TU VIENS ?
NATHALIE KOSCIUSKO-MORIZET
TU VIENS?
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2009.
À Paul - Élie, À son père...
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TU VIENS ?
NATHALIE KOSCIUSKO-MORIZET
TU VIENS?
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2009.
À Paul - Élie, À son père.
Prologue
ORESTE : Viens, nous allons partir et nous marcherons à pas lourds, courbés sous notre précieux fardeau. Tu me donneras la main et nous irons… ÉLECTRE : Où ? ORESTE : Je ne sais pas ; vers nous-mêmes.
J EAN-P AUL S ARTRE,
Les Mouches.
Notre époque est traversée d’un grand doute. Bonne raison pour parler un peu de demain, pour rêver un peu à demain. Tu viens ? D’y aller ensemble, d’en parler ensemble, la destination gagnera en clarté, et le chemin en sera facilité. Il traverse déjà l’écologie et le numérique. Tu viens ? L’invitation peut paraître racoleuse, mais partager des idées pour demain vaut bien de prendre quelques risques. Et puis la place des
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femmes dans la galerie des prophètes et dans la société tout entière est encore suffisamment incertaine. Il faut bien ruser avec l’ordre établi, pour finalement être entendue. Si l’histoire est écrite par les vainqueurs, l’avenir l’est aussi. Et tous deux le sont par les hommes. La politique n’échappe pas à la règle, qui veut que les grandes figures historiques, les modèles et les héros ne soient pas des femmes. Il naît moins de femmes que d’hommes, mais elles sont pourtant plus nombreuses : nous vivons plus longtemps, nous survivons mieux. Voilà qui ne nous donne nulle prépondérance. Nous formons une majorité minoritaire, encore et toujours sous tutelle. Si peu a changé depuis que Simone de Beauvoir déplorait que « les voix féminines se taisent là où commence l’action concrète » ou que les femmes « n’ont guère orienté la politique que dans la mesure où la politique se réduisait à l’intrigue : les vraies commandes du monde n’ont jamais été aux mains des femmes 1 ». Chacune d’entre elles, chacune d’entre nous, a pris la mesure de cette « insignifiance historique » qui nous prive de modèles. Je l’ai éprouvée à mon tour, m’engageant en politique. J’ai vérifié combien il était difficile de m’inscrire dans une filiation, de 1. Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949, t. I, pp. 219-220.
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me réclamer d’une tradition, et plus encore combien il m’était impossible de me reconnaître dans une figure féminine. Non seulement les héroïnes féminines sont en petit nombre, mais leurs vies semblent inexorablement vouées au malheur ou à la folie ; « la plupart des héroïnes féminines sont d’une espèce baroque » ou des « monstres étranges », notait encore Beauvoir 1. Il faut lui accorder que, entre Jeanne d’Arc et Marie Stuart, la féminité politique n’est pas exactement un modèle d’épanouissement et que l’on préférerait trouver dans les livres ou les souvenirs les traces d’une Charlotte de Gaulle ou d’une Jeanne Monnet, d’une Léonie Blum ou d’une Mauricette Schumann, plutôt que celles du bûcher ou de la hache du bourreau. Mais c’est ainsi : le destin de nos héroïnes est tragique, ici comme ailleurs : Benazir Bhutto, Indira Gandhi ou Aung San Suu Kyi. Demain, sans doute, l’histoire offrira des parcours féminins plus ordinaires et plus paisibles. L’heure est encore aux figures dramatiques, au combat. L’une des toutes premières d’entre elles est un personnage mythologique : Antigone. Elle est, solitaire et démunie, la femme qui dit « non » et affronte le roi Créon pour obtenir, au prix de sa propre vie, 1. Ibid., p. 220.
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que le cadavre de son frère mort au combat reçoive une digne sépulture. Plus encore que de son héroïne, Antigone est le nom d’une confrontation, entre le roi de Thèbes qui a prononcé l’interdiction des funérailles et la femme qui a transgressé ses ordres pour aller enterrer son frère à mains nues. Elle vient devant le roi et justifie son geste. Et le roi, en réponse, loin de se comporter en despote, lui donne une leçon de politique et tente de la sauver malgré elle. Les pages qui suivent reviendront sur cet épisode, dont les leçons politiques n’ont rien perdu de leur force. Elles m’ont au contraire paru pouvoir guider la réflexion sur l’avenir qui est l’objet de cet ouvrage. Les voix qui résonnent dans le palais de Thèbes nous parlent encore : du heurt de la souffrance individuelle et de la raison d’État, mais aussi du caractère presque fortuit de l’exercice du pouvoir, ou de cette idée, enfin, que la politique devrait être attentive avant tout à ceux qui viennent dire qu’ils sont laissés pour compte. Ces questions anciennes, je les ai rencontrées en travaillant le plus souvent sur des sujets d’avenir. Chargée de l’écologie à divers titres, puis de l’économie numérique et de la prospective, j’ai sans cesse été confrontée à l’avenir commun, comme si ma vocation était de me retrouver, toujours, à l’entrée d’un nouvel âge, sommée de répondre aux inquié-
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tudes, de sonder l’avenir de la planète, entre les modifications génétiques et le changement climatique, de penser la dématérialisation numérique du lien social et d’entendre les protestations de ceux qui se sentent abandonnés par le monde qui vient. Le regard que nous portons sur notre avenir est inquiet. J’ai cherché à en exposer ici les raisons, celles du moins auxquelles mon expérience d’élue m’a rendue attentive, pour dire combien nous avons besoin aujourd’hui d’entendre les prophètes, y compris les prophètes de malheur, et besoin d’écouter tous ceux qui s’insurgent contre le renoncement et l’abandon. L’action politique est une préparation collective de l’avenir, au sein d’institutions et de communautés qui sont engagées dans un bouleversement mondial dont nous percevons tous l’ampleur et la profondeur. Nous les observons toutefois, sans avoir la certitude de pouvoir en maîtriser le cours et la direction, sans que la politique, à laquelle il revient de préparer rationnellement l’avenir, soit toujours en mesure d’exercer sereinement sa mission. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle doit être attentive aux émotions, avec leur part d’irrationnel, d’inquiétudes mais aussi de rêves. Parce qu’elle vieillit, parce que son avenir est incertain et que le sens de son existence lui fait défaut, notre société abandonne parfois plus qu’elle
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ne lie. Elle éloigne les uns des autres les citoyens qui, à leur tour, s’oublient et s’abandonnent euxmêmes, au point de ne plus pouvoir se consacrer à l’obligation qui leur est pourtant faite de réfléchir ensemble au monde qui vient, d’inventer les modes de vie qui leur permettront d’affronter l’urgence environnementale et le conflit des nations pour vivre mieux. Les questions qui traversent ces pages en font un livre de « prospective ». Il est aussi la chronique d’une chasse à un animal heureusement perturbé, le crapaud fou. Il est surtout le préambule d’une réflexion commune : j’ai souhaité qu’il pose à son lecteur des questions.
Voir le monde qui vient
La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes. Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L’empire familier des ténèbres futures. […] C HARLES B AUDELAIRE,
« Bohémiens en voyage », Les Fleurs du mal.
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Les bohémiens du sonnet de Baudelaire sont des prophètes, et la prophétie n’est donnée qu’à ceux qui sont familiers du monde et le parcourent sans relâche. Elle est offerte à ceux qui perçoivent à la fois les beautés du présent et les ténèbres à venir. Penser le monde qui vient, c’est chercher à réunir ce dont vivent les bohémiens de Baudelaire. Avoir l’un sans l’autre est vain. Si nous nous contentions du chemin présent, nous resterions aveugles à ce qui vient, et si nous redoutions simplement l’avenir, nous ne pourrions plus avancer. Aussi nous faut-il cheminer vers le monde de demain sans renoncer aux beautés présentes et sans ignorer les « ténèbres futures ». La politique demande un perpétuel effort de prospective, d’enquête sur l’avenir. Que l’on doive concevoir et orienter une politique gouvernementale, mener le développement d’un secteur économique particulier ou accompagner une transformation sociale donnée, il faut toujours anticiper, prévoir. Auguste Comte en avait fait la formule de ce qu’il inventait au XIXe siècle sous le nom de « sociologie » : il faut, disait-il, « savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir ». Cette exigence se révèle bien plus pressante lorsque l’action politique porte sur une réalité à venir mais encore méconnue, incertaine. L’écologie vérifie la nécessité de l’anticipa-
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tion, et elle le fait sur le mode de l’inquiétude. L’inquiétude citoyenne, lorsque tout semble changer et que les cris d’alarme sont parfois apocalyptiques, et l’inquiétude politique, celle du responsable à qui l’on demande des réponses, du politique qui doit prendre des décisions et engager des processus dont le terme est extrêmement lointain, bien plus loin, déjà, que notre propre existence. On peut imaginer la génération suivante, celle de nos enfants, mais les « générations futures » ? Nous en avons fait, pourtant, un objet politique, sinon un sujet de droit, c’est-à-dire aussi un objet d’étude, d’attention et de savoir. Cela impliquait en même temps que la réflexion et le discours politique accueillent une forme d’imaginaire futuriste, de scénario d’avenir, qui avaient disparu à la fin des années 1970 avec l’effondrement, entre autres grands récits, du projet communiste. J’ai grandi dans cette désillusion. Comme tous les « enfants de la crise », j’ai assisté à la disparition des grands rêves politiques qui avaient porté les générations précédentes. Les « prunelles ardentes » des prophètes d’avenir ne voyaient rien d’autre que le temps gris et très métallique de l’argent. Nous venons de traverser plus de trente années dont on pourrait dire qu’elles ont été l’époque de la quantité — celle du profit et de la possession, de l’accumulation des produits et du culte de la dépense.
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Elle touche à sa fin. Nous sommes entrés dans ce que l’on appelle souvent une « période de transition », mais l’expression est bien trop faible : le monde qui vient est un crépuscule, une nuit qui tombe. Nous aurons à la traverser avant que le jour se lève. Nous devons donc, à nouveau, rêver. Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes plongés au cœur d’une crise dont chacun sait qu’elle est non pas simplement la crise de l’économie, ce qui du reste ne veut pas dire grand-chose tant le terme est vague, mais bien plutôt une crise d’époque, sinon de civilisation, une crise du sens et des valeurs. Je viens d’employer des mots encombrants ; sans doute faudrait-il y apporter quelques précisions ou nuances, dire au juste ce que sont ces valeurs qui se perdent, au risque sinon de m’imaginer sur un escabeau à Longjumeau en train de graver sur le fronton de ma mairie un joyeux appel solennel à la morale, au travail ou à la famille. J’y reviendrai plus tard, avec plus de circonspection. C’est le trouble du sens et son absence collective qui pour l’instant m’intéressent. L’urgence est là, parce que la crise où nous nous trouvons est avant tout une crise du sens, c’est-àdire d’abord une crise de direction. Nous peinons à nous orienter collectivement. La route que nous avons longtemps suivie est à la fois sans retour et
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sans issue. Il faut en emprunter une nouvelle, la tracer au besoin, mais laquelle et vers où ? Le monde de demain, nous le découvrirons selon que nous l’avons cherché, selon les routes que nous parcourrons et selon la manière dont nous nous préparerons à l’habiter. Les décisions que nous prenons aujourd’hui feront cette rencontre. Il en est de bien mauvaises, et c’est pourquoi il faut discerner dans les ténèbres le risque de se retrouver, bientôt, perdus et défaits au milieu d’une planète devenue malade et hostile. Rêvons : la crise est un songe. Elle n’est pas seulement le temps de la déroute ; elle est aussi celui du « jugement » que nous devons porter sur nos habitudes et nos mœurs, qu’elles soient financières, industrielles ou civiques, afin de mieux comprendre pourquoi nous avons échoué et par quoi nous avons été dépassés. Pour mieux découvrir les chemins.
LA PROSPECTIVE OU L’UTOPIE ?
Pour imaginer le monde qui vient, il faut tracer des contours ou des lignes claires autour de formes qui restent encore floues. On doit observer les modes de vie, les institutions, les objets, se demander comment ils sont susceptibles d’évoluer. C’est là l’essen-
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tiel de l’activité de prospective. Mais l’exercice a ceci de particulier, y compris lorsqu’on s’y adonne depuis le secrétariat d’État chargé de la Prospective, qu’on ne peut manquer d’y mêler ses espoirs et ses craintes. L’imaginaire politique est fait de cela, de ce mélange d’espoirs et de craintes, et de l’impossibilité où nous sommes de pouvoir envisager notre société, notre pays, de manière objective ou neutre. Lorsque les contours sont flous, que les instruments des sciences sociales, les indices statistiques ou les enquêtes ne nous donnent pas une connaissance sûre, la prospective prend un tour hypothétique. Je l’observe dans les nombreux rapports que je sollicite et consulte, et je remarque ces points de bascule que sont toujours les moments où, dans les simulations d’avenir, la clarté du dessin s’estompe. Dans les rapports de prospective et les études que je lis, je suis attentive à l’apparition des points d’interrogation, qui indiquent le fléchissement du raisonnement. Le moment où leur auteur se trouve devant les chemins qui bifurquent, au bout d’une carte dont il aurait dessiné méticuleusement chaque détail, mais dont soudain il se demande comment la poursuivre, faute de connaître les itinéraires. Les points d’interrogation indiquent autant de possibles futurs, et, dans la langue très descriptive des rapports, des formules hypothétiques font leur appa-
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rition, en même temps qu’un même et unique verbe l’emporte petit à petit sur tous les autres : le verbe « pouvoir », conjugué au conditionnel : « En Europe, la part de la demande de travail moyennement qualifié pourrait diminuer de 7 % 1 » ; « Dans ce contexte, on pourrait assister à une modification de la géographie des places financières dans le monde 2 » ; « L’Europe pourrait jouer un rôle de médiateur entre la Chine, les États-Unis et les autres pays pour obtenir des engagements de réduction à 2050 3 ». Les formules de ce type abondent, qui laissent le lecteur hésitant : le rapport nous dit-il que l’évolution est simplement possible, ou bien qu’elle est probable ? Nous dit-il qu’elle serait envisageable au prix d’un effort nécessaire ? Très souvent, nous ne le savons pas : la lecture des rapports de prospective est un étrange exercice de politique-fiction, dont la part romanesque et imaginaire perce subrepticement sous les tableaux et les données. Nous avons là des textes qui esquissent des horizons, des possibles, des textes dont nous devinons qu’ils portent avec eux une part de souhait et de rêve, de crainte également, mais sans que nous sachions ce que leurs 1. France 2025, I, « Diagnostic stratégique », p. 70. 2. Ibid., p. 82. 3. Ibid., II, « Ressources rares et environnement », p. 21 (il s’agit de la réduction des émissions de gaz à effet de serre).
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auteurs ont réellement en tête, sans que nous parvenions à faire la part entre ce qui est prévu et ce qui est attendu. Les prospectivistes ont-ils des désirs ? Les prospectivistes lisent-ils du Asimov ou du Dick, le soir venu ? Les prospectivistes présument-ils parfois des forces de la nation ? Prennent-ils une juste mesure des vicissitudes et des faiblesses des affaires humaines ? La prospective comporte une part d’utopie, sans doute. On voit mal comment il serait simplement possible d’imaginer l’avenir d’un pays sans l’inscrire dans une certaine représentation de l’histoire humaine et politique, sans avoir une idée au moins vague du sens de l’Histoire. Lorsque le général de Gaulle créa le Commissariat général du plan 1, le 3 janvier 1946, il entreprit de rattacher directement au chef du gouvernement une institution qui devait définir la planification économique du pays et mener de la sorte un travail de réflexion et de veille sur l’évolution de la société. Une telle planification supposait bien sûr un État fort et souverain, disposant d’une prise réelle sur l’économie du pays. Elle supposait également une représentation claire de l’état du pays comme de 1. De son vrai nom « Commissariat général du plan d’équipement et de la productivité », rattaché au Premier ministre.
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son avenir. C’est ce que l’on appelle, somme toute, une idéologie, et il y en eut bien une au sortir de la guerre et jusque dans les années 1970 : une idéologie de la souveraineté nationale, de la puissance publique et de l’émancipation des citoyens par le travail, l’enrichissement collectif et l’éducation. Que l’importance du plan se soit estompée dans les années 1980 n’a bien sûr rien de fortuit. Une économie mondialisée s’est mise en place, l’autorité étatique s’est amoindrie, l’idéologie collective s’est dissipée au profit d’un individualisme consumériste et triomphant. C’est ce que j’ai appelé l’ère de la quantité. La prospective d’État a subsisté ainsi, s’exprimant mezza voce, tout discrètement, et de moins en moins consultée, à vrai dire. Le Commissariat général du plan fut transformé en mars 2006 pour devenir le Centre d’analyse stratégique. Ce changement de nom disait à la fois une vocation experte plus rapidement opérationnelle et la disparition du projet étatique et collectif que portait le plan. Un plan, à la fin du siècle dernier, cela sonnait bien trop collectiviste. Quelques années plus tard, affrontant la crise, nous mettons en place un « plan de relance ». Voilà qui dit, avec ironie, que l’initiative économique d’État est un secours indispensable. Quoi qu’il en soit, le plan fut rebaptisé il y a quelques années, et la stratégie prit la relève, emprun-
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tant ainsi au vocabulaire de l’armée et plus encore de l’entreprise. Voit-on mieux l’avenir en stratège qu’en planificateur ? Je l’ignore. Je sais toutefois que la stratégie porte le deuil des grands récits d’émancipation et du temps long, qu’elle veut délibérément distinguer la prospective d’un poids historique trop lourd, qu’elle est animée d’une culture du résultat et qu’elle se méfie à bon droit de l’utopie. Le mot « utopie » a été gâché par l’Histoire. Passé au crible de l’utopie, le rêve collectif est soumis à une architecture systématique, on lui a fait violence pour lui imposer des contours urbains, des tracés de villes ou de bâtisses, des routes bien droites, pour le faire entrer de force dans un cadre de pensée et lui donner la forme d’une carte parfaitement lisible, où tous les déplacements sont prévus. Le recours à l’utopie, lorsqu’il a servi un combat politique, n’a le plus souvent permis que d’opposer un totalitarisme à un autre. Le rêve est d’un tout autre ordre. Les rêves de nuit, qui laissent une trace dans le petit matin et sont comme des fils que le sommeil tisse, lie sur une toile dont nous ne tenons que quelques extrémités. Il y a quelque chose, là, au cœur de la toile, qui est obscur, que nous discernons partiellement, mais à quoi nous nous sentons intimement liés, parce que nous savons confusément qu’une vérité s’y trouve.
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Il est aussi des rêves de jour, que nous disons sur le ton de la confidence, qui nous échappent, et que nous poursuivons des années durant. Ceux, encore, que nous voulons échanger ou partager : ce sont les rêves collectifs, dont nous ne savons jamais très bien à qui ils appartiennent ni comment ils nous viennent. Il me semble que les rêves collectifs, qui témoignent d’un regard et d’un imaginaire partagés, sont indispensables pour composer une société cohérente. Pour ce qu’ils disent de l’avenir, bien sûr, mais aussi pour ce qu’ils disent du passé. Il y a là du reste une particularité du rêve : il parvient à mêler le passé et l’avenir, à fondre des souvenirs et des projets, des regrets et des désirs. La psychanalyse nous parle de notre inconscient, de nos souvenirs récents, qui viennent affleurer, et elle nous montre dans les rêves les effets d’un passé qui nous travaille et peine parfois à être digéré. Elle nous montre également le travail du désir et des attentes. La vie commune est traversée de rêves collectifs, qui, au premier chef, concernent l’avenir, mais qui portent en réalité toujours avec eux une réflexion sur le passé de la vie commune, sur ce que nous cherchons à quitter ou au contraire à conserver. Le rêve est un imaginaire tendu ainsi entre deux époques. Dans l’Antiquité, celle de Sophocle et de son Antigone, ou celle
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d’Oreste et Électre, le rêve était avant tout divinatoire. On se le figurait comme l’œuvre d’un imaginaire prophétique, inspiré la nuit venue par des dieux qui venaient prévenir le dormeur, lui dire le futur. Une société bien équilibrée devrait pouvoir partager des rêves qui disent à la fois le passé et l’avenir. Comment construire un imaginaire qui puisse s’appuyer sur une histoire commune et dessiner quelques représentations d’un même avenir ? Nous en sommes loin, aujourd’hui ; notre mémoire collective est hésitante, et, le plus souvent, nous ne parvenons qu’à échanger quelques cauchemars.
ÉCOUTER LES PROPHÈTES
Nous partageons très spontanément nos peurs et notre inquiétude. Il nous est bien plus difficile de partager nos rêves. Les peurs semblent plus réelles, plus saisissables. L’écologie en est un des meilleurs exemples. Elle est marquée par une forme de millénarisme, par la certitude funeste que tout va à sa perte. Chez certains écologistes, ce millénarisme prend un tour volontiers apocalyptique, dont il est de bon ton de se moquer, mais dont nous savons
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pourtant qu’il hante une partie croissante de notre imaginaire 1. Je crains que nous ne soyons devenus trop peu attentifs aux prophètes. Et les prophètes, lorsque leurs mauvais augures ne sont pas entendus, à force de parler dans le vide, eh bien, les voilà qui hurlent et promettent la fin du monde. Le millénarisme de certains écologistes n’est rien d’autre que cela, l’effet de notre surdité, qui les pousse par lassitude à céder au plus bruyant : ils annoncent la fin, faute de mieux. L’écologie se nourrit de prophétie, pour le meilleur comme pour le pire. Elle est animée du goût du savoir et de la vérité, et elle est on ne peut plus légitime lorsqu’elle dit que notre situation planétaire est grave, menaçante. Elle l’est encore lorsqu’elle dit que cette situation peut sembler à bien des égards désespérée. Et je crois même qu’elle est pertinente ou efficace lorsqu’elle contribue à l’inquiétude publique, qu’elle réveille les consciences en insistant bien sur l’ampleur gigantesque des risques environnementaux et du changement climatique. Comment 1. Notamment de l’imaginaire cinématographique contemporain, qui abonde en déluges, apocalypses, soulèvement des machines, extinction de l’espèce, dans des genres aussi différents que le documentaire (Home), la science-fiction (Matrix) ou le film catastrophe (Le Jour d’après).
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pourrait-on sans cela espérer faire bouger des sociétés prises dans leurs habitudes et prisonnières des intérêts particuliers ? Quand un Lester Brown n’hésite pas à écrire que, faute d’un changement considérable de nos comportements, c’est notre civilisation tout entière qui s’effondrera avant vingt ans, il est probable qu’il s’avance un peu 1. Mais la menace porte, et elle est encore plus suggestive lorsque le même Brown ajoute que nous ne nous engagerons dans le changement nécessaire que le jour où une véritable catastrophe écologique nous aura enfin ouvert les yeux. Quand un Nicolas Hulot dépeint à son tour la menace apocalyptique qu’accentue l’accaparement « maléfique » des richesses par les derniers des privilégiés humains, oui, sans doute sa langue paraît-elle étrangement lyrique, tout empreinte de termes bibliques, presque incantatoire. Et certainement l’est-elle davantage à chacun de ses ouvrages, comme si la cécité de ses lecteurs le poussait à hausser le ton, livre après livre 2. 1. Voir Le Plan B. Pour un pacte écologique mondial, trad. de l’anglais par Pierre-Yves Longaretti, préface de Nicolas Hulot, Calmann-Lévy, 2007. 2. Dans le livre d’Edgar Morin L’an I de l’ère écologique, et dialogue avec Nicolas Hulot, ce dernier fait lui-même le diagnostic de cette cécité et déplore de n’avoir pas été lu (Tallandier, 2007).
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Le prophète qui parle fort a malheureusement raison. Il faut affecter les imaginaires collectifs, leur faire apercevoir les migrations prochaines et désormais inéluctables qui conduiront des millions d’entre nous à abandonner des villes et des régions gagnées par la hausse du niveau des mers, ou bien à en quitter d’autres dont l’air sera devenu littéralement irrespirable. Il faut dessiner cela, le pire, le dépeindre avec vivacité, sans fard, sans hésitation. Le prophète écologiste est un prophète à qui son public a fait défaut ; on le croit pris de furie apocalyptique, mais on en oublie trop vite la folie de tous ceux aux oreilles desquels le tocsin sonne depuis des années sans qu’ils aient rien changé à leurs habitudes. Le combat en faveur de l’environnement est encore si peu engagé qu’à le mener, et rencontrant des obstacles et des réticences si considérables, on en éprouve toujours de la lassitude 1. C’est un travail sur soi-même que de s’en extraire et d’essayer de porter au moins la même part de rêve que de cauchemar, et de faire que notre grande peur, toute légitime soit-elle, puisse nourrir nos espoirs. Y renoncer, 1. Une lassitude que certains prophètes affrontent avec humour et ténacité ; je pense, par exemple, à Jean-Marc Jancovici ; voir son dernier ouvrage, avec Alain Grandjean, C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde, Le Seuil, 2009.
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c’est se résoudre à contempler un monde qui meurt. Prenons donc garde de ne pas moquer le prophète qui vient sur l’estrade. Nous avons besoin de lui, car la passion de l’avenir dont il est affligé est susceptible de nous éclairer. Et d’éclairer surtout les politiques, qui, par vocation, sont eux aussi portés vers l’avenir, qu’ils ont l’obligation d’anticiper. Le temps politique est celui de l’action à court terme. Une action qui porte en outre le poids d’une mémoire collective, d’une histoire sans laquelle nul progrès ne serait possible, et qui a pour actualité les désirs et les souhaits de la société. L’expérience que j’en ai est peut-être biaisée, car, loin de souffrir d’une anticipation forcenée, je suis plutôt affligée d’une hypermnésie pesante, qui me porte non seulement à conserver la plupart de mes souvenirs, mais également ceux des autres, comme si rien ne devait être oublié, comme si laisser un souvenir orphelin m’était insupportable. Cette disposition m’a longtemps préoccupée, d’autant plus sans doute que ma vie politique l’accentuait. L’élu est sans cesse confronté aux désirs de ses administrés, à l’idée qu’il essaie de se faire de leurs opinions. Que veulent les électeurs ? C’est la question, lancinante, des candidats qui se présentent à une élection, quelle qu’elle soit. Ils doivent voter pour le programme que je porte, il faut
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qu’ils votent pour les projets de mon mouvement. Mais que faire de leurs désirs, comment se débrouiller de leurs rêves et de leurs souvenirs, de tout ce qu’ils m’ont furtivement exposé et que je conserve ? Ces questions, celles du politique en campagne, celles de l’élue et du maire, surtout, m’ont toujours habitée. Je me console un peu de cette étrange maladie en découvrant les méditations sur le temps de saint Augustin, qui dit ainsi son désarroi dans les Confessions : « Mon enfance évanouie est dans le passé, évanoui comme elle. Mais quand j’y pense, quand j’en parle, je revois son image dans le temps présent, parce qu’elle est encore dans ma mémoire. Est-ce ainsi que se prédit l’avenir 1 ? » Le lisant, je me dis que mon trouble est l’envers de celui des prophètes : eux sont malades de leur vision de l’avenir. Les hypermnésiques et les prophétiques ont en commun de mal s’accommoder du présent, dans lequel ils ne voient spontanément que les signes du passé et de l’avenir. Sans doute faut-il distinguer, à l’échelle d’une société, entre mémoire commune et histoire commune. Autant il n’est pas toujours indispensable d’avoir une histoire commune, et c’est bien ce qui se produit lorsqu’une société intègre des citoyens 1. Confessions, XI,
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qui la rejoignent depuis d’autres pays et d’autres cultures, autant l’absence d’une mémoire commune trahit un empêchement redoutable. Sans mémoire commune, ne serait-ce que celle de l’arrivée des migrants, des raisons de leur venue et des conditions de leur accueil, il n’y a pas d’avenir commun, et la société s’en trouve mutilée. Il est probable que l’un des enjeux de la politique consiste à trouver un juste équilibre entre pensée contemplative et pensée agissante. La contemplation n’est malheureusement pas au goût du jour. L’exercice spirituel ou intellectuel est souvent vu, au mieux, comme une perte de temps, et le plus souvent comme une sorte d’afféterie. Chacun devine pourtant que l’action politique exige du temps long, de la réflexion, une forme de recul, ne serait-ce que pour insérer l’action dans un récit. Sinon l’action elle-même devient contingente, et l’on se voue à ne plus agir que sur les marges, à aménager la fatalité. Comment concevoir une quelconque forme de projet politique ambitieux, un vaste plan de réforme nationale ou européenne, sans disposer d’une direction ou d’une visée d’ensemble ? Mais en appeler ainsi à la contemplation a-t-il pour autant un sens politique ? Nous avons bien sûr besoin de prendre de la hauteur, de suspendre notre jugement, de ne pas nous laisser happer par la contrainte perpétuelle
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de l’action. Nous avons besoin, encore, de faire place à l’hypothèse, à la réflexion, d’accueillir des pensées dont nous ne savons pas exactement où elles nous mèneront, d’accepter, comme l’écrivait Emmanuel Mounier, que des spéculations sans utilité immédiate fécondent la pratique politique. Mounier pensait que la prophétie avait sa place en politique, qu’elle était une source d’énergie, et il en montrait en même temps les limites, sinon le risque : Cependant, si le prophète n’a pas de mépris pour l’efficacité (différant en cela de l’émigré spirituel), il ne calcule pas l’efficacité comme le politique, il lance en avant de lui la force invincible de sa foi, assuré que s’il n’atteint pas quelque but immédiat, il réussira du moins à maintenir la force vive de l’homme au seul niveau où se font jamais les percées de l’histoire 1.
L’exigence spirituelle de Mounier me paraît toujours d’actualité, et elle reste audible pour qui « calcule l’efficacité ». La question ne s’en pose pas moins de savoir ce que l’on peut faire du lyrisme prophétique et de la force incantatoire en politique. Le risque, bien sûr, est celui d’une parole vide ou d’une posture grave ; il est celui d’une forme d’esthétisme 1. Le Personnalisme, PUF, 1949, p. 96.
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politique, celui des grands discours, dont il n’est pas certain que l’on puisse faire grand-chose. Proposer à un peuple une noble posture, sans plus se poser la question des suites, est une tentation séduisante. On doit pouvoir lui résister, sans renoncer à poser la question du bonheur commun ni ignorer le besoin d’espérance. C’est la raison de l’attention que je porte au rêve. Je ne le vois pas comme une posture, mais plutôt comme un ressourcement. Le rêve, à sa façon, ne consomme pas d’énergie. Il est une activité biologique paradoxale : une activité cérébrale intense, qui pourtant nous ressource. On écoutera donc les prophètes. Mais en ne renonçant pas à la leçon d’Antigone. Que disait-elle, déjà ? Ceci : demain ne verra pas le jour si nous choisissons de l’inaugurer par un abandon.
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Je suis députée de l’Essonne et maire de Longjumeau. Parmi les administrés qui ont eu l’occasion de solliciter mon aide, j’ai rencontré une femme. Une femme qui avait souffert, qui continuait de souffrir, mais se battait encore. Mère célibataire de trois enfants, elle en avait perdu la garde à la suite de sa séparation d’avec le père. Un couple perdu, sans emploi : le père a disparu, a abandonné la famille ; la mère est dépourvue, sans doute boit-elle ; les enfants sont séparés et placés dans des familles d’accueil. Cette femme a demandé à me voir pour que je soutienne sa demande de logement. Elle souhaite retrouver ses enfants. Elle sait que le juge ne le lui permettra que si elle occupe un logement suffisamment grand pour les accueillir et qu’elle dispose d’un revenu adéquat. Elle est prise au piège d’un cercle vicieux : elle ne pourra obtenir la garde des enfants qu’à la condition
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d’avoir le logement qu’elle demande, mais elle ne peut prétendre à ce logement faute d’être avec eux. Il faudrait qu’on lui accorde un appartement assez grand pour qu’elle puisse ensuite se tourner vers le juge. C’est ce qu’elle vient me demander. Le second piège qui se referme sur elle, elle le devine, est celui de la concurrence des demandes. Elles sont plus nombreuses que l’offre de logements, et d’autres mères célibataires sont sur les rangs, qui, elles, vivent avec leurs enfants. Nous en discutons toutes deux ; je lui explique le fonctionnement très strict des commissions d’attribution ; elle voit très bien que sa demande a peu de chances d’aboutir. Elle est fatiguée, elle est perdue, mais elle est là. J’ignore son âge, qui doit être écrit sur le dossier qu’a préparé le Centre communal d’action sociale ; je vois sur son visage les marques des épreuves qu’elle traverse. Nous avons à Longjumeau comme ailleurs une vaste liste de demandes, de dossiers qui sont à la fois plus urgents et plus solides. Des femmes qui élèvent leurs enfants à l’étroit, qui travaillent pour peu, à mi-temps, employées dans des supermarchés, des écoles, ou à l’hôpital. Il est inconcevable de les faire attendre davantage et d’imaginer qu’une mairie préfère parier sur la femme qui se tient devant moi en voulant lui offrir des moyens dont personne ne
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sait si elle pourra en profiter, si ses enfants seront autorisés à la rejoindre, si elle retrouvera un travail. Mais la question est posée. Elle m’est posée ce jourlà, comme elle l’est à tous les élus ainsi confrontés à des demandes particulières, difficiles, et qui doivent pourtant se prémunir contre l’élan qui les emporte lorsqu’ils sont confrontés en personne, face à face, à la souffrance et à l’abandon. Les plus jeunes des élus, parce qu’ils prennent de plein fouet la charge émotive de ces rencontres, identifient spontanément leur délégation municipale au cas particulier, c’està-dire à qui se tient devant eux, au point d’oublier la foule des administrés anonymes qui ne sont pas venus jusque-là, faute de savoir s’y prendre, faute d’oser. J’essaie de dire à mes adjoints que l’action publique ne peut, ne doit jamais se résoudre à l’aide individuelle. D’abord, parce qu’il faudra que d’une manière ou d’une autre ceux que nous recevons s’en sortent, qu’ils n’aient plus besoin de notre aide, qu’elle ne les bride pas ni ne leur devienne un fardeau. Ensuite, parce que notre mission doit rester une mission collective, dont la fin est le bien-être et la justice communs, mais en aucun cas la seule sauvegarde de quelques particuliers. L’oublier, ce serait faillir. Notre mission n’a de sens que si nous faisons droit au cas individuel tout en permettant à l’ensemble de la communauté d’avancer. C’est ce que
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j’essaie de dire aux élus, en leur rapportant parfois l’anecdote d’une vie romancée d’Alexandre le Grand, qui, jeune prince, bat la campagne avec son père, le roi Philippe de Macédoine, et décide de prendre sous son aile une jeune femme barbare, rencontrée le long d’une route. Bouleversé par sa beauté et son dénuement, Alexandre demande qu’on la sorte de la misère et qu’on la conduise à la cour pour qu’elle y soit baignée et habillée. Alexandre s’en explique à son père en lui disant qu’il veut aider cette jeune femme, qu’il veut la sauver. Et Philippe de lui répondre : « Tu le peux, si tu le souhaites, mais souviens-toi que cela ne changera pas le cours du monde 1. » L’exemple est sans doute grandiloquent, mais il dit bien la vanité d’une action politique qui se contenterait, presque au hasard, de choisir quelques bénéficiaires. Il dit aussi que le destinataire de l’engagement politique est avant tout la communauté, l’ensemble des citoyens au service desquels travaille une mairie ; c’est pour la communauté qu’une mairie mène ses missions de voirie, de logement, d’éducation ou encore de police. 1. Je résume ainsi un épisode du début du Roman d’Alexandre le Grand, t. I, « Le Fils du songe », de Valerio Manfredi, trad. de l’italien par Claire Bonnefous, Plon, 1999.
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CENTRIFUGEUSE ET ENTROPIE
Une permanence d’élu est une succession de rencontres, de demandes et d’avis, de récits. Tout cela va vite. C’est le lot de notre société. Je ne suis pas sûre qu’elle progresse vite, mais la mécanique tourne rapidement. On se la représente souvent comme une course, avec ses hommes de tête, suivis par le gros du peloton, puis, à la traîne, tous ceux qui ne peuvent plus suivre et sont abandonnés au bord de la route. L’image est explicite, mais je lui en préfère une autre : celle de la centrifugeuse. La société tourne sur elle-même, autour d’un axe auquel sont attachés les institutions, les richesses ou les services. La sélection sociale a bien quelque chose de darwinien, au pire sens du terme : elle exclut. Mais elle le fait avant tout en projetant à sa périphérie ceux qui ne sont plus en mesure d’accéder à son centre ou de garder prise. À mon sens, l’exclu est d’abord un expulsé, projeté aux marges. Dans ce vaste mouvement de centrifugeuse où des forces contraires s’exercent, je vis mes permanences d’élue comme des échanges de force, des transferts d’énergie. À cette femme que je reçois, je dois donner avant toute chose un surcroît de force, alors
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qu’elle a décidé de tenir et de se battre pour ne pas perdre ce qui lui revient. Avant même de savoir ce que mes services pourront faire de son dossier, avant même de chercher une réponse à sa demande, je dois la conforter dans sa démarche, lui dire qu’elle a bien fait de venir ici, à la mairie. Ma contribution semble dérisoire, mais elle m’importe, et j’en sais désormais les effets, au bout de plusieurs années. Je sais combien peut compter cette part d’accompagnement qu’est l’encouragement à poursuivre, j’ai appris que ceux qui venaient à ma rencontre cherchaient cela, en tout premier lieu ; non pas simplement à être reçus, ni même à pouvoir défendre en personne un dossier, mais la confirmation, par l’élu, du caractère légitime de leur demande. La société abandonne les uns et les autres, par vagues, et chacun s’abandonne. Lorsque le mouvement centrifuge est à ce point violent qu’il projette à tout va et ne sépare plus rien, qu’il expulse sans discrimination, le plus grand nombre se retrouve à la périphérie, dépourvu de l’énergie qu’exige chaque tentative de retour, de réintégration. Le renoncement l’emporte alors, et il l’emporte quand le citoyen laissé pour compte s’abandonne lui-même à son exil. Ainsi posée, la question politique devient une question « énergétique ». Il faut se demander ce qui
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confère de l’énergie, comment en transmettre, se demander encore quelles sont, comme on dit, les valeurs collectives les plus énergétiques. Les plus renouvelables, aussi, celles qui ne s’épuiseraient pas. L’image de la centrifugeuse a ses limites. La société n’est pas un beau cylindre tout lisse sur les parois duquel on trouverait près de la moitié des citoyens collés comme des mouches épuisées. Elle est un champ de forces plus déséquilibré que cela, qui subit des transformations et du désordre, et qui tend d’ailleurs de plus en plus au désordre. On pourrait l’expliquer en termes énergétiques, en rappelant que chaque production d’énergie apporte plus de désordre et en montrant que le monde n’est en rien un jeu à somme nulle, mais un système susceptible de perdre plus ou moins vite à la fois de l’ordre et de l’énergie. Pour désigner en physique le degré de désordre d’un système, par rapport à son état initial, on parle d’entropie. L’entropie, en bref, c’est la mesure énergétique du désordre. À sa façon, notre société est très entropique, tout particulièrement lorsqu’elle se borne à n’être plus qu’une société de consommation. L’analyse écologique que j’en fais m’a toujours rendue attentive aux flux de matière et d’énergie qui traversent notre quotidien et dont les quantités sont tout bonnement
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effrayantes. À dire vrai, l’entropie du monde contemporain a bien quelque chose de suicidaire. Lorsque j’emploie l’adjectif « durable », en répétant avec d’autres qu’il est absolument nécessaire de promouvoir enfin un développement durable, c’est en ayant en tête cette notion d’entropie : comment limiter au mieux notre impact entropique ? Cette question n’est en rien simplement écologique ; elle me paraît tout aussi pertinente en termes sociaux ou politiques. J’ai la conviction que nous nous laissons aller à la tentation du désordre, en dépensant une énergie folle à chercher de l’ordre. Prenons l’exemple de la répartition des richesses, réduite à sa plus simple expression énergétique. Lorsque les riches sont trop riches, l’adage est vérifié, ils ne savent pas quoi faire de leur argent. Pour le dépenser, ils font construire des îles à Dubaï, avec des champs de courses sur des polders et des gratteciel sur des avancées maritimes artificielles. Le monde qu’ils créent de toutes pièces est une sorte de parc d’attractions, un immense Eurodisney. Tout cela est construit, peut-être même rentable. Nulle guerre, là-bas, mais du travail pour tous ceux qui sont employés à construire les polders, les bâtiments, ou bien à la myriade de services qu’exige ce grand parc qu’est l’île artificielle des riches. Voilà qui produit de la croissance dans le désert, dites-
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vous ? En réalité, ce qui se construit là est plus entropique encore que ne le serait un désordre social passager. Nous achetons là-bas une presqu’île de paix sociale, où règne un ordre artificiel qui accélère à une vitesse prodigieuse l’érosion des ressources naturelles. L’équilibre en est gravement « sous-optimal ». Et, lorsqu’on se risque à examiner la réalité sociale de ces artifices touristiques, le diagnostic est encore plus accablant. La valeur ajoutée pour l’humanité de tout cela ? Rien. Nada. Nitchevo. Pour mieux dénoncer ces risques d’entropie, sans doute faudrait-il les expliquer au moyen d’un critère d’évaluation ferme et fiable, qui puisse nous permettre de mesurer le bon et le mauvais usage des énergies, de l’enseigner à tous, grâce auquel on puisse dire des conduites injustes qu’elles sont avant tout facteur de désordre et d’appauvrissement sans retour de l’homme comme de toute chose. Mais il faut les dénoncer. Du moins est-ce cette conviction qui m’a conduite en politique, lorsque j’ai eu le sentiment qu’il me fallait agir contre l’abandon, contre tous les abandons, et que je ne parviendrais pas à m’accommoder d’une existence qui me laisserait à l’état de spectatrice. Cet engagement s’est fait à droite, auprès d’un parti politique qui s’appelait encore le RPR. Il s’est fait avant tout en faveur du mouvement social, de
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l’initiative, et contre les conservatismes. On entre en politique, adolescent, pour faire bouger les choses, quel que soit le bord que l’on rejoint, quel que soit le navire que l’on emprunte. Lorsque j’en ai éprouvé le désir, et rien n’a changé depuis, il m’a semblé que le levier du mouvement était à droite, quand la gauche française me paraissait vouée à la répétition vaine de principes dont elle faisait, au mieux, une sorte de vêtement de l’inertie. L’invocation permanente de la justice sociale, du partage et du « pluriel », tout cela qu’elle prononçait n’habillait plus rien, ne disait plus aucune espérance. Dans Le Guépard, le film de Luchino Visconti, le prince Salina (Burt Lancaster) est un aristocrate menacé qui voit s’effondrer son pouvoir. À son neveu Tancrède (Alain Delon), qui a rejoint le parti d’avenir, celui de Garibaldi, Salina fait cette remarque à la fois magnifique et monstrueuse : « Il faut que tout change, dit-il, pour que rien ne change. » Le cynisme extraordinaire du propos m’a marquée, parce qu’il dit combien l’on peut vouloir manipuler le changement, comment on peut déguiser le pire conservatisme de défroques révolutionnaires : il dit l’hypocrisie dont est capable la politique. Je la voyais à l’œuvre, de façon moins romanesque sans doute, parce que Burt Lancaster et Alain Delon manquaient au casting, dans la manière dont les gouver-
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nements socialistes avaient obstinément entraîné notre pays à la poursuite de grands espoirs avant de s’ingénier eux-mêmes à en empêcher toute réalisation. Le mouvement était ailleurs, dans une ambition plus franche et plus sobre, une ambition qui m’a toujours paru être la seule à servir la République, en proposant que le changement social se fasse dans le respect des personnes et de leur histoire commune. Je veux ici rendre hommage à ceux qui m’ont donné l’envie de prendre ce risque-là, et, sans forcément les nommer, dire combien certains ont construit ce parcours ; pas nécessairement ceux qui le croient ou ceux que l’on imagine dans les légendes que d’autres écrivent pour nous. Il y a un avant la politique, peuplé d’études, de professeurs, de lectures, de rencontres. Comme ce voyageur inconnu que j’ai croisé, adolescente, dans le train de banlieue Montparnasse-Sèvres Rive gauche, qui m’inquiéta à force de me fixer durant tout le trajet et, finalement, alors que je descendais, soulagée, à mon arrêt, se pencha à la portière qui se refermait pour me dire : « Il faut que vous lisiez La Pesanteur et la Grâce ; ce livre parle de vous. » Les héritages ne se nichent pas là où l’on croit. Les miens sont dans l’ordre de l’imaginaire, et j’y trouve mon énergie.
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DEVENIR UNE FEMME POLITIQUE
Ces considérations sur l’abandon et sur l’énergie, parce qu’elles sont attentives aux drames, aux souffrances, auraient-elles quelque chose de féminin ? L’irruption du sentiment en politique, dit-on souvent, serait le propre des femmes. Eh bien, je trouve que, des femmes, on ne parle pas bien ; et cela, même lorsqu’on veut en dire du bien. Le discours sur les femmes, et plus encore sur le rôle public et politique des femmes, est un discours encore hésitant, un discours qui se cherche. Être une femme, ou plutôt le devenir, est aujourd’hui encore un combat. Je parle des femmes sans m’accommoder pourtant d’aucune sorte de discours « différentialiste » entre les genres féminin et masculin. Chacune des variantes de ce discours, fût-elle prononcée avec les meilleures intentions du monde, a quelque chose d’accablant. Le propos peut commencer par un éloge : on s’adresse à vous et vous dit que vous avez telle ou telle qualité particulière, puis on s’explique : cette qualité, toutes les femmes la possèdent, et donc, puisque vous êtes une femme, vous la possédez. Voilà un raisonnement dont la logique peut sem-
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bler imparable : on vous aura donc classée dans un genre, qui a des qualités. Il est agréable de s’entendre dire que l’on a une qualité particulière, et bien des femmes se plaisent à l’entendre. C’est la voie de la facilité ; on la suit par paresse, par complaisance. Mais cette pente n’est pas celle de la nature, elle est bien plutôt celle de la culture. Nous y sommes éduquées depuis longtemps : dès notre plus jeune âge, nous apprenons que nous sommes des femmes, nous apprenons à l’accepter, et parfois même à le revendiquer. La conclusion du propos élogieux auquel je viens de faire allusion est toujours fâcheuse. Cette nature particulière qu’on nous reconnaît ou nous attribue a deux conséquences majeures : un appauvrissement et un enfermement. Un appauvrissement, car la femme réduite à ses « qualités » perd de son tempérament individuel. Entend-on aussi souvent : « Vous êtes un homme, donc vous êtes comme ci et comme ça » ? Les qualités supposées du genre effacent celles de l’individu : on loue le genre pour mieux l’appauvrir dans son originalité et finalement l’oublier. Un enfermement, car la conclusion de cet éloge est immanquablement la suivante : puisque vous avez ces qualités formidables, il faut les mettre au service de la collectivité de la manière qui leur est
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appropriée, aux dépens de toutes les autres voies qui peut-être vous auraient mieux convenu. De telles logiques peuvent justifier que l’on voue les femmes à des métiers prétendument féminins, en les dirigeant d’emblée vers l’encadrement des enfants, des aînés ou des malades ; elles justifient aussi parfois qu’on les enferme, très littéralement, sous un voile ou une burqa. À Longjumeau, comme dans d’autres communes franciliennes, des mouvements rigoristes ont imposé aux femmes des tenues dont on doit comprendre qu’elles sont des tenues de « genre » : entièrement recouverte, la femme n’est plus rien d’autre que son costume de femme. C’est avant tout l’individu, la personne qu’elle est, qui est ainsi recouvert et dissimulé : son identité lui est dérobée, elle ne peut la présenter. Imaginez une femme voilée allant chercher un enfant à la sortie d’une école ou se présentant devant un guichet administratif qui lui demanderait de décliner son identité. Lorsque je croise une femme entièrement occultée dans les rues de ma ville, que puis-je deviner d’elle sinon cela : elle est une femme. On l’a affligée de cette tenue pour cela : parce qu’elle est une femme, et rien d’autre. Elle n’a pas d’autre identité, son visage est effacé. À ce vêtement, à ceux qui le font porter comme à celles qui le portent, la République objectera toujours qu’elle est une commu-
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nauté de personnes, et elle devra se battre pour leurs droits, en interdisant le port de la burqa. La question féminine et ses enjeux politiques restent difficiles. L’équilibre des discours comme celui des vies sont encore fragiles. Je suis une admiratrice de Simone de Beauvoir, comme je le suis de manière générale de toutes celles qui ont réussi à se soustraire à cette fatalité culturelle du genre. C’est aussi pour cela que L’Enracinement de la philosophe Simone Weil m’importe tant. Je remarque que bon nombre de ces combattantes n’ont pas eu d’enfants, comme si elles avaient choisi de sacrifier une part considérable de leur vie à leur combat. Comme si se soustraire à la fatalité féminine avait exigé ce prix. Je n’y vois pas pour ma part de fatalité, et je pense même que l’idéal universaliste, celui qui pousse des femmes à refuser entièrement le genre auquel on veut les réduire, confine à l’absurde. Nous sommes différents, nous sommes de sexes différents. Mais pourquoi fonder sur cette différence autant d’alibis, y trouver autant d’arguments pour des politiques qui sont le plus souvent des politiques de puissance ou d’oppression ? La biologie explique peut-être ces comportements. Après tout, ne nous apprend-elle pas que le caractère viril est souvent le plus exposé, sinon le plus faible ? Les espèces animales, lorsqu’elles sont
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attaquées par des pollutions, se féminisent. L’espèce humaine n’y échappe pas. Déjà le fœtus mâle paraît plus sensible aux pollutions chimiques transmissibles par la mère. Chez les individus adultes, depuis maintenant plus de cinquante ans, on observe une baisse de fécondité qui affecte la fertilité masculine et concourt à fragiliser l’espèce. Dans les villes, attaqués par la pollution, les spermatozoïdes sont désormais moins nombreux, comme épuisés 1. Voilà qui pourrait rendre tentante une interprétation de ce type : l’homme compense de manière inconsciente la fragilité biologique de son genre, et la fragilité psychologique qui en est la conséquence, par une domination agressive. Mais, pour distrayante qu’elle soit, c’est une interprétation un peu décevante, qui est finalement du même ordre que les explications misogynes que je combats. Lorsque j’ai exprimé un peu imprudemment mon point de vue à l’occasion du débat parlementaire sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), au printemps de 2008, j’ai reçu beaucoup de lettres ou 1. Ces questions ont été examinées lors du colloque « Environnement chimique, reproduction et développement de l’enfant », que j’avais organisé en novembre 2008 au ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire ; les conclusions en furent aussi intéressantes que préoccupantes.
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de courriels, qui m’ont touchée. Mais j’ai été frappée, aussi, par la manière dont certains de ces courriers étaient formulés, qui, pour saluer mon « courage », faisaient l’éloge d’attributs dont je ne crois pas être pourvue. Quelqu’un avait également envoyé un message à mon père, dans sa mairie, pour lui expliquer que sa fille, je cite de mémoire, « en avait ». L’intention était sympathique, c’est indéniable. Devrait-on s’émouvoir de tout cela outre mesure ? Y a-t-il là un problème majeur ? Ces discours et ces lignes de partage sont des rapports de forces auxquels nous sommes plus qu’habitués : nous vivons avec eux, à travers eux. Une lectrice résolument féministe n’appréciera guère le constat, qu’elle trouvera défaitiste, mais je crains que nous ne soyons à ce point sous l’emprise des rapports de domination qu’il en devient terriblement difficile de faire la part des choses. Il en va du reste des rapports de forces entre les sexes comme de la plupart des injustices sociales auxquelles nous sommes confrontés. Ce sont les injustices les plus flagrantes qui révoltent. Certaines surprennent, surtout lorsqu’elles sont mesurées objectivement (comme peuvent l’être les inégalités salariales 1), mais d’autres traversent notre 1. Qui croissent, comme l’indique le rapport « Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en
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quotidien sans même qu’on semble les remarquer. Elles paraissent attendre que nous nous réveillions, que nous fassions un véritable travail sur nousmêmes pour être enfin capables de nous en indigner. Il nous faudra de la lucidité, aussi. Non plus seulement sur les supposées qualités des « genres », mais sur leurs défauts, qui sont bien partagés. Il y a autant de fourbes dépourvues de scrupules, d’agressives, de lâches, de dépressives ou de perverses parmi les femmes politiques que parmi les hommes. La comparaison quantitative des populations montre sans doute que les femmes sont excessivement moins nombreuses que les hommes à exercer le pouvoir ; mais la comparaison qualitative des tempéraments ne peut servir de plaidoyer pro domo. Je veux bien même aggraver mon cas en disant que je ne suis pas sûre que l’on arrangera quoi que ce soit à la situation des femmes en ayant plus de femmes en politique. Cette augmentation doit résulter d’une évolution naturelle de la société, non d’un artifice d’avant-garde. D’autant moins, d’ailleurs, que bien des femmes politiques font le vide autour d’elles et France », remis le 13 mai 2009 au président de la République par Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’Insee, au nom de la mission qu’il présidait.
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s’ingénient d’autant plus à écarter leurs rivales qu’elles entretiennent le fol espoir d’être seules en leur genre, femmes promues au beau milieu d’une communauté de mâles. C’est le fantasme courant d’une sorte de harem inversé (un harem du pouvoir, bien entendu, car je n’y vois rien d’ordre sexuel). J’avoue ne pas le partager : j’aime travailler avec des femmes. Il faut toujours se méfier des faux combats et des fausses insurrections. Il existe des Antigone d’emprunt.
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Parmi les tribus politiques, celle qui rassemble les indignés perpétuels et les hérauts de la contestation se porte bien. C’est une tribu bigarrée, bien sûr, puisqu’on y trouve des hommes et des femmes dont les projets politiques sont souvent on ne peut plus éloignés les uns des autres, mais une tribu tout de même, où l’on s’échange des tics ou des bribes de discours, où l’on s’emprunte des formules. Une tribu dont tous les membres partagent une même et caractéristique activité : ils protestent. Mieux vaudrait dire : ils feignent de toujours protester. La protestation infinie est une posture artificielle, pour la raison simple que notre capacité d’indignation est une force limitée, une énergie qui n’a rien d’inépuisable.
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LES INDIGNÉS PERMANENTS
Les insurgés perpétuels ne protestent certes pas toujours de la même manière, pas plus qu’ils ne dénoncent les mêmes maux ou qu’ils n’ont les mêmes ennemis. Le tribun d’extrême droite voit dans toute chose l’effet délétère de la xénophilie cosmopolite ; celui d’extrême gauche ne cesse de hurler à la manipulation patronale et à l’exploitation des salariés. Et ce ne sont là encore que les membres les plus caricaturaux d’une famille de protestataires professionnels, qui compte en son sein bien des leaders politiques. La plupart des grands partis politiques européens ont été gagnés, ces dernières années, par une posture et une rhétorique radicales qui ont poussé nombre de leurs représentants à se livrer à une surenchère contestatrice ahurissante. Songeons à l’élection présidentielle française de 2007 et à la manière dont Ségolène Royal et François Bayrou accusaient leur commun rival Nicolas Sarkozy d’incarner toutes les turpitudes et toutes les menaces. Songeons encore à la manière dont ces deux mêmes accusateurs continuent depuis, semaine après semaine, de nous expliquer que notre pays a atteint le fond du gouffre, que nous n’en pouvons plus, que
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nos gouvernants sont au mieux des incompétents, au pire de vils courtisans à la moralité incertaine, que les mœurs politiques doivent être entièrement transformées, et les institutions du pays avec elles. Il faut relire les discours et les entretiens des dirigeants socialistes depuis quelques mois. Persuadés sans doute que le choix démagogique paiera et qu’il suffit d’attiser les braises du mécontentement social pour reconquérir le pouvoir, ils s’évertuent à courir les lièvres les plus rouges. Ils paraissent oublier leur vocation gouvernementale pour mieux se livrer aux outrances verbales, à l’apologie des actes illégaux ou à toutes sortes d’énormités idéologiques proférées à l’emporte-pièce. Il est vrai que les politiques, en la matière, ne sont pas des cas isolés. Les difficultés que traverse notre pays au moment où j’écris ces lignes ont donné lieu à de nombreuses manifestations, à l’occasion desquelles le discours radical s’est considérablement enrichi. Dans les universités et, dans une moindre mesure, les hôpitaux, des fonctionnaires, qui savent pourtant mieux que quiconque combien les institutions qu’ils font vivre ont besoin d’être réformées et combien elles souffrent d’être soumises à des règles qui les étouffent, n’ont pas hésité à dénoncer rien moins que la « liquidation » du service public et avec lui de la République. Au même moment, des res-
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ponsables associatifs répétaient avec gravité que notre pays était pris dans une spirale liberticide et sécuritaire, sous la férule d’un gouvernement autoritaire qui ne se contentait plus d’ignorer les souffrances du peuple, mais faisait tout pour les accentuer. Le discours radical, celui qui prononce avec délectation le vocabulaire de l’insurrection et de la révolution, m’est toutefois familier, comme il l’est à tous les Français. Après tout, nous vivons dans un pays où le débat politique, souvent exacerbé, entretient une tradition de radicalité qui repose sur le postulat suivant : une pensée politique n’est estimable que si elle est dépourvue de toute nuance ou de toute tiédeur. L’intellectuel français, et peu importe semblet-il qu’il soit ou non fonctionnaire de la République et qu’il soit partie plus que prenante de ce qu’il dénonce, est révolutionnaire sinon rien. Nous en avons eu encore témoignage, au début de l’année 2009, lors des derniers « mouvements » universitaires, qui ont une fois de plus paralysé bon nombre d’universités françaises, dont les étudiants ont été contraints d’assister, dépités, à des démonstrations d’une rhétorique aussi virulente qu’éculée. À défaut de pouvoir profiter des cours, ils ont de nouveau été invités à des « assemblées générales », pour y apprendre que la politique, pour être digne d’être
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pensée, doit être frappée au sceau de la radicalité ; pour y apprendre encore qu’il était de leur devoir non pas de s’instruire ou d’obtenir des diplômes, mais de rompre avec la « politique libérale », de créer un « autre monde » en combattant la « répression » qu’exerce un pouvoir « sécuritaire » ou « policier ». Les universitaires qui relaient ces slogans choisissent de capituler au moment où il leur revient pourtant de susciter une réflexion politique, une pensée de ce qui advient, une pensée du monde à même d’apaiser la cité et de donner un sens à la vie commune. À les lire ou à les entendre, on croit comprendre que la réforme est toujours un compromis, que le réel des institutions est fade. Est-ce là une manière de faire de la politique ? Je ne crois pas. Mais revenons-en aux politiques. Le lendemain des célébrations du 1er Mai 2009, un élu socialiste, devenu fondateur et membre du Parti de gauche, expliquait doctement que la majorité gouvernementale était chaussée de « bottes » et que le temps était venu de l’« insurrection civique ». Le tout prononcé par un homme qui fut ministre délégué, sénateur, adjoint au maire et conseiller général, et qui siège désormais au Parlement européen. Semblable déclaration prêterait à sourire si elle n’était motivée par un calcul électoral dangereux. Les grands émois du député François Bayrou, pourfendeur attitré de la
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majorité gouvernementale qu’il a servie tout au long de sa carrière politique, sont du même ordre. Et c’est toujours une même question qui se pose lorsqu’on l’entend ou le lit : où donc ce dirigeant centriste, qui fut quatre années durant le ministre de l’Éducation nationale, veut-il conduire ses concitoyens lorsqu’il leur explique que la situation du pays est désespérée, livré qu’il serait à un « abus de pouvoir » désormais permanent ? D’autres exemples me viennent à l’esprit, et je sais que chacun en trouvera en nombre dans la presse. Les protestataires cultivent ainsi, jour après jour, une politique du blâme, qui est résolument décidée à éviter son contraire : l’éloge. Leur choix est bien sûr l’expression d’un calcul démagogique fallacieux. Je n’ai pas le moindre doute sur son caractère mensonger, pas plus que sur le fait, malheureux et terrible, que tous ces démagogues jouent avec le feu. L’histoire a suffisamment prouvé que, au jeu de la démagogie électorale, les démagogues d’emprunt ratent toujours le coche, car ils se font doubler, sur le chemin qu’ils pensaient ne suivre que le temps d’obtenir une victoire, par des rivaux plus brutaux et sans scrupules. La démagogie à outrance n’a jamais fait le lit que de la guerre civile et des gouvernements d’exception. Voilà qui ne prête plus du tout à sourire, mais qui n’empêche en rien les protestataires de se
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livrer à un travail de sape, dont on ne sait pas au juste à qui il peut profiter et dont on voit mal qu’il puisse être entendu tant tout, ici, sonne faux. Les Français connaissent leurs élus, et l’on imagine mal qu’ils acceptent sans sourciller d’apercevoir la moustache du sénateur sous l’habit du protestataire. Comment se fait-il dès lors que ce jeu de dupes persiste ? Pourquoi tel ancien ministre s’en prend-il à celui qui fut son collègue pendant des années, qui votait avec lui les mêmes lois au sein de la même majorité, et comment peut-il le dénoncer en public comme un autocrate redoutablement dangereux ? Croit-il pouvoir tromper quiconque sur ce que furent les engagements politiques des uns et des autres, et sur leurs responsabilités ? Je ne crois pas un instant que les électeurs puissent être dupes de ces revirements ni des intentions qui les motivent. Les citoyens savent qui sont leurs élus, ils suivent leurs carrières, ils voient leur visage dans la presse comme à la télévision, ils les lisent, les écoutent, ils sont abondamment renseignés sur leurs actes et sur leurs propos, et ils n’ignorent parfois rien de leur vie privée. Qui peut croire, alors, à la sincérité d’une Ségolène Royal vêtue de rouge et défilant un 1er Mai dans les rues de Niort avec des salariés d’Heuliez ? Ces salariés eux-mêmes ? Ce serait confondre leur détresse, leur souhait légitime de faire entendre leur
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voix et d’attirer l’attention publique sur l’urgence de leur combat, avec de la crédulité. Ils se servent de l’élue comme d’un porte-voix ; elle se sert d’eux en essayant d’absorber l’énergie qui est la leur, cette force d’insurrection qu’elle ne leur rendra pas mais dont elle cherchera bientôt à faire usage dans le combat électoral. L’affrontement partisan, surtout en période électorale, suscite des déclarations tranchées qui ne s’embarrassent plus de l’exactitude ou de la nuance, mais en quoi cela pourrait-il justifier l’adoption d’une posture absolument et perpétuellement insurgée ? On me dira que cette posture n’est précisément adoptée que par ceux des candidats qui ne sont jamais que candidats, ainsi voués par leurs échecs successifs à porter l’habit blanc du chevalier pyrénéen en croisade ou de la sainte martyre poitevine. Mais il y a plus. Si la rhétorique de la protestation sonne faux, c’est, à mon sens, parce qu’elle contrevient au fait psychologique et politique que je mentionnais plus haut : notre capacité de protestation a des limites. La contestation civique, l’insurrection, toutes les occasions données de se lever pour dire non, et plus particulièrement pour dire non au pouvoir politique, tout cela constitue une force citoyenne dont chacun sait qu’elle n’a rien d’inépuisable. Si les profession-
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nels de la protestation politique mentent éhontément, c’est d’abord sur ce point, lorsqu’ils veulent faire croire qu’ils possèdent une sorte d’aptitude perpétuelle à s’indigner ou à s’insurger, ou bien encore lorsqu’ils semblent exiger de leurs concitoyens qu’ils s’insurgent avec eux et sans cesse. Voilà ce qui sonne faux, parce que chacun de nous sait combien il en coûte de dire non, combien le risque d’épuisement est considérable lorsqu’on dit non. Chacun sait combien il est difficile, fût-ce au sein d’un groupe, d’un parti ou d’une famille, de s’insurger contre le pouvoir. C’est ce que met en scène le drame d’Antigone, et le prix que lui coûte le refus adressé au pouvoir mérite réflexion.
DU PALAIS DE THÈBES À L’ÉTANG DE WALDEN : LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE
Antigone est la femme qui se révolte. Dans la pièce de Sophocle qui pour la première fois la met en scène, Antigone est la fille de la reine Jocaste et d’Œdipe, le roi de Thèbes. À la mort d’Œdipe, les deux frères d’Antigone, Polynice et Etéocle, s’affrontent pour le trône et s’entre-tuent. Le trône revient à Créon, le frère de Jocaste. Créon fait
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enterrer Etéocle, mais il interdit que l’on honore Polynice, coupable d’avoir voulu s’emparer de Thèbes par la force : le cadavre de Polynice est abandonné aux chiens et aux vautours, aux portes de Thèbes. Antigone, ne pouvant s’y résoudre, enfreint l’édit royal pour aller, à mains nues, ensevelir son frère et accomplir le rite sacré des funérailles. Elle est capturée et condamnée à mort par Créon, qui la fait enfermer vivante dans une grotte. Lorsque Créon se ravise, il est trop tard : à peine enfermée dans la grotte, Antigone s’est pendue 1. Antigone s’insurge contre une décision politique qui lui paraît arbitraire. Elle vient sans arme devant le trône et dénonce un pouvoir sur lequel elle n’a aucune prise et auquel elle ne peut prétendre, puisqu’elle est une femme. Elle va pourtant le contester publiquement et faire ce que son statut de femme aurait dû lui interdire aussi : elle prend la parole. Antigone dit « je », et elle devient un sujet politique. 1. Je résume ici l’essentiel d’un épisode tragique qui nous est sans doute d’autant plus familier qu’il a été revisité à bien des reprises depuis Sophocle par des dramaturges ou des romanciers qui en ont tous donné des versions différentes : Jean de Rotrou en 1637, Vittorio Alfieri en 1783, Friedrich Hölderlin, qui traduisit et commenta Sophocle au début des années 1800 ; Jean Cocteau, qui écrivit une Antigone en 1922, Jean Anouilh, qui en fit de même en 1942, Bertolt Brecht à son tour en 1947, puis d’autres encore.
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Dans l’Antigone d’Anouilh, Créon tance celle qu’il appelle la « petite peste », « l’idiote », qui s’obstine à commettre l’irréparable alors que tout est déjà joué, que la guerre civile est achevée, que le royaume est entre de bonnes mains et qu’elle n’a plus rien à espérer. La voilà qui joue David contre Goliath. Mais Créon s’émeut : cette jeune femme qui s’insurge et lui tient tête, cette jeune femme dont son propre fils Hémon est amoureux, Créon essaie de la sauver malgré elle : Alors, écoute-moi bien. Tu es Antigone, tu es la fille d’Œdipe, soit, mais tu as vingt ans et il n’y a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du pain sec et une paire de gifles. Te faire mourir ! Tu ne t’es pas regardée, moineau ! Tu es trop maigre.
Rien n’y fait. Antigone ne cède pas, et elle reçoit le châtiment promis. La voilà devenue une martyre, l’une des plus émouvantes figures de la révolte solitaire, et sans doute la première héroïne féminine de l’imaginaire politique européen. Lorsque Antigone entre dans le palais de Thèbes et qu’elle affronte Créon, le drame commence. Il y a deux manières de le comprendre. La plus courante est celle qui veut voir dans Antigone la révoltée, qui vient au péril de sa vie dénoncer l’ordre établi au nom d’un ordre plus fondamental
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et plus sacré que ne l’est le pouvoir du roi Créon, ou bien au nom d’un droit plus intime : Antigone veut obtenir le droit d’enterrer son frère et de faire son deuil. Elle incarne alors la contestation, et elle est susceptible d’être représentée tour à tour comme une héroïne romantique, qui clame avec exaltation la vérité du cœur contre une loi qui méprise son deuil et l’amour qu’elle porte à son frère défunt, comme une révolutionnaire insurgée, qui dénonce les hypocrisies ou les vanités du pouvoir et n’hésite pas à le remettre tout entier en cause, ou encore comme une pieuse révoltée, qui rappelle au monarque qu’il existe des lois divines, supérieures aux vaines et fragiles lois humaines. Lorsqu’on fait ainsi d’Antigone l’héroïne de la tragédie, on la présente seule face au pouvoir qu’elle conteste et qui va bientôt la perdre. Elle est alors l’individu splendide. Et c’est bien ainsi qu’elle revient à la mode depuis quelques années, au rayon politique plutôt que littéraire : sous les traits de la figure tutélaire de la désobéissance civile, de la femme insurgée. Antigone fait son retour à la manière d’une Jeanne d’Arc désarmée, pour inaugurer une longue tradition de désobéissance où l’on trouverait Henry David Thoreau aussi bien que Gandhi mais aussi — n’ayons peur de rien — les « faucheurs volontaires » de maïs transgénique.
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Voyez l’enthousiasme tout féministe qu’inspire à José Bové une Antigone devenue l’étendard de la lutte non violente : Désobéir… L’idée vient d’aussi loin que l’homme marche debout. D’aussi loin qu’il y a eu des chefs et des sujets. Elle remonte à la conscience humaine. Ce fut une femme, bien sûr ! À l’aube de l’humanité, en ces temps sauvages des chasseurs et guerriers, ce ne put être qu’une femme pour être plus intelligente que la force brute des hommes […]. Une femme pour faire naître une pensée de l’intérêt collectif. Une femme pour le devenir de l’homme […]. L’on reconnaîtra que c’est une femme, Antigone, qui émerge dans la mythologie grecque plus de mille ans avant notre ère, comme figure de la désobéissance aux lois de la cité 1.
Édifié par le professeur Bové, le lecteur aura compris qu’Antigone est une femme ; et, parce qu’elle est une femme, qu’elle est plus intelligente ; et, parce qu’elle est plus intelligente, qu’elle a un sens viscéral de l’intérêt collectif. Le syllogisme féministe de José Bové peut paraître sympathique, mais sa pertinence littéraire et politique me laisse dubitative. Le même raisonnement pourrait tout aussi bien conduire à considérer Antigone comme l’avocate d’intérêts privés, venant défendre la famille 1. José Bové et Gilles Luneau, Pour la désobéissance civique, La Découverte, 2004, p. 40.
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contre l’autorité publique et l’intérêt général que représente Créon. Elle s’en trouverait de nouveau désignée comme une femme, c’est-à-dire renvoyée du côté de la famille et de la maison. On peut lire Antigone autrement et ne pas séparer son personnage féminin de ce qui lui donne son identité tragique : sa rencontre avec Créon. Après tout, dans la mythologie, Antigone n’a aucune véritable existence en dehors de leur conflit. Elle est la fille d’Œdipe que les poètes et les tragédiens mentionnent incidemment, en passant, et elle n’occupe le devant de la scène qu’à une unique occasion : lorsqu’elle recouvre de terre le cadavre de Polynice et vient devant Créon s’en expliquer. Elle n’existe donc que dans et par cet affrontement, qui la révèle bien plus complexe ou ambiguë que ne l’imaginent ses admirateurs distraits. Dans la tragédie de Sophocle, déjà, Antigone est un être buté, obstiné, qui ne cesse de répéter son souhait d’enterrer son frère conformément au culte et son indifférence aux ordres du roi. Elle n’en démord pas et ne veut rien entendre ni personne, surtout pas Créon, qui lui tient en réalité un langage de raison. Du coup, il nous faut résister un peu à l’enthousiasme que nous inspire le portrait de cette jeune femme insurgée : si Antigone avait totalement raison et le pouvoir absolument tort, si la tragédie pouvait se résumer à
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cela, Sophocle et ses successeurs n’auraient pas pris la peine de l’écrire. Le personnage d’Antigone ne m’inspire pas une admiration irrésolue. En revanche, ce qui se joue dans la rencontre avec Créon me paraît décisif. Leur affrontement, porté par une extraordinaire force tragique, est traversé par les plus importantes des questions politiques : celle de l’abandon, celle de la sauvegarde également. Lorsqu’on gouverne et qu’on doit faire des choix, que faut-il protéger et préserver ? Ces questions, que porte le dialogue d’Antigone et de Créon, l’on ne peut les saisir qu’à la condition d’entendre toujours leurs deux voix, jamais l’une sans l’autre, au risque sinon de n’écouter qu’Antigone et de tout perdre, simplement parce qu’on voulait avoir raison. Bien des siècles plus tard, sur les bords de l’étang de Walden, près de Boston, un personnage bien réel joue l’ermite insurgé : le philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862), qui, depuis une dizaine d’années, est devenu un auteur de référence abondamment convoqué pour justifier différentes formes de désobéissance civique. Je songe, par exemple, à l’hébergement d’étrangers « sans papiers » et aux différentes actions menées contre le transport des déchets nucléaires. Chacune de ces
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actions est immanquablement justifiée par ceux qui les accomplissent au nom d’un principe de désobéissance, « civile » ou « civique », dont ils attribuent la paternité à Thoreau et à son essai, La Désobéissance civile 1. Dans ce petit texte autobiographique, Thoreau raconte comment il passa une nuit en prison, en juillet 1846, pour avoir refusé de payer ses impôts. La raison en était qu’il refusait de subventionner le gouvernement de son pays, auquel il reprochait à la fois sa politique esclavagiste et la guerre qu’il menait alors contre le Mexique. Le récit de son emprisonnement est plutôt amusant : Thoreau doit à l’administration six années d’arriérés d’impôt, et il est conduit en prison, de son plein gré, pour en être libéré dès le lendemain, à son grand dam, après que sa tante fut venue solder sa dette. De ce bref séjour très anecdotique dans la cellule « la plus simplement meublée et la plus propre de la ville », et dans une prison dont les occupants sortaient à leur guise pour aller prendre l’air, Thoreau tira une réflexion lumineuse sur la manière dont un individu peut vivre pleinement sa citoyenneté, en venant s’opposer aux 1. Thoreau rédigea cet essai à partir d’une série de conférences intitulées « Les Droits et devoirs de l’individu à l’égard du gouvernement », puis il le publia en 1849, sous le titre Resistance to Civil Government.
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autorités politiques au nom de la loi. La notion de devoir y joue un rôle essentiel, et Thoreau explique que l’État atteint sa perfection lorsque la législation, la pratique gouvernementale et le devoir des citoyens s’exercent ensemble et coïncident. Dans le cas contraire, le citoyen est fondé à invoquer la Constitution pour se soustraire à une obligation civique. La désobéissance n’est donc pas une objection adressée à la Constitution, et Thoreau insiste sur ce point en demandant qu’on ne le confonde surtout pas avec les anarchistes de son temps ; elle est plutôt un rappel au respect de la loi. On ne trouve rien sous la plume de Thoreau qui ressemble de près ou de loin à un projet insurrectionnel ou à une apologie de la délinquance. Il revendique en revanche et justifie abondamment son refus de payer l’impôt, et c’est volontairement qu’il se fait emprisonner. Désobéir, selon lui, c’est protéger l’État et sa législation, c’est défendre le droit en montrant que, si la loi était mieux respectée, si elle était réellement conforme aux principes dont elle se réclame, il n’y aurait pas d’esclavage ni de guerre impériale au Mexique. Désobéir, c’est se présenter devant les autorités comme un citoyen, c’est-à-dire comme un sujet de droit, qui réagit à des mesures injustes en rappelant que la loi ne les autorise pas. Il ne s’agit donc pas du tout de résister
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à une quelconque oppression, il ne s’agit pas davantage d’opposer à la loi une opinion personnelle ou des convictions, mais simplement de rappeler qu’il n’y a de citoyenneté que si les principes de la loi ne sont pas bafoués. La désobéissance civile est un consentement à la loi : Thoreau marche sur les pas d’Antigone. Se réclamer de Thoreau ou d’Antigone pour aller détruire des biens, quels qu’ils soient, est donc un contresens à tout le moins fâcheux. Thoreau n’est pas le théoricien de la désobéissance à la loi, et Antigone n’est pas davantage le personnage qui incarne cette désobéissance : tous deux s’opposent à une décision du pouvoir au nom de la loi. Tous deux font valoir, en réalité, la nécessité d’une action et d’une justice collectives.
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Nous marchons souvent à reculons. Comme si nous voulions tourner le dos à la réalité, ou bien persister à la voir autrement qu’elle n’est, à l’envers. Puis viennent ces instants, très brefs, où nous nous rétablissons. Il en va ainsi dans les moments de trouble ou de peine, lorsque la gravité d’une situation nous contraint à nous tenir droit et à ne plus nous laisser distraire. La maladie, la souffrance d’un proche, sa disparition. Ce sont des occasions de grande attention, des moments où l’on suspend quelque peu notre course et où l’on regarde autour de nous. Des moments de réflexion, et parfois de stupeur.
DES INSTANTS DE LUCIDITÉ
Nous nous tenons au bord du lit où notre parent malade dort. L’inquiétude nous absorbe : elle a
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éloigné la plupart de nos préoccupations quotidiennes. Nos souvenirs se mêlent doucement à nos réflexions. Nous pensons au malade devant nous, à notre passé commun, à ce que nous sommes l’un pour l’autre, à ce que nous lui devons. C’est dehors, lorsque nous retrouvons la rue, un bus, notre bureau, à l’instant où nous devons renouer avec nos obligations, que la lucidité nous vient ; sous la forme de cette clairvoyance brusque qui nous fait soudain penser que tout n’a pas la même importance, que ce qui nous attend dans l’immédiat est futile. La souffrance du proche que nous voyons diminué et que nous craignons de perdre peut être la cause d’un abattement ou d’un effondrement, mais elle rend possible cet événement qu’est la lucidité. Le moment où nous nous disons qu’en réalité ce qui est menacé avait plus d’importance que tout le reste, le moment où nous « relativisons ». L’expression a du sens : elle dit que, soudain, notre appréciation est modifiée, qu’elle est enfin lucide. Du coup, nous nous disons également que notre jugement était faussé auparavant, que nous ne regardions pas les gens comme nous aurions dû. C’est une expérience que nous faisons aussi dans des circonstances plus anodines et moins douloureuses. Nous lisons le journal ou écoutons la radio, et nous apprenons une nouvelle ; puis vient ce
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moment de stupeur ingénue, et nous nous disons : « Non, ce n’est pas possible. » Un crime odieux, une catastrophe environnementale, ou bien encore la mention saugrenue d’un salaire patronal exorbitant. Nous apprenons dans le même journal qu’une usine entière s’apprête à licencier ses ouvriers, qu’une entreprise pétrolière cotée en Bourse fait des profits immenses et rémunère ses quelques actionnaires de façon ahurissante, et vient une page Sports où nous découvrons qu’un joueur de football vient d’être acheté par son nouveau club 95 millions d’euros. Nous nous habituons à cela, bien sûr, mais parfois notre attention se fige, la pensée grince et se bloque ; nous nous disons tout à coup que quelque chose ne va pas, que ça ne tourne pas rond, et nous en venons à nous demander ce que nous faisons là, à entendre ça : un joueur « acheté ». Nous nous arrêtons sur l’expression ; ça coince. Nous nous demandons ce que signifient, au juste, 95 millions d’euros : combien de maisons, combien d’appartements, combien de salaires mensuels ? En France, le salaire net médian est aujourd’hui d’environ 1 600 euros. Dans 95 millions, on peut mettre près de cinq mille années de salaires. Nous éteignons la radio. Cinq mille ans ! Avant même d’être horrifiant, le calcul est irréel. La chose existe pourtant : un président de club l’a signée, et le « transfert » du joueur a bien eu lieu.
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Ce qu’une telle nouvelle provoque, ce à quoi elle lance un défi, c’est à notre jugement et à notre responsabilité : notre jugement, parce que nous nous demandons, en la découvrant, si notre échelle de valeurs n’est pas complètement inepte ; notre responsabilité, quand nous nous demandons, un court instant, quelle part nous y avons, et nous devons en avoir une, puisque nous le supportons. C’est que s’insurger, et s’insurger durablement, a un prix. Un prix que nous ne sommes pas toujours prêts à payer.
SOMMES-NOUS PRÊTS À PAYER ?
Ce qui a un prix aujourd’hui n’a pas toujours de valeur. C’est même bien souvent le contraire, au point que le prix des choses, le prix que nous payons, en finit par devenir inversement proportionnel à ce qui a de la valeur. Ce qui a de la valeur n’a souvent guère de prix, et ce que nous payons aujourd’hui très cher a souvent peu de valeur. Peu d’usages, aussi. Avons-nous besoin de cet ordinateur suréquipé, dont nous n’utiliserons au mieux que 5 à 10 % des capacités, ou de cette voiture dont le moteur V12 rejette 570 grammes de CO2 à chaque kilomètre parcouru ? Peu probable. Et du réfrigérateur qui prépare automatiquement des cocktails ou
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de la semaine de golf à Dubaï ? Pareil ; nous devons pouvoir vivre sans. J’avoue avoir un goût prononcé pour certains des slogans « rouges » ou « alter » que je découvre sur les murs de la ville : ceux qui appellent au changement, au réveil brutal des opprimés, à la fin du règne du profit. Celui-ci, par exemple : « Le monde n’est pas une marchandise », ou cet autre : « Nos vies valent plus que leurs profits ». J’oublie volontairement qui le prononce et sur quel ton, mais je m’en souviens, et il me parle, il a du sens. À la question de la richesse collective, les économistes ont longtemps eu l’habitude de répondre par la mesure du produit intérieur brut, le PIB, qui nous donnerait la mesure de cette richesse collective. Mais le PIB, les économistes eux-mêmes en conviennent, est une mesure obsolète. Il ne parvient pas à mesurer les activités non marchandes, il peine à apprécier les inégalités au sein d’un même pays, et il ne nous dit rien de la manière dont les citoyens y vivent, bien ou mal, heureux ou pas, ni de la valeur réelle de leur développement. C’est ce qu’ont expliqué récemment les membres de la Commission de mesure de la performance économique et du progrès social, qui s’est employée, sous la présidence de l’Américain Joseph Stiglitz, à réfléchir sur des
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indicateurs inédits qui permettraient enfin de mesurer la véritable « richesse » des nations 1. La crise que nous traversons doit nous servir de leçon. Elle dit la faillite d’un modèle de développement : celui de l’augmentation indéfinie de la quantité produite et consommée, celui encore d’une production inattentive au partage comme à la préservation des ressources. Si nous voulons mesurer les raisons de cette crise, comprendre où nous en sommes et trouver les moyens d’en sortir, nous devons forger des instruments d’analyse qui prennent en compte les bouleversements sociaux, les inégalités et les conséquences environnementales de nos modes de vie. C’est à quoi se consacrent les membres de la commission Stiglitz, et c’est à quoi se consacrent des chercheurs et des prophètes. Il faut les entendre, au risque sinon de n’être plus que les spectateurs plus ou moins bien lotis de notre propre crépuscule, citoyens accablés d’une société dans laquelle nous aurions renoncé à « empêcher enfin sérieusement les plus riches de multiplier leur richesse par le nombre de pauvres 1. La Commission a vu le jour en 2008 à l’instigation de Nicolas Sarkozy, qui en a confié la direction à Joseph Stiglitz et Amartya Sen, tous deux prix Nobel d’économie. Elle compte parmi ses membres trois autres prix Nobel d’économie : Kenneth Arrow, Daniel Kahneman et James Heckman.
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qu’ils créent 1 ». Les entendre, c’est agir. Et cela, quoi qu’on en dise, nous coûtera. Certains acteurs ont pu penser que la sortie de crise se ferait en reconduisant à l’identique le modèle de croissance qui vient d’être frappé de plein fouet. Ils ont tort : la croissance ne sera jamais plus la même. En France comme ailleurs, les États ont choisi de faire face à la crise en concevant des plans de relance. Ils ne peuvent pas remettre la même machine en route après lui avoir injecté gratuitement une indispensable quantité de carburant. Sinon quoi ? Le bolide, un temps arrêté, repartirait de plus belle ? Il ferait fi de la misère du paysage et de l’épuisement des ressources ? Je doute, pour filer la métaphore autoroutière, que le bolide trouverait à se réapprovisionner, que le paysage défilerait demain comme hier. Nous ne pourrions pas tous rester à bord d’un véhicule qui se délesterait de ses passagers pour alléger son poids et conserver sa vitesse. Ce dont je ne doute pas, en revanche, c’est de l’inutilité des imprécations du moment sur la fin de notre modèle de développement économique. Les discours politiques radicaux, ceux des protestataires 1. J’emprunte cette formule au philosophe Jean-Luc Nancy, qui l’a employée dans un entretien paru dans Libération le 4 juin 2009.
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auxquels j’ai déjà fait allusion, sont des invitations plus ou moins dissimulées à la violence, toujours, et plus encore à la paresse. Le discours révolutionnaire, celui qui prononce la fin du capitalisme, est un discours vain. Une société, notre société, est une collectivité qu’il faut connaître et que nous sommes contraints aujourd’hui de réformer. La désigner tout entière au moyen d’un terme unique et aussi vague que peut l’être celui de « capitalisme », ou de « néolibéralisme », c’est la réduire sans chercher à la comprendre, c’est ignorer son histoire et mépriser son aptitude à infléchir rationnellement ses choix, à agir sur elle-même. Dans L’Enracinement, déjà cité, Simone Weil explique que nous devons à notre collectivité d’autant plus de respect qu’elle nous précède et qu’elle est « l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants 1 ». Notre collectivité a un passé, et elle seule, à proprement parler, a un avenir : « La collectivité pénètre déjà dans l’avenir. Elle contient de la nourriture, non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d’êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des siècles prochains 2. » Ce que Simone Weil souligne ainsi, c’est 1. L’Enracinement, Gallimard, 1949, p. 10. 2. Ibid.
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le rapport d’obligation qui nous lie à une collectivité dont l’histoire et l’avenir excèdent nos existences individuelles, et au sein de laquelle il nous revient toujours d’être des passeurs. En appeler à la transformation radicale et entière de la société, c’est se soustraire à cette obligation. Entreprendre de la réformer collectivement, c’est s’y plier et faire de la politique. Je peux laisser mon exemplaire de L’Enracinement sur ma table de chevet et m’asseoir quelques jours à mon bureau pour y écrire « Le Dépassement du capitalisme expliqué à mon fils ». Le pitch ? Très simple : un brûlot sans concession contre la société de consommation et le productivisme débridé, contre la violence sociale et l’abandon généralisé des faibles. Son chapitre phare ? La disparition de l’espèce humaine anéantie par les virus. Sa conclusion ? Il faut en finir, et d’ailleurs tout est fini. J’y renonce. Je m’en retourne prudemment au livre de Simone Weil, qu’elle a écrit, à Londres, où elle a rejoint la France libre en 1942, sur l’obligation qui nous est faite de ne réfléchir, politiquement, qu’en prêtant attention à la fois à notre enracinement collectif et à l’avenir des générations qui nous succéderont. Les mirages de la table rase ne sont plus de mise ici. Il faut agir, et, pis encore, il faut payer : non pas seu-
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lement attendre que d’autres paient, non pas seulement les faire payer, mais aussi et surtout payer nous-mêmes, payer de nous-mêmes.
LA FINANCE VIRTUELLE DES SPÉCULATEURS PRÉCOCES
La crise du moment frappe une économie excessivement portée vers le court terme et le virtuel. La finance mondiale a privilégié à outrance la recherche de la rentabilité maximale sur des durées minimales, et les cycles de production et de consommation ont eux aussi été accélérés. Le temps de l’investissement, le temps du capital, en est devenu étranger au temps long de l’intérêt général, au temps qu’il faut, par exemple, pour développer une politique éducative, une politique de santé ou une politique de l’emploi. Plus la chronologie financière s’accélère, plus elle sape ce temps long de l’intérêt général. Et elle le sape d’autant plus qu’elle se délie en même temps des revenus du travail et de l’entreprise, en orientant le capital vers des circuits ou des produits financiers de plus en plus virtuels. Les financiers ont progressivement créé des dérivés de dérivés. Ils ne spéculent pas sur les matières premières, ni même sur les activités des entreprises ou sur le commerce,
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mais sur des taux de crédit ou de risque, des objets virtuels, des variations d’estimations ou de probabilités. Fabriqués par des mathématiques financières d’un très haut niveau d’abstraction, ces produits ont une existence qui paraît autonome et qui peut sembler coupée de toute réalité ordinaire et réservée à ceux qui la manipulent. Jusqu’au jour, bien sûr, où la bulle éclate et entraîne le crédit, les pensions et les investissements dans sa chute. Ces phénomènes financiers sont comparables à ceux de l’industrie agroalimentaire et de ses circuits de distribution. Là où l’on aurait, par exemple, le temps long de l’élevage d’un animal, de la constitution d’un troupeau, la tentation d’accélérer le processus l’a emporté au point que l’on a inventé toutes sortes de procédés pour hâter la croissance des bêtes et minimiser les coûts. On se retrouve avec des animaux qui grandissent en batterie sans avoir jamais foulé un sol naturel, mais qui atteignent leur taille et leur poids d’abattage dans des temps optimisés ; des plantes, aussi, qui ne poussent plus dans la terre, mais dans des solutions aqueuses saturées d’engrais et de traitements ; des légumes qui ne sont plus soumis aux saisons ; des poulets abattus au bout de six ou sept semaines… Ce sont des êtres vivants, encore, mais dont la croissance a été artificiellement précipitée et en quelque sorte dénaturalisée : ils ne
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croissent plus, au plus vite et dans l’ombre, loin des consommateurs, que pour être consommés. On ne visite pas les serres ou les élevages hors sol : tout y vit à l’abri des regards, au secret, avant d’être intégré à des circuits de distribution et, là encore, de spéculation. Les produits virtuels à court terme sont notre lot quotidien ; notre fléau aussi. Qu’il s’agisse de produits financiers ou alimentaires, nous devons d’une manière ou d’une autre réduire la distance qui nous sépare d’eux. Le poulet croît dans des hangars où il est ébouillanté, puis mis sous cellophane, avant de parcourir des centaines de kilomètres. Il est élevé pour peu, vendu pour peu par l’éleveur, puis sa valeur augmente au fur et à mesure qu’il transite par une chaîne d’intermédiaires, acheteurs de gros, revendeurs, distributeurs ou commerçants, qui lui font atteindre notre assiette à prix élevé. Les voies du capital sont un peu celles du poulet : là où il devrait être investi dans des activités industrielles, au cœur des productions et des services, il parcourt une longue chaîne d’intermédiaires et s’éloigne sans cesse du travail, pourtant sa vraie destination. Ce sont ces distances, celles que crée la multiplication des intermédiaires, que nous devons réduire, au profit de parcours beaucoup plus directs.
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Les Amap 1 connaissent un grand succès en France. Leur principe est simple : à tel ou tel moment de la semaine, le producteur livre au consommateur un panier de produits de saison, commandé et payé par avance, qui garantit au producteur un revenu et à l’acheteur un panier équilibré de fruits et de légumes de qualité. L’intérêt en est bien sûr de donner accès, sans intermédiaire, à des produits sains, qui ont très peu voyagé et qui pour la plupart n’ont pas d’emballage. Ces produits sont d’une qualité sans commune mesure avec ceux qui sont vendus à prix semblables en grande surface. Les coûts intermédiaires ont disparu ; la perte et le gâchis sont moindres ; le circuit est à tous égards économe. L’organisation de ces Amap ne va sans doute pas de soi, puisqu’elle exige des consommateurs comme des producteurs une forme d’adhésion un peu militante et beaucoup de disponibilité ; mais on a là une expérience remarquable, qui prouve qu’il est possible de bien produire, de faire se rencontrer l’offre et la demande et de consommer de manière raisonnée. Il ne s’agit pas là seulement d’une affaire de coût. Lorsque nous allons chercher notre panier de la semaine dans une Amap, cet achat a un sens, une valeur sociale : il nous lie au paysan qui a cultivé ou élevé ce qu’il 1. Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.
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nous vend ; il nous donne l’occasion de nous instruire sur ce que nous allons manger, sur ce qui se cultive à différentes époques de l’année, sur le travail de la terre. C’est cela que nous allons chercher, cela que ne nous dit pas l’étalage ou le chariot de la grande surface. Le sens que nous y trouvons tient à ce que l’achat nous relie — au producteur, au travail, aux produits — et que, de ce lien-là, dans une société centrifuge, nous avons un immense besoin. L’exemple du panier paysan ne doit pas nous servir à prôner en tout lieu et pour tous les biens possibles l’échange direct. Il a surtout, de mon point de vue, une valeur expérimentale. Mais au moins pointe-t-il une question, celle de l’intermédiation économique et des distances. On peut poser cette question au moyen d’un autre exemple, plus explicitement financier cette fois, celui des monnaies virtuelles. Sur des sites Internet, qui peuvent être des sites de jeux en ligne ou d’échange ou de troc de biens, de nouvelles monnaies font leur apparition, créées pour l’occasion. Il s’agit bien de monnaies, et non pas simplement de points de fidélité, comme le sont par exemple les Miles ou les bons de réduction. Il peut s’agir de « monnaies électroniques », qui se substituent à l’argent liquide et permettent des paiements de petits montants par téléphone mobile ou par
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Internet 1, ou de monnaies créées pour commercer dans les univers virtuels 2, comme le dollar Linden dans le réseau Second Life. Ces systèmes monétaires sont apparemment virtuels et semblent ne fonctionner que dans les limites de l’univers fictif auquel ils sont réservés. En réalité, le phénomène est plus complexe, puisque l’internaute peut convertir ses dollars Linden en dollars bien réels, sur des sites dédiés ou avec des particuliers. Nous avons alors affaire à une forme de porosité monétaire entre des univers distincts, entre des monnaies virtuelles et de l’argent réel. Ces nouvelles monnaies sont les héritières d’une tradition communautaire, qui se développe particulièrement en temps de crise économique et qui a pu donner naissance, dans les années 1970, aux Lets 3 canadiens, au SEL 4 français et aux creditos argentins, qui connurent un nouvel essor lors de la crise économique de 2001. La souplesse comme la diffusion 1. Le meilleur exemple en est offert par PayPal, une société fondée en 2000 et rachetée par eBay en 2002, qui a connu un succès considérable en passant d’une simple offre de micro-paiement à des services bancaires complets, dont le transfert d’argent. 2. Un méta-univers, ou univers virtuel en 3D, ou encore monde virtuel, est un monde créé artificiellement par un programme informatique et hébergeant une communauté d’utilisateurs présents sous forme d’avatars et pouvant s’y déplacer, y interagir socialement et donc parfois économiquement. 3. Local Exchange Tip System. 4. Système d’échange local.
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massive d’Internet renouvellent ces expériences et les étendent, au point que des observateurs estiment que les monnaies virtuelles sont appelées à se propager dans de multiples réseaux sociaux, depuis le réseau de quartier confiné à des échanges locaux jusqu’au réseau mondial pour des applications très ciblées 1. Cette multiplication des monnaies pourrait être un moyen de sécuriser le système monétaire mondial. Ce ne sont là toutefois que des hypothèses de développement, dont l’avenir dira si elles sont viables ou non. Les monnaies virtuelles ou libres devront en tout cas franchir un certain nombre d’obstacles pour s’imposer. Une monnaie locale peut créer une barrière susceptible de nuire aux économies d’échelle et à l’avantage comparatif. De plus, elle ignore le risque de change et peut servir de moyen d’évasion fiscale ou de blanchiment d’argent sale, et la question reste posée de son rattachement à une législation nationale qui soit compétente en cas de litige. L’exemple des monnaies virtuelles peut être considéré, au même titre que le panier paysan, comme répondant au souhait qu’ont les citoyens de soustraire leurs activités ordinaires, quotidiennes, à des circuits de production, de consommation ou d’échange 1. Voir, par exemple, Joël de Rosnay, 2020, les scénarios du futur. Comprendre le monde qui vient, Fayard, 2008.
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de biens, dont ils se méfient. En favorisant des achats directs ou en ayant recours à des monnaies virtuelles, ils expriment le désir d’accéder à des biens qui ne leur sont pas imposés et de payer en connaissance de cause. C’est aussi bien l’intermédiation qu’ils mettent en cause, et avec elle le sentiment de n’avoir pas prise sur le cycle des produits, la destination des dépenses ou tout simplement la valeur. La réponse politique la plus raisonnable qui soit à ces questions est celle d’une réduction des distances parcourues par le capital. La régulation en est le seul levier possible, et les États y joueront un rôle majeur pour la simple raison que la puissance publique est la seule qui puisse réduire les distances et modifier les itinéraires du capital. Faire que le « capitalisme financier » devienne un « capitalisme d’entrepreneurs 1 », c’est agir en ce sens. L’économie ne peut pas se limiter à la mesure des choses ; elle doit prendre en compte les aspirations et les mouvements de fond qui traversent la société. L’épisode du bonus-malus sur les voitures m’inspire des réflexions semblables. J’ai beaucoup travaillé sur cette application concrète et grand public du Grenelle de l’environnement. Je défendais pour ma 1. J’emprunte la formule à Nicolas Sarkozy, qui décrivait en ces termes le principe même du plan de relance français en mars 2009.
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part un seuil bas pour le déclenchement de la prime (de l’ordre de 120 g de CO2/km), inférieur à celui qui a été finalement adopté (130 g de CO2/km). Je fondais mon analyse sur le sentiment que les Français, dans la foulée du Grenelle, avaient un désir réel de faire un geste pour l’environnement, geste qui, rencontrant ce nouvel outil de nos politiques publiques, aurait fortement déplacé le marché vers les petits modèles. Les économistes de Bercy, se fondant sur des élasticités prix traditionnelles, ont cru seulement à une modification du marché à ses marges, de l’ordre de 5 à 10 %. La suite de l’histoire m’a donné raison, puisque c’est près de la moitié du marché qui s’est déplacée, au prix d’un déséquilibre financier pour l’État, dont les mêmes économistes n’ont pas manqué de se plaindre. La part subjective, non mesurable, celle du désir, toujours écartée, avait été oubliée : elle était pourtant largement prédominante ici.
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Les périodes de trouble et d’incertitude ont toujours été propices à l’émergence de croyances nouvelles et à des phénomènes de conversion soudaine. Lorsque le temps présent est un temps de doute, il favorise les religions ou les idéologies qui parviennent à se présenter sous le jour de la nouveauté. Cette nouveauté séduit alors d’autant plus qu’elle semble affranchie des errements passés et présents et qu’elle offre à ceux qui l’adoptent la certitude de se soustraire à tout ce qui, jusque-là, n’allait pas, pour faire partie de l’avant-garde d’un avenir radieux. Les nouveaux convertis sont en nombre, aujourd’hui, et l’époque leur est favorable. Neuf et frais, l’habit du néoconverti se porte de manière ostentatoire. Le néoconverti religieux, par exemple, adopte avec enthousiasme les signes extérieurs de sa foi et porte ce qui le signalera au mieux à l’attention de ses concitoyens. Les panoplies sont
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connues : insignes divers, croix saillantes, barbes longues, tuniques brodées, foulards, tailleurs bleus ou cheveux ras. Mais la verve charismatique et l’enthousiasme joyeux ne sont pas le lot des seuls croyants de fraîche date. Ils le sont aussi chez tous ceux qui, élus, militants associatifs ou essayistes, se mettent à défendre une cause avec d’autant plus de zèle qu’ils l’ont récemment adoptée et que sa nouveauté même fait d’eux des pionniers ou des apôtres. Se faire le prosélyte d’une religion multiséculaire est, il est vrai, une tâche ardue : les institutions et le culte ont une histoire, les écrits sont nombreux, et les termes de la religion anciens et portés par une tradition. Lorsque la religion est neuve, ou suffisamment renouvelée pour paraître telle, qu’elle se pratique dans des lieux inaugurés pour elle et qu’elle se vit au travers de cultes tout aussi inédits, elle semble comme vierge, résolument moderne, et les nouveaux convertis s’y adonnent en s’enivrant du sentiment qu’ils ont d’en être les premiers adeptes. Un exemple ? Je songe évidemment à l’écologie et à l’enthousiasme environnemental qui s’est manifesté à un moment où l’inquiétude citoyenne appelait une prise en compte urgente des questions énergétiques, alimentaires ou climatiques. Le calendrier des inquiétudes planétaires, du fait de cette urgence, pouvait coïncider avec le temps court, accéléré, des
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stratégies d’entreprise ou des échéances électorales. Le grand mouvement de conversion pouvait donc commencer. Nous étions à la fin du siècle dernier. Attention : je ne doute pas un instant des effets bénéfiques de la conversion écologique massive du personnel politique. Qu’elle ait été sincère ou non à ses débuts ou qu’elle le soit aujourd’hui n’y change rien : elle a eu lieu. Les politiques de tous bords, ou presque, ont perçu la nécessité de s’intéresser à l’environnement et de le protéger, et le discours politique a dû prendre acte de ce que, désormais, parmi ses passages obligés, figure la question environnementale. Cela s’est fait d’abord au travers de partis politiques dont l’identité même était écologique, avant de se diffuser peu à peu dans l’ensemble des formations politiques ; y compris celles qui, il y a à peine une vingtaine d’années, ignoraient des questions qu’elles pensaient dévolues aux inventeurs du dimanche, aux pâtres du Larzac ou aux riverains des usines d’incinération ; y compris, encore, celles qu’une longue tradition ouvriériste rendait rétives à tout ce qui semblait pouvoir contester le progrès industriel ; y compris, enfin, à droite. Pourtant, qu’on le veuille ou non, c’est bien la droite qui a porté en France la législation environnementale, qui lui a donné un principe constitutionnel et qui a organisé la première véritable concer-
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tation publique sur l’ensemble de ces enjeux. C’est elle, du reste, qui a été à l’origine de ces grandes étapes de l’écologie politique que furent, en 1971, la création par Georges Pompidou du ministère de l’Environnement, en 1995, la loi Barnier, qui posait les principes majeurs du droit français de l’environnement, en 2005, la Charte de l’environnement et le « Grenelle de l’environnement », lancé en 2007, sur lesquels je vais revenir. Ceci encore, dont on a trop peu parlé, qui marque un changement d’époque : au début de l’année 2008, le président de la République a pris la décision d’empêcher, sur la montagne de Kaw, en Guyane, la réalisation d’un projet d’exploitation minière. Le projet avait pourtant sa logique économique : il s’agissait d’extraire de l’or et de créer de l’emploi dans une région qui en manque. Nicolas Sarkozy a choisi de privilégier la protection de cet environnement sauvage, aux dépens d’une logique de développement économique. Les portées symbolique et politique de ce choix me paraissent décisives. Seul un observateur distrait aurait pu voir là une décision anecdotique ou contingente, comme l’État en prend parfois. Le président de la République signait en réalité, en même temps que son attachement aux promesses du Grenelle, un acte fondateur. Il tournait la page d’une époque dans
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laquelle, systématiquement, les exigences de la nature devaient s’effacer devant celles du progrès triomphant, pour ouvrir un nouveau livre.
SCIENCE OU POLITIQUE, FAUT-IL CHOISIR ?
L’écologie est une science, et les questions qu’elle pose sollicitent à leur tour un nombre considérable de savoirs. L’écologie met les sciences en débat, avec des contraintes très particulières, puisque ses objets sont à la croisée de vastes phénomènes planétaires, d’inquiétudes sociales et citoyennes et d’urgences politiques. L’écologie confronte ainsi la connaissance que nous avons de notre monde et la nécessité d’agir collectivement et d’anticiper l’avenir. Il y a là un sujet politique d’ampleur, sur lequel toutes les sociétés et tous les gouvernements sont appelés à se prononcer. Un sujet, donc, qui intéresse les politiques, mais qui les confronte souvent aussi aux limites de leur culture scientifique. Tous en parlent, tant le thème est désormais « porteur », comme on dit. Il l’est tout autant pour les « philosophes » de l’environnement, qui en ont fini avec les mathématiques en classe de première et qui sont incapables depuis belle lurette de résoudre une
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équation du second degré. En soi, la lacune n’est pas préoccupante, mais elle le devient dès qu’on avance sur le terrain scientifique, et ses conséquences sont fâcheuses. Si la science et la politique étaient restées ignorantes l’une de l’autre, nous ne serions pas dans l’embarras. Mais il n’en est rien, elles ne s’ignorent pas. La science s’est trouvée enrôlée dans la plupart des grands débats et conflits contemporains entre idéologies rivales, qu’ils concernent les prérogatives de l’Église et de l’État, l’idéologie positiviste de la IIIe République, l’école, les totalitarismes du XXe siècle ou l’usage que les gouvernements et les législateurs peuvent ou doivent faire de l’expertise. La politique se nourrit de savoir et doit faire usage des sciences. Un législateur ou un gouvernant résolument ignorant en matière de sciences devrait être l’exception plutôt que la règle, et il serait préférable que les uns et les autres sachent que l’histoire des sciences a connu la relativité et que la philosophie des sciences en a pris la mesure. Faute de cela, les politiques auraient pour simple bagage une conception de la science vaguement positiviste, héritée du scientisme en vogue au début de la IIIe République, au risque d’attendre de la science, en toute circonstance, une réponse ferme et assurée, mais aussi et encore qu’elle soit le moteur du progrès. Cette croyance engendre
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de nos jours toute une série de confusions entre science et innovation technologique comme entre vérité scientifique et bien moral : si la science dit le vrai, ne peut-elle dire le bien moral ou le juste politique ? Voilà, en résumé, l’une des raisons pour lesquelles le débat politique sur les questions environnementales est si difficile. La science contemporaine sait que le déterminisme strict n’existe pas. Il y a des choses que nous ne savons pas. La raison n’en est pas nécessairement que nous n’avons pas assez approfondi nos recherches. Nous pouvons être confrontés à des processus qui sont en eux-mêmes suffisamment indéterminés pour que notre connaissance en demeure approximative ou incertaine. C’est un constat que ne peuvent admettre les politiques qui ont une conception encore déterministe de la science, qui la voient comme une sorte d’éclaircissement inéluctable de toute chose, de vaste réservoir à réponses. Que la science soit en outre glorifiée moralement, lorsqu’on attend de la vérité scientifique qu’elle soit aussi le bien, n’arrange rien à l’affaire. Les démarches et les méthodes scientifiques sont multiples, et certaines d’entre elles présentent des limites ; par exemple, on peut considérer que la démarche déductive, que nous privilégions à outrance en France, bride l’imagination. Et, quoi
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qu’il en soit, il faut se prémunir contre l’idée que la science, en elle-même, serait bonne ou mauvaise. C’est encore plus vrai des technologies, qui sont des usages et dont la valeur morale dépend précisément de ce que nous en faisons. Les organismes génétiquement modifiés ne sont ni bons ni mauvais. Ils relèvent d’une technique qui porte autant d’espérances que de risques, selon l’usage que nous en faisons. C’est en étant chargée de ce dossier des OGM et des questions environnementales au sein du gouvernement, devant le Parlement et au sein du Grenelle de l’environnement, que j’ai été confrontée à l’épineux problème de la culture scientifique des politiques. En portant ces questions écologiques devant le législateur et jusque dans la Constitution, je me suis heurtée à des réticences qui tiennent pour beaucoup à un rapport difficile au savoir scientifique. Je n’avais pas alors le sentiment d’incarner la certitude ou la vérité scientifique, ni de me présenter devant mes collègues députés en « ayant raison » ; et ce d’autant moins qu’en réalité c’est l’incertitude qui a été le terrain du conflit, puisque c’est l’inscription du principe de précaution dans la Constitution qui a suscité le plus de heurts et qui a été perçue par certains de mes pairs comme une véritable agression. J’en ai fait les frais à l’époque.
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Dès la conception de la Charte de l’environnement, en étant ensuite le rapporteur du texte de loi devant l’Assemblée, puis orateur de mon groupe au congrès, j’ai porté ces questions devant les sénateurs et les députés. Infatigable soutien de ce texte, je me réjouis de voir combien il est admis aujourd’hui. Il l’est à ce point que chacun se l’approprie et que les nouveaux convertis au principe de précaution ou au développement durable s’en réclament. Je souris un peu plus jaune, parfois, en craignant que les néoconvertis de l’environnement ne s’en tiennent, comme si souvent, à l’écume des choses et qu’en se parant d’oripeaux écologistes ils n’en viennent à vider la démarche de son contenu. En défendant le principe de précaution et plusieurs mesures concernant la santé environnementale, je me suis heurtée à différents murs. Avant d’en parler, je voudrais dire ce que ce combat doit à des parlementaires qui m’ont soutenue durant toutes ces années. La plupart d’entre eux n’étaient pas des ténors de leur groupe politique, et, pour certains, ils s’exprimaient très peu. Les débats sur la Charte constitutionnelle de l’environnement ont changé tout cela. J’ai vu des parlementaires, qui en étaient à leur quatrième mandat, qui avaient quarante ans de vie publique, se lever en réunion de groupe et défendre l’inscription du principe de précaution
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dans la Constitution. Je me souviens de l’un d’eux déclarant qu’il attendait depuis vingt ans le moment où son parti s’intéresserait enfin à ce sujet, sur lequel il travaillait quant à lui depuis toujours. Après cette élection, qui a marqué un tournant dans la prise de conscience environnementale, de nouveaux parlementaires, très sensibilisés au sujet, sont venus grossir les rangs de la majorité. Une chose est sûre, les avancées environnementales des dernières années doivent beaucoup à ces parlementaires dont le public ne sait rien, en général. J’en reviens aux obstacles que j’évoquais et que ces élus m’ont aidée à franchir. Trois d’entre eux m’ont paru à tout le moins robustes, à commencer par celui de la mauvaise foi ou de l’indifférence, dont je me suis rendu compte qu’il était épuisant de vouloir le renverser. Trop d’énergie à perdre, d’autant plus que la première des forces, dans un conflit de ce type, est l’inertie ; une inertie qui n’est le fait de personne en particulier et que l’on ne peut en aucun cas comprendre ni contrarier en se disant que c’est untel ou unetelle qui fait de l’obstruction. Il n’y a pas même d’ennemis cachés dans ces combats, aucune force occulte, aucun complot. Si quelqu’un devait comploter, en politique, ce serait l’ordre établi. Et l’ordre établi n’est jamais réduc-
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tible à l’un ou à l’autre de ses défenseurs, pas plus qu’il n’avance masqué. Le mur de l’ordre établi repose sur des intérêts : politiques, industriels, commerciaux. Or l’ensemble des questions liées aux risques, sanitaires comme environnementaux, exige des pouvoirs publics la promotion d’une véritable recherche, déliée des intérêts privés… et des calendriers privés, qui poussent à la mise sur le marché des applications en remettant à plus tard le soin de réfléchir à leur pertinence ou à leurs conséquences. La foi scientiste fait ici des miracles, puisqu’elle permet de passer outre au débat et au temps de la recherche, afin de permettre aux investisseurs de rentrer plus vite dans leurs frais. Les industriels de « l’agrofourniture » le savent bien, qui ne cessent de souligner le caractère scientifique de leurs produits et se montrent très heureux de promouvoir la recherche. Mais ce sont les scientifiques qui sont alors pris au piège, faute d’interlocuteurs publics. Les chercheurs qui conçoivent de l’innovation technologique sont la plupart du temps confrontés aux seuls industriels. Ce sont les industriels qui les sollicitent, les emploient ou au contraire les ignorent et les laissent démunis. Dernier obstacle, plus fuyant sans doute : la précaution est perçue comme une forme de prudence toute féminine, quand le risque est paré des attri-
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buts virils les plus nobles. Les femmes, entend-on jusque dans les milieux écologistes, seraient naturellement prudentes, et donc proches de la nature. Si elles maîtrisent moins que les hommes leur destin, ce n’est pourtant pas à la prudence féminine qu’elles le doivent : il ne s’agit pas d’une affaire de sexe, mais plutôt d’un des effets parmi d’autres d’une domination millénaire. Le développement durable met à sa façon le doigt dessus, pour cette raison simple que ceux d’entre nous qui sont dépourvus, qui, en quelque sorte, ont le « moins » d’environnement sont bien plus inquiets d’en perdre encore davantage. Le risque, d’une certaine manière, ils le vivent. Ceux qui, au contraire, possèdent en abondance ont parfois à l’égard des risques environnementaux des réflexes de propriétaires : ils se disent que l’histoire suivra son cours habituel et leur permettra de conserver ou d’acheter un environnement de meilleure qualité au moyen de la rente foncière. C’est vieux comme le monde. En Occident, où les vents soufflent d’ouest, les beaux quartiers sont à l’ouest quand le vent rabat les fumées vers l’est. Mon arrière-grand-père, André Morizet, sénateurmaire SFIO de Boulogne-Billancourt, avait cherché en son temps à interdire aux usines de cracher leurs fumées aux heures où les enfants des ouvriers allaient à l’école ou en sortaient ; il avait été, en 1932,
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l’auteur de la loi Morizet, la première loi écologique en somme, qui s’efforçait de combattre les fumées industrielles, les terribles fumées noires de la suie. C’est mon atavisme écologique, en quelque sorte. Me heurtant à ces trois murs, je n’en ai pas pour autant conclu qu’il fallait libérer les scientifiques de toute contrainte et les laisser réfléchir en paix en les prémunissant contre toute urgence commerciale ou politique. Les questions politiques et scientifiques sont mêlées ; l’activité gouvernementale exige le concours des sciences, et leurs destins sont liés. La science est susceptible d’être « politisée » aussi bien qu’ignorée, et les deux peuvent aller de pair. En outre, les choix publics en matière de financement de la recherche comportent une part d’arbitraire. L’État finance parfois durablement et exclusivement des filières de recherche qui ont fait leurs preuves jadis et qui ont favorisé l’émergence d’institutions puissantes et de mandarins capables de défendre leurs budgets. Ces institutions abritent des filières de formation ; elles sont les « voies d’excellence » où s’engagent pendant des années les meilleurs élèves. Lorsque la demande sociale vient contester ces choix parce que, par exemple, des inquiétudes se font jour et qu’elles ne trouvent pas de réponse savante, les grandes orientations de la recherche publique sont contestées, et les politiques, toujours en quête d’ex-
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perts, sont désemparés en même temps qu’ils sont confrontés aux mandarins d’institutions et de programmes de recherche qui semblent tout à coup désuets ou inopérants. La recherche ne récoltera jamais que ce qu’on lui a donné à semer. Aujourd’hui, nous avons besoin de toxicologues et d’écotoxicologues, là où nous avons abondamment investi dans la recherche en biologie moléculaire. Lorsque le débat public et politique porte sur les OGM, les experts qui sont sollicités, et qui sont en réalité ceux-là mêmes qui fabriquent ces organismes, sont bien sûr favorables à leur développement. Mais si l’on veut poursuivre le débat et l’expertise et réfléchir aux risques éventuels, au cas par cas, alors les études toxicologiques nous font défaut, tout comme nous fait défaut, de manière générale, l’expertise. Notre système éducatif n’est pas conçu pour susciter des expertises variées ; il l’est davantage pour produire de l’excellence et de la publication. L’expertise n’est concevable, et l’on en revient toujours à cette difficulté, qu’à la condition que le monde politique puisse solliciter les chercheurs et favoriser une culture du débat scientifique et social, de sorte que l’inquiétude collective soit une dimension normale, ordinaire, de l’horizon intellectuel des chercheurs. Faute de cela, la recherche restera toujours en marge du
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débat public, et les voies qu’elle pourrait ouvrir en seront barrées. Qu’on me pardonne de ressortir une fois encore mon épouvantail positiviste, mais il me semble que la conception du progrès, linéaire et unique, qu’il a imposée à notre représentation de la politique et de la science nous bride collectivement. Considérer le progrès comme une voie unique est une erreur. C’est une voie collective, aux chemins multiples, et nous pouvons en emprunter plusieurs. C’est ce qu’a fait valoir, par exemple, Alain Gras en expliquant que les choix de développement qu’avait pu faire notre civilisation étaient justement des choix, entre différentes possibilités. Ce sociologue soutient ainsi que nous avons privilégié, au XIXe siècle, l’élément feu, en optant pour les techniques (et les énergies) qui utilisent la chaleur, là où le privilège eût pu être accordé à d’autres éléments 1. Ce choix, que nous regardons rétrospectivement comme le fait du progrès et comme une nécessité industrielle, était en réalité contingent et nullement nécessaire. D’autres voies existaient au XIXe siècle, comme d’autres voies existent aujourd’hui. Celles qu’Alain Gras promeut, 1. C’est la thèse qu’il développe notamment dans son essai Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique (Fayard, 2007) et qu’il fait servir à une apologie de la « décroissance », en appelant à l’abandon des techniques qui utilisent la chaleur.
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par exemple, mais bien d’autres encore, auxquelles nous serons d’autant plus attentifs que nous parviendrons à nous affranchir de notre représentation déterministe du progrès scientifique et du progrès social. La crise a cela de bon, et elle n’aura que cela de bon, qu’elle favorise cette prise de conscience. Si elle devait s’achever sur la reprise des bonnes vieilles habitudes, elle n’aurait servi à rien, et nous en reviendrions au business as usual 1.
DES ORGANISMES POLITIQUEMENT MODIFIÉS
J’écrivais à propos des OGM qu’ils n’étaient ni bons ni mauvais. J’y reviens, en même temps que je reviens sur la manière dont j’ai pu contribuer au débat public et à la législation environnementale entre 2004 et 2008 ; et sur la manière, aussi, dont j’ai pu traverser tout cela. 1. C’est un argument semblable que défend Corinne Lepage dans son récent essai Vivre autrement (Grasset, 2009). Elle y propose un diagnostic environnemental et un certain nombre de mesures qui me semblent à la fois opportuns et justes et insiste sur la lucidité dont nous devons et pouvons faire preuve aujourd’hui, évoquant « la chance historique de pouvoir comprendre la crise systémique dans laquelle nous sommes entrés » et la possibilité que nous avons d’y porter remède (p. 29).
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Le débat public, parlementaire, a commencé en 2004, avec l’aboutissement de la Charte de l’environnement, dont je fus le rapporteur et qui allait devenir, en 2005, une loi constitutionnelle. Mon engagement environnemental était plus ancien, et j’avais déjà cherché à promouvoir les questions environnementales auprès de mes pairs, notamment en présidant, depuis 2002, le groupe d’études parlementaires Santé et Environnement. C’est en 2004 et en 2005 que le débat parlementaire fut vraiment lancé, lorsque la Charte de l’environnement allait se trouver intégrée à la Constitution. C’est à partir de ce moment que je devins en quelque sorte le contributeur écologique de ma famille politique, avant d’être nommée, en 2007, secrétaire d’État chargée de l’Écologie. Députée puis secrétaire d’État, j’ai donc participé durant ces années à une sorte d’écologisation accélérée des politiques, avec quelques succès, je le crois, mais aussi quelques embûches. Le débat sur les OGM en a été la plus marquante ; ce fut en tout cas la plus commentée. On a beaucoup parlé de cet épisode. Et, comme toujours dans ces circonstances, on remet à plus tard l’occasion d’en faire état, de dire sa vérité à soi. Si la page est aujourd’hui tournée, je crois que l’épisode n’en est pas moins, après coup, riche d’enseignements.
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Petit rappel : nous sommes en avril 2008, et la loi sur les OGM est en cours de discussion. Des amendements issus de l’opposition sont adoptés à un moment où la majorité à laquelle j’appartiens est peu représentée dans l’hémicycle, alors même qu’elle a fait le choix de défendre cette loi. J’en nourris quelque amertume et en fais état devant la presse. L’affaire est plus que grossie avant de tourner au vinaigre. Les commentaires vont bon train. On m’accuse d’abord et bien sûr d’avoir prémédité une sortie. « La voilà qui veut se faire remarquer » ; « Elle fait son intéressante » ; ou, mieux encore et bien plus poétique : « Elle se refait la cerise sur la majorité ». Viennent ensuite des compliments : « Bonne com’, Nathalie ! » ; suivis de jugements plus pernicieux, relatifs à mon prétendu caractère : « agressivité mal maîtrisée », « difficulté à travailler en équipe » ; puis toutes sortes d’amabilités. Quelques mois passent. Comme si l’épisode m’avait en quelque sorte dessaisie de mon travail, vient le moment de la récupération. Le jeu est plus récent, mais il a ses adeptes : c’est à qui pourra se prévaloir d’être le père ou la mère légitime de ces avancées environnementales 1. 1. Yves Cochet, à l’Assemblée nationale, proposa une première recherche en paternité à tout le moins amusante, en disant de la Charte de l’environnement que « Nathalie Kosciusko-Morizet [en] est la mère, et Jacques Chirac le père » (22 juillet 2008).
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Ce sont des tentatives de récupération qui ont au moins le mérite écologique de promouvoir le recyclage, et puisque les néoconvertis aiment aujourd’hui s’habiller de vert, voilà qui était prévisible. Le recyclage, toutefois, présuppose le tri. Et je suis on ne peut plus favorable au tri. Le temps a passé, mais je ne crois pas avoir rêvé. Quelque chose de bien réel a eu lieu en 2007 : le Grenelle de l’environnement. Nous n’étions pas nombreux à y croire au début, mais cela se fit et porta ses fruits. Notamment avec l’engagement, symbolique et fondateur, en faveur d’une clause de sauvegarde sur le maïs Monsanto 810, le seul OGM commercial qui était alors cultivé en France. C’est à cette occasion qu’un combat d’arrière-garde fut livré, mené par tous ceux qui étaient hostiles à cette clause et qui se heurtèrent à la décision qu’avait prise le président de la République de la confirmer et d’honorer cette promesse du Grenelle. La discussion parlementaire donna lieu à toutes sortes de manœuvres pour revenir sur le choix du président. Un choix que beaucoup d’entre nous jugeaient fondateur et qui, s’il avait été remis en cause, aurait Admettons. L’enfant a été depuis reconnu par une bonne dizaine de parents putatifs. Peut-être faudra-t-il le soumettre à des tests ADN dans quelques mois, pour en avoir le cœur net.
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condamné à mort le Grenelle. En 2008, lors du débat parlementaire, je voyais bien ce risque croître, et je l’ai dénoncé. C’était un cri, une sorte d’appel à l’aide ou à témoin, qui eût pu être mieux tourné, sans doute, mais dont j’avais le sentiment que je devais le pousser à un moment où l’on étouffait dans le silence du Parlement une promesse du Grenelle. Il ne faisait guère de nuances entre des critiques que je voulais adresser aux uns ou aux autres, auxquels je reprochais surtout de me laisser seule dans l’arène. Mais j’avais crié, et l’on voulut en déduire pour s’en réjouir que mon ministre de tutelle et moi ne nous entendions pas. J’ai pourtant pour Jean-Louis Borloo une grande affection : il a la complexité des grands politiques, avec qui le travail quotidien est parfois difficile, mais d’une singulière richesse. Certains cris sont salutaires. Parce que le silence dissimule ou tue, il faut parfois parler fort, lorsque les enjeux semblent majeurs. Sans doute est-ce vrai dans toutes les circonstances de la vie, mais ça l’est plus encore en politique. Le silence y est violent. Non pas seulement parce qu’il est fait violence à la vérité, que l’on tait ce que la collectivité devrait pourtant entendre, mais parce qu’il s’en prend à une certaine forme d’innocence, à la vie, à l’avenir que plus personne ne parvient à regarder et, surtout,
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que nous n’arrivons plus à regarder ensemble. Nous vivons dans un pays où chacun d’entre nous attend énormément de l’État. C’est notre histoire, celle d’une identité française — l’expression ne me répugne pas, loin de là — qui repose avant tout sur une langue, une culture et l’action souveraine de l’État. Notre nation n’a rien d’une fédération, et ce n’est pas la société civile que nous avons l’habitude de tenir pour souveraine. C’est ainsi : les Français veulent croire en l’État et s’en remettre à lui. Lorsqu’un mensonge est prononcé par lui, lorsqu’il est défaillant, l’effet en est terrible. J’ai observé cela dans mes permanences en constatant combien une erreur ou une injustice commises par les services ou par les représentants de l’État pouvaient être destructrices. Nous autres citoyens nous accommodons des torts que nous font subir nos semblables et même nos employeurs, mais la défaillance de l’État ou le conflit avec l’État sont presque invivables pour nous qui attendons de lui qu’il soit le garant de la cohésion sociale. En matière d’écologie, sans doute parce que y résident l’incertitude et le rapport complexe à la vérité scientifique que j’évoquais, il est nécessaire de pouvoir défendre des arguments et de les opposer à d’autres, de les porter au combat. Le discours convenu sur le consensus et l’indispensable adhé-
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sion de tous est la tarte à la crème de l’écologie de droite. C’est une tarte à la crème un peu lourde, qui a pourtant sa nécessité et dont je conviens que je l’ai servie moi aussi à différents convives, en espérant qu’elle favoriserait un peu la digestion. Car nous avons un gros échec à digérer, celui d’un mode de vie et d’habitudes déjà anciens. Nous devons nous résoudre à avaler la nécessité d’un changement profond de nos modes de production et de consommation. Cette conversion, nous ne pourrons l’accomplir que collectivement, et elle ne pourra s’imposer que partagée. C’était du reste toute la philosophie du Grenelle de l’environnement : refonder des politiques environnementales ambitieuses par un consensus. Le mouvement politique auquel j’appartiens y a joué le rôle que l’on sait et dont il faudra bien reconnaître un jour que nulle autre majorité n’avait su l’assumer. Mais le risque n’en demeure pas moins que l’on se contente de répéter à l’envi les longs discours fleuris qui masquent l’incurie ou délaient le projet pour mieux l’enterrer. En revanche, la conversion écologique exige bien du consensus, en amont ; elle doit permettre à tous d’atteindre la sérénité qui, en aval, est indispensable à des décisions fortes. Le consensus, en politique, ce n’est jamais le résultat, c’est le point de départ, lequel ne saurait se suffire à lui-même. Il faut
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connaître les limites du consensus et les exprimer, montrer où le différend a lieu, précisément, assumer la persistance de divergences et d’oppositions. L’engagement écologique heurte des intérêts puissants et des habitudes profondes. Vouloir le taire, c’est s’interdire d’agir et tenter vainement d’occulter ou de refuser ce qui pourtant nous attend. Celui qui cherche à dissimuler l’ampleur des intérêts les défend. Au sein du groupe parlementaire Santé et Environnement, nous avons pu travailler des dossiers variés et lever un certain nombre de lièvres : impact sur la santé des pollutions chimiques, des pesticides, des ondes électromagnétiques, du bruit, ou impact sur la reproduction humaine des pollutions. Nous avons poussé chacun de ces lièvres afin qu’ils viennent s’ébattre dans l’Assemblée, qu’on les observe enfin, que l’on prenne une juste mesure de ce que signifie habiter à côté d’une piste d’atterrissage ou manger des fruits dont près de la moitié contiennent des résidus de pesticides 1. Or chaque fois que nous avons lâché nos lièvres dans l’Assemblée, nous nous sommes heurtés à un lobby. Les lobbies sont des chasseurs prudents : ils ne vous tirent jamais dessus 1. Des pesticides qui ont pour particularité d’être cancérogènes, mutagènes, c’est-à-dire susceptibles de provoquer des mutations génétiques, et perturbateurs de l’équilibre hormonal et de la reproduction.
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à découvert. Les coups sont souvent indirects, et vous mettez du temps à vous expliquer pourquoi tel colloque environnemental que vous souhaitiez organiser peine à être financé, pourquoi l’intendance ne suit pas. Puis vous réalisez. Vous vous rappelez que bon nombre de colloques parlementaires sont financés par des entreprises privées, que vos sujets, au mieux, ne motivent pas toujours. Puis vous vous rendez compte que les objections des lobbies vous sont adressées indirectement, par des parlementaires et parfois même par des ministères. Voilà qui sert de leçon et permet de comprendre pourquoi le discours angélique n’aide pas à la conversion écologique. Au mieux, il peut faire office de cache-sexe à la défense de ce que l’on appelle les intérêts « supérieurs ». Il faut armer les lièvres. Ou plutôt leur permettre de survivre un peu, en leur procurant quelques rations de nourriture. Après tout, l’écologie n’a pas à être elle-même un terrain de bataille. La conversion qui nous attend relève bien plus de la mobilisation générale et nationale. Cette mobilisation, atteinte lors de l’adoption à l’unanimité en première lecture de la loi Grenelle I, je n’avais pas su l’obtenir lors du vote pour la Charte de l’environnement. Les mœurs partisanes avaient alors repris leurs droits, et l’opposition de gauche avait refusé de prendre part
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au vote. Quelques députés socialistes avaient toutefois voté pour le texte, en dépit des consignes ; je leur avais rendu publiquement hommage et le refais ici, tant je sais combien il est à la fois salutaire et coûteux, parfois, de désobéir. Il m’a semblé important, traitant d’écologie, de passer outre aux clivages. Cela m’a valu quelques déboires. Je garde notamment le souvenir de m’être fait tancer (vertement, bien sûr) par Bernard Accoyer, alors président du groupe UMP à l’Assemblée, parce que j’avais tenu une conférence de presse commune avec les Verts sur les OGM. Il m’avait infligé une leçon sur les « transcourants ». Je persiste à croire qu’il faut mobiliser toutes les bonnes volontés pour mieux dénoncer les hypocrisies. C’est à mes yeux la morale politique de l’affaire. Elle exige qu’on puisse à la fois se battre aux côtés de Bernard Accoyer et recevoir le renfort circonstanciel d’un élu Verts. La mention de ces « transcourants » me rappelle un autre épisode et un autre reproche que l’on a pu me faire au moment du débat sur les OGM. Le ver était dans le fruit de la NKM, car figurez-vous qu’elle s’était déjà signalée, la vilaine, en claquant la bise au chef de file des « faucheurs volontaires », José Bové en personne. Pire, elle avait osé l’embrasser devant des caméras de télévision. Et alors ? ditesvous. Eh bien, le bisou à l’opposant, c’est une traî-
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trise à son camp. Oui, cher ami. Et puisque je ne vous cache rien, je puis confesser pis encore : lorsque je les croise au détour d’un colloque ou d’une émission, j’embrasse Alain Lipietz et Daniel Cohn-Bendit. Il est vrai que, depuis quelques mois, le baiser à Daniel Cohn-Bendit se porte bien. Peutêtre ai-je le baiser précurseur. Mais j’embrasse plus souvent les femmes et les hommes de mon mouvement, notamment ceux avec lesquels nous avons pu enfin commencer de répondre collectivement à l’urgence environnementale.
L’ÉCOLOGIE DES TECHNOLOGIES
La crise n’aura été une chance que si elle nous encourage collectivement à accomplir notre conversion écologique. Le Grenelle de l’environnement a engagé un processus qu’il nous revient aujourd’hui de poursuivre, d’élargir et d’accélérer. Là encore, il nous faudra du temps et du débat, de la force également, car les actions de saupoudrage ou les demimesures nous guetteront toujours. Les Américains ont une expression pour dénoncer la manière dont on peut habiller de vert certaines activités ou industries sans en réalité les changer : ils parlent de greenwashing, de teinture verte. On moque ainsi la
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décision d’une grande firme Internet qui a renoncé à employer des tondeuses pour entretenir les pelouses de son siège social et y a installé deux cents chèvres. Très bien, mais à l’intérieur, qu’est-ce qui a changé en termes de consommation électrique, d’utilisation de véhicules ou de fournitures, de dépenses ? Les chèvres ne le disent pas 1. La conversion écologique n’aura pourtant lieu que si l’industrie se réforme, que si les entreprises elles-mêmes s’y engagent. Si la chose paraît possible aujourd’hui, c’est parce que l’effort environnemental est désormais clairement identifié comme un facteur de développement et de performance et que la majorité l’a compris. L’informatisation des activités et Internet auront joué un rôle considérable dans cette mutation en simplifiant et en dématérialisant un grand nombre d’opérations dépensières d’énergie. L’écologie et la technologie ont célébré ainsi de premières noces : c’était il y a un peu plus de dix ans. L’avenir doit leur en réserver d’autres, notamment avec les « technologies vertes », ou Green IT. Les nouvelles technologies ne sont pas étrangères au développement durable pour la très simple raison 1. Elles restent discrètes, parce que les parcs de serveurs informatiques nécessitent en réalité des quantités gigantesques d’électricité, qu’on évalue aujourd’hui à plus de 1 % de la consommation mondiale.
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que le développement des outils virtuels d’information et de communication diminue les besoins de déplacement, de transport, de courrier et par voie de conséquence l’« impact carbone » des activités, c’est-à-dire leur dépense énergétique et leurs effets polluants. Ces outils (la bureautique informatisée, la messagerie électronique, la communication numérique dans tous ses aspects) ont atteint une efficacité et un confort réels : on peut désormais travailler à distance en visioconférence, ou même « télétravailler ». En outre, les entreprises disposent de logiciels et d’outils à la fois moins coûteux et susceptibles de recyclage, de sorte que les technologies vertes vont être choisies pour des raisons économiques, et non pas immédiatement écologiques. Cette vertu indirecte doit être cultivée. Les entreprises qui investissent dans les technologies vertes le font parce qu’elles en voient l’intérêt, immédiatement, en termes de coûts : moins de transports, moins d’électricité, moins de consommables. L’économie et la planète, dans semblable circonstance, s’en portent mieux ; je ne vois pas qu’on doive s’en plaindre. Cette « verdure technologique » peut être accentuée. Les nouvelles technologies, si elles font faire des économies énergétiques aux autres activités industrielles, n’en sont pas moins elles-mêmes gourmandes en énergie, et leur cycle de vie est extrême-
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ment court. Les mœurs des consommateurs, encouragées par des fabricants qui entretiennent le culte de la nouveauté, portent au renouvellement rapide des machines. Nous devons donc inventer des machines susceptibles d’usages variés et capables, surtout, de s’adapter aux nouveaux usages, par des greffes ou des implants, par le recours à des serveurs virtuels, ou bien encore par la possibilité de mises à jour des logiciels utilisés, sans que les machines finissent au rebut deux ans après avoir été achetées. Les nouvelles technologies mettent ainsi des outils à la disposition des entreprises qui veulent conduire des stratégies de développement durable. Les outils sont là, nous les avons. Il faut que nous apprenions à nous en servir, à infléchir leurs usages, à nous les approprier. Ces usages sont en train de modifier nos manières de travailler, notre vie. Ils apportent notamment une forme de coopération et de mutualisation qui est propre au monde du numérique, plus qu’elle ne l’est aux démarches de développement durable. Les outils numériques deviennent des outils de partage et d’intelligence collective, dont les usages sont institués très souvent par les utilisateurs eux-mêmes. C’est ce qu’on appelle le Web 2.0, j’y reviendrai. Le développement durable devrait en tirer profit.
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Nous nous sommes perdus dans la quantité et l’accumulation. La tentation est grande de cultiver son envers et d’en appeler à la privation, en faisant la promotion, par exemple, de la « décroissance ». Je crois plutôt, et c’est bien différent, à la sobriété. C’est une vertu ancienne, dont le caractère peut paraître suranné, mais qui sera l’un des traits de notre avenir. La sobriété et la culture du goût, en toute chose, sont une objection à la consommation et à la dépense éperdues. En matière environnementale, notre consommation énergétique en est un exemple manifeste, et la sobriété de la consommation électrique des appareils électroménagers ou de la consommation en carburant des véhicules est déjà, depuis quelques années, un argument publicitaire attrayant. Mais la sobriété sera demain la vertu de bien d’autres énergies et de bien d’autres usages, tant elle est la
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vertu appropriée au sens et à la mesure. C’est exactement cela que nous recherchons aujourd’hui lorsque nous privilégions le naturel, après des années de culte de l’artifice, lorsque nous tentons de préférer la simplicité à la complexité, ou bien encore lorsque nous voulons réduire les distances et permettre à nos vies comme à nos activités de fréquenter des échelles réduites, celles du local. Nous cherchons à reprendre pied, à retrouver du sens. Cette exigence profonde de mesure appelle la sobriété de demain. Le recours aux nouvelles technologies sera le moyen industriel de la sobriété énergétique. Le développement de technologies économes, moins polluantes, celui de matériaux moins coûteux, de transports et d’habitats moins énergétivores, est déjà d’actualité. Cet effort aura son pendant social, et les nouvelles technologies n’y seront pas étrangères. Elles façonnent déjà le visage du monde de demain, dont nous savons qu’il rassemblera des citoyens devenus internautes et, assurément, quelques crapauds.
LE CRAPAUD FOU
Pierre de La Coste a publié en 2008 un petit article stimulant qui a piqué la curiosité de bon nombre de lecteurs internautes : « La Théorie du
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crapaud fou appliquée à Internet 1 ». L’originalité de cet article tient à la comparaison qui lui donne son point de départ et aux leçons qu’il en tire. La vie des crapauds, rappelle l’auteur, est rythmée par des périodes de migration. Comme la plupart des batraciens, ils rejoignent leur lieu de naissance à la saison des amours afin de s’y accoupler. Ces migrations massives traversent parfois des routes construites par les hommes, ce qui donne lieu à un véritable carnage 2. Quelques spécimens s’en sortent, pour d’étranges raisons : tel mâle rencontre une femelle sur le chemin et interrompt son périple avant d’atteindre la route, tel autre animal est désorienté au point de se perdre et de ne plus suivre la route qu’empruntent la plupart de ses congénères. Ce sont ces « crapauds fous » qui parviennent à échapper à la disparition collective, à survivre et à se reproduire. Le crapaud fou, soutient Pierre de La Coste, est l’analogue des hommes, explorateurs ou inven1. Une première version en avait été publiée dans un numéro spécial de la version française de la Technology Review du MIT en 2008 (numéro coédité par le Cube Festival), et le texte avait donné lieu à un considérable buzz, comme on dit dans le milieu d’Internet : abondamment cité, repris et discuté sur un grand nombre de forums. 2. C’est tout l’enjeu des constructions de « crapauducs » sous les routes, à la promotion desquels s’emploient depuis quelques années des associations de protection des espèces animales.
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teurs, qui dévient de la voie commune et parviennent à innover de telle sorte que l’ensemble de la communauté y trouve finalement un avantage. Christophe Colomb ou Isaac Newton ont été à leur façon des crapauds fous, et les inventeurs d’Internet le seraient à leur tour. C’est la première leçon de cette comparaison : Internet et son succès inouï résultent d’un détournement d’usage, puisque l’outil était conçu dans un cadre universitaire de recherche, sans que ses inventeurs aient prévu les usages qui en seraient faits, sans qu’ils aient même imaginé qu’il puisse devenir en quelques années un réseau mondial aux usages innombrables 1. La seconde leçon de l’apologue du crapaud fou est qu’on peut l’appliquer à l’usage actuel des nouvelles technologies, en considérant qu’il existe désormais sur Internet des routes massivement dangereuses, dont il faut espérer que d’autres crapauds perturbés éloigneront leurs semblables. 1. En réalité, il s’agit d’un double détournement d’usage, puisque le premier réseau de transmission par « paquets » numériques est d’origine militaire (il s’agit du réseau américain Arpanet, créé au début des années 1970), et que le réseau universitaire Internet a adopté son architecture. L’histoire en est complexe et, pour l’écrire de façon plus précise, il faudrait montrer encore ce qu’elle doit aux différents pionniers des réseaux, notamment au Français Louis Pouzin.
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Internet a toujours tiré sa force de ses capacités d’évolution et d’agrégation des technologies, services et langages nouveaux. Mais les tentations de créer des rigidités, des choix préétablis pour les internautes ne manquent pas. La diversité est un combat, et la monoculture technologique, à l’image du monopole de fait d’un certain type ou d’une certaine famille de logiciels, un danger. Cette domination accroît l’impact mortel d’un virus particulièrement puissant ou d’un bogue général. Le bogue ou le virus devient alors l’autoroute qui élimine la totalité des crapauds « normaux ». Autre danger, la ruée des internautes sur un nouveau type de service, à la mode aujourd’hui, offert par les réseaux dits « sociaux », car s’ils fonctionnent tous de la même manière, ils sont menacés par un fléau encore plus grave : la récupération illégale (du moins en droit français) des données personnelles, ce qui représenterait un terrible préjudice pour leurs usagers. L’histoire du crapaud fou est un exemple de sélection naturelle de type darwinien. On pourrait en trouver d’autres pour expliquer comment une espèce survit en s’adaptant à ses marges, parfois accidentellement ou en se réorientant pour suivre des individus qui ont en quelque sorte trouvé l’issue au
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piège où était pris l’ensemble de l’espèce 1. S’il est particulièrement judicieux, c’est surtout parce qu’il montre une situation où l’animal innovateur soustrait son espèce à une forme de déterminisme en traçant de nouvelles routes. Le crapaud fou est un peu le bohémien de Baudelaire : il s’éloigne de la route toute tracée et parcourt des chemins nouveaux ; il apprend à ses congénères des voies d’avenir et leur montre que le progrès n’est pas une route unique, bien au contraire. Voilà qui fait de lui un prophète de bon augure, un véritable innovateur. La galerie des personnages prospectifs s’étoffe : bohémiens, prophètes, Antigone, Créon et crapauds fous.
L’INNOVATION RÉELLE DES USAGES VIRTUELS
Il existe bien un monde d’Internet, un ensemble de communautés qui sont liées entre elles, formées par des individus qui, éloignés les uns des autres, 1. Dans le bestiaire de la prospective, le cygne noir pourrait rejoindre le crapaud fou ; c’est l’une des leçons de l’essai du philosophe et mathématicien libano-américain Nassim Nicholas Taleb, qui porte notamment sur les erreurs des prévisionnistes et sur la part de l’imprévisible dans notre développement : Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible, traduit de l’anglais par Christine Rimoldy, Les Belles Lettres, 2008.
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communiquent, s’échangent des biens, s’informent, se découvrent et parfois s’entraident. Ce monde est une somme d’usages. Il a des principes, mais qui sont transgressés, et il devient parfois sauvage, dangereux. Ce n’est pas qu’il ignore toute loi et qu’il soit une vaste zone virtuelle de non-droit, car il ne l’est pas, mais il doit faire l’objet de règles nouvelles, au fur et à mesure que les technologies se développent et affectent profondément nos existences. Ces règles, celles qui sauront favoriser les bons usages, devront lui être propres. Il n’est ni souhaitable ni même possible de réguler les usages des réseaux en leur appliquant des normes traditionnelles. Si l’on cherchait simplement à prolonger celles qui existent en les étendant aux réseaux, on se heurterait à tout ce qu’ils ont d’inédit, d’autonome, et, avant tout, à leur caractère global. C’est là le défi le plus immédiat et le plus contraignant pour les législations nationales. D’emblée, lorsqu’il se confronte à Internet, le droit a vocation à être international, ou du moins à intégrer dans son champ la nature internationale du réseau. Ce qu’un site Web ne peut publier dans un pays, il peut le faire dans un autre ; telle sorte de jeu d’argent interdite ici est autorisée à distance dans un autre pays ; tel médicament inaccessible ici peut être commandé
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ailleurs. Les exemples sont légion, les pires comme les meilleurs. C’est dire que, s’il faut bien légiférer nationalement, la loi ne peut ignorer l’échelle planétaire de son objet, et la législation se doit d’être, comme dans un rêve ancien, cosmopolitique. Du moins estce ce à quoi Internet l’invite, parce que nous n’y sommes pas encore, que des frontières subsistent et qu’il est nécessaire qu’elles existent. Internet pose des questions éminemment politiques, mais à nouveaux frais : celle de la loi, mais aussi celle de l’exercice du pouvoir, celle de la délibération, celle du débat d’idées ou encore celle des mœurs. Et chacune d’entre elles s’en trouve renouvelée. Les acteurs et les observateurs d’Internet soulignent la manière dont, tout récemment, l’usage du réseau s’est transformé, au point que l’on devrait déjà distinguer un Web ancien d’un Web nouveau, rebaptisé Web 2.0. Le « deuxième » Internet se distinguerait du précédent avant tout par l’importance désormais essentielle qu’y jouent la collaboration et la coopération. Sous sa forme classique, Internet permettait à des utilisateurs de se transmettre de l’information ou des fichiers de divers types, tout comme il permettait, à la manière d’un moyen de diffusion, à des sociétés ou à des institutions de communiquer de l’information. Le développement
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du télétravail, du fonctionnement en réseau et de nouveaux outils de collaboration, les logiciels libres par exemple, et celui, massif, des réseaux sociaux ont bouleversé ces usages initiaux. Désormais, des œuvres ou des services voient le jour sur Internet alors qu’ils n’existaient pas auparavant et qu’ils n’existent pas non plus ailleurs. Internet a ainsi permis la naissance de nouveaux médias, des télévisions ou des radios, dont le contenu est forgé et modifié par les contributions de leurs spectateurs ou auditeurs. Il existe aussi des encyclopédies en ligne, qui sont des œuvres collectives et contributives en perpétuelle réélaboration, ou bien encore des « grilles informatiques » (grids en anglais), c’est-à-dire des infrastructures virtuelles constituées par la mise en réseau d’ordinateurs contribuant chacun à une sorte de gigantesque calculateur virtuel, à même de réaliser des opérations dont la plupart des machines « réelles » seraient incapables. Ce sont là des nouveautés, au sens strict, qu’il faut apprendre à mieux connaître, avec curiosité, mais aussi bienveillance, parce que nous avons beaucoup à en attendre. Comprendre la nouveauté numérique exige qu’on la pratique et l’expérimente. Cela demande du temps, celui de la manipulation d’outils parfois rétifs et celui de l’acquisition d’un certain savoir. Surtout, cela exige une capacité à se laisser transformer par
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l’usage de ces outils, au moment où ils font entrer dans un monde qu’il est impossible de parcourir sans se transformer soi-même. Qu’il s’agisse des façons de s’informer, de communiquer ou d’écrire, le recours quotidien aux outils numériques et à Internet en premier lieu change leurs utilisateurs. Les exemples les plus frappants et les plus ordinaires sont d’abord liés à la mobilité (nous nous déplaçons presque tous avec nos téléphones 1), à la manière dont nous sommes joignables partout, susceptibles d’envoyer et de recevoir des messages sur différents réseaux ; ils le sont ensuite à la manière dont nous consultons les informations (sur nos ordinateurs et nos téléphones). Face à cette multiplication des sources d’information et des moyens de communication, la tentation est grande de ne considérer Internet que comme un nouveau médium, plus puissant et plus international que ne pouvaient l’être auparavant les journaux, les téléphones ou les télévisions. C’est précisément l’erreur à ne pas commettre. Internet n’est pas un médium, c’est un monde. Ensemble de communautés, milieu vivant, très vivant, 1. Plus de 56 millions de Français ont un téléphone portable (85,6 % de la population) ; ils adressent chacun en moyenne plus de 50 messages SMS mensuels. S’agissant d’Internet, notre pays comptait 18,5 millions d’abonnements au haut débit au début de 2009. La hausse de ces chiffres est constante.
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largement autonome et fortement évolutif, c’est à tous égards une forme de vie. Elle est virtuelle, bien sûr, cette vie, et ne se substitue aucunement aux existences humaines qui s’y manifestent par le biais d’interfaces et de terminaux. Elle n’en demeure pas moins un instrument dont nous nous servons et qui nous affecte, comme un outil utilisé régulièrement en vient à modifier le quotidien et la vie de celui qui en fait usage. Avec le numérique, cette modification est d’autant plus profonde que c’est le même type de technologie qui est peu à peu entré dans la plupart de nos activités pour les bouleverser. Les réseaux ont construit des espaces de délibération et ont donné naissance à des communautés d’échange de toutes sortes, où nos vies se déploient, où nous forgeons des liens, où nous créons. En la matière, l’opposition du virtuel et du réel n’a pas grande pertinence. Les internautes ne sont pas des êtres humains dont la vie réelle ou physique serait en voie d’épuisement, absorbée peu à peu dans les activités virtuelles et factices qui n’existent qu’au travers des claviers et des écrans de nos ordinateurs. L’alternative du virtuel et du réel, avec ce qu’elle suppose de double vie, ne rend pas raison de la façon dont chacun d’entre nous fait usage d’objets physiques ou numériques, passe d’un espace à l’autre et interagit avec ses semblables. Les proches
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à qui je m’adresse via mon téléphone ou mon ordinateur, à qui je parle, dont je peux éventuellement voir l’image, restent des êtres réels. Nous changeons, mais rien ne dit que nous nous perdons. Rien ne dit que nous nous servons du virtuel pour fuir le réel. Les équipes du président américain Barack Obama, qui avaient mené une campagne électorale inédite en se servant abondamment et méthodiquement des nouvelles technologies, ont tiré pour principale leçon de leur succès que l’utilisation d’Internet avait changé leur manière de faire de la politique et qu’elle changerait inéluctablement leur manière de gouverner. Lorsque j’ai rencontré ces politiques technophiles, ils m’ont expliqué combien ils avaient médité l’erreur commise par les industries qui avaient cru possible de plier l’outil Internet à leurs habitudes de production et de diffusion. L’exemple qu’ils m’en donnaient était celui de l’industrie musicale, qui avait pensé pouvoir utiliser Internet pour améliorer simplement la diffusion de ses produits, des CD par exemple. Elle tenait alors Internet pour une sorte de gigantesque canal de distribution et de promotion. L’actualité récente a montré combien elle avait fait fausse route, combien la dématérialisation de la musique a pu enrayer la vente des supports physiques (les CD, mais aussi les DVD pour les films), combien les artistes ont appris à utiliser les réseaux pour faire connaître leurs œuvres,
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combien le phénomène du piratage a pu croître sans que des offres légales se développent aussi vite, combien l’équipement audiovisuel des foyers a rapidement poussé les utilisateurs à découvrir ou se procurer de la musique en ligne. Les collaborateurs d’Obama m’expliquèrent qu’ils avaient médité cet exemple : « Nous avons utilisé Internet, et nous l’utilisons, mais ce faisant nous acceptons d’être changés par lui. Nous essayons même d’anticiper. C’est ce que nous appelons notre projet de Government 2.0. » Je vais revenir à ce projet, dont l’élément le plus emblématique est le portail data.gov, mais je veux pour l’instant m’arrêter un peu sur la façon dont des mouvements politiques, puis désormais des gouvernements, prennent acte de leur propre transformation par l’usage des réseaux 1. Il s’agit d’un tournant majeur de la vie politique, dont les conséquences sont d’autant plus importantes qu’il n’est en rien circonscrit à la vie électorale ou politique, puisqu’il affecte à la fois le fonctionnement des institutions et les modes de vie des citoyens. Prendre conscience de l’ampleur de ces phénomènes et de leur avenir proche exige une expertise, 1. L’indice le plus simple, s’agissant du gouvernement américain, en est qu’il communique désormais directement via les réseaux sociaux, dont Facebook, MySpace et Twitter.
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un savoir et une prospective publique. Malheureusement, les transformations technologiques ont été si rapides que l’expertise fait défaut, et il n’existe pas, à proprement parler, d’« internetologie », et encore moins d’« internetologie politique ». Les communautés expertes pullulent sur les réseaux, mais elles sont le plus souvent animées par des « utilisateurs », avec tout ce que cela suppose de bricolage et parfois d’approximation 1. C’est à la fois un obstacle, pour qui voudrait essayer non pas de réglementer les usages, mais simplement de les comprendre, et la particularité et la force des réseaux numériques, qui sont des espaces de collaboration et de coopération. Internet est non pas un nouveau moyen de diffusion, mais un réseau d’échange collaboratif et communautaire, qui perturbe résolument le circuit linéaire, hiérarchique et univoque de la transmission de l’information, du savoir ou de la communication publique. Que la collaboration soit sophistiquée, comme elle l’est dans certaines formes de télétra1. Ce qui n’interdit en rien un niveau de veille et d’expertise de très haut niveau. Parmi les associations ou les groupes qui consacrent leurs recherches et travaux à Internet, il me semble, par exemple, que la FING (Fondation Internet nouvelle génération) fait un travail remarquable, tout comme ISOC France ou encore le CNRS.
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vail, par exemple, ou élémentaire, lorsque des internautes échangent des avis sur des films ou des restaurants, elle est partout la règle. Au sein de ces collaborations, qui sont très souvent issues d’initiatives librement consenties, les contributeurs sont déliés des hiérarchies traditionnelles, de la « verticalité ». Libre, égalitaire et fraternel, le grand réseau ? Oui, pour partie. Libéré de toutes les asymétries ? Certainement pas. Pendant que nous donnons quelques nouvelles de nos activités ou de nos loisirs à nos proches ou à nos collègues par le biais des pages que nous tenons à jour sur les réseaux sociaux, leurs propriétaires rassemblent et conservent des informations qui constituent peu à peu la plus grande banque de données personnelles jamais envisagée. Des informations sont compilées ainsi sur les comportements, les goûts, la vie privée, les passions, les achats, les espoirs de milliards d’individus, et elles sont en possession de firmes privées dont l’objectif est de faire du profit. La connaissance d’Internet est donc indispensable aussi pour cette raison qu’il comporte des risques et des dangers. Si l’on y trouve le pire comme le meilleur, le pire s’y porte bien, encouragé par la distance, la possibilité de dissimulation des identités et le déchaînement des passions. L’anonymat et
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l’éloignement protègent l’expression des perversions viles, les opinions politiques les plus abjectes, les attaques sournoises, la diffamation, j’en passe et des meilleures. Là encore, le virtuel et le réel sont loin de s’ignorer. Internet ne crée pas les déviances, mais peut les abriter : le trafic d’êtres humains, la prostitution, la pédophilie, le trafic d’organes se servent d’Internet. Les mouvements politiques interdits d’expression publique s’y dissimulent, et les terroristes y préparent la logistique de leurs attentats. Tout cela existe, tout cela est réel : le pire est là, qui fait usage des réseaux virtuels à des desseins qui ne le sont pas ; le meilleur aussi, qui favorise les échanges, offre à chacun un accès à une somme immense de savoirs et de cultures, et qui parfois libère des talents et offre des opportunités là où elles semblaient interdites 1. Du meilleur, c’est-à-dire de l’avantage collectif que nous sommes en droit d’obtenir d’Internet, je 1. Je songe, écrivant cela, non seulement à la manière dont Internet a pu permettre à des artistes de faire connaître leurs œuvres, leur musique ou leurs textes, mais aussi à la façon dont des blogueurs ont pu s’émanciper ou servir des causes militantes. Ainsi d’Anna Sam, caissière de supermarché, dont les chroniques sur Internet (« Les Tribulations d’une caissière », www.caissierenofutur.over-blog.com) ont connu un immense succès et ont été reprises en livre, en BD et bientôt au théâtre, ou, dans un tout autre genre, de Bénédicte Desforges tenant les chroniques ordinaires de la police (www.police.etc.over-blog.net).
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voudrais donner deux exemples politiques récents : la veille citoyenne et les combats des sociétés civiles contre des pouvoirs autoritaires. Lorsque je parle de veille citoyenne, c’est en pensant, par exemple, au débat français sur la création de l’Hadopi, l’autorité qui a été créée pour veiller à la protection des droits d’auteur sur Internet. Débat compliqué et houleux, qui a engendré toutes sortes d’effets collatéraux, dont certains sont loin d’être négatifs. Observant l’ensemble du processus et des controverses, j’ai pu noter que le mécontentement qu’avait suscité la loi Création et Internet chez de nombreux internautes les avait conduits à s’intéresser au travail législatif jusque dans ses détails quotidiens. S’emparant de cette loi, l’Assemblée s’intéressait à Internet, et Internet l’observait. De près. Jamais avant l’hiver 2008 les débats parlementaires n’avaient été autant suivis sur Internet. Et les débats de l’Assemblée nationale, c’est bien simple, il n’y a que sur Internet que vous pouvez les suivre. Sauf à prendre la peine tous les jours d’obtenir une invitation ou une entrée pour aller vous asseoir dans les tribunes réservées au public, ou bien encore de dépouiller tous les journaux officiels, il n’y a en effet que sur le site de l’Assemblée que vous pouvez lire la retranscription exhaustive des débats. C’est précisément ce qu’un nombre étonnant d’internautes a
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entrepris de faire à cette occasion, pour ensuite reprendre et citer les contributions de tel ou tel député et examiner le processus des amendements, le rôle des commissions ou le fonctionnement de la navette parlementaire. Les comptes rendus qui en ont résulté étaient certes parfois hostiles, mais ils ont été l’occasion d’une véritable attention, dont tout porte à croire qu’elle va se développer. Les élus ont été observés, ils ont été lus et entendus comme ils ne l’avaient jamais été auparavant. Le phénomène n’a rien à voir avec celui de la presse à scandale et des paparazzis que vous trouvez le soir, cachés sous votre paillasson, parce qu’on vient de remarquer que vous étiez peutêtre enceinte et que cela doit passionner la planète entière de le savoir. Non, il s’agit ici d’observer votre travail de député ou de gouvernant, de voir si vous défendez dans l’Assemblée ce que vous vous êtes engagé à défendre, de voir ce que vous dites, et comment. Cette nouvelle forme de veille citoyenne, sinon de vigilance, ne va pas sans risques, bien sûr, et sert parfois une forme d’antiparlementarisme hâtif, dont le jeu préféré consiste encore souvent à essayer de prendre l’élu en défaut ou à le sommer de s’expliquer sur tel ou tel mot incidemment prononcé au détour d’une intervention, comme s’il était soumis
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à un mandat impératif. Elle a cependant pour vertu d’intéresser le citoyen à la chose publique, et cela n’a pas de prix. Cette veille s’appuie en outre sur une mémoire administrative et des informations : celles des débats de l’Assemblée, qui sont donc aisément accessibles, mais aussi désormais toutes celles que rassemblent les sites qui se sont fait une spécialité d’observer l’absentéisme des élus dans les parlements français ou européens ou la gestion des budgets. Le citoyen vigilant, je n’ai rien contre, bien au contraire. C’est une des leçons, pour en venir au second exemple, que l’on doit tirer des événements qui ont eu lieu après la « réélection » du président iranien, en juin 2009. Ses opposants, qui avaient soutenu le candidat adverse, Mir Hossein Moussavi, et qui s’estimaient spoliés par des résultats électoraux improbables, lancèrent une série de manifestations, vite réprimées dans le sang. Ils eurent recours, pour informer la communauté internationale, au courrier électronique, aux réseaux sociaux internationaux et aux réseaux de messagerie instantanée, Twitter en premier lieu. Tout cela se déroulait en même temps que le pouvoir iranien s’ingéniait à bloquer les communications, notamment l’usage d’Internet. Morale de l’histoire : un pouvoir qui entreprend de couper l’accès à Internet dans son pays, ou de le bloquer,
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se prive lui-même d’un moyen de communication devenu essentiel ! Comment assurer le suivi de l’administration et la poursuite de l’activité économique si les accès sont fermés ? C’est la question que s’est posée le pouvoir iranien et qu’il n’a pu résoudre que partiellement, en réduisant les débits, de manière que les manifestants ne puissent plus envoyer sur Internet leurs vidéos des exactions policières, et en se trouvant contraint de mener contre eux, sur le terrain des réseaux, une cyberguerre d’un genre nouveau. Ce faisant, la cyberattaque a élargi le territoire des conflits civils et internationaux. Est-elle l’avenir de la guerre ? On peut le penser, et les combattants de demain s’y forment vite. L’épisode iranien illustre une fois de plus que la technologie n’est pas plus du côté du bien que du mal, puisqu’elle a trouvé application des deux côtés du conflit : la diaspora iranienne offre l’accès à ses ordinateurs à des résistants de l’intérieur, comme autant de planques numériques, comme un nouveau maquis, et des internautes du monde entier modifient leur fuseau horaire pour s’inscrire sur les réseaux sociaux à l’heure de Téhéran et brouiller ainsi les pistes.
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DE NOUVELLES MŒURS ?
La guerre sera numérique, la vie politique aussi. Peu à peu, la totalité des activités humaines va employer des outils numériques. Depuis la plus anodine calculatrice, le logiciel de traitement des comptes qu’utiliseront les artisans, jusqu’aux activités industrielles entièrement numérisées. Les mœurs seront également affectées par l’usage quotidien de ces outils. La « fracture numérique », dont j’ai dit quelques mots, touche aujourd’hui et d’abord les générations. Les personnes âgées sont peu équipées et peu averties des usages (moins d’un tiers d’entre elles le sont au-delà de soixante-cinq ans), quand les adolescents, qui sont nés avec ces outils (on parle à leur propos de digital natives), le sont tous. Un collégien de douze ans passe souvent plus de temps devant un écran d’ordinateur que devant la télévision, communique avec ses amis via des SMS à l’orthographe déconcertante, discute avec eux sur des chats 1 et leur envoie des liens vers les sites Internet de ses groupes musicaux favoris. Quand 1. Ils ne sont pas assis sur des animaux domestiques, mais discutent (c’est le sens du verbe anglais chat) : ils « tchatent », comme ils disent.
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vous le laissez un peu longtemps devant son écran, il y conduit des fantassins médiévaux ou des hordes de créatures belliqueuses dans des combats en ligne. Imaginez-le maintenant quelques années plus tard, avec cette culture technologique très particulière, prenant un premier emploi dans une entreprise ou une administration, et posez-vous cette question : pourra-t-il travailler comme nous l’avons fait dans des structures hiérarchisées, dans un bureau, avec des outils de bureautique et de communication tels que nous les connaissons ? La réponse est non, ou alors au prix d’une contrainte qui entraînera la frustration de l’innovation. La mobilité, le télétravail, l’usage des moyens de communication simultanée seront demain la norme du travail. Un salarié sur dix télétravaille déjà aujourd’hui, et ce ratio triplera d’ici dix ans 1. En vérité, ce sont toutes les habitudes de travail qui seront bouleversées par les nouvelles 1. J’ai contribué en mai 2009 à promouvoir l’une des premières propositions de loi en faveur du télétravail. Les télétravailleurs représentent environ 7 % de la population active de notre pays, alors qu’ils sont en moyenne 13 % en Europe et 25 % aux ÉtatsUnis. Les entreprises (une sur cinq en 2009) y ont de plus en plus recours. Il devient donc impérieux de légiférer sur ses modalités afin de protéger ceux des salariés qui l’adoptent. Sans remettre en cause le Code du travail, il s’agit d’obtenir que le télétravail ne soit pas contraint et de concevoir des contrats de travail qui lui sont adaptés. C’est une gageure pour le législateur, tout autant que pour l’industrie.
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mœurs et les nouveaux outils. Les circuits traditionnels de la décision comme de la transmission de l’information vont continuer d’être transformés par la part croissante des contributions latérales ou distantes, un salarié pouvant apporter une compétence ou une suggestion à n’importe quelle étape du processus de recherche, de développement ou de conception d’un projet industriel, et des collaborateurs éloignés, occasionnels ou étrangers, y prendre part. En même temps que les technologies numériques modifient les modalités de travail, elles estompent les frontières, longtemps peu perméables, qui séparent la vie professionnelle de la vie privée et familiale. La messagerie électronique ou le téléphone portable que nous utilisons pour travailler sont aussi ceux sur lesquels nous joignent nos proches. Il en va de même de ma page Facebook, qui est visitée par mes collaborateurs comme par mes amis. Des espaces naguère éloignés se rapprochent et se mêlent. Sur l’écran du téléphone portable posé devant moi, un SMS rédigé à la hâte par un collègue ministre me confirme notre rendez-vous dans une heure, mais me prévient qu’il sera en retard : « A + », signe-t-il. Un autre SMS suit, envoyé par un jeune cousin américain qui est ennuyé parce qu’il visite Paris à pied et que sa chaussure est trouée : « Tu say
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ou je trouve une réparation de chaussure ? » Le professionnel est mêlé au familial sur la même machine, sans intermédiaire, sans que mon secrétariat comprenne pourquoi le ministre attendu n’arrive pas, sans que je puisse ignorer le drame matinal qui prive mon cousin de la visite du musée d’Orsay. On a là une forme de porosité des espaces, des échanges et des horaires, dont on voit bien ce qu’elle peut avoir de périlleux. Le jour où votre entreprise vous offre un abonnement téléphonique mobile et un ordinateur portable « entièrement configuré », vous savez qu’elle pourra vous joindre et attendre de vos nouvelles partout et tout le temps. C’est un exemple de situation paradoxale d’intrusion. Le salarié peut se réjouir de quitter son bureau et d’accomplir son travail en déplacement ou chez lui, à son rythme, mais il peut aussi, du fait de ces mêmes outils, se retrouver accablé de travail chez lui, aux dépens de son temps de loisir et de sa vie privée. Cette intrusion, qui est une menace, peut revêtir d’autres formes technologiques tout aussi paradoxales. Par exemple, il existe aujourd’hui une demande sociale forte pour les outils de géolocalisation. Des parents veulent savoir où sont leurs enfants : ils sont friands des systèmes qui, via les téléphones portables ou les cartes à puce, leur per-
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mettent de les localiser, de savoir s’ils ont bien rejoint l’école ou suivi l’itinéraire ordinaire de leur retour à la maison. Cette demande s’accompagne le plus souvent, chez les mêmes citoyens, d’une méfiance légitime envers l’usage que pourraient faire des tiers, pouvoirs publics ou firmes privées, de ces données personnelles. Le paradoxe est là : plus nous nous servons de ces outils, plus nous utilisons notre téléphone portable, notre ordinateur, notre GPS et nos diverses cartes à puce, plus nous prenons la mesure de leur capacité à suivre nos traces, à emmagasiner toutes sortes d’informations, à nous observer. Et plus nous craignons d’y perdre notre liberté. Je ne crois pas qu’il soit possible de résoudre ce paradoxe en cédant à l’une ou l’autre issue, c’est-à-dire en se résignant à la cybersurveillance permanente ou bien en refusant purement et simplement ces outils. Ce serait renoncer à les maîtriser. Il faut au contraire les fabriquer et les employer en ayant la possibilité de les faire taire — ce qu’on appelle le « silence des puces » — ou un droit d’accès accru à l’utilisation qui est faite des données personnelles. Cela suppose un travail législatif et proprement politique, autrement dit une gouvernance. Une telle gouvernance devrait, par exemple, garantir un « droit à l’oubli », droit, qui me tient particulièrement à cœur, d’obtenir que les
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informations que nous mettons en ligne, sur nos sites ou sur nos blogs, soient effacées au bout d’un certain temps, lorsque nous le souhaitons ; droit d’obtenir qu’une photographie peu avantageuse de nous, prise par un ami au terme d’une longue soirée étudiante, ne soit pas accessible quatre ans plus tard lors d’un entretien d’embauche 1. La vie privée, parce qu’elle s’expose sur les réseaux, est à son tour atteinte. Là encore, le débat public doit avancer, pour la protéger, mais il devra faire preuve de pédagogie. Les internautes doivent apprendre autrement qu’à leurs dépens combien ce qu’ils mettent eux-mêmes en ligne peut les suivre et combien ce qu’ils écrivent et montrent d’eux-mêmes alors qu’ils sont installés seuls devant un écran est susceptible d’être lu et vu bien au-delà du public qu’ils imaginent. La découverte du nouveau monde exige une telle prudence. Dans ce domaine aussi, me semble-t-il, nous devrions faire preuve de sobriété. Je ne crois pas que les relations sociales et affectives soient menacées par principe par l’usage des 1. Les propriétaires des réseaux sociaux, qui accumulent et conservent les informations personnelles pour en faire un usage commercial, commencent à faire des efforts en ce sens, pressés qu’ils sont par les utilisateurs eux-mêmes. Mais la législation manque encore de clarté.
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réseaux, parce qu’ils feraient basculer nos vies dans des univers virtuels. L’appétence que nous avons à voir et à fréquenter nos semblables ne sera pas remise en cause. En revanche, la dispersion des biens et des intérêts, la manière dont les réseaux peuvent cloisonner les internautes en tribus réunies autour d’un même goût posent une question politique. L’enjeu est la poursuite du bien commun, laquelle se retrouve à son tour dans une situation paradoxale. Jamais l’espèce humaine n’a été à ce point susceptible de se connaître elle-même, dans toute sa diversité ; jamais elle n’a été ainsi capable de communiquer à distance. Nous pouvons aujourd’hui télécharger un logiciel qui, en deux minutes, nous permettra de discuter en visioconférence avec un inconnu australien ou chypriote. Mais cette possibilité de communication cosmopolitique favoriset-elle la poursuite d’un bien humain commun ?
UNE CONSTITUTION POUR LA RÉPUBLIQUE 2.0 ?
Dès lors que les usages en sont massifs, qu’ils concernent une majorité de citoyens, les outils numériques doivent être accessibles à tous. Cette obligation politique a des conséquences industrielles
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— les pays doivent développer leurs réseaux — et suppose des conditions pédagogiques — les usages doivent être enseignés à l’école, et les technologies être collectivement maîtrisées. Ce sont les objectifs que doit atteindre l’État en conduisant une politique numérique spécifique, celle dont j’ai la charge en France, et en veillant à réduire la « fracture numérique », dont les conséquences sont d’autant plus fâcheuses que les usages sociaux des réseaux sont importants. Si Internet ne servait qu’à envoyer des messages ou à consulter des informations en ligne, son importance resterait socialement secondaire. Si, en revanche, les demandeurs d’emploi ont recours à Internet pour consulter des offres ou y répondre et pour mener en ligne des démarches bancaires, administratives ou médicales, alors l’importance en devient majeure. Or nous en sommes bien là depuis déjà quelques années. Internet n’est plus seulement un moyen de communication ou de diffusion des œuvres, ni un simple instrument de loisir ; il est devenu un véritable « organe » social, qui nous permet d’accomplir une partie considérable des opérations qui sont constitutives de notre appartenance à une société : se documenter, exprimer des opinions, déclarer des revenus, gérer un patrimoine, organiser des déplacements. La « fracture numérique » nomme la séparation
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entre ceux qui utilisent des équipements informatiques et ceux qui n’en font pas usage. Cette fracture éloigne deux territoires, et les citoyens qui n’ont pas accès à Internet voient peu à peu s’éloigner d’eux toutes sortes d’objets sociaux, qui s’évanouissent au fur et à mesure que leur usage se dématérialise et se numérise. Le lien social qui était tissé par ces objets s’en est trouvé défait ; celui qui se renoue aujourd’hui, sous une forme numérique, devient inaccessible. Le phénomène n’a rien de marginal : aujourd’hui, en France, près d’un tiers de nos concitoyens ne dispose pas d’équipement. La priorité de l’action gouvernementale est là : dans un futur immédiat, nous devrons poursuivre l’équipement de tous les territoires et de tous les foyers, mais aussi et surtout accompagner la maîtrise des usages, en veillant à ce que des populations démunies et âgées ne restent pas dépourvues, comme abandonnées à la périphérie des réseaux 1. J’ai été frappée, lors de mes permanences d’élue, par le rapport de plus en plus difficile que nous 1. La fracture numérique, si elle devait affecter nos concitoyens qui ont perdu leur emploi en ne leur permettant pas d’accéder aux outils et aux réseaux, les accablerait encore plus. Ce serait une sorte de double peine sociale, dont nous devons les protéger.
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avons au travail. Non pas seulement parce que l’emploi manque et que mes interlocuteurs seraient tous des demandeurs dont les recherches seraient déçues. Le phénomène est plus complexe, plus profond. Il mêle toute une série d’insatisfactions ou de frustrations, liées à une formation initiale qui se révèle finalement inadaptée, à une formation continue inaccessible, à des freins géographiques ou financiers, lorsque le travail est loin et qu’il coûte. Qu’il coûte souvent trop pour que la santé ou l’épanouissement soient au rendez-vous 1. J’ai constaté un intérêt croissant pour la libre entreprise, qui s’exprime aujourd’hui dans l’engouement que suscite le statut d’auto-entrepreneur. Sans doute ce statut ne convient-il pas à tous et donnerat-il lieu à des déconvenues, mais il attire, notamment dans nos banlieues. J’ai mis sur pied à Longjumeau une maison de la création d’entreprise afin d’accompagner ces projets professionnels. Le nombre de personnes qui se disent décidées à tenter une telle aventure professionnelle est extrêmement élevé, sans que l’on sache ce qui l’emporte du désir 1. C’est notamment ce dont Robert Castel prend la mesure dans ses ouvrages sur l’évolution et l’état du travail salarié, avant tout dans Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (Fayard, coll. « L’Espace du politique », 1995, puis Gallimard, coll. « Folio Essais », 1999).
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d’indépendance ou de l’échec rencontré dans des branches salariales classiques. Quoi qu’il en soit, leur démarche exprime une confiance en soi, une énergie et une véritable demande de confiance sociale : « Je me fais confiance pour mener un projet, faites-moi confiance. » L’emploi, demain, sera aux parcours professionnels multiples, aux changements de métier dans le temps comme aux activités parallèles. C’est du reste l’une des raisons du succès du statut d’autoentrepreneur : ceux qui l’adoptent conservent souvent leur activité en même temps qu’ils se lancent dans une aventure en solitaire. Il n’est pas exclu que de semblables exemples d’activités multiples et simultanées, encore rares, se développent. L’activité salariée unique, identique tout au long d’une existence, ne sera pas la norme de l’avenir. Voilà un fait. Mais un fait social n’est pas toujours une réponse sociale. La variété que nos parcours professionnels connaîtront ne les rendra pas plus aisés et plus enrichissants. Cette variété est exigeante ; il y faut de l’énergie. Je songe de nouveau à la centrifugeuse : lorsque nous sommes aux marges, que l’énergie manque, il devient impossible de bifurquer, de se réorienter, de chercher les chemins de traverse. Nous avons besoin de statuts qui protègent, de passerelles, de transitions qui guident, des refuges
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qu’il faudra en quelque sorte inventer. Nous avons besoin pour cheminer d’être enracinés. Le lien familial y contribue, notre métier également. Faute de ce lien, lorsque le métier lui-même se transforme, qu’il se diversifie ou devient instable, l’enracinement devient une tâche inlassable et épuisante. Le risque existe, là où la société continue de promouvoir le mouvement et la métamorphose, que les parcours se perdent sur un sol mouvant, où nous ne prendrons jamais racine 1. Et ceux d’entre nous qui sont déjà fragiles en souffriront bien sûr davantage. En matière d’emploi, les femmes sont encore exposées. Suivre une formation continue, pour une mère de famille, est un parcours du combattant. Peut-on envisager que le numérique change cette donne ? Peut-on penser que les outils de travail et de formation à distance vont rendre possible ce qui ne l’était pas ? Le développement des formations en ligne et la possibilité de valider des cursus à distance le suggèrent. S’il est vrai qu’Internet modifie le travail, qu’il affecte ses utilisateurs et leur mode de vie, alors 1. Je me rappelle ici le désarroi des employés du secteur aéronautique-défense des années 1990, à l’époque des rachats en cascade des sociétés les unes par les autres. Les directions de la communication de ces sociétés avaient à peine le temps d’imprimer les cartes de visite et de modifier les logos que déjà les entreprises étaient rachetées.
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voilà qui sera vrai de la société dans son ensemble et qui le sera également de l’État. La question est posée de l’étendue des métamorphoses qu’il va connaître, de la manière dont les technologies numériques vont modifier ou non, dans tous les sens du terme, sa Constitution. Et il est désormais avéré, quelles que puissent être les modifications constitutionnelles que connaîtront notre pays comme l’Union européenne, que le débat qui les préparera se déroulera pour partie via les réseaux et qu’il subira l’influence de leur fonctionnement collaboratif. Les institutions sont déjà engagées dans cette transformation. L’engouement est certes récent, mais plusieurs gouvernements occidentaux ont lancé ces derniers mois de vastes projets de mise à disposition du public, via Internet, des données publiques. De quoi s’agitil ? En bref, de mettre à la disposition de tous, sur des sites Internet dédiés et dans des formats homogènes, l’ensemble des données publiques (et non personnelles) dont l’État dispose et qui n’étaient auparavant accessibles que séparément, au prix de démarches individuelles fastidieuses. Des données économiques, fiscales, démographiques ou statistiques, qui jusqu’ici étaient collectées par les différentes administrations de l’État sans être ni accessibles ni surtout réunies. Rendre ces données accessibles, c’est en attendre
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un retour innovant, en termes de recherche et d’initiatives industrielles ou commerciales (l’entrepreneur disposant de données statistiques fines et géolocalisées sera à même de mieux monter son projet) et en termes politiques (en incitant des citoyens désormais mieux informés à évaluer les politiques publiques et à suggérer des initiatives, par voie de référendum ou de pétitions). Il s’agit donc de confier à l’ensemble de la société une connaissance d’ellemême inédite par son ampleur. Ce projet, que je défends et dont je promeus la mise en œuvre française, est l’une des facettes du changement constitutionnel qui s’annonce. Les observateurs d’Internet en parlent le plus souvent comme d’une « hyper-République » ou comme de la « République 2.0 », en expliquant que les transformations récentes des usages des réseaux vont conduire les gouvernements des États et la société civile à se transformer eux-mêmes en adoptant des pratiques collaboratives 1. Nous nous pré1. La littérature sur le sujet est désormais abondante. Dans des genres différents, on peut se reporter aux rapports qu’ont rédigés Christian Paul (Le Défi numérique des territoires. Réinventer l’action publique, Autrement, 2007) ou Michel Rocard (République 2.0. Vers une société de la connaissance ouverte, Internet, avril 2007) et à des essais comme celui de Nicolas Vanbremeersch, De la démocratie numérique (Le Seuil, 2009) ou celui de Howard Rheingold, Foules intelligentes. Une révolution qui commence, trad. de l’anglais
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parons donc à la mise à jour de notre « logiciel républicain ». Il y avait une République 1.0, celle de la « société de l’information », qui a vu le développement des médias audiovisuels et le développement d’Internet, et nous allons vers la République 2.0. La République est notre bien commun. Elle est au principe de notre identité française. Le logiciel que nous mettons à jour n’étant pas des plus récents, nous devrons le reprogrammer prudemment. Le débat constitutionnel, en Europe, a une histoire qui remonte bien au-delà des vicissitudes récentes des projets européens. À Athènes, il y a plus de vingtcinq siècles, ou à Rome, quelques siècles plus tard, des philosophes, des juristes et des gouvernants ont écrit sur la communauté politique : les Grecs parlaient de la politeia, les Romains de la res publica. Dans les débats antiques, les philosophes soutenaient que la raison doit gouverner la vie commune, que le savoir et la raison doivent primer, toujours, que les citoyens doivent être éduqués et s’éduquer eux-mêmes afin que la cité soit protégée de la corruption et de la guerre civile. Ils louaient la raison (logos), et ils inventaient une politique rationnelle.
par Pierre-Emmanuel Brugeron (M2 Éditions, 2005), qui est consacré aux implications sociales des nouvelles technologies.
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Ils créaient le « logiciel » républicain. Nous en avons hérité, au travers d’une longue histoire. Le logiciel républicain, sous sa forme la plus simple, que dit-il ? Que la cité est une multiplicité, composée d’êtres humains qui font usage d’objets et dont la vie comme les actions sont ordonnées par des institutions. Des êtres humains dont les moyens sont limités, dont la raison est fragile, et qui ont besoin d’être éduqués, collectivement. Il est donc nécessaire de gouverner et de légiférer, comme il est nécessaire d’apprendre. Pour apprendre, il faut aller à l’école de la République, et il faut que la vie de tous soit sans cesse affectée par la raison publique, de sorte que chaque citoyen puisse se l’approprier, conduire au mieux son existence et penser. C’est l’architecture du système, et je ne vois aucune raison de ne pas la conserver. L’ensemble du programme, sous sa forme actuelle, comporte bien sûr des imperfections. Il a surtout pour inconvénient de ne pas répondre à tous les usages, comme si tous ceux qui, pourtant, sont ses utilisateurs et ses bénéficiaires de droit n’étaient plus en mesure d’y accéder. C’est le propre des moments de crise que d’offrir l’occasion d’une mise à jour et de la préparer par un débat. Nous devons débattre de la manière dont les nouvelles technologies ont pu changer nos habitudes, nos mœurs, et plus particulièrement de la manière
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dont Internet peut affecter et améliorer le fonctionnement de nos institutions. Ces dernières années, Internet lui-même s’est transformé en même temps qu’il devenait accessible à des populations toujours plus nombreuses ; il a cessé d’être un moyen de transmission pour devenir un réseau au sein duquel les internautes sont désormais majoritairement, à des degrés divers, créateurs de contenus et producteurs de ressources : le Web 2.0, donc. Comment traduire cela en langage républicain ? En faisant l’éloge de la « participation » citoyenne ? Non, c’est insuffisant. Les « jurys populaires », c’est un slogan de kermesse. Pour que la République 2.0 ait un sens, il faut promouvoir un réseau tel que ceux qui en font usage en soient davantage instruits sur la République, ses institutions et même ses « services ». Il faut ensuite, plutôt que d’être invités à participer à une rencontre, que les citoyens soient impliqués dans une élaboration collective du logiciel républicain. Les premiers pas de ce mouvement ont été franchis par le gouvernement britannique, qui a pris l’initiative de rassembler et de rendre public un vaste ensemble de services et surtout de données sur le portail showusabetterway.co.uk, tout en demandant aux citoyens des retours et des avis et en les encourageant à rédiger des pétitions, dont certaines pour-
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ront être examinées par voie parlementaire. Un autre exemple est offert par l’ambitieux projet américain data.gov 1, dont la vocation est également d’informer les citoyens, puis de leur permettre d’améliorer le traitement des données publiques et d’infléchir l’usage que pourra en faire le gouvernement fédéral américain en lui soumettant des avis. Le principe de ces projets récents est celui que j’évoquais plus haut : l’État met à la disposition de tous l’ensemble des données publiques dont ses différentes administrations disposent. Ce sont des projets extraordinairement complexes, parce que ces données doivent être rassemblées et qu’il faut en outre concevoir les outils qui permettent de les éditer et de les traiter. Ils ont cependant ceci de remarquable qu’ils sollicitent immédiatement la participation de ceux qui vont s’en servir : on vous donne les données, inventez les usages. L’intérêt politique de la démarche est manifeste : les citoyens sont mieux informés, et l’on attend d’eux qu’ils uti1. Et d’autres sites publics, dont l’important WhiteHouse 2.0. L’engouement pour les modalités coopératives du Web 2.0 est à ce point soutenu que les responsables de la politique étrangère américaine pensent désormais pouvoir promouvoir un multilatéralisme en réseau, suffisamment souple pour composer des communautés différentes selon les enjeux (climatiques, culturels, militaires). L’expression « multilatéralisme 2.0 » a ainsi fait son apparition dans le vocabulaire diplomatique.
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lisent cette information, qu’ils la transforment et la complètent. Il est impossible de dresser le bilan de ces initiatives, qui n’ont encore que quelques mois d’existence et qui sont loin d’être exhaustives, puisque le nombre des données effectivement publiées est encore bien faible. En Grande-Bretagne comme aux États-Unis, et bientôt en France 1, nous assistons néanmoins à la naissance d’une forme de gouvernement qui se développe rapidement et qui donnera un tout autre visage au débat public. Internet a déjà dessiné un nouvel espace, virtuel, de débat civique. Nous disposons désormais d’une sorte d’immense agora, où des avis et des réflexions sont publiés, aussi bien par des particuliers ou des collectifs que par les pouvoirs publics. Une agora, ce n’est certes pas une assemblée. On devra veiller à ne pas confondre les deux et à bien comprendre que l’agora virtuelle est une extension féconde de la communauté politique, mais qu’elle ne peut se substituer à elle. Elle n’en a pas la légitimité, et ce
1. En défendant la mise en place d’un volet numérique dans le plan de relance français, au début de l’année 2009, j’y ai fait inscrire un ensemble de mesures et de moyens pour favoriser l’accès aux données publiques, dans cette perspective du Web 2.0 dont j’estimais alors — et je le tiens toujours — qu’elle va être la clé à la fois de la modernisation de notre administration et de la collaboration civique de demain.
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n’est pas sa vocation. D’autant moins sans doute que bien des difficultés attachées à ce qu’on appelle la gouvernance d’Internet restent encore à résoudre.
LA GOUVERNANCE D’INTERNET
Lorsque j’emploie l’expression « gouvernance d’Internet », je ne parle pas de régulation d’Internet. Il ne s’agit pas de la même chose. La gouvernance, ce sont les modalités de décision à mettre en place, les instances internationales qui doivent être créées, sans qu’on se prononce encore sur l’objectif visé ni sur les politiques que ces instances devront mener. En général, dans les discussions sur la gouvernance, on ajoute souvent l’adjectif « multiacteur » (qui traduit l’anglais multistakeholder), parce qu’il s’agit, en amont, d’impliquer l’ensemble des parties prenantes dans l’élaboration puis dans la prise de décision à venir. Internet, comme je l’ai souligné, est un réseau global, qui touche tous les secteurs d’activité économique et qui lie toutes les sociétés, par-delà les frontières. La question de sa gouvernance ne peut donc être traitée qu’à l’échelle internationale. La création d’une gouvernance internationale est un idéal extraordinaire, mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Faute d’être atteint, il aura l’effet fâcheux
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de laisser à un petit nombre d’acteurs un pouvoir immense sur les réseaux. On peut juger avec optimisme qu’il s’agit d’un pouvoir de transition ; on peut aussi s’en inquiéter. Le monde d’Internet, pour le dire vite, manque de politique. Il est animé et dirigé par des spécialistes privés, par ce que l’on pourrait appeler une technocratie internationale, et l’administration du réseau n’offre guère de prise à la société, alors même que cette dernière en fait un usage abondant. La carence politique devient plus manifeste encore quand on rappelle qu’Internet est devenu une ressource indispensable de nos économies, une ressource critique. Si la prospérité des nations en dépend, et je tiens qu’elle va en dépendre de plus en plus, il est nécessaire que les États aient prise sur les réseaux. Aujourd’hui, la situation, fûtelle de transition, est assez simple : ce sont les ÉtatsUnis qui exercent seuls le contrôle politique des réseaux numériques. Voilà qui n’est satisfaisant ni en principe, puisqu’on a là une activité internationale qui ne saurait demeurer sous l’autorité d’un État unique, ni pour le développement comme les usages des réseaux. La situation actuelle d’Internet cumule donc un double handicap : d’abord, il revient à une seule nation de conduire une politique qui affecte toutes les autres ; ensuite, les débats sont cantonnés à des
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discussions hautement techniques, qui, pour nécessaires qu’elles soient, ne sont pas accessibles aux citoyens et ne sont pas, faute de médiation politique, collectivement maîtrisées. Cette situation est plutôt paradoxale, les réseaux de télécommunication, bien avant l’existence d’Internet, ayant toujours eu pour vocation de franchir les frontières et de lier les peuples. La plus ancienne organisation internationale, bien avant l’Onu, ne fut-elle pas l’Union internationale des télécommunications, l’UIT ? Fondée en 1865, elle portait alors le nom d’Union télégraphique internationale. L’UIT a longtemps considéré qu’il lui revenait de réguler Internet, mais son statut simplement intergouvernemental ne lui a jamais permis de jouer ce rôle. Le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), qui fut le seul des grands sommets des Nations unies, avec celui de Johannesbourg sur le développement durable, à donner la parole à la société civile et au secteur privé, s’est emparé de ces enjeux en 2003 et en 2005, mais sans leur trouver d’issue. La gouvernance mondiale continue d’attendre, et avec elle une foule de questions urgentes, des questions aussi importantes que celles du respect de la vie privée sur Internet, de la lutte contre la pédopornographie et le crime organisé, du droit
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d’accès à Internet ou, tout simplement, de la liberté d’expression. Pendant que la gouvernance attend, les techniques se développent et, avec elles, de nouveaux enjeux et de nouvelles difficultés. Ces difficultés touchent cette fois à la régulation d’Internet, et elles vont subsister, faute d’un cadre de gouvernance bien institué. La régulation d’Internet désigne l’ensemble des règles industrielles, commerciales et juridiques qui régissent le fonctionnement des réseaux, mais également ses usages et ses contenus. Quand la gouvernance est faible, la régulation est évidemment difficile. Lorsqu’on demande quels sont les organismes qui régulent l’ensemble de l’Internet, on est le plus souvent renvoyé au très technique Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), qui en serait le véritable régulateur. Il n’en est pourtant rien ! Il s’agit d’une société de droit privé californienne, qui coordonne les activités des sociétés vendant les noms de domaine et qui gère, pour le compte du gouvernement américain, le fonctionnement technique des serveurs qui sont à la racine d’Internet 1. Il est sou1. Une autre société, VeriSign, s’ajoute à ce dispositif pour administrer les bases de données nécessaires à la lecture des adresses Internet et des noms de domaine.
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haitable que cette supervision de la racine des réseaux ait un caractère international, mais cela ne résoudrait toutefois qu’une maigre partie des difficultés liées à Internet, qui ne relèvent pas toutes, loin s’en faut, de la seule gestion des noms de domaine. Il faut offrir à ces questions un espace international de délibération et de décision. L’Europe doit y jouer un rôle. Vaste programme, sans doute, mais chacune des difficultés de régulation que j’ai mentionnées recouvre une réalité tangible et quotidienne pour les internautes que nous sommes tous en train de devenir : la protection des données, le droit à l’oubli, la protection des droits, des échanges et des achats. Tout cela est l’ordinaire de nos usages. Un ordinaire qui devient international et qui doit être européen.
LA MOBILITÉ DES FRONTIÈRES
On se figure volontiers l’Europe comme un continent endormi, comme une puissance assoupie, embarrassée de sa longue histoire. Ainsi nos cousins d’outre-Atlantique moquent-ils parfois les lenteurs ou le déclin de la « vieille Europe ». Admettons, mais en répondant tout de même ceci : la seule communauté supranationale aujourd’hui instituée, dotée
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d’un pouvoir législatif et d’un pouvoir exécutif, s’appelle l’Union européenne. Vingt-sept États et près de cinq cents millions de citoyens sont ainsi rassemblés dans une forme d’union politique, sinon de Constitution, dont on doit rappeler qu’elle est unique dans l’histoire humaine et qu’elle reste aujourd’hui la principale puissance économique mondiale. Cette union a une histoire toute récente, et, quoi que l’on puisse penser des développements dont elle a besoin ou de l’intégration qu’elle doit approfondir, il faut bien prendre la mesure de sa jeunesse. Cette Europe, qui, sous sa forme actuelle, entre à peine dans l’adolescence, représente notre avenir, comme elle est notre actualité. Elle est à sa façon une jeune nation, qui ne trahit pas ses promesses et qui parvient à se développer au prix de transformations politiques dont on ne mesure pas toujours l’ampleur. Elle s’observe, pourtant : il suffit de regarder le mouvement de ses frontières. Le continent européen est, en la matière, le plus mobile de tous. Si l’on dresse la liste de toutes les modifications frontalières depuis la Seconde Guerre mondiale, que constate-t-on ? Que la fin des empires européens et l’émancipation des colonies ont donné lieu à la création d’États, en Afrique comme en Asie, puis que quelques pays ont gagné des territoires ou ont
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fédéré d’anciennes nations : la Malaisie, en 1963, avant que Singapour la quitte en 1965 ; le Viêt Nam unifié, en 1976 ; le Tibet annexé, en 1950 ; la Corée partagée, en 1953. Des États sont nés : Israël, en 1948 ; la Zambie, en 1964 ; quelques autres encore ; d’autres ont perdu leur souveraineté. Mais rien de par le monde ne peut être comparé à l’histoire récente de l’Europe. L’effondrement de l’URSS a provoqué, il y a moins de vingt ans, la création de quinze États indépendants, dont certains sont désormais membres de l’Union européenne (l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie) ; la dislocation de la Yougoslavie a engendré à son tour l’émergence de nouvelles nations européennes, et leur entrée progressive dans l’Union n’a cessé d’en modifier les frontières. Les frontières, au pluriel, car elles sont en nombre tout autant qu’elles sont mouvantes. Où est au juste la véritable frontière européenne ? Elle n’a pas l’aspect du mur qu’ont bâti les Israéliens pour se séparer de leurs voisins, ni de celui qu’édifient les ÉtatsUnis, entre béton et barbelés, sur les trois mille kilomètres de leur frontière avec le Mexique. Nous avons certes nous aussi nos points de passage, nos grilles ou nos centres de rétention ; aux portes de l’Europe, Ceuta, Melilla, dans la « jungle » de Calais, où des migrants attendent une occasion de rejoindre l’Angleterre, à Malte, dont désormais presque un
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habitant sur dix est un immigré clandestin. Mais ce sont des enclaves, des isthmes ou des couloirs de passage plus que des frontières ; certains d’entre eux se déplacent au fur et à mesure que des passeurs abusent les exilés ou que les pays européens tentent de déjouer les filières de l’immigration clandestine. Les frontières de l’Union européenne sont ainsi : mobiles. Elles se sont étendues avec l’Union, et elles ont en quelque sorte déplacé la responsabilité de leur surveillance aux nouveaux États, en même temps qu’elles transformaient les pays nouvellement limitrophes de l’Union en pays frontières, en vastes zones de transit ou d’attente vers l’Europe, comme peuvent l’être aujourd’hui certaines régions de la Libye ou du Maroc. Cette mobilité des frontières montre combien elles ne jouent plus le rôle qui était le leur il y a encore une cinquantaine d’années dans la définition des nations, dans leur « circonscription ». Les frontières qui séparent la France de ses voisins européens ne sont plus des points de halte ; nous les franchissons parfois sans nous en apercevoir ni croiser un douanier. Nous circulons librement au sein de l’Union, mais à des rythmes encore distincts. À vélo et par un pont anodin pour rejoindre l’Allemagne, sur les hauteurs entre deux villages pour nous retrouver en Italie, plus lentement lorsque nous
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franchissons la frontière hongroise. Mais voilà qui changera demain, car la frontière se déplacera en Croatie et peut-être ailleurs. L’Union européenne sait que son extension géographique devra trouver bientôt des limites plus stables, qui lui permettront de s’approfondir (d’accentuer ce que l’on appelle son intégration), de trouver le peuple qui lui fait encore défaut, de lui donner un commun destin. Les frontières de l’Europe n’en demeureront pas moins plurielles, parce que l’internationalisation des mœurs, la mondialisation, qui ne touche pas seulement les activités industrielles ou commerciales, va continuer à créer des échanges, des communautés multilatérales et des formes de communication dont on voit déjà qu’elles passent outre aux frontières. Mais lesquelles, au juste ? Les frontières douanières ou administratives, les frontières législatives ? Les unes et les autres ne se recoupent plus aujourd’hui, pas plus qu’elles ne recoupent les frontières géographiques des nations. Elles se déplacent, se superposent ou, au contraire, se distinguent selon les activités, selon que les législations restent simplement nationales ou sont désormais européennes. La politique internationale n’y attache pas l’importance qu’elle leur accordait autrefois, lorsque la souveraineté d’un pays s’éprouvait d’abord au franchissement de ses
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frontières. Les cyberconflits auxquels j’ai fait allusion, tout comme les armes, sont devenus indifférents aux obstacles comme aux distances géographiques. Du reste, les pays ne font plus la guerre pour régler des différends frontaliers ou territoriaux : l’armée américaine n’a pas envahi l’Irak pour en annexer le territoire ou en modifier les frontières, pas plus que les nations européennes qui combattent en Afghanistan n’ont le projet d’en changer le territoire ou de le conquérir. Les guerres actuelles, qui, comme toutes les guerres, sont malheureusement des indices de l’état des civilisations et des buts qu’elles poursuivent, n’ont pas la conquête territoriale pour but : elles visent le contrôle des ressources, des énergies, l’accès à l’eau, la sécurisation des voies commerciales. Lorsque l’état-major de l’armée israélienne envisage de détruire les installations de recherche nucléaire iraniennes, il entend le faire par prévention, pour protéger sa propre souveraineté et sa sécurité, en aucun cas pour conquérir le territoire iranien. La guerre a changé. Demain, elle aura pour mobile le contrôle des ressources et des énergies, mais aussi l’éloignement des populations les plus pauvres, dont on cherchera à freiner l’exode par la force. Les guerres seront alors menées pour préserver les frontières et contenir chacun chez soi, pour que les péri-
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phéries du monde restent sur ses bords, avec leur lot de misère. Ce seront des guerres d’abandon. Nous aurons à les livrer, à nous battre pour éloigner de nous tous ceux que la misère conduit à nos portes, à ériger à notre tour des murs, les enceintes de l’Europe. À moins… à moins que nous ne comprenions la nécessité d’une coopération internationale susceptible de favoriser un codéveloppement commun, durable ; à moins que, de cette mobilité des frontières, nous ne trouvions à faire une chance. Les outils numériques, en tout cas, nous y invitent.
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Le grillon chanta. Comment savait-il, solitaire, que la terre n’allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ? R ENÉ C HAR,
Fureur et mystère.
L’écologie et le numérique font partie de notre avenir. C’est avec eux que nous habiterons le monde, demain. Le développement durable trouvera dans les technologies numériques à la fois un moyen sans équivalent et une méthode. Le numérique offre des outils à la sobriété énergétique, et il lui donne en outre une méthode collaborative, en lui permettant d’échanger et de développer des savoirs, de transmettre des expériences. Leur rencontre est la clé de notre avenir industriel, qui développera des technologies « vertes » et innovera de telle sorte que les
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outils numériques contribueront à notre conversion écologique. Si notre avenir repose à ce point sur la rencontre de l’écologie et du numérique, c’est parce que tous deux sont nôtres, qu’ils nous sont communs. L’écologie est une attention à l’environnement, qui n’est la propriété de rien ni de personne, mais qui est, au contraire, d’emblée un bien commun. L’écologie dit cette obligation commune, elle dit le caractère global des choix politiques que nous devons mettre en œuvre. Le numérique à son tour, tel que le développent les réseaux, tel qu’il traverse l’ensemble des activités humaines, est une source technologique diffuse, désormais commune. Il porte, comme le projet écologique, une forme d’universalité qui ne s’est jamais résolue à une initiative nationale et qui ne pourra jamais s’y résoudre. Les usages, quant à eux, seront le fait des communautés nationales ou internationales, et ce sont eux qui nous donneront une communauté de destin. Les chances de l’avenir sont réelles ; encore faut-il les saisir. Il est ici question de désir, et de son envers, l’abandon. Et tout cela dans l’ordre du collectif. Je crois finalement assez peu aux avant-gardes. Il me semble d’ailleurs que l’Histoire n’a pas réservé la meilleure place aux systèmes de pensée qui les avaient par trop cultivées. C’est ensemble que nous
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relèverons les défis de demain. Les nouveaux outils nous y préparent et nous y appellent. Et pourtant il y a comme une hésitation, qui traverse notre époque. Le tournant du premier millénaire a été celui des grandes peurs. Le tournant du second est celui du grand doute. L’air du temps exhale un parfum d’incrédulité. À nous de le dissiper. Notre ennemie est l’indifférence. Elle fait de nous des exilés, au sein de la société comme en nous-mêmes. C’est un joli mot, « exil », sur lequel on a trop peu médité. Je me méfie beaucoup, par tempérament, de ceux qui déclarent plus souvent qu’à leur tour : « Je ne pouvais pas faire autrement », « Je n’avais pas le choix ». La tentation est grande, en toutes occasions, d’invoquer les fatalités de toutes sortes. C’est un penchant très dangereux. On finit par y croire soimême. Or le chemin vers les grandes faillites est pavé de petits renoncements. On a toujours le choix. En tout cas, aujourd’hui, nous avons encore le choix. Dans le milieu des années 1970, alors que la crise pétrolière avait frappé le pays, l’une des premières campagnes publiques en faveur des économies d’énergie avait pour slogan : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. » À vrai dire, on regrettait de ne pas en avoir, du pétrole. Trente-
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cinq ans plus tard, le regret est moindre. Quant aux idées, elles sont là, et avec elles des énergies nouvelles. Ne pas avoir de pétrole, finalement, c’est une chance. Au moment où, dans la chaîne de valeurs, la matière première n’occupe plus la place qui était la sienne, au moment où les contenus et les usages font la véritable valeur de l’industrie, nos atouts sont réels. Oui, nous avons des atouts collectifs formidables, qu’il s’agisse d’innovation, d’ingénierie technologique, de notre industrie du logiciel, de nos services. Des atouts qui sont réels, qui sont à notre disposition et que nous avons, dès aujourd’hui, l’occasion de faire valoir. Ce sont les racines de l’avenir.
Sainte-Mère-Église, août 2009.
www.tuviens.fr
J’ai abordé dans ces pages un certain nombre de questions, dont je sais qu’elles continueront de se poser longtemps après la publication de mon ouvrage. Elles indiquent à leur façon des points de vue, des perspectives, que j’ai choisis en pensant qu’ils permettaient de mieux deviner le monde qui vient, afin de le regarder en face. Ce qui commence ici se devait donc d’être poursuivi avec les lecteurs aux yeux desquels ces questions revêtent également du sens et de l’importance. Aussi ai-je conçu un projet « collaboratif » de réflexion politique et de prospective sur Internet, que chacun peut rejoindre à l’adresse www.tuviens.fr
REMERCIEMENTS
L’écriture et les contraintes de l’action quotidienne ne font pas toujours bon ménage. La rédaction de cet ouvrage aurait été impossible sans la compréhension et le secours des amis et des collaborateurs les plus proches, qui ont pris le temps de s’entretenir avec moi, de m’apporter leurs lumières et de me relire avec patience et indulgence. Jacques Attali et Jérôme Peyrat m’ont en outre acccordé la faveur de porter sur ces pages leur regard avisé. Aux uns comme aux autres, je dis ma gratitude.
Prologue Voir le monde qui vient
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La prospective ou l’utopie ? 19 — Écouter les prophètes, 26.
L’abandon
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Centrifugeuse et entropie, 39. — Devenir une femme politique, 46.
L’insurrection, une ressource rare
55
Les indignés permanents, 56. — Du palais de Thèbes à l’étang de Walden : la désobéissance civile, 63.
Le prix de l’avenir
73
Des instants de lucidité, 73. — Sommes-nous prêts à payer ? 76. — La finance virtuelle des spéculateurs précoces, 82.
La conversion écologique
91
Science ou politique, faut-il choisir ? 95. — Des organismes politiquement modifiés, 106. — L’écologie des technologies, 116.
Demain
121
Le crapaud fou, 122. — L’innovation réelle des usages virtuels, 126. — De nouvelles mœurs ? 141. — Une Constitution pour la République 2.0 ? 147. — La gouvernance d’Internet, 160. — La mobilité des frontières, 164.
Épilogue www.tuviens.fr Remerciements
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Achevé d’imprimer sur Roto-Page par l’Imprimerie Floch à Mayenne, le 16 octobre 2009. Dépôt légal : octobre 2009. Numéro d’imprimeur : 74510. ISBN 978-2-07-012777-1/Imprimé en France.
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Tu viens ? Nathalie Kosciusko-Morizet
Cette édition électronique du livre Tu viens ? de Nathalie Kosciusko-Morizet a été réalisée le 13/10/2009 par les Editions Gallimard. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, achevé d'imprimer en octobre 2009 (ISBN : 9782070127771) Code Sodis : N32458 - ISBN : 9792070287719