, les pays arabes, en réaction à l'aide américaine apportée à Israël, décidèrent l' embargo du pétrole pour l' Europe, avec comme conséquence une augmentation du prix du brut. En fait, les pays arabes saisirent J'occasion de la guerre du Kippour pour regagner le niveau des revenus pétroliers, lesquels s'étaient effondrés au moment où Nixon avait décidé la dévaluation du dol1ar en 1971. La politique hégémonique américaine en Médite rranée et ses erreurs ont condamné l'Europe a e n subir les conséquences: la privation, la rareté et le prix élevé du pétrole qui se sont poursuivis après la fin de la guerre et les accords du Moyen-Orient. Quand les , Ibid. , p. 112.
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Américains proposèrent de constituer un « Groupe d'action pour l'énergie» pour faire face au« chantage» des pays producteurs de pétrole, les différents pays d'Europe restèrent perplexes. Le 20 décembre 1973, Georges Pompidou exprima le semÎment partagé par les Européens: « Si nous sommes en train de parler d'un dialogue entre pays consommateurs et pays producteurs, il est possible de discuter des modalités d'un tel dialogue sans aucune difficulté. Mais je ne pourrais pas participer à la mise en place d' un consortium de pays consommateurs qui chercherait à imposer une solut ion aux pays producteurs. Vous, vous dépendez des Arabes pour environ un dixième de votre consommation. Nous, nous dépendons d 'eux complètement. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de trois ou quatre ans d ' anxiété el de misère en attendant que les Arabes aient compris le problème 1. » Kissinger accusa les pays européens de manquer de courage: « Rien ne pouvait mieux démontrer la démoralisation ~ qui frôle l'abdication - des démocraties 2.» Le secrétaire d'État américain accusait en particulier la France d'avoir donné le mauvais exemple: « La France est, parmi nos alliés, le pays le mieux placé pour tirer parti de l'embargo et signer des accords bilatéraux avec les pays producteurs presque toujours en échangeant des armes contre du pétrole. La France est le fer de lance dans le prétendu dialogue entre l'Europe et les Arabes, l'alternative à notre diplomatie au Moyen-Orient. En réalité, son but - jamais déclaré explicitement - ne peut être qu'une volonté de rupture avee les États-Unis J .» Au milieu des années soixante-dix, de nouvelles inquiétudes pour le gouvernement américain furent provoquées par la possibilité pour certains partis communistes européens d'entrer dans le gouvernement de leur pays . À cette époque, en Italie, en France et en Espagne s'était développée une initiative autonome des partis communistes envers l'Union soviétique: ]'« eurocommunisme ». Là encore, Kissinger intervint pour condamner cette perspective « Une participation significative des partis communistes dans les gouvernements de ces pays [Italie et France] ou dans d'autres, heurte directement les relations avec J'OTAN. Elle conduira à un changement de priorité dans ces pays qui changera la nature du 1
1 J
H. Kissinger. Anni di crisi , Sugarco. Milan, 1982. p. 710. Ibid. Ibid. , p. 711.
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monde tel que nous le connaissons aujourd'hu i 1. » En réalité, il ne se passa rien, l'eurocommunisme se révéla être un phénoméne passager, alors que l'exigence hégémonique des États-Unis sur les pays du Sud de l'Europe perdura: « La Méditerranée ne peut pas être la "mare nostrum .. des Européens sans la présence de la puissance américaine 2. » Ce qui changea, ce fut l'admini stration américaine avec J'arrivée au pouvoir du démocrate Carter, mais surtout, aux États-Unis le fondamentalisme chrétien avait repris des forces en s'opposant à la sentence de la Cour suprême qui, en 1963, avait interdit les prières dans les écoles et, en 1973, avait partiellement autorisé l' avortement. Même si Carter fut appelé ({ le président évangélique » à cause de son appartenance à l'Égl ise baptiste, il fut critiqué par les fondam entalistes pour la stricte application de la séparation de l'Église et de l' État. En revanche, le tournant pris par sa politique extérieure ne reçut aucune objection il passa de la ( détente » avec l'Union sov iétique, pratiquée par les administrations républi caines, à une politique de défense à outrance des « droi ts de l'homme», la nouvelle version démocrate du milJénarisme américain. En conséquence, quand, le 4 novembre 1979, un groupe d 'étudiants islamistes occupa l'ambassade américaine à Téhéran et en prit 62 membres en otage, il réagit immédiatement en prenant des sanctions économiques contre l'Iran. À cette occasion, il y eut aussi des dissensions avec les positions des ministres des Affaires étrangères européens, qui cherchèrent tout de suite à négocier pour obtenir la libèration des otages, mais « en même temps, ils ont dû admettre que le gouvernement américain ne s'était pas adressé aux "neuf" en tant que tels, ni pour demander des avis, ni pour montrer un intérêt quelconque dans la réception d' experti ses des ambassadeurs des pays de la CEE à Téhéran 3 »). Malgré la résolution 457/79 du Conseil de sécurité de l' ONU, qui recommandait la recherche d'une solution pacifique, et malgré la décision des 15 ministres des Affaires étrangères de l'OTAN de ne pas intervenir dans les affaires internes de l'Iran, le 24 avril 1980 Carter décida d 'organiser un l Cil. in G. Valdevit, Cli Slati Ulliti e il Medilerralleo, Franco Angeli, Milan. 1992 p. 167. l Ibid., p. 168. ) G. Tamagnini, La Ct/dual dello Scià. Diaro delrumbusciatore iluliallo a relieraI! (J 978./980). Edizioni Associate, Rome, 1990. p. 184.
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blitz avec des hélicoptères pour libérer les prisonniers de l'ambassade américaine. Ce fut un échec retent issant. Le fondamentalisme américain s'était heurté au fondamentalisme islamiste et, parallèlement, il devait affronter l' URSS qui occupait l'Afghanistan. Les vétérans du fondamentali sme américain s'organisèrent politiquement en créant en 1979 la Majorité morale, une organisation qui réun issait diverses forces conservatrices et divers groupes religieux la Table ronde rel igieuse, la Coa lition américa ine pour les valeurs traditionnelles et la Voix chrétienne. La théologie d 'Armageddon ressurgissait des profondeurs de la culture américaine, l'idée de la bataille finale contre le mal pouvait s'appliquer li la balaille pour les droits civil s de Carter, mais elle trouva une identification plus adaptée dans la personne de Ronald Reagan, candidat républicain aux élections de 1980. Une fois élu président, Reagan exprima plusieurs fois publiquement ~~ la certitude que la bataille d' Armageddon entre le Christ et les forces de Satan "aurait lieu pendant notre génération", assimilant Gog et Magog bibliques à l' Empire du Mal soviétique. Il déclara aussi qu'i l était certain d ' apparteni r à ce groupe restreint de croyants que le Christ "enlèvera", "glorifiera", "rencontrera au milieu des cieux", pendant les grands tourments qui, selon la prophétie, précéderont la bataille, pour retourner avec eux sur la terre après le massacre 1 ». Ces prises de position apocalyptiques étai ent d'autant plus absurdes que l'U nion soviétique était sur le décl in en tant que puissance mondiale, pour une bonne part à cause de la guerre en Afghanistan. Selon le nouveau secretaire d 'État Alexander Haig, qu i avait commandé les fo rces de l' OTAN en Europe, « en réalilé, l' Union soviétique était et est une puissance très ébranlée et vulnérable. Les problèmes superficiels se voient facilement: Moscou s'est trop agrandie militairement et économiquement 2. » La volte-face belliqueuse de Reagan rencontra un fa ible enthousiasme parmi ses alliés européens, qui voulaient au contra ire poursuivre la politique de détente envers l'U RSS. Cette politique avait été entreprise par Nixon et Kissinger, puis poursuivie par le chance lier allemand Schmidt. La première raison qui motiva la critique fa ite aux Européens engagés dans cette politique concernait les accords conclus pour la construction du gazoduc entre la Sibérie ct
l'Europe. « Reagan accusa les Européens, qui s'étaient engagés à fournir les turbines du gazoduc, de transmettre d'i mportants secrets technologiques aux Russes ct il fit appel au contrôle de la Commission communautaire commune. Le gazoduc, en augmentant la dépendance des différents pays européens vis-à-vis de l'URSS pour atteindre jusqu'à 20 % de leurs besoins énergétiques, représentait d 'abord pour le président américai n la preuve concrète de la toile d ' araignée que les Soviétiques se promettaient de tisser sur l'Europe, l'enfermant dans un piège en profitant de la détente 1. » Le second moti f de désaccord avec les Européens reposait sur la récente politique lancée par Reagan de construction de missiles à moyenne portée pour les installer en Europe. Cette nouvelle stratégie nucléai re sous-entendai t que la défense de l'Europe contre l' URSS ne devait plus dépendre des missiles à longue portée installés en Amérique et qu'un con Oit nucléaire limité, évoqué à plusieurs repri ses, ~( pourrait avoi r lieu en Europe en ayant recours aux missiles spectaculaires dont on allait l'équiper 2 ». L' idée que les «Grandes Tribulations» devaient tomber seulement sur l'Europe tandis que Reagan « rencontrait le Christ au mi lieu des cieux », provoqua le soulèvement des jeunes Européens qui avaient deviné la « petite » Apocalypse qui sc prépara it pour eux. Des centaines de milliers de jeunes manifestèrent en Europe contre l'i nstallation des missiles Pershing et Cruise. Le mouvement eut un impact important, au point que, le 18 novembre 1981 , Reagan se déclara d 'accord avec la détente et fit une proposition: il offrit r (t opt ion zéro », c'est-à-dire le retrait des missiles qui n 'avaient pas encore été installés en échange du retrait des SS20 soviétiques en Europe orientale. Néanmoins, le problème restait entier: ~~ Si aucun responsable de la politique extérieure américaine n'ajamais nié, au cours des années, l'intention de mobiliser tout le potentiel atomique américain en cas d ' une éventuelle attaque soviétique en Europe, il n'est pas pensable qu ' un président américain soit prêt à dé<:réter la destruction assurée de son propre pays pour défendre l'Europe 3.» Reagan discernait dans sa vision apocalyptique une autre manifestation de Satan dans le terrorisme du Moyen-Orient; en particulier 1
G. Mummarella, op. dl .. p. 130. Ibid" p. 138.
l
IbM.. p. 139.
1 1 l
R. Giammanco, L l/11l11ugillurio al po/err>, Pcllicani Edilore. Rome. 1998. p. 8. A. Haig, Alla corte di Reagall, Sugarco. Milan. 1984 p. 3].
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Muammar Kadhafi, président de la Libye, fut accusé d 'etre le pri ncipal instigaleur des attentats antiaméricains et « l'Amérique, indignée, accusait ses alliés curopéens d'être craintifs et ambigus, elle ex igeait la suspension des relations économiques avec les principaux acteurs du terrorisme, en premier lieu avec Kadhafi 1• •• ». Lorsqu' en avril 1986, les Américains, en rcprésailles contre un énièmc attentat, bombardèrcnt la Libye provoquant des dizaines de morts, les alliés curopéens les condamnèrent à l'unanim ité. En Europe se profilait l'hypothèse de la convocation d ' une conférence internationale avec l'URSS pour résoudre les problèmes du Moyen-Orient. Cette pcrsp<..'Ctive mettait en cause l' hégémonie américaine sur la Méditerranée exercée grâce à Israël, son allié privilégié. L'identifi cation des États-Unis avec Israël provenait un peu de la forte influence de la minorité j uive en Amérique, mai s remontait surtout à la « Théologie d ' Annageddon » qui prédisait « l'imm inente réalisation de la prophétie de la fin des temps, le deuxième avènement du Christ et son règne mill énaire proche. C' est au nom de cette prédiction qu'une grande panic des fondamentali stes américa ins se sont identi fiés avec Israël et avec son rôle dans la théodicée biblique en oubliant le traditionnel anti sémitisme exalté peu de temps auparavant de manière très virulente 2 ». L' identification avec Israël était si étroite que les services secrets des deux pays avaient collaboré dans J'affai re lrangate qui dévastait l'administration Reagan. Laissant de côté tout scrupule pour outrepasser le veto du Congrès américain sur les livraisons d ' annes aux Contras du Nicaragua, les Américains avaient chargé les Israélicns de vcndre des armes sophistiquées aux Iraniens puis, avec les gains, de finan cer la contre-guéri lla d 'Amérique centrale. Les Israéliens auraient eu, en échange, de nouvelles armes sans avoir à donner aucune justification au Congres puisque les aides américaines à Israël étaient admises depu is des années. En plus de la sentinelle israélienne, les Américains réussirent à mettre un autre pied dans la zone du Moyen-Orient en saisissant le prétexte du missile irakien qui avait touché par erreur, le 17 mai 1987, la frégate américaine Stark. Le président Reagan demanda aux all iés européens de s' unir aux fo rces navales américaines accourues dans les eaux du Go lfe Persique, car cette affaire 11 met-
tait enjeu la paix et par voie de conséquence notre sécurité et notre liberté 1 ». En réalité, les Américai ns voulaient pénetrer dans cene zone d' où les Européens avaient jusqu' alors tiré la majeure partie de leurs ressources pétrolières et qui n 'était menacée par aucune intervention soviétique, comme dut le dire le sénateur américain Patrick Moynihan : « L' Occidcnt risque de perdre le contrôle des deux tiers des réserves mondiales de pétrole. Le plus grand objectif géopolitique du xx· siècle est à portée de mains des Soviétiques 1. » Le prétexte d 'une menace soviétique fut utilise pour impliquer Ics alliés européens dans une politique de confrontation intransigeante avec les pays arabes, ce que l'Europe avait cherche à éviter depuis une décennie, s'efforçant d' obtenir une solution négociée du confl it arabo-israélien à l'origine de l'instabilité dans toute cette zone. L'engagement européen dans un con nit mil itaire au Moyen-Orient fut obtenu par les Américains lors de la première guerre du Golfe en 199 1. Outre les Américains, qui déployèrent une bonne partie de leur arsenal (75 % de leurs avions tactiques, 42 % de leurs chars les plus modernes. 46 % de leurs pone-avions et environ 40 % de leur personnel militaire), les Anglais et les Français envoyèrent quelques avions, l' Italie panicipa avec 8 Tornado. La guerre divisa les gouvernements arabes: à la réunion de la Ligue arabe, quatorze d 'entre eux condamnèrent l' Irak, deux votèrent en sa faveur et cinq s'abstinrent ou ne votèrent pas. Le front pro-Irak était fonné par l' Iran, la Jordanie, la Libye, la Mauritanie, le Yémen, le Soudan, la Tunisie. Une fo is la guerre déclenchée, l' OLP et toutes les organisations fondamentalistes islamistes, du Hamas au Fis, en passant par les groupes islamistes égyptiens, syriens, jordaniens, pakistanais, malais, afghans, soudanai s et autres s'unirent au front pro-irakien et condamnèrent l'Occident anti-islamiste. « [ ... ] La fréquence avec laquelle, dans ses decJarations, le président Bush a pris Dieu à témoin au nom des États-Unis n' a fait que renforcer J'impression, pour les Arabes, qu' il s'agissait d'une "guerre de religion" . Les remarques de Bush rappelaient dangereusement "les raids des hordes prèislamiques, au VII" siècle, ainsi que les croi sades chrétiennes qui ont suivi"). » En 1 Cil. in G. Malllmarclla, op. cil., p. t30. Ibid.. p. 132. ) S. P. Huntington. Le Choc {Ie.~ cil'i/isa/;ons. Odile Jacob. Paris, t998.
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I lbid.,p. 128. l R. Giamlllanco, op. cil.. p. 8.
p. 275.
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tout cas, les fonda mentalistes américains l'enlendaienl bien ainsi pour eux, e'étail enfin un signe cenain de l'approche de l'Apocalypse, puisque Bagdad bombardée était Babylone (( Le docteur Noah W Hutchings, dans son livre n,e Persian Gulf Crisis and Ih e Final FaU a/Baby /on 1 se réfère à l' histoire de Babylone et confinne notre conviction de chrétiens que ce qui se passe dans le Golfe ct au Moyen-Orient était complètemem prévu il y a des milliers d 'années par les prophètes de l' unique vrai Dieu 2.» L'unité des pays arabes sc reconstitua sous la pression d'énormes manifestations populaires pro-Saddam , lorsque, à deux repri ses, le président Clinton recommença à bombarder l'Irak. Les Islamistes accusaient l' Occidenl, et les Européens, parce qu 'ils utili saient la force uniquement pour défendre leurs intérêts, et non fa ce li au componement scandaleLL'( d ' Israël ct à ses violations des résolutions des Nation s uni es » ou « pour répondre aux attaques commi ses par les Serbes orthodoxes contre les musulman s bosniaques 3 ». Bi en sûr, il à leur tour, les Européens, ont exprimé leurs craintes que l'établissement d' un État musulman dans l'ancienne Yougoslavie ne constitue une base pour la propagation de l'ém igration musulmane et du fondamentalisme is l am i qu e~ ». l.! auteur de ces considérations est Samuel Huntington, célèbre politologue américain , qui prévoit dans son livre Le Choc des Civilisatiolls, le développement, déjà en œuvre, de conflits entre les grandes civilisations mondiales: l'Occident chrétien, la civilisation chrétienne-orthodoxe, la civilisation de l' Islam , celle de la Chine, de l' Inde, etc. Ce schéma a été strictement respecté dans la répartition des soutiens aux différents adversaires dans le con flit qui a mené à la dissolution de la Yougoslavie. La Croatie et la Slovénie catho liques ont été secourues par des pays chrétiens occidentaux: l'A ll emagne, la France, l' Italie, le Vatican, les Étals-Uni s en ont reconnu l' indépendance, avant d ' apponer une aide mi litaire à la Croatie dans sa guerre contre la Serbie. Cette dernière fut soutenue systémat iquement par la Russie, la Bulgarie et la Grèce. Enfi n, la Bosnie reçut l'aide des pays de l' Islam: «( L' aide la plus importante, La Crise du Golfe Persique et 1(1 Chille Défini/ive de Babylone R. Giammanco. « Accendetc la TV è l'ora dei prorcta », in AVl'ltlrimellli, 9 octobre 1991. p. 10. l S. I-I un tington, op . cil., p. 278. 'Ibid., p. JO 1.
et de loin, que l' Ou11I11Ia ait fournie aux musulmlms de Bosnie fut d 'ordre militaire: armes, fonds pour en acheter, entraînement mil itaire, volontaires. [ ... } Le nombre des volontaires aurait dépassé de quatre mille environ le nombre de combattants croates ou serbes. Ces volontaires incluaient des gardes républi cains d ' Iran et de nombreux vétérans d ' Afghanistan. Parmi eux, des Pakistanai s, des Turcs, des Égyptiens. des Soudanais, des travailleurs immigrés albana is et turcs d' Allemagne, d ' Autriche, de Suisse' . » L'ONU chercha à stopper les flux d 'armes vers l'ex-Yougoslavie avec une résolution du 27 septcmbre 1991 , prise par le Conseil de sécurité qui décréta l'embargo sur les armes. Ma is cette résolution fui largement contournée par toutes les parties en présence. Selon le schéma donné par Hunt ington dans Le Choc des civilisations: il La seule exception, partielle, au schéma civilisationnel est fournie par les États-Un is dont les dirigeants ont, avec fo rce discours. favori sé les musulmans. Le soutien américain est cependant resté limité dans les fa its. L'admini stration Clinton approuva l' usage de l'aviation américaine (mais pas celui des fo rces tcrrestres) pour protéger les zones de sécurité de j'ONU et se déclara favorable à la levée de l'embargo sur les armes. Elle n'exerça pas de pression en ce sens su r ses alliés, mais ferma les yeux sur les livraisons d ' armes iran iennes et sur le financement saoudien d'achats d 'annes pour la Bosnie, puis clic cessa en 1994 d'imposer l'embargo. En agissant ainsi , les États-Unis ont heurté leurs all iés et provoqué ce qui fut considéré conune une crise majeure de l' OTAN 2. » L'auteur n'arrive même pas il croire lui-même aux réponses qu ' il essaie de trouver pour expliquer les contradictions dans l' atti tude des fonct ionnaires américa ins qui ne lancèrent pliS (1 un avert issement public à propos des dangcrs du fondamentali sme musulman dans les Balkans J ». Pour nous, une explication trés vraisemblable de l'attitude américaine se trouve dans le modèle habituel qui condui t « les Américains, [à] identifier dans chaque confl it étranger, les forces du bien et les forces du mal, puis [a] s'aligner sur les premières 4 ». Mais pourquoi mettre les Bosniaques au rang des forces du bien. alors que jusque-là, les Américains avaient touj ours considéré l' Islam et
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' /bid.,p.3 19. Ibid., p. 321-322 J Ibid" p. 322.
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' Ibid.
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les fondamentalistes islamistes comme des forces du mal? Après les bombardements américains contre les Serbes bosniaques à la fin du délai accordé par l'ultimatum de l'OTAN le 4 septembre 1995 et aprés les accords de Dayton le 21 novembre de la même année, ~( les Émts-Unis acceptèrent de coopérer avec l' Arabie saoudite el d'autres pays musulmans à l'entraînement et à l' équipement des forces bosniaques 1 ». Face à cette att itude, Hunti ngton se pose la question rhétorique : (~ Pourquoi, pendant et après la guerre, l' Amérique a-t-ell e été le seul pays à n'avoi r pas respecté le modèle de regroupement par civilisat ion , à être devenu le seul pays nonmusulman à promouvoir les intérêts des musulmans bosniaques et à œ uvrer aux côtés des pays musul mans en leur apportant de l' aide }'! » L'illustre politologue américain raisonne en utilisant la dichotomie ami-ennemi , fondam entale en politique, mais il oublie le corollaire « l'ennemi de mon ennemi est mon ami }). Si l'ennemi principa l des États-Unis étai t la Serbie, alors on peut comprendre l'alliance avec l'ennemi moins important représenté par la Bosnie ct ses amis. Mais pourquoi la Serbie représentait-elle un si grand danger? Si l'on applique le modèle de l' accord entre mêmes civilisations, on peut répondre que la Serbie appartient à la civilisation orthodoxe dont le principal représentant est la Russie, c'est-à-dire le véritable ennemi à atteindre. Cependant, ce n' était sans doute pas le seul but des États-U nis: en obligeant leurs alliés de l'OTAN à intervenir contre la Serbie, il s les mettaient en conflit avec la Russie qui avait entretenu avec eux jusque-là des rapports am icaux. Fina lement, l'explication de l' anomalie américaine deviendrait plus convaincante: les Américains craignent et font tout pour empêcher une jonction de l ' Europe occidentale avec l' Europe orientale, parce que si elle réussissait, ils devraient affronter la concurrence d' un immense marché, avec des ressources ct un armement considérables. Le fai t que les États- Unis ne souhaitent pas une Europe unie de « l' At lantique à l'Oural » est aussi démontré par le comportement des Améri cains dans le récent conflit au Kosovo. La décision américaine de changer d' attitude envers l' UCK, jusqu'alors considéré comme un groupe de terroristes islamiques, n' a fait qu ' accé lérer une crise latente depuis plusieurs annces. «( À partir de l'automne 1 l
1998, les Américains se tournèrent résolument vers l' UCK. On ne peut pas ici évidemment évaluer l'appui fourni par les Américains à l' UCK. À part la présence visible d ' agents de l' UCK présentés comme conseillers politiques auprès d' ex-diplomates américains, on a peu d' infonnations sur les flu x d' armes et d' instructeurs que l'UCK aurait obtenu des América ins ( .. . ] Sans aucun doute, la rapide réorganisation de la guérilla au Kosovo est-elle le résultat d'un apport intelligent en matéri el ct en teclmiques que l' UC K ne possédait pas auparavant 1• }) Naturell ement, cette efficaci té plus grande des combattants islam istes kosovars provoqua une augmentation de la répression de la part des Serbes, permettant de déchaîner une campagne médiatique. Elle donna les arguments nécessai res aux Américains pour obliger les Européens à entreprendre ulle (( guerre humanitaire » contTe la Serbie. En outre, le départcment d'État américain connaissait les projets islamistes au suj et de la formation d' une « dorsale verte }) dans les Balkans pour (~ reconstruire un espaee géopolitique uni des musulmans de l' ex-Yougoslavie et de l' Albanie 1 ». Les Américains savaient que des groupes terroristes finan cés par Ben Laden étaient entrés en Bosnie et en Albanie et que ce dernier participait au proj et de ~( dorsale verte» dont le but était de construire une tête de pont islamiste en Europe, avec Sarajevo comme siège d 'un parlement islamique européen. Ils savaient aussi que « le "premier pas" vers l'unifi cat ion des territoires albanais, ou l'UCK était très enracinée, sc ferait en utilisant le Kosovo comme rampe de lancement. Pour cela, il fa llait «( libérer » manu militari l' actuelle province serbe pour en faire une base destinée à créer des conflits entre la Serbie et le Montenegro et entre la Macédoinl! ct l' Albanie l ». En tout état de cause, le choix américain de souteni r l' UCK ct d'impliquer l' OTAN dans ce projet de déstabil isat ion défi nitive de r ex-Yougoslavie avait pour but, encore une fo is, de combattre l'aire « orthodoxe» de l' Europe et d 'obtenir sa séparation d'avec l'Europe occidentale en sc servant des islamistes, y compris des fondam entali stes islam istes. L' élargissement de l' OTAN aux trois ex-satell ites de l'URSS (Pologne, Hongrie et Tchéq uie) démontre que les États-Un is sont 1 R. Marozzo Della Roccn, ~( Ln Via ve rso la gucrra », in Limes, KosMo fJ/(Jli(l in glll:rr(l, Gruppo Editorinle ['Esprcsso. Rome. 1999, p. 23.
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Ibid., p. 322 Ibid.
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Kiro Nikolovski. Come nllSce lu dorsale islomica , in Limes, 01'. cil .. p. 22 . Ibid., p. 23.
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encore en guerre mi-froide avec la Russie et que le schéma du choc des civil isations a été adopté par le département d'Etat américain; de fait, les nouveaux pays entrants sont tous trois catholiques, alors que ceux à majorité orthodoxes sont restés en dehors. Cet élargissement correspond à la reconstitution du Saint-Empire-Romain, qui consacrait justement la division de l'Europe entre catholiques et protestants d'une part, et orthodoxes de l'autre. Cette politique américaine est encore confirmée par son anitude à propos de la question tchétchène, au point que l'inventeur du Choc des civilisations est intervenu pour blâmer l'administration américaine pour l' avoir pris trop au sérieux: {( Les mises en garde du président Clinton envers la Russie, "qu i payera un prix élevé" si elle continue ses offensives brutales contre les civils tchétchènes, sont aussi ridicules qu'extrêmement préjudiciables pour la crédibilité américaine. Il s'agit encore d 'un exemple de la suffisance pompeuse de cette administration qui rcnd difficile pour les autres gouvemements d'ajouter foi aux discours qui sont faits 1. » En revanche, la déclaration du président américain, en décembre 1999 durant la réunion de l'OSCE à Istanbul, doit être prise au sérieux: il qualifiait de « victoire str atégique de portée historique » la signature de l'accord pour la construction d'un oléoduc qui reliait le bassin de la mer Caspienne, ex-soviétique, à la Méditerranée, en passant par la Turquie, minimisant ainsi le rôle de celui qui passait par la Russie et la Tchétchénie. Pour consacrer cette nouvelle « victoire ») contre la Russie et réaffirmer son hégémonie sur les ressources énergétiques du Moyen-Orient, Clinton aurait prévu la mise en place d'un axe politico-militaire dont le pivot se serait trouve dans l'alliance militaire turco-israélienne, avec des ramifications au nord dans la « dorsale verte» bosniaco-albanaise-kosovare et au sud avec l'engagement de la Syrie et de la Jordanie, de plus en plus dépendantes des ressources en eau de la Turquie. On disait que l'objectif etait d' isoler définitivement Saddam Hussein, mais la vérité etait qu'ainsi l'Europe serait encore plus détachée de la Russie, et donc plus facilement soumise au chantage et à l'emprise des États-Unis.
s.
1 Huntington, « Cecilia ulla disfatta per Clinton », La Stail/pa , Turin 11/ 12/99. p. 26. (Copyright The New York Times).
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U Apocalypse, la dernière chance Un journaliste de l'Ecol/omist, en commentant le discours d' invest iture de Bill Clinton pendant les primaires de 1992, souligna qu' il « avait mentionné six fois le nom de Dieu» et qu'il « avait cite les Saintes Ecritures » à plusieurs occasions. La convention républicaine de la même année avait également été marquée par un « Dés le rassemblement du premier jour, les esprit religieux thèmes de Dieu et de la Patrie ont été présentés comme si la philosophie des Lumières n'avait jamais existé et le programme du parti a été élaboré par des extrémistes évangélistes. ) Le journaliste s'étonnait que la classe politique de la nation dominant le monde occidental, ne soit « pas encore prête à accepter des hommes politiques ouvertement laïcs 1 ». Il ne se serait cependant pas extasié s'il avait pris en compte une donnée qui , habituellement, échappe à presque tous les observateurs de la politique américaine: le peuple américain est profondément religieux. « Un autre sondage a révélé que "la foi en Dieu est l'élément le plus important dans la vie des Américains." 40 % des personnes interviewées "ont déclaré que leur relation avec Dieu était plus importante que toute autre chose" ; 29 % ont placé en première place " une bonne santé", 21 %, " un mariage heureux", 5 % preferent un travail intéressant et 2 % d'être respecté par les autres 2 . )) Les croyants américains, et surtout les fondamentalistes, sont l The Ecol1omisl. 22 août 1992. 2N. Chomsky. AI1IJO 501, La cOllqllista COil/illl/a. op. cit.
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aussi organisés politiquement; après avoir fondé la Moral Majority, qui avait soutenu les admin istrations Reagan, ils créèrent une nouvelle organisation, la Christian Coalition, représentant un véritable lobby au Congrès. De fait, au Parlement, des hommes liés à la Christian Coalition ont cu un poids important - le sénateur Jesse Helms, longtemps chef de la commission des affaires étrangères au Congrès, et Newi Gingrich, qui, jusqu'en 1998, fut le speaker de la Chambre des représentants. Ce dernier lança, en 1995, un (( Pacte avec l'Amérique)) qui un issait l'esprit religieux ct le nationalisme (( pour réaffirmer ct rénover la civilisation américaine. [ ... 1 Le Pacte était fondé sur une dimension morale ct spiri tuelle (qui imposait de) recommencer à enseigner l'Amérique aux Américains et il apprendre aux immigrés comment devenir américains 1 ) . Un autre personnage politique important, Pat Buchanan, qui réussit à se présenter aux présidentielles de 1996, eut l'appui des « fondamentali ste s ) américains tout en appartenant à l'Égl ise catholique. En effet, son programme proposait de {( restaurer la souveraineté américaine perdue [ ... ] pour s'acheminer vers l'idée que nous sommes une fam ille, une nation, un peuple soumis à Dieu 1 ). Cependant, après l'électi on de Clinton en 1996, la Christian Coalition commença à décli ner. Les différents groupes fondamenta listes locaux continuèrent cependant d'exister, y compris des groupes violents, spécialisés dans les attentats contre les médeci ns et les cliniques qui pratiquaient l'avortement. Ils avaient des liens à travers la Christian Identity, à laquelle une centaine de groupes extrémistes adhéraient. Le site Internet de la Christian Identity répandait les véritables principes du fondamenta lisme américain : « Nous croyons que les blancs, anglo-saxons, allemands ct les peuples de même origine sont les seuls, authentiques. réels fils de Dieu. Seule cette race accomplit chaque jour chaque détail de la Prophétie biblique et de l'histoire mondiale concernant Israël et elle continue aujourd 'h ui à être l'héritière qui possede les Pactes, les Prophéties, les Promesses et les Bénédictions que Yahvé a fai ts à Israël [ . .. ] Nous croyons que les États-Uni s sont le li eu dont parlent les prophéties (Sam Il, 7.10, ls. Il, 12., Ez. 36.24) oilles chrétiens de toutes les tribus d' Israël se rassembleront [ ... ]. L'Amérique du Nord est le désert vcrs lequel 1 1
Cil. in Paolo Nnso, II/ibm e /0 spada. Claudiana, Turin. 2000, p. 179. Ibid .. p. 184.
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Dieu a apporté les graines di spersées d' Israël [ ... 1où le désert fleurit comme une rose 1. » L?éparpillement des différents groupes et leur mode de communication ne permettent pas d'avoir une idée de l'i mportance numerique des fondamentali stes américa ins. ni de se rendre compte du poids politique qu'ils peuvent exercer. Une manifestation organisee par les Promise Keepers il Wash ington rassembla en octobre 1998 que lques centaines de milliers de personnes (selon les organisateurs, un million) dans un énième revive" : « Les participants, uniquement des hommes, se sont rencontrés et ont prié, pleuré, ont confessé leurs échecs en tant que maris et pères et ont solennellement promis de se consacrer de nouveau à leurs familles 2• 1) Plus récenunent, les fondamentalistes américains se sont réunis sous une nouvelle dénomination : les Born Again Christians, les Chretiens régénérés, seraient au nombre de 75 millions aux ÉtatsUnis, mais ils nc sont pas tous ass imilables à des fondamenta li stes: « En ce qui concerne leur foi d'origine, 38 % ont été élevés dans la re ligion évangél iste ou fondamentaliste, 28 % proviennent de la religion catholique, 27 % du protestantisme modéré et 7 % de la religion juive ou d'autres groupes difficilement identifiables. 20 % affirment ne pas apparten ir à une congrégation locale. Nombreux sont ceux qui préferent les programmes religieux à la té lévi. SIOn ... » Le président Jimmy Carter s'était déclaré Born Again en acceptant que le Christ « soit son sauveur personnel ». En conséquence, ( Carter affinnait croire dans les dons du Sa int-Esprit et, parmi eux, dans le don des langues appartenant à l'évangélisme pentecôtiste; il lisait la Bible et croya it en la force de la prière qui, tout en permenant "d'analyser les problèmes" et "de nous connaître nousmêmes", "ouvre un processus très important de guérison" 4». Bill Clinton était, comme Carter, membre de l'Égl ise baptiste du Sud. qui compte parnli ses fidèles le plus grand pourcentage de fondamentaliste (68 'Va). Il «( pouvait [aussi] revendiquer une expérience de bom agai" et utiliser facilement des métllphores religieuses dans
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Ibid., p. 186.187 Ibid., p. 188 . ) Terry Mattingl y, lIOn religion: Born Again .. »), Na/lle.l· Daily News, 22 janvier 2000 , p. 2. • P. Nasa, op. cil .. p. 192. 1
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ses di scours publics 1 ». En outre, Clinton, au cours de sa présidence ne se contenta pas d'aller « régulièrement à l'Eglise, il organisait des petits-déjeuners à la Maison Blanche avec des pasteurs conmle Bill Hybcls, de Wil low Crcck Church dans l' Illinois. Clinton déclara, lors d' une interview à ABC qu' il ne pourrait pas "être president, ni même grandir en tant que personne sans sa foi en Dieu"2 ». Georges W. Bush, lui même, lors des avant-dern ières primaires a révélé son expérience de Bom Again au sujet de « sa bataille contre l'alcool , vaincue grâce à la religion [ ... ] Durant le mois de juillet précédent, il s'était rendu à Faith Works. un centre de soin pour toxicomanes centré sur la foi l ». Bush a aussi déclaré pendant la campagne électorale que Jésus est « son philosophe préféré », et Albert Gore sc décrit comme un « homme régénéré grâce au Christ 4 ». Pour attirer les votes des Born Aga;n, durant les primaires George W. Bush est allé faire un discours « à la Bob Joncs University, un campus religieux de Caroline du Sud qui prêche une opposition violente contre l'Égli se de Rome et interdit de fréquenter des personnes de race différente S ». Un fil conducteur fondamental iste réunit tous les présidents élus après la Seconde Guerre mondiale: le pasteur Bill Graham. Il a été un « prédicateur célèbre pour ses "croisades" évangéliques partout dans le monde, et pour avoir été le pasteur des différents hôtes qui se sont succédé à la Maison Blanche, de Eisenhower à Bill Clinton 6 ». Ce prédicateur, devenu en 1939 pasteur dans l'Église baptiste du sud, (imprêgnéc de fondamen talisme) la plus nombreuse des États-Unis avec ses 14 millions d'adhérents, « mêla une théologie fondamentaliste à des choix politiques de type conservateur : il suffit de se référer aux positions âprement anticommunistes de cenains de ses sennons radiophoniques ou à l'appui qu 'i l avait accordé au sénateur Mc Carthy pendant les annees de la chasse aux sorcières et à ses posi· tions en faveur de la guerre au Vietnam 7 ». 1 Conci~ Dictiona ry of Christianity in America, Sample Article - Clinton. William (l3ill) 1.. v.'\\'w.gospe!com.nctlivpress/tit1e/exc/ I446-2b.html l Paolo Mastroli11i. « 1 fondamcntalisti minacciano l'identilil nazionale ». Limes 4.96. p. Ill. ) Richard I3rookhiser. La Swmpa, 16 déce mbre 2000. p. 1 l , • A. Pasolini Zancll1,1f GiOfllall:, 30 août 2000, p. 10. l A. Gumbel, op. cil ., p. 23. . 1'. Nasa. op. cil .. p. 23. ' Ibid., p. 169.
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D' un autre eôté, les fondamentalistes américains se sont montrés très tièdes envers les présidents américains qui ont succédé à Reagan, le dernier à jouir de leur sympathie inconditionnelle. En effet, aucun d' entre eux n'étai t disposé à défcndre jusqu 'au bout leurs object ifs , en particulier contre l'avortement. Les Born Again lors des élect ions en 2<X>O, malgré les efforts « de régénération » des deux candidats, ont partagé leurs voix entre l' un et l'autre. « L'As· sociation Américai ne des Familles encourage tous les Chrétiens à prendre un peu de temps aujourd' hui pour prier pour cette élection encore indécise. Prier pour que la pa ix gagne ct que soi t élu l'homme choisi par Dieu 1. » En tout cas les Born Again ont trouvé récemment une nouvelle fonne de prosélytisme: les romans (1 d 'apocalyptico-fiction », et en particul ier ceux que le pasteur baptiste en retraite, Tim La Haye a lancés sur le marché de la littérature populaire : la série Lefl Behind. Le premier volume avait justement pour titre: Ceux qui restenT: /1/1 roman sur les derniers jours de la terre. Immédiatement arrivé en tête des livres chrétiens les plus vendus, il y est resté pendant trois ans. Les sept autres romans qui ont suivi ont eu un aussi grand succès, en tout, les ventes on1 atteint le chiffre colossal d'environ 30 mill ions d'exemplaires. Ces romans narrent Ics épisodes qui auront lieu durant les sept années dc « Tribulations » qu i précéderont le retour du Christ sur la terre pour instaurer son règne millénaire. Le succès des romans apoca lyptiques tient au fait que le mythe de l'apocalypse, et en particulier la croyance dans le retour du Christ sur la Terre, a toujours eu un grand anrail pour Ics Américains. Après le massacre de Waco en février 1993 , lorsque la police tua cnviron quatre-vingt « davidiens» qui attendaient l'Apocalypse, une enquête a été faite aux États-Unis pour savoir combien d ' Américains croyaient dans le retour du Christ : il apparut qu'environ 70 % d'entre eux avaient cette certitude . Ce qui peut aussi avoir contribué au succès de la série de romans « lefl behind» est l'introduction d'une variante par rapport au mythe classique dc l'Évangi le de sai nt Jean. Les Bo/'ll Agaill sont sûrs qu ' avant les grandes Tribulations, ils se ront « portés dan s le ciel » : « Dans peu de temps, à une date imprévisible, Jésus Christ apparaîtra à trave rs les nuages ct, cn "un battement de ci ls", comme le dit la Bible, il emportera au ciel tous les vrais 1
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chrétiens. Les fondamentaliste s l'appellent "l 'assomption de l' Église" l )). Cet événement provoquera des situations embarrassantes pour ne pas dire plus: par exemple des autos et des avions seront privés à l' improviste de leurs conducteurs appe lés au ciel: sur de nombreux pare-brise l'autocollant suivant a été collé: « En cas cl' Assomption cette voiture restera vide 2 ») Le succès de cette variante de l'Apocalypse, en dehors du retour du mythe des « saints )) prédestinés, tient aussi au fait que les « en levés au ciel ») ne devront pas subir les sept années de « tourments avec toutes les tempêtes, les calamités et toutes les autres abominations, ni la reconstruction du temple de Jérusalem et la conversion des 144000 "témoins" jui fs au christianisme ni la batai lle finale entre le Bi en et le Mal ). « Une période de mi lle ans, durant laquelle le Christ et tous les saints gouverneront pacifique ment la terre », suivra J . Bien sûr, dans les romans « lefl behind ». « tous ceux qui sont sur la liste des sauvés parlent un excellent ang lais et, fait encore plus étrange, la plus grande partie vit dans les zones suburbaines du Midwest 4 ». En plus, le pasteur La Haye, interviewé par le journaliste de l'Independant au sujet de la langue que le Christ parlera au moment de son retour, a répondu: « Nous, les Américains, nOliS sommes heureux de penser qu' il reviendra en parlant anglais s. »
l A. Gumbcl, op. cir,. p. 20. Ibid. J Ibid. " Ibid. , p. 22. 1 Ibid., p. 25. l
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Table des matières
Préface ........ .
.... ......... . .... ... .... 5
1. Les Pères Pèlerins ... 9 2. Le règne du Christ au Massachusetts . . . . . . . 19 3. Le premier « Grand Réveil» ....... ... ... .. 29 4. Un temps pour combattre . . ...... ....... . 41 5. Une cité sur la coll ine .. . . ..... .. .. . ... . 55 6. Un empire de la liberté . . . .. .. ......... 71 7. La Renaissance américaine . .. . . .. . • .. .. . ... . 83 8. Ri chmond Babylone .. . .. . . . ....• . . . .. 97 9. L'Emp ire s' agrandit encore .. ... . . . .. . 113 10. Le destin manifest e .. . ......... • ...... 13 1 Il. L'enfer « Made in Germany» . .. .. ... . . .. . . 143 12. Le diable nazi ......... . . . . . . . 163 13. L'empire du mal ................... 179 14. La chute de Babylone ..... . ...... 193 15. L'Apocalypse, la dernière chance . ..... ... ... 2 17
Chez le même éditeur Paul Ariès. Misère du sarkozysme Joaquin Arriola/ Luciano VasapolJo. L'Europe masquée Jean ·Claude Besson -G irard. Decrescendo cantabile Dan iel Cérézuelle. be%gie et Itberté William Blum. L'btat voyou William Blum. Les Guerres scélérates Franz J. Broswimme r. ÉCOCIde François Brune. L'Arbre migrateur François Brune. De l'idéologie, aujourd'hui François Brune. Médiatiquement correct.' Hosea Jarre. Le Colonialisme, aujourd'hui Hosea Jarre, Automobile, pétrole, impérialisme Boris Kagarlitsky. La Russie aujourd'hui Serge Latouche. Décoloniser l'imaginaire Walter Oswalt. Constitulion européenne, NON, pour une a/temative radicale François Partant, Que /0 crise s'aggrave.' Vandana Sh iva. La Guerre de l'eau Mich ael SinglelOn. Critique de l'ethnocentrisme Jan Spurk. Pour une théorie critique de la société Ouvrages colleclifs Dé/aire le dive/oppement, re/aire le monde Démythifier l'ulliversaliti des valeurs américaines Objectif dicroissallce Sarlre, dtl mythe à l'histoire Sartre, violence et éthique
Achevé d'imprimer en juin 2006 sur les presses de l'imprimerie Chirat à Saint-Just-la-Pendue - Fronce Dépôt légal 2' trimestre 2006