Collection « Recherches »
LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et ...
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Collection « Recherches »
LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis les années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collections de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux transet multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
SOUS LA DIRECTION DE
Jacqueline Costa-Lascoux Geneviève Dreyfus-Armand Émile Temime
Renault sur Seine Hommes, lieux et mémoires de l’industrie automobile Postface de Jean-Pierre Fourcade
LA DÉCOUVERTE / BDIC 9 bis, rue Abel-Hovelacque PARIS XIIIe 2007
Ce manuscrit a été préparé et révisé par Michel Auvray.
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ISBN : 978-2-7071-5246-6 Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des GrandsAugustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. © Éditions La Découverte, Paris, 2007.
Sommaire
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Jacqueline Costa-Lascoux, Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Temime I. Le travail à l’usine 1. Les stratégies industrielles et les hommes . . . . . . . . . . . . . 17 Jean-Louis Loubet 2. Organisation du travail, repères pour une histoire comparée (1945-2000). . . . . . . . . . . . . . 37 Nicolas Hatzfeld 3. Formation professionnelle et formation technique au cours des Trente Glorieuses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Aimée Moutet et Emmanuel Quenson 4. Carrières d’OS depuis 1945. Les Algériens à Renault-Billancourt . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Laure Pitti 5. Les cadres et l’organisation de l'entreprise : Renault, 1945-1985 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Patrick Fridenson
II. Les conflits 6. Les usines Renault pendant les luttes des ouvriers de l’automobile des années 68 . . . . . . . . . . 137 Xavier Vigna 7. Filmer et photographier Billancourt en 1968 . . . . . . . . . . 149 Alain P. Michel 8. 24-30 août 1973 : grève ouvrière à l'usine Ford de Cologne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 Delphine Corteel III. L’usine et la ville 9. Billancourt et la politique du logement de la Régie (1945-1992) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Nahid Bouakline et Catherine Omnès 10. Trajets dans Billancourt. La ville industrielle et son devenir . . . . . . . . . . . . . . . . . 207 Nicolas Hatzfeld, Jean-Charles Leyris, Laure Pitti et Émile Temime 11. Billancourt(s) d’hier et d’aujourd'hui : la place Nationale, lieu frontière, lieu multiple . . . . . . . . 217 Jean-Charles Leyris et Laure Pitti 12. Fragments d’une vie politique et sociale locale particulière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249 Jean-Luc Richard Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261 Émile Temime Postface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265 Jean-Pierre Fourcade Repères bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 Liste des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
Introduction Jacqueline Costa-Lascoux, Geneviève Dreyfus-Armand et Émile Temime
Dans la courbe de la Seine entre la colline de Meudon et les rives de Boulogne-Billancourt, aux portes de Paris, surgit une étrange plate-forme couverte de gravas. Celle-ci est reliée à la rive de Billancourt par le pont Daydé, surmonté à son extrémité d’un portail ouvrant sur le vide, mais arborant les lettres « RENAULT », qui forment le nom de l’une des plus prestigieuses marques d’automobiles. Le « Paquebot » de l’île Seguin, celui des usines Renault, a été arasé. « Je ne viens plus me promener comme je l’ai fait pendant de longues années sur ces bords de Seine, dit un ancien OS. À cet endroit, j’ai travaillé pendant près de trente ans. J’en ai bavé. J’ai courbé le dos. Et je me suis redressé, j’ai manifesté, j’ai pris des responsabilités, comme on dit. Il y a eu des moments de tensions, des conflits très durs et de vraies rigolades… On a vécu ici toute notre vie avec les copains. On a construit des voitures qui ont fait le tour du monde et on en était fiers… Aujourd’hui, c’est un tas de poussières. Ça fait mal au cœur. On aurait aimé que quelque chose reste pour raconter ce qu’on a vécu et tout ce qu’on a construit ici. On a quand même été à l’avant-garde de la technologie et des luttes sociales. Ça aurait mérité un peu plus de reconnaissance. Nous aussi, on a fait l’histoire, non ? » La fermeture des ateliers de l’île Seguin, le 31 mars 1992, est, sans nul doute, un événement majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier, tant ce lieu mythique s’est identifié à la fois à l’aventure de l’industrie automobile en France et aux luttes
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ouvrières qui l’ont accompagnée. Et pourtant, ce n’est là qu’une étape dans une évolution qui touche l’ensemble des entreprises industrielles en Europe. Billancourt a d’abord été un modèle de l’entreprise capitaliste, concentrant sur un même site toutes les étapes de la production automobile, ce qui était d’ailleurs la volonté de son créateur, Louis Renault. Ce qui supposait, dans un premier temps, le recrutement d’une main-d’œuvre qualifiée, recrutement facilité par la situation même de l’usine, installée dans la région parisienne. Ce qui supposait aussi une extension continue, bien au-delà des limites initiales de l’établissement. Dès ce moment, l’usine s’étend sur la ville, elle fait l’identité de la ville, elle anime ses rues et ses commerces, au rythme des trois/huit. Plusieurs bâtiments sont construits qui, de la sortie du métro Pont-de-Sèvres à l’île Seguin, jalonnent l’itinéraire des « Renault ». La croissance même de l’usine et la production de masse qu’elle développe ont amené Louis Renault à s’inspirer du modèle fordien dans un but de rationalisation des tâches et de rentabilité ; à utiliser aussi sur les chaînes de montage une main-d’œuvre à basse qualification, prise souvent, dès cette époque, dans la population migrante – les migrants de l’intérieur tels les Bretons ou les « gens du Nord » et les immigrés venus d’Italie, d’Afrique du Nord ou même d’Asie. Une main-d’œuvre exploitée sans garantie d’emploi. D’où les premières revendications. D’où la dureté des luttes ouvrières, qui aboutissent à l’explosion de 1936, aux conquêtes du Front populaire, vite remises en cause, mais qui laisseront des traces durables : la référence à ces évènements marquera des décennies de revendications. Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’entreprise est nationalisée. Elle devient le théâtre d’une nouvelle expérience collective. Le redémarrage de la production se fait sans doute dans le cadre édifié auparavant : concentration des différents ateliers sur un même site (bien que l’on commence à « décentraliser » la production dès le début des années 1950), généralisation du travail à la chaîne, avec ses contraintes, sa répétitivité, la fatigue, psychique et physique, qu’il entraîne. Les conflits du travail se renouvellent, et prennent parfois des formes aiguës. Il est difficile de parler de « paix sociale » ou de
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cogestion avec les représentants ouvriers, comme certains ont voulu le laisser croire. Il n’en reste pas moins que l’on a expérimenté, ici, un système social nouveau, qui s’étendra progressivement, à quelques exceptions près, à l’ensemble du monde ouvrier. L’amélioration des conditions de travail, et, plus généralement, des conditions de vie est indéniable ; on parlera même, non sans exagération, de Renault « vitrine sociale » ! Le rôle moteur des syndicats, et leur action dans le comité d’établissement, y est pour beaucoup. La tribune du comité d’établissement surplombant l’Esplanade de l’île Seguin est le lieu de ralliement pour les informations ou les proclamations importantes, les prises de parole mémorables et les interventions d’artistes ou d’intellectuels célèbres. Il est vrai qu’à la même époque la stabilisation de l’emploi est favorisée par une croissance continue de la production qui, par voie de conséquence, conduit à une augmentation régulière de l’embauche. Et si la mensualisation ne signifie pas nécessairement des revenus supplémentaires, elle signifie incontestablement une consolidation de la condition salariale pour ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale. La « société salariale », qui assure des temps de liberté, semble aussi assurer la pérennité de l’emploi. La contestation de 1968 permettra sans doute aux ouvriers d’obtenir des avantages salariaux. Là n’est pas, cependant, la revendication essentielle. La certitude d’avoir gagné en dignité, de pouvoir prendre la parole dans l’entreprise, va dans le sens d’une revendication ancienne de lutte contre les inégalités et contre l’exploitation de la force de travail. Illusion, peut-être, mais utopie porteuse de changement. Protégés par la loi (celle notamment de 1973) contre les « licenciements abusifs », les ouvriers – et tout particulièrement les « Renault » – semblent avoir acquis, avec la sécurité de l’emploi, un droit au travail, qui n’est pas sans rappeler d’anciennes revendications datant du milieu du XIXe siècle… La Constitution de 1946 affirme bien que « chacun a le droit de travailler » et le travailleur sera de plus en plus considéré comme un être humain dans sa globalité ; l’entreprise devra répondre à ses revendications pour une amélioration des conditions de logement, des moyens de transport du domicile à l’usine, des temps de loisirs pour lui et ses enfants, pour une
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meilleure formation et une vie culturelle. C’est donc la suite d’un long combat qui se traduit sur le terrain par des avantages non négligeables, une victoire sans doute inachevée et qui sera plusieurs fois remise en cause. La révolution technologique qui touche Billancourt et entraîne une transformation des conditions de travail n’est pas propre à l’entreprise Renault. Elle se produit précisément dans un monde où la concurrence devient de plus en plus rude, particulièrement dans la construction automobile, et où il devient nécessaire de modifier radicalement les structures de production pour faire face à une compétition à l’échelle mondiale. Fiat en a fait l’expérience bien avant Renault. Dès la fin des années 1970, on robotise, on limite les stocks, on recourt à la sous-traitance. On va réduire très vite les effectifs (de plus de 20 000 travailleurs en 1980). Les licenciements qui atteignent en priorité les OS – mais pas seulement les OS – au début des années 1980 dans les usines Renault sont de même nature. Les effectifs sont passés (selon les données officielles) de 102 528 salariés en 1983 (dont 18 000 OS environ) à 68 608 en 1993, au lendemain de la fermeture de Billancourt. Est-ce la « fin des OS », comme on l’a dit un peu hâtivement ? En fait, il ne s’agit pas seulement de la diminution drastique du travail non qualifié, mais plutôt d’un recours systématique aux emplois temporaires, à l’intérim. Résultat : des conditions nouvelles de travail qui ne s’expliquent pas seulement par le progrès technologique, mais par une volonté d’adaptation aux « lois du marché », et à ses fluctuations. La flexibilité de l’embauche correspond bien à une gestion « à flux tendus », au gré de la demande ; elle détermine les modalités managériales de fonctionnement, le recours à la sous-traitance, et in fine la délocalisation de l’entreprise (Renault, privatisée, va ainsi délocaliser une partie de son appareil de production vers la Roumanie). Ce n’est certes pas la fin de l’entreprise, mais une restructuration qui ne cessera jusqu’à aujourd’hui. On se souvient du « drame de la fermeture de Villevord », en 1995, site qui pourtant venait d’achever la modernisation de son appareil de production. À Billancourt, les ateliers ont disparu les uns après les autres, le « Paquebot » de l’île Seguin a été démoli, les
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bâtiments industriels du « Trapèze » ont cédé la place aux édifices construits par des entreprises « immobilières ». Mais Renault reste très présent, avec de nouveaux immeubles, construits en bordure de Seine, abritant des « cols blancs », des techniciens et des chercheurs. Ce n’est pas l’entreprise qui est morte, mais c’est incontestablement une aventure ouvrière qui prend fin, une certaine conception des rapports sociaux qui s’est radicalement modifiée, et dont nous mesurons aujourd’hui les conséquences. Nous reprenons volontiers à notre compte une partie des conclusions de Robert Castel, énoncées il y a déjà plus de dix ans (in Les Métamorphoses de la question sociale) : « Le chômage n’est que la manifestation la plus visible d’une transformation en profondeur de la conjoncture de l’emploi. La précarisation du travail en constitue une autre caractéristique, moins spectaculaire, mais sans doute plus importante encore. » Les changements radicaux dans les modes de production ont entraîné une modification des relations sociales. « Le deuil au cœur de Renault », titrait Le Monde du 2 février 2007, après le suicide d’un technicien au technocentre de Guyancourt qui a révélé la réalité des situations de détresse dans le monde du travail : Renault n’a-t-il pas, comme d’autres grandes entreprises, créé en 1998 un « Observatoire du stress » ? Mutation nécessaire des entreprises industrielles ? Peut-être. Mais il faut sans doute réfléchir à l’avenir d’une société qui perd le sens du collectif, du lien social dans le travail et hors du travail, tandis que les plus jeunes tardent à entrer dans la vie active et que diminue dans les secteurs qui embauchent la protection sociale acquise au cours des luttes des précédentes décennies. Il importe d’en garder la mémoire pour mesurer l’importance des enjeux à venir. Tandis que la production se délocalise dans les contrées lointaines, dont autrefois on importait la main-d’œuvre, tandis que la nationalité des entreprises se perd dans le dédale des multinationales et que la chaîne des sous-traitances multiplie les donneurs d’ordre, l’île Seguin est le symbole d’une société oublieuse de son histoire. Car l’histoire ouvrière et industrielle est partie prenante de la mémoire collective, avec ses victoires et ses souffrances, ses projets et ses réalisations, ses innovations et ses progrès.
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Depuis la décision de fermeture de l’usine de l’île Seguin, plus d’une décennie s’est écoulée jusqu’à la démolition des bâtiments. Ces années ont été ponctuées par les tergiversations sur l’avenir de l’île, avec l’avatar du projet muséographique de la Fondation Pinault, qui achèvera sa course à Venise. Tout est, aujourd’hui, repensé à partir d’un nouveau « concept », celui d’une île principalement dédiée à la recherche. L’activité des hommes dans les ateliers comme dans les laboratoires a toujours quelque chose de composite entre les savoir-faire acquis et l’invention, entre l’intelligence de la main et la conception abstraite. Une continuité est donc rétablie. Mais n’oublions pas la mémoire des hommes qui réclament un lieu pour se souvenir, non comme une stèle ou une plaque commémorative, mais comme un jalon dans un itinéraire collectif. En miroir de cette histoire qui est à la croisée de la mémoire ouvrière, de l’histoire de l’immigration, des évolutions technologiques et du devenir d’une ville, nous avons voulu présenter un ouvrage de réflexion à plusieurs voix sur l’île Seguin. Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque organisé à BoulogneBillancourt, les 1er et 2 octobre 2004, avec l’aide de la Ville, sous le parrainage de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). La rencontre était l’aboutissement d’un travail effectué sur la longue durée, mais elle intervenait à un moment précis qu’il apparaissait nécessaire de marquer par une manifestation scientifique. Au moment où disparaissait l’usine de l’île Seguin – qui avait été pendant des décennies au cœur de l’industrie automobile et de l’histoire sociale françaises –, il nous avait semblé important de porter l’accent sur les activités des hommes et des femmes qui avaient vécu cette histoire dans et hors de l’usine. Alors que ses traces matérielles étaient en train de disparaître, l’aventure humaine qui s’y était déroulée méritait toute l’attention. Travail sur la longue durée ? Les initiateurs de ce colloque avaient participé, au milieu des années 1980, au premier contrat de recherche passé entre le CNRS et la Régie Renault, contrat qui portait sur « Les OS de l’industrie automobile ». Réflexion renouvelée et approfondie au moment de la démolition des
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bâtiments de l’île Seguin par deux réalisations différentes à la fois quant à leur nature et quant à leur objet : l’ouvrage sur Les Hommes de Renault-Billancourt, paru début 2004 aux Éditions Autrement et le documentaire réalisé par Mehdi Lallaoui – en partenariat avec France 3 – à partir d’interviews réalisées sur le site et intitulé Retour sur l’île Seguin. La manifestation de 2004 a comporté, il est vrai, deux temps distincts : le colloque scientifique proprement dit, dont le présent ouvrage est le prolongement, organisé par l’EHESS – à laquelle est rattaché le groupe de recherche Histoire des migrations internationales dirigé par Émile Temime – et par la BDIC. Cette dernière – bibliothèque spécialisée et structure fédérative de recherches, chargée d’œuvrer à la coordination des recherches en histoire contemporaine – conserve des collections patrimoniales importantes sur l’histoire du XXe siècle et, en particulier, sur l’histoire sociale, au travers d’archives privées, de collections de périodiques et de documents photographiques ou audiovisuels. Le second volet de cette manifestation consistait en une table ronde, davantage prospective, sur la préservation de la mémoire du site industriel de l’île Seguin. La discussion était animée, aux côtés du maire de Boulogne-Billancourt, par des responsables de l’aménagement du site et par des représentants des deux associations d’« anciens », l’Association des anciens travailleurs Renault de l’île Seguin (ATRIS) et l’Association de la maîtrise, de l’encadrement et des techniciens de l’île Seguin (AMETIS). L’évolution de la réflexion sur le futur de l’île a conduit à privilégier, dans la présente publication, les contributions scientifiques. Cet ouvrage retrace les différentes dimensions d’une histoire singulière qui a, depuis les années 1930, vu se mêler étroitement celles des usines Renault et de la ville de Boulogne-Billancourt. Son ambition est d’apporter des clés de compréhension d’un passé si proche, qui marque durablement les mémoires de ceux et celles qui en furent les acteurs et qui s’inscrit dans l’imaginaire de nos contemporains.
1 Les stratégies industrielles et les hommes Jean-Louis Loubet
Renault a plus de cent ans. Cent ans de mutations au rythme des évolutions et des changements de stratégies industrielles, inhérentes à la pérennité de l’entreprise. Le site historique de Boulogne incarne d’autant mieux ces changements que celui-ci est resté en activité jusqu’au début des années 1990, jusqu’à la fermeture de l’île Seguin en 1992. Boulogne est donc, de 1898 à 1992, un lieu unique de mutations industrielles doublées d’évolutions sociales. Durant ce siècle, quatre moments peuvent à eux seuls jalonner les temps forts de l’histoire : 1929 avec la mise en service de l’île Seguin, 1947 et la naissance d’une grande série très longtemps désirée, 1961 avec la mise en production de la R4, synonyme de production de masse, enfin 1986, moment fort et douloureux d’une restructuration générale de l’entreprise 1.
1929. LA MISE EN SERVICE DE L’ÎLE SEGUIN Louis Renault est devenu l’un des plus grands constructeurs automobiles français en seulement vingt ans. Sa réussite s’est construite autant sur des produits innovants, auréolés de victoires sportives glanées dans les plus prestigieuses courses internationales, que sur des usines qui n’ont cessé de se développer dans une logique d’intégration verticale. Faute de 1. Jean Louis LOUBET, Renault. Cent ans d’histoire, Boulogne, ETAI, 1998, et Jean Louis LOUBET, Alain MICHEL et Nicolas HATZFELD, L’Île Seguin. Des Renault et des hommes, Boulogne, ETAI, 2004.
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trouver des sous-traitants solides, mais surtout résolu à ne dépendre de personne, Renault a installé pas à pas à Billancourt tous les ateliers nécessaires pour réaliser lui-même ses voitures et leurs composants 2. Tous ces véhicules sont construits à la main, grâce au talent d’ouvriers de métiers, véritables artistes où se mêlent des mécaniciens, des ébénistes, des carrossiers, des selliers… L’automobile reste un produit de luxe jusqu’à la Grande Guerre. Elle fait partie de cette panoplie d’articles haut de gamme qui symbolise, dans le monde entier, le savoir-faire et le raffinement français. Les lendemains de guerre apportent leurs lots d’interrogations. Pour le monde de l’automobile qui s’est largement engagé dans l’économie de guerre et s’est essayé à des systèmes de production nouveaux, dominés par une logique quantitative, l’avenir est incertain. Entre le soulagement de reprendre la fabrication automobile, à l’identique de celle de 1913, et l’envie de goûter à ce parfum d’américanisation qui transforme les ateliers en usines, le choix est difficile. En faisant de son usine d’obus du quai de Javel une usine automobile capable à terme de produire 100 voitures par jour, André Citroën bouscule la profession 3. Louis Renault préfère attendre et mesurer de visu l’intrépidité de son jeune concurrent. Mais d’autres raisons expliquent aussi sa retenue. D’abord, Renault garde en mémoire les conflits sociaux qui ont paralysé ses ateliers lorsqu’il a tenté d’imposer une première rationalisation des fabrications, le point d’orgue étant la grève du chronométrage de 1913 4. Ensuite, il se trouve en 1918 avec une usine à Billancourt qui s’est développée au gré des marchés de guerre, mais de façon très anarchique : si les surfaces sont passées de 250 hectares en 1914 à 280 en 1918 5, Billancourt est devenu un patchwork d’ateliers composés d’îlots bordés de rues adjacentes. Or le passage au travail à la chaîne exige un espace cohérent, nécessitant de très coûteuses 2. Gilbert HATRY, Louis Renault, patron absolu, Paris, Éditions Lafourcade, 1982, pp. 87 sqq., et Patrick FRIDENSON, Histoire des usines Renault, tome I, Paris, Le Seuil, 1972, p. 66. 3. Jean Louis LOUBET, Histoire de l’automobile française, Paris, Le Seuil, coll. « Univers historique », 2001, pp. 89 90. 4. Gilbert HATRY, Louis Renault, op. cit., p. 74. 5. Jean Louis LOUBET, Renault. Carnet de route, 1898 2001, Boulogne, ETAI, 2001.
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restructurations. Enfin, Renault doit gérer de difficiles lendemains d’industriel de guerre : il y a les impôts qu’il refuse de payer, puis la constitution d’une société anonyme – la Société anonyme des usines Renault (SAUR) – pour distinguer sa fortune personnelle de ses affaires 6. La chaîne de montage que Renault installe à Billancourt en 1924 est incapable de suivre le rythme de celle qui tourne au quai de Javel. Citroën, qui n’a jamais produit une seule automobile avant-guerre, est devenu dès 1919 le premier constructeur français 7 ! Pour réagir, Renault doit revoir toute sa stratégie d’expansion. S’il a misé sur une conquête de Billancourt entre 1898 et 1919, le choix de la grande série le pousse à chercher vers d’autres horizons, autant en région parisienne qu’en province 8. Il s’intéresse parallèlement à l’île Seguin dont les avantages sont évidents, à commencer par la proximité. L’île compte une superficie de douze hectares, sur un espace à peine cintré, une superficie introuvable aussi près de Billancourt. Les inconvénients ne sont pas minces : l’île est inondable, uniquement accessible par bateau, et encore aux mains de quatre propriétaires dont rien ne dit qu’ils soient vendeurs. Renault s’attaque à tous ces problèmes à la fois, jurant aux résidents de l’île qu’il souhaite développer les terrains de loisir pour ses ouvriers, tout en lançant secrètement ses services sur la préparation de grands travaux : surélévation de l’île audessus de la cote de la crue de 1910, édification d’une usine à l’américaine et construction d’un pont entre l’île et Billancourt. Le schéma industriel devient clair, entre un Billancourt chargé des productions d’amont et une île Seguin dédiée à la fabrication et au montage des automobiles en série 9. 6. « Société anonyme des usines Renault. Note de mission », 12 juillet 1926. Archives du Crédit Lyonnais DEEF 61129/1, étude n° 6443, in Jean Louis LOUBET, L’Industrie automobile, 1905 1971, Archives économiques du Crédit Lyonnais, Genève, Droz, 2000, p. 163. 7. Jean Louis LOUBET, La Société anonyme André Citroën, thèse de docto rat, université Paris X Nanterre, 1979. 8. Renault possède des activités à Meudon, Clichy et Saint Denis en région parisienne. Il s’intéresse en province à différentes affaires à Hagondange et Saint Michel de Maurienne (aciéries), ainsi qu’au Mans (usine de montage). 9. Jean Louis LOUBET, Alain MICHEL et Nicolas HATZFELD, L’Île Seguin, op. cit.
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La population ouvrière évolue de façon parallèle : la maind’œuvre qualifiée reste plus nombreuse sur le continent que sur l’île, là où sont installés les ateliers aux tâches décomposées et déqualifiées vus aux États-Unis, ateliers dévolus aux ouvriers spécialisés (OS) – qui représentent plus de 50 % de l’effectif 10 –, de l’emboutissage au montage, de la peinture à la sellerie. Deux exceptions subsistent. Il y a d’abord les ébénistes, nombreux au deuxième étage de l’île Seguin, dans un atelier qui souligne l’un des plus grands retards techniques de Renault en matière de construction en série. L’entreprise refuse jusqu’en 1938 la carrosserie tout acier et a fortiori la monocoque, restant figée dans des structures bois/acier qui freinent les cadences et alourdissent les coûts. Il y a ensuite les « seigneurs de l’île », tout le personnel de la centrale d’énergie installé à la pointe aval qui ne se mêle pas aux ouvriers de production. Si l’île Seguin est inaugurée en 1929, elle n’est pleinement opérationnelle qu’avec la réorganisation plus tardive de Billancourt où les ateliers sont remodelés pour éviter les doublons, assurer les flux entre l’amont et l’aval, se délester de fabrications spéciales comme l’armement ou le matériel ferroviaire. Reste que la naissance de l’île Seguin voit Renault prendre une nouvelle dimension, s’engager enfin dans la logique de la grande série. Les effectifs passent de 29 000 personnes en 1928 à 38 000 en 1938, mais avec des fluctuations très fortes puisque Renault embauche et débauche au gré de marchés saisonniers et des méfaits de la crise économique : alors que les usines comptent 30 300 personnes en 1930, les effectifs sont ramenés à 22 000 personnes en 1932, avec des salaires réduits de 10 %. Les productions automobiles progressent peu sur la décennie compte tenu de la mise en service de l’île Seguin : celles-ci passent de 55 880 (1928) à 61 100 véhicules (1936)11. L’effort reste donc insuffisant. Pour preuve, Renault passe du deuxième au troisième rang des constructeurs de voitures particulières, derrière Citroën et Peugeot, deux entreprises qui ont choisi un recentrage sur leur métier de base – l’automobile – ainsi qu’une spécialisation rationnelle de l’offre autour d’un nombre réduit de modèles, au moment où 10. Jean Louis LOUBET, Renault, histoire d’une entreprise, Boulogne, ETAI, 2000, p. 105. 11. Jean Louis LOUBET, Renault. Carnet de route, 1898 2001, op. cit.
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Renault se perd dans une production à la fois trop éparpillée et diversifiée. Les bilans financiers sont sans appel : non seulement l’activité automobile de Renault n’est plus rentable, mais les comptes, négatifs en 1936 et 1937, ne redeviennent positifs qu’avec l’arrivée des marchés de guerre, en 1938. La mise en service de l’île Seguin n’a donc pas permis à Renault d’asseoir une production en série aussi efficace que ses concurrents. La mutation industrielle a en plus fortement avivé les tensions sociales au point de faire de la SAUR l’un des épicentres du Front populaire : dans des usines occupées, où l’autorité d’un Louis Renault, « patron absolu », est ouvertement contestée, on voit « ces ouvriers qui ont tout encaissé [oser] enfin se redresser [pour] se sentir redevenir des hommes12 ». Le retour de balancier n’en sera que plus lourd : les grèves de 1938 sonnent « la bataille de la Marne du patronat13 ». Après un lockout et des centaines d’arrestations, 1 868 ouvriers sont licenciés14, dont la quasi-totalité des délégués syndicaux.
1947. LA NAISSANCE DE LA GRANDE SÉRIE Réquisitionnées le 24 septembre 1944 par le Gouvernement provisoire, suite à l’arrestation de Louis Renault, accusé de collaboration durant l’Occupation, les usines Renault s’engagent dans une série impressionnante de batailles : celles de la nationalisation, intervenue le 16 janvier 1945 15, celles de la petite voiture et de la grande série 16. Toutes trois sont menées par le nouvel homme fort de la régie Renault, Pierre Lefaucheux, un ingénieur centralien proche du ministre socialiste de la 12. Simone WEILL, « La vie et la grève des ouvrières métallos », La Révolution prolétarienne, n° 224, 10 juin 1936, in Œuvres complètes, tome II, Écrits historiques et politiques, Paris, Gallimard, 1988, pp. 357 358. 13. Ibid. 14. 54 % des licenciés sont des ouvriers spécialisés. 15. Les usines Renault sont nationalisées le 16 janvier 1945, par l’ordon nance n° 45 68. Ainsi naît la Régie nationale des usines Renault qui remplace la Société anonyme des usines Renault. La nationalisation est opérée sans indemnisation, Louis Renault étant accusé de commerce avec l’ennemi et de collaboration. 16. Jean Louis LOUBET, Renault, histoire d’une entreprise, op. cit., pp. 60 sqq.
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Production industrielle, Robert Lacoste. Ces batailles sont conduites dans une nouvelle logique économique marquée par l’interventionnisme de l’État et la mise en place du Plan de l’automobile, dit « Plan Pons ». Conscients des difficultés de certains constructeurs – notamment Renault – de ne pas parvenir avant-guerre à de véritables volumes de grande série, les pouvoirs publics imposent leur vision de l’industrie : les constructeurs devront se spécialiser sur un modèle unique, donc s’interdire toute concurrence pour aller vers des cadences logiquement plus fortes. Après bien des tergiversations, Renault obtient le créneau de la petite voiture. Un choix fortement appuyé par un Pierre Lefaucheux très bien introduit dans les ministères. Son choix tient en partie à la découverte chez Renault d’un prototype secret de 4 CV, une petite voiture apte à motoriser les Français pour peu que les usines Renault s’en donnent enfin réellement les moyens. L’île Seguin doit être réorganisée. En 1938, elle produisait en moyenne 200 à 250 voitures par jour, avec des écarts allant de 180 à 300 véhicules selon les variations du marché. En 1949, l’île Seguin doit atteindre 300 voitures par jour, et uniquement des 4 CV pour obtenir les meilleurs coûts de production. L’usine de Boulogne-Billancourt peut-elle s’engager dans une telle mutation ? Lefaucheux se veut optimiste : « Les installations de peinture et les chaînes de montage sont pourvues de tous les perfectionnements de la technique moderne. La fonderie et la forge de Billancourt, comme les ateliers d’emboutissage de Seguin comptent parmi les plus belles installations de France17 ». Un regret toutefois : l’île n’a pas été conçue dans la logique du modèle unique. Mais les destructions dues aux bombardements, et plus encore l’usure des machines et du matériel, offrent à la Régie l’opportunité de revoir entièrement l’outil et l’organisation de la production. Nouvelles installations électriques pour distribuer une puissance de 6 000 CV, multiplication des machines électriques – celles que Lefaucheux appelle « les esclaves muets18 » – renforcement des circuits d’alimentation 17. Pierre LEFAUCHEUX, Rapport annuel de gestion de la RNUR, exercice 1945, p. 15. 18. Pierre LEFAUCHEUX, Rapport annuel de gestion de la RNUR, exercice 1949, p. 21.
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en gaz, en eau et en air comprimé, installations de nouvelles chaînes de peinture cellulosique et synthétique, mise en service de 10 kilomètres de chaînes aériennes pour le transport des pièces, tous les secteurs de Seguin sont touchés. La tôlerie fait peau neuve avec quarante-sept presses commandées dont dixsept de très grande puissance, pour doubler le potentiel d’emboutissage. De nouvelles chaînes mécaniques, dotées de soudeuses multipoints électriques, sont installées pour l’assemblage des carrosseries, visant à une fabrication plus rationnelle des pièces de tôlerie comme les portes, les planchers et les toits. L’effort de modernisation est considérable, et l’île Seguin méconnaissable lorsque sort la première 4 CV, le 17 août 194719. La mutation engagée par la régie Renault ne touche pas seulement Seguin. Billancourt est largement concerné, notamment sur l’atelier U5 qui va très vite devenir l’emblème de la modernité industrielle de l’entreprise. Dans cet atelier, vingtneuf machines dites transferts sont installées entre 1945 et 1947. Pour la première fois, des machines sont à même de transférer automatiquement, d’un poste de travail à un autre, une pièce pour y subir toutes les transformations nécessaires afin de transformer un cube de fonte en bloc moteur ou en carter de boîte de vitesses. Longue de plus de 30 mètres, la machinetransfert sait, avec une précision parfaite, percer, aléser, tarauder, fraiser grâce à différents outils mis en chaîne. « La pièce entre dans la machine, brute de fonderie, et en sort complètement usinée sans intervention humaine… C’est une chaîne automatique », résume avec passion un ingénieur20. Il s’agit d’une révolution technologique qui supplante largement celle de la 4 CV. Renault devient en effet le premier constructeur à comprendre la nécessité d’abandonner la commande hydromécanique d’une machine – le système jusque-là universel – pour un système électromécanique. Chaque machine-transfert est dotée de quelque 147 outils différents, capables de réaliser le travail de 150 machines à postes fixes. « L’usinage est beaucoup 19. Claude LE MAÎTRE et Jean Louis LOUBET, Renault, un siècle de création automobile, Boulogne, ETAI, 2004. 20. « Aperçu de l’ampleur des problèmes industriels posés par la fabrication en très grande série de la 4 CV », note de la Direction des fabrica tions de la RNUR, 24 juillet 1947.
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plus rapide, poursuit notre ingénieur21. Les temps morts de manutention des pièces sont réduits au maximum, les économies de main-d’œuvre sont considérables puisque deux hommes suffisent à alimenter la machine-transfert, là où il en fallait autrefois plusieurs centaines. » En associant les progrès de Seguin et de Billancourt, Renault arrive à des progrès considérables, ne serait-ce qu’une réduction de 50 % du coût de la 4 CV par rapport aux moyens d’avantguerre ! Les gains de productivité sont impressionnants : en comparant les effectifs de 1938 et 1947, l’atelier d’usinage des boîtes de vitesses passe de 424 à 232 ouvriers. Aux Cylindres, de 550 à 212. À la Tôlerie-Emboutissage, l’effectif glisse de 2 911 à 1 889 personnes, au Montage, de 4 145 à 2 84422. Ces chiffres sont sans appel, même si la progression spectaculaire de la production de la 4 CV va, en valeur absolue, les faire considérablement augmenter, la Régie manquant de main-d’œuvre pour faire tourner des usines qui atteignent le seuil des 400 voitures/jour en 1952. Cette évolution a des conséquences sociales considérables, puisque Renault a de plus en plus recours à des OS dont la part représente en 1955 plus de 68 % de l’effectif. Un changement de fond que Pierre Lefaucheux veut réussir sur le plan social : dès 1944, il a annoncé à tous les ouvriers qu’ils ne travailleront plus « pour une seule personne, mais pour eux-mêmes et pour l’intérêt général23 ». Pour faire accepter les nouvelles règles de production, Lefaucheux s’appuie largement sur son directeur du personnel, Edmond Le Garrec, ancien résistant et membre de la CGT, ainsi que sur les membres du comité d’entreprise avec lequel il rêve – jusqu’aux grèves de 1947 – de construire une sorte de cogestion. Ces hommes24, toujours plus nombreux, qui vont peupler les chaînes de Renault, sont de plus en plus étrangers. Rien de vraiment nouveau puisque la Grande Guerre 21. Ibid. 22. « État des effectifs », note à Pierre Lefaucheux, 22 juin 1947, et réu nion du conseil d’administration de la RNUR, 24 juin 1947. 23. Pierre LEFAUCHEUX, discours au personnel de la SAUR, 10 novembre 1944. 24. Peu nombreuses dans l’industrie automobile, les femmes occupent des emplois tertiaires, allant des bureaux à la restauration. On les trouve sur la chaîne, dans les équipes de contrôle et de retouches.
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a déjà fait entrer à Boulogne de larges contingents d’immigrés venus d’Italie, d’Espagne et des colonies, certains d’Europe centrale et d’Extrême-Orient. Renault a depuis longtemps des allures de tour de Babel25. Les ouvriers de l’après-guerre sont encore italiens et espagnols, toujours français de l’Union, et de plus en plus algériens. Ces derniers représentent 12 % de l’effectif ouvrier en 1952 contre à peine 1,4 % en 193226. Mais le changement de production qui accroît le nombre d’OS a aussi son revers, une arrivée importante de professionnels qui assurent la bonne marche, le réglage et l’entretien des nouvelles machines. Là encore, la Régie subit une pénurie, décidant de s’appuyer sur « les meilleurs éléments de l’école d’apprentissage, sur tous ceux qui manifesteront la volonté et les capacités d’acquérir le bagage technique et pratique nécessaire […] qui passeront les examens de qualification27 », notamment grâce aux cours du soir du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). L’évolution de Renault est considérable : en gagnant les batailles de la nationalisation, de la 4 CV et de la grande série, Pierre Lefaucheux vient de hisser en moins d’une décennie la RNUR à la tête de la production automobile française et européenne. Au moment où l’entreprise peut enfin compter sur une seconde usine à Flins28 pour désengorger un site de Boulogne-Billancourt devenu entièrement saturé, Renault produit 200 780 véhicules par an – dont 525 4 CV par jour – et emploie 50 900 personnes (1954). Si la grande série est donc enfin née en France, peut-on pour autant parler de production de masse ?
25. Patrick FRIDENSON, « Les usines Renault et la banlieue (1919 1952) », in Annie Fourcaut (dir.), Banlieue rouge, 1920 1960, Paris, Autrement, 1992, p. 192. 26. Renault SAINSAULIEU et Ahsène ZEHRAOUI, Ouvriers spécialisés à Billancourt. Les derniers témoins, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 164. Voir éga lement Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers étrangers en France, thèse d’histoire, université Paris VIII, 2002. 27. Rapport de gestion de la RNUR, exercice 1948, p. 22. 28. Mise en service en février 1952.
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1961. LA PRODUCTION DE MASSE Avec 1 105 547 exemplaires construits entre 1947 et 1961, la 4 CV a battu tous les records de production et de cadence pour un modèle français depuis les débuts de l’industrie automobile. Ce succès n’est toutefois pas suffisant pour Pierre Dreyfus, qui succède à Pierre Lefaucheux en 195529. « Grâce à Pierre Lefaucheux, la Régie Renault a pris un départ foudroyant. Mais aujourd’hui, les autres constructeurs ont rattrapé leur retard. Les Allemands réapparaissent, les Anglais augmentent leur production et les Américains déversent le surplus de leur puissance sur leurs têtes de pont européennes30. » Pour Dreyfus, la croissance est l’avenir de Renault. Une croissance soutenue à laquelle croit toute une génération de hauts fonctionnaires tels François Bloch-Lainé, Étienne Hirsch, Simon Nora ou Jean Saint-Jours. Le président de la RNUR est pressé, sûr que « la place doit être prise tout de suite, sinon elle le sera par les Américains […] Il faut doubler notre production, passer de nos 1 000 voitures par jour actuelles à 2 000 en 1960, puis aller vers 3 000 deux ou trois ans plus tard, soit la croissance minimale pour rester dans la course […] En automobile, celui qui n’a pas la masse nécessaire est sûr d’être éliminé31 ». C’est donc une marche forcée qui passe par une production et une consommation de masse, une gamme de produits à même de séduire des clientèles différentes, une internationalisation qui démarre autour d’une forte politique d’exportation. Pour engager cette révolution, Pierre Dreyfus lance en 1957 l’étude qui doit conduire au remplacement de la 4 CV. Un pari à hauts risques qui explique que cette voiture doit autant aux sociologues, commerçants, ingénieurs et financiers. Elle est conçue comme la voiture des villes et des campagnes, autrement dit des banlieues, nouveaux lieux où affluent les exilés des centres-ville et des campagnes ; elle est voulue comme une voiture du travail et des loisirs, ce qui sous-entend qu’elle est 29. Pierre Lefaucheux est victime d’un accident de la circulation le 11 février 1955. 30. Pierre DREYFUS, conseil d’administration de la RNUR, 21 juin 1955. 31. Pierre DREYFUS, cité in Jean Louis Loubet, Renault, histoire d’une entreprise, op. cit., p. 145.
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polyvalente pour transporter en semaine des outils de travail, et conduire le dimanche les enfants au pique-nique. La première voiture à vivre est née, avec son hayon arrière et sa banquette rabattable. Voiture d’ingénieurs, la R4 est une traction-avant, tant pour éviter les fautes de conduite que pour libérer au mieux l’espace arrière. Voiture de financiers, elle est longtemps appelée en interne « la 350 » car la consigne est drastique : « le prix de vente ne peut dépasser 350 000 francs32 ». Tout est fait pour tirer le prix vers le bas : abandon de la monocoque et utilisation maximale des chutes de tôle pour emboutir de plus petites pièces… Un pari réussi au niveau financier, mais qui va demander aux ouvriers de l’île Seguin une patience d’ange pour construire celle qu’ils vont aussitôt baptiser le « fromage mou33 » tant ses éléments de carrosserie sont multiples. Pas d’investissements spectaculaires : les machines-transferts de la 4 CV offriront à la R4 une mécanique largement éprouvée. Il suffira d’embaucher pour atteindre les cadences espérées, 500 voitures/jour à Seguin, dès le lancement en série engagé en juillet 1961. Le succès dépasse toutes les prévisions : en décembre, Renault enregistre 700 commandes par jour… La course est lancée pour atteindre les 750/jour. Si Pierre Dreyfus ne cesse de rappeler « qu’il faut vendre le plus possible de R4 », il reconnaît avec une pointe d’amertume : « L’ennui de cette R4, c’est qu’elle représente pour la Régie du pain, mais du pain qui n’est pas beurré parce que nous n’avons pas investi assez pour la faire, faute d’argent34. » La solution sera simple : engager à partir de 1968 une deuxième équipe pour voir Billancourt et l’île Seguin tourner près de 19 heures sans arrêt. De plus en plus d’immigrés, bientôt les seuls à accepter l’univers de la chaîne, « mais aussi beaucoup d’illettrés35 », constate l’un des dirigeants. Reste que là où Pierre Lefaucheux avait décidé de produire 300 4 CV par jour, Dreyfus fait assembler 1 100 R4. 32. Guy GROSSET GRANGE, responsable du projet 112. Entretien avec l’auteur. 33. Cité par Aimée MOUTET, Roger Vacher. De l’école professionnelle Renault à la direction de l’usine de Billancourt, 1940 1985, Boulogne, SHGR, 2003, p. 45. 34. Pierre DREYFUS, conseil d’administration de la RNUR, 19 mars 1963. 35. Christian BEULLAC, réunion de direction de la RNUR, 13 février 1967.
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C’est tout le quotidien de l’usine de Boulogne-Billancourt qui bascule : 40 à 45 voitures à l’heure, soit une R4 toutes les 90 secondes, 230 000 véhicules par an sur 12 hectares !
Visite des lieux Avec ses quatre, puis cinq étages, l’île Seguin compte 48 monte-charge, 33 convoyeurs, 6 570 mètres de chaînes. La fabrication d’une R4 commence à Meudon où arrivent les bobines d’acier mais aussi des plaques de tôle. La nuit, lorsque l’île ne dort que d’un œil, à peine dérangée par les équipes de maintenance, des trains et des camions entrent dans son ventre, passant par le pont qui relie Seguin et Billancourt. Ils s’engagent près de la pointe aval, et y déposent les chargements. Dès l’arrivée de l’équipe du matin, ces bobines sont lentement dévidées, puis découpées pour l’emboutissage. Les presses sont au rez-de-chaussée, immuables depuis toujours. Sous leurs coups réguliers et bruyants, des formes apparaissent, au rythme des campagnes. Capots, portes ou hayons. Ces pièces prennent un élévateur pour monter au premier, au Ferrage, l’un des plus embouteillés de l’usine. Les éléments du plancher et des côtés de caisse restent au premier pour y être assemblés – et délester le ferrage – avant de grimper, eux aussi, au premier. Agrafés, les éléments de carrosserie sont soudés pour constituer la caisse. La forme devient celle d’une R4, avec portes et capots, vides et sans couleur. La caisse repart à l’autre bout de l’île, direction la pointe amont pour plonger dans la cuve d’anticorrosion qui devient cataphorèse en 1975. C’est près d’un kilomètre de voyage aérien. Passage ensuite dans les étuves pour sécher la carrosserie, puis retour au premier pour subir les opérations de masticage. C’est alors que commence l’ascension aux troisième et quatrième étages, aux apprêts puis à la peinture. L’atelier est en hauteur, au sommet de l’usine pour mieux permettre l’évacuation des solvants. Il est modifié à plusieurs reprises, au gré des changements de techniques et des impératifs de qualité, à cause de conditions de travail très difficiles qu’il faut améliorer. Les caisses multicolores sont entreposées au quatrième36. Elles sont prêtes pour le montage. L’ordre vient de 36. Elles sont aussi stockées au troisième niveau, lors de l’externalisation de la sellerie en 1968.
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l’ordonnancement qui vérifie l’état des approvisionnements des ateliers de mécanique (deuxième étage) et de sellerie (troisième étage). Si les moteurs, les boîtes et les trains roulants viennent de Billancourt, la plupart des autres pièces proviennent des stocks constitués à Palaiseau. Une fois le feu vert donné, la caisse part aux étages deux et un pour être habillée. Elle reçoit son mobilier – sièges, tableau de bord, panneaux de portes –, sa vitrerie, avant d’être vissée au châssis qui a été équipé du groupe motopropulseur et des liaisons au sol. Dernière descente, au rezde-chaussée, sur la ligne de finition. Les ultimes opérations sont réalisées avant de verser trois litres d’essence dans le réservoir. Les jockeys s’activent. Ce sont le plus souvent des femmes. Elles tournent le démarreur, conduisant la voiture sur la piste d’essais. La R4 subit un rapide contrôle avant de quitter l’île. Elle est embarquée sur les barges accostées à Seguin. Direction Flins et ses zones de parkings. Pour les voitures nécessitant des retouches, le voyage passe un court instant par les ateliers du bas-Meudon. La fabrication a duré un peu plus de trente heures. Un rite industriel qui dure de 1961 à 1987, auquel les ouvriers sont devenus coutumiers. Mais à quel prix ? Celui d’une paix sociale construite sur des accords d’entreprise signés dès septembre 1955. On y trouve des hausses de salaires garanties, des primes et des jours fériés payés, plus tard la mensualisation, le tout en échange d’une production toujours croissante. Il y a aussi du temps libre, d’abord sous forme de congés annuels (1955 et 196237), ensuite d’un retour progressif vers les 40 heures (après 1968), avant d’envisager un abaissement de l’âge de la retraite à 61 ans38. Logique d’un Pierre Dreyfus conscient de la rudesse de la chaîne et de son système : « Faute de pouvoir modifier fondamentalement la condition ouvrière, notre devoir est d’en abréger la durée39 ». D’en adoucir aussi le quotidien… Il faut faire vite pour être à son poste dès 6 h 30, l’heure du démarrage des chaînes de la première équipe. L’île Seguin est tellement vaste qu’une demi-heure est nécessaire pour gagner, 37. Troisième et quatrième semaines de congés payés. 38. 61 ans pour les femmes, 62 pour les hommes avec 75 % du dernier salaire (1973). 39. Pierre DREYFUS, comité central d’entreprise de la RNUR, juin 1974.
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depuis le métro de Billancourt, la pointe aval ou le cinquième étage. Juste le temps de passer au vestiaire pour enfiler sa blouse ou endosser son bleu. On file dans Seguin, sans prendre le temps de regarder ce paysage usinier. La routine de la chaîne fixe les hommes à leur lieu, les attache à un atelier qui devient leur horizon. Seuls les professionnels et les syndicalistes circulent d’atelier en atelier, le plus souvent à vélo. Les « seigneurs » sont à la pointe aval, dans la centrale électrique. Ce sont pour la plupart des professionnels qui ne se mêlent pas aux ouvriers de chaîne. Seguin et Billancourt sont dans leurs mains, derrière les chaudières qui les séparent de l’usine proprement dite. Celle-ci semble une continuité grâce aux verrières qui courent d’une pointe de l’île à l’autre. En fait, le lieu est si compartimenté que personne ne pénètre l’univers de l’autre : Emboutissage, Ferrage, Montage, Peinture, Sellerie constituent tous des mondes clos. Chacun chez soi, souvent en famille. L’atelier s’inscrit dans une communauté, parfois une nationalité. La peinture, l’un des lieux les plus durs, est la terre des Marocains. Ils sont masqués, encagoulés, enveloppés dans des combinaisons pour travailler dans des conditions extrêmes40. L’habillage des caisses est le royaume des Sénégalais et des Espagnols. Ils travaillent en souplesse, capables de remonter la ligne pour gagner du temps ou de se fondre avec la cadence. Les Algériens sont au ferrage, habiles et solidaires dans un métier où la pince à souder use les bras autant qu’elle brûle les mains. Les presses qui ébranlent le sol et les corps, au-delà du claquement sec et froid de la matrice sur la tôle, sont peuplées de Français et d’Algériens, héritage d’une vieille tradition métallurgiste pour les uns, des premiers mouvements d’immigration pour les autres. Quant aux Tunisiens, ils sont arrivés quand Renault cherchait des caristes. Comme à Billancourt, tous sont épaulés par des collègues portugais, maliens, turcs ou yougoslaves, près d’une trentaine de nationalités qui peinent à se mélanger dans un univers si cloisonné et parlent un baragouin usinier fait du vocabulaire de tous. 40. La peinture du volume arrière de la R4 fourgonnette est telle qu’elle oblige les peintres à revêtir un scaphandre relié à l’air libre par un tuyau. D’une façon générale, la présence de solvants dans les peintures oblige Renault à donner à ces ouvriers un rythme marqué par 40 min de travail et 20 min de repos, en fait 20 min hors solvants.
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Les moments d’union existent pourtant. D’abord dans la fierté du lieu, être un homme de Seguin ou de Billancourt. Ensuite dans la mémoire du temps, notamment des conflits sociaux qui changent les rapports de force et créent des réseaux discrets. Enfin dans les appartenances syndicales où la couleur des cartes soude les communautés. Mais il y a surtout les instants de vie qui jalonnent le quotidien. Les pauses, instants sacrés, réunissent tous les hommes d’un atelier, le temps de fumer une cigarette, d’avaler un kawa brûlant ou un thé parfumé à la nâhna de Mekhnès 41, celle que l’on achète toute fraîche sous l’escalier de la sellerie. Les petits commerces, si discrets qu’ils sont invisibles des non-initiés, sont légion dans l’île. Ils sont tous tolérés par une direction qui ferme les yeux, consciente de permettre ici l’interdit d’ailleurs, de compenser à Seguin des conditions si dures. On peut presque faire son marché sur l’île, acheter des piles ou des cassettes, des fruits ou des cigarettes, des habits et de l’artisanat. Il y a même des services : un coiffeur, un resto sur le pouce, un libraire, des écrivains publics qui traduisent une lettre ou remplissent un formulaire. Le temps des pauses rythme les heures d’ouverture de ces boutiquiers éphémères qui ferment leurs échoppes en claquant une armoire ou poussant un tiroir. Tous redeviennent ouvriers dès que les convoyeurs redémarrent. L’arrêt du déjeuner est évidemment plus long, même si le passage en deux équipes a fait disparaître « l’heure de midi ». Un peu moins de trois quarts d’heure qui commencent par l’apéro42. Un jus de fruit ou un pastaga dans un Duralex dont la double ligne marque la dose. L’après est selon, toujours en commun, sur place ou plus loin. C’est souvent la gamelle, rarement le resto. Il y en a pourtant trois dans ce paquebot sans étoile : celui d’en bas, dans l’ancien chromage, et les deux en encorbellement qui dominent Paris à l’est et Boulogne au nord. Sur les lignes, l’ambiance est là, souvent musicale avec ses sonorités cacophoniques, ses tempos qui mêlent sans concession 41. La menthe de Mekhnès, considérée comme la plus parfumée pour le thé. 42. La lutte contre l’usage de boissons alcoolisées et les bars clandestins existe et s’amplifie de 1975 à 1981. Elle se relâche ensuite pour devenir très sévère à partir de 1984.
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Bob Marley à Oum Kalthoum. La thérapie à la chaîne est toujours la même, le bruit contre le bruit, le rythme contre le rythme. La fin de journée voit s’accélérer l’allure : il faut gagner du temps pour éviter la cohue de la sortie, dépasser à cet instant le chronomètre. Retour au vestiaire pour retirer le bleu et faire un brin de toilette dans ces larges vasques rondes qui séparent les casiers et les douches rectangulaires. La cadence n’a pas encore cessé : coup d’œil dans le rétro pour coup de peigne presto43. Vient enfin la fuite, vaste mouvement qui démarre dès les huit heures égrenées, ou une fois le travail achevé. L’île Seguin libère en un instant l’équipe de jour après avoir avalé celle de nuit. Direction place Nationale pour sauter dans le métro, pour courir vers les grilles du « Trapèze » où attendent des cohortes de bus dont les moteurs ronflent déjà, prêts à descendre la Seine en direction des Yvelines et des cités Renault. L’île Seguin n’oublie pas les fêtes. Elles y sont réputées. Une naissance, un mariage, une prime, tout est prétexte à faire trinquer les verres ou mousser le thé. Une boîte de gâteaux circule, un carton de pâtisserie déjà marqué par le miel des carrés d’halva auxquels se sont mélangées des cornes de gazelle. Les chats de l’île se régaleront des miettes. Ces gros matous aux poils hirsutes de graisse vivent, comme dans tous les navires, des rats qui peuplent l’île. Mais les fêtes sont aussi celles des communautés. Les Maliens, dont bon nombre sont issus des mêmes villages, reconstituent leur lieu. Ils se rassemblent autour du sorcier ou du chef de tribu, et entament des palabres auprès d’une de ces poutrelles qui supportent un étage. Les Maghrébins ne ratent jamais l’Aïd el-kébir. Sous les portraits du roi ou les drapeaux nationaux, ils mangent un mouton fraîchement égorgé sur les toits de l’île ou dans un conteneur, selon les rites sacrés mais loin de la hiérarchie. Chaque fin d’année est marquée par un banquet, souvent au restaurant panoramique : échange souriant entre la gastronomie française des professionnels et le couscous royal des OS. Seguin est un carrefour où les pouvoirs se partagent, tacitement, entre les cercles ethniques, religieux, nationaux et syndicaux. Depuis trente ans, la direction compose 43. Les ouvriers collent sur la porte intérieure de leur casier une vitre de rétroviseur qui leur sert de miroir.
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avec ce melting pot qui dépasse les cadres hiérarchiques classiques. Son pouvoir tient aussi de l’acceptation de cette situation unique. Les 1 100 voitures quotidiennes sont à ce prix44.
1986. CRISE ET RESTRUCTURATION L’arrivée de Bernard Vernier-Palliez à la présidence de Renault, fin 1975, marque un changement d’autant plus fort qu’elle se produit peu après le premier choc pétrolier, au moment de la recomposition du paysage automobile français : Peugeot reprend en effet Citroën et crée un groupe PSA aussi puissant que Renault. Vernier-Palliez ne cache pas son admiration pour son concurrent, vantant les mérites d’une stratégie de diversification bien comprise, les vertus d’une gestion financière rigoureuse qui donne à Peugeot, trois ans après l’opération Citroën, les moyens de racheter ChryslerEurope et de devenir cette fois plus important que Renault. Son analyse des malheurs de Renault est simple : « PSA a des prix de revient nettement inférieurs aux nôtres. La principale raison tient aux salaires de la Régie qui sont supérieurs de 15 à 18 % à ceux de PSA, à quoi s’ajoutent encore les charges sociales plus élevées du fait des avantages Renault45. » Le ton est donné, surtout lorsque Vernier-Palliez se fait l’écho du Premier ministre, Raymond Barre, en annonçant sa volonté d’arrêter l’indexation des salaires sur les prix. Pour compenser ses surcoûts structurels, Renault doit d’abord produire plus et moins cher, ensuite se dégager d’usines intrinsèquement coûteuses. Si l’île Seguin est épargnée, elle ne le doit qu’au succès continu – et non prévu – de la R4. La situation est différente pour Billancourt dont les ateliers d’usinage sont nombreux, les forges ayant été déjà fermées en 1972, les fonderies en 1973. Les contraintes environnementales et d’aménagement de la région parisienne ne laissent aucune chance aux usines, à peine quelques années de répit. Même Citroën a été contraint d’abandonner le quai de Javel, emportant sa DS à Aulnay-sous-Bois 44. Jean Louis LOUBET, Alain MICHEL et Nicolas HATZFELD, L’Île Seguin, op. cit. 45. Bernard VERNIER PALLIEZ, conseil d’administration de la RNUR, 24 janvier 1978.
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avant même le lancement imminent de la CX. Le désengagement de Billancourt est vécu comme un casus belli par la CGT : grèves multiples, ateliers occupés, négociations bloquées, président séquestré et syndicalistes licenciés, les incidents s’enchaînent. La lutte atteint son paroxysme à l’été 1980 lorsque ouvriers et direction s’affrontent pour empêcher le déménagement des ateliers emblématiques de Billancourt : d’un côté, les ouvriers soudent les portes des usines, murent les entrées des halls, déboulonnent les rails de chemin de fer. De l’autre, la direction s’appuie sur les forces de l’ordre pour faire évacuer, en pleine nuit, les mythiques machines-transferts de 1947 en direction de l’Espagne. La lutte se poursuit loin de Boulogne, jusque dans les gares de province où les cheminots de la CGT égarent les trains de la Régie46. L’arrivée en 1981 de deux nouveaux présidents – François Mitterrand et Bernard Hanon – calme un temps les tensions. Dans le nouvel élan de nationalisation entrepris en 1981, Renault redevient la vitrine du secteur public, avec un Pierre Dreyfus devenu ministre de l’Industrie. Bernard Hanon multiplie ses projets de conquête et de croissance, projets résumés par cette jolie formule : « Une voiture, une modernisation d’usine et une nouvelle frontière chaque année47. » Pour Boulogne, Bernard Hanon promet une rénovation totale du site : c’est Billancourt-2000, un projet architectural de grande ampleur destiné à faire de l’usine-mère la cathédrale des nouvelles technologies automobiles, des études aux usines. Quant à Seguin, une nouvelle voiture est promise48, après une rénovation totale de l’île. Le rêve s’effondre en 1984, lorsque Renault annonce 12,5 milliards de pertes sur l’année, que Bernard Hanon est renvoyé et remplacé par Georges Besse. La restructuration de Renault est lancée : cinq ans d’efforts, de modernisation et de mutation techniques, mais aussi de réductions drastiques des coûts, d’économies en tout genre marquées par des allègements d’effectifs et des fermetures 46. Jean Louis LOUBET, Renault. Histoire d’une entreprise, op. cit., p. 278. 47. Bernard Hanon, conseil d’administration de la RNUR, 26 avril 1983. 48. L’île n’a pas reçu de nouveau modèle depuis la Renault 6 en 1968. Elle poursuit donc longtemps les R4 et R6, alors que les autres usines se partagent les modèles phares, les R5, R12, R18, R20 et R30.
LES STRATÉGIES INDUSTRIELLES ET LES HOMMES
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d’usines. Il est clair que les usines de Boulogne sont condamnées, car enserrées dans une agglomération très concentrée, dotées de surcroît d’un site insulaire comportant cinq étages, une caractéristique rédhibitoire. Personne ne peut imaginer d’investir massivement dans une usine géographiquement aussi mal située. Celle-ci est incapable de se mettre aux nouvelles logiques des flux tendus, ne serait-ce qu’en raison de conditions de circulation impossibles. Quant à la main-d’œuvre, comment faire évoluer rapidement des hommes, pour la plupart étrangers, tous embauchés en des temps où seule leur force de travail comptait au point que l’entreprise a omis de leur apprendre ne serait-ce que les rudiments de la langue française ? Enfin, il y a les questions financières : les 31 hectares que comptent les terrains de Boulogne sont particulièrement prisés par les promoteurs49, à même d’éponger une partie des pertes abyssales de l’entreprise. Les premières mesures se font sans la moindre douceur : des vagues de centaines de licenciements secs50, représentants syndicaux compris, dont le moment le plus spectaculaire reste « l’affaire des dix de Billancourt 51 ». Mais Georges Besse tient la promesse de Bernard Hanon : il accepte le lancement d’un nouveau véhicule à Seguin en 1986, un dérivé utilitaire de la Super-5. En refusant toutefois de produire une petite voiture – dont même la CGT a proposé sa version, la Neutral –, et en choisissant une petite camionnette – l’Express –, il prend plusieurs décisions fortes. Sur le plan social, il impose son autorité, en rappelant que depuis son arrivée « la direction dirige et les syndicats revendiquent52 ». Sur le plan industriel, il engage une diminution des cadences de l’île Seguin à 600 voitures par jour, donc de l’activité de l’ensemble du site de Boulogne, entraînant de ce fait une baisse des effectifs qui ne comptent plus 49. On parle de 6 à 10 milliards de francs à une époque où les prix de l’im mobilier connaissent flambées et effondrements. 50. 600 licenciements selon les syndicats, 250 selon la direction. De 1979 à 1989, le site de Boulogne perd 13 387 salariés, dont 5 586 mis en préretraite et 1 398 en situation de reconversion. 51. Daniel LABBÉ et Frédéric PERRIN, Que reste t il de Billancourt ? Paris, Hachette, 1990, pp. 213 228. 52. Georges BESSE, cité dans Jean Louis LOUBET, Renault. Histoire d’une entreprise, op. cit., p. 313.
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qu’une seule équipe. Sur le plan de la production, il choisit la simplification, ce qui signifie une volonté de maîtriser la qualité – nouveau credo de Renault – et une possibilité de transférer au plus vite l’Express vers d’autres sites. Les comparaisons avec Maubeuge, Haren et Valladolid sont sans appel pour Billancourt, que ce soit en termes de qualité53 et plus encore de coûts54, et ce malgré la mise en service d’une nouvelle ligne de montage sur l’île. Georges Besse a donc choisi d’accompagner Seguin et Billancourt vers une fermeture à moyen terme, logique d’une entreprise qui découvre et recherche dorénavant la rentabilité55, et qui se trouve au même moment en situation de surcapacité, avec l’équivalent de trois usines excédentaires56. C’est Raymond Lévy, successeur de Besse, qui annonce le 21 novembre 1989 la fermeture définitive de Boulogne, avec toutefois trois ans de préavis. Ultime précaution, pour cette fois trouver le temps de recaser moins durement les 3 844 derniers ouvriers57 – dont près de 3 000 à Seguin –, de désamorcer un mouvement social toujours très redouté. Le 31 mars 1992, Renault ferme définitivement Boulogne-Billancourt, dans l’amertume pour les uns et l’indifférence pour d’autres. Comme si le site, une fois encore, était à l’image de son époque.
53. Désastreuse lors de son lancement, la qualité de l’Express devient vite au niveau des autres usines. Jean Louis LOUBET, Alain MICHEL et Nicolas HATZFELD, L’Île Seguin, op. cit. 54. 10 % moins cher à Haren, 20 % à Valladolid. Ibid. 55. Le directeur de Billancourt, Michel Auroy, reconnaît que jusqu’à l’arrivée de Georges Besse « Renault n’avait pas une culture des coûts ». Entretien avec l’auteur. 56. Renault compte onze usines terminales pour une capacité de 7 840 voitures/jour. Renault sera conduit à fermer outre Boulogne, Valladolid 1 (Espagne), Setubal (Portugal) et Haren Vilvorde (Belgique). 57. Le bilan se résume en 1 191 mesures d’âge, 1 627 reclassements internes, 799 conventions de conversion, 95 départs et 132 licenciements. Jean Louis LOUBET, Renault, cent ans d’histoire, Boulogne, ETAI, 1998, p. 33.
2 Organisation du travail, repères pour une histoire comparée (1945-2000) Nicolas Hatzfeld
Les ouvriers de l’automobile ont occupé une place importante dans l’histoire du travail du XXe siècle. Ils complètent et relaient d’autres types tels que le sidérurgiste, le mineur ou le cheminot. Ils renouvellent la représentation du métallo, qui devient dès l’entre-deux-guerres le professionnel cégétiste voire communiste, avant que s’affirme l’image de l’OS après 1968. Du travail de ces ouvriers, on croit tout connaître, grâce à quelques formules presque magiques tant elles font partie du vocabulaire de base : taylorisme, fordisme, travail à la chaîne, ces mots viennent généralement à l’esprit pour qualifier les lignes de force qui définissent l’organisation du travail dans les usines automobiles du XXe siècle. Mais, à force d’être incontournables, ces analyses tendent à éloigner certains débats des évolutions industrielles effectives. On voit ainsi souvent évoquer les notions de post-fordisme ou de néo-taylorisme, sans que soit clairement présenté ce qui, dans la réalité concrète du travail, correspond à de tels va-et-vient des théories et de leurs variantes. D’autres controverses se focalisent sur des enjeux modélisés : il en a été ainsi de la question de l’amélioration des conditions de travail au cours des années 1970, ou du travail en groupe dans la décennie suivante ; les années 1950 avaient été nourries de controverses sur la productivité et la rationalisation. Au cours de ces débats, les réflexions sont polarisées autour de modèles d’organisation. Les modèles sont parfois rattachés à des pays, comme le modèle américain de l’après-Seconde Guerre
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mondiale, le modèle suédois au cours des années 1968 puis, avec l’irruption de la crise dans cette industrie, le modèle japonais des années 1980. Ils sont parfois attribués à des entreprises censées incarner, avec plus ou moins de pureté, des systèmes cohérents à la fois concurrents et complémentaires : on parle ainsi du modèle fordien, ou du modèle toyotien. L’objectif de ce texte est différent. Il ne vise pas à partir des débats entre managers, gestionnaires ou sociologues, ni même à s’inscrire dans ces problématiques théoriques. Il cherche plutôt à retrouver les traces des pratiques des intéressés : les ouvriers qui effectuent le travail, les cadres qui le pensent et l’encadrement qui le met en œuvre. À partir de ce que les archives d’entreprise ou d’usine peuvent nous livrer, il cherche à retracer des évolutions effectives dans l’organisation du travail des ouvriers de fabrication telle que l’ont pratiquée les principales entreprises automobiles françaises. S’inscrivant en faux par rapport à ce qui est, de fait, souvent considéré comme une histoire immobile1, il entend placer ainsi des repères susceptibles de restituer à cette histoire du travail la consistance et le rythme des changements attestés par les sources. Il entend contribuer à une comparaison des évolutions effectives du travail ouvrier dans les usines automobiles. L’étude s’organise en trois thèmes. Elle porte d’abord sur les techniques de mesure et de prescription du temps et du geste. Elle examine ensuite les enjeux du flux et de la coordination de la production dont le travail dépend en grande partie. Enfin, elle réexamine certaines questions parfois insuffisamment prises en considération ou qui méritent d’être réétudiées.
ENCADREMENT DU GESTE ET TECHNIQUES DU TEMPS Le contrôle du travail à travers ses temps et gestes constitue un des enjeux les plus couramment évoqués de la vie d’usine ou de chantier. Il apparaît au début du siècle au devant de la scène sociale, à l’occasion des premières grèves engagées par les ouvriers mécaniciens de la maison Renault contre l’extension du 1. L’expression remarquable est empruntée à Emmanuel LE ROY LADURIE, Leçon inaugurale faite le vendredi 30 novembre 1973, Paris, Collège de France, 1974.
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chronométrage en 1912 et 19132. Au cours de cette grève est mis en accusation le système Taylor, dont Renault s’est explicitement inspiré. Pour les responsables syndicaux, « le chronométrage détermine un surcroît de production énorme en même temps qu’une diminution de salaire3 ». Renault continue après la Grande Guerre d’étendre l’activité des chronométreurs et de fragmenter les travaux de fabrication4. Dès avant 1939, les ouvriers spécialisés sont majoritaires en fabrication, et cette évolution vaut pour les grandes entreprises qui, déjà, se sont orientées vers la grande série5.
La simplification du travail et les chronométrages Dans ce mouvement d’organisation venu du début du siècle, la période qui succède à la Seconde Guerre mondiale apporte une vague d’une force incomparable. L’impulsion vient des projets que les entreprises françaises ont élaborés, faute de produire réellement6. Elle vient aussi de l’impact provoqué par les États-Unis et leur formidable puissance industrielle. Celle-ci est étudiée par les principaux dirigeants d’entreprises automobiles qui effectuent des voyages d’étude et, autour d’eux, par de nombreux responsables participant aux missions de productivité7. Parmi les étonnements éprouvés par ces visiteurs, 2. Patrick FRIDENSON, « Un tournant taylorien de la société française (1904 1918) », Annales ESC, n° 5, septembre octobre 1987, pp. 1031 1060 ; Gilbert HATRY, « La grève du chronométrage (1912 1913) », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, n° 3, décembre 1971, pp. 73 81. 3. Patrick FRIDENSON, Histoire des usines Renault, tome I, Naissance de la grande entreprise 1898 1939, Paris, Le Seuil, 2e éd., 1998, p. 77. 4. Alain MICHEL, Les Images du travail à la chaîne dans les usines Renault de Boulogne Billancourt (1917 1939). Une analyse des sources visuelles : cinéma, photographies, plans d’implantation, thèse d’histoire, Paris, EHESS, 2001. 5. Yves COHEN, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906 1919, Besançon, Presses universitaires de Franche Comté, 2001. 6. Jean Louis LOUBET, Histoire de l’automobile française, Paris, Le Seuil, 2001, pp. 209 252. 7. Id., pp. 224 231 ; Nicolas HATZFELD, « Un americanizzazione alla fran cese ? Peugeot Sochaux e il “modello Americano” negli anni cinquanta », Imprese e Storia, n° 29, gennaio giugno 2004, pp. 49 70.
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certains entraînent de nouveaux élans de rationalisation au sein des entreprises françaises qui s’engagent dans la production de masse. Le premier domaine d’intervention des nouvelles méthodes est la simplification du travail, composante forte de la nouvelle vague de la productivité. Chez Peugeot comme chez Renault, à la différence de petits constructeurs dont l’archaïsme choque les Américains8, l’heure est à l’application de la méthode Bedaux, déjà connue mais sans cesse écartée jusque-là9. Avec elle, la mesure du travail s’affine et s’accompagne d’une réforme de la rémunération. Les chronométrages sont pratiqués de façon systématique. Mais une telle ambition ne va pas de soi, bien au contraire. À Sochaux comme à Billancourt, et même dans la nouvelle usine de Flins, la fabrication de nouveaux modèles comme la 4 CV ou la 203 s’engage avant que les services techniques aient pu fournir à l’encadrement le temps nécessaire à une organisation précise des tâches. Toutefois, les bureaux des Méthodes accroissent leurs effectifs en ingénieurs et techniciens ainsi que leur efficacité. Progressivement, les mesures s’appliquent à des ensembles de gestes de plus en plus restreints, des tâches aux opérations, puis des opérations aux gestes. Sur les chaînes, la durée des cycles diminue au fur et à mesure que l’analyse s’affine, et passe, chez Peugeot, de six ou quatre minutes à deux en une quinzaine d’années. Cette dynamique ne s’arrête pas. Ainsi, au cours des décennies suivantes, le garnissage intérieur de la carrosserie est transformé. Un ouvrier des années 1970 découpe encore sur la chaîne une pièce de tissu et l’ajuste ensuite dans la voiture au millimètre pour éviter les défauts d’aspect et d’étanchéité. L’opération, qui exige une grande dextérité et une forte concentration mentale, laisse vingt ans plus tard la place à une simple mise en place par poussée et vissage d’une pièce préformée qu’un automate exécute, parfois seul. La décomposition des opérations et le resserrement des temps qui leur sont alloués passent par le cœur de la simplification : 8. Jean Louis LOUBET, Histoire de l’automobile…, op. cit., p. 229. 9. Aimée MOUTET, « La bataille du temps dans l’industrie française de 1945 à la décennie soixante. Enjeux et protagonistes à la Régie Renault », in Danièle Linhart et Aimée Moutet (dir.), Le temps nous est compté, Ramonville, Éditions Eres, 2005.
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l’ensemble des activités effectuées sur les postes de travail est analysé en vue d’en accroître le rendement par la combinaison des gestes, l’adaptation des outillages, la préparation des pièces et la réduction des déplacements. Cette activité d’organisation, désormais incessante dans les usines de la grande série, essaie de s’appliquer à tous les types de travail ouvrier et même employé10. Toutefois, c’est sur le travail ouvrier de fabrication qu’elle fait réellement la preuve de sa rentabilité et se concentre désormais. Dans toutes les entreprises, les bureaux des Méthodes gonflent leurs effectifs en techniciens et ingénieurs afin de pouvoir indéfiniment passer l’activité de fabrication à un peigne de plus en plus fin. Leur activité d’analyse et de mesure suit des styles qui varient d’une firme à l’autre, parfois d’une usine à l’autre. Ainsi, à Simca-Chrysler les chronométreurs chassent les gains de temps ouvriers suivant des méthodes agressives que parfois l’encadrement d’atelier lui-même réprouve11. Peugeot ou Renault instaurent des procédures plus policées, régulées par des critères scientifiques et conventionnels. Partout, les techniciens resserrent l’autonomie non seulement des ouvriers mais aussi de la maîtrise, jugée trop proche de ces derniers pour être rigoureuse et exigeante.
En parallèle, modification des systèmes de rémunération La mise sous contrôle des ateliers vide progressivement de son enjeu contractuel le principe du salaire au rendement. Celuici constituait un pilier du système Bedaux, en stimulant l’intensité du travail ouvrier par l’attribution de primes de boni proportionnelles aux dépassements de production. À partir de la fin des années 1950, les bureaux des Méthodes des grandes entreprises se sentent suffisamment maîtres de l’organisation pour fixer eux-mêmes la charge de travail que peuvent et doivent effectuer les ouvriers. Le salaire au rendement, largement critiqué par les syndicats et parmi les directions du 10. Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine. Peugeot Sochaux, 50 ans d’histoire, Paris, Éditions de L’Atelier, 2002, pp. 300 324. 11. Jean Louis LOUBET et Nicolas HATZFELD, Les 7 Vies de Poissy. Une aventure industrielle, Boulogne, ETAI, 2001, p. 169.
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personnel, est supprimé, secteur après secteur, dans les grandes entreprises automobiles françaises dès la fin des années 1950. Il en sera de même, apparemment quelques années plus tard, en Italie et en Allemagne12, et plus tard encore dans certaines entreprises françaises13. Le salaire devient alors strictement horaire, lié à la qualification reconnue et, pour les ouvriers spécialisés, au poste d’affectation. Ce dernier aspect prend une importance croissante pour les ouvriers à travers le système de la cotation de poste. Dans les grandes entreprises françaises, en effet, chaque poste est évalué en fonction de critères liés aux aptitudes requises et à la pénibilité : la cotation des postes ainsi réalisée sert à établir les rémunérations. En même temps, les responsables de main-d’œuvre ambitionnent de rationaliser pareillement la diversité humaine du personnel en évaluant les aptitudes des salariés au moyen des analyses psychotechniques. L’objectif est de placer chaque ouvrier au poste qui lui convient le mieux, de réaliser, suivant des méthodes rationnelles, l’adéquation homme/poste. Mais cette utopie trébuchera, dans les années 1968, sur les réalités de la main-d’œuvre, le turn-over et les contestations de la cotation de poste. Renault est en pointe dans cette démarche techniciste totale14. Ailleurs, les ambitions sont plus modestes. Peugeot achète la méthode Renault de cotation des postes, et l’applique plus ou moins systématiquement. On ne trouve pas trace d’un tel système à Simca-Chrysler où, pourtant, l’analyse des temps obéit à des exigences très rigoureuses, d’origine américaine. Partout, ces techniques trouvent des limites : les marchandages perdurent dans les ateliers entre les ouvriers et leur encadrement, 12. Ulrich JÜRGENS, « Le développement du modèle industriel de Volkswagen », in Michel Freyssenet et alii (dir.), Quel modèle productif ?, Paris, La Découverte, 2000, p. 303 ; Michel BURNIER, FIAT, conseils ouvriers et syndicats, Paris, Les Éditions ouvrières, 1980, pp. 107 108. 13. Chez Citroën, il faut le conflit de mai juin 1982 et les recommanda tions du médiateur Jean Jacques Dupeyroux pour éradiquer le salaire au boni. Archives départementales de la Seine Saint Denis, dépôt de l’UD CGT de la Seine, carton 49 J 575 ; à l’usine de Poissy, alors Talbot Poissy, les recomman dations du même médiateur, qui mettent fin au conflit contemporain de juin 1982, n’éliminent pas tout à fait le boni. Archives PSA Peugeot Citroën, site de Poissy. 14. Anne Sophie PERRIAUX, Renault et les sciences sociales, Paris, Seli Arslan, 1998.
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des débrayages se produisent sur les taux de poste et les chronométrages15. En même temps, les affectations d’ouvriers s’effectuent de façon approximative, parfois contrairement aux aptitudes des intéressés. En revanche, partout se manifeste un mécontentement croissant contre le salaire au poste qui induit la précarité des niveaux de rémunération. En particulier, les ouvriers n’acceptent pas de subir des baisses de salaire en cas de départ d’un poste relativement bien payé parce qu’éprouvant, lorsqu’ils connaissent des difficultés de santé. C’est le cas pour les salariés travaillant en peinture ou aux presses. Des conflits surviennent au début des années 1970, tout au moins dans les entreprises qui ne sont pas, comme Simca-Chrysler et Citroën, verrouillées par des systèmes corporatistes et anti-syndicaux16. Renault connaît les conflits les plus marqués, que l’on baptise « grèves d’OS » ou « grèves d’immigrés17 » et qui provoquent un changement : la cotation par poste est réformée en 1972, l’année de la création du P1F, le niveau professionnel de premier niveau, qui est ensuite étendu. La généralisation de la mensualisation et l’individualisation des taux se généralisent et introduisent la seconde vague de réforme des salaires de cette période, qui facilite la mobilité des personnels et la flexibilité des organisations.
Développement des temps virtuels Dans les mêmes années 1970, une nouvelle technique de mesure temporelle, importée des États-Unis en 1948, progresse dans les usines des grandes entreprises. À côté des temps chronométrés et, de plus en plus, à leur place, les bureaux des Méthodes recourent à des systèmes de temps forfaitaires attribués à des gestes élémentaires, suivant les systèmes STM pour Peugeot et MTM chez Renault, Simca-Chrysler puis PSA. 15. Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine…, op. cit., pp. 333 350 ; Joëlle CRÉAU et Claude FONTAN, Les Mouvements de débrayage à Renault Billancourt de 1950 à 1967, mémoire de maîtrise d’histoire, université Paris I, 1970. 16. Jean Louis LOUBET et Nicolas HATZFELD, Les 7 Vies de Poissy…, op. cit., pp. 116 124. 17. Laure PITTI, « Grèves ouvrières versus luttes de l’immigration : une controverse entre historiens », Ethnologie française, XXXI, 2001 3, juillet septembre, pp. 465 476.
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À partir de ces tables préétablies de temps, les techniciens recomposent des temps virtuels qu’ils affectent aux opérations par addition. Ce principe permet aux dirigeants d’usine d’alléger l’effort de chronométrage et de réduire les confrontations entre chronométreurs et ouvriers18. Là aussi, Renault se montre plus audacieux que Peugeot : en 1958, l’Estafette est lancée sans chronométrage manuel alors que Peugeot ne réalise que le quart de ses temps par ces procédés. En réalité, ces mesures virtuelles n’entrent en vigueur que très progressivement, au fur et à mesure que les techniciens arrivent à décomposer le travail ouvrier, des tâches simples sur machine vers les activités plus variables. Mais leur victoire montre les progrès dans la parcellisation du travail : dans les années 1990, les usines sont en mesure d’instaurer des temps de cycle d’une minute. L’organisation du travail repose alors principalement sur ces données virtuelles dont les ressources informatiques ont multiplié l’efficacité, reléguant les analyses in situ au rang de vérification.
COORDINATION DES TRAVAUX ET MUTATIONS DE L’USINE La coordination de la production constitue le second domaine d’évolution de l’organisation du travail. Là aussi, il ne s’agit pas de nouveauté absolue : les chaînes et les convoyeurs ont fait leur apparition durant l’entre-deux-guerres dans les usines automobiles19. La nouveauté vient de la nouvelle extension que connaissent ces techniques après 1945. Le triomphe des convoyeurs Un des points les plus saillants issus des missions de productivité est l’engouement pour les réseaux de convoyeurs, au sol ou suspendus, qui drainent de façon coordonnée l’ensemble des
18. Nicolas HATZFELD, « Du règne du chronomètre au sacre du temps virtuel. Une histoire de succession aux usines Peugeot (1946 1996) », in Danièle Linhart et Aimée Moutet (dir.), Le temps nous est compté…, op. cit. 19. Yves COHEN, Organiser à l’aube du taylorisme…, op. cit. ; Alain MICHEL, Les Images du travail à la chaîne…, op. cit. ; Sylvie SCHWEITZER, Des engrenages à la chaîne. Les usines Citroën 1915 1935, Lyon, PUL, 1982.
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flux au sein des usines américaines20. Des points de vue similaires sont exprimés par des visiteurs de Fiat et, quelques années plus tard, par le patron de Toyota lui-même. Tous reviennent avec l’idée d’adopter au plus vite ces procédés dans leurs usines21, et le font effectivement selon deux échelles de modification : ils multiplient tout d’abord les convoyeurs au sol ou aériens, c’est-à-dire les chaînes qui se multiplient dans les ateliers d’assemblage, de préparation, d’usinage, etc. Ensuite, ils systématisent les convoyeurs reliant entre eux les différents ateliers. La mise en place des réseaux de convoyeurs contribue à redéfinir l’usine. Jusqu’au milieu du siècle, en effet, l’usine était, essentiellement, l’espace de fabrication agencé autour d’un métier, d’une spécificité de fabrication : forge, fonderie, emboutissage, tôlerie, carrosserie, etc. Au fur et à mesure que l’équipement s’accroissait en machines ou en chaînes, cette définition perdurait. La nouvelle extension des réseaux de convoyeurs entraîne une nouvelle définition. Désormais, ces convoyeurs traversent les espaces antérieurs, et les relient mécaniquement. Les anciennes usines tendent à devenir de simples ateliers, parfois appelés départements. L’usine désigne alors le centre de production global intégrant les ateliers par son réseau de convoyeurs. En même temps triomphe le plan des centres de production à l’horizontale, dont les nouveaux établissements de Flins, de Rennes ou de Mulhouse constituent les meilleurs types. Construites dans les années 1950-1960, ces nouvelles usines comportent des ateliers disposés suivant le flux de fabrication. Les difficultés industrielles apparaissent plutôt dans les usines de la génération précédente, telles que le Renault de Billancourt et de l’île Seguin ou dans les usines non intégrées qui disparaissent alors, comme l’ensemble Citroën de l’Ouest parisien. La croissance rapide de la production entraîne celle des sites industriels. Pour réaliser ces productions, les usines tournent à 20. Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine…, op. cit., pp. 234 241. 21. Duccio BIGAZZI, La Grande Fabbrica. Organizzazione industriale e modello americano alla Fiat dal Lingotto a Mirafiori, Milano, Feltrinelli Editore, 2000 ; Takahiro FUJIMOTO et Joe TIDD, « The UK & Japanese automo bile industries: adoption & adaptation of Fordism », Actes du GERPISA, n° 11, novembre 1994, p. 94.
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plein régime. Leurs effectifs gonflent. Même si, suivant l’exemple de la Régie Renault, les entreprises entament une distribution de leur production sur plusieurs sites, la création de nouvelles usines ne permet pas toujours d’alléger l’activité des usines-mères et les concentrations ouvrières qui l’accompagnent : en 1979, Sochaux emploie 42 000 personnes, un pic dans l’industrie automobile française. En 1969, Fiat compte, dans la seule usine de Mirafiori, plus de 50 000 salariés22 ; l’immense site Volkswagen de Wolfsburg les dépasse nettement23. C’est l’époque de l’ouvrier-masse.
L’émergence de la coordination informatique Les années 1970, qui marquent l’apogée de ces grands centres intégrés, voient aussi se développer une crise de la fabrication dans une grande partie des usines. Celles-ci, souvent pensées pour une production de masse peu diversifiée, voient croître sans cesse la complexité et la diversité des voitures, donc de la production. Les pannes, les à-coups et les retouches augmentent, l’orchestration de la fabrication devient de plus en plus difficile, les emplois de magasiniers, d’approvisionneurs ou retoucheurs se multiplient. Cette crise de la production, moins connue que la crise du travail, est dénouée avec la mise au point des nouvelles ressources de l’informatique et de la télématique. Vers la fin des années 1970, en France, l’intégration ou tout au moins la coordination des bases de données et des programmes informatiques apporte un nouveau contrôle de la fabrication24. Elle entraîne une interdépendance de plus en plus étroite des ouvriers, des ateliers, des usines, à travers l’orchestration informatique des activités. À la même époque, le mouvement de la qualité apporte parallèlement des possibilités nouvelles de suivi et l’attribution d’une responsabilité accrue aux ouvriers et aux 22. Giuseppe BERTA, Conflitto industriale e struttura d’impresa alla Fiat, 1919 1979, Milano, Il Mulino, p. 139. 23. Ulrich JÜRGENS, « Le développement du modèle industriel de Volkswagen », in Michel Freyssenet et alii (dir.), Quel modèle productif ?, Paris, La Découverte, 2000. 24. Nicolas HATZFELD, The Recasting of the Factory by its Networks : Two Transformations of the Peugeot Car Plant at Sochaux (1948 1998), communi cation à la Business History Conference, Le Creusot, juin 2004.
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ateliers de fabrication. Ces transformations s’effectuent alors que les entreprises connaissent une terrible crise : au début des années 1980, PSA puis Renault subissent des pertes considérables. Les impératifs de redressement permettent de faire accepter, dans les deux entreprises, des réorganisations du travail qui tendent à l’intensifier. La coordination informatique transforme les conditions de fabrication. Elle permet l’instauration des approvisionnements en juste-à-temps ou des fabrications synchrones orchestrées chez des équipementiers par la cadence de l’entreprise jusqu’à des dizaines de kilomètres. Elle entraîne en conséquence la diminution drastique des stocks qui permettaient, mais de plus en plus mal, à l’ancien système de survivre. Avec ces modifications, les emplois d’organisation s’évanouissent parmi les magasiniers, les approvisionneurs et les statisticiens, de même qu’au sein de la maîtrise. Mais ce n’est pas tout. En prenant place chez les fournisseurs, les terminaux informatiques ouvrent la voie à un ensemble de recompositions de l’organisation de fabrication. L’intégration plus ferme que jamais des équipementiers dans l’ensemble de production permet de transférer chez eux des activités, de faire apparemment éclater l’ancienne usine sans mettre en difficulté la fabrication. Des pans de celle-ci et des services entiers sont ainsi formellement « externalisés », dans les fonctions de logistique, d’outillage ou d’entretien. Dans ces entreprises périphériques, les salariés concernés changent de statut même si, parfois, ils continuent de travailler dans l’enceinte des sites industriels25. Les ensembles ouvriers sont ainsi fragmentés, géographiquement ou statutairement, en particulier ceux qui composaient le cœur de la classe ouvrière, les ouvriers professionnels.
HORAIRES ET CONDITIONS DE TRAVAIL, DES ASPECTS PARFOIS OUBLIÉS
Dans ces grands mouvements de l’organisation du travail, certaines questions méritent d’être mises en lumière ou 25. Armelle GORGEU et René MATHIEU, « Les usines d’équipement auto mobile des parcs industriels fournisseurs : pression temporelle, emploi et conditions de travail », in Danièle Linhart et Aimée Moutet (dir.), Le temps nous est compté…, op. cit.
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reconsidérées. C’est le cas, notamment, des horaires décalés et des conditions de travail.
Horaires décalés, des mutations silencieuses À côté de questions attendues et débattues en ce qui concerne l’organisation du travail, celle des rythmes de travail reste peu discutée alors qu’elle constitue un facteur majeur de l’organisation de la vie des salariés. L’évolution de la durée du travail se traduit en France par un long maintien des horaires à un niveau élevé, longtemps supérieur à 45 heures hebdomadaires et 9 heures quotidiennes. La durée baisse après 1968 et les difficultés du début des années 1980 tendent à l’établir au-dessous de 40 heures, avec une variabilité que la loi sur les 35 heures hebdomadaires tend à installer26. Mais cet aspect, souvent mis en avant et qui correspond à un mouvement d’envergure européenne, ne doit pas en cacher un autre, au moins aussi important pour la vie des salariés27. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, en effet, la plupart des salariés des usines automobiles font l’expérience des horaires décalés de travail. La mutation s’effectue en deux temps. Le premier, situé au cœur des Trente Glorieuses, correspond au passage à deux équipes alternées de travail dans la plupart des usines et ateliers de fabrication. Jusqu’au début des années 1950, l’industrie automobile ne connaît en effet presque aucun horaire posté, hormis dans des secteurs tels que la fonderie, par exemple. Mais l’essor de la demande et de la production de masse submerge les usines, de plus en plus engorgées par les installations, les stocks et les effectifs28. Progressivement, les grandes usines décident de doubler l’horaire de production, d’organiser leur personnel en deux équipes de travail. Peugeot-Sochaux y convertit ses ateliers autour de 1960, Renault-Billancourt en 1968. Le second temps de transformation se situe dans les années 1980-1990, et se traduit par l’instauration d’horaires complexes dans la plupart 26. Patrick FRIDENSON et Bénédicte REYNAUD (dir.), La France et le temps de travail : 1814 2004, Paris, Odile Jacob, 2004. 27. Michel FREYSSENET et alii (dir.), Quel modèle productif ?, op. cit. 28. Jean Louis LOUBET, Alain P. MICHEL et Nicolas HATZFELD, L’Île Seguin. Des Renault et des hommes, Boulogne, ETAI, 2004, pp. 58 86 ; Jean Louis LOUBET et Nicolas HATZFELD, Les 7 Vies de Poissy…, op. cit., pp. 165 170.
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des ateliers de fabrication alors qu’il se trouvaient jusque-là cantonnés à des secteurs délimités des usines voués à des fabrications en continu ou, par exemple, à la distribution d’énergie. Suivant une palette de variantes – travail de nuit, travail du week-end, quatre équipes, etc. – ces horaires décalés visent d’importants gains de productivité. Ainsi, l’instauration à Poissy d’un horaire de 40 heures concentré sur quatre jours en 19911992 se traduit par une production quasi continue qui apporte un gain de plus de 20 %29. Ces horaires ont des implications primordiales. Les médecins du travail de ces entreprises voient de tels projets avec inquiétude. Ils craignent le surcroît de fatigue occasionné par la distorsion des rythmes. Certes, ils remarquent de grandes variations des réactions : certains ouvriers sont épuisés tandis que d’autres encaissent apparemment plus facilement30. Tandis que les archives se font plus discrètes sur les résultats médicaux proprement dits, les témoignages expriment l’incidence éprouvante de ces horaires décalés sur la vie familiale. Tous évoquent un salarié devenu toujours « hors sujet » dans la vie de famille, et paradoxalement terriblement encombrant : il est soit absent la semaine du soir, soit envahissant par ses exigences de silence la semaine du matin. La situation est pire dans les couples dont la femme travaille et où, parfois, les conjoints travaillent en alternance et ne se voient que le week-end. De l’avis général, ces rythmes sont catastrophiques pour la vie de famille. En outre, ils entraînent une fragmentation de la vie sociale. À des dizaines de kilomètres autour des usines s’instaurent des clivages invisibles entre ces salariés et le reste de la population. Les contraintes horaires portent ainsi atteinte à la vie associative ou aux réseaux d’amitié. Symétriquement, ils facilitent la recherche d’activités d’appoint. Les distinctions se retrouvent dans l’usine elle-même où deux mondes sociaux coexistent. Le monde des « normaux », travaillant selon les horaires ordinaires et mangeant à midi, est marqué par la présence de l’encadrement et des techniciens, par leur poids hiérarchique et technique : un temps solaire. Hors de 29. Jean Louis LOUBET et Nicolas HATZFELD, Les 7 Vies de Poissy…, op. cit., pp. 291 306. 30. Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine…, op. cit., pp. 250 255 ; Jean Louis LOUBET et Nicolas HATZFELD, Les 7 Vies de Poissy…, op. cit., p. 299.
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leur journée vit le monde des décalés, présents aux petits matins, durant les nuits, les soirées ou les week-ends. Alors, pour les fabricants, c’est le temps de l’entre-soi, des casse-croûtes et autres temps quasi privatifs au sein des ateliers : le temps lunaire où les implicites prennent plus de force.
L’amélioration des conditions de travail en question À la différence des horaires, les conditions de travail ont longtemps fait l’objet d’une attention soutenue dans l’opinion et le monde de la recherche. Cela répondait à ce qu’il est convenu d’appeler une crise du travail, que la plupart des pays industriels ont connue durant une décennie à partir de la fin des années 1960. La France n’échappe pas au mouvement et connaît dès le début des années 1970 un foisonnement d’interrogations et d’initiatives portant sur l’amélioration des conditions de travail31. Les débats se concentrent sur la situation des OS, ces ouvriers de fabrication non qualifiés dont la proportion n’a cessé de s’accentuer et qui constituent à la fois les gros bataillons des usines automobiles et les initiateurs des principales grèves qui secouent la branche automobile, en France comme en Italie ou en Allemagne à la même époque32. Ces débats sont réels dans les entreprises également33. Chez Renault, ils se déroulent depuis la fin des années 1950 entre la direction du personnel et la direction des fabrications, sur la liaison des préoccupations d’ergonomie et 31. Patrick FRIDENSON, « Automobile Workers in France and their Work, 1914 1983 », in Steven Kaplan and Cynthia Koepp (dir.), Work in France, Ithaca, Cornell University Press, 1986, pp. 514 547. 32. Nicolas HATZFELD et alii, « Les syndicats et les travailleurs de l’automo bile : au temps de l’ouvrier masse, un bouquet de trajectoires », in Michel Pigenet et alii (dir.), L’Apogée des syndicalismes en Europe occidentale : 1960 1985, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005 ; Laure PITTI, « Grèves ouvrières versus luttes de l’immigration… », art. cit. ; Xavier VIGNA, Actions ouvrières et politiques à l’usine en France dans les années 68, thèse d’histoire, université Paris VIII, 2003 ; voir également Delphine CORTEEL, « Grève ouvrière à l’usine Ford de Cologne (24 30 août 1973) », dans ce même volume. 33. Christophe MIDLER, « Choix technologiques et systèmes de gestion. Le travail à la chaîne, mythes et réalités », Annales des Mines, juillet août 1981, pp. 55 68 ; Gwenaële ROT, Les Usines Renault à l’épreuve de leur modernisation. Contribution à une sociologie de l’atelier, thèse de doctorat de sociologie, IEP de Paris, 2000 ; Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine…, op. cit., pp. 408 453.
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de productivité34. Peugeot y vient plus tard. Le problème est également posé en Allemagne dès les années 1960, où se tiennent des négociations sur l’humanisation du travail. La Suède, surtout, pratique dans ce domaine des expériences d’organisation alternative qui font figure de modèle et ses usines attirent, au tournant des années 1970, des experts venus du monde entier. Dans les entreprises françaises comme partout ailleurs, les directions d’usine se livrent à des expérimentations générales et variées à côté de mesures d’amélioration des conditions de travail. Au cours des années 1970, les projets d’enrichissement ou d’élargissement des tâches se concrétisent sous des formes très variées. Puis, vers la fin de la décennie, la plupart de ces expériences d’organisation alternative s’interrompent tandis que les directions et leurs partenaires en tirent des conclusions mitigées35. Vient ensuite le silence sur le sujet, tandis que des structures persistent localement (habillage moteurs, câblage…). Une génération de sociologues semble alors renoncer à ces enjeux pour reporter son engouement sur l’introduction des robots dans les ateliers de soudure et de peinture, avant de se raviser36. Ce moment de l’amélioration des conditions de travail méritait-il, en fin de compte, autant d’honneurs puis tant d’indifférence ? D’un côté, ces expériences alternatives ne furent jamais totalement centrales dans l’organisation de la production. Elles s’appliquaient à des secteurs délimités des grandes usines où l’axe principal du flux n’était jamais mis en cause, ou à des établissements de moyenne production : il n’y avait donc jamais de complète révolution du travail37. Par ailleurs, ces expériences prolongeaient dans une certaine mesure la démarche de productivité : les projets suivaient les règles classiques de simplification 34. Anne Sophie PERRIAUX, Renault et les sciences sociales…, op. cit. 35. Françoise PIOTET, « L’amélioration des conditions de travail entre échec et institutionnalisation », Revue française de sociologie, XXIX, 1988, pp. 19 33. 36. Michel FREYSSENET, « La requalification des opérateurs et la forme sociale actuelle d’automatisation », Sociologie du travail, avril 1984 ; id., « Processus et formes sociales d’automatisation. Le paradigme sociologique », Sociologie du travail, octobre décembre 1992, pp. 469 496. 37. Une usine Volvo est construite suivant un schéma d’organisation radi calement innovant, à Uddevalla. Toutefois, elle est destinée à des productions de volume restreint. Surtout, l’entreprise cède rapidement l’usine à une firme qui modifie ce schéma. Voir Michel FREYSSENET et alii, « Uddevalla, questions ouvertes par une usine fermée », Actes du GERPISA, n° 9, mars 1994.
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du travail en ce qui concerne les gains de productivité, souvent sensibles dans la manutention. Les bureaux des Méthodes renouvelaient leur emprise sur les gens d’atelier. D’un autre côté, ces expériences ont une suite. Hormis le fait que certaines se pérennisent, les thèmes développés à cette occasion sont ensuite recyclés. C’est le cas, notamment, de la responsabilité réintroduite dans le travail à l’occasion du mouvement de la qualité, ou des diverses formes de travail en groupe (unités élémentaires de travail, ou de production) développées ultérieurement. Enfin, ce mouvement de remise en question de l’organisation du travail s’inscrit dans une continuité, de longue durée, dans un long mouvement de transfert : transfert des pratiques d’atelier vers les techniques industrielles, des savoirs du travail vers les organisations et des gestes ouvriers vers les machines et vers les composants.
CONCLUSION Comment apprécier les transformations affectant l’organisation du travail dans les entreprises automobiles européennes en un demi-siècle ? L’évolution décrite concerne essentiellement les usines d’entreprises qui, en France, ont réussi à passer à une production de masse, puis à intégrer dans celle-ci toutes les formes de diversité. Hormis les entreprises disparues qui n’apparaissent qu’en creux, elle ne résume pas la grande variété des situations de travail dans l’automobile, même si l’on s’en tient aux ateliers. Ceux-ci abritent en effet un éventail de métiers, dont les différences se renouvellent au fil des changements techniques qui affectent les fabrications. Ainsi, la tôlerie et la peinture connaissent dans les années 1980 une irruption massive de robots qui se substituent aux ouvriers dans une forte proportion. Dans les ateliers d’assemblage, la progression des robots est beaucoup plus prudente et progresse plutôt sous la forme d’un mitage38. La diversité technique des trajectoires se retrouve au niveau des sites de production : l’usine de Renault-Flins se rapproche peut-être davantage, en termes d’organisation, de celle de Peugeot38. Le mot désigne la progression éparpillée d’un phénomène dans un espace (en l’occurrence les constructions périurbaines dans l’espace rural). Roger BRUNET et alii (dir.), Les Mots de la géographie. Dictionnaire critique, Montpellier Paris, Reclus/La Documentation française, 1992, p. 304.
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Mulhouse que de Billancourt. À cela s’ajoute le rôle joué par les types de relations sociales : la variété qu’illustrent des pays, proches au demeurant, tels que la Suède, l’Allemagne, l’Italie et la France, induit des différences notables dans les choix d’organisation du travail et les manières de les mettre en œuvre. Enfin, les entreprises connaissent une diversité de choix industriels et de statuts qui, elle aussi, pèse considérablement dans les modalités d’organisation. En Allemagne, les choix effectués par les filiales des entreprises américaines se distinguent, dans les années 19601970, des options concertées entre les partenaires sociaux de chez Volkswagen. Plus marquants peut-être, les choix de production – production de moyenne ou de grande série – distinguent les ateliers des entreprises suédoises ou britanniques des usines vouées à la grande série. Ainsi se dessine une grande palette d’orientations et de pratiques d’organisation qui peuvent coexister et dont les différences se renouvellent. Toutes les usines, cependant, partagent la puissante intégration industrielle qui marque de son empreinte l’évolution du travail. Si les principes en œuvre au début de la période peuvent sembler perdurer de façon stable, l’approche historique par le concret des pratiques fait ressortir l’importance des changements. Les organisateurs affinent toujours plus leur connaissance de l’activité des ouvriers. Ils fragmentent sans cesse les opérations sur l’objet, réduisent les espaces du travail et les cycles de temps. L’ouvrier, quand il n’est pas remplacé par les robots, tend à perdre la valeur concrète de son activité et notamment le rapport à la matière qui la caractérise. Les marges que les gens d’atelier se ménageaient pour accomplir la production se resserrent. Dans le même temps, les réseaux d’information et de contrôle s’intensifient. L’activité des ouvriers, et des fabricants en général, est de plus en plus étroitement prise par les réseaux toujours plus denses de fiches, d’écrans, de câbles, d’automatismes et de programmes. Elle est de plus en plus étroitement prise par l’imbrication de ses installations, de ses outils, de ses règles et de ses fournitures 39. L’usine s’intensifie, en somme, et transforme le travail qui s’y effectue. 39. Ainsi considérée, l’usine reproduit l’évolution des objets techniques. Voir Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989.
3 Formation professionnelle et formation technique au cours des Trente Glorieuses Aimée Moutet et Emmanuel Quenson
Dans toutes les industries de main-d’œuvre, l’essor et la pérennisation des entreprises ont largement dépendu d’une politique du patronat visant à mobiliser durablement le personnel autour des objectifs de productivité. À cet effet, plusieurs méthodes ont été successivement mises en œuvre, allant du patronage au paternalisme, et consistant pour les industriels à s’assurer de l’engagement et de la disponibilité de la main-d’œuvre. Les enjeux de cette politique se sont renouvelés avec l’arrivée des méthodes de production et d’organisation du travail inspirées du taylorisme et du fordisme au cours de l’entre-deuxguerres. Celles-ci ont contribué à diviser davantage le groupe ouvrier en deux catégories distinctes (les ouvriers non qualifiés et les ouvriers qualifiés) et à développer simultanément une nouvelle catégorie de personnels très qualifiés se situant dans la hiérarchie entre les ouvriers et les ingénieurs. Appelés à la fin du XIXe siècle les « sous-officiers de l’armée industrielle », ces personnels ont vu leur rôle s’accroître de manière considérable dans les usines au point que les employeurs vont faire de leur recrutement, de leur formation et de leur adaptation aux techniques et au climat social des établissements industriels, un enjeu important de leur politique du personnel. En la matière, Renault ne diffère pas des autres grandes entreprises. Comme les autres, elle va essayer, dans cette période de fortes tensions sur la main-d’œuvre qualifiée
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provenant d’une concurrence acérée entre industriels, de s’assurer la participation de personnels possédant les connaissances techniques, les savoir-faire et la mentalité requises par le travail dans le nouvel ordre industriel qui s’établit progressivement dans toutes les grandes entreprises du territoire en cours de modernisation. Pour ce faire, l’entreprise de Billancourt va créer un dispositif interne sous la forme d’une école d’apprentissage dont l’objectif sera de former les futurs ouvriers qualifiés et personnels techniques de ses usines, tout en réussissant leur socialisation à la grande industrie. La première partie de cet article s’intéressera à ce projet orienté autant vers l’enseignement des nouveaux domaines de connaissances techniques indispensables au travail qualifié que vers la création d’un état d’esprit commun, d’une culture partagée entre les catégories moyennes et supérieures du salariat des usines. Il s’agira de réussir l’alliance de la technique et du social par le biais de l’éducation et de l’instruction des jeunes. Cette alliance permettra à Renault de se procurer un noyau de personnels qualifiés dans une période qui se caractérise par une implication réduite de l’État en matière de formation professionnelle des futurs salariés de niveau intermédiaire. Ces personnels verront leur stabilité professionnelle dans l’entreprise récompensée par des carrières ascendantes et des perspectives de promotion non négligeables compte tenu de leur position de départ dans la catégorie des ouvriers qualifiés. Pour autant, cette situation ne caractérise qu’une très faible part des ouvriers de Renault, celle qui a eu la chance d’apprendre un métier en apprentissage ou dans une école. Elle constitue l’exception qui confirme la règle voulant que les ouvriers restent ouvriers. La seconde partie de cet article vise à cerner la spécificité de la Régie en ce qui concerne ces possibilités de promotion professionnelle offertes aux ouvriers. L’analyse des carrières d’un échantillon d’ouvriers montre en effet la réalité d’une politique du personnel qui vise moins à diminuer les écarts hiérarchiques à des fins de cohésion sociale qu’à s’appuyer sur la promotion interne pour recruter les cadres techniques de l’entreprise. Mais la Régie, tout comme Louis Renault entre les deux guerres, ne considère l’unité du personnel dans une commune recherche de promotion que sur la base des travailleurs qualifiés.
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De plus, le système vise à sélectionner une élite et se définit comme une méritocratie dont les exigences se sont renforcées à mesure du progrès des techniques et du mode d’organisation de l’entreprise. Les moins qualifiés restaient isolés dans leur catégorie et ne pouvaient que très rarement améliorer leur qualification dans l’entreprise. Les travailleurs qualifiés qui avaient donné la preuve de leurs qualités et de leur motivation disposaient en revanche d’une garantie d’accès à une carrière où expérience et formation professionnelles ne cessaient de se combiner pour composer des cheminements professionnels ascendants jusqu’au statut de cadre supérieur.
FORMER POUR MOBILISER LE PERSONNEL QUALIFIÉ Il convient tout d’abord de revenir à grands traits sur les questions se posant en matière de main-d’œuvre qualifiée dans l’entre-deux-guerres dans l’industrie de l’automobile. En effet, la rationalisation de la production impulsée par les employeurs des grandes entreprises de ce secteur de l’économie butte sur la mobilisation des salariés qui s’avère difficile à réaliser et sur la nécessité de renouveler rapidement les qualifications ouvrières dans les ateliers. De vives tensions sur le marché du travail qualifié se font jour dans cette période.
Rationalisation de la production et mobilisation de la main-d’œuvre L’expansion de l’automobile dans les années 1920-1930 s’accompagne d’une rationalisation de la production, entendue comme l’ensemble des méthodes d’organisation du travail que les industriels français ont cherché à adopter en s’inspirant de celles en usage aux États-Unis afin d’accroître la productivité et réduire les coûts de production. De leur point de vue, dans une industrie telle que l’automobile définie par une forte discontinuité de la production, seule la coordination de l’ensemble des moyens mis en œuvre autorise une plus grande régularité de la fabrication, source d’une augmentation de la production, générant en retour des profits supplémentaires. L’objectif du patronat est de tenter d’établir la continuité des flux de
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production et de mettre en cohérence l’usine pensée par l’organisateur et l’usine réelle. Dans cette optique, c’est d’abord au niveau de l’atelier que la rationalisation doit être mise en œuvre. C’est pourquoi les industriels vont tenter d’associer une fraction des ouvriers (les ouvriers qualifiés), les contremaîtres et les ingénieurs à leurs efforts, afin qu’ils deviennent les promoteurs de la rationalisation par l’alliance de l’expérience de l’atelier et des connaissances scientifiques. Néanmoins, les patrons ont une liberté toute relative dans les choix qu’ils peuvent opérer pour faire face au pouvoir des ouvriers de se dérober1. En effet, la reconstruction de l’industrie rencontre principalement deux difficultés : la mobilisation de la main-d’œuvre qualifiée et la nécessité d’emporter l’adhésion des ouvriers non qualifiés afin qu’ils respectent les méthodes et les temps de production instaurés par les services centraux. Certes, les besoins en ouvriers des grands établissements urbains sont rapidement satisfaits sans qu’il soit nécessaire de déployer beaucoup d’efforts pour recruter. En revanche, il s’avère beaucoup plus difficile de maintenir durablement dans les usines les ouvriers et les personnels intermédiaires. La durée de l’emploi chez Renault montre l’étendue de ce phénomène. Pour la majorité des ouvriers, celle-ci est très réduite2. L’idée d’une nouvelle forme de gestion de la main-d’œuvre visant à se procurer un noyau stable d’ouvriers qualifiés et de personnels techniques intermédiaires, en leur réservant l’accès à des œuvres sociales et à des moyens de formation, se fait jour chez nombre d’industriels3. Cette politique vise également à 1. Gérard NOIRIEL, « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main d’œuvre ouvrière dans l’industrie métal lurgique française », Le Mouvement social, n° 144, juillet septembre 1988, pp. 17 35. 2. De 75 à 80 % des ouvriers quittent leur emploi au bout de deux années. Dans la plupart des cas, ils l’abandonnent l’année de leur embauche : Maurizio GRIBAUDI, « Itinéraires personnels et stratégies familiales : les ouvriers de Renault dans l’entre deux guerres », Population, n° 6, 1989, pp. 1213 1232. 3. Chez Renault, la création d’œuvres sociales (caisse de secours pour accident, maladie, maternité, décès, société d’immeubles à bon marché, société coopérative de consommation, garderie, jardins, groupement artistique, clubs sportifs...) s’est accentuée durant l’après guerre avec la conversion des œuvres sociales de guerre en œuvres sociales de paix : Gilbert HATRY, Louis Renault. Patron absolu, Paris, Éditions JCM, 1982, pp. 177 179.
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pacifier les relations entre ouvriers et patronat pour faire des premiers des partenaires de la rationalisation de la production4. Toutefois, l’action des employeurs ne se limite pas à la création d’œuvres sociales. Des bureaux d’embauche sont créés pour tester les qualités et la motivation des ouvriers à l’aide des instruments de mesure mis au point par la psychologie appliquée et la psychotechnique5. L’ouverture en 1919 chez Renault d’une école d’apprentissage6 représente un des principaux aspects de cette politique de personnel où les univers des services sociaux des entreprises, de l’industrie et de l’éducation interagissent pour attacher l’homme à la production industrielle. Cette création, qui consiste à mettre en école l’apprentissage, montre que les dirigeants de l’usine de Billancourt font partie de cette fraction du patronat qui voit dans la formation professionnelle de la part la plus qualifiée du personnel un moyen efficace pour résoudre le problème de pénurie de main-d’œuvre qualifiée et contourner la difficulté de former des apprentis dans une industrie adoptant le travail en série, diminuant de fait le temps nécessaire à l’apprentissage en atelier.
Apprentissage et formation technique Si l’apprentissage reste encore dans cette période la principale voie d’acquisition des connaissances de métier et de socialisation professionnelle des jeunes, les entreprises ne parviennent plus à couvrir à la fois leurs propres besoins et ceux des autres employeurs, provoquant ainsi une forte pénurie de travailleurs qualifiés. Parmi les différentes mesures envisagées visant à augmenter les effectifs de main-d’œuvre qualifiée, la mise en école de l’apprentissage figure au premier rang, d’autant que pour nombre d’employeurs les savoirs techniques, dont le 4. Les années de la fin de la guerre sont marquées par plusieurs mouvements de grève chez Renault. Ces mouvements prennent de l’ampleur en 1919 où 165 000 des 200 000 ouvriers de la capitale cessent le travail pendant plusieurs jours : Bertrand ABHERVÉ., La Grève des métallurgistes parisiens de juin 1919, mémoire de maîtrise d’histoire, université Paris VIII, juin 1973, pp. 65 68. 5. Michel HUTEAU et Jacques LAUTREY, « Les origines et la naissance du mouvement d’orientation professionnelle », L’Orientation scolaire et profes sionnelle, 8e année, n° 1, 1979, pp. 3 43. 6. Emmanuel QUENSON, L’École d’apprentissage Renault (1919 1989), Paris, CNRS Éditions, 2001.
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renouvellement se fait plus rapide, semblent se transmettre plus rapidement en dehors de l’atelier de production. La loi Astier, votée le 25 juillet 1919, constitue une forme de réponse à ce déficit de main-d’œuvre en rendant obligatoire la fréquentation de cours professionnels pour les jeunes ouvriers et les employés de l’industrie et du commerce afin de les former selon un « apprentissage méthodique et complet ». Dans la ville de Boulogne-Billancourt où se sont installées les usines Renault, cette loi va connaître un certain succès. Cette ville est un haut lieu du développement de la mise en école de l’apprentissage au cours des années 1920. La richesse des expériences locales et la force de quelques institutions publiques et privées engagées dans l’enseignement professionnel des jeunes expliquent cette situation qui constitue à certains égards une exception si on la rapporte aux résultats enregistrés par les cours professionnels au plan national7.
VISIONS DIVERGENTES ENTRE L’ÉTAT, LA MAIRIE ET LES INDUSTRIELS
Cette obligation de formation professionnelle pour les jeunes employés dans l’industrie et le commerce va rejoindre les aspirations défendues par une grande partie des acteurs intervenant dans les domaines politiques et économiques de BoulogneBillancourt. Tous préoccupés par la « question sociale » et la recherche de moyens adéquats à engager pour y répondre8, ils vont trouver dans cette nouvelle disposition législative un moyen pour assurer la paix sociale dans la ville et les entreprises ; la loi Astier leur permet aussi d’espérer une réponse appropriée, parce que répondant aux caractéristiques du marché du travail local, aux problèmes de stabilisation et de formation de la main-d’œuvre qualifiée. Tous perçoivent la formation comme une réalisation sociale visant à articuler le système de formation 7. Guy BRUCY, « Le système français de formation professionnelle : mise en perspective historique », Entreprises et Histoire, n° 26, 2000, pp. 45 62. 8. Yves COHEN (avec la participation de Rémi BAUDOUÏ), « Gouverner le social, 1890 1945 », in Yves Cohen et Rémi Baudouï (textes réunis par), Les Chantiers de la paix sociale (1900 1940), Paris, ENS Éditions Fontenay/Saint Cloud, 1999, pp. 7 25.
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au système de production, en même temps qu’elle contribue à pacifier les relations sociales en attribuant aux jeunes des fonctions déterminées. Pour autant, les objectifs de la municipalité socialiste et des industriels de la mécanique et de l’automobile, qui viennent s’installer en nombre autour des usines Renault, vont nettement diverger à propos des publics, de l’organisation des cours et des finalités professionnelles de la formation. Les élites politiques de la ville souhaitent former les jeunes qui ont commencé à travailler très tôt pour leur permettre d’accéder à des fonctions plus élevées. Elles mettent en place une formation dans une école professionnelle située en dehors de la production et pouvant convenir à un ensemble d’industries locales. La préparation au travail industriel se veut progressive et générale afin de protéger les jeunes du chômage et leur permettre de mieux faire face aux changements techniques. La municipalité cherche donc à proposer une offre de formation susceptible de répondre à la demande des industries tout en préservant les jeunes d’une exploitation précoce9. De leur côté, les employeurs défendent différents projets de formation professionnelle qui recherchent une cohérence plus forte avec leurs propres stratégies de développement industriel dans le cadre de la rationalisation. Ils prennent en général la forme d’écoles d’apprentissage, bien que cette forme ne soit pas exclusive puisque le Syndicat des industries mécaniques de France ouvre des cours professionnels en 1921 comme dans d’autres communes de la région parisienne. Renault participe à l’organisation de ces cours en prêtant des locaux (le restaurant de la coopérative et la cantine de l’usine). Quelques professeurs issus des ingénieurs de l’usine y enseignent. Ce faisant, Renault 9. La majorité municipale de Boulogne Billancourt a par ailleurs longtemps poursuivi le projet de créer une école professionnelle englobant les formations d’ouvriers et de personnels techniques intermédiaires. Ce projet va malheureusement entrer en concurrence avec celui défendu par l’État qui consiste à ouvrir une école pratique de commerce et d’industrie (EPCI). Des désaccords entre la municipalité et l’État sur le financement des deux projets ne permettront finalement à aucun de voir le jour. De fait, la direction de l’Enseignement technique va considérer implicitement que les grands industriels de la ville sont les plus à même de former les jeunes selon un « apprentissage méthodique et complet ».
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participe à l’homogénéisation des caractéristiques des ouvriers de Boulogne où nombre de ses sous-traitants sont installés. Mais l’action des industriels de la ville passe surtout par des créations d’envergure visant à prolonger la scolarité des jeunes afin de se constituer une main-d’œuvre qualifiée acquise à la cause de la rationalisation de la production. Plusieurs écoles d’apprentissage, financées et organisées par des entrepreneurs, ouvrent à Boulogne-Billancourt. L’entreprise Renault et la Société des moteurs Salmson empruntent cette voie. Ces écoles visent un public dont le niveau d’études est plus élevé que celui concerné par les cours professionnels de la mairie (jeunes issus des premières années du secondaire). La réussite à un concours est nécessaire pour entrer dans ces écoles. Le niveau de la formation générale est plus élevé que celui des cours professionnels municipaux et se rapproche de celui des Écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI). L’enseignement est spécialisé et se veut très proche de la production afin de préparer les jeunes à un métier déterminé par l’organisation de la production des usines. La formation pratique a lieu dans les ateliers des industriels. Les apprentis sont immédiatement spécialisés dans un métier. Ils participent dès la deuxième année au travail d’entretien et de fabrication des outillages en alternance avec des exercicestypes réalisés méthodiquement. En troisième année, le temps de travail des apprentis est exclusivement réservé à la production. Cette organisation de la formation montre la préférence des industriels pour un contenu orienté vers une finalité professionnelle. L’objectif des industriels est donc plus ambitieux que celui de la mairie : il s’agit de former les futurs collaborateurs directs des ingénieurs de production dans leurs propres ateliers plutôt que de former des ouvriers qualifiés destinés à travailler dans diverses usines. Ces écoles vont rencontrer un succès important auprès des jeunes et des familles. La rémunération des apprentis et la perspective d’un accès aux fonctions intermédiaires des usines expliquent certainement cette situation. Dans les écoles d’entreprise comme dans les EPCI, on cherche ainsi à amener les jeunes au plus près de l’efficacité opérationnelle dès la sortie de l’école. Pour cela, la formation repose principalement sur deux domaines : la dextérité manuelle et les connaissances théoriques. Il importe donc de consacrer un
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maximum d’heures au travail manuel. Mais il est aussi nécessaire de pourvoir les élèves de savoirs théoriques sur la base de la connaissance des principes techniques. Les dirigeants des EPCI et les industriels cherchent ainsi à substituer à la compétence empirique des ouvriers métallurgistes, dont le caractère routinier est supposé, une qualification technique reposant sur la maîtrise de savoirs et de savoir-faire objectivables, et donc transférables en dehors des ateliers de production.
Former les futurs collaborateurs des ingénieurs de production (1920-1940) Les initiatives de Renault en matière d’apprentissage s’inscrivent dans un large mouvement de création d’établissements de formation professionnelle dans les usines de l’automobile mettant en œuvre la rationalisation10. Ainsi, les entreprises Panhard et Levassor, à Ivry, et Darracq, à Suresnes, sont certainement les premières dans ce secteur à fonder des écoles d’apprentissage dont les ateliers sont séparés de la production à la fin des années 1900 afin de former des mécaniciens qualifiés sur machines-outils11. En octobre 1914, une école d’apprentissage est fondée chez Delahaye12. Peugeot ouvre sa première école d’apprentissage en 1920, puis une seconde dans la nouvelle usine de Sochaux en 192713. Chez Citroën, une école d’apprentissage est créée en 1926, bientôt suivie d’une autre école s’adressant aux jeunes sortant des écoles primaires supérieures ou des écoles professionnelles afin de préparer des chronométreurs, démonstrateurs et régleurs.
10. Aimée MOUTET, Les Logiques de l’entreprise. La rationalisation dans l’industrie française de l’entre deux guerres, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1997, pp. 147 148. 11. Patrick FRIDENSON, « Les premiers ouvriers français de l’automobile (1890 1914) », Sociologie du travail, n° 3, 1979, pp. 297 325. 12. Archives privées Guy BRUCY., ministère de l’Instruction publique et des Beaux Arts, « L’apprentissage à l’atelier », op. cit., communication de M. Lopez, directeur de la section d’apprentissage des Établissements Delahaye. 13. Nicolas HATZFELD, « L’école d’apprentissage Peugeot (1930 1970) : une formation d’excellence », Formation Emploi, nos 27 28, juillet décembre 1989, pp. 115 128.
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La création et le développement de l’école Renault n’auraient pu se produire sans une mise en relation entre les objectifs poursuivis par le patronat et l’intervention de plusieurs acteurs au rang desquels figurent principalement les ingénieurs de production. De son côté, le patronat pense que la combinaison de la formation professionnelle des ouvriers et du savoir scientifique et technique des ingénieurs permettra d’améliorer la fluidité de la production, d’accroître les rythmes de fabrication, et donc d’augmenter les volumes de produits et les profits. Les ingénieurs de production, de leur côté, considèrent que la position intermédiaire qu’ils occupent dans la hiérarchie leur confère la possibilité d’arbitrer le traditionnel face-à-face entre patrons et ouvriers en réalisant l’union entre la science, la technique et l’atelier, propice à l’établissement d’un fonctionnement harmonieux et efficace dans les entreprises14. Mais ils estiment aussi que ce projet ne pourra se réaliser sans la participation d’une partie des ouvriers. C’est pourquoi ils vont s’associer à la création des premiers services de personnel et de formation des entreprises afin de conjuguer maîtrise technique et maîtrise des hommes. Les préoccupations des dirigeants et des ingénieurs se rejoignent dans l’idée de créer une école dont l’objectif consistera à former des ouvriers qualifiés et des personnels de petite maîtrise capables de prendre les consignes techniques auprès des ingénieurs et de les transmettre aux ouvriers afin de créer une meilleure coordination dans les ateliers. Ainsi, l’organisation de l’école Renault atteste nettement de l’influence des ingénieurs. La morphologie spatiale s’inspire de celle des secteurs d’études et d’outillage de l’usine. Les bâtiments comprennent des salles de dessin, des laboratoires et des ateliers d’outillage permettant aux apprentis de disposer pratiquement de tous les équipements nécessaires à la conception, aux essais, à la fabrication des pièces, à l’entretien et aux modifications des machines-outils. La formation professionnelle est ainsi en partie fondée sur une mise en situation des apprentis dans un espace matériel présentant une forte cohérence avec l’usine. Mais elle s’attache aussi à habituer les apprentis à travailler sous la responsabilité hiérarchique des ingénieurs. Les relations sociales 14. Aimée MOUTET, Les Logiques de l’entreprise, op. cit., pp. 27 58.
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contribuent donc à affirmer la future place des apprentis qui est explicitement suggérée aux côtés des ingénieurs. Le recrutement des jeunes s’avère d’ailleurs très sélectif. Les modalités de recrutement en usage dans cette école montrent l’intérêt des dirigeants de Renault pour une partie de la population de Boulogne-Billancourt et ses environs : les jeunes Français dont la famille travaille dans l’entreprise et ayant poursuivi pendant quelques années des études professionnelles secondaires à l’issue de la période obligatoire. Destinés à occuper les emplois du milieu de la hiérarchie, les apprentis font l’objet d’une attention particulière pour apprécier leurs connaissances et leurs qualités morales et professionnelles. Les méthodes adoptées, issues de la psychotechnique et de la médecine (méthode Carrard à partir des années 1940, tests de connaissance et de motivation, mesures des qualités physiques), associent un examen des connaissances acquises au cours de la scolarité antérieure à une évaluation des aptitudes afin d’opérer un appariement entre les apprentis et les emplois. Dans l’ensemble, l’apprentissage ne se confond donc pas avec l’exercice scolaire. Il s’intègre au plan de production de l’usine. Le travail en atelier, placé sous la responsabilité de contremaîtres choisis pour leur expérience des techniques automobiles, mais aussi pour leur loyauté envers la direction et leur autorité, constitue le principe premier de la formation professionnelle. Les cours portent certes sur les principes techniques de l’usine (outils, équipements, machines-outils) et les nouveaux produits fabriqués. Mais ils s’attachent également à l’organisation sociale de l’entreprise. Certains sujets de devoirs portent ainsi sur l’organigramme de l’usine. Il est demandé aux apprentis le nom et la fonction précise de chaque responsable. Les apprentis sont aussi entraînés à rédiger des courriers à leurs supérieurs sur des questions ayant trait au personnel (paie, demandes de mutation, de promotion...). Ces contenus nous autorisent à comprendre ce qui est recherché par les responsables de l’école en matière de savoirs professionnels et de compétences définissant les personnels qualifiés. Ces qualités consistent d’abord en une maîtrise de l’exécution des objets techniques permise par une très bonne habileté manuelle, des savoirs étendus sur le fonctionnement des machines et une connaissance poussée du dessin technique.
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Mais elles reposent aussi sur une connaissance des rapports sociaux de l’usine. Au cours de cette première période, l’organisation de l’école Renault témoigne donc fortement des convictions défendues par les différentes catégories d’acteurs qui œuvrent dans la structuration de la formation et dans l’accomplissement de l’enseignement au quotidien. Le mode de formation adopté, faisant alterner les phases d’apprentissage en atelier et les phases de cours, est très imprégné par la culture professionnelle de cette époque dans les grandes industries. Si le patronat s’appuie sur l’école pour compléter le recrutement d’ouvriers qualifiés en formant des personnels acquis aux objectifs de l’entreprise, il délègue sa gestion aux ingénieurs qui sont alors à la recherche de davantage de reconnaissance et pouvoir.
Un moyen de transformer les relations sociales (1950-1980) La période de la reconstruction est fondamentale pour restituer et comprendre les nouvelles orientations de l’école Renault. Il paraît hautement probable que toute évolution ultérieure des conceptions et de l’organisation de la formation professionnelle soit inscrite dans cet épisode initial. C’est pourquoi nous reviendrons en premier lieu sur les événements qui se sont succédé dans l’entreprise suite à sa nationalisation en 1945. Nous privilégierons ensuite l’action de catégories d’acteurs qui semble avoir été déterminante pour orienter la politique de formation de l’entreprise vers la transmission de davantage de culture technique. Plusieurs séries de faits interagissent durant cette période. Dès la nationalisation, la Régie Renault se doit de représenter, aux yeux de l’État, un exemple en matière de réorganisation et de remise en route de l’appareil industriel, mais également en matière de relations sociales et professionnelles15. La relance de la production va s’effectuer en partie en puisant son inspiration dans les observations des missions de productivité envoyées aux 15. Patrick FRIDENSON, « Renault, une Régie à la conquête de l’autono mie », in Claire Andrieu, Lucette Le Van, Antoine Prost (dir.), Les Nationalisations de la Libération. De l’utopie au compromis, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1987, pp. 279 293.
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États-Unis au début des années 195016. Ces missions, constituées notamment de patrons, d’ingénieurs et de syndicalistes, révèlent dans leurs conclusions que l’augmentation de la productivité dépendrait moins de la rationalisation que de l’implication et de la motivation des hommes facilitées par des pratiques de commandement moins directives. Ces constats reprennent en fait largement les théories de l’école des « Relations humaines » fondées sur les études menées par l’équipe d’Elton Mayo dans plusieurs usines américaines au cours des années 193017. Mais la relance de la production se trouve une nouvelle fois contrariée par l’instabilité de la main-d’œuvre. C’est ainsi, que chez Renault, pratiquement un quart des ouvriers (21 %) quitte l’usine en 1947. C’est la catégorie des ouvriers qualifiés qui se trouve la plus affectée par ces départs. La même année, sur un total de 2 854 ouvriers, on compte 2 068 démissions représentant un taux de mobilité très élevé, d’environ 72 %18. Cette situation est d’autant plus embarrassante pour l’entreprise qu’elle se produit à un moment où le travail dans l’automobile connaît des évolutions importantes nécessitant un investissement accru des personnels. Si l’utilisation de matières premières plus faciles à usiner diminue le travail des ouvriers qualifiés en matière de retouche et d’ajustage à la sortie des machines, en revanche la généralisation de l’usage des machines-outils de type machinestransferts pour tailler les pièces et leur donner une forme implique des connaissances accrues en mécanique et en électricité, et des capacités d’exécution de plusieurs activités mécaniques qui étaient antérieurement disjointes19. La mise en place des tours automatiques et des tours semi-automatiques dans les secteurs d’outillage, de fabrication des pièces détachées et de petites et 16. Luc BOLTANSKI, « America, America... Le plan Marshall et l’importa tion du management », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 38, mai 1981, pp. 19 41. 17. Fritz J. ROETHLISBERGER, W. J. DICKSON, « L’organisation industrielle comme système social », in Jean François Chanlat (dir.), L’Analyse des orga nisations, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1992, pp. 131 148. 18. Archives centrales Renault, Rapport annuel de gestion du P DG pour l’exercice 1947. 19. Pierre DEBOS, « L’évolution des méthodes de fabrication à la Régie, 1946 1967 », in De Renault Frères constructeurs automobiles à Renault Régie nationale, Bulletin de la Section d’histoire des usines Renault, tome II, n° 8, juin 1984, pp. 30 32.
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moyennes séries, requiert également des compétences plus étendues en matière d’utilisation de machines-outils complexes. Le contenu du travail confié au personnel d’encadrement technique intermédiaire connaît aussi des évolutions d’importance avec l’apparition du réglage sur machines complexes et du contrôle statistique. Enfin, l’utilisation plus courante de l’électricité et de l’électronique pose la question d’un degré de maîtrise plus élevé de la technicité des équipements. C’est vers la formation professionnelle, et notamment l’école d’apprentissage, que la nouvelle direction de Renault va se tourner pour permettre la mise en œuvre de nouvelles pratiques de commandement, mobiliser davantage la main-d’œuvre et accompagner les changements du travail. C’est une autre forme de compromis qui est à l’origine des changements de l’école Renault dans la deuxième période de son histoire. Celui-ci est conclu entre la nouvelle direction de l’entreprise, constituée par des hommes issus de la Résistance et du mouvement chrétien social – qui défend l’idée que la formation facilitera la productivité et réduira les conflits d’intérêt entre catégories de personnel – et les syndicats ouvriers qui voient dans la formation un outil au service de l’indépendance nationale et un moyen privilégié pour favoriser la mobilité sociale des enfants du personnel ouvrier. Dès leur arrivée, les nouveaux responsables de l’entreprise et surtout les cadres du personnel (Jean Myon, Raymond Vatier, Bernard Vernier-Palliez) vont s’attacher à réunir les conditions qu’ils jugent nécessaires à la relance et à la modernisation de Renault. Les actions de formation leur apparaissent comme des moyens de la modernité à même de favoriser les transformations souhaitées, notamment par une adaptation constante à l’évolution technique, et une recherche de la mobilisation du facteur humain. Mais ces initiatives de formation leur semblent surtout indispensables pour modifier les rapports sociaux dans l’entreprise en faisant passer employeurs et salariés de la confrontation à la coopération20. 20. Lucie TANGUY, « Les promoteurs de la formation en entreprise 1945 1971 », in Lucie Tanguy (dir.), Un mouvement social pour la formation permanente 1945 1970, rapport pour le ministère de l’Éducation nationale, DESCO A 5, et le ministère de l’Emploi et de la Solidarité, DARES, janvier 2000, pp. 17 47, et « Les promoteurs de la formation en entreprise 1945 1970 », Travail et Emploi, n° 86, 2001, pp. 27 49.
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C’est à partir d’un important travail d’enquête sur le personnel que ces cadres tracent la voie des actions à développer. L’enquête et ses outils rationnels et objectifs deviennent alors le point de départ obligé des orientations envisagées dans le domaine social, reprenant ainsi l’approche technicienne du travail social en œuvre dans les usines qui pratiquaient la rationalisation durant l’entredeux-guerres21. Les premières enquêtes mettent à jour des données encore largement inconnues sur le personnel qualifié et l’encadrement technique moyen. En ce sens, elles intéressent directement l’école d’apprentissage. Elles démontrent l’âge élevé de l’encadrement d’atelier, nécessitant un renouvellement rapide de cette catégorie, et la participation faible de l’école d’apprentissage à la constitution du milieu de la hiérarchie. L’idée se fait alors jour de revoir l’organisation et le contenu des formations afin qu’une part plus importante des apprentis fasse carrière dans ces catégories. Ce changement s’intègre dans un projet plus vaste qui vise à associer formation initiale et formation permanente afin de préparer des ouvriers qualifiés, des techniciens et des ingénieurs ; cette construction pyramidale a le mérite de former des catégories intermédiaires et peut mener les meilleurs jusqu’aux emplois supérieurs. Les cadres du personnel de Renault n’auraient certainement pas pu mener à bien leur projet s’ils n’avaient pas bénéficié du soutien des syndicalistes, notamment ceux de la CGT. En effet, ce syndicat place le développement de la formation professionnelle au rang de condition majeure pour reconstruire le pays et garantir l’indépendance nationale22. De la sorte, il propose de suivre une politique ambitieuse en direction de l’apprentissage, la formation professionnelle accélérée, la rééducation professionnelle et la promotion ouvrière pour disposer d’ouvriers qualifiés dans tous les métiers. En général opposée à la formation professionnelle quand elle est organisée par le patronat, la CGT va chercher chez 21. Yves COHEN, « Le travail social : quand les techniciens sociaux parlent de leurs techniques », in Yves Cohen et Rémi Baudouï (textes réunis par), Les Chantiers de la paix sociale (1900 1940), op. cit., pp. 105 126. 22. Guy BRUCY, « La CGT et la formation professionnelle des adultes (1944 1947) », in Lucie Tanguy (dir.), Un mouvement social pour la formation permanente 1945 1970, op. cit., pp. 49 70, et « La doctrine de la CGT sur la formation des adultes : entre pragmatisme et lutte des classes (1945 1955) », Travail et Emploi, n° 86, 2001, pp. 65 86.
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Renault, par l’intermédiaire de ses représentants, à participer avec la direction aux discussions dans ce domaine. Elle tentera à plusieurs reprises, mais sans rencontrer le succès, de transformer l’école en un « Centre de formation national » donnant un métier au plus grand nombre et favorisant la promotion de la classe ouvrière. Cet échec essuyé à propos d’une des revendications majeures de la CGT ne l’empêchera toutefois pas de soutenir les nouvelles orientations des activités de l’école. Les responsables de Renault font l’expérience qu’il est très difficile pour un système de formation de s’adapter quand l’évolution des emplois s’accélère. Même dans une entreprise, les normes de fonctionnement d’un système de formation constituées d’une administration, de programmes et de règlements sont souvent aux antipodes de celles des organisations productives qui dépendent du marché et de ses fluctuations. C’est pourquoi les transformations de l’école vont s’étendre durant une quinzaine d’années (du début des années 1950 au milieu des années 1960). Elle s’appuient en partie sur les conclusions des travaux d’Alain Touraine qui prévoient la disparition à terme dans les usines des métiers proprement dits, définis par des savoir-faire spécifiques, des tours de main et une expérience professionnelle23. Selon ces recherches, la mise en œuvre d’une organisation du travail où l’ouvrier cesserait d’être directement productif est proche. Le travail ouvrier s’orienterait rapidement vers la surveillance des machines, l’organisation de la production et le contrôle des produits. Cette évolution nécessiterait une refonte des connaissances ouvrières en direction de la maîtrise de langages de commande, de l’aptitude à passer du concret à l’abstrait et inversement, et de l’adaptation à des situations inédites. La rénovation des programmes de formation et le changement de profil des professeurs et des maîtres d’apprentissage de l’école provient de ces prévisions. Elles influencent en effet fortement les cadres du personnel et les syndicalistes de l’entreprise. D’une manière similaire à celle de l’enseignement professionnel public, l’enseignement délivré dans l’école Renault tend 23. Alain TOURAINE, L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, Éditions du CNRS, 1955.
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progressivement à s’éloigner de la production. La pédagogie en usage inspirée du pragmatisme industriel cède le pas devant une formation professionnelle reposant sur des simulations et une transposition des situations d’apprentissage en dehors du contexte particulier de la production. Le principe de base de la formation professionnelle de cette école consistant à enrichir les cours d’expériences issues de la production voit son influence diminuer. Les apprentis ne dessinent plus les pièces qu’ils fabriquent et montent, et ne participent plus à la production de l’usine. De même, les relations sociales dans l’usine ne font plus l’objet d’enseignements propres. Cette évolution se trouve renforcée par l’arrivée de techniciens et de professeurs de l’Éducation nationale qui se substituent progressivement aux anciens contremaîtres reconvertis en maîtres d’apprentissage et aux ingénieurs de production. Ils introduisent une autre hiérarchie des savoirs que celle en vigueur jusqu’alors. Comme l’a montré Lucie Tanguy dans ses recherches sur l’évolution des enseignants de l’enseignement professionnel public, les enseignants issus du technique supérieur perçoivent la théorie comme un préalable à la pratique, leur référence étant le savoir scientifique24. Ils tendent à infléchir la formation vers un enseignement de principes généraux et universels dont les situations concrètes ne sont que des applications. Mais ces savoirs pratiques transmis en dehors de la production, et dont celle-ci ne constitue plus la référence, sont lacunaires. Une partie de ce qu’il faut savoir pour agir reste immanente à l’action elle-même, à l’expérience dans un contexte particulier dont les différents paramètres doivent se rapprocher le plus possible de la fabrication, ce qui n’est plus le cas dans les dernières années de l’école. À l’issue de cette transformation, la formation devient très proche de celle délivrée dans les écoles d’État alors en plein essor, si bien que l’investissement de l’entreprise dans la formation initiale perd peu à peu de son intérêt. De plus, avec le développement de la formation professionnelle continue au cours des années 1970, la place de l’école décline au sein des activités de formation de l’entreprise. Ce mouvement s’accentue dans les années 1980 où, dans une conjoncture économique incertaine, 24. Lucie TANGUY, L’Enseignement professionnel en France. Des ouvriers aux techniciens, Paris, PUF, 1991.
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l’entreprise ne souhaite plus s’engager sur le long terme vis-à-vis des jeunes et des familles, et opte pour une plus grande flexibilité de l’emploi. Une telle évolution conduit, en 1989, à la fermeture d’une des dernières écoles d’entreprise françaises.
Les carrières des anciens apprentis de l’école Renault Les carrières professionnelles des anciens apprentis et élèves de l’école d’apprentissage témoignent de la politique d’emploi de Renault qui a consisté, jusque dans les années 1970, à constituer un encadrement technique maison à partir des personnels expérimentés de l’entreprise. Elles attestent du rôle joué par l’école d’apprentissage dans la constitution d’une catégorie de personnels issue des fonctions ouvrières qualifiées destinée, sur la base de savoirs éprouvés dans les ateliers, à pourvoir les échelons intermédiaires et supérieurs de l’organisation industrielle de Renault. Cette politique de gestion du personnel combinant formation initiale interne et mobilité professionnelle ascendante se distingue nettement des usages aujourd’hui en vigueur dans les entreprises où la formation s’acquiert en dehors du monde du travail et où le lien entre niveau de formation et carrière s’avère de moins en moins garanti. Elle diffère également des pratiques actuelles de gestion des carrières qui tendent, depuis une vingtaine d’années, à diminuer considérablement les possibilités de mobilité professionnelle des ouvriers qualifiés vers la hiérarchie. Une coupe de la population salariée de Renault effectuée en 1995 par la Direction de la formation et du développement social de l’entreprise (DFDS) montre que le groupe des anciens apprentis et élèves est essentiellement concentré dans les fonctions d’encadrement technique intermédiaire et supérieur – techniciens (54,6 %) et ingénieurs et cadres (16,6 %), soit au total 71,2 % –, alors que la majorité des salariés de Renault se répartit dans les fonctions ouvrières : agents de production, ouvriers professionnels, agents techniques professionnels (50,5 %), les techniciens ne représentant que 22,7 % et les ingénieurs et cadres 11,8 %, soit au total 34,5 %. Les anciens apprentis et élèves sont très représentés dans les secteurs connexes aux activités de production. Ils sont surtout techniciens dans les sites d’études et d’essais, tels que les études carrosserie (33,8 %) et
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les études d’organes mécaniques (13,9 %), et ingénieurs et cadres dans les activités de planification, des méthodes décentralisées et d’organisation informatique. Plusieurs facteurs expliquent la mobilité professionnelle des anciens apprentis, plus importante que celle de l’ensemble de la population salariée de l’entreprise. Une ancienneté plus grande – on compte proportionnellement plus d’anciens apprentis et élèves ayant au moins vingt ans d’ancienneté : 85,5 % d’entre eux ont plus de vingt ans d’ancienneté contre 56,3 % des salariés de Renault – joue un rôle non négligeable en la matière. Leur plus grande stabilité dans l’entreprise s’est vue récompensée par certains avantages tels que des possibilités d’accès à des postes de techniciens et d’agents de maîtrise, et à des fonctions d’ingénieurs et cadres. Cette mobilité professionnelle est aussi la preuve de la volonté de l’entreprise de constituer une partie de l’encadrement technique moyen et supérieur sur la base du principe de la promotion d’ouvriers qualifiés possédant une bonne connaissance de l’outil industriel et de la diversité des techniques mises en œuvre dans les ateliers. Elle a été permise par l’évolution de l’outil industriel et la croissance des emplois qualifiés dans l’entreprise et par le jeu de déterminations plus individuelles.
Un marché interne favorisant la mobilité professionnelle Dans les industries de la métallurgie, on observe, entre le XIXe et le XXe siècle, le passage d’un marché du travail « ouvert », ou « externe », à un marché du travail « interne », ou « fermé ». La figure du marché du travail externe est typiquement celle des ouvriers parisiens de la mécanique au XIXe siècle, engagés quotidiennement à la tâche, sans règle partagée et solidarité de destin entre employeurs et salariés pour définir les conditions de travail et de rémunération. Les fluctuations de la production et l’abondance d’ouvriers ne poussent pas les employeurs à s’attacher durablement la main-d’œuvre. De même, les ouvriers refusent toute forme de stabilisation qui pourrait mettre un terme à leur capacité de négociation des travaux demandés et des salaires payés en retour. Ils souhaitent que leurs compétences soient reconnues quel que soit le lieu de travail où elles s’exercent.
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Dès le début du XXe siècle, plusieurs tentatives de régulation du marché du travail sont amorcées chez Renault. Les conditions d’embauchage et de débauchage, la présence dans les ateliers, la durée du travail et la rémunération font l’objet de prescriptions précises25. De même, des réglementations plus détaillées sur les carrières et les rémunérations sont mises en place pendant la Grande Guerre et dans les années qui suivent26. Dès lors, Renault cherche à constituer un marché interne reposant sur un ensemble de règles endogènes régissant les recrutements, les rémunérations et les carrières. Cette option paraît cohérente avec le choix d’organisation industrielle induit par la rationalisation. En effet, la construction d’un tel marché résulte d’une double volonté de la part de l’entreprise : celle de se protéger d’une concurrence qui s’intensifie entre les industriels de la mécanique et de l’automobile, et celle d’accroître la stabilité du personnel qualifié. D’abord fixées au niveau de l’entreprise, les relations entre salariés et employeurs sont étendues au niveau de la branche au cours des années 1910-1920. En 1917, la métallurgie parisienne établit une définition légale des qualifications de ouvriers qui sert de base à l’établissement des salaires. En 1945, ce mouvement se poursuit au niveau national par l’instauration de la convention collective de la métallurgie qui régit les rémunérations et les carrières en opérant une division des salariés en catégories et échelons selon les professions. Chez Renault, les recrutements et les parcours professionnels des salariés se trouvent régis par un dispositif de reconnaissance des qualifications sur lequel les syndicats sont consultés : mise en place des essais professionnels pour les ouvriers et de commissions d’avancement pour les catégories intermédiaires et supérieures, soit un ensemble de règles établissant les conditions nécessaires pour accéder à l’emploi. L’école d’apprentissage de l’entreprise participe pleinement à la politique de gestion de personnel mise en place chez Renault pour réguler les carrières des salariés. Le marché interne 25. Georges FLORIS, « Le règlement général de 1906 », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, Bulletin de la Section d’histoire des usines Renault, tome I, n° 2, juin 1971, pp. 71 72. 26. Jean SAGLIO, « Hiérarchies salariales et négociations des classifica tions. France, 1900 1950 », Travail et Emploi, mars 1986, pp. 7 19 et Georges FLORIS, « Le règlement général de 1919 », op. cit., pp. 92 93.
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constitué dans l’entreprise de Billancourt ne s’alimente à l’extérieur qu’au niveau le plus bas, les postes supérieurs n’étant pourvus que par promotion interne. Pour les ouvriers qualifiés, les recrutements touchent une population jeune, destinée à faire carrière sur ce marché, où les cheminements professionnels assurent une formation progressive à l’emploi, une socialisation à l’entreprise et une promotion professionnelle à travers des opportunités de carrière importantes. En effet, afin que la maind’œuvre qualifiée demeure à l’usine suffisamment longtemps et que l’investissement en formation soit rentable, il est nécessaire de s’attacher les personnels qualifiés par des rétributions plus élevées qu’ailleurs et par des carrières plus intéressantes. On ne compte que très peu d’entrées à des niveaux supérieurs, hormis celles des ingénieurs des Arts et Métiers.
L’expansion de l’entreprise et les besoins en personnels qualifiés À partir de la Libération, les conditions structurelles du marché interne vont se conjuguer à des conditions conjoncturelles favorables, compte tenu de la croissance des effectifs salariés de l’entreprise (qui passent de 35 357 en 1946 à 86 349 en 196927) et de l’essor des catégories techniques intermédiaires travaillant dans les services fonctionnels (elles passent de 6 875 en 1950 à 11 770 en 1969) et supérieures (elles passent de 1 016 à 2 383 durant ces mêmes années28). Ces conditions ont indéniablement offert des opportunités de carrière importantes aux apprentis qui occupaient alors des fonctions d’ouvriers qualifiés dans les ateliers de production, d’outillage et d’entretien. À celles-ci s’ajoute aussi le déploiement des activités de fabrication en province dans les usines du Mans, Flins, Cléon et Sandouville : l’usine de Billancourt n’emploie plus que 44,2 % des salariés de Renault en 1969 contre 83,8 % en 194629. 27. Archives centrales Renault, Rapports annuels de gestion du P DG pour les exercices 1946 et 1969. 28. Alain TOURAINE, L’Évolution du travail ouvrier..., op. cit., p. 165 et Pierre NAVILLE (dir.), L’État entrepreneur : le cas de la Régie Renault, Paris, Éditions Anthropos, 1971, p. 174. 29. Archives centrales Renault, Rapports annuels de gestion du P DG pour les exercices 1946 et 1969.
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La décentralisation de l’appareil productif génère un essor conséquent des emplois d’encadrement technique moyen et supérieur. Selon la tradition ancrée dans l’entreprise depuis ses débuts de constituer l’encadrement technique par promotion interne, il est donc fait appel aux anciens apprentis afin de pourvoir ces postes. Les anciens apprentis remplacent progressivement dans les ateliers les ingénieurs des Arts et Métiers dont le départ vers les bureaux libère des places de commandement. Le glissement des seconds vers les fonctions de direction favorise le mouvement ascensionnel des premiers vers les postes d’agents de maîtrise, de contremaîtres ou encore de chefs d’atelier. En vertu de cette politique d’emploi, les ouvriers qualifiés de Billancourt constituent l’épine dorsale de l’encadrement intermédiaire des usines de province dont le développement s’opère principalement dans les années 1950-1960. Nombre d’anciens apprentis de l’école sont sollicités pour partir travailler dans ces sites de production, où les possibilités de réaliser des mobilités ascensionnelles se révèlent plus élevées à court terme qu’à Billancourt en raison de la faible densité de l’encadrement et d’un programme de développement étalé sur plusieurs années. Ce départ en province permet donc aux anciens apprentis d’accéder rapidement à des postes de responsabilité. Néanmoins, le bénéfice d’une mobilité géographique en termes de carrière, de responsabilités, d’avancement et de rémunération perd un peu de son intérêt au cours des années 1960 avec un nouveau développement de Billancourt et l’essor en région parisienne des secteurs d’études et d’essais, et des services commerciaux. En dehors de l’expansion de l’entreprise, les carrières de cette génération d’anciens apprentis s’expliquent aussi par le nombre restreint de personnels techniques issus de la formation initiale existant à l’époque dans l’entreprise, lequel est autant lié au faible développement de l’offre de formation autour de Billancourt qu’à des conditions d’entrée défavorables, mais surtout à la préférence manifestée par les ingénieurs des Arts et Métiers de pourvoir les postes par des candidats possédant une expérience professionnelle. Dans ce contexte, les postes d’encadrement technique et de maîtrise sont occupés par des personnels issus de l’école qui ont souvent complété leur formation initiale par la formation permanente organisée par l’entreprise.
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L’importance du réseau des anciens de l’école Par ailleurs, les dimensions relationnelles et liées à la motivation ne sont pas sans incidence sur les carrières des anciens apprentis. Ainsi, le réseau relationnel mobilisable par les familles à l’intérieur de l’usine se révèle important pour connaître les places disponibles dans les secteurs les plus prisés, tels que les études et essais. Le réseau des anciens apprentis contribue aussi à élargir les perspectives des sortants de l’école en matière de connaissance des places libres dans les divers ateliers. Le rythme de travail élevé, les tâches répétitives, les mauvaises conditions de travail et les faibles perspectives d’avancement à court terme dans certains ateliers entretiennent chez certains le désir de trouver une autre place dans l’usine que celle qui leur a été attribuée à l’issue de l’apprentissage. Leur mérite personnel et leur capacité à adopter les valeurs des groupes professionnels qui les accueillent au long de leur carrière facilitent grandement leur mobilité. La mobilité des apprentis se trouve également favorisée par la participation à l’école de professeurs issus de l’usine. Cette situation crée des liens, conduit les professeurs à apprécier leurs apprentis et à leur offrir ultérieurement des possibilités d’évolution. Ces ingénieurs, qui participent activement aux nouvelles implantations industrielles et au développement des bureaux d’études, ont tendance à s’entourer d’anciens apprentis de l’école devenant alors leurs adjoints30. C’est souvent parce que les apprentis savent se distinguer par leur volonté et leur persévérance qu’ils sont appréciés par l’encadrement. Ces carrières ascensionnelles sont l’expression du modèle social que la Régie Renault a pu représenter dans les années 1950-1960 : la direction a alors assuré le développement de l’entreprise par des avancées sociales discutées avec les représentants des salariés. Celles-ci ont largement dépassé les objectifs initiaux des responsables de Renault, qui étaient de former des ouvriers qualifiés et des personnels de petite maîtrise. Pour les familles, l’école s’est révélée autant un moyen de réaliser 30. Entretien avec Louis BUTY, ingénieur des Arts et Métiers (Paris, 1938), professeur de dessin à l’école d’apprentissage pendant les années 1950, direc teur adjoint des bureaux d’études de 1962 à 1985, Boulogne Billancourt, 26 janvier 1995.
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leur fixation en région parisienne que d’accélérer la mobilité sociale de leurs enfants. Si la conjonction de conditions liées au marché du travail de type interne et à l’essor de l’entreprise a permis à ces anciens apprentis de bénéficier de carrières ascensionnelles, ces dernières attestent surtout qu’il a longtemps été nécessaire dans l’automobile de posséder des savoirs constitués dans différentes activités avant de se voir confier des fonctions de commandement et de disposer de la confiance des ingénieurs. Il est vrai que les qualités des anciens apprentis correspondent alors à ce qui est recherché : des savoirs professionnels et techniques ajustés aux fabrications de Renault et à leurs évolutions successives, et une connaissance approfondie de la hiérarchie et des rapports sociaux dans l’industrie. Les carrières de ces apprentis, dont beaucoup sont issus du milieu ouvrier, montrent l’incertitude des frontières de ce groupe social en France. Régulièrement renouvelé par le bas par l’afflux incessant de nouveaux entrants suite à un exode rural régulier et une immigration étrangère importante, le groupe ouvrier connaît une autre forme de perméabilité dans ses échelons supérieurs, donnant ainsi naissance à une promotion sociale et professionnelle importante.
UNE MOBILITÉ PROFESSIONNELLE TRÈS RÉDUITE POUR LES OS Nous voudrions montrer dans quelle mesure la Régie a permis à son personnel ouvrier d’accéder au statut de cadre. Pour cela, nous avons utilisé les dossiers établis par Gilbert Hatry en vue de créer un dictionnaire du personnel des usines Renault, entreprise que la disparition de son directeur a interrompue. Nous avons relevé 82 cas d’ouvriers devenus cadres au cours des Trente Glorieuses, dont 51 dans les seuls dossiers d’archives, soit 6,5 % de ceux-ci (780)31.
31. Gilbert HATRY (dir.), Notices biographiques Renault, Paris, Éditions JMC, 1990, fasc. 1, 2, 3. Archives de la Société d’histoire du groupe Renault (SHGR), BI 03 A (12 dossiers), B (46), C E (69), F K (64), L O (67), P Z (67). BI 02 A (48), B (59), C D (80), E J (70), K P (97),Q U (57), V Z (44).
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Limites des possibilités d’ascension professionnelle : des ouvriers spécialisés exclus La première limite à la mobilité professionnelle assurée par le recrutement interne que pratiquait la Régie a été la difficulté de promotion qui frappait les OS. Or celle-ci s’est aggravée après la Seconde Guerre mondiale. Tout d’abord, le nombre de ceux-ci a considérablement augmenté pour répondre aux besoins de main-d’œuvre générés par l’essor de la production. Entre 1953 et 1960, cet effectif s’est accru de plus d’un tiers (34,6 %), en sorte que la part des OS dans l’ensemble du personnel a atteint presque les trois quarts du total (73 %) au lieu de moins de la moitié en 1925 et un peu plus des deux tiers en 1953 (53 et 68 %)32. Pour réaliser ce recrutement, la RNUR a dû recourir à l’embauche d’immigrés, surtout d’origine algérienne. Or ceuxci n’étaient pas considérés comme ayant un potentiel leur permettant d’atteindre la catégorie d’ouvriers qualifiés (OQ)33. De plus, le nombre des petits professionnels, P1 et P1O, a diminué du fait du progrès technique (entre 1953 et 1965, de 34 % pour les premiers et 36 % pour les seconds), tandis que les seuls vrais ouvriers qualifiés, ceux d’outillage, ont presque disparu des ateliers de fabrication, où ils sont passés dans la même période de 10 % à 1 ou 2 %34. La carrière des OS s’est donc limitée à quatre échelons : OS1 et 2, régleur et P1. Mais les possibilités d’accès à la dernière catégorie ont diminué avec le nombre des titulaires de ce grade, tandis que celui-ci n’était plus
32. Archives SHGR, 38/2317, décembre 1965, Didier Limon, « Effectifs ouvriers, 1953 1960 1965. », p. 3. 33. Gilles GAUTIER, Formation et Emploi des travailleurs immigrés : le cas de la RNUR, thèse de 3e cycle, université Paris X Nanterre, 1976, dacty lographié. Archives SHGR. Conférences (1) : en 1954, les ouvriers d’Afrique du Nord, dont 95 % d’Algériens, représentaient 12 % des effectifs contre 5,1 % en octobre 1946, en majorité OS :75,5 % au lieu de 66 % en 1952 1953 grâce au passage de manœuvres ordinaires, dont la proportion s’est réduite de 30, 5% à 20,5 % dans la même période, à OS. Laure PITTi, Ouvriers algériens à Renault Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers étrangers en France, doctorat d’histoire, université Paris VIII, 2002, pp. 105 117, 141 147, 155 171, et 209 326. 34. Archives SHGR, 38/2317, décembre 1965, Didier LIMON, doc. cit., Introduction et résultats, p. VII, graphique n° 1, pp. 19 20.
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que le dernier niveau de l’échelle des OS et non plus le premier d’une carrière de professionnel. Quant à elle, la direction a établi une barrière entre OS et OP. Ainsi, la Régie s’est montrée constamment réticente à la promotion d’une catégorie à l’autre. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la pénurie dramatique de travailleurs qualifiés, résultat de la faiblesse de l’apprentissage pendant les années de crise et de conflit, l’a obligée à créer une formation professionnelle accélérée, selon le système instauré par le ministère du Travail et de la Sécurité sociale35. Mais, dès la fin 1950, elle a fermé ses cours. Aux syndicalistes qui protestaient que cela ôtait aux OS le seul moyen de devenir P1, elle a répondu que cette formation ne se justifiait plus car il y avait désormais « suffisamment de professionnels par l’apprentissage ». En réalité, cette décision suivait le changement de politique du gouvernement qui, à partir de 1949, a rejeté l’influence de la CGT qui défendait la Formation professionnelle des adultes (FPA) comme moyen de démocratiser la formation professionnelle36. À partir de 1960, le départ de jeunes capables imposait de reprendre l’embauche de personnel de qualité. Mais la pénurie était alors générale dans l’industrie, les jeunes de bon niveau préférant le travail d’employé à celui d’ouvrier. Il aurait fallu recourir à la promotion interne. Mais la direction du personnel et de relations sociales (DCPRS) jugea que le déficit d’OS évolutifs ne permettait pas d’amorcer un mouvement d’ascension professionnelle du bas en haut (techniciens) de l’échelle des qualifications37. En fait, la direction réagissait de la même façon que dix ans plus tôt. Alors que, dès 1960, la CGT suggérait de résoudre le problème en facilitant la promotion des OS pour faire d’eux des OP, le secrétaire général de la Régie, Vernier-Palliez, soulignait l’importance de la formation des apprentis. Mais il ajoutait que la Régie était « réticente à la formation d’OS pour la promotion 35. Bernard BONNET, La Formation professionnelle des adultes. Une ins titution et ses agents. 1934 1994, thèse de doctorat de sociologie, université Paris X Nanterre, 1994, pp. 139 140. 36. Archives CFDT, 3W62, Renault, PV CE Billancourt, 14 décembre 1950. 37. Archives SHGR, 142/2817, DCPR, 27 décembre 1966.
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professionnelle ». Pour la Régie, un ouvrier qualifié était un homme qui avait reçu une formation lui permettant de suivre des cours professionnels. Cet enseignement général était de la responsabilité de l’État. Ce n’était pas à la Régie de pallier les insuffisances de l’action publique en matière d’enseignement. Le rôle de celle-ci se limitait à l’apprentissage et au perfectionnement des OP, ce que faisait l’école professionnelle Renault38. Bien plus, la direction s’est, dès les lendemains de la guerre, opposée à une promotion résultant de la formation sur le tas qui aurait permis aux OS de passer OP. Pierre Lefaucheux affirma que les OS chefs de groupe d’ouvriers ne devaient commander qu’à des travailleurs non qualifiés. Seuls les chefs qualifiés pouvaient avoir sous leurs ordres des professionnels39. Résultat : sur les 82 ouvriers qui se sont élevés jusqu’au niveau de cadre, on ne compte que 14 hommes apparemment démunis de qualification lors de leur embauche, dont 7 étaient définis comme OS40.
Une formation qui favorise les plus qualifiés Les cours du soir étaient ouverts à tous les ouvriers de la Régie, mais ils convenaient mal aux OS. D’une part, ils s’ajoutaient à une semaine de travail de 48 heures, ce qui exigeait des élèves une forte motivation. D’autre part, les cours n’étaient pas adaptés à des travailleurs qui n’avaient pas le niveau du certificat d’études. Or, il faut attendre 1973 pour que soit créé un enseignement destiné aux ouvriers non qualifiés : l’initiation à la langue française (ILF), qui n’était qu’une alphabétisation des immigrés primo arrivants dont le nombre avait crû depuis 1968. Enfin, l’incitation financière à suivre ces cours n’intervenait qu’une fois que les élèves avaient donné la preuve de leur volonté de se former. Ainsi, les travailleurs immigrés qui suivaient les cours de l’ILF devaient prendre l’initiative de s’y 38. Archives CFDT, 3W66 PV CE Billancourt, 21 octobre 1960, Vernier Palliez, Guiriec, école professionnelle Renault. 39. Bulletin d’informations, n° 23, avril mai 1947, p. 8 ; Ibid., n° 49, octo bre novembre 1950, p. IV. 40. Gilbert HATRY (dir.), Notices biographiques Renault, Paris, Éditions JMC, 1990, fasc. 1, 2, 3. Archives SHGR, BI 03 A (12 dossiers), B (46), C E (69), F K (64), L O (67), P Z (67). BI 02 A (48), B (59), C D (80), E J (70), K P (97),Q U (57), V Z (44).
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inscrire et, sauf en ce qui concernait les primo arrivants d’origine, les heures de formation n’étaient payées qu’au bout de six mois41. En revanche, la direction a constamment refusé de créer des cours de formation professionnelle destinés aux OS. En 1950, les délégués du personnel ont demandé que soit institué un essai permettant aux ouvriers qui en étaient capables de passer régleurs ainsi qu’un cours pratique et théorique pour les y préparer. La réponse de la direction fut un refus sans ambages. Les OS désirant devenir régleurs n’avaient qu’à suivre les cours du soir42. En octobre 1960, les représentants de la CGT au comité d’entreprise (CE) Billancourt ont demandé l’application par la Régie de la loi du 31 juillet 1959 qui invitait les entreprises à créer des centres de formation pour adultes permettant en six mois aux OS de devenir P1. La réponse du représentant de la formation aux usines Renault fut que cette loi ne visait que les entreprises qui n’avaient pas d’école professionnelle. Aussi la Régie, qui avait son école professionnelle, d’environ 600 jeunes, ses cours du soir et la formation des techniciens et dessinateurs, n’avait-elle pas demandé à en bénéficier. Mais c’était ne pas tenir compte d’une différence de taille. L’État devait verser une prime pour heures perdues basée sur le SMIG43. La nouvelle formation était donc incluse dans le temps de travail, alors que celle des cours du soir était dispensée en heures supplémentaires non rémunérées. M. Guiriec affirmait que la Régie avait lancé plusieurs actions pour la formation des OS en 1958. Des affiches avaient invité ces derniers à s’inscrire dans ces cours pour devenir ajusteurs, tourneurs ou fraiseurs après avoir subi l’essai professionnel correspondant. Mais il reconnaissait aussi que très peu de candidats s’étaient présentés. Il promettait que la formule serait renouvelée périodiquement. Il ne s’agissait en définitive que d’actions ponctuelles en fonction des besoins de l’entreprise. Guiriec en donnait comme exemple la sélection de 12 OS pour suivre la formation de professionnels outilleurs-machinistes 41. Gilles GAUTIER, op. cit., pp. 49 et 51 ; Catherine FAURIEN, RNUR, rapport de stage à la DCPRS, 5 septembre 1977 14 octobre 1977, p. 27. 42. Art. cit., Bulletin d’information, n° 49, novembre 1950, p. IV. 43. Archives CFDT, Renault, 3W66, PV CE Billancourt, 21 octobre 1960, Dolle, Guiriec, p. 20.
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pendant six mois. Il rappelait que le seul enseignement permanent était celui des cours du soir, ouverts à tous. En même temps, il était sans illusions sur leur efficacité et reconnaissait que les réalisations en interne pour élever les OS au grade d’OP ou d’OHQ (ouvriers hautement qualifiés) étaient difficiles et longues. Elles conservaient donc leur caractère exceptionnel et ne concernaient qu’une infime minorité de travailleurs non qualifiés, surtout lorsque ceux-ci étaient des immigrés d’origine algérienne44. En revanche, la formation d’ouvriers qualifiés et très qualifiés, puis de techniciens, a été de plus en plus favorisée. En effet, l’introduction de machines de plus en plus automatisées (machines-outils spécialisées, presses d’emboutissage et machines-transfert) et les nouvelles méthodes d’étude du travail à partir de la fin des années 1950 ont accru les besoins en maind’œuvre de niveau supérieur. Entre 1953 et 1965, le nombre des OTQ (P2O et P3) a augmenté de près de 38 % (37,96), passant de 2 152 à 2 969 et d’un peu plus de 19 % du total des OP à près de 29 % (28,8)45. À la fin de 1965, la DCPRS soulignait que c’était surtout le personnel mensuel, employés et techniciens, qui manquait46. Aussi les possibilités de formation offertes aux ouvriers qualifiés ont-elles été accrues47. Dès les années 1930, les meilleurs élèves sortis de l’école Renault ou les jeunes à potentiel mais sans diplôme pouvaient être nommés dans un service qui leur apportait une formation technique : outillage, études et essais, laboratoire central, comme ce fut le cas de Roger Vacher en 194548. En 1946-1947 a été créé un cours technique pour la formation des cadres moyens. Il était ouvert aux anciens apprentis désirant passer un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de dessinateur ou un brevet professionnel 44. Ibid., p. 12; Gilles GAUTIER, op. cit., pp. 42 43. 45. Archives SHGR, 38/3317, Didier Limon, décembre 1965, doc. cit., tableau n° 8, p. 13. 46. Archives SHGR, 38/2317, décembre 1965, doc. cit. 47. Archives CFDT, Renault, 4W76, « Automatisation française », sd., pp. 10 11. 48. Aimée MOUTET, Roger Vacher, Paris, SHGR, 2003, p. 20; archives SHGR, BI03, A : Abriol, 1936 1939 apprenti, 1939, dessinateur débutant avec formation professionnelle au bureau d’études d’outillage ; L O : H. Laloux, embauché comme OS dans l’atelier de préparation des moteurs. Gilbert HATRY, op. cit., fasc. 1, p. 102 : A. Ruel, embauché comme OS à l’ate lier des études ; Ibid., p. 193 : Sorel.
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(BP), ainsi qu’aux personnes qui se perfectionnaient avant de pouvoir suivre l’enseignement du CNAM et, de façon un peu formelle, aux OS et OP souhaitant se présenter devant une commission d’aptitudes chargée de sélectionner les candidats à la promotion49. De plus, la Régie patronnait ses apprentis reçus à l’entrée du CNAM. Pierre Lefaucheux présidait la distribution de bourses aux meilleurs de ces élèves. Le nombre de ces boursiers est passé de 10 en 1946 à 26 l’année suivante50. En 1960, lorsque la pénurie de personnel de haut niveau commençait à se faire sentir, s’y étaient ajoutés des cours de perfectionnement rémunérés et à temps complet incluant formation générale et pratique en atelier. Un centre de préparation de techniciens et dessinateurs accueillait 74 travailleurs horaires, donc ouvriers ou petits employés, également rémunérés et formés à temps complet pour devenir des personnels mensuels. La Régie envoyait des professionnels se former à l’extérieur (18 aux cours de la Société d’engrenages, 23 à ceux de l’Institut de soudure, etc.). Le CNAM et d’autres écoles (faculté, fonderie, etc.) accueillaient 140 élèves envoyés par la Régie qui leur payait les heures de travail perdues et leur versait une prime. Enfin, il était possible d’obtenir des heures de franchise pour études, à raison de six par semaine. À l’inverse, les cours du soir n’étaient toujours pas rémunérés51. Ainsi, ce que la Régie refusait aux OS – une formation incluse dans les heures de travail ou rétribuée comme celles-ci –, elle l’offrait aux travailleurs qualifiés et aux techniciens en fonction des besoins de l’entreprise dans leur spécialité. Elle imposait d’autre part un stage en atelier de six à dix-huit mois selon la spécialité aux jeunes sortis de l’école professionnelle, adaptation à leur emploi dont les OS étaient exclus. Elle payait enfin des formations à l’extérieur en fonction des promotions qu’elle offrait, et en fait imposait. Au total, les résultats ont été médiocres. Sur les 82 ouvriers devenus cadres, nous n’avons trouvé que 12 personnes qui sont 49. « Cours de perfectionnement 1946 1947 à la Régie Renault », Bulletin d’information, n° 20, novembre 1946. 50. Id., décembre 1946 janvier 1947, p. 5 ; L’Accélérateur, mars avril 1948, p. 6. 51. Archives CFDT, Renault, 3W66, PV CE Billancourt, 21 octobre 1960, doc. cit., compte rendu de la commission de formation, p. 22.
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passées par le CNAM (moins de 7 %), dont 3 ont soutenu une thèse d’ingénieur. Le nombre de ceux qui indiquent avoir suivi les cours de perfectionnement offerts par la Régie n’est pas plus élevé. Mais il est possible que les intéressés n’aient pas mentionné cette formation considérant qu’elle allait de soi. C’est le cas, par exemple, de Jean Guittard, qui a suivi les cours du soir des usines Renault dans l’entre-deux-guerres, avant d’être promu cadre en 194552. Il n’en reste pas moins qu’entre le recrutement externe de personnel déjà fortement qualifié et la promotion interne la Régie a nettement plus opté pour la seconde possibilité que l’ensemble des entreprises industrielles françaises. D’après la DCPRS, en 1974, 50 % des ingénieurs et cadres de la Régie étaient sortis du rang53. Cette proportion, sans doute un peu exagérée, n’est pas totalement erronée. D’après une étude portant sur 178 cadres supérieurs de l’usine de Billancourt en 1954, 40 % de ceux-ci auraient commencé leur carrière comme ouvriers ou contremaîtres et se sont élevés en passant par le CNAM54. Jusqu’au milieu des années 1950, le recrutement des cadres supérieurs serait, d’après cette étude, resté accessible à des hommes d’origine modeste. Cela ne semble plus le cas dans les années 1960. Le directeur du Centre interentreprises de Renault, Raymond Vatier, expliquait en effet en 1965 que la promotion interne par formation au sein de l’entreprise était rendue difficile par une divergence entre les aspirations des ouvriers et les objectifs de l’entreprise. Cet avis, il est vrai, ne concernait pas spécifiquement la Régie. Selon lui, les objectifs de la formation étaient au nombre de quatre. Celle-ci pouvait servir à adapter les compétences au changement technique, assurer la promotion interne en cascade, permettre de reconvertir le personnel de plus de 40 ans dans les industries en mutation technique afin de le
52. Gilbert HATRY (dir.), Notices biographiques Renault, Paris, Éditions JMC, 1990, fasc. 1, 2, 3. Archives SHGR, BI 03 A (12 dossiers), B (46), C E (69), F K (64), L O (67), P Z (67). BI 02 A (48), B (59), C D (80), E J (70), K P (97),Q U (57), V Z (44) ; entretien Jean GUITTARD, décembre 1973 ; Gilbert HATRY, op. cit., fasc. 1, p. 56. 53. Claude THOMAS, « Porte ouverte formation, 8 janvier », Renault Inter, n° 172, 16 janvier 1974. 54. Aimée MOUTET, op. cit., p. 25.
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conserver. De façon indirecte, elle pouvait améliorer le climat social en satisfaisant les aspirations du personnel. Or Vatier jugeait que les entreprises se préoccupaient surtout d’améliorer la productivité. Les services d’organisation, soucieux de trouver le personnel correspondant à leurs besoins, se consacraient à la sélection et à l’orientation, et ne se préoccupaient guère de promotion. Les salariés, quant à eux, cherchaient une formation débouchant sur un métier et leur apportant une promotion professionnelle ainsi qu’une augmentation de rémunération. Ils voulaient que les conditions de cette formation soient supportables, c’est-à-dire qu’elles tiennent compte de leur vie familiale et ne les arrache pas à leur milieu social et culturel55. Or la Régie, en demandant aux ouvriers qu’ils fassent la preuve de leur volonté de se former en suivant des cours du soir non rémunérés avant de leur fournir une aide, imposait une charge de travail qui ne tenait pas compte de la vie privée de son personnel. De plus, ces efforts ne débouchaient sur une promotion que lorsque celle-ci répondait aux besoins de la Régie, ce qui était d’autant plus incertain que ceux-ci fluctuaient avec la conjoncture. Une fois sa compétence acquise, l’ouvrier risquait de ne pas être promu faute de poste disponible. Enfin, les inscriptions dans les formations offertes par la Régie correspondaient le plus souvent à la politique de celle-ci et non aux aspirations des intéressés, ce qui pouvait nuire à la motivation des élèves. Aussi l’absentéisme et les abandons en cours de formation étaient-ils importants56. Nicole Delefortrie-Soubeyroux considérait, en ce qui concernait les cadres de Billancourt, que c’était la pénurie de techniciens formés par les écoles aux nouveaux modes de production qui avait contraint la Régie à recourir à la formation et à la promotion en interne57. Dans la décennie suivante, celleci a trouvé un autre moyen de remédier à cette difficulté.
55. Raymond VATIER, « La promotion dans l’entreprise et les groupes entreprise », in A. Boudol et alii, La Promotion sociale, Paris, Dunod, 1965, pp. 5 21. 56. Catherine FAURIEN, op. cit., p. 27 ; « Réception des délégués du personnel par la direction », Bulletin d’information, n° 7, septembre 1945. 57. Nicole DELEFORTRIE SOUBEYROUX, Les Dirigeants de l’industrie française, Paris, Armand Colin, 1961, pp. 135 146.
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La formation d’une élite de techniciens Le Centre interentreprises de formation (CIF), qui deviendra le Centre d’études supérieures industrielles (CESI), a été créé par la Régie en 1957-1958 pour répondre à une triple exigence. Tout d’abord, comme le note Emmanuel Quenson, la formation spécialisée des techniciens ne répondait plus au niveau de connaissances et aux changements accélérés des techniques impulsés par le progrès des moyens et des méthodes de production. Il apparaissait que seule une formation générale permettrait aux professionnels de s’adapter à ces exigences. C’est dans cette perspective que Raymond Vatier, le directeur du CIF, place la création de centres en collaboration par plusieurs entreprises. L’objectif, selon lui, était d’adapter les compétences au changement technique, d’assurer la promotion interne en cascade et d’assurer les reconversions lorsque l’entreprise évolue. Ces centres ont en effet été constitués dans les industries dont la production connaissait les mutations les plus radicales : le Centre chimique de formation de Marseille, né d’une action conjointe de l’Université et d’une organisation patronale, l’Union des industries chimiques de Marseille, devait préparer des ingénieurs autodidactes. L’Union syndicale des industries aéronautique et spatiale a institué de la même façon à Villed’Avray un lycée technique destiné aux techniciens supérieurs de cette branche. Dans la construction automobile, les entreprises qui avaient une longue expérience d’écoles professionnelles sont passées au niveau supérieur d’enseignement. Ce fut le cas de Peugeot qui a été à l’origine du Centre de promotion économique et social de la région de Montbéliard58. Ce fut aussi celui de la RNUR, qui s’est associée à pour créer le CIF quatre entreprises de Billancourt, dont plusieurs étaient ses sous-traitants : les sociétés Chausson et Télémécanique électrique, la Compagnie électromécanique et la SNECMA. Celui-ci devait résoudre deux problèmes. Le premier était la pénurie d’ingénieurs et de cadres. Il était difficile de recruter des directeurs de production en usine. D’où le recours à la promotion interne en puisant dans les services centraux (études, 58. Raymond VATIER, art. cit., in A. Boudol et alii, op. cit., pp. 5 21.
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recherches, administration générale) sans dégarnir ces activités de leur encadrement. L’embauche de jeunes à la sortie des écoles se heurtait aux préventions des jeunes techniciens qui s’orientaient vers des fonctions plus prestigieuses et promettant à leurs yeux de meilleures perspectives de carrière, les services technico-commerciaux. L’usine avait une mauvaise image de travail manuel auprès des jeunes, renforcée par une formation scolaire sans rapport avec la fabrication dans des secteurs comme l’emboutissage, l’estampage, la peinture, les matières plastiques, etc. Par ailleurs, le degré de qualification exigé désormais des ingénieurs de fabrication était trop élevé pour que l’on puisse recruter ceux-ci parmi des hommes expérimentés sortis du rang. La solution adoptée a consisté à s’adresser à des individus ayant une expérience de la fabrication mais aussi une formation de base suffisante : candidats ayant échoué aux concours des écoles d’ingénieurs, ou jeunes ayant fait des études littéraires et souhaitant se reconvertir dans une carrière industrielle. Le CIF les préparerait aux techniques nécessitées par les nouvelles formes de production. Il offrirait une promotion à ceux qui avaient la volonté de travailler et l’expérience professionnelle les plus fortes59. Les candidats reconnus aptes à recevoir cette formation devaient suivre pendant un an des cours du soir et du samedi matin de mise à niveau en passant par les fonctions d’encadrement, de préparation du travail et d’agent technique de fabrication d’outillage. Ensuite, ils bénéficiaient d’une situation privilégiée. Pendant deux années d’études, ils étaient rémunérés à plein temps. Ils pouvaient être renvoyés à tout moment dans leur entreprise d’origine s’ils ne donnaient pas satisfaction. Mais la sélection était assez sévère pour qu’une telle possibilité soit pratiquement exclue. À la fin de ces études, ils sortaient ingénieurs et cadres de fabrication dans leur entreprise d’origine. La formation s’inspirait des méthodes pédagogiques des entreprises membres du CIF, faisant alterner cours théorique et stages d’application, le niveau de l’enseignement devant s’élever à mesure des progrès de l’expérience. Une place 59. Archives SHGR, documents sur la vie et l’organisation chez Renault, « Centre interentreprises de formation des cadres techniques », brochure sd., pp. 1 4.
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importante était faite à la réflexion personnelle afin que les stagiaires s’approprient le nouveau savoir au lieu de se contenter de le mémoriser. L’évolution technique rapide exigeant de connaître des disciplines parfois très spécialisées mais aussi de posséder une culture d’un niveau assez élevé et des méthodes de travail efficaces, la formation devait fournir des vues élargies sur les problèmes industriels et des méthodes d’analyse et de raisonnement pour savoir conduire sa réflexion et maîtriser l’expression orale. L’enseignement ne devait pas se limiter aux mathématiques et aux sciences appliquées. En définitive, il s’agissait de préparer des directeurs d’usine capables d’organiser la production, de diriger les hommes et de les employer le plus efficacement, de s’adapter également aux changements économiques, techniques ou organisationnels60. L’accès à cette élite privilégiée était réservé en principe à des hommes d’atelier qui avaient eu une formation scolaire d’un niveau supérieur au baccalauréat. Les ouvriers montés à force d’expérience étaient exclus. En fait, parmi les huit cadres de la Régie passés par le CIF au tournant des années 1950-1960, quatre correspondaient à ces critères de recrutement : deux avaient un baccalauréat technique et mathématiques, deux avaient été embauchés par la RNUR comme techniciens. Deux étaient des ouvriers. Mais ils étaient titulaires d’un brevet professionnel. Curieusement, les deux derniers avaient commencé comme OS. Mais un seul l’était vraiment. Le second avait interrompu son apprentissage à l’école professionnelle Renault en 1940, par suite de la guerre. Réembauché en 1945, il avait complété sa formation au bureau d’études de la Régie61. Le niveau de formation offert par la Régie à son personnel salarié à l’heure, et très particulièrement aux ouvriers, s’est élevé tout au long des Trente Glorieuses. Mais, comme dans l’ensemble de l’enseignement en France, cette progression s’est faite par une sélection excluant des catégories de personnels en nombre également, lesquelles étaient jugées incapables de suivre les nouvelles formations. Cette sélection ne se fondait 60. Ibid., pp. 1 et 5 8. 61. Archives SHGR, BI 02 A : Andouin ; BI 03 B : Briot ; BI 03 C E : Dupoirieus ; BI 03 C E : Dupont ; BI 02 K P : Lang. Gilbert HATRY, op. cit. , fasc. 1, p. 35 : Corvisier, p. 44 : Dufiet, p. 102 : Ruel.
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plus sur les aptitudes mais sur la formation reçue au départ. Ainsi, l’ascension professionnelle a commencé à perdre sa continuité de la base (les OS) jusqu’au sommet (ingénieurs et cadres). Ce morcellement a répondu à la diversité accrue des postes offrant des possibilités de promotion, mais qui ont été pourvus par des formations de haut niveau, supposées faire de la place pour les individus placés à l’échelon immédiatement inférieur. La cascade d’ascension professionnelle devait fonctionner de haut en bas, mais l’absence de formation au niveau intermédiaire rendait cette possibilité aléatoire62.
LES NOUVELLES POSSIBILITÉS DE PROMOTION L’expansion de la Régie a offert au personnel horaire et mensuel moyen deux sortes de postes de promotion nouveaux : ceux créés par la décentralisation de l’entreprise, d’une part, ceux générés par le progrès technique et organisationnel, de l’autre.
Les promotions dans les usines décentralisées La création d’usines nouvelles hors de la région parisienne a commencé dès la fin des années 1930, lorsque l’activité de l’usine du Mans a été reprise en vue de la préparation de la Seconde Guerre mondiale. Mais c’est surtout pendant les Trente Glorieuses que les entreprises automobiles, à commencer par la RNUR, ont multiplié les établissements installés en province pour empêcher l’extension du désert français et trouver des terrains disponibles ainsi que des conditions humaines plus favorables dans de nouveaux bassins d’embauche63. Les usines de la Régie qui ont permis à d’anciens ouvriers d’accéder au statut de cadre ont été, outre celle du Mans (trois cas), qui a plutôt accueilli des individus originaires de la région, les établissements de Flins (deux cas), Cléon (cinq cas dont un passé ensuite à Sandouville), Sandouville (deux cas venus de Flins) et Lorient (un cas dans la nouvelle fonderie établie en 1966). La 62. Raymond VATIER, op. cit., 1965, pp. 5 21. 63. Jean Louis LOUBET, Citroën, Peugeot, Renault et les autres, Paris, Le Monde Éditions, 1995, pp. 92 99.
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société SAVIEM, créée en 195564 et vers laquelle la RNUR a externalisé la fabrication de poids lourds de ses ateliers de Billancourt, a joué le même rôle pour deux cadres d’origine ouvrière. Si l’on prend en compte un cadre chargé des relations entre le bureau d’études de Billancourt et les usines nouvelles, ainsi que le cas d’un cadre commercial qui a été obligé, contre sa volonté, d’accepter sa mutation à Marseille, le total des promotions favorisées par la création des usines décentralisées s’élève à dix-sept65. C’est plus du cinquième du total des cadres d’origine ouvrière, une proportion non négligeable sans être considérable. Son importance s’explique par l’autonomie des usines décentralisées qui disposaient de leurs propres services centraux, y compris les études concernant la fabrication. On constate que les usines qui ont reçu le plus grand nombre de nouveaux cadres étaient celles de Cléon et du Mans, dont la production mécanique exigeait un personnel très qualifié. De plus, ces mutations ont été organisées par la Régie. En 1949 avait été créé un Service ingénieurs et cadres (SIC) chargé du recrutement, de la sélection, de l’orientation et du suivi de carrière de l’ensemble des techniciens et ingénieurs de l’entreprise, afin de stabiliser ces ingénieurs et cadres. Aussi, lorsque furent créées les usines décentralisées, le SIC fut-il chargé de répondre à leurs demandes concernant ce type de personnel. Les candidats désignés n’étaient mutés définitivement qu’après un stage dans l’usine d’affectation et avec l’approbation de celle-ci66. Les limites de cette promotion par mutation peuvent s’expliquer par le fait que Billancourt avait conservé le siège et donc les services centraux de la Régie. Ce site offrait donc des possibilités de promotion à tous ceux qui ont fait carrière dans ces ateliers ou bureaux67. 64. Michel FREYSSENET, Division du travail et Mobilisation quotidienne de la main d’œuvre…, op. cit., pp. 101 et 104. 65. Archives SHGR, BI 02 A, C D, P U ; BI 03, A, B I, F K, L O, P Z; Gilbert HATRY, op. cit., fasc. 1, pp. 44, 55, 76, 79, 82, 106 et 114. 66. T. CLAYSSEN, « Sélection, orientation et formation des ingénieurs et cadres » , Hommes et Entreprises, novembre 1959, pp. 1 4 ; Aimée MOUTET, op. cit., 2003, p. 23. Archives SHGR, 38/2317, Didier Limon, doc. cit., pp. 35, 37 et 39 : entre 1953 et 1965, la proportion d’OP dans les usines décentralisées a aug menté de 1 756 personnes, soit de près d’une fois et demie (141 %) alors que ce nombre diminuait de 2 470 à Billancourt, soit de plus d’un quart (25, 95 %). 67. Michel FREYSSENET, op. cit., 1980, p. 56; Aimée MOUTET, op. cit., 2003, p. 77.
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Les possibilités de promotion technique Les principales voies de promotion jusqu’au statut de cadre ont été créées par le progrès des techniques et de l’organisation. Dans l’entre-deux-guerres, il existait deux possibilités de promotion pour les ouvriers. La plus courante était la voie hiérarchique en occupant des postes d’autorité : chef d’équipe puis contremaître et enfin chef d’atelier. À la fin des années 1930, la croissance des usines de Billancourt a amené Louis Renault à décentraliser la direction de la fabrication en créant des départements à la tête desquels étaient placés des ingénieurs, responsables de leurs résultats68. L’essor continu de ce site a conduit la Régie à une nouvelle démultiplication des pouvoirs en instituant des groupes d’ateliers placés sous l’autorité d’un chef69. La seconde passait par des fonctions techniques : dessinateur puis agent technique. Là aussi les échelons se sont multipliés : dessinateur de petites études, d’études et projeteur70. Ainsi, la seule croissance de l’entreprise a multiplié les échelons intermédiaires qui permettaient de s’élever jusqu’au statut de cadre, le nombre de ces derniers augmentant également. Par ailleurs, la voie technique a été reconnue au même titre que celle des cadres subalternes. À partir de 1936, les agents techniques ont commencé à êtres assimilés aux grades de chef d’équipe ou contremaître, échelle hiérarchique officialisée par le nouveau système de promotion instauré en mars 195171. Il semble donc que le progrès des modes de production a valorisé les fonctions techniques par rapport à celles d’autorité. Cette évolution s’est renforcée au cours des Trente Glorieuses du fait de l’accélération des progrès technique et organisationnel. Sur les 82 cadres d’origine ouvrière dont nous avons examiné la carrière, 27 étaient passés par la voie des emplois d’autorité, 36 par celle de postes techniques, les 19 autres s’éparpillant entre les 68. Aimée MOUTET, Les Logiques de l’entreprise, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997, pp. 409 410. 69. Entretien Roger VACHER, 15 décembre 1997. 70. Entretien Jean GUITTARD, décembre 1976. Archives SHGR, BI 03 A : Abriol. 71. Direction du personnel, « Promotion du personnel », Bulletin technique, n° 5, mai juin 1951, p. 24.
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services sociaux, commerciaux ou les emplois de bureau. Les parcours professionnels ont parfois été complexes. Dans 9 cas l’ascension professionnelle a été obtenue en passant par des emplois alternativement de commandement et de nature technique ou organisationnelle. La plupart de ces cadres ont dû leur nomination dans des postes d’organisation ou d’études et essais à l’expérience acquise dans leurs fonctions d’autorité (7 cas dont 2 grâce à une formation extérieure, au CNAM pour l’un, au CIF pour l’autre)72. Dans 2 cas, c’est leur savoir technique qui a permis la promotion dans des postes de commandement. Les débuts de carrière de Roger Vacher montrent comment c’était possible. Passé par l’école d’apprentissage Renault, il a été formé dans le laboratoire de chimie au traitement électrolytique des surfaces. Quatre ans plus tard, il a été promu à la direction du laboratoire et du département de 400 à 500 personnes qui en dépendait73. Cette importance de la technique dans l’ascension professionnelle se manifeste également dans le fait que l’accession de contremaîtres au statut de cadre était facilitée par le fait d’avoir exercé leur commandement dans un atelier dont l’activité était hautement qualifiée : celui l’outillage, d’où étaient issus quatre cadres d’origine ouvrière74. Ainsi, le progrès du mode de fabrication, du point de vue des techniques ou de l’organisation, a offert aux ouvriers surtout professionnels de nouvelles possibilités de carrière débouchant sur le statut de cadre supérieur. Ont joué le progrès de la recherche, d’une part, celle du service des méthodes, de l’autre. La recherche portait à la fois sur l’outillage et les machines automatiques. Ainsi ont été créés, en 1950, l’usine de Rueil, centre d’études et de recherches, et, en 1951, une direction des études, recherches et recherches appliquées75. Une conférence sur l’automatisation du travail aux usines Renault en 1957 montre ainsi comment la Régie a étendu l’idée de transfert automatique des 72. Archives SHGR, BI 02 A, BI 03 B, BI03 F K, BI 03 L O, BI03 P Z ; Gilbert HATRY, op. cit., fasc. 1, pp. 13, 42, 50 et 80. 73. Aimée MOUTET, op. cit., 2003, pp. 20 22. 74. Archives SHGR, BI02 E J, K P, Q U ; Gilbert HATRY, op. cit., fasc. 1, p. 31. 75. Michel FREYSSENET, op. cit., p. 96.
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pièces des machines-outils à toute une série d’ateliers : emboutissage et fonderie à Billancourt, soudage des planchers de la Dauphine à Flins, traitements électrolytiques dans ces deux usines, etc. Elle indique également les progrès réalisés sur les caractéristiques des machines spéciales monoposte et des machines-transfert, les machines étant reliées entre elles et avec le montage par des magasins automatiques de pièces. L’auteur affirmait que la chaîne automatique des carters-cylindres de la Dauphine avait été celle qui avait demandé le plus d’heures du bureau d’études d’outillage, le plus de l’outillage et de conception de machines76. Dans les années 1950 ont été lancées des études de nouveaux modèles de voitures et de petits véhicules industriels pour remplacer la 4 CV et la Juva 4, afin d’élever la qualité des véhicules et aussi de répondre à l’évolution du marché automobile77. L’étude des méthodes a pris une importance nouvelle à partir de 1950 lorsque ont été introduits les systèmes américains de simplification du travail et de cotation de postes qui impliquaient une étude des postes et des chronométrages très précis, ainsi qu’un traitement statistique permettant de classer les différentes catégories de travaux selon leurs exigences en terme de qualité de la main-d’œuvre qui y était affectée. Ainsi, les effectifs des services des méthodes mécaniques sont passés de 146 personnes en 1949 à 159 en 1950-195178. Le résultat en termes de promotions a été que le plus grand nombre de cadres d’origine ouvrière qui sont passés par des filières techniques avaient été employés dans les différentes formes de l’organisation (16 personnes) et dans les études, recherches et recherches appliquées (14 personnes). Le contrôle de qualité, avec 6 cas, 76. Archives SHGR, conférences (1), André LUCAS, « Automatisation du travail à la Régie Renault », 8 12 avril 1957. 77. Michel FREYSSENET, op. cit., p. 100; Jean Louis LOUBET, op. cit., pp. 245 248 et 316. 78. Archives Renault, 41/1550, 10 juillet 1956, Pierre BÉZIER, « Évolution des effectifs des services de méthodes mécaniques » ; archives SHGR, fonds Aimé Jardon, Dossier technique, 28 juin 1950, « L’étude de poste » ; DELFOSSE, « Leçon IV », sd. (1950) ; DELFOSSE, « Amélioration des métho des », Bulletin technique, n° 1, décembre 1950, pp. 21 24 ; n° 12, juillet août 1952, pp. 21 24 ; n° 14, novembre décembre 1952, pp. 21 24 ; n° 15, février mars 1953, pp. 17 20.
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vient loin derrière, ce qui démontre que ce service n’a pu s’imposer que très lentement79. Finalement, par son expansion et l’adoption des moyens techniques et des systèmes d’organisation nouveaux inspirés de l’exemple américain, la Régie a augmenté et diversifié les emplois permettant de s’élever par promotion interne jusqu’au statut de cadre supérieur. Mais le niveau de plus en plus élevé des connaissances techniques exigé par ces postes en rendait plus difficile l’accès par la seule formation sur le tas. Sur les 82 cas que nous avons étudiés, 46 avaient un niveau supérieur au CAP lorsqu’ils ont commencé leur carrière d’ouvrier à la Régie, soit du fait de la formation et de l’expérience acquise à l’extérieur, soit par suite d’un niveau d’enseignement général ou professionnel élevé. Or, les cours de perfectionnement créés par la Régie commençaient à renforcer les inégalités dues à la formation scolaire au lieu de les compenser. La formation de niveau supérieur offrait en effet depuis la fin des années 1950 des conditions très favorables dont ne bénéficiaient pas les cours de perfectionnement pour cadres moyens et a fortiori les cours du soir. L’ascension professionnelle tendait ainsi à perdre sa continuité.
CONCLUSION L’exemple de l’entreprise Renault illustre explicitement la gestion inégalitaire des carrières ouvrières pratiquée au cours des Trente Glorieuses dans les industries de main-d’œuvre. Dans cette période marquée d’abord par la reconstruction, puis par la croissance économique et des changements techniques et organisationnels importants, l’essentiel de la politique de gestion du personnel est orientée en direction des salariés appartenant aux fractions intermédiaires et supérieures qu’il faut mobiliser, stabiliser et motiver durablement. La formation professionnelle, qu’elle concerne les jeunes ou les salariés adultes, devient un des principaux instruments de cette politique. C’est à elle que revient la tâche de préparer les 79. Patrick FRIDENSON, « Fordism and Quality, 1919 1993 », article base d’une communication au GERPISA, le 20 avril 1995.
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futurs personnels qualifiés de l’entreprise, d’établir la hiérarchie des fonctions et de justifier la place de chacun dans l’organisation. Au fil des années, elle devient le sas obligatoire pour qui souhaite gravir des échelons et gagner des responsabilités, sans toutefois que l’entreprise garantisse une quelconque ascension professionnelle pour récompenser les efforts individuels des personnels et les sacrifices consentis par leurs familles. Une véritable adéquation entre les formations et les emplois se met en place et établit une nouvelle régulation du fonctionnement de l’organisation. Celle-ci perdure encore puisque le diplôme est devenu indispensable aujourd’hui pour postuler à un emploi dans l’entreprise Renault. Dans cette évolution, les personnels les moins qualifiés n’ont pas disposé de réelles possibilités de rattrapage professionnel. Très rares ont été ceux à bénéficier de formations professionnelles qui restaient réservées aux personnels disposant déjà des qualifications les plus élevées et cela d’autant plus qu’ils étaient de plus haut niveau. La formation permanente à la Régie (imposée par la loi de 1971) favorisait les cadres en leur offrant des stages coûteux à l’extérieur, ce qui absorbait une part des crédits consacrés à cette obligation très supérieure à la proportion des cadres dans le personnel80. Ainsi, la primauté accordée au personnel de haut niveau dans l’ascension professionnelle, qui était apparue avec la création du Centre interentreprises de formation, n’a fait que se renforcer par la suite. En revanche, l’entreprise ne voyait pas l’intérêt d’investir dans la formation des ouvriers spécialisés, considérant que leur activité ne nécessitait pas un approfondissement des connaissances ou l’acquisition de nouveaux savoirs. Elle estimait que la concurrence sur la main-d’œuvre avec les autres entreprises de l’automobile ne s’opérait pas à ce niveau de qualification qui était assez répandu sur le marché du travail, mais bien plus au niveau des personnels les plus qualifiés qui étaient bien plus rares et dont les connaissances plus spécifiques nécessitaient des formations plus longues et plus coûteuses. La part accrue des immigrés dans le personnel des OS au tournant des années 19681970 n’a fait que conforter la Régie dans ce choix. 80. Gilles GAUTIER, op. cit., pp. 35 36.
4 Carrières d’OS depuis 1945. Les Algériens à Renault-Billancourt Laure Pitti
Les OS ont formé les gros bataillons de l’industrie automobile dans la deuxième moitié du XXe siècle – même si, en Europe et a fortiori aux États-Unis, la tendance s’amorce dès l’entre-deux-guerres1. Dans une étude parue en 1955, Alain Touraine allait même jusqu’à faire de cette « prépondérance numérique des OS » le « caractère le plus marquant de l’industrie automobile comme [de] toutes les industries travaillant en grande série2 ». Renault, qui servit alors de terrain d’enquête au sociologue, n’a pas échappé à la règle. Les OS ont été une figure centrale des usines historiques de la firme à Billancourt, jusqu’à leur être indissociablement liés ; pour preuve, rares sont ceux qui manquent de les évoquer lorsqu’il est question de l’histoire quasi séculaire d’une île Seguin3 1. Voir notamment Michel FREYSSENET, Andrew MAIR, Koichi SHIMUZU, Giuseppe VOLPATO, Quel modèle productif ? Trajectoires et modèles industriels des constructeurs automobiles mondiaux, Paris, La Découverte, 2000 ; Patrick FRIDENSON, Histoire des usines Renault, tome I : Naissance de la grande entre prise, 1898 1939, Paris, Le Seuil, 1972 (rééd. 1998), pp. 287 288 et « Automobile Workers in France And Their Work, 1914 1983 » in Steven Kaplan, Cynthia Koepp (dir.), Work in France, Ithaca, Cornell University Press, 1986, pp. 514 547. 2. Alain TOURAINE, L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, Éditions du CNRS, 1955, p. 100. 3. Par exemple, dans le documentaire que Mehdi Lallaoui a consacré à l’île Seguin en 2003 2004, dans un contexte de démolition imminente, tous les interviewés associent les OS à l’histoire de l’île, que lesdits interviewés aient été OS ou non. Mehdi LALLAOUI, Retour sur l’île Seguin, documentaire, couleurs, France, production France 3 Île de France. Centre / Mémoires vives productions, 52’, 2004.
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aujourd’hui en voie de transformation radicale, dont ils seraient les « derniers témoins4 ». Parmi les hommes de Renault-Billancourt, au premier rang desquels (numériquement) les ouvriers, nombre firent en effet carrière à l’usine comme OS (ou agents productifs à partir du milieu des années 1970). L’expression « carrière d’OS » heurte l’oreille : les OS, dont la spécialisation, faut-il le rappeler, réside dans la répétitivité du geste, ne sont-ils pas en effet l’emblème par excellence de la stagnation professionnelle, là où l’idée de carrière évoque la mobilité, si ce n’est la promotion5 ? J’emploie à dessein le terme de carrière, dans la mesure où celui-ci, comme objet d’étude, impose une méthode qui, si elle prend des noms différents selon les champs disciplinaires – la démographie et la sociologie (des carrières et plus largement des professions6) la diront « longitudinale », là où les historiens parleront plus volontiers de prosopographie7 –, s’appuie sur un même objet : l’analyse des trajectoires professionnelles, dans la durée. En la matière, il est un profil et une carrière-types de l’OS de l’industrie automobile : ceux de l’OS immigré, figure de l’OS à vie, et plus particulièrement de l’OS algérien (à Billancourt), marocain ou yougoslave (à Flins, Peugeot-Sochaux puis CitroënAulnay8) – là où les émigrés européens (russes et italiens dans 4. Voir par exemple Renaud SAINSAULIEU, Ahsène ZEHRAOUI (dir.), Ouvriers spécialisés à Billancourt. Les derniers témoins, Paris, L’Harmattan, 1995. 5. Everett C. HUGHES, « Carrières » in Le Regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et présentés par Jean Michel Chapoulie, Paris, EHESS, 1996, pp. 175 185, p. 175. 6. Claude DUBAR, Pierre TRIPIER, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin,1998, notamment pp. 93 111. 7. Encore que les distinctions ne soient pas si figées en matière d’étude du travail et des professions. Voir notamment Delphine GARDEY, La Dactylographe et l’Expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890 1930, Paris, Belin, 2001, pp. 227 sqq. et Catherine OMNÈS, Ouvrières parisiennes. Marchés du travail et trajectoires professionnelles au XXe siècle, Paris, EHESS, 1997, pp. 13 15 et pp. 341 345. Le terme de prosopographie reste, quant à lui, fortement indexé à l’étude d’itinéraires militants. Voir par exemple Serge WOLIKOW, Écrire des vies : biographie et mouvement ouvrier, XIXe XXe siècles, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1994. 8. En matière de recrutement, d’emploi et de gestion de la main d’œuvre coloniale et étrangère, voir, pour Citroën, le récit de la journaliste Floriane BENOIT, Citroën, le printemps de la dignité, Paris, Éditions sociales, 1982 ; pour Peugeot, Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine. Cinquante ans d’histoire à Peugeot Sochaux, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2002,
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l’entre-deux-guerres, espagnols puis portugais après 1945) sont moins nombreux à être OS et le restent moins longtemps9. Mais, et l’un des objets de cette contribution est de le montrer, ces données typifiées contrastent fortement avec la mosaïque des trajectoires individuelles. Si Abdelmalek Sayad écrivait au sujet de l’immigration « réintroduire les trajectoires complètes, c’est […] rompre avec l’image “éternisée” de l’immigré10 », on montrera en l’occurrence, en lui empruntant sa formule pour l’appliquer au double champ des trajectoires migratoires et professionnelles, que c’est aussi rompre avec l’image éternisée de l’OS immigré. Quelle image ? Celle d’OS le devenant et le restant parce qu’étant peu ou pas formés, ne parlant pas français, constituant une main-d’œuvre instable et sans expérience industrielle – traits récurrents par exemple dans les études des directions du personnel d’entreprise (telles Renault11) ou d’organisations patronales (telles l’Union des industries métallurgiques et minières12). Je m’appuierai sur le cas, à plus d’un titre emblématique, de l’entreprise Renault et plus particulièrement sur l’étude longitudinale d’un échantillon de 993 ouvriers algériens y ayant
notamment pp. 174 177 ; pour Renault, Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers étrangers en France, doctorat d’histoire, sous la direction de René Gallissot, université Paris VIII, 2002 (à paraître sous le titre D’Alger à Billancourt. Ouvriers et militants algériens aux usines Renault, 1945 1975, Saint Denis, Bouchène, 2007), pp. 100 171. 9. Voir les travaux d’Edgardo BILSKY, notamment « Mobilité professionnelle et intégration : les Italiens et les Espagnols dans les usines Renault (1939 1946) » in Pierre Milza, Denis Peschanski (dir.), Italiens et Espagnols en France, 1938 1946, Paris, Institut d’histoire du temps présent, 1991, pp. 327 341 et « Le passage par la grande industrie : le cas des Italiens aux usines Renault (1919 1962) » in Antonio Bechelloni, Michel Dreyfus, Pierre Milza (dir.), L’Intégration italienne en France, Bruxelles, Complexe, 1995, pp. 341 352. 10. Abdelmalek SAYAD, « Les trois âges de l’émigration », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 15, juin 1977, pp. 58 79, p. 58. 11. Voir par exemple Régie nationale des usines Renault, Direction cen trale du personnel et des relations sociales, service Études, méthodes de ges tion du personnel, documentation et statistiques, La Main d’œuvre étrangère à la Régie nationale des usines Renault, 14 avril 1969, rapport dactylographié. 12. UIMM, Le Problème des OS, rapport du groupe d’étude patronal, novembre 1971.
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travaillé après 194513, pour montrer qu’un tel argumentaire est souvent contredit par la variété et la richesse des trajectoires professionnelles de ces ouvriers (dans et en amont de leur embauche dans l’entreprise), comme par la pluralité de leurs activités concrètes – qui contredit l’unicité et la pauvreté du « travail d’OS ».
ALGÉRIENS À RENAULT-BILLANCOURT : LES OS PAR EXCELLENCE À plus d’un titre, l’usine Renault de Billancourt apparaît comme un cas d’école pour qui s’intéresse à l’histoire des OS étrangers. Pour preuve, le contrat de connaissance Les OS dans l’industrie automobile, impulsé par le ministère du Travail en 1983, prenait déjà pour terrain l’entreprise nationalisée, en premier lieu sur son site de Billancourt – auquel s’ajoutait, selon les axes de la recherche, celui de Flins14. Dès l’entre-deux-guerres, les manœuvres et OS forment, dans ce qui est alors la Société anonyme des usines Renault, les deux tiers du personnel ouvrier de Billancourt (68,2 % en 1939)15. À eux seuls, les OS représentent 60 % des ouvriers de l’usine en 1955. Cette proportion reste, grosso modo, inchangée jusqu’au milieu des années 1970 : début 1974, 57,5 % des ouvriers de Renault sont AP (agents productifs, classification qui remplace celle d’OS dans la grille Renault)16. Cette prédominance des OS, même si elle diminue tendanciellement, demeure un des traits marquants de la physionomie du personnel ouvrier jusqu’au premier plan social que connaît l’entreprise en 1984, voire, pour Billancourt, jusqu’à la fermeture de l’usine en 199217. 13. Étude que j’ai réalisée à partir des dossiers individuels du personnel de l’entreprise. Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt…, op. cit., pp. 172 327. 14. Contrat de connaissance CNRS/RNUR, Les OS dans l’industrie auto mobile, n° 10 01 401 / CNRS 10, 1984 1986, sous la direction de Jacqueline Costa Lascoux et Émile Temime. 15. Alain TOURAINE, op. cit., p. 84. 16. Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt…, op. cit., p. 113, pp. 163 164 et pp. 276 277. 17. À l’annonce de la fermeture de Billancourt en novembre 1989, les ouvriers peu qualifiés (P1 depuis la grille de 1975) constituent l’écrasante
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De ces OS, les Algériens deviennent, à compter de 1945, la principale composante parmi les ouvriers « non métropolitains » (selon la terminologie de l’entreprise18) : en 1954, 75 % des ouvriers algériens sont OS dans l’usine Renault de Billancourt ; manœuvres et OS forment 95 % des ouvriers algériens contre 68 % pour l’ensemble du personnel ouvrier de l’usine. Ceux-ci fournissent ainsi les plus gros bataillons d’emplois de manœuvres et d’OS, désertés par les Français (de métropole) : pour preuve, lorsque, entre 1952 et 1954, la part que représentent les manœuvres et OS dans le personnel ouvrier diminue (-2,5 %), cette baisse est moindre parmi les ouvriers algériens (-1,5 %). OS et Algériens se confondent à Billancourt à compter des années 1945-1950, d’autant que les seconds représentent plus des deux tiers (69 %) d’une main-d’œuvre étrangère et coloniale elle-même concentrée, en quasi-totalité (98 % en 1955), dans l’établissement historique de la firme19. En ceci, Renault se distingue de la majorité des entreprises métropolitaines qui répugnent à embaucher des « Nord-Africains », en dépit des dispositions légales donnant priorité à l’embauche des nationaux sur le territoire métropolitain – « Français musulmans d’Algérie » inclus20. À n’en pas douter, le caractère nationalisé de l’entreprise joue dans cette singularité : si, dans la première moitié des années 1950, Renault déclare donner une priorité « relative » à l’embauche d’ouvriers « nord-africains » par rapport à celle d’ouvriers étrangers (un ouvrier étranger majorité des ouvriers immigrés. Voir Rachid BENATTIG, Myriam CAMPINOS DUBERNET, Emmanuel QUENSON, Olivier MARÉCHAU, Que sont devenus les anciens salariés de Renault Billancourt ? Reconversions professionnelles et itinéraires individuels des adhérents à la convention de conversion, rapport de recherche, GIP Mutations industrielles, 1994, p. 26. 18. Qui, en outre, ne comptabilise comme « immigrés » que les migrants recrutés par l’intermédiaire de l’ONI. En toute rigueur, les Algériens (ou Français musulmans d’Algérie selon la dénomination institutionnelle de l’époque), sujets français libres de circuler entre l’Algérie et la France, ne sont donc pas comptabilisés parmi les immigrés, à la différence des Marocains, Tunisiens et a fortiori des ressortissants des pays européens d’émigration (Italie, Espagne, puis Portugal). 19. Outre ces 69 % d’Algériens, la main d’œuvre étrangère et coloniale est composée de 26 % d’étrangers (Italiens, Espagnols, Russes) et de 5 % de pro tégés français. 20. Voir notamment l’arrêté du 26 juillet 1949 cité par Andrée MICHEL, Les Travailleurs algériens en France, Paris, Éditions du CNRS, 1956, p. 59.
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pour 25 à 30 ouvriers « nord-africains »), elle se veut et se dit entreprise modèle en la matière21. L’équation « OS = algérien » se vérifie encore après l’indépendance de l’Algérie en 1962. Certes, le recrutement d’ouvriers étrangers se diversifie en termes d’origines nationales à partir de la deuxième moitié des années 1960, et ne concerne plus principalement Billancourt – qui emploie 66,6 % des ouvriers étrangers de Renault en 1970 contre 98 % au milieu des années 1950. Mais si les Marocains deviennent progressivement majoritaires à Flins, les Algériens constituent toujours, à Billancourt, la principale composante de la main-d’œuvre étrangère : 32,2 % en 1970, 35,5 % en 1984. Les réseaux de connaissance liés à l’ancienneté du recrutement algérien expliquent en partie cette particularité. Mais le pôle d’attraction que constitue l’usine de Billancourt, réputée laboratoire social (en termes de salaires et de congés payés notamment), a aussi son importance. Cependant, les emplois auxquels sont embauchés les ouvriers algériens, les carrières qu’ils font dans les ateliers du « Trapèze » ou de l’île Seguin, conduisent à nuancer ce symbole.
EMBAUCHÉS AU PLUS BAS DE LA HIÉRARCHIE, OS POUR SEUL HORIZON Embauchés à Billancourt du début des années 1950 au milieu des années 1960, les ouvriers de mon échantillon22 ont, en grande majorité, quitté l’usine – ou l’entreprise pour ceux qui, mutés dans l’intervalle, ont travaillé dans d’autres établissements de la firme –, dans le courant des années 1970, voire pour quelquesuns à la fin des années 1990 ou au début des années 2000. Cette étude traite donc de carrières souvent longues23, pour une grande part sur une période (les Trente Glorieuses) caractérisée par 21. Voir RNUR, Réception des délégués par la direction, 12 septembre 1951, p. 3 (archives Renault, documentation historique, secrétariat du P DG, dossier n° 50) et « Plus de 70 % des Nord Africains employés à la Régie Renault sont des ouvriers spécialisés », Le Monde, 6 novembre 1954, p. 4. 22. Sur la constitution et les modalités de traitement de cet échantillon sta tistique, voir Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt…, op. cit., pp. 181 208. 23. Pour le détail des résultats, voir les chapitres 4, 5 et 6 de ma thèse, op. cit.
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d’importants changements dans l’organisation de la production automobile. Les classifications, les emplois, les rémunérations des ouvriers connaissent alors une évolution importante, dont deux des traits majeurs résident indéniablement dans la décadence des vieux métiers et l’accroissement de la productivité du travail par l’introduction de nouvelles machines, de nouvelles normes et techniques de mesure du travail et de nouveaux systèmes de classifications et de rémunération du personnel productif (tel celui dit de cotation de poste, à Renault)24. Mais ces changements, s’ils ont une incidence sur les classifications à l’embauche des ouvriers algériens, n’en ont pas sur la position que ces derniers occupent dans la hiérarchie des emplois ouvriers, ni sur les secteurs de la production auxquels ils sont affectés.
« Nord-Africain tu es, comme manœuvre ou OS tu seras embauché » Certes, tout au long des années 1950, les Algériens sont de plus en plus nombreux à être embauchés comme OS, de moins en moins nombreux à l’être comme manœuvres : 44 % des embauchés sont manœuvres et manœuvres gros travaux (MGT) en 1950 ; en 1960, manœuvres et MGT représentent 32 % des embauchés. C’est que les catégories « Manœuvres » et « MGT » tendent à disparaître progressivement chez Renault, dès la fin des années 1940 pour la première, dans le courant des années 1950 pour la seconde25 – une disparition annoncée par Pierre Lefaucheux dès 194726. La forte proportion d’OS dès l’embauche n’est donc pas le 24. Laure PITTI, « De la différenciation coloniale à la discrimination systémique ? La méthode Renault de qualification du travail et ses effets sur les relations professionnelles, 1952 1973 », La Revue de l’IRES, premier semestre 2005. 25. Si les « MGT » sont classés dans la catégorie générique des manœuvres sur la grille Parodi, leur rémunération et leurs tâches sont, à Renault, plus proches de celles des OS1 que de celles des « manœuvres ordinaires ». Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt…, op. cit., pp. 216 220. 26. RNUR, Direction générale, Conférence extraordinaire tenue le 13 janvier 1949 entre les représentants des quatre syndicats et la direction générale de la Régie nationale des usines Renault, compte rendu dactylogra phié, s.d., p. 2 (archives Renault, documentation historique, secrétariat du P DG, dossier n° 50).
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signe d’une politique de promotion des « Nord-Africains » en amont de leur embauche ou de leur venue en métropole, ni le fruit des dispositifs de formation mis en place par le ministère du Travail – à l’inverse de ce que Jean-Jacques Rager écrivait en 1955, dans un rapport établi à la demande du Haut Comité consultatif de la population et de la famille : L’Émigration en France des musulmans d’Algérie27. Dans l’automobile des années 1950 et a fortiori 1960 et 1970, être embauché comme OS signifie être embauché au bas de la hiérarchie. Embauchés aux tout premiers échelons, les Algériens le sont également dans les ateliers où les conditions de travail sont les plus pénibles : à l’emboutissage-tôlerie pour 22 % des embauchés entre 1950 et 1960 (tout particulièrement sur les grosses presses d’emboutissage) ; dans les ateliers de carrosserie et sur les chaînes de montage pour 17 % ; en fonderie pour 16,8 % ; aux forges pour 9 % ; au caoutchouc enfin pour 6 %. Le bruit (de 95 à 100 décibels dans les ateliers des presses, là où les normes en matière d’intensité sonore fixent le seuil de la douleur à 110 décibels), la chaleur et les émanations toxiques sont donc le lot quotidien d’une écrasante majorité d’ouvriers algériens. Bien plus, au terme d’une analyse combinée des classifications et des affectations à l’embauche des ouvriers de l’échantillon, tout porte à conclure à une gestion doublement différenciée. Les Algériens sont en effet embauchés comme MGT dans les ateliers où les OS sont majoritaires au sein du personnel ouvrier et comme OS dans les ateliers où les ouvriers professionnels (OP) prédominent. À l’emboutissage, où 60 % des ouvriers sont OS, les Algériens embauchés le sont, quant à eux, à 60 % comme MGT. Aux forges, où l’on compte 50 % d’OS et 41 % d’OP parmi les ouvriers, les Algériens, eux, sont pour moitié manœuvres, pour moitié OS. Cette première conclusion est renforcée par la mise en relation des classifications et des emplois pour lesquels ces ouvriers sont embauchés. En effet, la hiérarchie des emplois est théoriquement graduée selon la formation et le temps d’adaptation que ceux-ci nécessitent, selon la responsabilité qu’ils entraînent également 27. Jean Jacques RAGER, L’Émigration en France des musulmans d’Algérie, rapport établi à la demande du Haut Comité consultatif de la popu lation et de la famille, 1955, p. 110.
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pour les ouvriers qui les occupent. Un fondeur, chargé de la coulée de fonte, ou un soudeur sont ainsi classés Professionnels durant les années 1950 à Billancourt. Or, pour les Algériens, la pratique déroge à la théorie : Kaci B., embauché comme fondeur en juillet 1950, l’est à l’échelon OS1. Il en est de même pour Ibrahim A., embauché en juin 1950 comme soudeur à l’échelon OS1, alors même qu’il a déjà travaillé comme soudeur dans une autre entreprise. Avoir un bagage de formation ne change pas la donne : Mahfoud C., Abdallah B. et Rachid O, titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de fraiseur pour les deux premiers, de tourneur-ajusteur pour le troisième, sont embauchés comme OS1 – et affectés respectivement à l’emboutissage, à l’usinage des moteurs et au décolletage. S’ils sont mieux classés que les Algériens sans CAP (lesquels, lors de l’embauche dans ces ateliers, sont massivement classés comme manœuvres), ils sont moins bien classés que les Français « de métropole » – embauchés a minima comme Jeunes Professionnels ou Professionnels stagiaires lorsqu’ils détiennent un CAP. À formation égale et affectation identique, la classification change donc selon l’origine – ethnique davantage que nationale puisque, en droit, les Algériens à l’époque sont français. Si, dans l’ensemble, elle est fonction de l’organisation du travail et de ses évolutions, la physionomie des embauches atteste, pour ce qui est des ouvriers algériens, d’une double assignation. La mise en relation emplois/classifications le montre : en ce qui les concerne, la physionomie des embauches est moins liée à une déqualification du travail ouvrier ou à un manque de formation qu’à une discrimination systématique – et ce d’autant que celle-ci se double de dispositifs d’encadrement particuliers dans l’espace même de l’usine (bureau d’embauche distinct, assistantes sociales spécialement dévolues aux « NordAfricains », formation de l’encadrement à la gestion de cette main-d’œuvre particulière, sous la houlette d’un spécialiste de la « civilisation nord-africaine 28 »…). 28. RNUR, Direction des relations sociales, Le Problème « nord africain » à la RNUR, documentation technique, dactylographiée, 10 novembre 1954, et, sur ce point, Laure PITTI, « Les “Nord Africains” à Renault au début des années 1950 : un cas d’école de gestion coloniale de la main d’œuvre en métro pole », Bulletin de l’IHTP, n° 83, premier semestre 2004, pp. 128 143.
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De toute évidence, le rôle de l’encadrement est central dans ce processus de gestion différenciée à l’embauche : ce sont en effet les contremaîtres qui font passer et sanctionnent l’essai professionnel, étape nécessaire (mais non suffisante) à une classification comme Professionnel. Mais les profils de carrière des ouvriers algériens, étonnamment homogènes en terme de classifications, en dépit de mutations parfois nombreuses dans des ateliers différents, incitent à chercher les raisons de ces processus d’assignation au-delà de la seule sphère de l’atelier ou du département – et de la seule responsabilité de l’encadrement.
Des carrières entre stagnation et régression Si, à l’embauche, les ouvriers algériens de l’échantillon se répartissent entre 37 % de MGT et 61 % d’OS (dont 35 % d’OS1 et 26 % d’OS2), leurs classifications professionnelles lorsqu’ils quittent l’usine donnent d’emblée une idée du point de butée de leur progression : à leur départ de l’usine, 21 % d’entre eux sont MGT (ou équivalent) et 70 % OS (ou équivalent) – dont 27 % d’OS1 et 43 % d’OS2. Prédominante à l’embauche, la classification d’OS reste le seul point d’horizon des carrières que ces ouvriers effectuent dans l’entreprise. Qui plus est, la forte proportion d’OS2 parmi les ouvriers de l’échantillon quittant l’usine doit être lue à l’aune des modifications de la grille de classifications. Dans l’intervalle couvert par les embauches et départs des ouvriers de l’échantillon, soit de 1950 à 2002 mais, pour une majorité, de 1950 à 1968, la classification d’OS change sous le coup de la mise en place du système dit de cotation de poste. Les catégories de manœuvres et d’OS1 disparaissent au profit de la seule catégorie d’OS2, différenciée par toute une gamme de coefficients. Au terme de ces carrières, la prédominance des OS2 parmi ceux qui quittent l’usine (43 % contre 26 % à l’embauche) n’est donc pas forcément la marque d’une promotion. Certes, à l’embauche comme dans la durée, les Algériens ne sont pas les seuls OS. Mais leurs carrières en font, là encore, des figures d’OS immigrés par excellence, toujours plus OS que les autres. Pour preuve, lorsque, en juillet 1972, un échelon de Professionnel de fabrication entre en application (le P1F, sorte d’intermédiaire entre les OS et la filière des Professionnels), il est
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suivi d’un mouvement de promotion et la différenciation des schémas de progression parle d’elle-même : entre octobre 1971 et octobre 1972, la proportion de Professionnels (P1F inclus) a augmenté de 7,4 % parmi les ouvriers « nord-africains » à Billancourt, là où la hausse est de 13 % parmi les ouvriers italiens, espagnols et portugais (ainsi regroupés dans les statistiques de la direction du personnel de l’entreprise) et de 46 % parmi les ouvriers français29. Certes, le taux de Professionnels est quatre fois plus élevé à leur départ de l’usine qu’à l’embauche (7 % contre 1,2 %) parmi les ouvriers de l’échantillon. Mais, d’une part, ce taux reste très bas comparativement à l’ensemble du personnel ouvrier de l’usine (7 % contre 30 % de Professionnels en moyenne du début des années 1950 à la fin des années 1970) ; d’autre part, ce taux est, une nouvelle fois, à mettre en relation avec les grilles de classifications. À Renault, en effet, les ouvriers algériens deviennent P1 quand la classification P1, sous l’effet des modifications successives des grilles de classification (en 1973 et a fortiori 1975) et dans un processus de déqualification du travail, en vient à constituer davantage le dernier échelon des OS que l’entrée dans la filière des Professionnels. Ces carrières lentes, si ce n’est immobiles, sans autre horizon que celui d’OS (ou équivalent), contrastent avec la mobilité sectorielle de ces ouvriers, laquelle témoigne d’une formation « en pratique », voire d’une polyvalence (garantes en théorie d’un accès à la filière professionnelle), qui viennent contredire le classement des ouvriers algériens parmi les ouvriers « à faible potentiel30 ». La carrière d’un Ahmed G. en témoigne, comme elle témoigne de la lenteur et de l’irrégularité de la progression professionnelle des ouvriers algériens, en même temps que de l’évolution de ses points de butée. 29. RNUR, Direction centrale du personnel et des relations sociales, ser vice 07.16 Contrôle social, Évolution comparée des effectifs inscrits Régie par groupe de nationalités (31 octobre 1971 et 31 octobre 1972). Situation à Billancourt, décembre 1972, documentation jointe au dossier « CE Billancourt, séance sociale du 12 janvier 1973 » (archives Renault, classement contrôle social 07.16, dossier n° 130, « PV CE séances 1972/73/74, du 8 décembre 1972 au 12 janvier 1973 »). 30. Voir dans cet ouvrage la contribution d’Aimée Moutet et d’Emmanuel Quenson.
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Embauché à Billancourt le 11 avril 1962, à 23 ans, Ahmed G. débute comme ONS (ouvrier non spécialisé, équivalent de manœuvre dans la grille de l’époque), au coefficient 125 (classe 4)31 ; il est affecté au département 13 (entretien) et change une première fois de catégorie professionnelle le 2 novembre 1962, en même temps que d’affectation, devenant OS2 travaux divers coefficient 125 (classe 4) à l’atelier 96.52 (« magasins et manutention de l’usine O », ou usine d’outillage). Restant dans le même atelier jusqu’en janvier 1966, il y est déclassé sur un poste d’ONS, coefficient 121 (classe 3), le 1er avril 1964 : avec le régime de cotation de postes, le seul changement de poste au sein d’un même atelier peut en effet aboutir à un déclassement et, ce faisant, à une baisse de rémunération. Muté le 1er janvier 1966 en carrosserie (atelier 75.40, préparation et montage tôlerie), il y reste d’abord ONS, puis redevient OS2 travaux divers un mois plus tard, au coefficient 130 (classe 5). Il demeure ensuite OS2 au moins jusqu’en 197632, progressant peu dans la grille de classifications et de rémunérations, en dépit de ses mutations successives : à l’entretien tout d’abord, où il est OS2 machine au coefficient 139 (classe 7) d’avril 1966 à mai 1967 ; au magasin général de pièces de rechange machines-outils (atelier 90.15) ensuite, où il travaille de mai 1967 à janvier 1970 toujours comme OS2 machine coefficient 139 puis 140 (classe 7) ; puis de nouveau à l’entretien de janvier 1970 à mai 1971 (encore comme OS2 machine, coefficient 140). Il est alors muté au service imprimeriecourrier, où il travaille comme OS2 coefficient 149 (nouveau coefficient de la classe 7 à compter de juin 1971), puis comme APC (agent productif catégorie C, équivalent OS) coefficient 160 à compter de juin 1973 et ce au moins jusqu’en 1976. 31. Le système de classifications et de rémunérations dit de cotation de poste distingue les postes de travail selon un certain nombre de critères (exi gences physiologiques, nuisances, exigences psychotechniques, valeur du poste…), auxquels correspond un nombre de points, eux mêmes regroupés en « tranches de points » qui déterminent des « classes de rémunération » (à leur tour subdivisées en indices selon l’ancienneté). Il y avait 19 classes de salaires dans la première grille de classifications et de rémunérations de ce type à Renault, en 1962, dont 10 pour les seuls ONS et OS. Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt…, op. cit., pp. 228 231. 32. Date à laquelle s’arrêtent les « fiches informatiques » qui ont constitué un des matériaux de mon étude, empêchant de reconstituer l’évolution de sa carrière au delà.
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Lorsqu’il quitte l’entreprise, le 1er mars 1997, pour partir à la retraite, ayant entre temps été muté à Flins, Ahmed G. est « P1 agent qualifié spécialisé », au coefficient 185. En trente-cinq ans de carrière à Renault, sans que ce soit faute de changer d’affectation, il n’aura donc progressé que de deux échelons et n’aura pas accédé à la filière professionnelle si l’on considère que celleci débute à l’échelon P2 à compter de 1975. Parmi les ouvriers de l’échantillon qui, comme Ahmed G., quittent l’entreprise après le 1er janvier 1990 avec une ancienneté moyenne de trente et un ans (ils sont 21), deux tiers terminent leur carrière comme APQ (agent productif qualifié) ou P133. Le contraste entre mobilité sectorielle et stagnation professionnelle, dont cet exemple est emblématique, apparaît comme l’un des traits majeurs des carrières des ouvriers algériens à Renault. Il montre que les nombreux changements d’affectation (dits « mutations »), qui débouchent bien souvent sur un changement non seulement de poste mais aussi de type d’activité, ne sont pas considérés comme le signe d’une polyvalence par la direction du personnel de la firme – au moins en ce qui concerne ces ouvriers. Renault : un laboratoire social ? Le symbole est écorné, et ce d’autant que l’argumentaire déployé par la direction pour expliquer l’absence de promotion professionnelle des OS algériens, confronté à la matérialité des trajectoires de ces derniers – à Renault et en amont de leur embauche dans l’entreprise –, ne fournit pas d’explication probante.
Quand les itinéraires professionnels démentent la réputation des OS… Dès le début des années 1950, trois arguments sont avancés par la direction (en premier lieu du personnel) de l’entreprise pour expliquer ces carrières stagnantes, d’abord déployés à l’endroit spécifiquement des « Nord-Africains », puis opposés aux OS étrangers dans leur ensemble dans la deuxième moitié des années 1960 : « le faible niveau d’instruction et de formation 33. Trois terminent leur carrière comme APQ, 11 comme P1, 6 comme P2, aucun comme P3 et 1 comme ETAM ; 18 d’entre eux n’accèdent donc pas à la filière professionnelle.
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manuelle34 », l’absence d’expérience du travail dans les industries mécaniques, « l’instabilité » ou la faible durée de présence dans l’entreprise enfin, laquelle est vue comme inhérente à la condition de migrant35. Or l’étude des trajectoires professionnelles des ouvriers de l’échantillon, en amont de leur embauche dans l’entreprise, témoigne d’une richesse d’itinéraires qui contredit d’emblée l’absence de formation, au moins « en pratique » : parmi les 680 ouvriers de l’échantillon dont la trajectoire en amont de l’embauche a pu être reconstituée en intégralité, 90 % ont déjà travaillé en France (métropolitaine). En ce qu’elle est mobilité géographique, la migration apparaît ainsi comme un gage d’expérience professionnelle et les trajectoires migratoires rendent compte de parcours professionnels – dans la chimie lyonnaise et plus encore dans la sidérurgie lorraine ou la métallurgie parisienne. Plus encore, l’industrie automobile apparaît centrale dans ces trajectoires, invalidant l’absence d’expérience en la matière : plus d’un tiers des ouvriers de l’échantillon ont, en effet, déjà travaillé dans le secteur automobile avant leur embauche à Renault. Au contraire, l’étude croisée des trajectoires en amont de l’embauche et des schémas de progression dans l’entreprise des 375 ouvriers de l’échantillon36 ayant une expérience de l’industrie mécanique ou automobile montre que celle-ci n’est en rien un gage de promotion. Embauchés comme manœuvres et OS sensiblement dans les mêmes proportions que l’ensemble de l’échantillon, ces ouvriers sont pour près de la moitié OS2 (44 %) lorsqu’ils quittent l’usine – comme l’ensemble des ouvriers de l’échantillon (43 %). Enfin, défaisant l’équation « main-d’œuvre immigrée = turnover ou instabilité », les trajectoires professionnelles des ouvriers 34. Du douar à l’usine, brochure « à l’usage des cadres et de la maîtrise », Paris, ESNA (Études sociales nord africaines), novembre 1956, p. 30. 35. Voir notamment RNUR, DRS, Le Problème « nord africain »…, op. cit., p. 1 et « Question n° 27 : quelle est la stabilité de l’emploi de la main d’œuvre immigrée ? » in RNUR, DCPRS, service 07.16 Contrôle social, comité central d’entreprise, minutes, séance du 13 décembre 1968, p. 141 (archives Renault, classement Contrôle social 07.16, dossier n° 75, « CCE, minutes des séances, décembre 1968 juin 1969 »). 36. Soit 53 % de ceux dont le type de dossier du personnel permet de connaître l’itinéraire en amont de l’embauche dans l’entreprise.
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de l’échantillon témoignent d’un processus de stabilisation progressive (dont on peut, avec Abdelmalek Sayad et Geneviève Massard-Guilbaud37, dater les débuts dans les années 1930-1940). Si la durée d’emploi moyenne de ces ouvriers à Renault-Billancourt est de cinq ans et trois mois, près d’un quart y travaille a minima sept ans et, pour 12 %, plus de quatorze ans. L’image d’une noria entre la France et l’Algérie, récurrente dans les propos de la direction du personnel jusqu’à la fin des années 1960, n’est donc clairement plus opératoire pour les migrants algériens dès les années 1950 et a fortiori 1960. Absence de formation manuelle, inexpérience, instabilité : un à un, les arguments tombent. Et, au fil de ces trajectoires ouvrières, une conclusion s’impose, nette : la stagnation professionnelle des ouvriers algériens de Billancourt résulte d’un processus d’assignation davantage qu’elle ne procède de différences de « bagages » objectivement constatables ou de traits qui seraient inhérents à l’expérience migratoire. Pour une part, cette assignation à un statut d’OS est marquée du sceau colonial, patent dans les années 1950 ; mais elle découle également d’une équation que ne dément pas la production de masse de la fin des années 1960 et que l’on pourrait résumer d’une formule lapidaire : « besoin d’OS, carrières d’OS ». L’absence d’offre de formation effective et suivie en témoigne : « sessions de préformation » et autres « stages » (de monteurs sur presse dans les années 1970 notamment) restent sans suite. OS étaient ces hommes de l’automobile, OS ils sont restés. De ce statut d’OS immigré, Billancourt aussi fut un laboratoire.
37. Adbelmalek SAYAD, « Les trois âges… », art. cit. et Geneviève MASSARD GUILBAUD, Des Algériens à Lyon, de la Grande Guerre au Front populaire, doctorat d’histoire, sous la direction d’Yves Lequin, université Lyon II, 1989, publiée sous le même titre, Paris, L’Harmattan, 1995.
5 Les cadres et l’organisation de l’entreprise : Renault, 1945-1985 Patrick Fridenson Les mots ont changé. Les choses aussi ont changé. Avant la Seconde Guerre mondiale on parle dans l’industrie automobile française en général et chez Renault en particulier de collaborateurs. On ne parle pas d’ingénieurs et cadres. On parle pour eux d’appointements et on ne parle pas de salaires1. Après la fin de la guerre2, les mots ne vont plus être les mêmes et pas davantage les choses. C’est que, parallèlement au grand mouvement de recrutement d’une nouvelle population ouvrière que d’autres chapitres de ce livre étudient, on voit l’industrie automobile française devenir un grand attracteur d’ingénieurs et cadres, d’employés, techniciens et agents de maîtrise. Au point qu’aujourd’hui Renault compte, comme PSA Peugeot-Citroën, davantage de cols blancs que de cols bleus : 60,7 % en 20043. En revanche, les équipementiers de l’automobile en ont une proportion plus traditionnelle : 33 % en 20054. Une situation analogue 1. Delphine GARDEY, La Dactylographe et l’Expéditionnaire. Histoire des employés de bureau 1890 1930, Paris, Belin, 2001, IIe partie. 2. Au début de 1945 les deux termes sont encore en usage dans l’entre prise. Archives Renault, SP 53, Commission des salaires, « Appointements des collaborateurs », 9 février 1945 ; Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, PL 16, « Aménagement définitif des appointements au 15 mars 1945 ». Je remercie Cyrille Sardais pour avoir attiré mon attention sur ces deux documents. 3. Direction de la Communication, Atlas Renault, Boulogne Billancourt, Renault, 2004. 4. Données publiées par la Fédération des industries des équipements pour véhicules au 1er trimestre 2006.
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à celle des constructeurs automobiles ne se rencontrait auparavant que dans des industries cataloguées comme de pointe : l’aéronautique puis le spatial5, l’informatique, voire le pétrole. Chez Renault, les ingénieurs et cadres constituent en 2005 21,5 % de l’effectif. Ce sont les origines de ce grand renversement chez Renault que je vais évoquer (en me limitant ici à la voiture particulière, la participation de Renault à l’industrie du poids lourd dans cette période ayant fait l’objet d’une récente et copieuse thèse de doctorat6, bien que j’aie bien sûr conscience des liens entre les deux activités, notamment en matière de mobilité des personnes, de financement et de coopérations internationales). Trois dimensions seront successivement abordées : la production de nouveaux services et le gonflement de services anciens ; l’évolution des effectifs et des formations ; les grands débats qui ont animé l’entreprise7.
LA MUTATION DE L’ORGANISATION DE L’ENTREPRISE Pour un sociologue8 comme pour un historien9, il n’est pas possible de penser les différentes populations de salariés d’une 5. Yvette LUCAS, Le Vol du savoir : techniciens de l’aéronautique et évo lution des technologies, Lille, Presses universitaires de Lille, 1989. 6. Jean François GREVET, Au cœur de la révolution automobile : l’industrie du poids lourd du plan Pons au regroupement Berliet Saviem, thèse de doctorat d’histoire, université de Lille III, 2005. 7. Je poursuis ici une recherche commencée en 1983 : « Les ingénieurs et cadres de l’automobile en France au XXe siècle », in Philippe JOUTARD et Jean LECUIR (dir.), Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités, Paris, PUF, 1985. Je m’appuie aussi sur les travaux menés depuis 1981 dans le cadre du Groupe d’étude et de recherche permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile (GERPISA), et notamment sur Michel FREYSSENET, Patrick FRIDENSON, Jean Marc POINTET (dir.), Données économiques et sociales de Renault, 1995, disponible sur www.freyssenet.com. 8. Alain TOURAINE, L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, Éditions du CNRS, 1955 ; Pierre NAVILLE (dir.), L’État entrepreneur. Le cas de la Régie Renault, Paris, Anthropos, 1971 ; Robert FREELAND, The Struggle For Control of The Modern Corporation. Organisational Change at General Motors, 1924 1970, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Gwenaële ROT, Sociologie de l’atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue, Toulouse, Octarès Éditions, 2006. 9. Alfred D. CHANDLER, Stratégies et structures de l’entreprise, Paris, Éditions d’Organisation, 2e éd., 1989.
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entreprise à un moment donné sans les relier à l’évolution contemporaine de la structure de la firme. Cette approche s’applique bien sûr aux ingénieurs et cadres de Renault. La forte croissance de Renault après-guerre implique en effet une série de modifications profondes de sa structure.
L’émergence de services nouveaux
Certains services nouveaux sont peu à peu mis en place par la direction générale. Ils traduisent une autre vision de l’entreprise et du marché que celle qui prévalait chez Renault avantguerre. Elle est bien entendue liée à la fois à la nouvelle donne de l’économie mondiale, entrée dans une phase longue de croissance, et au changement de direction générale, dû à la nationalisation de Renault le 16 janvier 194510. J’ai essayé de dresser une liste des créations les plus significatives, même si j’ai conscience qu’elle est tout à fait incomplète. En septembre 1945 apparaît le service des études de marché, initialement rattaché à la direction générale et dirigé par Georges Toublan. Il exprime une autre façon de penser le rapport de l’entreprise au client, l’évolution prévisible de la société, le devenir du produit11. Renault s’inspire du Citroën d’avant-guerre, qui lui-même avait pris modèle sur les constructeurs américains. Peugeot suivra. Georges Toublan, bachelier, avait créé les études de marché chez Citroën puis était passé chez Peugeot en 1943. Il fait partie de ce groupe d’ingénieurs de Peugeot « dont plusieurs étaient autrefois chez Citroën » qui sont venus frapper à la porte du Renault nouvellement nationalisé en avril 194512. En 1951, la Régie Renault, suite aux plaintes répétées d’une fraction de ses clients, fonde une direction de la Qualité, elle aussi rattachée initialement à la direction générale. Le centralien Paul Durlach, 10. Cyrille SARDAIS, Leadership et Création d’institution. Les actions, intentions et perceptions d’un dirigeant : Pierre Lefaucheux, P DG de la Régie Renault, thèse de doctorat de gestion, École des hautes études commerciales, 2005. 11. Georges TOUBLAN, « Étude du marché de la 4 CV », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, décembre 1978, pp. 238 247 ; Patrick FRIDENSON et Isabelle TOURNIER, La 4 CV au Salon de l’Auto 1946, Paris, La Documentation française, 1987. 12. Jean Louis LOUBET, Histoire de l’automobile française, Paris, Le Seuil, 2001, pp. 209, 253 255, 286, 533.
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venu de l’aéronautique, en est le directeur adjoint puis le directeur. Elle va vite se trouver en conflit avec les Méthodes et les Études et connaître des moments difficiles, mais jouera ensuite un rôle plus important13. Quelques années plus tard, en 1953, naît le service d’études des conditions de travail, dirigé à ses débuts par le gadzarts Raymond Vatier. De ce service vont émaner un certain nombre de notes prospectives qu’ont retrouvées et analysées bien des auteurs du présent livre : sur le logement ouvrier, sur la main-d’œuvre immigrée, sur la formation, etc. Il va également en sortir des travaux pionniers d’ergonomie autour d’un homme comme Alain Wisner, avec des améliorations techniques du travail de fabrication comme de la position du conducteur dans le véhicule14. En 1956, Renault, à la suite cette fois d’EDF, décide l’ouverture d’un service de Recherche opérationnelle qui, face à la traditionnelle comptabilité des prix de revient, introduit une nouvelle dimension : le calcul économique15. Dix ans après, en 1966, le relais est pris par un service d’études économiques, qui en 1971 voit ses attributions considérablement élargies, étend son autorité sur le secteur de l’informatique qui a démarré à la fin des années 195016, et donne naissance à la Direction de l’informatique 13. « Durlach (Paul) », in Who’s who in France, Paris, Lafitte, 1965, p. 1087 ; Patrick FRIDENSON, « Fordism and Quality : the French Case », in Haruhito Shiomi and Kazuo Wada (dir.), Fordism Transformed. The Production Methods in The Automobile Industry, Oxford, Oxford University Press, 1995, pp. 160 183 (qui contenait une erreur de date sur Durlach). 14. Daniel LABBÉ, Travail réel et Travail formel. Renault Billancourt, 1945 1980, mémoire de DEA d’histoire, EHESS, 1990 ; Anne Sophie PERRIAUX, « “Vers nous, ni forteresse ni tour’’ : l’entrée de la recherche en sciences sociales à la Régie Renault (1948 1968) », Entreprises et Histoire, décembre 1994, pp. 77 103 ; Jacques DURAFFOURG et Bernard VUILLON (dir.), Alain Wisner et les tâches du présent. La bataille du travail réel, Toulouse, Octarès Éditions, 2004 ; Christophe DEJOURS (dir.), « Alain Wisner », Travailler, n° 15, 2005. 15. Patrick FRIDENSON, « Le changement par le calcul économique : le cas de Renault (1956 1980) », Revue française de gestion, septembre octobre 1998, pp. 60 69. 16. Ibid. Sur le déploiement de l’informatique chez les trois grands constructeurs américains, voir les pages pionnières de James W. CORTADA, The Digital hand. How Computers Change The Work of American Manufacturing, Transportation, and Retail Industries, Oxford, Oxford University Press, 2004, pp. 131 151.
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et de la planification (DIP), que va diriger celui qui a été le fondateur du service, l’ancien HEC Bernard Hanon17. Par rapport à la firme automobile du type le plus classique (disons pour simplifier fordien) et à sa culture orientée foncièrement vers la fabrication, avec des changements relativement peu nombreux de type de produit18, ces différentes créations (dont la majorité proviennent de voyages de cadres aux États-Unis) font entrer dans l’entreprise la société, le marché, le calcul et la finance. Il en résulte graduellement une transformation assez profonde des grands équilibres internes de l’entreprise.
Le gonflement de secteurs anciens
Parallèlement à ces secteurs nouveaux, l’entreprise connaît un développement intense de la majorité de ses secteurs anciens. Tout le secteur études et recherches change de dimensions à partir de 1950 sous le gadzarts Fernand Picard19, et encore plus à partir de 1956 sous le polytechnicien Yves Georges20. La croissance des effectifs est encore plus forte de 1968 à 197521. Les fonctions des ingénieurs et cadres se professionnalisent et se spécialisent, s’élargissent aux « défis des réglementations américaines en matière de sécurité et de pollution », du prix du pétrole et des matériaux nouveaux, pendant qu’autour d’eux dessinateurs, techniciens et employés intègrent une division du travail élaborée et que la conception des véhicules « sort […] de l’empirisme22 ». Le vaste secteur des Méthodes (méthodes mécaniques, longtemps animées par Pierre Debos, et méthodes d’outillage, 17. Christophe MIDLER, L’auto qui n’existait pas, Paris, Dunod, 3e éd., 2005 ; Patrick FRIDENSON, « Le changement… », art. cit. 18. Robert BOYER et Michel FREYSSENET, Les Modèles productifs, Paris, La Découverte, 2000 ; Didier TOUSSAINT, Renault ou l’inconscient d’une entreprise, Paris, L’Harmattan, 2004. 19. Fernand PICARD, L’Épopée de Renault, Paris, Albin Michel, 1976. 20. Yves GEORGES, « Construction d’une politique de produits », in Sylvie Dreyfus, Dominique Paul Boncour et Ghislain Uhry (dir.), Pierre Dreyfus 1907 1994, Paris, Gallimard, 1995, pp. 61 64. 21. André COMPAIN MÉFRAY, « Une crise de croissance aux Études », Renault Histoire, n° 18, juillet 2006, pp. 47 60. 22. Jean Pierre POITOU, Le Cerveau de l’usine : histoire des bureaux d’études Renault de l’origine à 1980. Recherche sur les conditions de l’innova tion technique, Aix en Provence, Publications de l’université de Provence, 1989.
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dirigées par Pierre Bézier)23 – tous deux gadzarts, Bézier ayant fait ensuite Supélec – se développe pour tirer le meilleur parti des machines automatisées qu’il a mises au point. Mais des clivages subsistent entre les hommes du process et ceux du produit24. Gonfle également tout le secteur de la Comptabilité et des prix de revient à mesure que croît la production de masse (tout comme cela avait été le cas chez Ford)25. Pensez qu’en 1967 il compte 2 000 personnes contre… seulement 3 personnes à la Direction financière. La montée en puissance de cette dernière dans les années 1970 à l’initiative de Pierre Souleil (ancien élève de l’École nationale d’administration)26 rééquilibre les effectifs en faveur des financiers. La Direction chargée du personnel et des affaires sociales s’étend elle aussi du fait de l’extension de ses attributions : embauche, promotion, classifications, formation professionnelle, relations sociales, services médicaux, et conditions de travail – comme nous l’avons vu plus haut –, même si la plupart des établissements sont chargés de la gestion administrative du personnel. Enfin, le commercial grandit et se diversifie pour épauler tant le maillage du réseau intérieur27 – avec à la fois la densification de l’implantation des concessionnaires et l’augmentation du nombre des succursales et filiales (elles passent de 43 en 1969 à 67 en 1981, et assurent 30 % des ventes France) –, que les progrès des ventes à l’exportation. 23. Pierre DEBOS, « L’ évolution des méthodes de fabrication à la Régie de 1946 à 1967 », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, juin 1974, pp. 30 sqq. ; Alain P. MICHEL, « Pierre Bézier », Entreprises et Histoire, décembre 1999, pp. 117 120. 24. Géraldine de BONNAFOS, « La restructuration de l’activité de conception d’un constructeur automobile », Cahiers de recherche du GIP Mutations industrielles, février 1991. 25. William J. ABERNATHY, The Productivity Dilemma : Roadblock to Innovation in The Automobile Industry, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978. 26. Témoignage recueilli le 15 juin 1991 par Daniel FIXARI et moi ; Pierre SOULEIL, « Mes années avec Pierre Dreyfus », in Sylvie Dreyfus et alii (dir.), Pierre Dreyfus…, op. cit., pp. 51 60 ; Patrick FRIDENSON, « Renault face au problème du franc et du risque devises (1957 1971) », in Michel Aglietta et alii (dir.), Du franc Poincaré à l’écu, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1993, pp. 583 592. 27. Christian CHAMPIRÉ, La Distribution automobile : description et évolution du réseau de la Régie Renault, illustrées par Paris et sa région (1946 1970), mémoire de maîtrise d’histoire, université Paris X Nanterre, 1986.
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À cause de ceux-ci les expatriés, peu nombreux jusqu’en 1958, comprennent aussi bien des commerciaux que des fabricants puis des financiers. Ils deviennent un groupe de taille significative et acquièrent une véritable expérience de l’action internationale. Leur mobilité est récompensée par des avantages en salaire et en nature et par une accélération de la prise de responsabilités, mais l’absence de gestion prévisionnelle des carrières à l’étranger « réduit le nombre des candidats au départ et favorise la constitution progressive d’un corps d’expatriés professionnels » dont Renault a longtemps du mal à gérer les conditions de réintégration à Billancourt. À partir du début des années 1980 Renault passe à « des séjours plus courts et mieux planifiés, permettant d’assurer un renouvellement rapide de l’encadrement » à l’international28. On trouverait une évolution sensiblement analogue chez Peugeot29 ou chez Simca30. Chez ces constructeurs comme chez Renault, les qualifications et la répartition des fonctions ont profondément changé. À Billancourt, à l’étranger et, dans une moindre mesure, au sein des usines décentralisées, elles amènent donc un accroissement et une diversification de la population d’ingénieurs et cadres de Renault. En 1955, celle-ci atteint 1 471 personnes. En 1978, lorsque commence la rédaction des bilans sociaux, elle se monte à 4 715 personnes. Elle reste à ce niveau (aux environs de 5 000) au cours de la décennie suivante. Cette stabilité globale recouvre une augmentation croissante de la proportion de femmes (4 % en 1978, 11 % en 1992, et 21,7 % aujourd’hui)31. À la fin de la décennie, les effectifs d’ingénieurs et cadres repartent à la hausse. 28. Gilles GLEYZE, « La gestion des cadres expatriés : le cas de la Régie Renault (1958 1993) », Entreprises et Histoire, mai 1993, pp. 30 45. 29. Jean Louis LOUBET, Automobiles Peugeot. Une aventure industrielle 1945 1974, Paris, Economica, 1990. 30. Jean Louis LOUBET et Nicolas HATZFELD, Les 7 Vies de Poissy : une aventure industrielle, Boulogne Billancourt, ETAI, 2001. 31. Daniel LABBÉ, « Renault au travers de son bilan social 1978 1992 », in Michel Freyssenet et alii (dir.), Données économiques et sociales, op. cit., pp. 142 et 144. C’est ici l’occasion pour moi de rendre hommage à Daniel Labbé, ancien syndicaliste chez Renault et doctorant en histoire, prématuré ment emporté par la maladie en 2005.
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L’ÉVOLUTION DES EFFECTIFS Elle dépend non seulement de l’étoffement des fonctions de l’entreprise et de la croissance de la demande automobile, mais encore de l’offre de formation en France et des fluctuations du périmètre de la firme. Nous l’analyserons ici sous trois angles : les types de recrutement, l’impact de la décentralisation, la réduction de l’intégration.
Les types de recrutement
L’industrie automobile, comme l’ensemble de la métallurgie, a longtemps été une voie de promotion d’autodidactes comme ingénieurs et cadres32. C’est encore le cas dans notre période, même si l’itinéraire de Roger Vacher, passé d’ouvrier professionnel à directeur de l’usine de carrosserie-montage de Billancourt, est exceptionnel33. Encore convient-il de comprendre que le terme d’autodidactes recouvre des profils différents. François Jacquin, qui par la suite fit une carrière de cadre supérieur chez Renault, le relevait dans sa thèse en 1955, après avoir enquêté auprès de 545 cadres autodidactes : « Bon nombre de ces cadres, s’ils n’ont pas obtenu de titre reconnu, n’en ont pas moins reçu une formation scolaire prolongée, sanctionnée souvent par un diplôme technique ou commercial non négligeable34. » Mais l’élément marquant est la professionnalisation de l’accès de techniciens supérieurs et d’agents de maîtrise aux fonctions d’ingénieur grâce à la fondation en 1958, à l’initiative de Renault (Raymond Vatier en tête) et de cinq autres entreprises industrielles (Chausson, SNECMA, Télémécanique, Compagnie électromécanique, Compteurs de Montrouge), du Centre interentreprises de formation (CIF), devenu en 1968 le Centre d’études supérieures industrielles (CESI)35. 32. Luc BOLTANSKI, « Les cadres autodidactes », in André Thépot (dir.), L’Ingénieur dans la société française, Paris, Éditions Ouvrières, 1985. 33. Aimée MOUTET, Roger Vacher. De l’école professionnelle Renault à la direction de l’usine de Billancourt 1940 1985, Boulogne Billancourt, Société d’histoire du groupe Renault, 2003. 34. François JACQUIN, Les Cadres de l’industrie et du commerce en France, Paris, Armand Colin, 1955. 35. Richard LICK, Mémoire de la formation. Histoire du CESI, Paris, Éditions
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L’éventail des cadres recrutés sur la base d’une formation supérieure change lui aussi dans la période. Le Renault d’avantguerre était dominé par les ingénieurs des Arts et Métiers, pas seulement en position de fantassins des Études et des Fabrications, mais accédant pour partie à des postes élevés36, avec au sommet de la hiérarchie surtout des centraliens. Aprèsguerre, la place des centraliens s’accroît37. Surtout, à compter de 1949, la direction générale choisit d’élargir l’éventail des diplômés et de tendre peu à peu vers la norme des grandes entreprises38. Elle va ainsi à l’encontre des souhaits de recrutement spontanés de bien des directeurs39. Non seulement l’entreprise recrute aussi d’autres types d’ingénieurs, et affecte volontairement dans quelques cas des cadres sur des postes d’ingénieurs, mais elle procède au même élargissement en ce qui concerne les cadres commerciaux. Avant-guerre, ne se distinguaient au côté des autodidactes que quelques HEC ; dorénavant, la diversification des profils s’impose pas à pas. Les diplômés de l’École libre des sciences politiques puis des Instituts d’études politiques, jusqu’ici peu présents, essaiment dans les fonctions non industrielles. Il en va de même pour les diplômés des universités. On voit enfin se multiplier les énarques de tout poil, autour de l’exportation, des finances, du personnel, et finalement de l’ensemble des fonctions centrales de coordination (secrétariat général, délégué général, direction générale, etc.)40. du CESI, 1996 ; Claude DUBAR et Charles GADEA (dir.), La Promotion sociale en France, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999. 36. Charles R. DAY, « The Careers of Graduates of The Ecoles d’Arts et Métiers in The French Automobile Industry, 1880 1940 », Canadian Journal of History, août 1994. En fait, l’article va jusqu’en 1960. Il contient quelques erreurs factuelles sur les fonctions occupées. 37. Pour une vue générale : Henri CARBONARO, « Les centraliens et la reconstruction de l’automobile de 1945 à 1965 », Centraliens, mai 2000, et « La construction automobile de 1965 à la fin du siècle », ibid., juillet août 2000. 38. Edmond LE GARREC, « Trente sept années aux usines Renault », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, décembre 1974. 39. Entretien de Cyrille Sardais avec Raymond Vatier, 26 avril 2004. En 1950, R. Vatier est nommé chef du service 717 qui recrute et met en place les jeunes ingénieurs. Je remercie C. Sardais de m’avoir communiqué cet entretien. 40. Pour un premier aperçu à la fin des années 1950, Nicole DELEFORTRIE SOUBEYROUX, Les Dirigeants de l’industrie française, Paris, Armand Colin, 1961.
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Ce qui était devenu dans l’entre-deux-guerres le royaume des ingénieurs des Arts et Métiers (on disait même « la boîte à gars41 ») et dont le milieu des années 1950 portait encore l’empreinte – chez les cadres supérieurs de Renault on compte alors 55 % de gadzarts, pourcentage légèrement plus élevé que chez Citroën et Peugeot, 6 % de centraliens, 7 % d’anciens élèves d’autres grandes écoles (X, Mines, etc.), 12 % de petites écoles d’ingénieurs, 20 % de diplômés des universités, écoles de commerce et Sciences-Po42 – se transforme ainsi en un domaine partagé, un territoire où les types de cadres sont beaucoup plus variés. Cela va permettre davantage de débats dans l’entreprise, et aussi une syndicalisation partielle des cadres. J’y reviendrai.
L’effet décentralisation
Cependant la position des ingénieurs et cadres qui travaillent à Billancourt ou ses annexes (Rueil, etc.) est également modifiée par la dilatation des implantations de Renault dans l’espace français. Suite à l’épreuve de force de 1944-1945 avec le gouvernement sur le projet de fermeture du site de Billancourt élaboré par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme43, la direction de Renault accepte de développer le site du Mans et de s’engager dans l’ouverture d’usines décentralisées. Ainsi apparaissent les sites de Flins (1952), Cléon (1958), Sandouville (1964), Douai (1970), etc.44. Leurs directeurs sont souvent « choisis comme n’ayant pas peur de l’affrontement social, étant en bonne santé, n’étant pas effrayés par la gestion des troupes gesticulantes et néanmoins respectables de salariés45 ». 41. Charles R. DAY, « The Careers … », art. cit. 42. Nicole DELEFORTRIE SOUBEYROUX, Les Dirigeants…, op. cit., pp. 139 142. 43. Patrick FRIDENSON, « Les usines Renault et la banlieue (1919 1952) », in Annie Fourcaut (dir.), Banlieue rouge 1920 1960, Paris, Autrement, 1992, pp. 127 142. 44. Sur Douai, voir Christian MAHIEU, « Organisation et gestion de la pro duction dans une unité d’emboutissage. De la sociologie du travail à celle de l’entreprise », Sociologie du travail, juillet septembre 1986, pp. 316 334. 45. Témoignage de Michel AUROY au colloque de Boulogne Billancourt, 3 octobre 2004. Pour une étude de cas, Céline LANDRIN, Renault Cléon en grève, mai juin 1978, mémoire de DEA d’histoire, EHESS, 2003.
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Dans ces usines nouvelles à forte proportion de maind’œuvre peu qualifiée, la proportion de cadres et d’ingénieurs est beaucoup plus restreinte, comme l’ont confirmé les travaux des sociologues, notamment Michel Freyssenet, ce qui va néanmoins de pair avec le caractère essentiel et délicat de leurs tâches46. Entre Billancourt et les autres sites se noue une relation qui a été comparée par le sociologue Pierre Naville aux rapports entre la tête et les jambes47. Billancourt à la fois assure l’ensemble des opérations de fabrication, emploie une proportion de cadres bien plus considérable que les usines décentralisées, a l’exclusivité des sommets de carrière, mais voit sa part de l’emploi total dans le groupe Renault décroître régulièrement. Billancourt était la tête et aussi les bras. Ses bras (en valeur relative puis en valeur absolue) se mettent à rétrécir.
L’externalisation de fabrications
Alors que Louis Renault avait mené à partir de 1909 une stratégie d’intégration verticale et horizontale, le Renault d’après-guerre adopte la position inverse, à l’initiative de Pierre Lefaucheux. Pragmatique, impressionné aussi par ce qu’il a vu aux États-Unis, le premier P-DG de la nationalisation abandonne toute une série de fabrications qu’il considère comme soit non rentables, soit réalisées par Renault avec une qualité inférieure à celle que pourraient atteindre des équipementiers extérieurs48. Le symbole de tout cela, c’est en 1955 la liquidation des pneus Renault, nés d’un conflit entre Louis Renault et Michelin au début des années 1930 et qui, outre une réputation de qualité très moyenne, étaient une source de pertes sans fond par manque d’économies d’échelle. Tous les 46. Michel FREYSSENET, Division du travail et Mobilisation quotidienne de la main d’œuvre. Les cas Renault et Fiat, Paris, Centre de sociologie urbaine, 1980. Pour une époque postérieure à celle dont nous traitons ici : Gwenaële ROT, Concilier la production et le changement. Les chefs de fabrication dans quatre usines de la Régie Renault, rapport d’enquête collective du DEA de sociologie, Institut d’études politiques de Paris, 1995. 47. Pierre NAVILLE (dir.), L’État entrepreneur …, op. cit., et Jean Pierre BARDOU, in Jean Pierre Bardou, Jean Jacques Chanaron, Patrick Fridenson, James M. Laux, La Révolution automobile, Paris, Albin Michel, 1977. 48. Sur ce point, bon témoignage de Fernand PICARD, L’Épopée…, op. cit., à comparer à l’enquête de Michel FREYSSENET, Division…, op. cit.
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successeurs de Pierre Lefaucheux continueront dans la même voie. La conséquence inexorable en est la réduction du pourcentage d’ingénieurs de fabrication au sein de la population ingénieurs et cadres, pourtant elle-même en expansion. Avec l’abandon d’une partie des fabrications, la poussée très forte aussi bien de nouvelles fonctions que de fonctions classiques, avec la diversification des formations et des recrutements, avec l’essor de la formation continue, puis dans les années 1970 la création pour les ingénieurs et cadres à potentiel de Renault d’une formation complémentaire de managers à l’INSEAD de Fontainebleau49, la rupture avec la conception du cadre que Louis Renault désignait comme un « non productif » et un « chieur d’encre50 » s’accomplit. Ces cadres n’en souhaitent que davantage participer aux grands débats de l’entreprise.
LES GRANDS DÉBATS AU SEIN DE L’ENTREPRISE Je suis entré chez Renault à Billancourt en 1966 par la petite porte. Être historien et être autorisé par la direction générale à faire une thèse de doctorat donnait lieu alors à la délivrance d’une carte pour accéder au périmètre des usines. La mienne, que j’ai toujours gardée, était une carte de fournisseur. J’ai pris cette dénomination au sérieux et me suis demandé ce qu’un chercheur en sciences sociales pouvait fournir à une entreprise51. À la différence d’un certain nombre d’historiens ayant travaillé sur d’autres firmes, j’ai considéré que mon travail ne consistait pas seulement à lire le maximum d’archives et de sources imprimées ou à recueillir des souvenirs oraux sur une période déjà lointaine et qu’il impliquait de parler aux hommes et femmes de Renault du temps présent et de les écouter discuter de leur entreprise aujourd’hui. Je peux donc témoigner à mon modeste échelon à quel point nombre de membres du personnel ont dans ces années débattu et non seulement des problèmes ouvriers, mais encore des 49. Témoignage de Patrick PELATA, 21 août 2004. Voir Jean Louis BARSOUX, INSEAD : From Intuition to Institution, London, Palgrave, 2000. 50. Jean BOULOGNE (pseudonyme d’Emmanuel Pouvreau), La Vie de Louis Renault, Paris, Éditions du Moulin d’argent, 1931. 51. Anne Sophie PERRIAUX, Renault et les sciences sociales (1948 1991), Paris, Seli Arslan, 1998.
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produits fabriqués par l’entreprise et de sa stratégie. Dans son discours d’adieu, le 3 juin 2005, le P-DG Louis Schweitzer l’a dit de manière assurément plus autorisée : Renault est toujours une entreprise où l’on discute beaucoup52. On peut rétrospectivement considérer que des ingénieurs et cadres ont été partie prenante dans quatre grands débats.
Les manières de répondre à la croissance de la demande
Au sein de Renault après-guerre un débat délicat a commencé sur la façon dont l’entreprise pouvait faire face à l’augmentation soutenue de la demande, tant nationale qu’internationale. Il a été conclu par le deuxième des P-DG depuis la Libération, Pierre Dreyfus. En 1957-1958, il a eu à examiner une proposition qui lui venait de Pierre Bézier et de quelques autres grands ingénieurs. Pour eux, la solution était, après les machines-transferts de 1947, de lancer une nouvelle phase de mécanisation des fabrications, d’automatiser massivement, la contrepartie étant inévitablement de limiter le flux d’OP à l’outillage et l’entretien et de réduire le recrutement d’OS. Ils y voyaient le seul moyen pour Renault de monter durablement en puissance pour satisfaire les demandes de la société française, celle de l’Allemagne et celle des États-Unis. En revanche, des membres de la direction générale comme Christian Beullac (XPonts et Supélec, diplômé de l’École libre des sciences politiques) ont argumenté dans un autre sens53. Automatiser coûte cher. C’est un choix d’investissement extrêmement risqué car on ne peut pas prédire tout ce qui peut arriver. Or les ressources financières de Renault sont limitées. Donc il convient en priorité d’augmenter les effectifs d’ouvriers. Des critiques complémentaires sont venues de l’ingénieur52. Ce que signale aussi un récent roman policier, que Pierre Bilger a qualifié sur son blog du 2 février 2005 de « polar industriel » : Pascal GALINIER, Terminus Billancourt, Paris, François Bourin, 2e éd., 2004. 53. Il s’est exprimé en public : « Automation et devenir humain », Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels français, septembre 1957 ; Sur Christian Beullac, voir Albert ROBIN, Silvère SEURAT (dir.), Christian Beullac, notre ami, Paris, Sodel, 1988 ; Jean Pierre POITOU, Le Cerveau…, op. cit., p. 120.
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conseil Gabriel Taïx (diplômé de l’Institut électronique de Toulouse), qui reproche à Bézier de vivre dans « une tour d’ivoire » par rapport au marché. Ce débat ne s’est donc pas déroulé dans un climat public d’inquiétude sur les conséquences de l’automation, comme lors de la création de l’usine de moteurs de Ford à Cleveland, aux États-Unis, au même moment54. Il a été tranché par Pierre Dreyfus, en faveur de l’accroissement des effectifs ouvriers. Cet arbitrage a contribué de manière marquante à la deuxième des vagues d’immigration ouvrière chez Renault après-guerre. Mais le débat n’était pas clos pour autant. Il a rebondi de manière récurrente chez les ingénieurs et cadres de Renault au cours des années 1960 – par exemple lorsque sont apparues les possibilités de développer les machines à commande numérique, promues par le même Pierre Bézier55, et encore au début des années 1970. Ainsi, à la suite des grandes grèves d’OS immigrés, Pierre Debos (qui a surmonté ses réticences d’homme de la mécanique à l’égard de la commande numérique puis du système Unisurf de Pierre Bézier) se prononce publiquement en 1973 pour l’automatisation résolue des fabrications afin de diminuer une main-d’œuvre instable pour n’en garder que les éléments les plus qualifiés56. La controverse se dénouera dans la première moitié des années 1980, avec les débuts de la robotisation57, puis l’aide au retour des OS immigrés58. 54. David HOUNSHELL, « Automation, Transfer Machinery, and Mass Production in The US Automobile Industry in The Post World War II Era », Enterprise and Society, mars 2000, pp. 100 138 ; James W. CORTADA, The Digital Hand ..., op. cit., pp. 90 92. 55. Jean Pierre POITOU, Le Cerveau…, op. cit., pp. 203 213 et Trente Ans de CAO en France : ou les petits enfants de Gaspard Monge, Paris, Hermès, 1989, qui permet de faire la comparaison avec les développements intervenus chez Citroën. 56. Pierre DEBOS, « L’automatisation, seule solution à long terme au problème capital de la main d’œuvre non qualifiée (OS) », Arts et Métiers, juin juillet 1973. P. Debos est alors déjà retraité, mais il est au diapason de ses collègues en activité. 57. Florence CHARUE DUBOC, Apprentissages organisationnels et Mutation industrielle. L’exemple de la robotisation des tôleries automobiles, thèse de doctorat de gestion, École des Mines de Paris, 1991. 58. Renaud SAINSAULIEU et Ahsène ZEHRAOUI (dir.), Ouvriers spécialisés à Billancourt. Les derniers témoins, Paris, L’Harmattan, 1995.
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La transformation des conditions de travail
Ce second type de débat depuis l’après-guerre est lié aux contradictions possibles entre les objectifs d’efficacité et de rentabilité que Renault poursuit et l’objectif des promoteurs de la nationalisation. Il a opposé les ingénieurs et cadres de deux secteurs de l’entreprise. Pour les hommes de la direction des Méthodes de fabrication, la priorité va au maintien et à l’amélioration de la compétitivité de l’entreprise, ce qui passe par l’application la plus rigoureuse du taylorisme et du fordisme, puis de la cotation par poste59. En face d’eux, comme dans le reste de l’industrie, un courant que j’appellerai catholique social60, dont certains des membres se syndiquent à la CFTC puis à la CFDT. Il trouve ses soutiens les plus réguliers à la direction du Personnel, devenue des Relations sociales entre 1953 et 1959 sous l’impulsion de Jean Myon, nommé à ce poste par Pierre Lefaucheux. En 1959, sous l’influence discrète des Méthodes (ou, selon l’intéressé, en raison d’un désaccord sur la guerre d’Algérie)61, Jean Myon est remercié par Pierre Dreyfus et nommé, le 1er janvier 1960, à d’autres fonctions au sein de la Régie. En définitive, les Méthodes ont imposé leurs vues. Mais là aussi le débat va rebondir dans les années 1970. La direction du Personnel travaille alors à l’enrichissement des tâches. Les recherches des historiens montrent que celui-ci ne constitue pas une fiction, ni un changement de pure forme de l’organisation de la journée de travail. Les cadres de ce qui est devenu la DCPRS participent ainsi à des initiatives dont les plus spectaculaires se situent chez des constructeurs automobiles étrangers. Les hommes des Méthodes expriment leurs réticences quant aux coûts et 59. Christophe MIDLER, L’Organisation du travail et ses déterminants. Enjeux économiques et organisationnels des réformes de restructuration des tâches dans le montage automobile, thèse de doctorat de gestion, université Paris I, 1978 ; Daniel LABBÉ, Travail réel …, op. cit. ; Laure PITTTI, « De la différenciation coloniale à la discrimination systémique ? La condition d’OS algérien à Renault, de la grille Parodi à la méthode Renault de qualification du travail (1945 1973) », Revue de l’IRES, octobre 2004, pp. 68 107. 60. L’un des premiers auteurs à en souligner l’importance a été Luc BOLTANSKI, Les Cadres, Paris, Éditions de Minuit, 1982. 61. Entretien de Cyrille Sardais avec Jean MYON, 4 décembre 2002. Je remercie Cyrille Sardais de m’avoir communiqué cet entretien.
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à l’efficacité de ces innovations. Finalement, la direction générale tranche dans leur sens.
L’opportunité d’exporter davantage
Quand le Renault d’après-guerre s’est véritablement lancé dans l’exportation, à partir de 1952 sous Pierre Lefaucheux, puis encore davantage de 1955-1956 sous Pierre Dreyfus, la CGT de Renault, certes essentiellement implantée chez les ouvriers mais tout de même présente de manière active dans certains milieux cadres, par exemple aux Études et Recherches62, a combattu très vigoureusement la politique d’exportation au nom d’une priorité absolue au marché intérieur et à la nation. Elle l’a fait sans désemparer jusqu’aux années 1980. En revanche, la grande majorité du milieu des ingénieurs et cadres a été favorable à la recherche de débouchés à l’étranger pour les produits de l’entreprise. Cependant une partie des cadres s’est méfiée de l’exportation en considérant d’abord que ses coûts propres étaient beaucoup plus élevés que ceux de la production et de la commercialisation sur le marché national et ensuite qu’elle comportait des risques supérieurs. Certains sont vite apparus, en effet. La chute brutale des exportations aux États-Unis en 19591960 a amené la direction générale à décider en bloc 3 000 licenciements d’ouvriers. La baisse des investissements de logements pour le personnel de Renault en 1961-1962 est elle aussi consécutive au premier effondrement de Renault sur le marché nord-américain. Le retour de Renault aux États-Unis à la fin des années 1970 et dans la première moitié des années 1980 a de nouveau suscité l’opposition publique de la CGT, mais il a aussi provoqué des tensions entre la Direction financière et le DG puis P-DG Bernard Hanon qui était à son initiative63.
Des remises en cause fondamentales
À partir de l’entrée de la France dans le Marché commun (1957), l’insertion croissante de la firme dans une communauté 62. Voir le témoignage de Georges HUFSCHMITT, Chers Collègues. Ma vie d’ingénieur chez Renault, Paris, La Brèche, 1991. 63. Témoignage de Pierre SOULEIL déjà cité, 15 juin 1991.
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économique nouvelle et sa présence accrue à l’international incitent quelques cadres à réexaminer les bases mêmes de l’activité de Renault. Dès les années 1960, quelques cadres commencent à se demander s’il ne serait pas nécessaire de fermer le berceau historique de la firme : le site de Billancourt, qui apparaît désormais peu adapté à une production en très grande série. La direction générale s’y refuse, essentiellement pour des raisons d’opportunité politique et sociale64. Mais chacun sait que ce débat reprendra dans les années 1980 et cette fois ira jusqu’à son terme. De même, dès 1962-1963, un cadre de la direction générale, Maurice Bosquet, qui, ancien fonctionnaire de l’OECE, connaît le jeu économique international65, se demande si l’expansion de la firme n’est pas freinée par son statut d’entreprise publique. Comme l’a révélé l’historien JeanLouis Loubet, il propose la privatisation partielle non seulement de filiales mais encore de l’entreprise elle-même. La direction générale refuse la proposition, et trouve dans l’immédiat d’autres moyens d’avancer66. La question, on le sait, sera reprise et tranchée entre 1986 et 1996. Enfin, il n’est pas complètement inutile de rappeler que durant le mouvement social national qui secoue la France en mai-juin 1968 les cadres de Renault se partagent en deux groupes. D’un côté, les cadres supérieurs repliés autour de la direction générale aux Champs-élysées et ceux qui, dans les usines, souhaitent le maintien de l’autorité. De l’autre côté, une fraction des cadres syndiqués – essentiellement à la CFDT et à la CGT – qui, à Billancourt et dans des usines décentralisées participent aux débats, aux assemblées générales, voire aux occupations d’usines. Cette bipolarisation constitue le point extrême d’une évolution de longue durée des cadres et ingénieurs de Renault. L’accroissement de leur nombre et de leur pourcentage de l’effectif salarié total va de pair avec une hétérogénéité croissante des tâches confiées et des orientations personnelles ou collectives. Dès lors, même si cette entreprise nationalisée est dirigée de façon relativement monarchique successivement par Pierre Lefaucheux, Pierre Dreyfus et Bernard Vernier-Palliez, il 64. Aimée MOUTET, Roger Vacher…, op. cit. 65. Who’s Who in France, Paris, Lafitte, 1970. 66. Jean Louis LOUBET, Citroën, Peugeot…, op. cit.
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y a place, dans une certaine mesure, pour l’expression de différences quant à la stratégie de l’entreprise, aux relations entre les dirigeants et les salariés, et aux rapports entre Renault et la société globale. En revanche, si leur successeur Bernard Hanon n’admet pas davantage l’expression publique de divergences dans les conventions de cadres, il prend conscience du besoin d’une concertation inédite pour faire admettre des transformations fondamentales de l’entreprise. Il organise en 1983-1984 une ambitieuse opération d’échanges entre direction générale et cadres d’une part, syndicats d’autre part, baptisée MIDES (mutations industrielles et dynamique économique et sociale). Ce « processus d’analyse et de réflexion sur les mutations nécessaires à l’entreprise pour assurer son existence dans dix ans » met en évidence la remise en cause de certaines de leurs certitudes par une partie des dirigeants et permet de faire connaître les idées nouvelles et les expériences récentes67. La dynamique MIDES ne débouche pas dans l’immédiat faute d’un projet d’entreprise fédérateur. Elle constitue néanmoins l’une des bases internes sur lesquelles va s’appuyer le redressement de Renault à partir de 1985.
CONCLUSION À partir de 1985 précisément, les ingénieurs et cadres de Renault vont entrer dans un nouveau cycle de croissance et de transformations, qui touche tous les aspects ici évoqués : la formation, les fonctions, l’organisation du travail, la structure du pouvoir, la culture d’entreprise, l’internationalisation. Le technocentre de Guyancourt, « la reconstruction d’une doctrine industrielle68 », la mise en œuvre de la gestion par projet, l’alliance avec Volvo puis Nissan sont quelques-uns des signes les plus visibles de cette mutation. Vue d’aujourd’hui, leur ampleur 67. « La table de concertation. L’expérience MIDES chez Renault », Annales des Mines, janvier 1988. Plusieurs chercheurs ont été invités par Renault à participer aux commissions de concertation de MIDES. 68. Daniel FIXARI et Armand HATCHUEL, « Faut il compléter le modèle japonais ? La reconstruction d’une doctrine industrielle chez Renault », Cahiers de recherche du Centre de gestion scientifique de l’École des Mines de Paris, 1992.
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peut éclipser les changements des quarante années 1945-1985. Au contraire, j’espère avoir montré l’importance de ceux-ci aussi pour comprendre vraiment l’histoire longue de l’entreprise Renault et celle de la population d’ingénieurs et cadres qui y a travaillé, même s’il est facile de cerner les limites qu’ils n’ont pas dépassées. Les cadres et l’organisation : cette formulation – que j’avais trouvée spontanément pour le colloque de 2004 dont ce livre est issu – reproduit, comme je m’en suis aperçu récemment, une expression chère à Michel Crozier et à ses élèves69. Sans doute, malgré ma sensibilité aux apports de la sociologie, ne l’ai-je pas prise exactement dans le même sens. En particulier, nous avons laissé de côté les problèmes de coordination et de contrôle qu’entraînent l’accroissement des effectifs d’ingénieurs et cadres et la multiplication de leurs activités. Nous n’avons pas traité les solutions qui leur sont données en termes d’outils d’information et de gestion, d’instances de communication ou de préparation des décisions70. Nous n’avons pas davantage traité l’organisation des carrières et leur gestion par les supérieurs hiérarchiques ou la direction générale ni l’évolution des classifications, contrairement à ce qui a pu être fait pour Berliet71. Nous avons seulement vu ici comment l’organisation qu’est l’entreprise Renault a recruté ou produit des cadres, comment ceux-ci ont été partie prenante des changements qu’a connus Renault dans les quarante années de l’après-guerre, et comment une partie d’entre eux se sont exprimés sur les grands débats stratégiques. Il ne fait pour moi aucun doute qu’en dépit de certaines apparences le vécu des ingénieurs et cadres n’a jamais laissé indifférents les P-DG successifs de Renault jusqu’à 1985, tant 69. François DUPUY, Dominique MARTIN (sous la direction de Michel CROZIER), Les Cadres et l’organisation, Paris, ADSSA, 1975. 70. Cependant Robert FREELAND, The Struggle…, op. cit., a montré que la motivation des cadres peut provenir moins de tels outils que d’aspects « sociaux et non rationnels ». 71. Éric PEZET, « Élaborer une technique managériale : classifier les emplois chez Berliet, 1950 1965 », Cahiers du Centre de recherches histori ques, octobre 2000, pp. 89 111. Pour une problématique générale : Hugh P. GUNZ, Careers and Corporate Cultures : Managerial Mobility in Large Corporations, Oxford, Basil Blackwell, 1989, et Robert FREELAND, The Struggle …, op. cit.
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il est vrai que si les leaders influencent évidemment les cadres – un Pierre Dreyfus « du matin au soir à Billancourt […] ne faisait que recevoir, les uns après les autres, ses principaux collaborateurs, leurs adjoints, un grand nombre de cadres et beaucoup de jeunes plus ou moins nouvellement recrutés72 » –, ils sont en retour influencés par eux. La relation entre les dirigeants et ceux qui les suivent n’est pas fixe et aux différents stades d’un projet les rôles des différents acteurs peuvent changer. On a pu soutenir également que, chez Renault comme ailleurs, une des principales contributions des leaders à la gestion de l’entreprise est d’étendre l’espace des possibles pour les autres en créant des précédents qui permettent à leurs collaborateurs de prendre l’initiative à l’avenir73. Reste alors à savoir quelles impulsions ces leaders qu’ont été les dirigeants de Renault ont tenté de donner dans cette période. Esquissons ici une réponse, qu’il nous faudra affiner ultérieurement. La Régie Renault a été dirigée jusqu’à 1981 par des présidents tous issus de la Résistance. Marqués par l’esprit du programme du Conseil national de la Résistance (à l’élaboration duquel les réflexions du premier d’entre eux semblent avoir contribué, au moins indirectement), ils ont eu au fond un double programme pour mettre Renault « au service de la nation » : d’une part, démocratiser l’automobile, comme on dit alors, c’est-à-dire servir une gamme de plus en plus large de clients ; d’autre part, dans les limites autorisées par l’État puis dépassées par la direction, démocratiser l’entreprise, c’est-à-dire y bâtir de nouveaux rapports sociaux pour refonder la confiance entre dirigeants et dirigés. Démocratiser l’automobile : on peut admettre que le plus gros est fait dès le milieu des années 1950 lorsque la 4 CV, mise sur le marché en 1947, a conquis une clientèle de salariés tout à fait modestes. Dès lors, le balancier de la politique du produit peut repartir vers la construction d’une gamme complète de véhicules, selon le modèle sloanien. Démocratiser l’entreprise : certains des dirigeants de Renault s’y sont essayés. La situation nationale et internationale leur a posé des problèmes. Les 72. Marc OUIN, « Le Patron », in Sylvie Dreyfus et alii (dir.), Pierre Dreyfus …, op. cit., pp. 43 44. 73. Cyrille SARDAIS, Leadership …, op. cit.
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contraintes techniques, économiques et financières aussi, ainsi que le jeu des acteurs salariés74. Dès 1952, Pierre Lefaucheux déclarait dans une conférence publique souvent citée par les historiens75 que chez Renault les hommes de la Résistance n’étaient pas arrivés à leurs fins en cette matière, mais que « l’État avait laissé se constituer une technocratie ». Il n’est pas sûr que ce soit finalement le mot qui résume le mieux l’ensemble de l’évolution des ingénieurs et cadres de Renault de 1945 à 1985. Mais l’organisation de l’entreprise, les transformations du milieu ingénieurs et cadres ont effectivement éloigné cette grande entreprise automobile des objectifs élaborés par la Résistance76, dans la mesure où la société changeait elle-même pour partie77.
74. André TIANO, Hubert LESIRE OGREL, Michel ROCARD, Expériences syndicales d’action ouvrière, Paris, Éditions ouvrières, 1956. Et le témoignage acide du P DG Raymond H. LÉVY, Le Cas Renault, Paris, Fondation Saint Simon, 1994. 75. Le premier a été Robert ARON, Histoire de l’épuration, tome III, Paris, Fayard, 1975. 76. Pour deux vues différentes de cette histoire, voir Jean Louis LOUBET, Renault : histoire d’une entreprise, Boulogne Billancourt, ETAI, 2000, et Michel FREYSSENET, « Renault : une stratégie d’“innovation et flexibilité” à confirmer », in Michel Freyssenet et alii (dir.), Quel modèle productif ? Trajectoires et modèles industriels des constructeurs automobiles mondiaux, Paris, La Découverte, 2000, pp. 405 440. 77. Patrick FRIDENSON, « Could Postwar France Become a Middle Class Society ? », in Olivier Zunz, Leonard Schoppa, et Nobuhiro Hiwatari (dir.), Social Contracts Under Stress. The Middle Classes of America, Europe, and Japan at The Turn of The Century, New York, Russell Sage, 2002, pp. 89 107.
6 Les usines Renault pendant les luttes des ouvriers de l’automobile des années 68 Xavier Vigna
Le 16 mai 1968, à 12 h 21, les Renseignements généraux de la Préfecture de police de Paris signalent que la direction de l’usine Renault-Billancourt craint une occupation pour 18 heures. De fait, à partir de 16 heures, des débrayages se multiplient notamment dans les départements d’outillage, puis dans les forges1. Le soir, la grève est votée et l’occupation s’organise. C’est alors qu’entre 1 500 et 4 000 étudiants partis de la Sorbonne se rendent à Billancourt pour y rencontrer les ouvriers. Craignant des débordements, la CGT fait fermer les grilles d’accès, de sorte qu’ouvriers de la Régie repliés dans leur usine et étudiants ne parviennent guère à se rencontrer et encore moins à échanger. C’est la première image de la grève de mai-juin 1968. Le 27 mai, à 8 heures du matin, sur l’île Seguin, commence le meeting au cours duquel la poursuite de la grève est votée puis les clauses du protocole d’accord de Grenelle rejetées. Cette décision des grévistes de Billancourt, connue par la radio, a un impact considérable : dans la journée, les préfets du Loiret, du Calvados et de la Marne rapportent ainsi que les grévistes de leur département suivent la décision des ouvriers de Renault2. 1. Archives de la préfecture de police de Paris, liasse « Grèves mai 1968. Généralités. Divers », dossier 12 sur Renault ; Jacques FRÉMONTIER, La Forteresse ouvrière : Renault. Une enquête à Boulogne Billancourt chez les ouvriers de la Régie, Paris, Fayard, coll. « Le monde sans frontières », 1971, pp. 342 sqq. 2. Archives du ministère de l’Intérieur, Centre des archives contemporai nes 9800273/62.
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Billancourt à l’avant-garde des luttes et lieu où se décide le prolongement d’un mouvement national, telle est la seconde image de la grève de mai-juin 1968. Ces deux images de la grève ne sont pas contradictoires : elles renvoient en effet à des grévistes organisés et résolus, désireux à la fois de vaincre et d’éviter les « menées aventuristes », conscients de leur responsabilité et fiers de travailler dans un bastion ouvrier. On peut faire l’hypothèse que ces deux images de la grève font cependant écran, qu’elles masquent des processus grévistes autrement plus complexes à Billancourt même mais aussi dans les autres usines de l’automobile en mai-juin 1968 et au-delà, dans ce que j’appelle, avec d’autres, les années 683. Dès lors, c’est l’image même de Billancourt comme « forteresse ouvrière » qui doit être interrogée4.
INSUBORDINATION OUVRIÈRE La double image de grévistes repliés dans Billancourt occupée mais résolus à triompher masque un phénomène d’une plus grande ampleur. Il apparaît en effet que les grèves des années 68, à Billancourt comme dans maintes usines automobiles, constituent des épisodes qui rendent visible une insubordination ouvrière beaucoup plus diffuse et généralisée. Celle-ci, qui s’alimente de griefs multiples, se cristallise cependant sur ce que je propose d’appeler des « questions d’usine », lesquelles constituent par conséquent le cœur du différend entre les grévistes et la direction. En mai-juin 1968, à Billancourt même, des ouvriers grévistes réunis dans leurs ateliers dénoncent les conditions de travail, les brimades de la maîtrise, le chronométrage5. En outre, à côté de 3. Geneviève DREYFUS ARMAND, Robert FRANK, Marie Françoise LÉVY, Michelle ZANCARINI FOURNEL (dir.), Les Années 68. Le temps de la contesta tion, Bruxelles, Complexe, 2000. 4. Nous n’évoquerons pas ici l’autre face du mythe de Billancourt, celui de la vitrine sociale. Voir Daniel MOTHÉ, « Le mythe de Billancourt », Esprit, février 1990, pp. 11 16. 5. Voir la scène extraordinaire de rédaction d’un cahier de revendications, dans un atelier de professionnels, filmée par François CHARDEAUX, 33 Jours en mai, 1970, NB, 48 min.
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ces griefs récurrents, deux éléments majeurs apparaissent. D’une part, certains ouvriers dénoncent explicitement le système de rémunération lié à la cotation des postes de travail, qui aboutit parfois à des déclassements et à des baisses de salaire. Un jeune ouvrier explique ainsi le mécontentement : « C’est que les cadences sont déjà trop fortes, les salaires sont pas assez élevés pour ce qu’on travaille, et puis, question libertés syndicales et tout, […] et puis il y a un truc qui nous plaît pas, c’est pour les déclassements. » Il explique ensuite avoir travaillé sur un poste coté 148 puis 134, ce qui a fait passer son salaire de 110 000 à 80 000 anciens francs6. D’autre part, des ouvriers algériens, portugais et espagnols rédigent une plate-forme à laquelle la CGT s’oppose mais que la CFDT a ensuite diffusée sous forme de tract. J’ai retrouvé aux archives CFDT un texte portant comme titre manuscrit « Vœux immigrés Renault » correspondant probablement à une partie de cette plate-forme qui comprend les revendications suivantes : «
Suppression des contrats provisoires, Non à la discrimination dans la promotion sociale, Non à la discrimination dans l’emploi, Aucune restriction dans l’exercice des responsabilités syndicales dans les organismes sociaux, Une juste distribution du logement, L’attribution de la carte de travail sur le lieu de l’embauche, Une seule carte de travail valable pour toutes les professions, Pour les élections des délégués du personnel et du CE, être électeurs et elligibles [sic] dans les mêmes conditions que les travailleurs français, Que des bureaux antennes de l’ONI, placés sous l’entière responsabilité de l’État français, soient installés dans toutes les grandes villes des pays fournisseurs de main d’œuvre. Ces bureaux auraient pour rôle d’informer les travailleurs, d’établir sur place le contrat de travail comportant obligatoirement : la profession, l’entreprise, le taux de salaire, les conditions de logement, Le versement des allocations aux familles des travailleurs résidant dans leur pays d’origine au même titre que si les familles se trouvaient en France, 6. Images sans doute tournées par François Chardeaux mais non utilisées dans son film. AD Seine Saint Denis 3 AV 22/825, boîte 165.
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La satisfaction de la revendication précédente implique la liquidation du FAS dont les ressources proviennent en presque totalité, des prélèvements effectués sur les prestations familiales des travailleurs immigrés. Sous le contrôle des orga nisations syndicales et jusqu’à son épuisement, utilisation de ce fonds à des réalisations sociales et culturelles au bénéfice des travailleurs immigrés et de leurs familles, Qu’un vaste programme soit entrepris au niveau des ministères de l’Éducation nationale en accord avec les organisa tions syndicales, pour l’alphabétisation des travailleurs immigrés. [Mention manuscrite :] Régime unique de SS pour tous sans distinction d’origine7. »
Outre la dénonciation des contrats provisoires pour les ouvriers immigrés, de la discrimination dans l’emploi et dans la promotion sociale, les ouvriers immigrés réclament les mêmes droits syndicaux que leurs camarades français. Les deux avantderniers points attestent enfin de la confiance des rédacteurs envers les organisations syndicales. Ainsi, à Billancourt, si un groupe d’ouvriers immigrés se démarque quelque peu de la CGT, cette mobilisation ne signifie en aucune manière une coupure avec les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, qui s’efforcent chacune de la relayer selon des modalités propres. Ainsi, le leader cédétiste de Renault-Billancourt, Chastel, téléphone à la confédération le 26 mai au matin pour que, lors des négociations en cours à Grenelle, des dispositions spécifiques en faveur de ces ouvriers soient adoptées : il réclame en particulier le vote d’une loi antiraciste, une information objective sur les efforts de la main-d’œuvre étrangère dans l’économie française, le développement des structures d’accueil, la simplification des démarches administratives et le respect du droit du travail dans l’embauche8. Ces exigences ouvrières ne sont pas anodines, puisqu’elles remettent en cause une large partie de l’organisation du travail et 7. 26 mai 1968, Archives confédérales CFDT 7 H 58. Voir aussi Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970, thèse d’histoire, université Paris VIII, 2002, pp. 460 472 et Christophe TOU, Les Ouvriers de Renault Billancourt dans les années 68, mémoire de maîtrise de l’université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, 2001, p. 102. 8. Selon les notes prises dans le cahier de permanence de la CFDT, Cahier de bord, 26 mai, 8 h 15, Archives confédérales CFDT 7 H 58.
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de la gestion de la main-d’œuvre. Elles demeurent néanmoins largement ignorées dans le cadre des négociations entre la direction de la Régie et les organisations syndicales en juin. On comprend mieux dès lors comment un mécontentement ouvrier perdure dans les années ultérieures, qui structure les grèves entre 1969 et 1973 au moins. De ce point de vue, la grève de maijuin 1968 à Billancourt donne à voir les prémisses d’une insubordination généralisée qui concerne également les autres usines de la Régie.
FORTERESSE OUVRIÈRE ? Pendant les années 68 en effet, les sites de Cléon, Flins et du Mans connaissent aussi des épisodes de révolte ouvrière, qui se marquent notamment par la conjonction de grèves, d’illégalités et de violences. En 1968, les ouvriers de Cléon sont les premiers à partir en grève le 15 mai et, comme leurs camarades de SudAviation, ils séquestrent le directeur de l’usine et s’engagent dans une longue grève qui aboutit à une contestation profonde de l’organisation du travail9. L’usine de Flins entre à son tour en grève le lendemain matin, 16 mai. La situation y devient explosive à partir du 6 juin quand les forces de l’ordre investissent l’usine, et y favorisent une jonction entre ouvriers, étudiants et population locale, qui s’opère dans les combats et contre l’encadrement de l’usine. Renault-Flins devient alors le haut lieu de la résistance ouvrière qui attire et semble éclipser Billancourt : ainsi, dans la nuit du 6 au 7 juin, la police parisienne arrête à l’entrée de l’autoroute de l’Ouest 310 personnes, parmi lesquelles 167 étudiants, suspectées de vouloir se rendre à Flins et les conduit au centre de Beaujon10. Comme à Sochaux, l’occupation a favorisé l’éclosion d’une parole ouvrière contestataire, mais l’intervention des forces de l’ordre a radicalisé la grève encore davantage. Après de violentes manifestations en octobre 1967 puis la grève du printemps 1968, les ouvriers spécialisés du Mans à leur 9. Notre arme, c’est la grève, Paris, Maspero, 1968. Voir aussi le film Cléon, Prod. Slon Iskra, 1968, NB, 27 min. 10. Archives de la préfecture de police de Paris, FA 270. Sur la grève, voir Jean Philippe TALBO, La Grève à Flins, Paris, Maspero, 1968, ainsi que le film de Jean Pierre THORN, Oser lutter, oser vaincre, 1969, NB, 1 h 29 min.
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tour multiplient les conflits entre 1969 et 1971. En février-mars 1969, éclate une grève-bouchon dans l’atelier montage des trains avant et arrière, autrefois appelé GG, qui fait perdre 3 200 véhicules à la Régie. La cotation de poste y est dénoncée, « qui ne tiendrait pas compte de la qualification professionnelle et qui aurait entraîné des pertes de salaires11 ». En octobre de la même année, c’est au tour de l’atelier des traitements thermiques de partir en grève pour le versement d’une prime de chaleur12. Le 2 avril 1971, 82 OS de l’atelier FF (montage et usinage des transmissions) engagent à nouveau un mouvement contre la cotation de poste qui aboutit à partir du 29 avril à une grève avec occupation qui concerne toute l’usine du Mans13. Si Flins et Cléon ne sont guère touchées, à Billancourt, un mouvement singulier s’engage : le 6 mai, en effet, l’occupation de l’usine est votée pour prévenir un lock-out. La CGT cependant se refuse explicitement à parler de grève et considère qu’il s’agit d’une « garde de l’outil de travail14 ». Après deux semaines de négociations difficiles, la reprise du travail est finalement votée au Mans le 24 mai, tandis que, à Billancourt, la CGT fait reprendre le travail sans vote. Cette longue grève a ruiné le prestige de la cotation de poste. La Régie tarde toutefois à revoir son système de rémunération : elle attend encore deux ans et la longue grève des presses initiée à Billancourt puis relayée à Flins et Sandouville en mars-avril 1973 pour engager une réforme timide15. 11. Grève du 24 février au 4 mars, François GAULT, « La grève tétanos du Mans », in Trois Grèves, Paris, Calmann Levy, 1971, pp. 123 177. Citation de la fiche de conflit du travail, archives du ministère du Travail, CAC 760122/292. Sur la cotation de poste, Daniel LABBÉ, Travail réel et Travail formel. Renault Billancourt 1945 1980, mémoire de DEA dirigé par Patrick Fridenson, EHESS, 1990. 12. Grève du 16 au 28 octobre. Source : ibid. 13. Rapport de la Direction centrale des Renseignements généraux, « La grève des OS de la Régie Renault du Mans (29 avril 24 mai 1971) », 25 juin 1971, Archives du ministère de l’Intérieur, CAC 860581/28. 14. Le 11 mai, dans son discours au meeting de l’usine, Roger Sylvain, secrétaire du syndicat CGT, dit à propos de la grève illimitée que « c’est un piège dans lequel […] nous ne tomberons pas » et considère que le mouvement relève de « la garde de l’outil de travail ». Citations pp. 3 4, Archives confé dérales CFDT, fonds Renault 4 W 88. 15. À Billancourt, la grève dure du 21 mars au 11 avril. Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt, op. cit., pp. 472 483. À Flins, la
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Cette évocation rapide des grands conflits qui ont scandé le début des années 68 à la Régie appelle deux remarques. L’usine de Billancourt ne reste pas à l’écart de la lutte, puisqu’elle connaît trois mouvements majeurs en 1968, 1971 et 1973. Mieux, les ouvriers immigrés des presses du département 12 dans l’île Seguin en mars 1973 sont à l’initiative d’un mouvement qu’ils dirigent seuls et popularisent un énoncé majeur : « À travail égal, salaire égal, P1F pour tous. » De ce point de vue, et à la différence de Peugeot-Sochaux par exemple, la grève de mai-juin n’est pas sans lendemain. Dans le même temps cependant, Billancourt ne peut guère être considérée comme à l’avant-garde ou comme le grand bastion ouvrier, d’autant que la conflictualité concerne surtout les départements où travaillent les OS. La combativité ouvrière au Mans et à Flins est aussi vive, et d’autres grands sites industriels connaissent également une conflictualité forte en France : les usines des Batignolles à Nantes, de Caterpillar à Grenoble, de la Saviem à Blainville, pour ne rien dire de Lip à Besançon. Ainsi, faire de Billancourt, la « forteresse ouvrière » comme la popularise Jacques Frémontier en 1971 par le titre de son ouvrage, c’est sans doute confondre implantation syndicale et radicalisme ouvrier et, dans le même temps, contribuer à attiser le complexe obsidional de la CGT. Mais c’est précisément cet écart entre les faits et la légende que l’on peut interroger, notamment en voyant comment il s’intègre dans des dispositifs politiques.
UN LIEU DE LÉGITIMATION L’image des usines Renault de Billancourt est un peu à la France ce que la légende des usines Fiat, et notamment Mirafiori de Turin, est à l’Italie : le lieu central où semble se dessiner l’avenir des ouvriers du pays. Dans tous les cas, depuis les grandes grèves du printemps 1936 et la puissante vague de syndicalisation qui l’accompagne, Billancourt apparaît comme une « forteresse ouvrière ». Sa nationalisation, son rôle éminent grève commence le 29 mars aux presses jusqu’au 9 avril puis elle est relayée par un mouvement en sellerie et en tôlerie R5 jusqu’au 26 avril. Pour toute cette période à Flins, Xavier VIGNA, Actions ouvrières et politiques à l’usine en France dans les années 68, op. cit., pp. 299 327.
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ensuite lors des grèves de 194716 prolongées par des conflits durs et violents en 1952-1953, son statut de vitrine sociale liée notamment à la signature de l’accord d’entreprise en 195517, ont davantage ancré cette vision si bien qu’en 1968 Billancourt comme bastion ouvrier est un topos du discours politique. Laurent Salini, journaliste communiste, explique ainsi dans Le Mai des prolétaires : « La décision des ouvriers de RenaultBillancourt [de se mettre en grève] pesa évidemment d’un poids très lourd. L’usine est la plus grande de France et, surtout, les travailleurs sont parmi les plus conscients, les plus aguerris, les plus résolus aussi quand la lutte est engagée. Si l’on ne s’aligne pas toujours sur Billancourt, on tient le plus grand compte de son attitude […]. Sa grève a donc une valeur d’exemple18 ». À cet égard, les étudiants qui viennent se heurter aux portes closes de l’usine communient dans cette représentation. Dans les années suivantes, toutes les organisations d’extrême gauche, jusqu’aux plus groupusculaires, se rendent aux portes des usines et se targuent d’y avoir des militants. Billancourt fonctionne par conséquent comme un lieu de légitimation : y être implanté est un gage de sérieux, de puissance mais plus encore du degré et de la qualité de l’« ouvriérisation » de l’organisation. On peut ainsi brièvement rappeler avec quelle énergie la Gauche prolétarienne, l’organisation la plus importante dans la mouvance maoïste, a voulu et a prétendu être implantée à Billancourt en créant des comités de chaîne et de lutte en 1970 et 1971 notamment19. C’est également aux portes de Billancourt 16. Philippe FALLACHON, « Les grèves de la Régie Renault en 1947 », Le Mouvement social, octobre décembre 1972, pp. 111 142 et Robert MENCHERINI, Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France. Les « grèves insurrectionnelles » de 1947 1948, Paris, Syllepse, 1998. 17. Sur ces deux derniers aspects, Robert KOSMANN, Conventions collectives, classifications et qualifications. L’exemple de Renault Billancourt, 1919 1970, mémoire de DEA sous la direction de Michelle Zancarini Fournel, université Paris VIII, 1998. 18. Laurent SALINI, Le Mai des prolétaires, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 33. 19. Voir en particulier à la BDIC les dossiers F Δ Rés. 576/5/2/2/2 à 4. Pour une analyse critique, Baruch ZOROBABEL (pseudonyme de Nicolas Boulte), Tentative de bilan du Comité de lutte Renault, Supplément à ICO n° 120, octobre novembre 1972, et Marc JARREL, «Éléments pour une histoire de l’ex Gauche prolétarienne. Cinq ans d’intervention en milieu ouvrier, Paris, NBE, 1974.
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qu’un de ses militants ouvriers, Pierre Overney, est assassiné le 25 février 1972. C’est cependant dans le dispositif de la CGT que Billancourt occupe la fonction la plus intéressante. Si la fonction de légitimation intervient, on peut néanmoins prolonger l’analyse. Billancourt fait en effet l’objet de la sollicitude particulière des dirigeants de la CGT en mai-juin 1968 : Georges Séguy s’y rend à deux reprises, les 20 et 27 mai, il rejoint Benoît Frachon le 27, tandis qu’Henri Krasucki participe au meeting de reprise le 17 juin. Dans le numéro spécial du Peuple consacré à « La grève générale de mai 1968 », huit photographies se rapportent à Billancourt, légendées parfois dans un registre épique20. En outre, la brochure 33 jours, 34 nuits, réalisée par la CGT sur la grève de Billancourt est à ma connaissance la seule réalisée par un syndicat d’une usine sur la grève de mai-juin 1968. Si l’on ajoute à ces productions écrites les images21, il est manifeste que la CGT a massivement investi Billancourt en mai-juin 1968 et qu’elle y cultive la thématique de la forteresse ouvrière. Ce discours et cette thématique épique, qui inscrivent ces épisodes dans la grande geste du mouvement ouvrier, illustrent dans une première analyse la double préoccupation de la centrale en mai-juin 1968 au niveau national : encourager l’extension du mouvement de grèves tout en le contrôlant et en le canalisant soigneusement, notamment à partir de ses places fortes22. 20. « La grève générale de mai 1968 », Le Peuple, nos 799 800 801, 15 mai 30 juin 1968 : p. 23 photographie de la passerelle de l’île Seguin accompagnée de la légende suivante : « Renault… de cette passerelle historique», pp. 24, 37 (légende : « Ah ! Cette île Seguin… »), p. 58 (cliché d’une banderole avec « La production progresse. Les profits progressent. Nous voulons que le progrès pro fite aussi aux jeunes », légende : « Quelques vérités chez Renault »), p. 63 (trois images du 27 mai : G. Séguy au micro, B. Frachon au micro et une foule bras levés pour voter), p. 91 (photographies sur les activités pendant la grève avec pour légende : « Bibliobus, mini bar… chez Renault »), p. 106 (cliché du défilé lors de la reprise avec banderole « Pour de nouvelles victoires, vive le syn dicat unique des travailleurs » et légende : « Ceux de Renault défilent victorieu sement ») ainsi qu’une photographie non légendée de Gérald Bloncourt : « Assez de brimades. De la dignité ». 21. Nicolas HATZFELD, Gwenaële ROT, Alain P. MICHEL, « Le travail en représentation dans les films militants », Histoire & Sociétés, n° 9, janvier 2004, pp. 118 131, ainsi que la contribution d’Alain Michel dans cet ouvrage. 22. René MOURIAUX, « Le mai de la CGT : les masses en mouvement sans issue politique », in René Mouriaux et alii (dir.), Exploration du mai français,
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Le 27 mai au matin, par exemple, dans un discours très modéré qui contraste avec la fougue du leader cégétiste de Renault Aimé Albeher, Benoît Frachon y explique les vertus des négociations de Grenelle qui viennent de s’achever : « […] les accords, et notamment pour les bas salaires, les accords vont donner des satisfactions évidentes. [Après une dénonciation de l’UNEF, il reprend : ] Nous avons conservé le sang-froid, la fermeté mais aussi la conscience de ce qui existe et non pas des rêves qu’on fait. Je vous souhaite d’y réussir le plus vite possible et en même temps de vous sentir solidaires et réjouis de ce que des millions de travailleurs mal payés et maltraités dans les usines vont profiter de votre effort dans ce combat23. » Frachon pose ainsi les ouvriers de Billancourt en avant-garde altruiste qui lutte au service des travailleurs mal lotis de tout le pays et, par là, opère une nouvelle déclinaison de la thématique de la forteresse ouvrière. Dans le même temps, il faut noter combien ce discours, où le mot « accords » apparaît explicitement, conforte la thèse des historien(ne)s qui, à partir d’une analyse fine des positions de Georges Séguy, considèrent que les dirigeants confédéraux de la CGT aspiraient à une reprise du travail le 27 mai 1968 au matin24. Cette place centrale de Billancourt dans le dispositif CGT est confirmée par une brochure de 1971 intitulée Renault. Mai 71 : un complot manqué. Les OS ouvrent une brèche, dans laquelle la CGT entend justifier sa ligne modérée lors du mouvement des OS du printemps. Pour ce faire, elle passe notamment en revue l’ensemble des usines Renault et y examine la main-d’œuvre et ses qualités supposées : elle y oppose en particulier les nouveaux ouvriers de Flins, Cléon et Sandouville, jugés novices et immatures, et dont les grèves sont par conséquent suspectes, aux ouvriers du Mans et surtout de Billancourt, qui est explicitement considérée comme une « forteresse », avec « une très longue et Paris, L’Harmattan, tome II, 1992, pp. 15 34 ; Xavier VIGNA, Actions ouvrières et politiques à l’usine en France dans les années 68, op. cit., pp. 82 87 et 484 505. 23. Citation d’après le film de François CHARDEAUX, 33 Jours en mai, op. cit. Chardeaux ne donne que le début et la fin du discours de Frachon. Dans le film, l’épisode où les clauses du protocole de Grenelle sont huées n’apparaît pas. 24. Michelle ZANCARINI FOURNEL, « Retour sur “Grenelle” : la cogestion de la crise ? » in Geneviève Dreyfus Armand et alii (dir.), Les Années 68…, op. cit., pp. 443 460.
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valeureuse histoire dans les luttes revendicatives et historiques ». Parmi ces ouvriers de Billancourt, la CGT félicite au premier chef les professionnels qui « constituent une forteresse dans la forteresse25 ». Ainsi, l’insistance avec laquelle la CGT célèbre la forteresse ouvrière, et notamment les départements d’outillage où elle recrute massivement, permet de voir la fonction de Billancourt en regard des autres usines dans le dispositif cégétiste : dans la mesure où c’est le site industriel où la CGT mais aussi le Parti communiste sont les mieux implantés26, Billancourt occupe une fonction de point d’appui et de contrôle : c’est à partir de Billancourt qu’elle peut contribuer à relayer un mouvement, ou au contraire le freiner, l’orienter vers un certain type de revendications, etc. C’est la raison pour laquelle les dirigeants confédéraux s’y rendent en nombre et à plusieurs reprises au printemps 1968, et notamment le 27 mai au matin. De même, c’est à partir de Billancourt que la CGT reprend la main dans le mouvement des OS du printemps 1971 apparu au Mans, alors qu’elle s’est efforcée avec succès d’en interdire l’éclosion à Flins ou à Cléon. Dès lors également, la célébration de la forteresse ouvrière par la CGT ne relève pas seulement de l’autocongratulation. Ce discours entend faire des ouvriers de Billancourt, et notamment des professionnels, l’instance (ou le lieu) de validation des mouvements revendicatifs : par ce biais, et très logiquement, c’est la CGT elle-même qui entend décider quelles actions ouvrières et quelles grèves méritent d’être menées, et d’en déterminer les modalités.
CONCLUSION En conclusion, deux points méritent d’être soulignés. Tout d’abord, cette analyse du discours sur la forteresse et l’insistance sur l’implantation de la CGT ne doivent pas conduire à tomber 25. Renault : mai 71. Un complot manqué. « Les OS ouvrent une brèche. » Brochure supplément à La Voix de l’usine, n° 100. Citations pp. 27 et 32. 26. En 1975, la densité communiste d’établissement, c’est à dire le nombre d’adhérents pour 1 000 salariés dans l’établissement, s’élève à 70 à Billancourt (1er rang en France) et 26 (9e rang) au Mans. À titre de comparaison, elle est de 0,85 à Sandouville, 0,95 à Flins et 1,6 à Cléon. Jean Paul MOLINARI, Les Ouvriers communistes, Thonon, L’Albaron, 1991, p. 347.
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dans la rhétorique policière du presse-bouton, selon laquelle la CGT pourrait à tout moment lancer ou interrompre une grève à partir de Billancourt. Car, et c’est notre deuxième point, à Billancourt comme ailleurs, la CGT dut aussi composer avec une radicalité et une insubordination ouvrières. On le voit le 27 mai 1968 quand les ouvriers prolongent la grève avec le plein soutien de leurs responsables locaux, alors que les dirigeants confédéraux de la CGT espéraient sans doute une reprise progressive du travail ; puis le 17 juin, quand le Comité de grève de la Direction de la machine agricole se transforme en Comité d’union du personnel, qui constitue l’embryon d’une organisation non syndicale et, comme telle, opposée à la CGT27. On le voit derechef lors de la grève des presses du printemps 1973, que les OS menèrent aussi malgré le syndicat CGT. Cette grève constitue même l’un des très rares exemples de grèves sauvages que l’on peut alléguer dans les années 6828. Dès lors, plutôt que de postuler un rôle d’avant-garde et de sombrer dans la mythologie, il apparaît que les usines Renault de Billancourt occupent une place éminente dans les années 68 : autant par les conflits qui s’y nouèrent que par la place qu’elles occupent dans l’imaginaire politique et social français. Elles ne peuvent cependant incarner à elles seules la conflictualité bigarrée des années 68 dans les usines.
27. Christophe TOU, Les Ouvriers de Renault Billancourt dans les années 68, op. cit., pp. 139 140. 28. Par grève sauvage, il faut entendre une grève menée malgré, voire contre, les responsables syndicaux d’un site industriel. J’ai recensé trois autres exemples dans ma thèse : usines Tudor à Nîmes en 1969, Coder à Marseille en 1969, Neyrpic Grenoble en 1972. Voir Actions ouvrières …, op. cit., pp. 201 203.
7 Filmer et photographier Billancourt en 1968 Alain P. Michel
En mai et juin 1968, les usines Renault de BoulogneBillancourt ont été durablement placées à l’avant, sinon au centre de l’actualité1. Les « événements » ont consolidé la réputation de ce bastion ouvrier réputé à l’avant-garde des luttes, capable de décider seul de la forme et de la poursuite d’un mouvement national. Des images-icônes sont venues étayer cette idée. Celle des étudiants aux portes de Billancourt (16 mai), ou celle de Georges Séguy rendant compte des négociations de Grenelle sur l’esplanade de l’île Seguin (27 mai). Instrumentalisées, ces images font écran et masquent une situation bien plus complexe2. Mon objectif est de montrer que si l’on n’en reste pas à la surface de leurs utilisations, ces images ne cachent rien. Elles ne se réduisent pas aux textes qui s’en servent d’illustration et de preuve, ou qui les accompagnent de légendes pour en expliciter le sens. Au contraire, replacées dans leur contexte, analysées par séries, confrontées entre elles, les images sont des sources d’informations inédites et rendent compte des multiples tonalités du réel. Par exemple, l’occupation particulièrement longue des usines Renault en 1968 est résumée par une formule – « 33 Jours en mai » – qui sert de titre à une brochure et à un film. Sous ce slogan, on trouve d’un côté l’album photographique de la CGT, illustré de nombreux clichés de Gérald Bloncourt, et de l’autre 1. Voir à ce propos François de LA BRETÈQUE, « Les actualités filmées de mai 1968 », Les Cahiers du cinéma, n° 66, juillet 1997, pp. 41 48. 2. Voir le texte de Xavier VIGNA ci dessus. Également Geneviève ARMAND DREYFUS et alii (dir.), Les Années 68, op. cit.
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le film documentaire de François Chardeaux. Deux professionnels de l’image, extérieurs à la Régie Renault, qui ont eu accès à l’intérieur des usines pendant les grèves d’occupation3. Leurs images militantes ont servi la réputation de l’usine pilote. Mais l’ensemble des clichés du photographe et les scènes filmées par le cinéaste révèlent plus que la légende. D’autant plus que ces deux mondes de l’image donnent deux visions très différentes de l’occupation de Renault. François Chardeaux ne filme pas l’usine comme Gérald Bloncourt la photographie. Leurs regards concomitants ne se rencontrent pas forcément. La confrontation est éclairante. Un arrêt sur image de 33 Jours en mai montre cette présence des deux types de preneurs d’images. Le photographe et le cinéaste ne rendent pas compte des mêmes péripéties et ne couvrent que rarement les mêmes endroits de l’usine. Quand c’est le cas, la variation des images qu’ils produisent questionne autant les faits montrés que les techniques de leur représentation. Je propose d’étudier d’abord les contraintes des preneurs d’images avant d’analyser le contenu de leurs images fixes et animées pour finalement interroger les visions qu’elles donnent de l’usine occupée.
LES CONTRAINTES DES PRENEURS D’IMAGES La première condition de la prise d’images est – pour le photographe comme pour le cinéaste – de passer la porte et d’entrer dans l’usine. En situation ordinaire, c’est la direction qui contrôle les entrées dans l’établissement. Mais Gérald Bloncourt raconte comment – avec la complicité du comité d’entreprise – il est souvent parvenu à passer ce verrou à Billancourt. « À l’usine, on ne peut pas entrer comme ça. Il y a les gardiens. Donc j’allais au comité d’entreprise et les mecs me donnaient un 3. J’ai pu m’entretenir avec Gérald Bloncourt et François Chardeaux. D’abord, dans le cadre d’un programme de recherche ACI sur les « représentations cinématographiques du travail à la chaîne » mené avec Gwenaële Rot et Nicolas Hatzfeld (groupe Nigwal). Ces entretiens ont également été menés pour une com mande ministérielle sur la « mémoire du travail » conduite par Michel Pigenet et Christian Chevandier au Centre d’histoire sociale de l’université Paris I. L’équipe de recherche sur la mémoire du travail à Boulogne Billancourt est composée de Laure Pitti, Jean Charles Leyris, Nicolas Hatzfeld et moi même.
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bleu. Alors je mettais un objectif dans la poche, là je ne prenais qu’un appareil, je mettais un objectif dans la poche et l’appareil dans l’autre, un 24 x 36, et je rentrais en côte, avec un mec qui était devant moi, qui était mon guide, mais on n’était pas ensemble, je le suivais. Mais en même temps il y en avait deux ou trois autres qui rentraient pour m’encadrer un peu, que je ne passe pas tout seul comme ça, donc on partait en petit groupe. On entrait, mais une fois dans l’usine, je n’avais plus qu’un mec. Donc je le suivais, et le mec m’emmenait, par exemple pour un débrayage. J’ai des photos comme ça d’un débrayage. Alors que j’arrivais, les mecs étaient en train de faire leur discours, j’arrivais à faire une photo et après, comme ils sont sortis, je suis sorti au milieu d’eux. Dix fois, vingt fois, je ne sais pas4. »
À Billancourt, Gérald Bloncourt est connu comme « l’Huma » (« Tiens v’la l’Huma »), de sorte que pendant l’occupation de mai-juin 68 il n’a eu aucun mal à passer les portes alors contrôlées par la CGT. En revanche, François Chardeaux vient du monde des étudiants dont les organisations ouvrières se méfient. Il avait proposé aux États généraux du cinéma de « s’occuper » de Billancourt parce qu’il habitait à proximité. « Je vais aux États généraux comme tout le monde. Comme tout jeune réalisateur je vais aux réunions où les décisions sont prises c’est à dire à l’école de Vaugirard [l’IDHEC]. Et là tout d’un coup l’idée se met en route : il faut que les cinéastes fassent quelque chose […]. Alors s’est effectué un partage, c’est à dire qu’on a demandé : “Qui veut faire tel endroit, tel endroit ?” […] Donc moi j’ai dit : “J’habite Billancourt”, donc la circulation [...] ce n’était pas un problème puisque j’étais à deux pas. Et donc, on m’a dit : “Bravo, tu vas là bas”. Voilà. Après, il y a une commission de réalisation qui s’est mise en place. Cette commission de réalisation a validé mon choix, et même m’a donné un peu de pellicule pour tourner en plus5. »
Mais pour entrer « officiellement » dans l’usine, il lui a fallu obtenir un laissez-passer sous la forme d’une lettre de recommandation de la CGT Spectacle. 4. Gérald BLONCOURT, entretien du 14 mai 2004 repris in Alain P. Michel, « Le regard engagé du photographe. Extraits d’un entretien avec Gérald Bloncourt (14 mai 2004) », Histoire et Sociétés. Revue d’histoire sociale, n° 11, 3e trimestre 2004, pp. 126 131. 5. François CHARDEAUX, entretien de novembre 2003 par Nicolas Hatzfeld, Gwenaële Rot et Alain Michel (groupe Nigwal).
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Une fois reconnus, l’un comme l’autre insistent sur le fait qu’ils ont été totalement libres de prendre toutes les images qu’ils voulaient. Toutefois ni l’un ni l’autre n’a suivi heure par heure un événement qui a duré plus d’un mois. Si pendant cette période Gérald Bloncourt s’est particulièrement attaché à couvrir Billancourt « jour et nuit », il s’est tout de même permis plusieurs « échappées6 ». Il était un photographe indépendant parmi d’autres7, mais bénéficiait de longue date d’un réseau de relations et de connaissances susceptible de l’avertir de l’imminence d’un événement8. Même s’il habitait à proximité des usines Renault, François Chardeaux n’a pu s’y rendre tous les jours pour filmer. Il fallait qu’il puisse s’y déplacer avec son équipe de tournage, ce qui n’a pas toujours été possible. « Parce que parfois on est que deux, parfois on est trois ou quatre. J’avais un copain, Jean Michel, mais lui il était loin, alors pour venir c’était la croix et la bannière. Donc on faisait tout à deux […] avec Pierrot à la caméra9. »
Dans le même temps, François Chardeaux participait activement à la contestation étudiante. Billancourt n’étant pas le terrain principal de ces événements, le cinéaste a « raté » plus d’événements de l’usine Renault que le photographe. Par exemple, 33 Jours en mai montre le meeting du 22 mai dans le hall de l’île Seguin. La caméra suit sous différents angles un orateur lisant sans trop de conviction des revendications qui rendent compte d’un mouvement déjà engagé plus qu’elles ne le dirigent10. En revanche, l’équipe de cinéastes n’était pas à Billancourt le 17 mai au moment de la venue d’Henri Krasucki, alors directeur de La Vie ouvrière. La troisième condition pratique de la prise d’images est le fait de disposer du matériel nécessaire, ce qui n’était pas facile en cette période troublée. Le cinéaste avait conservé une caméra 6. Gérald BLONCOURT, entretien du 9 février 2005 par Alain Michel. Par exemple, les barricades de Gay Lussac, les papeteries de Corbeil, etc. 7. Entre autres, Claude VANDERNOTTE, Jean Pierre DELAPRAZ pour Contact. 8. Par exemple, La Vie ouvrière s’assurait avant les événements annoncés qu’il comptait être sur place pour fournir les images nécessaires. 9. François CHARDEAUX, entretien de novembre 2003, op. cit. 10. La Vie ouvrière, 22 mai 1968.
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35 mm (d’un tournage en cours), format professionnel noble, mais plus lourd et coûteux que celui du 16 mm dont ont bénéficié la plupart des cinéastes militants. 33 Jours en mai est tourné dans un moment de rupture, liée à la grève générale décrétée par les États généraux du cinéma11. Comme les autres, il disposait de très peu de bobines et devait filmer avec parcimonie lorsqu’il en avait12. C’est à cause de cette pénurie que le film ne montre pas le meeting du 27 mai au cours duquel Georges Séguy est venu rendre compte des négociations de Grenelle. Mais on entend des extraits de ce discours parce que, sur place, François Chardeaux a pu l’enregistrer sur son Nagra. Le contenu du discours est connu. Jacques Frémontier en a donné une retranscription (partielle) et une analyse dans La Forteresse ouvrière : « Les patrons nous ont demandé si nous allions lancer l’ordre de reprise du travail. (Hoooouh !) Nous avons répondu : comme nous n’avons jamais lancé à l’échelle confédérale le mot d’ordre de grève, il ne saurait être question que l’on se substitue aux travailleurs pour lancer un ordre de reprise du travail. (Aaaah ! et applaudissements.) Nous allons leur rendre compte, aux travailleurs, objectivement de ce qui s’est passé, de ce que nous avons cédé. C’est eux qui jugeront. Ils feront la part des choses, ils apprécieront ce qu’il y a là dedans de positif, ce qui l’est moins et ce qui manque. Et nous leur avons dit : conformé ment à l’engagement qu’a pris la CGT devant les travailleurs en grève, elle ne saurait donner quelque suite que ce soit au résultat des discussions avant de consulter les travailleurs eux mêmes. (Aaaah !) Ma communication est terminée. Il reste à la direction de votre syndicat, tous les syndicats unis, d’organiser cette consultation et de faire savoir à votre patron ce que vous pensez. (Aaaah !) […]13. » 11. Nicolas HATZFELD, Gwenaële ROT, Alain P. MICHEL, « Le travail en représentation dans le cinéma militant. Caméras et micros dans les usines auto mobiles, 1968 1974 », Histoire & Sociétés. Revue d’histoire sociale, n° 9, 1er tri mestre 2004, pp. 120 133 ; David FAROULT et Gérard LEBLANC, Mai 68 ou le cinéma en suspens, Paris, Syllepse, 1998 ; Sébastien LAYERLE, « À l’épreuve de l’événement, cinéma et pratique militante en Mai 68 », colloque Pour une his toire critique du spectacle militant, université Paris X Nanterre, 2003. 12. Jean Pierre THORN évoque aussi ce problème de pénurie des bobines pour son film Oser lutter, osez vaincre. Flins 1968. Pour le contexte des pro ductions cinématographiques de 1968, voir Nicolas HATZFELD, Gwenaële ROT, Alain P. MICHEL, « Le travail en représentation... » art. cit.. 13. Jacques FRÉMONTIER, La Forteresse ouvrière…, op. cit., pp. 369 370.
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François Chardeaux insiste sur le fait que cet enregistrement est la preuve que le discours de Séguy a souvent été mal interprété. Mais, associé à des photographies et des documents d’époque, l’effet des paroles n’est pas le même que si le cinéaste avait pu montrer en synchronie l’orateur et les réactions de l’assemblée. « On a dit que lorsque Séguy est venu chez Renault, il a fait une déclaration historique. Tout le monde a dit qu’il avait appelé à la reprise alors que ce n’est pas vrai, c’est totalement faux, et ça a pourtant été diffusé dans la presse […]. C’est pour cette raison que j’ai ressorti la bande originale du son de cette intervention, que j’avais enregistrée. On constate bien que ce n’est pas ça qui s’est passé. Elle est reprise en totalité dans le film, et j’ai mis des images fixes parce que je n’avais plus de pellicule, mais j’ai laissé tourner mon Nagra14. »
Alors que François Chardeaux dépendait d’approvisionnements contingentés et aléatoires, Gérald Bloncourt n’a pas eu besoin d’économiser ses clichés. Le photographe possédait son propre matériel, il avait beaucoup moins de contraintes techniques et de limites financières à son activité, il disposait d’un stock confortable de pellicules et d’une fourniture régulière. Sur place, Gérald Bloncourt a eu plus facilement accès aux premières loges de l’événement. Certes, son matériel était moins encombrant qu’une caméra de 35 mm. Le photographe avait la réputation de rechercher les points de vue et d’accomplir des acrobaties pour les atteindre. Mais les vues plongeantes sur les notes de Georges Séguy lors de son intervention à la tribune de l’esplanade témoignent surtout d’une intimité avec ce haut lieu de l’action syndicale. Ici, la photographie vient soutenir ce que l’enregistrement nous apprend sur le contenu des paroles du leader syndical. Mais ni l’un ni l’autre ne rendent compte de ce que l’assemblée en a compris. Les images ne suffisent pas non plus à contrecarrer l’interprétation que les médias en ont donnée à l’époque et qui reste ancrée dans les souvenirs de nombreux témoins15, comme dans la mémoire de l’événement. 14. François CHARDEAUX, entretien du 5 juillet 2004 par Nicolas Hatzfeld et Alain Michel pour la recherche Mémoire du travail à Boulogne Billancourt. 15. Daniel M., entretien du 1er mars 2005 pour la recherche Mémoire du travail à Boulogne Billancourt. Technicien aux méthodes, mal placé à l’entrée de l’esplanade pour bien entendre le discours de Georges Séguy, Daniel M. se souvient que celui ci « a été bien chahuté » le 27 mai 1968.
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1. « Trente trois jours en mai » (juin 1968). Le même slogan sert pour le film de François Chardeaux et pour la brochure photographique de la CGT. Le message n’est pas le même (archives de la Société d’histoire du groupe Renault).
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2. Autour de Benoît Frachon, le cinéaste est d’un côté, les photographes de l’autre (photogramme François Chardeaux).
3. Contrôle syndical aux portes de l’usine de Renault Billancourt, 17 mai 1968 (photographie Gérald Bloncourt).
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4. Pour pouvoir filmer dans les usines, François Chardeaux a été mandaté par le comité de grève du syndicat CGT des techniciens de la production ciné matographique, 25 mai 1968 (archives personnelles de François Chardeaux).
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5. Vue plongeante sur les notes de Georges Séguy (27 mai 1968). Le pho tographe est dans les coulisses de l’événement (photographie Gérald Bloncourt).
6. La chaîne des 4 L est à l’arrêt, juin 1968 (photogramme François Chardeaux).
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7. Un ouvrier a lâché sa bicyclette et pose pour le photographe sur la chaîne, 17 mai 1968 (photographie Gérald Bloncourt).
8. Ouvrier assoupi près du poste de travail, 19 mai 1968 (photographie Gérald Bloncourt).
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9. Georges Séguy rend visite aux ouvriers occupant l’usine, 20 mai 1968 (pho tographie Gérald Bloncourt).
10. Les ouvriers des forges discutent point par point les termes de leur cahier de revendications, mai 1968 (photogramme François Chardeaux).
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11. Entretien filmé de deux ouvriers de Renault (juin 1968). Les propos du pro fessionnel arabe et de l’OS breton sont décalés par rapport au discours syndi cal classique (photogramme François Chardeaux).
12. Les vues des affiches occupent une place importante dans le film de François Chardeaux et sur les clichés de Gérald Bloncourt, mai 1968 (pho togramme François Chardeaux).
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13. La dignité est au cœur des revendications (photographie Gérald Bloncourt).
14. Pendant l’occupation, le travail est stoppé, mais les ouvriers s’occupent, juin 1968 (archives de la Société d’histoire du groupe Renault. Photographie DR).
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15. Sur les panneaux, les références à la grève de 1936 sont omnipré sentes, juin 1968 (archives de la Société d’histoire du groupe Renault. Photographie DR).
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16. François Chardeaux filme l’une des opérations de vote (juin 1968). Les com mentaires insistent sur le contrôle de la CGT sur l’issue du scrutin (photogramme François Chardeaux).
17. Le 18 juin 1968, le cortège de la victoire laisse certains ouvriers dubitatifs (photographie Gérald Bloncourt).
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LES CONTENUS DES IMAGES FIXES ET ANIMÉES L’épisode du discours de Séguy sur l’esplanade de l’île Seguin rappelle qu’en dehors des pannes le cinématographe apporte le son avec l’image en mouvement là où la photographie joue sur les poses. Paradoxalement, la succession des clichés de Gérald Bloncourt traduit mieux la dynamique du mouvement d’occupation de l’usine que ne le fait le montage de scènes hétéroclites du film de François Chardeaux. 33 Jours en mai montre surtout une usine et des installations immobiles. D’abord, parce qu’en période de grève totale la production automobile est arrêtée. Les ouvriers ne travaillent pas et les chaînes sont désertées. Dans le film, les rares scènes tournées dans les ateliers ressemblent plus à des arrêts sur images qu’à des plans cinématographiques. Aucun mouvement, pas un homme, nulle activité. Les images constatent l’état impeccable des installations, comme pour prouver la bonne conservation de l’outil de production et évite toute dégradation. Il ressort du film l’impression d’ateliers où il ne se passe rien. L’événement cinématographique est ailleurs. À l’inverse, de nombreux clichés de Gérald Bloncourt montrent ce qui se passe à l’intérieur des ateliers et rendent compte de l’action des hommes qui s’y trouvent. Par exemple, un ouvrier posant sur la chaîne inactive. Le photographe tire partie de l’image fixe pour mettre en valeur la présence de l’ouvrier qui a alors le temps de prendre une posture digne. Si l’usine ne travaille plus, les travailleurs occupent leurs postes. La souplesse de l’appareil photo et la familiarité avec le photographe permettent de prendre des images plus intimes, avec la complicité des personnes encore éveillées. Le film de François Chardeaux rend compte de ces nuits d’occupation. D’abord à travers les explications d’un groupe d’ouvriers : « L’occupation : c’est une nuit, ou une journée. C’est par roule ment, tout est organisé. C’est volontaire, on ne retient personne […]. Moi, comme je suis jeune, c’est jour et nuit. C’est une expérience. »
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Également avec la séquence des ouvriers assurant leur tour de garde autour du brasero. C’est une scène classique du film d’occupation parce que le foyer apporte la lumière, forme un cercle et suscite une discussion. Mais, dans le documentaire, il ne se passe rien de notable. En revanche, le photographe peut plus facilement attendre pour saisir les moments privilégiés, comme l’arrivée de Georges Séguy au petit matin. Ce n’est pas seulement que le photographe se trouve au bon endroit au bon moment. Sa présence discrète lui permet aussi de rendre compte de l’envers du décor. Le photographe a plus de facilité que le cinéaste pour participer aux petits événements diffus qui se déroulent tout au long de la grève d’occupation. L’apport irremplaçable du film de François Chardeaux, c’est qu’il donne la parole aux ouvriers. Une séquence de 33 Jours en mai suit un débat mouvementé à propos de la rédaction du cahier de revendications16. Un premier cercle d’ouvriers est assis autour d’une table, beaucoup d’autres sont debout. La caméra ne parvient pas à suivre les croisements d’une conversation animée entre ces ouvriers des forges. Elle se fixe sur quelques visages et laisse hors champ les autres protagonistes d’une discussion dont on entend que des bribes. La scène nous informe sur la définition du contenu des revendications et, en arrière-fond sonore, d’autres réclamations plus diffuses telles que des récriminations contre les brimades d’un contremaître précis (« l’autre trou du cul… ») où contre le « nettoyage, le jour de la panne », plaintes qui ne sont pas retenues comme telles par la personne chargée d’écrire le cahier. Or, le travail du rapporteur (syndiqué à la CGT) ne semble pas être aussi aisé que les mots d’ordre impératifs de la CGT. L’assemblée exerce un contrôle suspicieux sur la rédaction. On voit et on entend un ouvrier haranguer le rapporteur-transcripteur : « Qu’est ce que t’as marqué ? [Le rapporteur lit :] Nous demandons la révision des cadences, avec chronométrage contrôlé par nous mêmes […] 16. François CHARDEAUX, entretien du 5 juillet 2004, op. cit. « D’ailleurs, dans 33 Jours en mai, j’ai réussi à retrouver les mecs qui sont réunis. C’est tous des mecs des forges. C’est les plus violents. Le mec d’un coup il se laisserait aller, on sentait que c’était une sincérité désarmante, c’était pas un discours qui était là, organisé du genre : je vais dire ça parce que je suis filmé. »
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Que les gens touchés par la décentralisation gardent leur coefficient. Nous demandons une meilleure compréhension de la maîtrise, à tous les échelons, pour éviter la méthode dite des gardes chiourme à l’honneur pendant l’Occupation. Le maintien et la modernisation de Billancourt. Que la modernisa tion se fasse en faveur de l’ouvrier et non à son détriment. Une diminution de la fatigue et l’aménagement d’espaces de repos. D’accord, comme ça ! D’accord ? Rien d’autre ? Profitez en, profitez en, c’est le moment. »
Une seconde séquence de discussion est toute différente puisqu’elle ne concerne que deux personnes dans un appartement privé (donc hors de l’usine). Au cinéaste qui demande « Est-ce qu’il y a des problèmes ? », l’ouvrier immigré répond : « Pour moi, non, mais pour beaucoup, oui. Moi, je suis rentré comme ça. Je suis professionnel, ils ne peuvent rien me dire. Je fais mon boulot. » L’ouvrier français constate : « On est bien tous pareils. » Mais il parle de ses horaires : « 47 h 30 la semaine, horaires deux tournées. » À l’inverse, l’ouvrier immigré « travaille normal », mais il aimerait « travailler de nuit pour ses études ». La scène a l’intérêt de remettre en cause l’image stéréotypée du rapport entre les travailleurs français et immigrés. Ici, l’ouvrier algérien est un professionnel syndiqué à la CGT alors que le Français est un OS « pas toujours d’accord avec les syndicats ». Ce dialogue témoigne d’un malaise entre les interlocuteurs. François Chardeaux confirme qu’il s’agissait d’une rencontre improbable : « Alors voilà, j’avais un voisin qui habitait au quatrième qui était entré dans l’usine [Renault]. Il était OS et il est resté OS parce que c’était ce qu’on appelait un Breton qui était monté à Paris. […] Il disait tout le temps que, sans être raciste, il n’ap préciait pas trop les Arabes. Or j’avais rencontré un Algérien au hasard de mes pérégrinations dans l’usine en grève qui avait l’air sympa, jeune, et je lui ai dit : “Tiens je voudrais vous interviewer, qu’on fasse [un entretien] avec un autre de l’usine que vous ne connaissez pas, comme ça on verra comment la rencontre va s’effectuer.” Mais on sent bien dans le film que ce n’est pas évident, qu’ils sont un peu […]17. » 17. François CHARDEAUX, id.
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Le dialogue cinématographique est biaisé par la spécificité d’une situation dont le film ne dit rien par lui-même.
LES VISIONS COMPLÉMENTAIRES DE L’USINE OCCUPÉE Les images offrent une vision partielle et reconstruite d’un événement. C’est le cas de la plupart des prises de parole filmées dans l’usine qui composent la plus grande partie du film. François Chardeaux insiste sur le fait qu’il s’agit de déclarations spontanées. Ce sont certes des monologues pris au hasard, mais leur utilisation dans le montage cinématographique n’est certainement pas anodine. Par exemple, la déclaration d’un ouvrier qui s’exprime clairement, filmé d’abord de face, puis en contreplongée et qu’on entend trois fois dans le montage documentaire. Il commence par proposer une analyse historique du déclenchement de la grève en la faisant remonter aux « 90 débrayages » de mars 1968. Dans un deuxième extrait, il évoque « la situation particulière du fait de la présence de 7 000 travailleurs immigrés, essentiellement répartis dans les chaînes et dans les ateliers de fabrication ». Une troisième fois, il rappelle « l’accord de 1955, article 31 […] le seul qui n’a pas de divergences avec la CGT […] revendiquant l’abaissement à 55 ans de la retraite dans les fonderies, car les ouvriers n’atteignent pas la retraite à cause des conditions de travail inhumaines ». On comprend progressivement qu’il s’agit d’un délégué CFDT, que François Chardeaux a peut-être rencontré par hasard, mais auquel il n’a pas donné une place marginale. En alternant les discours officiels sur l’esplanade et les déclarations personnelles au sortir des ateliers, son film témoigne de la variété des pensées sur l’occupation. Les différentes images offrent des visions discordantes d’un même événement. Ces regards s’avèrent remarquablement complémentaires lorsqu’on cherche, non à les opposer, mais à les confronter. D’où l’intérêt d’une étude des séries d’images et une analyse conjointe du film et des clichés. Par exemple, sur les photographies comme dans le film, la parole écrite (graphique) tient une place importante dans l’image. Les mêmes affiches couvrent les murs de l’usine et se retrouvent à l’arrière plan des images. Les mêmes slogans et graffitis ont attiré l’objectif du cinéaste et du photographe.
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Ces textes faisaient partie du « décor » des événements de mai 1968, mais il y a dans les deux cas un même souci de montrer le texte des revendications. De même, il s’avère que, pour les deux médias, ce sont les scènes de loisirs qui occupent le plus de place. En attendant la fin de l’occupation, les ouvriers s’occupent. Les photographies de Gérald Bloncourt rendent compte des parties de ping-pong, des jeux de cartes, des discussions autour du poste de radio. Le film de François Chardeaux est lui-même ponctué de nombreux moments d’attente et inaction. Mêmes parties de ping-pong dans les ateliers, tourne-disques distillant du rock et incitant à la danse, pianiste écouté avec intérêt par de nombreux spectateurs – dont des enfants – jeux de fléchettes, pétanque. Le film accorde une large place à une scène nocturne, sousexposée, qui rend compte de la présentation d’une pièce de théâtre dans l’usine. Tous ces loisirs semblent dispersés dans l’usine. François Chardeaux n’a visiblement pas assisté (ni cherché à susciter) à des scènes spectaculaires de danse ou de jeux collectifs comme dans les films d’occupation d’usines du Front populaire. La référence au passé triomphal de 1936 se retrouve dans le film comme sur les clichés. On constate une mémoire partagée qui passe par la valorisation du poids des anciens et de la CGT. C’est le sujet de l’extrait de l’intervention de Frachon enregistrée par François Chardeaux alors que les ouvriers rassemblés sur l’esplanade de l’île Seguin attendent Georges Séguy : « Camarades […] voilà trente deux ans qu’avec Jean Pierre Timbaud j’étais venu dans votre usine rendre compte des négociations et écouter les exigences des travailleurs […]. L’embauche des jeunes avec des salaires qui n’avaient rien de commun avec ceux d’aujourd’hui […] »
Ce n’est pas du tout l’histoire racontée par le PCF et par la CGT qui est mise en avant dans le film. Le montage de Chardeaux montre surtout le manque d’intérêt des propos d’un vieux chef politique occupant la tribune tant bien que mal pour faire patienter l’assemblée. Le discours non filmé est illustré par des photographies de l’occupation de 1936, avec des gros plans sur les détails des yeux et des oreilles. Un travelling sur l’île Seguin et sur le « Trapèze » de Billancourt se termine sur le drapeau (rouge) qui
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flotte au sommet de l’usine. C’est le scepticisme vis-à-vis de l’organisation syndicale dominante qui transparaît. L’atmosphère n’est pas favorable pour que l’assemblée entende ce que Georges Séguy dira effectivement quelque temps après. Le montage cinématographique amène l’incompréhension du discours alors que le film apporte la preuve que Georges Séguy n’a pas dit ce que lui reproche la rumeur. Ni le son, ni la séquence ne suffisent à donner le sens à un événement dont on ne retient pas le contenu des paroles, mais l’ambiance houleuse et la défiance à l’égard des cadres politiques. Le contraste est net avec le film de Paul Seban, La CGT en mai, qui réutilise à sa manière et remonte de façon radicalement différente de nombreuses scènes tirées de 33 Jours en mai. Les mêmes images servent à appuyer des interprétations contraires. L’objectif de ce film rétrospectif est de justifier la gestion des occupations d’usines et la sortie de la grève, alors que le propos de François Chardeaux était bien plus ambigu et critique. Cette tension apparaît également au moment de la bataille autour de la reprise du travail. D’un côté, on trouve des images « officielles » illustrant le « triomphe » de la reprise. Gérald Bloncourt a insisté sur la difficulté qu’il avait éprouvée à faire ces clichés auxquels il ne croyait pas vraiment : « Et depuis mai 68, je commençais à gueuler. J’ai eu une altercation avec mon chef. Il voulait faire la photo de la victoire, la fin victorieuse de la grève aux usines Renault de Billancourt. Alors il y avait une réunion à La VO, j’étais là et je lui ai dit : « eh bien, si tu veux faire la grève de la victoire, moi, le technicien, je vais régler l’appareil et toi tu appuieras sur le bouton parce qu’il n’y a pas de victoire. Les mecs, ils rentrent en pleurant dans l’usine”18. »
De l’autre côté, le film de Chardeaux montre tant bien que mal le déroulement des opérations de vote. Malgré le caractère pacifique du scrutin, il en ressort une impression de flottement et d’indétermination. La scène est bien moins spectaculaire que celle du renversement des urnes à Flins, filmée (au ralenti à cause du manque de pellicule) par Jean-Pierre Thorn dans Oser lutter, oser vaincre. 18. Gérald BLONCOURT, entretien du 14 mai 2004, op. cit.
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La révolte ou le vote massif à mains levées sont plus faciles à filmer que le déroulement d’un scrutin à bulletins secrets. Les nuances de la prise de décision de la démocratie ouvrière sont invisibles. La difficulté dépasse largement la différence entre le photographe « patenté » (par la CGT) et le cinéaste « missionné » (par les États généraux du cinéma).
CONCLUSION Les images ne montrent jamais tout à fait ce qu’on attend d’elles. L’intérêt historique des documents visuels est qu’ils brouillent les stéréotypes qu’on leur demande de venir prouver. Les images de l’occupation des usines Renault en 1968 sont rarement concordantes lorsqu’on les compare les unes aux autres. Leur confrontation permet de faire la part entre les représentations de l’événement et les traces (encore visibles) de son accomplissement. Le potentiel technique d’une image ne détermine pas non plus le résultat visuel obtenu. La production des films et des photographies dépend des circonstances et s’adapte aux conditions des prises de vues. Au cours des « 33 Jours de mai », les reportages de Gérald Bloncourt ont été moins entravés par les contraintes pratiques que les tournages de François Chardeaux. L’appareil photographique pénètre différemment dans l’atelier que la caméra. Dans ce contexte, le cliché fixe et muet restitue souvent mieux ce qui se passe que l’image animée et sonorisée. L’un et l’autre ne rendent pas compte des mêmes péripéties ou fixent des aspects distincts d’une même réalité. Leur confrontation enrichit notre compréhension des événements. L’image ne vient jamais seule. Un cliché fait toujours partie d’un reportage. Il fait écho aux photographies qui le précèdent et à celles qui le suivent. Pour être autre chose qu’une icône (ou qu’une vue anodine), l’image doit être replacée dans la série dont elle est issue. De même, l’image animée participe à un montage cinématographique – une succession d’images et un accompagnement sonore –, à une mise en scène qui oriente le sens des séquences ou perpétue la complexité de situations compliquées. Ainsi, pour comprendre l’impact du compte-rendu de Georges Séguy aux travailleurs de Renault, il ne suffit pas de
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savoir exactement ce qu’il a dit. En faisant d’abord huer les (mauvaises) propositions du patronat, Georges Séguy a brouillé les cartes face à une foule massive rassemblée sur l’esplanade d’où il n’est pas partout possible d’entendre la finesse des propos ni de voir le motif des mouvements d’humeur. Il y a un écart entre ce qui se passe et ce qu’on en perçoit. Aussi bien comme témoin que sur les images.
8 24-30 août 1973 : grève ouvrière à l’usine Ford de Cologne Delphine Corteel
En 1969 et 1973, la République fédérale d’Allemagne est secouée par deux grandes vagues de grèves. Celles-ci marquent les bornes d’une séquence de grèves ouvrières dont les mots d’ordre et les formes d’organisation ressemblent fort à ceux mis en œuvre par les ouvriers des usines de France ou d’Italie à la même époque1. Les ouvriers les moins qualifiés, affectés aux postes les plus durs, sont en première ligne. La première vague est menée essentiellement par les mineurs et les sidérurgistes2, alors que les métallos conduisent la seconde3. Ils se mobilisent sans que les syndicats – l’IG Bergbau pour les mines, l’IG Metall en ce qui concerne la sidérurgie et la métallurgie4 – ne les y enjoignent. Les commentateurs parlent alors de grèves « sauvages » (Wilde Streiks) ou « spontanées » (Spontane Streiks). 1. Pour la France, voir la contribution de Xavier VIGNA dans cet ouvrage et Laure PITTI, « Grèves ouvrières versus luttes de l’immigration, une controverse entre historiens », Ethnologie française, XXXI, 2001 3, pp. 465 476. En ce qui concerne l’Italie, Anne DUHIN, Ouvrier, usine et politique dans l’Italie d’au jourd’hui, enquêtes d’anthropologie ouvrière dans une usine mécanique de Bologne, thèse de doctorat, université Paris VIII Vincennes à Saint Denis, 2004. 2. Pour une étude des grèves de 1969, usine par usine, voir Institut für Marxistische Studien und Forschung (IMSF, dir.), Die Septemberstreiks 1969, Köln, Pahl Rugenstein Verlag, 1969. 3. Il faut toutefois ajouter 8 000 sidérurgistes et 13 000 mineurs de la Sarre qui débrayent au mois d’octobre 1973. Voir Otto JACOBI, Walter MÜLLER JENTSCH, Eberhard SCHMIDT, Gewerkschaften und Klassenkampf, Kritisches Jahrbuch 74, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1974, p. 47. 4. À la différence de la France, les syndicats allemands sont organisés par branche d’industrie.
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Sur le choix entre ces deux qualificatifs, Walter Müller-Jentsch écrit : « En raison de la connotation négative du mot “sauvage", les ouvriers et les syndicalistes préfèrent l’appellation “grèves spontanées”. La grande majorité d’entre eux sait bien sûr que les grèves spontanées ne sont pas spontanées au point de ne nécessiter aucune préparation, aucune mise au point et aucune organisation5. » Toutefois, ces deux adjectifs relèvent d’une même logique : souligner un écart à la norme et à la légalité. En effet, en République fédérale d’Allemagne, selon le principe de l’ultima ratio, la grève ne peut être déclenchée qu’après épuisement de toutes les possibilités de négociation et seulement par un syndicat. Elle ne peut être menée que dans le but de faire aboutir une ou plusieurs revendications entrant dans le champ de compétences des conventions collectives de branche. Aucun conflit ne peut être déclenché pendant la durée de validité d’une convention et sur les points qu’elle couvre : les signataires s’engagent à respecter le « devoir de paix » (Friedenspflicht). Seule une grève répondant à ces conditions est considérée comme légale. Qualifier les grèves de « sauvages » ou de « spontanées » indique que les ouvriers s’affranchissent du cadre syndical et légal. Pour autant, ces deux adjectifs ne disent pas ce que sont ces grèves et quels en sont les ressorts spécifiques. Pour ce faire, il convient de prendre au sérieux la capacité intellectuelle et militante des ouvriers qui s’engagent dans ces grèves, d’étudier les enjeux auxquels ils décident de s’affronter et d’examiner leurs mots d’ordre ainsi que leurs formes d’organisation. C’est ce que j’entends faire ici en me penchant plus particulièrement sur la grève menée par les OS de l’usine Ford de Cologne du 24 au 30 août 1973. J’examinerai cette grève pour elle-même et dans son rapport avec les autres grèves de l’année afin d’en montrer les spécificités et l’exemplarité. Cette étude se nourrit essentiellement d’ouvrages conçus par des militants – éventuellement en collaboration avec des sociologues ou des politistes qui prennent fait et cause pour les grévistes – et publiés tout de suite après les grèves. Concernant l’ensemble des grèves de l’année 1973, je me suis appuyée sur 5. Otto JACOBI et alii., op. cit., p. 44 ; traduit par mes soins.
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le panorama très complet brossé par la rédaction du journal de la gauche syndicale « Express » dans l’ouvrage qu’elle publie dès janvier 1974, intitulé Spontane Streiks 1973, Krise der Gewerkschaftspolitik (« Grèves spontanées de 1973, crise de la politique syndicale »)6 ainsi que sur l’almanach critique Gewerkschaften und Klassenkampf 1974 (« Syndicats et lutte des classes 1974 »), coordonné par Otto Jacobi, Walter MüllerJentsch et Eberhardt Schmidt qui contient, notamment, des comptes-rendus de grève rédigés en collaboration avec les grévistes. Il faut par ailleurs signaler le livre de Karl-Heinz Roth paru en français sous le titre L’Autre Mouvement ouvrier en Allemagne 1945-1978, qui porte sur les luttes ouvrières s’écartant de la tutelle des syndicats, ainsi que celui de Kurt Steinhaus, Streiks in der Bundesrepublik 1966-1974 (« Grèves en République fédérale 1966-1974 ») qui, tous deux, traitent longuement des grèves de 1973. Pour ce qui est plus spécialement de la grève chez Ford, outre les travaux susmentionnés, je me suis penchée sur le compte-rendu détaillé qu’en donne la cellule de Ford du groupe Arbeiterkampf 7 dans l’ouvrage intitulé Streik bei Ford Köln, Fr.24.-Do.30. August 1973 (« Grève chez Ford Cologne, vendredi 24-jeudi 30 août 1973 »)8 et dans lequel sont reproduits de nombreux tracts émanant de diverses organisations. Je commencerai par retracer la chronique des deux premiers jours de la grève. Il apparaîtra alors que, pour les ouvriers de Ford, la question du nom donné à la lutte engagée est un point de bataille qui va devenir essentiel. Les ouvriers revendiquent le nom de « grève » alors que le conseil d’entreprise, organe légal de représentation des salariés dans l’entreprise, refuse d’utiliser ce mot. Dans un deuxième temps, afin de mesurer l’ampleur des enjeux contenus dans cette controverse autour du nom de la lutte, je mettrai en perspective les conceptions de la grève et de 6. EXPRESS (Redaktionskollektiv), Spontane Streiks 1973, Krise der Gewerkschaftspolitik, Offenbach, Verlag 2000 GmbH, 1974. 7. Le groupe Arbeiterkampf (« Lutte ouvrière ») est essentiellement composé d’étudiants ou anciens étudiants établis comme OS dans les usines autour de Cologne. 8. Streik bei Ford Köln, Fr.24. Do.30. August 1973, Herausgegeben von der Betriebszelle Ford der Gruppe Arbeiterkampf, Köln, Rosa Luxemburg Verlag, 1973.
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l’usine portées par le droit allemand avec celles que déploient les ouvriers en grève. Je reprendrai ensuite la chronique de la grève pour montrer comment les coalitions qui se forment témoignent de la cristallisation de ces enjeux autour du nom de la lutte et de leur déploiement. En conclusion, je reviendrai plus précisément sur le caractère exemplaire de cette grève au regard de la séquence 1969-19739 et je ferai quelques remarques sur l’oubli dans lequel ces grèves sont aujourd’hui tombées.
24-27 AOÛT 1973 : CHRONIQUE (1) Pour toute l’année 1973, Jacobi et alii. et « Express » avancent les chiffres de 275 000 ouvriers en grève dans 335 usines. Ces grèves ne durent souvent que quelques jours. Elles se déroulent dans toutes sortes d’usines : de très grandes et de très petites, essentiellement dans la métallurgie. Réparties sur l’ensemble du territoire, elles s’échelonnent quasiment sur les douze mois de l’année. On peut toutefois parler d’une sorte de pic au mois d’août ; une centaine d’usines automobiles est touchée par les débrayages. Ce mouvement est suffisamment important pour que le chancelier Willy Brandt décide de rencontrer les représentants des syndicats et des associations d’employeurs le 24 août. Ce jour-là, environ 70 000 ouvriers sont en grève dans le pays et, comme l’ont fait leurs collègues chez Opel à Bochum deux jours plus tôt, les OS de l’usine Ford de Cologne viennent d’entrer en lice. Ils forment l’un des plus gros contingents d’ouvriers turcs de l’industrie automobile allemande. Karl Heinz Roth cite le chiffre de 12 000. Il souligne que ces ouvriers « travaillent aux postes les plus durs de la chaîne en fin de montage, pour un salaire horaire inférieur de 20 % à la moyenne. […] Les cadences, presque deux fois plus rapides que chez Volkswagen, sont criminelles10. » Comme beaucoup d’autres à l’époque, l’usine ferme quatre semaines pendant l’été. Or, le voyage entre 9. Pour un panorama plus complet sur la séquence, voir Delphine CORTEEL, Ouvriers et Usines dans l’Allemagne contemporaine, thèse de doctorat, université Paris VIII Vincennes à Saint Denis. 10. Karl Heinz ROTH, L’Autre Mouvement ouvrier en Allemagne, 1945 1978, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1979, p. 147.
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Cologne et l’Anatolie prend facilement une semaine aller-retour, ce qui laisse finalement peu de temps sur place. Aux ouvriers qui l’ont sollicitée en demandant de prolonger la fermeture estivale par des congés sans solde, la direction a opposé une fin de nonrecevoir. Puis, avec l’assentiment du conseil d’entreprise qui dispose d’un droit de regard sur les embauches et les licenciements, elle a licencié sans préavis plusieurs centaines d’ouvriers rentrés en retard de leurs congés annuels11. Le vendredi 24 août, les ouvriers des chaînes du montage final, à 90 % des ouvriers de nationalité turque, refusent d’assumer la charge de travail supplémentaire due au licenciement de leurs collègues et cessent le travail. Ils défilent dans l’usine et organisent une assemblée des grévistes qui réunit environ 1 000 personnes. Les revendications prennent forme assez rapidement : retrait des licenciements ; un Deutschemark (DM) de plus pour tous ; ralentissement de la vitesse de la chaîne. Vers 21 heures, toute l’équipe d’après-midi est en grève et l’équipe de nuit lui emboîte le pas. Le samedi n’est pas un jour de travail habituel, seules quelques équipes viennent assurer un service minimum. Les ouvriers qui devaient travailler ce 25 août se rendent à l’usine sur ce mot d’ordre : « Le travail normal, c’est cinq jours – la grève normale c’est cinq jours aussi. Le samedi rapporte beaucoup d’argent. La grève doit reprendre lundi12. » En effet, elle reprend le lundi matin. Les grévistes défilent dans l’usine afin de rallier leurs collègues et une assemblée se réunit à 9 heures. Elle élit un comité de grève qui prend trois résolutions : pas d’alcool pendant la grève ; pas de violence à l’encontre des ouvriers qui souhaitent travailler ; pas de destruction de machines. En outre, l’assemblée discute des revendications et établit une liste en cinq points : 1) un DM de plus pour chacun ; 2) six semaines de congés payés pour tous ; 3) retrait des licenciements ; 4) paiement des jours de grève ; 5) aucune sanction à l’encontre des grévistes. 11. Le chiffre exact varie selon les sources. « Express », Jacobi et alii., et Roth parlent de 300 licenciements. Également Kurt STEINHAUS Kurt, Streiks in der Bundesrepublik 1966 1974, Frankfurt am Main, Verlag Marxistische Blätter, 1975. Certains tracts reproduits dans Streik bei Ford… font état de 500 licenciements. 12. Streik bei Ford…, op. cit., p. 57.
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Si l’on regarde les autres grèves de l’année 1973, on s’aperçoit que les demandes d’augmentation de salaire en chiffres réels, de paiement des jours de grève et d’absence de sanction sont monnaie courante13. Mais on ne retrouve les revendications contre les licenciements et pour l’allongement des congés dans aucune autre situation de grève. Il s’agit d’un enjeu spécifique à la situation de Ford auquel les OS décident de s’atteler. Cette volonté de trouver une solution plus juste à un problème propre à l’usine apparaît dans les autres grèves. À l’usine Pierburg de Neuss, mi-août, les ouvriers exigeaient l’abolition de l’échelon de salaire le plus bas et une « prime de saleté » (Schmutzzulage) pour tous – ils soutenaient en effet qu’il n’y a aucun poste propre dans l’usine –, c’est là que se situait, pour eux, l’enjeu majeur dans cette usine14. De même, en juillet, les OS de l’usine Hella de Lippstadt demandaient une « indemnité de vie chère » (Teuerungszulage) de 0,50 DM pour tous, alors que la direction venait d’octroyer aux seuls ouvriers de l’outillage une augmentation de salaire de 0,15 DM15. Chez John Deere, à Mannheim, les ouvriers cessèrent le travail au mois de mai et réclamèrent : « Passage aux catégories supérieures (au moins la catégorie 46 pour tous !)16 – pause payée (au moins 5 ou 6 minutes par heure). Le rythme infernal du travail sur les chaînes doit cesser ! Révision du système salarial aux pièces. Chaque ouvrier recevra une fiche pour pouvoir contrôler le nombre de minutes qui lui sont attribuées (dans les différentes langues pour les collègues étrangers)17. » Pour les ouvriers de chaque usine, les autres grèves en cours ou juste passées ne servent pas de critère ou d’étalon. On n’en trouve, par exemple, aucune trace dans les tracts reproduits dans 13. Voir le tableau récapitulatif dans « Express », op. cit., pp. 128 152. 14. À propos de la grève chez Pierburg, voir le compte rendu rédigé par des ouvriers et des ouvrières de l’usine en collaboration avec Claus Armann in Jacobi et alii., op. cit., pp. 71 81, et « Express », op. cit., pp. 78 81. 15. À propos de la grève chez Hella, voir « Express », op. cit., pp. 75 77 et Kurt STEINHAUS, Streiks…, op. cit., pp. 122 123. 16. On notera que cette revendication ressemble trait pour trait à celles des OS des presses de Billancourt qui, en mars 1973, ont pour mot d’ordre : « À travail égal, salaire égal ! P1F (coefficient 162 maxi) pour tous ! ». Voir Laure PITTI, « Grèves ouvrières… », op. cit., p. 468. 17. Karl Heinz ROTH, L’Autre Mouvement…, op. cit., p. 138. À propos de la grève chez John Deere, voir également « Express », op. cit., pp. 66 69.
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Streik bei Ford… On observe une juxtaposition de débrayages dont les ouvriers assument et revendiquent le caractère spécifique, ancré à la situation particulière de l’usine dans laquelle ils prennent l’initiative de la lutte. D’une façon un peu paradoxale, c’est précisément la spécificité et l’ancrage dans l’usine qui fondent l’homogénéité des diverses grèves de l’année 1973. Dans le cas qui nous occupe plus précisément, outre les cinq revendications phares, l’assemblée des grévistes discute également de la question des cadences, des relations avec les chefs… et demande la reconnaissance officielle de la grève par le conseil d’entreprise. Dès lors, des discussions s’engagent entre le comité de grève et le conseil d’entreprise. Plusieurs questions sont en débat : qui va négocier avec la direction ; sur quelle plate-forme ; comment nommer précisément ce qui a lieu à l’usine en ce moment : s’agit-il d’une grève ou pas ? Les discussions sont houleuses et achoppent, en particulier, sur la dernière question.
SUBJECTIVITÉ OUVRIÈRE ET CADRE LÉGAL : DEUX CONCEPTIONS DE LA GRÈVE ET DE L’USINE
Comme les autres ouvriers engagés dans des luttes au cours de l’année 1973, les OS de Ford s’affranchissent du cadre légal de plusieurs façons. Ils ne dirigent pas ouvertement leurs grèves contre la façon dont l’État et les partenaires sociaux ont réglé la question de la représentation et circonscrit les lieux de conflit acceptables. Cependant, les décisions qu’ils prennent témoignent du déploiement d’une autre idée de l’usine et de la grève. Depuis la fondation de la RFA en 1948, en effet, l’encadrement légal des relations industrielles allemandes procède d’une double séparation : celle entre les prérogatives de l’État et des partenaires sociaux, d’une part, et celle entre les syndicats et les conseils d’entreprise, d’autre part18. L’État a en charge de donner 18. Sur les relations industrielles allemandes, voir en particulier Walter MÜLLER JENTSCH (dir.), Konfliktpartnerschaft : Akteure und Institutionen der industriellen Beziehungen, München, Rainer Hampp Verlag, 1991 et Kathleen A. THELEN, Union of parts, Labor Politics in Germany, Ithaca and London, Cornell University Press, 1991. Pour une analyse sociologique et historique du système de régulations conventionnelles, voir Olivier GIRAUD, « France et Allemagne, les catégories d’analyse de l’emploi », Histoire et Sociétés, n° 9, 2004, pp. 53 64.
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les grandes orientations de la politique économique et, selon le principe de l’« autonomie tarifaire », il laisse aux partenaires sociaux le soin de négocier entre eux les questions relatives aux salaires, aux conditions de travail, au temps de travail, etc., branche par branche, Land par Land. C’est dans ce cadre et à ce niveau que la grève est envisagée. Au niveau de l’usine, le conseil d’entreprise est le seul représentant des salariés. Ses membres sont élus au seul titre de leur statut de salarié de l’entreprise, pas en raison de leur appartenance à une organisation syndicale. Il dispose de droits de cogestion importants et, selon les termes de la loi, se doit de collaborer « en confiance » avec la direction. Tout différend entre la direction et le conseil d’entreprise doit se régler par la négociation. Cette double séparation fait de l’usine un lieu déconflictualisé19 et empêche toute lutte frontale avec l’État20. Elle circonscrit strictement la grève au niveau de la branche – espace politiquement neutre issu du découpage de l’économie par secteur d’activité – et instaure la recherche du consensus par la négociation comme mode privilégié de règlement des conflits éventuels. L’usine est alors envisagée, soit comme une communauté d’intérêts – comme en témoignent les règles applicables aux relations entre le conseil d’entreprise et la direction –, soit comme un lieu de conflit par procuration. En effet, si les grèves légales ont bien lieu dans des usines « concrètes », le choix des lieux de combat se fait au niveau de la branche, en fonction de considérations tactiques de branche, et la bataille porte sur des revendications concernant l’ensemble de la branche. Or, dans le cas des luttes de 1973 et de celle des OS de Ford en particulier, la grève s’enracine dans l’usine : c’est à l’usine et pour faire face à des enjeux spécifiques à l’usine que se décide 19. Peter KATZENSTEIN, Politics and Policies in Germany, Growth of a Semi sovereign State, Philadelphia, Temple University Press, 1987. 20. Une seule grève a été menée contre une décision du Parlement, au printemps 1952, lorsque les parlementaires discutaient de la loi sur l’organisa tion sociale des entreprises (Betriebsverfassungsgesetz). Les syndicats déclen chèrent une grève dans les imprimeries de la presse en vue de pousser le Bundestag à étendre la cogestion paritaire en vigueur dans la sidérurgie à l’ensemble de l’industrie. Depuis lors, la Cour fédérale constitutionnelle considère toute grève dirigée contre une décision du Parlement ou destinée à faire pression sur celui ci comme anticonstitutionnelle.
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le déclenchement de la grève. Les ouvriers, quant à eux, instaurent l’usine comme le lieu possible d’un conflit réel. Si l’on regarde toutes les grèves, les assemblées de grévistes et l’occupation d’usine sont très répandues. L’occupation manifeste concrètement cet enracinement de la grève dans l’usine. Dans ces grèves, les ouvriers prennent position à l’usine et sur l’usine, et la figure ouvrière qui porte ces grèves s’inscrit dans l’espace, à la fois subjectif et matériel, de l’usine. Au monopole de la représentation et au strict contrôle du conflit, les ouvriers répondent par une vision plurielle de la grève, qui comprend plusieurs figures, dont la grève légale au niveau de la branche et la grève telle qu’ils la mènent, que je qualifierai de « grève ouvrière d’usine ». Si l’on se penche sur les mots d’ordre ou sur les formes d’organisation adoptés par les grévistes, il apparaît que la figure de la grève ouvrière d’usine comprend, elle-même, une pluralité de visages. Dans beaucoup d’usines, par exemple, les grévistes confient leurs revendications aux bons soins du conseil d’entreprise, pour le meilleur dans certains cas – comme chez Pierburg où les ouvriers obtiennent une prime de 0,65 DM pour tous ainsi que l’abolition du coefficient le plus bas –, pour le pire dans d’autres. L’élection d’un comité de grève autonome apparaît plus rare. Et, dans les quelques usines où les ouvriers optent pour cette formule, les configurations diffèrent. Chez Ford, l’assemblée des grévistes élit le comité une fois pour toutes – sauf quelques votes supplémentaires le lundi après-midi pour y ajouter des ouvriers de l’équipe d’après-midi. Chez Hella, par exemple, le comité de grève est réélu quotidiennement. Lorsque les OS de Ford demandent au conseil d’entreprise de reconnaître officiellement leur grève comme une grève, ils exigent une reconnaissance, dans le champ de l’État, de cette vision plurielle de la grève et ébranlent tout le dispositif de confinement mis en œuvre au lendemain de la guerre. C’est finalement autour du nom de la « grève » et des différentes visions de celle-ci que va se cristalliser le conflit chez Ford. Pour le conseil d’entreprise, comme pour le syndicat, la période est celle de la paix conventionnelle. Toutes les conventions collectives sont en vigueur. Sur la question salariale, par exemple, la convention collective de la métallurgie de la Rhénanie du Nord-Westphalie a été signée le 11 janvier 1973 et
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pour une durée d’un an. Il ne peut donc être question de grève. Ce qui se passe chez Ford s’appelle un « arrêt de travail spontané » (Spontane Arbeitsniederlegung). Pour les ouvriers, il s’agit bel et bien d’une grève (Streik) et c’est bien un comité de grève (Streikleitung) qu’ils ont élu. Dès lors, au conflit « classique », classiste, entre ouvriers et patron se superpose un conflit entre ouvriers et conseil d’entreprise, entre ouvriers et syndicat. Dans ce conflit superposé, conseil d’entreprise et syndicat vont jouer le rôle de garant de l’ordre étatique établi et œuvrer contre les grévistes, aux côtés de la direction et des forces de police.
28-30 AOÛT 1973 : CHRONIQUE (2) Lors d’une réunion entre le comité de grève et le conseil d’entreprise, le mardi 28 août, ce dernier refuse catégoriquement de nommer la grève comme telle. Dès lors, le comité de grève refuse de s’associer au conseil d’entreprise pour négocier avec la direction. La rupture est consommée. Le conseil d’entreprise s’engage seul dans des négociations avec la direction. L’IG Metall passe à l’offensive. Le syndicat affrète une voiture munie de haut-parleurs qui se place devant l’usine et diffuse le message suivant : « Les négociations entre le conseil d’entreprise et la direction ont commencé. N’écoutez pas les adeptes du chaos, écoutez les délégués syndicaux ! » Il organise un rassemblement devant la gare routière de l’usine au cours duquel le conseil d’entreprise annonce qu’il a obtenu le retrait des licenciements, en cas d’excuses. Les délégués syndicaux stigmatisent la grève comme une grève turque et mobilisent les ouvriers allemands pour la reprise du travail, proposant ainsi une division des ouvriers selon une ligne de fracture Allemands/immigrés. Mais les ouvriers en grève reconnaissent le comité de grève comme leur seul représentant et refusent de reprendre le travail comme les y enjoignent l’IG Metall et le conseil d’entreprise. L’un des membres du conseil d’entreprise propose d’organiser une manifestation dans la ville afin de « construire l’unité avec nos frères de classe des autres usines21 ». La police est aux portes 21. Streik bei Ford…, op. cit., p. 63.
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de l’établissement et la direction n’attend qu’une chose : que les grévistes sortent afin de pouvoir reprendre le contrôle du territoire de l’usine. Cette proposition ne semble pas particulièrement en faveur des grévistes et le comité de grève décide de rester dans l’usine. Plusieurs défilés et assemblées sont organisés. Le conseil d’entreprise continue de négocier et annonce les premiers résultats le mercredi 29 août : 280 DM, paiement des jours d’arrêt de travail et retrait des licenciements en cas d’excuses. En début d’après-midi, un représentant du consulat turc intervient pour tenter de calmer les OS et de les faire reprendre le travail. Sans succès. Dans la nuit de mercredi à jeudi, le corps de garde des grévistes compte 1 000 personnes. Ce soir-là, les deux derniers mégaphones rendent l’âme… dont l’un, au moins, par le fait d’un sabotage orchestré par des personnes étrangères à l’usine. Vers 7 heures, le jeudi matin, le défilé des grévistes, qui comprend 5 000 à 6 000 ouvriers, croise une contre-manifestation de 300 à 400 personnes, organisée conjointement par la direction, le syndicat et le conseil d’entreprise. Elle est composée de contremaîtres, de délégués syndicaux, d’élus du conseil d’entreprise, notamment son président, de membres de la sécurité de l’entreprise, ainsi que d’ouvriers – en majorité des ouvriers qualifiés allemands. Sur les pancartes que brandissent ces manifestants on peut lire : « Nous voulons travailler. » Comme il a été décidé qu’aucune violence ne serait exercée à l’encontre de ceux qui souhaitent travailler, le défilé leur laisse le passage libre. La contre-manifestation coupe le défilé en plusieurs endroits et en isole différentes parties les uns des autres. Lorsque les bagarres entre le défilé et les contre-manifestants commencent, la police, qui n’attendait que cela, intervient et arrête les « meneurs », c’est-à-dire le comité de grève. Au moment de l’assaut, les forces de l’ordre s’adressent aux grévistes en langue turque et leur demandent de quitter immédiatement l’usine sous peine d’expulsion du pays sans préavis. La très grande majorité des grévistes, de nationalité turque, prend la menace très au sérieux. Les contre-manifestants se livrent à des chasses aux grévistes lors desquelles environ 80 personnes sont blessées.
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Le travail reprend le jeudi après-midi. Quelques OS crient et sifflent mais aucune organisation ne s’en suit. Des patrouilles de défense ouvrières (Arbeiterschutzstreifen) coiffées de casques blancs sillonnent l’usine et dispersent tout attroupement. Le vendredi, le conseil d’entreprise affiche les résultats des négociations : prime unique de 280 DM ; paiement des jours de grève – sauf pour les « meneurs », ce que la direction annonce dès le départ et qu’elle tiendra jusqu’au bout avec la bénédiction du conseil d’entreprise – ; révision des licenciements au cas par cas ; légère augmentation du 13e mois. Le lundi, les patrouilles de défense ouvrière dénoncent les ouvriers actifs lors de la grève. Dans les deux semaines qui suivent se déploie une « vague de nettoyage ». Plus de 100 ouvriers – en majorité des OS turcs – sont licenciés sans préavis. De plus, 600 ouvriers – eux aussi essentiellement OS et Turcs – acceptent de « démissionner ». Mais il faut aussi souligner que beaucoup d’ouvriers sont pris par la colère et par la peur, ne se rendent pas au travail et ne cherchent même pas à savoir s’ils sont licenciés ou pas. Licenciement, démission… tout ceci a des effets dramatiques sur la vie de ces ouvriers qui perdent non seulement leur travail, mais aussi leur logement – puisque pour la plupart ils habitent dans des foyers de l’usine –, voire leur droit au séjour. Bien que la loi sur la cogestion lui en donne les moyens, le conseil d’entreprise ne fait rien pour empêcher cette politique. Tout au contraire, il l’accompagne afin d’éliminer les gêneurs et de réaffirmer son pouvoir.
UNE GRÈVE OUVRIÈRE D’USINE Tout au long du conflit et après, à l’image de la division orchestrée par l’IG Metall, la presse propose une lecture identitaire de la grève articulée à l’origine nationale des parties en présence : Turcs versus Allemands. Il est question de la « grève des Turcs chez Ford » (Türkenstreik bei Ford)22. Dans les colonnes de la Neue Rhein-Zeitung du 31 août, on peut lire : « Cinq jours de terreur turque se sont achevés par l’arrivée d’un groupe de milliers d’ouvriers de Ford, en majorité allemands, 22. Streik bei Ford…, op. cit., p. 121.
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qui ont organisé hier une contre-manifestation, portant une banderole avec une revendication aujourd’hui devenue rare : “Nous voulons travailler”. » Seuls les Allemands ont droit au nom d’ouvrier alors que « Turc » est accolé à « terreur. » Le même jour, dans Die Welt, il n’est pas même question d’ouvriers mais de vandales : « Les vandales turcs étaient armés d’objets contondants, de barres de fer et de bâtons. La police appelée à l’aide est intervenue avec trente agents et a mis fin aux nombreuses violences. Les Turcs ont été dispersés. » On observe ici, la même opération que celle qui intervient en France quelques années plus tard : « immigré » se substitue à « ouvrier » sur la scène publique23. Mais cette substitution, qui souligne l’étrangeté des grévistes au consensus national et occulte le lieu fondamental de la grève – l’usine comme lieu possible d’un conflit réel – n’aura pas la vie aussi longue que de notre côté du Rhin. Le rétablissement de l’ordre antérieur assurera la « déconflictualisation » de l’usine. En effet, face aux propositions des ouvriers, conseils d’entreprise et syndicats se trouvent sommés de choisir entre le rôle de « contre-pouvoir » ou celui de « force de l’ordre », pour reprendre les termes de l’alternative formulés par Eberhardt Schmidt24. Si certains conseils d’entreprise choisissent de se placer du côté des grévistes25, les syndicats – et l’IG Metall en tête – optent 23. Voir la déclaration de Pierre Mauroy, alors Premier ministre, à propos des ouvriers en lutte à l’usine Renault de Flins : « Les travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonc tion de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises », Le Monde, 30 31 janvier 1983, cité par Laure PITTI, op. cit., p. 466. Voir aussi Sylvain LAZARUS, « Anthropologie ouvrière et enquêtes d’usine : état des lieux et problématique », Ethnologie française, XXXI, 2001 3, pp. 389 400. 24. Eberhard SCHMIDT, Ordnungsfaktor oder Gegenmacht, die politische Rolle der Gewerkschaften, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1971. 26. Les membres des conseils d’entreprises dissidents, comme chez Daimler Benz à Stuttgart Untertürkheim, sont sommés de rentrer dans le droit chemin sous peine d’exclusion. Voir le compte rendu des élections au conseil d’entreprise rédigé par des ouvriers de l’usine en collaboration avec P. Grohmann et O. Popinga, in Otto JACOBI, Walter MÜLLER JENTSCH, Eberhard SCHMIDT, Gewerkschaften und Klassenkampf, Kritisches Jahrbuch 73, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1973. Voir également Andrei MARKOVITS, The Politics of the West German Trade Unions, Strategies of Class and Interest, Representation in Growth and Crisis, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, pp. 223 224.
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clairement pour la restauration de l’ordre, y compris par la force, comme chez Ford. C’est ainsi qu’on peut lire dans la presse les déclarations du porte-parole de la direction de Ford remerciant « tout particulièrement les membres du conseil d’entreprise qui n’ont pas hésité à s’investir physiquement et ont, de manière exemplaire, coopéré avec la police et la direction pour arrêter les meneurs26 ». Une fois écrasées les grèves menées par les ouvriers et désavouée la subjectivité qu’ils y avaient déployée, l’appareil syndical et l’État s’appuient sur certains des mots d’ordre développés et soutenus par les ouvriers, les reformulent et les réintègrent alors dans le cadre légal et institutionnel – les négociations collectives de branche – dans un souci de préservation de la paix sociale. En 1974, l’État lance un programme intitulé « humanisation du travail » (Humanisierung der Arbeit) dans lequel syndicats, directions et chercheurs académiques s’engagent dans un processus de réflexion visant à proposer ainsi qu’à expérimenter des innovations techniques et organisationnelles permettant d’améliorer les conditions de travail des ouvriers27. La « paix sociale » et la stabilité du système de relations industrielles, y compris face au défi que représentait l’unification28, confirment le succès de la restauration de l’ordre institutionnel. Si, en Allemagne aussi, les ouvriers sont aujourd’hui frappés d’invisibilité, ce n’est pas en raison de la faiblesse de leurs organisations syndicales, ce serait plutôt en raison de leur force. Toutefois, l’écrasement de la grève n’invalide pas le possible énoncé par les ouvriers, celui d’une vision plurielle de la grève dont ils portent l’une des acceptions – la grève ouvrière d’usine – et qui lie résolument les traits d’une figure ouvrière contemporaine à l’espace de l’usine. Dernière occurrence d’une parole ouvrière indépendante et forte, ces grèves constituent un point d’appui essentiel pour l’étude des formes de subjectivité et de 26. Frankfurter Rundschau, 31 août 1973, traduit par Valentine Meunier. 27. Voir la série de publications éditée par le ministère fédéral de la Recherche et de la Technologie intitulée Humanisierung des Arbeitslebens (« Humanisation de la vie de travail ») et publiée aux éditions Campus, VDI Verlag et Verlag Glückauf. 28. Voir Lowell TURNER, Democracy at Work. Changing World Markets and the Future of Labor Unions, Ithaca and London, Cornell University Press, 1991.
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mobilisation des ouvriers d’Allemagne dans la période contemporaine. Il n’est pas étonnant que la grève des OS de l’usine Ford de Cologne ait servi de point d’appui à celle que les ouvriers de l’usine Opel de Bochum, confrontés à la menace de fermeture de leur usine, ont menée du 14 au 20 octobre 200429. Lutte que l’IG Metall soutenait du bout des lèvres et que le syndicat appelait, cette fois-ci, une « réunion d’information » (Informationsveranstaltung).
29. Pour les journaux français, voir en particulier les articles de Bruno ODENT dans L’Humanité, 19, 20 et 21 octobre 2004, mais aussi Le Monde, 16 et 19 octobre 2004 et Libération, 19 et 20 octobre 2004.
9 Billancourt et la politique du logement de la Régie (1945-1992) Nahid Bouakline et Catherine Omnès
De nombreux ouvriers de Billancourt se souviennent encore de ces longues files d’attente auprès du service social pour déposer une demande de relogement. L’accès au logement social dans le contexte d’après-guerre marque indéniablement un tournant dans leur trajectoire résidentielle. Enjeu central pour les salariés, le logement est, en même temps, pour la direction, la condition du passage à la production en grande série, du changement d’échelle de la production et des ressources humaines. La question du logement prend un relief particulier à Billancourt dans la mesure où ces usines, situées près de la capitale, sont confrontées à une crise du logement plus aiguë qu’ailleurs. En outre, Billancourt est une forteresse syndicale qui donne écho aux préoccupations du personnel en matière de logement et qui prétend à un droit de regard et de contrôle sur la politique définie par la Régie dans ce domaine. Enfin, Billancourt est vite devenue un bastion immigré ; aussi la politique du logement doit-elle intégrer les immigrés et s’adapter au passage de la migration de travail à la migration de peuplement qui engendre des revendications concernant le logement familial1. Aujourd’hui, le sujet fait l’objet de nombreuses controverses. Parmi celles-ci, il en est une qui tient particulièrement à cœur aux représentants syndicaux : la Régie Renault aurait laissé 1. Intégrer les immigrés dans cette politique en tant que salariés mais aussi dans la société. Le logement est un instrument privilégié d’intégration à la société française.
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Billancourt en marge de sa politique de logement2. Nombreux sont ceux qui pensent aussi que la politique d’attribution s’est faite au détriment des ouvriers peu qualifiés, des étrangers et des militants syndicaux et qu’elle a abouti à la concentration des populations immigrées dans certaines communes éloignées de Billancourt. Certains n’hésitent pas à évoquer une « ghettoïsation » des immigrés et de leur famille. Que faut-il retenir de cette vision ? N’est-elle pas une reconstruction a posteriori, faite dans les années 1980 à la lumière de la crise des banlieues, qui ne prendrait en compte ni les décennies précédentes, ni l’ensemble des contraintes et des acteurs ? Loin de chercher des responsables à la situation actuelle3, l’ambition est de montrer comment la politique du logement de la Régie en direction de Billancourt se définit de 1945 à 1992 à l’intersection des choix des acteurs et de fortes contraintes. Ce au cours de trois temps successifs : le temps de la décentralisation qui fait de Billancourt le parent pauvre de la politique de la Régie, celui du recentrage sur Billancourt, et enfin celui du regroupement familial des immigrés4.
BILLANCOURT, PARENT PAUVRE DE LA POLITIQUE DU LOGEMENT (1945-1950) Pendant la phase de reconstruction caractérisée par l’absence d’engagement financier des pouvoirs publics, la Régie investit tôt en faveur du logement de ses salariés. Les premières traces attestant des efforts de l’entreprise datent de 1945 et sont nettement antérieures à la loi de 1953 sur le 1 % patronal5. Les 2. Notamment par rapport aux usines décentralisées. 3. À la manière de Bruno LEFÈVRE, Michel MOUILLART, Sylvie OCCHIPINTI, La Politique du logement : cinquante ans pour un échec, Paris, L’Harmattan, 1992. 4. Nahid BOUAKLINE, Les Usines de Billancourt et la politique de logement de la Régie nationale des usines Renault 1945 1992, mémoire de maîtrise sous la direction de Catherine Omnès, université de Saint Quentin en Yvelines, 2002 2003. 5. Le décret n° 53 701 du 9 août 1953 instaure le prélèvement de 1 % de la masse salariale des entreprises employant plus de 50 personnes pour financer le logement des salariés. Le 28 juin 1963, ce décret prend force de loi et concerne alors les entreprises de plus de 10 salariés. Par la suite, la loi du 31 décembre 1987 ramène la participation de 1 % à 0,72 % de la masse salariale.
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investissements-logement sont, en outre, largement supérieurs à l’obligation légale. Pourtant, Billancourt apparaît nettement défavorisée dans les attributions de logement. Pourquoi Billancourt profite-t-elle si peu de la politique de logement de la Régie ? Attributions de logements à Billancourt (1956-1974) Années 1956 1957 1958 1959 1960 1961 1962 1963
Attributions de logements 375 548 861 581 296 458 625 124
Années 1964 1965 1966 1967 1971 1972 1973 1974
Attributions de logements 185 354 291 300 328 445 519 691
(Données manquantes pour 1968, 1969, 1970.)
Contourner les contraintes : priorité donnée au programme de Flins Les explications sont à chercher dans les contraintes qui pèsent alors sur la situation du logement en région parisienne. En effet la spéculation fait rage, le prix extrêmement élevé des terrains ne cesse de croître après la guerre. Les entreprises du bâtiment, souvent à ossature familiale, sont encore trop archaïques, trop peu structurées et incapables de répondre à la demande. Et, pour des raisons financières, la Régie ne peut pas recourir à la construction directe. Dans ce contexte, la direction fait un choix symbolisé par la « carte des 45 minutes ». Celle-ci correspond aux lieux d’où les ouvriers peuvent se rendre à l’usine en quarante-cinq minutes. Mais, rapidement, les constructions de logement au sein de cette zone s’avèrent difficiles, étant donné la faiblesse des moyens des
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offices de HLM. La direction décide alors, sous la pression des pouvoirs publics, d’allier la politique du logement à celle de la décentralisation industrielle en remettant à jour un projet de décentralisation datant de 1943, pour contourner l’important problème du logement à Billancourt. Sensibilisés par l’ouvrage de Jean-François Gravier, Paris et le désert français, les pouvoirs publics entendent s’appuyer sur les entreprises nationalisées pour décongestionner la capitale et aménager le territoire. La Régie retient le site de Flins pour construire une nouvelle usine et un important programme de logements. La réalisation de cette opération de décentralisation ne résorbe pas la pénurie de logements à Billancourt car le personnel n’accepte pas de partir à Flins6.
À Billancourt, des solutions pour pallier l’urgence Durant les années 1950, le service social enregistre régulièrement plus de 2 000 demandes de relogement, mais la politique de la Régie consiste surtout à répondre aux urgences. Ainsi, le patrimoine immobilier hérité des usines Renault est remis en état pour loger des ouvriers7 ; l’utilisation des dommages de guerre permet à Billancourt de bénéficier de la construction de deux immeubles8 ; 25 logements sont mis à la disposition des familles expulsées ; l’achat d’immeubles permet de bénéficier de 82 logements à Billancourt, dans lesquels est souvent logé en priorité un personnel qualifié, essentiel au fonctionnement des usines. Dans ce cadre de la politique d’urgence, un éclairage particulier doit être porté sur la situation des ouvriers nord-africains, essentiellement algériens, qui dorment dans des cabanes de planches. Pour y remédier, la direction finance la construction de foyers qui présentent indéniablement des conditions de confort inespérées en cette période de crise du logement, mais 6. PV CCE 15 décembre 1961. Sur 2 500 propositions faites au personnel de Billancourt, seulement 250 personnes ont accepté de partir à Flins. 7. Ces logements constituent le point de départ de la politique du logement après la guerre. Ils représentent au total 454 logements, plus précisément 373 logements en immeubles collectifs et 81 pavillons. 8. PV CE 12 octobre 1950 L’un est situé 98, avenue Victor Hugo, et l’autre avenue du Général Leclerc, à Billancourt. La Régie a construit ces deux immeubles pour susciter un effet d’entraînement des entreprises du bâtiment.
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restent encore largement insuffisants9. L’hiver 1953-1954, qui a fait date dans l’histoire du logement en France, aggrave la situation du logement et contraint la Régie à souscrire 150 logements d’urgence. Il faut signaler ici que la direction a toujours été hostile aux solutions dites provisoires (baraquements, cités de transit…) ; ses choix vont nettement vers des logements permanents, vers la recherche d’une véritable solution à la crise du logement. Ainsi, cette première phase de la politique du logement mise en place par la Régie a peu d’impact sur Billancourt et le personnel ne voit pas vraiment sa situation de logement s’améliorer.
La mesure de la crise du logement et du mécontentement à Billancourt Privée du soutien public, soumise à la volonté décentralisatrice des pouvoirs publics et de la Régie, la politique de logement laisse Billancourt face à une crise du logement qui n’a pas d’équivalent au sein de la Régie et à un mécontentement profond. Pour prendre la mesure de la crise et adapter sa politique, la Régie lance en 1955 une grande enquête sur les conditions de logement du personnel de son personnel. Surpeuplement, insalubrité, importance du meublé…, tel est le bilan dressé par le rapport Jacquot à l’issue de l’enquête10. Toutes les catégories socioprofessionnelles (CSP) non-cadres sont touchées. Comparé aux autres établissements, notamment celui de Flins, le surpeuplement est toujours plus aigu à Billancourt quelle que soit la catégorie professionnelle et le nombre de personnes composant le foyer. 50 % du personnel de Billancourt vivent dans des logements surpeuplés ; les plus mal lotis sont les familles nombreuses en termes de surface habitable par personne (entre 5 et 10 m2/pers.) et les salariés horaires de 30-40 ans, parmi lesquels près d’un sur quatre sont logés en meublé. 9. PV CCE 17 décembre 1953. Un représentant syndical fait remarquer à la direction que « 250 Nord Africains coucheraient actuellement sous des ponts […] et qu’ils doivent quand même accomplir leur journée de travail comme une autre personne ». Au sujet des foyers pour célibataires il faut aussi se reporter à : Abdelmalek SAYAD, « Le foyer des sans logis », in L’Immigration et le paradoxe de l’altérité, Paris, De Broeck et Larcier, 1991. 10. Rapport P. Jacquot, Le Logement du personnel : études et perspectives, Billancourt, RNUR, 1956.
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L’enquête montre également l’ampleur du mécontentement, en particulier dans la tranche d’âge des 20-30 ans, au sein de laquelle 80 % des horaires et 70 % des mensuels sont insatisfaits de leur situation de logement. Autres témoignages de la gravité de la situation, les lettres conservées par le service social illustrent fidèlement les conditions de logement du personnel : M. A. Michel vit avec ses sept enfants dans une loge de concierge, M. A. Mohamed vit en chambre d’hôtel avec sa femme et ses deux enfants11… Affirmer que la Régie néglige Billancourt serait largement excessif car les efforts fournis en matière de logement ne sont pas négligeables, d’autant qu’ils s’effectuent sans véritable encadrement par les pouvoirs publics12. Mais les usines de Billancourt, situées près de la capitale et concentrant une part importante du personnel de la Régie, sont pénalisées. L’opération de Flins n’a pas eu les effets escomptés sur la mobilité du personnel de Billancourt et les opérations propres à Billancourt ont été contrariées par l’archaïsme de la filière du bâtiment et par le non-engagement public. Il faut donc attendre la fin des années 1950 pour voir un timide décollage des attributions de logement à Billancourt, signe d’un début d’amélioration de la situation de logement du personnel.
BILLANCOURT AU CENTRE DE LA POLITIQUE DU LOGEMENT DE LA RÉGIE (1960-1970) À partir de la fin des années 1950 (1956-1957), la Régie se recentre sur Billancourt. La montée en puissance des efforts en faveur de Billancourt invite à s’interroger sur les conditions politiques et économiques nouvelles qui la favorisent, sur les grandes orientations qui la sous-tendent et sur les résultats obtenus.
11. Service social dossier 41 0716 AS. Ces lettres sont datées de 1954. 12. Archives de la CFDT 3 W 113. Une carte établie en 1957, qui montre la répartition du personnel relogé, permet d’apprécier les efforts de la Régie à l’égard de Billancourt.
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L’assouplissement des contraintes Le contexte devient plus favorable. D’abord, la loi dite du « 1 % patronal » signale le nouvel intérêt porté par les pouvoirs publics à la question du logement. Elle apporte beaucoup d’espoir à la Régie. Mais ses effets se produisent à la fin des années 195013 quand, pour répondre à la demande et pour constituer de grands chantiers, les entreprises du bâtiment se regroupent et connaissent un début de rationalisation et de standardisation. Ensuite, le gros problème du financement, qui est à l’origine de la crise du logement, commence à se résorber ; en effet la Régie prend pour partenaire principal la Caisse des dépôts et consignations, ce qui lui permet d’alléger ses charges financières, tout en disposant de plus de logements. Enfin, la pression syndicale joue également un rôle important. Après la promulgation de la loi du « 1 % patronal », les syndicats se sentent davantage impliqués dans cette politique du logement, ils n’hésitent plus à contester ses orientations et à réclamer une participation plus active dans son élaboration, voire même un droit de contrôle. Ces raisons expliquent le changement de stratégie de la direction. Désormais, les investissements consacrés au logement évoluent en faveur des usines de Billancourt qui reçoivent 58 % des investissements-logement de la Régie en 1960, puis 75 % en 1966.
Une politique visible et structurée Forte de ces impulsions et d’une bonne connaissance des besoins grâce à l’enquête réalisée en 1955, la Régie met en place une politique de logement plus structurée, plus visible et répondant à des objectifs clairs. Trois lignes directrices guident la politique du logement. Le premier souci est d’éviter aux ouvriers des transports longs et coûteux ; la Régie se propose donc de loger son personnel à l’intérieur de la fameuse « ligne des 45 minutes ». Priorité est également donnée à la formule locative, jugée la plus adaptée au 13. PV CCE 17 décembre 1953. En effet, la direction générale pensait à ce moment là que cette loi allait permettre un recentrage de la politique du logement sur Billancourt. Elle présenta à cette occasion un plan de relogement sur trois années qui dut être réévalué à la baisse dès décembre 1954 en raison des difficultés du secteur du bâtiment.
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personnel ; néanmoins, est mise en place parallèlement une importante politique d’accession à la propriété, par des prêts complémentaires à taux réduits. Enfin, la direction a pour objectif d’éviter la constitution de « clans Renault », autrement dit la concentration des ouvriers, en recourant à la « réservation » auprès des offices de HLM. Cette pratique, qui consiste à verser une subvention à l’office de HLM en contrepartie de la réservation de logements, présente en outre l’avantage d’être moins coûteuse que la construction directe14 et d’être plus adaptée au fort turn-over de la main-d’œuvre15. Parallèlement, la politique du logement se structure. La commission paritaire intersyndicale du logement se réunit régulièrement à partir de 1955 ; elle permet aux représentants syndicaux d’exprimer les souhaits des ouvriers en matière de logement. En 1957, la Régie se dote d’une filière immobilière, la SIRNUR, chargée de collecter les fonds du 1 % patronal et de s’informer des programmes de logement susceptibles d’intéresser le personnel de Billancourt. Mais elle n’a aucun pouvoir en matière d’attribution de logement. Pour le personnel, le relogement par la Régie devient visible. Contrairement à l’opacité des années 1950, salariés et syndicats sont informés de la politique de logement de la Régie et connaissent les démarches à entreprendre pour obtenir un logement (dépôt de dossier au service social, attribution d’un numéro d’ordre en fonction des critères établis et attente d’un logement). La politique de logement acquiert ainsi une réelle transparence, par la négociation des programmes et par la publicité des critères. Reste à voir si les principes sont respectés et si les objectifs sont atteints.
L’ambiguïté des résultats et la contrainte de la construction directe Dans la pratique, la Régie n’atteint pas pleinement les résultats escomptés. Certes, la politique de logement acquiert un 14. Pour une subvention égale à 15 % de son coût, la Régie détient le droit à la réservation d’un logement. 15. Celle ci n’est pas obligée de restituer son logement quand elle quitte la Régie.
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dynamisme évident. Mais le contexte favorable ne doit pas occulter les grandes difficultés qui persistent en région parisienne. La Régie a encore beaucoup de mal à loger le personnel de Billancourt. La direction doit finalement recourir à la construction directe. Elle met en place le programme de Meudon-la-Forêt par lequel elle devient propriétaire de sept cents logements. Ce programme ambitieux est destiné au personnel de Billancourt ; il doit compenser l’effort de logement fait à Flins et répondre à la virulente critique des syndicats qui accusent la direction d’avoir négligé Billancourt. L’étude des attributions de logement en 196216 montre le profil des bénéficiaires : leur ancienneté, leur qualification, les personnes au foyer, la situation de leur logement antérieur. Les attributions concernent toutes les catégories professionnelles, aussi bien des OS (37 %), des OP, des chefs d’équipe, des mécanographes, des dessinateurs, des comptables… Aussi la politique du logement aboutit-elle, à Meudon-la-Forêt, à une mixité sociale dont l’équilibre et la stabilité dépendent de la satisfaction des habitants. Or, rapidement est dénoncée la carence des équipements collectifs et sociaux. Le programme de Meudon-la-Forêt devait être accompagné d’une école, d’une mairie annexe, de groupements commerciaux et d’une voie de communication reliant Meudon-la-Forêt à Billancourt. Dans les faits, les équipements collectifs ne suivent pas. La direction estime que cette charge incombe aux pouvoirs publics, d’autant plus qu’elle a cédé des parts à la municipalité de Meudon à cet effet. Ces carences participent sans doute à l’apparition de phénomènes de ségrégation lors du renouvellement des populations, par le jeu des déménagements. Le bilan de ces années peut paraître décevant et en contradiction avec les objectifs initiaux. La Régie n’a pu éviter ni l’investissement direct et ni la concentration ouvrière. Certes, la Régie s’est efforcée de disperser les opérations de relogement, en particulier dans les communes localisées le long de la ligne de chemin de fer Montparnasse-Versailles. Mais, dans le même temps, on constate la concentration sur quelques grands projets de plus en plus éloignés de Billancourt : Meudon-la-Forêt (700 logements) 16. En 1962, Sur un total de 487, 312 logements sont attribués à Meudon la Forêt.
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en 1956-1962, Fontenay-le-Fleury en 1966, Trappes en 1972, La Verrière 1973. La Régie participe ainsi au vaste mouvement d’urbanisation qui gagne de plus en plus les banlieues éloignées et qui soulève un grave problème de transport : la direction apporte une solution en créant trois lignes de transport pour son personnel, assurées par des compagnies privées17. Cette concentration dans quelques foyers éloignés de Billancourt ne résulte pas d’un choix de la Régie ; elle est, en particulier, la conséquence du refus de certaines municipalités résidentielles de l’Ouest parisien – Saint-Cloud, Ville-d’Avray, Neuilly… – de construire des logements sociaux. Pendant cette seconde phase, le dynamisme de la politique du logement de la Régie est évident ; il n’est plus entravé par les retards de la filière du bâtiment, ni par les priorités du Plan, ni par le faible engagement financier de l’État. Dans ce contexte plus favorable, la Régie essaie de mener une distribution socialement équitable, d’éviter la concentration et l’éloignement ; mais des contraintes venues principalement de la sphère publique (municipalités ou offices de HLM) ont créé des blocages, terni les résultats, voire contrarié les objectifs initiaux.
BILLANCOURT FACE AU REGROUPEMENT FAMILIAL (1970-1992) Au tournant des années 1960-1970, la question du logement se pose dans des termes nouveaux. Le logement des étrangers, qui a toujours constitué un volet particulier de la politique du logement de la Régie, change de nature et devient central. Aussi la Régie doit-elle réorienter sa politique de logement à l’égard de l’immigration, sans en avoir la pleine maîtrise. Dans ces conditions, la Régie peut-elle être accusée d’être à la source de la crise des banlieues dans la périphérie ouest de l’île-deFrance ?
17. En 1974, trois lignes de transport sont mises en place : Meudon la Forêt ; Saint Denis/Fontenay/Villepreux/Bagneux ; Mesnil/Saint Denis (La Verrière)/Maurepas/Élancourt.
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Les nouveaux visages de l’immigration et de l’intervention de l’État Le mouvement d’éloignement des relogés dans la grande banlieue ouest coïncide avec une forte croissance des effectifs étrangers à Billancourt et à la montée de leur revendication en faveur du logement familial. La fin des années 1960 marque le passage d’une immigration de travail à une immigration de peuplement. Durant les années 1950 et 1960, la politique du logement à l’égard des ouvriers immigrés a essentiellement pris la forme de réservation de logement pour célibataires dans les foyers (Sonacotra, Alti)18. Or, dès les années 1950, certains salariés immigrés manifestent la volonté de ramener leur famille en France. Avant 1960, la Régie a déjà réussi à placer 349 familles algériennes ; elle devance ainsi l’action des pouvoirs publics. Mais la plupart des travailleurs immigrés sont dans une impasse ; ils prennent conscience qu’ils ne peuvent pas bénéficier de l’accès aux logements sociaux pour regrouper la famille. En effet, le salarié immigré ne peut pas déposer de demande de relogement tant que sa famille est au pays d’origine, et il ne peut pas non plus faire venir sa famille par la procédure officielle s’il ne dispose pas d’un logement pour l’accueillir. Devant cette impasse, beaucoup d’ouvriers font entrer clandestinement ou par un « visa touriste » leur famille en France, avant de se présenter au service social19. Du côté des pouvoirs publics, un tournant se manifeste également en faveur du regroupement familial (décret du 29 avril 1976) et de l’attribution aux immigrés de 0,2 % du 1 % patronal (1975)20. Tout concourt désormais à ouvrir l’accès des immigrés au logement social. 18. PV CE 23 juillet 1970. Dans les foyers, les étrangers sont quelquefois regroupés par nationalité. Il est en effet question du foyer des Nord Africains et du foyer des travailleurs noirs. Dès les années 1970, les représentants syndicaux se dressent contre le classement par nationalité. Ils demandent un brassage des nationalités. Ces regroupements sont perçus comme un obstacle à l’intégration des travailleurs étrangers dans la société. Ces foyers posent de gros problèmes sanitaires dès la seconde moitié des années 1960. 19. C’est ainsi qu’il est possible d’affirmer, même en l’absence de données quantitatives précises, que la Régie a favorisé indirectement le regroupement familial. 20. C. GRÉMION, « Mixité sociale et habitat des familles immigrées. Perspective historique », French Politics Culture et Society, 2004.
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L’accès des immigrés au logement social Devant l’augmentation des revendications des ouvriers, la Régie rencontre deux difficultés majeures pour loger les familles immigrées en logement social : la politique des quotas et les préjugés raciaux. L’idée qu’il faut éduquer les familles immigrées avant de les placer dans un logement social est répandue. Les représentants syndicaux n’y échappent pas, comme en témoignent les propos reproduits dans les procèsverbaux de la commission paritaire intersyndicale du logement : « Restent les personnes qu’on ne peut pas mettre en HLM car elles seraient une gêne pour tout le monde. Les offices HLM peuvent opposer un refus. Ce serait une mauvaise opération que de mettre dans un groupe de locataires “une brebis galeuse”. On les suit de façon à les mettre un jour en HLM21. » Face à ces résistances, à ces représentations et au refus de la Régie de construire des cités de transit, le personnel étranger ressent de l’incompréhension à l’encontre de la politique du logement de la Régie, qui est souvent perçue comme une politique raciste. Or, malgré les objectifs de dispersion du personnel, la Régie n’a jamais pratiqué le quota de 15 % d’étrangers fondé sur la notion de « seuil de tolérance22 » et semble-t-il souvent pratiqué par les offices d’HLM. Bien au contraire, la Régie manifeste une volonté de partager équitablement les logements disponibles entre les nationaux et les étrangers (et même entre les étrangers de Billancourt). Les entraves émanent de certaines municipalités et de certains organismes de logements sociaux qui refusent, souvent sous des raisons déguisées23, d’accueillir des immigrés. Ces pratiques aboutissent à la concentration des immigrés (et des populations modestes) dans certaines communes.
21. PV Commission paritaire intersyndicale du logement, 2 octobre 1957. 22. La notion de « seuil de tolérance » aux étrangers signifie qu’il ne faut pas dépasser une certaine proportion d’étrangers au sein de la population nationale pour éviter les conflits de cohabitation. 23. Voir Djaffar LESBET, « Le travailleur algérien entre le seuil et le quota : le logement des immigrés, du 1 % patronal aux 10 % des municipales », contrat de connaissance CNRS/RNUR n°10 01 401, Les OS dans l’industrie automobile, janvier 1986.
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La concentration et l’éloignement : des choix contraints Pour pouvoir loger son personnel étranger, la Régie a dû contourner les quotas et se faire actionnaire majoritaire d’une société HLM. À La Verrière, par exemple, la Régie est actionnaire majoritaire dans la société HLM des Trois-Vallées, ce qui lui permet de disposer de 40 % des logements, occupés pour les trois quarts par des familles immigrées24. Le relogement des familles immigrées aboutit ainsi à la concentration dans certaines communes éloignées de Billancourt comme Fontenay-leFleury, Trappes ou La Verrière. Parallèlement, les pouvoirs publics mènent une politique de résorption des bidonvilles qui accentue la concentration des familles immigrées dans ces cités de la banlieue ouest en voie d’urbanisation rapide. Ainsi, à La Verrière, non seulement la Régie envoie de nombreuses familles immigrées, mais encore la préfecture, qui détruit les bidonvilles de Porchefontaine, y envoie également des familles immigrées. L’accès au logement social constitue incontestablement une amélioration des conditions de logement de ces familles et permet la mise en place d’un véritable processus d’intégration à la société d’accueil. Mais, en même temps, il génère certaines réactions d’une fraction de la population métropolitaine qui tente d’obtenir du maire ou du préfet un rééquilibrage des attributions de logement25. Plus que la concentration des familles immigrées, c’est leur visibilité et leur mise en contact avec la population métropolitaine qui suscitent des réactions de rejet. Dans les années 1980, la situation s’enlise car la crise, les difficultés financières, gèlent la politique du logement, au 24. L’étude de Michelle Guillon montre un renforcement de la population étrangère de la ville nouvelle de Saint Quentin en Yvelines. Michelle GUILLON, Localisation résidentielle des ouvriers des unités parisiennes de la Régie Renault. Contrat de connaissance CNRS/RNUR n° 10 01 401, op. cit. 25. Registre des délibérations municipales 23 février 1973. Le maire estime qu’« un pourcentage de 15 % devrait être rendu comme maximum [et] constate que les familles logées apportent un surplus de cas sociaux » avant de demander « un rééquilibrage des attributions ». La population locale envoie de nombreux courriers, notamment à M. Postel Vinay, secrétaire d’État aux Travailleurs immigrés. Il importe de préciser que la commune de La Verrière était jusque là une commune résidentielle sans logements sociaux.
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moment même où doivent être rénovés les logements de la SIRNUR. Les constructions de logements sociaux se font rares, par conséquent la politique du logement de la Régie s’oriente largement vers les prêts pour l’accession à la propriété26. Enfin, à la veille de la fermeture des usines de Billancourt, la direction tente de faire comprendre aux représentants syndicaux que le contrat de travail n’induit pas automatiquement l’attribution d’un logement. L’entreprise amorce progressivement son désengagement. En 1992, une page est tournée. L’approche de la politique de la Régie en faveur du logement des immigrés nuance très nettement la critique médiatique27 qui rend responsables les industries automobiles des concentrations d’ouvriers immigrés. Les mécanismes qui ont abouti aux concentrations sont complexes et font intervenir divers acteurs qui interagissent entre eux. Loin d’être les choix de la Régie, la concentration et le refoulement des immigrés à la périphérie sont imposés par les lois du marché immobilier (coût de la construction en proche banlieue), par le comportement des acteurs publics (municipalités et offices de HLM) et par un racisme ordinaire des acteurs sociaux. Plus, l’action de la Régie en faveur des ouvriers immigrés intervient bien avant celle des pouvoirs publics28.
CONCLUSION La politique du logement menée par la Régie Renault en faveur de Billancourt laisse voir la gravité de la crise du logement en région parisienne qui n’épargne aucune catégorie professionnelle, au moins jusqu’au milieu des années 1960. Face à cet héritage lourd, la Régie Renault met en place une politique réfléchie, ambitieuse, par ses moyens et par ses 26. PV CE 22 et 23 avril 1987. En 1987, 70 % de la contribution patronale sont consacrés aux prêts. 27. Au sujet de l’immigration et des médias voir : Alain BETTAGAY, Ahmed BOUBAKER, Les Images publiques de l’immigration, Paris, L’Harmattan/CIEMI, 1993. Pour la commune de La Verrière, voir : Le Monde du 14 juin 1974, Région parisienne des 22 et 23 juin 1974, L’Aurore du 19 juin 1974, Les Nouvelles de Versailles du 1er mai 1991. 28. Décret du 20 février 1973. Les organismes collecteurs du 1 % doivent affecter une partie des sommes recueillies (0,1 %) au logement des immigrés. Il est vraiment mis en application en 1975.
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objectifs, qui s’adresse à toutes les catégories du personnel. Bien qu’indissociables, la logique sociale l’emporte ici sur la logique de production. À ce titre, Billancourt peut apparaître comme une vitrine sociale. Cependant, les efforts ne sont pas à la hauteur des besoins et ils sont contrariés, infléchis, voire défigurés, dans les procédures ou dans les résultats, par un faisceau de contraintes externes, politiques, économiques, culturelles. Après avoir participé à la mutation radicale du paysage urbain par la construction des grands ensembles, symboles de modernité dans les années 1960, la Régie est devenue un bouc émissaire facile dans les années 1980, quand certaines des localisations Renault ont attiré les feux des médias. Elle s’est retrouvée attaquée à la fois par les populations immigrées qui se plaignaient des conditions de vétusté et de dégradation des cités, et par les populations hostiles à l’immigration. À l’heure où les grands ensembles sont remis en question et placés au centre de la crise urbaine, l’image simplifiée et dégradée des années 1980 semble avoir disqualifié la politique du logement menée depuis plus d’un demi-siècle par la Régie et gommé les énergies déployés pour surmonter une crise dramatique dont les racines plongent jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les investissements-logement de la Régie, 1954-1962
20000000 nvestissements en nouveaux francs
18000000 16000000 14000000 12000000 10000000 8000000 6000000 4000000 2000000 -0
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1955
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1957
1958
Ce que la Régie aurait dû investir (obligation légale)
Années
1959
1960
1961
1962
Ce que la Régie a investi
10 Trajets dans Billancourt. La ville industrielle et son devenir Nicolas Hatzfeld, Jean-Charles Leyris, Laure Pitti et Émile Temime Ville industrielle, ville ouvrière, l’apparition de cet espace particulier est assurément lié au développement de la grande entreprise dans les paysages occidentaux au cours du XIXe siècle et de la majeure partie du XXe. Mais il n’existe pas dans ce domaine de modèle unique. L’espace industriel change de nature selon qu’il se place à l’intérieur ou à la périphérie immédiate d’une grande agglomération déjà existante ou qu’il se forme à partir de l’entreprise qui crée une cité nouvelle, en attirant la main-d’œuvre nécessaire à son existence, et en fixant progressivement cette population.
MUTATIONS D’UN ESPACE INDUSTRIEL
Dans ce dernier cas, l’entreprise façonne la ville qui va
dépendre d’elle, qui existe par elle, qui peut mourir avec elle. Les exemples sont légion, à commencer par celui des cités minières, avec leur habitat particulier (les corons du nord de la France1), les formes particulières de solidarités que l’on peut y trouver, et qui sont étroitement liées à l’activité industrielle. La grande entreprise métallurgique a des effets, pas absolument similaires, mais de même nature. On pense tout de suite au Creusot, avec ses « casernes » ouvrières abritant des travailleurs pourtant recrutés dans la région dans un premier temps. On 1. Les exemples les plus remarquables ne sont pas seulement français. On pense aux vallées du pays de Galles, aux villes minières des Appalaches, etc.
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pense aussi aux chantiers de construction navale, à La Ciotat notamment, qui installe sa main-d’œuvre immigrée (essentiellement italienne) dans de vastes cités ouvrières. Même s’il convient d’établir des nuances, les divers types de croissance urbaine sont, dans tous ces cas, parfaitement comparables. L’industrie automobile, du moins dans ses origines, se développe dans un contexte différent. Elle commence le plus souvent dans le cadre d’un petit atelier2, situé à l’intérieur ou à proximité d’une grande agglomération (Paris, Lyon ou Marseille3), où l’on va aisément recruter la main-d’œuvre qualifiée nécessaire à la fabrication des voitures et à l’extension de l’entreprise. Car, dans un temps relativement bref, l’évolution de la demande et les perfectionnements technologiques s’accompagnent d’une transformation des ateliers, de l’accroissement rapide du nombre des ouvriers et de l’occupation progressive d’un espace toujours plus vaste. L’espace, mais quel espace ? Un espace très particulier assurément, que nous limiterons ici (à Billancourt) un peu artificiellement : un triangle borné par la Seine, l’avenue du GénéralLeclerc (le point de départ de la nationale 10) et le boulevard Jean-Jaurès (l’ancien chemin de Boulogne à Clamart)4. Espace industriel et espace de vie quotidienne, marqué par l’interpénétration, de plus en plus évidente au fil des années, de l’usine et de la ville. Espace étroit au reste, où les distances sont brèves, permettant de se rendre au travail sans difficulté à pied ou en vélo. Espace à la mesure de l’homme, d’où les grandes cités sont absentes, tout au moins jusqu’aux années 1970, laissant la place à un ensemble de maisons relativement basses, construites en briques, et qui n’ont pas encore totalement disparu en ce début du XXIe siècle. Le cadre ne change pas. C’est un emplacement privilégié à la limite de Paris, avec un accès facile par le pont de Sèvres, une 2. Le cas de l’atelier où Louis Renault construit sa première voiture n’est assurément pas isolé. 3 Pour ce qui est de Marseille, il ne s’y développera pas par la suite de grande entreprise automobile, mais, au départ, Turcat Méry se développe sur le même modèle que Renault. 4. Il va de soi qu’il ne s’agit pas de « frontières » et qu’une carte de l’habitat Renault, même dans les premières années, dépasserait aisément ces limites.
TRAJETS DANS BILLANCOURT
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dépression naturelle, suivie par la Seine, avec ses méandres et ses îles (l’île Seguin, l’île Saint-Germain), partie basse sise entre les collines de Meudon et les hauteurs d’Issy, où pouvaient s’installer un habitat populaire et s’étaler des bâtiments industriels.
MONDE SEMI-RURAL C’est aussi un espace en perpétuelle mutation depuis la fin du siècle, avec le développement des usines et les populations nouvelles qui vont y affluer en fonction de la croissance économique, et des besoins en hommes que suscitent ces entreprises, un monde qui naît, qui vit et qui se transforme sous nos yeux au cours d’un siècle (le XXe évidemment). Il faudrait suivre ces changements sur les cartes, en passant d’une image à l’autre, pour retrouver les trois étapes de cette transformation : l’espace encore semirural des premières années, qui disparaît progressivement devant la croissance de la grande entreprise et la multiplication des ateliers pour faire place à un espace industriel, avec la construction successive des nouveaux bâtiments de Renault (ceux de l’île Seguin étant achevés dans les années 1930) ; un espace enfin qui va se modifier radicalement à partir des années 1980 avec la démolition des ateliers anciens et l’effacement progressif du paysage industriel (Renault est toujours là, mais ce n’est plus l’usine). La première image correspond à ce monde encore semi-rural, qui survit aux portes de la capitale. Jetons un coup d’œil sur une carte postale datant de 1905, alors que les premiers ateliers Renault viennent d’être construits. Les usines de Billancourt couvrent déjà plus de 20 000 m2. Mais le paysage ancien demeure, avec les petites propriétés entourées de jardins et les collines boisées du bas-Meudon… La Seine est alors – et restera encore jusque dans les années 1920 – un lieu de détente et de baignade. L’île Seguin, dont Louis Renault est devenu propriétaire (précisément en 1920) dans sa quasi-totalité, est pour le moment un « havre de verdure et de paix » accessible aux ouvriers de Billancourt. Couverte d’une végétation luxuriante, elle n’abrite encore que les ruines d’un lavoir et quelques vieilles demeures, que l’on gagne en barque. L’ancienne île de Sèvres apparaît comme « un petit paradis de nature sauvage », et cela durera jusqu’en 1926. XIXe
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La deuxième étape, qu’on pourrait surnommer l’étape de « l’invasion », correspond à la formation de l’empire Renault. Celui-ci va se constituer parcelle après parcelle, au fur et à mesure que s’édifient les ateliers. Louis Renault loue ou achète, généralement à bon prix, ou fait acheter par des prête-noms, les propriétés, selon les opportunités qui lui sont offertes. Ainsi se construit, dans un premier temps, à proximité du noyau original, l’usine A, puis une usine B, de l’autre côté de la rue du Cours, enfin une usine C, reliée au bâtiment A par un passage souterrain. L’entreprise est alors formée de parcelles discontinues, mais elle atteint déjà la Seine au quai de Billancourt. Les besoins nouveaux nés de la participation à l’effort de guerre en 19141918, vont hâter la transformation. Renault grignote peu à peu la ville ancienne, sur la rive droite de la Seine. L’usine absorbe les terrains, efface les immeubles anciens, digère les rues. Cela demande du temps et ne va pas sans résistance. C’est une véritable « bataille de rues ». L’entreprise utilise tous les arguments pour occuper le terrain ; elle joue en particulier sur son rôle dans l’économie de guerre, et sur les besoins liés à la « Défense nationale » pour justifier ces annexions. Un exemple bien connu est celui de la rue de l’Isle, bordée sur toute sa longueur par les ateliers Renault. La rue va être totalement annexée par Louis Renault, jusqu’à être fermée par un portail, sous prétexte que les fabrications « militaires » réclament un évident surcroît de sécurité. Deux remarques au passage : Louis Renault ne demande aucune autorisation pour clore cet espace. Et la mairie ferme les yeux sur ce qui peut paraître un abus, car ces rues dépendent de la commune ; il reste encore à l’intérieur de cet espace fermé des habitants qui n’ont pas encore voulu vendre, mais qui vont être obligés, pour rentrer et sortir de chez eux, d’obtenir un laissez-passer…
UNE VILLE DANS LA VILLE En fait, les anciens occupants finissent presque toujours par céder, sans qu’on puisse parler d’une obligation absolue. On a gardé en mémoire la résistance dans l’île Seguin des Gallice, qui ont refusé, en dépit des pressions de toutes sortes, de vendre leur parcelle à Louis Renault (la parcelle Gallice ne fera partie de
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l’usine qu’en 1946, après que l’entreprise ait été nationalisée). Mais, dès 1920, le « Trapèze » est né. Il s’est formé un ensemble industriel compact, qui recouvre désormais 340 000 m2, le triple de la surface occupée avant 1914. L’usine s’insinue partout. Elle est partout présente dans Billancourt, débordant bien au-delà du mur d’enceinte. Ainsi, les bâtiments de l’école professionnelle sont installés rue du Vieux-Pont-de-Sèvres. L’entreprise est désormais une véritable ville dans la ville. Ce qui se traduit de différentes manières. Louis Renault représente un véritable pouvoir politique, dont il est bien difficile de ne pas tenir compte, et ce pouvoir dépasse largement les limites de la commune. Il règne sur une masse d’hommes (et de femmes) qui dépendent de lui, car les effectifs ont suivi naturellement la même croissance que l’usine. En 1914, Renault employait moins de 5 000 personnes ; en 1918, il en fait travailler 22 000… Même si d’autres entreprises industrielles se sont édifiées sur le territoire de la commune, Billancourt est devenue avant tout une ville Renault. La ville aux maisons basses a vu sa population se transformer, avec l’arrivée de nouveaux travailleurs. Car Renault embauche. Beaucoup de ces ouvriers viennent de Paris, et habitent encore la capitale. D’autres sont venus de l’extérieur, cherchant à se loger au plus près, même s’ils doivent accepter pour cela des conditions de vie précaires, un habitat dégradé, souvent établi dans d’anciens hôtels meublés, qui ont l’avantage d’être « bon marché ». Logis sans confort, adaptés à une maind’œuvre aux ressources médiocres. Il y a eu un temps la maind’œuvre coloniale. Il y a maintenant (après la guerre) les nouveaux immigrés. Il ne faut sans doute pas réduire la transformation de l’espace Billancourt à l’existence des immigrés. Mais il est vrai qu’elle se dessine et se recompose en fonction de ces nouveaux arrivants. Ceux-ci viennent s’établir tout naturellement à proximité du lieu d’embauche, qui est aussi le lieu de travail. Ils s’y entassent dans les meublés, y créent des lieux de rencontre (des cafés qui se confondent parfois avec les meublés). Ils font naître par leur présence des petits commerces. Une ville nouvelle est en train de naître, que l’on ne peut assurément réduire au triangle que l’on a déjà défini. Naissance spontanée, car, même si Louis Renault s’est rendu acquéreur de certains immeubles, même s’il a, à plusieurs
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reprises, témoigné de son intérêt pour la création de cités-jardins, on ne peut parler sérieusement d’une politique du logement. Tout au plus faut-il y voir de louables intentions, mais il y a fort peu de réalisations. Il faudra d’ailleurs attendre longtemps avant que l’on ne se préoccupe sérieusement de ce problème5. Chez Renault, les travailleurs immigrés constituent dans l’entre-deux-guerres une population extrêmement hétéroclite : Algériens (déjà), essentiellement d’origine kabyle, mais aussi Italiens, Arméniens, Russes (avec un accent particulier pour ces derniers qui nous sont mieux connus par les écrits de Nina Berberova). Rien d’étonnant à cela. Nous retrouvons, comme en bien d’autres endroits de la banlieue parisienne, les vagues successives d’immigrés ou de réfugiés arrivés précisément en France dans les années 19206. Mais leur présence parfois inattendue contribue à la transformation de la cité : se créent tout naturellement des lieux de vie, des lieux de rencontre indispensables pour des « étrangers » qui ont besoin de se retrouver, ne serait-ce que pour échapper à l’isolement. Boutiques, cafés portent la trace de cette présence. Jusqu’à l’église orthodoxe qui vient encore aujourd’hui témoigner du passage des Russes. Passage qui s’effacera souvent avec le temps, et le départ des hommes. Mais il faut aussi rappeler que c’est là, en dehors de l’usine, que les ouvriers se retrouvent, qu’ils discutent de leurs problèmes et de leurs revendications, que les manifestations se préparent.
L’USINE PARTOUT PRÉSENTE En dehors de l’usine, mais aux portes de l’usine, qui est partout présente, jusque dans les bruits qui rythment la journée : la sirène qui annonce la fin de la journée de travail, le grondement des ateliers qui traverse ces longs murs de brique séparant le monde du travail du reste de la ville. Ce sont des milliers d’hommes qui affluent en même temps le matin vers la 5. Rappelons que la SIRNUR ne sera créée qu’en 1957. D’ailleurs, la revendication du « logement pour tous » ne se manifestera que très tardive ment. 6. Tout au plus peut on s’étonner d’une relative sous représentation parmi les travailleurs de Renault de la main d’œuvre italienne.
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porte Zola ou vers celle de la place Nationale, qui franchissent (à partir des années 1930) le pont qui mène vers les nouveaux ateliers de l’île Seguin ou qui se retrouvent, au sortir de l’usine, dans les cafés proches, ne serait-ce que pour y trouver un moment de détente. L’interpénétration de la ville et de l’usine est tellement étroite que lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale (en 1942-1943), la ville sera durement touchée. Apparemment, la nationalisation de l’entreprise ne modifie pas considérablement l’espace de travail. L’interpénétration avec l’espace urbain reste évidente. Malgré le développement des moyens de transport, une part non négligeable des travailleurs de Renault habite encore à proximité de l’usine. En 1984, on estime que 14 % des ouvriers de Renault-Billancourt vivent encore à Boulogne. Il est vrai que cette population a considérablement changé. La place occupée par les OS d’origine algérienne est devenue prépondérante (plus tard viendront aussi des Marocains et des travailleurs originaires d’Afrique subsaharienne). Il s’agit encore la plupart du temps d’hommes seuls (le regroupement familial se fera souvent attendre plusieurs années et ne sera vraiment important qu’à partir des années 1970), qui vivent dans des hôtels meublés, souvent dégradés, mais aussi dans des foyers où la RNUR a réservé des places, avec une certaine concentration géographique sur un petit périmètre (rue du Dôme, rue de Meudon, rue Nationale7…), qui n’est pas sans rappeler la concentration ancienne des ouvriers russes ou arméniens avant la guerre. Habitat qui n’a guère changé depuis des décennies, avec ses murs de brique et ses maisons basses. L’apport des immeubles HLM (logements Régie) ne se fera guère qu’à la fin des années 1970 (plus précisément entre 1976 et 1978) avec les immeubles de la rue de Billancourt, du boulevard Jean-Jaurès et de la rue du Pont-de-Sèvres. Immeubles disposant d’un certain confort, au reste vite occupés, mais pas par n’importe qui et pas dans n’importe quelles conditions. Les lieux de rencontre sont restés les mêmes, cafés situés aux portes de l’usine ou sur les places traditionnelles (la place Nationale en priorité). Et les 7. Nous en avons noté six dans le périmètre qui nous intéresse, mais peut être en avons nous oublié.
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manifestations syndicales ou politiques rassemblent les hommes sur les mêmes lieux. Mais, plus que jamais, l’espace Billancourt se confond avec l’espace Renault. L’entreprise est partout présente en fonction du développement des services et de l’action multiforme du comité d’entreprise. Locaux syndicaux, services sociaux sont installés à disposition d’un personnel toujours plus nombreux. Les immigrés qui résident dans le quartier trouvent ainsi sur place aussi bien un bureau d’aide sociale, un centre médical qu’une agence de voyage qui leur permet de préparer leurs vacances ; ils peuvent y trouver aussi des lieux de distraction, un cinéma qui dépend du comité d’entreprise et des salles de sport. Ils quittent rarement ce lieu privilégié, si ce n’est pour aller voir des parents ou des amis à Paris ou en banlieue. Ces hommes sont des ouvriers, mais d’abord des Renault, établis dans ce monde particulier8, où ils sont partiellement pris en charge. Ceux-là (les plus démunis évidemment) vont, plus que d’autres, être frappés par la fermeture progressive des ateliers et touchés directement par les licenciements.
DÉCRUE De quand peut-on dater la troisième étape, celle qu’on pourrait appeler l’étape de « la décrue » ? Car il ne s’agit pas, quoi qu’on en dise, d’une transformation brutale. Elle est annoncée par la fermeture de certains ateliers (la fonderie, par exemple, en 1983) , par le ralentissement de l’embauche (qui s’est manifesté depuis longtemps9), suivi par toute une série de « reconversions » et par des licenciements. Et, bien sûr, le point d’orgue, c’est la fermeture en 1992 de l’île Seguin10. La ville subit alors un véritable électrochoc qui se traduit, en une dizaine d’années, par une transformation radicale de l’espace. Les bâtiments anciens disparaissent, laissant place à des terrains vagues symboliques et provisoires. Les bâtiments Renault qui 8. On pourrait même parler d’une certaine sédentarisation de l’habitat. 9. On peut le dater de 1974. 10. Qui, faut il le rappeler, est annoncée déjà en 1989, et qui est plus ou moins préparée depuis le début des années 1980. Avec évidemment des hési tations qui s’expliquent par le caractère symbolique de cette mesure.
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subsistent ou que l’on réaménage ont changé d’affectation. Les habitants du quartier subissent le contrecoup de cette transformation, qui voit disparaître l’habitat ancien avec les petits commerces qui lui étaient liés. Ceux qui ont trouvé du travail ailleurs s’en vont. Beaucoup restent, en dépit des transformations. Ils ont toujours vécu dans ce monde étroit et gardent pardelà les années la mémoire du lieu. Car, malgré les démolitions et les changements inévitables qui suivront, le souvenir de la ville-Renault ne peut s’effacer définitivement. L’espace peut se transformer. Il n’est pas et ne peut être dans l’avenir un espace neutre.
11 Billancourt(s) d’hier et d’aujourd’hui : la place Nationale, lieu frontière, lieu multiple Jean-Charles Leyris et Laure Pitti
Si l’on aborde le cas des usines Renault à BoulogneBillancourt dans une double perspective d’histoire et d’anthropologie urbaines, de nombreux lieux et dénominations s’imposent à l’observateur. De tous, l’île Seguin est sans doute le plus connu car le plus spectaculaire et le plus étudié : sa forme architecturale, la chaîne de production qui serpente sur plusieurs étages, la diversité et le statut des travailleurs qu’elle a abrités, son histoire politique et sociale constituent quelques-uns des nombreux facteurs qui ont fait de cette usine insulaire un lieu mythique à défaut d’être représentatif de la globalité de l’entreprise Renault à Billancourt. À l’autre bout de l’échelle dimensionnelle, l’atelier de Louis Renault apparaît comme l’espace intime et confiné des origines. La « forteresse » et la « cabane » semblent borner ensemble, dans une sorte de grand écart, l’histoire réelle et les imaginaires relatifs à l’usine et à l’entreprise. Dans les récits littéraires et militants ou d’anciens salariés la concernant, d’autres lieux-symboles émergent pourtant de façon récurrente. Parmi ceux-ci, la place Nationale revêt une importance particulière. Officiellement dénommée Jules-Guesde, elle a gardé dans la mémoire collective son nom de « Nationale », nom qu’elle a porté entre 1870 et 1925 avant d’être rebaptisée de celui du fondateur du Parti ouvrier français. Elle s’appelait donc encore « Nationale » quand Louis Renault réalisa sa première automobile en 1898 et quand l’usine, en pleine expansion,
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l’atteignit dans les années 1910. Faut-il chercher dans ces origines la transmission de cette dénomination ou celle-ci a-telle survécu en référence à la « Régie nationale » (des usines Renault) ou à la « porte Nationale » (nom que les salariés de Renault auraient donné à l’entrée de l’usine donnant sur la place) ? Toujours est-il que son évocation est fréquente dans ces divers récits et se réfère à des souvenirs multiples. Dans un premier temps, les personnes interrogées l’évoquent comme une pièce parmi d’autres du grand puzzle des espaces de Renault et de Billancourt : un réseau étendu et complexe de lieux d’entrée-sortie de l’usine (« les portes »), d’ateliers, de bâtiments ou parties de bâtiments, de rues, de stations de métro ou de commerces qui semblent reliés entre eux et mêlent étroitement les territoires qui relèvent de l’activité industrielle stricto sensu et ceux qui, plus largement, appartiennent au tissu urbain. Dans cet ensemble, la place Nationale revêt cependant quelques spécificités. Une des entrées principales de l’usine en occupe un pan important. Un fronton monumental y a été édifié au début des années 1930. La place constitue alors un lieu de rassemblement, de « stationnement », car sa dimension le permet et sa contiguïté avec l’usine lui donne ce caractère double : d’une part, très en prise avec les vécus individuels et collectifs du travail ; d’autre part, espace public où les activités humaines peuvent se développer hors des contraintes de l’entreprise. Lieu frontière donc, mais aussi lieu intermédiaire, ni tout à fait usine, ni tout à fait ville, la place Nationale est faite de cette porosité entre deux mondes, celui du travail et celui du hors travail. De ce lieu, le mouvement ouvrier a fait un de ses espaces d’attachement. La place apparaît, au fil des récits et des événements, comme le complément de la porte Zola, distante d’une centaine de mètres, qui constituait l’entrée privilégiée pour les ouvriers travaillant sur l’île Seguin et venant du métro Billancourt. Elle fait aussi écho à l’Esplanade, large espace de l’île reliant les deux ponts menant aux quais de Seine, sur laquelle avaient lieu de grands rassemblements, mais qui faisait partie intégrante de l’usine. Appropriée par les militants dans les années 1930, la place Nationale devient une agora où peuvent, à l’occasion, se côtoyer des salariés de l’usine et des personnalités
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politiques qui lui sont extérieures, mais aussi un lieu de loisirs et de fêtes. En témoignent les nombreux cafés et commerces de toutes sortes qui l’entouraient, ainsi que les marchés, concerts, repas collectifs qui s’y déroulèrent pendant de nombreuses années. À plus d’un titre donc, la place Nationale est un lieu symbole que nous tentons d’interroger. D’abord au regard de l’histoire dont elle est un miroir ou un révélateur1, ensuite au regard du présent qui, à la fois, porte les stigmates du passé et révèle le mouvement d’effacement provoqué par les mutations en cours2.
PLACE NATIONALE, 1952-1968 : SYMBOLE ET BAROMÈTRE D’UN BILLANCOURT DU CONFLIT L’étude des mobilisations et manifestations publiques qui ont pris la place Nationale pour théâtre, du début des années 1950 à la fin des années 1960, constitue un vecteur essentiel pour appréhender l’histoire de cet espace, tant les mobilisations, pour l’essentiel ouvrières, y ont été nombreuses et imposantes depuis l’entre-deux-guerres (notamment en 1936) et a fortiori à compter des années 1947-1952 ; tant ces mobilisations apparaissent aussi, sur un plan symbolique, être indissociables de ce théâtre qu’est la place – indissociables, par exemple, des pavés qui la recouvrent, pavés dont, bien avant les étudiants en 1968, les ouvriers avaient fait tout à la fois une arme et une signature. Étudier les mobilisations qui ont animé la place amène tout à la fois à en spatialiser les temporalités et à en scander les espaces. Lors des meetings ou des grèves, en effet, la place Nationale, un temps déversoir de la combativité ouvrière, apparaît comme une zone poreuse, qui incite à se demander jusqu’où va l’espace de l’usine et où commence son dehors. Émile Temime, Nicolas Hatzfeld et Alain Michel ont montré combien la limite administrative – qui codifie les lieux privés et les lieux publics et fixe donc la frontière entre l’espace de l’usine et celui de la ville – a varié suite à la privatisation des lieux publics, particulièrement dans les années qui suivent la 1. Tel est le propos de Laure Pitti, dans une première partie. 2. Tel est le propos de Jean Charles Leyris, dans une seconde partie.
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Grande Guerre3. On montrera ici a fortiori que cette limite-là ne dit rien de la façon dont la place Nationale, lieu public en théorie, est investie par ceux qui, précisément, en font, en pratique, leur espace propre. De cet investissement, le nom que conserve la Place pour « les Renault » depuis les années 1920, distinct de celui de la plaque, dit à lui seul beaucoup. Certes, par ce matériau même, l’investissement de la Place est interrogé dans son sens exceptionnel – le conflit, moment paroxystique, n’est, par définition, pas quotidien y compris dans des usines Renault qui, sur leur site historique de Billancourt, véhiculent l’image de « forteresse ouvrière4 ». Mais la place Nationale est à ce point associée aux images d’une combativité (ouvrière et plus largement populaire), thématique récurrente dans les entretiens avec des ex-salariés de l’entreprise ou avec leurs contemporains, qu’étudier la première au prisme des formes que revêt la seconde donne matière et à l’histoire du lieu (de son périmètre, de son statut…) et, en retour, à l’histoire, sociale et politique, des mobilisations qui l’ont prise (ou non) pour terrain. Baromètre de la structure des conflits, des orientations idéologiques et politiques des acteurs de la mobilisation – initiateurs et participants –, du poids (puis du déclin) des ouvriers dans le mouvement social et, au-delà, dans la société française – tant elle apparaît, à certains moments, comme un miroir de la vie politique nationale —, la place Nationale est une scène. Une scène publique où, si « les Renault » s’exposent face à l’extérieur, l’extérieur aussi, dans sa diversité, s’y expose aux Renault, et ce à de multiples reprises. Ce faisant, là où les usines Renault sont, à plus d’un titre, une « référence nationale5 », la place éponyme apparaît, quant à elle, comme le lieu où se donne à voir (et à interroger) le symbole Renault – dans son apogée comme dans son déclin. 3. Voir Patrick FRIDENSON, « Les usines Renault et la banlieue », in Annie Fourcaut (dir.), Banlieue rouge, 1920 1960, Paris, Autrement, 1992, pp. 127 142, pp. 129 131. 4. Pour reprendre l’expression de Jacques FRÉMONTIER, La Forteresse ouvrière…, op. cit. 5. Pour reprendre l’expression de Nicolas HATZFELD, « Les ouvriers de l’automobile : des vitrines sociales à la condition des OS, le changement des regards » in Geneviève Dreyfus Armand et alii (dir.), Les Années 68..., op. cit., pp. 345 361, p. 356.
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Dès lors, l’enjeu de cette étude réside moins dans une revue des conflits durant les Trente Glorieuses que dans une focalisation sur certains d’entre eux, délibérément mis en exergue6 parce qu’emblématiques de la façon dont l’occupation (ou la nonoccupation) de la place fait sens, donne sens aux conflits : en février 1952, durant la guerre d’Algérie, en mai-juin 1968 enfin. Pour mener à bien l’étude de ces moments de mobilisation sur la place et de la place par ces mobilisations – ou encore de l’histoire sociale de la ville par l’histoire militante de cette part du territoire urbain –, je m’appuie sur des sources écrites et iconographiques, puisées pour les premières essentiellement dans le fonds du service Relations de travail de la direction du personnel de Renault7, pour les secondes dans les archives personnelles du photographe Gérald Bloncourt8.
Premier moment : février 1952, la place comme épicentre du conflit ou la forteresse conquérante Appelée au niveau national par une myriade d’organisations et de personnalités, la grève du 12 février 1952 se veut une « riposte à l’interdiction de la manifestation antifasciste traditionnelle9 » depuis le 9 février 1934 – date à laquelle une forte mobilisation ouvrière et populaire répliquait à l’activisme des ligues antiparlementaires, qui avait atteint son point culminant le 6 février 1934. À l’échelle de Renault, la CGT y voit le paroxysme d’une « riposte contre ce gouvernement de misère et 6. Une revue des conflits a néanmoins été nécessaire pour opérer cette sélection. Je l’ai menée sur la base du dépouillement du fonds du service Relations de travail de l’entreprise Renault. 7. Pour une présentation du fonds, voir Laure PITTI, Ouvriers algériens à Renault Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des ouvriers étrangers en France, doctorat d’histoire, sous la direction de René Gallissot, université Paris VIII, 2002, pp. 336 339. Sauf mention contraire, toutes les sources écrites citées émanent de ce fonds (signalé RT dans les notes infra). 8. Projetées lors du colloque et reproduites ici avec son aimable autorisa tion. Qu’il en soit chaleureusement remercié. 9. Proclamation. Tous unis dans la grève le 12 février, tract, 11 février 1952. (RT dossier 119, comme pour tous les documents datés de janvier et février 1952).
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de guerre10 ». Cette journée survient en effet au terme de plusieurs semaines de conflits, dont la place Nationale est le principal théâtre. Dès le 29 décembre 1951, de violents affrontements aux portes de l’usine opposent, une partie de la matinée, des ouvriers à un groupe de militants gaullistes du Rassemblement du peuple français (RPF) venus distribuer leur journal, puis aux policiers dont un article de L’Humanité, titré « Bravo Renault11 », souligne qu’ils étaient postés depuis le matin même autour de la place Nationale (où se situe, rappelons-le, une des principales entrées de l’usine). Robert Deroc, ouvrier au département 55 (décolletage), est alors arrêté et emprisonné. Le PCF, puis la CGT-Renault, qualifient l’épisode de « provocation fasciste12 », dont de Gaulle, le RPF et, dans le champ de Renault, le Syndicat indépendant Renault (SIR), sont à leurs yeux les emblèmes. Plus encore que l’anti-impérialisme, l’antifascisme apparaît à cette occasion comme le ciment d’un front commun structurant une nouvelle fois une opposition tant à la direction qu’au gouvernement. La place Nationale devient, ce faisant, une scène de la vie politique nationale, tant cette grève s’insère, pour la CGT, dans une phase d’affrontements dont l’ennemi désigné est « le grand patron », décliné sous le triptyque « Pleven-Lefaucheux-Baylot13 », alors respectivement Président du Conseil, P-DG de la Régie et préfet de police de Paris. Plus encore, la place apparaît, en un sens quasi littéral, comme plan d’épreuve de l’opposition de classes – pour la CGT mais également pour la direction de l’usine. Pour preuve, aux lendemains du 12 février 1952, des ouvriers sont licenciés – et certains arrêtés et emprisonnés – au motif d’avoir pris part aux « événements de la place Nationale14 ». 10. CGT, Syndicat des travailleurs de la Régie Renault, Tous dans la grève le 12 février, tract, 11 février 1952, p. 2. 11. « Brisons toutes les provocations. Libérons les deux emprisonnés », L’Humanité, 31 décembre 1951. 12. Voir PCF, section Renault, Bravo Renault, tract, 2 janvier 1952, et CGT, Syndicat des travailleurs de la Régie Renault, Comme pour chasser les nervis fascistes et leurs complices les flics du gouvernement patron, unité contre la vie chère, pour de meilleurs salaires, tract, 7 janvier 1952, p. 1. 13. CGT, Syndicat des travailleurs de la Régie Renault, Comme pour chasser les nervis fascistes…, op. cit., p. 1. 14. Id.
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La place Nationale, révélateur d’un conflit à trois termes – ouvriers, direction et gouvernement –, l’est aussi d’un conflit qui, à son apogée (12 février 1952), s’exporte massivement du dedans aux dehors de l’usine. Les images de Gérald Bloncourt permettent de scander les étapes de ce mouvement, témoignant d’un collectif militant qui se forme d’abord dans l’usine, avant même le meeting appelé à l’extérieur (au carrefour de l’avenue Émile-Zola et de la rue Yves-Kermen, le 12 février à 15 heures). Les grévistes s’y rendent en manifestation, empruntant l’avenue Zola qui, devenue pour part une voie privée, fait partie du territoire de l’usine, avant de déborder au-delà du périmètre prévu, sur la place Nationale. Ce débordement traduit une appropriation de la place, dans l’après-midi du 12 février : vaillamment dépavée, recouverte de barricades, elle devient alors un espace ouvrier qui excède l’espace même de l’usine pour en défendre la porte principale. Les pavés sont le symbole et de cette appropriation et du syndicalisme d’affrontement dans lequel s’inscrit alors la CGT. Un tract du syndicat en témoigne, sur un ton où l’épique fait de cette journée une page de l’histoire de la classe ouvrière en marche vers le Grand Soir : « À 13 heures, des ateliers se vidèrent complètement. Les gaz lacrymogènes furent lancés sur les ouvriers qui répliquèrent avec tout ce qui leur tombait sous la main. Encore une fois les policiers furent battus. Des camions furent renversés et servirent de barricades. Des pavés furent arrachés pour compléter. Et les équipes de 14 h 30 arrivèrent… pour constater que la radio avait été mal informée par Lefaucheux Baylot. La grève s’étendait, Lefaucheux était battu. Les flics aussi. C’est alors que l’ordre de fermeture de l’usine, à 15 h 30, fut donné. Lefaucheux Baylot capitulaient […]. Les ouvriers, unis dans le combat, étaient victorieux15. »
À l’aune de ces images comme de ce tract, la place devenue un espace ouvrier apparaît pour autant comme un espace singulier : elle n’est pas investie comme un espace de l’usine 15. CGT, Syndicat des travailleurs de la Régie Renault, Magnifique 12 février contre le fascisme et la misère. Unis dans la lutte, les travailleurs sont les plus forts. En avant tous ensemble pour les 15 % et l’échelle mobile, 18 février 1952, p. 2.
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– puisqu’elle est un théâtre où les ouvriers s’opposent à d’autres qu’aux acteurs internes à l’usine –, mais n’appartient pas non plus au hors usine, tant elle est vue, dite et investie dans la continuité de l’usine – tel un périmètre pour sa défense.
Deuxième moment : la guerre Algérie, ou la place comme baromètre des motifs et limites de l’engagement ouvrier La mobilisation face à la guerre d’Algérie (d’abord massivement contre l’état d’urgence, en 1955, puis pour la paix en Algérie à compter de 1956) s’exprime pour l’essentiel au travers de meetings. On en compte quarante-huit de mars 1955 à février 1962 – bornes chronologiques des mobilisations en la matière chez Renault –, dont la moitié concentrée entre janvier 1960 et février 1962 (et près d’un quart au seul mois d’avril 1961, en réaction au putsch des généraux)16. Ces meetings ont généralement lieu sur quatre sites contigus à l’usine : rue Colas (près du pont de Sèvres, dans la partie sud-ouest du « Trapèze Renault »), quai de Stalingrad (en bordure de Seine, au sud du « Trapèze »), carrefour Zola-Kermen (à l’intersection des avenue et rue du même nom, au cœur du « Trapèze »), enfin et surtout place Nationale – où se déroulent 34 des 48 meetings recensés durant cette période (soit près des trois quarts). Ces meetings témoignent cependant moins d’une appropriation que d’une occupation de la place. Ils ont en effet toujours lieu sur le terre-plein central, souvent au même moment (de 12 h 15 à 12 h 40 – les « rapports de surveillance » en témoignent –, donc pendant la pause de midi, tout juste après le déjeuner des ouvriers), ne débordant sur la chaussée que lorsque l’assistance est nombreuse, d’abord en 1960 puis, a fortiori, en 1961. L’année 1960 voit en effet la mobilisation s’accentuer, avec 300 à 400 personnes aux meetings des 10 juin et 13 décembre 1960 sur la place Nationale17 contre jamais plus de 200 dans les années qui 16. Voir sur ce point Laure PITTI, « Renault, la “ forteresse ouvrière ” à l’épreuve de la guerre d’Algérie », Vingtième siècle, n° 83, juillet septembre 2004, pp. 131 143. 17. Voir « Meeting place Nationale », Rapports de surveillance, n° 001895 (vendredi 10 juin 1960, 12 h 40, Brigade jour, 1er arrondissement) et n° 022192 (mardi 13 décembre 1960, 12 h 30, Brigade jour).
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précèdent. Cette même année cependant, le summum de la mobilisation est atteint le 1er février, lors de la grève générale appelée au niveau national en réaction à la semaine des barricades à Alger ; à la différence de la grève de février 1952, la mobilisation reste davantage circonscrite à l’intérieur de l’usine : le meeting, ce jour-là, est appelé au carrefour ZolaKermen et les grévistes, qui se chiffrent en milliers, débordent sur l’avenue Émile-Zola – donc vers l’intérieur de l’usine – davantage que sur la place. De même, en avril 1961, où l’opposition au putsch des généraux marque le paroxysme de la mobilisation ouvrière face à la guerre d’Algérie, la place Nationale est un point de passage davantage qu’un terrain investi : 25 000 personnes y passent pour aller manifester dans les rues de Boulogne-Billancourt, puis de Paris. Espace devenu secondaire pour les ouvriers de l’usine, au moins durant les cinq premières années de la guerre d’Algérie, la place Nationale apparaît, à la différence des autres points de rassemblements militants, comme le lieu où un extérieur militant s’expose aux ouvriers de l’usine : nombreux sont en effet les responsables politiques, d’envergure régionale ou nationale, qui viennent prendre la température des « Renault ». C’est tout particulièrement le cas des responsables communistes tels Étienne Fajon lors d’un meeting sur la place « contre la répression colonialiste en Algérie » le 27 mai 1955, Roger Boisseau « pour le cessez-le-feu en Algérie » le 18 avril 1956, Jacques Duclos là encore « pour le cessez-le-feu en Algérie » le 19 avril 1956 ou Roger Linet pour « barrer la route au fascisme et pour la paix en Algérie », le 21 mai 1958. Ceux-ci sont alors député communiste de la Seine, membre du Bureau politique et l’un des secrétaires du Parti (pour le premier) ; député communiste du secteur, secrétaire de la Fédération Seine-Ouest du Parti (pour le deuxième) ; secrétaire du Parti (pour le troisième) ; député communiste, membre du Bureau politique, ex-secrétaire général du syndicat CGT (pour le quatrième). Par leur stature politique même, ils participent de la construction du symbole de « forteresse ouvrière » dont on mesure alors combien il est, dans une large mesure, apposé de l’extérieur – bien plus qu’il n’émane des acteurs de la vie militante à l’intérieur même de l’usine.
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1. Appel à la grève inscrit au feutre, en français et en arabe, sur une porte de l’usine, 12 février 1952 (photographie Gérald Bloncourt).
2. Manifestation avenue Émile Zola, 12 février 1952 (photographie Gérald Bloncourt).
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3. Les ouvriers dépavent la place Nationale, 12 février 1952 (photographie Gérald Bloncourt).
4. La barricade place Nationale, 12 février 1952 (photographie Gérald Bloncourt).
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5. Rassemblement avenue Émile Zola contre les factieux, 1er février 1960 (photographie Gérald Bloncourt).
6. Manifestation contre les généraux félons route de la Reine, 24 avril 1961 (photographie Gérald Bloncourt).
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7. Roger Linet prenant la parole au meeting, place Nationale, 27 mai 1958, « pour barrer la route au fascisme et pour la paix en Algérie » (photographie Gérald Bloncourt).
8. Meeting place Nationale « contre la loi anti grève », 11 juillet 1963 (photographie Gérald Bloncourt).
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9. L’usine occupée en mai 1968. Des ouvriers regardent la place Nationale à travers les vitres de la porte principale (photographie Gérald Bloncourt).
10. Sur la passerelle de l’île Seguin, Benoît Frachon s’adresse à la foule des grévistes regroupés sur l’esplanade (photographie Gérald Bloncourt).
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11. Ouvriers rassemblés sur l’esplanade de l’île Seguin lors du meeting quotidien, en mai 1968 (photographie Gérald Bloncourt).
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12. « Assez de brimades, de la dignité », inscription sur le sol d’une des allées de l’usine en mai 1968 (photographie Gérald Bloncourt).
13. Usine de Billancourt (sortie du personnel). Place Jules Guesde (place Nationale), 1933. Source : Renault Communication.
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14. Usine de Billancourt (sortie du personnel). Place Jules Guesde (place Nationale), 1933. Source : Renault Communication.
15. Usine de Billancourt (sortie du personnel). Place Jules Guesde (place Nationale), octobre 1931. Source : Renault Communication.
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16. Usine de Billancourt (sortie du personnel). Place Jules Guesde (place Nationale), 1933. Source : Renault Communication.
17. Entrée place Jules Guesde. État en 1990. Source : Inventaire général, C. Décamps.
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18. Le fronton, 2004. Source : Jean Charles Leyris.
19. Brasserie du Parc. Source : Jean Charles Leyris.
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20. Au cabaret du curé. Source : Musée des années 30, Boulogne Billancourt.
21. Carte du parcours industriel. Source : municipalité de Boulogne Billancourt.
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22. Carte communale. Source : municipalité de Boulogne Billancourt.
23. Plan de référence et trame verte. Source : municipalité de Boulogne Billancourt.
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On voit ainsi se dessiner une sociologie des acteurs-orateurs de la place Nationale, investie par les appareils politiques et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Pour preuve, les meetings ou réunions concernant la torture en Algérie ou le refus des jeunes conscrits de répondre à l’appel sous les drapeaux – deux motifs de mobilisation hétérodoxes dans les premiers temps de cette guerre sans nom – ont lieu dans des lieux périphériques. Il en est ainsi, par exemple, au café Le Bon Accueil, rue du Pointdu-Jour, « contre les rappels en Algérie » à l’appel du Comité des jeunes pour la paix en Algérie, le 24 mai 1956 ; ou au carrefour des rues Kermen et du Vieux-Pont-de-Sèvres, « contre les tortures en Algérie, pour une solution humaine et juste du problème algérien », le 21 mai 1957 – en présence de Me Nicole Dreyfus, l’une des avocates en charge de la défense des militants FLN. Quant aux Algériens, pourtant nombreux parmi les ouvriers de Renault, ils sont absents de la place comme orateurs à compter d’avril 1955 – et de la campagne contre l’état d’urgence, dernière occurrence, à l’usine, d’un front uni entre militants algériens et organisations ouvrières françaises. Rien d’étonnant à cela tant le rythme et l’importance numérique des meetings sur la place sont autant de signes d’une mobilisation (massive) pour la sauvegarde des institutions davantage que pour la paix ou, a fortiori, l’indépendance de l’Algérie. Si le rythme et les motifs de ces meetings et autres mobilisations sur la place témoignent d’une prédominance des questions politiques (métropolitaines) au sein des luttes d’usine pendant la guerre d’Algérie, et d’une place Nationale investie comme une scène pour les états-majors du mouvement ouvrier, ces deux caractéristiques s’effacent progressivement une fois la guerre terminée. La place devient prioritairement le terrain d’expression de questions sociales revenues au premier plan.
Troisième moment : 1968, la forteresse repliée Jusqu’en mai 1968, si la place Nationale demeure le théâtre de mobilisations multiples ayant trait à la vie d’usine, à la vie politique nationale, voire internationale, son degré d’occupation montre cependant que les questions sociales à l’échelle nationale sont davantage mobilisatrices.
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L’année 1963 en donne un exemple, dans le contraste qu’elle offre entre meetings et manifestations (sur et au départ de la place) sur des questions sociales ou de politique internationale. En avril, un meeting, appelé sur la place le 26 avril 1963 par le syndicat CGT, contre la condamnation puis l’exécution (le 20 avril 1963) du militant communiste espagnol Julian Grimau, avec pour orateur Me Ledermann, avocat au barreau de Paris, dure vingt-cinq minutes et accueille 200 personnes18. En juillet, la mobilisation « contre la loi anti-grève » – ou projet de réglementation de la grève dans le secteur public débattu à l’Assemblée nationale le 17 juillet 1963 –, tout en restant de faible envergure proportionnellement au personnel ouvrier de l’usine, attire cependant trois fois plus d’auditeurs : le 11 juillet, 600 personnes, massées sur le terre-plein central, venaient écouter tour à tour Claude Poperen (secrétaire de la CGTRenault), Pierre Cadel (permanent de l’Union régionale parisienne de la CFTC) et Marcel Bras (secrétaire de la Fédération CGT des métaux)19. Les questions sociales mobilisent davantage que les questions politiques, a fortiori à l’échelle internationale, révélant en creux le tournant pris par le syndicat CGT – s’orientant, au début de la décennie 1960, vers un syndicalisme de gestion, loin du syndicalisme d’affrontement caractéristique du début de la décennie précédente. Cette différenciation nette entre le politique et le social préfigure la grève de mai-juin 1968 à Renault-Billancourt : observée à partir d’une place Nationale investie par les étudiants, cette grève révèle un mouvement et un collectif ouvriers territorialement et politiquement en retrait. En mai-juin 1968 en effet, si la place demeure un symbole, elle est un symbole inversé : investie comme l’antichambre d’un bastion ouvrier par des étudiants venus y rencontrer « le prolétariat », elle devient l’emblème d’un échange impossible entre une jeunesse qui se pense et se veut révolutionnaire et un mouvement ouvrier qui n’entend pas s’en laisser conter. En mai 1968, à Billancourt (la situation diffère radicalement à 18. « Objet : meeting place Nationale », Rapport de surveillance, n° 003074, Brigade jour, vendredi 26 avril 1963. 19. « Meeting place Nationale », Rapport de surveillance, n° 001348, Brigade jour, jeudi 11 juillet 1963 12 h 15.
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Flins20), les étudiants massés devant l’usine trouvent, au sens littéral du terme, porte close – regardés comme des indésirables par des organisations ouvrières qui font, porte Zola, calfeutrer les grilles de cartons ; observés au travers des portes par des ouvriers qui sont, eux, dans l’usine et n’en sortent alors pas. Singulier contraste avec février 1952 : la fermeture de la porte Zola et le retranchement du monde de l’usine derrière les portes, en partie vitrées, de la place Nationale, révèlent des ouvriers sur la défensive. Porte Zola et place Nationale fonctionnent de pair : lorsque la première est ouverte, la seconde est investie. La symétrique est vraie – et 1968 le montre : la première fermée, la seconde apparaît comme un rempart entre l’usine et l’extérieur. À l’entour d’une usine certes investie parce qu’occupée, mais néanmoins symbole d’ouvriers repliés, la place ne constitue plus un espace de porosité mais un lieu où se marque, tranchante, la coupure avec le dehors, avec l’altérité du monde étudiant. Et si le rapport des ouvriers à la place opère toujours sous le registre de l’appropriation, celle-ci sonne alors comme appartenant à un passé révolu. Une nouvelle fois, les pavés de la place en sont la marque, ce dont témoigne Claude Poperen : « Au mois de mai 68, lors des affrontements que l’on connaît entre le mouvement étudiant et les grévistes de Renault Billancourt, une tentative de dépavement de la place Nationale par des jeunes gens, référence poétique à d’autres révolutions, a été contestée dans les termes suivants : “Eh les gars, c’est à nous les pavés, depuis le temps qu’on les foule, pas à vous, faut pas y toucher”21. »
Ultime contraste avec février 1952, ces intouchables pavés ne sont plus, à Billancourt, le vecteur d’une combativité ouvrière – tandis qu’ils sont devenus, ailleurs, le symbole de la mobilisation étudiante. En mai-juin 1968, à l’inverse, l’appropriation ouvrière de l’espace se marque sur le sol et les murs des allées 20. Voir Xavier VIGNA, « La figure ouvrière à Flins (1968 1973) » in Geneviève Dreyfus Armand et alii (dir.), Les Années 68…, op. cit., pp. 329 343. 21. Noëlle GÉRÔME, « Les barricades dans l’usine » in Alain CORBIN, Jean Marie MAYEUR, La Barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, citant Claude Poperen, Renault, regards de l’intérieur, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 167.
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de l’usine. Dans un même mouvement centripète, l’esplanade de l’île Seguin se voit substituée à la place Nationale, accueillant à son tour les meetings quotidiens et les orateurs d’envergure nationale, tel Georges Séguy, le 20 mai, ou Benoît Frachon, le 27, au lendemain du protocole de Grenelle. Tout converge vers l’intérieur en 1968, un intérieur de l’usine pour longtemps clos sur lui-même.
La place Nationale, un si discret monument Davantage que le symbole d’un Billancourt du conflit, la place Nationale apparaît comme le baromètre des mobilisations ouvrières et plus encore du poids de celles-ci sur l’échiquier politique et social. Territoire et instrument de la mobilisation, elle pousse à interroger le symbole de forteresse ouvrière et aide à en dater la pertinence, déjouant l’épique d’une classe soudée et invariablement combative durant cet âge d’or des Trente Glorieuses. Mais, au croisement d’une histoire de l’usine et de celle de la ville, elle déjoue aussi l’effacement : ses pavés, toujours en place, suggèrent une tranche d’histoire, et d’histoire ouvrière, de la ville de Boulogne-Billancourt.
MUTATION DES ESPACES, CONFRONTATION DES TEMPS Lieu frontière entre la ville et l’usine depuis près d’un siècle, la place Nationale apparaît aujourd’hui comme un espace en sursis. En une vingtaine d’années, l’emprise usinière a quasiment disparu de Billancourt. Enlèvement puis transfert des machines sur d’autres sites, fermeture puis destruction d’ateliers, départ de la population ouvrière : le traumatisme est à la fois physique et sociologique. Ce qui faisait masse et qui structurait le paysage et l’identité du lieu est en voie d’effacement. Depuis dix ans, employés et cadres de bureau ont investi le Trapèze, qui n’abrite plus que des activités tertiaires (services commerciaux, informatique…), aujourd’hui en cours de déménagement vers d’autres locaux de l’entreprise. Ces populations traversent à leur tour la place Nationale et y exercent de nouvelles pratiques culturelles. Le quartier ne vit plus des circulations et des sociabilités ouvrières. À proximité de la place, des
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maisons anciennes sont détruites pour laisser place à des résidences de standing. Malgré tout cela, la place Nationale demeure un espace encore préservé des bouleversements. On notera toutefois qu’à l’été 2002, un des célèbres cafés de la place fut vendu pour être remplacé quelques mois plus tard par une agence bancaire ; au mois de juin 2004, les murs du département 7022 jouxtant la place sont tombés sous les coups des bulldozers. Ces changements augurent du futur prévisible des lieux, mais ne le transforment pas suffisamment pour donner au visiteur la certitude d’assister à une mutation irrémédiable. En quelque sorte, le temps semble s’être arrêté alors que, en d’autres points du quartier, le paysage urbain et social est en voie de recomposition. Bien sûr, le passé n’est plus et les affluences racontées par les habitants ou anciens salariés de Renault – affluences qui transformaient la place en un « énorme marché », un lieu de passage et de stationnement humain quasi permanent en journée – n’ont plus cours. À la question « qu’est-ce qui a changé sur la place depuis la fin des années 1980 ? », une personne interrogée répond : « C’était si petit qu’il y avait trop de monde pour si peu de place. On voyait plus le monde que la marchandise. La seule chose qui a changé, c’est qu’il n’y a plus un chat au milieu23. » Outre la densité d’occupation de l’endroit, sa composition ellemême a changé : certains commerces ont fermé, le nombre de vendeurs ambulants s’est considérablement réduit, des gérants de café qui avaient connu le fonctionnement de l’île Seguin sont partis. Signe des temps : un panneau touristique installé sur la place depuis quelques années retrace l’histoire de Renault à Billancourt. A contrario, des éléments de permanence peuvent aussi être remarqués, qui demeurent malgré l’arrivée de nouveaux publics et de nouvelles pratiques. La place est le théâtre d’une confrontation des temps. Après avoir été une scène politique et militante, elle connaît aujourd’hui un état intermédiaire entre un passé encore vif (d’autant plus vif que la fermeture de l’île Seguin est encore vécue par beaucoup de façon douloureuse), un présent fait de 22. Atelier mécanique employant de nombreux ouvriers qualifiés. 23. Entretien avec M. I., Boulogne Billancourt, septembre 2004.
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multiples influences tantôt revendiquant la mémoire du lieu, tantôt appelant de leurs vœux le renouveau du quartier. Quant à l’avenir, il est suffisamment indéterminé sur les plans d’urbanisme qu’à part quelques projets annoncés – le maintien du fronton Renault, le retour du tramway –, on ignore encore de quoi il sera précisément fait. Ces temps en flottement sont très perceptibles dans l’enquête ethnographique en cours qui nourrit la présente communication. Son objectif consiste à interroger ce territoire par sa description méthodique s’appuyant à la fois sur des observations de terrain et sur le recueil de représentations collectées au cours d’entretiens. Ainsi apparaît un espace délimité matériellement, mais investi aussi culturellement au fil des époques et par différents groupes. Sa seule évocation appelle la (re)constitution d’un territoire porteur de mythes et de symboles24. La place Nationale n’apparaît plus alors comme un lieu géographique clairement délimité, mais comme une pièce d’un ensemble plus vaste : pièce néanmoins empreinte de charges affectives particulières, soit qu’elle évoque des souvenirs ou des regrets (chez ceux qui l’ont connue avant la fermeture de l’usine en 1992), soit qu’elle suscite des souhaits ou des espoirs de transformation (chez ses nouveaux habitants). Alors que l’île Seguin, symbole parmi les symboles, est (à l’heure où l’on écrit) en cours de destruction et que la création d’un espace dédié à l’histoire et à la mémoire de Renault Billancourt reste hypothétique, la place Nationale (re)trouve sa fonction de repère et de support de mémoires.
Limites de la place La place Jules-Guesde forme un rectangle au centre du troisième quartier de Boulogne-Billancourt25 et en bordure d’un large espace vide situé sur son côté sud-ouest : c’est ainsi que sont figurés, sur la carte communale communiquée par la mairie, les terrains Renault sur lesquels étaient autrefois bâtis des 24. On se réfèrera, à propos du même territoire, aux travaux précurseurs de Noëlle GÉRÔME : « Les Cultures locales de Paris banlieue », in Paris le Peuple, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, pp. 91 109. 25. La commune de Boulogne Billancourt, qui compte environ 102 000 habitants, est divisée en sept quartiers, chacun sous la responsabilité d’un maire adjoint territorial.
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ateliers et des bureaux, mais qui n’apparaissent pas à cause, sans doute, de leur statut privé. La place apparaît ainsi comme un espace limite entre ce qui relève de la ville et ce qui en est exclu. Mais elle se prolonge, dans les représentations des personnes interrogées au cours de l’enquête, dans les rues adjacentes, voire plus éloignées. Ainsi, parler de la place Nationale, c’est pratiquement toujours faire émerger des souvenirs concernant la porte Zola, autre lieu d’entrée-sortie de l’usine : porte largement utilisée par les ouvriers de Renault de par sa proximité avec la station de métro Billancourt et de par le fait que l’avenue Zola, à laquelle elle doit son nom, continue à l’intérieur de l’espace de l’entreprise jusqu’au pont Daydé. De là, on accédait à l’île Seguin. Dans le même ordre d’idées, mais en interrogeant des personnes arrivées depuis peu dans le quartier, l’évocation de la place appelle des comparaisons avec d’autres secteurs urbains qui ont déjà été transformés : il en est ainsi de l’espace de la patinoire municipale26, distant d’une centaine de mètres, devenu un lieu résidentiel et de loisirs, et qui apparaît comme un pôle attractif, ayant basculé dans une certaine modernité. Enfin, on ne mesurerait pas précisément ce qu’est l’activité des cafés de la place si on ne comptait que ceux qui y sont réellement installés : si nous en dénombrons encore cinq à la fin 2004, nous devons en ajouter cinq autres à l’immédiate proximité. Un territoire mouvant se dessine au fil des récits qui font de la place un lieu en réseau avec d’autres lieux, portant chacun leur part d’histoires et de charges symboliques. Par exemple, si la place Nationale est l’espace des meetings et une scène politique importante, la porte Zola peut apparaître comme plus spécifiquement ouvrière (la porte Nationale étant aussi empruntée par de nombreux cadres) et liée à la distribution intensive des tracts syndicaux.
Changements et permanences En octobre 2004, les traces matérielles du passé industriel de Renault sont encore visibles sur la place. Au sud-ouest, le fronton de l’entreprise datant des années 1930 et les murs en brique 26. Autrefois site de la Société nouvelle des glacières, dont les usines fabriquaient des pains de glace (source : Parcours industriel, brochure, ville de Boulogne Billancourt).
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du département mécanique, dit département 70, ferment l’horizon. La forme du fronton a peu évolué depuis sa création, mais ses inscriptions ont sensiblement varié : de « Renault à Renault Régie nationale » jusqu’à l’effacement que l’on peut constater aujourd’hui et qui date du milieu des années 1990. De la peinture grise recouvre les inscriptions anciennes : l’entreprise « ne s’appelle plus », comme si elle s’était désinvestie du lieu ou avait changé d’identité. Les archives iconographiques27 permettent de suivre aussi l’évolution des logos de la marque reproduits sur les côtés du fronton (le losange plusieurs fois redessiné). Aujourd’hui, plus de losange non plus. En traversant la rue Yves-Kermen (autrefois rue de Saint-Cloud : certains plans d’immeuble pourtant récents portent encore cette appellation), on trouve le premier d’un grand nombre de cafés pour un espace physique si restreint. C’est la Brasserie du Parc dont « l’ancêtre » s’appelait Au cabaret du curé : l’immeuble qui la surmonte est inchangé. Quatre autres cafés occupent la place : Le National, Le Point du Jour, Le Paname et Les Côteaux de la Loire. Leurs propriétaires ou gérants se sont succédé depuis vingt ans. La boucherie que l’on trouvait après avoir traversé la rue de Meudon est maintenant un cabinet d’architecte. Le Central bar, connu pour être un des plus gros débitants de tabac du temps où l’usine fonctionnait, est depuis peu une agence bancaire : Agence Point-du-Jour-Boulogne. La référence à Billancourt a disparu. Le centre de la place comporte encore des travées, sans doute destinées au stationnement des camions qui livraient des pièces aux ateliers situés à l’intérieur de l’usine. Les pavés, dont les grévistes faisaient autrefois usage, sont encore présents, pour trois quarts recouverts de goudron écaillé. Le changement et les permanences se conjuguent. Malgré la baisse d’activité sensible due à la fermeture de l’île Seguin et au départ progressif des métiers tertiaires de Renault, les cafés subsistent encore. Chaque communauté étrangère semble « disposer » de son café de prédilection, comme autrefois les ouvriers et militants syndicaux se retrouvaient dans l’un ou l’autre des établissements suivant leur appartenance politique, 27. Sources consultées au Musée des années 1930 et aux Archives muni cipales de Boulogne Billancourt, ainsi qu’au service de l’inventaire de la Direction régionale des affaires culturelles d’Île de France.
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leur corps de métier ou leur pays ou région d’origine. Plusieurs foyers de travailleurs jouxtant la place abritent encore des anciens salariés Renault, restés là depuis la fermeture. Ce sont eux que l’on voit discuter, par petits groupes épars, en plusieurs points de la place. Les membres de l’Association des anciens travailleurs Renault de l’île Seguin28, faute de local, se retrouvent fréquemment à la Brasserie du Parc, lieu que certains d’entre eux fréquentent depuis quarante ans. C’est aussi place Nationale qu’ils ont commémoré, en mars 2002, les dix ans de la fermeture de l’île Seguin.
Un espace réapproprié ? Occupation éparse ou ponctuelle, la place Nationale connaîtelle de nouveaux usages ? Deux tendances semblent se dessiner : on remarquera d’abord que, depuis 1998, la place est incluse dans un parcours touristique appelé « parcours industriel » proposé par l’office de tourisme de la commune. Une brochure a été éditée, un panneau explicatif trône devant le fronton : on peut y voir Louis Renault sur sa « voiturette » et une vue aérienne de l’île Seguin. Le texte raconte l’histoire de Louis Renault, inventeur et conquérant, l’épopée industrielle de l’entreprise et les succès sportifs de la marque. Les documents édités par la mairie concernant le devenir urbanistique des terrains Renault insèrent la place Jules-Guesde dans le périmètre de la ZAC Seguin-Rives de Seine29. Le quartier situé au sudouest de la place mêlera bureaux, habitations, espaces verts, commerces et lieux culturels. Longtemps appropriée par le mouvement ouvrier, pièce limite de la géographie complexe des usines Renault, la place fait déjà partie d’un nouvel espace urbain aux ingrédients savamment dosés. Longtemps frontière et 28. Association créée en 1998 et regroupant essentiellement d’anciens ouvriers ayant travaillé à Renault Billancourt. Voir Jean Charles LEYRIS, L’Association des anciens travailleurs Renault de l’île Seguin : une gestion militante de la mémoire, DEA d’anthropologie sociale et ethnologie, sous la direction de Françoise Zonabend, Paris, EHESS, 2003. 29. Zone d’aménagement concerté, créée en juillet 2003, et englobant notamment l’île Seguin, le Trapèze et le secteur du pont de Sèvres. Source : « Tout savoir sur l’aménagement de Billancourt », supplément à Boulogne Billancourt Information, deuxième édition, ville de Boulogne Billancourt, 2004.
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bordure, elle tendra à se fondre dans un espace plus indifférencié, dans lequel les relations étroites entre la ville et l’univers du travail auront perdu de leur densité. Tout autour, la destruction des bâtiments Renault crée déjà les conditions étranges d’une archéologie urbaine. Le parcours industriel consistera de plus en plus à faire visiter des espaces arasés ou radicalement transformés. Espaces où, finalement, il n’y aura plus rien à voir, et tout un passé à restituer par l’interpellation et la transmission des mémoires.
12 Fragments d’une vie politique et sociale locale particulière Jean-Luc Richard
La présence des usines Renault a eu une influence notable sur la vie politique locale1, notamment sur la culture « municipale », populaire et politique, issue de l’implantation historique d’un secteur industriel qui fut florissant2. La commune, qui prit le nom de Boulogne-Billancourt en 1926, a connu une expansion aussi rapide que paradoxale. Elle a su profiter des potentialités qu’offrit le rattachement de la plaine de Billancourt à Boulogne-sur-Seine. Tributaire de limites géographiques et naturelles – la Seine, le Bois et l’imposante présence de la capitale, voisine –, Boulogne-Billancourt n’a cessé de les conjurer en participant aux principales évolutions industrielles du XXe siècle. Boulogne-Billancourt, ville des temps modernes : l’emprunt au titre d’un des plus grands films de Charlie Chaplin est sans 1. L’histoire des mobilisations sociales dans les usines Renault de Billancourt a nourri une littérature de qualité, dont les autres contributions de ce volume témoignent. Lés événements politiques français les plus marquants du XXe siècle ont parfois eu Billancourt parmi leurs lieux de déroulement (Mai 1968, par exemple). Notre contribution s’attachera ici à d’autres événe ments de vie politique de la ville, qui sont parfois moins évoqués, parce que davantage locaux, plus ancrés dans l’histoire politique de toute une ville, mais d’une ville seulement. Ces lignes sont écrites alors que son auteur, élu en 2001, achève une sixième et dernière année de mandat au conseil municipal de la ville. Je remercie Guy Michelat, Jacqueline Costa Lascoux et les agents de la ville qui m’ont reçu. 2. Maurice CULOT, Bruno FOUCART (dir.), Boulogne Billancourt, ville des temps modernes, Paris Liège, Mardaga, 1992.
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conteste justifié. La ville est devenue, par sa population et ses activités économiques, dès le milieu du XXe siècle, la deuxième commune de l’Île-de-France. Elle a toujours été une entité où coexistaient des populations socialement très différentes, tandis que les élus locaux ont dû, afin de rendre possible l’existence d’un sentiment d’appartenance municipale, s’adresser simultanément, et autant que possible, à des électorats variés3. Alors que le quartier de Billancourt était un quartier industriel et populaire, le nord de la ville participait à la gentrification de l’Ouest parisien si bien analysée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot4. Parce que Renault-Billancourt était un lieu à forte charge symbolique5, Boulogne-Billancourt fut l’objet de quelques études novatrices portant sur l’opinion publique des électeurs habitant la ville6.
CINQUANTE ANNÉES DE SOCIALISME MUNICIPAL André Morizet, premier magistrat de la commune entre 1919 et 1942, quasiment sans discontinuer, fut le maire de la réunion effective du déjà chic Boulogne-sur-Seine des « Années folles » et du Billancourt populaire : la commune prit, en janvier 1926, le nom de Boulogne-Billancourt. Le maire initia souvent des mesures musclées pour soutenir grèves et actions des ouvriers et s’éleva souvent contre la violence policière. Billancourt, où se mêlait industries naissantes7 et espaces verts en rives de Seine, inspirait alors des peintres paysagistes et ouvriéristes comme 3. Annie SEVIN, La Politique des socialistes à Boulogne Billancourt et les débuts d’une réflexion régionale de l’aménagement (1919 1940), rapport dans le cadre du contrat CORDA, Marcel Roncayolo (dir.), Paris, EHESS Association Le Champ urbain, s.d. 4. Michel PINÇON, Monique PINÇON CHARLOT, Quartiers bourgeois, quartiers d’affaires, Paris, Payot, 1992, p. 27. 5. Jacques FRÉMONTIER, La Forteresse ouvrière, op. cit.. 6. Frédéric BON, Guy MICHELAT, Attitudes et comportements politiques à Boulogne Billancourt. Enquête par panel 1965 1967, Paris, Armand Colin, 1970 ; Gilles PANNETIER, L’Évolution de l’électorat de Boulogne Billancourt sous les IVe et Ve Républiques (dir. René Rémond), université de Paris X Nanterre, 1974. 7. Aimée MOUTET, « Il ne faut pas désespérer Billancourt, déjà ! Cent ans de combats sociaux. Temps et contrôle ouvrier : la grève de 1913 chez Renault dura plusieurs semaines », L’Humanité, 12 juin 2004.
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Maximilien Luce, aux idées socialistes libertaires8, comme Morizet. Morizet en fut le bâtisseur car il comprit que c’était au sud de Boulogne-sur-Seine, à Billancourt, que les perspectives d’urbanisation, d’industrialisation et de croissance démographique se trouvaient9. Soucieux de loger dans la ville les ouvriers, il mit en œuvre un programme de construction de logement sociaux à Billancourt, décidé, début 1921, par le conseil municipal10. Membre fondateur du Parti communiste, puis sympathisant trotskiste, le maire devint le gestionnaire et bâtisseur à qui la ville de Boulogne-Billancourt doit la localisation d’un hôtel de ville situé au point de rencontre de Boulogne et de Billancourt. Maire pendant vingt ans, il a pu laisser sa marque dans cette ville qui, à sa mort, en 1942, avait déjà une population de 100 000 habitants (97 400 habitants au recensement de 1936 contre à peine plus de 60 000 en 1923). Né en 1876, fils d’un notaire de Reims11, docteur en droit, André Morizet avait adhéré au Parti socialiste en 1895. En 1898, il appartint aux « étudiants collectivistes ». Il consacra sa thèse aux secrétariats ouvriers en Allemagne. Proche de la mouvance révolutionnaire et anarcho-syndicaliste, il devint journaliste, secrétaire de rédaction du Mouvement socialiste, de L’Action directe, puis délégué aux conseils centraux du parti aux côtés d’Édouard Vaillant et de Jules Guesde. Élu maire de Boulognesur-Seine le 19 décembre 1919, il instaura rapidement une politique de partenariat confiant avec le personnel municipal, et mit en place le bureau chargé de l’aménagement. Il représenta le Parti communiste lors d’un voyage en URSS, en 1921. C’était un grand admirateur de Trotsky, qu’il rencontra à plusieurs reprises. Une photographie le représentant avec le fondateur de l’Armée rouge fut d’ailleurs publiée par L’Humanité. 8. Voir son tableau Les Batteurs de pieux. Quai de la Seine à Billancourt, circa 1905, conservé au musée d’Orsay. 9. Pascal GUILLOT, André Morizet (1876 1942), thèse de doctorat en histoire, université Paris XIII, 2004. 10. Albert BEZANÇON, Gérard CAILLET, Histoire de Boulogne Billancourt, Meudon, Joël Cuenot, 1984. Le Dr Bezançon, historien de la ville, fut, sous les mandats d’Alphonse Le Gallo, conseiller municipal, puis adjoint au maire. 11. Son père fut adjoint au maire de Reims, son grand père maire d’un village.
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Le 14 juillet 1922, Morizet retourna au ministère de la Guerre une carte d’invitation pour un défilé militaire accompagnée de propos injurieux pour le ministre et le gouvernement. Par suite, il fut révoqué de son fauteuil de maire le 22 juillet 1922. En janvier 1923, il quittait le Parti communiste, refusant, comme les maires d’Issy-les-Moulineaux et de Saint-Ouen, la bolchevisation. Appartenant désormais à l’Union socialistecommuniste (jusqu’en 1927), Morizet fut élu conseiller général de la seconde section de la ville (Billancourt) en 1925, Boulogne constituant la première section. En 1928, il rejoignit la SFIO. Jusqu’en 1940, il fut de toutes les manifestations de rue à l’initiative de la gauche et des ouvriers syndicalistes de Billancourt. Ainsi, lors des contre-manifestations républicaines de 1934, il défila en tête sous un drapeau rouge, chantant L’Internationale et aux cris de « Unité, unité d’action ! ». En 1936, il avait 60 ans et venait d’obtenir l’organisation du congrès de la SFIO dans sa ville. Cette année-là, le film Le Crime de monsieur Lange, tourné en octobre et novembre 1935 aux studios de Billancourt12, sortait sur les écrans le 24 janvier. L’esprit qui l’animait annonçait le printemps du Front populaire. L’importance de Billancourt apparaissait toujours davantage lorsque l’avenir d’un mouvement social de grande ampleur se jouait plutôt qu’au début de la mobilisation. En 1936, c’est le 28 mai que les 30 000 ouvriers de l’usine Renault se mirent en grève. Lorsque le Parti communiste appela une première fois à l’arrêt du mouvement, la reprise fut difficile. Certains ateliers résistèrent et, lorsque Costes, député communiste, prit la parole, les ouvriers l’empêchèrent de parler en le sifflant. Ainsi, le 2 juin, les usines métallurgiques furent à nouveau en pleine occupation. La grève s’étendit au textile, à la chimie, aux grands magasins. Les travailleurs du bâtiment et les mineurs entrèrent à leur tour en lutte. Le 10 juin, plus de deux millions de travailleurs faisaient grève dans tout le pays, soutenus par les paysans et les commerçants qui organisaient le ravitaillement. 12. Sous le regard ému des blanchisseuses voisines (Sur la cour fut le premier titre du film), des ouvriers du Livre fondent une coopérative afin de sauver leur entreprise abandonnée par leur patron en délicatesse avec ses créanciers. Le lunaire Lange (René Lefèvre) exécute le cynique Batala (Jules Berry), décidé à spolier une nouvelle fois ses employés. Il est « acquitté » par un « tribunal populaire ». Lange suit une prostituée au bois de Boulogne.
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Le 13, Renault fut finalement évacué. Un cortège immense se forma. En tête marchaient André Morizet, sénateur-maire, et Alfred Costes, député communiste de la ville, élu par les quartiers sud. Un camion de musiciens jouant La Marseillaise et L’Internationale accompagnait les édiles. Un char portait les bustes de Léon Blum, Alfred Costes et Marcel Cachin. Maurice Thorez venait de déclarer qu’il faut savoir terminer une grève. En 1938, le maire Morizet et le député Costes appelleront les ouvriers à évacuer l’usine occupée, alors qu’ils s’opposent au gouvernement d’Édouard Daladier et à son ministre Paul Reynaud. Le gouvernement a massé d’énormes forces de police autour de l’usine Renault : 200 pelotons de gardes mobiles, plus de 1 500 policiers. Profitant des flottements, la police attaque l’usine et la fait évacuer : 285 ouvriers seront condamnés pour « violences ». Ce n’est que le 25 novembre que le bureau confédéral de la CGT décidera d’une grève de 24 heures... pour le 30, sans occupation d’usine ni manifestation. Le travail, précise le communiqué, devra reprendre le surlendemain. En mai 1968, finalement, l’histoire se répètera13. Jusqu’en 1939, l’unité d’action entre socialistes et communistes fut quasi totale à Boulogne. Sous l’Occupation, Morizet détesta la France de la collaboration et Vichy, qu’il considéra comme un gouvernement provisoire. Cependant, nommé maire, il composa avec les interlocuteurs que la situation lui imposait. Tout le long de ces vingt années de pouvoir municipal, la force de Morizet fut aussi d’asseoir une action politique municipale dont les aspects positifs furent largement reconnus, à gauche, tout au long de ses mandats successifs, puis, après sa mort, par l’ensemble des forces politiques, jusqu’à aujourd’hui14. Il fit aussi entrer la famille Landowski au conseil municipal. Alphonse Le Gallo (SFIO), maire de la Libération jusqu’en 1965, bénéficiera à la fois de la continuité perçue de son action 13. Aimé HALBEHER, « 1968 : un début modeste dans la “forteresse ouvrière” », Regards, avril 1998. 14. En janvier 2006, Boulogne Billancourt organisait une exposition, en lien avec François Kociusko Morizet, petit fils d’André Morizet et maire UMP de Sèvres (ville associée à Boulogne Billancourt dans la communauté d’agglomération du Val de Seine).
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par rapport à ses prédécesseurs socialistes, du soutien initial du Parti communiste (qui eut un adjoint au maire durant le premier mandat de l’immédiat après-guerre), puis de celui d’une large fraction de la droite ralliée à la municipalité. Enfin, pendant toutes ces années, s’imposa un consensus autour d’une politique sportive ambitieuse relayée par le grand club sportif, l’Athletic Club de Boulogne-Billancourt (ACBB). Cependant, d’un point de vue sociologique, ce sont les évolutions des vingt années 1945-1965 qui furent essentielles. Alors très jeune, le sociologue Erhard Friedberg réalisa, en 1968, pour le Centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF, aujourd’hui Centre de recherches politiques de Sciences-Po), une monographie remarquable, demeurée inédite sur l’évolution sociale et politique de la ville entre la Libération et le lendemain des élections législatives de 1967. Le bastion historique de la gauche et du PCF en particulier, là où résidaient le plus d’ouvriers fut le territoire de progression des gaullistes dans les années 1950 et 1960. Dès les années 1950, le pourcentage d’ouvriers dans ces quartiers a baissé15. Les mouvements gaullistes ont eu une attitude offensive pour conquérir quelques soutiens dans la classe ouvrière. L’audience du Parti communiste sur l’ensemble de la ville se maintint durant cette période grâce au développement de son audience dans les classes sociales où il était le plus faiblement implanté. Erhard Friedberg a constaté que, pour atteindre leurs objectifs, les formations gaullistes, libérales ou du centre, n’ont pas hésité à présenter, à Boulogne-Billancourt, des candidats au profil « gauchisant » : « Comment d’autre part, comprendre le succès important de l’UNR dans cette commune, sans prendre en compte l’orientation gauchisante des personnalités et candidats gaullistes à Boulogne, sans analyser l’interpénétration de plus en plus grande d’une partie du Parti socialiste et des cadres gaullistes16 ? »
15. Erhard FRIEDBERG, Évolution politique et sociale de Boulogne Billancourt depuis 1965, Paris, FNSP, « mimeo », 1968. 16. Idem, p. 71.
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DU TOURNANT SOCIOLOGIQUE AU TOURNANT POLITIQUE Qui peut nier le surinvestissement politique dans le canton de Billancourt et, en particulier, de la part de la gauche ? La campagne électorale de la cantonale partielle des 13 et 20 juin 1976 à Billancourt fut l’archétype de ces combats politiques passionnés. En 1970, le conseiller général communiste sortant de Billancourt, Émile Clet (élu en 1967, à la création du département des Hauts-de-Seine17) avait été battu et le PCF souhaitait récupérer, six ans plus tard, ce siège symbole. À la CGT Renault, Claude Poperen avait laissé sa place de leader à Aimé Halbeher, que le Parti communiste présenta à ce scrutin de 1976. En face de lui, se présentait notamment un médecin d’un dispensaire accueillant des ouvriers de Renault, socialisant (exSFIO) rallié au gaullisme via la Nouvelle Démocratie de Jacques Chaban-Delmas. Le Dr Duhamel, dont le fils est aujourd’hui le deuxième adjoint au maire de la ville, participait à la majorité municipale d’un autre gaulliste passé par la SFIO, Georges Gorse18. Dans chaque parti, le budget de campagne de la cantonale atteignit largement celui d’une législative. En particulier, le PCF distribuait des disques phonographiques souples de format 45-tours présentant le programme du candidat. Puisque l’usine tenait du symbole, il fallait que Billancourt cristallise in fine les affrontements idéologiques19. À propos d’un autre leader de la CGT Renault-Billancourt, Claude Poperen, prédécesseur d’Aimé Halbeher à la tête de la CGT Renault-Billancourt, un de ses amis, le refondateur communiste Félix Damette, a déclaré : « Et qu’est ce qu’il y a de plus ouvrier que le responsable de la CGT de Billancourt ? C’est le premier de France. Donc, je 17. Un gaulliste était sorti vainqueur lors de la cantonale partielle de 1965 provoquée par le décès de Le Gallo. 18. Élu député SFIO de la Vendée en 1946 (puis réélu en 1951), Georges Gorse, alors socialiste, fut sous secrétaire d’État dans le gouverne ment de Léon Blum en 1947. Il fut député de Boulogne Billancourt de 1967 à 1997, maire de la ville pendant vingt ans (1971 1991). 19. Raphaël LABRUYNE, « Billancourt à l’épreuve du mythe Renault », http://atelier.blog.lemonde.fr/. Voir, dans le registre des discours syndicaux, Philippe BURTIN, « Attitude et idéologie syndicales : une analyse de tracts dis tribués à Renault Billancourt », Revue française de science politique, XXVII, n° 6, 1977, pp. 915 951.
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dirais, à partir du moment où le bonhomme aurait la pointure, pour employer ce vocabulaire, il avait sa place au bureau politique. Parce que, au bureau politique, il y a beaucoup de façons d’y entrer. Vous pouvez y entrer, j’allais dire, ès qualités parce que vous avez la pointure, mais vous pouvez y entrer parce qu’un grand responsable à un moment veut changer la majorité du bureau politique et y fait venir ses gens. Claude, manifestement c’était, oui, il y était ès qualités, il avait sa place au BP. Je dirais même, à la limite même, l’anomalie ça aurait été qu’il n’y arrive pas. Le responsable de la première usine modèle de France, du symbole du Parti de la lutte ouvrière, par définition même, il a sa place au bureau politique20. »
Halbeher fut celui qui poursuivit le combat de Poperen. Le candidat socialiste, ancien communiste, put compter sur le soutien de François Mitterrand en personne, qui tint réunion publique dans un chapiteau où se pressèrent 3 500 personnes. Toute la presse nationale, Les Échos y compris, fit un compterendu de ce meeting21. Pierre Viansson-Ponté écrivit dans Le Monde : « On ne peut pas dire que cette consultation soit passée inaperçue : la presse, la radio, la télévision l’ont signalée22. » Le lendemain du meeting de François Mitterrand, le Parti socialiste tenait de nouveau réunion publique, place Nationale, avec Lionel Jospin comme orateur. Le Parti socialiste faisait de ce scrutin un test essentiel dans sa stratégie d’affirmation de son leadership national au sein de la gauche. Le Parti communiste le devança de peu à Billancourt (23,39 % contre 23,08 %). Au second tour, le Dr Duhamel fut élu avec 55,3 % des voix face au communiste Halbeher. La campagne de l’élection cantonale partielle de juin 1976 à Billancourt constitue assurément l’exemple le plus abouti du surinvestissement politique en ces lieux ; elle apparaît rétrospectivement comme la confirmation d’un tournant historique dans l’histoire politique d’une ville que son passé avait érigé en symbole23. 20. Félix DAMETTE, 2002. Voir l’entretien sur le site Internet : histoire sociale.univ paris1.fr/Document/Premiere.pdf. 21. Les Échos, 11 juin 1976. 22. Pierre VIANSSON PONTÉ, « La vieille politique », Le Monde, 20 21 juin 1976. 23. À la même époque, la Maison de la jeunesse et de la culture de Boulogne Billancourt, privée de locaux par la nouvelle municipalité, résiste pendant de nombreuses années en s’installant sur une péniche dont elle a fait l’acquisition.
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En 1978, François Mitterrand revient de nouveau à Billancourt, à la veille des législatives. Rouge, organe de la Ligue communiste révolutionnaire, lui reproche d’y avoir mal organisé son intervention et d’avoir manqué une occasion de convaincre une partie de la classe ouvrière, notamment, sans doute, des cégétistes. François Mitterrand reviendra un an plus tard, à la veille des élections européennes, saluer les travailleurs étrangers de Renault. En 1981, c’est Lionel Jospin, enseignant dans le seul IUT du département, qui revient à son tour s’adresser aux ouvriers trois jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 198124. Mais, en décalage avec les résultats nationaux, François Mitterrand obtient à peine un peu plus de 42,2 % dans la ville, au second tour, le 10 mai 1981. Nous avons narré quelques éléments de l’histoire des années qui constituèrent la fin de l’ère où Georges Marchais comme François Mitterrand pensaient, en venant parler devant Billancourt, donner fondement à leur propre statut25, « tant un symbole est d’abord avant tout décrété depuis l’extérieur de luimême26 ». Les années 1970 furent celles d’un tournant, celui des défaites locales répétées des deux grands partis de la gauche à Billancourt. Depuis plus de trente ans, on constate le caractère récurrent de ses défaites électorales locales dans la ville dont un quartier (qui est aussi une partie du nom de la commune et un canton à lui seul) continue d’être affectivement (mais non plus effectivement) associé à une classe ouvrière revendicative et efficace sur le seul plan syndical27. Cependant, à de nombreux scrutins, les partis de gauche ont présenté des syndicalistes de Renault. Le Parti socialiste mit en avant, dans les années 1970, 24. Un meeting dont l’orateur nous a indiqué avoir gardé un souvenir mémorable (correspondance avec l’auteur, janvier 2002). 25. Robert ESTIENNE, « Cantonale partielle dimanche à Billancourt. Mitterrand à la recherche d’une image de marque », L’Aurore, 12 juin 1976 ; A. Ch., « Un test dans une ville symbole », Le Monde, 12 juin 1976. 26. François BON, « On démolit aujourd’hui Billancourt... », in Antoine Stephani et François Bon, Billancourt, Paris, Éditions du Cercle d’art, 2004. 27. François Mitterrand recevra à l’Élysée, durant la première cohabitation (1986 1988), des syndicalistes CGT de Renault Billancourt, licenciés suite à un conflit social qui avait dégénéré ; voir Virginie LINHART, « Les “dix” de Renault Billancourt. Les enjeux d’une mobilisation d’appareil. Juillet 1986 décembre 1989 », Revue française de science politique, XXXXII, n° 3, 1992, pp. 375 401.
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Alain Busnel, secrétaire de la section « Groupe socialiste d’entreprise Renault-Billancourt ». Aux élections municipales, la gauche boulonnaise s’assurait généralement qu’un syndicaliste de Renault figure parmi ses élus28 et chaque élection cantonale dans le sud de la ville apparaissait comme un combat a priori ouvert. En 1994, le candidat socialiste André Nicolas, alors leader de l’opposition municipale29, approcha les 47 % au second tour. Enfin, pendant l’hiver 1995, tandis que l’île Seguin est vide depuis plus de trois ans, juché sur un tonneau parmi les syndicalistes de Billancourt, Pierre Bourdieu prend parti pour les grévistes. Depuis cette époque, assène Macé-Scaron, tout antiBourdieu est un chien. Il faudrait choisir : « On est dominant ou dominé, du côté des humiliés et des offensés ou des gouvernants et des puissants. » Le symbole Billancourt appuie aussi, on le voit, et de part et d’autre, les propos sans concession. La bourgeoisie boulonnaise contemporaine n’a, du point de vue des patrimoines immobiliers ou financiers, voire des lignées, pour certains, rien à envier à celles des riches arrondissements parisiens voisins ou à celle de Neuilly-sur-Seine. Par ailleurs, le quartier de Billancourt est désormais de plus en plus occupé par des bureaux d’entreprises du secteur des nouvelles technologies30, tandis que les programmes immobiliers de standing se sont développés. Les prix des logements neufs peuvent y atteindre aujourd’hui 7 000 euros le mètre carré. Cependant, les discours reprennent tous l’idée que Boulogne-Billancourt est une ville qui a fait le pari des industries d’avenir il y a un siècle et que ce pari impliquait, dans la vie politique et sociale, une participation de la population ouvrière qui y travaillait et, pour une partie, qui y vivait aussi après la journée de labeur. La permanence des victoires électorales aisées des listes néo-gaullistes 28. Jean Michel Tisseyre, militant syndical de Renault et actuel secrétaire de la section socialiste de Boulogne Billancourt (la section « Groupe socialiste d’entreprise GSE Renault Billancourt » n’existe plus), a succédé à Jean Pierre Quilgars, élu municipal pendant dix ans, qui fut un des fameux « dix de Billancourt », militant CGT licencié par Renault, puis réintégré à l’issue d’une campagne intense (et dure) de la CGT et du Parti communiste ; voir Virginie Linhart, idem. 29. Pierre Gaborit, professeur des Universités en science politique, ancien collaborateur du ministre Anicet Le Pors, lui a succédé à partir de 1995. 30. Paris, magazine de la Ville de Paris, janvier 2003, p. 55.
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et libérales aux municipales fait que l’opposition est perçue comme un rassemblement de citoyens participant par conviction, au nom de la permanence d’idées qui ont fait l’histoire de la ville, et non par ambition, aux débats municipaux. Il y a encore aujourd’hui, dans la majorité municipale, un adjoint qui était conseiller municipal, dès 1953, de l’équipe de troisième voie, à tête de liste SFIO (puis, à compter de 1965, centriste affichée « divers gauche31 ») qui dirigea la ville pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1971. Le bilan des municipalités à direction socialiste de la ville est perçu, par tous les élus de Boulogne-Billancourt, comme une référence32. Indépendamment de ce que peuvent être les divergences d’opinion sur les politiques municipales menées, bien au-delà du seul cercle des élus municipaux, la grande majorité de la population boulonnaise, socialement aisée, a intégré qu’elle est une composante, aujourd’hui identifiée au pouvoir municipal, d’une ville dont l’histoire et la morphologie urbaine ne pouvaient et ne devraient se résumer à celles de beaux quartiers et de lieux sans histoire. On mesure, par conséquent, l’enjeu que constitue l’aménagement des terrains dont Renault se sépare. La réalisation récente d’un lieu de culte décent pour les nombreux musulmans de la ville, souvent anciens des usines Renault ou enfants de ces ouvriers, a d’ailleurs été rendue possible grâce à la société Renault (qui a mis à disposition un bâtiment, en briques, situé près de la place Nationale) et à la volonté unanime du conseil municipal présidé par le sénateur centriste (alors RDSE, Rassemblement démocratique social et européen, ex-« Gauche démocratique ») Jean-Pierre Fourcade, aujourd’hui rallié à l’UMP. Cette réalisation était demandée depuis longtemps par de nombreux partenaires sociaux et acteurs du débat municipal. À l’heure où 31. En 1965, la plupart des socialistes locaux refusent de s’inscrire désor mais dans une logique d’union de la gauche. Leur liste dissidente (Albert Agogue) l’emporte sur celle de Le Gallo, devenu conseiller général de Billancourt et demeuré fidèle à la vieille maison ; voir Guy MICHELAT, Gérard GRUNBERG, « Vote municipal et orientations partisanes à Boulogne Billancourt (1965) », Revue française de science politique, XXIII, n° 5, 1973, pp. 994 1019. 32. En témoigne le vidéogramme (DVD) 1926 2006 : Boulogne Billancourt, la ville pionnière, édité par la municipalité de Boulogne Billancourt en janvier 2006.
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l’aménagement de Billancourt est médiatisé et suivi par de nombreux observateurs33, certains comprennent aussi qu’il importe que les politiques urbaines à venir inscrivent la mémoire des lieux parmi les objectifs.
33. Diana SILLER, Courtney BLODGETT, Nora CZIGANYIK, Factors involved in Urban Regeneration, mémoire de recherche EPCEM, université d’Amsterdam, 2005.
Conclusion Émile Temime
La fermeture des ateliers de l’île Seguin, le 31 mars 1992, est, sans nul doute, un événement majeur dans l’histoire du mouvement ouvrier, tant ce lieu mythique s’est identifié à la fois à l’aventure de l’industrie automobile en France et aux luttes ouvrières qui l’ont accompagnée. Et pourtant ce n’est là qu’une étape dans une évolution qui touche l’ensemble de l’entreprise industrielle en Europe. Billancourt a été d’abord un modèle de la grande entreprise capitaliste, concentrant sur un même site toutes les étapes de la production automobile, ce qui était d’ailleurs la volonté de son créateur, Louis Renault. Ce qui supposait, dans un premier temps, le recrutement d’une main-d’œuvre qualifiée, recrutement facilité par la situation même de l’usine, installée dans la banlieue parisienne. Ce qui supposait aussi une extension continue, bien au-delà des limites primitives de l’établissement. Dès ce moment, l’usine déborde sur la ville, s’identifie à la ville. La croissance même de l’usine et la production de masse qu’elle développe ont amené Louis Renault à s’inspirer du modèle fordien dans un but de rentabilité, à utiliser sur les chaînes de montage une main-d’œuvre à basse qualification, prise souvent dès cette époque dans la population immigrée. Main-d’œuvre surexploitée et sans aucune garantie d’emploi. D’où les premières revendications. D’où la dureté des luttes ouvrières, qui aboutissent à l’explosion de 1936, aux conquêtes du Front populaire, vite remises en cause, il est vrai, mais qui laisseront des traces sérieuses.
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Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’entreprise, nationalisée, est le théâtre d’une nouvelle expérience. Le redémarrage de la production se fait sans doute dans le cadre édifié auparavant : concentration des différents ateliers sur un même site (bien que l’on commence à « décentraliser » la production dès le début des années 1950), généralisation du travail à la chaîne, avec ses contraintes, sa répétitivité, et la fatigue qu’il entraîne. Mais les conflits du travail se renouvellent, et prennent parfois des formes aiguës. Il est difficile de parler de « paix sociale », encore plus de cogestion avec les représentants ouvriers. Il n’en reste pas moins que l’on a expérimenté ici un système social nouveau, qui s’étendra progressivement à l’ensemble du monde ouvrier. L’amélioration des conditions de travail, et, plus généralement, des conditions de vie est indéniable. Le rôle moteur du syndicat, et son action dans le comité d’établissement, y est pour beaucoup. Mais il faut aussi tenir compte de la stabilisation de l’emploi, favorisée dans cette période par une croissance continue de la production, et, par voie de conséquence, par une augmentation régulière de l’embauche. La mensualisation ne signifie pas nécessairement des revenus supplémentaires, mais elle signifie incontestablement une consolidation de la condition salariale pour ceux qui se trouvent en bas de l’échelle sociale. La « société salariale », qui assure des temps de liberté, semble aussi assurer la pérennité de l’emploi. La contestation de 1968 permettra sans doute aux ouvriers d’obtenir des avantages salariaux. Là n’est pas cependant la revendication essentielle. En revanche, la certitude d’avoir gagné en « dignité », de pouvoir prendre la parole dans l’entreprise, semble bien aller dans le sens d’une revendication ancienne, une façon comme une autre de réduire les inégalités. Illusion peut-être, mais illusion durable. Protégé par la loi (notamment celle de 1973) contre les « licenciements abusifs », l’ouvrier – et tout particulièrement le « Renault » – semble avoir acquis, avec la sécurité de l’emploi, un droit au travail, qui n’est pas sans rappeler d’anciennes revendications datant du milieu du XIXe siècle… La Constitution de 1946 affirme bien que « chacun a le droit de travailler ». C’est donc la suite d’un long combat, qui se traduit sur le terrain par des avantages non négligeables,
CONCLUSION
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une victoire sans doute inachevée et qui va être remise en cause dans les années 1980. La révolution technologique qui touche Billancourt et entraîne un changement radical dans les conditions de travail n’est pas propre à l’entreprise Renault. Elle se produit précisément dans un monde où la concurrence devient de plus en plus rude, particulièrement dans la construction automobile, et où il devient nécessaire de modifier radicalement les structures de production pour faire face à cette concurrence. Fiat en a fait l’expérience bien avant Renault. Dès la fin des années 1970, on robotise, on limite les stocks, on recourt à la sous-traitance. On va réduire très vite les effectifs (de plus de 20 000 travailleurs en 1980). Les licenciements, qui atteignent en priorité les OS – mais pas seulement les OS – au début des années 1980 dans les usines Renault, sont de même nature. Les effectifs sont passés (selon les données officielles) de 102 528 salariés en 1983 (dont 18 000 OS environ) à 68 608 en 1993, au lendemain de la fermeture de Billancourt. Est-ce la « fin des OS », comme on l’a dit un peu hâtivement ? En fait, il ne s’agit pas seulement de la diminution drastique du travail non qualifié, mais plutôt d’un recours systématique aux emplois temporaires, à l’intérim. Résultat des conditions nouvelles, qui ne s’expliquent pas seulement par le progrès technologique, mais par une volonté d’adaptation aux « lois du marché », et à ses fluctuations. La flexibilité de l’embauche correspond bien à la flexibilité de la production. La gestion « en flux tendus », en fonction de la demande, détermine assurément les formes nouvelles de fonctionnement, le recours à la sous-traitance, voire la délocalisation de l’entreprise (Renault, privatisée, va ainsi délocaliser une partie de son appareil de production vers la Roumanie). Ce n’est certes pas la fin de l’entreprise. À Billancourt même, les ateliers disparaissent les uns après les autres, le « Bateau » de l’île Seguin est démoli, les bâtiments industriels du « Trapèze » cèdent la place très vite aux édifices construits par des entreprises « immobilières ». Mais Renault reste très présent, avec de nouveaux immeubles, construits en bordure de Seine, abritant des « cols blancs », des techniciens et des chercheurs.
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Non, ce n’est pas l’entreprise qui est morte. Ni le monde ouvrier. Mais c’est incontestablement un rêve qui prend fin, une certaine conception des rapports sociaux qui s’est radicalement modifiée, et dont nous voyons bien aujourd’hui les conséquences. Nous reprendrions volontiers à notre compte une partie des conclusions de Robert Castel, énoncées il y a déjà plus de dix ans (in Les Métamorphoses de la question sociale) : « Le chômage n’est que la manifestation la plus visible d’une transformation en profondeur de la conjoncture de l’emploi. La précarisation du travail en constitue une autre caractéristique, moins spectaculaire, mais sans doute plus importante encore. » Les changements radicaux dans les modes de production et d’échanges ont entraîné une modification encore plus radicale des relations sociales. Mutation nécessaire ? Peut-être. Mais il faut sans doute réfléchir aujourd’hui à l’avenir d’une société qui a perdu en partie le sens du collectif, en même temps que diminue la protection sociale acquise au cours des luttes des précédentes décennies. Il importe d’en garder la mémoire pour mesurer l’importance des combats à venir.
Postface Jean-Pierre Fourcade Ancien ministre Sénateur et maire de Boulogne-Billancourt
Au-delà de l’hommage rendu aux hommes qui ont forgé l’histoire de cette île, français ou étrangers, au-delà du mythe industriel et ouvrier qu’est l’île Seguin, il appartient à l’homme politique de tracer les grandes lignes du devenir de ce site exceptionnel. Il faudra bien sûr rendre compte, à l’intérieur même du périmètre qu’est Billancourt, des traces de l’entreprise : noms de rues, de places, d’avenues, de ponts, conservation de lieux emblématiques, œuvres d’art urbain, rappel de cette histoire au sein même des futurs bâtiments publics, la mémoire doit être omniprésente. Il nous faudra aussi concevoir un outil spécifique dédié à la préservation de la mémoire du site, centre de ressources qui devrait rassembler toutes les archives, publiques ou privées, qui ont jalonné ce siècle de développement industriel. En bref, ce nouveau quartier qui accueillera 10 à 12 000 habitants, alors que la ville en compte déjà 107 000, devra être emblématique d’un passé industriel et ouvrier exceptionnel tout en sachant introduire toutes les conditions technologiques d’une nouvelle modernité architecturale que nous envieront demain tous les observateurs du développement urbain.
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Liste des auteurs
Nahid BOUAKLINE Étudiante en histoire de conférences, université de Delphine CORTEEL Maître Reims Champagne Ardenne, laboratoire Analyse et Évaluation des professionnalisations Jacqueline Directeur de recherche au CNRS, directrice de COSTA LASCOUX l’Observatoire des statistiques de l’immigration et de l’intégration Geneviève Historienne, directrice de la Bibliothèque de docu DREYFUS ARMAND mentation internationale contemporaine (BDIC) Patrick FRIDENSON Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales Nicolas HATZFELD Maître de conférences en histoire contemporaine, université d’Évry Val d’Essonne, chercheur à l’IDHE Jean Charles LEYRIS Ethnologue, chargé des archives audiovisuelles et du développement culturel au Centre des archives du monde du travail (Archives nationales, Roubaix) Jean Louis LOUBET Professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Évry Val d’Essonne, chercheur à l’IDHE (CNRS) Alain P. MICHEL Chercheur au Centre de recherche en histoire des sciences et techniques Aimée MOUTET Professeur émérite en histoire contemporaine Catherine OMNÈS Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Saint Quentin en Yvelines Laure PITTI Docteur en histoire, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) Emmanuel QUENSON Maître de conférences de sociologie à l’université d’Évry Val d’Essonne, chercheur au Centre Pierre Naville Jean Luc RICHARD Maître de conférences à l’université de Rennes Émile TEMIME Professeur émérite en histoire contemporaine, direc teur du groupe Histoire des migrations internationa les à l’École des hautes études en sciences sociales
Xavier VIGNA Maître de conférences à l’université de Bourgogne, Centre Georges Chevrier, UMR 5605.
Composition : Bouchène Achevé d’imprimer en avril 2007 par l’Imprimerie France Quercy à Cahors. Dépôt légal : mai 2007. N° d’impression : XXXX Imprimé en France