Territoires de conflits
AnalYses
des mutations de l'occupation de l'espace
Sous la direction de Thierry KI RA T et André TORRE
Territoires de conflits
Anafyses des mutations de l'occupation de l'espace
L'Harmattan
@ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.Iibrairieharmattan.com
[email protected] harmattan
[email protected]
ISBN: 978-2-296-06262-7 EAN:9782296062627
Paris
COORDINATEURS ---
Thierry KIRA T : Chargé de recherche au CNRS, UMR 7170 - Institut de recherche Interdisciplinaire en Sociologie, Economie, Science Politique (IRISES), Université
Paris Dauphine
-
[email protected].
André TORRE: Directeur de recherche à l'INRA, Equipe Proximités, UNIR SADAPT, AgroParisTech, 16, rue Claude Bernard, 75231 Paris Cedex 05
[email protected]
CONTRIBUTEURS
----David AUBIN: Université catholique de Louvain, place Montesquieu 1/7, B-1348 Louvain-la-Neuve (Belgique) ; téL : +32 10 47 42 74 ; fax. : +32 10 47 46 03
[email protected] Christine AUBRY: UMR SAD-APT, AgroParisTech, Paris Cedex 05,
[email protected].
16, rue Claude Bernard, 75231
Christophe BEAURAIN : IMN (ULCO) et IFRESI (CNRS), Université du Littoral Côte d'Opale, 21 quai de la citadelle, 59383 Dunkerque cedex - Beaurain@univlittoraLfr Jean-Eudes BEURET : Agrocampus Rennes, Département 65, rue de Saint-Brieuc, CS 84215, 35042 eudes.
[email protected] .Armelle CARON: AgroParisTech-ENGREF Landais, 63170 AUBIERE,
[email protected]. 2,
IFRESI
Maxime CREPEL
[email protected]
Economie rurale et gestion Rennes cedex jean-
- UMR Métafort
rue
des
Canonniers
- 24, avenue des
59800
Lille
Hervé DA VODEAU : Ecole nationale supérieure du paysage, 10, rue du Maréchal Joffre 78000 Versailles -
[email protected] Valérie DELDREVE : Université de lille 1. CLERSE/IFRESI 59500 Lille -
[email protected] Marc DUMONT: du Recteur
Laboratoire RESO
-
Université Rennes II - Haute Bretagne - Place
Henri Le Moal 35043 Rennes
Guillaume FABUREL
2, rue des Canonniers
cedex -
[email protected]
: Centre de Recherche Espace, Transports,
Environnement
et
Institutions Locales - Institut d'Urbanisme de Paris - Université Paris XII 80, avenue du General de Gaulle - 94000 Créteil-
[email protected] François FACCHINI: Université de Reims Champagne-Ardenne (aMI), chercheur associé au CES (Equipe MATISSE) Université de Paris 1, MSE, 106 - 112 Boulevard de l'Hôpital 75013 Paris (France). http://matisse.univ-paris1.fr/facchini/.
[email protected] Fabrice FLIPO : GET
/
INT, Groupe de recherche ETaS, edu.eu
Fourier 91011 Evry - fabrice.f1ipo@int-
Dépt LSH, 9 rue Charles
Marina GALMAN : Ul\1R. SAD-.APT, AgroParisTech Paris Cedex 05,
[email protected]. Arnaud LECOURT
- 16, rue Claude Bernard, 75231
: Ul\1R. CNRS Espaces Géographiques
Rennes 2, Place du Recteur Henri Le Moal
-
et Sociétés, Université de
35043 RENNES
Cedex
-
[email protected] Muriel MAILLEFERT
: Université Lille 3 et CLERSE-IFRESI
(CNRS), Université
Lille 3, BP 60149, 59653 Villeneuve d'Ascq Cedex -
[email protected] Anne-Paule METTOUX-PETCHIMOUTOU : LADYSS, Bât. K, 200 avenue de la république, 92001 Nanterre -
[email protected] Oscar NAVARRO CARRASCAL : Département de d'Antioquia, Medellin, Colombie -
[email protected]
Psychologie,
Jean-Christophe PAOLI: Laboratoire de Recherche sur le Développement (LRDE), INRA SAD.
[email protected]
Université
de l'Elevage
Stéphane PENNANGUER : Agrocampus Rennes, Département Halieutique de Saint-Brieuc, rennes.fr
-
65 rue
CS 84215, 35042 Rennes cedex - stephane. pennanguer@agrocampus-
Laurence ROCHER: Docteur en Aménagement de l'espace-Urbanisme, CITERES, Université de Tours -
[email protected] Agnès SABOURIN: Université de Bretagne d'économie de la mer- 12 rue de Kergoat,
[email protected]
CNRS Ul\1R.
Occidentale, Centre de droit et BP 816, 29285 Brest cedex -
Fanny TARTARIN: Agrocampus Rennes, Département Economie rurale et gestion, 65 rue de Saint-Brieuc, CS 84215, 35042 Rennes cedex -
[email protected] Laurent THEVOZ : Communauté d'études pour l'aménagement du territoire (C.E.A.T.), Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) - EPFL ENAC INTER CEAT, BP - Station 16CH-I015 Lausanne (Suisse) - http://ceat.epfl.c Barbara PFISTER GIAUQUE: Communauté d'études pour l'aménagement du territoire (C.E.A.T.), Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) - EPFL ENAC INTER CEAT, BP - Station 16CH-I015 Lausanne (Suisse) - http://ceat.epfl.c Luc VODOZ : Communauté d'études pour l'aménagement du territoire (C.E.A.T.), Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) - EPFL ENAC INTER CEA T, BP - Station 16CH-I015 Lausanne (Suisse) http://ceat.epfl.ch
10
.-----------
--------INTRODUCTION
GENERALE
Thierry KIRA T
André TORRE
Les mutations de l'occupation de l'espace et les conflits qu'elles provoquent deviennent aujourd'hui une question importante pour les sciences sociales. Les résistances liées aux processus de périurbanisation et d'étalement résidentiel, les débats sur la conservation des espaces naturels, des paysages ou de la biodiversité, les nuisances des installations industrielles, des infrastructures de production ou de transport d'énergie, les pollutions d'origine agricole, constituent autant de manifestations de tensions et de conflits portant sur ce qu'il est convenu d'appeler les usages des espaces. Il est de plus en plus manifeste que les différents usages ou intentions d'usages ne sont pas aisément compatibles, qu'il s'agisse des usages résidentiels, productifs, récréatifs, ou de réservation de la nature, et encore moins quand ils se déploient sur un même territoire. L'emboîtement ou la superposition de fonctions auparavant relativement bien disjointes spatialement provoque dorénavant des situations de tensions, et parfois des conflits entre les usagers des espaces. Le premier désire installer une usine ou une infrastructure de traitement de déchets, le deuxième une zone résidentielle ou de loisirs, le dernier préfère en faire un lieu de protection des espèces ou de conservation du patrimoine, et tous se confrontent à des réglementations et à des politiques publiques nationales ou communautaires. De nombreux apports ont été réalisés récemment dans ce domaine de recherche, par exemple sur la multifonctionnalité des espaces ruraux, sur la transformation des processus de débat public liés aux projets d'aménagements ou d'ouvrages susceptibles de transformer le cadre de vie sur les territoires, sur la mise en place des directives en matière environnementale ou sur divers procédures de gestion concertée des usages des espaces.
Sans prétendre à l'exhaustivité, un certain nombre de phénomènes apparaissent maintenant caractéristiques des évolutions significatives de la conflictualité liée aux mutations des territoires: La multiplication des confrontations entre les rationalités des acteurs individuels, collectifs ou institutionnels (usagers des espaces, représentants des intérêts mis en jeu, gestionnaires des espaces, collectivités territoriales et administrations publiques, etc.) concernant les localisations des activités ou infrastructures susceptibles de créer des nuisances, de dévaloriser le foncier bâti ou non bâti ou de modifier des paysages et des espaces naturels. La montée des expressions et revendications locales, qui traduisent la prise de parole de catégories de populations jusqu'alors absentes du débat public (riverains, défenseurs de la nature, entreprises...) sur les questions d'aménagement de l'espace. Des expressions locales relayées par des groupes de pression, au premier rang desquels les associations, dont le nombre est sans cesse croissant et les compétences en matière d'expertise souvent clairement établies. La transformation des cadres réglementaires et administratifs de l'allocation des sols aux différents usages (productif, résidentiel, récréatif, de préservation), par exemple au regard des règles et documents d'urbanisme et des dispositifs de programmation de l'aménagement de l'espace, sans omettre les règles de droit communautaire comme les directives portant sur l'environnement, la qualité des eaux, les zones naturelles, etc. La mise en débat des usages légitimes des espaces et la montée en puissance des difficultés de l'élaboration des choix publics en présence d'intérêts contradictoires. En bref, les différentes procédures de négociation ou de concertation au niveau local, ainsi que les dispositifs qui les permettent. De manière plus générale, la complexification des modes de gestion publique ou privée des conflits, qui pose la question de l'articulation entre ces deux sphères au niveau local et de la cohérence de l'action publique à l'échelle d'un territoire, par exemple en matière agricole et d'urbanisme. Néanmoins, une ligne de force semble se dégager des travaux existants, quel que soit leur cadre disciplinaire: c'est celle de la territorialisation des conflits d'usage des espaces et des ressources naturelles. Les conflits s'avèrent en effet liés de manière croissante à un territoire, qu'il s'agisse du concernement pour une portion d'espace, dont l'aménagement ou la possession font question, ou de l'implication des groupes d'acteurs qui organisent ou 12
prétendent peser sur les diverses activités présentes sur cet espace, ainsi que sur les actions d'aménagement futures et en cours. Cette territorialisation des conflits d'usage peut être rattachée à l'émergence d'identités territoriales à l'occasion de la mise en œuvre de projets susceptibles de créer des nuisances, ou encore à la mise en forme territoriale de procédures de consultation, de délibération ou de discussion des projets d'aménagements ou d'infrastructures. Elle peut encore être liée à la rareté des sols et à la valeur de certains espaces, résultant de leur forte proximité géographique avec des activités humaines. Mais elle renvoie également à l'institutionnalisation des dispositifs de gestion publique des sols à une échelle territoriale, avec les réformes récentes des règles d'urbanisme et de programmation spatiale (plans locaux d'urbanisme, schémas de cohérence territoriales, etc.). Cet ouvrage, dont la matière a été fournie par les contributions à un colloque tenu les 11 et 12 octobre 2004 avec le soutien du Programme Environnement, Vie, Sociétés du CNRS et de l'INRAl, se propose de faire le point sur les problématiques de territorialisation des conflits d'usage, qui se posent dans différentes sciences sociales: en géographie et aménagement, en urbanisme, mais aussi en sociologie, en anthropologie et en économie. Les antagonismes entre usages des espaces peuvent certainement être imputés à des facteurs objectifs, tels que le mitage des espaces périurbains sous l'effet de la montée en puissance des localisations résidentielles ou la nécessaire création d'installations de traitement des déchets, mais ils ne sauraient s'y réduire. D'autres processus, de nature politique, sociale, institutionnelle, doivent être pris en considération pour comprendre les multiples dimensions des conflits d'usage des espaces. Parmi celles-ci, nous privilégions quatre entrées, qui correspondent aux quatre parties de l'ouvrage: L'expression ou la construction des identités territoriales à l'occasion de la mise en forme de conflits liés à des projets de d'aménagement, d'urbanisation, de création ou d'extension d'infrastructure de transport, etc. ou tout simplement à la montée des activités récréatives ou de nature. L'émergence et les logiques de l'action collective suscitée dans le même cadre, qu'il s'agisse de projets menés en commun par des groupes d'acteurs locaux ou de rejets collectifs et de processus de mobilisation contre des personnes ou des actions innovantes.
1 Les textes sélectionnés
ont ensuite
été relus par les éditeurs
13
et retravaillés
par les auteurs.
Les modes de gestion publique ou privée des conflits, qui posent également la question de l'articulation entre règles et procédures de négociation, ainsi que l'émergence de nouvelles catégories d'acteurs et de dispositifs de médiation et de négociation. Les dimensions institutionnelles des conflits, qu'il s'agisse des réglementations qui s'imposent aux acteurs, du rôle joué par les institutions publiques dans le cadre de leurs politiques ou de leurs actions en matière d'aménagement, ou encore du contentieux, judiciaire ou administratif. La première panie regroupe quatre contributions qui, au-delà de leurs problématiques propres, mettent l'accent sur le fait que l'analyse des conflits appelle celle des rapports aux territoires et aux identités territoriales: en tant que fait, le conflit est une mise à l'épreuve des rapports des acteurs au territoire; en tant que processus, il constitue une force de construction des identités territoriales. A cet égard, Arnaud Lecourt et Guillaume Faburel proposent un cadre d'analyse des interrelations complexes révélées par la question de l'acceptabilité sociale de projets d'aménagements lourds, entre les territoires vécus et la genèse des conflits; ils s'attachent au décryptage du rôle des perceptions et des représentations socio-spatiales qu'un projet d'équipement comme un aéroport ou une autoroute contribuent à forger. Dans un esprit somme toute assez proche, Hervé Davodeau consacre son attention aux politiques publiques du paysage dans différentes situations en Pays de Loire. Les études de cas montrent que les projets de paysage révèlent de véritables restructurations des frontières entre espaces privés et espaces publics et, surtout, des logiques de patrimonialisation d'éléments paysagers à forte valeur identitaire. Mais les politiques paysagères mettent en jeu une confrontation de territorialités différentes, portées par la multitude d'acteurs concernés (agriculteurs, résidents, collectivités territoriales.. .). La diversité des rapports aux territoires et aux ressources qu'il contient est au cœur de la contribution d'Oscar Navarro Carrascal, qui étudie les représentations sociales de l'eau dans la région montagneuse de la Sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie. Basée sur une approche de psychologie sociale, cette étude porte sur trois catégories d'usagers, différents au regard de leur cadre environnemental et culturel: les citadins, les paysans et les indiens. Les représentations sociales de l'eau - en termes économiques, symboliques, ou écologiques - s'ancrent dans les perceptions et les évaluations que les gens se font de la source et des usages des autres acteurs, ce qui constitue la base des conflits liés à l'eau. Dans une démarche et un cadre théorique différents, issus de la sociologie de la traduction, Marc Dumont analyse les conflits de mitoyenneté dans deux villes moyennes françaises. Ces derniers sont considérés comme des moments de construction spatiale des ordres sociaux mais aussi comme des
14
phases ou des épreuves de construction et de renouvellement des principes généraux sur lesquels repose l'architecture des organisations urbaines. Enfin, la contribution de Valérie Deldrève et Maxime Crépel porte sur les enjeux d'appropriation par des groupes sociaux et professionnels des ressources halieutiques non privatives sur le littoral du Pas-de-Calais et de Picardie et les conflits d'usage qui en découlent, posant ainsi la question de la légitimation des usages d'un milieu naturel inaliénable. Ces conflits ne peuvent être compris indépendamment du rapport que les usagers nouent, à travers leurs pratiques quotidiennes, au milieu exploité et plus largement à l'environnement. La deuxième partie regroupe trois contributions à l'étude des sources et des modalités de l'action collective. Dans son texte, Anne-Paule MettouxPetchimoutou propose une monographie consacrée à l'association Eaux et Rivières de Bretagne, qui conf1tffie l'acuité des conflits d'usages de l'eau dans cette région. La reconstitution de la trajectoire de cette association, qui passe en deux décennies d'une démarche d'actions bénévoles de nettoyage de rivières à celle des recours devant la justice administrative et de co-producteur de l'action publique, montre à quel point il est important d'être attentif aux transformations des formes et des visées de l'action collective. C'est un point sur lequel la contribution de Christophe Beaurain et Muriel Maillefert insiste également. Ils étudient la question des risques sanitaires et environnementaux liés à la qualité de l'air dans le dunkerquois comme l'enjeu central d'une action collective locale visant à transformer une proximité subie aux installations industrielles en un processus multi-acteurs de construction de ressources communes. Ces dernières, portant sur la mesure de la qualité de l'air, les normes imposées localement ou l'information sur la prévention des risques, sont le débouché de conflits qui, in fine, se sont révélés moteurs de l'émergence d'une intervention publique locale, dont les auteurs insistent sur le caractère décisif. Enfin, la contribution d'Armelle Caron, Marina Galman et Christine Aubry s'intéresse à un genre particulier d'action collective: celui qui s'incarne dans la violence collective, dans la recherche d'une « victime expiatoire» à une situation conflictuelle durable que les auteurs ont pu observer empiriquement autour du Lac de Grand Lieu (Loire-Atlantique). Ici encore, ce sont les mécanismes collectifs qui vont présider à la mise en évidence du problème et à l'acceptation ou au rejet de certaines solutions proposées au niveau local. La troisième partie de l'ouvrage regroupe des contributions qui traitent des procédures de résolution des conflits d'usage mettant en jeu les interstices entre des règles institutionnelles et des processus de négociation/concertation. C'est là directement l'objet de David Aubin, qui part du constat que les usages sont régulés par un ensemble de règles issues de niveaux de gouvernance différents et applicables à une ressource et à un territoire donnés. L'auteur cherche alors à déterminer comment des usagers hétérogènes de l'eau parviennent à 15
une solution à leurs rivalités d'usages. Selon lui, elle découle d'un processus d'activation et de confrontation de règles entre les usagers concurrents, pensés en deux catégories: les usagers-propriétaires titulaires de droits de propriété et les usagers bénéficiaires des politiques publiques. L'auteur soutient que les usagers résolvent leurs rivalités d'eux-mêmes, en activant et en confrontant les règles, pour aboutir à un arrangement local qui met un terme à la rivalité. A leur tour, Luc V odoz, Laurent Thévoz et Barbara Pfister Giauque s'attachent au rôle des médiateurs territoriaux pour la mise en œuvre de processus participatifs de développement territorial en Suisse. Les auteurs décryptent les conditions dans lesquelles l'intervention de médiateurs permet d'aboutir une meilleure acceptabilité territoriale et à une grande légitimité des décisions publiques, qui peuvent au demeurant trouver dans les procédures participatives une source d'infléchissements qu'une logique purement juridico-administrative peinerait à permettre. La contribution de Stéphane Pennanguer, Jean-Eudes Beuret, Fanny Tartarin et Agnès Sabourin s'attache à un type particulier de conflit, le conflit de gestion. Il renvoie en l'espèce à un projet de gestion d'une zone côtière - via la création d'un parc national marin en mer d'Iroise - dans lequel la dimension conflictuelle porte sur des désaccords sur la façon d'avancer ensemble dans le projet. Pour comprendre ce type de conflits, les auteurs proposent qu'il est nécessaire d'en reconstituer l'itinéraire, de lire sa progression, faite de moments d'apaisement et de pics de conflictualité qui se succèdent dans le temps en s'enchevêtrant parfois de manière complexe. Enfin, la quatrième et dernièrepartie regroupe quatre contributions qui ont en commun de cadrer les conflits d'usage analysés par les auteurs dans une perspective institutionnelle, qu'elle concerne les politiques publiques ou la structure des droits de propriété. L'article de Jean-Christophe Paoli porte sur le cas de la Corse, étudié à travers l'exploitation de la presse quotidienne régionale et d'une grille de lecture institutionnelle. L'auteur propose de caractériser les conflits d'usage relatés par la presse sous l'angle de demandes d'arbitrage auprès de différentes institutions régulatrices, dont il offre une typologie et une analyse. L'étude de Laurence Rocher se situe en amont du problème posé par J.-c. Paoli: celui de la prévention des conflits plutôt que des procédures de résolution. S'intéressant au dispositif des Commissions Locales d'Information et de Surveillance dans le secteur des déchets, L. Rocher estime que ces dernières créent un cadre permettant l'expression des doléances relatives aux nuisances subies par les habitants, que ce soit par le biais du relais des élus locaux ou des associations, ou de manière directe avec la présence de riverains. De ce point de vue, elles revêtent une fonction de «contenance» ou d'évitement des conflits, car la meilleure connaissance de l'environnement social à laquelle peut accéder le gestionnaire de l'équipement lui permet de gérer les tensions «en interne» et d'éviter ainsi qu'elles ne prennent une
16
dimension publique. François Facchini analyse, d'un point de vue théorique, la question des relations entre l'agriculture et l'environnement en mettant la politique agricole commune au centre de son propos. Selon lui, la question des conflits entre les usages agricoles et d'environnement se pose comme une alternative entre les solutions publiques - issues de la tradition pigouvienne et de la théorie des défaillances du marché - et les solutions privées - basées sur la définition de droits de propriété clairs et échangeables. Dans une perspective également théorique, la contribution de Fabrice Flipo analyse d'un point de vue philosophique la question de la justice dans ce qu'il appelle les «conflits d'habitat », notion générique qui rend compte de la réalité des sociétés humaines. Dans une approche inspirée par Kant, l'auteur soutient que la justice est doublement mise en jeu dans les conflits: comme cause - puisque le conflit est l'issue du sentiment que la justice est bafouée - et comme solution - dans une société fondée sur le droit, c'est au juge qu'il incombe de parvenir à une solution pacifique des conflits. D'une manière ou d'une autre, les conclusions philosophiques de F. Flipo ne sont pas absentes des autres contributions réunies ici.
17
1ère Partie
Conflits et identités
territoriales
CHAPITRE COMPRENDRE LA PLACE VECUS DANS LES CONFLITS D'UN MODELE D'ANALYSE
1
DES TERRITOIRES D'AMENAGEMENT. POUR LES GRANDS
Arnaud Guillaume
ET DE LEURS PROPOSITION EQUIPEMENTS
LECOURT FABUREL
Le développement des mobilités des personnes a introduit des bouleversements considérables dans les espaces ruraux et périurbains avec l'apparition de nouvelles fonctions (perrier-Cornet, 2002). La proximité géographique entre des usages concurrents est alors source de tensions et conflits (forre et Caron, 2002; Mollard et Torre, 2004). Les questions et enjeux d'aménagement sont assez fréquemment situés au coeur de ces problématiques. Or, si les nombreux travaux d'ores et déjà réalisés sur les conflits d'aménagement ont contribué à une meilleure lisibilité des relations entre d'une part acceptabilité sociale des infrastructures et des nuisances et, de l'autre, les territoires, notamment sous l'angle de leurs organisations politiques, plusieurs zones d'ombre sont demeurées, sur lesquelles nous proposons de nous pencher dans ce texte. Elles renvoient pour plusieurs d'entre elles à une autre acception de ce qui fait territoire, celle proposée par la géographie sociale (Di Méo, 1998). En premier lieu, les études relatives aux relations entre d'une part perception et représentation des impacts sociaux et environnementaux d'un aménagement et, d'autre part, facteurs individuels, sociaux, culturels qui participent à la construction de ces cognitions sont peu nombreuses. Sous cet angle plus idéel, les interactions potentiellement multiples entre ce qui fait territoire vécu et la genèse des conflits sont globalement peu connues. En second lieu, et peut-être en conséquence de ce type de délaissement, ces travaux se sont principalement concentrés sur des équipements en fonctionnement. Aucune étude ex ante n'a été recensée.
Comprendre l'acceptabilité sociale et territoriale d'un aménagement, qui plus est en débat, et alors les modalités de son insertion territoriale, nécessite de connaître le rôle des perceptions et représentations socio-spatiales qu'il forge pour alors saisir leur fonction dans l'émergence et le déroulement des conflits (ex: construction des argumentaires et logiques). Ceci apparaît comme un passage obligé en vue de renseigner les interactions potentiellement multiples et rétroactives entre territoires, environnement et conflits et, de ce fait, dans une perspective de développement durable des territoires, un pré-requis à la compréhension des conflits d'aménagement à forte dimension environnementale. C'est la thèse ici défendue. Nous nous intéresserons à une forme particulière de conflits d'usages, les conflits liés aux projets d'équipements lourds, particulièrement de transports (aéroports, TGV. ..), qui affectent les espaces périurbains et/ou agricoles. Compte tenu de la rareté croissante des espaces disponibles, face à un développement sans relâche de la demande de mobilité, donc une demande potentielle d'infrastructures dédiées, ces conflits d'usage représentent un enjeu de premier ordre pour les aménageurs (institutionnels et autres). En outre, s'ils impliquent la réalisation d'infrastructures (de transports, industrielles, de production d'énergie), ils rencontrent aussi une multiplicité d'ambitions autres, du fait des espaces dans lesquels il est programmé de les insérer: projets d'urbanisme, touristiques ou encore de remembrements agricoles. Sur ces équipements, nous appliquerons les hypothèses suivantes, globalement demeurées jusqu'à ce jour dans l'ombre des questionnements scientifiques: certains des éléments d'appartenance au territoire et à ses milieux environnementaux, peuvent conditionner l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement; en retour, la conflictualité qui, puisant dans ces ressorts territoriaux, peut découler de tels projets, pourrait nourrir ou créer de nouvelles territorialités, pouvant justifier une lecture plus circulaire que linéaire des deux termes de notre problématique (projet d'équipement et territoires). Ainsi, si de nombreux travaux réalisés à ce jour ont avant tout recherché dans les procédures de conduite des projets d'aménagement les solutions à leur acceptabilité par les populations riveraines, cet article propose une approche différente en s'interrogeant sur la place que peut prendre le territoire vécu dans les conditions de l'acceptabilité sociale des infrastructures en projet. Son propos sera ainsi, dans un premier temps, de préciser quelques uns des enjeux sociétaux entourant cette problématique de l'acceptabilité sociale des grands équipements (1), puis, dans un deuxième, de montrer, sur la base d'un état de l'art général, comment les conflits peuvent en fait construire de nouveaux territoires et constituer alors des épreuves privilégiées pour analyser les relations entre espace et sociétés (2). Le troisième temps propose 22
alors, cette fois-ci sur la base de quelques résultats déjà acquis concernant le rôle des territorialités, d'approfondir les facteurs de légitimité territoriale conditionnant l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement lourd (3). EnfIn, un cadre de réflexion et d'analyse du rôle du territoire, au sens que lui donne la géographie sociale, sur l'acceptabilité des projets d'infrastructures par les populations riveraines est ensuite proposé (4). L'ensemble du propos est construit sur la base d'une thèse (Lecourt, 2003), appuyée sur des expériences méthodologiques croisées (Faburel, 2001, 2003a, 2003c; Lecourt, op. cit.), ainsi que sur celle d'une recherche fInancée par l'ADEME, et la Région Bretagne, portant au premier chef sur le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, en périphérie de Nantes. Tiré d'une communication faite en 2003, il n'intègre pas les écrits intervenus depuis lors, au premier chefles ouvrages de L. Thévenot (en 2006 sur l'action au pluriel), de M. Revel, C. Blatrix, L. Blondiaux, etJ-M. Fourniau (en 2007 sur une évaluation des expériences et de la procédure de débat public) ou de Ph. Subra (en 2007 sur une approche géopolitique de l'aménagement du territoire), ou encore les évolutions qu'ont pu connaître les cas d'études approfondis ici (ex: Projet de nouvel aéroport près de Nantes: Notre Dame des Landes). Le modèle d'analyse proposé pose selon nous néanmoins les jalons de leur intégration dans le raisonnement développé ici. 1. DES LIMITES DES APPROCHES TECHNIQUES SCENE DES TERRITOIRES
A L'ENTREE
EN
Les associations impliquées dans des conflits d'aménagement sont de plus en plus efftcaces et rendent ainsi les conflits de plus en plus virulents alors que les besoins en infrastructures dans certains domaines sont indiscutables (1.1). Nombre de recherches se sont penchées sur cette situation en s'appuyant sur des considérations techniques ou procédurales, mais les innovations issues de ces recherches n'ont globalement pas fait diminuer l'intensité des conflits (1.2). Des travaux plus récents, plaçant le territoire au centre de leur réflexion, fournissent de nouvelles pistes de réflexion (1.3). 1.1. Des conflits de plus en plus intenses face à des besoins renouvelés au sein des espaces ruraux et périurbains
En forte croissance depuis le milieu des années 1960, les conflits d'aménagement laissent place, depuis une dizaine d'années, à une stabilisation en nombre des situations conflictuelles (Charlier, 1999; Dziedzicki, 2001; Lecourt, 2003), avec néanmoins un gain croissant en efftcacité des associations impliquées. L'action de ces dernières retarde, voire conduit souvent par la rencontre avec des stratégies d'élus, à l'abandon de certains projets
23
d'aménagement. Le recours à l'expertise scientifique et/ou à la procédure juridique leur ont permis, sinon de faire barrage, tout du moins d'étayer des points de vue divergents notamment dans le secteur des infrastructures de transports (Blatrix, 1997; Lolive, 1997; Tricot, 1996; Tricot et Lolive, 2000; Faburel, 2003b). L'acceptabilité sociale des grands équipements est, ce faisant, devenue une question majeure pour les acteurs de l'aménagement et de l'environnement, alors que les élus se trouvent pris en porte-à-faux, à l'occasion de ces projets, entre l'intérêt général et les volontés de leurs administrés (plusieurs élus ont ainsi perdu leur mandat suite à l'annonce de projet d'équipement au sein de leur territoire). Ces conflits ont pour effet de retarder, voire d'annuler, la réalisation de certains aménagements pourtant nécessaires à nos modes de vie. Ainsi, dans le domaine (hautement conflictuel) de la gestion des déchets, les installations de traitement sont en voie de saturation progressive et les décharges réglementées seront aux limites de leurs capacités vers 2010 (Blessig, 2003; Commissariat Général du Plan, 2004). Et, le développement des mobilités implique, à toutes les échelles, l'aménagement de nouvelles infrastructures de transport. 1.2. Les limites des réponses apportées
Face à cette situation d'opposition des populations riveraines aux projets d'aménagement, deux types de réponses, aux effets limités, ont été apportés. La première réponse, d'ordre technique, vise à limiter les impacts, notamment environnementaux, des aménagements en débat. Il s'agit, par exemple, d'actions de lutte contre le bruit, réduction à la source (réduction du bruit des moteurs d'avions, amélioration des revêtements autoroutiers) et à la réception (isolation phonique). La seconde réponse est d'ordre procédural. Face au déficit démocratique décrié par les populations mobilisées, différentes innovations procédurales ont vu le jour. Les premières d'entre elles sont maintenant assez anciennes, il s'agit de la loi de 1976 relative à la protection de la nature, puis la loi « Bouchardeau » du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l'environnement. Le manque de participation constitue de toute évidence le grand travers des enquêtes publiques, ce qui pousse Cécile Blatrix à se demander
si « ce n'est pas la présence du publÙ~ plutôt que son absence, qui constituerait
un cfysfonctionnementde la procédure» (Blatrix, 1997b). L'absence de spatialisation des projets à l'occasion des débats publics instaurés par la circulaire Bianco de 1992 a conduit à des effets comparables. Le citoyen, pourtant figure de référence du débat Bianco, est apparu comme relativement absent des processus (Rui, 1997). Le renforcement du débat public par la loi Barnier de février 1995 instaurant la médiation de la Commission Particulière du 24
Débat Public n'a pas non plus pennis de réduire véritablement les tensions entre les différents protagonistes. Les débats constituent, en fait, des temps forts de la mobilisation (Lecourt, 2003), avec un face-à-face direct entre partisans et opposants au projet. 1.3. L'entrée en scène des territoires dans l'arène publique
A la fm des années 1990, des travaux ont contribué à une meilleure compréhension des relations entre espace, territoire et impacts environnementaux des projets d'aménagement et des équipements en fonctionnement. C'est le domaine des infrastructures de transport d'enjeu national, voire international, qui a motivé ces nouvelles approches. Il s'agit notamment du conflit autour du TGV Méditerranée en raison de la violence de l'opposition rencontrée (Donzel, 1996 ; Lolive, 1997 ; Ollivro, 1996, 1997) et de ceux plus lancinants autour des aéroports d'Ile-de-France (Faburel, 2001; Perianez 2002; Leroux et Amphoux 2002; Faburel, 2003a). Ces travaux s'appuient, pour certains, sur les acquis récents de la géographie sociale (Frémont et al., 1984; Di Méo, 1998) et pour d'autres s'inspirent grandement de la psychologie sociale (Hall, 1971 ; Fisher, 1981 et 1992; Moles, 1992). Ces analyses ont en commun d'avoir resitué le territoireau centre de l'analyse. Le méta-concept de territoirey occupe une place centrale, chacun lui accordant cette défmition minimale de «portion d'espaceappropriéepar un groupesOtialpour assurersa reproductionet la satiifaction de ses besoinsvitaux» (Le Berre, 1992)2. Le territoire y apparaît comme un vecteur et une ressource pour l'action collective, donc comme devant être dorénavant pris en considération. Plus globalement, ces travaux posent la question du décalage entre des approches purement technicistes des aménagements et de leurs nuisances (génie de l'environnement) et la réalité géographique de leur perception par les populations riveraines. Cela implique de renouer le dialogue entre sciences et sociétés, entre spécialisteset profanes, de ne plus considérer les aménagements uniquement dans une rhétorique technicienne mais comme une production socio-technique (Latour, 1999 ; Callon et al., 2001).
2 Plus précisément, le territoire est considéré comme l'articulation de trois composantes, existentielle (entité et identité territoriale), physique (propriétés naturelles et matérielles), organisationnelle (rôle et propriétés des agents sociaux) et est également soumis à un certain nombre de contraintes (positives ou négatives) naturelles, historiques, économiques, physiques et sociales qui lui confèrent son originalité et qui le différencient des autres territoires (Marchand, 1986).
25
Il est vrai que la «prolifération du social» (Callon et al., 2001) à l'occasion des controverses socio-techniques témoigne d'un intérêt renouvelé pour les grands enjeux de sociétés (mondialisation, OGM.. .). Plus spécifiquement, les conflits d'aménagement traduisent une entrée des territoires dans l'arène publique (Faburel, 2003b). Cela implique donc un renouvellement des analyses, portant davantage attention aux sociétés et plus spécifiquement, pour les conflits d'aménagement, aux territoires des controverses. Cela pose aussi la question de la gouvernance autour des grands enjeux de sociétés, mais aussi de la gouvernance à l'échelle des territoires. Des travaux réalisés en géographie sont précisément en mesure de préciser la dimension territoriale des conflits d'aménagement3, notamment en milieu rural, et permettent d'asseoir le cadre théorique du modèle présenté (infra). 2. LE CONFLIT,
REVELATEUR
DE NOUVEAUX
TERRITOIRES
La mobilisation des populations face à un projet d'aménagement se déroule en trois étapes. On montrera, grâce à une lecture diachronique de la mobilisation, comment les individus s'approprient ou se réapproprient leur espace de vie à l'occasion du conflit et conjointement comment ils cherchent à reconquérir leur statut de citoyen pour intervenir dans l'arène publique (2.1). Afin de légitimer leur action et dépasser le simple stade de l'opposition entre intérêt général et intérêts particuliers, ils opèrent une «montée en généralité» en valorisant certains attributs territoriaux de leur espace de vie (2.2). Ce passage du local au global que nécessite la montée en généralité transite par une extension du dispositif associatif. Dès lors, les associations opposées au même projet se fédèrent et tentent de reformuler l'intérêt général en lui proposant une solution alternative (2.3). 2. 1. Evénement
et proximité
spatiales
Pour des sociologues systémiciens tels Michel Monroy et Anne Fournier, l'apparition d'un conflit ne s'explique généralement pas par une cause unique, mais procède d'un événement déclenchant qui intervient dans un contexte caractérisé à la fois par la remise en cause du système et l'émergence d'un nouveau système (Monroy, Fournier, 1997). Cette approche implique qu'un même événement n'est pas susceptible de déclencher systématiquement un conflit ni le même type de conflit: son effet peut varier suivant le lieu et l'instant. En transférant la notion d'événement déclenchant à notre objet, il
3 Cette section s'appuie Baudelle (2004).
sur Lolive (1997), Faburel (2003a et c), Lecourt
26
(2004), et Lecourt,
apparaît que celle d'événementspatial proposée par certains géographes (EPEES, 2000) est encore davantage appropriée. En effet, c'est l'irruption d'un projet d'aménagement dans l'espace qui déclenche le conflit en menaçant l'organisation d'un territoire donné, identifié et approprié au sens strict et/ou symbolique par un groupe social (Lecourt, 2003). La proximité spatiale va jouer un rôle essentiel dans le déclenchement du conflit, dans la mesure où les populations riveraines définissent souvent leur participation en fonction de la distance entre leur habitation et l'aménagement projeté (Ollivro, 1994; Gaussier, 1995 ; Lecourt, 1999 ; Le Floch, 2000). Dès lors, dans une perspective sociologique rationaliste qui met l'accent sur les gains individuels attendus de la mobilisation des acteurs (OIson, 1978), les riverains passent à l'action (Hirschman, 1995). Seuls quelques-uns vont se résigner, prêts à tenter de s'adapter aux impacts du nouvel aménagement (aliénation), tandis que d'autres adoptent une attitude de passager dandestin sans prendre part à l'action tout en souhaitant retirer des bénéfices de la mobilisation (Dear et Long, 1978). Cet événement spatial a alors pour effet de créer du lien social et par conséquent d'engendrer une proximité sociale entre les riverains motivés par une action collective elle-même favorisée par la proximité spatiale4. Aussi, certains des résidents concernés se regroupent-ils très rapidement pour défendre ce qui n'était initialement qu'une somme d'intérêts particuliers. Ce groupe s'organise et fréquemment s'institutionnalise sous la forme d'une association officiellement reconnue dans le cadre de la fameuse loi de 1901 régissant les associations en France. Cette organisation constitue «une instance stratégique où des attentes dijJuses se transforment en revendications (.. .) et où des ressources d'action (militants, argent, experts, mÛs aux médias) sont centralisées (...) pour les investir de façon rationnelle en vue de faire aboutir ces mêmes revendications» (Neveu, 2002). Il s'agit donc d'une action collective, d'un « agir ensemble» intentionnel, dans une logique de revendication qui, a priori, répond à une volonté d'affirmer son attachement matériel et symbolique à un mode de vie, un paysage, une activité. 2.2. Les attributs territoriaux
de la mobilisation
L'action collective se manifeste à travers un processus de territorialisation.La géographie sociale définit la territorialisation comme un double mouvement d'appropriation matériel et idéel d'une portion d'espace par un groupe social (Di Méo, 1998 ; Melé et al., 2003). A ce stade de la mobilisation, c'est donc dans 4 La relation évoquée entre proximité sociale et proximité spatiale porte ici sur un type spécifique d'objets spatiaux à forte contrainte de proximité. Cette relation n'est pas automatique.
27
son espace de proximité que le groupe recherche les attributs participant à la construction de son identité territoriale. En retour, cette construction territoriale gagne en visibilité externe, ce qui favorise la défense du territoire correspondant. Cette démarche passe tout d'abord par la délimitation et la dénomination du territoire à défendre (pinchemel, 1997). Ainsi, comme le rappelle Le Berre, « donner un nom, c'est créer la première relation de dépendanœ entre un lieu et son inventeur, c'est le repérer, le signaler, transmettre son existence aux autres qui poulTOnt le retrouver; .-'est aussi faire référenœ à une portion de la sutjaœ terrestre prédse et donc permettre sa lomlisation ,. c'est enfin montrer aux autres sa marque d'appropriation sur un morceau plus ou moins étendu de terre et éventuellement, son appartenance à œ lieu approprié» (Le Berre, 1995). Ce processus de territorialisation se matérialise dans l'espace par exemple alors par des panneaux situés aux limites du territoire exposé, exprimant les motifs de la mobilisation (figure 1).
Figure 1. Territorialisation et délimitation du territoire à défendre. Ici à l'entrée de Notre-Dame-des-Landes, contre le projet d'aéroport
Afin de poursuivre le processus de territorialisation, et surtout ne pas être assimilées à de simples réactions Nimo/, les associations opèrent une montéeen généralitédéfmie par Lafaye et Thévenot comme « œtte capadté à mettre en rapport des chosesparticulières et des entités générales (qui) ô'Clractérise les instruments dejustifÙ'Cltion
légitimeque se sontfor:gésles ôYJmmunautés politiques» (Lafaye et Thévenot, 1993). Les associations croisent, à cet instant du conflit, au moins deux types d'argumentations, écologique d'une part, patrimoniale d'autre part. Ils ont tout deux la capacité de relier les effets d'une action localisée à des préoccupations plus globales tant aux échelles spatiales que temporelles.
5 Pour Not In My Backyard, littéralement
« pas dans mon jardin ».
28
Cette construction de l'argumentation participe au processus de patrimonialisation dont Guy Di Méo a très bien montré la parenté conceptuelle avec le processus de territorialisation. En effet, « le tem'toireet lepatrimoine ont un contenu conceptuel voisin: le matériel et l'idéel (...) ils particzpent ensemble, étroitement liés,
(. ..) aufonds culturelde toute sOI-,'été cohérente,inscritedans un espace» (Di Méo, 1994). Ainsi, pour arriver à leurs flns, les groupes menacés tentent de faire émerger un idéel commun à partir d'objets plus ou moins matériels en sacralisant certains lieux, ou certains traits du paysage qui paraissent les plus susceptibles de contribuer à la résolution de leur problème du moment. Cette «spatialité {Ymbolique»(Debarbieux, 1995) participe ainsi à la territorialisation. Si l'objectif initial de cette socialisation de l'environnement est de soutenir l'action collective, elle a également pour effet d'ériger des symboles territoriaux auxquels les populations concernées s'identiflent et par lesquels le territoire peut être identiflé. Ainsi, comme le souligne Michel Lussault, cette domestication de la nature et du patrimoine s'appuie souvent «sur la révélationà un groupe social local de l'existence d'un nouvel espaced'identité et de légitimité, ce que justement lesmembresdu susmentionnégroupenommerontleur territoire» (Lussault, 1995). 2.3. Les stratégies et logiques de la mobilisation
Ce passage du local au global que nécessite la montée en généralité passe également par une extension du dispositif associatif. Les associations locales opposées au même projet se fédèrent de façon plus ou moins formelle afln de tirer parti de la coalition tout en préservant leur autonomie et leurs spéciflcités. Ainsi, la coordination entre les associations opposées au projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes regroupe des associations aux sensibilités différentes: une association de riverains, une association d'exploitants agricoles, une association environnementale locale, et une association apparentée à un mouvement politique loca16.
6 Approuvés en octobre 2000par le gouvernement, les schémas de services collectifs prévoient le déplacement de l'aéroport de Nantes-Atlantiques vers le site de Notre-Dame-des-Landes dont l'urbanisation a été limitée par la création d'une ZAD en 1974. En juillet 2001, la Commission Nationale du Débat Public a décidé l'organisation d'un débat public sur ce projet. Celui-ci a pris fm à l'été 2003. La réalisation du projet a depuis été confirmée par arrêté ministériel. Ce projet, dont une première version avait été présentée au début des années 1970, fait l'objet d'une très forte mobilisation d'opposition de la part des populations locales. Le mouvement de contestation est mené par « l'Association des Citoyens concernés Par l'Aéroport de Notre-Damedes-Landes» (ACIPA) qui actuellement (mai 2003) près de 2 670 adhérents et dont la pétition lancée durant l'été 2001 a recueilli 5 000 signatures (chiffres de juin 2003). L'ACIP A est accompagnée dans son action par trois autres associations, « l'Association de Défense des Exploitants Concernés par l'Aéroport» (ADECA) qui a été créée en 1971 pour refuser le projet initial, « l'Association Bien Vivre à Vigneux » (BVV), association environnementale défendant des intérêts diversifiés et déjà présente avant le conflit lié à l'aéroport, et l'association « Solidarité Ecologie », proche des mouvements politiques « Verts ». 29
Les associations changent ainsi progressivement leur échelle d'approche du projet. Initialement portées par des intérêts locaux, elles souhaitent ensuite participer à la défInition d'un nouvel intérêt général, localisé (Lascoumes, 1994), différent de celui du porteur du projet. Pour cela, elles vont encore élargir leur réseau de compétences en prenant contact selon des modes afflnitaires (Lolive, Tricot, 2000), avec d'autres associations de riverains concernés par des projets identiques comme celles opposées aux nouveaux aéroports parisien et toulousain. La mobilisation s'organise donc progressivement, en s'inscrivant dans un réseau de collaborations construit à partir d'intérêts communs. La proximité sociale, autrement dit le partage de valeurs et d'intérêts créant du lien social, n'apparaît plus à ce stade comme un produit de la proximité spatiale compte tenu des distances physiques séparant ces acteurs. Mais, à cette étape de la mobilisation, alors que l'action collective était jusqu'ici restée soudée, des divergences apparaissent quant à la stratégie à adopter. En effet, trois attitudes apparaissent alors possibles. La première, radicale, consiste à s'opposer sur le principe à la réalisation du projet avec comme bannière « ni ici, ni ailleurs» (BANANAs - Build AbsolutlJ Nothing Af!YwhereNear Af!Yboc!Y).Si globalement, ce comportement s'avère plutôt contre-productif car ne laisse aucune place possible au dialogue, il s'appuie pourtant sur un principe civique
simple (<<pourquoi rejeter chez les autres, quelque chose qu'on ne veut pas chez soi! ») qui s'accompagne d'une critique plus profonde de l'idéologie du développement économique actuel et d'une opposition générale à la dégradation des conditions de la vie. La seconde stratégie consiste également à rejeter le projet mais en proposant cette fois une alternative: l'amélioration des équipements existants. Du côté de Notre-Dame-des-Landes, une des associations impliquées a ainsi proposé de mobiliser les capacités aéroportuaires existantes dans le « Grand Ouest» en s'appuyant sur le maillage aéroportuaire en service. De même, pour le TGV Bretagne, un groupe de réflexion constitué d'acteurs socio-économiques fInistériens a ainsi proposé la constitution d'une boucle ferroviaire reliant la quasi-totalité des villes de Bretagne en combinant l'utilisation des infrastructures existantes et une nouvelle technologie: le pendulaire, permettant d'augmenter la vitesse des trains sur des lignes classiques moyennant quelques aménagements. La dernière stratégie consiste à accepter le projet mais à remettre en cause les modalités de sa réalisation (principalement sa localisation, ses emprises, ses services...) en proposant un projet alternatif. A Notre-Dame-des-Landes, après plusieurs mois de débat, certains leaders de la mobilisation associative se sont ainsi prononcés favorablement au projet, entraînant une rupture avec de nombreux militants, mais sur un autre site localisé plus au nord
30
permettant, selon eux, d'accroître l'aire de chalandise de l'aéroport. Pour le TGV à l'entrée de Rennes, afin de se positionner de façon positive, et parce que les membres les plus actifs sont eux-mêmes des usagers du TGV, une association a ainsi proposé un autre fuseau, dit «fuseau central» pour le passage de la nouvelle ligne TGV (figure 2). Celui-ci, plus court que les autres fuseaux à l'étude, mais aussi moins nuisible pour le paysage, a finalement été expertisé et accepté par Réseau Ferré de France en charge du projet. L'association a ainsi obtenu gain de cause en s'inscrivant dans une logique de proposition plutôt que d'opposition (Boullier, 2001). Cependant, ce type de stratégie a tout de même pour effet de rejeter l'infrastructure vers un autre site. Au fmal, ce sont des populations non concernées par le projet initial qui doivent désormais faire face au projet et qui se mobilisent à leur tour. Figure 2. Le caractère constructif du projet alternatif dans le cadre de l'aménagement du TGV Bretagne à l'entrée de Rennes.
Précisons en outre que cette dernière attitude, performative, dépend beaucoup des ressources dont disposent les associations, notamment par les liens tissés au contact du projet avec d'autres acteurs, tels les élus locaux. Les discussions intervenues lors des débats concernant le troisième aéroport dans le grand bassin parisien en constituent un exemple saisissant. Les propositions alternatives relatives à la mise en cohérence de l'offre aéroportuaire existante (par exemple la plate-forme logistique de Vatry) ont été le fruit de coalitions d'intérêts, alliances de courte durée, entre une certaine mouvance associative et un groupement d'élus mobilisant des capacités de contre-expertise. Dans le même registre, mais sur le thème de la desserte ferroviaire rapide, la force
31
de proposition des associations, qui a rencontré l'activisme d'élus de Seine St Denis réunis en coalition de projet, a conduit à modifier le projet initial de liaison express vers Roissy CDG, suite au du débat public mené en 2003 : autre tracé, autres dispositifs techniques (mise en souterrain), et rénovation de la ligne classique (RER B). A la suite de la constitution de coalitions d'acteurs, la compensation territoriale est apparue essentielle pour trouver un compromis sans déplacer l'équipement vers d'autres sites. 3. LES FACTEURS DE LEGITIMITE LOCALE CONDITIONNANT L'ACCEPTABILITE OU LE REJET D'UN PROJET D'EQUIPEMENT
Les résultats de recherche présentés ci-dessus posent toutefois aussi les bases d'une explication des conflits à parcir d'une lecture centrée sur la territorialité des lieux concernés. En effet, le processus de mobilisation associé au conflit, mais aussi son intensité dépendent pour beaucoup du niveau de territorialité initiale du territoire où est projeté l'aménagement. C'est ici la première pierre du modèle d'analyse proposé, donc le premier concept mobilisateur de notre travail. La territorialité se définit par l'intensité d'une appropriation territoriale: les territoires fortement reconnus par des habitants qui s'y identifient avec force et s'y déclarent attachés possèdent une territorialité élevée, tandis qu'un territoire mal identifié, à l'image floue et par lequel les habitants se sentent peu concernés, a une territorialité faible (Raffestin, 1980). Différents indicateurs permettent ainsi, sinon de prévoir, tout du moins d'envisager la capacité de réaction des populations. Ils sont au nombre de quatre: les réseaux de sociabilité, le proftl socio-professionnel des habitants, la dimension patrimoniale du territoire et l'identité culturelle. 3.1. Les réseaux
de soâabilité
Les réseaux de soâabilité pré-existants constituent tout à la fois une ressource et un vecteur de mobilisation associative (Mormont, 1996 et 1997). Concernant les équipements en fonctionnement, et en privilégiant cette entrée de la sociabilité par le croisement de la connivence avec le mouvement associatif et la détermination locale des choix résidentiels des ménages (ex: décohabitation au sein de la même commune), les travaux sur le coût social du bruit des avions autour de l'aéroport d'Orly ont montré qu'une sous-population très attachée à son espace résidentiel était plus disposée à payer (indicateur de mesure de tout coût social) pour la suppression de la gêne sonore (Faburel, 2003a). Concernant les corps plus constitués de sociabilité, les différentes analyses de la contestation du TGV Méditerranée soulignent également le rôle joué par les syndicats et lobbies agricoles dans la mobilisation (Ollivro, 1994 ; Lolive, 32
1997). L'enquête sur Notre-Dame-des-Landes a confirmé ce rôle des réseaux de sociabilité préexistants puisque 68 % des individus adhérant à une association opposée au projet d'aéroport possèdent une expérience associative, quel qu'en soit le domaine. L'expérience associative dans le domaine spécifique de l'environnement joue un rôle différent: elle constitue une condition d'extension de la mobilisation dans l'espace. Ainsi, l'expérience dans le domaine associatif est faible chez les individus résidant à proximité géographique de l'emprise projetée et va en augmentant avec l'éloignement alors que le nombre d'individus mobilisés diminue (figure 3). Dans tous les cas, l'expérience associative constitue bien une ressource pour la mobilisation et favorise ainsi la proximité sociale. Figure 3. Distance à l'espace-support La mobilisation
diminue
avec
ia distance
à l'emprise
du projet
et expérience
associative
L'expélience associative dans le domaine de l'environnement augmente avec la distance à l'emprise du projet
-+, .
Nombre de pe..oonas mobilisées faca eu pre jet pour 10000 habitants
60 et 134 15 et 59 le2 et 14
Par' des personnes interrogées adhérant à una association da défansé de j'environnement
o en!le 0 et 1 o aucune
14% 5% Source,
réalisation
et oonception
: A. Leoourt,
2003.
3.2. Le profils soâoprofessionnel des habitants
Le profil des populations résidant à proximité de l'espace-support intervient également dans la construction des interactions sociales. Dans un contexte nord-américain, Dear a montré comment les zones socialement homogènes étaient beaucoup moins tolérantes face à l'incursion des services sociaux que des espaces marqués par une mixité sociale (Dear, 1993). Appleyard a quant à lui souligné que les populations les plus aisées dénonçaient davantage les nuisances dues à l'aéroport de San Francisco que les catégories plus modestes (Appleyard, 1979), même si, depuis peu, elles aident financièrement les 33
communautés pauvres à se soulever. L'objectif poursuivi est de forger un territoire de la contestation qui encercle totalement l'aéroport pour le contraindre alors à vraiment entrer en négociation pour garantir son extension (cf. le cas des aéroports de San Francisco et de Los Angeles in Faburel, 2003c). EnfIn, l'enquête nationale du Daniel Yankelovich Group en 1989 a révélé le profll type du défenseur Nim!!J : c'est une personne disposant d'un haut niveau de revenu, de sexe masculin, bien éduqué, ayant une position professionnelle établie, marié. Il est propriétaire et vit dans une grande ville ou dans sa périphérie immédiate (Daniel Yankelovich Group, 1990). Or, si le Nim!!Jsme tend à décliner, de récents travaux portant sur d'autres types d'attitudes associatives (ex: BANANAs, supra) confIrment le poids de ce profll social dans la mobilisation environnementale. En France, les études réalisées sur le sentiment de gêne lié au projet de construction de l'A 85 (Le Floch, 2001) et auprès des populations opposées à l'implantation d'un aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Lecourt, 2003) dessinent le profll des populations les plus affectées et dénonciatrices mais avec des résultats beaucoup moins tranchés que ceux que nous venons d'évoquer. Ces deux études soulignent notamment le faible rôle joué par les catégories socio-professionnelles: si les impacts sont davantage perçus chez certaines catégories comme les cadres et professions intellectuelles supérieures, il n'en demeure pas moins que toutes les catégories de populations sont mobilisées. Toutefois, c'est parmi ces populations, que la mobilisation des résidents puise des personnes-ressources. Les responsables associatifs ont la capacité de fédérer les énergies autour d'eux, en impliquant notamment certaines personnes reconnues localement, notamment les notables locaux. Il n'est donc pas surprenant de retrouver par exemple des universitaires à la tête de la mobilisation. 3.3. Les dimensions patrimoniales
Le patrimoine occupe une place spécifIque dans la construction du lien social parce qu'il est créateur de territoire. Mais tous les espaces n'offrent pas le même potentiel patrimonial susceptible de diffuser du sens symbolique que les groupes sociaux défendant leur environnement et leur cadre de vie pourraient mobiliser. Charlier a ainsi proposé de distinguer trois situations (Charlier, 1999). Dans un premier cas de fIgure, lepatrimoine existe et est reconnuinstitutionnellement car il bénéfIcie de mesures de protection. Dans ce cas, le patrimoine défendu bénéfIcie d'un consensus sur sa valeur et constitue un symbole territorial fort auquel les habitants s'identifIent et par lequel le territoire peut être identifIé. Le cas de la Montagne Sainte-Victoire, peinte par Cézanne, a fédéré les opposants au TGV Méditerranée (Ollivro, 1997). Plus modestement, les opposants 34
aux fuseaux proposés par la SNCF à l'entrée de Rennes ont mis en exergue l'existence d'un manoir classé et de son périmètre de protection, avec le soutien de l'Architecte des Bâtiments de France, pour obtenir le retrait de l'un des fuseaux. Dans une seconde configuration, lepatrimoine existe mais n'estpas protégé. Dans ce cas, les habitants l'érigent en symbole territorial et cherchent à obtenir sa protection pour en faire un allié face au projet. C'est fréquemment le cas des Zones d'Intérêt Ecologiques Faunistiques et Floristiques (ZNIEFF) et des Zones d'Importance pour la Conservation des Oiseaux (ZICO) qui ne sont que de simples inventaires scientifiques et qui ne font pas l'objet d'une protection réglementée. Les associations recherchent alors leur classification au sein du réseau écologique communautaire Natura 2000. Enfin, dans un dernier cas, le patrimoine n'existe pas. Dans cette situation, certaines associations vont à la recherche de patrimoine et en trouvent parfois même involontairement. Ce fut le cas dans le cadre du mouvement d'opposition au TGV Bretagne-Pays de la Loire à l'entrée de Rennes. Une mare artificielle assez récente en bord de route s'est révélée d'un intérêt écologique certain par une diversité d'espèces de batraciens particulièrement rare dans la région. Ce constat réalisé par des scientifiques a permis de patrimonialiser opportunément cette mare. Cette exhumation ou cette patrimonialité fantasmée, sont aussi le cas du cimetière militaire de Chaulnes, à l'occasion du choix d'implantation du 3èmeaéroport francilien, choix depuis lors abandonné. 3.4. L'identité
culturelle
Un autre élément favorisant l'apparition de conflits d'aménagement est l'tdentité culturelle.Charlier (1999), à propos des conflits environnementaux, a montré que la sensibilité aux atteintes à l'environnement était plus forte et les conflits plus nombreux dans les régions à forte identité culturelle (pays Basque, Catalogne, Alsace et Bretagne). Plus précisément, une forte identité favoriserait l'émergence d'une conflictualité environnementale, et en retour, celle-ci renforcerait le mouvement identitaire (Charlier, 1999 ; Kernalegenn, 2001). Cette rétroaction semble multiscalaire. A l'échelle de la Bretagne, les luttes antinucléaires suscitées par les projets de centrales au Pellerin ou à Plogoff durant les années 1975-1980 n'ont fait que renforcer un mouvement identitaire préexistant. Aussi, « le mouvement écologistebreton se for:geson identité à travers le mouvement culturel breton, etprqftte du travail de ce dernier qui a t'rééune consciencebretonne et donc une solidarité régionale. (...) Mais il semble aussi que la réciproque soit vraie, c'est-à-
dire que le mouvementécologistea renforcél'attachementà la Bretagne,et confirmévoirefait progresserl'identité bretonne» (I<::ernalegenn, 2001). « En fait, ily a desgens qui sont devenusplus bretonsaprès» (Conan et Laurent, 1981).
35
Le conflit participe ainsi au renforcement de la territorialité par un effet de lieu (Frémont et al., 1984), mais aussi au durcissement du conflit, accentuant la rupture identitaire « eux/nous », à laquelle font allusion Lafaye et Thévenot (1993). D'ailleurs, si l'on s'en tient aux propos de Dubet et Lapeyronnie (1992), le moindre intérêt des pouvoirs publics pour les espaces périphériques contribuerait au renforcement de l'identité culturelle et de la territorialité de leurs habitants. Donzel a montré, concernant le conflit du TGV Méditerranée, que les lieux focaux du conflit sont ceux où subsiste un contentieux important à l'égard de la politique de l'aménagement du territoire (Donzel, 1996). Les conflits autour de nombre d'aéroports existants rappellent l'influence de contentieux ressentis par les populations riveraines: construction cognitive d'une altérité extra-territoriale liée au sentiment d'abandon politique et de soutien inconditionnel des gouvernements successifs aux acteurs de l'aérien (Faburel, 2003a). 3.5.
En retour, une autre ledure du rôle des propriétés de l'aménagement
Certes, la conflictualité liée à tout projet d'aménagement est également fonction des propriétés de l'aménagement considéré, à savoir sa forme (linéaire ou surfacique), mais également sa nature. Ces propriétés interviennent dans la construction de proximités sociales, de mobilisations, des stratégies mises en œuvre par les associations... Toutefois, les facteurs identifiés de territorialité (supra) permettent d'opérer un retour sur le rôle de ces propriétés techniques et d'aller plus loin dans l'explication territoriale des proximités et mobilisations qui peuvent en découler. La forme de l'aménagementagit sur la territorialisation de la mobilisation. Un aménagement surfacique rend le processus de mobilisation plus aisé qu'un aménagement linéaire. En effet, lorsqu'un seul site d'implantation est envisagé, la construction du mouvement est facilitée par le caractère ponctuel de l'aménagement, clairement identifié par les contestataires. Surtout, l'aménagement surfacique active les ressources de communautés préconstitutées, fondées notamment sur des expériences communes du territoire. En revanche, dans le cas des aménagements linéaires, la démultiplication des foyers de mobilisation des tracés successivement envisagés donne lieu à une extension significative du conflit mais en ordre dispersé, de sorte que le passage à l'étape de la montée en généralité est plus laborieux. La nature même de l'aménagementimplique également des niveaux de proximité sociale et des degrés de mobilisation variables. Le cas le plus caractéristique est celui des équipements liés aux activités nucléaires. En effet, ils possèdent un niveau de globalisation très fort et peuvent ainsi mobiliser les foules au-delà d'une stricte représentation riveraine. Ce type d'aménagement rencontre 36
donc une opposition locale relayée par un réseau associatif pré-existant, à l'image du réseau « sortir du nucléaire », qui recensait 452 associations affiliées en 2001, réparties sur toute la France. La situation est différente pour les infrastructures de transports telles les TGV et les aéroports qui, bien que rejetées fortement à l'échelle locale, sont plutôt envisagées favorablement à l'échelle régionale en raison de leurs effets structurants potentiels à ce niveau scalaire (CREDOC, 1993). Toutefois, concernant les aéroports existants et les activités qu'ils accueillent, l'objet premier des tensions - nuisances sonores induites par les survols embrasse certes suffisamment de communautés pré-constituées mais surtout alimente un tel sentiment de déréliction (en partie lié aussi au fait que certaines aires aéroportuaires accueillent des populations modestes, peu disposées budgétairement à une mobilité aérienne) pour faire de la nature de tels équipements un facteur déterminant des réactivités locales et des formes de la mobilisation (Faburel, 2003a et c). La nature de l'aménagement, qui n'est pas sans lien avec son utilité socio-économique, influence donc l'acceptabilité sociale d'un projet et, de fait, les conditions d'émergence et l'intensité d'un conflit. Le processus de construction territoriale associé au conflit d'aménagement apparaît donc aussi influencé par les propriétés de l'espace-support du projet et les caractéristiques intrinsèques de l'infrastructure en débat, non pas dans leurs seules caractéristiques géo-fonctionnelles ou techniques, mais dans leur rencontre avec les territorialités concernées. Les observations déjà menées et les quelques acquis d'ores et déjà avancés sur l'influence de la territorialité dans l'acceptabilité des grands projets d'équipement, justifient de poursuivre l'effort de construction d'un cadre d'analyse pour de nouvelles investigations centrées sur le rôle des conflits dans les rapports circulaires qu'entretiennent projets d'aménagement et territoires vécus, appropriés, ancrés. C'est ce que la proposition suivante souhaite traduire. 4. PROPOSITION D'UN CADRE D'ANALYSE
EMPIRIQUE
Les résultats des recherches présentées précédemment ainsi que les acquis relatifs au rôle des facteurs de territorialité dans la compréhension des liens qui unissent projet d'équipement et territoires par l'épreuve des conflits, posent les bases pour une recherche plus approfondie sur le processus de construction territoriale associé au conflit d'aménagement. L'objet de cette partie est alors de présenter un cadre d'analyse de tels processus, en proposant quelques éléments d'un questionnement sous-jacent (4.1), les bases d'un appare.illage conceptuel (4.2), et en précisant plusieurs pré requis méthodologiques (4.3).
37
4.1. Questionnement territoires
sous-jacent aux liens ân'ulaires entre prqjets d'équipement et
Pour mémoire, le rapprochement entre les corpus mentionnés et les constats effectués a permis de concevoir la question transversale de notre propos, et ainsi une hypothèse centrale, demeurée jusqu'à ce jour dans l'ombre: certains des éléments d'appartenance au territoire, et de ses composants environnementaux, peuvent conditionner l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement. Et, en retour, cette conflictualité peut nourrir ou créer de nouvelles territorialités. De ces hypothèses et objets centraux, et surtout des acquis déjà produits en la matière, découlent trois registres de questions spécifiques, autour desquels, selon nous, toute tentative d'élucidation pourrait tourner. 1) Les catégories d'attributs qui composent conventionnellement tout territoire (existentielle-affective, géo-physique, et organisationnelle-politique) construisent la singularité d'un vécu social et spatial. Dans ces conditions, comment le territoire peut-il être créateur de conflits d'aménagement? Pourquoi certains territoires sont-ils plus réactifs que d'autres face aux projets d'aménagement? De quelle manière le vécu environnemental interagit-il ? Il convient ici de s'interroger sur la place de l'identité collective et sur celle du sentiment d'appartenance dans la genèse et le déroulement des conflits. A cette fin, et plus finement encore que les facteurs de légitimité territoriale présentés auparavant, ou encore les pratiques associatives examinées plus haut, des variables peuvent être observées. Les premières renvoient à l'équipement résidentiel des territoires, et plus précisément des variables d'ancienneté d'habitation, de trajectoires résidentielles des ménages... Concernant la construction identitaire et l'intensité du sentiment d'appartenance à cette identité, l'histoire locale, l'importance des symboles patrimoniaux, ou encore la fonction sociale des lieux remarquables sont des variables à intégrer. 2) Sur la base de cette mise en relief, un second groupe de questions porte sur la manière dont le conflit d'aménagement peut être créateur ou amplificateur de territorialité. Comment le conflit d'aménagement peut-il créer ou renforcer un sentiment d'appartenance? Une identité? Quels sont dès lors les effets de ces processus de territorialisation sur la conduite même des projets d'aménagement, les logiques d'acteurs, les enjeux de débat, leur évolution? 3) Enfin, les projets d'équipement sont souvent perçus par les populations locales comme une intrusion dans leur espace de vie. Comment, par une meilleure prise en compte des spécificités liées aux territoires d'accueil, des caractéristiques socio-environnementales, limiter ces «conflits d'échelles» et tendre vers sinon une acceptation, tout du moins une adhésion au 38
projet par la co-décision? Dans quelle mesure une spatialisation de la perception des futurs impacts environnementaux est-elle susceptible d'aider à modifier les pratiques de l'aménagement? Dès lors, quel est le territoire d'analyse d'un projet d'aménagement, son périmètre, ses composantes, ses enjeux de fonctionnalités, .. ? 4.2. Appareillage
con.-eptuel du ,'adre d'analYse
Le questionnement présenté ici s'appuie sur trois notions acceptabilité sociale et représentations sociales,
clefs: territoire,
Comme évoqué précédemment, le terme de territoire, tel qu'il est utilisé en géographie sociale, renvoie à cette déf1tÙtion minimale de «portion d'espa.-e appropriée par un groupe sodal pour assurer sa reproduction
et la satiifaction
de ses besoins
vitaux» (Le Berre, 1992). Il est le fruit de l'articulation de trois composantes facettes, existentielle (entité et identité territoriale), physique (propriétés naturelles et matérielles), et organisationnelle (rôle et propriétés des agents sociaux) et est également soumis à un certain nombre de contraintes 7 naturelles, historiques, économiques, sociales et physiques qui lui confèrent son originalité et qui le différencient des autres territoires (Marchand, 1986). Le territoire renvoie donc aussi à la place de l'identité collective, du sentiment d'appartenance ou des pratiques territoriales sur l'acceptabilité sociale de l'équipement en débat (Di Méo, 1998). On appelle ici acceptabilitésodalele consentement d'un groupe social à recevoir à proximité de son lieu de vie un aménagement. Différents travaux réalisés sur l'acceptabilité sociale des innovations techniques, sur l'acceptabilité des risques naturels et technologiques ou encore sur la diffusion spatiale de phénomène comme le VIH sont en mesure d'apporter des éclairages essentiels, au point même de questionner la normativité de ce terme devenu omniprésent chez les donneurs d'ordre du monde de l'équipement. Les travaux anglo-saxons centrés sur les conditions sociales de la réception sociale d'innovations technologiques peuvent ici être d'une grande aide, notamment les travaux de Bonb et Lau (chercheurs au CSEC), ainsi que Beck. L'élargissement des formes traditionnelles de l'expertise, le rapprochement des savoirs, passe pour eux par la nécessaire complémentarité entre inventions technique et inventions culturelles (Beck, BonD (dir.), 2001),
7 Pour J-P. Marchand, la contrainte peut être positive ou négative pour la mise en valeur du territoire, Certaines contraintes négatives peuvent devenir positives avec les progrès techniques et technologlques.
39
représentations soàales interviennent comme une variable intermédiaire médiatisant les liens entre le sujet, un groupe social et leur contexte spatial (Félonneau, 2003). L'acceptabilité sociale d'un aménagement est fonction des représentations sociales des individus dans un contexte territorial donné (Félonneau, op. àt., utilise parfois le terme de représentationssoào-spatiales).Une analyse de telles représentations implique donc le recours à des concepts, méthodes et outils de la psychologie ou de la sociologie de l'environnement, comme les cartes mentales (Moser et Weiss, 2003). Les
La mise en relation de ces trois notions clefs est présentée dans la figure 4. Figure 4. Modèle conceptuel
de la recherche
/
~BAC
: I I I I I
TERRITOIRE
~
: : I
sociale Perception
I
acceptation
Adaptation
éval~:tion
t
if
,ociales
II(
Temps:
Stratégie,
re us
(ïit, VOIce' free-rider)
J l
I
Repré,entations
: I I I I
Acceptabilité
Temft; _
:
.
I
.1
:: I I
~~:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::_~ Les attributs objectif, du projet d'aménagement ,ont perçus et évalué, via un systéme de repré,enrarians ,aciales. En réponse à ce processus, les comportements de, individu, diffèrent: certains ,'adaptent et restent ,ur place, d'autre, mettent en place des stratégie, pour raire race au projet: exit (départ), voice (manifestation I mobilisation) et free.riderfpassager clandestin). En retour, le, comportements ont un effet sur différents éléments du ,ystème et en particlulersur le, dynamique, territoire en question ,'inscrit dans
territoriales. Ce processus une dynamique temporelle
se déroule dans un contexte socio-'patial particulier (passée, pré,ente, fUlUre) et est relié rétroactivemenr
à un moment donné. Cependant. aux autres échelles spatiales.
le
So"''':A<M"d'K'"'t200S.d..'..~"''''',h''''.~''.
4.3. Positionnement méthodologique
La méthodologie, fondée sur une approche hypothético-déductive, doit s'appuyer sur des études de cas. Pour mener les observations nécessaires, il convient de puiser dans la boîte à outils de la géographie, de la psychologie et de la sociologie, notamment en recourrant aux cartes mentales en appui à la réalisation d'entretiens semi-directifs, avec pour complément éventuel des processus délibératifs, tout ceci avec des habitants concemés8. La carte mentale est envisagée ici comme un outil complémentaire à une analyse stratégique 8 Concernement : « se sent concernée, toute personne qui est affectée par des situations, voire qui adhère à des modes de vie qu'elle cultive... La notion de concernement est indissociable, par conséquent, de l'intentionnalité de l'action et des fInalités que les hommes poursuivent: les objets ou non-humains ne sont que des mobiles auxquels on s'associe pour prendre ancrage et passer du projet à sa réalisation. » (M. Callan).
40
(Ollagnon, 1989; Mermet, 1992; Le Goasgoz, Abraham, 2000) afm d'améliorer notre connaissance des représentations des acteurs du conflit et ainsi dresser une géopolitiquedes conflits. Si l'on se réfère aux réflexions de Gumuchian (2004), le recours aux cartes mentales nécessite d'avoir trois éléments importants à l'esprit. Il s'agit tout d'abord de représentations mentales de l'environnement géographique d'un individu dont l'élaboration renvoie à l'ensemble des activités cognitives qui permet à chacun d'entre nous de sélectionner et de manipuler les informations ayant trait à l'environnement spatial. Ensuite, les cartes mentales doivent être considérées sous un angle dynamique en tant que processus, produit en perpétuel devenir dont la richesse est intimement liée à l'appartenance sociale de l'individu sollicité. Enfin, la carte mentale est la manifestation d'une territorialité relationnelle d'ensemble puisqu'il y est question d'une survalorisation ou d'une sous valorisation de certains éléments de cet espace. La consigne pour la réalisation de la carte mentale est la suivante: « représentez sur cette feuille un croquis cartographique de l'espace autour du lieu d'implantation du projet ». Afm de ne pas orienter les représentations, le fond de page est vierge et il n'est fait référence à aucune échelle de réflexion. Les entretiens semi-directifs servent, subséquemment, à mettre en verbe certaines des dimensions affectives voire plus largement existentielles des pratiques et représentations de l'espace livrées sur les cartes. Surtout, des processus délibératifs (par exemple des «focus groups», cf. Morgan, 1988 et surtout IZrueger, Casey, 2000), aident à mettre à jour, par échanges, négociations, donc interactions (confrontation d'expériences personnelles des territoires, mise en récit collectif de vécus et les logiques communes...) des représentations collectives, territorialisées, et ainsi certains ressorts partagés de territorialités et identités de groupes (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). CONCLUSION
Intéressés par une forme particulière de conflits d'usages, i.e. les conflits liés aux projets d'équipements lourds, particulièrement de transports (aéroports, TGV. ..), qui affectent les espaces périurbains et/ou agricoles, nous avons fixé deux hypothèses, à la suite des nombreuses recherches menées sur le thème des conflits d'aménagement et des zones d'ombre scientifiques qui pouvaient subsister: certains des éléments d'appartenance au territoire et d'identification à ses composants environnementaux, peuvent conditionner l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement;
41
en retour, la conflictualité qui, puisant dans ces ressorts territoriaux, leurs composants environnementaux, peut découler de tels projets, peut nourrir ou créer de nouvelles territorialités, pouvant justifier une lecture plus circulaire que linéaire entre projet d'équipement et territoires. Le test de ces hypothèses a été mené en deux temps. Tout d'abord, il a pu être montré, sur la base d'un état de l'art général, comment les conflits pouvaient en fait, par l'événement spatial qu'ils constituent, par la proximité territoriale qu'ils actualisent, ou encore par les attributs environnementaux territorialisés dont les mobilisations associatives s'emparent, laisser entrevoir de nouveaux territoires et constituer alors des épreuves privilégiées pour analyser les relations entre espace et sociétés. Ces premiers résultats tirés de la littérature foisonnante sur les conflits d'aménagement, mais majoritairement centrée sur les procédures de régulation (ex: débat public), nous ont incité à poursuivre l'effort d'élucidation. Quelques travaux de recherche que nous avions déjà menés, et d'autres abordant indirectement ce questionnement, permettaient de prétendre poursuivre cet objectif. Ces travaux ont alors montré comment les conflits d'aménagement pouvaient aider à révéler l'attachement symbolique, politique et matériel à un espace et la capacité des territoires à entrée dans l'arène publique comme objet partie prenante de toute controverse socio-technique. En d'autres termes, des territorialités, concept essentiel à notre démarche (vécus, attachements, ancrages.. .), influeraient sur l'acceptabilité ou le rejet d'un projet d'équipement lourd. De manière plus opératoire, quelques-uns des facteurs structurants de ces territorialités pourraient s'affirmer comme des marqueurs, voire indicateurs, pour entrevoir le potentiel de réaction des habitants: les réseaux de sociabilité, le proftl socio-professionnel des habitants, la dimension patrimoniale et l'identité du ou des territoires. Ces facteurs aident à minima à comprendre que les seules propriétés physiques de l'espace-support du projet ou que les caractéristiques techniques intrinsèques de l'infrastructure en débat ne permettent pas seules d'entrevoir ces réactions. A l'occasion des débats et conflits, ces propriétés et caractéristiques sont codées par les territoires et les territorialités auxquelles ils donnent lieu. A la suite de cette première validation, nous proposons un modèle d'analyse, qui, appuyé sur ces hypothèses de travail, approfondit les questionnements sous-jacents (ex: équipement résidentiel des territoires et son historicité), concepts essentiels pour y répondre (territoire et territorialité, acceptabilité...) et dispositifs méthodologiques peut-être à ce jour les mieux adaptés (emboîtement de cartes mentales et processus délibératifs). 42
En fait, comprendre l'acceptabilité sociale d'un aménagement, qui plus est en débat, et alors les modalités de son insertion territoriale, nécessite selon nous de connaître le rôle des perceptions et représentations socio-spatiales qu'il forge et en retour participent de sa fondation sociocognitive, pour alors saisir leur fonction dans l'émergence et le déroulement des conflits (ex: construction des argumentaires et logiques). Ceci apparaît comme un passage obligé en vue de renseigner les interactions potentiellement multiples et rétroactives entre territoires, environnement et conflits, et de ce fait, dans une perspective de développement durable des territoires, un pré requis à la compréhension des conflits d'aménagement à forte dimension environnementale. Ce modèle d'analyse proposé en fin de document, applicable ex ante de projets ou lors de conflits compris comme de véritables fenêtres d'observation de l'ancrage territorial et de ses contours géographiques, souhaite y œuvrer. Mais cela implique également de reconsidérer la place des territoires dans les pratiques de l'aménagement, et particulièrement de considérer leur rôle dans les conflits et controverses territorialisés. Ce modèle est à ce jour en cours d'application pour l'ADEME, concernant le projet de nouvel aéroport Notre Dame des Landes, et celui de centre technique d'enfouissement des déchets ménagers. REFERENCES Beck D., BonB W. (dir.) (2001), Die ModernisierungderModerne, Francfort, Suhrkamp. Blatrix C. (1997a), « La loi Barnier et débat public: quelle place pour les associations ?», Ecologieet Politique,n021, pp 77-92. Blatrix C. (1997b), « Faut-il un public à l'enquête publique? Les paradoxes d'une procédure de démocratie participative », Techniques, Territoireset Sociétés,n034, pp. 101110. Blessig E. (2003), Rapport d'Information sur la gestion des déchets ménagers sur le territoire, Assemblée Nationale, 136 p. Boltanski L., Thévenot Gallimard, 483 p.
L. (1991), De la justification, les économiesde la grandeur, Paris,
Boullier D. (2001), Derrière chez moi... l'intérêtgénéral. Le bois de Soeuvns à Rennes, Paris, Textuel, 96 p. Cadène P. (1982), « Collectivités rurales et résistances à l'intégration: la construction de l'autoroute des Deux Mers au nord de Toulouse », Revue Géographiquedes Pyrénéeset du sud-ouest,tome 53, pp. 105-127. Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratietechnique,Paris, Le Seuil, 358 p.
43
Charlier B. (1999), La défensede l'environnement: entre espaceet territoire,thèse de doctorat, Université de Pau et des Pays de l'Adour, 753 p. Commissariat Général du Plan (avril 2004), La politique du servicepublic des déchetsménagers et assimilés,synthèse du rapport de l'instance d'évaluation présidée par J.L. Dufeigneux, 4p. Conan R., Laurent M. (1981), Femmes de Plogoff,Quimperlé, Editions La Digitale, 143 p. Coser L.A.(1982), Lesfonctions du cotiflitsocial,PUF, Paris, 183 p. (traduit de l'anglais The functions rifsocialconflicts,1956). CREDOC
(1993), ConsommationModes de Vie, n076, 4 p.
Crozier M., Friedberg E. (1977), L'acteur et le J)lstème,Paris, Éditions du Seuil, 500 p. Daniel Yankelovich Group (1990), Public attitudes towardpeople with chronicmental illness: executivesummary, The Robert Wood Johnson Foundation, Princeton. Dear M. (1993), « Comprendre et surmonter le syndrome Nimby», 2001 Plus, revue du Centre de Prospective et de Veille Scientifique de la DRAST, lYIinistère de l'Equipement, n027, juillet 1993, pp. 2-20. Di Méo G. (1994), «Patrimoine Sociétés,n078, pp. 15-34.
et territoire, une parenté conceptuelle », Espaces et
Di Méo G. (1998), Géographiesocialeet territoires,Paris, Nathan, 317 p. Donzel A. (mai 1996), «L'acceptabilité sociale des projets d'infrastructure: du TGV Méditerranée », Techniques,Territoireset Sociétés,n031, pp 61-71.
l'exemple
Dubet F., Lapeyronnie D. (1992), Les quartiersd'exil, Paris, Le Seuil. Dziedzicki J.-M. (2001), Gestion des conflits d'aménagementde l'espace: quelleplace pour les processusde médiation ?, doctorat en aménagement de l'espace et urbanisme, Université de Tours
/
CESA, 443 p.
EPEES (Ecole Doctorale Structures et Dynamiques spatial », L'Espace Géographique,n03, pp. 193-199.
Spatiales) (2000), « Evénement
Faburel G. (2001), Le bruit des avions: évaluation du coût sociaL Entre aéroportet territoires, Paris, Ed. Presses de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, septembre, 352 p. Faburel G. (2003 a), « Le bruit des avions, facteur de révélation et de construction territoires », l'Espace Géographique,n03, pp. 205-223.
des
Faburel G. (2003 b), « Lorsque les territoires locaux entrent dans l'arène publique. Comparaison internationale des conflits liés au bruit des avions », Espaces et Sociétés, n0115, pp. 123-146. Faburel G. (2003 c), Les cotiflitsaéroportuairesaux Etats-Unis. Lorsque l'approchetechniquede l'environnementconduitles aéroportsdans desimpasses.Bilan du sijour de rechercheau M.I. T. 20012002, Rapport final du CRETEIL, pour le Programme Environnement, Vie et Société du CNRS, mai, 79 p., hors annexes.
44
Felonneau M.L. (2003), « Les représentations sociales dans le champ de l'environnement », in Moser G. et Weiss K. (coord.), Espaces de vie.Aspects de la relation homme-environnement,pp. 145-176. Frémont A. (1976), La région,espacevécu,PUF, Paris, 288 p. Gaussier N. (1995), « Vers une formulation spatiale du nim/ry», Centre d'Economie Régionale, Université de Droit, d'Economie et des sciences d'Aix-Marseille III, 23p. Hall ET. (1971), La dimension cachée,Paris, Le Seuil, 253 p., traduction dimension,Garden Cityn New York, Doubleday, 217 p.
de The hidden
Jobert A. (1998), «L'aménagement en politique ou ce que le syndrome Nimby nous dit de l'intérêt général », Politix, n042, pp 67-92. Kemalegenn T. (2001), Les chemins bretons de l'écologie.Les luttes écologistesdans le Finistère (1967-1981), mémoire de maîtrise en histoire, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 203 p. Krueger R. A., Casey M. A.. (2000), Focus Groups: a Practical Guide for Applied Rmarch, Londres, Sage, 215 p. Lafaye C. Et Thévenot L. (1993), «Une justification écologique? l'aménagement de la nature », Revuefrançaise de sociologie,n04, pp 495-524. Lake R. W. (1993), "Rethinking volume 210, pp. 87-93.
Conflits dans
Nimby", Journal of the American Planning Association,
Lascoumes P. (1994), L'éco-pouvoir,environnementset politiques, Editions La Découverte, Paris, 320 p. Le Berre M. (1995), «Territoires », Enryclopédiede la Géographie,Paris, Economica, 601-622.
pp.
Le Floch Y. (2000), Approche spatiale et quantitative des risques de conflits entre riverains et maîtres d'ouvragesautoroutiers. Détermination d'une mesure de la gêne induite en fonction de la distance à l'ouvrage,. modèle association de localisation de tracé, thèse de doctorat en Aménagement, Université de Tours, 241 p. Le Goascoz M-H., Abraham B. (2000), « Processus de gestion de l'environnement l'échelle locale », Norois, n0185, pp. 41-52.
à
Lecourt A. (1999), «La cartographie de la contestation au projet d'une grande infrastructure: une source complémentaire pour restreindre les conflits? », Norois, n0182, pp. 359-364. Lecourt A. (2003), Les conflits d'aménagement: analYse théorique et pratique à partir du cas breton,thèse de doctorat en géographie, aménagement de l'espace-urbanisme, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 361 p. Lecourt A. (2004), «Entrer en politique pour défendre son jardin: une analyse des conflits d'aménagement », Cosmopolitiques.Cahiers théoriquespour l'écologiepolitique, numéro thématique « aimons la ville », n07, pp. 176-186.
45
Lecourt A., Baudelle G. (2004), «Planning conflicts and social proximity: a reassessment », InternationalJournal of Sustainable Development (Inderscience Enterprises), vol. 7(3), pp. 287-30l. Leroux M. et Amphoux P. (coll. Bardyn J-L.), (2002), Vers une charte intersonique. Préfigurationd'un outil interactif de diagnosticet de gestion des représentationsde la gêne dans un .rystèmed'acteurs,Rapport du laboratoire CRESSON pour l'ADEME, Recherche menée dans le cadre du programme CDE du ~1ATE, février, 104 p. Lolive J. (1997), «La montée en généralité pour sortir du Nimby, la mobilisation associative contre le TGV Méditerranéen », Politix, n039, pp 109-130. Lolive J., Tricot A. (2000), La constitution d'une expertise environnementaletransalpine et sa portée sur la conduite desprqjets en France, rapport final de recherche pour le Prédit 19962000, programme « Evaluation - Décision », 82 p. Lussault M. (1995), «L'objet environnemental Médite1Tanéennes,n01/1995, pp 75-9l.
dans l'action territoriale », Montagnes
Melé P., Larme C, Rosemberg M. (coord.) (2003), Conflits et territoires,Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 224 p. Mermet L. (1992), Stratégies pour la gestion de l'environnement, L'Harmattan, Moles A., Rohmer
E. (1972), P.rychologiede l'espace, Paris, Casterman,
Paris, 207 p.
163 p.
Mollard A., Torre A. (2004), "Proximity, territory and sustainable management at the locallevel: an introduction", InternationalJournal of Sustainable Development,pp. 221-236. Monroy M., Fournier A. (1997), Figures du conflit. Une analYse .rystémiquedes situations conflictuelles,PUF, Paris, 221 p. Morgan D. L., 1998, Focus Group Kit, Londres, Sage, 6 vol. Moser G., Weiss K. (2003), Espaces de vie.Aspects de la relationhomme-environnement,Paris, Armand Colin, 399 p. Ollagnon H. (1989), « Une approche patrimoniale de la qualité du milieu naturel », in Jollivet M., Mathieu N. (coord.), Du rural à l'environnement. La question de la nature at!fourd'hui,Paris, L'Harmattan, pp. 258-268. Ollivro J. (1997), « Spécificité des impacts et particularisme Méditerranée », Géographie et Cultures, n022, pp. 65-92.
culturel:
l'exemple
du TGV
OIson M. (1978), Logique de l'action collective,Paris, PUF, Coll. « Sociologies », traduction française, 199 p. Perrier-Comet Ph. (dir.) (2002), A qui appartient l'espacerural ?, Éditions de l'Aube, La Tour d'Aigues, 141 p. Revel M., Blatrix C, Blondiaux L., Fourniau J-M. (coord.) (2007), Le débatpublic: une expériencefrançaise de démocratieparticipative,La Découverte, 412 p.
46
Rui Sandrine (1997), « L'entrée en concertation, Écologieet Politique, n021, p. 27-42.
une expérience
démocratique?
»,
Subra P. (2007), Géopolitiquede l'aménagementdu territoire,Armand Colin, 326 p. Tapie-Grime M. (1997), « Le nimry, une ressource Politique,n021, pp 13-26.
de démocratisation»,
Ecologie et
Thévenot L. (2006), L'action au pluriel: sociologiedes régimesd'engagement,La Découverte, 310 p. Torre A, Caron A (2002), « Conflits d'usage et de voisinage dans les espaces ruraux», Sciencesde la Société,n057, 95-113 Tricot A (1996), «La mise à l'épreuve d'un projet par son milieu associé: analyse des controverses du projet autoroutier A8 bis», TechniquesTerritoireset Sociétés,Ministère de l'aménagement du territoire, de l'Equipement et des Transports, pp 157-178. Turco A (1995), « Environnement et discours identitaire dans l'Apennin contemporain», MontagnesMéditerranéennes,n01/1995, pp 53-60. Wolff J-P. (2000), « Politiques des mobilités à Angers: Norois, n0185, pp 77-87.
47
abruzzais
des conflits aux territoires»,
CHAPITRE DES CONFLITS REVELATEURS PROJET DE PAYSAGE.
2
DE LA TERRITORIALISATION EXEMPLES LIGERIENS.
DU
---_.-
Hervé DAVODEAU
« Le patrimoine apparaît souvent tOmme une notion tOnsensuelle instituant, à partir d'un rapport partagé à l'histoire et à la mémoire, un nouveau rype de bien commun. C'est une valeur qui semble at-!jourd'huiprésente dans toute la société. Alors, pourquoi s'intéresser au
patrimoine sous l'angledes ronflits?» (Melé, 2005). Et pourquoi s'intéresserait-on au paysage sous l'angle des conflits? Le paysage n'est-il pas au moins aussi consensuel que le patrimoine? D'ailleurs ne pouvons-nous pas utiliser indifféremment les deux termes dans cette citation? Comment les dissocier au moment où le paysage est englobé tout entier (au-delà des paysages exceptionnels) dans la sphère (élargie) du patrimoine: «Le pqysageest constitutifdu patrimoine commun de la nation» (loi de 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement). Nation renvoie au territoire, lui-même reconnu patrimoine: « Le tem'toirefranfws est lepatrimoine communde la Nation» (loi de 1983 relative à la répartition des compétences entre collectivités territoriales). Les travaux récents de géographie humaine contribuent à mieux positionner chacun de ces termes (paysage, territoire, patrimoine) pour mieux les articuler, Ainsi, dans le sillage de Di Méo ayant souligné la «parenté ronceptuelle»entre territoire et patrimoine (Di Méo, 1995), un certain nombre de recherches (en particulier dans le courant de la géographie sociale) articulent la réflexion sur le patrimoine aux questions du marquage et de l'appropriation de l'espace. Ces travaux s'appuient en particulier sur l'analyse des politiques patrimoniales (Barbas, Veschambre, 2003) au sein desquelles émergent aujourd'hui les politiques publiques du paysage que nous avons cherché à analyser dans une thèse soutenue il y a quelques années (Davodeau, 2003). Nous utiliserons donc cette matière pour aborder la question des conflits en prenant appui sur un
certain nombre de cas d'étude choisis dans l'Ouest de la France, en Pays de la Loire. Face aux nombreux apports sur les conflits, l'objectif de cet article est de démontrer l'intérêt de l'entrée paysagère pour aborder cette question de recherche. Les cas d'étude présentés dans la première partie du texte donneront matière à une réflexion sur la territorialité et le projet de paysage.
1. L'ENJEU
DU PAYSAGE AU CENTRE
DE NOMBREUX
CONFLITS
,. ,. Avrillé : de la « ville parc )) à la « ville bocage ))
Dans la première couronne angevine, Avrillé s'est longtemps positionnée comme une ville résidentielle cherchant à attirer une population aisée; le slogan «Avrillé ville parc» exprimait cette politique qui s'est traduite par le premier grand lotissement de la commune, le quartier du Parc de La Haye construit à proximité de l'étang Saint-Nicolas dans les années 50. Cependant, en 1994, la commune s'est lancée dans l'élaboration d'un plan de paysage pour repenser son développement (et sa communication) : cette image était-elle partagée par les habitants, fallait-il en proposer une autre? L'expertise a souligné alors la limite de l'identité « villeparc» (elle a du sens pour le lotissement du Parc de La Haye mais guère au-delà) et la fragilité même d'une identité communale homogène dans la mesure où les habitants semblaient plus attachés à leur quartier qu'à leur ville: Avrillé est une mosaïque urbaine constituée par une logique d'îlots par lesquels la ville se constitue au fur et à mesure de son extension sur les terres agricoles. Cette logique de libération de parcelles par mailles s'explique par le paysage agricole bocager. Ainsi, à la trame bocagère initiale se substitue progressivement une trame bâtie qui se calque sur cette structure. La réflexion paysagère proposait de faire ressortir la trame bocagère dans le tissu urbain comme principe générateur et unificateur de la composition urbaine. Pour favoriser la conservation des arbres dans les parcelles et les alignements entre les parcelles, un arrêté municipal (14 septembre 1993) interdit aux propriétaires du quartier du Parc de La Haye tout déboisement ou abattage d'arbre au-delà des 3 mètres autour des constructions sans autorisation préalable (du maire). La Préfecture de Maine-et-Loire a considéré ce document comme un abus de pouvoir caractéristique: elle en a donc demandé le retrait mais sans entamer de procédure judiciaire contre la commune. En janvier 2003 (10 ans après), l'arrêté était toujours en vigueur lorsque l'ancien directeur des services techniques (récemment retraité) nous avouait ce litige qui, bien que n'ayant pas (encore) donné lieu à de véritables conflits avec les propriétaires, offre tout de même un terrain assez favorable... comme c'est le cas plus au nord, à la Z.A.C de l'Etang (un des quartiers les plus récents). Ici, la 50
politique paysagère s'est traduite par un règlement de lotissement dont l'un des objectifs vise à ce que la préservation des haies bocagères ne conduise pas pour autant à un cloisonnement des parcelles comme dans certains lotissements des années 70-80 où les haies de thuyas compartimentent très fortement l'espace. Le principe d'aménagement consiste donc à maintenir les clôtures en limite de façade des bâtiments, et non en limite de parcelle; le procédé permet de dégager l'espace public perçu depuis la voie car la séparation espace public / espace privé est seulement matérialisée par une bordure presque invisible (d'autant que la plupart du temps les parties de chaque côté sont engazonnées). Malgré tout, les habitants outrepassent souvent la règle en édifiant de petits murets (d'une vingtaine de centimètres de hauteur) que la municipalité tolère tant qu'ils ne remettent pas en cause le principe d'organisation du lotissement. Ce ne fut pas le cas d'un propriétaire qui a été contraint de démonter la clôture qu'il avait installée en limite de la voie publique pour protéger ses enfants du passage automobile. En effet, en donnant l'illusion d'un élargissement de l'espace public, cette règle paysagère a aussi contribué à sécuriser l'automobiliste et par voie de conséquence à augmenter la vitesse de circulation.
Arbre remarquable à préserver d'AvriUé (HD, 2003).
dans
un lotissement
« Partie de territoire te/le qm perçue (...)>> (convention européenne du paysage), le paysage est un patrimoine commun dont la gestion est progressivement prise en charge par les collectivités territoriales. L'un des enjeux de cette gestion consiste à trouver une marge de manœuvre pour intervenir au-delà de l'espace public, limite fictive à laquelle ne s'arrête pas le paysage. Les procédés mis en œuvre à cette fin peuvent alors être vécus par les propriétaires comme une forme d'ingérence. Dans ce cas, la gestion paysagère peut être productrice de conflits.
1.2. L'AIl
à Avrillé:
autoroute contre les pcrysages ou « autoroute pcrysagère)) ?
« Notre commune aura le triste privilège d'être la seule ville traverséepar l'A Il entre Paris et
Nantes. C'est un boulevardpériphériqueque sefait pcryerla VIlled'Angers par l'Etat et Coftroute » (le maire d'A vrillé, Le Monde, 09/06/1999). Les travaux du contournement Nord d'Angers par l'All sont aujourd'hui presque achevés. Ce projet a néanmoins longtemps été combattu par l'association CACTUS (Coordination des Associations Contre le Tracé Urbain Sud) qui, dans un premier temps, s'était opposée au choix d'un tracé rejeté à 94 % par la population d'A vrillé (référendum local en 1992). Cependant, lorsqu'en avril 1998 le Conseil d'Etat a rejeté le recours de l'association, les 51
opposants ont été conduits à modifier leur stratégie et ont décidé d'œuvrer dorénavant à la promotion des meilleures solutions techniques pour rendre la traversée de la ville la moins traumatisante possible: CACTUS négocie la solution du tunnel dans la traversée la plus urbaine d'A vrillé. Parmi les arguments mis en avant par l'association, le recours au paysage a été fréquemment utilisé: l'autoroute est présentée comme une menace pour les paysages bocagers de la vallée du Brionneau, une «vallée t'hampêtre,tYpique du bot'ageangevin avet' ses haies vives, son ruisseau, ses bassesprairies et ses vieux murs d'ardoises» (Ouest-France du 08/05/2000). Pour appuyer leurs revendications, les opposants rappellent que l'étang Saint-Nicolas et ses pourtours sont déclarés (( zone naturelle d'intérêt pc!ysager et ét:Ologique»dans le Schéma Directeur de l'agglomération angevine. Ils essaient même (en vain) d'intégrer le Brionneau et sa vallée en amont de l'étang Saint-Nicolas à l'inventaire régional des sites naturels (Courrier de l'Ouest du 11/05/2000) en s'appuyant sur la présence de monuments déjà classés à proximité. Pour autant, le discours sur les paysages n'aura pas été confisqué par les opposants. Le « Livre blant'» où sont consignés les principes qui guident la réalisation de l'infrastructure, développe également un argumentaire paysager... excessivement optimiste pour la presse locale qui en rendra compte sur un ton souvent très ironique, moquant une autoroute qui aura même été présentée comme une « autoroutejardin » : « Ce Pc!ysd'élevageet sa trame arboréese donnerontpour partie à voir depuis une autoroutequi ne s'estpas ent'ore totalement enfonde et qui est dont' susœptible de générer un dialoguepc!ysager» (.. .), l'autoroute fournira une «possibilité de ret'ompositionurbaine entre les quartiers», l'arrivée des usagers sur les basses vallées angevines « doit êtreun véritableévénement pc!ysager»,comme le nouveau pont qui est « une véritablerespirationavet'la f7'vièreet la ville historique ». Camp de l'association CACTUS installé sur un giratoire d'Avrillé (HD,2003) Les grands équipements sont souvent des éléments déclencheurs de conflits. Les riverains se mobilisent contre l'infrastructure en construisant un argumentaire qui peut convoquer le paysage. Mais là notion est suffisamment souple pour être aussi utilisée par les promoteurs de l'ouvrage...
52
1.3. Saint-Léger-des-Bois:
(( l'identité rurale des pqysages ))
Dans cette commune de la deuxième couronne angevine, les élus locaux souhaitaient utiliser la révision du POS (2000) pour y intégrer une dimension paysagère (le maire est paysagiste). Cette démarche paysagère était aussi l'occasion de prolonger les réflexions menées dans le cadre du Plan de Développement Durable (PDD) réalisé sur la frange ouest de l'agglomération à la fin des années 90 et qui abordait les enjeux des dynamiques des paysages ruraux (diminution du nombre d'exploitations agricoles, tendance à l'intensification des systèmes de production, crainte du boisement le long de la vallée de la Coudre qui traverse d'Est en Ouest le territoire communal) et ceux du maintien d'une identité rurale face à la pression urbaine renforcée par la proximité de l'Al1. Lorsqu'il s'est agit de trouver les modalités pour répondre à la volonté des élus locaux de protéger les haies bocagères, les représentants agricoles départementaux ont refusé d'inscrire dans le POS les haies au titre des « espacesboisésclassés» (possibilité offertes par la loi paysage de 1993). Opposés à toute contrainte réglementaire, ils ont seulement toléré que le plan de zonage identifie un « maillage structurant» sans valeur juridique. Sur cette même commune, un conflit ouvert s'est déclenché à propos de la ZAD (zone d'aménagement différé) de l'agglomération projetée sur une forêt privée et ses abords. Les riverains se sont mobilisés pour lutter contre ce projet qui, à long terme, prévoit une ouverture au public de cette forêt périurbaine et nécessitera des expropriations sur les terres agricoles. Ce conflit freine aujourd'hui la réalisation du sentier communal (l'une des mesures paysagères du POS) devant anticiper l'ouverture de la forêt en proposant un accès à celle-ci depuis le bourg. Trogne et fée Viviane, sculptures symbolisant le bocage et la forêt (RD, 2003). La négociation et les compromis sont indispensables pour étendre à l'échelle territoriale (communale ou intercommunale) un projet de paysage plus facilement maîtrisable à l'échelle des parcs et jardins (ici l'espace public de la « coulée verte» à StLéger-des-Bois).
1.4. La levée de la Loire:
digue ou route panoramique?
La grande levée de la Loire est une route longeant le fleuve entre Angers et Saumur et qui est construite sur une digue édifiée à partir du XIIème siècle. En janvier 1995, à la demande du département de Maine-et-Loire, a été réalisé un diagnostic de l'ouvrage qui a montré l'absence de risque imminent mais l'obligation de réaliser « des travaux de mnfortement localisés». Dans le cadre 53
du Plan de Prévention des Risques du Val d'Authion (PPR) et du Plan Loire Grandeur Nature, le Conseil Général de Maine-et-Loire a alors engagé des travaux pour renforcer l'ouvrage. Contre les préconisations de l'Etat (consolidations en pied de levée de chaque côté de l'ouvrage), s'est constitué un collectif de propriétaires du pied de levée (Association pour la Sécurité et la Protection des Riverains des bords de la Loire) pour s'opposer aux travaux prévus côté val (Val d'Authion) car la pente prévue pour soulager la levée empiètera sur leurs terrains. Ils ne critiquent pas le renforcement en lui-même (il les protège) mais les solutions techniques proposées par l'Etat. D'après eux, les autorités privilégient les travaux côté Val par souci d'économie: « une logique économique au détriment des droits des riverains qui vont subir une dépréàation
de leurs biens
et de leur qualité de vie ». L'association a utilisé l'argument du paysage pour alerter la population: « Cette étude graphique (photographies ci-dessous) illustre l'impact du prqjet de retiforcement de la levée de la Loire sur l'environnement pqysager de la route touristique entre Angers et Varennes-sur-Loire. L'attrait de la levée qui longe lefleuve serait affecté àjamais par ceprqjet technique lourdement traumatisant dans la traversée du Maineet-Loire alors que des solutions moins invalidantes ont été retenues en Indre-et-Loire. L'A.S.P.RL lutte pour préserver le mradère unique de ce pqysage. Si vous souhaitez ,'ontribuer à notre effort, adhérez à l'Assoàation en nous adressant vos coordonnées et vos cotisations» (document A.S.P.R.L).
La levée avant (gauche) et après (droite) les travaux selon l'ASPRL. Devenu patrimoine, le recours paysage permet une « montée en généralité»: « cette capacité à mettre en rapport des choses particulières et des entités générale caractérise les instruments de justification légitime que se sont forgées les communautés politiques» (Lafaye et Thévenot, 1993).
1.5. PNR
de Brière: (( des verrues dans le pqysage ))
En 2002, le Parc Naturel Régional de Brière et la D.I.RE.N des Pays de la Loire a commandé à un bureau d'études d'architectes-paysagistes nantais une charte paysagère devant permettre d'identifier des enjeux paysagers sur le territoire du parc et de proposer des recommandations. C'est lorsqu'il découvre dans la charte sa ferme photographiée et légendée «problème d'intégration de bâtiments agricoles.là élevageavicoleà l'Angle Bertho (M.issillac)) en illustration d'un texte
54
qui dénonce « l'aspect de vermepcrysagère»des bâtiments agricoles (p. 151) que notre interlocuteur (entretien du 13/12/2002) décide de constituer un collectif d'agriculteurs pour s'opposer au document. Celui-ci est alors perçu comme une atteinte au droit de propriété (<
Problème posé: située à proximité du départ de l'itinéraire, cette vue marque négativement le pCfJsage, d'autant plus que le corps de ferme ancien pourrait être mis en valeur. Suggestion d'aménagement: il faudrait sensibiliser un hangar
le propriétaire '!fin qu'il dans des matériaux plus
et qu'il dissimule Coût
estimé:
le matériel
100 000
construise adéquats,
agricole.
F JJ.
2. PAYSAGE ET TERRITORIALITE 2.1. Conflits, pcrysage et territorialité
La dimension perceptive est une clé de lecture essentielle pour interpréter les situations de conflits que nous avons rapportées. Si les limites du paysage sont celles d'un champ visuel à partir d'un point de vue donné, le champ de l'intervention paysagère couvre tous les espaces, privés comme publics. De ce fait, les conflits de paysage sont avant tout l'expression de tensions entre des propriétaires privés et une autorité publique et cette friction entre espace public et espace privé est favorisée par la reconnaissance de la valeur patrimoniale du paysage qui en fait un bien collectif légitimant l'intervention de la puissance publique. Les arbres isolés dans les lotissements d'Avrillé, les haies 55
bocagères à Saint-Léger-des-Bois ou les abords des eXploitations agricoles de Brière relèvent du domaine privé mais sont perçus depuis le domaine public (routes, chemins pédestres). Or, comme le dit Melé (op.cit) à propos du droit du patrimoine, le droit du paysage peut aussi être considéré comme « le droit des atteintes légalesà la propriété» (Conseil d'Etat, 1992). Il n'est donc pas étonnant qu'en réaction en cet empiètement, des propriétaires fonciers « déplacentles limites de la propriété
du sol vers ?'elles de l'appropriation
de l'espace ( . .) vers une étendue plus large
et moins dairement délimitée» (le paysage) comme le souligne Bergel (2004) en évoquant le jugement du volcan du Pariou (cas bien connu des procès sur le droit à l'image). Parmi nos exemples, l'utilisation par les riverains de la levée de la Loire ou de l'All de l'argument du paysage illustre cette stratégie consistant à défendre son bien personnel (la parcelle) au nom du patrimoine commun (les paysages ligériens, les paysages de la vallée du Brionneau). Le paysage est donc un argument tout autant instrumentalisé par les pouvoirs publics que par les 1:1verams. Ces cas d'étude démontrent que le conflit de paysage produit de la territorialité, autrement dit que le paysage comme le conflit sont un élément constitutif de la relation que construit un individu ou un groupe social avec un (son) territoire. Le concept de territoire (avec celui de territorialité pour exprimer la relationà, et de territorialisation pour désigner le processus qui transforme un espace en territoire) étant employé par les géographes depuis le début des années 80 pour désigner une portion d'espace bien délimitée, auquel s'identifie un individu ou groupe social et qui fait l'objet d'une appropriation plus ou moins marquée et exclusive. Ainsi, le territoire est employé dans une acceptation politique mais aussi dans une acception plus souple proche de l'espace vécu (<< la multidimensionnalité du vÛ'uterritorial », Raffestin, 1980). La relation au territoire doit donc être envisagée sous l'angle de ces deux modalités et, de ce point de vue, les situations de conflit que nous avons présentées sont l'expression d'une tension entre ces deux territorialités: institutionnelle et vécue. L'espace vécu (<
9 « .,. et dont le caractère résulte de l'interaction
de facteurs naturels et/ou humains ».
56
projet de société, il faut donc dépasser l'unique dimension esthétique. Or, dans les situations que nous avons présentées, cette dimension prédomine et le paysage est moins traité comme un cadre de vie que comme un «cadre de vue ». Les conflits résultent de cette approche restrictive du paysage. Les conflits peuvent aussi être interprétés comme un révélateur des difficultés des politiques publiques à déployer le projet de paysage aux échelles territoriales (communales, intercommunales, départementales, régionales) alors que les dimensions des parcs et jardins sont le « creusetdupqysage» (idem). Comment en effet penser le projet de paysage à ces nouveaux horizons du projet paysagiste? « Le pro/et depqysage est utopique à l'échelle du territoire. C'est, dans la théorie, savoir ce que l'on veut obtenir, et tout mettre en œuvre (politique par politique) pour arriver à la produdion du pqysage désiré, (..) Les élus lomux raisonnent em/oretrop en terme d'espacesprotégés d'un côté, et d'espaces libres de l'autre (..) on sait protéger les sites, on ne sait pas encorefaire un pro/et depqysage à l'échelle du territoire» nous confiait un ingénieur de la DlREN des Pays de la Loire (entretien du 20/12/2001). A ces échelles élargies (territoriales au sens politique des aires d'intervention des actions communales, intercommunales, départementales, régionales), le projet de paysage relève moins du jardinage que de l'aménagement (du territoire) : doit y correspondre une approche adaptée du projet de paysage. 2.2. Conflits, médiation et prqjet de paysage « Pour les concepteurs pqysagiJtes, l'idée du pro/et de pqysage est dérivée du sens pris en architedure. Elle exprime la représentation d'une situation, d'un état que l'on souhaite atteindre. C'est un dessin (figurations graphiques en deux ou trois dimensions) autant qu'un dessein (expression d'une intention)>> (Donadieu, 2002). Si cette idée est depuis longtemps opératoire à l'échelle des parcs urbains, son extension à l'échelle territoriale nécessite une articulation avec d'autres projets, notamment urbain ou de territoire. Or, la question de cette articulation n'est aujourd'hui pas résolue: «La pratique du prqjet de pqysage vient noum'r celle de prqjet urbain et de développement
loml, à moins que, comme celle de pro/et de territoire, elle ne sy substitue»
(ibid.). Que le projet de paysage relève du «pqysagisme jardinier» à grande échelle ou du «pqysagisme non jardinier» (Donadieu, Périgord, op.cit.) à petite échelle (échelles territoriales), dans les deux cas, ce projet doit être partagé car « tant que le prqjet des pqysagistes n'est pas devenu le projet de pqysage d'une mqjorité de déddeurs, le processus stagne, ce qui peut durer longtemps, même si les idéesprogressent. (..) Si le sens des fOrmes n'est qu'esthétique, il est logique que les cultures du territoire et du pqysage s'affrontent. Si, en revanche, elles traduisent aussi des intérêts utilitaires, les conflits liés à l'apparence disparaissent mais la connotation élitiste du pqysage aussi» (ibid.). Cet enjeu de médiation s'impose donc au moment où, pour reprendre les termes de Donadieu, aux échelles du paysagisme sans jardinage, «pqysager consiste à
57
produire les règles de production des pegsages». Cette (co)production rassemble nécessairement tous les « paysageurs» (agriculteurs, forestiers, ingénieurs, habitants). Il n'en reste pas moins que cette élaboration est souvent conflictuelle car elle confronte des usages de l'espace parfois difficilement conciliables, qu'elle propose de modifier des éléments paysagers qui peuvent être chargés d'une valeur identitaire, qu'elle est susceptible de modifier les rapports de force entre acteurs, bref, qu'elle confronte des territorialités différentes. Par exemple, dans les basses vallées angevines, espace agricole en zone inondable et en situation périurbaine, un conflit a éclaté il y a une vingtaine d'années suite à un projet de réserve naturelle proposé en 1979 par les naturalistes ~'un d'eux nous a confié se souvenir
« être reparti d'une réunion publique
ent'adré par des gendarmes
et egant trouvé
des poissons pourris dans sa voiture»). Les tensions ont été vives jusqu'à la réglementation des boisements mise en place en 1993 ~es arguments du conflit ont été analysés à ce stade par Le Floch, 1993). Depuis, les acteurs (agriculteurs, naturalistes, populiculteurs, agglomération etc.) ont appris à se connaître et à travailler ensemble pour mettre en œuvre des mesures agro-environnementales (OGAF art.19 en 1993, OLAE en 1999) dont l'objectif est de pérenniser l'élevage pour maintenir les prairies dans ces zones inondables. Aujourd'hui, la mise en place de Natura 2000 et des CAD se déroule dans un climat apaisé. Cette évolution d'une situation de conflit au consensus illustre le déroulement d'un processus de « retem"torialisation» par un vecteur environnemental (Lajarge, 1997). Il y a 20 ans, le conflit marquait l'étape de l'appropriation citadine de ces vallées ligériennes (Montembault, 2005). En témoignait d'ailleurs l'invention même du nom « bassesvalléesangevines» (car donner un nom c'est aussi « montrer aux autres sa marque d'appropriationsur un morceauplus ou moins étendu de terre et éventuellement,son appartenanceà te lieu approprié», Le Berre, 1995). Or, la situation d'aujourd'hui tend à ne plus opposer une vision rurale (agricole) à une vision urbaine (récréative) des vallées; elle témoigne plutôt de l'émergence d'un nouveau territoire périurbain. Dans ce nouveau contexte, les agriculteurs résignés ou convaincus - n'ont pas d'autre alternative que d'essayer d'utiliser cette proximité urbaine comme un moyen pour pérenniser leurs activités. Bien que l'expérience puisse être jugée marginale (6 éleveurs sont concernés et un seule surface commerciale propose ces produits), la tentative actuelle de créer une marque de viande « l'éleveur et l'oiseau» est, de ce point, de vue assez révélatrice. CONCLUSION
La qualité du cadre de vie est aujourd'hui reconnue comme un enjeu d'aménagement du territoire à toutes les échelles (de la planification régionale à la maîtrise d'œuvre locale). Les actions publiques, encadrées 58
par un dispositif juridique qui s'est renforcé ces dernières décennies, se doivent désonnais de prêter attention aux paysages qu'elles transfonnent. Ces modifications peuvent êtres perçues par les populations comme des enjeux lorsqu'elles contribuent à effacer des motifs paysagers à forte valeur symbolique (des emblèmes supports d'un sentiment d'appartenance territoriale), lorsqu'elles remettent en cause des processus écologiques nécessaires au bon fonctionnement « d'équilibres naturels» jugés essentiels, ou lorsqu'elles dégradent l'attractivité (économique, touristique) des territoires. Des actions sont alors conduites sur les paysages pour répondre à ces objectifs très divers. Mais le paysage n'est pas seulement le support d'interventions dont il faudrait surveiller les effets, il est aussi parfois envisagé comme un projet, une politique (paysagère) en soi. Le plus souvent ces politiques publiques du paysage consistent en l'aménagement d'espaces récréatifs sur des aires relativement restreintes. Les conflits deviennent une donnée incontournable dans l'analyse des politiques d'aménagement lorsque la question du paysage est abordée par les acteurs à des échelles larges, c'est-à-dire aux différents niveaux de l'action publique territoriale. Parmi les cas d'étude que nous avons traités dans cet article, le POS de Saint-Léger des Bois (avec une entrée « paysage» délibérée) et la charte paysagère du PNR de Brière sont de bons exemples de projets de paysage qui se confrontent avec difficultés à la dimension territoriale. Celle-ci apparaît ici d'abord par l'échelle de référence qui implique un grand nombre d'acteurs; les conflits induits par la gestion paysagères sont alors le reflet d'intérêts divergents. L'autre aspect induit par la dimension territoriale de l'action paysagère est l'appropriation de l'espace qui se traduit par des stratégies d'acteurs diverses selon les cas d'étude: l'exemple d'A vrillé, où il s'agit d'étendre l'intervention publique sur les parcelles privées, est représentatif des nombreux conflits induits par le sentiment d'ingérence ressenti par les propriétaires privés. L'appropriation de l'espace donne lieu à d'autres stratégies d'acteurs, en particulier dans les conflits liés à des aménagement d'infrastructures (exemples du contournement de l'All ou des travaux de la levée de Loire), lorsque le paysage est utilisé comme un argument pour défendre son point de vue en évoquant le patrimoine commun. En définitive, ces différentes situations de conflits soulignent l'imbrication des concepts de territoire et de paysage et, de fait, démontrent l'intérêt d'étudier les conflits d'usages dans l'espace par l'entrée des politiques paysagères. Ces conflits sur lesquels l'analyse des politiques publiques du paysage débouche inévitablement permettent également de relativiser un certain type de discours institutionnel. Les vertus de globalité et d'accessibilité accordées à la notion de paysage (l'entrée paysagère serait un facteur de transversalité de concertation) y sont souvent excessivement valorisées « Le pcrysage est facteur 59
d'intercommunalité d'appartenance
( ..) C'est un thème qui fédère facilement les élus (..)
Il favorise l'idée
à un territoire commun (. ..). Le travail sur le pcrysage donne l'opportunité
de
réfléchir progressivement à toutes les dimensions du développement et de l'aménagement( . .j. Le pcrysageoffreun lieu de dialogueentretous lesacteurs» (Gorgeu et Jenkins, 1996). Les nombreux conflits produits par la gestion paysagère démontrent que le paysage n'est pas un concept qui a des vertus en soi mais qu'il faut savoir créer les conditions pour en faire un outil efficace. D'ailleurs, l'un des résultats du programme de recherche « Politiquespubliques et pcrysages» (MEDD, 1998-2005) aura justement été de démontrer que les politiques publiques appréhendent le paysage autant comme un outil que comme une fInalité. Pour les acteurs de l'aménagement, l'enjeu est donc de savoir comment utiliser cet outil-paysage ~a méthode) ce qui revient à s'interroger sur les fmalités même de l'outil (pour quoi l'utiliser ?). En défmitive, ces questions prouvent que les diffIcultés opérationnelles et méthodologiques (Davodeau, 2005) rencontrées par les acteurs pour faire émerger de véritables politiques publiques pour les paysages appellent une réflexion pour adapter l'idée de projet de paysage aux nouvelles échelles auxquelles les acteurs de l'aménagement essaient de le déployer (conformément à loi paysage de 1993 et à la convention européenne entrée en vigueur dans le droit français en juillet 2006). Nous interprétons donc les conflits produits par la gestion paysagère comme les révélateurs de la territorialisation d'un projet de paysage qui, en changeant de dimension, doit changer de contenu. REFERENCES Bergel P. (2004), S'approprier l'espace,une impossibilitéjuridique ?, Travaux et documents de l'UMR ESO, n021, pp.25-29. Davodeau H. (2003), La sensibilitépqysagèreà l'épreuvede la gestion territoriale,Pqysageset politiques de l'aménagementen Pqys de la Loire, thèse de doctorat de géographie non publiée (dir. J-B Humeau), Université d'Angers, 303 p. Davodeau H. (2005), La sensibilitépqysagèreà l'épreuvede la gestion territoriale,Cahiers de géographie du Québec, Volume 49, n0137, pp.177-189. Di Méo G. (1995), Patrimoineet territoire,uneparenté conceptuelle,Espaces et Sociétés n078 : « Méthodes et enjeux spatiaux », L'Harmattan, pp.15-34. Donadieu P., Mazas E. (2002), Des mots depqysageet dejardin, Educagri éditions, 316 p. Donadieu P., Périgord M. (2005), Clés pour le pqysage, Editions Géophrys, 368 p.
Gap, Paris,
Frémont A. (1976), La région,espacevécu,PUF, 223 p. Georgeu Y, Jenkins C. (1995) (dir.),. La chartepqysagère : outil d'aménagementde {espace intercommunal, La Documentation Française, 188p.
60
Gravari-Barbas M., Veschambre V. (2003), « Patrimoine: derrière l'idée de consensus des enjeux d'appropriation de l'espace et des conflits », in Melé Patrice et al., Conflits et territoires,Collection perspectives Villes et Territoires, Presses Universitaires François Rabelais, pp. 67-82. Lajarge R. (1997), « Environnement et processus de territorialisation, Le cas du PNR de la Chartreuse », &vue degéographiealpine, n02, pp.131-144. Le Berre M. (1995), « Territoires », in Ençycfopédiede la géographie,Economica, 622.
pp.601-
Lafaye c., Thévenot L. (1993), « Une justification écologique? Conflits l'aménagement de la nature », &vue française de sociologie,n04, pp. 495-524.
dans
Lecourt A., Faburel G. (2005), Comprendre la place des territoires dans les conflits d'aménagement: une applicationaux espacesruraux, Travaux et documents de l'UMR ESO, n023, pp.77-91. Le Floch S. (1993), La prairie, l'oiseau et le peuplier. Rialités et représentationsdu peuplier à travers l'ana!yse du conflit dans les Basses Vallées Angevines, mémoire de DEA sous la direction de P. Donadieu, CEMAGREF Nogent/Vernisson, 71 p. Lévy J., Lussault M. (2003) (dir.), Dictionnairede la géographieet de l'espacedes sociétés,Belin, p.1033. Luginbühl Y. (2001), La demandesocialedepqysage, rapport remis au Conseil national du paysage. Melé P. (2005), Cotiflits patrimoniaux et régulationsurbaines, Travaux et documents l'UNIR ESO, n023, pp.51-57.
de
Montembault D. (2004), « L'histoire comparée du Val d'Authion et de la Loire armoricaine en Anjou: pour comprendre la nouvelle appropriation citadine des paysages ligériens », revueNorois, n° 192, ppA 7-62. Veschambre V. (2004), Marquage de l'espaceet violence[Ymbolique,quelquesélémentsde réflexion, Travaux et documents de l'UMR ESO, n021, pp.73-77. Raffestin
C. (1980), Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC,
61
249 p.
CHAPITRE L'EAU
COMME
ENJEU:
3
TERRITOIRE, D'USAGE
Oscar NAVARRO
IDENTITE
ET CONFLITS
CARRASCAL
L'une des préoccupations les plus importantes au niveau international, est liée à l'eau, motivée tant par le risque de pénurie mondiale que par le déficit croissant de sa qualité et les inégalités dans l'accès à ce «bien commun ». L'eau est aujourd'hui une question politique et géostratégique majeure. Les pénuries et les sur-utilisations des ressources aquatiques attisent des conflits divers. La coexistence sur un même territoire de différents groupes sociaux et culturels partageant les mêmes ressources en eau tout en ayant des usages très divers, entrave un développement social harmonieux. Selon les experts de l'ONU, la planète connaîtra une grande pénurie en eau dans les dix prochaines années qui affectera plus de la moitié des pays du monde. Cette annonce a produit une forte mobilisation politique et sociale autour de la préservation et de la gestion « durable» de la source. Bien que l'eau soit de manière générale un élément abondant sur notre planète, l'eau douce est en revanche une ressource qui se fait de plus en plus rare. En surface accessible à l'homme, les lacs, réservoirs et rivières, ne représentent que 0,3% de l'eau douce de la planète, soit 0,01 % de toute l'eau sur terre (Diop et Rekacewicz, 2003). Ainsi, l'eau ne quitte plus l'actualité politique. Plusieurs conférences internationales ainsi que des sommets mondiaux lui ont été consacrés: dès Stockholm en 1972 ou plus particulièrement lors de la Conférence des Nations Unies sur l'Eau à Mar del Plata, Argentine, en 1977, jusqu'au Troisième Forum Mondial de l'Eau au Japon en 2003, en passant par la Décennie Internationale
de l'Eau Potable et de l'Assainissement (1981-1990)10. L'eau est ainsi devenue l'un des principaux thèmes du débat, au niveau global, sur l'avenir des conditions de vie de l'humanité. Cette condition de danger ainsi que les enjeux politiques, économiques et sociaux qui en découlent font de l'eau un objet « social» par excellence. Les enjeux sont nombreux, tant au niveau politique qu'au niveau économique et social, laissant ainsi place à une diversité de «visions» de l'eau. Certains considèrent l'eau comme un «bien commun» de l'humanité alors que d'autres pensent qu'il s'agit plutôt d'un « bien économique» afin d'être plus effIcace dans sa gestion. Cette différence sémantique montre que certains parlent de l'eau comme « un besoin humain» et d'autres comme« un droit humain ». Il y a ceux qui voient l'eau comme une « marchandise» et ceux qui la perçoivent comme un « don du ciel », il y a une vision « économique» et une vision « sacrée ». Ces multiples «visions» entraînent ou rendent compte des «valeurs» diverses de la ressource. Celles-ci sont en relation avec les différents usages de l'eau, créant parfois des conflits territoriaux entre usagers d'une même ressource. Ainsi, ces visions, valeurs et usages de l'eau sont influencés par le type de rapports que les groupes ou catégories sociales ont avec leur territoire, exprimant de façon plus précise des modèles de relations à l'environnement (écologistes ou utilitaristes, par exemple). Par ailleurs, des valeurs identitaires, des particularités culturelles, vont à leur tour influencer ces rapports au territoire et donc la relation avec la ressource. C'est à cette question que nous allons nous intéresser, c'est-à-dire, l'influence des cadres socioculturels et environnementaux sur la consolidation des « types» de relations à l'eau, ceux-ci ayant des conséquences sur les pratiques liées à la source dans un contexte de conflits d'usages. Pour ce faire, nous avons choisi comme terrain d'étude une région théâtre de conflits permanents liés à l'eau: la Sierra Nevada de Santa Marta, un massif montagneux situé au bord de la mer des Caraïbes, au nord de la Colombie. Ce site où cohabitent des groupes culturellement très divers, où se confrontent les intérêts et les besoins en eau des peuples indiens, des paysans locaux ainsi que de l'industrie agricole, touristique et minière, possède une très grande diversité naturelle. Sacrée pour les uns, marchandise pour les autres, l'eau se situe au
10De nombreuses
autres conférences
ou sommet mondiaux ont également été consacrés à l'eau
entre 1990 et 2002: la Consultation de New Delhi ou encore le Sommet de New York (1990), la Conférence Internationale sur l'Eau à Dublin, le Sommet de Rio de Janeiro (1992), le Premier Forum Mondial de l'Eau à Marrakech (1997), le Deuxième Forum Mondial de l'Eau à la Haye (2000), la Conférence Internationale sur l'Eau Douce, Bonn (2001), le Sommet Mondial sur le Développement Durable à Johannesburg (2002).
64
cœur des conflits qui opposent ces groupes de valeurs culturelles différentes accompagnées de logiques d'usages spécifiques. Dans ce chapitre, nous décrirons tout d'abord le contexte social cadre de nos recherches avant d'aborder la question des représentations sociales de l'eau autour de trois catégories d'usagers différents de par leur cadre environnemental et culturel: les citadins, les paysans et les indiens. Ensuite, nous montrerons comment ces représentations sociales de l'eau s'ancrent dans les perceptions et les évaluations que les gens font de la ressource et des usages des autres usagers, ce qui pour nous constitue la base des conflits liés à l'eau. 1. UN CONTEXTE
SOCIOPOLITIQUE COMPLEXE DE L'EAU
POUR LA GESTION
La Colombie est un pays jouissant d'une ressource en eau sans égale ainsi que d'une diversité biologique et culturelle grâce à sa localisation sous les tropiques et à son histoire liée aux mélanges des cultures. Elle possède 10% de la diversité biologique mondiale, alors que son territoire de 1,14 millions de km2 ne représente que 0,75% de la surface de la planète. La Colombie fait partie d'un groupe de neuf pays qui se partagent près de 60 % des ressources naturelles renouvelables d'eau douce dans le monde. Avec une population de 40 millions d'habitants et 1600 fleuves, la Colombie devrait théoriquement pouvoir fournir 50000 m3 d'eau par an à chaque habitant, ce qui est largement au-dessus de la quantité estimée nécessaire pour la consommation et pour garantir le développement économique du pays. Or, la réalité est tout autre puisqu'un quart de la population n'a pas accès aux services d'eau potable. Ceci est du à une gestion institutionnelle inefficace, dont on doit chercher les racines dans les problèmes sociaux et politiques du pays, marqué par la violence, l'anarchie et la corruption institutionnelle. La Colombie est le pays qui connaît aujourd'hui le taux de criminalité le plus élevé de la planète et où l'insécurité et la violence sont devenues des thèmes quotidiens et récurrents, presque banalisés. La grande majorité de sa population vit dans des conditions d'extrême pauvreté!!, aux côtés d'une classe moyenne ne maintenant que très difficilement son niveau de vie et d'une classe dirigeante qui se complaît dans l'opulence. Les causes sous-jacentes à la problématique de l'eau en Colombie sont liées aux éléments suivants: 1. Les conditions d'accès à l'eau qui ont engendré supérieure à celle supportée par les écosystèmes.
11La majorité de la population
une extraction
est en dessous du seuil de pauvreté et le chômage concerne 18%
de la population active.
65
2.
L'absence de mécanismes de contrôle dommages causés aux milieux aquatiques.
et de paiement
pour
les
3. La situation socioéconomique
d'une grande partie de la population colombienne, qui l'oblige à exploiter les ressources naturelles sans les moyens techniques adéquats.
4. Les processus d'occupations
non planifiées, qui nuisent aux zones d'intérêt hydrique ou aux régions ayant une offre négative d'eau.
5.
Les difficultés de l'administration publique à faire face et à proposer des solutions concrètes aux problèmes d'usages inadéquats de l'eau.
6.
Le manque de recherches sur le sujet, engendrant une base scientifique ainsi qu'un système d'information insuffisant.
7.
Un manque de technologie appropriée pour l'usage et la conservation de la source.
La Région des Caraïbes, là où se situe la Sierra Nevada de Santa Marta (SNS:M), est l'une des plus critiques dans cette optique, par la pénurie relative de l'offre en eau ainsi que par la pression démographique, qui se fait de plus en plus importante. Cette région a été marquée par une urbanisation «sauvage », produit des différentes vagues d'immigration engendrées par le déplacement massif des populations à cause de la guerre interne. La SNSM, déclarée réserve de la biosphère par l'UNESCO en 1989, est le massif montagneux du littoral le plus élevé au monde. La Sierra Nevada exhibe le sommet le plus haut de Colombie: le Pico Bolivar, d'une hauteur de 5775 m. Le massif «Serrano », montant vers les cimes, offre un ample éventail de températures comprises entre l'ardente chaleur de la côte et le froid glacial des sommets. L'influence économique et de subsistance de la SNSM est très importante. Il est calculé que la Sierra produit annuellement 10000 millions de m3 d'eau. Dans ce massif montagneux naissent les fleuves qui alimentent en eau tous les aqueducs des communes qui l'entourent, dont trois capitales de départements, soit un nombre approximatif de 1,5 millions d'habitants. Néanmoins, des études récentes, menées par l'Association Colombienne de Génie Sanitaire et Environnemental (ACODAL), montrent une visible diminution des débits des fleuves de la Sierra ayant de graves conséquences pour l'approvisionnement en eau des communes environnantes. Ces fleuves approvisionnent également les eXploitations agricoles, de bétails et minières ainsi que l'industrie touristique, sans compter les besoins naturels des écosystèmes qui font la richesse paysagère de la région. La Sierra est une région possédant une très grande diversité socio-économique et culturelle. Ceci est le résultat de la cohabitation de groupes humains
66
différents, possédant différentes valeurs culturelles ainsi que différentes logiques d'occupation du territoire. Les caractéristiques géomorphologiques de la Sierra ont également favorisé l'installation de divers groupes armés illégaux, tels que la guérilla et les paramilitaires, qui se disputent le contrôle du territoire, transformant cette source de vie en centre d'opérations militaires et en champs de production de cultures illégales, comme la coca. D'un autre côté, la pauvreté de la population habitant la Sierra est également source de problèmes dans la conservation des ressources en eau. Les mauvaises conditions d'habitation, la quasi-inexistence des services de santé et d'éducation, le non-accès à des systèmes de crédits pour les agriculteurs, la quasi-inexistence de routes pour la commercialisation des produits ainsi que des services d'assainissement, sont en relation avec la détérioration des écosystèmes et des ressources en eau (déforestation, érosion et pollution de l'eau). 2. PENSEE SOCIALE ET REPRESENTATION
SOCIALE DE L'EAU
Que l'homme fasse partie du cycle de l'eau est une idée qui commence à être de plus en plus acceptée, par ailleurs, personne ne refuserait l'idée selon laquelle l'eau est partie intégrante de nos pensées: l'eau a toujours été un objet de « pensée », et plus particulièrement de « pensée sociale », en ce qu'elle est un « objet social », soit par la place qu'elle occupe dans la vie quotidienne, soit par la symbolique qui lui est attachée. La pensée constitue la façon à travers laquelle les humains s'approprient le monde, et l'eau a toujours occupé une place centrale dans la construction des sociétés. Dans cette optique, il n'est pas difficile d'accepter le fait qu'il existe un « modèle de relation» à l'eau impliquant une « vision »12de celle-ci et de ses usages, c'est-à-dire des comportements individuels ou des pratiques sociales ancrées dans les groupes sociaux. Cette vision est établie dans l'ensemble social et elle suppose une valorisation de l'objet, de par son caractère affectif. Le postulat épistémologique qui constitue la base de notre réflexion repose sur le fait qu'él n'existe pas a priori de réalitéoijective.Toute réalité est représentée,c'est-à-dire appropriéepar les individus et lesgroupes, reconstruite dans leur système de valeurs dépendant
de leur histoire et du contexte social et idéologiquequi les environne.Et c'est cette réalité appropriéeet structuréequi constituepour eux la réalitémême)) (Abric, 2003, p. 375). La pensée sociale est donc une pensée « représentationnelle » qui se situe dans un contexte social et dans une époque précise et qui fait l'objet d'un « traitement» particulier (formes de rapports sociaux et formes de communication sociale).
12Dans le sens donné au XIX siècle de se représenter en esprit un objet, hérité du sens donné au XVII siècle comme représentation imaginaire (Dictionnaire de la Langue Française, Le Grand Robert).
67
Dans ce sens, la pensée sociale est définie comme un ensemble de systèmes cognitifs qui constitue la trame de fond dans l'interprétation du monde et la communication interpersonnelle. Dans le cas de l'eau, on a identifié deux types de croyances exprimant des visions distinctes: une vision « utilitariste », qui considère l'eau comme une ressource illimitée pouvant être utilisée par les humains arbitrairement et une vision « écologiste» qui conçoit l'eau comme une ressource limitée à conserver (Corral-Verdugo et al., 2003). Les représentations sociales (RS), en tant que forme de pensée sociale, ont démontré leur intérêt et pertinence pour aborder l'interaction des individus avec leur environnement. Les représentations sociales sont des ensembles cognitifs constitués d'opinions (prises de position), d'informations (ou connaissances) et de croyances (convictions) (Moliner, Rateau et Cohen-Scali, 2002). Les représentations sociales permettent la construction, l'organisation et la communication de la connaissance sociale, c'est-à-dire la genèse de cette connaissance, l'adaptation au cadre socioculturel et l'usage de cette connaissance dans les échanges sociaux. Moliner et al. (2002) signalent deux caractéristiques des représentations sociales: tout d'abord, leur caractère organisé, puisqu'il s'agit d'une structure de la connaissance sociale. En second lieu, le fait que celles-ci sont produites collectivement. En effet, la notion de représentation sociale marque très fortement le caractère social de ce processus de construction de la connaissance. Elle désigne un type de savoir partagé socialement et élaboré au cours des échanges sociaux. Lors du travail fondateur de Serge Moscovici en 1961, les recherches ont essayé de définir les composants des représentations sociales. L'idée générale est que la représentation est constituée d'un ensemble d'éléments articulés entre eux. Les représentations sociales sont donc (( des ensemblessodocognitiftorganisésde manière spÙijiqueet régispar des règlesdefonctionnementqui leurssontpropres )) (Abric 1994, p. 8). Dans la recherche sur les représentations sociales il est donc nécessaire de découvrir les contenus ainsi que l'organisation qui leur donne du sens. Le postulat principal est celui selon lequel les RS fonctionnent comme une entité organisée autour d'un noyau central (Guimelli, 1994). Les représentations sociales se trouvent dans un lieu privilégié entre une dimension idéologique et une dimension comportementale (pratiques sociales). Elles sont doublement affectées: d'un côté par des contraintes normatives propres à la société ou au groupe d'appartenance dans une époque donnée (valeurs, histoire et mémoire collective), et d'un autre côté par des contraintes situationnelles déterminées par le cadre physique et matériel, par la position sociale des individus, par l'ensemble des conduites et enfin par les possibilités d'action. Cependant, la dimension qui lui garantit sa stabilité est celle de l'idéologie. Les pratiques quant à elles permettent l'actualisation des RS dans le contexte social et, éventuellement, leur transformation. Ainsi, de par le fait 68
que l'on reconnaisse le caractère normatif des RS fortement liées aux normes sociales et plus largement aux croyances sur les faits sociaux, les RS constituent des guides pour l'action (Abric 1994). En effet, les sujets cherchent à s'identifier positivement, selon des critères normatifs, avec leur groupe. De ce fait, nous pouvons dire que les RS orientent les actions et leur donnent du sens: le sens accepté par le cadre socioculturel. Dans la sierra, et de façon générale, au moins deux catégories d'usagers se con figurent en fonction de l'usage de l'eau: les bons et les mauvais usagers, basées sur une logique différenciatrice de nous 0es bons usagers) et les autres. En outre, l'eau a toujours constitué un objet chargé de symbolisme, de pensée et, plus concrètement, de représentation qui soutient des particularités culturelles plus vastes 0a cosmogonie indienne, les croyances occidentales ou encore les mythes paysans). Dans le but d'identifier les représentations sociales de l'eau et les idéologies sous-jacentes dans un contexte de conflit d'usages, nous avons interviewé 201 usagers de l'eau provenant du versant nord de la Sierra Nevada de Santa Marta: 76 citadins parmi lesquels se trouvent des universitaires, des employés, des commerçants et des femmes au foyer de différents quartiers et zones résidentielles de la même ville; 66 paysans de la région, un premier groupe (n=24) habitant la moyenne montagne et appartenant à une association d'agriculture biologique et un deuxième groupe (n=42) de travailleurs d'une grande eXploitation de banane en aval; 59 indiens appartenant aux trois « familles» de la Sierra (Kogis, Wiwas et Arhuacos). Au travers d'entretiens structurés nous avons, parmi les questions, introduit une tache d'association libre des mots pour accéder au contenu de la représentation sociale ou plus précisément au champ sémantique de l'objet eau. Nous avons demandé aux sujets ce qui leur venait à l'esprit lors qu'ils pensaient à 1'«eau ». Nous avons ainsi obtenu un corpus de 775 mots dont 320 mots différents, avec une moyenne de 3,9 évocations par personne. La liste des mots produite par les sujets est susceptible d'être analysée selon différents critères rendant compte de l'organisation de ceux-ci. Afin d'établir une différence hiérarchique entre les items, nous nous appuyons sur des caractéristiques théoriques telles que leur saillance ou encore leur capacité associative ou connexité (Rouquette et Rateau, 1998). Pour cette première étude, nous avons cherché à repérer la hiérarchie des mots produits, basés sur la méthode d'analyse prototypique pour l'étude des représentations sociales. L'intérêt ici était d'identifier les mots (et par extension les catégories) les plus saillants et pouvant organiser le sens de la représentation pour l'échantillon. Le postulat de départ de cette technique est l'existence d'un fonctionnement cognitif où (( certainstermes sont plus immédiatementmobiliséspour exprimer une représentation)) 01erges, 1994, p. 235). A partir de la liste de termes évoqués, on réalise une analyse qui recherche le « prototype» de la RS en croisant deux indicateurs: la fréquence d'apparition des items au 69
sein de la population interrogée avec leur rang d'apparition (défIni comme le rang moyen calculé sur l'ensemble de la population), c'est-à-dire si le mot a été évoqué en premier lieu, en deuxième lieu, et ainsi de suite. Ces indicateurs offrent deux types d'informations différentes: d'un côté une dimension collective puisqu'il s'agit de termes consensuels, et de l'autre, une dimension individuelle en ce qu'il s'agit d'une distribution statistique faite sur la base de l'ordre établi par les sujets enquêtés. Un mot est donc plus saillant ou important (central selon l'approche structurelle des représentations sociales) s'il a été évoqué plus immédiatement que d'autres en référence à l'objet et par la plupart des sujets appartenant à un groupe ou catégorie sociale. Dans le tableau à 4 cases qui résulte de l'analyse précédente, défInies trois zones (Abric, 2003) :
. .
.
peuvent être
Une zone centrale (en haut et à gauche) où se trouvent les mots les plus fréquents et évoqués en premier, Une zone périphérique 1 (en haut à droite et en bas à gauche) où l'on trouve des éléments importants soit par leur fréquence, soit par leur rang d'évocation faible. Ces mots sont susceptibles de passer à la zone centrale dans un moment déterminé. Finalement, une zone périphérique 2 (en bas à droite) où l'on trouve les éléments les moins importants de par leur faible fréquence et leur fort rang d'apparition (évoqués en derniers)
70
Tableau 1: Prototype de la Représentation Sociale chez les usagers de l'eau de la SN SM Rang Moyen
<2,9
>=15
Fréquence
1,746
Santé
59
2)39
Equilibre
16
2,500
Soif
16
1,875
Bien-être ~ature Propreté
.31
2,968
))
3,045
18
3,167
10
2,600
Hygiène
10
3,500
9
2,444
P\Ueté
9
3,667
Fleuve
9
3,889
Pluie
:' 6
2,14.3 2)3.3
HvdratatioL1
7
3,286
Somce
6
2,500
Tranquillité
6
5,833
Energie
6
2,667
Ra&aichi..ame
5
3,400
Source de vie
5
1,000
Amonr
5
4,400
Boire
5
1,800
Aliment
5
4,800
)'fère
5
2,600
Paix
5
5,800
Dmabilité
5
2,600
Fr-.Jc.1,enr Be$oin Re$$ource
<15
>=2,9
134
Vie
Les mots qui appartiennent à la zone centrale (en haut et à gauche) représentent 29% du total des évocations. Dans cette zone se trouvent les éléments hypothétiquement appartenant au noyau central de la représentation, c'est-àdire ceux qui donnent du sens à la représentation puisqu'ils organisent les relations des autres éléments. Ici les mots centraux sont « Vie », « Santé », « Equilibre» et « Soif », les deux premiers étant très fréquents (ils représentent 25% des évocations). Dans le périphérique 1 nous trouvons des mots comme « nature, propreté et bien-être », qui ont une importante fréquence mais n'ont pas été évoqués parmi les premiers, ou encore l'expression « source de vie» ou le mot « boire », qui ont une faible fréquence mais ont toujours été évoqués en premier lieu. A partir de ces mots, nous avons effectué une analyse de catégories en incluant d'autres mots moins fréquents (en italique) et en les rassemblant thématiquement (Tableau 2). Ainsi, la catégorie « vie» exprime le caractère de principe, d'origine et d'existence lié à l'eau. La catégorie « bien-être» est caractérisée par les mots « santé, bien-être, propreté et soif », exprimant les bénéfices, l'utilité ou encore le confort et la satisfaction des besoins physiques. Dans cette catégorie,
71
nous apercevons une sous-catégorie qui exprime des valeurs esthétiques du bien-être, des sentiments inspirés par l'eau (( tranquillité, paix, amour »). Nous trouvons aussi une sous-catégorie qui exprime les trois usages « basiques» de l'eau: « l'hydratation, l'hygiène et le rafraîchissement ». Nous pouvons dès lors afftrmer que ces deux catégories sont complémentaires: L'eau signifie vie parce que « sans elle nous ne pouvons vivre », elle est « vitale pour notre existence» de par la place qu'elle occupe dans notre vie quotidienne. Tableau 2: Analyse catégorielle Vie
Bien-Hre Satisfaction
Usages
Sentiments
Eau
Valeurs
Valeurs
Naturelle
écologiques
économiques
de besoins Vie
Sal1té
Source de Bien.être Besoin
Tranquillité
F!1Ûchetlr
N atme
Eql1iJibre
Paix
Rafraichissa1lte
Plnie
DUlabilité
fu"b.!S'
Amour
S, baigner
Fleuve
L:1 prffN'per
Smite
Lquide
Prel/a;.
'.'1e ~rère
_Alimel1t
Soif
source
Energie
Hvdratatiol1
Di'lf
Bmre
l/t"N
Hygiène
N iteJfair~
Propreté
TOllt
Pureté
Re. .ource
som
d'dl.
Ricriation
De plus, nous observons deux catégories qui expriment des valeurs attachées à l'eau et une troisième faisant référence à l'eau dans ses états naturels. En effet, la catégorie « l'eau naturelle» comprend les mots « nature, pluie, fleuve et liquide », décrivant ainsi la présence physique de la source. Cette catégorie est marquée par un mot évoqué fréquemment: le mot « nature ». Les « valeurs économiques» sont peu saillantes dans la représentation; cette catégorie est représentée dans le prototype par le mot « ressource» qui se trouve dans la zone périphérique 1, peu fréquent mais cité parmi les premiers. En contraste, les « valeurs écologiques» sont plus saillantes, ce qui pourrait signifier une préoccupation écologique pour l'état de la source, le mot central « équilibre» étant en tête de cette catégorie. Nous allons maintenant analyser en détaille poids de chaque catégorie afin de déterminer l'importance de chacune d'entre elles dans la représentation sociale de l'eau (Tableau 3). Ainsi, nous remarquons l'importance de la catégorie « Bien-être» : elle contient 22% des mots différents cités, c'est-à-dire 35% du total d'évocations; les mots les plus fréquents représentent 73% de son total d'évocations, c'est-à-dire que cette catégorie est composée d'une 72
majorité de mots fréquents. Nous pouvons donc en déduire que cette catégorie est au centre de la représentation. En second lieu nous trouvons la catégorie « vie », qui conserve les mêmes caractéristiques que la catégorie précédente: celle-ci est constituée en grande partie par des mots très fréquents. S'agissant de la catégorie « eau naturelle », la troisième en score, la situation est un peu différente: elle bénéficie d'à peine 11% d'évocations mais 52% de celles-ci sont très fréquentes. Tableau 3 : poids des catégories Catégories
Fréq. de :Mots
Fré'l'
d'évocations
Fréq. d'évocations
des 1110tS
fréquents Vie
19.8%
29%
69.3'/0
Bien-êtJ:e
22.1%
34.8%
73.3%
Eau Natneelle
13.1%
11.'1"'0
52.3'/0
Valenes écologiques
15.1%
9.4%
28.S'o
Valenes économiques
9.4%
6.3%
14.3%
Risques liés à l'ean
5.4%
2.3%
-
Comme attendu, nous remarquons des différences entre les groupes: les mots «vie» et « santé» ont été évoqués proportionnellement par le même nombre de personnes dans chaque groupe. Mais, par exemple, le mot «bien-être» a été suggéré, proportionnellement, par plus d'indiens; il en est de même pour le mot « nature ». Le mot « équilibre» est quant à lui évoqué exclusivement par ce groupe-là. Les mots «propreté, soif, fraîcheur, hygiène, pureté et hydratation» (usages de l'eau), sont majoritairement un apport des citadins. Notamment les trois derniers, cités respectivement à 90%, 89% et 86% par ce groupe. Chez les paysans, les mots «Dieu» et «Ressource» constituent leur contribution à la liste générale des mots évoqués pour parler de l'eau, cités respectivement à 83% et 72% par ce groupe. Cela représente une importante différence dans la RS de l'eau par groupe, qui mérite une analyse séparée. Pour les citadins les catégories les plus saillantes sont « bien-être », qui jouit du plus important nombre de mots (34% du total) et «vie» qui bénéficie du pourcentage le plus important des mots les plus fréquents (73% du total des évocations de cette catégorie). En troisième lieu, nous pouvons mentionner la catégorie « eau naturelle », qui possède un nombre important de mots, mais un faible pourcentage d'évocations et de mots fréquents (18% d'évocations). Ensuite, la catégorie « valeurs économiques », qui a un important nombre des mots (11%) mais un faible pourcentage d'évocations. En outre, cette catégorie ne compte aucun des mots définis comme fréquents. Finalement, nous observons que les catégories «valeurs écologiques» et « risques liés à 73
l'eau» demeurent peu importantes, et pourtant ce sont ces deux dernières qui pourraient exprimer des intérêts pour la conservation de la ressource. En plus de la hiérarchie (poids) existant entre les catégories, les liens établis entre celles-ci constituent aussi un puissant indicateur de la centralité, c'est-àdire de leur importance. Nous avons ainsi réalisé une analyse de similitude (Flament et Rouquette, 2003) entre les catégories à partir d'un indice de relation établi sur les cooccurrences (nombre de fois où ces catégories ont été évoquées ensemble). Ces relations peuvent s'exprimer dans un graphe de similitude nous permettant de dévoiler le sens de la représentation (graphique 1). Graphique
1 : Graphe de similitude des catégories (citadins)
.bien-être . ,, ,, ,
,
, ,,
,,
9'"
,", "
28
vie ~
~,
-' ,
-'
",-,- __ .'8., ,
-
,,
" _- --
~
""
,-'
,,
",
eau' . naturelle
9
,,
6
,,
,,
,,
,,
,
,,
,,
,,
,
val éoonomiques
Nous remarquons que les catégories dites «mineures» pour ce groupe se situent en dehors du graphe de similitude puisqu'elles ne conservent aucune relation importante avec les autres et ne sont donc pas considérées comme importantes pour comprendre le sens de la RS de l'eau. Ainsi, la RS s'explique pour ce groupe à travers la relation entre les catégories «bien-être et vie», celles-ci étant liées à l'eau dans son état naturel (description de l'objet) et à partir des «valeurs économiques» marquant la relation à la source. Il faut rappeler que pour ce groupe, la catégorie « bien-être» est formée par des mots faisant allusion à l'eau «domestique», c'est-à-dire aux usages quotidiens de l'eau.
74
Chez les paysans les catégories les plus importantes sont « vie» (29,5% du total d'évocations dont 58% des mots reconnus comme les plus fréquents) et « bienêtre» (36% d'évocations dont 33% des mots fréquents). Les catégories « valeurs écologiques et valeurs économiques» bénéficient également d'un important nombre d'évocations (20% pour la première et 16% pour la deuxième), ce qui leur fait jouer un rôle dans la définition de l'objet de représentation pour ce groupe. Par ailleurs, les rapports établis par ces catégories sont un important indicateur: ainsi en plus de la cooccurrence existante entre les catégories « vie et bien-être» il existe aussi une cooccurrence entre celles-ci et la catégorie des « valeurs économiques» (graphique 2). Nous trouvons une clique formée par les catégories « vie, bien-être et valeurs économiques », qui explique très bien la RS de l'eau chez les paysans: pour eux l'eau est source de vie et de bien-être en ce qu'elle est une ressource vitale pour leurs activités économiques (développement, agriculture). Cependant, des « valeurs écologiques» sont présentes pour exprimer leur inquiétude sur l'état de la source. Graphique 2 : Graphe de similitude des catégories (paysans)
bien-être ,, , ,, ,
'
27
'\IÎe
_ __ _ _
, 6
_ __
:eau naturelle
" ,
,, ,,
3 .
'
" , '
"
,
-'6
,
4 ,
,
,
,
, val économiques
.val écologiques
Au contraire, chez les indiens nous remarquons l'importance des catégories « eau naturelle et valeurs écologiques ». En effet ces deux catégories ont un léger avantage sur les catégories « vie et bien-être» s'agissant du nombre de mots différents les constituant (22,3% pour chacune des deux premières catégories et 21,4% pour les deux autres). Cela signifie qu'il n'y a pas de polarisation sur les catégories « vie et bien-être» comme c'est le cas pour les citadins et paysans. Cependant, la catégorie « vie» est la plus saillante, suivie par la catégorie « bien-être» d'après le nombre d'évocations. Les relations
75
de similitude que ces catégories entretiennent nous permettront leur organisation et, dès lors, leur sens (graphique 3).
de comprendre
Graphique 3: Graphe de similitude des catégories (indiens)
bien-être ,
27
\lie
I
I
,I I I
,I ,
.I
17~\
j!/" eau naturelle
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
---. 1I) --------------, "0<11 écologiques
A première vue, toutes les catégories semblent reliées entre elles. Néanmoins, la clique la plus saillante est celle formée par les catégories «vie, bien-être et valeurs écologiques », ce qui laisse imaginer un sens plus «écologiste» de la représentation sociale de l'eau chez les indiens que chez les deux autres groupes. Ainsi le sens des mots vie et bien-être est fortement lié, d'une part, à l'expérience sensible de la ressource à partir de sa présence physique en tant qu'élément naturel, qui révèle un rapport plus « direct» à son état naturel (pluie, ruisseau, etc.). D'autre part, il est lié aux valeurs dites écologiques, c'est-à-dire celles caractérisées par la préoccupation pour la protection ainsi que la conservation de la ressource. Souvenons-nous qu'un mot central dans la représentation est le mot « équilibre », exclusif à ce groupe. Dès lors, nous pouvons parler de l'existence des représentations sociales différentes entre les usagers de la source de la SNSM, de par leurs noyaux centraux différenciés. De ce fait, nous remarquons des similitudes entre la RS de l'eau des citadins et celle des paysans en ce qu'elles partagent une
76
logique d'organisation du sens des éléments exprimés pour ce que nous avons appelé le modèle «utilitariste », contraire au modèle « écologiste» propre aux indiens. Des «valeurs écologistes» sont aussi partagées par les indiens et les paysans, même si celles-ci restent périphériques chez les paysans. Cependant, l'absence des «valeurs économiques» attachées à l'eau ainsi que des mots propres aux usages de celle-ci chez les indiens confirme les différences par rapport aux autres groupes. Le cadre environnemental (qui détermine la relation physique ou l'accès à l'eau) et le cadre socioculturel (qui fait référence aux conditions socioéconomiques, mais aussi idéologiques) seront à la base de cette différenciation des représentations sociales de l'eau chez les usagers d'une même source d'eau. 3. DES RELATIONS
A L'EAU
Nous allons à présent étudier l'intégration des RS de l'eau dans le contexte socioculturel où elles ont été construites et où elles se dynamisent dans la socialisation et les communications quotidiennes, afin d'observer leur articulation avec d'autres dimensions. 3.1. Propriété de l'eau
Les citadins considèrent que le propriétaire de l'eau est l'entreprise qui gère le service et en second lieu l'Etat. Ils estiment que ceux qui font un bon usage (ceux qui le méritent) sont aussi des propriétaires et la nature est en dernier lieu considérée comme propriétaire de l'eau. Chez les paysans, bien que ceux-ci considèrent l'entreprise qui gère le service comme un important propriétaire, c'est l'Etat qui est le propriétaire le plus important. Pour eux Dieu est également un propriétaire important mais «la nature» l'est moins. Pour les indiens enfin, l'eau appartient à la nature ainsi qu'à tout ce qui est vivant. Au contraire des autres groupes, l'entreprise qui gère le service d'eau n'est en aucun cas propriétaire de la ressource. Cette différence entre les deux premiers groupes et le dernier nous fait penser à l'influence des différentes représentations sociales de l'eau. Si pour les deux premiers groupes le débat sur l'identité du propriétaire de la source confronte le pouvoir public au pouvoir privé, pour les indiens ceux-ci ne font pas partie de leurs catégories puisque l'eau appartient à la nature elle-même ou à tous les êtres. Nous observons ainsi d'un côté une vision « écologique» et d'un autre côté une vision « utilitaire» et fonctionnelle de l'eau. 3.2. Evaluation
de l'état de la ressource
Nous avons demandé aux enquêtés de donner une note tant à la qualité qu'à la quantité de l'eau, et ce dans quatre niveaux territoriaux proposés: 77
maison, quartier/hameau, ville/village et région. L'intérêt est alors d'observer s'il existe un effet différenciateur sur la perception de l'état de la source selon le groupe d'appartenance. Graphique 4 : Effet du groupe d'appartenance sur l'évaluation qualité et de l'abondance de l'eau en fonction de la zone
, ,
of.
"
"
_ _ _ _ _ _ ~:"':~'~"'~c..__ _ _ _ _ _ ~
4
8
~
3
2
-
-
1 Zone
-
-
--
-
-,, -
, , , , , ,
--
Maison
-
-
-
-
-
--
-
-
-
:
Quartier Qualité
Ville
'
t1'
-
- --
,
~ -Q-
, , , ,
:,
'
, ,
j
--
:,
,,'" ,
" ," ," , , , , --
,, , ,
-~,~::~~~,c'~-~'~'~-~'~"~'~D~.~_~.~:.~/.D
/~
-
, , , - - - - - -
,:
:+ , , , , , , ,
V)
.~_ __
d...--...
"...
:!!
, +
, , , ,
de la
-
--
--C.+..
paysan indien
I
,
, , , , , , ,
:
:
, , , , , ,
, , , , , , , ,
citadin
, , , , , ,
' ,' ,' , -,
-
-
-
-
-
Zone
Région
-
-
-
-
-
-
-
Maison
-
-
-
-
-
-
-
Quartier
Abondance
de l'eau
-
-
-
-
-
-
-
-
Ville
-
-
-
-
-
,-
, , , ,
-
-
Région
de l'eau
manière générale, la qualité est mieux notée que la quantité et ce s'agissant des trois groupes. En moyenne, ceux qui ont donné les notes les plus élevées sont les paysans, suivis par les indiens et en dernier lieu les citadins, et ce sans tenir compte du critère choisi (quantité ou qualité). Les citadins perçoivent une meilleure qualité et quantité de l'eau dans la maison et le quartier que dans la ville et la région, c'est-à-dire que plus la catégorie territoriale est large, plus la note diminue. Autrement dit, plus ils ont l'impression d'avoir un quelconque contrôle (maîtrise de l'eau domestique, par exemple), plus l'état de l'eau est perçu et évalué positivement. Il en est de même pour les paysans, même si la région est mieux notée que le village lorsqu'il s'agit de la qualité, mais pour la quantité la note diminue s'agissant de la maison par rapport au hameau. En ce sens, la qualité est plus facilement contrôlable que la quantité, il suffit d'utiliser une méthode domestique de traitement. Mais la quantité restera De
78
toujours l'affaire des autres. En revanche, nous ne retrouvons pas ce phénomène chez les indiens, qui perçoivent une meilleure qualité dans la maison et la région, de même que pour la quantité, la région étant toujours la mieux notée. L'hypothèse de l'influence du cadre de vie sur la perception que l'on a de l'état de la source prend de la force. En effet, ceux qui habitent dans un contexte urbain, c'est-à-dire qui ont une relation médiatisée par des moyens techniques, perçoivent une moins bonne qualité ainsi que quantité de l'eau que ceux habitant dans un contexte rural, c'est-à-dire qui bénéficient d'une proximité de la source dans son état naturel. 3.3. Estimation
de la quantité d'eau ton sommée
Nous partons de l'idée que la représentation sociale que les groupes ont de l'eau aura un effet sur les perceptions que chaque groupe a des usages des autres groupes, configurant ainsi d'éventuels conflits entre eux. C'est ce que nous avons voulu explorer en demandant aux sujets une estimation de la quantité d'eau dépensée par eux ainsi que par les autres usagers, sur une échelle allant de « peu» jusqu'à «trop» en passant par «moins que le nécessaire », « le nécessaire» et « un peu plus du nécessaire» (graphique 5). Graphique 5 : Estimation de la quantité d'eau utilisée par les citadins (taille du symbole proportionnelle au poids des modalités) 0,3
0,2
0,1
,
,-
,
- - - - - - -, , - InCj!en , , , , , , ,
, , , ,
,, ,
, , ,
-
-
-
-
-
-
-
-
,, ,
0,0
'" ('oj -0,1 <1)
~
-,-
-
-
-
-
,
'Cf'
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
-,-
,
, ,
,
c - - -
- - -
- - - - - - - -
- - -
-0,2
-0,3
-0.4
-0..5 -0.8
, , , , , , ,
, , , , , , , _M'6i'1S
, , , , , , ,
,
,
,
- -
, , , , , ,
- - - - - - - -
c
, - - -
-,-
-,,
, c - - - , - - -
-
- - -
"-
, , -
-
-
-
-
-
,, , ,
-
, , , ,
Nec(5plre
, ,
, , , , , , , , , , ,
, , , , ,
, ,
-0,7
-0.6
-Oh
-0,4
-0,3
-0.2
0,0
0,1
0,2
0,3
, , , , ,
- - - -, - - -
, ,
J -0,\
,
,i:~.ln: ,
, , ,
- - - - - - - - ,- - - - - - - - - - - - +
- - - - - - - -
,
- - -
, , , ,
- - - - c- - - - " - - - - - - - - '- - - - - - - -
, , , , , , , , ,
pa~an
, ,
,
, ,
, ,
, ,
, ,
, , , ,
, , ,
I,
, - - - - - - - - - - - - - - - - - ,
,
,
,
, , , , ,-
, , , , , , ,
, , , , , , ,
Un~u + , , , , , ,
8V
T
tR
-
,
,
,
0,4
Oh
0,6
0,7
0.8
Axe 1 (94%)
De manière générale, les membres des trois groupes interrogés ont répondu dépenser« le nécessaire» d'eau (75% des citadins, 72% des paysans et 83% des indiens). Cependant, des choses intéressantes se passent lorsque nous demandons aux sujets d'estimer la quantité d'eau que les autres
79
groupes d'usagers consomment. A l'aide de l'analyse factorielle de correspondance (AFC), nous avons identifié les tendances des réponses et les perceptions inter-groupes. En effet l'AFC permet de mettre en correspondance deux ensembles de caractères (lignes et colonnes), afin de connaître la structure et l'organisation sous-jacentes. Nous avons en ligne les groupes d'appartenance et en colonne les modalités de réponses faisant référence à l'estimation de la quantité d'eau consommée. Chaque groupe se prononce sur la quantité d'eau qu'il estime utiliser et les autres groupes se prononcent également sur la quantité d'eau utilisée par le groupe en question. Tout d'abord, les citadins confient utiliser l'eau nécessaire pour leurs activités. Cependant les autres groupes d'usagers (indiens et paysans) ne sont pas du même avis. Le premier axe (94% d'explication de la variance) oppose les groupes d'appartenance: d'un côté les citadins et de l'autre les paysans et les indiens et c'est avec ce dernier que l'opposition se fait la plus importante. L'axe numéro deux montre aussi une opposition entre les paysans et les indiens. On peut alors s'interroger sur la cause de cette différence intergroupe. Une partie des indiens pense que les citadins dépensent trop d'eau (Txl=O,484) et une autre partie qu'ils dépensent un peu plus du nécessaire (Txl=O,518) (axe 1). Les paysans, de leur côté, ont aussi un avis partagé: certains pensent que les citadins dépensent moins que le nécessaire (Txl=O,934) et d'autres qu'ils dépensent trop d'eau (Txl=O,368). Bien qu'il existe un certain accord entre les indiens et les paysans dans l'afftrmation selon laquelle les citadins dépensent trop d'eau, les paysans considèrent aussi que les citadins utilisent moins d'eau que nécessaire. Cette différence est représentée dans l'axe 2, qui oppose les indiens et les paysans ainsi que les modalités de réponses « un peu plus du nécessaire », propre aux indiens, et « moins du nécessaire », propre aux paysans (graphique 5). Ainsi, ce sont les indiens qui se sont montrés les plus critiques envers la quantité d'eau utilisée par les citadins, tandis que les paysans ont un avis partagé entre une perception de gaspilleur et non-gaspilleur s'agissant des usages des citadins. Lorsque les groupes d'appartenance se prononcent sur la quantité d'eau dépensée par les paysans (ceux-ci inclus), le résultat est le suivant: l'axe 1 (expliquant 88% de la variance) oppose les paysans qui considèrent utiliser l'eau nécessaire et les indiens qui considèrent en partie que les paysans dépensent peu d'eau (Txl=1,249), mais également un peu plus du nécessaire (Txl=O,399) pour une autre partie. En effet, les indiens ont utilisée par les paysans. pensent que les paysans (Txl=O,516). Cependant,
un avis partagé sur la perception de la quantité d'eau Au milieu du débat, nous trouvons les citadins qui utilisent moins que le nécessaire pour leurs activités un groupe de citadins pense que les paysans
80
dépensent trop d'eau (Txl==0,147). C'est ce que représente l'axe 2 opposant les citadins aux autres groupes et notamment aux indiens marquant ainsi une légère différence entre ces deux groupes lorsqu'ils se prononcent sur la quantité d'eau usée par les paysans. Cependant, la tendance la plus marquée se dirige vers l'idée que les paysans utilisent peu d'eau (graphique 6). Graphique 6: Estimation de la quantité d'eau utilisée par les paysans (taille du symbole proportionnelle au poids des modalités) , , , , ,
, , , ,
, , , , , , , , ,
,
, ,
+,
004
P@u 0.3
, , , , ,
, 0.2
,
,
,
- - - - -
- - - - - - - - - - - - - - -
,
,,
, , , , , , ,
- - - - - - - - - ,- - - - -
, , ,
0.1
-
, , , , ,
if" 0.0 N :::. N oJ)
.?(
-0.3
-004
-0.5 -0.8
-
-
-
-
-
Ind~~"-
-
, , , , ,
,-, - - - - + - -
-0.1
-0.2
-
- - - -
,
-0.7
, , , , , ,
,
-0,6
-
-
-,-
,
,
-
-
u,,
, , , ,
'tfu Ir8P-
, ,
, ,
, ,
,
,
,
, , , , ,
- - - - - -
,
-0.5
- - - -
T,
, , ,
, , , , ,
T
, , , , -004
- - - -
- - -
- - - - - - - - - -
- - - -
, , , , , ,
, ~- -
, , , , ,
- - - -
ln CI!5f - - - -
- -
T,
, , ,
- - - -
,, , , ,
+
- - - -
- - -
-0.2 Axe
-0.1
, , ,
0.0
- -
, , , , , ,
- -,
,
, ,
- - - - -
- - - - - - - - T, - - - - - - - - - -
M8i[)S
0.1
, , ,
, ,
, , , ,
, , , ,
,- - - - - - - , , , , - - PQ}j!Qn
,
, ~- , ,
-
, , , ,,
, , ,
T,
- -
- NécO'plre,
, - - -
, - - -
, , , , , , , , ,
, , , , ,
,
- - -
-0.3
- - - -
,
,
, ~- , ,
+
, , , , , ,
,
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
, , , , , ,
-
, , , ,
, , , , , , , , ,
, , , , , , , ,
, , ,
, ,
0.2
- - - -
T,
, , ,
- - - - -
, , , , ,, 0.3
OA
0.5
1 (88%1
Les deux axes représentés dans le plan factoriel sur l'estimation d'eau dépensée par les indiens (ceux-ci inclus), explique 100% de la variance. L'axe 1 explique 94% de la variance et oppose notamment les indiens et les paysans puisque les premiers jugent utiliser l'eau nécessaire pour leurs activités alors que les paysans considèrent pour une part que les indiens dépensent moins que le nécessaire (Txl==0,740) et pour une autre part qu'ils utilisent peu d'eau (Tx1==1,109),bien qu'un petit groupe de paysans considère que les indiens utilisent trop d'eau (Tx1=0,392). L'axe 2 oppose les citadins et les indiens puisque les premiers pensent que les indiens utilisent plus d'eau que le nécessaire (Tx1==0,242).Nous observons donc que les paysans considèrent que la quantité d'eau utilisée par les indiens est moindre (absence de gaspillage), en opposition aux citadins qui estiment que les indiens dépensent beaucoup d'eau (graphique 7). Ces différences ont un rapport avec les relations que les groupes établissent entre eux et la perception qu'ils ont des activités de leurs voisins. Ainsi, il
81
semblerait que les activités agricoles ou propres au milieu rural sont perçues comme gourmandes en eau par ceux qui habitent en milieu urbain. C'est le cas des citadins lorsqu'ils font référence aux usages des paysans et indiens, même s'ils sont plus indulgents avec les premiers. La même constatation peut être effectuée lorsque l'on fait référence au milieu urbain: les paysans et les indiens estiment importante la consommation d'eau de la part des citadins, même si les paysans sont plus indulgents. Ainsi nous avons une opposition milieu urbain versus milieu rural et une opposition citadins versus indiens. Chacun perçoit l'autre comme un gaspilleur. Entre les deux groupes habitant en milieu rural se configure également une opposition sûrement due à la perception des usages. Les indiens pensent qu'il y a deux types de paysans: ceux qui utilisent peu d'eau et ceux qui utilisent beaucoup d'eau. Les paysans, au contraire, pensent que les indiens dans leur ensemble utilisent peu d'eau. Graphique 7 : Estimation de la quantité d'eau utilisée par les indiens (taille du symbole proportionnelle au poids des modalités) 0.3
,
0,2
, , ,
~
,, ,
- -
+, - - -
, ,
+- - - , " P@v
0,1
~ '" N
, -
.0,1 - - -
c, , ,
T
-0,2
, - - -
,, ,
T
,
, , , ,
-
-
-
- -
-
-
-
-
-
, ,
, , , , ,
Mi1ns
-
-
-
-
{lA
,- - - - - -
-
,
-
, , , ,
-
, ,
poe"
,
*'
- -
- - - - - -
,
c~-¥n
,
- - -
,-
- - -
,
, ,
0.2
0.3
- - - - - - -
,
~,
, , , -
-
-
-
-
-0.9
-0.8
-0,7
.0,6
-0.5
-0,<
-0,3
-0.2
-0.1
0.0
0.1
-
-
-
,, , ,
- - -
, - - - - - -,
:
.0,3 -1.0
- -
,
,
,
,,- ,
IndJ~n_ , - ,
,Néc~alre
, , ,
,
-
- - - - -
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
,
-
, , ,
, ,
, , , ,
, -
, , ,
- - - - - - ,
,
, - - -
-
,
, ,
Trsp
- +, po,on - - - -
0.0
,
, ,
,
0.<
0,6
0,6
Axe l (94%)
En conclusion, on attribue aux citadins le fait d'utiliser une plus importante quantité d'eau par rapport aux deux autres groupes. Ces derniers apparaissent ainsi comme les gaspilleurs. Reste à savoir à quel type d'usages fait référence ce gaspillage, s'il s'agit d'activités domestiques ou bien d'activités industrielles, puisque les activités productives chez les paysans (agricultures) sont plus gourmandes en eau. Nous commençons à distinguer le dessin d'une échelle allant des bons usagers aux mauvais usagers, comme nous pouvons le voir dans le tableau suivant, qui met en rapport les types d'usages attribués entre les groupes avec leur jugement de l'usage.
82
Tableau
Citadins paysan.)
4 : Attributions
{...Inn I... indiens et les
et jugements l'eau
intergroupes
sur les usages de
Types d'usages
Jue-ement sur l'usae:e
Domestiques
Mauvai. usage.
Indunriels lois""
Agriculture et animau.". Pay""n~ (oelnn les indi..n~ et ]"s Dome,tique. citadins) Agriculture Indiens (selon citadins)
les paysans
et
et animaux
Plntôt un bon mage
Bon mage
Dome,tiques Rituel.
4. DISCUSSION
ET CONCLUSION
Les fonnes dont les sujets organisent leurs cognitions par rapport à l'eau et la direction qu'ils donnent aux contenus de ces cognitions vont constituer, d'une manière plus large, un modèle de relation à l'eau. Ce modèle nous donne des éléments de compréhension, voire de prédiction, des types d'usages de l'eau, tout en restant une grille de lecture ou encore un outil théorique et méthodologique. La conclusion de ce modèle est l'existence d'une relation entre au moins deux types de représentation sociale de l'eau et des perceptions, évaluations et attributions envers l'état de la source, ses usages et sa gestion. Une «représentation utilitaire» de l'eau entraîne une perception médiatisée du cycle de l'eau ainsi qu'une évaluation négative de l'état de l'eau, montrant de ce fait un faible niveau d'implication personnelle dans la gestion responsable de l'eau. De même, les sujets exprimant ce type de représentation sociale de l'eau perçoivent une efficacité limitée des actions entreprises pour améliorer la gestion de l'eau, une sorte de désespoir, et cette efficacité éventuelle est en relation directe avec l'étendue du cadre environnemental, c'est-à-dire de la possibilité de contrôle perçu: plus le niveau territorial est large, moins les actions entreprises pour améliorer l'état de la ressource auront d'efficacité ou d'impact positif. Signalons que ces sujets ont proposé des actions plutôt techniques et éducatives pour améliorer l'état de la ressource. Au contraire, une représentation sociale plutôt « écologique» de l'eau, celle qui conçoit l'eau en tant qu'élément intégré à la nature, va entraîner une perception non-médiatisée de l'eau et les sujets s'impliquent d'avantage dans une gestion adéquate de la ressource. Ils proposent des actions de conservation pour améliorer l'état de la ressource et considèrent que leurs actions ont un 83
impact positif pour une gestion adéquate de celle-ci, peu importe le ntveau territorial (graphique 8). Si nous acceptons l'hypothèse de Grob (1995, cité par Moser et al., 2004), qui déclare que les meilleurs facteurs prédictifs des comportements adoptés vis-àvis de l'eau constituent les attitudes et les valeurs attachées aux problèmes environnementaux, auxquelles s'ajoutent le contrôle perçu et l'engagement personnel ainsi que le fait d'être touché par ces aspects, les différences entre les groupes de notre étude se font alors claires. Les indiens ont ainsi une plus grande possibilité de présenter des comportements de conservation envers la source, en ce qu'ils possèdent des valeurs culturelles bénéfiques allant dans ce sens. Par exemple, les indiens ont un engagement personnel envers la protection, vécue dans leur quotidien et basée sur l'idée de devoir, une sorte de mission héritée. Ils se nomment les « grands frères », ayant la responsabilité morale et historique de protéger les écosystèmes et tout spécialement les ressources en eau. Ils sont touchés de plein fouet par les problèmes écologiques de la Sierra et voient leur subsistance en péril: « si la Sierra meurt, nous mourrons avec elle ». En revanche, même si les paysans possèdent certaines valeurs attachées à l'environnement et sont touchés par les problèmes de l'eau, l'engagement personnel est réduit de par la perception limitée des effets de leurs actions. Le désespoir lié à la perte de confiance dans les institutions empêche une évolution spontanée de ces attitudes. Chez les citadins, la situation est encore plus critique car, bien que touchés par les effets négatifs des problèmes de l'eau, ceux-ci ne possèdent pas vraiment de valeurs attachées aux problèmes environnementaux. Par ailleurs, leur perception du contrôle de la situation est très faible ainsi que leur engagement personnel dans des actions dites écologiques.
84
Graphique 8 : Modèle de relation à l'eau
Cadre Sociocultu.cel (croyances, valeurs et normes du gronpe)
Cadre BnviJ:onnementaJ (conditiom matérielles et ph"",!,,,,,
de vie -!lfbaÙt, I7Ira/C)
Attributiom de œspomabilit~s Attribution de respon;;abiht~s pafragées (Implication per,ounelle)
}'..ttribntion de respomabilit~s institutionnelles (Faible implication penonnelle)
Ceci nous donne un panorama assez vaste des attitudes existant face aux problèmes écologiques et en particulier celui de l'eau chez les habitants de la région terrain de notre étude. Dans le contexte de la Sierra Nevada de Santa Marta, les enjeux économiques, politiques et bien évidemment écologiques sont innombrables. Nous avons vu que les groupes défmis comme « usagers» de la ressource montrent des représentations sociales différentes de l'eau, voire des modèles de relation à celle-ci différenciés. Cela peut être une 85
condition suffisante pour expliquer l'existence de conflits d'usages. Nous avons vu comment une sorte d'échelle des « types» d'usagers se dessine, valorisant les usagers et médiatisant les rapports entre les groupes (bons et mauvais usagers). Ceci entraîne de véritables conflits sociaux de par la charge des responsabilités attribuées entre les groupes en question. Cette « gamme» de rapports entre les groupes et la ressource, traduits en usages dommageables pour l'environnement pour certains, configure la scène sur laquelle des actions doivent se mettre en place pour améliorer les conditions de l'eau et, en conséquence, améliorer les conditions de vie des habitants. Cependant, le contexte politique propre du pays et exacerbé dans la région, vient compliquer les choses: il s'agit de la présence d'intérêts économiques soutenus par des groupes armés illégaux qui agissent en toute impunité et soutiennent certains projets, comme par exemple l'exploitation touristique des réserves naturelles publiques13. Dans un contexte où l'on se méfie même de l'Etat et où la violence prend la place laissée par les institutions publiques, la question demeure encore plus critique. Cependant, une approche optimiste nous fait penser que c'est justement dans le mécontentement des habitants de la région que l'on peut trouver une source de cohésion, ainsi qu'une possibilité d'agir. Bien qu'il soit nécessaire de continuer à tester ces hypothèses, nous avons donc établi un diagnostic ainsi qu'un modèle théorique et méthodologique qui pourra nous aider à imaginer des actions éventuelles. REFERENCES ABRIC, J-c. (2003), «L'analyse structurale des représentations sociales », in: Moscovici et Fabrice Buschini (Eds.). Les méthodes des sciences humaines, PUF, Paris.
Serge
AERIC, J .-c. (1994), Pratiquessocialeset représentations,PUF, Paris.
BOUGUERRA, M. L. (2003), Les batailles de l'eau. Pour un bien commun de l'humanité, Enjeux Planète, Parisi CORRAL-VERDUGO V., BETECI-ITEL R., FRAIJOSING B. (2003), «Environmental beliefs and water conservation: an empirical study», Journal of EnvironnementalP.rychology. 23, pp. 247 - 257. DIOP, S., REKACEWICZ, Editions Autrement, Paris.
P. (2003). Atlas mondiale de l'eau. Une pénurie annoncée,
GUIMELLI, C. (1994), Structures et transformations des représentations sociales. Université Lausanne et de Genève, Genève.
de
13 Voir l'autorisation récente du gouvernement colombien pour exploiter commercialement le Parc Naturel Tayrona où les paramilitaires venaient d'assassiner les deux derniers directeurs du Parc, opposés à ce type de projets.
86
MOLINER, RATEAU, COHEN-SCALI d'étudesde terrain,PUR, Rennes.
(2002), Les représentationssociales. Pratiques
MOSER, G. WEISS, K (2003), Espaces clevie. Aspects de la relation homme-environnement, Armand Colin, collection « Regards », Paris. MOSER, G. RATIU, E. VANSSA Y, B. (2004), « Water use and management in the light of sustainable development: Social representations, Ideologies and practices in different societal contexts », IHDP Update, 04, 13-15. NAVARRO, 0.(2004). « Representacion deI agua y sus usos », Psicologfadesdeel Caribe. Universidad del Norte, n° 14: 2004. pp. 222-236. NA VARRO, O. (2006). « Representacion Social del Agua en los habitantes de la Sierra Nevada de Santa Marta »., Rtvista Pre-Til 4(10). Bogota: Universidad Piloto de Colombia., pp. 72-97. ROUQUETTE, M.-L.. RATEAU, P. (1998). Introductionà l'étudeclesreprésentationssociales. PUG, Grenoble. URIBE, G. (2003). La Colombieà la rechercheclela paix. Les cahiers du GRESAL, MSH Alpes, Grenoble. VERGES, P. (1994). « Approche du noyau central: propriétés quantitatives et structurales ». In: Guimelli, Ch. Structures et tran.ifOrmationscles représentationssociales. Université de Lausanne et de Genève, Genève. pp. 233 - 253.
87
CHAPITRE
4
ESPACES DE LA MITOYENNETE ET DIMENSION POLITIQUE DES MICRO-CONFLITS EN MILIEU URBAIN: LE VOISINAGE COMME EPREUVE DE L'HABITER
Marc DUMONT
Les correspondances entre des institutions publiques et leurs administrés constituent un champ particulièrement intéressant pour les sciences sociales, à partir du moment où elles sont prises dans toute leur ampleur et non réduites aux seuls documents ~ettres) qui les médiatisent. Elles permettent en particulier de proposer un regard original sur les conflits de mitoyennetés, c'est-à-dire des moments au cours desquels l'espace qui tout à la fois unit (commun) et sépare (différent) des particuliers, qu'il soit public ou privé, en contexte urbain ou en contexte rural, apparaît comme problème. La proposition d'une approche de cet ordre se situe à la convergence de trois perspectives. Une insatisfaction, tout d'abord, au regard d'un modèle théorique dominant à partir duquel ces correspondances restent principalement aujourd'hui pensées: celui des relations entre une administration et ses administrés (AFQU, 2004). La prégnance de ce modèle est d'ailleurs si forte que, lors de son engagement, la démarche ethnographique qui va être évoquée, a de suite été assimilée à une exploration de ces relations par les représentants de l'institution municipale; elle fait en effet partie des grands chapitres dont la maîtrise est indispensable à l'occasion des concours organisés pour l'accession à ces fonctions. Cette précision est importante pour comprendre notamment l'autorisation qu'il a été possible d'obtenir pour accéder à un type de documents qui n'entre pas dans la catégorie des documents administratifs (documents de procédures, ZAC, etc.) dont l'accessibilité publique est juridiquement protégée. L'accès à la « boîte noire» des lettres adressées à des institutions municipales est ainsi laissé à l'appréciation de l'institution concernée.
Ce modèle dominant d'interprétation épuise-t-il donc tout ce que peuvent dire ces matériaux? On rejoint ici la seconde perspective, constituée par les travaux d'une sociologiede la plainte. Boltanski propose une approche convaincante (Boltanski, 1990) : à partir d'un travail sur le courrier des lecteurs du quotidien français Le Monde, celui-ci a refusé de considérer avec condescendance ces matériaux qui pourtant pourraient à de nombreuses reprises faire sourire ou irriter, pour inviter à les prendre véritablement au sérieux, soulignant tout ce qu'ils pouvaient avoir à nous dire sur le fonctionnement du social, sur l'impératif de justification (souci de rendre juste, de faire advenir un bien à une visibilité publique). Cette volonté de restituer l'épaisseur et la consistance de l'expérience sociale à l'œuvre à travers ces moments d'écriture et d'échange converge très nettement avec les travaux engagés par une sociologie de la traduction qui se refuse à considérer les moments de conflits et de contestation comme des moments de communication manquée, donc de les saisir plus comme un «plein» qu'à défaut (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). A partir de leurs suggestions, on peut alors situer une troisième perspective, liée à une conviction initiale personnelle de l'intérêt d'une prise en considération des « bruits» (au sens de la sémiotique, de parasite et d'interférence) dans des processus d'action publique: on peut penser que les contestations et les récriminations d'urbanisme ne sont pas des entraves et des interruptions désagréables et secondaires dans des procédures longitudinales, linéaires mais qu'il s'y joue des choses plus profondes. A partir de ces trois perspectives, nous voudrions montrer comme les «moments de correspondances» correspondent non à des impondérables ou des collatéraux de l'action publique, mais à des moments de construction spatiale des ordres sociaux (Garf11lkel 2001), de production et de renouvellement des principes plus généraux sur lesquels s'architecturent des organisations urbaines: ce sont des épreuvesde l'habiter à forte t'omposantepolitique. Le parcours de ces moments sera articulé autour de trois axes théoriques 0e politique, la mitoyenneté et les épreuves de l'habiter) et deux types de matériaux concrets saisis dans le cadre de villes intermédiaires française (Tours et Orléans). Il permettra en particulier de souligner trois aspects: le rapport consumériste à l'espace qui travaille ces situations et qui se cristallise dans la figure de l'ayant-droit, le rôle fondamental des opérations de différenciation spatiale et, enf11l, l'importance du jeu spatial des partitions (public/privé) dans la stabilisation des ordres sociaux. Nous proposons dans cet objectif d'aborder les situations de plaintes comme des épreuves politiques de l'habiter (1), de parcourir plusieurs de ces situations dans le cadre urbain (2) en vue de dégager les différentes logiques qui les sous-tendent lorsqu'elles prennent la forme de conflits (3).
90
1. LES SITUATIONS SPATIALES DE PLAINTES COMME EPREUVE POLITIQUE DE L'HABITER EN CONTEXTE URBAIN
La proposition d'une approche visant à restituer toute l'épaisseur des situations de correspondances et des conflits d'usages et de voisinage, requiert en premier lieu de clarifier trois aspects théoriques de cette démarche. Elle concerne le sens même dans lequel on peut entendre la question du politique, de la mitoyenneté et des épreuves de l'habiter. 1.1. Du politique comme forme stabilisée de l'expérience sociale
Comment en premier lieu approcher la question du politique? En ce sens, un trait commun traverse les travaux du philosophe Claude Lefort et de l'anthropologue Georges Balandier: celui de ne pas accepter de limiter les phénomènes politiques à leurs seules dimensions institutionnelles. La démarche qui est ici adoptée fait sienne le propos de Lefort lorsqu'il souligne les impasses auxquelles conduit en sciences sociales une conception fonctionnelle et sectorielle de la société pensée en catégories autonomes: espace, économie, politique, social (Lefort, 2001). Les sciences sociales se diviseraient ainsi comme les tranches d'un gâteau l'étude de chacun de ces secteurs. Or, pour Lefort, le politique ne constitue pas un secteur isolé des autres, réservé et détenu par des individus particuliers ~es «hommes politiques »), il concerne la forme d'une société, l'articulation des dimensions à travers lesquelles celle-ci se réalise, son institution au sens large: il traverse ainsi l'ensemble du social, des activités humaines. Si le premier aspect de cette conception du politique comme forme stabilisée de l'expérience sociale est d'inviter à ne pas limiter son analyse et sa localisation aux seuls jeux de pouvoir et de domination, le deuxième apparaît encore plus important puisqu'il laisse entendre que des activités sociales seraient à même de contribuer à produire du politique - c'est-à-dire de la stabilisation d'un ordre social - au même titre que des activités institutionnelles. La notion de politique amène à l'idée de pratiques constituantes,c'est-à-dire de pratiques sociales ayant ou non une dimension institutionnelle, à l'intérieur desquelles il devient possible pour un chercheur d'identifier des logiques politiques (Balandier, 2004), c'est-à-dire qui participent à constituer les principes d'organisation sur lesquels se structure et se met en forme une société. Cette conception anthropologique et philosophique du politique inscrit des pratiques anodines dans la production de ce que d'autres appelleront l'architecture normative de la société (Castoriadis 1975 & Legendre, 2000). Les pratiques constituantes pourraient dès lors dépasser très largement le cadre qui peut leur être éventuellement assigné comme celui de la participation ou de l'implication (démocratie participative).
91
Retenons que seraient constituantes n'importe quels types de pratiques de groupes ou d'individus dont il devient possible de montrer qu'elles engagent la production ou la reproduction de ces principes, qu'elles contribuent à stabilisent des ordres sociaux. 1.2. La mitqyenneté, un espaa du troisième rype
La mitoyenneté est un terme paradoxal, le plus souvent utilisé dans le champ juridique. Elle recouvre un objet insaisissable qui rassemble et tout à la fois, sépare: elle renvoie donc à ce qui est en commun et qui différencieà la fois. Par ailleurs, la mitoyenneté renvoie non seulement à cette ligne partagée de départage, mais aussi à l'activité de transition, de franchissement de cette ligne dont un archétype mythologique nous est transmis avec la légende de la fondation de Rome. Pourtant, la réalité est aujourd'hui loin d'être très différente, les spécialistes du droit de l'urbanisme savent à quel point ce franchissement est source de contentieux. C'est le cas par exemple avec les ronds-points qui permettent d'accéder à un centre commercial: cet objet incertain - mitoyen - était-il indispensable pour l'intérêt public ou ne sert-il finalement au fond que les intérêts privés de ce centre? Le coût de cet espace de franchissement (et donc d'une certaine forme de franchise qui lui est liée) doit-il être renvoyé intégralement à la puissance publique, être partagé ou encore assumé par les détenteurs du centre commercial? La notion de mitoyenneté apparaît une notion fortement spatiale: plus qu'à la définir à partir d'une structure d'opposition (particulier contre particulier, public contre privé), nous en retiendrons ici le sens d'un espace tiers, d'un espace du troisième type, pour reprendre la caractérisation utilisée par Bégout pour qualifier ces espaces, ni vraiment complètement publics ni totalement des propriétés individuelles, que sont les motels américains (Bégout, 2003). 1.3. Faire corps avei' !'espaa : une définition des épreuves de l'habiter
Le problème des épreuves de l'habiter se situe à la convergence de deux notions, l'une théorique Q'habiter) et l'autre plus d'ordre méthodologique Qes situations spatiales). La notion d'habiter est actuellement l'objet de nombreux travaux dans les sciences sociales dans lesquels on peut distinguer deux grandes catégories de sens. Un premier courant fait usage de ce terme pour désigner exclusivement le rapport au domicile (Serfaty, 2004) habiter étant donc d'abord chez soi, voire par extension le quartier (Authier, 2000). Par ailleurs, de manière assez récente, un second courant tente de le construire comme un synonyme de pratique spatiale (Stock, 2004) étendant l'habiter à la pratique des lieux dits 92
géographiques c'est-à-dire au monde. L'une comme l'autres des positions sont insatisfaisantes, l'une parce que trop réductrice (ne peut-on habiter que son domicile ?) et l'autre parce que trop extensive (que peut-on et où peut-on ne pas habiter ?). Nous ne proposerons pas ici un troisième sens, dans une compétition des bonnes définitions mais suggérerons de retenir dans chacune d'entre elles deux traits qui permettent de penser les situations d'épreuve de l'habiter que sont les conflits de mitoyenneté. Paire corpsavet l'espace,en premier lieu, une idée qui renvoie à l'intensité et la force avec laquelle un espace peut être investi au point de laisser penser que cet espace est quelque chose de soimême. Dans ce cas, retrancher un morceau d'espace serait vécu comme un arrachement d'un membre, une conception qui peut paraître assez dure, mais pourtant très courante (( la ville perd son âme », « notre belle rue a été saccagée », lira-t-on par exemple). De cela découle l'idée que ce « faire corps avec l'espace », la production d'une certaine forme de familiarité, ne se restreint pas aux seuls espaces de l'intime (chambre) ou du proche (domicile) mais inclut d'autres espaces, allant de la rue immédiate à un lieu singulier du monde. La notion de situation spatiale est quant à elle plus d'ordre méthodologique: par « situation spatiale », nous faisons nôtres les perspectives de l'ethnométhodologie (Quéré & Joseph, 2000) pour en retenir deux aspects précis. L'approche par les situations est d'abord une manière de travailler qui privilégie l'observation des choses en train de se faire, leur accomplissement, elle propose méthodologiquement de suivre, par exemple une observation en situation des espaces d'actes (Lussault, 2001). Elle correspond par ailleurs à une hypothèse de fond qui pose qu'à travers des situations d'interaction des strudures d'ordres(Garfmkel, 2001) émergent, des ordres sociaux se stabilisent. Il faut entendre « structure d'ordre» dans le sens d'agencement spatialisé ou non mais stabilisé, qui permet à au moins deux personnes de se repérer, d'interagir. Entre un « ordre urbain légitime» et une discussion entre deux personnes, il y a ainsi une gamme immense d'ordres plus ou moins stabilisés, pérennes ou prOViSOires. La notion d'épreuve spatiale reprend quant à elle l'approche sociologique des « controverses» ou les « problèmes» (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001), pour caractériser plus spécifiquement des moments d'investissement (c'est-à-dire qui voient des individus s'investir avec tout leur être, et donc « faire corps ») qui s'articulent spécifiquement autour d'objets spatiaux. Ainsi, les épreuves de l'habiter correspondent à ces moments suivis en quelque sorte à la trace, pied à pied, dans lesquels des individus se retrouvent aux prises avec un espace dont ils considèrent qu'il fait partie d'eux-mêmes ou interfère avec un espace qu'ils font leur.
93
2. DES SITUATIONS DE CORRESPONDANCES DANS DEUX VILLES FRANÇAISES INTERMEDIAIRES
Le matériau de cette recherche n'est pas aisé à circonscrire. Il requiert de préciser d'entrée de jeu ce qu'il est possible d'entendre par « requêtes» et « situations de correspondances ». Dans un cas comme dans l'autre il ne s'agit en effet pas seulement de simples lettres, mais d'une pluralité d'expressions qui peuvent présenter des formes orales ou écrites. Parler de « courrier », par exemple, est loin de résoudre ce problème de défmition, notamment lorsque ce courrier est constitué d'un bidon de lait adressé à la mairie par le biais d'une chèvre14. Peut-on vraiment parler alors encore de « courrier»? Nous réserverons donc ce terme aux ensembles de documents organisés et classés chronologiquement, situés dans les locaux de deux municipalités d'Orléans et de Tours, dans un service d'urbanisme, de voirie, des espaces verts. Suite à un premier contact avec les différents services municipaux et à l'obtention des autorisation liées à des contraintes d'ordre juridiquel5, un travail sur trois années sur ces courriers a pu être ainsi réalisé simultanément à l'observation de leur environnement de réception, au suivi des « affaires» qui pouvaient leur être liées lorsque cela était possible, mais aussi d'enquêtes auprès de nombre de leurs auteurs. La grille méthodologique élémentaire de traitement repérait tant la matérialité même des « courriers» (organisation, structure, mode d'écriture) que leur contenu (objets, modalités d'expression rhétoriques). 2.1. La requête, une forme mmplexe d'éthange
La requête est une forme rhétorique d'échange qui fait apparaître dans une interaction un interlocuteur et un auteur. Elle ne peut être confondue avec une situation de torrespondanœ: si la requête se présente comme une structure d'échange (une manière d'échanger et de s'exprimer), la correspondance correspond au cadre plus général qui englobe tout un épisode, et donc les requêtes quand elles ont lieu, mais pas uniquement. Elle se caractérise par un 14Lors de 2004), un faiblement s'agit là on
nos observations de terrain réalisées dans le cadre d'une thèse de doctorat (Dumont, agriculteur péri-urbain protesta en effet sur ce mode contre son expropriation compensée par la municipalité pour la création de son parc urbain de la Gloriette. Il en conviendra d'une forme tout à fait particulière de correspondance.
15Une des exigences de cette autorisation d'accès à ces correspondances privées étant la nonreproduction nominative, effacement des auteurs, des lieux et dates. Cette circulation peut-être reconstituée soit dans les entretiens avec les services et leurs secrétariats, mais aussi avec les bordereaux de suivi agrafés aux lettres ou aux dossiers, avec une mention (<<pour information, le 11 mars 2002, pas de suite », par exemple).
94
type d'adresse et des registres d'échanges qui, ensemble, contribuent à convoquer un interlocuteur dans un échange et l'on note alors dans l'ensemble deux grands types d'adresse. Soit celle-ci est impersonnelle, et elle vise un personnage générique, le plus souvent pour éviter d'avoir à constituer un interlocuteur précis. Soit elle prend la forme d'une invective directe. Il peut y avoir beaucoup de raison à ne pas s'adresser à un interlocuteur précis, le souci de ne pas entrer en confrontation directe avec une personne que l'on connaît bien. Ainsi, par exemple, certaines situations de correspondance se mettent en place autour d'affiches disposées sur des portails et invectivent les propriétaires de chiens, alors que leurs auteurs savent très bien qu'ils visent directement un voisin indélicat, mais, en utilisant le générique (<<meni aux propriétairesde chiens de »), évitent le choc frontal et la mésentente ouverte, préférant le conflit larvé. Mais, l'adresse peut assurément être aussi personnelle, la désignation renvoyant dans ce cas à un individu très précis que l'on tente de constituer en interlocuteur. Nous avons pu, par ailleurs, distinguer plusieurs registres d'ouverture des échanges, dont l'interpellation, l'invective et la feinte ((( I/e n'est pas la peine de laisser mon courrier sans réponse,je sais très bien que cela vous ennuie pour votre élection»),
mais aussi des effets de relance, par exemple par rapport à une absence de réactions, une passivité de l'interlocuteur (<
Le premier niveau des conflits de mitoyenneté est celui de la circulation même d'une requête à travers laquelle la conflictualité accède à une visibilité, et qui exige de documenter avant toute chose ce processus assez dense. La « situation de correspondance» émerge ainsi au cours de deux activités au cœur desquelles se situe un « objet courrier» : une élaboration et une réception. En premier lieu, une élaboration.Si les courriers sont, dans la plupart des cas, organisés sous la forme d'une lettre simple, rédigée soit de manière informatique, mécanique ou à la main, dans bien des cas ils peuvent aussi constituer un véritable ensemble rhétorique impressionnant dans lequel les auteurs rivalisent d'ingéniosité. Plusieurs courriers adressés au service des espaces verts à Orléans, par exemple, sont constitués de la lettre proprement dite, ainsi que d'un fragment de poterie, d'un échantillon de sable, d'écorces d'arbres, de fleurs, de photographies, de cartes postale. Il en est de même pour le service urbanisme de Tours, où les documents de persuasion mêlent dossiers ((historiques)) (cartes postales anciennes, coupures de journaux extraits du quotidien local, etc.), croquis, photographies, dessins, photocopies des textes réglementaires surlignés, etc. Les coupures de presses locales sont des 95
objets langagiers qui jouent un rôle très importants dans ce marché d'échanges, servant de « preuve» ou de prétexte à la revendication. Puis, une réception:cette réception suit un circuit d'identification, de tri et de classement qui est loin d'être anecdotique, et cette circulation est décisive à prendre en considération pour comprendre notamment comment se constituent ou non des problèmes publics. Ainsi, une correspondance émerge parce qu'elle identifiée et classée comme telle dans une opération de tri, de délégationet d'éventuelle réponse.Cela signifie qu'après transfert par les services postaux, la répartition de ces courriers est distribuée à l'interne dans chaque service lorsque celui-ci ou son représentant est clairement indiqué comme le destinataire. Lorsque les courriers sont adressés au Maire, après lecture par le Secrétariat général, un choix systématique est opéré: soit la réponse est effectuée par le Maire lui-même (réponse directe avec éventuellement copie au service concerné), soit le courrier est transmis à un élu ou à des services considérés comme étant plus à même de répondre (délégation) : « bon, on regarde,et quand on voit que fa concerneles Parcs et Jardins ou la Culture, alors on /eur transmet. Par contre,si c'est l'Aquavit [une assoàation localesouvent opposéeaux politiques urbaines entreprisespar la ville) fa va au bureau du Maire », nous déclare ainsi une responsable. Le suivi «ethnologique» réalisé dans les six bureaux des deux villes évoquées nous a montré une même pratique significative: les services reçoivent un courrier «incendiaire », selon leur propre qualification, et le placent, après y avoir répondu, dans une pochette spéciale avec un trombone « en attente ». Ils nous expliquent que (( là, on laisse, on voit un peu ce que fa donne. Quand il s'agit d'un s,,!/etsensible,par exemple la Chapenterie, on regarde attentivement ce qui se passe, si la République [quotidien régional
à Orléans]
va publier quelque chose, si on ref'Oit une nouvelle lettre à ce s,,!/et, et s'il
ne se passe rien, dans deux mois, on classe ».
La prise en compte de ces éléments quelque peu fastidieux de la mécanique de circulation est déterminante: à travers elle et à une échelle imperceptible se décide par exemple le basculement de l'intérêt privé en intérêt public, ou le renvoi aux tribunaux ayant en charge le règlement des conflits d'intérêts privés. Puisque l'analyse des rhétoriques techniques mobilisées par les rédacteurs de courriers est un premier pas dans les contenus de ces échanges, précisons un point sur leurs auteurs, ces «disparus» de l'échange. L'entremêlement des auteurs et référence de la rédaction est telle qu'elle incite à adopter une posture pragmatiste radicale pour trois raisons. D'abord, l'ensemble des correspondances laisse apparaître une compétence également répandue à manier des structures langagières, activer des rhétoriques, brasser des références juridiques. Puis, il y a très rarement coïncidence entre l'auteur d'un courrier et le courrier lui-même: en remontant aux auteurs de nombreuses lettres et les
96
ayant rencontrés, ceux-ci nous ont exposé avec une certaine satisfaction de leur part, l'organisation de l'écriture de leur courrier. Les uns avaient fait appel à un ami qui connaissait un avocat, les autres, considérant qu'ils ne savaient pas « Ûnre avecde bellesphrases », avaient fait appel à un voisin dont (( leurfils afait des études,c'est un littéraireun peu (( intello' )), vous vqyei; quoi ». D'autres encore avaient fait rapatrier par leur conjointe, employée du quotidien local, les articles manquant pour constituer un dossier de presse. Bref, les ficelles mobilisées font découvrir un ensemble terriblement complexe dont l'origine est d'ordre systémique. La perspective pragmatiste radicale apparaît dès lors comme une issue pertinente, attentive moins aux auteurs et à leurs statut qu'à l'effet du document, à ce qu'il produit et au processus dans lequel il est inscrit. 3. LA MITOYENNETE
EN CONFLIT
Au cours de ces situations de correspondances, une pluralité d'objet de revendications apparaît donc, tant à travers la critique, la contestation que - de manière plus inattendue - la félicitation. Ils contribuent pour nombre d'entre eux à constituer les objets spatiaux labiles de la mitoyenneté, le plus souvent en les situant au cœur de conflits d'usage. Ces objets ont deux types de motivations. Soit ils constituent un appel à l'administration en vue de lui faire solutionner un conflit d'intérêts privés l'objectif étant alors de la transformer en tiers de résolution du conflit, de faire monter en généralité un cas singulier (bien particulier / commun). Soit ils visent à constater et dénoncer une insuffisance estimée de l'action publique, ce sont dans ce cas des conflits qui portent sur des élagages, l'amélioration des trottoirs ou l'attribution contestée de permis de construire, en ce qui concerne la mitoyenneté, mais qui peuvent aussi prendre des aspect beaucoup plus virulents. 3.1. Ambiances, états
regards, éclairage, propreté: usages et voisinages dans tous leurs
Deux groupes de conflits de mitoyenneté seront ici privilégiés, reprenant une distinction suivant les motivations: un premier groupe de conflits surgit à l'occasion de tensions entre des particuliers, un second voit quant à lui des conflits se nouer autour d'opérations d'urbanisme dont la Ville est à l'origine. Tous démontrent l'intensité avec laquelle les individus habitent l'espace. L'analyse des configurations labiles (mobilisation très fugaces) dans lesquelles ces documents sont inscrits laisse entrevoir trois aspects: une saturation de systèmes normatifs, des pratiques de micro-spatialisation visant à instituer et gérer la distance (Dumont, 2003), et, plus largement, des opérations de transaction sociale à forte composante politique.
97
Courrier 1 (ville de Tours): «Mademoiselle, Je suis le porte parole de quelques habitants de mon quartier et nous aimerions avoir votre appui sur ce qui suit. J'habite donc dans la « cité du Cluzel ». Or la pelouse située devant ce bâtiment sert surtout aux déjections canines puisque c'est là que s'attardent les propriétaires de chiens. Après la pose de deux lampadaires, il ne reste que peu de gazons. Ne serait-il pas préférable de le supprimer complètement et de faire un pavage neuf pour une propreté indispensable avec toutefois une petite protection pour les arbustes ornant le mur du Cluzel (refuge également des chiens)? Avec la proximité de l'hôtel Royal, beaucoup de touristes passent sur ce trottoir. Que pensent-ils de Tours ville Propre? Nous regrettons la pelouse et les fleurs, c'est une époque révolue vue le manque de civisme des habitants. Nous vous remercions à l'avance de votre décision et de votre réponse. Nous vous prions d'agréer mademoiselle nos sincères salutations.» Réponse: «Madame, votre courrier du 14 mars a attiré toute mon attention. Les remarques que vous formulez concernant l'espace situé devant le bâtiment du Cluzel sont en effet justifiées. Votre suggestion de pavage me parait intéressante et je demande aux services municipaux de réaliser une étude en vue de la rénovation de cet espace à moyen terme d'une part, et en vue d'inciter les propriétaires de chiens à utiliser les caniveaux, d'autre part. En vous remerciant de l'intérêt que vous manifestez en faveur de l'embellissement de votre quartier, je vous prie de croire, madame, en l'expression de mes sentiments distingués. » Courrier 2 (ville de Tours) : «Monsieur le Maire, le Foyer Verdier édifie un bâtiment à la fois sur le boulevard Heurteloup et qui s'adosse pour le reste sur notre maison et sur une partie du mur mitoyen. Celui-ci nous a prévenus une semaine avant le début des travaux. A ce niveau nous avons une terrasse qui avant cette construction était intégralement ensoleillée tout l'après midi. Ce jour, nous avons perdu l'intégralité de l'ensoleillement sans oublier que les deux pièces baignent maintenant dans une pénombre définitive. Il parait que le POS a été parfaitement appliqué. Nous tenons à vous faire savoir notre écœurement devant de tels agissements. Nous sollicitons votre intervention pour que ce pan de mur disparaisse car il est inadmissible que le foyer Verdier s'arroge le droit d'obturer notre terrasse. » Courier 3 (ville d'Orléans): « Monsieur le Directeur, suite à l'entretien téléphonique j'ai eu avec votre service et sur vos conseils, je vous signale que notre voisin Mt c.c. (employé administratif de votre ville) a bien érigé le mur de clôture après avoir reçu votre autorisation, supprimant donc la grande bâche noire tendue sur des lauriers de 3 m 50 de haut., destinée à empêcher le soleil donc lumière, de pénétrer par une petite fenêtre, situé à 3 mètres, de la pièce en sous sol où nous sommes obligés de nous cantonner, ne pouvant plus gravir les marches de notre maison. Mais maintenant il érige le long du mur de clôture un stand de fête d'école ou de quartier qu'après ces manifestations, il a 98
l'habitude de récupérer... peut-être en ne payant pas...) Je suis tout de même surprise car si ce n'est pas le cas, le précité étant en excellent état, ce sont tout de même nous, contribuables qui participons à ces frais. Mais là n'est pas vraiment la question. J'ai vérifié auprès de vos service si cet individu avait l'autorisation nécessaire, il ne l'a pas formulée et à votre question a-t-il commencé les travaux, oui ! et je pense qu'à nouveau des bâches seront tendues sur les portiques. Ceci n'est pas de votre domaine, mais inquiète les personnes âgées du quartier! Une échelle de 5 mètres environ est appuyée en permanence sur son mur de clôture le séparant du notre. Je rappelle qu'il y a eu un cambriolage dans notre quartier, les poursuites entre police et cambrioleur couraient sur les toits en se servant d'un échelle traînant dans un jardins... Avec mes remerciements distingués» Courrier 4 (ville d'Orléans) : « Ayant appris que Madame P avait obtenu un permis de construire pour la surélévation de maison et l'extension, je me suis présentée à vos service à ce sujet. Sur la façade sud de la surélévation de la construction du 6 rue Verte, il est dessiné sur le plan prévu un pignon qui va surplomber ma terrasse d'environ 1 mètre. Je pense que je vais avoir une nuisance au point de vue clarté. Serait-il possible un contrôleur de votre service pour constater la présence de cette terrasse? Je pourrais alors dire si le permis de construire est toujours valable avec des terrasses, s'il y a gène au point de vue luminosité» Les deux derniers cas sont particulièrement signifiants. Pourtant réalisés dans deux villes différentes, ils sont étonnamment similaires tant dans le contenu du conflit de mitoyenneté, que de sa rhétorique. Plus encore que les précédents, il s'agit d'un conflit d'ambiance ou d'impression et de sensation,au cœur duquel se situe une question de regard, de vision. En dehors du lieu, l'unique différence entre les deux courriers tient au fait est que dans un cas leur auteur soit individuel et dans l'autre, collectif. Courrier 5 (ville d'Orléans): « Monsieur l'adjoint, habitant depuis bien longtemps de notre bonne ville d'Orléans, je me suis habitué à en voir des turpitudes et cette désolation qui ne fait qu'augmenter depuis quelques années dans le centre-ville qui est devenu un lieu mal fréquenté, dans lequel on se sent de moins en moins en sécurité, mais Orléans reste une ville dans laquelle ma femme et moi vivons quand même assez bien et sommes fiers d'être orléanais. Mais, le sommet a été atteint, dans la rue où se situe notre domicile, la rue (à côté de la rue de Bourgogne), vos services ont donné une autorisation pour un ravalement de la façade et, déjà assez bruyant. Or maintenant, le résident du second a pris le droit d'ouvrir dans le mur une fenêtre de sa chambre. Cette situation est abominable, nous ne sommes plus chez nous, la fenêtre donnera directement dans la pièce principale de notre domicile. Je vous prie de faire
99
immédiatement
interrompre ces travaux et respecter la loi. »
Courrier 6 (ville de Tours) : la composition de ce courrier est plus complexe que les précédents. Il s'agit d'une lettre collective adressé par des résidents situés en zone « péri-centrale» à Tours, composé d'une lettre signée par une vingtaine de résident, ainsi que d'un dessin, là encore. Se qualifiant les « riverains du projet La Palissandre », ils dénoncent la construction d'un petit collectif d'habitation de logement social réalisé dans le cadre de la loi SRU, un très petit collectif au motif de la gêne occasionné par le bâtiment. Le dessin explicite cette gêne: il représente succinctement la face d'une construction de 3 étages. Trois individus sont répartis à chacun de ses étages: de leur œil et par un trait épais qui y prend précisément son origine, ils visent simultanément chacun en des points d'aboutissement différents le corps d'un individu de taille nettement inférieure à celle se ses observateurs, situé en position mitoyenne dans une construction d'l étage de hauteur plus réduite. Dans le contenu de la lettre qui était assez longue, sont cités plusieurs articles du code de l'urbanisme: la construction ne s'inscrit pas dans le contexte architectural et urbain du quartier (art UA ll-II) ; les ouvertures ne sont pas en harmonie avec celles des immeubles voisins (art. UA ll-II-l); l'immeuble prévoit un parking par habitation (art. UA 12), cependant la rue est déjà saturée de voitures; le permis de démolir n'a pas été affiché; enfin, au niveau des vues, les vis-à-vis sont très importants et ne respectent pas la privation des riverains. 3.2. Entre-deux, entre eux deux: du jeu des normes aux pratiques de microspatia/is atio n
Les deux séries citées sont les indices émergents, visibles et lisibles, d'épreuves de l'habiter plus larges qui mettent au prise des résidents avec leurs voisins ou des institutions, au cœur desquelles se situent un enjeu de gestion de « l'entre eux deux» (entre-deux) et cela, de trois manières: par des normes, par des opérations de spatialisation et par des tentatives de montée en généralité d'un bien qu'il s'agit absolument pour eux de faire advenir en le rendant commun ou tout au moins convaincant. Ces trois aspects semblent fondamental à distinguer pour engager une analytique plus vaste des situations d'habiter, d'un « faire corps avec l'espace », que celui-ci soit ou non conflictuel, pour élucider dans un deuxième temps ses implications sur la structure des systèmes sociaux et comprendre la stabilisation des principes sur lesquels ils reposent. Tout d'abord, et en particulier dans les deux derniers documents, ces situations de correspondances sont très expressives sur les systèmes de valeur agitant les conflits de voisinage: la hiérarchie (une situation d'infériorité qui est jugée intolérable), l'appréâation (c'est bien, c'est mal), le constat de la dégradation, etc., toute sortes de systèmes normatifs qui renvoient aux normes en vigueur 100
non seulement dans des sociétés urbaines, mais plus particulièrement dans certains cas à des systèmes normatifs locaux qu'il importe de mettre en regard. Ainsi, au cours d'une réunion organisée avec deux adjoints de la ville, les riverains du projet immobilier vont dénoncer la rupture d'un axe, d'un alignement d'une voie urbaine, au motif qu'il s'agit d'un axe principal dans la ville de Tours que viendrait contredire un élément architectural dont la construction serait envisagée (petite marquise sur un bureau de Poste, dans la Rue Nationale à Tours). Le système de valeur mobilisé est dans ce cas local. Il faut ensuite noter à quel point le regard, dans les cas cités, est à l'origine d'opérations spatiales: il y joue le rôle fondamental d'un opérateur de spatialisation, c'est-à-dire d'un opérateur à partir duquel se construit et se revendique l'institution d'une dÙtance. C'est à travers l'engagement de cet opérateur (voir, être vu, pouvoir être ou ne pas être vu) que la mitoyenneté apparaît comme une activité de franchissement, de transition possible via le regard et donc de transgression. De même dans d'autres cas, c'est la coupe des arbres situés entre le domaine privé (bloc d'habitation) et public qui entre en jeu, une sensation de nudité étant alors dénoncée, ou à l'inverse de décadence contre une institution jugée insouciante. Plus largement, ce qui se met en place, ce sont des pratiques de contrôle de l'espace intermédiaire, de la mitoyenneté, cet espace qui parfois doit rester impérativement vide, parfois doit rester plein. Et ce contrôle n'est pas que langagier, il institue concrètement la distance dans le frottement, il fait exister à terme l'écart dans de nombreux cas. Ainsi, plusieurs situations de conflits de mitoyenneté parviennent à déloger des individus considérés comme intrus sur un espace intermédiaire (Dumont, 2004b). Il faut souligner à quel point également cette spatialisation produit des conflits d'impression qui apparaissent sous la figure de l'ayant-droit. Ainsi, dans certains cas, ce qui est en jeu ce sont des ambiances,nettement plus que des éléments concrets. Apparaît alors une relation consumériste à l'espace urbain: propriétaire d'une ambiance, celle que le soleil protège, droit à l'ensoleillement que la terrasse vient perturber, un droit à la perspective ou à la protection du regard (voir sans être vu). Peu importe que la collectivité soit amenée à tailler les arbres au vue de ce qu'elle doit comme devoir et obligation à l'intimité, seul garant de l'intérêt. Dans un autre secteur, les récriminations visaient le «nuisances» en tant que transgression par le bruit de cette séparation: le bruit en tant qu'ambiance aurait ainsi fait irruption dans l'entre-deux, dans la mitoyenneté: il devient à l'origine d'une revendication effective d'installation d'un portail électrique à Orléans pour empêcher la présence nocturne de jeunes. Ce qui est alors revendiqué et le plus souvent concrètement mis en place c'est l'institution d'un
101
écart (ou la ré institution d'un écart, d'une séparation), la (re)mise à distance. Ce régime de justification est mnsumériste,il n'est pas toujours en tant que tel désireux systématiquement d'atteindre une montée en généralité (Boltanski & Thévenot, 1991), l'individualité est assumée, la non-généralité revendiquée à travers cette figure de l'ayant-droit: le bien commun ne doit alors, pour les intervenants du conflit, que se penser en tant que respect des intérêts particuliers. Cependant, dans d'autres cas, et notamment à travers un travail rhétorique, les participants visent à faire advenir l'intérêt ou la raison d'être du conflit de mitoyenneté au niveau d'un intérêt général, ou dans une fiction extérieure (respect d'un esprit des lieux.. .). On retrouve cette rhétorique de l'intérêt général dans certaines situations de correspondance plus institutionnalisées, à l'occasion de conflits plus importants autour d'un ensemble immobilier, qui mobilise des associations locales. Ces rhétoriques du « bien commun », dont on suit l'élaboration à travers les réunions et les courriers, sont moins intéressantes en elles-mêmes que par leurs effets, qu'en tant qu'elles s'inscrivent dans un marché d'échanges langagier, dans des luttes rhétoriques, des affrontements symboliques à l'intérieur desquels les mots constituent d'abord des objets de tactiques plus ou moins objectivées. 3.3. La forte composante politique de l'espace des situations de transaction sociale
Quelles implications ont donc ces épreuves de l'habiter sur la structure d'un système social, sur la stabilisation des principes sur lesquels des sociétés urbaines reposent? Il devient alors indispensable de se hisser à un second niveau de lecture de ces situations pour comprendre comment, à travers cellesci, se joue l'actualisation de types de partition, des logiques fondamentale de stabilisation des ordres sociaux qui, par l'espace et à travers des jeux de spatialisation, en font des moments de transaction sociale à forte composante politique (Dumont, 2006). Ce point renvoie à trois aspects. En premier lieu, les requêtes qui s'articulent dans ces situations en viennent toutes d'une manière ou d'une autre à faire appel à un tiers de départage,que ce soit celui constitué par la municipalité ou par les tribunaux ayant en charge le règlement des intérêts privés, comme les y renvoient dans un certain nombre de cas les représentants de la puissance publique. Il importe de prendre dans toute sa mesure ce renvoi au domaine des intérêts particuliers respectifs réalisé à travers le courrier qui actualise par ce geste en apparence anodin, un premier type de partition entre le public et le privé, principe bourgeois occidental d'institution du social (Habermas, 1997). Il s'agit par ailleurs de micro-moments où s'élaborent des dogmatiques, c'est-à-dire de moments où se dit, au sujet de l'espace intermédiaire, ce qui doit être et pourquoi ce doit être ainsi (Legendre, 1993) et qui correspondent à l'actualisation et au maintien de 102
principes génériques (principe d'alignement, par exemple) Puis, parce que s'y redéfinissent les seuils du juste et de l'injuste, du tolérable et de l'intolérable, de l'acceptable et de l'inacceptable, de la civilité et de l'incivilité. La plupart des échanges et des conséquences qui s'en suivent, travaillent à redéfinir ces seuils: des comportements jugés insupportables, du bruit que l'on tolère de moins en moins etc. Ce jeux des partitions (Douglas, 2004), sur lesquelles se fondent les ordres sociaux, correspond à ce que Jean Rémy a décrit comme étant le propre même des situations de transaction sodale, articulées autour de jeux d'oppositions binaires (Rémy & Voyé, 1992). De telles transactions sociales ont une importance considérable puisqu'elles fondent le monde social, contribuant à le pérenniser et le reproduire. Ainsi, ces moments sont politiques, non en eux-mêmes ni par leur objet ou leur sujet, mais parce que s'y posent et s'y soulèvent précisément des questions ayant trait à la structuration du social, parce qu'ils appellent à que soient formulées des réponses à la coexistence, que soit construite et produite une cohabitabilité des espaces par ce travail sur la mitoyenneté. Il s'agit bien d'épreuves d'urbanité et de conflits de civilité (Cefaï & Joseph, op. dt.), de lieux où peuvent se constituer les conditions de possibilité d'approfondissement démocratique, même si force est de constater que dans la plupart des cas la coexistence n'est pas pensée et laisse place à une logique d'affrontement, de rapports de pouvoir dans laquelle celui qui sera le plus habile à manier les ressources juridiques aura le dernier mot. CONCLUSION
Plusieurs aspects fondamentaux doivent être soulignés au terme de ce rapide parcours dont l'un des objectifs était aussi de défendre la pertinence d'une approche transversale des conflits, qui soit à la fois sociologique, géographique, anthropologique et philosophique. Insistons tout d'abord sur le déplacement de l'esthétique vers l'esthésique(Dumont, 2002) dans les régimes de justification et de conflictualité : si l'appréciation et la qualification renvoient certes toujours à des critères d'ordre esthétique il faut souligner la très forte montée en puissance des appréciations en termes d'ambiance. Cette dématérialisation, qui produit des « conflits d'impression », correspond à une face inattendue de la vogue des ambiances dans des politiques urbaines. Il s'agit là d'un des traits du régime socio-environnemental de développement urbain au moins des villes intermédiaires françaises (Dumont, 2005), dans laquelle c'est plus la présence d'un environnement et cette présence constituée en ambiance positive ou négative qui prend une importance majeure tant pour les institutions que pour des résidents qui, dès lors, n'hésitent pas à la mettre en conflit. En ce sens, il faut recadrer ce propos
dans une évolution dans la manière
103
d'organiser et de penser le développement urbain d'une ville qui apparaît particulièrement problématique. En effet, tous les adjoints en charge des services nous ont dit accorder une très grande importance au traitement de ces courriers. Si nous ne mettons pas leur parole en doute, ne faut-il cependant pas soulever alors d'autres inquiétudes sur le sens de ce qui se produit à travers cette place prise par la gestion des conflits de mitoyenneté dans l'action publique? En l'occurrence, nous considérons qu'elle contribue à produire une dissémination des défmitions de biens communs, en biens communs localisés (Dumont, 2004a), une dissémination derrière laquelle se faufùent bien souvent également des pratiques d'évictions. Ces traitements « d'affaires », au coup par coup, résolvant des successions de conflits sur des espaces parfois très proches, produisent, donc, mais aussi ne produisent pas. Si ces moments peuvent être des moments au cours desquels se discutent les seuils de l'acceptable et de l'inacceptable, du tolérable et de l'intolérable, cela ne pose-t-il pas aussi la question de leur raccordement à la durabilité des dispositifs d'entente stabilisés au sujet des principes sur lesquels reposent le fonctionnement des sociétés urbaines? Or, ne sont-ils pas là aussi en train de rejouer de manière « invisible» et très ponctuelle, ces limites, en contournant par cette organisation au cas par cas, l'institution d'un débat clair et commun sur ces questions des valeurs urbaines de références? Si le traitement de la question du juste et de l'injuste, de la civilité et de l'incivilité se réalise assurément à ces toutes petites échelles des épreuves de l'habiter, force est de constater que ces débats ne dépassent jamais ces échelles pour se hisser à celle, par exemple, d'une agglomération et constituer en retour de (nouveaux) principes de référence, auxquels il pourra être fait référence dans d'autres petites situations futures de conflits. Ce passage en est-il pour autant impossible? REFERENCES Association France Qualité Publique (2004), La participation des usagers!clients!citqyensau servicepublic. Guide Pratique,La Documentation Française. Authier J.- y. (2001), Du domicileà la ville. Vivn>en quartierancien,Anthropos. Balandier G. (2004), Anthropologiepolitique, Presses Universitaires de France. Bégout B. (2003), Lieu commun.Le motel américain,Alia. Boltanski Métailié.
L. (1990), L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action,
Boltanski L., Thévenot L. (1991), De lajustification, Gallimard. Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratietechnique,Le Seuil. Castoriadis
C. (1975), L'institution
imaginaire
104
de la société, Le Seuil.
Cefaï D., Joseph Douglas
1. (2000), Conflit d'urbanité, épreuve de civilité, Editions
de l'Aube.
M. (2004), Comment pensent les institutions, La Découverte.
Dumont M. (2003), Espace, langage, procédures d'organisation. Une anajytique de la dimension politique despratiques d'aménagement urbain, Thèse de Doctorat, Université de Tours. Dumont M. (2004a), « Du métro parisien au Tgv techniques à l'épreuve de l'action», EspacesTemps.net.
Sud-Est:
sciences,
savoirs
et
Dumont M. (2004b), « Espace vital», EspacesTemps.net. Dumont M. (2005), « Le développement urbain dans les villes intermédiaires: pratiques métropolitaines ou nouveau modèle spécifique? Le cas d'Orléans et Tours », in Annales de Géographie,n° 642, Armand Colin, pp. 141-162. Garfinkel H. (2001), « Le programme de l'ethnométhodologie », in Quéré L., Ogien A., de Fomel M., L'ethnométhodologie, une sociologie radicale. Colloque de Ceriry, La Découverte, pp. 54-92. Habermas J. (1997), L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot.
Lefort C. (1980), Essai sur lepolitique, Le Seuil. Legendre P. (2002), De la sociétécommeTexte, Le Seuil. Legendre P. (1993),« Ce que nous appelons le droit », in Le Débat, n074, pp. 107-122. Lussault M. (2001), « Pour une analyse des espaces d'acte », in Collectif, dir. C. GhorraGobin c., Réinventer le sens de la ville.. les espacespublics à theure globale, Paris. Quéré L., Ogien A., De Fomel Colloque de Ceriry, La Découverte.
M. dir. (2001), L'ethnométhodologie, une sociologie radicale.
Rémy J., V oye L. (1992), La ville: vers une nouvelle définition ?, L'Harmattan. Serfaty P. (2003), Chez soi. Les territoires de l'intimité, Armand
Colin.
Stock M. (2004), « L'habiter comme pratique des lieux géographiques », EspaceTemps.net.
105
CHAPITRE
5
L'APPROPRIATION RESSOURCES.
DE L'ESPACE COTlER ET DE SES DES CONFLITS ENTRE PECHEURS ET AUTRES USAGERS DU LITTORAL ET DE LA MER
Valérie DELDREVE Maxime CREPEL
Les espaces littoraux et marins sont inaliénables, seul l'usage est source d'appropriation. Cet usage était, jusqu'à ces dernières décennies, peu discuté: il était le fait de pêcheurs à pied et en mer dont les activités saisonnières rythmaient la vie des familles qui en vivaient et ne laissaient, en dehors des structures portuaires, que peu d'empreintes sur le littoral. Les pêcheurs et les mareyeurs géraient l'accès aux ressources littorales et marines ainsi que les conflits qui pouvaient les opposer sur les lieux de pêche ou sur les marchés. Cependant, le développement, la diversification et l'intensification des usages de l'espace côtier ont remis en cause les modes d'organisation qui prévalaient jusqu'alors et suscité des tensions et conflits16 que ne pouvaient plus résoudre les mécanismes de régulation internes aux communautés de pêcheurs. L'article qui suit s'appuie sur les données extraites de deux études: la première a été réalisée à la demande de la Direction Générale des Forêts et des Affaires Rurales sur Les modes d'01ganisationdes acteurs du littoral et de gestion des usages (Crépel, Deldrève, 2004-2005) et la seconde s'intitule L'évolution des activités
16 Nous nous référons, dans ce texte, aux définitions de A. Torre A. et Caron (2005) qui (( entendent par tension un sentiment ressenti par des usagers de l'espace quand des évènements extérieurs, produits par des tiers (agents humains) ou par des causes non humaines viennent les ciffecter de manière négative ", (( sachant qu'une tension se transforme en conflit quand apparaissent des divergences de points de vue ou
d'intérêts entreagentsutilisateurs ougroupesd'intérêt de l'espace.».
halieutiques et les 1Jets de la Politique Commune de la N,'he (Deldrève, 2005)17,
Deleplace
2002-
Toutes deux portent, de manière non exclusive mais privilégiée, sur le Nord-Pas de Calais et la Picardie, soit deux cents kilomètres de côtes, correspondant à la juridiction d'organismes gestionnaires du littoral (Direction Interrégionale et Interdépartementale des Affaires Maritimes, Comité Régional des Pêches et des Elevages Marins) et présentant une grande diversité de sites et d'usages: des sites halieutiques, conchylicoles et agricoles aux sites naturels préservés, touristiques, ou encore industriels et portuaires. Etant donné l'état d'avancement de nos travaux et l'importance des problématiques écologiques et sodo-économiques halieutiques dans l'aire d'étude observée, cet article proposera une entrée par les métiers de la pêche, à pied et en mer, et une analyse des conflits d'usage et de voisinage dans lesquels les pêcheurs sont impliqués. Aussi, présentera-t-il dans un premier temps la nature de ces conflits, leurs protagonistes et les antagonismes relatifs à l'usage de l'estran18 puis leurs configurations relatives à l'exploitation halieutique, pour s'achever sur une analyse sociologique transversale de ces différents conflits, de leurs enjeux et modes de régulation. 1. LES CONFLITS
D'USAGE
EN LIEN AVEC L'ACTIVITE PIED
DE PECHE
A
L'étude sur la pêche à pied professionnelle et autres usages du littoral permet d'analyser les tensions et conflits en lien avec cette activité sur le littoral NordPas-de-Calais-Picardie. Plusieurs types de conflits ont comme enjeu l'accès à la ressource, son exploitation ou sa préservation. Afin d'en proposer une lecture avertie, il convient de présenter de façon succincte le contexte actuel de la pêche à pied, reconnue comme une profession à part entière depuis la mise en place du permis de pêche à pied professionnel en 200l. La pêche à pied est une activité traditionnelle sur le littoral du Pas-de-Calais et de la Somme. Mais avant de devenir une pratique de loisir pour les populations riveraines et estivantes, de plus en plus nombreuses sur le littoral depuis le développement des transports et l'apparition des congés payés, elle a d'abord été exercée par les familles de marins-pêcheurs. Actuellement, elle est encore
17 Ces études sont menées au sein du Programme Pluridisciplinaire Pratiques et Politiques Halieutiques (pRPH - IFRESI!LEN CORRAIL). 18 Portion
du littoral
comprise
entre les plus hautes
108
et les plus basses
mers.
de Recherches
sur les
pratiquée par ceux-ci comme une activité d'appoint, source de revenus complémentaires, lorsque le temps ne leur permet pas de sortir en mer. Aujourd'hui, les pêcheurs qui font la demande de permis professionnel de pêche à pied doivent attester de leur affiliation au régime social agricole ou maritime (MSA19 ou ENIM20) et respecter les réglementations en vigueur (tailles et quotas de capture, classement sanitaire des zones conchylicoles.. .). La pêche à pied professionnelle constitue une part significative de l'activité économique du littoral Nord-Pas-de-Calais-Picardie. On estime à 364 le nombre de pêcheurs détenteurs de permis de pêche à pied pour ces deux départements, pour une population de 1.114 pêcheurs à pied professionnels en France recensés en 2003/2004. A ces emplois viennent s'ajouter ceux, directement liés, générés par les fournisseurs d'équipement pour la pêche, par les filières de purification, de production, de transport et de commercialisation, ainsi que par les structures chargées du suivi scientifique et administratif. 1.1. Les t"onflits entre pêt"heurs à Pied: L'exploitation
et l'at"Ûs aux ressources
1.1.1. Les conflits entre pêcheurs à pied professionnels: le manque de cohésion interne Au sein de la profession, des tensions existent entre pêcheurs à pied titulaires de permis professionnels; elles ont pour enjeu l'accès aux ressources naturelles de l'estran. La variabilité du milieu naturel qui entraîne des périodes de pénurie pour les différentes espèces pêchées sur cette partie du littoral (coques, moules, vers, végétaux marins...) génère des rivalités entre pêcheurs à pied professionnels, et cela malgré l'effort croissant des autorités pour gérer l'exploitation des ressources naturelles de façon rationnelle. En effet, certains exercent cette activité tout au long de l'année alors que d'autres, marinspêcheurs ou conchyliculteurs, la pratiquent de façon irrégulière comme une activité d'appoint, source de revenus complémentaires. Les liens entre conchyliculture et pêche à pied sont nombreux et généralement plus inscrits dans le registre de la complémentarité que dans celui de la concurrence. Les conflits sont essentiellement dus, d'une part, au fait que les travailleurs conchylicoles détiennent des permis de pêche à pied professionnel et exploitent aussi des gisements naturels, et d'autre part, à la mise en concurrence des productions respectives sur le marché en ce qui concerne les moules dans le Pas-de-Calais.
19 MSA : Mutualité
Sociale Agricole.
20 ENIM : Etablissement
National des Invalides de la Marine.
109
Tout marin-pêcheur affilié à l'ENIM peut faire une demande de permis de pêche à pied (soit 30% de pêcheurs à pied professionnels). Les rapports de force ont évolué: les pêcheurs affiliés à la MSA sont aujourd'hui bien plus nombreux. Mais les marins-pêcheurs, bien que minoritaires, conservent leur légitimité de par leur antériorité. Il n'y a pas à proprement parler de conflit entre ces deux sous-populations de pêcheurs à pied, car le contexte historique impose aux affiliés à la MSA un respect des marins-pêcheurs qui pratiquent la pêche à pied. Cependant, leurs discours révèlent certaines rivalités qui pourraient s'intensifier dans le cas où la ressource viendrait à manquer. La pêche à pied professionnelle est de plus en plus itinérante. Les pêcheurs se déplacent dans d'autres départements à l'occasion des ouvertures de gisements ou lorsque, dans leur département, la ressource vient à manquer. Cette cohabitation entre pêcheurs à pied des différentes parties du littoral français est génératrice de tensions, car elle place les pêcheurs dans des situations de concurrence et alimente le sentiment d'appartenance territoriale de chacun. Lors des déplacements, les pêcheurs à pied déplorent parfois que les prix de rachat de la production par les mareyeurs locaux ne soient pas aussi intéressants que dans leur département d'origine. Selon les professionnels que nous avons interrogés, les nouveaux entrants, titulaires de permis de pêche à pied, et les pêcheurs des autres départements, ne maîtrisent pas nécessairement les techniques de pêche adaptées pour préserver les ressources. Ils leur reprochent de récolter du naissain qui permet au gisement de se régénérer, ou de s'approcher trop près des gisements avec leurs véhicules, écrasant de ce fait une partie de la ressource. Les conchyliculteurs, les marins-pêcheurs, les nouveaux entrants ou les pêcheurs des départements extérieurs, sont accusés par ailleurs de profiter des périodes les plus rentables, et de diminuer la durée potentielle d'exploitation du gisement par les pêcheurs à pied qui n'ont que cette activité pour subvenir à leurs besoins. Ces derniers dénoncent aussi le manque d'investissement ou le désintérêt de certains d'entre eux vis à vis des démarches entreprises pour protéger et exploiter de façon rationnelle les ressources. 1.1.2. La pêche à pied récréative et le braconnage: le savoir-faire et le respect de la réglementation D'autres conflits existent entre pêcheurs à pied professionnels et non professionnels (estivants, traditionnels, braconniers), ayant aussi comme enjeu l'exploitation concurrentielle des ressources naturelles. Les pêcheurs à pied estivants, bien qu'ils ne soient autorisés à récolter que de faibles quantités21,
21 Soit 5 kilos par personne
et par jour pour les coques
110
contre
150 pour les professionnels.
apparaissent comme une menace à terme pour les gisements, car ils sont de plus en plus nombreux du fait du développement touristique sur cette partie du littoral. Certains pêcheurs craignent qu'à l'avenir la pêche professionnelle ne disparaisse au profit d'une pêche de loisir. Les braconniers pratiquent quant à eux cette activité de manière plus expérimentée. Ils atténuent le potentiel des gisements et cassent les prix sur le marché, en revendant leur récolte aux mareyeurs ou restaurateurs locaux. Les braconniers sont souvent stigmatisés dans le discours des pêcheurs à pied professionnels. Ils les présentent comme des marginaux vivant de petits trafics et profitant de la pêche à pied occasionnellement, lorsque l'activité paraît la plus rentable et que les gisements sont abondants. L'arrivée des gardes jurés représente, notamment dans la Somme, un espoir de limiter ce braconnage qui, même s'il est plus contenu, ne semble pas avoir disparu complètement. Les pêcheurs à pied non professionnels sont aussi accusés de ne pas se soumettre aux réglementations des quotas et des normes sanitaires en vigueur22. 1.2. Les conflits avec les autres usagers du littoral: la préservation des ressources
1.2.1. Les structures de préservation de l'environnement: des difficultés d'intégration aux dispositifs environnementaux La mise en réserve d'espaces sur le littoral aoi littoral, acquisition du conservatoire du littoral, Natura 2000, réserves naturelles locales) engendre aussi des conflits avec l'activité de pêche à pied, liés à l'accès à l'estran et à ses ressources. En effet, la pêche à pied s'est vue menacée en Baie de Somme par le dispositif Natura 2000 qui a poussé les pêcheurs à s'organiser sous la forme d'une association des ramasseurs de salicornes, légitimant leurs pratiques en tant qu'activité traditionnelle, économiquement importante pour la vie locale et dont les techniques sont en harmonie avec la nature et la nécessité de préserver les gisements. La mobilisation des pêcheurs à pied, sous forme d'association, semble être inspirée par les autorités qui les ont incités à s'organiser afin d'être intégrés dans le processus de préservation environnementale qui se dessinait à l'époque. L'association largement investie par les pêcheurs à pied professionnels de la Baie de Somme a, en réalité, un double objectif: d'une part, faire reconnaître l'activité de pêche à pied comme une activité légitime et traditionnellement ancrée dans la vie locale, et d'autre part, exploiter de façon rationnelle les concessions de salicornes acquises par l'association, en les
22 Purification D / Dates
avant la commercialisation d'ouverture de gisement.
/
Classement sanitaire des zones conchylicoles A, B, C,
111
labourant de manière à éliminer les autres végétaux marins, concurrents salicorne, qui prolifèrent sur les platières (notamment la spartine).
de la
Si cette forme de mobilisation collective, par le biais associatif, semble avoir résolu les conflits qui existaient avec le dispositif Natura 2000 (géré par le SMACOPF3 en Baie de Somme). Une autre crainte émerge, à savoir la préservation de l'activité de pêche à pied, exclusivement comme activité traditionnelle, afm d'animer la vie locale et d'offrir aux touristes une impression de conservation des coutumes et de la culture locale. 1.2.2. Les éleveurs et agriculteurs: la préservation des platières Un autre type de conflit est lié non pas à une exploitation abusive des ressources mais à la préservation de celles-ci et plus largement de l'environnement dans son ensemble. L'agriculture n'est généralement pas définie comme participant à la dégradation de l'environnement dans les représentations des pêcheurs à pied. Les enquêtés estiment que cette activité respecte l'équilibre environnemental, même si elle utilise parfois des produits néfastes, les quantités utilisées ne mettent pas en danger le milieu. Cependant, les éleveurs de la Baie de Somme, qui possèdent des cheptels d'agneaux dits de «prés salés» (labellisés) apparaissent comme les responsables de plusieurs problèmes rencontrés par les pêcheurs à pied et les chasseurs de la Baie de Somme. Le développement de cette activité, bien que limité en raison de son label, pose des problèmes de pollution, car les déjections d'animaux, qui viennent s'alimenter sur les zones de végétaux recouvrant le fond de la baie, sont emportées lors des grandes marées et viennent polluer l'eau et les ressources marines. Les agneaux sont aussi accusés d'écraser les salicornes lors de leurs passages réguliers sur les platières et autour des huttes de chasse. Les pêcheurs à pied n'accordent pas de légitimité à ces éleveurs en tant qu'usagers de l'estran. Pourtant, leur activité existe dans la Somme depuis le Moyen âge. Elle avait cessé durant une période assez courte pour réapparaître durant les années 1960 et s'est de nouveau développée jusqu'à aujourd'hui. Les pêcheurs sont aussi conscients qu'avec l'ensablement progressif de la baie, l'activité d'élevage d'agneaux de «prés salés» se maintiendra au détriment de la pêche, car elle profite de cette situation d'ensablement alors qu'eux la subissent.
23
SMACOPI : Syndicat Mixte d'Aménagement
des Côtes Picardes.
112
1.2.3. La centrale nucléaire de Penly et le stockage d'explosifs: proximité et dangerosité Les pêcheurs à pied de la Baie de Somme ont évoqué la disparition d'espèces qui étaient pêchées dans le passé, telles que les palourdes. Cette disparition pourrait être due, selon eux, à l'abattement d'une façade dans le cadre de travaux de construction d'une centrale nucléaire située entre Dieppe et la Baie de Somme. Les travaux de construction de la centrale de Penly auraient fait se propager une nappe de calcaire, qui en se déposant sur les fonds de la baie, aurait entraîné l'asphyxie de certaines espèces. Cependant, la cause de cette disparition n'est pas clairement établie. La centrale semble être une menace potentielle pour l'environnement et pour les hommes, contre laquelle ils ne se sentent pas en mesure de se prémunir. Cette menace de pollution, de nature mal définie, laisse libre court à toutes les interprétations. Les pêcheurs parfois mal informés accusent la centrale sans pour autant connaître les causes exactes de la pollution. Ils symbolisent surtout leurs craintes quant à la « proximité» de cette activité à la réputation dangereuse. Un autre conflit de voisinage a été évoqué entre les pêcheurs à pied et les sociétés de stockage d'explosif qui installaient des charges explosives, issues des deux guerres mondiales et stockées dans des entrepôts de la région, qui les détruisaient à marée haute dans la baie. Cette activité a cessé et elle ne présentait pas de danger direct pour les pêcheurs. Cependant, du fait de son caractère spectaculaire et de la proximité des explosifs lors de leur installation dans le sable, cet usage assez surprenant de l'estran reste marqué dans la mémoire collective et ravive en quelque sorte les nombreux risques liés aux pratiques de la pêche à pied. Nous avons pu constater que les pêcheurs à pied sont réellement sensibilisés, attentifs à la préservation du milieu littoral et de ses ressources. Ils ont une connaissance assez fme du milieu et dénoncent les usagers qui sont susceptibles de le mettre en danger, même lorsqu'il s'agit des membres de leur profession. Ils ne connaissent pourtant pas la nature exacte de certaines pollutions et les rationalisent en attribuant des raisons issues de constats qu'ils ont effectués sur le terrain. Ils se présentent souvent comme protecteurs de la ressource et sont parfois désarmés face à une médiation éventuelle qui implique une cohésion minimum au sein de chaque parti afm de trouver des terrains d'entente acceptés par tous. Les tensions et conflits internes à la profession entravent la cohésion de ses membres et les empêchent de défendre de manière efficace leurs intérêts. 2. LES CONFLITS AUTOUR DE L'ACCES AUX LIEUX DE PECHE ET A LA RESSOURCE Sur les quelque 100.000 emplois que représente en France le secteur de la pêche, de la transformation et des cultures marines (Marini, 1998), 18.000 sont des emplois de marins-pêcheurs. Ces derniers pratiquent, en pêche industrielle
113
ou artisanale24 différents métiers, dont ceux des fllets et du chalut, les plus représentés dans le Nord-Pas de Calais et la Picardie. Plus de 200 bateaux sont armés dans le quartier maritime de Boulogne/mer, embarquant quelque 1.000 pêcheurs dont 75% exercent en pêche artisanale et produisent 60% des 50.000 tonnes enregistrées en 2003. Si la pêche est en récession ces dernières décennies (diminution des flottilles, de l'emploi et de la production), elle génère toutefois nombre d'emplois et de richesses induits dans le reste de la filière, largement représentée sur le site de Capécure, et plus indirectement dans l'économie littorale au regard de laquelle elle joue un rôle structurant 2.1. La com'urrence entre pÜheurs pour les lieux de pêche: des conflits de métiers
La diminution du nombre des bateaux, sensible dans les quartiers maritimes de Boulogne et de Dunkerque25, n'a pas entraîné une baisse corrélée de la concurrence pour l'accès aux lieux de pêche et donc une diminution des conflits d'usage, notamment dans la bande côtière. La tendance serait même à l'accroissement de ces derniers, du fait des changements qui ont affecté les communautés professionnelles depuis une vingtaine d'années. Au sein de celles-ci, il n'existe pas d'attribution a priori des lieux de pêche. Les patrons et leurs équipages, jusqu'à ces dernières années tous issus de grandes familles maritimes au sein desquelles les métiers étaient transmis, se répartissent dans l'espace côtier et hauturier en fonction de la taille de leurs embarcations et de la catégorie de navigation, des métiers pratiqués et de la localisation du poisson. Il est tacitement admis que le premier arrivé occupe les lieux; et lorsque les concentrations de poisson amènent les pêcheurs à travailler en grande proximité, ils veillent à ce que ce voisinage ne contraigne pas leurs manoeuvres respectives. Ce voisinage ne devient problématique que lorsque les pêcheurs exercent des métiers concurrentiels, tels ceux du chalut, engin « traînant» remorqué par un bateau et des ftlets, engins « dormants» posés dans l'eau. Ainsi la concurrence ne s'opère ni sur les espèces, ni sur le marché (les poissons ciblés sont différents); mais, sur un même site, la cohabitation est conflictuelle, 24 Par opposition à la pêche industrielle, la pêche artisanale est définie sur le critère de l'embarquement de l'armateur. Les flottilles de pêche industrielle, de grande taille, sont armées en grande pêche ou pêche hauturière, (termes désignant respectivement des sorties supérieures et inférieures à trois semaines). Celles de pêche artisanale, dont les unités mesurent au plus 25 mètres, sont affectées à la pêche fraîche, petite pêche (sorties inférieure à 24 heures) ou pêche côtière (sorties inférieures à 96 heures). 25Ces divisions administratives
couvrent le littoral de Dunkerque à la Baie de Somme.
114
dommageable tant pour les équipages de chalutiers dont les manœuvres sont entravées par la présence des nappes de fùets que pour ceux des fùeyeurs qui déplorent de coûteuses pertes en matériel occasionnées par le passage des pre1ll1ers. Dans le Nord-Pas-de-Calais, la source de conflit était ténue lorsque les chalutiers représentaient la plus grosse partie de la flottille. Dans les années 1980, cependant, la flottille de petits fùeyeurs a connu un important essor en vue d'exploiter les stocks de soles et autres poissons plats enfouis dans le sable de la bande côtière. A priori les conflits n'ont pas lieu d'être, puisque les équipages des fileyeurs exercent principalement dans la bande des trois milles marins, dont sont exclus les chalutiers par la réglementation en vigueur. Toutefois, les patrons armant ces derniers ont obtenu des dérogations, des accords locaux au sud et au nord de Cap Griz-Nez, au nom de l'antériorité de leurs pratiques, afIn de continuer à exercer dans certaines zones du Détroit de la Manche, lieu de migration de nombreuses espèces. L'accroissement du nombre des fileyeurs et de la longueur des nappes immergées d'une part, la volonté des patrons de chalutiers de conserver leurs prérogatives d'autre part, ont suscité de violents conflits qui aujourd'hui encore font l'objet de négociations au sein du Comité Régional de Pêches Maritimes et des Elevages Marins (CRPMEM), organisation professionnelle chargée de régler les différends entre pêcheurs. La difflculté à résoudre ce type de conflit de manière corporative est accentuée cependant par le fait que certains groupes de pêcheurs pratiquant les filets, nouvellement convertis à la pêche après avoir été employés dans les compagnies de ferries ou les industries du littoral, n'adhèrent pas aux principes de régulation habituellement admis au sein des communautés professionnelles. Ainsi les patrons fùeyeurs de Calais se sont plusieurs fois opposés aux décisions prises au sein du CRPMEM quant à la cohabitation fileyeurs/ chalutiers dans la bande côtière, décision qui aurait été entérinée par le Préfet s'ils ne s'étaient pas fortement mobilisés (blocage du port de voyageurs) afln d'obtenir gain de cause contre l'importante flottille de chalutiers étaplois. Le mode de régulation interne des conflits d'usage entre pêcheurs est également inopérant lorsque les pêcheurs impliqués sont de nationalités différentes ou lorsqu'ils ne sont pas professionnels. Le second cas est moins fréquent dans le Nord-Pas de Calais que dans d'autres régions, où la plaisance est fortement développée. Toutefois les pêcheurs se plaignent fréquemment du braconnage et de la concurrence qu'il représente sur le marché local. Dans l'Est Cotentin, où cette concurrence s'accompagne d'une forte présence des plaisanciers sur les roches et épaves où les professionnels de la ligne aiment exercer, il suscite nombre de dénonciations auprès des Affaires Maritimes.
115
Le premier type de conflit cité - c'est-à-dire entre pêcheurs de nationalités différentes - est en revanche fréquent dans le Nord-Pas-de-Calais, étant donné la proximité du port de Dunkerque avec les frontières belges et hollandaises. Légalement, les 12 milles côtiers sont réservés à l'Etat riverain et dérogent au principe de l'égalité aux eaux communautaires. Mais la transgression volontaire ou involontaire de cette frontière maritime par de gros chalutiers à perche néerlandais a conduit les pêcheurs et la Direction Départementale des Affaires Maritimes de Dunkerque à faire front ensemble pour que les Etats concernés acceptent de prendre de sévères sanctions contre les armateurs délictueux, en vue de préserver la bande côtière et les stocks de poisson de cette concurrence illégale. Il faut savoir, toutefois, que ce type d'intrusion est coutumier aux pêcheurs, y compris aux français qui réalisaient une partie importante de leurs prises à proximité des côtes anglaises et ont tenté de maintenir cet usage après qu'il soit interdit par le gouvernement britannique, s'exposant ainsi à de sévères sanctions (saisies, amendes, voire détention). 2.2. Les conflits entre pêcheurs et autres usagers
Sur le littoral du Nord-Pas de Calais, les pêcheurs ont relativement peu souffert de la concurrence d'autres activités aux infrastructures lourdes. Les quelques heurts qui se produisent à propos du développement du port de Boulogne, de l'agencement des quais ou des projets mytilicoles sont sans commune mesure avec les conflits qui opposent les pêcheurs d'autres régions proches, telle la Basse-Normandie, à la politique de développement touristique des communes (multiplication des marinas au profit de la plaisance, réglementation croissante de l'usage des quais...) ou aux nombreux conchyliculteurs dont les installations occupent la partie la plus basse de l'estran où sont pêchées certaines espèces, comme le lançon. En revanche, l'exploitation du détroit, d'abord au profit du trafic Transmanche, puis à celui des télécommunications et des BTP, est plus dommageable pour les pêcheurs qui y exercent.
2.2.1. Marinsde pêche et de commerce dans le Détroit du Pas-de-Calais: les risques de la navigation Le développement des compagnies de transport maritime dans les années 1960 a attiré nombre de marins-pêcheurs, qui se sont convertis au commerce, et a intensifié, complexifié le trafic déjà important dans le détroit du Pas-de-Calais. Afin d'organiser celui-ci, un dispositif de séparation du trafic (DS1) a été institué, contraignant les pêcheurs à respecter les couloirs de navigation et à travailler dans un sens déterminé. Pour
suivre le poisson,
cependant,
certains d'entre eux n'hésitent pas à 116
transgresser les règles de circulation et le risque qu'ils courent alors s'ajoute à celui que génère le mauvais temps, voire une éventuelle erreur de navigation d'un commandant de la marine marchande ou d'un patron de chalutier. Les relations conflictuelles entre ces deux protagonistes sont donc indissociables des risques nés de leur coexistence, des responsabilités inhérentes à leurs fonctions et missions respectives. L'officier ignore « la loi du poisson )), et dénoncera le caractère frondeur des pêcheurs, tandis que ces derniers lui reprocheront de ne prêter aucune attention à leur travail et à leur vie : « En mer, c'est aux plus petits de s'écarter)). Les litiges sont tranchés par les autorités maritimes, chargées de la surveillance du Détroit (effectuée par Le Cross GrizNez), des autorités dont les normes et plus globalement la culture professionnelle, s'apparentent plus à celles de la marine marchande qu'à celles des pêcheurs. 2.2.2. Les nouveaux enjeux entre pêcheurs et non pêcheurs: la concurrence croissante des autres formes d'exploitation Les zones de câbles sous-marins, essentiellement de télécommunication - mais d'autres types de câblage se pratiquent pour le transport d'énergie - sont déjà anciennes. De nombreuses nouvelles liaisons internationales sont régulièrement créées26, sans que les Etats puissent s'y opposer, du fait « des règlesde l'OMC de non entraveaux échanges»(Dupilet, 2001). La pose de câbles interdit aux pêcheurs l'accès à la zone concernée et le risque d'accrochage est d'autant plus important que des câbles anciens et abandonnés ne sont pas cartographiés. Jusqu'à présent, les opérateurs ont évité les conflits en versant aux pêcheurs des indemnités conséquentes destinées à compenser le manque à gagner sur la zone de pose, pratique sans fondement légal que dénonce le rapport Dupilet (2001). Celui-ci préconise une intervention des Etats pour réglementer les pratiques et planifier les projets, point de vue également soutenu par le CRPMEM qui, percevant les dangers de l'indemnisation à titre individuel et non réglementé, entend participer de manière officielle à la gestion de ces projets. Face aux formes d'exploitation plus récentes que sont la pose d'éolienne et l'extraction de granulats, les pêcheurs ont opté plus rapidement pour la mobilisation collective. Forts de leurs connaissances du milieu exploité, ils ont lancé quelques alarmes sur les conséquences environnementales à prévenir, à l'image de leurs homologues de Haute et Basse-Normandie lors des travaux de dragage de l'extension du port du Havre (port 2000).
26 Les avancées technologiques, la multiplication des opérateurs et le fait que la pose en mer soit moins onéreuse et difficile que la pose à terre favorisent ces nombreuses créations (Dupilet, 2001 ).
117
L'implantation d'éoliennes en mer représente un autre enjeu relatif à l'occupation et à l'exploitation de l'espace maritime. Elle est encore expérimentale mais pourrait s'accroître si les essais répondent aux attentes écologiques et économiques relatives à la production d'une énergie renouvelable. Les conséquences sur le milieu naturel sont peu connues. Les pêcheurs dénoncent notamment l'effet de cette implantation en termes de vibrations et d'exposition des ressources aux ondes électromagnétiques. Aussi s'opposent-ils collectivement aux projets présentés par les promoteurs, comme ils s'opposent à ceux des grandes sociétés d'extraction. En 2001, 0,01 % de la superficie des fonds couverts par les eaux territoriales françaises est exploitée au bénéfice de l'extraction de granulats, pour alimenter la filière BTP (Dupilet, 2001). Toutefois, la ressource terrestre s'épuisant, cette eXploitation maritime pourrait rapidement s'amplifier. Les projets d'expansion des entreprises françaises et anglaises détentrices de concessions en Manche inquiètent fortement les pêcheurs qui perdront autant de zones de pêche que les concessions gagneront en surface. Ils dénoncent, en outre, les méfaits de cette exploitation, tels que la destruction des fonds et frayères, la turbidité accrue. Le CRPMEM tente de s'opposer au développement de cette eXploitation et de freiner les projets qui la servent, mais sa capacité d'action est limitée et l'intervention de l'Etat primordiale. La régulation - préconise le rapport Dupilet (2001) - (( nepeut sefaire qu'à l'échelonnational», et international pourrait-on ajouter du fait de la proximité des concessions anglaises. Elle implique - précise-t-il - le recours à de nouveaux instruments comme les schémas régionaux par grande façade maritime et un détour indispensable par la concertation des acteurs de la zone en amont des projets. Mais, pour indispensable qu'il soit, est-il suffisant étant donnée la nature des intérêts divergents? 3. FORMES D'APPROPRIATION CONFLITS
D'UN DOMAINE DE LEGITIMITE
INALIENABLE
ET
Ces deux recherches menées sur des populations, d'origines sociale et géographique différentes, mais qui vivent toutes deux de l'exploitation d'un milieu naturel, inaliénable, mettent en exergue trois enseignements essentiels quant aux conflits d'usage dont ils sont acteurs. La première est que ceux-ci ne peuvent être compris indépendamment du rapport au milieu exploité et plus largement à l'environnement que les usagers nouent à travers leurs pratiques quotidiennes. La deuxième est qu'un conflit d'usage est avant tout un conflit de légitimités: légitimité des usages en concurrence, mais aussi légitimité des connaissances qu'ils génèrent. La troisième, enfin, suggère que ces conflits d'usage procèdent de la remise en cause des modes traditionnels de gestion de l'accès aux lieux et à la ressource existant et que leur régulation
118
impose un compromis entre usagers, scientifiques et politiques sur ce qu'est une gestion rationnelle et équitable de cet accès. Les marins-pêcheurs comme les pêcheurs à pied ont, de par leurs pratiques, des interactions quotidiennes avec les milieux marins et littoraux. Ils se sont appropriés ces milieux, grâce à leur savoir-faire, aux connaissances fmes qu'ils ont des conditions naturelles de l'exploitation, empreinte d'aléas et facteurs de risques économiques et corporels. De cette eXploitation est née une conception de l'environnement marin et plus largement de la nature forte et imprévisible, et du droit d'usage que leur confèrent les connaissances acquises et l'antériorité de leurs pratiques. Jusqu'à ces dernières décennies, en effet, les pêcheurs ont été les principaux usagers de l'espace côtier et ont exercé un quasi-monopole sur l'accès à ses ressources. Celui-ci, même lorsqu'il était moins réglementé par l'Etat, n'était pas libre pour autant. Il faisait l'objet de normes et d'organisations collectives, familiales ou professionnelles, propres à réguler l'accès aux métiers de la pêche. Ce monopole et les formes d'autogestion des usages et des ressources mis en place par les professionnels ont été remis en cause par l'arrivée de « nouveaux pêcheurs », porteurs d'une socialisation différente, par le développement d'autres usages de l'estran et de la mer, ainsi que par la réglementation croissante des activités de pêche. Ces «nouveaux» usagers ont développé d'autres conceptions écologiques et économiques de l'environnement, d'autres normes que celles qui prévalaient à la gestion des usages et des conflits dans les communautés de pêcheurs. Aussi les conflits d'usage ne peuvent plus être réglés au sein de celles-ci, comme ils l'étaient autrefois; et les pêcheurs font de plus en plus appel aux législateurs, pourtant très contestés, en tant qu'instance de régulation supérieure. Ainsi les rapports de force se déplacent et le droit d'usage des pêcheurs devient socialement contestable: l'antériorité, qui constitue un principe de régulation des usages au sein des communautés de pêcheurs est peu reconnue en dehors d'elles. L'antériorité doit-elle prévaloir sur le développement du tourisme du littoral ou doit-elle être convertie en patrimoine afin de mieux le servir? Et que pèse l'antériorité de la pêche au regard des intérêts économiques que représentent l'extraction de granulats, la pose de câbles et le développement de l'aquaculture en Europe? Enfm, cette antériorité, qui légitime nombre de décisions prises au sein des organisations de pêcheurs, peut-elle être source de droit, une valeur en soi, dans une société globale que Giddens (1994) qualifie de réflexive parce qu'elle interroge d'un regard critique ses traditions et institutions et, consciente des risques qu'elle génère pour l'environnement, remet en cause ses modalités d'exploitation des richesses naturelles?
119
En France, c'est au cours des années 1970 que naît le sentiment de responsabilité des pouvoirs publics envers la préservation du littoral menacé par la surexploitation de ses ressources. Des modes de gestion de l'espace et de la ressource sont pensés afin de préserver l'environnement (création du conservatoire du littoral en 1975) et de permettre le maintien de l'activité de pêche et des autres usages du littoral, agricoles, touristiques... Les actions de préservation ne deviennent, pourtant, significatives que dans les années 1980, avec notamment la création de la Loi Littoral (1986). La décennie suivante, l'Europe instaure une politique de gestion intégrée des zones côtières, qui couvre des mesures de préservation de la ressource et de l'environnement, réglemente le développement de l'urbanisation sur le littoral. Elle a également, dix ans après la naissance de l'Europe Bleue, adopté un régime communautaire de conservation et de gestion de la ressource et institué la Politique Commune de la Pêche (PCP). La Commission Européenne a assis la légitimité de celle-ci sur la nécessité de préserver la ressource. Le dommage à prévenir est la disparition de plusieurs espèces marines et le dépeuplement des fonds. La surexploitation des ressources marines est devenue une préoccupation majeure des pouvoirs publics en matière de protection de l'environnement (Deldrève, 2003). Et techniques de pêche et raréfaction sont associées dans un rapport de cause à effet exclusif. Un tel rapport condamne les pratiques des pêcheurs en mer et à pied, perçus comme des «prédateurs irrationnels ». Aussi l'Etat et l'Europe, légitimés dans leur démarche par les évaluations scientifiques relatives à l'état des stocks, s'efforcent d'imposer un contrôle centralisé des activités en légiférant sur l'accès à la profession (via l'obligation de détenir un permis ou de suivre une formation diplômante), ou à la ressource (via les quotas, licences, nombre de jours de pêche...) et, enfm, de limiter autant que possible les prélèvements. S'en suit un conflit entre pêcheurs d'une part, scientifiques et politiques d'autre part, qui ne se réduit pas à une opposition entre la défense d'intérêts économiques privés et celle de l'environnement et du «bien commun ». Il repose, en fait, sur deux visions de l'environnement et des enjeux écologiques et économiques qui interrogent: quelle expertise de l'environnement est reconnue comme crédible (Deldrève, 2004) ? Ou encore quel mode d'exploitation est aujourd'hui défini comme légitime (pêche ou aquaculture, pêche ou tourisme...) ? Nous ne nous étendrons pas ici sur la nature de ce type de conflit, mais nous tenions à le souligner, car il nous enseigne sur la manière dont la société gère le développement d'autres usages que la pêche et régule les conflits de voisinage et d'usage entre pêcheurs et autres acteurs des espaces littoraux et marins. Les pêcheurs, quant à eux, confrontés à la limitation de leurs activités, à la perte du contrôle qu'ils exerçaient sur l'accès aux ressources et à la concurrence croissante que représente sur les lieux d'exploitation, voire sur le marché 120
(impact de la conchyliculture, de l'aquaculture ou du braconnage) un nombre croissant de nouveaux usagers, ont élaboré ou investi différentes stratégies: des stratégies individuelles de contournement de la règle imposée et vécue comme illégitime (fraude), ou d'évitement (changement de métier, votre reconverSlOn professionnelle), et enfm des stratégies collectives de résistance et de défense de leurs intérêts. Parmi celles-ci, on peut citer la mobilisation des marins-pêcheurs à l'échelle européenne, les efforts qu'ils déploient pour faire valoir leur expertise, la volonté des pêcheurs à pied de faire reconnaître leur profession nouvellement instituée malgré l'ancienneté de leurs pratiques, enfm leurs démarches pour mettre en place des modes de gestion de l'accès à la ressource et des conflits qui empruntent à la réglementation (recours à l'évaluation scientifique pour conforter leur expertise, attribution de licences, nomination de gardes-jurés.. .). Ces exemples témoignent d'une évolution du rapport des pêcheurs à l'environnement, envers lequel ils afftrment leur responsabilité, et d'une appropriation des outils habituellement utilisés par les autorités, des outils qui peuvent contribuer à légitimer leurs démarches. La légitimité sera toutefois difficile à conquérir, eu égard à l'image de prédateurs qu'ils véhiculent et à la forte conscience des risques écologiques qui émanent des discours politiques et scientifiques visant à restreindre l'effort de pêche. Elle le sera également au regard du développement d'exploitations porteuses de gros enjeux économiques (extraction de granulats, aquaculture européenne.. .), d'importants lobbies face auxquels celui que les pêcheurs tentent de constituer semble faible. Aussi, revêtent-ils le statut de « lanceur d'alarme» (forny et Chateauraynaud, 1999) afm de prévenir des risques écologiques que fait courir un tel développement. Leur crédibilité ne va certes pas de soi (Deldrève, 2004), toutefois leur mobilisation collective et l'échec des mesures de préservation entreprises jusqu'alors conduisent les autorités et en particulier l'Europe à promouvoir la concertation comme mode de gestion des usages et des conflits. Ainsi, en 1996, la Commission Européenne lance-t-elle un programme de démonstration sur l'aménagement intégré des zones côtières (AIZe), qui associe autour de projets locaux des scientifiques, représentants de l'administration, les milieux professionnels et associatifs27. Plus récemment,
27 Ce programme
tente
de faire face à « la dégradation
permanente et la gestion inadéquate de nombreuses
zones côtières européennes», dégradation favorisée par une information incomplète des activités anthropiques sur le littoral et par une trop faible concertation impliqués (administrations, professionnels, usagers).
121
quant à l'impact entre les acteurs
suite à la réforme de la PCP en 2002, la Commission semble vouloir instaurer les outils d'une démocratie cognitive (Theys, 1996) en provoquant conférences et forums d'expression, ou encore en instaurant des commissions régionales réunissant scientifiques, professionnels et défenseurs de l'environnement... Ces démarches, si elles aboutissent, pourraient effectivement constituer les prémisses d'un nouveau mode de gestion des espaces et des ressources du littoral et de la mer. Pour l'heure, elles représentent prioritairement un instrument de paix sociale, une tentative de réguler les conflits entre acteurs, porteurs d'intérêts antagonistes et de conceptions de l'environnement divergentes. REFERENCES Torre A. et Caron A. (2005), « Réflexions sur les dimensions négatives de la proximité: le cas des conflits d'usage et de voisinage », Economie et Institutions, Nos 6 & 7, pp. 183220. Chateauraynaud F. et Torny D. (1999), Les sombresprécurseurs.Une sociologiepragmatique de l'alerteet du risque,EHESS. Crépel M. (2004), Pêcheurs à pied du littoral Nord-Pas-de-Calais-Picardie,' reconnaissance professionnelleet modes de gestions des ressourcesnaturelles, mémoire de DESS, PRPH / IFRESI-CNRS. Deldrève V. (2003), « Politique européenne et pratiques locales de gestion des ressources halieutiques - La réforme de la politique commune de la pêche et les marinspêcheurs du Nord-Pas de Calais », in Rautenberg M., Dynamiques localeset mondialisation, CahiersLillois d'Economie et de Sociologie,pp.75-90 Deldrève V. (2004), « La reconnaissance des savoirs professionnels. Un enjeu pour le devenir des métiers de la pêche en mer », Savoirs, Travail et Organisation,4e conférence Intermédiaire, Association Internationale de Sociologie, Université de Versailles (en ligne: http://www.printemps.uvsq.[r/Com_deld.htm). Dupilet D. (2002), Le règlementdes conflitsd'usagedans la zone côtièreentrepêcheprofessionnelleet autresactivités,rapport à Monsieur le Premier ministre. Giddens A. (1987, rééd 1984), La constitution de la société, Presses Universitaires France.
de
Theys J. (1996), L'expert contre le citqyen? Le cas de l'environnement,Notes du Centre de prospective et de veille scientifique.
122
zème partie
Conflits
et action
collective
CHAPITRE
6
CONFLITS D'USAGE AUTOUR DE LA QUESTION DE L'EAU EVOLUTION DES LOGIQUES D'ACTEURS. LE CAS DE L'ASSOCIATION EAU ET RIVIERES DE BRETAGNE
Anne-Paule
ET
METTOUX-PETCHIMOUTOU
En Bretagne, l'alimentation en eau potable est issue majoritairement des eaux de surface, ce qui peut entraîner des problèmes de quantité mais également de qualité. Tous les acteurs de la vie sociale sont donc concernés. Le développement à partir des années cinquante d'une agriculture productiviste, l'augmentation du nombre d'habitants en période de vacances Qa Bretagne est une région hautement touristique), la multiplication des industries agroalimentaires sont autant de facteurs qui ont provoqué une pollution des eaux superficielles. Parallèlement, les associations de protection de l'environnement se structuraient en réseau autour de thèmes forts tels que l'opposition au nucléaire, les conséquences de la seconde révolution agricole (destruction du bocage, disparition des petits paysans...) le régionalisme et les valeurs empruntées au catholicisme (Barthélémy, Weber, 1993). Parmi ces associations, se trouve Eau et Rivières de Bretagne. A travers son évolution, se lit le changement social de cette région (Mettoux, 2002). Comme son nom l'indique, son objet est la défense de l'eau et des rivières. Ses actions, par les réactions qu'elles suscitent, mettent à jour les enjeux contradictoires liés aux pratiques et aux logiques des acteurs. Cet article se propose de comprendre comment, à travers les conflits d'usage de l'eau, les acteurs se positionnent et modifient leurs logiques et leurs stratégies. Deux exemples ont été choisis à partir de l'expérience et de l'évolution d'un acteur particulier, l'association Eau et Rivières de Bretagne. Les situations
exposées ici sont réductrices dans la mesure où seuls les acteurs principaux, en opposition forte avec l'association, sont pris en compte. Le premier cas étudie l'évolution des chantiers de nettoyage de rivière ou de quelle manière une action au départ centrée sur l'entretien des rivières et la gestion piscicole monte en généralité pour aboutir à une remise en question des politiques publiques et où une logique environnementaliste s'affronte avec une logique technicienne. Ce cas se situe à la fm des années soixante dans un contexte économique de modernisation de l'agriculture, de développement d'un «modèle agricole breton >~8:«Ce modèle de développementintensif, né de la volonté collectivede maintenir le maximum d'emplois dans les campagnes,utilise au mieux les conditionsp!?Jsiqueset surtout s'appuie sur un réseaucomplexed'o'l,anisationsémnomiques professionnellesvariéeset cfynamiques»(Canevet, 1992, p.1S). Le second cas révèle les tensions existantes au niveau local à travers la mise en place d'actions contentieuses, dévoilant ainsi les logiques des différents acteurs notamment les acteurs administratifs et économiques. Il se place dans un contexte de remise en question du «modèle agricole breton », fragilisé par la multiplication des crises agricoles (peste du porc, grippe aviaire, pollutions des eaux...) et par une prise de conscience de ses limites et de ses conséquences écologiques. L'importance du facteur temporel est prise en compte puisqu'il s'agit de montrer l'évolution des logiques d'action. Ainsi, cet article s'inscrit dans une analyse sociologique de compréhension du changement social. La démarche est de style monographique afm d'analyser les protagonistes et leurs rapports dans des dimensions temporelle, culturelle, sociale et géographique. Le terrain choisi est la Bretagne puisque les conflits d'usage de l'eau sont au centre des politiques publiques régionales qu'elles soient touristique, agricole ou environnementale. Par ailleurs, la mobilisation associative est forte.
28 Ce modèle se caractérise par une intensification sol, une restructuration des parcelles, entrainant agro-alimentaire
de la production une modification
performant.
126
agricole, en particulier le horsdes paysages et un système
Bref historique: l'association Eau et Rivières de Bretagne (1969-2007)
L'association Eau et Rivières de Bretagne est issue de l'AP.P.S.B., Association pour la Promotion et la Production des Saumons en Bretagne et Basse-Normandie, créée en novembre 1969. Ses premiers membres sont des pêcheurs amateurs qui, constatant une baisse des captures de saumon, décident d'agir. Jusqu'au milieu des années 70, l'AP.P.S.B. se considère comme une association de pêcheur, s'intéressant à des sujets tels que l'alevinage, le tourisme halieutique, le droit des pêcheurs... Or, en s'attachant à la protection des salmonidés, elle s'inquiète également du milieu dans lequel ils évoluent. Lutter pour la survie des salmonidés équivaut à lutter pour la qualité de l'eau et au-delà pour la survie de l'Homme: ((quand lepoissonmeurt, l'hommeest menacp9». Autrement dit, si les saumons se raréfient, la qualité de l'eau est dégradée. Or, comme les humains et les animaux s'alimentent à cette eau, un risque pour la santé existe. En 1974, l'AP.P.S.B. est reconnue d'utilité publique. l'Association pour la Protection des Salmonidés en Bretagne fibre environnementale. Avec la sécheresse de 1976, elle présentée en tant qu'association de pêcheurs. La pêche est générale de gestion des eaux. Le saumon devient le symbole
Elle change de nom pour devenir et Basse-Normandie et développe sa prend conscience de la limite à être alors englobée dans une optique plus de l'eau pure.
Après l'obtention, en 1978, de son agrément en tant qu'association de protection de la nature, elle devient Eau et Rivières de Bretagne (1983). Au milieu des années 80, avec la montée des pollutions diffuses (nitrates, pesticides...) elle s'afftrme comme un expert de l'environnement sur la scène régionale, notamment à travers ses actions en faveur de l'éducation de l'environnement avec la création d'un Centre d'Initiation à la rivière et le développement des actions contentieuses. En 1992, Eau et Rivières de Bretagne reçoit son agrément en tant qu'association de défense consommateurs ce qui lui permet de multiplier ses actions contentieuses dans les années
des 90.
L'importance notable qu'elle acquiert alors lui confère une place particulière auprès des instances nationales, régionales, départementales et locales. La concertation devient un objectif central. De la lutte contre la raréfaction du saumon à celle de l'eau, son combat est avant tout celui de sa légitimité et de sa pérennité (Mettoux, 2004). Au cours de la période récente (2000-2007), forte de son implication régionale, l'association développe ses partenariats en particulier avec les associations et les organismes syndicaux. Elle multiplie les études scientifiques (exemple: inventaire de zones humides) et continue son avancée dans le domaine éducatif notamment à travers les actions menées au centre d'initiation à la rivière et avec l'ouverture d'un aquarium d'eau douce. Sa notoriété Jui permet de garder une relative indépendance. Ainsi, elle refuse de participer à des instances de concertation lorsqu'elle estime que les conditions de dialogue ne sont pas réunies.
29 Première
devise de l'A.P.P.S.B.
127
1. LES CHANTIERS DE NETTOYAGE DE RIVIERE, REVELATEURS CONCEPTIONS DIFFERENTES DE LA RIVIERE
Au cours originales Bretagne. commence
DES
des années soixante-dix, l'association développe une série d'actions qui marquent son histoire mais également la gestion de l'eau en Il s'agit des chantiers de nettoyage de rivière, dont le premier sur le Scarff (Morbihan) en 1972.
1.1. Des pêcheurs à l'origine des chantiers de nettoyage de rivière
Les objectifs d'un chantier de nettoyage sont de réhabiliter les cours d'eau afin de permettre à la population salmonicole de se reproduire dans de bonnes conditions et de remonter les courants, de promouvoir l'aménagement des rivières par des méthodes dites douces, c'est-à-dire respectant les contraintes écologiques, et de susciter une prise de conscience des citoyens par leur participation. En organisant des chantiers, l'association prouve sa compétence et l'utilité de son existence. Elle devient ainsi un chaînon essentiel de la nébuleuse associative bretonne. Ces chantiers regroupent au départ quelques amis, membres de l'association, qui décident de remédier à l'abandon des rivières en nettoyant leur lit. Progressivement, le nombre de participants augmente et une méthode se met en place, basée sur le respect de la flore et de la faune. Par exemple, le mode de coupe dépend de l'essence des arbres. Certains endroits ne sont pas dessouchés pour lutter contre l'érosion. Les pêcheurs sont fortement incités à participer afin de dégager les frayères sans les abimer. La connaissance acquise au fur et à mesure du développement des chantiers permet d'imposer une façon de travailler. Le nettoyage est la première étape. La seconde consiste dans l'entretien du cours d'eau. En mettant en place cette action, l'association défend une conception de la rivière fondée sur le rapport entre l'homme et sa rivière, qui découle de son passé de pêcheur. Le pêcheur a un rôle particulier car il est le premier à constater les pollutions et à s'apercevoir de la mort d'une rivière: «L'évolution, la transformation et la dégradationdu milieu n'échappentpas à l'attention du pêcheur qui connaît admirablement sa rivière. Il est sans conteste le véritable détecteur de la pollution. La présence d'une saine et abondante population de salmonidés, poissons de très grande exigence,
est d'ailleurs le garant de la qualité de l'eau. »30 La rivière est symboliquement représentée comme un lieu de paix, de sérénité où « l'harmonie,le calmeet le repos» existent. Elle est également en mouvement, c'est-à-dire qu'elle appartient au cycle de la vie. 30 Ouest-France,
26/04/77
128
Ainsi, l'image de la rivière renvoie à une charge émotive forte reposant sur son esthétisme. La rivière, l'eau, la vie. Les chantiers sont destinés à «sauver les rivières », à transmettre ces valeurs, notamment le respect et l'amour de la rivière (Barthélémy, Weber, 1986). Mais au-delà de cette grande ligne directrice, l'association milite pour la prise en charge par le citoyen de sa rivière, résumée dans la devise des chantiers «J'entends, j'oublie,. Je vois, je retiens,. Je fais, je comprends.» (proverbe chinois) Plus les chantiers se développent, notamment à travers des opérations ponctuelles telles que les chantiers de jeunes ou les opérations rivière propre31, plus le rôle de l'association se modifie. De force de proposition, voire d'incitatrice, elle s'occupe de la formation, en initiant par exemple des classes de rivière. En effet, transmettre sur les chantiers les connaissances qu'elle a acquises par l'expérience pour former les équipes est un premier pas vers un mouvement plus vaste, qui la conduira vers l'éducation à l'environnement. Par ailleurs, en imposant les chantiers comme action indispensable pour redonner vie aux rivières, elle met l'accent sur une carence des pouvoirs publics, celle de leur entretien. Avec les associations de pêcheurs, puis des associations culturelles, des municipalités, elle participe à la prise de conscience du vide existant. Plus les chantiers se multiplient, plus la mobilisation est importante32. 1.2. Méthodes douces ou engins?
Au milieu des années soixante-dix, les pouvoirs étatiques mettent en place un nettoyage par engins. Deux logiques s'affrontent. D'un côté se trouve l'association, qui défend une vision esthétique, culturelle et environnementale de la rivière, issue d'une pratique sportive et sociale. Les chantiers restaurent également une forme de sociabilité liée à une pratique culturelle ancienne: les fest noz. Ils sont l'occasion de valoriser le patrimoine breton, donc d'affirmer une identité régionale. Ils s'inscrivent dans un mouvement plus vaste qui mêle revendications écologiques et revendications identitaires. Ils reposent sur une notion fondamentale: la solidarité. «Solidarité entre les générations tar les t'omportementsd'alfjourd'hui déterminent les aotivités et le patrimoine de demain,. solidarité entre les tatégories sOé"toprofessionnelles tar l'avenir économique des uns dépend des attitudes des autres,. solidarité entre les ruraux et les citadins
31 Les chantiers de jeunes sont notamment proposés en collaboration avec l'association « Etudes et chantiers» . Les opérations rivière propre consistent à réaliser un chantier sur un ou plusieurs jours sur des tronçons bien précis des rivières. 32 Jusqu'à
500 personnes
sur le chantier
de l'Ellé (Finistère)
129
en 1979.
car les efforts de protection des uns doivent être enmuragés et également soutenus par autres »33.
les
De l'autre côté, l'administration territoriale par les services de l'équipement et de l'agriculture s'appuie sur des arguments d'efficacité, où la rivière n'est qu'un écoulement des eaux. Le non-entretien du lit et des rives compromet cette fonction. L'objectif est d'approvisionner les industries, les agriculteurs et les ménages. Au problème de l'entretien correspond une solution technique: les engins (bulldozers, tracto-pelles...) qui nettoient en profondeur et laissent les cours d'eau sans obstacle pour son écoulement. Cette logique administrative se situe dans un schéma technico-bureaucratique, où les travaux publics de restauration sont considérés comme relevant d'un intérêt général tandis que les chantiers découleraient d'un intérêt particulier, celui des pêcheurs. Les services concernés recherchent une solution en fonction de la réglementation dans leur domaine de compétence, en donnant une impression d'une maîtrise de la situation dans une gestion plutôt sectorielle. Les usages autres que l'écoulement des eaux ne sont pas pris en compte. L'administration se fonde sur une logique de gestion qui date du 19èmesiècle, au moment de l'intervention de l'administration centrale mettant en place une réglementation unique pour régler les conflits locaux. Comme l'Etat n'a pas modifié sa réglementation depuis le 19ème siècle, l'association se positionne comme un contre-pouvoir dénonçant cet état de fait. Elle propose une solution écologique et réclame une législation appropriée. Par ailleurs, elle développe sa participation dans les instances publiques (Plus la mobilisation autour des chantiers s'accroît, plus sa notoriété augmente et plus sa participation devient légitime) et s'intéresse au débat législatif, notamment en suggérant aux députés des articles de lois. Cette tendance se confirme au cours de la dernière décennie, d'autant plus que l'association fédère de nombreuses associations locales et départementales, ce qui lui confère un poids plus ample. Le mode de gestion par les pouvoirs publics ne prend en compte qu'une dimension technique liée à l'économie d'une région et à la quantité de la ressource, tandis que l'association revendique une gestion liée à un patrimoine et à la qualité. Sa vision est globale et non sectorielle. Au fur et à mesure que les pouvoirs publics mettent en place des actions qui intègrent les revendications associatives, Eau et Rivières s'adapte en élargissant sa problématique et en s'attaquant à d'autres sujets. De sa réactivité dépend en partie sa notoriété.
33 Revue
Eau et Rivières de Bretagne, n087, p.16.
130
1.3. D'une pratique de la pÜhe à l'édumtion à l'environnement
Cette expérience de terrain conduit l'association à s'interroger sur sa propre pratique de la pêche et sur la responsabilité de chacun dans la gestion de l'eau. Plus l'éducation à l'environnement s'accroit autour des chantiers, plus le discours se modifie et se globalise. Chacun est responsable de la dégradation de la ressource et peut donc y remédier par son action. Le manque d'entretien des rivières est notamment mis en relation avec la fm des petites eXploitations familiales, l'abandon des moulins et le développement du tourisme avec les maisons secondaires et les propriétaires sans connaissance des devoirs qui leur incombent au niveau des cours d'eau. La préparation des chantiers (réunions d'information, affichage...) devient essentielle pour sensibiliser la population locale à ces problèmes. Dans un premier temps, Eau et Rivières s'appuie sur le réseau des associations de pêcheurs pour diffuser son message. Cependant, rapidement, elle s'éloigne du monde officiel de la pêche et se rapproche du mouvement écologiste. Cette tendance se confu:me dans l'obtention de son agrément en tant qu'association de protection de la nature. Cet éloignement est en partie dû à une pratique et une représentation divergentes de la pêche. En effet, les fondateurs d'Eau et Rivières sont des pêcheurs de saumon pratiquant le« no kill», où le plaisir réside dans la beauté du geste et non dans la capture. Elle s'oppose à une pratique où le nombre de captures est l'objectif principal. Dans les années quatre-vingts, le conflit entre ces deux visions, représentées d'une part par Eau et Rivières et d'autre part par les instances officielles de la pêche, éclate. La légitimité associative pour la gestion des cours d'eau est au centre. Le texte du législateur règle le différend en répartissant les rôles. Les associations de pêcheurs ont en charge la gestion piscicole mais la gestion de l'eau concerne les citoyens et en particulier les associations de protection de la nature. Les relations entre pêcheurs et environnementalistes demeurent cependant ambiguës, entre alliance et rivalité. Tout en demeurant proche des pêcheurs, Eau et Rivières se tourne vers une pratique éducative de la pêche, notamment en créant des écoles de pêche où ses militants enseignent l'art de la pêche et sensibilisent les futurs pêcheurs aux problèmes de gestions piscicole et d'eau. Cette dimension éducative se retrouve dans la mise en place des actions destinées aux enfants. Elles intègrent son combat pour la sauvegarde du saumon et la reconquête de l'eau pure, «pour permettre à nos enfants de découvrirles truites et les saumons ailleursque dans les livresou les musées.» Il s'agit de lutter pour conserver les rivières telles que la génération présente les connaît. Les adultes,
131
citoyens responsables, transmettent un héritage, celui des cours d'eau. Avec le développement de l'enseignement au cours des chantiers de nettoyage de rivières et la multiplication des interventions dans le milieu scolaire, la génération future prend une autre dimension. D'elle dépend l'avenir. «A quoi bon en effet vouloir préserver l'eau et les rivières des atteintes portées à leur équilibre, à quoi bon ot;ganiserdes opérations de nettqyage si par ailleurs une mmpagne active n'est pas menée auprès desjeunes, appelés à poursuivre dans lefutur l'effort dijà accompli. 3~>Former cette future génération pour qu'elle soit responsable et citoyenne devient une priorité.
L'action éducative se décline en plusieurs volets pour toucher les différentes générations: enfants (classes d'eau, de rivière, intervention en milieu scolaire.. .), adolescents (chantiers de jeunes, intervention dans les collèges, lycées.. .) et adultes (chan tiers, formation...) L'objectif prennent participent long terme
est de réussir à former des éco-citoyens, c'est-à-dire des adultes qui en considération leur environnement dans leur quotidien et qui à sa protection. «Agir pour la générationfuture implique de travaillersur le et de se pro/eter dans l'avenir. Pour y parvenir, l'asso.iation a auparavant
développé des adivités concrètesbasées sur la réhabilitation des rivières. Ce sont lesjeunes qui
plus sûrement que les bulldozers ou les tradopelles qui entraîneront les ,'hangementsde mentalité qui s'imposentpour sauver l'eau, les rivièreset lespoissons »35.Sensibiliser la jeune génération aux problèmes environnementaux est une étape vers la durabilité dans le sens de la reproduction de bonnes pratiques et dans l'instauration d'une nouvelle mentalité. Dans cette optique, la lutte pour la qualité de l'eau se prolonge vers l'usager. La distance entre consommateur et ressource doit être comblée. Les chantiers ont cette vocation puisque les participants sont en contact direct avec leur ressource et avec les conséquences de leur indifférence. Ils réconcilient l'homme et son milieu. Etre «citoyen responsable », c'est prendre en main l'aménagement et l'entretien de son cadre de vie, participer à la vie de la cité, respecter les rivières, promouvoir un développement économique harmonieux. A partir du moment où les chantiers deviennent populaires, que l'action de l'association est reconnue, les collectivités territoriales par leur participation et par l'organisation de leurs propres chantiers puis l'Etat se penche sur le problème et le prend progressivement en charge. Les collectivités territoriales,
34 revue
Eau et Rivières de Bretagne, n060, p.16.
35 revue
Eau
et Rivières
de Bretagne,
n019.
132
en particulier les communes, pérennisent les chantiers en s'occupant de l'entretien (création des cantonniers de la rivière, emplois verts, TU06, CES37, contrats jeunes). L'Etat, avec la loi pêche (1984), la loi sur l'eau (1992) et la loi cadre (2005), réglemente les cours d'eau et défInit les responsabilités de chacun, notamment en précisant le rôle des associations de pêche (gestion piscicole) et de protection de l'environnement (gestion de l'eau). L'évolution associative est évidemment à mettre en parallèle avec celle des mesures environnementales et la prise de conscience des problèmes posés par la pollution de l'eau tant au niveau régional que national. Les contrats de rivière ou la multiplication des instances de concertation sont des réponses des pouvoirs publics. Lors des premiers chantiers de nettoyage de rivière, l'usage économique de la rivière prédominait et les solutions proposées étaient technocratiques. L'histoire des chantiers de nettoyage de rivière est révélatrice de l'évolution d'Eau et Rivières de Bretagne et de la montée en généralité de son objet. En effet, d'un intérêt ponctuel local, le saumon, elle devient pluridimensionnelle, en élargissant son objet à la ressource-eau et en remettant en cause les politiques publiques comme celle de l'aménagement des cours d'eau (Lascoumes, 1994). Elle traite tous les aspects qui concernent l'eau, du saumon et de sa gestion à la différence Nord-Sud qui compromet l'égalité face à une ressource non renouvelable. Elle s'oppose à une logique technicienne pour prôner une logique pluridimensionnelle prenant en compte tous les éléments du développement durable. D'une pratique récréative, centrée sur la pêche au saumon, elle développe une pratique éducative, basée sur son expérience des chantiers et sur la prise de conscience de la globalité des enjeux. C'est également à travers les actions contentieuses que les conflits liés à l'usage de l'eau se dévoilent. 2. LES ACTIONS CONTENTIEUSES: ENTRE LOGIQUE ENVIRONNEMENTALE ET NECESSITE ECONOMIQUE
L'action contentieuse de l'association Eau et Rivières de Bretagne commence à la fm des années 70-début 80, à la suite de pollutions ponctuelles d'origine industrielle, visibles et facilement repérables. Papeteries, abattoirs, industries agroalimentaires, piscicultures sont visées. Certaines actions sont particulièrement exemplaires.
36
TUC
37 CES:
: Travaux Contrat
d'Utilité Emploi
Collective. Solidarité.
133
2.1. Economie contre écologie?
Jusqu'au milieu des années 70 et bien au-delà, les industries agroalimentaires sont à leur apogée. Elles dominent l'économie bretonne et représentent 30% des emplois industriels de la région. Les principaux dirigeants sont des personnalités importantes de la vie locale et régionale. S'attaquer à une de ces industries revient à remettre en cause un système de production intensif. Ses failles apparaissent avec les premières pollutions et surtout avec deux événements qui marquent la Bretagne, la sécheresse de 1976 et l'échouage du pétrolier Amoco Cadiz en 1978 avec sa marée noire. Ce sont des éléments essentiels dans la sensibilisation de la population aux problèmes écologiques. Ils mettent l'accent sur la fragilité de l'écosystème et sur la rareté de la ressource. Une des premières affaires exemplaires traitée par Eau et Rivières se situe au milieu des années 70, à Guerlesquin, où un abattoir de volailles est installé sur le Guic. Différentes infractions sont constatées dont une augmentation de la production sans autorisation38 et une pollution à l'ammoniaque qui privent les habitants de Plouaret d'eau potable. Plusieurs associations de protection de l'environnement, dont l'A.P.P.S.B., portent plainte. Durant toute la période de l'instruction et des enquêtes publiques, l'affrontement est symbolisé par la confrontation entre deux personnalités, ténors de la vie publique. Le premier est l'industriel en question et le second, le président de l'A.P.P.S.B. Pour l'industriel, la pollution est la contrepartie de l'emploi et donc inévitable. Il faut choisir entre la survie économique et la survie de la rivière. Réduire la pollution équivaut à réduire l'emploi. Ce discours, alimenté par la crise économique de l'époque, est relayé par une partie des habitants de la rivière qui travaillent pour cette entreprise. L'industriel joue avec la peur du chômage et exerce un chantage à l'emploi. Face à lui se trouve un militant associatif, qui propose une autre conception du développement basée sur le respect de l'eau, le tourisme vert et le long terme. Le coût de la dépollution est supérieur au coût de l'investissement et de la production. La pollution met effectivement en danger l'avenir économique de la région. Ces deux discours s'appuient sur un langage économique, en insistant sur deux conceptions de la rivière. Pour l'industriel, la rivière n'a pas de fonction sociale. Elle est juste un outil, une ressource dont on doit optimiser l'utilisation. La pollution est une conséquence de la production intensive. Elle est traitée en aval (usine de dénitratation, station d'épuration, compostage des fientes de volailles ou des lisiers de porcs...). La dépollution est incluse dans les coûts sous cette 38 Loi sur les installations
classées.
134
forme mais elle ne doit pas perturber la production, sinon elle risque de remettre en cause des emplois. Forts de leur pouvoir économique, les industriels menacent de fermer leurs usines pour assurer le coût de la dépollution. La pollution économique, une fonction être optimisée
est alors envisagée comme un prolongement de l'activité tandis que pour les environnementalistes, la rivière a avant tout sociale. Néanmoins, en termes économiques, son utilisation peut mais en intégrant les pratiques environnementales.
Pour l'association, il s'agit de développer un langage identique à celui des industriels, qui est également repris par l'administration, pour proposer un développement économique viable. En traitant d'égal à égal et donc en utilisant un langage similaire à ses adversaires, l'association a plus de chance de se faire entendre. Ainsi, le discours associatif s'axe sur l'économie et l'écologie. « Economie et écologiesont deux mots qui ont la même origine: une économiesaine repose néœssairement sur une gestion écologique des ressourœs naturelles })39. Les environnementalistes souhaitent appliquer le principe pollueur-payeur et militent pour un traitement de la pollution à la source. Le développement économique proposé repose sur le tourisme halieutique, sur le respect des cours d'eau, sur la mise en place d'une agriculture alternative... « Réconàlier économieet écologie(...)Le com'eptmême de (( développementdurable (développementqui répond aux besoins du présent sans compromettreœux des générationsfutures) répond à cette double exigenœ d'un véritableprogrès: il doit garantir la permanenœ des mtivités Üonomiques,le maintien des équilibresét'ologiques,l'aménagementéquilibrédu territoire,la cohésionsoàale, la diversité mlturelle })40.
En 1983, le Tribunal administratif de Rennes déclare l'Etat responsable des conséquences de la pollution du Guic, car le préfet n'a pas usé de ses pouvoirs. L'industriel est, quant à lui, condamné à verser une forte amende pour la pollution d'ammoniaque. Suite à ce jugement, l'industriel investit dans la construction d'une station d'épuration. Cette affaire est un exemple, dans le sens où, pour la première fois, un industriel important est condamné et avec lui l'administration. Les carences de l'Etat et les abus des industriels sont mis en évidence. Les associations ont à la fois dénoncé une pratique condamnable, la pollution ponctuelle du Guic, et une politique plus générale qui consiste à fermer les yeux sur les extensions illégales. L'association s'érige en contrôleur de la légalité des actes administratifs.
39 Ouest 40Revue
France, Eau
14-15/02/82.
et Rivières
de Bretagne,
n027,
p.75.
135
2.2. Agriculture
et contentieux associatif:
deux modèles de sotiété ?
Dans le prolongement de cette action, se trouvent les recours engagés contre les agriculteurs en situation irrégulière. Ces procédures concernent essentiellement des extensions illégales d'élevages. Au delà du simple constat, deux objectifs se dessinent: mettre en évidence les carences de l'administration et provoquer des réactions en chaîne. L'association contrôle la légalité des actes administratifs et dénonce le laxisme ou le manque de moyens de l'administration; faire un exemple. L'association cherche, à travers une affaire, à dénoncer un mode de production et à mettre en avant les dérives d'une situation donnée. A travers le contentieux, en particulier sur le thème de la reconquête de la qualité de l'eau, émergent deux modèles de la société fondés sur des pratiques et des représentations sociales de l'eau. D'un côté se trouvent les industriels et les agriculteurs, qui considèrent l'eau comme un outil qu'il faut optimiser mais qui a avant tout une fonction utilitaire dans leur production. La pollution est envisagée comme une conséquence inévitable qui peut être contournée par un traitement. Par exemple, pour pallier au manque d'eau et à la sécheresse, la construction de barrages est proposée. De même, le problème de la potabilité de l'eau et donc son traitement, se résolvent par la construction d'une usine de dénitrification ou de « déphosphatation ». Si les terrains agricoles sont saturés de lisier, et que l'épandage s'avère impossible, la solution se trouve dans le traitement des déjections à la sortie de la porcherie ou par la location de terrain à l'extérieur de la région. La production intensive n'est pas remise en cause. Chaque nouvelle contrainte s'inscrit dans les coûts. Seuls l'économie et le court terme sont considérés. A l'inverse, se situent les associations de protection de l'environnement. Elles dénoncent le modèle intensif et prônent une réduction de la pollution à la source. Ainsi, elles prennent en compte le bassin versant dans sa globalité. Elles s'appuient sur des arguments économiques, sociaux, culturels et esthétiques, voir éthiques. Elles envisagent des solutions sur le long terme. Deux modèles antagonistes s'expriment. Au choix du court terme sont opposées les générations futures. Face à la surproduction et à la concentration des eXploitations est proposée une agriculture durable. Contre l'uniformisation des productions, la biodiversité est prônée. Ces deux modèles s'opposent évidemment sur les politiques publiques à mettre en place. Les 136
associations de l'environnement revendiquent « l'écocivisme» et une vlslon altermondialiste tandis que les industriels et les agriculteurs défendent une politique libéraliste. Pourtant, les rapports conflictuels entretenus entre les tenants de l'agriculture intensive et les associations de protection de l'environnement ont beaucoup évolué depuis une dizaine d'années même si certains affrontements demeurent virulents. La situation de l'agriculture a changé et les crises à répétition ont entraîné une modification de la représentation dominante de l'économie intensive. De plus, les associations ont modulé leur discours, notamment en reconnaissant les difficultés rencontrées par les agriculteurs pour changer leurs pratiques culturales. Par ailleurs, les associations de l'environnement sont au cœur de la formulation collective d'un modèle alternatif de développement agricole. Celui-ci est fondé essentiellement sur des pratiques extensives, souvent à partir d'une revalorisation de l'alimentation des élevages par l'herbe contre l'ensilage de maïs. Selon ce modèle alternatif, les vertus de l'herbe sont non seulement techniques (complémentarité élevage-herbe, maintien d'un paysage bocager) et écologiques (biodiversité), mais aussi économiques (amélioration du revenu de l'éleveur, moindre dépendance à l'égard des fournisseurs d'aliments et de l'endettement) et sociales (autonomie de l'éleveur, formation en groupe, revalorisation scientifique de pratiques ancestrales,.. .), voire hygiéniques (refus d'une alimentation à risque). Le modèle agricole alternatif, souvent fondé sur une approche biologique de l'agriculture, constitue une source de fondation sociale, autour de principes de cohérence entre le technique, l'économique et le social. Le réseau associatif permet une correspondance étroite entre préoccupations agricoles et consommateurs d'eau et permet la promotion d'une idéologie politique globale. Dans les années 90, les débats sur l'eau se multiplient. Le lobby agricole se fissure et plusieurs tendances apparaissent. Certaines filières telles que la filière porcine continuent de promouvoir un développement agricole intensif, tandis que l'agriculture raisonnée entre dans le langage des grandes organisations syndicales. Les discours se tempèrent. Cependant, le décalage reste évident entre un discours qui se veut ouvert et une réalité où la maîtrise des pollutions est loin d'être acquise. La recherche d'un consensus autour de la question de l'agriculture est récente. Les deux forces en opposition ont évolué. Dans les instances consultatives, à l'exclusion des associations, a succédé un processus de marginalisation. Puis, peu à peu, une tendance à l'instrumentalisation se produit. Les associations prennent le relais de l'Etat en devenant un partenaire des agriculteurs. Elles proposent en accord avec des organisations syndicales agricoles 137
proches de leurs idées (Confédération Paysanne, CEDAP A), des formations pour les agriculteurs et des propositions alternatives. Ainsi, Eau et Rivières s'est rapprochée des filières de l'agriculture biologique et de la Confédération paysanne. Les valeurs communes sont un héritage de la vision tiers-mondiste des années 80 et s'inscrivent dans une vision planétaire. CONCLUSION
Proche de l'étude monographique, la démarche se fonde sur l'observation directe. Ces deux séries d'exemples soulignent d'une part comment l'environnement a été pris en compte au niveau régional tant par les politiques que par les acteurs du monde économique et social et d'autre part, comment le mouvement associatif (marginal au départ) est devenu un acteur incontournable dans la défInition des politiques de l'eau. Les conflits focalisent les rapports de force et leur évolution suit celle des acteurs. Au centre des conflits liés aux chantiers de nettoyage de rivière se trouvent deux logiques fondées sur des usages de l'eau différents. D'un côté, une logique technicienne répond à un problème par une solution technique. De l'autre côté, une logique plus environnementaliste s'appuie sur des représentations sociales de l'eau et sur une pratique de loisirs. Au delà de cette confrontation, il s'agit de pallier à un abandon progressif de l'entretien des rivières qui est le témoin d'un changement sociétal. Parallèlement, les actions contentieuses ont également un rôle de révélateur d'un conflit d'usage, entre tenants d'un système de production intensif et environnementalistes. Ces deux exemples ne sont qu'une illustration des conflits d'usages de l'eau. Cependant, ils montrent des enjeux et des intérêts en présence et surtout, ils permettent de mettre l'accent sur les disparités sociétales bretonnes, qui se fondent sur une histoire régionale forte et sur des représentations d'un territoire. Ainsi, en Bretagne, l'eau est un élément qui concentre toutes les tensions et qui décrypte l'évolution d'une société. REFERENCES Barthélémy T., Weber F. (1986), Le territoire en question, associations et militants écologiques bretons, Laboratoire des sciences sociales, ENS.
Barthélémy T., Weber F. (1993), « Les militants de la nature en Bretagne, quels parcours ?, quels projets? », in Du rural à l'environnement,la question de la nature al!fourd'hui sous la direction de N. Mathieu et M. Jollivet, ARF, L'Harmattan, Canevet C. (1992), Le modèleagricolebreton,PUR, 364 p. Lascoumes Découverte.
P., (1994),
L'éco-pouvoir, environnements et politique, série Ecologie et Société, La
138
Lafaye c., Thévenot L. (1993), « Une justification écologique? Conflits l'aménagement de la nature », Revuefrançaise de sociologie,XXXIV, pp.495-524
dans
Mettoux AP. (2002), Associations et changementsocial. Le cas d'Eau et Rivières de Bretagne, associationde défensede l'environnement,thèse, Université Paris10. Mettoux AP. (2004), « Du saumon à l'écocitoyen. Le cas d'une association de protection de l'environnement (1969-2001) », sociologies pratiques, Alternatives associatives, n09, pp 203-214.
139
CHAPITRE CONFLITS
D'USAGE
7
ET ACTION COLLECTIVE DE LA QUALITE DE L'AIR
LOCALE
AUTOUR
------.---
Christophe
BEAURAIN
Muriel MAILLEFERT
Les conflits d'usage, qui sont liés à des utilisations concurrentes de l'espace ou du territoire, constituent une catégorie ancienne, notamment dans les espaces ruraux (on pense à la question des communaux). Ivris en sommeil avec le développement de l'industrialisation (des sociétés industrielles) et des villes, qui ont polarisé la question des conflits autour de l'enjeu central des conflits du travail (Touraine et al., 1984) et de leurs modes de résolution (Reynaud, 1989), ils ont été réactivés à la suite des évolutions démographiques et des modes de vie (cf. le mouvement de rurbanisation, Bidou, 1984), ayant comme conséquence l'attraction de nouvelles catégories de population dans les espaces ruraux et péri-urbains. Ces mouvements ont notamment multiplié les occasions d'usage différenciés et donc «polégomènes» des espaces. Les usages conflictuels de l'espace sont liés à trois types de fonctions: les fonctions économiques et de production, les fonctions résidentielles et récréatives et enftn les fonctions de conservation (Caron et Torre, 2006). Les conflits d'usage peuvent concerner une multitude de domaines assez hétérogènes et des thématiques très variées: accès aux ressources, aménagement, pollution, nuisances... Il est donc impératif d'essayer de mieux les caractériser et d'indiquer les différentes modalités de leur manifestation, notamment par rapport à notre terrain. L'étude très détaillée du Commissariat déftnition assez générale du
au plan (Guérin, 2005) propose une phénomène:« LeJ co'!flitJ dUJage
mettent aux priJes des individus entre eux ou des individus et un groupe plus large. Ur peuvent être provoqués par la mexiJtence dans un même lieu d'adivités identiques ou différentes ou par des prqjetJ d'implantation de ces actiJJités.Ils ont SO/ilJentpour cause immédiate la concurrencepour l'utiliJation d'une reSJ'ource,l'accès à cette ressource ou à une lJOiede communication (î'hemin, sentier) et enfin l'altération de la qualité de la msource par pollution ou destruction (air, eau, divmité biologique, .'iJdrede vie, pqysage) par différentes nuiJance.r
(J"OtlOres, o!fadives,
lJisuelleJ).
On comtate l'exiJtence d'un mnflit à partir du moment où l'opposition entre les partlé .re man!fèste sous une.forme quelconque telle que deJplaintes orales, plainteJ écrites, alten'iJtions pf?yJiques, pétitiom, .'iJmpagnes de pm.re et publications dilJerJeJ~la constitution ou le rattachement à un groupe de pression, des ades de malveillance, les maniftstation.r ou encore
l'assignation en judice. Les cotiflits d'usage criJtallisent sur l'utiliJation du sol des insati{fàdions indilJiduelles et des tensions qui ont parfois d'autres oJigines. Ils expriment des dilJergencesd'intérers mais aussi des différenm d'identitéJ profes.rionnelle.ret tem'toriales. » (Guérin, op. cit., P 16).
En dépit de leur grande variété, les conflits d'usage présentent des caractéristiques communes: leur objet concerne, en premier lieu, la question de l'utilisation d'une ressource, a priori considérée comme un bien commun, mais exposée à des usagesrivaux. Du fait de la nature de la ressource, il est tentant, dans l'optique économique, de présenter ces conflits comme pouvant s'assimiler à des conflits d'intérêts, mettant en balance des intérêts individuels (conflictuels) et un intérêtgénéral, lié à l'existence même de la ressource ou du bien commun (Guérin, op. cit., 2005). Ce point de vue, qui nous semble tout à fait pertinent en tant que point de départ, présente toutefois l'inconvénient de supposer que la définition de l'intérêt est donnée. La question de la régulation du conflit se centre alors sur la place qu'occupe l'action publique41, au détriment de l'analyse de l'action collective elle-même. Mais c'est peut-être oublier une dimension fondamentale des conflits d'usage, qui est, avec l'aspect de quotidienneté, celle du rapport de proximité. Ce qui compte alors, dans la construction de la solution, c'est la compréhension du processus de formation et de traitement du conflit, et plus précisément la compréhension de la dimension de proximité elle-même. Cette dimension ne peut se résumer d'ailleurs à la seule qualification géographique de l'espace, comme le montre d'ailleurs l'évolution du domaine spatial de référence. Limité souvent à un cas spécifique d'espace, les espaces ruraux ou péri-urbains, il 41 C'est essentiellement l'optique du rapport du groupe Manon du Commissariat construit des scénarios d'action publique.
142
au plan qui a
recouvre également, dans certains travaux, d'autres dimensions spatiales ou territoriales: le département (Kirat et Lefranc, 2004), un territoire local rattaché à une question spécifique (Beaurain, Maillefert, 2004). L'identification de la dimension conflictuelle liée à la proximité, et de ses modes de résolution à travers la mobilisation éventuelle d'une certaine forme de «proximité organisée» créatrice d'un «territoire» laisse entrevoir une réflexion sur l'articulation des dimensions spatiales, mais aussi temporelles, des interactions entre agents économiques, qui tente de dépasser les approches existantes en la matière (économie géographique, approche par les districts industriels). Prenant acte des différentes contributions sur l'existence des conflits d'usage et leur dimension territoriale, nous chercherons plus particulièrement à analyser le rôle de l'action publique locale dans le processus de résolution des conflits, notamment par sa contribution à la création de ressources communes aux acteurs d'un territoire. Pour ce faire, nous avons besoin d'une boîte à outils permettant de comprendre les liens entre logiques d'action individuelle et action collective. Ces éléments sont développés dans une première partie, puis mobilisés et interprétés dans la seconde partie, de manière à montrer la construction des réponses à ces conflits. 1. LES CONFLITS AUTOUR DE LA QUALITE DE L'AIR: CONTEXTUALISATION ET ELEMENTS D'ANALYSE
Il n'est pas simple de recenser les conflits d'usage, dans la mesure où ils sont très divers, plus ou moins institutionnalisés ou médiatisés et situés à des échelles très différentes. Bien que l'origine des conflits soit relativement facile à comprendre, puisqu'ils proviennent de la multi-fonctionnalité croissante des espaces (Guérin, 2005), il est en revanche assez complexe de les identifier précisément, faute notamment de données homogènes sur la question. C'est pourquoi il est utile d'indiquer quelques éléments contextuels plus précis sur notre cas d'espèce, la qualité de l'air dans l'agglomération Dunkerquoise (1.1), avant de proposer des éléments d'analyse dans lesquels s'inscriront les développements de la seconde partie (1.2), et pour lesquels l'analyse de terrain prendra tout son sens. 1.1. La qualité de l'air dans l'agglomération Dunkerquoise:
enjeux et problèmes
Les sources essentielles, assez dispersées et fragmentaires, proviennent de travaux portant sur des espaces locaux spécifiques, qui se réfèrent à trois ensembles référentiels (Caron et Torre, 2002; Guérin, 2005) : l'analyse de la presse spécialisée (avec en la matière le travail pionnier de Charlier (1999) à partir de la revue écologiste « combat nature» qui porte sur 30 années et analyse 2484 conflits; l'analyse de la presse quotidienne régionale 143
(Guillain, 2001 ; Lefranc, 2002) ; et enfin, les enquêtes d'opinion (par exemple l'enquête CREDOC-INRA de 2001 (qui porte sur un échantillon représentatif de 2000 personnes qui habitent ou fréquentent régulièrement les espaces ruraux à l'occasion de leurs loisirs). On peut y ajouter une source plus formelle, constituée par les jugements des tribunaux, matériau utilisé par certaines analyses comme celle de Kirat et Lefranc (2004) ou la base de données utilisée par Eymard (2004) sur 141000 affaires correctionnelles en France entre 1984 et 2002. L'avantage de cette dernière source est qu'elle permet de bien distinguer les conflits privés (par exemple des conflits de voisinage), des conflits liés à des actions publiques (comme des projets d'aménagement ou de contrôle des pollutions par exemple). Les conflits sont évidemment très divers et leur recensement est loin d'être exhaustif. Cependant, les sources de données disponibles montrent que les conflits d'usage dans les espaces ruraux, contrairement sans doute aux années antérieures, ne sont pas majoritairement, et loin s'en faut, liés à l'activité agricole. En revanche, les activités productives dans lesquelles on inclut les nuisances sonores, la pollution de l'air, l'impact visuel sur le paysage et l'altération de la qualité de l'eau en constituent une part importante (70% pour dans le cas de l'étude de Charlier, 1999). Dans la Région Nord-Pas de Calais, les enjeux liés à la qualité de l'air, notamment dans la région de Dunkerque, commencent à devenir une préoccupation d'action publique majeure. Le caractère largement urbanisé du territoire, ainsi que la persistance d'une dimension industrielle très marquée, donnent une coloration particulière à ces conflits. Selon les données Atmo NPC (Atrno NPC, 2005), la région est en effet particulièrement touchée par les sources de pollution. Le secteur industriel (comprenant les industries manufacturières et les établissements de transformation d'énergie) représente une part prépondérante des émissions, même si certaines d'entre-elles sont aussi imputables au secteur résidentiel ou aux transports (tableau 1).
144
Tableau 1. Principales
Polluant émis
sources polluantes industrielles Pas-de-Calais
Part des émissions (% par l'industrie du total régional) 94
Plomb
Secteur concerné
industriel
89
Métallurgie, sidérurgie, fonderie Sidérurgie, industrie chimique et pétrolière
56
Energie
45
Sidérurgie, chimique pétrolière
(composés COVNM orgaruques volatils non méthaniques)
41
Poussières
28
Industrie automobile, imprimeries industrie chimique et pétrolière Sidérurgie, industrie chimique et pétrolière
(dioxyde S02 soufre)
de
HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) Nox (oxydes d'azote)
industrie et
dans le Nord-
Zone géographique concernée Zone industrielle de Dunkerque Zone industrielle de Dunkerque Centrales thermiques Bouchain et de Hornaing Rejets concentrés sur Dunkerque et Calais Zone industrielle de Dunkerque Ouest du bassin mInier (à partir de Douai.) Dunkerque, Bassin Minier, Métropole Lilloise, Vallée de la Sambre Zone industrielle de Dunkerque, Centrales du Valenciennois
Non détaillé: CO (monoxyde de carbone), 26% ; Benzène 20%. Source: D'après Atmo NPC (2005), données DRIRE polluants primaires par polluant et par secteur.
(2003). Synthèse de l'étude Atmo des
La zone industrielle de Dunkerque figure ainsi parmi les zones géographiques les plus concernées par différents types de polluants. La concentration des rejets y est aussi très importante: la zone de Dunkerque et le Valenciennois sont les pôles principaux de « gros rejets »42de la région (tableau 2).
42 Selon les normes de le DRIRE, un « gros rejet» de S02 et de NOx se monte à SOOt/an ou plus, 200t/an pour les COVNM et 100t/an pour les poussières.
145
Tableau 2. Les « gros rejets» industriels de la région Nord-Pas-deCalais en 2003 Polluant
Nombre de gros rejets en 2003
Emissions les plus importantes (en tonnes 7517
S02
15
NOx
13
20934
6434
Poussières
13
6531
3448
COY
20
13333
1811
Industries émettrices
Source: Atmo NPC (2005) données DRlRE 2003.
Les conflits d'usage autour de la qualité de l'air ressortissent à l'évidence de conflits liés à la production et sont principalement liés à une zone industrielle bien déterminée. On comprend aisément pourquoi l'action publique y est importante, et pourquoi il est utile d'en comprendre les ressorts dans le domaine de l'environnement, en relation avec la question des territoires. Plusieurs éléments paraissent d'ores et déjà acquis, alors que d'autres, comme l'action collective autour des conflits restent encore peu analysés. C'est pourquoi il nous paraît nécessaire, en nous appuyant sur différents corpus existants, de proposer des éléments originaux pour l'analyse des ces conflits, dont l'ambition est de trouver des liens entre les actions des individus et l'action publique, ces liens pouvant ainsi en retour aider à expliquer les logiques d'action publique. 1.2. Qualité de l'air et logiques d'action: éléments de cadrage
L'origine des conflits d'usage autour de la qualité de l'air relève très certainement d'un effet négatif lié à la proximité: comme l'ont montré les travaux de Rallet et Torre (2004), il s'agit manifestement, dans ce cas, d'une proximité subie plutôt que recherchée. Mais sa nature est néanmoins plus complexe qu'un simple conflit d'usage, car elle relève à la fois d'un problème classique d'extemalité (pollution liée à des usages industriels) et d'un conflit d'usage lié à l'utilisation conjointe d'une ressource naturelle (Guérin, 2005). C'est pourquoi une analyse complète de ce type de type de conflit supposerait d'en démonter l'ensemble des ressorts: causes, parties prenantes, solutions. L'analyse économique des conflits se contente le plus souvent de 146
synthétiser les deux premières étapes sous la question des conflits d'intérêts, pour essentiellement s'attacher à la troisième étape, celle de la régulation des conflits. Cette voie mène directement à des chemins banalisés, dans lesquels on rencontre conceptions traditionnelles de l'action publique: l'Etat y est supposé détenir le monopole de l'intérêt général, et dispose d'un certain nombre d'instruments réglementaires ou incitatifs pour résoudre le problème43. La gamme de choix se décline suivant les options habituelles de l'analyse économique: choix de la régulation en prix ou en quantité (Weitzman, 1971), débat sur les instruments incitatifs ou normatifs (Barde, 1992), rôle de la négociation avec des entreprises en information asymétrique (Bontems, Rotillon, 1999), etc. Comme dans d'autres domaines, les avancées théoriques sur l'analyse de la régulation publique en matière de conflits sont liés aux travaux sur les défaillances du marché, ici les externalités et l'information (Guérin, 2005). Ce point de vue, quoique restreint à une approche particulière de l'action publique permet néanmoins de cerner toutes les figures classiques de l'Etat: de l'Etat keynésien (omniscient), à l'Etat libéral (impotent) et jusque l'Etat réglementeur, prisonnier de ses propres intérêts, à l'égal des agents privés (Salais, 1998, Lévêque, 1998). Ces configurations représentent toutefois des cas polaires pour lesquels l'efficacité des principes d'action publique est de plus en plus mise en doute. L'acteur principal, l'Etat, est notamment coincé entre les différentes contraintes constituées par les intérêts locaux ou individuels, d'une part, et les normes et contraintes globales, de l'autre, sans que, en même temps, on soit toujours à même de comprendre ses décisions. C'est le cas notamment du domaine de l'environnement, comme d'ailleurs dans d'autres domaines avant lui44.Par exemple, dans le cas de l'environnement, les normes internationales et européennes en cours d'application constituent de plus en plus un cadre d'action qui s'inscrit dans un contexte ambivalent. Comment appliquer des normes globales dans un contexte local? Faut-il, et comment, appliquer des régulations marchandes?
43 De plus, comme dans le cas de la régulation du travail, les échelons locaux sont dévalorisés au motif qu'ils représentent des intérêts particuliers. L'administration publique dispose en outre du monopole de l'expertise technique. 44 Une partie de nos réflexions est inspirée par une analyse des politiques publiques en matière d'emploi.
147
Ces questions intéressent particulièrement le champ de la régulation climatique pour lequel, la réglementation négociée entre les acteurs publics et les entreprises, qui a largement prévalu jusqu'à présent, s'oppose au principe du recours à un processus marchand ou pseudo marchand (comme les permis négociables), tout en permettant de s'y adapter par une mise en place souple avec les industries concernées (Bontems, Rotillon, 1999). Les eXpérimentations actuelles et les difficultés à trouver un accord sur les fondements de la régulation climatique témoignent de la complexité du problème et également de l'inadéquation des visions traditionnelles de la politique publique, alors même que de nouvelles problématiques à même de prendre en compte la complexification croissante des niveaux et des décisions en matière d'action publique émergent. En effet, si dans les années de croissance, la capacité de l'Etat à incarner les principes de l'intérêt général semblait aller de soi, différents éléments tenant à la fois au rôle attendu des marchés, au processus de décentralisation et aux comportement des usagers et des parties prenantes ont modifié cette conception en en minant les fondements (Guérin, 2005). Cette remise en cause oblige aussi à revenir sur les critères sur lesquels se fondent l'action publique: en particulier la notion même d'intérêt général et ses relations avec d'autres formes d'intérêt doivent être reconsidérées. Corrélativement, si l'Etat n'est plus le détenteur de l'intérêt général et l'acteur décisionnel légitime par nature, il convient de s'interroger non plus seulement sur le contenu et les résultats de la politique publique, mais aussi de l'analyser comme un processus dont l'issue est incertaine. L'analyse de la régulation publique retrouve de nouveaux fondements, qui s'appuient sur une analyse des comportements des acteurs et de l'action collective, voie déjà balisée par les institutionnalistes américains, dans le champ de l'économie du travail (Commons, 1970). La pensée de Commons, réputée très complexe et difficile d'accès a été popularisée ces dernières années par les travaux du groupe Corei (1995) et ceux de Bazzoli (1995). Ils constituent un bon point départ pour notre analyse, en ce qu'ils permettent un appui pour la définition de l'action collective, la réflexion sur la question du cadre d'action collective et l'analyse du comportement des acteurs. En effet, Commons distingue deux types d'action collective. Le premier type concerne «les actions collectives inorganisées» qui, produisant des règles informelles de conduite (des coutumes), structurent les représentations des individus et les incitent à s'y conformer. Le second comprend «les actions collectives organisées» ou organisations, qui produisent des 148
règles fonnelles. On compte dans ce second ensemble les organisations privées, l'Etat et même la Société (Bazzoli et Dutraive, 2002). Comprendre l'action collective c'est donc d'abord comprendre la structuration de l'ordre légitime (économique, morale ou légale) propre à chaque type d'organisation. Une organisation (ou action collective organisée), c'est à la fois « un comportement collectif avec un but commun régi par des règles communes» et un gouvernement qui exerce le pouvoir (Bazzoli et Dutraive, 2002). Comment traduire cette conception de l'action collective plus concrètement et en quoi peut-être elle utile pour notre propos? Il nous semble, en fait, que la catégorisation proposée par Commons a une portée très générale, autant pour la définition de l'action collective, que pour l'analyse des comportements associés. Il convient cependant de mieux préciser les relations entre individus et action collective, de manière à proposer des éléments pour une théorisation plus complète de l'action collective et des institutions. Notre point de départ concerne l'analyse des institutions. En économie, on dispose de trois types d'objets institutionnels, le marché, les organisations et les institutions, qui peuvent être classés suivant le rôle croissant du niveau collectif par rapport au niveau individuel: le marché, en tant que modalité d'échange bilatéral est celui qui fait le moins appel au collectif. Les institutions utilisent le plus l'appui sur les éléments collectifs. Chaque « objet institutionnel» dispose d'un « outil régulatoire» permettant la coordination des actions. De manière résumée, ce sont le contrat pour le marché, les règles pour l'organisation, les nonnes pour l'Etat (Maillefert, 2002a). Comment articuler les actions individuelles à chaque forme institutionnelle? Généralement, l'économie oppose les fonnes entre elles le plus souvent deux à deux (par exemple le marché et la hiérarchie ou encore le marché et l'Etat), sans vraiment parvenir à lier ces fonnes à des types d'actions individuelles et des objectifs de l'action collective. Nous proposons ici une première piste de réponse à ces questions. Le problème est de déterminer des formes d'action individuelles et des objectifs propres à chaque type « d'objet institutionnel ». Ainsi, nous proposons que les formes étatiques soient associées à une notion d'intérêt général, sans que celuici soit défIni de manière unique et abstraite. Les fonnes marchandes sont mues par l'intérêt monétaire, et les individus y défendent leur intérêt privé. EnfIn, les fonnes organisationnelles ne sont pas simples à catégoriser: elles ne peuvent pas être mues par l'intérêt monétaire (car ce ne sont pas des marchés, mais des systèmes hiérarchiques). Nous proposons d'appeler la forme d'intérêt liée à l'organisation l'intérêt communautaire, celui-ci étant à spécifIer pour chaque type d'organisation: par exemple, pour une organisation productive,
149
ce pourra être la qualité physique de l'objet, sa conformité industriels normatifs, etc.45 (tableau 3).
à des critères
Tableau 3. Formes d'action collective organisée en économie. Essai de typologie ACTION COLLECTIVE
ACTION INDIVIDUELLE
Objectif de l'action collective
Instrument régulation
Organisations (productives)
Production
Règles
intérêt communautaire
Marché
Echange
Contrat
intérêt monétaire
Etat (acteurs publics organisés)
Régulation
Normes
intérêt général
Forme collective
d'action
de
Motivation l'action
de
Dans l'esprit de Commons, toute action collective organisée relève ou peut relever de cette typologie, qui ne concerne pas seulement les organisations productives. On peut en effet y inclure des actions collectives menées par des associations ou des groupes d'individus organisés, ce qui permet, de fait, d'élargir cette conception à des formes d'actions collectives non spécifiquement économiques. Il reste alors à mieux spécifier chaque élément particulier de ces formes organisationnelles46. Cette typologie est par ailleurs cohérente avec des analyses d'actions collectives dites «inorganisées» déjà existantes, c'est-à-dire ne se déroulant pas nécessairement dans le cadre d'une organisation au sens habituel de l'analyse économique. On pense notamment à ce propos aux travaux de Petit (petit, 2004) sur la régulation des eaux souterraines, auxquels nous avons emprunté d'ailleurs la typologie des formes d'intérêt, et qui se réfèrent à des formes d'action collectives inorganisées. De fait, cette typologie peut constituer un élément de départ pour l'analyse de l'action collective dans le domaine de l'environnement, dans lequel les acteurs
45 Evidemment,
on pense
46 Et aussi de creuser
ici à la question
les fondements
des cités de Boltanski
de l'action
individuelle
150
et Thévenot.
(formes
de rationalité
par exemple).
ne sont pas toujours repérés par des labels familiers à l'analyse économique47. C'est également un outil pour l'analyse de l'action publique, qui joue souvent un rôle important en matière environnementale. Néanmoins, cette perspective ne permet pas d'inscrire l'analyse par rapport au contexte territorial. Dans le domaine environnemental, les dimensions d'incertitude et de controverse sont particulièrement présentes. C'est pourquoi l'élaboration de solutions est rarement efficace par l'édiction de normes, sauf dans le cas où l'aversion au risque est très élevée. En général, les solutions (surtout à l'échelon local) sont le résultat d'un processus de négociation, destiné à la construction d'une solution consensuelle, ou moins conflictuelle, suivant les cas (Guérin, 2005). Notre propos n'est pas de détailler les différentes figures de la négociation, mais plutôt de montrer comment la question environnementale qui nous intéresse nécessite un processus particulier de mise en commun de ressources (et non pas seulement l'invention de solutions venant d'en haut comme dans le cas des politiques publiques traditionnelles), précisément ce que la proximité reconnaît comme la construction de ressources spécifiques (Gilly, Perrat, 2003). Ainsi, au-delà du rôle de réduction de l'incertitude et de facilitation (Commons, 1931), l'action publique aide à transformer des actifs génériques (main-d'oeuvre non qualifiée, ressources environnementales) en actifs spécifiques. L'action publique est conçue, un peu à la manière de l'analyse de l'intermédiation sur le marché du travail (Yavas, 1994), où l'intermédiation est une fonction de mise en relation de l'offre et de la demande de travail. Ici, l'intermédiation opère en même temps une transformation de ressources. Le problème central d'un territoire est non seulement la mobilisation des ressources, mais surtout la construction des ressources: la confiance (permettant notamment une réduction de l'incertitude) est construite à partir de différents catalyseurs institutionnels. Cette alchimie territoriale s'établit autour d'acteurs-clés, privés ou publics, susceptibles de construire des structures de gouvernance, c'est-à-dire « un rystèmed'interdépendancessoàales et un rystèmede règles voire de représentationscommunesgénérant des régularitésproductiveslocalisées»(Gilly et Perrat, 2003, p. 5). La gouvernance définie comme « l'ensemble desprocessus institutionnels qui partÙipent à la régulation locale du rystème économique territorial» (Gilly et Perrat, 2003, p. 3) se substitue alors à la régulation. Il ne s'agit plus seulement de décliner les
47 C'est-à-dire
un cadre d'action
collective
prédéfini
151
comme
les organisations
et le marché.
composantes de la régulation à l'échelle du territoire. La gouvernance d'un territoire est constitutive du territoire lui-même (et n'en est pas un élément exogène) et résulte d'une tension entre les régularités verticales (politique publique) et les régularités horizontales (action publique locale). Trois catégories d'acteurs y jouent un rôle prépondérant: les acteurs économiques (établissements de groupes, associations d'entreprises), les acteurs institutionnels (collectivités locales, Etat, Chambre de commerce) et les acteurs sociaux (syndicats, associations). Ces acteurs peuvent prendre une part plus ou moins importante dans la construction des coordinations et devenir ainsi des acteurs-clés. En particulier ce sont les acteurs-clés qui font le lien entre la régulation locale et la régulation globale: « Les acteurs clés en tant qu'ils constituent des repères institutionnels pour l'ensemble des acteurs d'un territoire peuvent créer des médiations sociales
qui résorbentou aiguisentles tensionsentregouvernanœglobaleet régulationlocale» (Gilly, 2004). Les acteurs-clés, précisément possèdent un double registre d'action (ex: établissement/groupe industriel, action préfectorale/politique de l'Etat). Les configurations rassemblant les acteurs-clés, et leurs modes d'organisation et d'appropriation des ressources permettent de dégager trois structures idéalestypiques de gouvernance: la gouvernance privée, dans laquelle dominent les acteurs privés et l'appropriation privée du surplus; la gouvernance privée collective, dans laquelle l'acteur-clé est une institution formelle privée (chambre de commerce, syndicats professionnels) ; la gouvernance publique, dans laquelle les institutions publiques jouent un rôle dominant, notamment à travers la logique de production de biens et services collectifs. La structure de gouvernance est également caractérisée par deux autres propriétés: d'une part, la densité des relations entre les acteurs, qui dépend de leur champ d'intervention, de l'horizon temporel stratégique et des visions du temps, et d'autre part, la nature de l'engagement territorial, inégale entre les acteurs (Gilly, Perrat, 2003). L'échec de la gouvernance se manifeste lorsque les conflits l'emportent, empêchant de résoudre le problème (ici productif). Ainsi, pour durer et s'adapter aux fluctuations de la demande, il convient d'élaborer un « principe d'intérêt commun» entre parties prenantes48.
48On perçoit ici que la représentation de la régulation a besoin d'une analyse plus approfondie du comportement des différents acteurs, notamment en ce qui concerne les principes guidant l'action.
152
L'action collective ne conduit pas toujours à un résultat positif: différents problèmes peuvent entraver sa réussite, mais ce processus n'a pas été beaucoup étudié, hormis le cas des Systèmes Productifs Locaux, pour lesquels sont pointés la non adéquation entre les territoires d'action de la politique publique et les destinataires de ces politiques Qe territoire économique ne correspond pas au territoire de l'action, ce qui peut impliquer des redondances ou difficultés de coordination) (Corolleur et Pecqueur, 1996). Le rôle des collectivités locales peut être alors de faciliter la résolution de conflits entre acteurs du développement économique. La manière de concevoir l'action publique est assez différente des représentations habituelles en économie. Ici, l'intégration des espaces de régulation s'effectue non pas de manière hiérarchique, mais comme enchevêtrement des niveaux de régulation et d'hybridation. Cette idée permet peut-être de sortir du schéma habituel sur lequel bute la réflexion entre logique verticale/horizontale et auquel se heurte toute analyse de la territorialisation, notamment en matière d'emploi (Maillefert, 2002b). Gilly (2004) oppose ainsi la logique d'emboîtement hiérarchique propre au fordisme, à une logique d'enchevêtrement des différents espaces de régulation (macro, méso) qui suppose l'émergence, au niveau territorial, de conventions locales (dynamiques intermédiaires). Selon lui, les pratiques innovantes proviennent d'un décalage entre comportements et institutions: les macro-acteurs, qui participent à la fois aux dynamiques structurelles, sectorielles (établissements) et territoriales induisent un enchevêtrement institutionnel. Une des conséquences principales de cette situation d'enchevêtrement des espaces de régulation est l'évolution de la hiérarchie des normes, avec ses promesses et ses ambiguïtés. Alors que dans le mode de régulation antérieur (tel que décrit par la théorie de la régulation), les normes, notamment de travail, étaient construites dans une logique descendante et d'amélioration (notamment au profit des salariés), les évolutions actuelles apparaissent complexes voire ambivalentes. D'un côté, les acteurs-clés locaux (firmes, institutions publiques) ont un rôle plus actif. Mais de l'autre, le développement d'une logique fonctionnelle articulée sur les bases du contrat et du projet tend à instrumentaliser les instances locales dans un rôle d'application de normes définies ailleurs, sur le modèle de l'entreprise (exemple des normes de qualité). Parallèlement, la procéduralisation des normes conduit à limiter les aspects institutionnalisés aux seules garanties générales, une fois que les acteurs ont sélectionné les «bonnes pratiques ». Cependant, cette logique est également contre balancée par le développement de ce que Reynaud (1989) appelle une régulation autonome, qui permet la construction commune des normes. Comment se manifestent ces évolutions dans le domaine d'étude Dunkerquois ? 153
2. LA GOUVERNANCE
TERRITORIALE AUTOUR DE LA QUALITE DE L'AIR A DUNKERQUE
Dans la section précédente, nous avons mis en évidence la richesse d'une approche par la proximité, qui éclaire notamment le rôle décisif de l'action publique locale dans l'articulation des conflits d'usage, ressortissant à des ressources environnementales, à des mécanismes de création de ressources spécifiques. Si, de ce point de vue, les acteurs publics constituent un « acteur clé» de ce processus d'articulation, il apparaît tout à fait légitime de considérer le rôle également très important d'autres types d'acteurs (entreprises, acteurs institutionnels) dans la résolution des conflits et dans la mise en place des mécanismes de création de ressources. Plus globalement, il apparaît indispensable de considérer la dimension spatio-temporelle de ce processus d'articulation des conflits à des mécanismes de création de ressources. D'un côté, en effet, la transformation d'une proximité géographique, source de tensions, en une proximité organisée, susceptible de porter une dynamique collective de création de ressources, semble largement conditionnée par l'existence d'une volonté des acteurs de s'inscrire dans le temps long de l'histoire économique du territoire et de la projection dans le futur. De l'autre, ce processus de transformation par la mobilisation d'une proximité organisée entre les acteurs s'appuie de toute évidence sur des réseaux sociaux qui dépassent largement le cadre géographique de la proximité locale. Les actions entreprises sur le bassin d'emploi dunkerquois pour l'amélioration de la qualité de l'air semblent s'inscrire dans un tel processus de construction de ressources communes. Elles témoignent en effet d'une tentative collective de surmonter les conflits d'usage nés à propos de la qualité de l'air, qui s'expriment clairement autour de la question des risques sanitaires de la pollution atmosphérique (2.1). Au delà de la gestion de ces conflits à des fms de réponse à une demande sociale, il apparaît que ces conflits ont également alimenté une dynamique de création locale de ressources sur cette question, mettant ainsi en évidence le caractère décisif de l'intervention publique locale (2.2). 2.1. Développement industriel local et émergence des conflits au stijet de la qualité de l'air
Le problème de la pollution atmosphérique révèle en effet sur ce territoire, plus particulièrement du fait de la présence d'un grand nombre d'entreprises polluantes, l'existence d'un conflit d'usage né d'une proximité géographique subie et d'une incertitude forte quant aux conséquences de cette pollution sur la santé des habitants du territoire. Cependant, l'analyse des comportements d'acteurs met également en évidence des tentatives d'instauration de dispositifs collectifs, impliquant des acteurs situés à différentes échelles spatiales, qui 154
ont favorisé l'émergence d'un processus de création de ressources communes sur cette question de la qualité de l'air. Ce processus peut se comprendre à la lecture de l'histoire économique récente de l'agglomération dunkerquoise. Le développement économique du territoire dunkerquois s'est appuyé, dans les années 60 et 70, sur l'implantation et la croissance d'entreprises appartenant pour la plupart à 1'«industrie lourde» (sidérurgie, métallurgie, construction mécanique.. .), particulièrement polluante. L'entrée en crise de ces entreprises a coïncidé, à la ftn des années 70, avec une prise de conscience, de la part des populations notamment, des risques sanitaires signiftcatifs entraînés par cette pollution industrielle. L'apparition d'un système de mesure de la qualité de l'air sur le bassin d'emploi dunkerquois date de 1977, avec la création de l'AREMAD (Association pour la mise en oeuvre du réseau d'étude, de mesure et d'alarme pour la prévention de la pollution atmosphérique dans la région de Dunkerque), qui représente une première réponse, très partielle, à ces revendications sociales49. Elle s'inscrit à l'époque dans une esquisse de démarche territoriale en faveur de l'environnement urbain, engagée notamment par la Communauté urbaine de Dunkerque. Si la décennie des années 80 reste essentiellement marquée par les nombreuses restructurations au sein du tissu économique local et par les premières tentatives de diversiftcation de la spécialisation économique du territoire, les contestations sociales à propos de la pollution atmosphérique se sont ampliftées à la charnière des années 80 et 90. La prise en compte du problème de pollution atmosphérique occasionné par l'activité industrielle locale s'est inscrite au début des années 90 dans une démarche d'ensemble des acteurs locaux pour restaurer la qualité de vie sur le territoire et associer le développement économique au respect des contraintes environnementales. Les revendications des acteurs publics locaux ont ainsi porté sur la nécessité d'associer la diversiftcation économique du territoire au développement de l'industrie et à l'amélioration de la qualité de vie. Dans un contexte local marqué notamment par un nombre signiftcatif d'entreprises classées Seveso II, il est apparu indispensable d'articuler le développement de l'industrie à une réponse aux demandes sociales en faveur de l'environnement, et plus particulièrement dans le domaine de la qualité de l'air, et à la mise en place de réseaux locaux susceptibles d'associer les entreprises à la création de connaissances dans le domaine de la protection de
49 Ce réseau sera élargi en 1983 à la zone de Calais, pour constituer l'AREMADEC (Association pour la mise en oeuvre du réseau d'étude, de mesure et d'alarme pour la prévention de la pollution atmosphérique dans la région de Dunkerque et de Calais)
155
l'environnement. Au fil des documents élaborés par les acteurs institutionnels majeurs du territoire, dont le point d'orgue est incontestablement le « Schéma d'Environnement Industriel» (1994), c'est autour de la notion d'« environnement industriel» que s'est construit le processus d'institutionnalisation des rapports entre les acteurs dans ce domaine (Beaurain, 2003)50. C'est de cette époque que date notamment la création du SPPPI (Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles), instance de concertation et de diffusion des informations sur cette question du respect des contraintes environnementales et le CREID (Centre de recherches en environnement industriel), institution assurant l'interface entre les industriels et le monde de la recherche. Parmi d'autres mesures destinées à apaiser les conflits, on notera l'engagement des acteurs locaux concernés (les entreprises notamment) en faveur de l'instauration de normes locales de pollutionS!. Progressivement, cette notion servit ainsi de point ftxe pour une dynamique collective de conciliation du développement industriel et d'une meilleure qualité de vie, et ce d'un double point de vue : par la volonté affichée de créer un pôle de recherche autour de cette question, tout d'abord; par la mise en place d'une forme de gouvemance locale destinée à associer les différents acteurs concernés dans des procédures de négociation permettant de répondre aux problèmes posés, ensuite. Sous l'impulsion de la Communauté Urbaine de Dunkerque, cette dynamique a ainsi progressivement intégré un grand nombre d'acteurs d'origine très diverses (Chambre de Commerce et d'Industrie, entreprises, agence de développement économique, agence d'urbanisme, Port Autonome), dans une dialectique complexe de réponse à des contraintes réglementaires ftxées au niveau européen, national ou localement et de participation à des engagements communs. En premier lieu, l'accord des acteurs locaux autour de cette notion d'environnement industriel tient d'abord à sa dimension « opérationnelle », que l'on peut saisir à travers l'énoncé de règles et de normes et la mise en place de procédures de négociation collective autour des contraintes que cette notion impliquait dans un certain nombre de domaines relevant de l'aménagement industriel. L'élaboration d'une «charte partenariale et locale d'aménagement industriel» et d'un cahier des charges recensant les «bonnes pratiques
50 On citera par exemple les documents pour l'environnement» (1991).
suivants:
«Contrat
d'agglomération»
(1991), «Charte
51 A partir de 1990, les objectifs de réduction des polluants dans l'air et l'eau ont été transcrits dans 2 programmes quinquennaux, prévoyant chacun des réductions significatives de l'émission de certains polluants (S02, COVet poussières, notamment). Globalement, les objectifs fixés ont été atteints.
156
environnementales » à mettre en œuvre témoignent de cette mise en opérations. Mais cet accord local tient également à la volonté exprimée dans ces documents d'esquisser les modalités d'une territorialisation des relations productives, en évoquant successivement différentes configurations de coordination possibles entre les acteurs (technopôle, secteur de l'environnement, ou plus récemment encore pôle de compétence dans le domaine de l'environnement industriel). En second lieu, une forme de gouvernance locale va émerger dans les années 90 au sein du territoire sur la question de la qualité de l'air, autour de deux acteursclés principaux: le SPPPI et l'association OP AL'Air, issue de la transformation de l'AREMADEC. Ces deux acteurs vont contribuer, chacun à leur manière, à la structuration d'une action collective pour l'amélioration de la qualité de l'air, en établissant notamment une interface régulière entre les différents acteurs concernés. Le SPPPI, dans sa commission « Air, bruits, odeurs », a ainsi progressivement joué le rôle d'une instance d'échanges et de confrontation des points de vue sur cette question (collectivités locales, entreprises, DRIRE, associations de défense de l'environnement, représentants des habitants.. .), avec l'objectif principal de répondre à la demande sociale d'une prise en compte par les industriels des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique. L'analyse des débats au sein de cette structure, entre 1998 et 2005, révèle une volonté d'exposer les conflits d'usage à propos de la qualité de l'air entre les associations de protection de l'environnement et les industriels, et d'y apporter des solutions susceptibles de répondre aux attentes des populations locales sans nuire au développement de l'industrie. Sur cette période, les conflits ont principalement porté sur la quantité des rejets de polluants dans l'atmosphère par les industries les plus polluantes du bassin d'emploi, et sur les impacts sanitaires de ces pollutions vis à vis des populations résidant sur le territoire. La forte présence à ces réunions de quatre acteurs majeurs de ces débats (acteurs publics, industriels, associations de protection de l'environnement, et acteurs institutionnels) indique clairement que la gouvernance s'est progressivement structurée autour de ces « acteurs clés ». 2.2. Vers une résolution collective des conflits d'usage: le rôle des acteurs dés
La teneur des débats révèle une volonté commune de s'inscrire dans l'objectif fixé au début des années 90 de conciliation du développement industriel et de l'amélioration de la qualité de vie. Ce cadre global place de toute évidence les associations de protection de l'environnement et représentants de riverains dans une situation de force pour la négociation, encore renforcée par la publicité des débats (présence de la presse, comptes-rendus largement diffusés.. .). Les interpellations des industriels par les associations et les riverains, fréquemment relayées par les acteurs publics, dénotent un souci d'obtenir les
157
informations les plus précises sur les atteintes à la qualité de l'air et sur leurs impacts sanitaires. Au delà des acteurs publics locaux, des représentants de l'Etat (sous-préfet, DRIRE) interviennent également au f11 des débats pour rappeler le cadre réglementaire imposé par l'Etat. Mais l'intervention des acteurs publics porte également sur l'articulation des préoccupations locales à des programmes et préoccupations s'exprimant à d'autres échelles spatiales, et notamment au niveau régional. L'étude des débats met en évidence une approche des relations entre économie et environnement qui ne se laisse que très difficilement appréhender par les outils traditionnellement utilisés par la théorie économique. Si la question de la performance environnementale des entreprises vient fréquemment au premier plan (notamment par l'évocation des actions entreprises pour intégrer le respect de l'environnement par le biais des technologies utilisées), elle ne s'intègre pas véritablement dans une perspective d'internalisation des effets externes, sur la base de la seule évaluation monétaire des liens entre économie et environnement. Les questions débattues révèlent au contraire un attachement profond des acteurs locaux vis à vis d'une évaluation des flux physiques et des impacts sur la santé, sur la base d'une multiplicité de critères, qui traduisent une volonté explicite des acteurs de mettre en avant l'importance de la perception sociale de ces flux et de ces impacts, et donc plus généralement de replacer l'industrie dans un système global de relations entre l'homme et la nature52. Le traitement des deux points centraux des commissions, identification des quantités de polluants et impacts sanitaires, révèle une volonté manifeste de multiplier les sources d'informations et de les confronter entre elles pour tenter d'avoir une vue la plus exhaustive et précise possible de ces deux questions. Les débats mettent ainsi en évidence des confrontations de résultats obtenus, qui tendent le plus souvent à contester les études réalisées par les entreprises. Des acteurs internes et externes au territoire sont ainsi sollicités pour réaliser ces études, et nombre de débats portent sur les moyens de créer, par le biais de partenariats durables avec des réseaux d'experts, des sources de connaissances
52 La place manque ici pour analyser la signification de cette approche multi-critères dans l'appréhension des rapports entre économie et environnement. De ce point de vue, la mobilisation des outils proposés par J. Martinez-Alier pour analyser les conflits environnementaux pourrait se révéler tout à fait intéressante. S'inscrivant explicitement dans le courant de l' ({EcologicalEconomics», en effet, cet auteur appréhende les conflits à partir d'une multiplicité des critères d'évaluation et d'une référence à la complexité des relations entre économie et environnement, que traduit la notion de ({métabolismesocial». Elle semble davantage à même d'intégrer la perception par les populations des risques et des impacts environnementaux des atteintes à l'environnement occasionnés par les processus de production (Martinez-Alier, 2002 ; 2004).
158
sur ces questions qui puissent être incontestables. Si c'est le CREID qui est, dans un premier temps, le plus souvent sollicité, au fil des ans, les scientifiques, notamment des universités de la région, et singulièrement celle du territoire dunkerquois, sont ainsi de plus en plus directement sollicités pour apporter un point de vue d'expert sur ces questions. Cette mobilisation des scientifiques et les appels fréquents pour créer des partenariats avec eux suggèrent l'émergence d'un mécanisme de création de ressources sur cette thématique de la qualité de l'air, qui s'appuierait sur un rapprochement des préoccupations propres aux populations locales et des thématiques de recherche de laboratoires locaux, renforcés et sur les sollicitations des scientifiques par les entreprises, pour améliorer en défmitive les connaissances sur les polluants rejetés et sur les moyens de réduire les rejets. On peut encore insister sur deux aspects essentiels de cette analyse des conflits d'usage. D'une part, il faut souligner l'attachement des populations locales pour le temps long, qui se manifeste de deux manières. Par une exigence de comparaison des efforts entrepris par les acteurs économiques et des résultats obtenus sur plusieurs années, tout d'abord: les associations de défense de l'environnement replacent ainsi systématiquement les résultats des mesures effectuées en réponse aux contraintes réglementaires nationales et européennes dans l'évolution des résultats constatés localement depuis la fin des années 80, avec l'objectif affiché de ramener les actions réalisées et celles à entreprendre à l'objectif partagé d'amélioration de la qualité de vie sur le territoire. Il s'agit le plus souvent d'affirmer que la satisfaction des contraintes réglementaires n'est pas un objectif suffisant et qu'il y a lieu d'intégrer la perception des pollutions et de leurs risques par les populations. Par une revendication affirmée de la nécessaire prise en compte des impacts sanitaires de la pollution atmosphérique, ensuite: les associations rappellent ainsi l'indispensable prise en considération des conséquences sur le long terme des pollutions sur la santé des populations installées à demeure sur le territoire. Dans les deux cas, comparaison des actions engagées dans la durée et identification des impacts sanitaires, l'identification du « territoire» s'opère donc à la fois par l'énoncé de problèmes présents à régler et par la référence au temps long du passé et du projet collectif. Si les acteurs publics relayent bien souvent ces préoccupations locales, il faut souligner que leurs interventions dans ces réunions portent également sur la nécessité d'associer les efforts entrepris par les firmes à l'ancrage territorial, dans la durée, de leur développement. La référence au territoire, soit ici à un espace local de résolution des conflits, passe donc, de toute évidence, à travers la référence au temps long.
159
D'autre part, l'expression et la résolution de ces conflits d'usage renvoient également à l'intégration par les acteurs locaux des multiples échelles spatiales en jeu sur cette thématique, dont on peut considérer qu'elles sont également à l'origine du mécanisme de création de ressources. A ce titre, il faut évoquer les multiples références des acteurs du SPPPI aux programmes régionaux ou nationaux participant à la création de connaissances dans le domaine de la pollution atmosphérique d'origine industrielle. Le plus souvent, il s'agit pour les acteurs locaux de réfléchir aux modalités d'articulation des actions locales à ces programmes menés à une échelle plus large, régionale ou nationale, en considérant que ces apports « extérieurs» au territoire contribuent à la fois, à la stabilisation des données quantitatives53, au renforcement du cadre réglementaire s'imposant aux acteurs locaux (et singulièrement aux entreprises), et à l'enrichissement du processus d'institutionnalisation du mécanisme de création de ressources locales par l'extension des réseaux de partenaires. On citera pour exemple, les débats consacrés à l'articulation des préoccupations locales sur la qualité de l'air à la mise en place du Plan Régional sur la Qualité de l'air et du Plan local de Protection de l'Atmosphère. On pourrait évoquer en outre la volonté locale d'inscrire les actions locales de création de connaissance dans les objectifs flxés par le Programme « Modélisation de la qualité de l'air dans le Nord Pas de Calais », inscrit dans le dernier Contrat de Plan EtatRégion, en mobilisant notamment les réseaux d'acteurs participant à ce programme. EnEn, on peut mentionner également la volonté récemment exprimée par les acteurs locaux d'inscrire une « étude locale sur l'évaluation de l'impact sanitaire global des émissions atmosphériques industrielles sur la santé des populations de l'agglomération dunkerquoise» dans le cadre du PRASE (programme régional d'actions en santé et Environnement), afln de répondre à une préoccupation locale d'identiflcation des risques liés à l'accumulation de rejets au sein du territoire de plusieurs types de polluants54. Pour conclure, il convient d'insister sur le rôle décisif des acteurs publics dans cette inscription temporelle et spatiale particulière des modalités de résolution de conflits d'usage, qui interviennent comme relais des préoccupations s'exprimant localement, mais apparaissent en outre comme les mieux à même de faciliter l'inscription des actions locales dans le cadre de réglementations ou
53 C'est en ce sens qu'il faut comprendre notamment établis par certains organismes (Driee, lfen.. .).
les multiples références
à des rapports
54 Il faut noter que l'on retrouve l'un et l'autre de ces programmes (Modélisation de la qualité de l'air et PRASE) sont également mobilisés dans la création de l'institution de recherche en environnement industriel (lRENI) par l'Université du Littoral, dont la thématique principale de recherche est précisément la qualité de l'air.
160
d'objectifs fixés à des échelles dépassant le territoire local. A ce double titre, ils constituent des acteurs clés, tant en ce qui concerne la résolution des conflits d'usage qu'en ce qui concerne la transformation de ces derniers en mécanisme de création de ressources locales. Enfin, on peut souligner la capacité des dispositifs mis en place à surmonter les conflits nés d'une proximité géographique subie entre les entreprises et les habitants du territoire. L'imposition de normes et de mesures de surveillance tout autant que des actions menées dans le sens d'un renforcement des liens entre les entreprises et le monde de la recherche, et plus généralement la mobilisation d'une proximité organisée s'exprimant à différentes échelles territoriales, auront ainsi permis de dépasser les conflits particulièrement forts existants au début des années 90. CONCLUSION
Après avoir tenté d'acclimater des concepts issus de problématiques plus globales, notamment celles de la théorie de la régulation (Colletis et aL, 1999), les approches en termes de proximité tentent à présent de construire une théorie de l'action publique adaptée d'une part, à l'échelle des territoires, et compatible d'autre part, avec l'enchevêtrement croissant des différents espaces d'action et de décision (Gilly, 2004). Ces deux questions constituent en effet un des défis majeurs de la modélisation de l'action publique territoriale. Notre hypothèse est ici que la résolution des conflits d'usage autour de ces ressources naturelles premières (l'air, l'eau...) passe par une certaine forme d'endogénéisation de l'action publique locale, laquelle renvoie inévitablement à un processus de construction de ressources communes aux acteurs d'un territoire, qui s'inscrit nécessairement dans le temps (passé, présent et futur). Nous nous appuyons pour cela sur l'exemple des actions publiques locales menées au sein de l'agglomération dunkerquoise pour le traitement des pollutions atmosphériques d'origine industrielles. Dans ce domaine de la qualité de l'air, en effet, les relations entre territoire et politiques publiques peuvent être appréhendées comme la manifestation d'une volonté de résolution de conflits d'usage pour le partage d'une ressource entre plusieurs types d'acteurs (industriels et habitants, principalement), particulièrement en milieu périurbain, point de rencontre entre sites industriels et lieux d'habitation. L'exemple de l'agglomération dunkerquoise, où ces problèmes de co-existence d'intérêt divergents dans ce domaine existent depuis de nombreuses années en raison du mode de développement économique particulier de ce territoire, révèle l'importance du territoire dans l'élaboration d'une politique publique efficace, notamment pour l'étape décisive de la prise de conscience des conflits. Cet exemple montre également qu'une étape décisive est franchie dans la résolution de ces conflits avec la mise en place progressive d'une dynamique collective de construction de ressources communes (notamment 161
dans le domaine de la mesure et de l'indentification des pollutions) associant entreprises, associations d'habitants, collectivités locales et laboratoires de recherches. Il montre enfm que c'est tout autant la dimension temporelle des comportements d'acteurs que la dimension spatiale qui est invoquée pour la résolution des conflits, avec la prise en compte notamment des différents échelons spatiaux intervenant dans la construction des ressources communes. REFERENCES Atmo NPC (2005), Programme de surveillancede la Qualité de l'Air en région Nord-Pas de Calais, version 1, décembre. Barde J.P. (1992), Economie etpolitique de l'mvironnement, PUF. Bazzoli L. (1999), L'économie politique de JR Commons, Essai sur l'institutionnalisme sociales, L'Harmattan.
Bazzoli L. et V. Dutraive institution:
un regard
(2002), «L'entreprise
à partir
de l'institutionnalisme
comme de
J .R.
organisation Commons
en sciences
et comme », Economie et
institutions,n01, pp 5-46. Beaurain C. (2003), «Economie et développement durable dans la production territoriale: l'exemple de Dunkerque », in Ratouis O. (dir.), L'Atelier des Territoires, Sémantique des pro/ets d'aménagement, Rapport de recherche pour le IVIinistère de la Recherche, Action Concertée Incitative Ville. Beaurain C. et M. Maillefert (2004), « Conflits d'usage et action collective locale autour de la qualité de l'air », Journéescotiflitsd'usageet de voisinage,Paris, carré des sciences, 11-12 oct. Bidou C. (1984), Les aventuriersdu quotidien: essaisur les nouvellesclassesml!)lennes,PUP. Bontems P. et G. Rotillon, (1999), « Conformité aux prescriptions et son contrôle », &vue d'économiepolitique, 109 (1), janv-fev, p. 1-34.
environnementales
Caron A. et A. Torre (2002), «Conflits d'usage et de voisinage dans les espaces ruraux », Sciencesde la Société,57, pp. 95-114. Caron A. et A. Torre, 2006, « Vers une analyse des dimensions négatives de la proximité. Les conflits d'usage et de voisinage dans les espaces naturels et ruraux », DéveloppementDurable et Territoires,n07. Charlier B. (1999), Géographie des conflits environnementaux depuis 1974, Thèse pour le doctorat de géographie, Université de Pau. Colletis
G., Gilly J.P., Pecqueur
territoires:
B., Perrat
J. et
J.B. Zimmermann
(1997), «Firmes
et
entre nomadisme et ancrage », Espaces et sociétés,n088-89, p. 115-137.
Colletis G. et B. Pecqueur
(1993), «Intégration
des espaces et quasi intégration
des
firmes: vers de nouvelles rencontres productives? », &vue d'économierégionaleet urbaine, n03, p. 489-507.
162
Colletis G., J.-P.Gilly, B. Pecqueur, I. Leroux, J. Perrat, F. Rychen et J.-B. Zimmermann (1999), « Construction territoriale et dynamiques productives », Sciencesde la société,n048, octobre (version en ligne sur internet). Commons J.R (1931), « Institutional Economics », American Economic Review, 21, pp 648657. Commons J.R (1970), The Economics of CollectiveAction, The University of Wisconsin Press [1950]. Corolleur F. et B. Pecqueur (1996), « Les politiques économiques locales en France durant la décennie 1980. La construction des spécificités territoriales comme enjeu stratégique pour les collectivités locales », in Demazières C. (éd.), Du localau global. Les initiativeslocalespour le développementéconomiqueen Europe et enAmérique, Paris, l'Harmattan. Dupuy Y, J.-P. Gilly, et J. Perrat (2000), « Relation sociale d'emploi et gouvernance locale dans les dynamiques territoriales », Cahiersdu LEREPS, nOS. Eymard P.-J. (2004), Les cotiflitsd'usage,facteur de redéfinitiondu rôlede l'Etat dans les espaces ruraux, rapport de mission du CGP. Gilly J.-P. (2004), Note à propos de « régulation et gouvernance », séminaire RST, Toulouse, 24 mars. Gilly J.-P., et B. Pecqueur (2000), « Régulation des territoires et dynamiques institutionnelles de proximité: le cas de Toulouse et des baronnies », in Gilly J.P. et A. Torre (dir.), Dynamiques deproximité, L'Harmattan. Gilly J.-P. et J. Perrat (2003), « La dynamique institutionnelle des territoires: gouvernance locale et régulation globale », Cahiersdu GRES, nOS. Godard O. (1993), « Stratégies industrielles et conventions d'environnement: l'univers stabilisé aux univers controversés », INSEE-Méthodes, n039-40, p. 145-174. Guérin M. (dir.) (2005), Cotiflits d'usageà l'horizon 2020, Commissariat groupe Manon, Mai.
entre de
Général au Plan,
Guillain P.E. (2001), Les conflits d'usage dans les campagnesà partir de la presse quotidienne régionale,INA-PG et INRA ENESAD. Kirat T. et C. Lefranc (2004), « Les conflits d'usage et leur expression territoriale: une analyse des profùs contentieux de sept départements français », 4èmes journées de la proximité, Marseille, 17-18 juin. Lefranc C. (2002), « Compte-rendu du recensement des conflits et tensions d'usages par l'analyse de la presse quotidienne régionale », Programme INRA DADP, Région Rhône-Alpes, 2002. Lévêque F. (1998), Economiede la réglementation,La Découverte. Maillefert M. (2002a), Représentationset action. De la constructiondu collectifà la politique publique ». Note pour l'obtention de l'HDR, Université Paris X, décembre.
163
Maillefert M. (2002b), « Etat, action publique et territoire: quels enjeux pour la définition de la politique d'emploi territoriale? », Sciencesde la société,n° 57, « autour du développement durable », pp. 77-94. Maris B. (1996), « Institutions et régulations locales: des concepts pertinents? Pecqueur B. (dir.), Dynamiques territorialeset mutations économiques,L'Harmattan.
», in
Martinez-Alier J. (2002), The Environmentalism of the poor, CIstu4J of ecologicalcotiflictsand valuation,Edward Elgar Publishing. Martinez-Alier J. et al. (2004), « Remoteness and environmental conflicts: some insights from the political ecology and economic geography of copper )), Internationaljournal of sustainabledevelopment,vol.7, n03, pp. 321-339. Petit O. (2004), « La surexploitation des eaux souterraines: Nature-Science-Société,12,2, avril-juin, pp. 146-157. Reynaud
J- D.
enjeux et gouvemance?
»,
(1989), Les règlesdujeu. L'action collectiveet la régulationsociale,Armand Colin.
Touraine A. et al. (1984), Le mouvementouvrier,Fayard. Yavas A (1994), « Middlemen in Bilateral Search Markets », Journal of Labor Economics, vol12, n03, july, pp 406-429.
164
CHAPITRE
8
UNE LECTURE DE LA DYNAMIQUE DE PACIFICATION DES CONFLITS AUTOUR DE LA GESTION DU LAC DE GRANDLIEU EN TERMES DE « STEREOTYPES DE LA PERSECUTION »
Armelle CARON Marina GALMAN Christine
((
Aux
AUBRY
causes
naturelles
lointaines
et inm'cessibles
l'humanité a tolfiours préféré les causes significatives sous le rapport social, et qui admettent une intervention corrective, autrement dit les vÙ'fimes )). René Girard
La gestion du niveau et de la qualité des eaux du lac de Grand-Lieu, dans le département de la Loire-Atlantique, offre un exemple assez paradigmatique des tensions et des conflits liés à des tentatives de conciliation entre activités résidentielles, productives et de conservation de la biodiversité dans cet espace naturel sensible fortement soumis à la pression urbaine que constitue l'estuaire de la Loire. Peu profond et de niveau variable, le lac de Grand-Lieu présente une physionomie unique en Europe se rapprochant de celle des zones humides tropicales dominées par la végétation macrophyte. Cet écosystème remarquable, au fonctionnement complexe, fait l'objet de mesures de protection fortes (site classé, réserve naturelle, site RAMSAR, Zone de Protection Spéciale au titre de la directive européenne «Oiseaux» et classement en site d'importance communautaire par la Commission Européenne dans le cadre de la mise en œuvre du réseau Natura 2000). L'interdiction réglementaire d'accès à une partie du lac n'exclut pas la subsistance de diverses formes d'usages traditionnels
dynamiques de cet espace (pêche professionnelle, les prés-marais).
chasse, activités agricoles sur
En 1995, un premier arrêté ministériel est pris pour rehausser les niveaux d'eau du lac suivant les préconisations d'un « plan de sauvetage », adopté en 1992 pour faire face à son asphyxie progressive (eutrophisation) et à son envasement. Cet arrêté, qui a donné lieu à des manifestations de la part des agriculteurs, marque le début d'un conflit émaillé d'épisodes violents; il est ensuite entré dans une phase d'apaisement. Notre objectif, dans les paragraphes qui suivent, est de mettre en évidence la pertinence de la grille d'analyse des distorsions persécutrices développée par René Girard dans son ouvrage « Le Bouc émissaire», pour appréhender la phase actuelle d'apaisement du conflit autour du lac de Grand-Lieu. S'il s'agit, ce faisant, de prendre à leurs propres mots les protagonistes rencontrés à l'occasion d'un travail de terrain réalisé sur ce territoire au cours du printemps 2004, notre ambition tient également dans la volonté de prendre à contre-pied une tendance actuelle à la célébration des vertus de la négociation et de la concertation dans la résolution des conflits. Dans le cas du lac de Grand-Lieu, c'est l'exclusion et la violence collective qui semblent avoir été les moteurs principaux de la dynamique d'apaisement. Ainsi, après avoir présenté les quatre « stéréotypes de la persécution» qui fondent le schéma transculturel de la violence collective élaboré par René Girard (1.), nous montrerons que ce conflit en offre une illustration saisissante (2.). Dans une perspective plus générale, en mettant en lumière la pertinence d'une mobilisation de la figure du « bouc émissaire », nous entendons contribuer à enrichir l'analyse des processus de résolution des conflits, au rang desquels méritent sans conteste de figurer la violence collective et l'exclusion. 1. LES DISTORSIONS
PERSECUTRICES
Dans son ouvrage « Le Bouc émissaire», René Girard s'intéresse aux persécutions collectives ou à résonances collectives, c'est-à-dire à des violences commises par des foules meurtrières (comme le massacre des juifs pendant la peste noire, les chasses aux sorcières.. .). Son objectif est de mettre en évidence l'existence d'un schéma transculturel de la violence collective (Haeussler, 2005). Sa démonstration repose sur l'identification de quatre « stéréotypes de la persécution », dont l'auteur s'attache à montrer comment ils font système. René Girard met en évidence que ces persécutions collectives - souvent désignées en recourant à la parabole du « bouc émissaire» - qui ponctuent l'histoire de l'humanité, s'appuient sur une croyance, une illusion persécutrice - fondatrice selon lui du sacré- qui continue d'emprisonner les hommes - nous et nos contemporains par delà leurs différences culturelles.
166
1.1. Les quatre stéréotYpes de la persÙution
Les persécutions collectives se déroulent de préférence pendant des périodes de crise qui entraînent l'affaiblissement des institutions existantes. Cela favorise la formation de foules, c'est-à-dire de rassemblements populaires spontanés, susceptibles de se substituer entièrement à des institutions affaiblies ou d'exercer sur elles une pression décisive. Pour René Girard, les circonstances qui favorisent de tels phénomènes sont de natures diverses. Il peut s'agir de causes externes (épidémies ou sécheresses extrêmes, inondations entraînant des situations de famines) ou de causes internes (troubles politiques ou conflits religieux). L'auteur souligne que cette situation de crise à l'origine des persécutions est toujours vécue de façon plus ou moins identique par ceux qui les subissent. L'impression dominante, nous dit-il, est celle d'une perte radicale du social luimême, de la fin des règles et des «différences» qui définissent les ordres culturels. C'est dans cette crise indifférenciée persécution.
que réside le premier stéréotype de la
Comme le précise René Girard, dans une société qui n'est pas en crise, l'impression de différence résulte à la fois de la diversité du réel et d'un système d'échanges - c'est-à-dire d'une culture - qui diffère et par conséquent dissimule les éléments de réciprocité qu'il comporte nécessairement (Girard, Z003, p.Z3). Selon l'auteur, lorsque la société entre en crise, une réciprocité plus rapide s'installe non seulement dans les échanges positifs, mais également dans les échanges hostiles ou « négatifs» qui tendent à se multiplier. La réciprocité qui devient alors visible n'est plus celle des bons mais celle des mauvais procédés: la réciprocité des insultes, des coups, de la vengeance et des symptômes névrotiques. L'auteur souligne qu'en dépit du fait qu'elle oppose les hommes les uns aux autres, la réciprocité mauvaise tend à uniformiser leurs conduites, ce qui fait naître le sentiment d'une confusion et d'une indifférenciation universelles. C'est parce que l'expérience des grandes crises sociales ne paraît guère affectée par la diversité des causes réelles que l'on peut, selon René Girard, parler d'un stéréotype de la crise. «C'est le culturel qui s'édipse en quelque sorte, en s'indifférenaant» précise l'auteur. «Devant l'éclipse du culturel, les hommes se sentent impuissants,. l'immensité du désastre les déconcerte mais il ne leur vient pas à l'esprit de s'intéresser aux causes naturelles,. l'idée qu'ils pourraient agir sur ces causes en apprenant à mieux les connaître demeure embryonnaire» (Girard, Z003, p.Z4).
167
La crise étant avant tout celle du social, il existe effectivement une forte propension à l'expliquer par des causes sociales et surtout morales. Ainsi, plutôt qu'à se blâmer eux-mêmes, précise René Girard, les individus tendent à blâmer soit la société dans son ensemble, soit d'autres individus qui leur paraissent particulièrement « nocifs ». Les suspects sont alors accusés de crimes de types tellement particuliers, qu'ils deviennent caractéristiques des persécutions collectives. Comme le souligne René Girard, la seule mention de telles accusations permet de soupçonner l'existence d'une distorsion persécutrice. On trouve parmi les principaux chefs d'accusation les crimes de violence qui prennent pour objet les êtres qu'il est le plus facile de violenter soit dans l'absolu, soit relativement à l'individu qui les commet (le roi, le père, le symbole de l'autorité suprême, voire les êtres les plus faibles, les plus désarmés). Viennent ensuite les crimes sexuels (viol, inceste, bestialité), qui transgressent les tabous les plus rigoureux, et enfIn les crimes religieux. Ce qui est commun à l'ensemble de ces crimes c'est de s'attaquer aux fondements même de l'ordre culturel, c'est-à-dire aux différences familiales et hiérarchiques consubstantielles à l'ordre social que, ce faisant, ils menacent de détruire entièrement. Ces accusations stéréotypées, qui ont toujours pour objectif de rejeter la responsabilité de désastres parfaitement réels sur des individus, correspondent au deuxième stéréotype de la persécution. Comme le précise René Girard, l'accusation stéréotypée joue une sorte de rôle de médiateur. C'est elle qui permet, en effet, de convaincre les persécuteurs qu'un nombre petit d'individus, voire un seul, peut être extrêmement nuisible à la société toute entière puisqu'ils parviennent à indifférencier l'ensemble de la communauté. L'auteur ne s'attache pas à identifIer les causes ultimes d'une telle croyance (désirs inconscients selon les psychanalystes, volonté secrète d'opprimer selon les marxistes.. .). Ce qui l'intéresse, « ,.'est la mécanique de l'accusationet l'entrelaœmentdes représentationset des actionspersÛ'Utriœs»qui, à ses yeux, font système (Girard, 2003, p. 26). Le mécanisme de la foule en serait, selon René Girard, un parfait révélateur. La foule abolit en effet toute différence entre les hommes dans le temps et dans l'espace. Ne faisant qu'un avec la communauté indifférenciée, la foule incarne en quelque sorte la confusion universelle. Elle serait l'incarnation parfaite de la terreur qu'inspire aux hommes l'éclipse du culturel. De plus, souligne l'auteur, la foule tend toujours vers la persécution, les causes naturelles de ce qui la trouble ne pouvant pas l'intéresser puisque, par défInition, elle cherche l'action. Etant
168
dans l'incapacité d'agir sur les causes naturelles de la crise, elle recherche une cause accessible pour assouvir son appétit de violence55. Le troisième stéréotype de la persécution est celui de la sélection victimaire. Si les victimes d'une foule peuvent, dans certains cas, être totalement aléatoires, dans d'autres cas, elles ne le sont pas. Les minorités ethniques et religieuses tendent ainsi à polariser contre elles les majorités. Il s'agit là, selon René Girard, d'un critère de sélection victimaire relatif certes à chaque société, mais transculturel dans son principe (Girard, 2003, p. 29). A côté des traits culturels et religieux, des traits purement physiques peuvent également être évoqués au titre des signes victimaires : la maladie, la folie, les difformités génétiques, les mutilations accidentelles... Mais l'anormalité susceptible de servir de critère préférentiel dans la sélection des victimes persécutées ne se cantonne pas au domaine physique. Elle peut relever de tous les domaines de l'existence et du comportement. L'anormalité sociale, c'est-àdire le fait de s'éloigner de la moyenne sociale qui défmit dans ce cas la norme, s'avère ainsi également un critère préférentiel de sélection victimaire. «Plus on s'éloignedu statut socialleplus commun, dans un sens ou dans un autre,plus les risquesde persécutionsgrandissent» nous dit René Girard (Girard, 2003, p. 30). Aussi à la marginalité du dehors, celle des miséreux, convient-il d'ajouter la marginalité du dedans, à savoir celle des riches et des puissants. Toutes les qualités extrêmes apparaissent également susceptibles d'attirer les foudres collectives, « celles du sucds et de l'éthe'~ de la beauté et de la laideur, du vice et de la vertu, du pouvoir de séduire et du pouvoir de déplaire, ,,'est aussi lafaiblesse desftmmes, des enfants, des vieillards, mais également la ftrce du plus ftrt qui devient faiblesse devant le nombre» (Girard, 2003, p. 30). L'auteur précise en outre que les foules tendent souvent à se retourner contre ceux qui ont d'abord exercés sur elles une emprise exceptionnelle. Enfm, il remarque que la frontière entre discrimination rationnelle et persécution arbitraire apparaît dans certains cas, difficile à tracer.
Le quatrième stéréotype identifié par René Girard correspond à la violence collective en tant que telle. C'est elle qui permet à la communauté de se ressouder sur l'exclusion de la victime. Selon René Girard, il existe un rapport étroit entre les deux premiers stéréotypes (celui de la crise indifférenciée et celui de l'accusation stéréotypée) : c'est pour rapporter aux victimes l'indifférenciation de la crise qu'on les accuse de crimes «indifférenciateurs ». Mais puisqu'en vérité se sont leurs signes
55 « Il n'est de mobilisation bientôt»
(Girard,
2003,
que militaire
ou partisane
autrement
p. 26).
169
dit contre un ennemi
déjà désigné ou qui le sera
victimaires qui désignent ces victimes à la persécution, il convient de préciser le lien qui les unit au troisième stéréotype de la sélection victimaire. René Girard précise que les signes victimaires sont, à première vue, purement différentiels, comme le sont les signes culturels - il n'existe pas, en effet, de culture qui ne pense les différences comme légitimes et nécessaires. Les signes victimaires renvoient à une autre façon de différer, celle que l'auteur nomme la « différencehors rystème» (Girard, 2003, p. 34). C'est ainsi à la possibilité pour le système de différer hors de sa propre différence, autrement dit de ne pas différer du tout, c'est-à-dire de cesser d'exister en tant que système, que renverraient les signes victimaires. « La différentehors rystème terrijieparce qu'elle suggèrela vérité du rystème à savoir sa relativité,sa fragilité, sa mortalité» écrit René Girard. « Ainsi bien que les catégoriesvÙtimaires semblent prédisposées aux crimes indifférentiateursdufait de leur anormalité,te n'estjamais leur différencepropre qu'on leur reproc'he,mais de ne pas différer comme il faut, à la limite de ne pas différer du tout» (Girard, 2003, p. 34). Si l'on suit l'auteur, les préjugés tribaux, nationaux, ne renverraient donc pas tant à une haine de la différence qu'à une haine de la privation de cette différence. Ce ne serait pas l'autre nomos que l'on verrait dans l'autre, mais l'anomalie. Ce ne serait pas l'autre norme mais l'anormalité56. Ce ne serait donc jamais la différence qui obsèderait les persécuteurs mais sempiternellement son indicible contraire: l'indifférenciation (Girard, 2003, p.35). Un dernier argument est mobilisé par René Girard pour démontrer combien les stéréotypes de la persécution s'avèrent indissociables: le fait que la plupart des langues ne les dissocient pas. « (. ..) .-'estvrai du latin et du grec et doncdufrançms : crise,crime,critère,critique,renvoienttous à la même ratine au verbegrec'krino qui signifie non seulementjuger, distinguer, différentier, mais accuser et C'ondamnerune vÙtime» précise-
t-il. Ce phénomène est si constant qu'il ne saurait, selon l'auteur, être passé sous silence. Il suggèrerait un rapport encore dissimulé et toujours non élucidé entre les persécutions collectives et le culturel dans son ensemble. 1.2. L'illusion persÜutric'e et la parabole du (( bouc émissaire )) « Il retevra de la communauté
des Israélites deux boucs destinés à un saC'rijite pour le péC'hé et
un bélier pour un holocauste. (...) Aaron à l'entrée de la Tente du &ndez-vous. sort à Yahvé
56 « L'infirme
et l'autre à Azazel.
se jait
prendra
C'eSdeux bouC'set les placera devant Yahvé
Il tirera les sorts pour les deux bouC's, attribuant
Aaron
un offrira le bouC' sur lequel est tombé le sort ((A
dijforme, l'étranger tkvient apatritk
(...)
il n'est pas bon en Russie tk passer pour
cosmopolite, les métèques singent toutes les différencesparce qu'ils n'en ont pas» (Girard,
170
2003, p.34).
Yahvé ))
et en fera
un sacrijÙ'e pour
le pét'hé. Quant
au bout sur lequel est tombé le sort
((A
Azazel )), on le plaœra vivant devant Yahvé pour faire sur lui le rite d'expiation, pour l'envqyer à Azazel dans le désert. (...) Une fois athevée l'expiation du sant/uaire, de la Tente du Rendez-vous et de l'autel, il fera approther le bout entOre vivant. Aaron lui posera les deux mains
sur la tête et tOnfessera à sa .-ha1~,e toutes les fautes
des Israélites,
toutes leurs
transgressions et tous leurs pét'hés. Après en avoir ainsi thar;gé la tête du bou.; il l'enverra dans le désert sous la tOnduite d'un homme qui se tiendra prêt, et le bout emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride.» LEVITIQUE, XVI, 5,7-10,20-22 Pour René Girard, le repérage des stéréotypes persécuteurs permet de montrer que la représentation persécutrice conserve certains caractères d'une représentation collective au sens de Durkheim (Girard, 2003, p. 61). Grâce aux mécanismes persécuteurs, l'angoisse et les frustrations collectives trouvent, en effet, un assouvissement sur des victimes qui font aisément l'union contre elles en vertu de leur appartenance à des communautés mal intégrées, etc. Selon l'auteur, le fait que l'on recourt invariablement à la notion de « bouc émissaire» pour désigner la victime en est un signe. « Tout le monde entend parfaitement œtte expression» écrit-il, «personne n 'hésite sur le sens qu'il faut lui donner. (( Bout émissaire)) désigne simultanément l'innoœnœ des vzdimes, la polarisation tollet/ive qui s'effet/ue tontre elles et la finalité tOllet/ive de œtte polarisation. Les persétuteurs s'enferment dans la (( logique)) de la représentationperséoutriœet ils nepeuventplus en sortir. La polarisation exerœ une .'Ontrainte telle sur les polarisés qu ~'I est impossible pour les vÙ'fimes de se justifier. » (Girard, 2003, p. 62).
René Girard précise encore que recourir au terme de «bouc émissaire », « (...) .-'est dire que l'on n'est pas dupe de œtte représentation et qu'on a fait défaire le rystème et lui substituer notre propre letture ».
œ qu'il fallait pour
en
Aussi, comme le souligne l'auteur, cet emploi du terme « bouc émissaire» n'a-til que peu de rapport direct avec le rite du bouc émissaire tel qu'il est décrit dans le Lévitique et d'autres rites proches. Comme le précise René Girard, hors du contexte persécuteur, la mobilisation de cette expression tend en effet à en modifier le sens puisqu'elle induit l'idée d'une manipulation délibérée: l'idée de « stratégies habiles qui n'ignorent rien des mémnismes vzdimaires et qui sacrifient des victimes
innoœntes en tOnnaissanœde .'{luse,avet des arrièrespensées mathiavéliques» (Girard, 2003, p. 62). Si en dépit de cette démystification, de telles manipulations sont encore susceptibles de se produire à notre époque - ce qui est le cas - elles ne le peuvent donc que parce que les manipulateurs rituels disposent pour organiser leurs mauvais coups, d'une masse éminemment manipulable, c'est-àdire de personnes susceptibles de se laisser enfermer dans les systèmes de la représentation persécutrice, de gens capables de croyance sous le rapport du « bouc émissaire ». Aussi convient-il, selon René Girard, de ne pas s'en tenir à la conception moderne trop consciente et calculatrice de tout ce que
171
recouvre le « bouc émissaire» 57.Celle-ci élimine, en effet, l'essentiel, à savoir la croyance des persécuteurs en la culpabilité de leur victime, leur emprisonnement dans l'illusion persécutrice qui est un véritable système de représentation: « Les persécuteursnaifs ne saventpas ce qu'ils font» nous dit René Girard. Or, comme il le souligne, l'illusion persécutrice est loin d'être morte. Des foules, voire des sociétés entières, continuent de s'enfermer dans la prison de leurs propres illusions victimaires58. Cette illusion persécutrice qui est nécessaire pour que le processus de « bouc émissaire» fonctionne subsiste donc. Il faut en effet que les persécuteurs soient tous animés par la même foi en la puissance maléfique de leur victime pour que celle-ci puisse polariser tous les soupçons, tensions et représailles qui empoisonnent les rapports. C'est la condition nécessaire pour que la mort ou l'exclusion de la victime permette à la communauté d'être effectivement vidée de ses poisons, de se sentir libérée, réconciliée avec elle-même. Comme le souligne René Girard, dans les situations de violence collective, les agresseurs pensent que toute l'initiative revient à la victime. Ils se conçoivent comme entièrement passifs, purement réactifs, entièrement dominés par ce « bouc émissaire », au moment même où ils se précipitent sur lui. « L'illusion persécutricepermet qu'il n)l ait plus qu'un responsablede tout et qui sera également responsablede la guérisonpuisqu'il l'était de la maladie» écrit l'auteur. « Bien entendu,les «(boucs émissaires )) neguérissent ni les vraies épidémies, ni les sécheresses,ni les inondations»
poursuit-il (Girard, 2003, p. 68).
57 « Lorsque mais
elle
tI 'a plus
Girard.
« Elle
référet/ce
explicite
persécutrices,. partout
((
tlOUS tlOUS écriotls:
(...J
le même
a le sem c'est le même
origitles judaïques
modèle
René
pour
mais
c'est
tlOUS l'utilisotls
dans
2003,
tlOUS recourotls
les participatlts
datlS Isaïe,
qui sert de grille
». (Girard,
Girard
est Uti bouc émissaire)), avait
itltlocet/te
a disparu
déjà l'utiliser,
et chrétietltle
58 Ce que montre
qu'elle
de la brebis
à la passiotl
où tlOUS savotlS
la victime
setls
au
ou de l'agtleau
toujours
elle que
de déchiffremet/t
mais
de façotl presque
rituel
à Utle expressiotl
du
même
de Dieu
dam
tlom
biblique
écrit
les Evatlgiles.
1'0tl juxtapose aux il est si biet/ assimilé
machitlale,
»,
satls riféretlce
René
Toute
rpréset/tatiotls désormais que explicite
à ses
p. 296).
son ouvrage
par le biais de l'application
distorsions persécutrices aux mythes et aux évangiles, c'est fait finalement qu'un avec le caractère massif et aveugle de SOtlt sujets à des variations soudaines datls leurs rapports pour le pire complet de variatiotls à la victime collective qui facilite le retour à la
de sa thèse
des
que tout ce qu'on appelle le sacré ne cette croyance. « Les hommes etI groupe et pour le meilleur. 5 'ils attribuetlt un cycle tlormal, ils déduirotlt forcémetlt de ce double
transfert la crqyatlce etl utle puissatlce tratlscetldatlte à la fois double et Utle qui leur apporte alternativemet/t la perte et le salut, le châtimet/t et la récompense. Cette puissatlce se matlifeste par l'intermédiaire de violetlces dotlt elle est la victime mais plus et/core l'instigatrice mystérieuse. Pour tie pas retlotlcer à la victime et/ tatlt que cause elle la ressuscite s'il le faut, elle l'immortalise, au moitls pour un temps, elle itlvet/te tout ce que tlOUSappelOtlS le tramcet/datlt et le surtlatureL » (Girard, 2003, p. 68).
172
Pour comprendre le caractère performatif d'une telle croyance, il faut en revenir au fait que la dimension principale de toute crise tient avant tout dans la façon dont elle affecte les rapports humains. Or le processus de mauvaises réciprocités que la crise indifférenciatrice permet d'amorcer se nourrit de luimême, il n'a pas besoin de causes extérieures pour se perpétuer. Ainsi, tant que les causes extérieures de la crise persistent, les « boucs émissaires» n'ont pas d'efficacité. Par contre, souligne l'auteur, si ces causes extérieures cessent de jouer, le premier « bouc émissaire» venu mettra un point final à la crise car il liquidera ses séquelles interpersonnelles par la projection de toute la malfaisance sur la victime. Il suffira que de telles conditions soient réunies pour que le « bouc émissaire », bien qu'il n'agisse que sur les rapports humains détraqués par la crise, donne cependant l'impression d'agir également sur les causes extérieures, les pestes, les sécheresses et autres calamités objectives. 2. VIOLENCES
ET DISTORSIONS PERSECUTRICES DU LAC DE GRAND-LIEU
DANS LE CONFLIT
Le conflit du lac de Grand-Lieu est un conflit qui s'inscrit dans un temps long; c'est un conflit qui dure. Dans un premier temps, après avoir présenté le site sur lequel se déroule le conflit que nous avons étudié, nous rappellerons les principaux pics de conflictualité en montrant comment ils s'articulent avec des phases d'apaisement permises, notamment, par la mise en œuvre d'un processus de concertation et de « médiation ». Nous nous pencherons ensuite plus particulièrement sur la phase actuelle de résolution, qui est caractérisée par l'exclusion de l'un des acteurs majeurs du conflit: l'ancien directeur de la réserve naturelle, qui a été la principale victime d'actes de violence collective (séquestration, menaces de mort.. .). Certaines, parmi les personnes que nous avons rencontrées au cours de notre travail de terrain, n'ont pas hésité à le désigner comme un « bouc émissaire» lorsqu'elles étaient invitées à décrire cette ultime étape du conflit autour du lac de Grand-Lieu (Galman, 2004). C'est l'utilisation d'un tel vocable qui nous a mis sur la voie du recours à la grille des mécanismes sacrificiels de René Girard pour décrire et comprendre le processus de résolution à l'œuvre. Nous montrerons, dans un deuxième temps, que le repérage des stéréotypes de la persécution permet, d'une part, de conclure à la présence de distorsions persécutrices dans le conflit du lac de Grand-Lieu et, d'autre part, de mettre en évidence la pertinence de l'application de cette grille d'analyse au cas observé. 2.1. Le lac de Grand-Lieu: fonctionnement complexe
un site écologique remarquable menacé au
Situé dans une cuvette, le lac de Grand-Lieu draine une superficie de près de 850 km2. Son bassin versant s'inscrit dans deux départements, la Loire173
Atlantique et la Vendée. Ses deux affluents principaux, l'Ognon et la Boulogne, présentent des variations de débit importantes au cours de l'année, avec des étiages particulièrement sévères. Le lac reçoit donc des apports irréguliers en fonction des saisons: quasi-nuls en été et importants en hiver, période à laquelle il joue un rôle important en termes d'expansion des crues. L'Acheneau, le cours d'eau à l'exutoire du lac, possède en effet une section équivalente à un seul des affluents et ne peut donc évacuer la totalité des eaux provenant du bassin versant. Les modifications de hauteur d'eau et, partant, de superficie (de 4000 hectares en été à 6300 hectares en hiver), caractéristiques du lac de GrandLieu, sont dues à ce phénomène. Ces variations des niveaux d'eau ont contribué à créer au cours des siècles une exceptionnelle diversité d'habitats et, ce faisant, à faire du lac de Grand-lieu un site d'une grande richesse £loristique et faunistique (les oiseaux en constituent l'intérêt majeur). Au fù des siècles, le fonctionnement hydraulique du lac a été modifié, de manière indirecte par les aménagements du bassin versant et de manière directe par le creusement de canaux, la construction d'une chaussée coupant le bout du lac et celle d'une écluse. Ce vannage, construit en 1960, permet un contrôle relatif du niveau d'eau du lac en régulant la sortie de l'eau vers l'Acheneau, son unique émissaire. Depuis 1965, différents arrêtés (préfectoraux et ministériels) ont fixé les niveaux d'eau selon les périodes de l'année. Le lac de Grand-Lieu, écosystème exceptionnel qui fait l'objet de nombreuses mesures de protection, continue d'être le support d'usages traditionnels. La pêche professionnelle se maintient, l'autre activité productive jouant un rôle important étant l'agriculture qui exploite, par la fauche et le pâturage, les zones de prairies humides. La chasse a également eu une grande importance et attiré de riches propriétaires. La famille du parfumeur Guerlain a à partir de 1947 été le principal actionnaire de la SCI qui possédait 2700 hectares au centre du lac destination de chasse fort prisée par un ancien Président de la République. Cette activité cynégétique a diminué sur le pourtour du lac et disparu sur le lac lui-même suite aux mesures de conservation mises en oeuvre. A la complexité du fonctionnement écologique du lac et à la multiplicité des formes d'usages dont il est l'objet, s'ajoute la diversité des statuts fonciers et juridiques. La zone en eau est divisée en deux, avec la propriété (650 hectares) de la Fondation pour la Protection des Habitats de la Faune Sauvage - une association issue du monde la chasse - et une zone classée en Réserve Naturelle
174
(2700 hectares), propriété de l'Etat, suite à la donation Guerlain en 197959. L'accès du public et la pratique de la chasse sont interdits dans ces deux espaces, qui comprennent une partie des rives du lac, le reste étant partagé entre différentes propriétés privées (notamment agricoles) et territoires communaux. Le lac de Grand-Lieu connaît deux évolutions défavorables pour le maintien de la qualité de l'écosystème remarquable qu'il constitue. Il s'agit, d'une part, de l'accélération de la vitesse du phénomène d'atterrissement - naturel pour un lac de plaine en phase de comblement - c'est-à-dire de l'élévation du fond du lac par les sédiments apportés par ses affluents et par la production interne de matières organiques. D'autre part, Grand-Lieu est devenu un lac hypereutrophe. Les apports excédentaires en azote et en phosphore contribuent à accélérer la dynamique de comblement en favorisant l'accroissement de la production de matière organique. Les études menées à partir des années 1980 pour identifier les causes de l'envasement du lac ont montré que l'augmentation des transferts de sédiments et les apports de substances nutritives résultent à la fois de la modification du régime hydraulique du lac et du bassin versant, de l'accroissement de la pression urbaine et du développement des activités agricoles (notamment du maraîchage) sur le bassin amont. Complétées au début des années 1990, ces études ont débouché sur des préconisations qui se sont matérialisées dans l'élaboration et l'adoption d'un Plan de Sauvetage du lac (voté à deux reprises par le comité consultatif de la réserve, en 1992 et 1993). Ce plan de sauvetage prévoyait trois types de mesures: réduction de 90% des pollutions du bassin versant (avec mention de l'élaboration d'un SAGE dont l'instruction a été initiée en 1992 et qui a été approuvé en mars 2002), amélioration de l'évacuation naturelle des sédiments (en enlevant certains bouchons vaseux au niveau de l'exutoire), action sur les niveaux d'eau du lac en retardant la période d'ex on dation 60.
59 Cette donation comportait des conditions telles que le classement en réserve naturelle dont la gestion devait être confiée à la Société Nationale de Protection de la Nature (SNPN), le maintien de la pêche pour les pêcheurs professionnels, la possibilité de chasser pour le donateur aujourd'hui décédé - et l'interdiction d'accès au public. 60 La gestion du niveau d'eau du lac est basée sur des niveaux minima en dessous desquels les vannes de l'écluse ne peuvent être ouvertes.
175
2.2. Les grandes étapes du conflit autour des niveaux d'eau du lac de Grand-Lieu
Un premier arrêté ministériel est pris en 1995 en application des préconisations du Plan de Sauvetage. Cet arrêté modifie celui de 1965, qui définissait des niveaux d'eau favorables à l'exploitation agricole des prairies inondées. Il donne lieu à de violentes manifestations des agriculteurs, suivies d'une ouverture sauvage des vannes qui empêche la modification du régime hydraulique préconisée. L'année suivante (1996), un nouvel arrêté, définissant une augmentation plus modérée des niveaux, paraît. Il ne sera appliqué qu'avec le soutien des CRS suite à une nouvelle ouverture des vannes de l'écluse. Cet arrêté va s'appliquer jusqu'en 2001 où, suite aux printemps très pluvieux des années 1998, 1999 et 2001 - qui provoquent des crues exceptionnelles et une inondation prolongée des prairies de marais (8 mois en 2000) - le statu quo est rompu. Des incidents violents éclatent au cours d'une réunion pour la mise en place de Natura 2000 Oe 29 mai 2001). Au cours de cette réunion, à laquelle n'assiste aucun représentant de la Préfecture ni aucun représentant - connu des agriculteurs - de la DlREN, le directeur de la réserve est pris à parti par les membres de l'Association de Sauvegarde des Marais venus en tracteurs encercler la mairie où se déroule la rencontré!. Des menaces de mort sont proférées à l'encontre du directeur de la réserve qui, pris en otage, sera conduit dans les marais où il sera contraint de rester quelques heures les pieds dans l'eau. Ces événements violents représentent un pic de conflictualité et sont le point de départ d'une évolution importante du conflit. L'épisode de l'enlèvement du directeur de la réserve, qui avait été précédé par des agressions verbales répétées à l'occasion de réunions publiques, conduit la Préfecture de Loire-Atlantique à nommer un médiateur en juillet 2001. Le rapport du médiateur - professeur et doyen honoraire de la faculté de droit et de sciences politiques de Nantes rendu public, est accablant pour le directeur de la réserve. Le médiateur exprime en effet des réserves sur la qualité de la gestion du directeur de la réserve naturelle et dénonce une trop forte personnification de cette gestion. La double qualité d'expert - chercheur au CNRS - et de gestionnaire du directeur de la réserve, qui contribuerait à créer un quasi monopole de fait sur tous les travaux et expertises scientifiques entrepris par la réserve, est également stigmatisée par le médiateur. Celui-ci préconise, d'une part, une clarification des relations
entre
le directeur
de la réserve,
61 L'Association
la SNPN
-
la Société
Nationale
de
de Sauvegarde des Marais qui regroupe des agriculteurs a été créée en 1995 au moment de l'élaboration de l'arrêté modifiant la gestion des niveaux d'eau en fonction des préconisations du plan de sauvetage du lac.
176
Protection de la Nature en est le gestionnaire statutaire - et l'Etat. D'autre part, il suggère la création, aux côtés du directeur, d'un conseil scientifique pluriel ouvert aux représentants des sciences sociales. Le rapport du médiateur se conclut par un appel à une révision des niveaux d'eau arrêtés et une application plus souple de ces derniers. Suite à la publication du rapport du médiateur, la SNPN demande à l'Etat de démettre le directeur de la réserve naturelle de Grand-Lieu de ses fonctions. Ce dernier ne conserve qu'un titre de directeur scientifique de la réserve et se voit confier un rôle de conseiller scientifique auprès du Préfet, mais aucun remplaçant n'est nommé. Un collectif d'usagers est créé, qui regroupe l'Association de Sauvegarde des Marais de Grand-Lieu, les pêcheurs, les chasseurs et la SNPN. Un compromis sur les niveaux d'eau est négocié au sein de ce collectif, et mis en œuvre par le Préfet à partir de l'année 2002. Le contentieux engagé parallèlement par l'Association de Sauvegarde des Marais débouche, en décembre 2002, sur l'annulation, par le tribunal administratif, de l'arrêté ministériel de 1996 pour vice de forme (sur le fond, la pertinence de l'arrêté est confirmée par le jugement). Depuis, un nouvel arrêté ministériel est paru, qui réaffirme les niveaux d'eau fixés dans l'arrêté de 1996. Pourtant, ce sont les niveaux d'eau négociés dans le cadre du collectif dont l'ancien directeur de la réserve est exclu, qui sont appliqués. Le conflit est entré dans une phase d'apaisement qui perdure au moment de notre rédaction. 2.3. Quand le sacrifice du directeur de la réserve du la" de Grand-Lieu permet d'apaiser le tOnf/it : une illustration de la puissance de l'illusion persécutrice
La présentation chronologique de ces principales étapes nous permet de mettre en évidence que le conflit autour des niveaux d'eau du lac de Grand-Lieu semble, à première vue, receler les attributs d'un phénomène de violence collective qui s'apaise grâce, notamment, à l'exclusion d'un des protagonistes du conflit: le directeur de la Réserve Naturelle. Si l'on suit René Girard, c'est le repérage des stéréotypes de la persécution qui doit nous permettre de conclure si cet événement relève ou non d'une persécution collective. «Leur présence», écrit l'auteur, « conduit à aJ/irmer : que les violencessont réelles, que la mse est réelle que les victimes sont choisies non pas en vertu des trimes qu'on leur attribue mais de leur signes victimaires de tout ce qui suggèreleur aJ/inité coupable ave,' la crise» (Girard, 2003, p. 37). Selon René Girard, il n'est même pas nécessaire que les stéréotypes soient tous présents pour que l'on se trouve en présence de violences persécutrices. Trois d'entre eux suffisent, voire souvent même deux, précise-t-il, pour que l'on puisse être assuré que « [...] le sens de l'opération est de ro/eter sur les victimes la responsabilité
de cette crise et d'agir sur celle-à en détruisant
en les expulsant de la communautéqu'elles 177
lesdites vÙ1imes ou tout au moins
polluent» (Girard, 2003, p. 37).
Le premier stéréotype de la persécution réside dans la crise indifférenciatrice et apparaît comme aisément repérable dans notre cas d'étude. Ce sont les conditions climatiques (fortes précipitations des années 1998, 1999 et 2001) dans leur combinaison avec le régime hydraulique du lac qui apparaissent comme le principal élément déclencheur du pic de conflictualité que nous analysons. Du fait de la succession de ces années pluvieuses, les stocks de fourrage des agriculteurs ont été sévèrement entamés, alors même que les récoltes de céréales sur les terres hautes de leurs eXploitations étaient fortement pénalisées. Sur les zones de marais, l'ampleur des crues a été accentuée par la difficulté pour le gestionnaire de l'écluse de réagir rapidement. La combinaison de ces facteurs a entraîné une inondation prolongée des marais, limitant les possibilités d'exploitations par l'agriculture. Une seconde cause de déclenchement de la crise peut-être identifiée: l'organisation des premières réunions pour la mise en œuvre de Natura 2000. On sait combien, au-delà de cette situation conjoncturellement délicate propre à Grand-Lieu, la mise en oeuvre de Natura 2000 est, en France, conflictuelle (Rémy et al., 1999). On connaît les situations de blocage auxquelles on parvient sur certains des sites d'intérêt communautaire. Comme les travaux réalisés sur ce thème l'ont bien mis en évidence, l'un des ressorts principaux de ce type de conflit tient dans les craintes qu'inspirent ces nouvelles exigences de conservation de la biodiversité aux usagers traditionnels de l'espace rural que sont les agriculteurs, les chasseurs et les propriétaires forestiers. Dans la plupart des cas, le conflit se structure autour d'une opposition entre des valeurs anciennes, représentées par les usages traditionnels, et l'affirmation d'un type nouveau de valeurs, représenté par la défense du patrimoine naturel (Billaud et al., 2002). La mise en œuvre des directives européennes «Oiseaux» et « Habitats» est ainsi perçue comme porteuse d'une menace de dépossession de leurs héritages et traditions, de leur territoire, par les usagers locaux d'un espace rural fragilisé par une recomposition profonde. Natura 2000 apparaît comme le dernier avatar de la mainmise des urbains sur des territoires ruraux en crise. Les accusations stéréotypées ont pour objectif de rejeter la responsabilité de désastres réels à l'origine de la crise sur des individus que leur appartenance à certaines catégories prédispose à cette sélection victimaire. Dans le cas qui nous occupe, les accusations stéréotypées ne vont pas jusqu'aux crimes indifférenciateurs évoqués par René Girard (crimes dont les chefs d'accusation sont tellement spécifiques - crimes de violence contre les êtres les plus désarmés, crimes sexuels transgressant les tabous les plus rigoureux, crimes religieux - qu'ils deviennent caractéristiques des persécutions collectives), du moins aucun de nos interlocuteurs ne s'en est fait l'écho. Ce qui n'empêche pas le directeur de la réserve de concentrer les reproches sur sa personne et
178
d'être tenu pour le principal responsable de la situation de crise. L'impartialité des expertises et des études scientifiques dont il a été le commanditaire et qui ont servi à l'élaborer le plan de sauvetage, est également mise en cause par de nombreux protagonistes du conflit que nous avons rencontrés. Cette accusation est d'ailleurs reprise dans le rapport du médiateur nommé par le préfet au plus fort de la crise. Une telle accusation n'est pas sans importance dans un contexte où les savoirs et savoir-faire locaux sont opposés à une expertise scientifique dont la validité ne cesse d'être remise en cause (<
62 Ce projet initié en 1977 n'a abouti qu'après l'intervention du Président de la République et du ministre de l'environnement du fait du refus du classement par 8 des 9 communes concernées.
179
jamais été membre. En 1984, il est nommé par le ministre de l'environnement, directeur de la réserve créée en 1980. Ces rappels ne sont pas destinés à chercher à savoir si les accusations dont l'ancien directeur de la réserve fait l'objet sont fondées ou non. En effet, comme René Girard le souligne, même si les crimes dont on accuse les victimes expiatrices
sont réels « ce ne sont pas eux (. . .) qui jouent lepremier rôle dans le choix des
persécuteurs,
c'est l'appartenance
des victimes à certaines catégories exposées à la persécution ».
Le repérage du stéréotype de la sélection victimaire est, dans notre cas d'étude, tout à fait aisé. L'anormalité sociale de cet homme originaire d'une commune du lac de Grand-Lieu où il a grandi et qui est devenu chercheur au CNRS saute aux yeux. Sa gémelléité vraie, ses relations privilégiées et sa complicité avec l'ancien riche et puissant propriétaire Guerlain contribuent également à le désigner comme une victime idéale au même titre, peut-être, que sa gémellité vraie. Le quatrième stéréotype de la persécution tient dans l'épisode de violence collective en tant que tel ; le meurtre réel ou symbolique du « bouc émissaire» permet à la communauté de se réconcilier avec elle-même. Nous ne reviendrons pas sur l'épisode de l'enlèvement du directeur de la réserve, les menaces de mort, les accusations présentes dans le rapport du médiateur, les distances prises par la direction nationale de la SNPN... autant de prémisses à l'éviction effective de sa fonction de direction. C'est de cette exclusion que l'apaisement arrive, elle permet au dialogue sur l'objet du conflit de se réinstaurer. Cet épisode de violence collective dans le conflit du lac de Grand-Lieu recèle bien tous les attributs d'une persécution collective. La plupart des acteurs que nous avons rencontrés ne sont d'ailleurs pas dupes de l'illusion persécutrice qui fut à l'œuvre lorsqu'ils désignent l'ancien directeur de la réserve comme un « bouc émissaire ». Si l'exclusion de ce dernier a permis de résoudre la crise, elle n'a bien entendu aucunement agi sur ses causes objectives. L'éviction du directeur de la réserve a simplement eu un effet sur les rapports humains détraqués. L'illusion persécutrice qui fonde un tel mécanisme sacrificiel n'a pu fonctionner que parce que les causes réelles de la crise ont cessé de jouer. Les trois années qui viennent de s'écouler ont été heureuses sur le plan météorologique63 et la violence du conflit a momentanément stoppé toute velléité de mettre en œuvre le processus de concertation autour du site Natura 2000. Il sufftra toutefois d'un printemps pluvieux et d'un renforcement des exigences de la Commission Européenne, pour mettre fm à cette illusion. . . La phase d'apaisement autorisée par la violence persécutrice apparaît ainsi bien fragile. 63 La crise de botulisme sévère qui menaçait le lac au début de l'été 2003 et aurait pu s'avérer dévastatrice avec la canicule a ainsi été enrayée par les pluies de la fin du mois de juillet.
180
CONCLUSION
Après avoir mis en lumière la pertinence de l'application de la grille d'analyse des mécanismes sacrificiels développée par René Girard pour décrire et analyser l'une des phases du conflit autour des niveaux d'eau du lac de Grand-lieu, il convient de nous interroger sur les modalités de son inscription dans le champ de l'étude des conflits dans l'espace rural. La majeure partie des travaux sur les conflits se focalisent sur les mécanismes de résolution, négociation, concertation ou de médiation - privilégiant ou non l'un d'entre eux - et ignorent pour le moins les phases de conflictualité qui les précédent ainsi que les autres formes de règlement auxquels correspondent notamment le contentieux et les violences collectives (Torre et Caron, 2005). Or, les travaux de terrain que nous avons menés nous inclinent à penser que l'on ne saurait présumer une autonomie excessive de ces modes de résolution dont l'articulation est le plus souvent observable. Ils nous ont conduits à privilégier une approche des relations conflictuelles qui repose sur l'idée que les conflits trouvent rarement de résolutions définitives et instantanées (Torre et al., 2006). Correspondant à un processus qui se déroule dans le temps, le conflit donne souvent l'impression de renaître après des périodes d'accalmie ou de temporisation. Les conflits ont en effet généralement une histoire longue, qui se confond avec celle des procédures de négociation, de médiation ou de concertation dont ils constituent en quelque sorte la phase obscure. Loin de s'opposer, ces deux dimensions nous apparaissent comme symétriques; aux pics de conflictualité pendant lesquels les coopérations sont au plus bas, succèdent des phases de négociation qui se traduisent par des périodes d'apaisement (Kirat et Torre, 2004). Une telle perspective invite à compter le mécanisme de la persécution parmi les modes pluriels de résolution des crises indifférenciatrices auxquelles certains conflits peuvent être rapportés. Cela semble être tout particulièrement dans le cas des conflits liés à la conservation de la nature quand celle-ci se confronte aux usages traditionnels des espaces ruraux, en particulier les usages agricoles. Un tel état de fait mériterait d'être analysé de manière plus approfondie en considérant le fait que la violence constitue un registre d'action qui demeure, dans le monde agricole plus qu'ailleurs, légitime, bien que s'afftrme, comme le démontre Duclos, une tendance à la modération des mouvements de contestation paysans (Duclos, 1998). Comme nous l'avons souligné, lorsque des distorsions persécutrices sont à l'oeuvre, la dynamique d'exclusion qui en résulte va bien au-delà de la simple mise à l'écart de l'un des protagonistes (voire de la représentation d'un type d'usage particulier au cours d'un processus de négociation ou de concertation) (Beuret, 2006). L'exclusion dont nous parlons ici a 181
à voir avec le meurtre, symbolique ou non, d'une victime expiatoire qui permet à la communauté de se ressouder, d'arrêter d'être en crise. Elle est intimement liée à la persistance d'une illusion persécutrice, qui à force de représentation continue d'emprisonner les hommes. Dans un tel contexte, l'utilisation de la grille de René Girard permet de montrer que c'est moins la qualité de l'accord auquel le dialogue renoué permet de parvenir qui importe dans le maintien de la phase d'apaisement, que la pérennisation de l'illusion persécutrice à l'œuvre. Pour que les bienfaits du mécanisme de « bouc émissaire» perdurent, il faut que les causes objectives de la crise ne viennent pas le perturber. La résolution du conflit semble donc pour le moins précaire. La conviction que peuvent avoir les persécuteurs de son règlement défmitif apparaît comme une autre illustration de la force de la représentation persécutrice. Puissance qui mérite d'autant plus d'être soulignée que, si l'on convient avec René Girard que les persécuteurs naïfs ne savent pas ce qu'ils font, bon nombre des protagonistes du conflit que nous avons étudié ne sont pas dupes de ce qui s'est joué dans cette affaire. Le mécanisme persécuteur permet à l'angoisse et aux frustrations collectives de trouver un assouvissement sur des victimes qui font aisément l'union contre elles. C'est à ce titre et parce que l'illusion persécutrice continue de nous emprisonner nous et nos contemporains, que la grille d'analyse fondée sur les stéréotypes de la persécution développée par René Girard mérite d'être ajoutée à la panoplie des méthodes d'analyse des conflits. REFERENCES Beuret J.-E. (2006), La conduite de la concertation pour la gestion de tenvironnement et le partage des ressources, L'Harmattan.
Billaud J.-P., P. Alphandéry, A. Fortier et F. Piton (2002), « La nature en directive: l'exemple du réseau Natura 2000 », in Perrier-Comet P. (Ed.), Repenser les campagnes, Editions de l'Aube/ DATAR, pp.239-257. Torre A. et A. Caron (2005), « Réflexions sur les dimensions négatives de la proximité: le cas des conflits d'usage et de voisinage », Economie et Institutions, n06-7, 1er et 2ème semestre, pp.183-220. Duclos
N. (1998), Les violencespqysannes sous la V' République, Economica.
Galman M. (2004), Co1fflit autour d'un espace remarquable: Le lac de Grand-Lieu, AnalYse et problématique agricole, Mémoire de stage de fin d'études, ENSAR.
Girard R. (1982), Le Bouc émissaire,Editions Grasset (réédition Le Livre de poche, 2003). Haeussler E (2005), Des figures de la violence,Introduction à la pensée de René Girard, L'Harmattan, coll. Crise et Anthropologie de la Relation.
182
Kirat T. et A. Torre (dir.) (2004), Modalités d'émergenceet procéduresde résolutiondes conflits d'usages autour de l'espace et des ressourcesnaturelles.AnalYse des espacesruraux, rapport de recherche, Programme Environnement Vie, Sociétés du CNRS: «Territoires, Environnement et Nouveaux Modes de Gestion: la Gouvemance en Question », décembre 2004. Rémy E. (dir.), P. Alphandéry, J.-P. Billaud, N. Bockel, e. Deverre, A. Fortier. B. Kalaora, N. Perrot, F. Piton (1999), La mise en directivede la nature: de la directivehabitats aux prémices du réseau Natura 2000, rapport pour le Ministère de l'Environnement, DGAD-SRAE. Torre A., O. Aznar, M. Bonin, A. Caron, E. Chia, M. Galman, e. Lefranc, R. Melot, M. Guérin, P. ]eanneaux, T. Kirat, J.e. Paoli, M.I. Salazar, P. Thinon (2006), «Conflits et tensions autour des usages de l'espace dans les territoires ruraux et périurbains. Le cas de six zones géographiques françaises », RBvue d'Economie Rigionale et Urbaine, n03, pp.415-453.
183
3ème
Les conflits
partie
d'usage, ,
..
entre règles et
negoclatlon
----CHAPITRE LA RESOLUTION ACTIVATION
9
DES CONFLITS D'USAGES EN BASSIN DE RIVIERE: DES REGLES ET ARRANGEMENTS ENTRE USAGERS
David AUBIN64
La rareté de l'eau s'accroît avec la multiplication des pressions anthropiques qui sont exercées sur la ressource. De plus en plus d'usagers partagent la même ressource de manière simultanée et au sein d'un même périmètre. Tout au long de la rivière, ou bien à l'intérieur d'un même bassin versant, différents usagers entrent en concurrence pour produire des bien et services divers et variés (par ex. de l'énergie hydroélectrique, de l'eau potable, du refroidissement industriel ou des activités de baignade). Ces différents usages hétérogènes peuvent très bien être complémentaires, mais ils sont aussi souvent concurrents, c'est-à-dire que l'activité de l'un nuit à l'activité de l'autre. Lorsque la rareté de la ressource augmente, alors la distribution de l'accès et des usages devient de plus en plus tendue et conduit à des rivalités. Une rivalité d'usages est une lutte pour l'allocation d'une ressource entre différents usagers. Les usages rivaux sont incompatibles dans la mesure où au moins l'un des deux usagers n'a pas assez de ressource pour satisfaire ses besoins. Toutefois, les usages sont régulés par un ensemble de règles, issues de niveaux de gouvernance différents (local, régional, national, européen, voire
64 Je tiens à remercier Frédéric Varone qui a accompagné le développement de cette recherche, ainsi qu'Emmanuel Reynard, avec l'accord duquel j'ai pu exploiter les cas du Val de Bagnes, Peter Knoepfel, Éric Montpetit, Stéphane Nahrath, Christine Rothmayr et Erik Swyngedouw_ Cette recherche découle en partie du projet européen EUW ARENESS (European Water RBgÙnes and the Notion of a Sustainable Status, contrat na EVK1-CT-1999-0038) réalisé entre 2000 et 2002 sous la direction de Hans Bressers.
international), et applicables à une ressource et à un territoire donnés. Précisément, nous cherchons à savoir comment des usagers hétérogènes de l'eau résolvent leurs rivalités d'usages. Selon nous, la résolution de rivalité découle d'un processus d'activation et de confrontation de règles entre les usagers concurrents. Les usagers activent des droits de propriété ou des politiques publiques qui les désignent respectivement comme des propriétaires ou des bénéficiaires [maux d'une politique, puis confrontent ces règles activées les unes aux autres. Ils aboutissent à un arrangement local qui met un terme à la rivalité. Plus précisément, nous nous concentrons sur le lien qui pourrait exister entre la configuration des règles activées et les formes prises par l'arrangement local. Nos hypothèses avancent l'idée que lorsque deux propriétaires se confrontent, la résolution de la rivalité découle d'un arrangement transactionnel. En revanche, lorsqu'un propriétaire entre en confrontation avec le bénéficiaire final d'une politique publique, alors la résolution nécessite une intervention financière de l'État, qui vient couvrir les coûts de l'arrangement. Ces hypothèses suggèrent que les propriétaires ne supportent jamais les coûts d'une résolution de rivalité. À partir de l'élaboration d'un cadre d'analyse qui établit des relations causales entre les usagers, les règles et l'arrangement local, nous présentons les différentes variables et le processus qui conduit à un arrangement local. Nous testons ensuite nos hypothèses au moyen d'une comparaison de quatre cas de rivalités résolues situées dans les bassins de la Vesdre en Belgique et de la Dranse de Bagnes en Suisse. 1. LES RESOLUTIONS DE RIVALITES SOUMISES A DES REGIMES INSTITUTIONNELS COMPLEXES
La science politique et l'économie ont identifié différentes manières de résoudre un problème d'action collective, c'est-à-dire une situation qui réclame une coopération de tous les acteurs, sans que personne n'ait un intérêt immédiat à coopérer. Initialement, on pensait que le changement institutionnel ne provenait que de l'extérieur, de l'État ou du marché (Hardin, 1968; OIson, 1978; Demsetz, 1967), jusqu'à ce qu'Ostrom démontre que des individus ont une capacité d'auto-organisation suffisante pour surmonter seuls des problèmes d'action collective: « Instead if presuming that the individuals sharing a commonsare inevitabjy caught in a trap from which thl)! cannot escape,I argue that the capaà!J if individuals to extricate themselvesfrom various !JPes if dilemma situations variesfrom situation to situation» (Ostrom, 1990: 14). Dans la lignée des travaux d'Ostrom, nous affirmons que les usagers sont les acteurs principaux des processus de résolution des rivalités d'usages. Ils élaborent des arrangements locaux sur la base de règles qu'ils activent. Avant de présenter notre cadre d'analyse,
188
attardons-nous sur l'environnement ressources naturelles.
régulatif
qui entoure
les usagers des
1.1. Un environnement régulatif complexe
Le comportement des usagers d'une ressource naturelle est régulé par un éventail de règles institutionnelles. Une règle est une prescription légale, partagée par les acteurs impliqués, qui s'impose à eux et conditionne leur comportement. Elle édicte quelles actions sont exigées, permises ou interdites, ainsi que les sanctions qui s'appliquent en cas d'infraction (Ostrom, Gardner et Walker, 1994: 38). Pour que la règle soit effective, elle doit s'appuyer sur un appareil coercitif et les individus qui la subissent doivent la reconnaître et l'accepter, ce qui réclame une élaboration et une mise en œuvre confiées à une autorité légitime (Reynaud, 1993: 31). Dans tout État de droit, le cadre réglementaire découle des dispositions constitutionnelles, légales et administratives et se compose de règles de différents niveaux. Nous désignons l'éventail des règles auxquelles sont soumis les usagers de ressources naturelles sous le terme de régime institutionnel de ressource (RIR) (Varone et al., 2002 : 83). Le régime est un corpus de règles, formelles (dejure) et informelles (de facto), qui s'appliquent à l'accès et l'usage de la ressource. Il résulte de la combinaison des droits de propriété formelle, de disposition et d'usage sur la ressource, d'une part, avec les politiques publiques d'exploitation (par ex. la promotion du drainage agricole ou de la navigation) et de protection (par ex. la mise en place d'une épuration des eaux ou de débits minimaux pour les rivières) de la ressource, d'autre part (cf. tableau 1). Le postulat principal de cette approche consiste à considérer ces deux dimensions institutionnelles comme complémentaires, notamment dans une perspective de gestion durable (Varone et al., 2002 : 82). Tableau 1. Éléments constitutifs du régime institutionnel
de ressource
Régime institutionnel de ressource Droits de propriété
Politiques publiques
1. Droits de propriété formelle 2. Droits de disposition (appropriation) 3. Droits d'usage Soum:
1. Objectifs 2. Groupes cibles 3. Instruments 4. Bénéficiaires finaux
adapté de Kissling-Naj et
189
Varone (2000: 7).
Les droits de propriété confèrent aux usagers la possession d'un bien, de même que la capacité légale de tirer profit de ce bien. « [propertY]relationsbetweentwo or more individuals
(or groups) have been defined by stating that one partY has an interest that is
protected by a right onlY when all others have a dutY. [propertY] is not an oijett such as land, but rather is a right to a benefit stream that is onlY as secure as the dutY if all others to respect
the conditionsthat protect that stream» (Bromley, 1991 : 22). De la sorte, la première vertu des droits de propriété est d'exclure les non propriétaires et les usagers rivaux de l'usage de la ressource. Nous établissons une distinction entre les droits de propriété formelle, les droits de disposition et les droits d'usage. Les droits d'usage déterminent simplement qui peut utiliser un bien donné. Les droits de disposition précisent sous quelles conditions un propriétaire peut exploiter un bien ou transférer ce droit à une autre personne (par vente, don ou concession). Les droits de propriété formelle, quant à eux, octroient le contrôle absolu sur le bien au détenteur du titre de propriété. Ils incluent les droits de disposition et d'usage qui sont directement exercés sur le bien ou concédés à d'autres usagers. Ainsi, la propriété est un éventail de droits sur le bien possédé. Une politique publique est une série de décisions ou d'activités intentionnellement cohérentes qui sont prises ou conduites par différents acteurs publics en vue de résoudre un problème défini comme collectif. Ces décisions et activités donnent lieu à des actions formalisées (ou outputs) qui visent à modifier le comportement de groupes cibles (par ex. les industries polluantes) supposés être à l'origine du problème collectif à résoudre dans l'intérêt des bénéficiaires fmaux, c'est-à-dire des groupes sociaux (par ex. les consommateurs d'eau potable), ou un milieu naturel, qui subissent les effets négatifs du problème en question. La politique publique entend modifier le comportement des groupes cibles, de sorte à améliorer la situation sociale en faveur des bénéficiaires finaux. Ainsi, les politiques publiques distinguent, parmi les usagers, les groupes cibles des bénéficiaires fmaux et les droits de propriété les propriétaires des non propriétaires. t.2. La résolution des rivalités par voie d'arrangement local
À partir du moment où la ressource devient rare, les usagers rivaux sont susceptibles de se retrouver dans une situation de rivalité. Afm de trouver une solution à cette rivalité, ils activent des règles, soit des composantes du régime institutionnel de ressource, et ils confrontent ces règles pour parvenir à un arrangement local. L'arrangement local est un ensemble de décisions et d'actions prises pour résoudre la rivalité. Il est le résultat d'un processus initié par les usagers eux-mêmes. L'arrangement local marque la résolution de la rivalité. Cela ne veut pas nécessairement dire que le problème disparaît (par ex. que la dégradation de la ressource est stoppée), mais plutôt que les 190
usagers se satisfont du nouvel état de fait. L'arrangement local réalise donc un ajustement dans la distribution de l'accès et l'usage de la ressource et annonce un changement dans le comportement des usagers. L'arrangement local peut prendre différentes formes, par exemple, celle d'une convention relative aux lâchers d'eau entre un barragiste et une fédération de kayakistes, d'une décision de justice qui condamne un distributeur d'eau à respecter les normes de potabilité ou de l'acquisition d'un terrain pour protéger un captage. Nous choisissons cependant, à des ftns analytiques, de qualifter l'arrangement local en fonction de deux attributs: le degré de coercition et la distribution des coûts. Le choix de ces deux attributs suit l'idée selon laquelle les acteurs agissent à la fois en fonction des institutions et de leurs intérêts (Scharpf, 1997). Le degré de coercition permet de voir si les usagers parviennent à négocier l'arrangement entre eux, de manière volontaire, ou bien si cet arrangement leur est imposé par une autorité publique. Lowi avait déjà montré l'influence de la coercition sur le comportement des groupes sociaux (Lowi, 1970: 314). La coercition correspond à l'obligation faite aux usagers d'accepter l'arrangement local. Un arrangement coercitif est nécessairement imposé par l'État (par ex. une décision de justice). La distribution des coûts (nets), ensuite, montre comment sont répartis les coûts et bénéftces de l'arrangement entre les usagers. Les coûts de l'arrangement peuvent être égalitaires, lorsque les coûts sont également répartis entre les usagers, ou redistributifs lorsque la charge incombe à un seul usager, à l'image de la distinction opérée par Wilson dans la lutte politique (Wilson, 1986: 429). L'allocation des coûts y est considérée comme une condition essentielle à la résolution des rivalités (Coase, 1960: 27; Ostrom, 1990: 142). Un arrangement redistributif désigne clairement le gagnant et le perdant. Le croisement de ces deux attributs de coercition et de distribution des coûts, nous fournit quatre formes idéales-typiques de l'arrangement local (cf. infra, ftgure 1). Lorsque l'accord est volontaire et les coûts égaux, l'arrangement est transactionnel. Les usagers négocient un accord et se partagent les coûts de la résolution de rivalité (par ex. sous la forme d'une cession de titres ou d'une convention). L'État n'intervient pas. En cas d'accord volontaire et de coûts redistribués, l'arrangement est concédé. L'un des usagers supporte les coûts de l'arrangement de façon tout à fait délibérée. Une telle attitude de «perdant» peut s'expliquer par sa faible position de négociation et l'absence de meilleure alternative à la négociation (Fisher, Ury et Patton, 1983 ; Holzinger, 2001). Lorsque les usagers ne parviennent recours à l'État. Une intervention décisions selon que les coûts sont égalitaires, l'arrangement
pas à se mettre d'accord entre eux, ils ont coercitive de l'État amène à deux types de égalitaires ou redistribués. En cas de coûts est compensatoire. L'État intervient 191
pour
indemniser les usagers qui subissent les effets de l'arrangement local (par
ex. au moyen d'une subvention pour la construction d'une usine de potabilisation). Il fInance la résolution. Lorsque les coûts sont redistribués, nous parlons d'un arrangement par arbitrage. Il s'agit d'une décision d'autorité de l'État qui non seulement tranche entre les règles activées, mais impute les coûts de l'arrangement à l'usager désavoué (par ex. une interdiction de la pratique du kayak au bénéfIce des pêcheurs). L'arrangement par arbitrage redistribue l'accès et l'usage de la ressource de manière coercitive. Ces quatre types-idéaux couvrent l'éventail des arrangements locaux possibles. En résumé, soit les usagers s'arrangent entre eux, soit l'État intervient. Cette alternative tient en partie à la capacité des usagers de se répartir les coûts de l'arrangemen t. 1.3. La confrontation des règles: deux Iypothèses
Les usagers de l'eau placés en situation de rivalité activent et confrontent des règles, soit des droits de propriété, soit des politiques publiques, afm d'aboutir à un arrangement local. Nous nous attardons ici sur la confrontation des règles, une fois que celles-ci ont été activées. S'agissant de l'activation, nous nous contentons donc de deux postulats. Nous considérons que le titulaire d'un droit de propriété active ce droit et que le bénéfIciaire fmal d'une politique publique active cette politique. Chacun active une règle qui protège et légitime son usage de la ressource. Cette règle confère un statut à l'usager qui s'identifIe comme propriétaire en vertu d'un droit de propriété (par ex. un agriculteur active son titre de propriété pour revendiquer la libre disposition de son champ) ou comme bénéfIciaire fInal en vertu d'une politique publique (par ex. une association environnementale revendique l'interdiction de drainer une zone humide sur un champ situé dans un périmètre protégé). Elle reconnaît l'usage de l'usager et, respectivement, stigmatise ou exclut l'usage du rival (ravalé au rang de non propriétaire ou de groupe cible). Ainsi, l'usager active soit un droit de propriété, soit une politique publique. Cette activation des règles produit différentes confIgurations de confrontation. Nous n'en retenons ici que deux: « droit de propriété versus droit de propriété» et « politique publique versus droit de propriété ». Dans la première, les deux usagers sont dans une situation proche de celle des troubles de voisinage (Coase, 1960). Cette confIguration englobe aussi le cas des nouveaux entrants qui cherchent à acquérir un droit de propriété sur la ressource. La seconde correspond à une situation dans laquelle le bénéfIciaire fInal d'une politique veut faire reconnaître son usage vis-à-vis d'un propriétaire (par ex. une association ornithologique réclame le respect de la loi sur l'habitat des
192
oiseaux face à un agriculteur qui veut drainer une zone humide). Dans ce cas, la mise en œuvre effective de la politique publique se heurte aux droits de propriété. Les hypothèses de confrontation s'articulent autour de l'idée selon laquelle la forme prise par l'arrangement local devrait évoluer en fonction de la configuration de confrontation. Pour la configuration « droit de propriété versus droit de propriété », nous supposons que la résolution de rivalité dépend de la capacité des deux propriétaires à trouver un terrain d'entente dans la mesure où aucun des deux ne veut en supporter seul le coût. Ou bien ceux-ci se partagent les coûts de manière égalitaire, ou bien ils les externalisent: La confrontationde deux propriétairesaboutit à un arrangementtransactionnel(HI). L'État n'intervient pas directement; la garantie liée à la propriété est suffisante pour produire ses effets. La configuration « politique publique versus droit de propriété» reflète une situation toute autre. Un usager défend ses droits de propriété face à un rival qui revendique l'application d'une politique publique en sa faveur. La rivalité remet ainsi en question le titre de propriété. En raison de la protection constitutionnelle dont bénéficie la propriété, l'indemnisation préalable du propriétaire par l'État est nécessaire pour rendre applicable la politique publique. Le propriétaire ne voit pas pourquoi il devrait supporter les coûts de la résolution de rivalité. Ceci nous invite à penser que cette configuration n'aboutit à une résolution de rivalité que si le propriétaire ne subit pas les coûts de l'arrangement: La mnfrontation d'un droit depropriété et d'une politique publique débouchesur un arrangementcompensatoire(H2). L'État est appelé à indemniser le propriétaire pour rendre applicables les dispositions de droit public qu'il a luimême édictées. Le cadre d'analyse fournit une explication sur la manière dont des usagers (hétérogènes) d'une ressource naturelle parviennent à résoudre leurs rivalités (cf. figure 1). Une fois les règles activées, les usagers confrontent celles-ci pour aboutir à un arrangement local, dont la forme nécessaire au succès de la résolution dépend de la configuration de confrontation. Nous testons empiriquement ce cadre d'analyse au moyen d'études de cas, des rivalités résolues situées à l'intérieur d'un même périmètre fonctionnel, le bassin versant. Les quatre cas, sélectionnés selon la méthode des cas les plus différents (przeworski et Teune, 1970), sont l'objet d'une comparaison systématique réalisée à partir d'une recherche qualitative de terrain (2001-2003), menée selon une grille d'analyse commune, au moyen de documents primaires et d'entretiens semi-dirigés auprès des acteurs concernés. Localisés dans le bassin de la Vesdre en Belgique et dans le Val de Bagnes en Suisse, ils concernent la production d'eau potable et la gestion des barrages.
193
Figure 1. Effet de l'activation
Ressource Bassin
des règles sur la forme de l'arrangement local Résultat
Règles Ensemble
de règles
Arrangement
(RIR)
local
Confrontation
Pl: Un propriétaires active un DP Hl: Si DP/DP, alors arrangement transactionnel P2 : Un bénéficiaire final active une PP H2: Si PP/DP, alors arrangement compensatoire
2. LA RESOLUTION
DES RIVALITES
DANS LE BASSIN DE LA VESDRE
Le bassin de la Vesdre (710 km2) est situé près de Liège, à l'Est de la Belgique. Le relief y est vallonné et le débit de l'eau principalement influencé par les précipitations (10,5 m3/s en moyenne, avec des pointes à 165 m3/s). La moitié du territoire du bassin est recouverte de forêts, les zones d'habitation et d'industrie étant essentiellement situées le long des cours d'eau. Au sein de la Belgique fédérale, la gestion de l'eau relève de la compétence des Régions, mais les droits de propriété demeurent déftnis au niveau fédéral dans le code civil. L'eau de surface appartient, en général, au domaine public, mais des parties peuvent être appropriées privativement par les riverains (par ex. un droit de pompage ou de barrage). En effet, la propriété de l'eau est étroitement liée à la propriété foncière (par ex. pour les aquifères ou les sources). Pour ce qui relève des politiques publiques, de nombreuses dispositions régulent la qualité des eaux de surface (par ex. les permis et les taxes de rejet), la protection des aquifères (par ex. les permis de pompage) ou la pratique d'activités récréatives. Cependant, la gestion des barrages et des débits n'est absolument pas réglementée. Les rivalités identifiées dans le bassin de la Vesdre sont le saturnisme à Verviers et les inondations en basse vallée.
194
2.1. Le saturnisme à Verviers À Verviers, une rivalité entre la distribution d'eau potable et l'eau industrielle a donné lieu à un conflit dans les années 1980. Les citoyens de Verviers se sont opposés à la Ville (en tant que distributeur d'eau). Ils protestaient contre le fait que la concentration en plomb de l'eau du robinet excédait nettement les normes nationales et européennes et provoquait le saturnisme parmi la population. L'eau brute, qui provenait du barrage de la Gileppe, n'était pas du tout traitée avant d'être distribuée. De plus, cette eau était naturellement acide et attaquait les canalisations en plomb du réseau. L'eau industrielle provenait du même adducteur et les industriels appréciaient cette eau acide pour ses propriétés nettoyantes (par ex. pour le lavage de la laine). Ceux-ci ne voulaient en aucun cas que cette qualité de l'eau ne change. En vertu de quoi la consommation d'eau potable à Verviers a provoqué le saturnisme pendant plus d'un siècle. Le conflit, à proprement parler, apparut au début des années 1980 entre la Ville et une association de citoyens verviétois, le Groupe Action Eau. Ces citoyens étaient agacés par les problèmes récurrents de qualité de l'eau (par ex. la présence de boue). Ils décidèrent alors de poursuivre la Ville en justice en 1984, une action fondée sur les arrêtés royaux de 1965 et 1966 sur la qualité de l'eau. Après une défaite en première instance, le Groupe Action Eau gagna en appel en 1987. En parallèle à cette action, l'association avait saisi la Commission européenne, ce qui aboutit ultimement à une condamnation de la Belgique par la Cour de Justice des Communautés européennes65. Suite aux différents arrêts et procédures, la Région wallonne, responsable de la qualité de l'eau, se substitua à la Ville pour construire une usine de potabilisation de l'eau qui entra en fonction en 1992. Entre temps, la Région fournit une solution temporaire qui consistait à connecter certains adducteurs de la ville au barrage d'Eupen dont l'eau était traitée66. À l'égard des revendications des industriels, une solution technique de raccordement permit de conserver la fourniture d'une eau brute et acide. Les impératifs de santé publique finirent par être pris en compte, sans pour autant ne nécessiter aucune redistribution de la ressource au détriment des 65 Arrêt de la C]CE C-42/89 du 5 juillet 1990 pour carence d'État dans la mise en œuvre de la directive du Conseil 80/778/CEE du 15 juillet 1980 relative à la qualité de l'eau destinée à la consommation humaine. 66 Cependant, cet arrangement ne concernait que 80 % de la population verviétoise. La situation demeura inchangée pour près de 10000 personnes situées dans les quartiers populaires de la ville jusqu'à l'entrée en fonction de l'usine de traitement.
195
industriels. Dans la rivalité, les consommateurs d'eau potable ont activé une politique publique qui prescrivait des normes de potabilité de l'eau, dont ils étaient les bénéficiaires finaux et qui imposait aux groupes cibles, c'est-à-dire aux producteurs d'eau potable, le respect de ces normes quel qu'en soit le coût. Cependant, les industriels se prévalaient d'un droit d'usage informel sur l'adducteur principal. La configuration de confrontation était alors «droit de propriété versus politique publique ». Elle conduisit à un arrangement compensatoire, dans lequel l'Etat prit non seulement en charge la construction de la station de traitement, mais fournit aussi la solution technique pour l'eau industrielle. La résolution de la rivalité ne fut possible qu'à partir du moment où cette solution technique fut trouvée. 2.2. Les inondations en basse vallée de la Vesdre
Les inondations dans la basse vallée de la Vesdre ont engendré une rivalité entre la production d'eau potable et la protection contre les crues. Cette rivalité fut causée par le barrage d'Eupen, qui accumule l'eau de la Vesdre en amont du bassin versant. Le barrage fut construit au tournant du siècle pour répondre aux besoins croissants des industriels et de la population. Le Ministère de l'équipement et des transports (MET), gestionnaire du barrage, était confronté à un dilemme. D'une part, il devait conserver des réserves d'eau suffisantes pour garantir l'approvisionnement en eau potable. D'autre part, il devait protéger la population d'aval contre les crues. Le problème résidait dans le fait qu'en cas de fortes précipitations, le réservoir du barrage atteignait le maximum de sa capacité et ne pouvait plus accumuler davantage d'eau. En conséquence, les communes d'aval, notamment Chaudfontaine, étaient régulièrement inondées et protestaient contre la gestion du :MET. Le :MET trouva une solution technique à ce problème en 1985. Il recalcula la courbe de remplissage du barrage en tenant compte des besoins de tous les usagers. Pour cela, il commença par consulter l'Entreprise régionale de production d'eau (ERPE), le producteur d'eau potable et premier usager du barrage, pour lui demander si elle serait disposée à faire face à une pénurie d'eau lors de deux années exceptionnellement sèches. L'ERPE, qui observait une stabilisation de la consommation, accepta la proposition. Les deux acteurs assumaient le risque d'une pénurie d'eau. Ainsi, le MET réduisit le niveau maximal de remplissage du barrage pour laisser un volume disponible de deux millions de mètres cubes. Dès lors, le barrage ne fut plus jamais une menace pour la basse vallée de la Vesdre. Dans ce cas, nous constatons avec surprise que le problème fut résolu par la collaboration, en l'absence de toute règle en matière de gestion des barrages ou des débits. L'arrangement local reposa sur la bonne volonté du gestionnaire de barrage qui avait le pouvoir
196
d'adapter les droits des usagers du barrage. La résolution de la rivalité a conduit à une redistribution de la ressource entre les différents usagers, principalement l'ERPE et la commune de Chaudfontaine. Les habitants de Chaudfontaine, propriétaires riverains le long de la Vesdre, subissaient un préjudice sur leur bien du fait des inondations chroniques. L'ERPE possédait un droit de disposition informel sur les eaux du barrage. La configuration de confrontation était « droit de propriété versus droit de propriété» et la solution apportée à la rivalité prit la forme d'un arrangement concédé. L'ERPE acceptait de prendre un risque sans autre compensation que l'engagement moral du MET à rétablir les courbes de remplissage initiales en cas de pénurie d'eau. L'attitude du MET comme entrepreneur politique entre les deux usagers fut déterminante dans la résolution de la rivalité. 3. LA RESOLUTION
DES RIVALITES DANS LE VAL DE BAGNES
Le Val de Bagnes (300 km2) se trouve dans le canton du Valais, en Suisse. La Dranse, la rivière principale du bassin versant, coule sur 30 km depuis de hauts glaciers. Son débit (2,32 m3/ s), réduit d'un quart depuis la construction du barrage de Mauvoisin dans la haute vallée (capacité de 210 mio m3), est fortement influencé par la production hydroélectrique. Celle-ci consomme à elle seule les trois quarts des apports en eau du bassin, une eau directement rejetée dans le Rhône, au-dehors de la vallée. Les autres activités principales sont le tourisme et l'élevage qui se concentrent, comme la population, dans les villages des communes de Bagnes et de V ollèges situés dans le bas de la vallée. Les rivalités identifiées dans le bassin portent sur l'approvisionnement en eau potable de V ollèges et le rehaussement du barrage de Mauvoisin. En Suisse, les compétences en matière de gestion de l'eau sont partagées entre les Cantons et la Confédération. Des politiques publiques régulent la plupart des usages de l'eau, y compris la gestion des barrages et la protection écologique des rivières. En termes de droits de propriété, les communes sont les propriétaires formels des rivières et peuvent concéder leurs eaux. 3.1. L'approvisionnement
en eau potable à VoJJèges
L'approvisionnement en eau potable est devenu une rivalité au moment où il fut projeté d'installer une activité de production hydroélectrique dans la vallée. La Commune de Vollèges négocia la concession des eaux de la Dranse à Albert Maret et aux Forces motrices de Mauvoisin (FMM), avec l'intention d'obtenir une adduction d'eau potable. L'approvisionnement en eau avait toujours été une préoccupation pour Vollèges, qui ne possédait pas de sources et devait s'approvisionner à l'extérieur du territoire communal.
197
La nouvelle du projet de construction d'un barrage dans la vallée fut perçue comme un événement providentiel à V ollèges. La commune escomptait obtenir un raccordement dérivatif à la conduite d'eau qui reliait l'usine hydroélectrique au barrage. Sa stratégie consista, lors de la négociation de la concession, à activer, en complément de son droit de propriété formelle sur la Dranse, un droit d'usage séculaire et perpétuel sur les eaux du torrent de la Chaux, pour exiger des garanties sur la pérennité de son approvisionnement en eau67. Les FJ'vlM acceptèrent la demande. L'accord prévoyait le raccordement à une altitude de 1 650 m et la fourniture gratuite de 1501/ s d'eau d'irrigation pendant 90 jours par an et de 121/s d'eau potable en continu. Le raccordement de Vollèges n'a pas pu être réalisé pour des raisons techniques. En effet, les FMM furent contraintes de modifier leurs plans et de réaliser un premier palier de turbinage à Fionnay, avant d'envoyer l'eau au Rhône. Du coup, la canalisation du barrage passait trop bas pour alimenter V ollèges par écoulement gravitaire. Afin de tenir leur engagement, les FMM offrirent leur participation fmancière à la construction d'un nouvel adducteur alimenté par une petite retenue d'eau (370 000 m3), qui fit l'objet d'une convention entre Bagnes et V ollèges en 1960. L'aqueduc de Louvie, inauguré en 1967, devenait crucial pour Bagnes, la commune voisine, alors que la station de sports d'hiver de Verbier connaissait un essor spectaculaire. Ainsi, la rivalité fut effectivement résolue au moyen d'un déplacement du problème et d'une extension du groupe des usagers concernés. La rivalité initiale a conduit à une redistribution significative des usages de l'eau dans le Val de Bagnes. Au départ, Vollèges coupla l'activation de son droit de propriété formelle sur la Dranse avec un droit d'usage sur le torrent de la Chaux afin de négocier une adduction d'eau. De leur côté, les FMM n'avaient pas une position de négociation très favorable, car l'acquisition des droits de disposition sur la Dranse était indispensable à la réalisation du projet. L'arrangement local fut un arrangement transactionnel, un accord volontaire dans lequel l'État n'est pas intervenu. En termes de coûts, les FMM ont consenti à un investissement mineur en l'échange de l'obtention des droits d'exploiter un barrage sur la Dranse.
67 Le droit d'usage sur le torrent de la Chaux appartenait au Consortage d'irrigation du bisse du Levron, avec lequel la Commune s'est entendue pour maximiser les compensations liées à la construction du barrage.
198
3.2. Le rehaussement du barrage de Mauvoisin
Plus récemment, une seconde rivalité s'est produite à propos du débit résiduel qui devait s'écouler en aval du barrage. Lorsque les FMM décidèrent de surélever le barrage en 1986, une association environnementale, le World Wide Fund jOr Nature (WWF), s'opposa au projet et réclama un débit minimum. Le WWF militait de longue date en faveur de ces débits minimaux en Suisse et souhaitait, à cette occasion, créer un précédent. La question des débits minimaux n'en était pas une au moment où le projet de barrage fut initié, en 1945. La première concession octroyée par la commune de Bagnes permettait aux FMM d'exploiter toute l'eau de la Dranse pour la production hydroélectrique pendant 80 ans et n'envisageait aucun débit résiduel. Quand les FMM décidèrent de rehausser le barrage de 13,5 m, en 1986, ils ne devaient pas renégocier la concession du fait qu'ils n'envisageaient pas d'augmenter le volume d'eau captée. Toutefois, le chantier de construction était soumis à une étude d'impact accompagnée d'une enquête publique68. Au cours de l'étude d'impact, en août 1986, le WWF déposa une opposition. Il avançait que les FMM devaient réserver un débit résiduel à la rivière en vertu de la loi fédérale de protection de l'environnement (LPE) de 1983. Cette opposition était renforcée par l'activation de la loi fédérale pour la protection de la nature (LPN) de 1966 qui lui octroyait un droit de recours. Des négociations bilatérales entre les FMM et le WWF se tinrent. Les FMM ne pouvaient pas écarter l'opposition du WWF, compte tenu de la possibilité de recours de celui-ci. De plus, l'entreprise voulait avancer rapidement. Elle préféra donc négocier, plutôt que de s'engager dans une procédure judiciaire longue et à l'issue incertaine. Les négociations furent conclues le 5 octobre 1988 par une convention dans laquelle les FMM acceptaient de convertir un terrain de trois hectares en réserve hydro-biologique et de laisser s'écouler un débit résiduel de 50
1/s au
pied du barrage.
Cet engagement était tout à fait symbolique au regard du débit total de la Dranse (2500 1/s), mais il satisfaisait tout de même le WWF qui obtenait le précédent qu'il recherchait. Du point de vue des FMM, la solution adoptée ne nécessitait pas une adaptation technique du barrage; l'eau proviendrait d'un torrent voisin détourné. Surtout, les travaux de rehaussement pouvaient démarrer sans délai. Malgré le caractère volontaire de l'accord et la faiblesse relative des coûts supportés par les FMM, la rivalité se résolut tout de même au
68 L'accroissement
de la capacité du réservoir fut décidée afin de stocker l'eau plus longuement et de pouvoir répondre mieux aux pics de consommation en hiver.
199
détriment de l'entreprise. L'arrangement fut concédé. Les usagers sont parvenus à un accord à la suite de l'activation d'un droit de disposition sur la ressource issu d'une concession, du côté des FMM, et d'une politique publique qui conférait un droit de recours aux associations environnementales dans le cadre des études d'impact, du côté du WWF. 4. LES REGLES COMME PRINCIPAUX FACTEURS EXPLICATIFS DE LA RESOLUTION Notre cadre d'analyse suggère que les usagers qui veulent résoudre une rivalité activent des règles et les confrontent afIn d'aboutir à un arrangement local. Nous avons classé les arrangements locaux en fonction de deux attributs: le degré de coercition et la distribution des coûts. Le tableau 2 synthétise les étapes de la résolution pour chaque étude de cas. Il identifIe les usagers, les règles activées, ainsi que les confIgurations de confrontation obtenues, et qualifIe les arrangements locaux au moyen des deux attributs. Les quatre cas aboutissent à un arrangement transactionnel (Louvie), un arrangement compensatoire (Verviers) et deux arrangements concédés (Inondations et Mauvoisin). Selon l'idée que la confIguration des règles activées dans la rivalité détermine la forme de l'arrangement local, deux hypothèses sont testées (cf. tableau 3). Pour mémoire, la première propose que la confrontationde deux propriétairesaboutit à un arrangementtransadionnel(Hl) et la seconde que la confrontationd'un droit depropriété et d'une politique publique débouchesur un arrangement compensatoire(H2). Entre propriétaires, un accord est nécessaire pour que la rivalité soit résolue, alors qu'entre un propriétaire et le bénéfIciaire fInal d'une politique publique, il n'y a aucune chance 'lue le propriétaire ne modifIe son comportement sans être indemnisé par l'Etat. Ces hypothèses ne sont, en fm de compte, validées que dans deux cas sur quatre (Verviers et Louvie).
200
Tableau 2. Synthèse des rivalités d'usages
Cas
Statut de l'usager
Composantes du régime activées
Configuration de confrontation
Nature de l'arrangement
Distribution des coûts
Coercitive: Procès entre le Groupe Eau et la Ville de Verviers Négociation pour éviter un recours de la Ville en Cassation (manque de ressources) Volontaire: Négociation, mesure technique (recalcul de la courbe de remplissage du barrage)
Egalitaire: L'Etat fmance la mise aux normes tout comme la solution technique pour l'eau industrieHe
Volontaire: V ollèges obtient un raccordement àla canalisation de la centrale Alternative foumie avec l'aqueduc de Louvie et l'implication de Bagnes
Egalitaire: FMM respecte son engagement vis-à-vis de Vollèges, mais ne fmance pas intégralement l'aqueduc de Louvie (Bagnes participe)
Arrangement local
Vesdre Verviers
Inondations
Groupe Eau: Bénéficiaire fmal des normes de potabilité Ville de Verners : Droit d'usage sur l'eau du barrage Industriels: Droit d'usage au travers de la Ville
Groupe Eau: Demande l'application des arrêtés de 196566 ViHe de Verviers: Passivi té Industriels: Exigent de conserver l'eau acide
Chaudfontaine : Représentante des propriétaires l1verams MET: Propriétaire et gestionnaire du barrage ERPE: Droit d'usage sur le barrage
Chaudfontaine : Absence de d!oits, mais défense des l1verams MET: Droits de disposition sur le barrage ERPE: Droits d'usage sur le barrage
Va! deBa nes Louvie FMM: Non propriétaire, mais proposition d'achat de droits de disposition Commune de Vollèges : Propriétaire de la Dranse et du torrent de la Chaux
FMM: Demande une concessmn sur les eaux de la Dranse Vollèges : Droit perpétuel sur le torrent de la Chaux pour obtenir un approvisionnement en eau
PP/ DP
DP/ DP
DP/ DP
201
Redistribués: Absence de coûts, à l'exception de l'ERPE qui accepte un risque de pénurie d'eau (mais baisse structurelle de la demande)
Arrangement compensatoire
Arrangement concédé
Arrangement transactionnel
Mauvoisin
WWF: Initiateur de la résolution Bénéficiaire fmal de la LPN 1966 (droit de recours) FMM: Droits de disposition sur Jes torrents et rivières selon la concessIOn
WWF: Active le droit de recours lors de l'étude d'impact pour négocier un débit résiduel FMM: Avance que les débits minimaux ne sont pas stipulés dans la concession
PP/ OP
Volontaire: Arrangement négocié sous pression d'un recours devant Je Canton, puis le Tribunal fédéral FMM accepte de négocier sur la base d'études d'impact écologique
Redistribués: Mesures symboliques pour le WWF (débits résiduels de 50 1/s et compensations biologiques) Coûts faibles pour FMM comparés aux retards
Arrangement concédé
Tableau 3. Test des hypothèses
Configuration de confrontation
Arrangement local
Verviers
PP/ DP
Arrangement compensatoire
Inondations
DP / DP
Arrangement concédé
Louvie
DP/ DP
Arrangement transactionnel
Mauvoisin
PP/ DP
Arrangement concédé
Hl
H2
Validée
Falsifiée
Dans le cas Louvie, la confrontation de droits de propriété a conduit à un arrangement transactionnel, comme le supposait l'hypothèse Hl. Les usagers impliqués se sont entendus sur un accord et en ont partagé les coûts. La rivalité fut résolue suite à un échange de titres de propriété. En revanche, le cas Inondations falsifie cette même hypothèse Hl. Bien qu'elle ait volontairement consenti à l'arrangement proposé par le MET, l'ERPE n'a pas demandé de compensation pour l'atteinte portée à son droit de disposition sur l'eau. Cependant, cette décision ne lui coûtait rien. Le cas Verviers valide l'hypothèse H2. Le Groupe Eau est parvenu à être reconnu comme bénéficiaire final de la politique de qualité de l'eau par
202
décision judiciaire. Le propriétaire rival, la Ville de Verviers, fut condamné à remplir ses obligations en tant que groupe cible, c'est-à-dire à assurer le respect des normes de potabilité. Comme la Ville se déclara incapable d'assumer financièrement cette mise aux normes, il fallut que l'État intervienne, en l'espèce la Région wallonne, pour prendre en charge les coûts de mise en conformité. Le plus remarquable, c'est que celle-ci a même supporté des coûts additionnels pour préserver l'usage des industriels, pourtant simples titulaires d'un droit d'usage informel sur l'eau de la Gileppe. À l'opposé, le cas Mauvoisin s'écarte du résultat attendu. Au lieu d'attendre une compensation publique pour la perte subie sur leur droit de disposition, les FMM ont volontairement concédé un débit minimal à la Dranse sans aucune compensation. L'entreprise hydroélectrique a accepté un arrangement a priori défavorable, plutôt que de s'engager dans une procédure judiciaire longue et incertaine. Sans accord, le projet de rehaussement aurait été retardé et les millions de francs perdus relativisaient les coûts des mesures négociées avec le WWF. Le consentement s'est bien produit, mais sous la menace de poursuites judiciaires. Le test empirique vient donc partiellement invalider le cadre d'analyse. L'explication des résolutions de rivalités comme résultats d'un processus d'activation et de confrontation des règles mérite cependant d'être poursuivie. Les quatre cas gagnent en clarté une fois présentés à travers ce prisme. Cependant, aucune des hypothèses n'est validée. Contrairement à nos intuitions, l'arrangement concédé, c'est-à-dire la situation dans laquelle un propriétaire accepte d'être lésé d'une partie de ses droits sur la ressource au profit du bénéficiaire [mal d'une politique publique existe bien en réalité; il s'avère même fréquent. Il semble qu'un propriétaire accepte de céder une partie de ses droits sans compensation, dans la mesure où l'initiateur de la plainte dispose d'une alternative crédible à la négociation et/ou que les coûts nets de l'arrangement sont négligeables pour son usage. La différence des coûts nets entre les arrangements locaux des cas Verviers et Mauvoisin suggère que l'intervention de l'État devient nécessaire lorsque les coûts supportés par les parties sont trop élevés pour aboutir à un accord volontaire. En résumé, l'arrangement concédé n'est possible que si le « perdant» n'est pas affecté dans son usage et si les coûts nets qu'il subit restent négligeables ou, du moins, inférieurs à ceux résultant d'une alternative non négociée. La stratégie, le calcul et la négociation sont bien présents dans les confrontations entre usagers. Le cadre d'analyse suggérait que les confrontations se produisaient entre les règles, une position déterministe qui ne résiste pas au test empirique. En réalité, les règles activées ne suffisent pas à prévoir l'issue de la confrontation. Celle-ci se produit entre des usagers
203
qui, également, développent des stratégies, mobilisent des ressources et subissent des contraintes extérieures. Les règles activées demeurent la condition explicative première des arrangement locaux, bien que celles-ci doivent être considérées non pas comme déterminantes du processus, mais bien en tant qu'opportunités d'action disponibles (Ostrom, 1990 ; Scharpf, 1997). En effet, toutes les revendications observées étaient basées sur l'activation de règles déjà existantes. L'éventail de règles activables influence bien la position relative des usagers dans la confrontation. Les propriétaires sont particulièrement favorisés. Les droits de propriété garantissent la continuité des usages, y compris dans des périodes de changement (voir le respect des droits d'usage informels des industriels de Verviers). L'État rencontre donc de grandes difficultés à contourner ces droits dans la mise en œuvre des politiques publiques, pourtant tout autant légitimes. Il se voit contraint d'adopter des stratégies d'action indirectes (voire insidieuses) s'il veut limiter les droits de propriété sans compensation, au bénéfice de l'environnement (voir par exemple les difficultés de mise en œuvre de l'art. 80 de la LEaux sur les débits résiduels en Suisse). Une telle situation affaiblit nécessairement la position des usagers non propriétaires dont l'accès à la ressource est garanti par une politique publique. CONCLUSION
Les usagers résolvent leurs rivalités d'eux-mêmes. Plutôt qu'attendre passivement une intervention de l'État, ils activent des règles et les confrontent pour aboutir à un arrangement local. L'arrangement qui résout la rivalité est fortement influencé par la confrontation de règles activées, même si celles-ci ne déterminent pas entièrement le résultat, à l'opposé de ce que nous présagions initialement. Le test empirique du cadre d'analyse nous a permis, en outre, de constater la très faible implication directe de l'État, comme autorité publique, dans la plupart des cas étudiés (à l'exception de Verviers). Maintenant, si l'on se place sur un mode plus normatif quant à la question de la gestion intégrée des ressources naturelles et des territoires, quelle implication l'État devrait-il avoir dans les résolutions de rivalité et les modes de partage entre usagers hétérogènes? Celui-ci devrait-il prévenir les rivalités d'usages au moyen d'un accroissement de la planification et du zonage des territoires, ou bien devrait-il faciliter la résolution privée des rivalités entre les usagers? La décision est contingente. Il est indubitable que l'information relative à l'état des ressources naturelles et à la nature des usages mérite d'être développée en vue d'améliorer l'efficacité de la décision publique en matière de gestion des ressources. Le zonage conserve certains avantages, notamment s'il concentre les activités polluantes à
204
l'écart des espaces biodivers les plus fragiles. Il montre toutefois des limites sérieuses en matière de protection de la nature depuis un couple de décennies. Il n'est pas acceptable d'exclure systématiquement tous les concurrents d'un usager dominant, mis à part dans quelques grands sanctuaires de la nature (par ex. les parcs nationaux en France). De surcroît, la coordination des usages par le droit ne pourra pas venir naturellement à bout de toutes les rivalités d'usages et anticiper tous les ajustements nécessaires. Par conséquent, la mise en place d'une gestion intégrée ne peut éviter d'encourager les modes d'ajustement privés entre usagers. Deux pistes sont à explorer plus avant. Soit l'État accroît sa position d'arbitre et offre son concours dans les règlements extra-judiciaires des rivalités d'usages (par ex. en développant des fonctions de médiation et d'arbitrage au niveau local ou en facilitant la reconnaissance du statut de bénéficiaire final d'une politique pour un usager), soit il développe des instruments procéduraux au profit des usagers non propriétaires (voir par exemple le droit de recours des associations environnementales en Suisse). Deux éléments s'adjoignent encore à la panoplie des réformes nécessaires à une gestion intégrée des ressources naturelles et des territoires. D'une part, la question de l'unité territoriale de gestion doit être tranchée. Doit-on sélectionner une unité territoriale unique pour la gestion des espaces (par ex. la région ou le bassin hydrographique) ou bien accepte+on la multiplication des espaces fonctionnels juxtaposés (par ex. le bassin hydrographique, les zones forestières, le parc naturel, la métropole, le bassin d'emploi, etc.), ce qui n'évacue pas la question de la coordination des politiques publiques mais ne fait que la déplacer. D'autre part, il est indispensable d'encourager la prise de parole des usagers locaux. La gestion concertée des usages passe par une confrontation des rationalités des acteurs individuels. Dans la plupart de nos cas empiriques, l'organisation de discussions ou de négociations longues et nombreuses a constitué une alternative crédible à la voie judiciaire; cette voie mérite d'être encouragée. Toutefois, la fascination du chercheur pour les innovations institutionnelles en matière de médiation et de délibération ne doit pas venir occulter ni le caractère nécessairement coercitif des décisions redistributives en faveur de l'environnement, ni l'inégalité inhérente aux dotations des usagers en ressources juridiques. Les usages des propriétaires demeurent difficiles à infléchir. REFERENCES Bromley D. (1991), Environment and economy.PropertYrightsandpublic polil)!,Blackwell. Coase R. (1960), « The problem of social cost », Journal of Law & Economics, 20, fi°1, p. 1-44.
205
Demsetz H. (1967), «Toward 57, pp. 347-359.
a theory of property rights », Americall Economic Ri:view,
Fisher R., W. Ury et B. Patton (1983), Getting toyes. Negotiating agreementwithoutgiving in, Penguin Books. Hardin G. (1968),« The tragedy of the commons », Science,162, pp. 1243-1248. Holzinger K. (2001), «Negotiations in public-policy making: Exogenous successful dispute resolution », Journal of Public PoIÙy,21, nOl, p. 71-96.
barriers to
Kissling-Naf 1. et F. Varone (2000), «Historical analysis of institutional resource regimes in Switzerland. A comparison of the cases of forest, water, soil, air and landscape », communication présentée à la 8th biennal conferenceof the International Associationfor the S tucfyof Common Properry, Bloomington, avril. Lowi T. (1970), «Decision making vs. policy making: Toward technocracy», PublicAdministration Ri:view,30, pp. 314-325.
an antidote
for
OIson M. (1978), Logique de taction collective,PUF. Ostrom E. (1990), Governingthe commons,Cambridge University Press. Ostrom
E.,
R. Gardner
et
J.
Walker
(1994),
Rules, games, &
common-pool resources,
University of Michigan Press. Przeworski A. et H. Teune (1970), The logicof comparativesocialenquiry,Wiley. Reynaud J.-D. (1993), Les règles du jeu. L'action collectiveet la régulation sociale, 2e éd., Armand Colin. Scharpf F. (1997), Games real actorsplqy: Actor-centered institutionalism in policy research, Westview Press. Varone, F., E. Reynard, 1. I
206
CHAPITRE
10
PROCESSUS PARTICIPATIFS DE DECISION AU SERVICE DU DEVELOPPEMENT TERRITORIAL: CONDITIONS D'ENGAGEMENT ET IMPLICATIONS POUR LES MEDIATEURS TERRITORIAUX
Luc VODOZ Laurent THEVOZ Barbara PFISTER GIAUQUE
Les trains qui parviennent à destination à l'heure prévue suscitent rarement l'attention. Les conflits territoriaux qui aboutissent à un règlement concerté de même. Mais lorsque le train déraille, ou même tout simplement lorsqu'il ne respecte pas l'horaire, l'usager le remarque et le fait savoir: qui en raillant l'entreprise de transport, qui en accusant le chef de gare ou le mécanicien qui pilotait le convoi, qui en fustigeant tout ce qui pourrait ressembler à des transports publics. Plutôt que de se focaliser sur les échecs et autres ratés de l'action collective, la présente contribution s'intéresse aux convois arrivés à bon port. En nous appuyant sur l'analyse rétrospective d'une dizaine d'opérations de planification et de mise en œuvre de politiques publiques et de projets à incidence spatiale69 69 Concrètement, les cas étudiés concernent des politiques et projets territoriaux de natures très variées, déployés à diverses échelles territoriales (du local au national): conflit entre promoteurs d'un domaine skiable et associations de pro~ection de la nature en relation avec des projets d'infrastructures dans un vallon écologiquement sensible; recherche d'un site pour le stockage de déchets stabilisés (<
-
menées dès la fm des années 1980 et jusqu'au début des années 2000 - dans lesquelles nous avons été impliqués 70,mais aussi sur des réflexions théoriques développées simultanément en relation avec divers travaux de recherche, nous souhaitons valoriser ici les enseignements qui en résultent.
Ce que ces diverses opérations ont en commun, c'est le fait qu'il s'agissait à chaque fois de processus décisionnels ayant comporté une dimension participative significative et explicite. Nous avons exploré ces processus participatifs de décision essentiellement sous trois angles: leur dimension politique; la spécificité de ces processus liée à leur dimension territoriale; et le rôle des experts (médiateurs territoriaux) qui conçoivent et gèrent de tels processus. Cet article est focalisé essentiellement sur l'analyse de la dimension politique des processus participatifs considérés, à savoir sur les conditions à réunir pour qu'une autorité politique puisse engager un processus de cette nature en ayant de bonnes chances de succès, et sur les modalités concrètes à respecter pour le lancement d'un tel processus. Nous dégagerons néanmoins aussi quelques enseignements de cette analyse en termes d'implications pour les médiateurs territoriaux chargés de conseiller les parties engagées (autorité politique et représentants de la société civile) et/ou de contribuer à la mise en œuvre des décisions qui auront été prises: à quelles exigences minimales les experts en la matière doivent-ils se conformer, s'ils ambitionnent d'aider les divers acteurs concernés à faire en sorte que le train parvienne au bon moment au bon endroit? Et inversement, dans quelles situations est-il préférable d'annuler un train plutôt que de le laisser parcir en sachant qu'il risque la panne en rase campagne? Nous examinerons ce qu'est un processus de participatif de décision, ainsi que dans quel but et de quelle manière peuvent être menés à bien les trois « c » d'un
Mont-Blanc; conception et mise en œuvre d'un programme cantonal de lutte contre la pollution de J'air ; concertation entre agriculteurs et aménageurs à une échelle intercantonale ; élaboration participative de lignes directrices pour J'aménagement d'un canton; ou encore développement participatif d'un Agenda 21 local pour la ville de Lausanne (CH). 70 Depuis plus de quinze ans, la Communauté d'études pour J'aménagement du territoire (C.E.A.T.-EPFL) intervient dans toute une série d'opérations de planification et de mise en œuvre de politiques et projets à incidence spatiale, développées par des collectivités publiques dans des contextes complexes et/ ou conflictuels. Spécialiste de la conception et de la gestion de processus de décision participatifs dans le domaine territorial, la C.E.A.T. est un organisme intercantonal suisse romand, rattaché à J'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, et composé d'une équipe pluridisciplinaire d'une dizaine de collaborateurs. Des collectivités publiques de divers niveaux Oocal, cantonal, national) la mandatent régulièrement pour contribuer à définir et gérer des modalités décisionnelles dans le contexte de politiques et projets potentiellement sources de conflits, ou lorsque des conflits territoriaux sont déjà apparus.
208
tel processus: ~onception, ~onduite et ~onclusion du processus - trois « c » que la tâche du médiateur territorial consiste à accompagner et à faciliter. En revanche, nous ne nous étendrons pas sur l'origine des conflits territoriaux dont il s'agit, ni sur les raisons de la multiplication de ce type de conflits. C'est ainsi qu'après avoir précisé ce que nous entendons par « processus participatif de décision », en insistant plus particulièrement sur les caractéristiques spécifiques au domaine des politiques et projets à impact spatial, nous examinerons les conditions à réunir en amont du lancement d'un processus de cette nature, en termes politiques notamment. Puis nous décrirons les modalités concrètes qu'il y a lieu d'arrêter pour pouvoir enclencher un tel processus, en précisant entre autres les « règles du jeu» qu'il s'agit de formaliser dans ce contexte. Nous en tirerons alors des enseignements pour les praticiens mandatés par une autorité politique afin de la conseiller quant à l'élaboration et au pilotage d'une démarche participative. Après ces recommandations opérationnelles à l'intention des médiateurs territoriaux, nous conclurons en rappelant que les processus participatifs de décision ne sont pas toujours opportuns: leur pertinence et leur efficacité dépendant précisément de l'existence effective des conditions évoquées précédemment. 1. CE QUE NOUS ENTENDONS
1.1. Définition
PAR «PROCESSUS DECISION»
PARTICIPATIF
DE
de la partiâpation
Il importe de définir ce que signifie pour nous la « participation », non seulement parce que cette notion est fréquemment controversée, voire usurpée, mais aussi parce qu'elle renvoie au développement de pratiques qui sont au cœur des réflexions actuelles relatives au renouveau de la gestion publique. Nous souhaitons donc en partager notre acception, en formalisant ce que nous avons appris par l'observation de et l'implication dans des processus participatifs de décision ayant effectivement fonctionnés. Parfois conçue comme un objectif en soi, parfois comme un simple moyen au service d'objectifs stratégiques, la participation des habitants ou des citoyens est fréquemment invoquée sans que l'on sache précisément quelles démarches concrètes ce terme galvaudé recouvre. Nombre d'auteurs ont tenté de caractériser les divers degrésde participation envisageables, de définir les diverses formes qu'elle peut prendre sur le plan opérationnel, ou encore de mieux identifier les cen'Iesd'aô'teursconcernés par chaque modalité de participation (voir p. ex. Ruegg et al. 1992, V odoz 1994, ou encore Thévoz 1999). Nous n'entreprendrons pas ici une analyse critique des diverses typologies de processus participatifs de décision existantes. Précisons cependant que 209
nous envisageons la participation dans l'optique de Godbout (1983: 35), qui la déftnit comme « le processus d'échange volontaire entre une organisation qui acmrde un certain degré de pouvoir aux personnes touchéespar elle et cespersonnes, qui acceptent en retour un certain degré de mobilisation enfaveur de l'organisation ».
Figure 1. La participation:
Organisation, encité
~
(11_111--1
un échange volontaire
Pouvoir dedécision
-
Echange volontaire
- Mobilisation -
La participation est donc conçue ici comme un échangevolontaireentre deux ou plusieurs acteurs ou groupes d'acteurs, échange qui s'inscrit dans la perspective du don et du contre don (M:auss 1985), dont Godbout est l'un des tenants. Il s'agit du don qui lie, qui oblige - appelant ainsi un contre don - et qui crée un lien fort entre les protagonistes. Dans cet échange, chacun fait don de quelque chose: l'autorité politique offre du pouvoir et ainsi la possibilité d'influencer des politiques ou projets publics; l'administré offre de la mobilisation et du soutien pour l'élaboration ou la mise en œuvre de ces mêmes politiques ou projets. Dans cette perspective, la participation contribue de fait à la cohésion sociale. Nous sommes donc bien loin d'une « idéologie de la participation », selon laquelle faire participer les administrés serait louable per se, parce que « plus démocratique» ou « conforme à une certaine éthique» de la chose publique: adoptant une approche bien davantage pragmatique que normative, et quels que soient les atouts de la participation en tant que « liant social », nous l'appréhendons d'abord comme un moyen, qui se justifie pour autant qu'il permette aux acteurs concernés (autorités politiques et autres protagonistes) d'être plus efficaces dans la conception, la mise en œuvre et la gestion de politiques et projets d'intérêt collectif. A mntrario, investir du temps, des ressources humaines et de l'argent dans des démarches participatives
210
dont on aurait pu se passer est alors un gaspillage inopportun. Il faut toutefois relever que lorsqu'un processus participatif est instauré - et même si la participation n'est pas considérée comme une valeur en soi - il peut constituer un espace propice au débat sur les valeurs à privilégier au sein d'une communauté et sur la déftnition de l'intérêt public (H.abermas 1973). Or, ce faisant, un tel processus donne à l'autorité publique d'autant plus de moyens d'être perspicace dans les orientations choisies pour concevoir et gérer des politiques publiques ou projets d'intérêt collectif -le processus contribue ainsi à la fiabilité des décisions prises. Réceptivité de l'autorité par rapport aux aspirations des acteurs sociaux efficacité des politiques ou projets développés sont bien sûr également bénéfice des administrés, dont les besoins et les vœux seront mieux pris compte, que ce soit en termes d'élaboration d'une politique (d'un projet) ou stade de sa mise en œuvre.
et au en au
On ajoutera encore que la nature de la participation peut différer significativement d'un contexte à l'autre - ou d'une étape à l'autre au sein d'un même processus participatif: lesmodalitéset l'intensitéde l'échangevolontairepeuvent être variables, avec des conséquences corrélativement variables en termes d'engagement des acteurs, de qualité des travaux, de pertinence des résultats et de faisabilité des solutions définies, ou encore d'efficacité de la mise en œuvre des décisions prises. De manière très sommaire, et sur la base des cas concrets que nous avons analysés, contentons-nous ici71 de distinguer trois degrés de participation (par ordre croissant d'ampleur de l'échange) : l'information, la consultation et la mncertation- cette dernière modalité correspondant à l'engagement politique le plus fort, et se rapprochant de ce que d'aucuns appellent la co-décision. 1.2. La dimension territoriale des processus participatifs
de décision
En Suisse, diverses dispositions légales prévoient explicitement que la population soit informée et/ou puisse participer à l'élaboration de politiques et projets publics, et ce plus particulièrement en matière de politiques territoriales. C'est ainsi que la loi fédérale sur l'aménagement du territoire prévoit notamment, à son article 4, alinéa 2, que « elles [les autorités) veillent à ce que la populationpuisse participer de manièreadéquateà l'établissementdesplans ». Ce type de disposition se justifie par le fait que, s'agissant d'une politique territoriale, il est impossible de décréter des normes générales et abstraites (lois) applicables à tout un territoire indépendamment de ses caractéristiques spécifiques; ce qui 71 Nous
y reviendrons
à la section
3 ci-après.
211
implique d'élaborer des planifications différenciées, ad hoc. Ceci a pour conséquence l'octroi d'une marge d'appréciation importante aux acteurs administratifs (qui n'ont évidemment pas la légitimité que les élections confèrent aux autorités politiques) pour la mise en œuvre de ces planifications - avec pour corollaire l'accent que la loi met sur la participation, afin d'accroître la légitimité des décisions administratives. Cependant, les dispositions légales restent fort évasives quant à la nature, à l'ampleur ou encore aux modalités de la participation nécessaire (veiller à ce que la population puisse participer « de manière adéquate ».. .). Par conséquent, l'autorité exécutive peut se cantonner dans des modalités participatives minimalistes (p. ex. des séances d'information-consultation, au cours desquelles les avis exprimés sont pris en compte de manière relativement sommaire et régalienne). Ce qui, bien évidemment, n'est pas suffisant pour prévenir ou désamorcer des conflits autour d'enjeux forts mettant aux prises des acteurs ayant des intérêts divergents. Dans le cadre de cette contribution, nous ne nous référons pas à de telles modalités participatives minimalistes, mais aux démarchesad hoc, conçues sur mesure pour traiter un enjeu territorial particulièrement important et/ou complexe. Nous nous intéressons donc aux processus participatifs de décision qui ne sont pas « simplement» imposés par des dispositions légales,72 mais qui résultent d'une appréciation politique spécifique, et consistent en la création et la gestion d'un espace de dialogue et de négociation particulier, ouvert aux parties impliquées. 1.3. Procédure et processus
Nous distinguons en outre clairement les processusparticipatifs des procéduresde décision: les premiers sont des ensembles de dispositions ad hoc visant à conduire à la prise de décision ou à favoriser la mise en œuvre efficace de décisions (dispositifs de nature politique), alors que les secondes sont des ensembles de dispositions réglementaires formelles, qui constituent autant de « passages obligés» pour parvenir à une prise de décision légale (dispositifs de nature juridique). Or, si processus et procédures sont forcément interdépendants - on ne peut conduire un processus sans le coordonner avec les procédures légales pertinentes - ils doivent cependant être distingués explicitement.
72 Nous pensons p. ex. aux procédures en vigueur en matière de construction
ou d'aménagement
du territoire, au cours desquelles une ou plusieurs étapes formelles - comme la mise à l'enquête publique - consistent précisément à susciter une participation des administrés, même si les conditions et modalités de cette participation sont en fait relativement restrictives.
212
Figure 2. Procédures
de décision et processus participatif
Causes (conilit ou OWO\
7-
llIIBII.....,
Procédures
de décision
De manière quelque peu caricaturale, on peut dire que le processus est à la procédure ce que la légitimité est à la légalité: processus et légitimité sont des concepts de nature politique, qui renvoient à des logiques politiques; alors que procédure et légalité sont des concepts de nature juridique, qui renvoient à des logiques juridiques. En réalité ces deux logiques sont davantage complémentaires qu'opposées: le processus est complémentaire aux procédures, et la légitimité qu'il confère « épaissit}) la légalité de la solution qui en résulte. Toutefois, dans un souci pédagogique, nous nous permettons de les différencier sous forme de la comparaison schématique que présente le tableau ci-dessous.
Tableau 1. Comparaison
schématique
A
de deux ensembles de notions
A
Soulignons enfIn que la justifIcation participatifs de décision ad hoc réside
de la mise sur pied de processus essentiellement dans la recherche
213
d'une plus grande légitimité des résultats de ces processus de décision, cette légitimité accrue ayant pour conséquence essentielle la plus grande efficacitéde l'actionpublique (moins d'oppositions politiques ou de recours juridiques73, mais aussi meilleur soutien de la société civile à l'élaboration et à la mise en œuvre des décisions). 1.4. La double qualité des prqjets
Les apports potentiels d'un processus participatif peuvent contribuer soit à la qualité intrinsèque du projet (de la planification, etc.), c'est-à-dire à la qualité du produzt escompté; soit à la légitimité,et donc à l'acceptabilitéet à la faisabilité du projet, c'est-à-dire à la qualité d'adhésionau projet des acteurs concernés par ce projet. La qualité du produit et la qualité d'adhésion sont d'ailleurs fortement liées, dans la mesure où un projet sera considéré comme meilleur par les acteurs concernés s'ils y adhèrent. La distinction entre qualité intrinsèque de et qualité d'adhésion à un projet est parfois contestée, la perception de la première dépendant étroitement de l'ampleur de la seconde. Et l'on peut effectivement considérer qu'au fond, aucun projet n'a de qualité purement intrinsèque. Cette distinction garde néanmoins sa pertinence du point de vue opérationnel, l'appréciation de la qualité dite intrinsèque pouvant être confiée à des spécialistes reconnus par l'ensemble des acteurs et/ou réalisée en fonction de critères qu'ils considèrent conjointement comme étant « objectifs» ou « rationnels» (critères techniques ou économiques p. ex.), la qualité d'adhésion relevant quant à elle exclusivement du jugement de chacun des acteurs, et intégrant donc explicitement leur subjectivité. 2. LES CONDITIONS A REUNIR EN AMONT DU LANCEMENT PROCESSUS PARTICIPATIF DE DECISION
D'UN
Grossièrement, on peut distinguer deux types de contextes dans lesquels l'acteur public peut être amené à instaurer un processus participatif de décision: les plus fréquents sont les cas réactifi, c'est-à-dire les situations dans lesquelles c'est l'émergence d'un conflit (p. ex. des blocages ou oppositions de type NI:MBY74) qui incite l'autorité politique à envisager une modalité participative
73 Concernant les effets - notamment en termes d'efficacité de l'action publique - du droit de recours dont disposent diverses associations actives dans le domaine de la gestion environnementale, en Suisse, voir Flückiger et al. 2000. 74 NIMBY: (( Not ln My Back Yard », « pas dans mon jardin ». Le syndrome NIMBY se réfère essentiellement aux situations dans lesquelles une infrastructure (p. ex. une installation industrielle) génère des nuisances pour ses proches voisins (concentration spatiale des «coûts»), mais des bénéfices pour les habitants d'un territoire élargi (gains spatialement diffus). Chacun 214
de résolution des problèmes. Mais nombre de situations relèvent de l'anticipation davantage que de la réaction, lorsqu'une autorité décide de promouvoir un projet territorial en valorisant les apports et autres ressources potentielles des acteurs privés (associatifs, individuels, etc.), et ce en amont de toute situation conflictuelle. Une telle volonté de tirer parti de la créativité et de l'expertise des acteurs sociaux peut alors refléter la préoccupation de promouvoir des politiques ou des projets qui soient innovants. 2.1. L'appréâation
politique initiale
La décision d'engager un processus participatif dans le cadre d'une action publique (politique publique ou projet concret) est fondamentalement une décision politique, que seule une autorité politique élue démocratiquement est légitimée à prendre: aucun expert ni aucun responsable administratif ne dispose du pouvoir ni de la légitimité nécessaires pour assumer le choix de lancer ou non un processus participatif. Ce choix doit donc résulter de manière très claire et explicite d'une détermination politique, et être assumé pleinement et publiquement par l'autorité qui l'opère. Dès lors, la première question qui se pose est de savoir dans quel contexte et à quelles conditions il est opportun qu'une autorité politique prenne une telle décision: toutes les situations ne s'y prêtent pas, loin s'en faut. Et la réponse à cette question dépend d'une appréciation que l'autorité politique doit faire éventuellement avec l'appui d'experts en la matière. En effet, avant de lancer un processus participatif, l'autorité politique doit impérativement évaluer d'une part ce qu'elle pourrait gagner du déroulement d'un tel processus Qes avantages escomptés et les chances du processus), d'autre part ce qu'elle pourrait y perdre Qes inconvénients et les risques du processus), puis mettre en balance ces éléments évaluatifs. L'appréciation politique initiale des gains potentiels et des pertes potentielles du partage de pouvoir que constitue le lancement d'un processus participatif75 est déterminante pour définir l'opportunité de recourir à un processus participatifou au contraire de procéder selon une logique administrative « classique» (procédures standard). Les gains et pertes à anticiper concernent des intérêts Ge gagne ou je perds quoi, quels sont pour moi les avantages et les inconvénients veut que donc l'installation soit réalisée... mais pas trop près de chez soi. Concernant le syndrome NIMBY, voir p. ex. Mettan 1996. Concernant Ie syndrome « inverse », PIMBY (((Please In My Back YarrP»),voir V odoz 2006. 75 On signalera accessoirement que le partage de pouvoir en question peut être fait avec d'autres entités publiques de même niveau ou d'autres niveaux institutionnels (il s'agit alors de coordination, horizontale ou verticale, plutôt que de participation au sens où nous ['avons définie ci-dessus) et/ou des acteurs privés de toute nature (participation à proprement parler).
215
de chacune des options considérées) et/ou des valeurs (le résultat est-il potentiellement plus proche ou moins proche de mes convictions, de mes principes, et des ftnalités que vise mon action politique ?). Les intérêts mis dans la balance peuvent être de deux natures: ils peuvent concerner l'ol~jetdu processus de décision (pour l'acteur public: qu'est-ce que la collectivité a à gagner ou à perdre de la réalisation de tel ou tel projet? Et pour l'acteur privé: qu'est-ce que le groupe d'intérêt qu'il représente, ou tout simplement lui-même, a à y gagner ou à y perdre?); mais ils peuvent également concerner leprocessuslui-même(un processus décisionnel participatif permettra+ il de décider de manière plus adéquate et plus efftcace qu'un processus moins participatif? Est-il la meilleure manière de constituer les alliances politiques idoines? Etc.). L'autorité politique qui procède à cette appréciation doit donc se demander (a) dans quelle mesure la situation la contraint à envisager une démarche participative76, (b) si elle-même a la volonté d'instaurer une telle démarche, et (c) si celle-ci est effectivement possible (existence de ressources, disposition des acteurs concernés, etc.). La réponse à ces questions doit être formulée dans une optique comparative: avec ou sans participation, quelles différences, quelles implications? Et cette appréciation politique initiale est absolument cruciale, sa justesse constituant le socle des démarches ultérieures: se tromper au niveau de l'analyse préliminaire que cette appréciation suppose peut s'avérer catastrophique pour tout l'édiftce du processus participatif. En effet, si le bilan de l'appréciation politique initiale est négatif, il n'y a pas lieu d'instaurer un processus participatif: il s'agit de ne pas lancer un processus participatif s'il n'apporte pas un «plus» par rapport à une démarche «classique» (procédure usuelle), car cela reviendrait à engager des ressources à mauvais escient, tout en suscitant des espoirs inappropriés parmi les acteurs invités à participer - avec pour résultat des frustrations nuisibles au projet en question aussi bien qu'aux relations à plus long terme entre acteurs concernés. De même en cas de manque de conviction de l'autorité politique: un soutien politique déftcient risquerait fortement de décrédibiliser le processus, de le miner, et de le vouer à l'échec.
76
Si le statu quo reste possible, l'inertie collective et le fait que les priorités sont mises ailleurs se
conjugueront
pour ankyloser
les velléités
de changement.
216
2.2. Un risque mqjeur: la participation
alibi
Il faut insister ici sur la responsabilité incombant à l'autorité politique de choisir le degré de participation qu'elle entend octroyer aux administrés - entre une participation pratiquement nulle et une participation extrêmement intense. L'autorité dispose en effet de la marge de manœuvre - et de la responsabilité qui y est liée - lui permettant de décider si elle va ouvrir un processus décisionnel à la participation des administrés (et/ou d'autres acteurs: groupes d'intérêts particuliers, services administratifs, autres instances politiques, etc.), de quelle nature sera cette participation (information, consultation ou concertation notamment), et quelles modalités seront retenues pour concrétiser cette participation (voir section 3, infra). En relation avec cette responsabilité qu'a l'autorité politique de décider si elle va ou non ouvrir un processus décisionnel à la participation, le premier risque qui apparaît est celui de l'instauration d'un processus participatif qui n'aurait pas pour but d'intégrer divers points de vue, mais viserait à faire entériner par les administrés une décision déjà prise par cette autorité politique. Or, les acteurs conviés à participer sont rarement dupes de ce type de stratégie, relevant de la « participulation »77.Une telle tentative de «participulatioID> risque alors de se traduire ensuite non seulement par une crise de confiance sur l'objet du processus
décisionnel
en question,
mais aussi
-
plus grave - par une défiance
plus durable à l'égard du monde politique.78 2.3. L'appréâation Il est clair qu'en
aval
des acteurs soâaux
-
voire en amont!
- de l'appréciation
politique
initiale
visant à décider de lancer ou non un processus participatif, les acteurs conviés à participer feront eux aussi leur propre évaluation des avantages et inconvénients de se mobiliser, des opportunités et des risques qu'implique d'accepter de participer - et consécutivement se détermineront sur l'opportunité d'une participation effective. Cet autre versant de l'échange entre autorité et administrés ne doit pas être négligé: il n'y a évidemment pas de participation sans participants, et pas de participants si les acteurs concernés au premier chef n'ont pas de motivation (ou trop de réticences) à s'investir dans un tel processus! Autrement dit, il ne suffit pas de proposer ou de décréter la participation pour que celle-ci se concrétise: tous les acteurs étant libres d'accepter ou non une 77 Participation
+ manipulation
= « participulation
».
78 Concernant les relations de confiance indispensables à la conduite de négociations créatives et performantes, voir notamment Dupont 1990, ou le Cardinal et aL 1997.
217
invite à la participation, la mise en place d'un processus participatif de décision doit être négociée, avec les acteurs concernés - lesquels pourront naturellement faire valoir des conditions de participation. Même l'acteur le plus faible - le moins doté en ressources de toute nature - dispose ainsi d'un pouvoir inaliénable: le pouvoir de l'abstention. 2.4. Les ((mnditions locales)}
L'option politique d'engager un processus participatif de décision étant retenue et avant de concevoir en détail un tel processus et de l'engager, il est primordial de vérifier l'existence de « conditions locales» favorables. En effet, pour que le processus ait des chances de succès, il faut d'une part que les acteurs concernés soient confrontés à une situation qui les pousse à entrer dans un tel processus (tous les acteurs pouvant et devant agir), d'autre part qu'il y ait une volonté commune dans ce sens (tous les acteurs voulant agir). De plus, il faut que les acteurs soient conscients de l'interdépendancequ'il y a entre eux, et soient disposés à reconnaître cette interdépendance: chacun d'eux doit percevoir et reconnaître le besoin qu'il a des autres pour pouvoir agir, tout en renonçant à agir seul (reconnaissance et affJ.rmation de la disposition favorable de chacun à l'égard de la perspective d'une décision partagée). 3. LES MODALITES DE LANCEMENT D'UN PROCESSUS PARTICIPATIF DE DECISION Outre le résultat de l'appréciation de la situation initiale, par l'autorité politique tout comme par les acteurs sociaux, le « moment» du lancement d'un processus participatif a aussi son importance: si l'autorité anticipe précocementdes enjeux forts et/ou des intérêts divergents - donc une situation potentiellement conflictuelle et source de blocages - elle pourra instaurer la démarche participative plus tôt, ce qui favorisera la recherche de solutions consensuelles, puisque les enjeux sont discutés avant que les positions antagonistes tranchées figent les acteurs dans une attitude méfiante, défensive et parfois excessive (avec un accent mis sur les positions plutôt que sur les intérêts)79. Si au contraire la nécessité de lancer un processus participatif apparaît tardivementet de manière réactive (c'est-à-dire après l'apparition de blocages sociopolitiques ou juridiques, lorsque des acteurs sociaux se sont déjà mobilisés pour exiger de pouvoir influencer un processus de décision), il sera naturellement plus délicat de recréer un climat de sérénité et de confiance; mais en revanche, l'identification des acteurs à convier au processus sera généralement plus aisée, 79 Les intérêts correspondent grosso modo aux objectifs que chacun veut atteindre, alors que les positions sont les revendications exprimées à un moment donné. Pour plus de précisions quant à cette importante distinction entre intérêts et positions, voir en particulier Dry et Fisher 1982.
218
ces acteurs s'étant déjà manifestés dans le contexte des conflits ouverts (par le biais d'oppositions, de recours, de pétitions, etc.). 3.1. Définir les ((règles du jeu))
Enclencher un processus participatif suppose également de défInir aussi clairement que possible une série de « règlesdujeu », visant notamment à préciser les points suivants.
. .
. . . .
.
Ce sur quoi porte le pro.-essus: quels enjeux doivent être traités, sur quel territoire et à quelle échelle. Ce que concernele processus: distinguer le négociable du non négociable; en vérifIant également que le négociable est suffIsamment consistant, c'est-àdire qu'il y a une marge de manœuvre pour la négociation. Quels acteurs sont invités à partitiPer : acteurs impliqués, acteurs directement concernés, autres acteurs. Avec quels pouvoirs les acteurs conviés vont participer: être informés, être associés à la concertation, co-décider. Avec quels devoirs .-es mêmes acteurs vont être associés: d'informations, obligation de confIdentialité, etc.
présence,
être consultés,
production
Quelle est la durée prévue du processus.
Quels sont les résultats potentiels du proc'essus: modalités de réinsertion des résultats du processus dans la procédure usuelle, en vue de leur validation légale.
D'autres éléments doivent également être déterminés avant le lancement du processus participatif, comme son fInancement (qui paie combien), l'existence de lacunes d'information à combler 0esquelles et comment), la désignation d'un médiateur (et la défmition de son cahier des charges), les dispositions à prendre (et par qui) en cas d'enlisement du processus, etc. En complément aux règles du jeu traditionnelles résumées ci-dessus, il faut fmalement considérer certains aspects à même d'insérer un processus participatif dans le contexte local particulier. Ainsi, la défInition de ces règles ne peut être unilatérale, dans la mesure où il est requis que l'ensemble des acteurs attelés au processus participatif approuvent et respectent ces règles. La première étape à franchir avec les acteurs conviés à un tel processus consiste donc à « con.-erterla concertation», c'est-à-dire à se mettre d'accord sur les règles spécifIques au processus en démarrage. Au
sein
de
l'ensemble
de
règles 219
idoines,
l'enjeu
des modalités
de
réintégration des résultats d'un processus participatif de décision ad hocdans une procédure légale est évidemment crucial, dans la mesure où ce n'est qu'au moment de ce « retour à la procédure» que ces résultats acquerront leur véritable force légale (p. ex. lorsqu'une autorité fait sien un accord résultant d'un processus de concertation, en l'insérant dans une planification officielle contraignante, ou en votant le budget nécessaire à sa mise en œuvre, etc.). L'autorité politique qui engage un processus participatif doit donc préciser d'emblée cet aspect essentiel, et informer les acteurs sociaux des modalités de validation légale des futurs résultats du processus - condition capitale d'un véritable engagement des acteurs sociaux. En réalité, les modalités de réinsertion des résultats du processus ad hoc dans la procédure décisionnelle usuelle (budgétaire ou autre) ne faisant pas forcément d'emblée l'objet d'un accord entre toutes les parties en présence, elles peuvent naturellement devoir être négociées entre ces parties préalablement au démarrage du processus luimême. D'autre part, s'agissant de politiques ou projets territoriaux, la définition d'un périmètre est capitale, puisqu'elle conditionne non seulement l'échellepertinente pour l'action collective (et donc l'identification des compétences en jeu ainsi que des organes institutionnels concernés, voire responsables), mais aussi le choix des acteurs à convier, ainsi que les caractéristiques des autres aspects énoncés supra. Enfin, le caractère territorial des politiques ou projets en question implique d'accorder une importance accrue à la coordination de diverses procédures en vigueur, qui fréquemment doivent être articulées sur un même territoire selon une multitude d'approches sectorielles, à une variété d'échelles, et à l'aune de temporalités distinctes. 3.2. La nature de la participation
L'un des aspects qui requiert le plus de perspicacité et de transparence, lors de la mise en place des dites règles du jeu, est la question de l'ampleur de l'échange volontaire entre autorité et administrés, autrement dit de la nature de la participation à laquelle chaque acteur convié80 va pouvoir prétendre, à chaque étape du processus participatif. Les négociations préalables à l'instauration d'un processus participatif portent notamment sur cet aspect.
80 Dans les cas où les acteurs s'invitent avant d'avoir été conviés, c'est-à-dire lorsque le processus participatif résulte d'une mobilisation sociale plutôt que d'une initiative prise par l'autorité politique, le problème n'est guère différent.
220
Sans détailler ici - faute de place - toutes les caractéristiques et implications des divers niveaux de participation envisageables, précisons que nos diverses expériences de terrain nous ont amenés à distinguer, de manière pragmatique, trois principaux
. .
degrés de participation:
l'information, largement unilatérale, dont le destinataire «participer» se borne à prendre connaissance ;
qui accepte
de
la consultation,au moyen de laquelle l'émetteur fait connaître un projet, une idée ou une opinion, et sollicite l'avis des personnes consultées, en s'engageant à prendre connaissance de ces avis - mais pas forcément à en tenir compte; la concertation,qui consiste en des relations multilatérales entre acteurs a priori égaux, sous forme d'un processus de délibération81 visant à défInir un accord volontaire et/ou à délimiter voire réduire les divergences entre protagonistes ayant des intérêts différents.
On peut encore ajouter:
. .
la négociation, comme étant une forme de concertation où l'autorité publique compétente pour décider sur le projet ou la politique en question est l'une des parties en présence, avec pour conséquence particulière qu'une fois un accord conclu entre l'ensemble des protagonistes, il n'y a pratiquement plus d'autre étape décisionnelle à franchir pour que l'accord soit réintégré dans la procédure légale; la co-décision,mode de décision qui prévaut lorsque plusieurs autorités politiques de même niveau (p. ex. plusieurs exécutifs communaux) doivent décider ensemble. Elles peuvent alors fonctionner soit à l'unanimité (chacune conserve ainsi un droit de veto), soit selon d'autres techniques de décision.
Il Y a lieu d'attribuer clairement à chaque acteur ou groupe d'acteurs l'un des trois principaux degrés de participation évoqués supra, et ce pour chaque étape du processus.82 Soulignons en outre que si la nature de la participation à laquelle chacun des acteurs peut ainsi prétendre résulte parfois d'une négociation préalable, l'autorité politique qui pilote le processus participatif doit
81 La délibération
étant entendue
comme
une discussion
orientée
sur la prise de décision
collective - cette délibération pouvant d'ailleurs être publique ou se dérouler à huis clos. 82 En effet, le degré de participation attribué à chaque acteur peut varier selon les phases d'élaboration d'une politique ou d'un projet - ou de règlement d'un conflit - de même que la composition des groupes d'acteurs impliqués peut être amenée à évoluer selon les étapes, les enjeux, les besoins.
221
impérativement avoir entériné formellement autres - avant d'enclencher le processus.
cette règle - comme toutes les
3.3. Une métarègle
Lorsqu'au cours du processus participatif de décision, les protagonistes ont des divergences quant à l'interprétation des règles du jeu applicables, c'est à l'autorité politique qu'incombe la responsabilité d'arbitrer entre les interprétations possibles. Néanmoins, il est important de prévoir d'emblée une règle spécifique (ou métarègle) définissant à quelles conditions et selon quelles modalités (quel système de décision) les règles du jeu peuvent être modifiées. En effet, des adaptations des règles du jeu en cours de processus sont parfois incontournables, non seulement parce qu'une règle s'avérerait peu claire à l'usage, mais aussi pour tenir compte d'éléments imprévus - comme p. ex. l'émergence de nouveaux acteurs ou la production de nouvelles informations expertes en cours de processus, ou encore l'éventuelle nécessité de prolonger tel ou tel délai. 4. LES IMPLICATIONS
POUR LE MEDIATEUR
TERRITORIAL
Nous avons présenté brièvement les conditions primordiales à réunir pour qu'il soit opportun d'engager un processus participatif de décision en matière de politiques ou de projets à impact spatial, et mis en évidence les principales modalités à respecter pour que l'instauration d'un tel processus puisse se traduire par des résultats probants. Nous avons relevé le rôle central et crucial de l'autorité politique à cet égard. Il n'en reste pas moins que, dans la pratique, l'autorité politique est fréquemment amenée à mandater des experts (ou à les nommer au sein de son administration) pour la soutenir et la conseiller lors de l'élaboration et du pilotage opérationnel d'une démarche participative. Parmi les quelques enseignements évoqués dans les paragraphes précédents et en complément, on rappellera brièvement les points suivants, qui constituent autant de responsabilités incombant au médiateur territorial83 dans le cadre des tâches qui lui sont confiées, et plus particulièrement avant même que le processus soit engagé.
83 Le
médiateur territorial est l'expert chargé d'accompagner et de faciliter les trois «c»qu'implique
un processus participatif de décision ad hoc, dans le domaine territorial: £onception, £onduite et £onclusion du processus. Ses responsabilités spécifiques s'ajoutent naturellement à celles que tout médiateur doit assumer. Concernant les conditions générales de l'activité de médiation, voir p. ex. de Bona 1988, ou Six 1990. Sur la nécessité de recourir à un tiers, voir aussi Lebrun et V olckrick 2005.
222
Précisons préalablement que la médiation est l'intervention d'un tiers impartial pour faciliter la communication et l'atteinte d'accords entre des parties ayant des points de vue divergents. A noter que la possibilité de procéder à une telle intervention dépend largement de la volonté des parties en présence: elle peut ne pas être possible (degré de conflictualité trop élevé), ou encore ne pas être nécessaire ~es acteurs en présence ont la capacité de se mettre d'accord entre eux sans intervention extérieure). 4.1. Elaborer des variantes de processus décisionnels
Lorsqu'il est sollicité par l'autorité politique, le médiateur territorial doit, en amont du lancement d'un processus participatif, rendre attentive cette autorité à la nécessité de faire un bilan préalable des avantages et inconvénients du processus. Le médiateur pourra également donner aux parties en présence des éléments d'appréciation les aidant à faire ce bilan. Pour ce faire, il pourra notamment proposer des variantes - comparant les avantages et inconvénients en termes de coûts, de délais, mais aussi de légitimité avec et sans processus participatif! - sur la base desquelles les parties impliquées décideront de la voie sur laquelle elles entendent s'engager. Le médiateur doit alors être attentif au « moment» où l'on se trouve lorsque l'on discute de l'opportunité de lancer un processus participatif (est-on en amont d'une procédure, ou s'approche+on déjà de son terme ?), de manière à conseiller adéquatement l'autorité politique quant à ce que l'on peut - ou ne peut plus - escompter du processus. Par ailleurs, en cas de démarche anticipatrice, le médiateur devra apporter un ~oin encore plus particulier à l'identification des acteurs à convier - comme à la définition préalable du rôle que chacun de ces acteurs sera amené à jouer au cours du processus. Enfin, le médiateur territorial devra également accompagner les parties en présence pour l'indispensable identification des procédures en vigueur (dans les divers domaines politiques-thématiques concernés et aux diverses échelles institutionnelles pertinentes) qui pourraient, à un moment ou à un autre, interférer avec le développement du processus participatif en question. 4.2. Vérifier l'existence de ((conditions locales)}favorables
Le rôle du médiateur consiste aussi à accompagner la réflexion préalable de chacun des protagonistes quant à l'existence des « conditions locales» évoquées précédemment (section 2), relatives à la nécessité et à la volonté d'agir. Le médiateur pourra ainsi favoriser la reconnaissance par chacun de l'interdépendance des parties en présence, et rendre celles-ci attentives aux multiples perceptions prévalant au sein des divers groupes d'acteurs 223
potentiellement
impliqués dans le processus.
4.3. Souligner la nécessité impérative d'un engagement politique affirmé
Il est indispensable que le choix d'une variante de processus décisionnel participatif soit effectué de manière claire, explicite et formelle par l'autorité politique compétente (à l'exclusion d'une autorité administrative ou experte), cette autorité politique étant seule à même de légitimer une démarche participative. Le médiateur doit rappeler cela, de même qu'il doit rappeler à l'autorité politique les limites de son pouvoir - dans le cadre de l'é.-hangevolontaire qui caractérise la participation - ainsi que les conditions qui doivent être réunies pour qu'il vaille la peine d'engager un processus participatif de décision. Au cours du déroulement du processus participatif, le médiateur devra également veiller à ce que l'autorité politique entérine périodiquement et formellement l'avancement des travaux, en ratifiant les résultats partiels obtenus au terme de chacune des étapes du processus, de sorte que l'étape suivante puisse être amorcée sur une base consolidée politiquement. 4.4. Accompagner, fadliter qualité
la définition de règles du jeu légitimes, et de bonne
La définitionde règlesdujeu et l'exigence de leur approbation explicite par l'autorité politique fait partie des tâches que le médiateur territorial doit assumer, en collaboration étroite avec l'autorité politique. Ensuite, il est clair que le médiateur doit aussi être très attentif au respect des règles du jeu, et soumettre les divergences d'interprétation à l'autorité politique. L'attention aux règles est l'une des conditions nécessaires à la créationde confianceentre acteurs - confiance cruciale car nécessaire à la bonne collaboration, à la prise de risques et à l'innovation, sans lesquelles le processus risque de perdre une part significative de son potentiel de créativité. Le recours à un processus participatif de décision suppose une grande souplesse quant au .'hoix des solutionsque ce processus doit contribuer à identifier (garantie d'une certaine marge de manœuvre dans les options de contenu parmi lesquelles les acteurs concernés recherchent des stratégies convergentes). En revanche, il requiert une grande rigueur dans les règles du jeu qui cadrent ce processus. Ces règles définissent notamment l'objet et l'objectif du processus, les acteurs associés, leurs tâches, leurs responsabilités et leurs prérogatives respectives, ainsi que les conditions spatiotemporelles de leur mission, les ressources (financières, informationnelles, etc.) à leur disposition, ou encore les modalités d'arbitrage en cas de conflit. Elles doivent être élaborées soigneusement, concertéesavec les adeurs associés au processus, et avalisées 224
formellement par l'autorité politique, condition sine qua non d'une légitimité reconnue et partagée par chacun. Ces règles doivent également être de bonne qualité, c'est-à-dire qu'elles doivent être pertinentes (et donc équitables), acœptables (partagées), daires, transparentes et stables. Enfin, leur respect doit être garanti, ce à quoi le médiateur territorial doit veiller constamment - sous l'égide de l'autorité politique. 4.5. S'engager prudemment
Le rôle du médiateur territorial est particulièrement important et délicat lors de la phase de négociation préalable à l'instauration d'un processus participatif de décision, dans la mesure où il peut contribuer activement à l'élaboration des règles du jeu, en jouant le rôle de facilitateur de la « concertation de la concertation» évoquée supra (section 3). On relèvera enfIn le risque toujours signifIcatif pour le médiateur de se faire manipuler par l'une et/ou l'autre des parties en présence: au cas où les conditions de sa mission ne lui paraissent pas remplies sufflsamment pour que le processus puisse être équilibré et juste, il lui appartient de se réserver; et dans les cas où les conditions paraissent ne pas être optimales, le médiateur peut avoir tout intérêt, avant d'accepter une mission, à affiner son appréciation en échangeant avec un pair - autre médiateur, externe au contexte. CONCLUSIONS
Les processus participatifs de décision présentent de nombreux avantages, tant du point de vue de l'autorité politique que de celui des administrés: meilleure légitimité des décisions élaborées, induisant une meilleure acceptabilité sociale, une plus grande faisabilité et donc une efflcacité accrue de l'action publique; valorisation de l'expertise citoyenne et de la créativité des acteurs sociaux (individuels et collectifs), contribuant à infléchir les décisions publiques en faveur de leurs bénéfIciaires; meilleure adhésion des acteurs sociaux aux solutions défInies et leur émulation pour contribuer à la mise en œuvre de ces solutions; plus-value démocratique; etc. Cependant, ces processus ne conviennent certainement pas à toutes les situations. Leur opportunité dans chaque cas d'espèce dépend en premier lieu de la volonté politique de l'ensemble des acteurs concernés - autorités autant que représentants individuels ou collectifs de la société civile. En outre, tant la conception que la gestion de processus participatifs de décision ad hoc sont des exercices exigeants: ils doivent être envisagés uniquement lorsqu'ils sont susceptibles d'amener un « plus» à l'action publique, et pour autant que les coûts et risques qu'ils induisent aient été soigneusement évalués. A défaut d'une appréciation politique positive quant aux chances de succès d'un 225
processus participatif, mieux vaut donc s'en tenir à une approche politicoadministrative classique, davantage formelle, articulée strictement aux procédures légales, garante de transparence, de prévisibilité et de prise en compte égalitaire des administrés. En revanche, les processus participatifs de décision ont toute leur pertinence et déploient toute leur valeur lorsque les conditions de leur engagement sont réunies; ce qui permet de se départir d'une approche essentiellement juridique au profit d'une approche plus politique, mais aussi plus stratégique: imprégnée de réalisme, soucieuse d'équité sociale, et davantage attentive à la légitimité comme à la faisabilité des décisions élaborées avec l'appui de la société civile. REFERENCES De Bono Edward Dupont
Christophe
(1988), Conflits: vers la médiation constructive, Interéditions. (1990), La négociation: conduite, théorie, applications, Dalloz.
Flückiger Alexandre, Morand Charles-Albert et Tanquerel Thierry (2000), Evaluation du droit de recoursdes organisationsde protection de {environnement, OFEFP [O(fice fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage]. Godbout Jacques (1983), La participation contrela démocratie,St-Martin. Habermas Jürgen (1973), Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le caPitalisme avancé,Payot. Lebrun Jean-Pierre et V olckrick Elisabeth, (2005),Avons-nous encorebesoind'un tiers?,érès. Le Cardinal Gilles, Guyonnet J.-F. et Pouzoullic Bruno (1997), La cfynamique de la confiance: construire la coopération dans les projets complexes,
Dunod.
Mauss Marcel (1985), « Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques », Sociologieet anthropologie,Presses universitaires de France [pp. 145-279; première édition 1950]. Mettan Nicolas (1997), « Comment gérer les conflits suisse », Environnement et société,n° 18, FDL [pp. 69-75].
d'implantation,
l'expérience
Ruegg Jean, Mettan Nicolas, Vodoz Luc (1992), La négociation.Son rôle, sa place dans l'aménagementdu territoireet laprotectionde {environnement,PPDR. SixJean-François
(1990), Le temps desmédiateurs,Seuil.
Thévoz Laurent (1999), Procesosde concertacionpara la gestionpublica; conceptos,dimensionesy herramientas,Edicion Cende - DCV. Dry William, Fisher Roger (1982), Comment réussirune négociation,Seuil [version française; titre original: Getting to Yes]. Vodoz Luc (1994), « La prise de décision par consensus: ourquoi, comment, à quelles conditions », EnvIronnement et Société,n° 13, FUL [pp. 57-66 .
f
V odoz Luc (2006) « Processus décisionnels participatifs ad hoc dans les politiques territoriales: quelques enseignements issus de quinze ans de pratiques en Suisse », in Billé R., Mermet L., Berlan-Darqué M., Berny N., Emerit A. (dir.), Concertation,décisionet environnement.Regardscroisés,volume IV, La Documentation française [pp. 129-153].
226
CHAPITRE SE CONFRONTER ITINERAIRE
D'UN
Stéphane
POUR CONFLIT
11 CONSTRUIRE? EN MER D'IROISE
PENNANGUER
Jean-Eudes
BEURET
Fanny TARTARIN Agnès SABOURIN
Les espaces littoraux sont des interfaces complexes: interfaces écologiques entre un écosystème terrestre et un écosystème marin, interfaces juridiques entre un régime de domanialité publique et un régime de propriété privée, interfaces administratives entre des autorités aux compétences cloisonnées, interfaces culturelles entre «gens de la mer» et «gens de la terre », ce sont par nature des interfaces conflictuelles. Or ces espaces sont convoités par de nombreux acteurs pour de multiples usages. Au fur et à mesure que le nombre d'acteurs présents sur le littoral augmente, l'espace disponible pour chacun diminue et il émerge des zones de friction et des concurrences qui traduisent des interactions fonctionnelles plus ou moins conflictuelles (Corlay, 2003). Plusieurs types de conflits cohabitent en zone côtière. Les conflits d'usage sont le fait d'acteurs qui revendiquent un même espace ou une même ressource pour des usages qui entrent en concurrence: ils se multiplient en raison de l'attractivité des espaces littoraux pour des usages productifs, récréatifs, résidentiels et de la valeur écologique et patrimoniale qu'ont ces espaces aux yeux d'acteurs qui n'en sont pas toujours usagers mais souhaitent qu'ils soient préservés. Dans les conflits d'environnement, des groupes
d'acteurs se mobilisent en réaction à des nuisances avérées (marées vertes par exemple), alors que dans les conflits d'aménagement, la mobilisation vient en réaction à l'annonce d'un projet d'aménagement (Lecourt, 2003). Il existe enfIn des conflits de gestion, dans lesquels la mobilisation traduit un désaccord sur la façon d'avancer ensemble dans un projet de gestion de la zone côtière. Les deux derniers types de conflits mettent les acteurs aux prises avec le promoteur d'un projet. Mais alors que le projet d'aménagement vise à faire accepter à la population un aménagement qui risque de remettre en cause sa qualité de vie puis à gérer sa réaction, le projet de gestion vise à associer les acteurs d'un territoire dans un projet commun. Les acteurs sont alors invités à participer mais le conflit émerge tout de même autour des positions défendues par les uns et les autres, autour des modalités prévues pour la participation du public, ou encore parce que certains acteurs préfèrent l'opposition au dialogue. En mer d'Iroise, c'est un conflit de gestion qui a retenu notre attention. L'Etat:, initiateur d'un projet de parc national marin, entend associer les usagers de cet espace à la défInition du projet, mais la dynamique de concertation qu'il a souhaitée semble indéfectiblement liée à celle du conflit qu'elle engendre. Après avoir posé les bases de la lecture des conflits observés en zone côtière, nous retracerons l'itinéraire du conflit observé en mer d'Iroise. Nous en déduirons des enseignements quant aux facteurs qui déterminent la progression d'un conflit de ce type et à la façon dont il peut être analysé pour en comprendre la dynamique. 1. LE CONFLIT
EN ZONE COTIERE, ENTRE RAPPROCHEMENT
RUPTURE
ET
1.1. Acteurs et action publique au cœur des conflits en zone .'ôtière
1.1.1. Les acteurs: les figures du conflit Il existe plusieurs types d'interactions conflictuelles entre acteurs, qui peuvent être distinguées selon les incompatibilités qu'elles traduisent. Le conflit par incompatibilité absolue apparaît entre deux activités qui s'excluent, le développement de l'une induisant la disparition de l'autre. C'est le cas de l'extraction de granulats sur un gisement de coquilles Saint-Jacques. Les solutions passent par des négociations sur l'allocation et l'accès à la ressource sur fond de pressions politiques et économiques souvent pesantes. Le conflit par compatibilité conditionnelle concerne des pratiques et usages qui ne sont compatibles que sous certaines conditions. Il dépend essentiellement de la manière dont ces conditions sont négociées: le conflit porte sur la défInition, l'application et le respect de mesures de gestion. C'est le cas par exemple de la pratique de la pêche dans un espace protégé 228
qui ne peut avoir lieu que sous certaines conditions négociées entre les protagonistes (mise en place d'une période de repos biologique, etc.). Le conflit par compatibilité relative apparaît lorsqu'une activité altère les conditions de réalisation d'une autre. Il met en jeu des effets externes négatifs: l'absence de coordination entre ceux qui génèrent ces effets et ceux qui les subissent font que ces conflits peuvent rester latents jusqu'à ce qu'un facteur déclenchant entraîne une eXplicitation parfois brutale. C'est par exemple l'agriculture littorale qui engendre la pollution bactériologique de cours d'eau se jetant au droit d'installations conchylicoles. Le conflit se cristallise autour de la défInition ou du respect de réglementations, mais peut évoluer vers la recherche de compromis négociés. Le conflit par anticipation vient d'interactions imaginaires. Il est lié au manque d'informations. Si les questions des acteurs sur un événement ne trouvent pas de réponse, elles se transforment en craintes et peu à peu se cristallisent en certitudes. Ce type de conflit est souvent lié à l'action publique et à des antécédents historiques: on craint par exemple que l'Etat n'impose une interdiction d'accès aux ressources, même s'il affirme le contraire, parce qu'il a procédé ainsi, à un moment et en un lieu donné. C'est par exemple le cas des réactions suscitées par la défInition de sites Natura 2000. Alors même que le projet est loin d'aboutir, des informations partielles et l'absence initiale de concertation entraînent des situations de conflit ou de blocage fort. Le conflit par divergence, ou conflit idéologique, se caractérise par une profonde divergence quant à la fmalité de l'utilisation de la zone côtière. Si la zone côtière a longtemps représenté une valeur économique (et la représente toujours aujourd'hui), l'écologie est devenue une valeur au nom de laquelle des groupes sociaux se mobilisent. Un conflit associe souvent plusieurs de ces types de conflits, au cours de sa progression. 1.1.2. L'action publique: lorsque le gestionnaire s'en mêle... Face à la complexité des espaces littoraux et à la multiplication des conflits qui s'y développent, de quels outils le gestionnaire dispose-t-il? L'action publique en zone côtière a connu trois évolutions majeures: les lois de décentralisation de 1982, l'institution concomitante de la contractualisation entre l'Etat et les collectivités locales, puis la loi du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dite loi « Littoral». Les récentes mesures concernant la révision de la loi sur l'eau de 1992 et en particulier la directive-cadre sur l'eau de l'Union européenne, ainsi que les différents textes et conventions portant sur la participation du public dans les décisions publiques,
229
constitueront dans les prochaines publique en zone côtière.
années les tendances
lourdes de l'action
Ces cadres législatifs distincts ont engendré une grande variété d'outils institutionnels ou documents de planification territoriale à plus ou moins grande échelle, applicables sur divers types de milieux (Commission Environnement Littoral, 2002). Les mesures de gestion de la zone côtière sont le produit de processus multiples visant à répondre à des problèmes ou des enjeux apparus les uns après les autres, ce qui se traduit aujourd'hui par un enchevêtrement de processus et de moyens de gestion cloisonnés, monospécifiques et plus ou moins compatibles entre eux. Lévy-Bruhl et Coquillart (1998) ont identifié 36 outils de gestion et de protection de l'espace dont la majorité peut trouver une application directe en zone côtière. Ces mesures de gestion sont elles-mêmes sous la tutelle d'autorités aux compétences, aux missions et aux statuts divers, peu coordonnées entre elles, ce qui rend difficile toute initiative de gestion globale de ce territoire. Cette dissémination d'outils ne permet pas d'assurer la cohérence territoriale de l'action publique et entraîne l'incompréhension de ceux qui vivent le littoral au quotidien. Ce «millefeuille réglementaire », si souvent évoqué, entraîne de nouveaux types de conflits. Finalement, les conflits rencontrés en zone côtière sont de deux types: soit ils relèvent directement d'une compétition entre activités pour l'accès à une ressource limitée, soit ils sont issus de l'application de règles de gestion régulant l'utilisation de cette ressource afin d'en préserver le potentiel socioéconomique. Ces règles de gestion traduisent une allocation des espaces et des ressources pour lesquels doivent être prononcés des choix ou une hiérarchisation des affections (Catanzano et Thébaud, 1995) : ces choix sont l'objet de débats... et de conflits. 1.2. Le conflit (omme modalité de coordination
1.2.1. L'espace du conflit: des conflits dans un espace public Les conflits qui nous intéressent sortent de la sphère privée pour se manifester dans un espace public, caractérisé par la liberté et l'autonomie des citoyens pour la formation par la raison d'une opinion et d'une volonté collective (Habermas, 1978). Cet espace n'est pas toujours institutionnellement organisé, contrairement à la façon dont il est défini par Ladrière (1992), mais, en tant qu'espace public autonome, il est «garanti» par le système politique (Candau, 1999). Ce type de conflit présente les caractéristiques suivantes: Le réseau des participants au conflit n'est ni rigide, ni fermé: des acteurs en sortent, d'autres s'invitent, l'entrée comme
230
la sortie sont libres. Certains acteurs pèsent sur le développement du conflit sans y participer d'aucune façon tangible. De façon plus générale, le conflit s'inscrit dans le territoire comme une interaction entre acteurs ellemême en interaction avec d'autres modes de coordination: alliances, dépendances, hiérarchies, etc. Au-delà du réseau des participants, le conflit s'inscrit dans un système qui l'influence et qu'il influence. Le conflit n'est pas piloté mais il est « encadré». Il se développe dans un cadre posé par le législateur et garanti par la force publique. Le système politique est à la fois un cadre, une garantie et un recours éventuel. Le conflit participe de la formation d'une volonté collective: les controverses entre les acteurs de la zone côtière et de sa gestion peuvent se manifester sous une forme conflictuelle ou non, mais toutes constituent un point à partir duquel les acteurs sont amenés à confronter leur position et à construire une volonté commune. Les conflits qui nous intéressent se développent dans des espaces publics dotés d'objectifs implicites relatifs à la gestion coordonnée de biens communs. Ce qui s'y joue, c'est à la fois la mise en cohérence des activités entre elles et vis-à-vis des milieux naturels dans lesquelles elles s'inscrivent, la construction d'un « agir concerté» autour de ce besoin de cohérence et la construction d'un espace public politiquement légitime: l'action concertée et l'espace public se coconstruisent en se renforçant mutuellement. 1.2.2. Le temps du conflit: un itinéraire Le conflit a une histoire. Il apparaît lorsque le système social en place est incapable d'absorber un événement et de gérer le changement que celui-ci induit dans des conditions acceptables par les acteurs qui en dépendent. Né de la confrontation entre des acteurs aux intérêts et aux points de vue divergents, le conflit engage ceux qui le portent dans une histoire dont on ne connaît pas la f1O. La progression dans le conflit n'est pas continue. Elle se décompose en phases qui peuvent se succéder ou se chevaucher, avec des moments d'apaisement, des pics de conflictualité, des phases de latence. La progression dans le conflit n'est pas non plus linéaire. Les catégories d'acteurs engagées dans le conflit, leurs modes d'organisation et de mobilisation changent au @ du temps. L'objet même du conflit évolue: autour de l'objet principal qui est souvent celui qui a déclenché les hostilités apparaissent des déclinaisons de cet objet qui deviennent des sujets de discorde. Dès lors, le conflit se structure en différents espaces de confrontation. En mer d'Iroise, l'objet principal du conflit est le projet de création d'un parc national marin; des déclinaisons 231
apparaissent
autour de la place et des prérogatives
des insulaires ou de la
déftnition du périmètre du futur parc. 1.2.3. Les deux visages du conflit: rupture et rapprochement Tout conflit naît pour être résolu, que ce soit aux dépends de l'une des parties en présence ou par la construction d'un compromis, par la force ou par le dialogue. La progression du conflit n'est pas « pilotée» mais son but est la résolution du conflit. Le fait que les parties en conflit s'engagent ensemble dans cette progression les rapproche de fait. Si le conflit est l'expression d'un désaccord, il est aussi une force de socialisation qui unit les parties rivales (Hahn, 1990, cité par Catanzano et Thébaud, 1995). A défaut d'une vision partagée, c'est la mobilisation qui est partagée, autour d'un objet commun. Le conflit est une rupture mais c'est aussi un rapprochement. 1.2.4. Conflit ou concertation:
les deux faces d'un même itinéraire
Dès lors, nous analyserons la dynamique de développement du conflit comme un itinéraire de concertation, déftni comme le cheminement suivi par la concertation en termes de contenu comme de forme (Beuret, 1999 ; Beuret et al., soumis). A l'image de l'itinéraire technique d'une culture, marqué par des étapes de croissance de la plante et différentes interventions effectuées par l'agriculteur, l'itinéraire de concertation est marqué par une progression dans le dialogue (positive ou négative), des « événements» extérieurs qui l'influencent et d'éventuelles interventions visant à favoriser son avancée, qualiftées d'« opérations ». Il naît autour d'un objet de concertation et prend forme sur des scènes de concertation autour desquelles s'articulent les échanges entre acteurs. Le nombre et la nature des participants, l'objet de discussion, l'émergence d'accords caractérisent des étapes qui peuvent se succéder ou se chevaucher84. Ainsi, l'itinéraire du conflit s'articule autour d'un événement déclencheur, d'un objet principal, puis d'un cheminement entre des espaces de confrontation qui se superposent ou se succèdent, dépendant d'événements extérieurs destinés à calmer le conflit ou qui au contraire l'exacerbent... dans un « champ» au cœur duquel les objets de conflit peuvent être repris par n'importe qui, à n'importe quel moment. Il existe parfois des initiatives et procédures de règlement de conflit: si l'itinéraire passe et repasse par ces procédures, il suit son propre
84 La mise en évidence et l'analyse des caractéristiques de ces itinéraires est issue de travaux menés sur les processus de concertation dans les espaces ruraux (Beuret, 1999 ; Beuret et Tréhet, 2001) puis dans les espaces littoraux (Follezou et Rivière, 2003 ; Sabourin et Pennanguer, 2003 ; Tartarin, 2003).
232
chemin avec des détours par des interactions informelles. Il ne peut en aucun cas être assimilé à une procédure, définie comme un ensemble de règles et de formalités qui doivent être observées pour parvenir à un résultat (Candau, 1999) : dans le cas de processus formalisés, une procédure fiXe parfois un cadre et une ossature que l'itinéraire respecte mais dépasse largement. Nous analyserons le conflit comme une modalité parmi d'autres de coordination entre acteurs. En nous intéressant à l'histoire du conflit, nous retracerons un « itinéraire du conflit» reprenant les principes mêmes de l'itinéraire de concertation. 2. L'ITINERAIRE
D'UN CONFLIT:
LE CAS DE LA MER D'IROISE
2. 1. La mer d'Iroise
L'Iroise baigne les côtes occidentales du Finistère. Limitée au nord par les îles d'Ouessant et de Molène, au sud par la chaussée de Sein, elle communique avec la Manche par les chenaux du Four et du Fromveur et avec la baie d'Audierne par le raz de Sein. D'après la définition qui en est faite en géographie, l'Iroise s'arrête au méridien de la pointe de Pern, à l'ouest d'Ouessant. La faible profondeur, la diversité des substrats et l'hydrodynamisme particulier de l'Iroise expliquent la variété d'habitats rencontrés (Boncœur et al., 2000) et la richesse spécifique de cet écosystème. Support de nombreuses activités de pêche, d'extraction, de transport maritime, de tourisme, l'Iroise fait l'objet de multiples périmètres de gestion dont les principaux sont le Parc Naturel Régional d'Armorique, la Réserve de biosphère d'Iroise et la réserve naturelle d'Iroise. C'est dans ce contexte qu'apparaît en 1989 le projet de création d'un parc national marin en mer d'Iroise. C'est un projet innovant, puisqu'il mobilise l'outil 'parc national' Gusqu'ici mis en place en milieu montagnard ou semimontagnard sur des milieux peu fréquentés par l'homme) dans une configuration très océanique où cohabitent de nombreuses activités. Le projet comprend une zone terrestre comprenant les îles de l'Iroise et les communes littorales de Porspoder à Plouhinec, et une zone périphérique marine s'étendant au droit de ces communes jusqu'à la limite des eaux territoriales (12 milles nautiques). Depuis 1989, le projet cherche sa voie entre conservation stricte et développement durable et alimente les colonnes des quotidiens locaux (Sabourin et Pennanguer, 2003). 2. 2. Déman'he et méthode
Révéler l'itinéraire du conflit suppose de reconstituer l'historique du projet de parc national marin. Ce travail a été fait en croisant deux sources
233
d'informations complémentaires, l'une basée sur le vécu des participants, l'autre sur une revue de la presse quotidienne locale permettant de fIxer les repères dans le temps, la longueur du processus ayant effacé ou transformé la « mémoire» du début. La revue de presse a été constituée de 1989 à 2003 à partir d'articles parus dans les principaux quotidiens locaux et dans des revues spécialisées, ainsi qu'à partir de comptes-rendus de réunions (pennanguer, 2001 ; Pennanguer et Sabourin, 2003). Des entretiens ont été effectués auprès de plusieurs représentants de chaque catégorie d'acteurs selon un mode semi-directif. Les récits de chaque acteur ont alors été mis en parallèle afIn de retracer l'itinéraire du conflit en termes d'étapes, de participants, de résultats, mais aussi de caractériser les facteurs qui unissent les acteurs ou les opposent (Sabourin et Pennanguer, 2003). 2. J. L'histoire
du prqjet de part' national marin en mer dlroise
2.3.1. Les premières déclarations:
l'émergence publique du projet
Le projet de création d'un parc national marin en mer d'Iroise arrive sur la scène publique un soir d'avril 1989. Lors de l'inauguration de la Réserve de biosphère d'Iroise (RBI) à Ouessant, le vice-président du comité français du programme Man And Biosphere (MAE) de l'UNESCO déclare: « Je souhaiterais que la RBI puisse être classéepart' national ». Cette proposition, inattendue, est accueillie favorablement par le vice-président du Conseil général et président du Parc naturel régional d'Armorique (PNRA) : « .-'estla reconnaissance du travail que nousfaisons Ùi depuis des années». Ce dernier prend alors le projet en main ; il est offtciellement chargé d'une étude de faisabilité qui doit présenter les justifIcations scientifIques et réglementaires de la procédure 'parc' et envisager l'impact prévisible de cette structure sur le développement local. Dix-huit mois après la déclaration d'intention à Ouessant, un comité de pilotage est créé sous l'autorité du préfet maritime de l'Adan tique et le préfet du Finistère. Il rassemble une cinquantaine d'acteurs publics et privés. Son rôle est d'avaliser les orientations proposées, notamment par le PNRA. Des groupes de travail thématiques sont mis en place et les premières réunions publiques avec les acteurs du territoire sont organisées en janvier 1992. 2.3.2. La présentation du projet aux acteurs du territoire: inquiétudes
les premières
Lors de ces réunions publiques, un comité interprofessionnel exprime les craintes des goémoniers de l'archipel quant au maintien de leur activité si le projet voit le jour. Des remarques sont exprimées sur le poids que doivent avoir les îles dans le parc. C'est l'heure aussi des premières réflexions sur la 234
pertinence d'un parc national en mer d'Iroise, et notamment sur l'adaptation de la loi de 196085 à un espace marin. Il est alors précisé que le projet Iroise a un caractère expérimental et qu'il pourra servir de laboratoire pour la définition d'une réglementation future. La lente avancée du projet suscite des inquiétudes qui ne tardent pas à se formaliser. Au début de l'année 1994, les goémoniers s'inquiètent de nouveau quant au projet de parc et souhaitent être davantage informés du déroulement de celui-ci. La rumeur court d'un gel total des activités de pêche et d'exploitation des algues sur l'archipel de Molène. Le porteur de projet dément cette information et invite les professionnels à participer à une réunion sur le sujet. 2.3.3. Les premières ébauches d'un parc Une première délimitation du parc est proposée. Elle comprend les territoires non classés des communes de Ouessant, Sein, Molène et le Conquet. L'affectation d'un chargé de mission est annoncée pour la fin de l'année 1995 par le Ministère de l'environnement. Le Comité interministériel de la mer décide alors le lancement officiel de la procédure de création du parc national marin de la mer d'Iroise. Cette décision, relatée dans la presse locale, accentue la grogne des goémoniers et les inquiétudes des pêcheurs professionnels. On leur assure alors une place dans les groupes de travail. Le chargé de mission est mandaté en 1996 par le Ministère de l'environnement pour accompagner la procédure de création du parc. En novembre 1996, la mission pour la création d'un parc national marin en mer d'Iroise (mission PNMI) est officiellement créée. Une cellule de suivi restreinte associant la préfecture, la préfecture maritime, la DIREN et le PNRA est mise en place afin d'examiner mensuellement l'avancement du projet. 2.3.4. La tension monte En 1996, le PNRA doit élaborer une nouvelle charte. Deux nouveaux articles portent sur le rôle du PNRA dans la gestion de la zone périphérique du futur parc national. Ces articles font l'objet d'un désaccord de la préfecture maritime, pour laquelle il semble prématuré de présenter le PNRA comme gestionnaire de la zone périphérique du parc vu l'état d'avancement du projet. Le PNRA, appuyé par les communes de Ouessant, Sein et Molène, affirme pourtant que c'est une condition sine qua non de la réalisation du parc national, et souhaite être l'unique interlocuteur de l'Etat sur le projet. Mais dans ce contexte tendu et dans l'attente du renouvellement de sa charte, il suspend sa participation et 85 Loi n060-708
du 22 juillet 1960 relative
à la création
235
des parcs nationaux.
entre alors dans une phase de retrait, passant peu à peu du rôle de porteur au rôle d'opposant. La crise goémonière s'étend aux municipalités. La commune de Molène propose de créer une zone de protection autour de l'île où la récolte du goémon serait interdite. Les professionnels se mobilisent alors, avec le soutien de la commune de Plouguerneau qui compte de nombreux emplois dans ce domaine. Les pêcheurs plaisanciers expriment à leur tour leurs craintes et exigent d'être représentés au sein du comité de pilotage. Alors que la mission PNMI organise des réunions avec les acteurs du territoire, le PNRA organise la contestation. La cellule de suivi restreinte indique que les positions du PNRA, qui souhaite jouer un rôle majeur dans le projet, bloque tout début d'examen de la problématique du développement des activités humaines. A l'instigation du PNRA, les élus insulaires émettent leurs conditions à la création d'un parc national marin, liées au maintien des « us et coutumes ». En 1998, Dominique V oynet, ministre de l'environnemen t, annonce le lancement du parc national marin pour l'an 2000. Elle propose de faire d'Océanopolis une vitrine du futur parc. Le PNRA réagit alors vivement au discours de la ministre et l'accuse de vouloir « récupérer» un projet lancé sous une autre couleur politique. Il prévient: « si tout celasefait dans le dos des îliens et sans le parc régional,je serai le président du comité de défensecontre le par.. national». S'appuyant sur la sensibilité des insulaires quant à la maîtrise de leur destin, le PNRA lance une étude d'opinion auprès d'eux pour renforcer leur place dans le projet. Durant le printemps 1998, alors que la mission continue son travail d'animation, le projet de parc national marin devient un terrain de confrontation politique entre le président du PNRA et la nouvelle majorité départementale qui, sans porter le projet, veille sur son évolution. La mission est absente de cette dimension politique et se retrouve dans une situation où elle subit les conséquences des différents jeux politiques, ce qui ne fait que l'affaiblir dans son rôle d'animation auprès des acteurs locaux. En novembre 1998, lors du SOèmeanniversaire de l'Union internationale pour la conservation de la nature (VICN), le Premier ministre, Lionel Jospin, annonce pour l'an 2000 la création de trois nouveaux parcs nationaux, dont le parc national marin de la mer d'Iroise. Cette annonce lance la question du périmètre du futur parc. A l'origine centré sur les îles, de nombreux élus souhaitent le voir s'étendre.
Le
PNRA
réagit et donne
des conditions
à sa participation
au projet:
« nous donnerons notre a..cord si ..'est eJJedivement l'affaire des îles et non pas de l'ensemble de
la façade maritime». Il dénonce «la dérive inquiétante» que prend le projet en englobant les communes de la façade fmistérienne de la mer d'Iroise. Durant le printemps 1999, le débat sur la taille du périmètre alimente les colonnes 236
des quotidiens: ceux qui sont favorables à un grand périmètre indiquent que la taille du parc doit être dictée par les ambitions de gestion, les partisans d'un petit périmètre argumentent principalement sur la nécessité de donner aux îles une place prépondérante dans le projet. Tandis que la presse relate les oppositions entre les principaux acteurs du projet, la mission entame une série de 36 réunions d'information auprès des conseils municipaux des communes littorales et des comités locaux des pêches concernés par le projet, en vue de la consultation préalable qui doit recueillir l'avis des acteurs du territoire sur la poursuite ou non du projet. Au cours de l'automne 1999, les pêcheurs professionnels continuent à faire pression pour être davantage pris en compte. En janvier 2000, dans un contexte marqué par le naufrage de l'Erika sur les côtes bretonnes, ils définissent une position commune et demandent à ce qu'une commission halieutique soit- créée. Ils entendent conserver la maîtrise de la gestion des ressources et souhaitent que le projet puisse favoriser de nouvelles initiatives dans ce domaine. L'annonce de la consultation préalable fait réagir un nouvel acteur, la fédération de sports sousmarins. Si elle ne s'oppose pas à un projet de parc qui mettrait en valeur la faune et la flore marine, elle craint que son activité soit perçue comme destructrice et donc menacée par le projet. 2.3.5. La consultation préalable Malgré les désaccords sur le périmètre, le comité de pilotage souhaite lancer la consultation préalable. Elle est réalisée sous forme de réunions publiques, dans chacune des îles concernées, chaque communauté de communes, au sein des institutions représentatives des pêcheurs professionnels, et avec le PNRA. Ces réunions sont présidées par les sous-préfets et animées par un cabinet privé. Parallèlement aux réunions publiques, les 34 communes concernées par le projet sont saisies d'une demande d'avis officiel. Les premiers résultats de la consultation préalable traduisent un manque d'appropriation du projet par les acteurs locaux. Même si un intérêt sur une participation à l'élaboration apparaît, les doutes subsistent notamment par rapport à la volonté de l'Etat de marier protection du patrimoine et développement. Le projet est perçu comme un projet flou, sur lequel la plupart des acteurs posent des conditions à leur adhésion. Lors de la présentation de ces résultats, les insulaires expriment à nouveau le caractère particulier de l'insularité et la préservation indispensable des coutumes, et précisent que le droit à l'expérimentation ne doit pas être un droit à l'erreur. La lettre d'avis des préfets, accompagnée du dossier de la consultation préalable, est transmise au Premier ministre. Le projet est présenté au CIADT de Limoges le 9 juillet 2001. Lionel Jospin annonce alors le lancement de l'enquête publique, préalable au décret de création du parc, pour
237
l'année 2002. Il prend l'arrêté de prise en considération du projet en septembre 2001. 2.3.6. Une nouvelle méthode de travail Deux acteurs importants quittent le projet: le chef de la mission et le président du Parc naturel régional d'Armorique, remplacé par une personne de la majorité départementale. De nouveaux groupes de travail sont mis en place, dans lesquels les participants font part de leur lassitude et dénoncent l'absence d'une méthode de travail. Le cloisonnement des groupes apparaît comme un frein à la concertation entre les différentes catégories d'acteurs. La composition des groupes est alors modifiée, et un groupe transversal est créé, chargé d'assurer la coordination. Le nouveau sujet de discorde concerne le degré de protection du parc: certains veulent promouvoir une gestion durable, d'autres s'appuient sur des textes réglementaires pour rappeler que les parcs nationaux doivent assurer un degré de protection élevé. Ils considèrent que l'Etat banalise son principal outil de conservation et estiment que les Schémas de mise en valeur de la mer vont davantage dans le sens du développement durable. Un quotidien local intitule d'ailleurs un article « Parcmarin: le temps dessoldes». 2.3.7. Le conflit se cristallise Yves Cochet vient sur les îles annoncer la création du parc pour 2003. Aux questions posées par les molénais sur le maintien des us et coutumes, il répond qu'ils seront maintenus « s'ils ne sontpas mntradietoiresavecle soud de mnservationet de préservation». Une association molénaise réagit: « le ministre a eu l'honnêtetéde dire qu'il y aurait des interdits et des mntraintes comme dans tout parc national». La population molénaise rappelle alors ses craintes à la mission. Au Conquet, les pêcheurs plaisanciers demandent au Premier ministre d'annuler l'arrêté de prise en considération du parc. Ils considèrent n'avoir aucune information sur les contraintes liées au parc, ne pas disposer d'un nombre suffisant de représentants au sein des instances de décision et considèrent que le budget prévu pour le parc serait mieux utilisé au renforcement de la sécurité en mer. Ils suggèrent alors de créer une association chargée de suivre l'évolution du projet: l'Association de défense et de valorisation des îles et du littoral de la mer d'Iroise (ADVILI). L'ADVILI s'étend rapidement au reste du territoire concerné par le projet. La fédération nationale des pêcheurs plaisanciers lui emboîte le pas dans l'opposition au parc. Dans cette situation tendue, certains pêcheurs professionnels cherchent des garanties à leur participation au projet, d'autres déclarent leur opposition. Avec l'approche des élections dans les comités locaux des pêches, le parc devient un sujet de campagne pour les syndicats professionnels. Tandis
que les groupes
de travail 238
continuent
à se réunir, l'ADVILI
prend de l'ampleur (elle regroupe plus d'une vingtaine d'associations ftnistériennes) et utilise la presse locale pour mobiliser. Face à cela, la mission décide de mettre en place une stratégie de communication et édite le « livre de bord ». La transversalité se fait peu à peu entre les groupes de travail. Une réunion du groupe transversal fait apparaître un besoin de se connaître, d'échanger, d'apprendre à travailler ensemble. Mais, durant l'été 2002, l'opposition au projet se renforce. L'ADVILI placarde des afftches intitulées « NON à un parc nationalmarin en mer d'Iroise» et refuse le dialogue direct avec la mission. Les discussions se font par presse interposée. La légitimité des représentants des pêcheurs plaisanciers et des pêcheurs professionnels est remise en cause, et on observe des prises de position différentes entre représentés et représentants. Les parlementaires locaux se font alors les porteparole des pêcheurs plaisanciers auprès de la ministre de l'écologie et demandent que soit prise une nouvelle orientation et l'engagement d'une réflexion concertée. L'opposition se renforce dans le sud Finistère où les pêcheurs sous-marins décident à leur tour de se fédérer en association. L'Association de défense des pêcheurs sous-marins d'Iroise demande l'abrogation immédiate de l'arrêté de prise en considération. En 2003, le président de l'ADVILI demande à s'entretenir avec les maires pour leur faire part des préoccupations des pêcheurs plaisanciers. Le Ministère de l'écologie et du développement durable donne ses directives pour la poursuite du projet, tant attendues par les acteurs locaux. Le préfet du Finistère annonce alors son départ: «cela restera l'un de mes meilleurs regrets.Ce dossierest malchanceuxdepuis dix ans, il a usé cinq ou six prifets, pris en otage par les querelles despolitiques et des difenseurs passionnés de l'environnement. .. Bien difficile
dy ramener du bon sens. Ce parc n'est pas une mauvaise idée. Mais la méthode .'hoisie, techno, verticaleet maladroite, c'est du Gaston Lagqffe !» Cette allusion au héros de bande dessinée est largement exploitée par l'ADVILI par le biais de tracts qui ne font que diminuer la crédibilité de la mission dans ses travaux avec les acteurs locaux. En avril 2003, la mission présente un bilan des travaux des groupes thématiques. Le préfet du Fi?istère présente une nouvelle méthode de travail pour mener une consultation complémentaire. Les réponses obtenues le poussent à mener des actions avec les partenaires locaux sur la pêche, les îles et le tourisme. Mais une réflexion toujours en cours sur la loi de 1960 interfère avec la conduite du projet et notamment l'enquête publique, ajournée jusqu'à la réforme de ladite loi.
239
3. QUE NOUS APPREND
L'ITINERAIRE
D'UN CONFLIT?
3.1. Le conflit progresse autour d'espaœs de confrontation
3.1.1. Un objet principal: le projet de parc national marin en mer d'Iroise Le projet de parc national marin en mer d'Iroise naît avec la déclaration du vice-président du comité français Man And Biospherelors de l'inauguration de la Réserve de biosphère d'Iroise. Même si cette déclaration ne constitue pas un objet de conflit en soi, elle initie un long processus de structuration du conflit. Dès lors qu'il est posé dans le débat public, le projet de parc national marin en mer d'Iroise devient l'objet principal du conflit. La conduite du projet par les institutions chargées ,de la création du parc constitue le fil directeur de l'itinéraire du conflit. Si elle évolue en termes de porteurs de projets, de méthodes de travail, de liens avec les acteurs du territoire, on la retrouve tout au long de l'itinéraire. C'est en quelque sorte la progression «officielle» du projet de parc, qu'on retrouve à une place primordiale pendant les périodes calmes et en filigrane dans les périodes très conflictuelles, durant lesquelles l'Etat s'attache davantage à garantir l'ordre public qu'à promouvoir un projet de territoire. 3.1.2. Autour de cet objet, des espaces de confrontation Le jeu d'acteurs autour de cet objet principal prend forme autour de grands enjeux qui constituent des espaces de confrontation. On appelle espace de confrontation un espace d'échange entre acteurs autour d'un objet de conflit. En mer d'Iroise, ces objets sont au nombre de six, qui sont des déclinaisons de l'objet principal. La prise en compte de la spéâfiâté insulaire Les îles occupent une place centrale dans le projet, d'une part parce qu'elles sont géographiquement au centre du périmètre du parc, d'autre part parce qu'elles sont depuis le début du projet au cœur des enjeux. Dès 1992, elles émettent le souhait que le parc ne change pas les habitudes de vie des insulaires. Elles prennent ensuite position contre les activités goémonières et, au moment de l'élargissement du périmètre, revendiquent une «spécificité insulaire ». Derrière
leur discours,
on note
une dualité
îles
/
continent
et une logique
d'appropriation territoriale consistant à exclure ceux qui ne viennent pas des îles. Le terme «us et coutumes» dénote cette appropriation du patrimoine naturel
et
/
ou culturel.
L'objet
du conflit vient d'une perception
différente
de
cette notion: là où les insulaires voient un mode de vie en accord avec le milieu et des traditions auxquelles ils s'identifient, les acteurs continentaux, même s'ils reconnaissent globalement le poids que doivent avoir les îles dans le 240
projet, voient des pratiques illégales et une volonté de ne pas respecter la réglementation, voire de légitimer des pratiques et des revendications qui ne le sont pas au regard de la loi. Pour certains, un défaut de présence de l'Etat sur le territoire serait à l'origine des craintes des insulaires. Par manque de contrôle en mer et sur les îles, les insulaires auraient établi leurs propres règles de fonctionnement et verraient « d'un mauvais œil» l'arrivée d'un parc national avec des gardes chargés de faire respecter les règlements en vigueur. La place du mntinent
La dualité îles
/
dans le projet, ou la question du périmètre
continent
est présente
en filigrane dans de nombreux
discours,
l'enjeu étant de voir la spécificité revendiquée par les îles se noyer dans un projet trop vaste. D'autres souhaitent au contraire un périmètre plus étendu garant d'un développement de l'ensemble du territoire. Le débat autour de la question du périmètre émerge en 1997 et est réellement repris lors de la consultation préalable en 2000. A l'origine centré sur les îles, le périmètre envisagé s'étend aux communes littorales à l'instigation des scientifiques selon certains, et en vue d'une stratégie de développement touristique pour d'autres. En dénonçant cet intérêt catégoriel, certains acteurs, et notamment ceux qui sont liés aux îles, cherchent à délégitimer la participation des élus continentaux à ce projet. A travers le projet de parc, la mer d'Iroise devient un objet de convoitise entre les insulaires et les continentaux. Les premiers, tout en dénonçant le projet, veulent en être les seuls bénéficiaires tandis que les seconds prennent conscience d'une identité «mer d'Iroise» et demandent à jouer un rôle actif dans sa gestion. Cet antagonisme existait avant le projet, et celui-ci le révèle au grand jour. La place de la pÙhe professionnelle dans leprqjet Les pêcheurs professionnels sont associés au projet dès la première réunion de pilotage, en 1991. Seul le comité local des pêches du Nord Finistère participe alors, l'ouverture aux comités d'Audierne, de Douarnenez et du Guilvinec étant demandée en 1998 lors de l'élargissement du périmètre envisagé. Dès le début du projet, les pêcheurs professionnels et notamment les goémoniers demandent que le projet ne soit pas une entrave au développement économique de leur activité. A partir de 1999, ils font pression pour être davantage pris en compte et définissent en 2000 une position commune: ils souhaitent que soit conservé leur pouvoir de décision en matière de gestion halieutique. L'objet du conflit est la défense de leurs prérogatives. On retrouve là encore une notion d'appropriation de l'espace: les pêcheurs mettent en avant des prérogatives de gestion prévues par la loi et considèrent qu'il est inconcevable de confier la gestion de leur ressource à d'autres acteurs. Cette position est acceptée par certains et attaquée par d'autres. La légitimité des représentants des pêcheurs professionnels constitue un autre objet de conflit, dans un contexte 241
marqué par l'opposition des pêcheurs professionnels du Conquet. Certains présidents de comités locaux sont accusés de ne pas porter les revendications des pêcheurs dans le débat public. La participation active au projet de certains représentants est perçue par les pêcheurs comme une adhésion au projet. La place de la pêche de loÙir dans lepro/et Les pêcheurs plaisanciers créent en mars 2002 l'ADVILI, une association de lutte contre le projet de parc marin. Alors que le projet de parc est acquis dans son principe par l'ensemble des acteurs, l'ADVILI remet en cause son intérêt. En se basant sur les résultats d'une étude scientifique conduisant à la conclusion que le milieu est dans un état de qualité remarquable, l'ADVILI considère que cet espace n'a pas besoin d'un outil de protection et que ceux qui l'exploitent, notamment les pêcheurs plaisanciers, savent également le gérer. La fédération nationale des pêcheurs plaisanciers ne prend pas la même position et considère que pour défendre les intérêts de la pêche, il est important d'être présent dans les débats. Là encore, la participation au projet est vue par certains comme une adhésion au projet. Les deux organisations se rejoignent par contre sur la faible représentation de leurs membres dans le projet: « cen'estpas normal qu'avecprès de 5000 adhérentsdans le Finistère, on n'ait qu'un seul représentantdans les instances de délibération ».
La place de la pêche de loisir aux yeux des pêcheurs professionnels constitue un autre objet de conflit, avec notamment l'impact sur la ressource d'une pêche de loisir très bien équipée et très performante. Les pêcheurs plaisanciers se défendent d'avoir des pratiques illégales, et estiment que ceux qui ne respectent pas la réglementation en vigueur sont bien souvent des pêcheurs professionnels à la retraite. Pourtant, pour les acteurs du territoire, si l'ADVILI refuse la présence de gardes dans le futur parc et l'instauration d'un système de licences de pêche pour les plaisanciers, c'est qu'ils ne respectent pas la réglementation et craignent une atteinte à leur activité. Pour les pêcheurs professionnels, la chasse sous-marine représente un danger pour la ressource au même titre que la pêche plaisance. Les plongeurs fréquentent les mêmes zones de pêche que les professionnels, ce qui pose des problèmes de cohabitation. L'adéquation de l'outil 'part., au prqjet Les premières réflexions sur la pertinence de l'outil 'parc' et l'adaptation de la loi de 1960 aux espaces marins apparaissent dès le début du projet mais font l'objet d'un conflit, pendant l'année 2002, entre les défenseurs d'un outil de protection fort tel que le prévoit la loi et les promoteurs d'un développement durable intégrant les activités humaines. La loi de 1960 n'est pas adaptée à ce que l'Etat souhaite pour la mer d'Iroise, et certains scientifiques n'accordent pas de légitimité au projet: « si la protedion n'estpas envisagéecommee,!/eumqjeur,je
242
ne vois pas pourquoi on ftrait un pan' ? Il Y a d'autres outils. Ce qu'ils veulent mettre en place, c'est un mode degestion, qu'ils prennent des outils adaptés pour ça, ce n'est pas la peine de passer par la formule 'pan' national: on trompe les gens ». Les réflexions sur cette question, qui bloquent l'avancée du projet, font l'objet d'un rapport au Premier ministre en juin 2003. Ce rapport propose d'élargir les missions des parcs nationaux au développement durable et de considérer l'outil 'parc' comme un instrument privilégié d'aménagement des territoires d'exception (Giran, 2003). Une réforme de la loi de 1960 est actuellement en cours. L'action de l'Etat dans la conduite du prqjet
Outre une certaine lassitude des acteurs locaux par rapport à un projet dont l'annonce date d'une quinzaine d'années et qui nourrit l'opposition, les méthodes de travail sont remises en cause: le manque de clarté dans les objectifs, la mauvaise préparation des réunions, le manque de transversalité entre les groupes de travail, le nombre trop important de participants au comité de pilotage, qui empêche tout dialogue, et le retour permanent sur les mêmes sujets. La place de l'Etat et son mode d'intervention dans le projet, entre dirigisme et absentéisme, apparaissent non comme un objet de conflit en tant que tel, mais comme un objet susceptible d'envenimer le conflit: « çafait 10ans que ça discute, je pense que tout a été dit, à force de faire répéter 100 fois les mêmes choses, on végète et puis
on suscite des oppositions encoreplus fortes ». Il appartient au niveau national de répondre aux craintes exprimées. « Il faut arriver à mncilier cette démocratiede proximité qui fait parler tout le monde et puis la capacitéà prendre des décisions.» « On laisseplus la parole aux acteurs lomux: maintenant, est-ceque ce n'est pas la volonté nationalequi vafaire défaut?» C'est l'ambiguïté entre un projet piloté par l'Etat et une démarche de concertation qui constitue l'objet du conflit. Une méthode de travail basée sur la concertation impliquerait que les acteurs exposent leurs préoccupations et que l'outil soit choisi en fonction de cela. Or, l'outil a ici été choisi avant même qu'il y ait concertation entre tous les acteurs. Les acteurs du territoire ont davantage l'impression que l'Etat leur impose ce parc que le sentiment que c'est à eux de le construire, et, paradoxalement, attendent beaucoup de l'Etat en termes de portage, de directives et de clarification des objectifs. Ceci engendre des ambiguïtés majeures: en effet, nombre d'acteurs veulent être écoutés mais exigent simultanément que l'Etat « donne des réponses claires», « dises'ily aura des contraintes», autrement dit qu'il précise le contenu d'un projet qui est supposé être co-construit par la concertation. 3.2. Une progression co-mnstruite entre des réseaux d'acteurs
L'itinéraire du conflit débute en 1989
243
puis prend forme en des espaces de
confrontation autour du processus de concertation piloté par l'Etat. Ce processus prend forme en différentes scènes de concertation (Beuret et al., 2006) : comité de pilotage, réunions publiques, groupes de travail, orchestrées par la mission. Les acteurs de ce processus changent: certains quittent la démarche, d'autres la rejoignent plus tardivement. C'est ainsi que l'un des protagonistes du projet, obligé de quitter la démarche pour d'autres raisons, devient le point de départ d'un réseau d'opposants. Ce réseau, issu du processus initial, s'élabore et s'organise parallèlement à lui. Mobilisant une catégorie d'acteurs, puis une autre, le mouvement d'opposition au parc se structure autour des espaces de confrontation. Le leader du mouvement organise la contestation, reprise ensuite par une association de lutte contre le parc marin. De ce fait, chaque étape du processus de concertation pour la mise en place du parc marin est reprise par le réseau d'opposants: la venue du ministre de l'environnement est utilisée comme fer de lance du mouvement; la composition des groupes de travail ne satisfait pas tous les groupes d'acteurs en présence et entraîne des mouvements de contestation; la multiplication des réunions entraîne une lassitude favorable à l'opposition. De même, l'évolution du réseau d'opposants entraîne une réorganisation continue du processus de concertation en faveur de la mise en place du parc, telle que la création d'un bulletin d'information. Nous avons ainsi, en parallèle mais en interaction constante et bilatérale, deux réseaux qui s'élaborent, s'élargissent, se consolident, en opposition l'un par rapport à l'autre. Conflit et concertation sont les deux faces de l'itinéraire. Si le processus de concertation est présent tout au long du projet, il s'efface dans les moments de conflictualité pour réapparaître dans les moments d'apaisement. 3.3. Une réaction aux événements de J'environnement
La progression co-construite entre un réseau de protagonistes et un réseau d'opposants, réseaux qui ne sont pas « étanches» puisque certains passent de l'un à l'autre, montre que le conflit n'évolue pas de façon linéaire et réagit aux évènements de l'environnement. Il y a intégration constante de nouveaux éléments et le conflit progresse. C'est ainsi que la non réélection du président du PNRA laisse la place à un élu de la majorité départementale, lève le blocage lié aux prérogatives de gestion imposées par le PNRA et relance sa participation au projet. L'environnement du projet est fait aussi d'événements plus brutaux comme la venue en Iroise de pêcheurs étrangers: alors que la pêche à la coquille Saint-Jacques est soumise à une réglementation très stricte pour les navires bretons, les navires anglais, irlandais et hollandais viennent pêcher en masse au printemps 2002, déclenchant une réaction forte des pêcheurs professionnels dans le projet de parc national marin. Ils le voient comme un moyen fort de défendre l'accès à leurs zones de pêche traditionnelles. Cet 244
événement ponctuel dynamise la participation des pêcheurs dans le projet, qui veulent garantir leurs prérogatives. D'autres événements latents sont réactivés par le projet et brandis par certains pour justifier leur position. L'extraction de granulats sur le banc de Kafarnao, site réputé pour l'alimentation et la croissance des juvéniles de poissons, entraîne le souhait des pêcheurs professionnels d'un périmètre élargi pour le futur parc marin, englobant le banc, de façon à limiter la destruction d'une nurserie vitale pour les ressources halieutiques. Les habitants de l'île de Sein souhaitent également que soit interdite l'exploitation de ce banc de sable dont la disparition entraînerait de profondes modifications hydrologiques autour de l'île, risquant même sa submersion. Le contexte législatif dans lequel s'inscrit un projet de gestion constitue également un environnement influençant fortement le déroulement du processus: la révision de la loi de 1960 bloque aujourd'hui toute avancée dans le projet. 3.4. Des résultats: l'effet (( cliquet ))
3.4.1. De la connaissance à la reconnaissance Les études menées en mer d'Iroise ont, selon un scientifique, permis « une mise en commun des connaissanœs et des compétemYls de chacun en mer d'Iroise ». Malgré le climat conflictuel dans lequel avance le projet et la lenteur du processus, tous les acteurs reconnaissent qu'il apporte une dimension nouvelle dans les relations entre acteurs. « Le fait defaire travailler ensemble desgens qui ont despoints de vue au départ qui peuvent être sinon opposés, en tout t'as différents ou qui s'ignorent, àst en
soi aussipositif». La concertation menée jusqu'à ce jour a permis de faire évoluer la mentalité et le positionnement des participants vers une prise de conscience de la nécessité de gérer le système 'mer d'Iroise'. 3.4.2. L'effet" cliquet » : parce qu'on ne pourrait pas revenir en arrière Dans sa progression, le conflit est porté par un réseau d'acteurs qui se mobilisent autour du projet de création d'un parc national marin. Ce réseau, nous l'avons vu, s'organise entre opposants et protagonistes qui s'engagent dans le processus. Le premier réseau d'acteurs portant le projet de parc est composé de l'Etat et du Parc naturel régional d'Armorique, et, quinze ans plus tard, il est composé de représentants de toutes les catégories d'acteurs concernées par le projet. La multiplication des entités qui composent le réseau et le positionnement stratégique de ces entités nouvelles constituent le mécanisme par lequel le réseau existe et se renforce (Amblard et al., 1996). On retrouve ici la sociologie de l'innovation (Callan et Latour, 1991 ; Latour, 1992 ; Callan, 1994) : le succès d'une innovation repose non sur sa qualité intrinsèque,
245
mais sur le réseau irréversibilisation.
qui la porte,
se consolide
et s'élargit
jusqu'à
son
En mer d'Iroise, la nécessité de gérer le patrimoine est un acquis. «Je pense qu'ily a quelque chose d'acquis, on ne pourra pas revenir là-dessus, c'est que la mer d'Iroise est reconnue comme un espace dans lequel ily a des ef!Jeuxpatrimoniaux depremière imponance,
f'Cli.'est indéniable». Le temps passé à tenter de mettre en place ce projet a implicitement créé une identité «mer d'Iroise» à laquelle le rattachement, même s'il n'est pas exprimé sur la place publique, est très fort. L'intitulé « mer d'Iroise », qui prédomine aujourd'hui, a d'ailleurs remplacé le nom usuel de «l'Iroise », et, alors qu'on ne lui donnait pas de défmition précise, on l'associe maintenant au périmètre prévu pour le parc national. L'arrêt du projet serait vécu comme un échec par l'ensemble des personnes que nous avons rencontrées. Si ce n'est pas un parc national qui est créé, un autre projet de gestion verra le jour, tant la nécessité de préserver le patrimoine semble acquise. C'est ce que l'on appelle l'effet «cliquet»: dans sa progresslOn, le conflit franchit des étapes qui constituent autant d'acquis qui resteront, indépendamment de la création ou non du parc. 3.5. Et finalement... un objectif commun La lecture approfondie de l'itinéraire du conflit permet de mieux le comprendre. En mer d'Iroise, il n'y a pas de véritable opposition entre les participants mais plutôt une réaction vis-à-vis du projet, qui consiste à se positionner dans le conflit pour faire valoir ses ambitions. Les enjeux du projet sont de deux types: il s'agit soit des effets que pourrait avoir le projet sur le territoire, soit de la prise en compte par le projet des enjeux du territoire. Chaque acteur revendique alors un droit à participer aux instances de concertation et de décision et cherche à justifier ce droit en faisant appel à différentes justifications: le nombre ou le poids économique, l'antériorité, la réputation... (Beuret et Pennanguer, 2002). Le parc national étant présenté comme un outil de protection du patrimoine naturel, chacun cherche à intégrer son activité dans une dynamique de préservation et s'efforce de démontrer que la présence de son activité dans un parc national est écologiquement justifiable. Cette justification écologique, conditionnée par l'outil 'parc national', réunit tous les acteurs du projet. Les protagonistes souhaitent voir le parc installer durablement cet esprit de préservation d'un milieu remarquable; les opposants s'appuient sur la qualité du milieu pour montrer que les activités telles qu'elles sont pratiquées actuellement contribuent à cette qualité et qu'il n'est nul besoin de les encadrer. Tous reconnaissent l'importance de préserver le milieu, mais ne sont pas d'accord sur la manière de le faire. C'est là le propre du conflit de gestion.
246
CONCLUSION
Les espaces littoraux sont soumis à de multiples formes de conflits. Le conflit de gestion en est une parmi d'autres, mais il est particulier en ce sens qu'il repose sur une volonté, certes souvent unilatérale, de gérer ensemble et durablement un territoire. Dès lors, de ruptures en rapprochements, conflit et concertation s'entremêlent dans un itinéraire qui s'inscrit dans la durée. Les conflits constituent à la fois des épreuves auxquelles sont confrontés les processus de concertation et des opportunités pour amener les acteurs du territoire à travailler ensemble puisqu'ils sont souvent nécessaires pour mobiliser. Toutefois, un conflit peut devenir contre-productif en termes de concertation. Ignoré ou non maîtrisé, il risque de réapparaître dans d'autres contextes, dès que l'occasion se présente, avec le risque de mettre en échec d'autres projets. Le conflit rebondit alors d'un projet à l'autre tant qu'il n'est pas géré, et tout nouveau projet risque d'être kidnappé par les conflits latents du territoire. L'analyse de l'itinéraire du conflit autour du projet de parc national marin en mer d'Iroise montre l'importance de prendre en compte les premières inquiétudes que suscite un projet de gestion, car elles constituent le socle sur lequel s'élaborent les stratégies individuelles dans le jeu d'acteurs. Ces dernières sont dictées par la défense du pouvoir décisionnel: avoir voix au chapitre dans la prise de décision, voilà le moyen de préserver sa liberté d'aètion, de maîtriser son avenir, de ne pas être tributaire d'autres acteurs, tout en gardant la capacité de saisir toute opportunité. Dans une démarche collective de gestion territoriale, on assiste ainsi à des stratégies visant à accroître sa marge de liberté. La stratégie de non-coopération est un moyen de montrer sa place et son autorité dans le processus: dans ce cas l'acteur se positionne comme opposant, et énonce lui-même les règles du jeu. Ce moyen est souvent adopté par des groupes de pression qui agitent l'opinion publique: ils refusent un dialogue qui remettrait en cause leur existence. Il existe aussi des stratégies de séduction d'acteurs cherchant à augmenter le nombre d'individus qu'ils représentent. La séduction repose sur les craintes et sensibilités des indécis et le discours est alors directement axé sur ces craintes. C'est ce qui s'est passé en mer d'Iroise: l'association de lutte contre le parc a joué sur les craintes des pêcheurs plaisanciers de se voir interdire la pratique de leur activité dans le périmètre du parc national marin pour les faire adhérer à l'association et faire de celle-ci le porte-parole des opposants au projet. Les craintes se transforment alors sous la pression des enjeux réels ou imaginés et se cristallisent progressivement en certitudes, beaucoup plus difficiles à intégrer dans un projet commun.
247
REFERENCES Amblard H., P. Bernoux, G. Herreros et Y.F. Livian (1996), Les nouvelles approches sociologiquesdes organisations,Seuil, coll. Sociologie. Beuret J .E. (1999), « Petits arrangements entre acteurs... Les voies d'une gestion concertée de l'espace rural », Natures SciencesSociétés,7, nOl, pp.21-30. Beuret J.E. et C. Tréhet (2001), « Des médiations pour la gestion de l'espace rural », Le Courrierde l'Environnement de l'INRA, n043, pp.25-40. Beuret J.E. et S. Pennanguer (2002), « Quand les citoyens modèlent l'action publique: la gouvernance des espaces littoraux », Pour, n0174, p. 171-178. Beuret J.E., S. Pennanguer et F. Tartarin (2006), « D'une scène à l'autre, la concertation comme itinéraire », Natures SciencesSociétés,14, nOl, pp.30-43. Boncœur J., F. Alban, P. Arzel, P. Berthou, O. Guyader, P. Le Floc'h, O. Thébaud et G. Véron (2000), Activités halieutiqueset activitésrécréativesdans le cadred'un espaceà protéger: le cas du parc national de la mer d'Iroise, UBO - CEDEM / Ifremer, Brest. Callon M. (1994), (( Rfseaux technico-économiqueset irréversibilités», in Boyer R., B. Chavance, O. Godard (dir.), Les figures de l'irréversibilitéen économie,Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris. Callon M. et B. Latour (éd.) (1991), La sciencetellequ'ellesefait, La Découverte. Candau J. (1999), «Usage du concept d'espace public pour une lecture critique des processus de concertation: le cas des OLAE en Aquitaine », Economie Rurale, n0252, pp.9-15. Catanzano
J. et
O. Thébaud
(1995), Le littoral, pour une approche de la régulation des conflits
d'usage,Programme national d'océanographie côtière, Ed. Institut Océanographique / Ifremer, coll. Propos. Commission Environnement Littoral (2002), Pourune approcheintégréedegestiondeszones côtières: initiatives locales - stratégie nationale, Ifremer.
Coday J.P. (2003), Interactionsfonctionnelleset spatialesen zone côtière:réflexionspour l'analYseet la gestion, in Gascuel D. et G. Fontenelle (ed.), Activités halieutiques, aménagement et gestion en zone côtière. Actes des 5èmes rencontres halieutiques de Rennes, 16-17 mars 2001. Follezou S. et C. Rivière (2003), Approche [ystémiquede la dynamique de concertationdu Go(fè du Morbihan, ou comment articulergestion globale et dynamiques locales, Mémoire de DESS Evaluation de projets industriels, agricoles, sociaux et d'environnement, Université de Rennes 1, et mémoire de DM Halieutique, Ecole Nationale Supérieure Agronomique de Rennes (Beuret J.E. et F. Tartarin dir.). Giran J.P. (2003), Les parcs nationaux. Une référencepour la France, une chancepour ses territoires,Rapport au Premier ministre.
248
Habernans J. (1978), L'espacepublic, Ed. Payot. Ladrière P. (1992), « Espace public et démocratie », in Cottereau A. et P. Ladrière (éd.), Pouvoir et légitimité.Figures de l'espacepublic, Raisons pratiques 3,. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Latour
B. (éd.) (1992), Ces réseaux que la raison ignore, l'Harmattan.
Lecourt A. (2003), Les conflits d'aménagement: analYse théorique et pratique à partir du cas breton, Thèse de doctorat en géographie, aménagement de l'espace - urbanisme. Université de Rennes 2 Haute-Bretagne. Levy-Bruhl V. et H. Coquillart (1998), La gestion et la protection de l'espaceen 36 fiches juridiques, J\1ATE, CREN-GIP ATEN, La Documentation Française. Pennanguer S. (2001), Chronologieduprojet de créationd'un parc national marin en mer d'Iroise: de 1989 à 2001 (5 tomes), non publié. Pennanguer S. et A. Sabourin (2003), Chronologieduprojet de créationd'un parc national marin" en mer d'Iroise: 2002, non publié. Sabourin A. et S. Pennanguer (2003), Le parc national marin de la mer d'Iroise: un territoire, un pro/et et des hommes, Rapport du programme de recherche « Activités halieutiques et activités récréatives dans la cadre d'un espace à protéger: le cas du parc national en mer d'Iroise », UBO-CEDEM. Tartarin F. (2003), Recherche vision partagée, pour gestion concertée... Perception des particularités locales à prendre en compte dans la mise en œuvre d'une gestion concertée de la baie du Mont 5 aintMiche/, Mémoire de DM halieutique, Ecole Nationale Supérieure Agronomique de Rennes.
249
4ème partie
Conflits, institutions
et politiques
CHAPITRE
12
TYPOLOGIE DES CONFLITS SUR L'ESPACE EN FONCTION DES INSTITUTIONS REGULATRICES: ESSAI SUR UN ECHANTILLON RELATE PAR LA PRESSE QUOTIDIENNE REGIONALE EN CORSE
Jean-Christophe
PAOLI
Plusieurs méthodes de travail ont été utilisées par le groupe de recherche sur les conflits d'usage et de voisinage dans les espaces ruraux français (Torre et al., 2006). Elles ont toutes en commun de rechercher les lieux où ces conflits s'expriment et se donnent à voir. Le groupe est en effet parti du postulat que le conflit, à la différence des tensions sociales, s'exprime en dehors du premier cercle des acteurs sociaux directement concernés par un litige, et s'extériorise vers un tiers dont le statut et le rapport au conflit varie énormément. Logiquement les méthodes de recherche utilisées ont été conçues en fonction des canaux d'extériorisation utilisés par les acteurs: ce sont essentiellement les tribunaux, judiciaires et administratifs (Kirat et Melot, 2005), la presse (Torre et Lefranc, 2006), les réseaux sociaux informels. Dans cet article nous nous limitons à l'approche utilisant la presse, et plus précisément la presse quotidienne régionale (PQR) lorsqu'elle relate les conflits d'espace. Notre objectif est de montrer d'une part que la notion d'institution peut être mobilisée pour analyser et éclairer la grande variabilité des conflits relevés au travers de la presse quotidienne régionale, d'autre part nous voulons situer l'intérêt et les limites de l'approche des conflits par la PQR par rapport aux autres méthodes évoquées plus haut. Enfin, nous voulons montrer comment l'échantillon des conflits examinés, relevés dans les pages « Haute Corse» du CorseMatin pendant la période allant de juin 2002 à mai 2003, est composé de formes très particulières de conflits pour lesquels l'opinion publique rentre en ligne de compte.
La question principale s'agissant des conflits d'espace est la signification sociale que l'on peut leur donner. Loin de se limiter à la simple interprétation du conflit comme symptôme de l'antagonisme entre individus et/ou groupes sociaux, notre posture est d'interpréter les conflits comme des étapes dans une dynamique sociale, pouvant déboucher éventuellement sur des nouvelles configurations ou formes de gouvemance des espaces ruraux86. Nous retiendrons l'interprétation traditionnelle de l'institutionnalisme américain, pour lequel le conflit est non seulement le moment de l'opposition entre intérêts contradictoires de groupes et d'individus mais surtout le moteur de l'innovation et de l'évolution dans toute institution humaine (Bazzoli et Kirat, 1999). C'est le point de vue de Commons que nous allons plus particulièrement retenir parce que pour lui le conflit met en jeu, dans le cadre de sa dynamique d'arbitrage, un processus triangulaire faisant forcément appel à un «extérieur» aux protagonistes de premier ordre. C'est ce modèle conceptuel que nous tenterons d'utiliser d'abord en testant sa pertinence par rapport à nos résultats d'enquêtes, puis en examinant les enseignements qu'il nous permet de tirer quant aux innovations sociales auxquelles en appellent les protagonistes. Dans la première partie de cet article nous montrerons que les types de controverses relevés dans notre échantillon mettent en évidence des postures d'appel à l'opinion publique de la part de certaines catégories d'acteur, «les réclamants », qui semblent utiliser la PQR comme porte-voix. Nous essayerons dans une deuxième partie d'éclairer cette posture par les apports théoriques de l'école institutionnaliste, en particulier ceux de Commons. En effet nous montrerons qu'en utilisant les concepts de Commons, nous pouvons arriver à différencier divers types de conflits, en fonction du niveau de résolution qui leur correspond: d'une part les conflits supposant un arbitrage de proximité relevant de la coutume mais que la PQR ne relate pas, d'autre part ceux faisant appel aux institutions organisées. Plus précisément nous retiendrons l'hypothèse que les conflits relatés par la PQR relèvent forcément de transactions « stratégiques» c'est-à-dire au cours desquelles les acteurs (et plus précisément parmi ces acteurs, les réclamants) demandent une modification des règles d'arbitrage en vigueur. Ceci nous permettra dans une troisième partie d'éclairer les conflits recensés en fonction des institutions régulatrices auxquelles s'adressent les réclamants relevés par la PQR. Après avoir réalisé une typologie générale de ces institutions, nous tenterons de classer en fonction de celle-ci les conflits introduits par les réclamants. Ces institutions sont essentiellement les collectivités locales (mairies, Collectivité Territoriale de la
86 Pour une analyse plus précisément
axée sur les dynamiques
Marmont (2006).
254
spatiales issues des conflits, voir
Corse) et autres centres de pouvoir politique (Assemblée nationale) et les administrations déconcentrées de l'Etat. Les entités économiques et judiciaires sont fmalement peu présentes. Cette répartition introduit une grande corrélation entre la nature des institutions auxquelles s'adressent les réclamants, et la sensibilité de ces mêmes institutions au pouvoir de l'opinion; la PQR et son traitement du conflit apparaissant alors comme le médium principal de ce POUVOit.
1. ETAT DE LA CONFLICTUALITE EN HAUTE-CORSE AU TRAVERS LA LECTURE DE LA PRESSE QUOTIDIENNE REGIONALE
DE
Le fait essentiel qui ressort du corpus des conflits apparaissant dans la PQR en Haute Corse87 est un « appel au tiers ». Une des parties prenantes du conflit, celle que nous appelons ici « les réclamants », s'adresse, via le médium Corse Matin, à une catégorie d'acteurs non directement liée au conflit et lui présente ses réclamations par rapport à un problème lié à la gestion de l'espace. Ce tiers est bien sûr l'opinion publique en général, que l'on veut sensibiliser voire enrôler, vraisemblablement pour instaurer un rapport de force politique plus favorable. Tout semble lié dans la façon de se présenter et de présenter le conflit à cette intention d'être vu et entendu par le tiers que représente l'opinion publique insulaire. 1.1. Caractéristiques des !ypes de conflits
Les événements rencontrés dans l'échantillon, composé de 68 article relevés dans le journal CorseMatin pour une période d'étude allant du 1er juin 2001 au 31 mai 2002, sont comparables quant à leurs volumes et leurs contenus à des enquêtes du même type réalisées dans des départements continentaux montagneux (Lefranc et Torre, 2004) : ils concernent des atteintes avérées ou supposées à la nature ou au cadre de vie, l'aménagement de l'espace, la gestion de l'eau. La plupart des événements ont généré plusieurs articles publiés par le journal au cours de la période concernée (tableau 1).
87 Conflits relevés par Michaël Serinelli, étudiant en Master 2 à l'Université Corse, année 2003-2004, stagiaire au LRDE -INRA de mars à juin 2004. 255
Pasquale Paoli de
Tableau 1. Articles concernant des conflits relevés dans la PQR de Haute-Corse, classés et regroupés par types d'événements
8
26
3.25
4
19
4.75
10
15
1.5
4
4
2
3
1.5
Tota]
Pour qualifier ces conflits, nous avons retenu la notion de «bien support )), c'est-à-dire la « caractéristique principale attribuée à l'espace support du conflit par un acteur ou un groupe d'acteurs )} (Lefranc, 2003). Il apparaît (tableau 2) que le foncier et l'eau sont les espaces les plus couramment en cause, de façon tout à fait analogue à ce que l'on constate en Ardèche, autre région montagnarde méditerranéenne à faible pression agricole et à forte pression touristique (Torre et al., 2006). Tableau 2. Catégorisation du « bien support» objet du conflit en fonction de son utilisation par les groupes ou individus en conflit Catégorie du bien support ;
Catégorie du bien support;
Il 3
10
2
5
o
o
3
*usage 1 : celui des individus ou entités dont les activités sont dénoncées dans le cadre du conflit, réc!àrnants. les « incriminés» ; ** usage 2: celui des
256
Il apparaît également que ces biens supports ne sont pas du tout appréhendés de la même façon par les deux groupes (comme on aurait pu s'y attendre, bien sûr) et qu'un groupe (celui des réclamants) se distingue très nettement de l'autre par le fait qu'il lie les espaces en jeu à des objectifs patrimoniaux ou récréatifs. Les acteurs incriminés sont relativement peu diversifiés. Il s'agit soit d'entreprises privées soit d'entités publiques (en l'occurrence c'est la Collectivité territoriale de Corse qui revient le plus souvent). En revanche, les usagers du groupe 2, les réclamants, sont beaucoup hétérogènes. Si les associations de riverains sont les plus présentes. plus de la moitié des cas rencontrés - les
autres catégories
~
chasseurs, écologistes, voire maires de communes rurales
sont parfois unis pour cOntester certains projets (exemple du parc éolien du Cap Corse). Ainsi, On note chez ces acteurs d'origine diverses une forte tendance à s'unir en association pour contester une nuisance ou un projet. Et il s'agit là, pour la majeure partie des conflits recensés, d'associations de protection de la nature préexistantes .aU conflit pour lequel elles s'engagent. L'exemple le plus extrême d'élargissement du parti des réclamants en collectifs d'associations et de mouvements politiques est fourni par le conflit portant sur l'application de la Loi Littoral en Corse dans le cadre du processus de décentralisation spécifique à la Corse (voir encadré n° 1). 1.2. Des arguments abondamment exposés par les réclamants.
Il apparaît clairement que les arguments mobilisés par les réclamants dans la PQR sont plus nombreux et diversifiés que ceux émis par les « déclencheurs» de l'événement (que nous appelons aussi «incriminés »). Ainsi, dans quinze des cas recensés, nous ne disposons pas d'arguments permettant de mieux comprendre la position de ces derniers (tableau 3). Tableau
3. Arguments des usagers des parties prenantes aux conflits (Usagers 1 : incriminés; Usagers 2 : réclamants)
Cela est à relier au fait que la presse relate le plus souvent nOn pas le conflit luimême mais l'action que les parties des réclamants entament. Ces actions
257
sont des pétitions (dans six cas sur vingt et un), des occupations (dans trois des cas), des manifestations, des lettres, et plus rarement une plainte auprès d'un tribunal Si la presse relate de manière asseZ complète cette phase démonstrative des conflits, elle parle ensuite peu des modes de résolution (tableau 4). Ainsi, seuls trois cas de résolution sur vingt et un conflits sont clairement évoqués par la presse. Dans deux des cas recensés, la solution au conflit a été judiciaire :dans le cadre de l'implantation d'un parc éolien dans le Cap Corse et dans celui du délabrement du port de Cagnano. Dans le troisième cas, lors de l'organisation d'une çOurse qff .rhoredans un sançtuaire marin, le conflit a été réglé de manière administrative par une autorisation préfectorale. Dans quinze cas sur vingt et un, soit 71 % des cas, les modes de résolution à adopter restent toujours indéterminés.. Cela peut provenir du fait que les dossiers sont toujours pendants à.la fill de la période d'un an choisie pour cette étude (création d'une structure d'abattage par exemple). Mais tous les autres cas, ce sont des conflits plus ponctuels et apparemment rapides à résoudre. Tableau 4. Types de résolution des conflits relatés par la PQR
3 2
258
Encadré 1 - Un conflit particulier:
le conflit sur l'article 12
(Débat autour de la loi Littoral) Un seul
événement
du pouvoir
d'aménager
son environnement
fait
(14 articles)
: L'article
son territoire
et d'adapter
12 du projet
de loi relatif à la Corse qui prévoit
ses règles de développemetlt
dans l'intérêt
le transftrt
à l'l'le et de
de sa population
dibat.
Datation du conflit: Du 06/06/01
au 23/01/02.
Antériorité: Inconnue. Bien support:
Foncier
Objet du conflit: Elément
(littoral).
Adoption
déclencheur
de l'article 12 du projet de loi relatif à la Corse.
du conflit:
Usages en question:
tourisme
Acteurs: Opposants écologistes.
et
Causes matérielles:
Aucune
révision
(intérêts
adhérents
de la loi littoral.
économiques), du
projet
de
récréatif, loi:
espace de nature.
associations,
collectifs,
élus,
Préfet,
pour le moment.
Causes potentielles: Les opposants à la modification de l'actuelle loi Littoral redoutent bétonnage du littoral si la gestion de l'urbanisme n'était confiée qu'aux seuls élus locaux. Manifestations: manifestations, pétitions, lettres aux mouvances et partis politiques, création d'associations.
élus
et
au
Préfet,
interventions
le de
Evolution:
L'article 12 du projet de loi relatif à la Corse, finalement voté à l'Assemblée Natio'nale le 22 janvier 2002, comporte dans son second alinéa la possibilité pour la Collectivité de Corse de définir au travers de son Plan de Développement Durable (PADDUC) des «orientations fondamentales» en matière d'aménagement de l'espace et les principes de localisation des activités. Toutefois ces principes et orientations ne peuvent pas déroger à la législation de l'urbanisme en vigueur. La CTC peut toutefois demander des adaptations spécifiques de la loi au législateur. Des propositions en ce sens peuvent émerger du processus de concertation actuellement ouvert dans le cadre de la mise en place du PADDUC.
En résumé, il ressort de cette analyse des conflits apparaissant dans la PQR en Haute Corse le fait général suivant: celui de l'appel au tiers. Une des parties prenantes du conflit, celle que nous appelons « les réclamants» s'adresse, via le medium CorseMatin, à une catégorie d'acteurs non directement liée au conflit et lui présente ses réclamations par rapport à un problème lié à la gestion de l'espace. Ce tiers est bien sûr l'opinion publique en général, que l'on veut sensibiliser, vraisemblablement pour instaurer un rapport de force politique plus favorable. Cela dit on voit mal finalement le ressort fmal de cet appel à l'arbitrage du tiers: quelle est l'influence réelle de l'opinion publique sur l'issue des conflits, et comment l'interpréter?
259
2. LES CONFLITS
SUR L'ESPACE: QUELLES LA LITTERATURE?
INTERPRETATIONS
DANS
Pour comprendre la nature forcément collective des processus de résolution de conflits nous introduirons d'abord la notion d'externalité vue par Coase, ensuite la notion de proximité appliquée aux conflits telle que la proposent Torre et Caron (2006). EnfIn nous montrerons brièvement comment Commons situe les institutions de nature politique parmi les institutions régulatrices des transactions entre acteurs. 2.1. Les externalités coasiennes : un concept pertinent l'espace?
pour les conflits sur
Coase, dans « The Problem of S o.ial Cost» (1960) aborde la question non pas des conflits sur l'espace, mais le cas des activités économiques contradictoires (littéralement des «actions des entreprises qui ont pour effet de porter préjudice à d'autres entreprises »88)en raison de l'existence d'externalités. Son exemple introductif est celui des émissions de fumée nocive pour les activités voisines, qui pourrait tout à fait fIgurer dans n'importe quelle revue de la PQR de France ou de Navarre. Le propos principal de Coase est de montrer que dans ce genre d'affaire, il n'y a pas qu'un bon et un méchant (pollueur qu'il faut faire payer)
-
ce qui lui permet
d'évacuer
la solution
pigovienne
du «pollueur-
payeur» dont il ne sera pas question ici - mais bien deux usages conçurrents liés à des intérêts économiques divergents. D'ailleurs, montre-t-il dans son article, ces oppositions d'intérêt peuvent se régler au travers d'une transaction dans laquelle l'une des parties renonce à des droits et l'autre (celle qui est économiquement dominante à un endroit donné) en acquiert contre versement d'une compensation. Coase distingue alors deux possibilités: la présence de coûts de transaction forts (coûts liés à la négociation, au suivi du contrat, etc.) de nature à décourager l'arrangement privé entre les acteurs économiques concernés par ces externalités (soit la transaction), ou au contraire des coûts de transaction faibles qui laissent toute latitude aux acteurs pour procéder directement à une transaction (par exemple le rachat d'une parcelle exposée aux émissions qui permette au délogé d'acheter ailleurs). Dans le premier cas, une intervention extérieure Guridique ou administrative) qui attribuerait de nouveaux droits crée une nouvelle situation, et modifIe l'allocation des ressources, le volume global de la production et sa répartition entre les parties: par exemple une obligation de mise en place d'un
88 Traduction
en français
parue
en 1992.
260
système an ti-polluant coûteux qui diminue l'activité de l'usine. Dans le second cas, l'arrangement privé prévaudrait de toute façon, et les parties arriveront à une nouvelle répartition des droits (après transaction) dont le résultat du point de vue de la production globale serait maximal et identique au résultat que l'on aurait obtenu sans intervention extérieure. Dans le premier cas, l'intervention d'un organisme public peut s'avérer la plus avantageuse pour régler ces externalités. Cela dit, remarque Coase, des facteurs tels que l'éthique, l'antériorité, etc. peuvent bien être pris en compte également pour le règlement des effets de nuisances externes. Que nous apporte l'analyse de Coase dans notre cas? Outre le grand mérite de rappeler la réciprocité dans les affaires de nuisance externe (ou encore, d'externalité négative), il introduit la notion de transaction, c'est-à-dire de règlement négocié et librement consenti. Que ne nous apporte-t-il pas? Il n'éclaire d'abord que les antagonismes entre firmes, pas entre fIrmes et particuliers (récréatifs, etc.) qui nous intéressent au plus haut point, et encore moins les conflits entre acteurs qui ne sont pas le moins du monde directement concernés par des externalités comme on en relève dans la PQR. En somme, il n'éclaire pas ce qui à première vue semble la plus courante des situations rapportées par la PQR : l'intervention d'un acteur collectif dans les conflits sur l'espace. D'autre part il n'éclaire pas non plus la notion de conflit en général. Il dit que lorsque les coûts de transaction sont importants (ce qui est le cas ,le plus souvent) les règlements juridiques ne peuvent pas être efftcacement corrigés par des transactions. Les solutions administratives du type réglementation des usages, internalisation dans une société privée, etc., peuvent alors s'avérer être la solution la plus efftcace aux situations d'usages antagonistes. Mais il ne dit pas pourquoi ces externalités peuvent déboucher ni sur une transaction ni sur une solution administrative mais sur un conflit. Et cela ne nous dit pas non plus pourquoi les acteurs que l'on retrouve dans une revue des conflits relatés par la PQR en appellent de façon aussi voyante aux règlements administratifs, politiques, juridiques, etc. des problèmes qu'éventuellement une transaction pourrait régler. 2.2. L'Ùole de la proximité
et la notion de similitude
Mais l'idée si intéressante de dichotomie entre transaction privée et règlement « public» se retrouve dans l'autre approche examinée ici : celle des auteurs du courant de la proximité. Ceux-ci mettent en dialectique deux types de proximité (Rallet et Torre, 2004). D'une part, la proximité géographique (c'està-dire le fait d'être spatialement proche, que ce soit de façon continue ou tempoxaire, volontaire ou subie). D'autre part, la proximité organisée, 261
qui est composée d'un versant d'appartenance (à une fIrme, une organisation, etc.) et d'un versant de similitude (en terme de savoir, de comportement, etc.). Un des effets de cette interrelation est que la proximité organisée vient en quelque sorte compenser les effets négatifs de la proximité géographique: celleci est justement la cause de « conflits, rivalités ou externalités négatives... qui trouvent une partie de leurs solutions dans la mobilisation des ressources de la proximité organisée» (Rallet et Torre, 2004). Voyons d'abord en quoi selon ces auteurs la proximité géographique est la source des conflits. Celle-ci se situe pour l'essentiel selon eux dans le lock-in de nombreuses activités liées à l'espace (et, en premier lieu, liées à la terre), que ce soient pour des raisons physiques ~es plus évidentes), économiques (impossibilité de se déplacer) ou culturelles ou sociales. Ce verr~)Uillage spatial est à l'origine de phénomènes de congestion, de chevauchement ou d'excessif voisinage. De là les phénomènes d'externalités négatives ou autres problèmes de voisinage (accès...). Dès lors, les acteurs vont chercher dans l'éventail des solutions possibles (bien plus large que le simple choix entre transaction libre, règlement judiciaire, fIrme présenté par Coase). Ces solutions émergent de phase de négociation ou encore de recours à des tiers qui précèdent ou s'intercalent entre des pics de conflictualité plus visibles tels que le procès ou le recours à l'opinion, dont l'objectif est de produire de nouvelles règles, dans le faisceau de règles existantes sur lesquelles construire un compromis. Cet ensemble, négociationtiers-règles, qui semble être la déf1.tÙtion implicite de ce que les auteurs appellent un dispositif de concertation, convoque alors les deux volets de la proximité organisée. Le premier étant la logique de l'appartenance (à un réseau, à une organisation) et qui est mobilisée en particulier pour les aspects techniques liés aux compromis, alors que le deuxième volet, la similitude entre les acteurs qui donnent la base commune d'anticipations et de croyance, les incite plutôt à se regrouper en sous-ensembles homogènes. Dans le cas particulier des conflits sur l'espace, Caron et Torre (2002, 2006) entrevoient deux possibilités de régulation des usages contradictoires de l'espace: les solutions construites dans un registre de proximité d'une part ~a proximité organisée étant la forme la plus proche de ce que l'on peut appeler une « résolution de conflit »), et la solution judiciaire d'autre part. Mais l'une et l'autre peuvent être liées car selon les mêmes auteurs, les conflits connaissent des dynamiques parfois longues et souvent contrastées, alternant des phases d'expressions, ou «pics» et des moments d'apaisement, le recours aux tribunaux pouvant être par exemple un simple moment de «publicisation» voulue par certaines parties.
262
Cette approche introduit un aspect fondamental qui ressort de l'examen de notre échantillon de conflits tel que présenté précédemment (section 1, supra) : l'appel systématique à l'opinion publique par au moins une des partie prenantes aux conflits relevés par la PQR qui semblent échapper à la dualité proximité solution judiciaire. Par ailleurs, elle met en évidence la relation possible entre le pic de conflictualité médiatisé par la presse et la phase de relative discrétion qui le suit: quelle place le recours à la PQR a-t-il dans le processus de résolution permis par les réseaux et autres institutions de commune appartenance ? 2.3. Les institutions régulatrim
de Commons et les conflits sur les règles
C'est pourquoi une troisième lecture, celle des institutionnalistes américains et en particulier de John Commons nous semble utile à présenter et à mobiliser ici en ce qu'elle propose un schéma conceptuel associant action collective, conflits, négociation et arbitrage sur les règles. La vison institutionnaliste de Commons, en particulier celle contenue dans son dernier ouvrage (The Economics of CollectiveAction, 1951) est axée sur une conception de l'économie dans laquelle toute action économique, même la plus basique, mettant en relation les individus, doit être comprise avant tout comme « engluée» dans l'action collective. Dans la société moderne capitaliste que Commons étudie (en pratique la société américaine de l'entre-deux-guerres) les acteurs économiques, dit-il, sont' parfois parvenus à un niveau important d'organisation collective, qui leur permet d'influer sur la nature des règles qui insèrent et guident très concrètement leurs actes économiques quotidiens. Il prend surtout l'exemple de la répartition du travail, des règles d'embauche et de licenciements, de la fIxation des salaires dans le monde des salariés. Ces règles, pour Commons, ne sont jamais données, elles sont le fruit d'une constante dispute entre agents qui fondamentalement n'ont pas les mêmes intérêts. L'intérêt de l'organisation collective étant alors pour Commons de maximiser le pouvoir de négociation des individus organisés afIn d'obtenir des règles d'échange et de répartition des richesses les plus favorables possibles. Ce sont ces formes d'action collective en charge de déftnir et faire respecter des règles que Commons appelle des «institutions ». Ces institutions peuvent prendre des formes inorganisées, qu'il appelle alors des «coutumes» (<<customs») ou des formes d'action organisée (<
commence par la négociation sur l'échange de droits, et se termine par l'échange proprement dit (matière contre monnaie pàr exemple). Le plus souvent, ces institutions n'ont guère besoin d'intervenir: le poids de leurs règles est tel qu'elles préviennent toute contrevenance. Les acteurs acceptent leurs règles et s'y soumettent parce qu'ils les connaissent et savent bien d'une part que tout le monde les applique et que d'autre part les organisations collectives agissent dans un sens prédictible. Elles rentrent dans l'ordre de l'habitude. Le conflit apparaît donc entre les acteurs lorsque l'un ou l'autre prévoit à tort ou à raison que quelque chose peut changer dans les règles. Celui-ci se tourne alors, dans les sociétés démocratiques au moins, vers des entités collectives pourvues de l'autorité d'arbitrer dans ces conflits sur les règles et par là même de promulguer éventuellement une nouvelle règle. Ce choix s'apparente à un processus de sélection (artificielle) entre la règle finalement choisie et d'autres règles alternatives qui se présentent au cours du conflit. En somme, tout individu A désirant opérer une opération économique avec un individu B réalise une transaction avec lui, et cette transaction suit des règles bien précises émises par des institutions, inorganisée (des coutumes) ou organisée (une bourse, une banque, etc.). Le conflit naît du fait que les règles ne sont pas acceptées par les deux parties, de telle sorte que la transaction ne peut pas se faire. Il y a une grande différence nous semble-t-il avec une simple opposition d'intérêt: A et B n'ont pas les même intérêts au cours de la transaction mais celle-ci peut se réaliser car ils en acceptent les règles; le conflit naît quand A ou B ou les deux n'en acceptent pas les règles, ou plutôt considèrent que les règles existantes n'opéreront pas d'une façon habituelle. Pour être précis sur l'appareillage conceptuel de Commons, toute transaction, aussi élémentaire qu'elle soit, ne se limite pas aux individus A et B. Elle implique au minimum C et D, qui sont en quelque sorte les concurrents des premiers (chacun ayant ainsi la liberté de transiger avec quelqu'un d'autre) mais aussi, et surtout pour ce qui nous intéresse ici, E, qui est une «figure autoritaire» qui est le garant des règles appliquées lors de la transaction. Ainsi les individus dont les anticipations sont en quelque sorte stabilisées par un maillage étroit d'institutions, appréhendent la plus grande partie des transactions dans un contexte stabilisé et rassurant (Dutraive et Bazzoli, 1998). La plupart sont donc des « transactions routinières », aussi simples qu'acheter du pain, déposer un permis de construire dans un contexte réglementaire connu, etc. Les individus agissent dans ces moment-là (la plupart du temps) en tant qu'êtres immergés dans le réseau des institutions qui les encadrent et leur permettent à la fois d'agir, en ce qu'il « rassure» leur contexte relationnel :
264
une baguette pèse tant, on me rendra bien la monnaie, j'ai un droit à construire sur ce terrain que je viens d'acquérir, etc. La transaction change radicalement de nature lorsque les règles connues et habituelles doivent être changées et devient alors ce que Commons appelle une « transaction stratégique» (praneuf, 1999). C'est dans cette transaction stratégique que les individus sont amenés à créer de nouvelles règles transactionnelles, qui fonctionnent tout de suite si elles sont acceptées par les parties en présence, ou alors donnent lieu à un conflit si un désaccord apparaît. C'est là qu'entre en jeu la « figure autoritaire» à laquelle il est fait allusion plus haut: celle-ci est dotée non seulement du pouvoir de faire respecter les règles en vigueur, mais de choisir entre plusieurs règles en conflit et, ce faisant, d'en instaurer de nouvelles. Certaines formes de ces figures d'autorité sont évidentes: il s'agit des centres de pouvoirs politiques (gouvernement, etc.) et des tribunaux. Mais il y en a de beaucoup plus discrètes et beaucoup plus nombreuses: ce sont de multiples institutions (entreprises ou tous types d'organisation tels que syndicats, associations) qui émettent des arbitrages dans les conflits sur les règles et ainsi participent à une «dynamique des institutions », inséparables donc de l'apparition des conflits et de leurs résolutions (Bazzoli, 1999). Cette émission de règles, à l'issu de conflits, pourra donc être le fait du syndicat des boulangers, de l'Eglise, du Législateur, des cours de justice. Cette émission de règles par les centres de pouvoir est issue de choix collectif (Bazzoli, K.irat, 1999), fruit en quelque sorte d'un marchandage entre les personnes et les groupes qui participent de ces choix. C'est cet ensemble de notions (la transaction et ses règles, les conflits sur les règles dans le cadre de transaction stratégique, les centres de pouvoir arbitrant ces conflits dans le cadre de transaction de régulation, processus complexe d'action collective dont émerge l'ordre derrière les conflits) qui nous semble particulièrement intéressant d'appliquer au cas des conflits sur l'espace examinés ici. 3. UNE LECTURE INSTITUTIONNALISTE DES CONFLITS L'ESPACE: PROXIMITE VERSUS CONFLITS?
SUR
Dès lors que les éléments ci-dessus sont posés, l'application de l'hypothèse institutionnaliste coule de source et il ne reste plus alors qu'à la faire « travailler» en comparant les schémas 1 et 2, qui renvoient respectivement aux transactions routinières (sans conflit) et aux transactions stratégiques (avec conflit).
265
Schéma 1. Cas des transactions routinières sans conflit De l'ordre des institutions organisées
~.
~
Figure d'autorité relevant de la X" coutume ». Par exemple
réprobation
X' : Figure d'autorité relevant des institutions organisées Par exemple: Tribunal, Gouvernement, parti politique, entreprise
des pairs
Dans ce schéma A transige avec B, C et D sont des contractants possibles, X est « figure d'autorité ». Encadré 2. Exemple de transaction routinière Exemple 1 (coutume): A installe une bergerie dans le territoire communal de la commune de Corte, pour cela il rachète le « droit aux tôles» du berger cessant B. X est l'opinion publique de la Commune de Corte. Exemple 2 (institutions organisées): A obtient un bail de la commission pastorale de Corte, institution organisée mise en place par les éleveurs pour régler techniquement la passation des baux avec la commune de Corte, X est la commune de Corte.
Schéma 2. Cas des transactions routinières donnant lieu à un conflit. Arbitrage de proximité et arbitrage lointain par des « figures d'autorité» stylisées en fonction du corpus de la PQR Stratégique
~saction
Désaccord sur une règle non coutumière
Nouvelle règle avalisée s'il n'y a pas de sanction
~
[jl~ Interventions des institutions pouvoir de sanction:
dotées du
B : Arbitrage par les organisations économiques collectives (syndicats professionnels...)
C : Arbitrage par les organes politiques locaux
IE:
Tribuna"" I
266
Dans le schéma 2 nous avons imaginé, à partir de la notion de Figure d'autorité de Commons, six types d'institutions qui nous semblent être idéalement les institutions auprès desquelles les plaignants en Corse pourraient appeler pour arbitrer leurs conflits. Dans le cas A, les acteurs en conflit s'en remettent à la coutume, c'est-à-dire à la conformité de l'opinion collective micro-locale. Cette situation fait écho à la logique de la similitude, dans le registre de la proximité évoqué précédemment (section 2). Cependant, on voit mal, dans ce cas, comment les règles peuvent changer, car leur validation réside précisément dans la conformité à ce qui est admis donc à ce que l'on a déjà pratiqué. Il n'en reste pas moins que les coutumes changent aussi (Bazzoli, 2000, p.l03). Donc ce point reste obscur : soit il y a des institutions invisibles et informelles capables d'arbitrer la coutume et la faire évoluer, soit la coutume a besoin pour changer de faire un détour vers d'autres types de figures d'autorité, plus organisées (institution ci-dessous). Dans le cas B, toujours dans un registre de proximité, mais cette fois dans une logique d'appartenance, les acteurs ont recours à l'arbitrage des organisations privées (les entreprises, les associations, etc.). Dans le cas C, les acteurs portent leur conflit devant une autorité locale (mairie, région, etc.). Dans le cas D : on en appelle directement à l'autorité de l'Etat, au travers de l'un de ses services. Dans le cas E : les acteurs s'en remettent à l'autorité judiciaire. Dans le cas F: l'autorité à laquelle on en appelle est l'Assemblée nationale. Encadré 3. Exemples de transactions stratégiques (avec conflits) relevés en Haute Corse (y compris hors échantillon) classés en fonction du type de « figure d'autorité» auxquelles en appellent les parties Cas A : Des héritiers de bergers transforment leur bergeries en résidence d'été, les louent à des tiers, y reçoivent des touristes, en font des débits de boissons. Les autres habitants et les derniers bergers ne sont pas d'accord. Cas B : Mécontent du fait que des bovins viennent pâturer ses estives officiellement attribuées à lui par la commune, l'éleveur de brebis X de Corte porte son cas devant la commission pastorale de la ville. Cas C: Mécontents du projet détournement de la route nationale, les riverains de Vivaria interpellent la CTC et lui demandent de ne pas modifier le tracé actuel. Cas D: Les oléiculteurs veulent que l'instruction de leur dossier d'AOC soit examinée au plus vite. Cas E: L'association « U Levante» porte plainte contre transformation des bergeries en établissement touristique
la mairie de Corte qui veut autoriser dans certaines estives.
Cas F: Les associations écologistes et certains partis politiques veulent la suppression 12 du projet de loi pour la Corse que va examiner l'Assemblée Nationale.
267
la
de l'article
La plupart des cas relevés dans la PQR peuvent maintenant fonction de ces «Institutions stylisées»
être classés en
Tableau 5. Classification des conflits relevés dans notre échantillon en fonction du type d'arbitrage auquel se réfèrent les parties prenantes Nombre d'articles
Libellé de l'événement Une structure d'abattage tarde à ouvrir ses portes en Haute Corse L'adoption de la loi Littoral crée le mécontentement chez les écologistes Le problème de la divagation animale révolte la population Le mécontentement grandit face à la reprise des incendies Les projets d'implantation d'éoliennes créent la polémique La gestion des déchets au cœur du débat La gestion de 1'eau remise en cause La course de off ,hore rencontre le désaccord des écologistes Les projets de déviation mal accueillis dans le Centre et en Balagne Création d'un comité de défense de la vallée du Niolu Les habitants de Cagnano inquiets face au délabrement de leur littoral La pollution d'un petit ruisseau exaspère un gérant de camping Les oléiculteurs mécontents du piétinement de leur dossier Les professionnels de la montagne dénoncent la stagnation de leur dossier inquiètes Les communes forestières des lenteurs administratives Un agriculteur dénonce les interdictions de pacage sur les terres incendiées
Quantité d'événements
15
1
14
1
12 9 8 4 4
1 1 1 2 2
3
1
3
2
3
1
2
2
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
Catégorie d'arbitraj\"e D etB F C C C C C C C D CetD D D etB D D D etB
Il ressort du tableau 5 que les parties en conflit en appellent effectivement à un arbitrage, et dans l'écrasante majorité des cas cet arbitrage relève des institutions politiques: ce sont les collectivités locales et les services déconcentrés de l'Etat qui reviennent de façon quasi unanime dans les évènements relatés par la presse pendant l'année d'enquête. Accessoirement, ce sont également les entités économiques collectives (Chambres d'agriculture et de commerce par exemple) qui peuvent également être interpellées, à coté des institutions purement politiques ou administratives, mais encore celles-ci ne sont pas purement économiques mais également politiques, en ce qu'elles sont issues d'élections professionnelles. Toutes ces entités collectives (B: à caractère économique ou professionnel; C : collectivités locales; D : représentation de l'Etat) ont donc en commun d'être issues d'élections, c'est-à-dire, pour en revenir à l'optique de Commons,
268
d'être on ne peut plus sensibles à une des trois formes de pouvoir qu'il retenait dans sa classification des institutions de l'économie: le pouvoir de l'opinion (ou encore pouvoir moral, les deux autres étant le pouvoir physique et le pouvoir économique) . Or, c'est bien là une caractéristique essentielle de la Presse, (en l'occurrence le fait qu'elle soit écrite et régionale ne change pas grand-chose à l'affaire) : elle influence l'opinion et par là représente une arme considérable pour les plaignants lorsqu'ils adressent leur griefs aux entités politiques qu'ils savent sensibles à ce que « dit» le journal 0ocal) donc à ce que lit et peut donc penser le public. D'où il découle un certain nombre d'éclaircissements caractéristiques des conflits tels que relatés par la PQR : Les efforts va attirer fmalement, conflictuel
par rapport
aux
démonstratifs des réclamants afin de créer l'événement qui la presse (manifestation, occupation, etc.): car c'est comme on l'a vu, la démonstration plutôt que l'événement lui-même qui justifie la médiation du conflit.
La surreprésentation des réclamants découle de ce qui précède: ils ont l'initiative de la médiation. La forme associative que prennent les réclamants est une forme de légitimation de leur position en ce qu'elle « collectivise» la cause défendue.
'
La relative discrétion des résolutions est également une conséquence logique de cette stratégie. Dans la mesure où le parti des réclamants n'est pas forcément aussi désireux de médiatiser l'issue de ses démarches auprès de l'opinion publique, et surtout parce que l'on peut supposer qu'il est beaucoup plus difficile de faire démonstration d'une solution que d'un problème. S'éclairent également toute une série de lacunes qui apparaissent dans la façon dont la PQR relate les conflits sur l'espace : L'absence des «menus conflits », des petits problèmes interpersonnels (bornage, droits de passage, etc.). On peut en effet supposer que d'une part dans le cas de problèmes entre personnes le niveau de solution est rarement lié à une entité politique mais plutôt judiciaire. D'autre part si c'est bien à l'opinion que l'une ou les deux des parties prenantes veulent en appeler, on peut encore supposer que cette opinion est plutôt micro-locale, donc ne nécessite pas le recours à la PQR. Enfm et peut-être surtout ce type de conflit et son caractère interpersonnel ne légitime pas une prise en compte par la PQR.
269
Mais il existe malgré tout des exceptions à ce qui précède dès lors le conflit interpersonnel a un caractère emblématique, susceptible d'emporter la sympathie de l'opinion: par exemple dans notre échantillon la pollution infligée à un gérant de camping par une cave viticole accusée de polluer un ruisseau. De même que sont logiquement absents, comme il a été dit plus haut, tous les conflits réglés de manière discrète et efficace dans le cadre d'une institution tout à fait informelle telle que les équipes de chasse, les «cliques» (ou congrégations amicales) d'agriculteurs menées par un leader qui négocie les différents entre membres ou entre membres de l'institution et un extérieur (entre chasseurs ou entre chasseurs d'équipes différentes, entre chasseurs et propriétaires, etc.). Ces genres de conflits sont révélés lors d'entrevues d'acteurs (Chia et al., 2004), jamais par les articles de la PQR.. Ils sont en effet susceptibles d'être réglés par des institutions informelles micro-locales dont on peut supposer que le pouvoir est certainement très prégnant (prestige local, capital relationnel) mais en tout cas d'un tout autre registre que le «pouvoir de l'opinion» d'une zone couverte par un média régional. CONCLUSION
L'hypothèse institutionnaliste semble fructueuse dans le cas des conflits sur l'espace. Du point de vue méthodologique elle éclaire et situe bien les av.antages et les limites du recours aux articles de la PQR. Elle permet d'introduire une classification des conflits en fonction de la nature de l'instance appelée à arbitrer. D'un point de vue plus théorique cette hypothèse permet d'interpréter les conflits sur l'espace comme des moments stratégiques pour les acteurs directement impliqués au cours desquels chacun essaie de faire valoir des règles nouvelles favorables à leurs propres intérêts, auprès d'institutions de nature très diverse, de la plus informelle (comme l'équipe de chasse locale) à la plus formelle (tribunaux ou parlement). Du point de vue de la société, les conflits (et en particulier ceux sur l'espace) peuvent engendrer de nouvelles règles, qui par le jeu de la dynamique évolutive institutionnelle deviendront les règles normales et routinières des transactions (donc de la coutume) de demain. Aussi dans cette perspective l'observation des conflits d'aujourd'hui, de leur déroulement et de leur résolution, pourrait permettre d'anticiper les formes de gouvernance locale de l'espace dans un futur proche, voire d'influer sur des formes futures qui sont pour reprendre la terminologie de Commons essentiellement « volitionnelles », c'est-à-dire fruits de la volonté. Dans le cas bien particulier des conflits relatés par la presse, le modèle institutionnaliste explique que la PQR relate essentiellement les conflits dont la teneur est intentionnellement portée sur la place publique par des 270
acteurs « réclamant» de nouvelles règles auprès d'institutions politiques dotées de pouvoir certes (économique, régalien, etc.), mais sensibles à une forme essentielle de pouvoir dans une société démocratique: celui de l'opinion publique. Elle laisse ainsi de coté les micro-conflits réglés par les institutions informelles, ou encore tous ceux qu'arbitrent les institutions purement économiques. Par contre l'échantillonnage particulier de la PQR corse de l'année d'étude choisie permet de mettre en exergue un cas intéressant de « méta conflit» à peine effleuré dans le cadre de cette contribution: celui d'un conflit non pas concernant une règle nouvelle, mais sur le pouvoir lui-même d'arbitrer et de déflnir ainsi de nouvelles règles. C'est le cas du conflit emblématique sur l'article 12 du projet de loi portant sur le statut particulier de la Corse dans lequel le thème du conflit était le pouvoir dévolu à la Région corse de défmir de nouvelles règles de constructibilité dans les zones littorales. Ceci inciterait à distinguer deux types de conflits: le conflit de premier ordre porte sur les règles et est arbitré par une institution dotée de pouvoir; le conflit de deuxième ordre porte sur le pouvoir d'une institution à promulguer de nouvelles règles. Ce deuxième type de conflit serait alors le plus innovant du point de vue de la gouvernance locale. REFERENCES Bazzoli L. (1999), L'économiepolitique de John R Commons. Essai sur l'institutionnplisme en sciences sociales. L'Harmattan.
Bazzoli L. et T Kirat (1999), « La relation entre le droit et l'économie dans les traditions institutionnaliste et post-Coasienne : enjeux pour l'analyse de l'évolution », Economie et sociétés,HS n035, pp.69-90. Caron A. et A. Torre (2002), « Les conflits d'usage et de voisinage dans les espaces ruraux: une analyse économique», in Perrier-Cornet P. (dir.), A qui appartient l'espace rural?, Edition de l'aube/DATAR. Caron A. et A. Torre (2006), « Vers une analyse des dimensions négatives de la proximité. Les conflits d'usage et de voisinage dans les espaces naturels et ruraux », DéveloppementDurable et Territoires,dossier n07 « Proximité et environnement ». Chia et al. (2004), « Quand les traditions et la culture sont mobilisées pour résoudre les tensions et les conflits: le cas du Cortenais en Corse », Communicationau colloque(( Conflits d'usage et de voisinage )), Paris, octobre.
Coase R. (1960), « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, frad. française (1992) « Le problème du coût social », Revuefrançaise d'économie,4, pp.153-193. Dutraive et L. Bazzoli (1998), « Les dimensions cognitives et sociales du comportement économique: l'approche institutionnaliste de J.R. Commons », Les cahiers du Gratice, n014, pp. 39-57.
271
Commons JR. (1951), The Economics of CollectiveAction, The Madvfillan Company. Lefranc C. et C. Torre (2004), « Tensions, conflits et processus de gouvernance locale dans les espaces ruraux et périurbains français» in Scarweil H.J. et Franchomme M. (eds), Contraintesenvironnementalesetgouvernancedes tem'toires,Editions de l'Aube. Lefranc C. (2002), Compte-rendu du recensement des conflits et tensions d'usages par l'analyse de la presse quotidienne régionale, INRA DADP Rhône-.-\lpes 2. Melot R. et T. Kirat (2006), « Du réalisme dans l'analyse économique des conflits d'usage: les enseignements de l'étude du contentieux », Développementdurable et territoire, dossier n° 7 « Proximité et environnement ». Mormont M. (2006), « Conflits et territorialisation », Géographie,Economie, Société, n08, pp. 299-318. Praneuf I. (1999), « Le concept de transaction de JR. Commons: un outil d'analyse du changement institutionnel », Histoire de lapenséeéconomique,n° 28, pp 31-48. Railet A. et A. Torre (2004), « Proximité et localisation », Economie rurale,n0280, pp. 2541. Serinelli M. (2004), Recensementdes cotiflitset tensionsd'usagedes espacesruraux par l'analYsede la presse quotidienne régionaleen Corse, Rapport de maîtrise de Sciences économiques et Sociales de l'Université de Corse, INRA-LRDE. Torre A. et Lefranc C. (2006), « Les conflits dans les zones rurales et périurbaines. Premières analyses de la Presse Quotidienne Régionale », Espaces et Sociétés,Vol. 124125, nOS1-2, pp. 93-110. Torre A., O. Aznar, M. Bonin, A. Caron, E. Chia, M. Galman, M. Guérin, P. Jeanneaux, T. Kirat, C. Lefranc, J-c. Paoli, M.-I Salazar. et P. Thinon (2006), « Conflits et tensions autour des usages de l'espace dans les territoires ruraux et péri-urbains. Le cas de six zones géographiques françaises », Revue économiquerégionaleet urbaine, n° 3, pp. 415-453.
272
CHAPITRE
13
L'INFORMATION INSTITUTIONNALISEE PREVENTION DES CONFLITS: ETUDE
COMME OUTIL DE DES « CLlS DECHETS»
Laurence ROCHER
Les projets d'implantation d'équipements de traitement et d'élimination de déchets déclenchent, de manière systématique, des oppositions locales, ayant pour conséquence leur abandon ou leur retardement. Tous les modes d'élimination (stockage, incinération) mais également d'autres opérations préalables comme le tri ou le compostage, sont sujets à contestation. La dimension conflictuelle s'est imposée comme problème central de l'action publique relative à la gestion des déchets dans la mesure où la réalisation d'exutoires permettant leur élimination est rendue difficile voire impossible. A ces conflits d'implantation peuvent se succéder, une fois l'équipement réalisé, des conflits « de voisinage» qui ont comme objet principal les nuisances subies par les riverains. Ces contestations portent tant sur les éléments substantiels que sur la dimension procédurale de la décision à travers une remise en cause de la légitimité des procédures et des acteurs. En effet, la dénonciation de l'opacité de la prise de décision et du manque de démocratie est un élément récurrent du conflit environnemental (Oziedzicki, 2001). Considérant ces difficultés sociales, objet de préoccupation des décideurs, l'acceptation territoriale du traitement des déchets est devenue à partir de la fIn des années 1980 le point d'achoppement de la politique des déchets. Face à cette situation de blocage ont été instituées des procédures organisant l'information du public ainsi que la rencontre entre riverains, élus, responsables administratifs, associatifs et gestionnaires des équipements de traitement de déchets. Le législateur a choisi d'institutionnaliser des dispositifs d'information spécifIques au secteur des déchets, qui participent d'une évolution plus large des modes de gouvernement (pierre Lascoumes parle de l'obligation d'informer les citoyens
comme
d'une
« technologie
politique incontournable »).
Nous proposons l'analyse d'un outil emblématique de l'entreprise d'acceptation de la gestion territorialisée des déchets: les CLlS - Commissions locales d'information et de surveillance - qui réunissent autour d'un site de traitement des déchets plusieurs acteurs locaux. Si ces procédures ont été rendues obligatoires dans l'optique de remédier à un déficit de « confiance» de la part des populations, elles sont le plus souvent mises en place en aval de la décision, autour d'équipements en fonctionnement. Considérant ces mesures du point de vue de l'instrumentation de l'action publique89, nous nous intéressons ici tant à leur « fabrication» en tant qu'outils de gouvernement qu'à leur mise en œuvre. Aussi deux temps de réflexion se succèdent. Il s'agit en premier lieu de mettre en évidence des éléments de compréhension relatifs au choix et à l'élaboration de ces outils d'information dans un cadre institutionnel. Dans quelle mesure ces instances ont-elles été pensées comme instruments de régulation des conflits, à partir de quels liens de causalité supposés et avec quels effets escomptés? Puis, sur la base d'apports empiriques, est abordé le rôle effectif de ces instances, notamment leur interaction avec la dynamique conflictuelle locale. Il s'agit d'évaluer alors leur capacité d'apaisement ou de prévention du conflit, à partir d'un regard sur la mise en pratique des fonctions d'information et de surveillance. 1. INFORMER
POUR « RESTAURER
LA CONFIANCE»
La question de l'information du public relative à la gestion des déchets s'est posée pour les acteurs institutionnels de façon accrue au cours des années 1980 et 1990, les conflits locaux s'intensifiant au point d'entraver l'implantation d'équipements. Dès 1983., la ministre de l'environnement Huguette Bouchardeau adressait aux préfets une circulaire dans laquelle elle les encourageait à mettre en place des commissions d'information « chaque]oisqu'elle [leur) paraîtra de nature à instaurer un climat de confianceet d'o!?jectivité »90. Cette sollicitation ministérielle est la première étape de la formalisation de ces commissions d'information ad hoc qui se mettent alors en place au gré des problèmes et des volontés locales, le plus souvent autour d'installations de traitement des déchets spéciaux ou industriels qui focalisent alors l'attention.
89 Nous suivons l'approche proposée par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, définissant l'instrumentation de l'action publique par « l'ensemble des problèmes posés par le choix et l'usage des outils (des techniques, des moyens d'oPérer, des dispositifS) qui permettent de matérialiser et d'oPérationnaliser l'action gouvernemmtale. Il s'agit non seulement de comprendre les raisons qui poussent à retmir tel instrummt plutôt que tel autre, mais d'envisager également les effetsproduits par ces choix. » (Lascoumes & Le Galès, 2004). 90 Circulaire
du 22 juillet 1983 relative
aux installations
274
de traitement
de déchets.
C'est à l'occasion d'une loi votée en 1988 relative aux transferts transfrontaliers de déchets qu'est formellement instauré un droit à l'information spécifique au domaine des déchets, formulé en ces termes: « Toute personne a le droit d'être informée sur les effetpr{judÙiablespour la santé de l'homme et de l'environnementdu ramassage, du transport, du traitement, du sto.kage et du dépôt des déchets ainsi que sur les
mesuresprises pour prévenir ou compensert'eSeffets»91.La traduction pratique de ce droit à l'information attendra la préparation et le vote de la loi de 199292. Au début des années 1990, alors qu'est amorcée une phase de réorientation de la politique des déchets, la question des conflits d'implantation s'avère être un des problèmes principaux à traiter. 1.1. Les mnflits d'implantation,
vedeurs d'une redéfinition de la politique des déchets
Durant la décennie 1980 la survenance de conflits lors de projets d'implantation d'équipements est devenue systématique, ce qui a conduit à une situation de blocage généralisé, caractérisée par le risque d'une insuffisance des capacités de traitement des déchets ménagers. La menace annoncée d'une pénurie contribue à justifier l'intervention publique et à lui conférer un caractère d'urgence. Ce blocage d'origine sociale vient entraver le processus de gestion des déchets puisque la phase finale, qui consiste en l'implantation territoriale d'exutoires, est très compromise voire impossible. La dimension sociale a ainsi pris une place grandissante dans l'appréhension du « problème déchets» en tant qu'objet de politique publique. Alors qu'il s'agissait auparavant d'un objet de, nature technico-économique, traité exclusivement au regard de données techniques, de considérations économiques, dans un souci d'équité territoriale en termes de desserte de service public, les déchets quittent les sphères politico administrative et technicienne dans laquelle ils étaient confmés en devenant 'objet de débat public. Les propos du parlementaire Michel Destot sont révélateurs de cette évolution: « (...) il ne s'agitpas tant d'une questiontechnique- les solutionsexistent- que d'unproblèmepolitique,finanaer, médiatiqueet culturel» (Destot, 1992). Ce processus de publicisation résulte notamment de la multiplication, dans les années 1980, de scandales largement médiatisées, à l'instar de l'emblématique affaire de la décharge de Montchanin (Saône-et-Loire) où ont été stockées illégalement des matières dangereuses.
91 Loi 88-1261
du 30 décembre
1988, art 3-1.
92 Loi 92-646 du 13 juillet 1992 relative à l'élimination des déchets ainsi qu'aux installations classées pour la protection de l'environnement Cette seconde loi-cadre vient modifier celle du 15 juillet 1975.
275
La mesure-phare de la loi de 1992 consiste à interdire la mise en décharge pour les déchets bruts93 à l'échéance du 1er juillet 2002. Il s'agit, en interdisant l'enfouissement sans traitement préalable, de favoriser la valorisation, mais également de limiter le recours à ce mode de traitement perçu à l'époque comme le moins accepté par les populations. Devant le recours massif à l'incinération, une circulaire rédigée par la ministre de l'environnement Dominique V oynet en 1998 vise à introduire une hiérarchie entre la valorisation matière (recyclage et compostage) et la valorisation énergétique, dans un contexte d'intensification de la controverse concernant les impacts environnementaux et sanitaires liés à l'incinération (Buclet, 2005). Pour autant, au sein de la sphère politique et administrative, la position dominante, relayée par les discours et productions écrites de différents acteurs et organismes, consiste à afftrmer que le respect des normes en vigueur garantit l'absence de risques pour l'environnement et la santé humaine. Contrairement au domaine des déchets nucléaires dont l'action publique a consisté en une mise en visibilité de ces incertitudes (Barthe, 2002), le discours officiel relatif aux déchets ménagers est inscrit dans un cadre de maîtrise des procédés utilisés. Du point de vue de l'appréhension du risque, un décalage grandissant se forme entre les acteurs politiques, administratifs et professionnels de la politique déchets, persuadés de l'innocuité des techniques et une opinion publique méfiante. La gestion des déchets a connu un phénomène d'inversiondu risque(Rumpala, 2002), le risque majeur étant de nature sociale, ce qui induit un risque politique en matière de prise de décision. L'intégration de ce risque par les décideurs' locaux a en effet comme conséquence une relative inaction en matière de création de nouveaux équipements. 1.2. Les dispositifs d'information, blomge
réponse institutionnelle à une situation de
C'est dans ce contexte de blocage social et de menace d'une pénurie en capacité de traitement des déchets ménagers qu'ont été instaurés des dispositifs visant à organiser l'information et la participation. Ces mesures participant d'un « impératif délibératif» (Blondiaux & Sintomer, 2002), qui s'impose comme une norme incontournable des politiques environnementales et de l'action publique en général, n'en sont pas moins une réponse pragmatique à une situation de blocage propre au domaine des déchets. A ce titre, une des mesures phares
93 La loi de 1992 prévoit que seuls les « déchets ultimes» résultant
ou non du traitement
économiques polluant
du mommt,
ou dangereux
d'un
notamment
déchet, qui n'est plus par
extraction
susceptible
de la part
».
276
puissent être mis en décharge: d'être traité valorisable
dans les conditions
ou par
réduction
« déchet,
techniques
de son
et
caractère
prévue par la loi de 1992 consiste en la mise en place de Commissions locates d'information et de suroeil/ance rendues obligatoires pour les centres de stockages recevant des déchets ultimes ou des déchets industriels spéciaux. Un décret ultérieur précise l'objet ainsi que les modalités de création et de fonctionnement de ces commissions, dont l'information est la vocation principale, l'exercice de la surveillance n'étant pas mentionné: «La i'Ommission locale d'information et de suroeillance a pour o1:Jetde promouvoir l'information du public sur lesproblèmes posés, en ce qui i'Om'ernel'environnement et la santé humaine, par la gestion des déc'hets dans sa zone géographique de comPétence.»94
L'analyse des débats parlementaires préalables au vote de la loi de 1992, ainsi que des rapports officiels produits à cette occasion, rend compte de la logique selon laquelle ces dispositifs ont été pensés et des attentes du législateur à leur égard. C'est l'ensemble du système de gestion des déchets qui souffrirait - à tort - d'une mauvaise image, construite à partir de certains cas d'équipements mal gérés qui ont été l'objet d'une sur-médiatisation. Cette opinion négative résulterait d'une appréhension erronée de la question des déchets: les populations fonderaient leur jugement considérant quelques cas négatifs appartenant à des pratiques isolées et révolues, à l'instar de Montchanin. A cette ignorance s'ajouterait un certain égoïsme, dont feraient preuve des habitants refusant d'admettre la nécessité des équipements directement liés à un mode de vie et de consommation revendiqué par ailleurs (Destot, 1992). L'accroissement de la conscience écologique de la population française et l'aspiration à un mode de vie basé sur la consommation sont présentés comme un «paradoxe>; et une « i'OntradÙ'tion»avec l'inacceptation des installations dont les impacts sont de plus en plus limités et contrôlés. Aussi, l'entreprise de disqualification des attitudes présentées comme relevant du « syndrome NI11BY» repose sur un triple constat: l'ignorance, l'irrationalité et l'égoïsme de la population à l'égard de la gestion des déchets. Le problème, tel qu'il est identifié par les responsables politiques, administratifs et professionnels du secteur, est bien celui d'une « mauvaiseimage». Il s'agit alors de rechercher des solutions à même de «(restaurerun dimat de confiance». Dans le but de changer la perception négative du public envers les déchets et leur traitement, deux axes de solutions sont privilégiés: d'une part une politique de fermeté quant au respect des normes par les exploitants - notamment en matière d'incinération - et d'autre part la mise en place de dispositifs spécifiquement destinés à remédier au déficit de connaissances du public. Il s'agit d'organiser cette information à travers des structures spécifiques dans l'objectif d'assurer l'acceptabilité des installations. L'information de la 94 Décret
du 29 décembre
1993, article 8.
277
population est envisagée comme un moyen permettant de surmonter l'irrationalité, l'ignorance et l'égoïsme, identifiés comme principaux freins à l'ouverture de nouveaux sites de traitement. Dans l'esprit du législateur, attaché à « restaurerla confianœ du public» envers le !ystème expert (Giddens, 1994) de la gestion des déchets, les mesures locales à caractère informatif et participatif telles que les CLlS, apparaissent comme autant de points d'acâs entre profanes et experts. Il s'agit, au travers de ces points de contacts, d'organiser une certaine mise en visibilité locale du système
-
professionnel
et politique
- dans le but de
rassurer, mais également de donner à voir les responsabilités de chacun, en l'occurrence des ménages, dans la production de déchets. L'objectif d'éducation via la diffusion de l'information se double en effet d'une intention de responsabilisation des citoyens-consommateurs comme maillons essentiels de la production des déchets. Les Commissions locales d'information et de surveillance apparaissent donc comme des instruments particuliers de la politique déchets, pensés dans l'objectif d'une amélioration de l'acceptation des installations de traitement. Elles reposent sur le postulat que l'information et l'accès des populations profanes aux installations de traitement favoriseront leur tolérance par les populations, et contribueront de manière générale à une image renouvelée de la politique de gestion des déchets. En mars 2006, France Nature Environnement dénombrait 513 CLlS (contre 270 en 1999 et 198 en 1997). 2. LES CLlS, OUTIL D'ANCRAGE
TERRITORIAL
DES EQUIPEMENTS
L'apaisement des tensions liées aux équipements de traitement dans le cadre d'une confiance restaurée à l'égard de la politique déchets a motivé l'institutionnalisation des Commissions locales d'information et de surveillance comme points de contads entre profanes et acteurs du !ystème expert de la gestion des déchets. Il s'agit de mettre ce cadre institutionnel en perspective avec des éléments empiriques témoignant du fonctionnement « de routine» de ces instances, appréhendé à partir d'une observation de réunions et d'entretiens réalisés auprès de membres de plusieurs CLlS situées en région Centre. Créées par les préfets, les Commissions sont composées, à parts égales, « de représentants des administrations publiques .-oncernées, de l'exploitant, des colledivités territorialeset des associationsdeprotedion de l'environnementconcernées »95.Obligatoires pour les sites de stockages, les préfets doivent les mettre en place - quelque soit le type d'équipement
-
lorsque
la demande
leur en est faite par le maire d'une
commune comprise dans le périmètre d'affichage de l'avis d'enquête publique.
95 Décret
du 29 décembre
1993.
278
En dépit du souhait de voir affirmée l'obligation de répondre favorablement à la demande d'une CLlS en provenance d'acteurs associatifs, ainsi que d'élargir les équipements assujettis aux incinérateurs, ces propositions de modifications n'ont pas pris un cadre légal. Dans la plupart des cas, l'installation d'une CLlS intervient en aval du processus de décision d'implantation d'un équipement, alors que la plus grande intensité dramatique du conflit est passée. Les seules possibilités d'inflexion portent sur les conditions du fonctionnement de l'équipement en question, notamment sur la réduction des impacts environnementaux et des nuisances. Mises en place pour des équipements en fonctionnement, les CLlS s'inscrivent de fait dans le cadre de conflits « de voisinage ». Pour autant, demeure une menace latente de résurgence du conflit, qui peut être réactivé lors de projets d'extension du site ou en raison de la persistance de nuisances, ce qui confère à ces instances un rôle potentiel de prévention et de régulation du conflit. L'entrée par l'exercice des fonctions d'information et de surveillance permet de rendre compte du rôle territorialisé des CLlS et de leur perception par les différents acteurs impliqués. 2.1. Produdion et diffusion de l'information dans le cadre d'une domination de la (( sphère spécialiste ))
Les informations soumises à discussion au sein des CLlS proviennent essentiellement du rapport annuel que l'exploitant est tenu de produire, et de présenter en commission. Y figurent différentes données relatives au fonctionnement de l'équipement en question: les tonnages et la nature des déchets entrants, les accidents, événements et travaux qui ont eu lieu et ceux qui sont envisagés, divers résultats d'analyse des rejets dans le milieu naturel. En revanche les aspects financiers ne sont pas abordés. La présentation de ce rapport donne lieu à des questions, commentaires et discussions, et de fait le déroulement des réunions est bien souvent orchestré autour de données en provenance d'une seule source: l'exploitant. Les discussions entre les protagonistes peuvent toutefois donner lieu à des ajustements à la marge concernant l'information. Ces inflexions portent le plus souvent sur la forme (présentation des données davantage détaillées ou au contraire synthétisées), elles ont rarement trait à la production même de l'information (analyses supplémentaires ou réalisées dans des conditions redéfinies). Bien que les suspicions demeurent à l'égard des informations diffusées, notamment considérant les risques environnementaux et sanitaires, la production d'études complémentaires est quasi inexistante. Si des formes d'apprentissage ont effectivement lieu, c'est en sens unique: les profanes se forment aux connaissances expertes, mais sans que celles-ci ne fassent l'objet d'une remise en cause. Ces instances sont des lieux de formation, mais ne sont pas 279
utilisées comme des lieux d'apprentissage mutuel. Elles ne s'inscrivent pas dans le processus d'apprentissagecollectifcaractérisant les formes les plus abouties de forums Iybrides (Barthe, Callon & Lascoumes, 2001). Si ces assemblées ne donnent pas lieu à la production collective d'information, elles ne se positionnent pas non plus comme organisatrices d'une diffusion publique de l'information. La seule diffusion d'information de manière organisée et publique résulte de l'initiative d'exploitants qui proposent des journées d'ouverture de leur site au public ou dans de rares cas reçoivent la presse locale. Aucune des CLlS observées ne s'est engagée dans une démarche d' « exportation» de l'information (Lascoumes, 2002), ce rôle étant assuré de manière informelle par les différents membres auprès de ceux qu'ils représentent. Le lien entre la CLlS et l'environnement social de l'équipement repose sur des mécanismes de représentation de certains intérêts admis à participer (associations, riverains.. .), mais en aucun cas sur une mise en public de l'information. Les représentants sont ainsi implicitement désignés comme médiateurs de l'information dont ils ont été destinataires. L'accès à l'information est important pour les élus locaux, qui attendent de la CLlS la possibilité de gérer au mieux leur rôle d'interface entre la population et l'équipement. La tenue des CLlS représente pour eux la double opportunité d'exprimer des doléances quant aux nuisances de proximité, et de recueillir une information qui leur est nécessaire dans la gestion de leur relation avec leurs administrés. Pour les exploitants, inquiets quant à l'utilisation des données qu'ils rendent publiques, les CLlS constituent un cadre intéressant dans la mesure où ils maîtrisent l'information diffusée et en accompagnent la réception. Les représentants des administrations considèrent ces dispositifs comme des moyens d'organiser et de maintenir une certaine familiarité entre l'équipement en question et son milieu social environnant, cette familiarité étant pour eux un facteur de réduction des conflits. A ce titre ils accordent une grande importance aux visites organisées à la suite des réunions, qui représentent autant d'occasions de mettre en avant la frontière entre les mauvaises pratiques reléguées au passé et les nouveaux équipements relevant d'une gestion « moderne» des déchets. 1.2. Un exercÙ'e multiforme
de la surveillance
Bien que la mise en oeuvre de la surveillance ne fasse l'objet d'aucune précision dans les textes, un système de surveillance multiforme et complémentaire s'organise de fait. Il porte sur différents objets auxquels les acteurs se rattachent
280
en fonction des ressources dont ils disposent96. Nous pouvons ainsi distinguer trois formes de surveillance : La surveillance(( technique))ou experte a trait au fonctionnement de l'installation et aux impacts sur le milieu naturel. Elle s'inscrit dans le prolongement direct de la surveillance effectuée dans le cadre du régime des installations classées. Les données - issues du rapport de l'exploitant - sont de nature technique et requièrent un certain niveau de connaissances, ce qui donne lieu à un phénomène de «cooptation» implicite, selon lequel les «profanes» s'en remettent aux «experts ». Les membres (élus, représentants d'associations locales, riverains) qui ne possèdent pas les compétences techniques requises placent leur confiance dans les «experts» - qui correspondent à certains représentants associatifs et plus généralement aux représentants des administrations. A ce titre, le rôle de l'inspecteur des installations classées est primordial: rendant compte de son travail d'inspection, il apporte la garantie du fonctionnement de l'installation dans le respect des normes. La présence administrative est essentielle pour les protagonistes: la rédaction de comptesrendus assure une trace écrite formelle des échanges produits lors des réunions qui, au-delà d'être un lieu d'expression, sont surtout des chambres d'enregistrement. Si la circonspection reste de mise à l'égard de l'information, circulant au sein des CLlS, la formalité du cadre est un facteur déterminant quant à la valeur accordée à ces structures. La surveillance (( directe)) ou «sensorielle» du site consiste en une observation quotidienne par les voisins et certains élus locaux, attentifs voire suspicieux. Ils sont vigilants à l'égard de certains signes qui pourraient témoigner d'un mauvais fonctionnement de l'équipement: provenance des camions, identification des odeurs... Contrairement à la «surveillance experte », cette surveillance de proximité possède un caractère informel et diffus, elle ne nécessite pas de connaissances techniques particulières. Elle se développe et se renforce dans le cadre de réseaux de relations locaux, formels et informels, au sein desquels circulent des infot;tnations directement ou indirectement liées au site. Elus, riverains et représentants associatifs revendiquent des possibilités d'exercice de cette surveillance directe en demandant un droit de visite inopinée sur le site, qui leur est le plus souvent refusé au motif de la sécurité. Notons que ce rôle de
96
Il s'agit notamment, selon la typologie de Peter Knoepfel et a!. de ressource « cognitive» définie comme « constituée par les connaissances acquises relatives aux données techniques, sociales, économiques et politiques du problème collectif à résoudre» et de ressource « interactive », (( (...) constmite à partir des attributs individuels des acteurs en présence, de la qualité de l'o'l!,anisation des structures administratives ou sociétales auxquels ils appartiennent et de l'existence de réseaux de relations entre les différents acteurs de la politique publique (. ..) » (Knoepfel, Larme, Varone, 2001).
281
« sentinelle» est parfois facilité, voire initié, par les exploitants, qui remettent aux riverains des cahiers dans lesquels ils leur demandent de consigner la nature et la date de survenance des odeurs, du bruit, ou des envols de déchets, dans le but d'améliorer leur propre connaissance des nuisances qu'ils produisent et d'y remédier plus efficacement. Cela peut d'autre part leur permettre de discréditer certaines critiques qui leur sont adressées en mettant en évidence le caractère « subjectif» de la perception des odeurs. La surveillance(( territoriale))de la gestion des déchets s'inscrit dans un cadre plus large que celui des impacts ou les nuisances. Elle porte sur le contrôle de la cohérence entre les données relatives au site et les documents plus généraux, notamment les schémas de planification départementaux de la gestion des déchets. Ce type de surveillance est majoritairement assuré par les associations d'envergure départementale, institutionnalisées et insérées dans les réseaux départementaux. Leur participation à d'autres instances de concertation, à une échelle plus large, leur permet de croiser les informations provenant de différentes sources. Les CLlS représentent pour les acteurs intégrés dans les réseaux départementaux de la gestion des déchets - notamment les représentants associatifs et les représentants de la préfecture - l'occasion de rappeler que les objectifs affichés dans les plans départementaux doivent déterminer le fonctionnement des équipements. L'attention portée à la destination et au mode de traitement des déchets sortants participe de cette démarche de surveillance de l'ensemble de la chaîne des différentes opérations de traitement, sur un territoire vaste qui dépasse largement l'espace concerné par les impacts environnementaux et sociaux. CONCLUSION:
QUELLE CAPACITE DES CLlS A REGULER LE(S) CONFLlT(S) ?
Plus qu'un instrument de prévention ou de gestion du conflit, les CLlS semblent oeuvrer comme des outils d'optimisation de l'implantation locale du site. Ce sont des lieux de régulation des rapports entre l'installation et son espace d'accueil. La souplesse dans l'application des règles concernant la composition des commissions permet la participation de riverains en tant que voisins et non à titre de porte-parole d'une organisation. Ces pratiques en matière de représentation, mettant en avant le souci de prise en compte des enjeux de proximité tels que la gestion des nuisances, inscrivent les Commissions dans une dimension de voisinage. La capacité à gérer les nuisances, notamment les odeurs, permet d'asseoir la CLlS dans une fonction d'apaisement des tensions. Les Commissions créent en effet un cadre permettant l'expression des doléances relatives aux nuisances subies par les habitants, par le biais de relais que sont les élus locaux ou des
282
associations, ou de manière directe avec la présence de riverains. Elles revêtent ainsi une fonction d'anticipation et de « contenance» de conflits, grâce à une meilleure connaissance de l'environnement social par le gestionnaire de l'équipement, soucieux de gérer les tensions « en interne» et d'éviter qu'elles ne prennent une dimension publique. Aussi, ces instances sont perçues comme un outil de « maîtrise» de l'environnement social du site. Notons que les représentants
du .rystème expert
-
exploitants
et services de l'Etat
-
se rejoignent
dans un but commun: celui de « gommer les erreurs du passé» en matière de gestion des déchets, autrement dit de promouvoir une vision technicisée et sans risque des équipements. Les animateurs des réunions opèrent une forme de « structuration des termes du débat» (Rui, 2004) orientant la fonction des CLlS vers des instances de gestion de proximité. Cette vocation première de régulation de proximité se double d'une fonction de médiation concernant la question de la gestion des déchets. Elles opèrent comme des lieux d'exposition de l'action publique en la matière. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une « mise en public» des rouages de l'action publique, étant donné le caractère fermé de ces commissions. Mais à travers ces rencontres, chacun des acteurs impliqués dans la gestion des déchets est amené à exposer, voir à justifier son action, ce qui conduit à une redistribution des responsabilités. A travers la mise en discussion de « nos déchets» il s'agit d'enclencher un processus d'appropriation territoriale du problème. Les CLlS peuvent finalement se comprendre comme un outil de familiarisation de l'équipement avec son territoire d'accueil. En ce sens elles remplissent un rôle de mise en confiance, un point d'ancrage entre le .rystèmeexpert et les profanes. Cette relative confiance n'est toutefois jamais acquise, elle demeure très précaire, constamment remise en cause une posture maintenue de vigilance voire de suspicion. Pour autant les CLlS oeuvrent ainsi dans le sens de la pérennisation de l'équipement dans un territoire donné, enjeu crucial alors qu'est réitérée la menace de pénurie d'exutoires97. En effet, les sites existants sont dans ce contexte dotés d'une valeur particulière; il s'agit de prolonger leur durée d'exploitation, par le biais notamment d'extensions de la surface d'occupation pour les centres de stockage, ce qui n'empêche pas les demandes d'autorisation de dépassement des tonnages entrants, ou de modification du périmètre de provenance. Or, la gestion des enjeux sociaux à l'occasion des agrandissements
97 Au tournant des années 2000, alors qu'est amorcée une phase d'évaluation et de réorientation de la politique des déchets, les constats en termes de refus des équipements d'élimination et de situation de pénurie sont similaires à ceux formulés au début des années 1990 (Commissariat Général au Plan, 2003). 283
des sites est primordiale dans le contexte de pénurie d'exutoires et de difficultés à ouvrir de nouveaux sites. Les CLlS permettent alors une relative publicisation des positions, des motivations et des attentes de chacun des acteurs, élus, exploitants, administrations, associations, elles offrent un espace de négociation des conditions d'agrandissement - de compensations notamment - sans pour autant annuler la survenance d'une contestation locale. Les enseignements quant à la capacité de ces dispositifs à réguler les conflits de «voisinage» demeurent délicats: s'ils offrent un cadre pour l'expression de ce conflit, ils ne contribuent ni à éviter son émergence ni à en faciliter la résolution. Enf1n, les «effets» produits par le recours à cet outil participatif restent très localisés; ils ne semblent pas susciter une «restauration de la confiance» généralisée, les conflits d'implantation de nouveaux équipements demeurant systématiques. REFERENCES Barbier R. et Waechter V. (2003), « La participation paradoxale: "geste citoyen" et "parole citoyenne" dans la gestion locale de l'environnement », Espaces et Sociétés, pp. 8599. Barthe Y. (2002), « Rendre discutable. technologique », Politix, 15, n057, pp.57-78.
Le
traitement
politique
d'un
héritage
Blondiaux L. et Sintomer y. (2002), « L'impératif délibératif», Politix, 15, n057, pp. 1735. ' Budet N. (2005), « Gestion de crise environnementale et démocratie participative: le cas de l'incinération des déchets ménagers », Politiques et Management Public, 23, n02, pp. 91-116. Callon M., Lascoumes P. et Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratietechnique,Seuil, 358 p. Commissariat seroice public
Général Au Plan (2003), Rapport de l'instance d'évaluation de la politique du
des déchets ménagers et assimilés,
815 p.
Destot M. (1992), Rapportfait au nom de la Commission de la Productionet des Echanges sur le prqjet de loi relatif à l'élimination des déchetsainsi qu'aux installations classéespour la protectionde l'environnement,Assemblée Nationale, n° 2745, 27 mai 1992. Dziedzicki J-M. (2001), Gestion des conflits d'aménagementde l'espace: quelleplace pour les processus de médiation? Thèse de doctorat en Aménagement de l'espace-urbanisme, Université de Tours, 443 p. Giddens France
A. (1994), Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, Nature
d'infOrmation
Environnement
et de surveillance
192 p.
(2006), Evaluation du fOnctionnement des Commissions locales
et prospective,
88 p.
284
Lascoumes P. (2003), « L'obligation d'informer et de débattre, une mise en public des données de l'action publique» in Gerstlé J., Les eJ1ets d'itgormation en politique, L'Harmattan, pp. 303-320. Rui S. (2004), La démocratieen débat. Les citoyensface à l'actionpublique, Armand Colin, 264
p. Rumpala Y. (2002), « Qualification de problèmes comme « risques environnementaux» : l'exemple des déchets et des transports routiers» in Gilbert c., Risques collectifset situations de crises.Apports de la rechercheen scienceshumaines et sociales, L'Harmattan, pp. 79-92.
285
CHAPITRE DROIT
DE PROPRIETE AGRICULTURE
14
ET GESTION DES CONFLITS ENVIRONNEMENT
-
François FACCHINI
La nouvelle Politique Agricole Commune (PAC), adoptée le 26 juin 2003 à Luxembourg, vise à mieux répondre aux attentes des citoyens et des consommateurs européens en matière d'environnement, de qualité des produits et de bien être animal. Elle finalise le choix de mai 1992 et consacre la multifonctionnalité de la réforme de 1999. Elle introduit deux mesures principales: d'une part le découplage des aides et d'autre part la conditionnalité des aides, soumises désormais au respect des règles essentielles de la législation européenne, en matière notamment d'environnement et de bien être des animaux. Elle consacre ainsi la théorie de l'équilibre et sa théorie des défaillances du marché. L'environnement est ainsi devenu un enjeu pour les entrepreneurs politiques et les entrepreneurs qui perçoivent les uns et les autres les gains qu'ils peuvent tirer du consentement à payer des agents pour l'amélioration de leur environnement. Les agents sont prêts à payer comme consommateurs et comme contribuables pour protéger la qualité de l'environnement rural. La nouvelle PAC privilégie les solutions publiques et ignore les solutions marchandes et/ou associatives. Elle évince les solutions privées et repose implicitement sur l'idée que le conflit entre le productivisme agricole et le respect de l'environnement dans les zones rurales ne peut se résoudre que grâce à des mesures de politique publique. L'Etat doit lever l'impôt et réglementer les décisions des propriétaires s'il veut gérer les conflits d'usage entre l'agriculture et le respect de l'environnement. Cet article souhaite montrer que cette solution politique sous-estime l'efficacité des solutions privées. Il soutient que le respect des droits de propriété privée est un moyen de gérer et de prévenir les conflits d'usage en général et en
matière agricole en particulier. Il se fonde sur trois propositions théorie économique des droits de propriété:
inspirées de la
(1) La principale cause des conflits est l'incertitude sur le tien et le mien. Il y a conflit parce qu'il y a un problème d'appropriation. (2) La résolution des conflits passe alors pour la défmition du tien et du mien, autrement dit l'organisation d'une solution du «chacunchezsoi ». Il faut renforcer l'exclusivité des droits de propriété, c'est-à-dire l'individualisation des pertes et des profits des actions humaines. Cela passe par le respect absolu de la propriété privée et de la responsabilité des propriétaires en cas de dommage. Ces deux règles sont des moyens de gérer les conflits mais aussi de les prévenir, car tout le monde connait ses droits. L'incertitude sur le tien et le mien trouve, dans ces conditions, son origine dans une défaillance de la loi et/ ou dans une mauvaise appréciation par les parties en présence de leur droit. Il s'agit soit d'une loi qui défmit malle tien et le mien, soit d'individus qui connaissent mal leur droit. (3) La conséquence de ces deux propositions est de privilégier la gestion privée des conflits sur la gestion politique, car cette dernière s'éloigne de l'idéal d'exclusivité et rend les frontières entre le tien et le mien incertaines. L'article développe, sur cette base, une critique des fondements de la nouvelle PAC et de la manière dont elle gère les conflits agri environnementaux et une alternative. Il est soutenu, dans une première section, que le paysage n'est pas un bien collectif par nature et que les conflits d'usage peuvent trouver leur solution dans le calcul que les individus font pour rendre leur droit exclusif. Il est montré, dans une deuxième section, que la gestion des effets externes négatifs générés par l'agriculture (pollution de l'eau, de l'air, bruit, odeur, etc.) ne doit pas conduire les pouvoirs publics à mettre en place une politique fiscale de type pollueur - payeur, et/ou une politique de droits à polluer, mais qu'elle doit s'en tenir à faire respecter les droits de propriété des propriétaires fonciers et la responsabilité qui s'y rattache. 1. DROIT
DE PROPRIETE
ET GESTION
DU PAYSAGE
Depuis un certain nombre d'année les économistes de l'école néo-classique de l'équilibre se proposent de réformer la PAC et de justifier les aides à l'activité agricole à partir de l'idée que l'agriculture ne produit pas que des biens alimentaires, mais aussi des services tels que l'occupation et la mise en valeur de l'espace. Ces services ne font malheureusement pas l'objet d'un marché. Il n'y a pas, par exemple, de marché pour les services esthétiques et récréatifs que les individus tirent des paysages. Ce sont des biens collectifs, au sens où les consommateurs en jouissent conjointement sans exclusion possible des autres utilisateurs. De ce fait ils n'ont pas de prix de marché 288
pour couvrir leurs coûts de production. Seule une organisation collective peut, par la voie réglementaire ou fiscale, les produire parce que les institutions qui encadrent classiquement l'échange économique sur le marché ne réussissent pas à se faire rencontrer la demande de services esthétiques et l'offre. La demande est urbaine alors que l'offre est par nature localisée dans les campagnes et non exclusive. Personne ne trouve alors intérêt à s'occuper de la production de ce service et le paysage rural des sociétés traditionnelles se dégrade alors qu'il existe une demande sociale pour sa protection. La protection contre les phénomènes climatiques tels que les crues, le vent, les glissements de terrain et les avalanches, ou la lutte contre la désertification sont aussi prises comme exemple de biens joints à l'activité agricole non pris en compte par les calculs économiques des acteurs sur le marché. Le prix comme mode de résolution des conflits est défaillant et la collectivité, via la PAC, se propose de payer les agriculteurs pour les inciter à produire la quantité optimale de bien collectif (Hanley et Colombo, 2007). Les autorités publiques, pour rétablir l'efficacité, doivent alors calculer le montant de l'aide pour qu'elle fasse correspondre les bénéfices sociaux marginaux au service rendu. La valeur sociale des aménités rurales (faune, flore, paysage, air, eau, etc.) évaluée, le gouvernement peut demander à son administration de lever l'impôt et de payer les pratiques agricoles favorables à la qualité de l'environnement. L'échange politique est donc la solution pour résoudre de manière optimale le conflit entre usage agricole et usage environnementale. L'Etat utilise la coercition pour obliger les agents à payer pour les aménités rurales. La PAC adopte ainsi une solution libérale interventionniste (Facchini, 1997) qui estime que le marché des biens alimentaires est efficace mais que celui des aménités rurales est défaillant. ,. ,. La critique
de la théorie des défaillanœs
du marché
Les critiques adressées à la théorie des défaillances du marché conduisent alors à fragiliser les fondements théoriques de la nouvelle PAC et à s'interroger sur les ma,ux publics. Les controverses autour de la théorie des biens collectifs mènent à ce type d'interrogation. Outre l'imprécision de la distinction non rivalité non exclusion (Cowen, 1985) il est intéressant de constater avec Ronald Coase (1974) que les exemples de biens collectifs cités par Samuelson, Pigou ou Sidwick ne sont pas historiquement valides. Coase remarque, en effet, qu'alors que ces auteurs citent régulièrement le phare comme un bien collectif pur l'histoire de la production des phares montre, au contraire, qu'ils furent produits initialement par un système d'échanges privés où les bateaux payaient une contribution forfaitaire pour financer leur service. L'ensemble des travaux de l'école libertarienne montre, de plus, que les exemples de biens collectifs proposés par la littérature de la théorie des défaillances du marché ne sont pas crédibles historiquement. La défense nationale (Buchanan et Flowers, 289
1975, p.27), les rues, la justice, la police, les routes, etc. sont ou ont été produites de manière privative. Les biens aujourd'hui produits par l'Etat pourraient, pour cette raison l'être par le marché. Aucune fonction n'appartient, pour cette raison, en propre à l'Etat (Friedman, 1992, p. 31). A ces constatations historiques s'ajoute l'impossibilité pour l'Etat, via l'échange politique, d'atteindre le niveau de production optimal de biens collectifs et/ou le niveau de la subvention optimale capable d'égaliser le gain social au prix des biens agricoles. Une décision politique est, tout d'abord, un bien ou un mal collectif. L'échange politique est alors naturellement confronté au parasitisme et à la non révélation des préférences98. L'élection ne garantit pas, ensuite, que la décision soit Pareto optimale. Plusieurs raisons expliquent cette proposition. (1) Le vote est victime de free riding (paradoxe du vote). Dès qu'il y a abstention cela signifie que les préférences politiques des citoyens en matière de bien ou de mal collectif ne s'exprimeront pas complètement et que la procédure de vote ne réussira pas à converger vers le niveau optimal. (2) Le vote se fait à la majorité et non à l'unanimité99. La règle de l'unanimité est pourtant la seule règle de vote qui conduise toujours à des quantités de biens et à des parts d'impôts préférées au sens de Pareto. Cette règle est, cependant, trop coûteuse en temps de négociation et soumise à des stratégies de non révélation des vrais consentements à payer (fullock et Buchanan, 1962; Mueller, 2003, pp.74-76). (3) Le vote à la majorité donne un rôle central à l'électeur médian, c'est-à-dire à l'individu se trouvant au centre de la gamme des préférences des votants. L'électeur médian est en situation de dictateur positionnel, car tout projet collectif qui reflète les seules préférences de l'électeur médian ne peut être battu par aucun autre. La règle de la majorité conduit à une situation où l'électeur médian devient le dictateur positionnel c'est-à-dire celui qui définit la quantité de bien ou de mal collectif produite par l'Etat après consultation des citoyens. Or il n'y a aucune raison pour que ces préférences correspondent à une fourniture optimale de biens ou services publics (Lafay, 1998). Aux défaillances du marché correspondent donc les défaillances de l'Etat. L'opposition n'est plus entre biens collectifs et maux privés mais entre maux publics et maux privés.
98 Tullock
(1971) utilise cette proposition
p~ur expliquer
99 Pour une analyse des règles de l'unanimité pp.67 -78).
l'inertie
des systèmes
politiques.
et de la règle de la majorité voir Mueller (2003,
290
Outre le fait que payer les agriculteurs pour qu'ils produisent des aménités rurales c'est supposer qu'ils sont propriétaires d'une manière ou d'une autre de ces biens (Facchini, 2002) il est utile de rappeler que les choix publics ont un coût d'opportunité et peu de chances de réaliser l'optimum. 1.2. La gestion privée du pcrysage
La gestion politique des conflits d'usage et du paysage en particulier conduit, de plus, à évincer les solutions privées. Pour accréditer cette position il faut revenir aux apports de la théorie des droits de propriété de l'école de Virginie à la théorie des biens collectifs. Demsetz en 1964 a en effet montré que la non exclusivité n'était pas une caractéristique immuable attachée à un bien. Elle était, au contraire, le résultat d'un choix des propriétaires. Cela a conduit la théorie des droits de propriété et Barzel (1989) en particulier à défInir la notion de droits de propriété incomplets. C'est parce que les droits de propriété ne sont pas complets et parfaitement sécurisés que l'exclusivité n'est jamais totale. Le propriétaire d'un droit peut très bien laisser pour un temps un attribut de son bien à la consommation collective et ne pas profIter exclusivement de cet attribut. Cela ne signifIe pas qu'il renonce à ses droits, mais qu'il ne les rend pas exclusifs. Ces coûts d'exclusion sont les coûts de protection des droits de propriété sur les biens. Ils permettent au propriétaire de s'assurer qu'aucun usage de son bien ne se fera sans son consentement. Ils dépendent des techniques disponibles et de la manière dont les propriétaires perçoivent la valeur de leur bien. Ils protégeront, en effet, en priorité les attributs de leur propriété qu'il juge les plus profItable. Le f1lde fer barbelé est souvent cité comme une invention technique qui a profondément changé les techniques de production agricole aux EtatsUnis. Il a rendu l'exclusivité des droits fonciers moins coûteuse et incité les éleveurs à modifIer leur technique. Cette incomplétude et cette imperfection des droits signifIent que certains attributs d'un bien pourtant couvert par un droit de propriété seront non exclusifs. Si un individu a une maison non close, tout le monde profIte de la beauté de sa façade sans payer. Une caractéristique de la maison est dans le domaine publiclOo. La propriété privée a toujours une dimension commune et l'entrepreneur, autrement dit l'individu qui tente de saisir les opportunités de profIt va chercher à découvrir les moyens qui lui permettraient d'exploiter le domaine commun de la propriété d'autrui à moindre coût. Il peut estimer, par exemple, que le prix que les individus consentiraient pour entrer chez lui et voir 100Adaptation
de l'exemple
de la cravate
de Barzel
291
(1989, pA).
sa maison lui permettrait de dégager des profits. Il engage, pour cette raison, des ressources pour rendre son bien exclusif ou achète un bien que l'ancien propriétaire sous exploitait en ne rendant pas les parties communes exclusives. Le propriétaire entrepreneur saisit un profit parce qu'il utilise une technique d'exclusion moins coûteuse ou découvre l'usage privé d'une caractéristique d'un bien jusqu'à présent laissé à la pâture commune. Un paysage, quel qu'il soit, peut donc devenir exclusif et passer de la catégorie des biens collectifs à celle des biens privés lOI.L'absence de marché du paysage n'est pas, en ce sens, le résultat d'une étourderie de la part des propriétaires. Il est plutôt la conséquence d'un calcul économique qui intègre la profitabilité de la vente directe de paysage et son coût d'opportunité. Ce calcul peut être erroné, mais il est toujours sous le contrôle des entrepreneurs, qui peuvent percevoir dans la non exclusivité des services esthétiques et récréatif un profit inexploité par les agents, autrement dit une opportunité. Les conflits récents autour du droit à l'image traduisent assez bien dans les faits ce que développe la théorie des droits de propriété (Ravanas, 2002). La question est de savoir si le propriétaire d'un bien, situé sur le domaine public (paysage, création architecturale, etc.), peut s'opposer à l'utilisation de l'image de son bien et le cas échéant réclamer une compensation financière. L'utilisation de l'article 544 du code civil consacre le droit exclusif du propriétaire de jouir de son bien. L'arrêt de la première chambre du 10 mars 1999, dit du Café Gondrée ou de la première maison libérée en 1945 lors du débarquement des alliés en Normandie, utilise cet article pour donner raison aux propriétaires. Il juge que « l'exploitation
du bien sous la forme de photographies
porte atteinte au droit dejouissance
du
propriétaire». La Cour reconnaissait l'usage privée de l'image en afftrmant que «quit'Onquepeut librement reproduirepar photographie, dessin, peinture, ou tout autre technique,l'image d'un immeuble non dissimuléau public )). Elle donnait, en revanche, un droit absolu au propriétaire en matière de publication et d'exploitation commerciale en afftrmant que «la publication et l'exploitation commercialede photographiesd'un immeuble constitueune atteinte à cetteprérogativequi est dejouir de manière absolue et exclusive de son bien, avecpour corollaire le pouvoir d'interdire aux tiers
toute utilisation de œ bien,fût-œ sous laforme d'une image». Un propriétaire pouvait alors, en vertu du pouvoir exclusif et absolu que lui reconnaît l'article 544, s'opposer à la reproduction de l'image de son bien et s'en réserver la valeur marchande; toute image ayant une valeur économique - cartes postales, images publicitaires, droit de reproduction.
tOt Nous avons modélisé, dans notre thèse, cette stratégie sous la forme de la vente d'un point de vue pour valoriser une étendue (Facchini, 1993).
292
Suite à cet arrêt plusieurs litiges sont alors apparus. Il y a eu l'affaire du « Puy du Pariou », l'affaire de l'îlot de Roch Arhon, l'affaire du bateau école de la marine française, l'affaire du couvent des Dominicains à Saint-Emilion. L'affaire du Puy du Pariou ne met en scène aucun bâtiment, juste le paysage d'une chaîne de Volcan. Il simplifie le problème en ne faisant entrer en ligne de compte aucun droit de propriété intellectuel des architectes. Cette affaire débute avec des affiches publicitaires vantant les produits du terroir d'Auvergne de la grande surface Géant-Casino qui, pour illustrer sa campagne, utilise une photographie de la Chaîne des Puys 0es volcans endormis, mais pas éteints du massif central). Au premier plan de cette photographie il y avait le cratère du volcan le « Puy du Pariou ». A la suite de cette campagne publicitaire les associations de propriétaires du volcan ont exigé que le groupe Géant-Casino paie une somme à titre d'indemnité pour dommage lié au préjudice subi par les propriétaires. Le groupe Géant Casino a refusé de payer et a donc été assigné en justice, ainsi que l'agence de publicité et la photothèque, devant le tribunal de Grande instance de Clermont-Ferrand. Dans la perspective de la théorie des droits de propriété incomplets ce conflit s'explique par l'ambiguïté entretenue par les propriétaires fonciers qui longtemps ont laissé leur droit à l'image en pâture commune. Ils ont alors pu laisser croire que le droit à l'image n'appartenait à personne, comme si le droit sur son image (visage) n'appartenait à personne parce que tout le monde se laisse voir. L'affaire le «Puy du Pariou» et plus généralement les litige,s sur le droit à l'image sont des tentatives des propriétaires immobiliers pour rétablir leur droit Ces litiges montrent aussi que la mauvaise défmition des droits sur le tien et le mien est bien à l'origine des conflits d'usage, ici l'image des biens. Ils conduisent, enfm, à soutenir que le paysage comme image n'est pas sans propriétaire et que le droit à l'image est initialement attaché à la propriété. Le droit à l'image sur le paysage se défmit comme un attribut laissé en pâture commune par les propriétaires fonciers parce qu'ils n'en percevaient pas sa profitabilité. Il suffit qu'ils perçoivent la profitabilité d'un attribut de leur droit pour qu'ils modifient leur attitude et cherche à le faire respecter. Le calcul économique public ne vient pas, dans ces conditions, internaliser un effet qui n'était pas pris en compte par le marché parce que les acteurs se comportaient en clandestin, mais parce que la protection ou l'amélioration des qualités du paysage n'était pas suffisamment profitable au regard des autres opportunités de profit présentes sur le marché. Le propriétaire fait donc à partir des signaux du marché (prix) le calcul que les pouvoirs publics tentent de faire lorsqu'ils commanditent des évaluations. Il évalue si un euro pour défendre ses droits devant la justice et pouvoir à l'avenir valoriser l'image de son bien est plus profitable qu'un euro dans l'agriculture, le tourisme ou toutes autres activités économiques.
293
L'histoire juridique montrera, néanmoins, que les juges de la Cour de Cassation n'ont pas souhaité sacraliser l'article 544 et l'exclusivité des droits. La décision du 2 mai 2001102de la première chambre civile a subordonné, en effet, le succès des prétentions du propriétaire à la preuve que la reproduction de l'image de son bien a porté un trouble certain à son droit d'usage et de jouissance. Cette décision a inspiré la décision du 23 janvier 2002, qui a débouté les copropriétaires du Puy du Pariou, et la décision de la cour d'appel de Riom du 14 novembre 2002, qui a rejeté la demande d'un propriétaire au motif que la photographie de son bien ne lui causait aucun trouble sur son usage ou sa jouissance. La confirmation de l'arrêt du 31 octobre 2001 (Rouen), entre la société Publics Hourra et le propriétaire de l'hôtel Girancourt, par la cour de cassation en assemblée plénière le 7 mai 2004 (arrêt n0516), a clos finalement le débat et rompu le lien entre propriété et image. Le propriétaire d'un bien reste propriétaire de son image uniquement si l'utilisation de cette image par un tiers lui cause un trouble anormal. Le droit des propriétaires n'est plus exclusif mais lié à l'existence d'un dommage évalué par le juge. Les propriétaires ne sont pas dépossédés de leur droit à l'image. Ce droit est juste sous le contrôle du juge, qui est le seul à pouvoir apprécier son étendue. Ces décisions, quelque soit leur contenu, montrent que le paysage comme image n'est pas sans propriétaire, qu'il n'est pas absent du calcul économique des agents et que la mauvaise définition des droits est bien à l'origine des conflits. Elles montrent que les agents sont prêts à défendre l'exclusivité qe leur droit si une opportunité de profit non exploitée se dessine. L'évolution de la jurisprudence exigerait une analyse plus détaillée qui nous conduirait à analyser l'influence politique et légale des photographes, des journalistes et de l'ensemble des professions qui achètent et vendent des images et à s'interroger sur ses effets redistributifs et allocatifs (efftcacité). On peut, néanmoins, afftrmer à partir des éléments avancés dans cette section qu'en refusant un droit exclusif sur l'image de leur bien les juges ont fait le contraire de la PAC. Alors que la PAC reconnaît aux agriculteurs (propriétaire foncier ou non) des droits sur les aménités rurales en demandant aux contribuables de payer pour qu'ils entretiennent les paysages, la justice a retiré aux propriétaires fonciers leur droit à l'image sur leur bien. En payant les co-propriétaires du Puy du Pariou les photographes ou les agences de publicité auraient pourtant payé l'entretien des paysages et conduit l'ensemble des agents à prendre en compte ce bien dans 102La cour de cassation réduit la portée de l'article S44 en rejetant la plainte du propriétaire
de
l'îlot de Rach Arhon (Aff. Rach Arhon, cour de cassation 2 mai 2001 Legipresse nOl83 p.US note Loiseau) sous prétexte que le propriétaire n'avait pas supporté de préjudices. Elle a inspiré la décision du TGI de Clermont-Ferrand du 23 janvier 2002 qui déboutait les propriétaires du Puy du Pariou en faisant une application stricte de la décision de la cour de cassation du 2 mai 2001.
294
leur calcul. Le droit à l'image aurait rémunéré indirectement les propriétaires pour leur participation au bien être social. La cohérence du droit aurait été respectée et l'exclusivité généralement source d'efficacité aussi. 2. DROIT DE PROPRIETE
ET GESTION
DES EFFETS EXTERNES
L'autre pilier de la politique agricole commune est la gestion politique et fiscale des externalités négatives et plus particulièrement des pollutions d'origine agricole. Le dé couplage des aides est fondé sur l'idée qu'en l'absence de politiques agricoles favorisant la production de biens publics (Madelin, 1994, 1995 ; Mahé et Rainelli, 1987 ou Bureau et Bureau, 1998) et taxant les nuisances agricolesl03, la société n'atteindrait pas l'optimum (Mahé et Ortalo-Magné, 2001, p.70). La PAC permet de l'atteindre si elle institue une taxe sur les intrants polluants, des règles interdisant ou limitant certaines pratiques ou un marché des droits à polluer afin de résoudre les conflits induits par l'existence d'externalités. Cette position ne va pas cependant de soi car des marchés libres fondés sur le respect absolu de la propriété privée sont, grâce aux règles de responsabilité attenantes à ces droits, capables de gérer les conflits nés des effets externes négatifs. La règle de responsabilité, jointe aux droits de propriété sur la terre, se présente alors comme un instrument décentralisé de gestion des pollutions agricoles de nature diffuse. La supériorité de cette solution sur les solutions pigouviennes ou coasiennes a des fondements théoriques que nous rappelons avant de proposer une analyse de la gestion de la pollution des eaux par l'activité agricole. 2.1. Justesse et partialité de la critique coasienne de la théorie pigouvienne des externalités
Logiquement la théorie pigouvienne des externalités conduit à mettre en place une taxe sur les intrants polluants. Les pollutions agricoles sont des effets externes négatifs provoqués par une défaillance du système des prix qui informe mal les agriculteurs du coût social de l'usage de certains intrants comme l'eau, les pesticides, les herbicides, les engrais, etc. La théorie pigouvienne des externalités a fait l'objet de nombreuses critiques. La principale de ces critiques a été faite par Coase en 1960. Ce dernier montre avec une grande justesse que Pigou néglige la réciprocité des effets et estime que tout le monde sait a Priori qui est le pollueur. En fait les effets externes sont réciproques et rien ne présage de leur signe. D'autres critiques, toutes aussi pertinentes, lui ont été adressées. Cheung en 1973, comme Coase en 1974 pour
103Jenkins
(1991). Pour une mise en perspective
des débats
295
et des positions
voir Facchini
(1995).
les biens collectifs, constate que l'exemple des abeilles de l'apiculteur et des fleurs de pommiers du producteur de pomme n'est pas réaliste. Il a, en effet, observé dans l'Etat de Washington des arrangements contractuels entre les producteurs de pomme et les apiculteurs. Les contrats portent sur la pollinisation, car les abeilles produisent un peu de miel, mais ont un effet véritablement bénéfique sur la production de pommes. Le service de pollinisation des abeilles est donc pris en compte par le marché (Cheung, 1973, p.19). Il devient clair alors qu'un système de subvention publique aux apiculteurs mobiliserait inutilement des ressources et nuirait au bien être social. De nombreuses études montrent, de surcroît, qu'une taxe sur les intrants polluants ne serait efficace que si elle était très élevée, car la demande d'intrants polluants est relativement inélastique au prix. Une telle taxe ne permettrait pas non plus de tenir compte des spécificités locales. Il est légitime alors de se tourner vers les solutions coasiennes aux problèmes des externalités pour trouver une solution. Une première difficulté consiste à trouver une interprétation unanime du travail de Coase et de ses intentions. La deuxième difficulté vient du fait que l'apport de Coase à la théorie des effets externes est partiel. Il s'est arrêté en cours de route parce qu'il n'a pas poussé son subjectivisme jusqu'au bout. Il est admis que ce qui fait l'originalité prescriptive de la théorie coasienne c'est l'idée qu'il est parfois nécessaire de construire un marché des droits à polluerlo4. L'absence de droit sur certaines ressources rend la solution de marché trop coûteuse en coût de transaction. Cela conduit à proposer une défmition des droits par l'Etat pour organiser des marchés qui ne peuvent émerger sinon. L'instauration d'un marché des droits à polluer dans le domaine agricole a, alors, été évoquée. Elle permettrait de surmonter le montant élevé des coûts de transaction et de gérer efficacement les effets externes négatifs joints à la politique agricole. Au lieu de penser les effets externes comme une défaillance du système des prix, la tradition coasienne les attribue à une défaillance du système institutionnel. La gestion des effets externes passe alors par une affectation des droits de propriété sur les biens communs. Outre le fait que cette solution n'est sans doute pas dans l'esprit de l'article de Coase de 1960 qui est favorable au libre marché, une importante critique s'est développée à partir de la théorie subjective des coûts d'opportunité proposée par l'école autrichienne et renouvelée par l'ouvrage de James Buchanan de 1969, Cost and Choi.-e.Buchanan considère, en effet, qu'il n'est pas possible de comparer le coût social aux coûts privés, car il n'existe aucune mesure objective 104Voir l'article INSEE (1992).
de Barde
(1989) pour
une présentation
296
simple
de la solution
coasienne.
Voir aussi
des coûts. Ce principe semble sans conséquence opératoire. En fait il empêche le calcul économique du coût social et rend les solutions coasiennes et pigouvienne impossibles à réaliser. Personne ne peut centralement affecter les droits à l'agent qui minimise le coût social, car personne ne peut le calculer. La critique subjectiviste réactualise ainsi celle que l'école autrichienne avait adressée au socialisme de marché (O'Driscoll, 1980). La critique subjectiviste des solutions traditionnelles conduit aussi à un renouvellement des débats autour des règles de responsabilité qui président à la gestion des externalités négatives. Comme le rappel Demsetz (1996), ce que dit Coase à la profession est que Pigou fait comme si le responsable de la pollution était connu d'avance et sans aucun coût. Cela révèle une hypothèse implicite de Pigou, à savoir que le gouvernement est omniscient. Cela confmne aussi la proximité de la thèse de Coase avec la théorie autrichienne lOSqui, outre l'importance qu'il faut accorder aux règles de responsabilité dans la gestion des effets externes négatifs, partage sa critique de l'interventionnisme. Dans une optique austro-américaine, la gestion des effets externes négatifs par les règles de responsabilité est indissociable du processus qui préside à la déf111Îtion des droits de propriété. Il est soutenu que c'est parce qu'il est impossible de calculer le coût social qu'il est impossible d'affecter les droits aux individus qui les minimisent. En présence d'un litige il n'est pas possible alors d'affecter à l'individu qui minimise le coût social le droit de nuire. Coase (1987, p.1S9) contre Pigou estime, par exemple qu'aucune action de l'Etat ne doit venir modifier la décision des juges qui estiment que les compagnies de chemins de fer qui ont eu l'autorisation d'utiliser des locomotives à vapeur sur leur voie ne sont pas tenus d'indemniser ceux dont les bois aux alentours de la voie ferrée ont brûlé. Il rappelle l'attendu de la décision qui met l'accent sur le niveau de précaution de l'exploitant de chemin de fer. Si ce dernier a pris toutes les précautions nécessaires contre les étincelles qui pourraient être à l'origine d'un incendie il ne pourra pas en être jugé responsable. Pigou pense, au contraire, que quelle que soit la situation la compagnie de chemin de fer doit
105 Buchanan (1981) soutient dans cet article que Coase est inspiré par Hayek (1937) lorsqu'il J. écrit son article de 1960 et que l'une des grandes réussites de l'école autrichienne est, grâce à sa théorie des coûts d'opportunité, d'avoir préparé les débats entre Coase et Pigou. Voir l'entrée Buchanan sur le site eauli.net.
297
payer une indemnité106. Pour Coase son analyse est erronée parce qu'il ne réalise pas qu'en obligeant systématiquement la compagnie de chemin de fer à indemniser les propriétaires des parcelles traversées par la locomotive il donne un droit (à ne pas être pollué) qui modifie les comportements et peut conduire à ne pas minimiser le coût social. Ne pas instituer un système d'indemnisation oblige chaque partie à faire attention. Le propriétaire calcule les coûts et les bénéfices de ses cultures sur les terres traversées par la locomotive, compte tenu des risques d'incendie. S'il n'est pas indemnisé il produira moins. La compagnie de chemin de fer intensifie son trafic en fonction de ses gains anticipés et des pertes qu'elle devra supporter en cas d'incendie. Si elle n'est pas responsable elle ne tiendra pas compte des risques supplémentaires d'incendie qu'elle fait courir aux propriétaires des forêts et des cultures voisines de la voie. L'affectation des droits - droit de détruire la forêt ou droit de ne pas voir son bien détruit - dépend de la minimisation du coût social. L'impossibilité de calculer le coût social rend, pourtant, la solution de Coase impossible. Sa démonstration ne tient, en effet, que parce qu'il estime que tous les acteurs savent ce qu'ils gagnent et ce qu'ils perdent à agir comme ils agissent. En fait ils sont ignorants et ne peuvent que s'en remettre au droit pour s'assurer du comportement des autres et de ce sur quoi ils peuvent compter pour réaliser leur projet. On pourrait estimer que la stabilité du droit n'est pas un critère suffisant pour départager les deux règles de responsabilité discutées dans l'exemple de Pigou, en soutenant que le propriétaire de la forêt sait qUt; s'il y a un incendie provoqué par le passage du chemin de fer il ne sera pas indemnisé. La règle est stable, et le propriétaire peut très bien caler ses anticipations dessus. Cette position n'est pourtant pas correcte, car la règle est construite ex post. C'est parce que l'on sait que le passage d'une locomotive peut provoquer des départs de feu et des incendies que l'on peut s'engager dans des calculs économiques savants. Il n'est pas possible, cependant, d'exclure la situation très probable où le propriétaire foncier ait fait un calcul d'opportunité avant que la locomotive à vapeur ait été inventée. Il ne pouvait pas, par conséquent, évaluer ce risque et la règle ne pouvait pas exister puisque ce conflit n'existait pas. Donner un droit de détruire à la compagnie de chemin de fer, sous prétexte qu'elle minimisait le coût social, c'était violer tout simplement la propriété
106 Le raisonnement envisage
soit de faire
d'augmenter compagnie
selon
Coase
de chemin
du train plus
pas rapide,
de fir
n'était pas
en compte,
est le suivant:
supplémentaire,
la vitesse d'un train existant,
elle ne prendrait les produits
de Pigou
circuler un train
ou d'installer
responsable
des dispositifs
des dommages
en terme de coût, l'augmentation
ou du difaut
nets privé set sociaux»
d'installation (Coase,
1997,
« supposons
soit d'augmenter
d'appareils p.163).
298
qu'une
la vitesse d'un
compagnie
de chemin
de fir
supplémentaire,
soit
contre les étincelles sur ses locomotives.
Si la
causés par du dommage
pare-étincelles.
le fiu,
alors en prenant
résultant C'est
train
ces décisions,
du train supplémentaire
là l'origine
ou
de la diver;gence entre
d'autrui. C'était ne pas respecter le droit. Le droit d'incendier peut se stabiliser, mais il déstabilise tous les droits de propriétés initialement respectés. Il rompt la cohérence de l'ordre légal et empêche ce dernier de remplir son rôle. Le droit devient incertain, car soumis aux évolutions du progrès technique et inutile car dépendant de la connaissance que l'on acquiert au fur et à mesure que l'on agit. Coase (1960) raisonne comme si tout était connu. Il est vrai que si tout était connu aucune règle ne serait nécessaire puisque nous pourrions évaluer au cas par cas. C'est parce que les hommes sont ignorants et soumis à la contingence qu'ils instituent des obligations qui stabilisent leurs anticipations, notamment sur le tien et le mien. C'est sur cette base que l'on peut dire que la critique coasienne est partielle et inachevée. C'est aussi sur cette base que l'on peut proposer un autre mode de gestion des effets externes agricoles et des conflits. 2.2. Gestion des effets externes et respect des droits de propriété privés: pollution des eaux
la
La critique austro-américaine (Cordato, 1992) de la théorie coasienne permet de proposer un troisième mode de gestion des effets externes négatifs. Face à une pollution d'origine agricole il ne faut pas chercher à taxer l'agriculteur ou à construire un marché des droits à polluer, mais à faire respecter les droits de propriété des propriétaires fonciers, qui sont les responsables des biens généralement à l'origine des effets externes. Dès qu'il y a faute, autrement dit violation du droit des propriétaires, il est possible de porter le litige auptès des institutions judiciaires, qui sont les garantes du droit. Les effets externes négatifs joints à l'activité agricoles peuvent se défInir comme des violations du droit d'un propriétaire foncier. La pollution de l'eau par l'épandage de lisier ou de fumier, la destruction de la flore par des herbicides dans une parcelle voisine, la prolifération des mauvaises herbes par le vent d'une parcelle à une autre, etc. sont toutes des violations des droits de propriété. Etudions de plus près la gestion des pollutions par épandage de lisier. La pollution de l'eau due aux épandages de plus en plus intenses d'engrais agricolesJ07 provoque un conflit entre les agriculteurs et les villes. L'eau de 107Nous pourrions ajouter à ce problème celui de l'épuisement de l'eau du à l'irrigation. Pour gérer le problème de la sur-exploitation de l'eau, H. Lepage (1991, p.565) rappelle la manière dont les exploitants de pétrole ont résolu le problème. Le droit de forer était lié à la propriété du sol. Les nappes de pétrole s'étendaient en sous-sol sur plusieurs propriétés. Chaque compagnie pétrolière avait alors intérêt à pomper le plus possible de brut, cette stratégie avait alors pour conséquence de baisser les prix et de limiter les profits. Pour sortir de cette situation les compagnies pétrolières ont créé un cartel privé dont la fonction était de déterminer le rythme de forage et d'exploitation, et d'en répartir les droits entre les compagnies membres par un mécanisme de prorata assorti de sanctions en cas de non respect..
299
consommation des habitants des villes est souillée par l'épandage. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un conflit d'usage, car les agriculteurs n'utilisent pas d'eau. Ils utilisent leur terre (en propriété, par contrat de location ou d'épandage) pour évacuer «leur déchet». Ce litige peut être réglé de plusieurs manières: engager une action en justice, acheter les terres des pollueurs, signer des contrats avec les pollueurs, et se délocaliser. Les deux parties du litige peuvent, tout d'abord, porter leur conflit devant les institutions judiciaires qui doivent alors préciser les droits de chacun. Dans la tradition coasienne on dirait que le juge doit affecter les droits sur l'eau à celui qui minimise le coût social. Dans la tradition autrichienne (Hayek) il se contente. d'obéir à la logique du précédent. Il applique alors un principe simple: l'usage d'un droit ne doit pas entrer en contradiction avec les droits existants. Dans le cas de la pollution par épandage, le droit d'épandre se fait au détriment du droit de pomper l'eau. Le droit de pomper l'eau est un droit joint au titre de propriété sur le sol. Selon l'article 641 du code civil les eaux de pluie, les eaux de source, les eaux souterraines, lorsque celles-ci sont captées, et les eaux fermées situées sur une propriété privée font l'objet d'un droit accessoire à la propriété du sol. Le propriétaire du sol a un droit réel sur l'eau. Il y a appropriation privative de l'eau. Les propriétaires du sol ne peuvent pas cependant priver les habitants d'une commune de l'eau. Ils peuvent, en revanche, exiger d'eux une indemnité (article 642 du code civil). L'eau est donc un bien privé. Il est illégitime dans ces conditions d'exiger des agriculteurs et des propriétaires fonciers qu'ils mettent à la disposition des habitants une eau de bonne qualité. Ce sont aux habitants d'acheter des droits sur l'eau aux agriculteurs et de la traiter dans le cas où elle serait inutilisable à des fms domestiques. Il suffit, néanmoins, de modifier le droit sur l'eau pour changer de solution. Si la nappe phréatique s'étend au-delà des limites d'une propriété il y a plusieurs propriétaires. L'eau n'est pas un bien commun avec libre accès, mais un bien commun avec barrières à l'entréel08. Elle est un bien commun dont l'accès est réglementé par le droit de propriété sur le sol. Les propriétaires du sol en sont propriétaires. Il n'est pas possible, alors, que l'un modifie la qualité de l'eau sans l'accord des autres. La pollution agricole s'explique par le fait que l'eau appartient généralement aux agriculteurs et non aux habitants, qui doivent payer une indemnité pour utiliser l'eau. Il est juste, dans ces conditions, de penser que si les agriculteurs n'ont pas besoin d'eau potable ils ne seront pas en conflit entre eux. La solution judiciaire n'est possible dans ces conditions que si un propriétaire foncier porte plainte. Dans ce cas il peut arguer que le droit d'épandage des eaux se fait au détriment de son droit de pomper l'eau. Le 108Vott la distinction
faite entre
commons avec libre accès et commons avec barrières
300
à l'entrée.
propriétaire foncier rend les autres propriétaires responsables de ne pas lui avoir demandé son accord pour modifier les qualités d'un bien sur lequel il possède un droit. Ils doivent réparer le dommage causé et indemniser la victime. Les solutions judiciaires sont d'autant plus coûteuses qu'il est difficile de connaître les responsables de la pollution. Elles peuvent alors échouer. L'alternative la plus simple est alors de devenir propriétaire afin d'avoir les mêmes droits que les propriétaires fonciers sur l'eau. Cette décision d'acheter de la terre peut être prise pas un entrepreneur qui estime que la vente d'une eau potable est une source de profit. La prise de contrôle des surfaces foncières donne alors la possibilité de contrôler l'usage de l'eau des autres propriétaires. Sans acheter un droit sur la terre, les habitants ou la firme peuvent passer des contrats avec les agriculteurs. Les f1r1nes qui vendent l'eau potable passent des contrats avec les agriculteurs pour qu'ils limitent leurs épandages. Elles choisissent la solution qui leur semble la moins coûteuse et qui leur permet de proposer les tarifs les plus attractifs et de survivre à la concurrence. Cette solution est utilisée par les compagnies qui exploitent les eaux de source (Evian, Volvic, Perrier, Vittel109), mais aussi par certaines communes 110. Elle est contrainte par le coût d'opportunité qu'impose l'achat de terre et la possibilité pour l'une des parties de faire monter les enchères111. Le respect des droits du propriétaire foncier et des règles de responsabilité qui s'y rattachent permet donc de gérer les effets externes1l2 sans générer les coûts administratifs induits par la gestion d'une taxe, les coûts de transaction politique supportés par la société lors de la mise en place de cette politique (coût de recherche de rente et de contre recherche de rente) et les coûts de contrôle et de gestion d'un système complexe de droits à polluer ou plus généralement de
109 Pour le détail de ce type de gestion,
voir Déprés,
Grolleau
et Mzoughi
(2005).
110Voir l'article de Pivot et Aznar (2000). Il s'agit d'étudier le cas d'une commune qui a acheté en pleine propriété des surfaces importantes pour se protéger des pollutions d'origine agricole. 111Pivot et Aznar (2000, p.139) relatent ce fait. Ils préemption est nécessaire pour la bonne conduite de la taille des parcelles possédées par le propriétaire qui gestion avec la firme ou la commune qui souhaite terres qui composent son bassin versant. 112 Contrairement
à ce qu'affirment
estiment pour cette raison que le droit de ce type d'opération. Cela dépend, en fait, de refuse de vendre ou de passer un contrat de contrôler les techniques d'exploitation des
Mahé et Ortali-Magné
301
(2001,
p.84).
droits sur l'eaul13. Il n'est pas nécessaire, dans ces conditions, de mettre en place des agences de l'eau financée par l'impôt et/ou des marchés de droit à polluer. Il suffit (et c'est déjà beaucoup) de faire respecter tous les droits attenants aux droits de propriété fonciers. CONCLUSION
L'utilisation de la théorie des défaillances du marché pour montrer que les conflits induits par l'existence de biens collectifs et d'externalités ne peuvent pas trouver de solutions dans le cadre des institutions du marché n'est pas neutre, car elle renvoie à tout le débat sur la gestion politique des conflits et donne ainsi aux hommes politiques et à l'ensemble de leurs administrations un rôle qui légitime l'impôt et les dépenses qu'ils engagent pour mener leurs actions. Cet article a montré que cette solution politique surestime les défaillances du marché, sous-estime les solutions privées et ignore les coûts des choix publics et plus généralement les maux publics. Il est important de prendre en compte l'ensemble des paramètres du problème économique posé par la résolution d'un conflit. La solution politique au conflit n'est pas sans coût. Le vote (dépenses des groupes de pression, dépenses du Parlement, dépenses de la commission, etc.) et la mise en œuvre (dépense administrative) d'une politique comme la PAC engage des ressources. Si ces solutions politiques ne satisfont pas la majorité des électeurs, et/ou les minorités les plus actives elles vont provoquer l'avènement de nouveaux conflits. Les coûts de transaction politique ainsi que les difficultés du marché politique à s'ajuster aux évolutions des préférences politiques des électeurs sont des charges à mettre à l'actif de la gestion politique des conflits. Il est utile, pour cette raison, que les pouvoirs publics et les citoyens redécouvrent l'intérêt des solutions privées et l'apport de la propriété à la résolution des conflits et plus généralement à la gestion des aménités rurales. REFERENCES Barde J.P. (1989), ({Instruments économiques pour la protection de l'environnement L'observateurde l'OCDE, juin-juillet.
»,
113Le réseau d'égoût de la ville de Birminghan polluait la rivière locale. Les propriétaires se sont plaints des nuisances (maladie, eau non potable, impossibilité de se bailler, de pêcher, etc.). Pendant quatre ans la ville a promis d'éviter cette pollution mais n'a rien fait. Les propriétaires se sont alors tournés vers la justice. La ville a plaidé qu'elle polluait, mais que cela était dans l'intérêt public. Le juge ne retiendra pas cet argument et se contentera d'interpréter la loi et de dire qui avait le droit. Dans ce cas, il a été jugé que ce sont les plaignants qui avaient le droit à une eau de qualité. La nuisance violait les droits des riverains. Exemple utilisé par 1. Brubaker (1996) pour montrer comment la commonlaw gère les litiges liés à la pollution de l'eau.
302
Barzel Y. (1989), EconomicsAnalYsis of ProperfYRights, New York: Cambridge University Press. Brubaker 1. (1996), « The role of property rights in protecting water quality », Journal des économisteset des etudeshumaines,vol. VII, n02/3, juin-septembre, ppA07 -414. Bureau D. et Bureau J.-c. (1998), Agriculture et négociationscommerciales,rapport pour le CAE, Paris, Documentation française. Buchanan J. (1969), Cost and Choice,Chicago: Markhauss Publishing Co. Buchanan J.M. and Marilyn E. Flowers (1975), The Public Finances: An Introductory Textbook, 4th ed., Homewood, 111: Richard D. Irwin Buchanan J. (1981), « Introduction: LES Cost Theory in Retrospect », in Buchanan J. and Thirlby (Eds.) liE Essqy on Cost, New York and London: New York University Press. Cheung S. (1973), « The Fable of the Bees: An Economic Investigation", Journal of Law and Economics,April. INSEE (1992), « L'économi~ novembre n0258-259.
de l'environnement
Coase R. (1974), « The Lighthouse October, pp.357-376.
», Economies et Statistiques, octobre-
in Economics », Journal of Law and Economics,
Coase R. (1987), La firme, le marchéet le droit, Diderot éditeur, Paris, traduction française de Thefirm, the market and the law, University of Chicago Press. Cordato R. (1992), We!fare Economics and Externalities in an Open Universe. A Modern Austrian Perspective,Kluwer Academic Publishers, Boston, Dordrecht, London. Cowen T. (1985), « Public Goods Definitions and Their Institutional Critique of Public goods Theory », Review of Social Economy, 43, april, 53-63.
Context: A
Demsetz H. (1964), « The exchange and Enforcement of Property Rights », Journal of Law and Economics, 7, reprinted in Tyler Cowen (ed.), The Theory of Market Failure, Fairfax, VA: George Mason University Press 1988. Demsetz H. (1996), « The Core disagreement between Pigou, the profession, and Coase in the analyses of the externality question », European Journal of Political Economy, voU2, pp.565-579. Déprés c., Gilles Grolleau et Naoufel Mzoughi (2005), « Contracting Environmental Property Rights: The Case of Vittel », colloqueASRDLF, Dijon.
for
Facchini F. [1993], « Paysage et économie: la mise en évidence d'une solution de marché », Economie rurale,nov.-déc. 218, pp.319-327. Facchini F. (1995), « La qualité de l'environnement Public, vol. 13, nOl, pp.29-54.
», Revue Politiques et Management
Facchini F. (1997), « La qualité de l'environnement, nouvel enjeu de la réforme de la politique agricole commune », Politiqueset Management Public, voU3, mars, nOl, pp.29-54.
303
Facchini F. (2002), « Affectation des droits sur les aménités rurales et contractualisation des aides en agriculture», dans Actes du colloque international de la SFER, La multifonctionnalitéde l'activité agricoleet sa reconnaissancepar les politiques publiques, Educagri édition. Friedman D. (1992), Vers une sociétésans Etat, Les Belles Lettres, Paris (traduit de l'américain 1973). Hanley N. and Colomo S. (2007),« Including landscape values in a cost-benefit analysis of policy choice: paying for public good in the severely disavantaged areas of England », European Consortium on Landscape Economics, Second Workshop, Montpellier, June 14, 15 et 16. Head J.G. and Carl S. Shoup (1969), «Public Good, Private Good and Ambiguous Goods », EconomicJournal79, p.567. Jenkins (1991), «Environmental approaches to EC farm support policy», Aberysf1ryth Rural Economy Research Papers N°91-01 Working Paper Depart of Economics and Agricultural Economic, The University College ofWales. Lafay J.-D. (1998), « L'analyse économique de la politique: raisons problèmes et fausses critiques », Revuefrançaise de sociologie38, pp. 229-243.
d'être, vrais
Lepage H. (1991), «Pollution et environnement: demain la propriété », Journal des économisteset des étudeshumaines,vol.II, n04, décembre, pp. 559-570. Madelin V. (1994), « La rémunération 221, mars-juin.
des externalités positives », Economie rurale,n0220-
Madelin V. (1995), «La rémunérations services environnementaux l'agriculture », Economie et Prévision,1-2 numéro 117-118.
rendus
par
Mahé L.M. et Rainelli P. (1987), « Impact des politiques agricoles sur l'environnement Cahiers d'économie
»,
et sociologie rurales, n04 avril.
Mahé L.P. et Ortalo-Magné de Sciences Po.
F. (2001), Politique agricole:un modèleeuropéen.Paris: Presses
Mueller (2003) , Public ChoiceIII, Cambridge University Press. O'Driscoll G. (1980), «Justice, Efficiency and the Economic Analysis of Law: A Comment on Fried »,Journal ofLgal Studies, Spring, vol. IV, n03, pp.454-463. Pivot
J .-L.
et O. Aznar
(2000), « Acquisition
foncière
et environnement:
le cas de la
protection d'un captage d'eau potable », Economie rurale, 260, novembre-décembre, pp.135-141. Ravanas J. (2002),« Retour sur quelques images », L Dall0i>n019, pp.1502-1505. Tullock G. (1971),« The Paradox of Revolution », Public Choice9, Fall, pp. 88-99. Tullock G. and Buchanan J. (1962), The calculusof consent,University of Michigan Press.
304
CHAPITRE LA JUSTICE
COMME
15
CAUSE ET SOLUTION D'HABITAT
DES CONFLITS
Fabrice FUPO
Au 20èmesiècle, la question de la justice, au sens éthique et moral, est restée la plupart du temps sur une étagère, peu à peu recouverte de poussière, au point que l'ouvrage de John Rawls ait pu être considéré comme un renouveau des travaux en la matière. Mais si l'Américain a contribué à relancer le débat sur le sujet, il est resté dans les cadres étroits d'une théorie des droits de la personne et de la répartition des biens dans une sodété, osant bien peu s'aventurer sur le terrain glissant de la justice de la personne dans la nature, entendue au sens du milieu dynamique de vie commun à tous les habitants de la biosphère. Et pourtant: changements climatiques, destruction de la couche d'ozone etc. et les problèmes divers créés par les modifications à grande échelle de la biosphère semblent nous rappeler que la nature peut difficilement être exclue d'une théorie de la justice, tant elle intervient dans les processus de répartition des biens et des maux. Prenant Kant comme point de départ, à l'instar de l'exemple de Rawls, nous montrons que la justice est ce qui cause les conflits, puisque les motifs légitimes de désaccord sont avant tout des injustices commises par une entité morale à l'égard d'une autre, qui doit pouvoir se défendre et justifier sa position. Mais la justice est aussi ce qui permet la résolution des conflits et l'endiguement de la violence, puisqu'elle est la seule voie qui puisse mener à un accord justifié aux yeux de toutes les parties en présence. C'est d'après elle que l'on peut juger si la liberté de chacun est respectée, et par conséquent si la liberté des uns et des autres est juste ou non. A partir de l'exemple des négociations sur les changements climatiques, cet article entend montrer que le concept de justice est au cœur de la gouvemance des sociétés humaines.
Une précision, enfin: nous avons ici mobilisé Kant mais nous aurions pu mobiliser un autre cadre théorique. L'essentiel est de montrer à quel point les enjeux de justice jouent dans la gouvemance des sociétés et plus particulièrement des sociétés qui veulent s'engager dans le projet de développement durable. 1. QU'EST -CE QUE LA JUSTICE? Chez Kant, la justice se déduit du principe universel du droit: " Toute action est juste qui peut faire coexister la liberté de l'arbitre de chm'Un avec la liberté de tout autre se/on
une loi universelle,ou dont la maxime permet cette coexistente" (Kant: 1797a). Le concept de droit est lié à celui d'obstacle physique: l'action d'autrui peut être un obstacle pour moi, ou réciproquement, et cet obstacle peut être injuste. Pour être juste, la liberté personnelle doit donc tenir compte de la liberté d'autrui. Les obstacles physiques qui limitent la liberté peuvent aussi être des obstacles naturels, comme les impulsions intérieures qui divertissent la personne de ses devoirs (Kant: 1797b) ou les barreaux d'une prison. Dans l'état civil, le droit permet de trancher les conflits sans recourir à la force : c'est le juge qui tranche le différend en s'appuyant sur une lecture de la loi contextualisée par un recours à l'équité. Mais dans l'espace international comme dans l'état de nature il n'y a ni juge ni autorité permettant de faire appliquer la loi, et bien souvent il n'y a même pas de loi à appliquer. Nous parlons ici de « l'état de nature» au sens politique, c'est-à-dire pour Kant l'absencf; de loi positive et de juge pour l'interpréter. La seule solution juste pour régler le conflit réside dans le recours à un critère de jugement universel, ou pour le moins un critère susceptible d'être reconnu comme également valide par toutes les parties en présence. Le principe kantien a cette prétention et peut donc nous servir de référence en la matière. L'ennemi injuste peut ainsi se déftnir comme celui" dont la volonté publiquement exprimée (que te soit dans ses paroles ou dans ses actes) trahit une maxime d'après laquelle, si elle était érigée en règle universelle, nul état de paix ne serait possible entre les peuples"
(I
: 1797a,
~60).
La justice est donc ce qui cause les conflits, puisque les motifs légitimes de guerre sont des injustices commises par un Etat à l'égard d'un autre, qui doit pouvoir se défendre contre cet ennemi injuste. Mais la justice est aussi ce qui permet la résolution des conflits et l'endiguement de la violence, puisqu'elle est la seule voie qui puisse mener à un accord justifié aux yeux de toutes les parties en présence. C'est d'après elle que l'on peut juger si la liberté de chacun est respectée, et par conséquent si la liberté des uns et des autres est juste ou non. Un accord sur la cohabitation des libertés est juste s'il est justifié par toutes et tous, la justification étant fournie par l'exercice de la raison pratique.
306
2. LA POSSESSION
Kant appelle possession la condition subjective de la possibilité de l'usage d'une chose (I
la possession ne prend son sens que si d'autres personnes peuvent être affectées par les conséquences de l'action d'une personne particulière ou si cette personne particulière peut être affectée par l'action d'autres personnes. Il importe de noter ici deux distinctions et une précision qui seront précieuses par la suite pour la clarté de l'exposé. D'une part, le concept de « possession» doit être soigneusement distingué du concept de « propriété». Ce second concept a un sens positif et non moral. Nous restons ici dans le domaine d'une théorie morale. Kant savait fort bien que la répartition des propriétés n'était pas conforme au principe général du droit, et cela se vérifie encore aujourd'hui. Mais il pensait que la situation s'améliorerait et que l'humanité parviendrait un jour à un état dans lequel le principe général du droit serait à la base du droit positif (Kant: 1784). D'autre part, une théorie de la justice n'a trait qu'à la question de la répartition, et non à celle des finalités. Elle ne définit pas de théorie du bien, personnel ou collectif, public ou commun, et ne saurait donc à elle seule constituer une théorie de l'émancipation. 3. LA LIBERTE A LIEU DANS UN MILIEU HABITE
Le droit ne règle que l'usage extérieur des choses, c'est-à-dire en tant que la volonté se manifeste comme une causalité dans le monde. La libertédont parle le droit doit donc être comprise au sens concret d'exercice de la causalité personnelle. Or cette causalité ne se manifeste pas dans un espace vide: elle se produit dans un milieu matériel, naturel et artificiel. L'exercice de la Liberté produit donc une modification de ce monde extérieur. Ce milieu est minéral mais aussi vivant et habité. L'exercice de la liberté doit donc prendre en compte ses effets sur le vivant, et en particulier sur les autres êtres humains. Kant tient compte de cela. Son Anthropologie montre d'ailleurs comment l'action humaine doit tenir compte des processus naturels de manière à produire le plus grand bien possible: manger sans exagération (Kant: 1798) etc. Au point de vue collectif, Kant note que l'activité humaine a lieu dans une nature qui procure des choses en abondance, quoique cette abondance ne serait pas si grande s'il n'existait les Etats et les hommes travaillant à les accroître (Kant: 1797c, ~56). Il s'agit donc là encore de partir d'un ensemble de régulations naturelles et d'exercer son jugement pour savoir comment se situer par rapport à elles: lesquelles protéger et lesquelles modifier de manière à obtenir le plus grand bien collectif possible. La nature, si elle est à l'origine de l'usure des installations humaines, produit aussi une abondance de moyens et de biens qui ne doit rien à l'activité humaine, dont les êtres humains bénéficient et dont ils tirent de quoi vivre. Cette nature-milieu n'est pas un espace illimité, on l'a vu plus haut. Ses biens sont disponibles en quantité limitée. C'est même le caractère fini de la terre, son caractère sphérique, qui donne son sens au concept de propriété commune ou collective, et qui fonde par là le sens 308
kantien de la possession privée. La nature est donc bien là, au détour d'une argumentation qui vise pourtant essentiellement à régler les rapports des êtres humains entre eux, et non les rapports des êtres humains avec les processus naturels ou avec d'autres êtres naturels. La nature ne peut qu'être là, processus actif en permanence, car toutes les actions entreprises par les êtres humains a lieu dans un milieu qui incluent les êtres humains eux-mêmes et qui a sa propre activité. Outre la question de la cohabitation intratemporelle, Kant nous donne aussi quelques éléments pour penser la cohabitation intertemporelle, ce qu'on appelle parfois aujourd'hui la question du patrimoine COst: 1995). Il parle en effet de « l'abondance naturelle ». Kant est peu explicite sur la question et n'entre pas dans les détails. Mais il donne encore quelques éléments, au détour d'une phrase, qui sont d'une importance capitale. Il aff.tm1e ainsi que l'homme ne peut consommer l'abondance disponible que dans la mesure où celle-ci est l'œuvre de l'homme lui-même: " [on peut dire] desplantes et des animaux, dans la mesureoù, du point de vue de leur abondante, ils tonstituent l'œuvre [souligné dans le texte] de l'homme, qu'on est en droit de les utiliser, de les exploiter et de les tonsommer (de lesfaire abattre)" (Kant: 1797c, ~55). Si l'on peut raser les forêts, si l'on peut faire disparaître les espèces etc. alors il ne va pas de soi que cela puisse être justifié car ces choses ne sont pas l'œuvre de l'être humain. Affirmer qu'une ressource est « renouvelable », par exemple et pour reprendre un vocabulaire contemporain, c'est implicitement affirmer que cette ressource doit être exploitée à un rythme qui permet son renouvellement et pas au-delà. Toutes les ressources sont renouvelables, en un sens: même le pétrole est recréé par la nature, en quelques dizaines de millions d'années. Mais toutes les ressources sont épuisables, en un autre sens, du moment qu'on dispose du pouvoir de la détruire. Par conséquent, une ressource ne peut être conservée comme ressource renouvelableque si les êtres humains font preuve de retenue dans son usage, c'est-à-dire que d'une manière ou d'une autre ils considèrent cette ressource comme n'étant pas entièrement disponible pour eux seuls. Une telle retenue ne peut se justifier que par la prise en compte de critères de justice, vis-à-vis des êtres humains à venir ou vis-à-vis d'autres êtres naturels. C'est donc la justice dont les êtres humains font preuve qui permet aux ressources renouvelables de se maintenir dans l'être - sans cela, elles retourneraient au néant. C'est encore la justice qui fonde le discours sur le développement et la promesse d'une convergence universelle des modes de vie, autrement dit, la perspective d'un « rattrapage» des pays en développement qui eux aussi souhaitent accéder au mode de vie industriel par transformation de leur environnement.
309
4. LA CRISE ECOLOGIQUE
ET L'EPINEUX D'AUTRUI
PROBLEME
DE L'IDENTITE
Jonas l'a suggéré Gonas : 1979) : la spécificité de la crise écologique est peut-être de mettre devant le fait accompli d'une responsabilité démesurément étendue, du fait de la portée sans précédent, dans l'espace et dans le temps, de la responsabilité collective humaine. En effet, avant l'avènement des macrosystèmes techniques, les conséquences des actes étaient limitées car très rapidement amorties par le milieu. Aujourd'hui au contraire l'échelle de l'action collective humaine atteint la dimension planétaire et l'échelle des millénaires: modifications climatiques, modifications de l'espèce humaine etc. Ces modifications majeures de la biosphère ne doivent rien à des expériences ponctuelles. Elles sont en général produites par un ensemble agrégé d'habitudes et des transformations mineurs et successives du milieu vers des macrosystèmes techniques au pouvoir collectif grandissant, sans que ce pouvoir s'accompagne d'une maîtrise, entre autres parce que ces macro systèmes se sont insérés dans un milieu naturel qu'ils concevaient comme stable et invulnérable. Dès lors, pour la personne, le moindre acte a des conséquences qui se répercutent tout autour de la planète. A l'époque de Kant, il était peut-être possible de limiter la prise en compte des effets de notre action à un périmètre relativement restreint. L'identité des personnes et plus généralement des êtres à prendre en compte du point de vue de la raison pratique pouvait dans une certaine mesure être considérée comme connue ou en tout cas comme connais sable. Aujqurd'hui l'identité des êtres et des choses à prendre en compte est problématique. Le changement climatique, par exemple, est causé par un excès d'émissions de gaz à effet de serre qui débute au 19ème siècle, lorsque l'industrie a commencé à utiliser massivement les combustibles fossiles tels que le charbon ou le pétrole. Les conséquences du changement climatique, quant à elles, ne se feront pas sentir pleinement avant quelques décennies, même s'il est permis d'émettre des doutes sur l'origine strictement naturelle des événements climatiques extrêmes actuels. On a récemment établi par exemple que les émissions de soufre provenant des pays européens et d'Amérique du Nord ont contribué à déclencher les grandes sécheresses qui ont eu lieu au Sahel dans les années 70 et 80 (Arthur: 2002). Les ressources halieutiques, quand elles ont commencé à diminuer, faisaient l'objet d'une eXploitation massive depuis longtemps. La dégradation des sols par surexploitation et l'agriculture intensive met plusieurs décennies avant de produire ses effets. Avec la crise écologique, nous redécouvrons la complexité d'un milieu que d'aucuns pensaient connu, au point de vouloir quitter la planète pour chercher à étendre nos connaissances au-delà des frontières de la biosphère. L'écologie dément cela et nous appelle à plus de modestie.
310
Ajoutons que les personnes habitant le monde ne sont pas égales devant la responsabilité de cette consommation de ressources naturelles et cette production de déchets. Suivant qu'elles vivent dans des macrosystèmes techniques ou pas, elles ont un impact très différencié. En moyenne 20% de la population mondiale consomme 90% des ressources, et l'écart entre les plus riches et les plus pauvres, du point de vue de la consommation des ressources naturelles (et de la production de déchets), ne cesse de croître (pNUD : 2000). Si les Chinois mangeaient autant de bœuf que les Américains, alors il faudrait la totalité de la récolte annuelle américaine de céréales pour nourrir ces bœufs, et s'ils mangeaient autant de poisson que les Japonais ils consommeraient la totalité de la production mondiale. Si tout le monde consommait autant de bois que l'Américain, la consommation serait multipliée par sept. La productivité alimentaire a augmenté, certes, mais la contrepartie de l'augmentation des rendements est que l'agriculture se transforme en véritable activité minière. Le mode de production agroalimentaire du Nord est tel que s'il fallait le généraliser au monde entier, il absorberait à lui seul la quasi-totalité de l'énergie mondiale disponible (Deléage : 1992). Et l'énergie en question vient en très grande partie du dehors du Nord. Le « développement », premier projet mondial qui prenne une tournure réelle, n'existe que par la contribution de tous les pays, à divers degrés, et non de quelques-uns. D'autant que les bénéfices des macro systèmes techniques ne sont pas également partagés au sein des macrosystèmes euxmêmes: certains habitants, tout en ayant perdu les avantages liés à une vie hors de ces macrosystèmes, n'ont pas pour autant tiré profit de leur délocalisation et de leur déracinement. Ainsi des populations entières peuvent-elles se masser aux portes des villes du Tiers-monde ou dans les endroits obscurs des villes des pays riches. La question de la cohabitation des libertés doit donc répondre à de nouveaux défis: - le premier concerne la justice intertemporelle. On l'a vu, il est clair pour Kant que seule l'œuvre de l'homme contemporain peut être exploitée et consommée, le reste étant sujet à un traitement différent. Si l'activité humaine contemporaine accroît l'abondance naturelle, alors ce surcroît de biens peut pleinement être possédé. Si elle ne l'accroît pas, elle doit se contenter de l'usufruit. Si elle réduit cette abondance naturelle, elle empiète sur les possessions des générations à venir. Les questions auxquelles nous avons à faire face n'ont pas été anticipées en tant que telles par Kant mais elles appartiennent à cette même problématique. En effet certaines modifications sont néfastes pour la liberté, la mienne ou celle d'autrui: pollution, introduction de toxiques, dégradation des sols, violation de la possession d'autrui etc. Cela met en cause les limites juridiques de la possession: dans quelle mesure l'épuisement des ressources peut-il être considéré comme une dégradation du 311
patrimoine des générations à venir? Est-il juste pour une génération de modifier l'espèce à laquelle appartiennent ses successeurs (eugénisme)? Etc. Ces responsabilités sont nouvelles et il n'est pas certain que l'humanité soit dans des conditions politiques, économiques et sociales telles qu'elle puisse y répondre de manière pertinente. Cela amène d'ailleurs Jonas à constater que notre pouvoir dépasse de très loin le savoir des conséquences que nous pouvons en avoir et que dans ces conditions une « heuristique de la peur» peut nous servir de guide minimal ; - le second porte sur l'identité des collectifs à prendre en compte. Kant n'est pas clair sur ce point. Il afftrme d'un côté que les ressortissants de la communauté nationale, ceinte de frontières claires et justes, peuvent faire l'usage qu'ils veulent de leurs possessions, pourvu qu'elles se trouvent sur leur territoire (K.ant: 1797c, ~55). Ce qui prime est le droit de premier occupant. Une interprétation conservatrice de cet argument reviendrait à entériner la position de Nozick, selon lequel c'est la distribution actuelle des propriétés qui est la plus juste (Nozick: 1988). Autrement dit, les inégalités naturelles seraient justes, ou tout du moins les plus justes possibles, et la justice perdrait toute force critique puisque le monde actuel apparaîtrait comme très proche du monde le plus juste possible. Une interprétation plus modérée trouverait déjà injuste qu'une partie de l'humanité fournisse à l'autre partie les moyens d'avoir un train de vie exubérant en termes de ressources naturelles avec si peu de compensations. Car d'un autre côté Kant afftrme que l'homme est responsable de l'humanité en sa propre personne (Kant: 1797c, ~17), ce qui péut au contraire laisser penser que l'un des buts les plus nobles de l'activité humaine est de compenser les inégalités naturelles par des moyens artificiels, dans la mesure du possible bien entendu. Dans ce cas, les possessions actuelles, très inégales, sont en partie injustes. CONCLUSION:
LA QUESTION DE LA JUSTICE EST AU CŒUR DE LA CRISE ECOLOGIQUE
Kant montre donc à quel point la justice est au cœur des questions de conflit d'habitats. Quoique la pensée kantienne ne se développe pas à l'âge de la mondialisation économique et de la transformation massive de l'environnement, à une époque où l'action de l'activité humaine sur son milieu est encore marginale et où défrichage vaut acte de civilisation, elle nous permet tout de même de montrer que le développement durable est bien en premier lieu une question de justice. Il semble en effet que le principe général du droit soit mis en cause de deux façons. Du côté de l'éloignement spatial, le principe semble violé car le mode de vie des habitants des pays industrialisés n'est pas universalisable. Et ce n'est pas non plus seulement une question d'inégalités naturelles: une grande 312
partie des ressources naturelles consommées par les pays industrialisés proviennent du dehors de leur territoire (pétrole, minéraux etc.), achetées par contrat dans des conditions de justice procédurale qui laissent très largement à désirer. Si le concept d'Etat-nation en tant que communauté morale a un sens, les pays industrialisés devraient donc, dans une certaine mesure, pouvoir être identifiés comme des" ennemis injustes" au sens défini plus haut puisque la maxime qui règle leur vie, si l'on voulait la généraliser, entraînerait une lutte sans merci pour le contrôle des ressources d'un côté et pour l'exportation des déchets de l'autre. Autrement dit, les pays industrialisés voudraient s'approprier les bénéfices 0es biens) et rejeter les coûts 0es maux) sur les autres, actuels ou à venir (pNUD : 2000). La poursuite du modèle actuel de développement tend en effet à faire participer la plus grande partie de la planète à une concentration des biens, naturels ou artificiels, dans les pays industrialisés, Ce qui inclut les classes supérieures des pays en développement. Du côté de l'éloignement temporel, même constat: si certains hommes s'approprient l'abondance naturelle au détriment des générations suivantes, alors le principe qui guide leur action ne peut pas être universalisé. Leur comportement exclut toute référence à l'humanité à venir, et ils consomment davantage que le produit de leur propre travail. Le développement, tel qu'il se présente aujourd'hui, n'est donc pas compatible avec l'humanisme kantien. Cette courte démonstration nous a permis de montrer à quel point la question de la justice est au cœur de la crise environnementale. Suivant en cela l'analyse de Kant, nous pouvons afftrmer qu'une solution à un problème de justice ne saurait échapper à une réflexion sur la justice elle-même. Autrement dit, si l'injustice est la cause majeure de ce qui se présente comme" crise environnementale ", alors la justice ne peut être qu'un enjeu majeur de ce qui se présente aujourd'hui comme sa solution: le développement durable. A la lumière de ce que nous avons montré plus haut, deux concepts devraient être au cœur de toutes les discussions: savoir ce qu'est la possession et quelles en sont les justes limites, pour une personne ou pour une collectivité donnée, et définir l'identité des êtres naturels, humains ou non, dont il faut tenir compte pour établir de justes limites à l'usage personnel ou collectif des éléments de notre monde. Le chantier est ouvert. REFERENCES Kant E. (1797a), Métaphysique des Mœurs. Kant E. (1797b),
Doctrine de la venu.
Kant E. (1797c), Doctrine universelle du droit. Kant E. (1985), Ed. orig. 1784.
Idée d'une histoire universelle
313
du point de vue cosmopolitique,Gallimard,
Kant E. (1798), Anthropologie du point de vuepragmatique. Ost F. (1995), La nature hors-la-loi, La Découverte.
Jonas H. (1979), Le principe de responsabilité,Flammarion. Arthur C. (2002), «Revealed: how the smoke stacks of America have brought world's worst drought to Africa », New Scientist, 13 juin. PNUD
(2000), Rapport sur le développement humain.
Deléage J.- P. (1992), Histoire de técologie, La Découverte.
Nozick R. (1998), Anarchie, Etat et Utopie,PUF, Ed. orig. 1973.
314
the
TABLE
DES MATIERES
COO RD lN ATE URS
7
CO NTRIB UTE URS
9
INTRODUCTION
GENERALE
Thierry KIRAT André TORRE.
Il ... Il Il
...
CHAPITRE 1
21
COMPRENDRE LA PLACE DES TERRITOIRES ET DE LEURS VECUS DANS LES CONFLITS D'AMENAGEMENT. PROPOSITION D'UN MODELE D' ANALYSE POUR LES GRANDS EQUIPEMENTS 21 Arnaud LECOURT.. ... Guillaume FAB UREL
21 21
1. DES LIMITESDESAPPROCHESTECHNIQUESA L'ENTREE EN SCENEDES TERRITOIRES 23 1.1. Des conflits de plus en plus intenses face à des besoins renouvelés au sein des espaces ruraux et périurbains 23 1.2. Les limites des réponses apportées 24 1.3. L'entrée en scène des territoires dans l'arène publique 25 2. LE CONFLIT,REVELATEURDE NOUVEAUXTERRITOIRES 26 2.1. Evénement et proximité spatiales 26 2.2. Les attributs territoriaux de la mobilisation 27 2.3. Les stratégies et logiques de la mobilisation 29
:
3. LES FACTEURS DE LEGITIMITE LOCALE CONDITIONNANT L ' ACCEPTABILITE OU LE
REJETD'UN PROJETD'EQUIPEMENT 32 3.1. Les réseaux de sociabilité 32 3.2. Le profils socioprofessionnel des habitants 33 3.3. Les dimensions patrimoniales 34 3.4. L'identité culturelle 35 3.5. En retour, une autre lecture du rôle des propriétés de l'aménagement 36 4. PROPOSITIOND'UN CADRED' ANALYSE EMPIRIQUE 37 4.1. Questionnement sous-jacent aux liens circulaires entre projets d'équipement et territoires 38 4.2. Appareillage conceptuel du cadre d'analyse 39 4.3. Positionnement méthodologique 40 CONCLUSION 41 REFERENCES 43
CHAPITRE 2
49
DES CONFLITS REVELATEURS DE LA TERRITORIALISATlON PROJET DE PAYSAGE. EXEMPLES LIGERIENS.
DU 49
Hervé DA VODEA U 49 1. L'ENJEU DU PAYSAGEAU CENTREDE NOMBREUXCONFLITS 50 1.1. Avrillé : de la « ville parc» à la « ville bocage» 50 1.2. L'A Il à Avrillé: autoroute contre les paysages ou « autoroute paysagère» ? . 51 1.3. Saint-Léger-des-Bois : « l'identité rurale des paysages » 53 1.4. La levée de la Loire: digue ou route panoramique? 53 1.5. PNR de Brière: « des verrues dans le paysage » 54 2. PAYSAGEET TERRITORIALITE 55 2.1. Conflits, paysage et territorialité 55 2.2. Conflits, médiation et projet de paysage 57 CONCLUSION 58 REFERENCES 60 CHAPITRE
3
63
L'EAU COMME ENJEU: TERRITOIRE, D' USAGE
IDENTITE ET CONFLITS 63
Oscar NAVARRO CARRASCAL
63
1. UN CONTEXTESOCIOPOLITIQUECOMPLEXEPOUR LA GESTIONDE L'EAU 2. PENSEE SOCIALEET REPRESENTATIONSOCIALEDE L'EAU 3. DES RELATIONSA L'EAU 3.1. Propriété de l'eau : 3.2. Evaluation de l'état de la ressource 3.3. Estimation de la quantité d'eau consommée 4. DISCUSSIONET CONCLUSION REFERENCES
65 67 77 77 77 79 83 86
CHAP ITRE 4
89
ESPACES DE LA MITOYENNETE ET DIMENSION POLITIQUE DES MICRO-CONFLITS EN MILIEU URBAIN: LE VOISINAGE COMME EPREUVE DEL 'HABITER
89
Marc DUMONT 1. LES SITUATIONS
89 SPATIALES
DE PLAINTES
COMME
EPREUVE
POLITIQUE
L'HABITER EN CONTEXTEURBAIN 1.1. Du politique comme forme stabilisée de l'expérience sociale 1.2. La mitoyenneté, un espace du troisième type 1.3. Faire corps avec l'espace: une définition des épreuves de l'habiter
316
DE
91 91 92 92
2. DES SITUATIONS
DE CORRESPONDANCES
DANS DEUX VILLES FRANÇAISES
INTERMEDIAIRES 94 2.1. La requête, une fonne complexe d'échange 94 2.2. Les méandres d'une situation de correspondance: une logique de tri fondamentale 95 3. LA MITOYENNETEEN CONFLIT 97 3.1. Ambiances, regards, éclairage, propreté: usages et voisinages dans tous leurs états . 97 3.2. Entre-deux, entre eux deux: du jeu des nonnes aux pratiques de microspatialisation 100 3.3. La forte composante politique de l'espace des situations de transaction sociale 102 CONCLUSION 103 REFERENCES 104
CHAPITRE 5
107
V APPROPRIATION DE VESP ACE COTlER ET DE SES RESSOURCES. DES CONFLITS ENTRE PECHEURS ET AUTRES USAGERS DU LITTORAL ET DE LA MER 107 Valérie DELDREVE 107 Maxime CREP EL 107 1. LES CONFLITSD'USAGE EN LIENAVEC L'ACTIVITEDE PECHEA PIED 108 1.1. Les conflits entre pêcheurs à pied: L'exploitation et l'accès aux ressources.. 109 1.2. Les conflits avec les autres usagers du littoral: la préservation des ressources III 2. LES CONFLITS
AUTOUR
DE L'ACCES
AUX LIEUX DE PECHE ET A LA RESSOURCE
113 2.1. La concurrence entre pêcheurs pour les lieux de pêche: des conflits de métiers 114 2.2. Les conflits entre pêcheurs et autres usagers 116 3. FORMES
D'APPROPRIATION
D'UN DOMAINE
INALIENABLE
ET CONFLITS
DE
LEGITIMITE REFERENCES
118 122
CHAPITRE 6
125
CONFLITS D'USAGE AUTOUR DE LA QUESTION DE VEAU ET EVOLUTION DES LOGIQUES D'ACTEURS. LE CAS DE V ASSOCIA TlON EAU ET RIVIERES DE BRETAGNE 125 Anne-Paule METTOUX-PETCHIMOUTOU. 1. LES CHANTIERS
DE NETTOYAGE
DE RIVIERE,
125 REVELATEURS
DES CONCEPTIONS
DIFFERENTESDE LA RIVIERE 1.1. Des pêcheurs à l'origine des chantiers de nettoyage de rivière 1.2. Méthodes douces ou engins? 1.3. D'une pratique de la pêche à l'éducation à l'environnement..
317
128 128 129 131
2. LES ACTIONS
CONTENTIEUSES:
ENTRE LOGIQUE
ENVIRONNEMENTALE
ET
NECESSITEECONOMIQUE 2.1. Economie contre écologie ? 2.2. Agriculture et contentieux associatif: deux modèles de société? CONCLUSION REFERENCES CHAPITRE
7
133 134 136 138 138 141
CONFLITS D'USAGE ET ACTION COLLECTIVE LA QUALITE DE L' AIR
LOCALE AUTOUR DE 141
Christophe BEA URAIN Muriel MAILLEFERT..
141 141
1. LES CONFLITSAUTOURDE LAQUALITEDE L'AIR: CONTEXTUALISATIONET ELEMENTSD' ANALYSE 143 1.1. La qualité de l'air dans l'agglomération Dunkerquoise : enjeux et problèmes 143 1.2. Qualité de l'air et logiques d'action: éléments de cadrage 146 2. LA GOUVERNANCE
TERRITORIALE
AUTOUR
DE LA QUALITE
DE L'AIR A
DUNKERQUE 154 2.1. Développement industriel local et émergence des conflits au sujet de la qualité de I'air '" ... 154 2.2. Vers une résolution collective des conflits d'usage: le rôle des acteurs clés.. 157 CONCLUSION 161 REFERENCES 162
CHAPITRE 8
165
UNE LECTURE DE LA DYNAMIQUE DE PACIFICATION DES CONFLITS AUTOUR DE LA GESTION DU LAC DE GRAND-LIEU EN TERMES DE « STEREOTYPES DE LA PERSECUTION» 165 Armelle CARON Marina ..GALMAN Christine AUBRy 1. LESDISTORSIONS PERSECUTRICES 1.1.Les quatre stéréotypesde la persécution 1.2.L'illusion persécutriceet la paraboledu « bouc émissaire» 2. VIOLENCES
ET DISTORSIONS
PERSECUTRICES
DANS LE CONFLIT
165 165 165 166 167 170 DU LAC DE
GRAND-LIEU 173 2.1. Le lac de Grand-Lieu: un site écologique remarquable menacé au fonctionnement complexe 173 2.2. Les grandes étapes du conflit autour des niveaux d'eau du lac de Grand-Lieu 176 2.3. Quand le sacrifice du directeur de la réserve du lac de Grand-Lieu permet d'apaiser le conflit: une illustration de la puissance de l'illusion persécutrice 177 CONCLUSION 181 REFERENCES 182
318
CHAPITRE 9
187
LA RESOLUTION DES CONFLITS D'USAGES EN BASSIN DE RIVIERE: ACTIVATION DES REGLES ET ARRANGEMENTS ENTRE USAGERS 187 David A UEIN 1. LES RESOLUTIONS
187 DE RIVALITES
SOUMISES
A DES REGIMES
INSTITUTIONNELS
COMPLEXES 1.1. Un environnement régulatif complexe 1.2. La résolution des rivalités par voie d'arrangement local 1.3. La confrontation des règles: deux hypothèses 2. LA RESOLUTIONDES RIVALITESDANSLE BASSINDE LA VESDRE 2.1. Le saturnisme à Verviers 2.2. Les inondations en basse vallée de la Vesdre 3. LA RESOLUTIONDESRIVALITESDANSLE VAL DE BAGNES 3.1. L'approvisionnement en eau potable à Vollèges 3.2. Le rehaussement du barrage de Mauvoisin
188 189 190 192 194 195 196 197 197 199
4. LES REGLES
200
COMME
PRINCIPAUX
FACTEURS
EXPLICATIFS
DE LA RESOLUTION
CONCLUSION REFERENCES
204 205
CHAP ITRE 10
207
PROCESSUS PARTICIPA TIFS DE DECISION AU SERVICE DU DEVELOPPEMENT TERRITORIAL: CONDITIONS D'ENGAGEMENT IMPLICATIONS POUR LES MEDIATEURS TERRITORIAUX
ET 207
Luc VODOZ. Laurent THEVOZ Barbara PFISTER GIAUQUE
207 207 207
1. CE QUE NOUS ENTENDONSPAR«PROCESSUSPARTICIPATIFDE DECISION» 1.1. Définition de la participation 1.2. La dimension territoriale des processus participatifs de décision 1.3. Procédure et processus 1.4. La double qualité des projets 2. LES CONDITIONS
A REUNIR EN AMONT DU LANCEMENT
D'UN PROCESSUS
PARTICIPATIFDE DECISION 2.1. L'appréciation politique initiale 2.2. Un risque majeur: la participation alibi 2.3. L'appréciation des acteurs sociaux 2.4. Les «conditions locales» 3. LES MODALITES
DE LANCEMENT
D'UN PROCESSUS
214 215 217 217 218 PARTICIPATIF
3.1. Définir les «règles du jeu» 3.2. La nature de la participation 3.3. Une métarègle 4. LES IMPLICATIONSPOURLE MEDIATEURTERRITORIAL 4.1. Elaborer des variantes de processus décisionnels 4.2. Vérifier l'existence de «conditions locales» favorables
319
209 209 211 212 214
DE DECISION
218
219 220 222 222 223 223
4.3. Souligner la nécessité impérative d'un engagement politique affirmé 224 4.4. Accompagner, faciliter la définition de règles du jeu légitimes, et de bonne qualité 224 4.5. S'engager prudemment 225 CONCLUSIONS 225 REFERENCES 226 CHAPITRE
Il
227
SE CONFRONTER POUR CONSTRUIRE? ITINERAIRE D'UN CONFLIT EN MER D'IROISE ... 227 Stéphane PENNANGUER Jean-Eudes BE URET. Fanny TARTARIN Agnès SABOURIN...
227 227 227 227
1. LE CONFLITEN ZONECOTIERE,ENTRERUPTUREET RAPPROCHEMENT 1.1. Acteurs et action publique au cœur des conflits en zone côtière 1.2. Le conflit comme modalité de coordination 2. L'ITINERAIRE D'UN CONFLIT: LE CASDE LA MER D'IROISE 2. 1. La mer d'Iroise 2.2. Démarche et méthode 2.3. L'histoire du projet de parc national marin en mer d'Iroise 3. QUE NOUSAPPRENDL'ITINERAIRED'UN CONFLIT? 3.1. Le conflit progresse autour d'espaces de conftontation 3.2. Une progression co-construite entre des réseaux d'acteurs 3.3. Une réaction aux événements de l'environnement 3.4. Des résultats: l'effet « cliquet » CONCLUSION REFERENCES CHAPITRE
12
253
TYPOLOGIE DES CONFLITS SUR L'ESPACE EN FONCTION DES INSTITUTIONS REGULA TRICES: ESSAI SUR UN ECHANTILLON RELATE PAR LA PRESSE QUOTIDIENNE REGIONALE EN CORSE Jean-Christophe PAOL]. 1. ETAT DE LA CONFLICTUALITE
228 228 230 233 233 233 234 240 240 243 244 245 247 248
253 253
EN HAUTE-CORSE
AU TRAVERS
DE LA LECTURE
LA PRESSEQUOTIDIENNEREGIONALE 1.1. Caractéristiques des types de conflits 1.2. Des arguments abondamment exposés par les réclamants 2. LES CONFLITSSUR L'ESPACE: QUELLES INTERPRETATIONSDANSLA LITTERATURE? 2.1. Les extemalités coasiennes: un concept pertinent pour les conflits sur l'espace ? 2.2. L'école de la proximité et la notion de similitude 2.3. Les institutions régulatrices de Commons et les conflits sur les règles
320
DE
255 255 257 260 260 261 263
3. UNE LECTURE
INSTITUTIONNALISTE
DES CONFLITS
SUR L'ESPACE:
PROXIMITE
VERSUSCONFLITS? CONCLUSION REFERENCES CHAPITRE
265 270 271
13
273
L'INFORMATION INSTITUTIONNALISEE COMME OUTIL DE PREVENTION DES CONFLITS: ETUDE DES « CLlS DECHETS »
273
Laurence ROCHER... 273 1. INFORMERPOUR « RESTAURERLA CONFIANCE» 274 1.1. Les conflits d'implantation, vecteurs d'une redéfinition de la politique des déchets 275 1.2. Les dispositifs d'information, réponse institutionnelle à une situation de blocage 276 2. LES CLlS, OUTILD'ANCRAGETERRITORIALDESEQUIPEMENTS 278 2.1. Production et diffusion de l'information dans le cadre d'une domination de la « sphère spécialiste » 279 1.2. Un exercice multiforme de la surveillance 280 CONCLUSION: QUELLE CAPACITEDESCLlS A REGULERLE(S) CONFLlT(S) ? 282 REFERENCES 284
CHAPITRE 14 DROIT DE PROPRIETE ENVIRO NNEMENT
287 ET GESTION DES CONFLITS AGRICULTURE
287
François FACCHINI 287 1. DROIT DE PROPRIETEET GESTIONDU PAySAGE 288 1.1. La critique de la théorie des défaillances du marché 289 1.2. La gestion privée du paysage 291 2. DROIT DE PROPRIETEET GESTIONDES EFFETSEXTERNES 295 2.1. Justesse et partialité de la critique coasienne de la théorie pigouvienne des externalités 295 2.2. Gestion des effets externes et respect des droits de propriété privés: la pollution des eaux 299 CONCLUSION 302 REFERENCES 302 CHAPITRE
15
305
LA JUSTICE COMME CAUSE ET SOLUTION DES CONFLITS D' HAB IT AT Fabrice FLIPO 1. QU'EST-CEQUELAJUSTICE? 2. LA POSSESSION
305 305 306 307
321
3. LA LIBERTE A LIEU DANS UN MILIEU HABITE 4. LA CRISE ECOLOGIQUE ET L'EPINEUX PROBLEME DE L'IDENTITE D'AUTRUI... CONCLUSION: LA QUESTION DE LA JUSTICE EST AU CŒUR DE LA CRISE
308 310
ECOLOGIQUE REFERENCES
312 313
322
L.HARMATTAN.ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Kônyvesbolt; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L'HARMATTAN BURKINA FASO Rue 15.167 Route du PÔ Patte d'oie 12 BP 226 Ouagadougou 12 (00226) 50 37 54 36 ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Administratives BP243, KIN XI ; Université de Kinshasa L'HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028 En face du restaurant le cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08 [email protected] L'HARMATTAN COTE D'IvOIRE M. Etien N'dah Ahmon Résidence Karl! cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 3 I L'HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre JTancophone N° 472 avenue Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980
L'HARMATTANCAMEROUN BP 11486 Yaoundé (00237)
458 67 00
(00237)
976 61 66
[email protected]