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Objectif
décroissance Vers une société harmonieuse Celui qui croit qu'une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est un fou, ou un économiste.
Parangon/Vs
U Après-développement Collection dirigée par
Serge Latouche Notre mode de vie n'est pas soutenable, il convient donc d'en changer. Cela signifie que l'ère du développement, cette période historique de la grandeur et de la prospérité de l'Occident, est sur le point de s'achever. Il y eut un avant, il y aura un après. Cette collection vise à explorer cet après-développement à travers des ouvrages qui s'inscrivent dans une démarche hétérodoxe et iconoclaste. Elle est le prolongement du colloque Défaire le développement, refaire le monde organisé par l'association des amis de François Partant, La ligne d'horizon, en mars 2002.
Sous la coordination de
Michel Bernard, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin
Objectif décroissance Vers une société harmonieuse
Parangon/Vs
Cet ouvrage présente le résultat de recherches menées par la revue Silence. Silence est un mensuel qui, depuis 1982, débat autour des idées de l'écologie, des alternatives et de la non-violence. Un numéro de la revue vous sera envoyé sur simple demande en écrivant à Silence.
© Paul Ariès, Michel Bernard, Mauro Bonaïuti, Marie-Andrée Brémond, Denis Cheynet, Vincent Cheynet, Bruno Clémentin, Georges Didier, Fabrice
Flipo, Bernard Ginisty, Jacques Grinevald, Willem Hoogendijk, Serge Latouche, Philippe Lempp, Michel Lulek, Serge Mongeau, Helena NorbergHodge, Madeleine Nutchey, Michel Ots, Sylviane Poulenard, Pierre Rabhi, Sabine Rabourdin, François de Ravignan, François Schneider, François Terris.
© Silence, Lyon, 2003 9 rue Dumenge, 69317 Lyon cedex 04 France
© Les Éditions Écosociété, Montréal, 2003 C.P. 32052, comptoir Saint-André Montréal (Québec) H2L 4Y5 Canada ISBN 2-921561-91-3 (Canada) © VslParangon, 2005 ISBN 2-84190-121-1
Préambule J'ai fait un cauchemar Bernard Ginisty *
Il faudrait finalement bien peu de chose pour que s'engage la décroissance .. . Les accidents de la route ayant augmenté de façon significative, le gouvernement mit en place une campagne de presse intensive pour faire cesser ce fléau. À la surprise générale, les Français se laissèrent convaincre et changèrent peu à peu leur comportement. Ils utilisèrent davantage les transports en commun, respectèrent strictement le code de la route et commencèrent à avoir, en tant qu'automobilistes, de l'attention pour leurs concitoyens. Le gouvernement se félicita de la diminution des accidents, qu'il attribua à la pertinence de son programme et à la force de conviction de ses ministres. L'étonnement fut grand lorsqu'il apparut que le mouvement s'amplifiait. S'identifiant de moins en moins à leur voiture, les Français n'en firent plus le support essentiel de leurs loisirs et de leur standing. Les cadres découvrirent qu'ils pouvaient exister sans voiture de prestige, et les petits marquis des cabinets ministériels qu'il y avait une vie après la Safrane. La consommation de voitures baissait. Les proclamations d'autosatisfaction du gouvernement se raréfièrent. Le lobby des constructeurs automobiles se lança dans une campagne de presse pour exalter le risque, la vitesse, le panache en voiture. Rien n y fit et, peu à peu, les accidents de la route devinrent exceptionnels. Le syndicat de la réparation automobile, touché
* Ancien directeur de Témoignage Chrétien. 5
de plein fouet par cette situation, vit fondre de 70 % ses effectifs. Le renouvellement du parc automobile se ralentit, malgré les primes que le gouvernement versait aux acheteurs, et l'on vit croître dangereusement le stock de voitures invendues. On annonça quelques suicides d'experts en «flux tendus ». Les compagnies d 'assurance forent gravement sinistrées par la diminution des contrats et la généralisation des bonus, qui réduisirent considérablement leur flux de trésorerie. Les services des urgences des hôpitaux présentèrent des bilans catastrophiques car ils n'arrivaient plus à amortir leurs investissements très sophistiqués. Faute de clientèle, nombre de centres de rééducation fonctionnelle et professionnelle ferm èrent leurs portes. La situation fut jugée grave par le gouvernement, qui commanda des études à des experts. Ceux-ci chiffrèrent à 300000 la disparition d'emplois dus à ce nouveau comportement des Français'. D'après leurs calculs, le seuil d'accident était tombé trop bas et, si l'on voulait la reprise, il convenait de revenir à un nombre d'accidents plus conforme au « cercle de la raison» économique. Rien n y fit! Les Français étaient devenus désespérément sages et appliquaient ce que, depuis des lustres, on leur présentait comme un comportement responsable et civique. Non seulement l'automobile fut atteinte, mais la consommation d'alcool et de tabac diminua, entroÎnant de graves pertes de ressources fiscales pour l'État et des disparitions d'emplois tant dans le secteur de la production que dans celui de la santé. Le p laisir de savourer le temps, les êtres et les choses remplaçait p eu à peu la frénésie de les consommer. Les dernières tentatives gouvernementales pour débusquer des gisements d'emplois dans les services aux personnes ne donnèrent que des résultats modestes, car de plus en plus de personnes avaient du temps pour s'intéresser à leurs proches et à leurs amis. Grâce à une poussée d'attentats terroristes, on vit un moment la courbe de l'emploi se redresser légèrement du fait de la création systématique de vigiles dans les magasins. Mais les destructions opérées et les emplois générés restaient largement insuffisants pour relancer la machine économique. Le PIB s 'effondrait et l'on commença à entendre tel ou tel expert affirmer: « Aufond, ce qu 'il nous faudrait, c'est une bonne guerre »... En ce lundi matin, je fus réveillé en sursaut par mon radioréveil. 1 Voir
« L'impact socio-économique des accidents de la route», in Handicaps
et il/adaptations, Cahiers du CTNERHI, n059, juillet 1992.
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Le journaliste expliquait que le bilan des accidents de la route du week-end restait dans la norme saisonnière. Les kilomètres de bouchons à l'entrée des grandes villes ne subissaient pas de variation significative. La consommation d'alcool, de tabac, de « vache folle », l 'exposition à l'amiante et à la pollution p ermettaient d'envisager des créations d 'emplois dans le domaine sanitaire. Grâce au stress généralisé des salariés qui avaient peur de perdre leur emploi et à celui des chômeurs qui n 'en trouvaient pas, la France restait championne du monde de la consommation d'antidépresseurs. Et l'on annonçait de prochaines manifèstations de chauffeurs routiers, car le protocole d'accord signé après le dernier mouvement de grève n'avait pas été respecté. Je retrouvais un monde familier. L'économie se portait bien. Je n'avais fait qu'un caud.emar ...
Introduction La décroissance soutenable Vers une économie saine Bruno Clémentin et Vincent Cheynet * La contestation de la croissance économique est un fondement de l'écologie politique. TI n'est pas de croissance infmie possible sur une planète finie. Trop dérangeante, car en rupture radicale avec notre développement actuel, cette critique fut vite abandonnée au profit de concepts plus souples, comme le « développement durable ». Pourtant, rationnellement, il n'existe guère d'autres voies pour les pays riches (20 % de la population planétaire et 80 % de la consommation des ressources naturelles) que de réduire leur production et leur consommation afm de « décroître ». Nul n'a besoin d'être économiste pour comprendre qu'un individu, ou une collectivité, tirant la majeure partie de ses ressources de son capital, et non de ses revenus, est destiné à la faillite. Tel est pourtant bien le cas des sociétés occidentales, puisqu'elles puisent dans les ressources naturelles de la planète, un patrimoine commun, sans tenir compte du temps nécessaire à leur renouvellement. Non content de piller ce capital, notre modèle économique, fondé sur la croissance, induit en plus une augmentation constante de ces prélèvements. Les économistes ultra-libéraux comme les néo-marxistes ont éliminé de leurs raisonnements le paramètre « nature », car trop contrariant. Privé de sa donnée fondamentale, notre modèle économique et social se trouve ainsi déconnecté de la réalité physique et fonctionne dans le virtuel. Les économistes vivent en fait dans le monde religieux du • Animateurs de la revue Casseurs de Pub et de l'association Écolo. www.chez.comlecolo.
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XIX' siècle où la nature était considérée comme inépuisable. Nier la réalité au profit d'une construction intellectuelle est le propre d'une idéologie. Nous pouvons donc considérer que l'économie actuelle est avant tout de nature idéologique, fût-ce par défaut La réalité est plus complexe, car le système économique est en fait largement livré à lui-même, sans contrôle politique.
Uobjectif d'une économie saine Nous nommerons économie saine un modèle économique qui, au minimum, ne toucherait pas au capital naturel. I.:idéal serait de reconstituer le capital naturel déjà détruit Mais le premier objectif d'une humanité vivant sur les revenus de la nature constitue déjà un défi extraordinaire. Nous pouvons même nous demander si cet objectif est encore réalisable et si le point de non-retour n'a pas déjà été franchi. De toute manière, cet objectif est le seul envisageable pour l'humanité, tant d'un point de vue moral que scientifique. Moral, car il est du devoir, de la responsabilité de chaque individu et de l'humanité de préserver son environnement et de le restituer à ses descendants, au minimum, dans l'état où il lui a été confié. Scientifique, car imaginer que l'humanité a les moyens de coloniser d'autres planètes relève du délire. Les distances dans l'espace sont hors de portée de nos technologies. Pour faire des sauts de puce dans l'espace, nous gaspillons inutilement des quantités gigantesques de ressources précieuses. De plus, de façon purement théorique, si nous pouvions introduire sur notre planète une ressource énergétique extra-terrestre rentable, cela aurait pour conséquence une nouvelle dégradation écologique. En effet, les scientifiques estiment que le danger réside plus dans la « surabondance» de ressources que dans le risque de les voir s'épuiser. Le danger principal est l'incapacité de l'écosystème global à absorber tous les polluants que nous générons. I.:arrivée d'une nouvelle ressource énergétique ne ferait ainsi qu'amplifier les changements climatiques. Ne pas puiser dans notre capital naturel semble difficile, ne serait-ce que pour produire des objets de première nécessité comme une casserole ou une aiguille. Mais nous avons déjà prélevé et transformé une quantité de minerais considérable. Cette masse d'objets manufacturés constitue déjà un formidable potentiel de matière à recycler. I.:objectif de l'économie saine peut nous sembler utopique. En fait, nous avons au maximum 50 ans pour y parvenir si nous vouIons sauvegarder l'écosystème. L;l biosphère ne négocie pas de délais supplémentaires. Au rythme de consommation actuel, il y
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aurait 41 années de réserves de pétrole', 70 années de gaz' et 55 années d'uraniwn '. Même si ces chiffres peuvent être contestés, nous nous dirigeons à brève échéance, si nous ne changeons pas radicalement de cap, vers le tarissement de la plus grande partie des ressources planétaires. Nous consommons désormais plus de ces ressources que nous n'en découvrons de nouvelles. De plus, il est prévu, d'ici 20 ans, un doublement du parc automobile mondial et de la consommation énergétique mondiale. Enfm, l'on constate que plus les ressources se font rares et plus celles-ci sont difficilement extractibles. Néanmoins, il semble que le plus grand danger auquel nous ayons à faire face aujourd'hui soit celui des dommages que nous faisons subir au climat plutôt que celui de l'épuisement des ressources naturelles.
Le théoricien de la décroissance I:économiste Nicholas Georgescu-Roegen est le père de la décroissance'. Cet expert distingue la « haute entropie », énergie non disponible pour l'hwnanité, de la « basse entropie », énergie disponible. Il démontre simplement que chaque fois que nous entamons notre capital naturel, nous hypothéquons les chances de survie de nos descendants. « Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de vies à venir ». Il met en évidence les impasses de la « croissance zéro » ou de « l'état stable » prônés par certains écologistes. En effet, même si nous stabilisions notre économie, nous continuerions à puiser dans notre capital. La décroissance durable Toute la question consiste à passer d'un modèle économique et social fondé sur l'expansion permanente à une civilisation « sobre » dont le modèle économique intègre la finitude de la planète. Pour passer de notre civilisation à 1'« économie saine », les pays riches devraient s'engager dans une réduction drastique de leur production et de leur consommation. En termes économiques, cela signifie entrer dans la décroissance. Le problème est que nos civilisations modernes, pour ne pas générer de conflits sociaux, ont besoin de cette croissance perpétuelle. Le fondateur de la revue The Ec%gist, 1 Statislical
Review ofWorld Energy.
Gaz de France. 3 Commission des communautés européennes - 2000. 4 Nicholas Georgescu-Rocgen. La Décroissance, Sang de la Terre, Pari s, 1995. 2
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Edward Goldsmith, avance qu' « avec un minimum de volonté polie tique 1 », en réduisant de 4 % par an et pendant 30 ans la production et la consommation, nous aurions une chance d'échapper à la crise climatique. Facile à dire sur le papier! La réalité sociologique est tout autre. Même les nantis des pays riches aspirent à consommer toujours plus. Et ce n'est pas « un minimum de volonté politique» qui serait nécessaire si un groupe désirait imposer cette politique d'en haut, mais bien un pouvoir totalitaire. Celui-ci aurait toutes les peines du monde à contrer cette soif sans fin de consommation, attisée par des années de conditionnement à l'idéologie publicitaire. A moins d'entrer dans une économie de guerre, l'appel à la responsabilité des individus est primordial. Les mécanismes économiques mis en place par le politique auront un rôle fondamental à jouer, mais demeureront secondaires. Le tournant devra donc s'opérer « par le bas », pour rester dans la sphère démocratique. Edward Goldsmith affirme aussi que seule une crise économique mondiale pourrait retarder la crise écologique globale si rien n'est entrepris. r;histoire nous démontre que les crises ont rarement des vertus pédagogiques et qu'elles engendrent le plus souvent des conflits meurtriers. r;être humain en situation périlleuse privilégie ses instincts de survie, au détriment de la société. La crise de 1929 a amené au pouvoir Hitler, les nazis, les fascistes, les franquistes en Europe et les ultra-nationalistes au Japon. Les crises appellent des pouvoirs forts avec toutes les dérives que ceux-ci engendrent. r;objectif consiste, au contraire, à éviter la régulation par le chaos. C'est pourquoi cette décroissance devra être « durable », c'est-à-dire qu'elle ne devra pas générer de crise sociale remettant en cause la démocratie et l'humanisme. Rien ne servirait de vouloir préserver l'écosystème global si le prix à payer pour l'humanité est un effondrement humain. Mais plus nous attendrons pour nous engager dans la « décroissance durable », plus le choc de l'extinction des ressources sera rude, et plus le risque d'engendrer un régime écototalitaire ou de s'enfoncer dans la barbarie sera élevé. Un exemple de décroissance chaotique est la Russie. Ce pays a réduit de 35 % ses émissions de gaz à effet de serre depuis la chute du mur de Berlin ' . La Russie s'est désindustrialisée. Elle est passée d'une économie de superpuissance à une économie pour une large part de survivance. En termes purement écologiques, c'est un 1
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L'l eologiste - n' 2 - Hiver 2000 - Éditorial d'Edward Goldsmith. Selon le ministère allemand de l'Environnement.
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exploit. En termes sociaux, c'est loin d'être le cas. Les pays riches devront tenter de diminuer leur production et leur consommation sans faire imploser leur système social. Bien au contraire, ils devront le renforcer d'autant dans celte transition difficile pour tendre à plus d'équité. Une chose semble sûre: pour atteindre une « économie saine », la décroissance des pays riches devra être durable.
Un exemple: l'énergie Plus des trois quarts des ressources énergétiques que nous utilisons aujourd'hui sont d'origine fossile. Ce sont le gaz, le pétrole, l'uranium, le charbon. Ce sont des ressources non-renouvelables, ou plus exactement des ressources au taux de renouvellement extrêmement faible, sans rapport avec notre utilisation actuelle. r;« économie saine » nous impose de cesser ce pillage. Nous devons réserver ces ressources précieuses pour des utilisations vitales. De plus, la combustion de ces ressources fossiles désagrège l'atmosphère (effet de serre et autres pollutions) et entame par cet autre biais notre capital naturel. Quant au nucléaire, outre le danger que font peser ses installations, il produit des déchets à durée de vie infinie à l'échelle humaine ' . Le principe de responsabilité veut que nous nous refusions à développer une technique non maîtrisée. Nous n'avons pas à léguer à nos descendants une planète empoisonnée jusqu'à la fin des temps. En revanche, nous aurons accès aux énergies « de revenu » : solaire, éolienne et, à un moindre degré, biomasse (bois) et hydraulique, le bois et l'eau ne devant pas uniquement servir à la seule production d ' énergie. Cet objectif ne peut être alteint que par une réduction draconienne de notre consommation énergétique. Dans une « économie saine », l'énergie fossile disparaîtrait. Elle serait réservée à des usages de survie, dans le domaine médical par exemple. Le transport aérien, les vé hicules à moteur à explosion seraient condamnés à disparaître. Ils seraient remp lacés par la marine à voile, le vélo, le train, la traction animale (là où la production d'aliments pour les animaux est possible). Bien entendu, toute notre civilisation serait bouleversée par ce changement de rapport à l'énergie. Il signifierait la fin des grandes surfaces au profit des commerces de proximité et des marchés, la fin des produits manufacturés peu chers importés 1
Le plutonium 239 perd la moitié de sa radioactivité en 24400 ans.
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au profit d'objets produits localement, la fin des emballages jetables au profit des contenants réutilisables, la fin de l'agriculture intensive au profit de l' agriculture paysanne. Le réfrigérateur serait remplacé par une pièce froide ou une cave, le voyage aux Antilles par une randonnée à vélo dans les Cévennes, l'aspirateur par le balai et la serpillière, l'alimentation carnée par une nourriture quasiment végétarienne, etc. . La perte de l'énergie fossile entraînerait un accroissement important de la masse de travail pour les pays occidentaux, du moins pendant la période de réorganisation de notre société, et ceci, même en tenant compte d'une diminution considérable de la consommation. Non seulement nous ne disposerions plus de l'énergie fossile, mais la main d'œuvre bon marché des pays du tiers-monde ne nous serait plus accessible. Nous devrions alors avoir recours à notre énergie musculaire.
Un modèle économique alternatif
A l'échelle de l'État, une « économie saine» gérée démocratiquement ne peut être que le fruit d'une recherche d'équilibre constante entre les choix collectifs et individuels. Elle nécessite un contrôle démocratique de l'économie par le politique et par les choix de consommation des individus. Une économie de marché contrôlée tant par le politique que par le consommateur, l'un ne pouvant se passer de l'autre. Ce modèle exige une responsabilisation accrue du politique comme du consommateur. Succinctement, nous pouvons imaginer un modèle économique s'articulant autour de trois axes: • Le premier serait une économie de marché contrôlée, pour éviter tout phénomène de concentration. Ce serait, par exemple, la fin du système de franchise. Tout artisan ou commerçant serait propriétaire de son outil de travail et ne pourrait pas prétendre à plus. Il serait nécessairement le seul décideur de san activité, en relation avec sa clientèle. Cette économie de petites entités, outre son caractère humaniste, aurait l' immense mérite de ne pas générer de publicité, ce qui est une condition sine qua non pour la mise en place de la décroissance durable. La fin de l'idéologie de consommation passe par sa mise en place technique. • Le deuxième axe, la production d'équipements nécessitant un investissement, serait financé par des capitaux mixtes privés et publics, contrôlés par le politique. • Le troisième axe concerne les serVices publics essentiels, qui 14
auraient comme caractéristique d'être non-privatisables (accès à l'eau, à l'énergie disponible, à l'éducation et la culture, aux transports en commun, à la santé, à la sécurité des personnes). La mise en place d'un tel modèle entrainerait l'expansion d'un réel commerce équitable, c'est-à-dire des conditions de rémunération et de protection sociale identiques dans les pays consommateurs et dans les pays producteurs. Cette règle simple condnirait à la fin de l'esclavage et du néo-colonialisme.
Un défi pour les « riches» À l'énoncé des mesures à prendre pour entrer dans la décroissance durable, la majorité de nos concitoyens restera incrédule. La réalité est trop crue pour être admise d'emblée par la majeure partie de l'opinion publique. Elle suscite dans la plupart des cas une réaction d'animosité. Difficile de se remettre en cause lorsque l'on a été élevé au biberon médiatico-publicitaire de la société de consommation. Un cocktail ressemblant étrangement à la Soma, drogue euphorisante au pouvoir psychobiologique, décrite par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes! Le monde intellectuel, trop occupé à résoudre des querelles byzantines et encore ébloui par la science, aura aussi du mal à admettre qu'il soit passé à côté d'un enjeu de civilisation aussi important. Il est difficile pour les Occidentaux d'envisager un autre mode de vie. Nous ne devons pas oublier que le problème ne se pose pas en ces termes pour l'immense majorité des habitants du globe. Quatre-vingts pour cent des humains vivent sans automobile, sans réfrigérateur ni téléphone. Quatre-vingt-quatorze pour cent des humains n'ont jamais pris l'avion. Nous devons donc abandonner notre mentalité d'habitants de pays riches pour nous mettre au diapason de la planète et envisager l'humanité comme une et indivisible. Faute de quoi, nous en serions réduits à raisonner comme Marie-Antoinette à la veille de la Révolution française, incapable d'imaginer qu'elle pouvait se déplacer sans chaise à porteur et proposant de la brioche à ceux qui n'ont pas de pain. Au régime Environ un tiers de la population américaine est obèse. Les Américains se sont mis li la recherche du gène de l'obésité pour résoudre ce problème de manière scientifique. La bonne solution serait bien sûr d'adopter un meilleur régime. Ce comportement est tout à fait symptomatique de notre civilisation. Plutôt que de remettre en 15
cause notre mode de vie, nous nous lançons dans une fuite en avant, à la recherche de solutions techniques afin de répondre à un problème culturel. De plus, cette folle fuite en avant ne fait qu'accélérer le mouvement destructif. En fait, même si la décroissance nous semble impossible, la barrière se situe plus dans nos têtes que dans les réelles difficultés à la mettre en place. Il faut mettre un terme au conditionnement idéologique fondé sur la croyance en la science, le
nouveau, le progrès, la consommation, la croissance pour amorcer cette évolution. La priorité est donc de s'engager à l'échelle individuelle dans la simplicité volontaire. C'est en nous changeant nous-mêmes que nous transformerons le monde.
Définition d'un concept Si nous revenons à la définition du concept de « développement durable », c'est-à-dire « ce qui permet de répondre aux besoins des générations actuelles, sans pour autant compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins », alors, le terme approprié pour les pays riches est bien la « décroissance durable ».
Jere Partie Décroissance et convivialité Serge Latouche Mauro Bonaïuti François Schneider Jacques Grinevald Helena Norberg-Hodge WiIIem Hoogendijk
À bas le développement durable! Vive la décroissance conviviale! Serge Latouche * n n'y a pas le moindre doute que le développement durable est l'un des concepts les plus nuisibles. Nicholas Georgescu-Roegen (Correspondance avec J. Berry, 1991)'
On appelle oxymore - ou antinomie - une figure de rhétorique consistant à juxtaposer deux mots contradictoires, comme « l' obscure clarté qui tombe des étoiles », chère à Victor Hugo. Ce procédé inventé par les poètes pour exprimer l'inexprimable est de plus en plus utilisé par les technocrates pour faire croire à l'impossible. Ainsi, une guerre propre, une mondialisation à visage humain, une économie solidaire ou saine, etc. Le développement durable est une telle antinomie. En 1989, déjà, John Pezzey de la Banque mondiale recensait 37 acceptions différentes du concept de sustainable developmellt' . Le seul Rapport Brundtland (World Commission 1987) en contiendrait six différentes. François Hatem qui, à la même époque en répertoriait 60, propose de classer les théories principales actuelle· ment disponibles sur le développement durable en deux catégories, • Professeur émérite d'économie à l'université Paris-Sud, co-prés ident de La ligne d'horizon, membre du Réseau pour l'Après-Développement. 1 Cité par Mauro Bonaïuti. La teoria bioeconomica. lA <(1wova ecollomia» di Nicholas Georgescu Roegen, Carocci, Rome 200 l, p. 53. 2 1. Pezzey, Economie analysis of slistainahle growlh and sustaÎllab/e development, World Bank, Environment Department, Working Paper nO 15, 1989.
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écocelllrées et alllhropocentrées, suivant qu'elles se donnent pour objectif essentiel la protection de la vie en général (et donc de tous les êtres vivants, tout au moins de ceux qui ne sont pas encore condamnés) ou le bien-être de l'homme '.
Développement durable ou comment faire durer le développement Il y a donc une divergence apparente sur la signification du soutenable/durable. Pour les uns, le développement soutenable/durable est un développement respectueux de l'environnement. I.:accent est alors mis sur la préservation des écosystèmes. Le développement signifie, dans ce cas, bien-être et qualité de vie satisfaisants, et l'on ne s'interroge pas trop sur la compatibilité des deux objectifs, développement et environnement. Cette attitude est assez bien représentée chez les militants associatifs et chez les intellectuels humanistes. La prise en compte des grands équilibres écologiques doit aller jusqu'à la remise en cause de certains aspects de notre modèle économique de croissance, voire même de notre mode de vie. Cela peut entraîner la nécessité d'inventer un autre paradigme de développement (encore un! mais lequel ? On n'en sait rien). Pour les autres, l'important est que le développement tel qu' il est puisse durer indéfiniment. Cette position est celle des industriels, de la plupart des politiques et de la quasi-totalité des économistes. À Maurice Strong déclarant le 4 avril 1992 : « Notre modèle de développement, qui conduit à la destruction des ressources naturelles, n'est pas viable. Nous devons en changer », font écho les propos de George Bush (senior) : «Notre niveau de vie n'est pas négociable'. »Dans la même veine, à Kyoto, Clinton déclarait sans prendre de gants: « Je ne signerai rien qui puisse nuire à notre économie ' .» Comme l'on sait, Bush junior a fait mieux . . . Le développement soutenable est comme l'enfer, il est pavé de bonnes intentions. Les exemples de compatibilité entre développement et environnement qui lui dounent créance ne manquent pas. Évidemment, la prise en compte de l'environnement n'est pas nécessairement contraire aux intérêts individuels et collectifs des 1 Christian Coméliau, « Développement du développement durable, ou blocages conceptuels? ) Tiers~Mollde, N° 137, Janvier-mars 1994, pp. 62-63. 2 Cité par Jean Marie Harribey, L'économie économe, Charmattan, Paris 1997. 3 Carla Ravaioli, Leltera aperta agli economisti. Crescita e crisi ecologica, Manifesta !ibri, 200 l, p. 20.
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agents économiques. Un directeur de SheU, Jean-Marie Van Engelshoven, peut déclarer: « Le monde industriel devra savoir répondre aux attentes actuelles s' il veut, de façon responsable, continuer à créer dans le futur de la richesse ». Jean-Marie Desmarets, le PD.G. de Total ne disait pas autre chose avant le naufrage de l'Erika et l'explosion de l'usine d'engrais chimiques de Toulouse ' ... Avec un certain sens de l' humour, les dirigeants de BP ont décidé que leur sigle ne devait plus se lire « British Petroleum », mais « Beyond Petroleum» (Au-delà du - ou après le - pétrole) ' .. . La concordance des intérêts bien compris peut, en effet, se réaliser en théorie et en pratique. Il se trouve des industriels convaincus de la compatibilité des intérêts de la nature et de l' économie. Le Business Counci/ fo r Sustainoble Development, composé de 50 chefs de grandes entreprises, regroupés autour de Stephan Schmidheiny, conseiller de Maurice Strong, a publié un manifeste présenté à Rio de Janeiro juste avant l'ouverture de la conférence de 1992 : Changer de cap, réconcilier le développement de l 'entreprise et la protection de l'environnement. « En tant que dirigeants d 'entreprise, proclame le manifeste, nous adhérons au concept de développement durable, celui qui permettra de répondre aux besoins de l ' humanité sans compromettre les chances des générations futures '. » Tel est bien, en effet, le pari du développement durable. Un industriel américain exprime la chose de façon beaucoup plus simple: « Nous voulons que survivent à la fois la couche d 'ozone et l' industrie américaine ».
Le développement toxique Il vaut la peine d'y regarder de plus près en revenant aux concepts pour voir si le défi peut encore être relevé. La définition du développement durable telle qu'elle figure dans le Rapport Brundtland ne prend en compte que la durabilité. Il s'agit, en effet, d'un « processus de changement par lequel l'exploitation des ressources, l' orientation des investissements, les changements techniques et institutionnels se trouvent en harmonie et renforcent le potentiel 1 Green magazine, mai 199 J. Cet exemple comme les précédents est tiré de Hervé Kempf, L'Économie à l'épreuve de l 'écologie. Hatier, Paris 199 1,
pp. 24-25. 2
Carla Ravaioli, op. cit., p. 30.
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Changer de cap, Dunod, Paris, 1992, p. Il.
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actuel et futur des besoins des hommes ». Il ne faut pas se leurrer pour autant. Ce n'est pas l'environnement qu'il s'agit de préserver pour les décideurs - certains entrepreneurs écologistes parlent même de « capital soutenable », le comble de l'oxymore! - mais avant tout le développement '. Là réside le piège. Le problème avec le développement soutenable n'est pas tant avec le mot soutenable qui est plutôt une belle expression qu'avec le concept de développement qui est carrément un « mot toxique ». En effet, le soutenable signifie que l'activité humaine ne doit pas créer un niveau de pollution supérieur à la capacité de régénération de l'environnement. Cela n'est que l'application du principe de responsabilité du philosophe Hans Jonas: « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la terre ». Toutefois, la signification historique et pratique du développement, liée au programme de la modernité, est fondamentalement contraire à la durabilité ainsi conçue. On peut définir le développement comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s'agit d'exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources naturelles et humaines. La « main invisible» et l'équilibre des intérêts nous garantissent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Pourquoi se faire du souci? La plupart des économistes, qu'ils soient libéraux ou marxistes, sont en faveur d'une conception qui permette au développement économique de perdurer. Ainsi l'économiste marxiste Gérard d'Estanne de Bernis déclare: « On ne fera pas ici de sémantique, on ne se demandera pas non plus si l'adjectif "durable" (soutenable) apporte quoi que ce soit aux définitions classiques du développement, tenons compte de l'air du temps et parlons comme tout le monde. [... ] Bien entendu, durable ne renvoie pas à long, mais à irréversible. En ce sens, quel que soit l'intérêt des expériences passées en revue, le fait est que le processus de développement de pays comme l'Algérie, le Brésil, la Corée du Sud, l'Inde ou le Mexique ne s'est pas avéré "durable" (soutenable) : les contradictions non maîtrisées ont balayé les résultats des efforts accomplis, et conduit à la régression'. » Effectivement, le développement étant défini par Rostow comme « self-sustaining growth » (croissance auto-soutenable), l'adjonction de l'adjectif Carla Ravaioli , op. cU., p. 32. de Bernis, « Développement durable et accumulation ». Tiers-Monde, n' 137, p. 96. 1
2 Gérard
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durable ou soutenable au mot développement est inutile et constitue un pléonasme. C'est encore plus flagrant avec la définition de Mesarovic et Pestel'. Pour eux, c'est la croissance homogène, mécanique et quantitative qui est insoutenable, mais une croissance « organique » définie par l'interaction des éléments sur la totalité est un objectif supportable. Or, historiquement, cette définition biologique est précisément celle du développement! Les subtilités d'Herman Daly, tentant de définir un développement avec une croissance nulle ne sont tenables ni en théorie ni en pratique'. Comme le note Nicholas Georgescu-Roegen : « Le développement durable ne peut en aucun cas être séparé de la croissance économique. [ ... ] En vérité, qui a jamais pu penser que le développement n'implique pas nécessairement quelque croissance ' ?» Finalement, on peut dire qu'en accolant l'adjectif durable au concept de développement, il est clair qu'il ne s'agit pas vraiment de remettre en question le développement réellement existant, celni qui domine la planète depuis deux siècles, tout au plus songe-t-on à lui adjoindre une composante écologique. Il est plus que douteux que cela suffise à résoudre les problèmes.
La croissance zéro ne suffit pas En fait, les caractères durable ou soutenable renvoient non au développement « réellement existant» mais à la reproduction. La reproduction durable a régné sur la planète en gros jusqu'au XVrIl' siècle; il est encore possible de trouver chez les vieillards du tiers-monde des « experts» en reproduction durable. Les artisans et les paysans qui ont conservé une large part de l'héritage des manières ancestrales de faire et de penser vivent le plus souvent en harmonie avec leur environnement; ce ne sont pas des prédateurs de la nature'. Au xVIi' siècle encore, en édictant ses édits sur les forêts, en réglementant les coupes pour assurer la reconstitution des 1
l
Mesarovic et Pestel, Strategie per soprawivere, Mondadori, Milan 1974. Une augmentation du revenu (au sens hicksien) sans atteinte au capital natu-
rel pennettrait d'affirmer qu'une croissance soutenable est une contradiction dans les termes, pas un développement durable. Voir Gianfranco Balogna et aUi, « ltalia capace di futuro Il WWF-EMI, Bologne 2001, pp. 32 et ss. l NGR 1989 p. 14, cité par Mauro Bonaïuti, op. cil. p. 54.
" En dépit de la coquetterie que l'on se donne de contester la sagesse des « bons sauvages », celle-ci se fonde tout simplement sur J'expérience. Les « bons sauvages » qui o'ont pas respecté leur écosystème ont disparu au cours des siècles . ..
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bois, en plantant des chênes que nous admirons toujours pour fournir des mâts de vaisseaux 300 ans plus tard, Colbert se montre un expert en « sustainability ». Ce faisant, ces mesures vont à l'encontre de la logique marchande. Voilà, dira-t-on, du développement durable ; mais alors, il faut le dire de tous ces paysans qui plantaient de nouveaux oliviers et de nouveaux figuiers dont ils ne verraient jamais les fruits, mais en pensant aux générations suivantes, et cela, sans y être tenus par aucun règlement, tout simplement parce que leurs parents, leurs grands-parents et tous ceux qui les avaient précédés avaient fait de même 1. Désormais, même la reproduction durable n'est plus possible. Il faut toute la foi des économistes orthodoxes pour penser que la science de l'avenir résoudra tous les problèmes et que la substituabilité illimitée de la nature par l'artifice est possible. Peut-on vraiment, comme se le demande Mauro Bonaïuti, obtenir le même nombre de pizzas en diminuant toujours la quantité de farine et en augmentant le nombre de fours ou de cuisiniers ? Et même si on peut espérer capter de nouvelles énergies, serait-il raisonnable de construire des « gratte-ciel sans escaliers ni ascenseurs sur la base de la seule espérance qu'un jour nous triompherons de la loi de la gravité ?» ' . Contrairement à l'écologisme réformiste d'un Herman Daly ou d'un René Passet, l'état stationnaire lui-même et la croissance zéro ne sont ni possibles, (ni souhaitables ... ). « Nous pouvons recycler les monnaies métalliques usées, mais non les molécules de cuivre dissipées par l'usage '. » Ce phénomène, que Nicholas Georgescu-Roegen a baptisé la « quatrième loi de la thermodynamique », est peut-être discutable en théorie pure, mais pas du point de vue de l'économie concrète. De l'impossibilité qui s'ensuit d'une croissance illimitée ne résulte pas, selon lui, un programme de croissance nulle, mais celui d'une décroissance nécessaire. « Nous ne pouvons, écrit-il, produire des réfrigérateurs, des 1 Cette observation de Castoriadis rejoint la sagesse millénaire évoquée déjà par Cicéron dans le De Seneclule. Le modèle du « développement durable» mettant en œuvre le principe de responsabilité est donné par un vers cité par Caton : « Il va planter un arbre au profit d'un autre âge )), Ille commente ainsi : {( De fait, J'agriculteur, si vieux soit-il, à qui l'on demande pour qui il plante, n'hésite pas à répondre : « Pour les dieux immortels, qui veulent que, sans me contenter de recevoir ces biens de mes ancêtres, je les transmette aussi à mes descendants. )) Cicéron, Caton l'ancien (de la vieillesse), VIl-24, Les Belles Lettres, Pari s, 1996, p. 96. 2 Mauro Bonaïuti, La « nuova economia ) di Nicho/as Georgescu-Roegen. ed. e arocci, Rome, 2001, pp. 109 et 14l. 3 Ibid., p. 140.
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automobiles ou des avions à réaction « meilleurs et plus grands» sans produire aussi des déchets « meilleurs et plus grands» '. Bref, le processus économique est de nature entropique. « Le monde est fmi, note Marie-Dominique Perrot, et le traiter, à travers la sacralisation de la croissance, comme indéfmiment exploitable, c'est le condanmer à disparaître; on ne peut en effet à la fois invoquer la croissance illimitée et accélérée pour tous et demander à ce que l'on se soucie des générations futures. I:appel à la croissance et la lutte contre la pauvreté sont littéralement parlant des formules magiques tout autant qu'elles sont des mots d'ordre et des mots de passe (partout). C'est l'idée magique du gâteau dont il suffit d'augmenter la taille pour nourrir tout le monde, et qui rend "innommable" la question de la possible réduction des parts de certains'. » Notre surcroissatlce économique dépasse déjà largement la capacité de charge de la Terre. Si tous les citoyens du monde consommaient comme les Américains moyens les limites physiques de la planète seraient largement dépassées 3 . Si l'on prend comme indice du « poids » environnemental de notre mode de vie « l'empreinte » écologique de celui-ci en superficie terrestre nécessaire, on obtient des résultats insoutenables tant du point de vue de l'équité dans les droits de tirage Sur la nature que du point de vue de la capacité de régénération de la biosphère. En prenant en compte les besoins de matériaux et d'énergie, ceux nécessaires pour absorber déchets et rejets de la production et de la consommation et en y ajoutant l'impact de l'habitat et des infrastructures nécessaires, les chercheurs travaillant pour le World Wide Fund (JIWF) ont calculé que l'espace bioproductifpar tête de l'humanité était de 1,8 hectare. Un citoyen des États-Unis consomme en moyenne 9,6 hectares, un Canadien 7,2, un Européen moyen 4,5. On est donc très loin de l'égalité planétaire et plus encore d'un mode de civilisation durable qui nécessiterait de se limiter à 1,4 hectare, en admettant que la population actuelle reste stable ' .
, Op. cil., p. 63. Marie-Dominique Perret, Mondialiser le nOll-sens, VÂge d'homme, Lausanne, 200 1, p. 23. l On trouvera une bibliographie exhaustive des rapports et livres parus sur Je sujet depuis le fameux rapport du Club de Rome dans Andrea Masullo, « Il pianeta di tuui. V/vere nei limiri perchè la terra abbia lin futuro », EMl, Bologne, 1998. 4 Sous la direction de Gianfranco Balogna, Ira lia capace difllluro, WWF-EMl, Bologne, 200 l, pp. 86-88. 2
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Sortir de l'économicisme On peut discuter ces chiffres, mais ils sont malheureusement confirmés par un nombre considérable d'indices (qui ont d'ailleurs servi à les établir). Pour survivre ou durer, il est donc urgent d'organiser la décroissance. Quand on est à Rome et que l'on doit se rendre par le train à Turin, si on s'est embarqué par erreur dans la direction de Naples, il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner ou même de stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans la direction opposée. Pour sauver la planète et assurer un futur acceptable à nos enfants, il ne faut pas seulement modérer les tendances actuelles, il faut carrément sortir du développement et de l'économicisme comme il faut sortir de l'agriculture productiviste qui en est partie intégrante pour en finir avec les vaches folles et les aberrations transgéniques. La décroissance devrait être organisée non seulement pour préserver l'environnement mais aussi pour restaurer le minimum de justice sociale sans lequel la planète est condamnée à l'explosion. Survie sociale et survie biologique paraissent ainsi étroitement liées. Les limites du « capital» nature ne posent pas seulement un problème d'équité intergénérationnelle dans le partage des parts disponibles, mais un problème d' équité entre les membres actuellement vivants de l'humanité. La décroissance ne signifie pas nécessairement un immobilisme conservateur. 1: évolution et la croissance lente des sociétés anciennes s'intégraient dans une reproduction élargie bien tempérée, toujours adaptée aux contraintes naturelles. « C'est parce que la société vernaculaire a adapté son mode de vie à son environnement, conclut Edward Goldsmith, qu'elle est durable, et parce que la société industrielle s'est au contraire efforcée d'adapter son environnement à son mode de vie qu'elle ne peut espérer survivre', » Aménager la décroissance signifie, en d'autres termes, renoncer à l'imaginaire économique, c'est-à-dire à la croyance que plus égale mieux. Le bien et le bonheur peuvent s'accomplir à moindres frais. La plupart des sagesses considèrent que le bonheur se réalise dans la satisfaction d'un nombre judicieusement limité de besoins. Redécouvrir la vraie richesse dans l'épanouissement de relations sociales conviviales dans un monde sain peut se réaliser avec sérénité dans la frugalité, la sobriété voire une certaine austérité dans la consommation matérielle. « Une personne heureuse, note Hervé 1
Edward Goldsmith, Le Défi du XXJ' siècle, Le Rocher, Paris, 1994, p. 330.
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Martin, ne consomme. pas d'antidépresseurs, ne consulte pas de psychiatres, ne tente pas de se suicider, ne casse pas les vitrines des magasins, n'achète pas à longueur de journées des objets aussi coûteux qu'inutiles, bref, ne participe que très faiblement à l'activité économique de la société '. » Une décroissance voulue et bien pensée n'impose aucune limitation dans la dépense des sentiments et la production d'une vie festive, voire dionysiaque. On peut conclure avec Kate Soper : « Ceux qui plaident pour une consommation moins matérialiste sont souvent présentés comme des ascètes puritains qui cherchent à donner une orientation plus spirituelle aux besoins et aux plaisirs. Mais cette vision est à différents égards trompeuse. On pourrait dire que la consommation moderne ne s'intéresse pas suffisamment aux plaisirs de la chair, n'est pas assez concernée par l'expérience sensorielle, est trop obsédée par toute une série de produits qui filtrent les gratifications sensorielles et érotiques et nous en éloignent. Une bonne partie des biens qui sont considérés comme essentiels pour un niveau de vie élevé sont plus anesthésiants que favorables à l'expérience sensuelle, plus avares que généreux en matière de convivialité, de relations de bon voisinage, de vie non stressée, de silence, d'odeur et de beauté .. . Une consommation écologique n'impliquerait ni une réduction du niveau de vie, ni une conversion de masse vers l'extra-mondanité, mais bien plutôt une conception différente du niveau de vie lui-même ' . »
1 Hervé René Martin, La Mondialisation racontée à ceux qui la subissent, Climats, Paris, 1999. p. 15. 2
Kate Soper, « Écologie, nature et responsabilité », Revue du MAUSS,
premier semestre 200 l, p. 85
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À la conquête des biens relationnels Mauro Bonaïuti *
Georgescu-Roegen, le père de la bioéconomie, a été le premier à présenter la décroissance comme une conséquence inévitable aux limites imposées par les lois de la nature J. Si l'on veut saisir pour quelles raisons l'approche traditionnelle de la croissance économique, théorisée par les économistes néo-classiques et diffusée par les défenseurs de la globalisation et de la pensée unique n'est pas soutenable, il faut partir de la critique de Georgescu-Roegen. Cette dernière s'articule en deux points, j'y ajouterai ma conclusion en proposant un parcours vers une économie soutenable 2. La théorie traditionnelle de la croissance est basée sur une fonction agrégée de production néo-classique qui affirme que la production (Q) est directement fonction de trois données: la quantité de travail (L), le stock de capital (K) et les ressources naturelles disponibles (R). Selon Solow/Stiglitz, Q
= K' Rb L'avec a + b + C = 1
Cela veut dire que la production augmente parallèlement à la croissance de chacune des trois données. Cette théorie admet surtout que l'on peut augmenter indéfiniment la production (Q) en • Économiste. Université de Modène, membre du Réseau pour l'Après-Développement.
[email protected] 1
Nicholas Georgescu-Roesgen, Demain la décroissance, Sang de la terre,
Paris, 1995. 2 Mauro Bonaïuti, La teoria bioeconomica, La GeorgescfI-Roegen,Carocci, Roma, 2001 .
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economia di Nicho las
réduisant à volonté les ressources naturelles (R), à condition qu'augmente suffisamment le stock de capital (K). En d'autres termes, la théorie néo-classique prône une parfaite substitutivité entre les ressources naturelles et le capital fabriqué par l'homme. Cette affirmation est à la base de la définition néo-classique du développement soutenable. Cela signifie, comme l'a prétendu Solow, qu'il « n ya en principe aucun problème, le monde peut, en effet, aller de l'avant sans ressources naturelles J ». On peut démontrer toutefois que cette affirmation n'est pas conforme à la loi de la tbermodynamique. Si, et les néo-classiques l'affirment, la fonction de production n'est qu'une recette, Solow et Stiglitz assurent que l'on pourra, avec une quantité moindre de farine faire une pizza plus grande en la cuisant dans un four plus grand (ou avec deux cuisiniers au lieu d'un seul). Cette formule, de toute évidence, ne respecte pas l'équilibre des matériaux (or il s'agit de la loi première de la tbermodynamique). Depuis toujours les économistes orthodoxes ont défendu la croissance contre les attaques des écologistes, avec une multitude d'arguments dont le noyau théorique se base sur le concept de progrès technologique. Vidée fondamentale est que le progrès technologique arrivera, comme il l'a fait dans le passé, à dépasser les limites, permettant de la sorte de produire une quantité plus importante de biens, en utilisant une quantité moins importante de matière et d'énergie. Ce phénomène, appelé dématérialisation du capital, a suscité un vif intérêt chez les économistes qui en ont vanté les potentialités, pour la nouvelle économie en particulier. Selon ces auteurs, du capitalisme fordien avec ses usines enfumées à la civilisation on lille d'aujourd'hui, nous serions passés définitivement à une économie légère, à un processus productif propre, caractérisé par une très basse consommation de ressources naturelles et par une pollution extrêmement réduite. 11 est indéniable qu' il s'agit là d'un phénomène significatif. Toutefois la théorie bioéconomique apporte de fortes objections sur ce point. 11 est certain que le secteur des technologies informatiques, et plus généralement les secteurs impliqués dans la nouvelle économie, sont en mesure de produire du revenu en utilisant moins de ressources naturelles. Malgré cela, nous nous demandons jusqu'à 1
Solow KM., « Intergenerational Equity and Exaustible Resouces ». Review
of Economie Stlldies, 1974.
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quel point les nouvelles technologies sont des substituts. Ne représentent-elles pas plutôt des compléments aux technologies traditionnelles? En d'autres termes, un plus grand nombre de fabricants de logiciels ou de consultants fmanciers impliquera-t-il forcément une diminution de la production de voitures ou d'énergie électrique? Alors que la consommation de nombreuses ressources par unité produite a effectivement diminué dans les pays les plus avancés, la consommation absolue de nombreuses ressources-clé continue à augmenter. En effet,« une unité est produite aujourd'hui avec moins d'énergie qu'il n'en fallait dans les années soixantedix. La consommation d'énergie (mesurée comme énergie par unité) a diminué de 25 % (moyenne de l'OCDE) dans les pays de l'OCDE de 1970 à 1988. Mais cette diminution de la consommation d'énergie n 'a pas mené à une réduction de l'utilisation totale d'énergie. L'utilisation totale d'énergie a augmenté de 30 % pendant la même période! ». Même si l'augmentation de la consommation absolue est due en partie à la croissance de la population, le modèle fondslflux de Georgescu-Roegen nous suggère une interprétation intéressante de ce phénomène. Les nouvelles technologies demandent, comme toute forme de capital (fonds), un flux de ressources pour être maintenues « dans des conditions d'efficience ». (par exemple, il faut une certaine quantité de travail et de matières premières pour maintenir notre imprimante de bureau en état de marche.) On peut cependant se demander ce que la production de capital à contenu technologique élevé (qui est aussi et surtout un capital humain) demande en termes de ressources pour son propre maintien. Il est fort probable qu'un ingénieur occidental produisant des ordinateurs utilise directement moins de ressources naturelles (capital naturel) que n'en utilise un travailleur indien employé dans une fabrique de colorants. Toutefois, combien de capital naturel demande la production sociale d'un ingénieur et des technologies informatiques en général? Peut-on produire des ordinateurs sans se rendre en voiture à son travail ou sans disposer d'une maison pourvue de tout le confort? Les infrastructures et les institutions nécessaires aux démocraties avancées promotrices d'innovations technologiques ne demandent-elles pas, elles aussi, un montant significatif de capital 1
Mathias Biswanger, « From microspopic to macroscopic theories : entropie
aspects of ecological ans economic processes ». in Ecological Economies. 8,
1993, p. 227.
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fabriqué par l'homme et de capital naturel pour pouvoir s'automaintenir ? De plus, peut-on imaginer que les pays les moins avancés puissent arriver à utiliser les nouvelles technologies (si tant est qu'ils y parviennent) sans passer par une phase prolongée d'industrialisation? Autrement dit, la production de technologie avancée implique un flux continu d'inputs provenant des processus de transformation de type traditionnel, qui demandent à leur tour des quantités croissantes de ressources naturelles. Enfin, même si le progrès technologique peut effectivement réduire les quantités d' énergie employées dans certains secteurs (information, services) il est fort improbable que ce processus puisse être étendu à tous les secteurs de la production. Pour conclure, la critique de Georgescu-Roegen démontre d'une part qu'il n'est pas possible de faire abstraction des ressources naturelles (en les remplaçant par du capital produit par l'homme), d'autre part que le progrès technologique, considéré dans son ensemble, ne comporte pas une réduction de l'impact sur les écosystèmes mais bien au contraire une augmentation de la consommation absolue des ressources. Il faudra donc miser sur une autre voie. Il faut nous rappeler que, lorsqu'on aborde le rapport décroissance/écosystèmes, Georgescu-Roegen considère la production en termes rigoureusement physiques alors que les économistes néoclassiques se réfèrent à la production en termes de valeur. La valeur implique les prix, et ces derniers l' utilité des biens et services déterminés. On peut (et j'ose dire on doit) critiquer les prémisses utilitaristes sur lesquels se fonde la théorie néo-classique, mais il faut être conscient du fait que considérer la production en termes de valeur porte la question sur un plan totalement différent. Alors que Georgescu-Roegen se réfère aux possibilités de substitution entre ressources naturelles et technologie pour produire le même bien (par exemple une voiture), les auteurs néo-classiques se réfèrent aux possibilités de substitution qui se présentent pour produire un niveau d'aisance déterminé. Il est évident que l'on peut obtenir le même service (utilité) que l'on se déplace à cheval ou en automobile, mais le déploiement de ressources naturelles et de technologie ne sera pas le même. Lorsque Ayres affirme qu'« à long terme, le système économique n'aura plus du tout besoin de produire de quantités importantes de biens de consommation », il va sans dire qu' il raisonne « en termes d'utilité et non de production physique 31
constante ». Ayres reconnaît à juste titre que, sans cette précision, la critique faite par Georgescu-Roegen de la théorie néo-classique serait « dévastatrice ». Les lois de la thermodynamique, et en particulier la loi de l'entropie, nous enseignent que la décroissance de la production est inévitable en termes physiques. Cela ne veut pas dire et ne doit pas nous porter à croire que ceci implique nécessairement une décroissance du produit mondial brut ou encore moins du bonheur individuel. Se faire le champion de la décroissance - en termes de quantités physiques produites - risque d'être interprété comme une euthanasie du système productif, privant de la sorte la voie de l'économie soutenable d'un consensus nécessaire. Le projet d'une économie soutenable requiert plutôt une révision profonde des préférences, et de la façon de concevoir la production de la valeur.économique. Elle doit produire des revenus tout en utilisant moins de matière et d'énergie. En effet, une politique écologique basée uniquement sur une forte réduction de la consommation créerait (au-delà d'un probable échec final), compte tenu de la distribution actuelle des préférences, une fo rte réduction de la demande globale et donc une augmentation importante du chômage et du malaise social. (J'essaie d'imaginer ce qui adviendrait si l'Occident s'adaptait soudainement au niveau de la consommation moyenne que suggèrent mes amis critiques envers la consommation. Cela serait une bénédiction pour les écosystèmes, mais une catastrophe pour les revenus et pour l'emploi.) Il nous faut donc miser sur une distribution différente des préférences, afin qu'à la décroissance des quantités physiques produites ne corresponde pas nécessairement une décroissance de la valeur de la production. Cela implique évidemment une transformation profonde de l'imaginaire économique et productif. Je me limiterai dans ce qui va suivre à indiquer un parcours possible vers cette transformation. Par « biens relationnels », j 'entends ce type particulier de « biens » dont on ne peut j ouir isolément, mais uniquement dans le cadre d' une relation entre celui qui offre et celui qui demande, comme par exemple les services aux personnes (soins, bien-être, assistance) mais aussi les services culturels, artistiques et spirituoreligieux. Il faut en somme favoriser le déplacement de la demande de biens traditionnels à impact écologique élevé vers les biens pour «lesquels l 'économie civile possède un avantage comparatifspéci-
fique, c'est-à-dire les biens relationnels. Dans les sociétés avancées, il y a une demande spécifique de qualité de la vie. Mais cette demande ne peut être satisfaite à travers la production d'une plus grande quantité de bien traditionnels} ». C'est plutôt une demande d'attention, de soins, de connaissances, de participation, de nouveaux espaces de liberté, de spiritualité. La production de ce type de biens comporte/induit la dégradation de quantités fort modestes de matière/énergie. Ils peuvent en tout cas soutenir en perspective une part importante de la production future de valeur. Dans les pays moins avancés, cela signifie avant tout qu'il faut éviter la destruction des liens sociaux, des réseaux néo-claniques ' au nom d'un développement qui ne pourra jamais, pour des raisons écologiques et économiques, assumer les caractéristiques du développement occidental. De nombreux services fournis généralement par des structures publiques ou privées pourront dans le futur se développer dans le cadre de l'économie solidaire: il suffit de penser au secteur de la connaissance/information (écoles, centres de formation universitaire, professionnelle, cinéma, télévision, radio, livres, édition). On peut sous certaines conditions y faire entrer les services touristiques, hôteliers, et la restauration. À ce stade, le lien entre l'écologiquement soutenable et le socialement soutenable devrait être clair. I:expansion de l'économie solidaire à travers la production de biens relationnels crée non seulement une valeur économique là où l'on peut réduire au minimum la dégradation de la matière/énergie, mais constitue aussi une voie puissante vers la réalisation d'une économie juste, réduisant l'accumulation des profits et donc l'inégalité sociale et le chômage: la décroissance matérielle sera une croissance relationnelle, conviviale et spirituelle ou ne sera pas.
1 Stefano Zamagni, (Ed.), Il non profit come economia civile, I1-Mulina, Balogna, 1998. 2 Serge Latouche, La Planète des naufragés. Essai sur /'après-développement,La Découverte, Paris, 1991.
Point d'efficacité sans sobriété François Schneider * Services ultra-performants, « hyper-voitures » légères et peu polluantes, lampes économes, mini-ordinateurs, mini-caméras vidéo, éoliennes et capteurs solaires, matériaux ultra-résistants, on ne compte plus les innovations qui permettent de conSOmmer toujours moins de matière et d'énergie pour chaque service rendu. De nombreux experts considèrent ainsi que cette « cure d'efficacité» sera la solution à tous les problèmes écologiques. Un seul problème jusqu'à présent: il semble que les baisses espérées d'impact sur l'environnement et de pollution soient systématiquement anéanties par l'augmentation des transports, des habitations, de la climatisation, des importations de produits exotiques, des besoins et de la consommation en général... Malchance, diront certains. On a longtemps pensé que le niveau de consommation était indépendant de l'efficacité. Pourtant un concept qui a récemment pris de l'importance, « l'effet rebond » " nous apprend que l'efficacité et le progrès technologique sont fondamentalement liés à l'augmentation de la consommation. Les voitures économes nous permettent d'aller plus loin pour le même prix; les transports rapides nous libèrent du temps pour avaler toujours plus de kilomètres ; les produits électrouiques de taille réduite • Ingénieur, membre d'associations écologistes, Portugal. , Sanne C, Energy Policy, 2000. 28(6-7) ; 487-96; Greening, LA et al. « Energy efficiency and consumption - the Rebound Effeet - a survey }), Energy Policy, 2000 (6-7), pp. 389-401 ; Mathias Bi,wanger,« Technological progress and sustainable development : what about the Rebound Effect? » Eeologieal Economies, 36,2001, pp. 119-132.
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nous permettent d'en offur à chaque membre de la famille '; le développement du solaire et de l'éolien nous permettent d'augmenter toujours plus notre consommation d'énergie, malgré la raréfaction de certaines ressources. En résumé les industries et les services, toujours plus efficaces, nous permettent de consommer toujours plus. Bien sûr, nombre de ces développements sont primordiaux et sont potentiellement de grandes avancées écologiques. Il ne s'agit pas de dénigrer tout effort pour plus d'efficacité, laquelle est une condition nécessaire mais non suffisante. Cependant, il importe de se rendre compte des liens qui existent entre l'accroissement de la consommation en général et les progrès technologiques. Le problème ne réside pas dans l'efficacité et les efforts pour réduire les impacts de chaque produit ou service, mais dans le fait qu'ils soient trop souvent réalisés dans le contexte d'une volonté d'accroissement de la conSOmlnation, pour vendre plus ou pour les soi-disant bienfaits d'une économie de croissance. Ainsi des discours qui prônent l'augmentation de la consommation, y compris dans nos pays « développés ». Cela s'est traduit récemment par des appels à la défense de nos modes de vie, mis en danger lors des attaques du World Trade Center, le Il septembre 2001. Le message semble être: « Faites de la résistance, achetez n'importe quoi, mais achetez. » La consommation des ménages serait, en ces temps difficiles, le principal soutien de la croissance économique. Or, s'orienter vers une société « soutenable» impose de réduire notre niveau de consommation sans forcément sombrer dans un fondamentalisme, religieux ou autre. La consommation de produits et services nécessite des ressources nouvelles (énergie, matières premières, espace) qui sont à la source du changement climatique, de la pollution, de la baisse de la biodiversité, de la destruction des espaces naturels, des environnements dégradés, des risques nucléaires voire génétiques, pour n'en citer que quelques-uns. Alors que les médias et les politiciens nous parlent d'écologie, de problèmes environnementaux, le niveau de consommation qu'ils soutiennent par leurs discours et par leur politique reste la raison principale de l'accroissement des problèmes écologiques. Nos 1 Schneider, Mesicek, Hinterberger, Luks, « Ecological Information Society Strategies for an Ecological Infonnation Society », in Hilty, M.L., P.W Gilgen
(Eds.), SlIsrainability in the In!omwtion Society, part 2, pp. 83 1-839, MetTo-
polis-Verlag, Marburg.
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politiciens et experts seraient-ils donc atteints de schizophrénie lorsqu'ils réussissent ainsi à embrasser à la même bouche l'écologie et la consommation? Le problème est important, et de nombreux experts 1 et responsables politiques s'accordent pour se limiter à un ordre d'idées réaliste et dire que la consommation de ressources devrait diminuer au moins de moitié dans le monde. Le problème n'est pas tant la pénurie des ressources que les dégâts causés par l'utilisation de l'espace, la mise en circulation dans le système économique d'énormes quantités de matière et d'énergie, et les émissions aux multiples conséquences. I:idée est de ne pas dépasser la « bio-capacité » de la planète, car « l'espace environnemental» est limité. Autrement dit, notre niveau de consommation nécessiterait les ressources d'au moins deux planètes Terre. . Un problème encore plus grand apparaît lorsque se combinent problèmes écologiques et problèmes sociaux, liés de fait aux inégalités planétaires. Selon la Déclaration universelle des droits de l'homme « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit ». Tout être humain devrait donc avoir droit à une quantité égale de ressources 2. Or, on évalue que les pays « riches» consomment environ 80 % des ressources, alors qu'ils ne comprennent que 20 % de la population mondiale ' , c'est-à-dire approximativement 16 fois plus par habitant que les pays « pauvres ». Voici un scénario simpliste pour l' année 2050. On considérera une consommation de niveau équivalent pour chaque individu dans le monde entier (ce qui est indispensable si on veut éviter un scénario « dictature mondiale» qui serait en désaccord avec le principe de liberté). On considérera également une importante croissance démographique dans les pays du tiers-monde (la population aug1 Voir pa, exemple les travaux du Wuppertal Institut ou du Sustainable Europe Research Institute. http://www.seri.at 2 Une fois ce problème résolu. nous pourrons aussi nous attacher à mieux partager les moyens d'utiliser toutes ces ressources, de nombreux brevets industriels indispensables sont par exemple détenus par les pays riches aux mépris de nos principes d'égalité. 1 F. Scmidt-Bleck, The Factor lOIMlPS concept - Bridging Ecological, Economie, and social Dimensions with Sustainability Indicators. Ces chiffres datent et la situation semblerait avoir empiré, mais nous les adoptons en gardant en mémoire que ces calculs sous-estiment certainement la gravité du problème.
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menterait de 60 % d'ici 2050) '. Ces pays multiplieraient leur consommation (aujourd'hui relativement faible) par 24. Si nous faisons les calculs, cela signifie qu'il faudrait 12 planètes Terre pour satisfaire les besoins de tous à long terme. Ainsi, pour réduire de moitié la consommation mondiale actuelle de ressources, nous devrions réduire la consommation dans les pays riches de 12 fois, tandis que les pays du tiers-monde ne pourraient que la doubler. 5 % d'économie pendant 50 ans Un phénomène supplémentaire se produit : non contents du niveau actuel de consommation, les pays industrialisés tiennent encore à leur croissance économique. Allons-nous continuer la sacro-sainte croissance dans les pays riches, ou allons-nous décroître? Nous continuons à croire que la croissance économique suit la consommation de ressources. Nous considérerons deux scénarios: celui de la « croissance », où une croissance matérielle relativement faible de 2 % par an se produit pendant les 48 prochaines années, et le scénario « décroissance » où une décroissance de 5 % se produit pendant ces mêmes années. Le premier scénario nous amène 30 fois au-delà d'un scénario viable et le second nous ramène (en faisant attention à réaliser cette évolution de façon soutenable par une croissance, sinon un maintien, du bien-être et de la qualité de vie) à une planète viable de façon durable. Comment nos politiciens peuvent-ils donc continuer à parler de développement durable et de croissance économique sans aucun tremblement dans la voix? Cela s'explique parce qu'ils croient que les problèmes vont se résoudre par le développement économique et la croissance, qu'une cure d'efficacité pourra résoudre tous les problèmes. Cela s'explique aussi par une grande omission des phénomènes dynamiques qui régissent l'écologie en lien avec la consommation de ressources. La « courbe de Kuznets » donne à croire que les problèmes environnementaux se résoudront simplement par la croissance économique. Cela part de la constatation que certains problèmes locaux, comme la pollution atmosphérique en zone urbaine et la pollution des rivières, semblent se réduire lorsqu'un pays devient suffisamment riche. Au-dessus d'environ 8 000 euros de PIB par habitant, t US Bureau of the Census, Base de données internationale, http://www.census.gov/ipclwww/worldpop.htm
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l'environnement s'améliorerait continuellement avec la croissance. C'était une belle histoire qui permettait de se croiser les bras et d'attendre que le marché nous sauve. Le problème est que cela ne marche pas au niveau des impacts globaux '. Par exemple, les émissions de C02 (gaz carbonique) et les transports suivent l'enrichissement de façon relativement linéaire. Mais pire, il semble que les consommations de ressources suivent de façon quasi linéaire le PIB, si nous n'oublions pas les impacts que nous exportons c'est-àdire les impacts causés dans d'autres pays (le plus souvent du tiersmonde) par le cycle de vie de tous les produits que nous consommons. Les pays riches exportent ainsi leurs usines polluantes et leurs déchets et importent une bonne part de leurs ressources naturelles. Une bonne illustration est la ville riche peu polluée grâce aux voitures électriques. La richesse aura en effet permis de réduire la pollution atmosphérique locale mais certainement pas la pollution ou autres effets au niveau global (effets résultant de la production de toutes ces voitures, de toutes ces batteries, de toute cette électricité, ou résultant de la société des supermarchés et des autoroutes qui risquent de se développer en marge de ce type de ville). Quelques éclaircissements sont nécessaires concernant la croissance. Quand on parle de croissance, on veut en principe parler de la croissance économique. Mais trois aspects sont trop souvent entremêlés (volontairement?) : l'économie (mesurée par le PIB), le niveau de consommation de ressources naturelles (mesuré par les matières, énergie ou espaces extraits de la nature) et le bienêtre/qualité de vie. De nombreux indices ont été développés pour mesurer le bienêtre. C'est ce bien-être que l'on voudrait voir croître ou au moins se stabiliser. Le PIE n'est que la valeur des produits et services échangés. Cela ne représente rien de fondamentalement négatif mais rien non plus de fondamentalement positif: l'augmentation des accidents et des maladies par exemple est un moyen de croître économiquement La croissance matérielle est une augmentation de la consommation de ressources naturelles, elle génère une augmentation des impacts écologiques. Jusqu'à un certain point, elle peut être liée à une croissance de la qualité de vie, mais lorsque les 1 Seppala. Tomi, Hankioja, Teemu et Kaivo-oja. Jarl, The environ mental Kuznets curve hypothesis does not holdfor material flows, troisième conférence de l' ESEE, 3-6 Mai 2000, Vienne, et de nombreux autres articles issus de cette conférence.
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impacts deviennent trop importants, elle la réduit. Depuis les années soixante-dix, la croissance ne semble plus accroître la qualité de vie, principalement en raison de la croissance des dégâts écologiques et sociaux.
Augmenter la valeur, pas le nombre La croissance économique a toujours signifié l'augmentation de l'extraction de ressources naturelles. Le corollaire de la croissance économique est la croissance « matérielle » (si l'on prend en compte les effets hors des frontières). En cela, elle est négative, liée à toutes sortes d'impacts écologiques. Il existe deux façons de faire croître l'économie: • par une augmentation globale de la valeur des produits et services échangés : en augmentant le prix des pièges à souris, par exemple, ou celui des kilomètres parcourus en automobile, et un peu les revenus (équitables). On pourrait aussi accorder une valeur à de nombreuses formes d'art et au travail bénévole; • par une augmentation du nombre de produits ou de services échangés : en augmentant le nombre de pièges à souris ou le nombre de kilomètres de transport. « Découpler» la consommation de ressources et la croissance économique pourrait se faire de façon artificielle et relativement bénigne par la première manière. De façon générale, la croissance économique serait possible avec une baisse de la consommation de ressources, mais cela impliquerait de transformer de fond en comble le fonctionnement de l'économie. Mais ce n'est pas de cette économie-là dont parlent les médias et les dirigeants. Nos experts parlent bien d'augmentation du nombre de produits ou services échangés comme étant importante pour la croissance. La croissance de la consommation d'énergie et de transports est déjà prévue. Au lieu d'augmenter, la valeur des produits et services tendent à baisser à service équivalent pour créer une augmentation de la demande. Reste donc la « cure d'efficacité », chaque produit ou service devant réduire son impact de façon très importante pour contrebalancer l'augmentation de leur nombre. Pourtant cette méthode a prouvé son inefficacité jusqu'à maintenant : aucun découplage ne s'est jamais produit au niveau global malgré les discours dans ce sens. Et elle reste vouée à l'échec dans le contexte actuel si l'on considère l'effet rebond. Le découplage entre croissance économique et croissance matérielle risque d'être bien insuffisant voire inexistant.
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lieffet rebond 1 Le concept d'effet rebond est apparu lors de la première crise pétrolière, quand de nombreuses techniques d'économies d'énergie ont vu le jour. Des scientifiques ont alors relativisé les gains obtenus par ces techniques en calculant les augmentations de consommation qui leur sont liées. Les lampes économes, par exemple, tendent à être utilisées plus longtemps que les autres parce qu'elles coûtent moins cher à l'usage. I:effet rebond est alors défini comme « une augmentation de la consommation d'un produit ou service dû à une réduction de son prix de revient. » Il s'est avéré que ce problème n'est pas si important dans le domaine énergétique mais une brèche a été taillée dans la sacro-sainte efficacité censée résoudre tous les problèmes écologiques. Le concept d'effet rebond s'est ensuite élargi pour prendre en compte les augmentations de consommation qui se reportent sur d'autres produits ou services. Par exemple, les gains des économies d'énergie pourront être utilisés pour voyager plus. De façon plus générale, l'effet rebond prend en compte les changements d'équilibres économiques et de plus larges transformations de la société. Par exemple, acheter une voiture soutient le réseau routier face à d'autres alternatives, ce qui a pour effet une réorganisation de la société et va par exemple favoriser les supermarchés et créer encore plus de consommation. Et le concept s'est étendu à d'autres aspects que les coûts directs, tels la notion de temps. Par exemple, les moyens de transport rapides, censés économiser du temps, entraînent un accroissement des distances parcourues. Non seulement on ne gagne plus de temps, mais l'usage de ces moyens de transport et les impacts qui en découlent augmentent d'autant plus. Le mécanisme responsable est l'obsession d'innover non pour aboutir au bien-être écologique et social mais pour supprimer les limites de l'augmentation de la consommation. En effet, réussir à vivre de façon frugale implique en premier lieu d'être conscients de nos limites, de façon à nous contenter de ce dont nous avons vraiment besoin. Nous éviterons un achat, nous limiterons l'usage d'un produit, s'il nous coûte trop cher, si nous n'avons pas le temps de l'utiliser, s'il est trop dangereux, s'il nous demande trop d'efforts, s'il risque de nous ruiner la santé, s'il occupe trop d'espace, si son 1
Atelier « consommation soutenable et effet rebond
suède, Mai 200 l, http://www.iiee.lu.se/ercp
40
»
au 7e ERCP Lund,
poids est trop important. I:innovation tend jnstement à réduire toutes ces limites et à promouvoir l'objet au travers de la publicité. Les produits deviennent bon marché, rapides, sûrs, faciles à utiliser, bons pour la santé, légers et petits, ou bons ponr l'environnement. Alors ponrquoi se limiter? À terme cette augmentation de consommation peut supprimer les bénéfices attendus et provoquer d'autres problèmes. Ainsi les voitures nous permettent de voyager plus mais nous supprimons alors le temps que nous étions censés gagner et nous créons de la pollution, du bruit, des morts ... De même, les technologies de l'information provoquent un accroissement de la consommation de papier et des transports, de par l'augmentation des communications. On retrouve même ce problème dans le domaine de la sécurité, l'airbag contribuant à l'accroissement du nombre d'accidents car les automobilistes se sentent en sécurité et roulent plus vite. Les mesnres anticongestion, en augmentant la capacité routière, créent les conditions de l'augmentation du trafic, avec toutes ses conséquences environnementales. La croissance de la consommation est ainsi liée à la réduction de ce qui limite l'utilisation des technologies. Ceci constitue l'effet rebond. Il est faux d'affirmer que l'effet rebond est une malchance et que les industriels rêvaient d'une stabilisation de la consommation. Non, l'effet rebond est un effet voulu ponr augmenter les ventes et les profits par augmentation de la demande. Ainsi il a été planifié que le TGV permettrait d'augmenter les déplacements d'une manière considérable entre Paris et Lyon. On espère également qu'Internet permettra, grâce à son efficacité, d'augmenter les ventes de produits en valenr absolue. De même, les économies d'échelle ne sont pas conçues ponr l'écologie mais ponr vendre plus, tout simplement. Uécologie, c'est « débondir »! Mais le rebond n'est pas inévitablement lié à l'efficacité et aux produits écologiques. Un produit ou un service écologique peut créer d'autres limites à la consommation et par là même créer un effet « débond ». Par exemple, les déplacements à vélo tendent à réduire les kilomètres parcourus. Le partage d'automobiles tend à en réduire l'usage. Des activités comme le jardinage, la randonnée, les longs repas sont extrêmement écologiques car lenr lentenr réduit le temps disponible ponr d'autres activités plus polluantes. Acheter des produits chers de bonne qualité, ou bons ponr la santé comme 41
les produits biologiques nous font « débondir » en rendant notre budget inutilisable à l'achat de produits de mauvaise qualité et polluants. D'une façon générale, toutes les activités qui prennent du temps, demandent un certain effort ou nous coûtent cher (pour de la bonne qualité), sont les meilleures pour éviter le rebond. La question que l'on est en droit de se poser est de savoir comment convaincre les entreprises de laisser de côté leurs stratégies de pousser à toujours plus de consommation (que ce soit des produits ou des services) car cela semble à la base de leur façon de fonctionner. Les solutions politiques foisonnent. I:effet rebond, qui ruine les avancées écologiques, devrait être mieux expliqué, notamment par la publication d'informations sur les choix les plus écologiques. Une autre possibilité serait de limiter les extractions mondiales de ressources à la source par des quotas. Ceux-ci seraient introduits progressivement, ce qui permettrait de limiter au fur et à mesure, tout en les planifiant, les extractions de pétrole, de métaux, de bois et autres ressources. Comme la mise en place de quotas est ardue au niveau mondial, une alternative nationale serait d'imposer des quotas progressifs aux importations. ils auraient pour effet d'augmenter les prix des ressources naturelles, et donc de permettre à ceux qui vivent de l'extraction de ces ressources de gagner autant en travaillant moins. Une autre mesure serait de créer des « réserves de ressources naturelles », des espaces où les ressources seraient laissées à jamais, comme dans les parcs nationaux. On pourrait aussi abaisser le temps de travail de façon à réduire les revenus, et donc la consommation, tout en rendant possibles les activités lentes et l'auto-production. Les éco-taxes permettent « d'internaliser les externalités » (intégrer par exemple le coût des marées noires dans le prix du pétrole). Elles permettent aussi d'augmenter de façon générale le prix des produits pour réduire le rebond. Une autre option consisterait à mettre en place de nouvelles limites techniques créant des barrières artificielles à la croissance de la consommation. Cela serait possible, par exemple, en maintenant des niveaux de capacité réduite sur les routes afin d'éviter une croissance du trafic ou en favorisant le niveau local dans les communications et les échanges afin de réduire les transports sur de longues distances.
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Uinnovation d'un style de vie frugal I.:innovation s'est focalisée sur les produits et les services, et a créé cet effet rebond. Il est un domaine où l'innovation peut vraiment porter ses fruits: celui des actions personnelles. I.:innovation de produits ou services doit laisser place à « l'innovation d'un style de vie» qui réduise notre consommation. Dans cet ordre d'idées il importe de refuser de répondre aux appels aux « consommateurssoldats », de déserter le « style de vie consommateur», pour qu'un autre type d'économie se développe, basée sur l'entraide, la convivialité, la réponse aux vrais besoins et non à ceux créés par la publicité et la mode. Cette économie ne serait pas fondée sur l'apport toujours plus important de ressources naturelles et les problèmes économiques et sociaux qui en découlent.
Georgescu-Roegen, bioéconomie et biosphère Jacques Grinevald * La nouvelle science économique créée par Nicholas GeorgescuRoegen, la bioéconomie, modifie la compréhension du processus économique du développement. I:enjeu en est l'émergence d' une nouvelle vision des rapports entre l'ensemble des êtres vivants dont nous faisons partie avec notre technique - et le grand « bio », la biosphère. La crise écologique planétaire qui s'annonce depuis une bonne trentaine d'années affecte de proche en proche tous les secteurs de notre civilisation industrielle en expansion. TI ne s'agit pas seulement de pollution et de dégradation de l'environnement! I:économie dans son aspect biophysique, c'est-à-dire le processus de production, de distribution et d'élimination des ressources naturelles, ne fait pas exception. Elle relie le métabolisme industriel de la société humaine à la biogéochimie de notre planète. I:évolution des sciences de la nature depuis Camot et Darwin, c'est-à-dire depuis la thermodynamique et l'évolutionnisme, ne permet plus de séparer le vivant et l'environnement terrestre. Il s'agit d'une co-évolution, l'évolution biologique étant en interaction réciproque avec les changements de l'environnement planétaire. On redécouvre ainsi l'unité du vaste système écologique dynamique qu'on doit nommer, à la suite des travaux pionniers du savant russe Vladimir Vemadsky (1863-1945), la biosphère et que certains, de nos jours, nomment Gaïa' . • Philosophe. enseigne à Institut universitaire d'études du développement, université de Genève. 1 James Lovelock, Les Ages de Gaïa, Paris, Robert Laffant, 1990.
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Le développement économique international, accéléré par l'expansion démographique humaine et l'évolution des techniques, est au cœur de la crise sans précédent que traverse actuellement l'évolution de la biosphère de la planète Terre. Cependant l'occidentalisation et la militarisation de la planète masquent pour l'instant la faillite du modèle industriel de l'Occident. La dynamique de l'Europe classique, dont les racines sont médiévales, sans oublier l'alliance entre la raison d'État (la guerre) et l'état de raison du modèle de l'Occident, est à la source de nombreux mythes économiques. Ceux-ci reviennent à peu près tous à cette illusion technique qui néglige ou contredit le second principe de la thermodynamique, la loi de l'entropie (irréversibilité des dégradations de l'énergie). La science économique, inséparable de l'histoire du rationalisme occidental, se voulait explicitement une extension de la mécanique rationnelle, voire une application sociale de la mécanique céleste. Elle devint une discipline académique florissante de plus en plus abstraite et « scientifique» dont la rationalité, à la faveur d'une logique de l'équilibre et d'une conception circulaire et isolée du processus économique, est d'inspiration explicitement newtonienne. La science économique usuelle est donc prè-thermodynamique, pré-évolutive et pré-écologique. Pré-thermodynamique, cela veut dire sans entropie, croissante, sans irréversibilité, sans durèe, sans devenir, sans complexité, sans « destruction-créatrice» et donc aussi sans possibilité de vie, de nouveauté et d'évolution! D'où son anachronisme et son manque de pertinence pour la nouvelle problématique bien mal nommée du développement et de l'environnement (thème du Rapport Brundtland de 1987 et des conférences des Nations unies à Rio en 1992, à Johannesburg en 2002), alors qu'il s'agit, dans une vision écologique globale, de l'histoire humaine de la biosphère, du développement humain dans la biosphère! Les propositions pour une autre approche de l'économie (et de la technologie), tenant compte des lois de la circulation et de la transformation de l'énergie et de la matière à la surface du globe, furent nombreuses à l'aube du siècle passé, lorsque la révolution thermodynamique, avec sa double découverte de l'énergie (premier principe) et de l'entropie (deuxième principe, le principe de Camot) conduisit les « énergétistes » à proclamer la faillite du dogme mécaniste pré-thermodynamique. I.:incompréhension historique des économistes (ils ne furent pas isolés), pourtant épris de physique, vis-à-vis de ce que nous pouvons 45
appeler la révolution carnotienne, est une erreur de base gigantesque dont les conséquences sont aujourd'hui immenses '. La transformation du monde par le feu des machines thermiques de la révolution industrielle est lourde de conséquences théoriques et pratiques: elle concerne nos rapports avec la biosphère et nos conceptions du développement économique. Dans les années 1960, aux États-Uuis surtout, le concept d'écosystème et la perspective holistique (observer le monde comme un tout) de l'écologie théorique commencèrent à transformer la pensée scientifique dans le sens d'une approche moins réductionniste et plus soucieuse des interactions dans leur ensemble (systémique). Joël de Rosnay l'a trés clairement expliqué dans Le Macroscope'. Les sciences économiques, de plus en plus indifférentes à l'évolution des sciences de la nature et même des autres sciences sociales, restèrent à l'écart de cette métamorphose de la vision scientifique de l'économie de la nature! Malgré tout, la nécessité de réconcilier la société et la nature, l'économie et l'écologie, devint l'un des thèmes majeurs de la « contre-œlture » américaine. En 1966, Kenneth Boulding publia The Economies of the Coming Spaceship Earth. Ce petit texte révolutionnaire, qui fit le tour du monde en quelques années, annonçait - à la suite de Paul Valéry -le temps du monde f"Ini pour les économistes! Malheureusement, comme le releva Georgescu-Roegen, ce texte phare contenait une erreur à propos de la loi de l'entropie qui en fit l'un des véhicules de la nouvelle mythologie éco-énergétiste. Boulding afIrrmait qu'il n'y avait heureusement pas de loi d'entropie pour la matière! En 1968, Herman Daly, élève de Georgescu-Roegen, publiait son premier article hérétique : On economies as life science économie comme science du vivant). Il est aujourd'hui l'un des rares défenseurs de la perspective bioéconomique de son ancien professeur. La littérature écologique spécialisée abonde depuis longtemps en métaphores économiques, au point que l'une des premières déf"Initions de l'écologie n'est autre que « l'économie de la nature »'. La circulation des métaphores joue cependant dans les deux sens : dès les
cr:
1 Jacques
Grinevald, .La révolution camotienne : thermodynamique, économie et Revlle européenne des sciences sociales, 1976,36, pp. 39-79;« Le
idéol ogie~,
sens bioéconomique du développement humain : l'affaire Nicholas GeorgescuRoegen )t , Revue européenne des sciences sociales, 1980. 51, pp. 59-75; voir aussi Entropie, nwnéro hors série . Thermodynamique et sciences de l'homme », 1982. 'Seuil, Paris, 1975. J Voir Donald Worster, Les Pionniers de l'écologie. Ulle histoire des idées écologiques, Sang de la terre, Paris, 1992.
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années 1960, plusieurs écologistes attirèrent l'attention sur l'étymologie commune qui relie économie et écologie, mais aussi sur la hiérarchie entre écologie et économie: la noosphère (la sphère humaine) n'est pas au-dessus, mais dans la biosphère. Comme on le redécouvre de nos jours, cette problématique planétaire avait été esquissée dès les années vingt par Vladimir Vemadsky 1 (d'une manière très différente de celle, plus idéaliste, développée par Édouard Le Roy et Pierre Teilhard de Chardin). Depuis 1970, une littérature importante traite des interactions entre l'environnement naturel et le développement économique. Mais avec souvent plus de chaleur (polémique) que de lumière (théorique)! Il convient de revenir aux sources, en l'occurrence aux travaux fondamentaux de Nicholas Georgescu-Roegen. Le paradigme bioéconomique Parmi les grands économistes (récompensés ou candidats au prix Nobel), très rares sont ceux qui proposèrent une réforme radicale de ladite science économique. Cette corporation compte de brillants esprits peu orthodoxes, mais guére de dissidents du modèle de l'Occident! Depuis ses débuts, l'économie politique ne manqua jamais de critiques, mais, contrairement à d'autres sciences, elle n'a jamais changé de paradigme fondamental. Ce constat se retrouve au cœur de la critique développée par Georgescu-Roegen dès l'introduction de son premier grand ouvrage Analytical Economies: Issues and Problems (1966), traduit en France sous le titre La Science économique: ses problèmes et ses difficultés'. Nicholas Georgescu-Roegen (né en Roumanie en 1906, docteur en statistique de l'Université de Paris en 1930, émigré aux États-Unis en 1948, où il fit une brillante carrière de professeur d'économie) approfondit sa critique des fondements de l'analyse économique occidentale et reformula, dans une perspective thermodynamique et biologique évolutionniste, la description du processus économique et de ses relations avec l'environnement dans un ouvrage encyclopédique très savant, The Entropy Law and the Economic Process, publié en 1971 '. Il s'agit d'une œuvre capitale et pour la science occidentale en général et pour la science économique en particulier. 1
J. Grinevald, « Caspect thanatocratique du génie de l'Occident et son rôle
dans l'hj stoire humaine de la biosphère », Revue européellne des sciences sociales. 199 1,91, pp. 45-64. 2 Dunod, Paris, 1970. 3 Harvard
University Press.
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Georgescu-Roegen a lui-même résumé sa thèse essentielle dans le texte d'une conférence de 1970 intitulée « La loi de l'entropie et le problème économique » '. Herman Daly a beaucoup fait pour assurer à ce message subversif une certaine diffusion dans le monde anglophone. En langue française, ce texte n'a pas eu la même fortune. On peut toutefois le trouver, avec deux autres textes, dans un petit livre intitulé Demain la décroissance : entropie. écologie. économie'. Dans ce livre, Georgescu-Roegen expose avec une concision et une clarté remarquables l'erreur fondamentale de la pensée économique occidentale : la science économique a été construite dans le cadre du paradigme mécaniste (Newton-Laplace), autrement dit sur le modèle de la science classique, au moment même où les bouleversantes découvertes de l'évolution biologique (Darwin) et de la révolution thermodynamique (Camot) avec sa fameuse loi de l'entropie (Clausius, 1865), introduisent un autre paradigme, celui du devenir de la nature, du temps irréversible, de l'évolution cosmique. Le XIX' siècle ne l'a pas compris. Ce faisant, nous vivons encore, en économie, au XlXe siècle! C'est fondamentalement le dogme mécaniste de la société industrielle occidentale qui est l'erreur fatale dont les conséquences technologiques et économiques sont à la source de la crise qui attend l'humanité, lancée dans l'impasse écologique et sociale de la croissance illimitée. Ce qu'il nous faut entreprendre, au niveau intellectuel, n'est donc pas une simple réforme qui substituerait, par exemple, une comptabilité énergétique à la comptabilité monétaire en vigueur, mais une refonte radicale de notre vision du processus économique. Ceci afin d'intégrer le métabolisme global de l'humanité - avec ses extensions techniques - dans l'environnement biosphérique limité de la planète Terre, « nature » issue de plusieurs milliards d'années de co-évolution de la vie et de la Terre, en un mot de la biosphère, dont l'espéce humaine est momentanément l'héritière. En raison même de notre puissance, nous nous retrouvons co-responsable de son évolution, c'est-à-dire du destin de la Terre. 1
Publiée sous le titre « Economies and Entropy » dans The Eco/ogis /,
juillet 1972. 2
Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance: entropie, écologie,
économie, préface et traduction d'Ivo Rens et Jacques Grinevald, Favre, Lau-
sanne, 1979. Nouvelle édition revue et augmentée La Décroissance, entropie, écologie, économie, Éditi ons Sang de la terre, Paris, 1995.
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À la suite de The Entropy Law and the Economic Process, Georgescu-Roegen publia un troisième recueil où se mêlent discussions théoriques et applications pratiques : Energy and Economie Myths l, ouvrage qui contient une importante préface autobiographique retraçant les origines et l'évolution de sa dissidence vis-àvis du modèle de l'Occident. Dans le premier chapitre sont esquissées concrètement les implications bouleversantes de son nouveau paradigme, qu'il nomme désormais bioéconomique 2 Son franc-parler, sa persévérance et sa critique implacable des sophismes soutenus par ses collègues de l'establishment, rivés au dogme de la cro'issance illimitée, lui ont valu une fâcheuse réputation. En 1985, Georgescu-Roegen a même fini par claquer la porte de la prestigieuse American Economic Association.
Ne pas confondre analyse éco-énergétique et bioéconomie S'il est vrai que la théorie thermodynamique et la pensée biologique évolutiOlmiste et écologique jouent un rôle majeur dans la pensée bioéconomique de Georgescu-Roegen, il faut toutefois prendre garde de ne pas assimiler purement et simplement Georgescu-Roegen à certains courants de l'écologie politique' ou de l'analyse éco-énergétique. Cette dernière approche, bien développée aujourd'hui, ne dérive pas tant de The Entropy Law and the Economic Press (1971), que peu d'écologistes ont vraiment lu, que d'un autre livre fondamental remarquable de 1971 : Environment, Power and Society, de l'écologiste américain Howard Odum (le frère d'Eugène Odum, auteur de très importants ouvrages d'écologie fondamentale et appliquée), père de l'ingénierie écologique, ou écotechnologie. Le message d'Howard Odum a été repris et développé de diverses manières. En France, cette approche a été présentée d'une manière originale par Joël de Rosnay dans Le Macroscope '. L'Économique et le vivant' , du professeur René Passet, tout en introduisant aussi le terme de « bioéconomie », semble plus proche de Howard Odum que de Georgescu-Roegen. On peut s'initier à l'approche éccrénergétique New York, Pergamon Press, 1976. Jacques Grinevald, « La révolution bioéconomique de Nicholas GeorgescuRoegen », Sratégies énergétiques, biosphère et société, oclobre 1992, pp. 23-34. J Comme Barry Commoner, L'Encerclement, Seuil, Paris, 1972. 1
2
4
Op. cil.
~
Payot, Lausanne, 1979.
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avec Gonzague Pillet et Howard Odwn, Énergie, Écologie, Économie', un manuel qui dit que « Georgescu-Roegen semble avoir tort pour ce qui est de la matière (qui, pour lui, se dissipe) et qui, en réalité, n'est perdue que localement car elle est recyclable par les grands systèmes naturels ' ». Cette critique, assez dérisoire et maladroite, illustre bien l' incompréhension qui accueille la bioéconomie de Georgescu-Roegen! Celui-ci ne parle pas en l'occurrence des éléments chimiques de la biosphère, mais de la matière utilisable par l'économie hwnaine! On n'a pas encore assez médité, tant du côté des écologistes que du côté des économistes, sur les problèmes d'échelle dans les rapports entre le « métabolisme industriel » du développement économique de l'hwnanité et les grands cycles biogéochimiques de la biosphère. Une lecture approfondie des travaux de Georgescu-Roegen reste encore à faire, surtout en France: on mesurera alors l'écart et le malentendu qui séparent (au-delà d'une certaine orientation environnementaliste commune) ce que Georgescu-Roegen appelle « le nouveau dogme énergétique» et la révolution bioéconomique qu'il préconise et qui me semble autrement plus radicale que l'ingénierie écologique ou la « gestion de l'environnement» actuellement à la mode. La discussion entre Odwn et Georgescu-Roegen peut sans doute se retrouver dans la naissance de deux sociétés savantes dont l'une, l'International Society for Ecological Economics (ISEE) entend promouvoir 1'« économie écologique », mais s'est trouvée dominée par les représentants de l' analyse éco-énergétique, tandis que l'autre, l'European Association for Bioeconomic Studies (EABS), entend promouvoir la pensée de Georgescu-Roegen. I:EABS a organisé sa première conférence internationale sur le thème « Entropie et bioéconomie » en 1991 à Rome. Georgescu-Roegen, affaibli par l'âge, ne put malheureusement pas se déplacer. Trentecinq communications furent présentées, sur les « nouvelles approches de l'épistémologie des sciences », les « relations interdisciplinaires entre les sciences sociales et les sciences naturelles », « l'impact de la technologie sur la vie écologique et socio-économique », « la bioéconomie et l'économie écologique ». A première vue, l'ambition - peut-être démesurée - de cette réunion d'« experts» était à l'image de l'ampleur de la crise que traverse la pensée économique contemporaine, et bien entendu 1
Genève, Georg, 1987. p. 183.
2 Ibidem,
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l'économie tout court. Ce que l'on peut aisément retenir au premier abord, c'est l'impression que l'aspect thermodynamique du nouveau paradigme proposé par Georgescu-Roegen est relativement bien assimilé, notamment par une nouvelle génération de chercheurs formés par l'écologie systémique, mais que les aspects proprement « bio » (pas seulement bioénergétiques mais aussi évolutifs, écologiques, biogéochimiques et biosphériques) restent encore relativement peu développés, voire souvent mal compris. Ce qui dérange sans doute le plus dans l' approche bioéconomique de Georgescu-Roegen, comme d'ailleurs dans la fameuse théorie Gaïa, tout aussi controversée, c'est essentiellement,je crois, la rupture avec le traditionnel point de vue anthropocentrique à courte vue qui caractérise notre société. La découverte des « aspects bio-économiques de l'entropie » représente sans doute, selon Georgescu-Roegen, une nouvelle humiliation pour notre orgueil, une nouvelle blessure narcissique infligée à l'amour-propre de l'humanité par l'évolution de la pensée scientifique. Pour la nouvelle génération des bioéconomistes, Georgescu-Roegen représente le premier économiste professionnel et pratiquement le seul (depuis Malthus) à poser sérieusement le problème de l'économie de l'espèce humaine dans son contexte écologique global, c'est-à-dire à l'échelle planétaire de la vie sur Terre. Kenneth Boulding a aussi proposé une semblable réforme théorique pour « l'économie du nouveau vaisseau spatial Terre », mais, comme Georgescu-Roegen l'a signalé, son application des principes de la thermodynamique à la science économique laisse à désirer et contient en fait une grave illusion sur le recyclage, hélas partagée par de nombreux écologistes qui croient pouvoir assimiler le rôle de la matière dans le processus économique et le cycle des éléments chimiques dans la nature. La bioéconomie de Georgescu-Roegen se situe dans une « problématique de l'évolution » (au sens de François Meyer) qui tient compte de la spécificité de l'évolution technique de l'espèce humaine. Pour tenter de saisir la signification de celte conférence internationale, il convient de reconnaître que, d'une manière générale, la visibilité de l' œuvre de Georgescu-Roegen (souvent maladroitement interprétée ou vulgarisée) reste encore très faible, non seulement dans le grand public et les milieux politiques et économiques, mais également dans les milieux scientifiques et académiques. Cependant, et précisément parce qu'elle est occultée, pour ne pas dire censurée, par « les multinationales de la pensée » (Michel 51
Serres), l'œuvre révolutionnaire de Georgescu-Roegen intéresse et interpelle de plus en plus tous les « dissidents» du modèle dominant de l'Occident. Inachevée, dispersée, immense, encyclopédique, son œuvre n'est pas d'un accès facile. Il faut un certain temps pour la repérer dans son ensemble, la lire attentivement, la comprendre et l'assimiler. JI ne faut sans doute pas trop s'étonner si cette révolution bioéconomique, en tant que nouvelle vision planétaire du développement économique de l'humanité, n'est pas encore tille référence des grands débats politiques sur l'environnement et le développement. Pourtant, Georgescu-Roegen se trouvait à la Conférence des Nations unies sur l'environnement à Stockholm en juin 1972.
Le développement durable : une « charmante berceuse » À l'occasion de la préparation de la Conférence de Rio en 1992 et du Rapport Brundtland, la Conférence de Rome a pris connaissance d'un texte de Georgescu-Roegen, dans lequel on trouve une critique virulente de la nouvelle doctrine internationale du développement durable: une « charmante berceuse », écrit GeorgesèuRoegen! Il est clair que la plupart des gens, à commencer par les politiciens et les économistes orthodoxes, y compris de nombreux « experts de l'environnement », interprètent le développement durable comme la nouvelle formule magique. Plusieurs communications présentées à Rome furent consacrées à ce concept de « durabilité », qui préoccupe depuis longtemps Georgescu-Roegen et qui est loin d'être purement académique. Sur ce point, l'économiste américain Herman Daly, ancien élève de Georgescu-Roegen, critiqué par son maître au début des armées soixante-dix pour son plaidoyer en faveur de « l'état stationnaire » comme alternative à la croissance, représente aujourd'hui un point de vue bioéconomique d'autant plus remarquable qu'il a été un temps conseiller de la Banque mondiale, membre de son nouveau département « Environnement ». Daly a le mérite aujourd'hui de dire très clairement, en suivant l'enseignement de Georgescu-Roegen, qu' il ne faut pas confondre croissance et développement, et qu'il ne peut plus y avoir, à l'échelle écologique globale du « monde fini » de la biosphère, de croissance mondiale durable '. Herman Daly, dont le dernier livre est écrit en collaboration avec le 1 Herman E. Daly, ({ Il n'y a pas de croissance durable », Silence, décembre 1991.
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théologien John B. Cobb' , est sans doute l'économiste qui contribue le plus efficacement à la diffusion du nouveau « modèle économique » reliant l'approche bioéconomique de GeorgescuRoegen avec l'essor récent de la conscience et de la science du système Terre comme biosphère ' . Il faut se souvenir que la distinction entre croissance et développement a été établie par Joseph A. Schumpeter (1883-1950), le maître de Georgescu-Roegen à Harvard (en 1934-1936). La croissance, c'est produire plus; le développement, c'est produire autrement. La pensée de Schumpeter, longtemps négligée, retrouve de nos jours un spectaculaire regain de faveur. Georgescu-Roegen s'est toujours voulu le seul authentique disciple de Schumpeter! Dans sa perspective bioéconomique, la croissance économique (et démographique) mondiale doit non seulement être stabilisée, mais inversée, autrement dit « Demain la décroissance », si l'humanité veut sauvegarder durablement l'habitabilité de la biosphère qui, au quaternaire, a vu l'apparition et l'expansion du « phénomène humain » sur le globe.
Bioéconomie et hypothèse Gaïa Dans cette perspective, il est clair que l'économie mondiale doit nécessairement respecter certaines limites écologiques globales liées à la capacité de charge des écosystèmes, à la productivité primaire qui dépend de la photosynthèse de la végétation, à l'intégrité de la biodiversité, à la stabilité des cycles biogéochimiques, à l'équilibre du système climatique du globe, en somme respecter la santé, la stabilité dynamique (l'homéostasie) du très complexe système géophysiologique de la biosphère (au sens de Vernadsky) que James Lovelock et Lynn Margulis nomment Gaïa. D'une manière similaire et convergente, on pourrait dire que la bioéconomie est la science pratique de l'économie planétaire. Ajoutons que les similitudes de pensée entre Lovelock et Georgescu-Roegen à propos de la vie et de l'entropie, de la co-évolution entre le vivant et l' environnement, qui 1 Herm an Daly et John B. CObb, For The Commoll Good: Redirecting the Economy towards Commllnity, the EI/viranment and a Sustainable Future, Beacon, Boston, 1989. Edition anglaise préfacée par Paul Ekins, Green Print, Londres, 1990. 2 Voi r aussi Roben J.-A. Goodland et Herman Daly, « Les instruments requis », ch. 13 in C. Mungall et 0 .-1. McLaren, eds. , La Terre en péril .- métamorphose d 'une planète, publié pour la Société royale du Canada, Les Presses de J' Université d 'Ollawa, Ollawa, 1990, pp. 295-309.
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puisent en fait aux mêmes sources scientifiques, sont tout à fait remarquables. Pour l'école bioéconomique, la pensée économique doit retrouver son inspiration première, qui se situait historiquement au voisinage des sciences de la vie, de la physiologie et de l'agronomie notamment. Quesnay, le père de la découverte du « circuit économique », était médecin et les physiocrates (qui considéraient, au xvm' siècle, l'agriculture comme la seule source de la richesse) utilisèrent explicitement l'analogie de la circulation du sang dans le microcosme animal, associée dans la cosmologie baroque à la circulation de l'eau dans le macrocosme terrestre. Au siècle des Lumières, « le système de la Terre » du docteur James Hutton illustre bien cette vision organique, cyclique et stable, de la « machine du monde». Le mot machine signifiant en l'occurrence tout aussi bien l'organisme. Significativement, James Lovelock, le père spirituel de la théorie Gaïa, qui possède aussi une formation médicale comme le géologne Hutton, réactive de nos jours cette tradition en parlant de « géophysiologie » '. Rappelons que le processus économique, surtout avec l'industrialisation, n'est pas seulement métabolique, au sens physiologique et biochimique du terme, il est aussi entropique, dissipatif, évolutif et historique, précisément à cause de la loi de l'entropie, c'est-à-dire de la dégradation 2 inhérente aux transformations thermodynamiques irréversibles qui s'opèrent entre le système productif de la société et la géochimie de l'environnement, en l'occurrence les ressources naturelles extraites de la lithosphère, c'est-à-dire l'énergie (les combustibles fossiles surtout) et la matière utilisable (les minéraux utiles), transformées, utilisées, usées et finalement rejetées dans notre environnement terrestre limité. I.:épuisement irrévocable des ressources minéralogiques, la pollution et la dégradation de la biosphère, s'éclairent d'une manière frappante à la lumière du deuxième principe de la thermodynamique. Il nous reste à comprendre que l'extraordinaire développement économique de l'Occident a provoqué une véritable rupture socio-écologique, ce que j'ai proposé d'appeler la révolution thermo-industrielle (dont 1 Jacques Grinevald, « Le système de la Terre de James Hutton à James Lovelock », La Quinzaine Littéraire, août 1991, 583, nOspécial « La Nature », pp. 25-26 ; et « Europe and the Biosphere's global eeology », in Sara Parkin, ed., Green Light on Europe, Hererie Books, Londres, 1991, pp. 2 1-37. 2 Voir Bern.rd Brunhes (1908), Le Dégradation de l 'énergie, FI.mmarion, 1991.
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Sadi Carnot est, en avance sur son temps, le prophète incompris). Nous n'en sommes pas encore sortis. Nous ne l'avons pas encore bien compris.
De l'économie politique à l'écologie politique Il s'agit de rompre avec cette « envie de la physique» qui forma l'imagination scientifique des fondateurs de l'économie comme discipline scientifique, car le modèle classique de la physique, envié et imité servilement par les économistes (surtout les néo-classiques) n'est, à la lumière de la révolution carnotienne, qu' un paradigme mécaniste qui occulte la dimension proprement biophysique et écologique du développement économique. La science économique, en tant que science humaine (et non cette idéologie scientifique institutionnellement bien établie de nos jours), doit donc se situer non du côté de la physique mais de la biologie, entendue au sens le plus large du terme, dans la perspective globale de l'écologie. Comme l'écrivait d'une manière prophétique dans un article de 1957 l'économiste et philosophe Bertrand de Jouvenel (19031987), il nous faut passer désormais (à présent que nous voyons, pour la première fois dans l'histoire, la Terre, notre Terre-mère, la biosphère, comme une petite planète ronde, vivante et fragile, protégée de l'espace cosmique par sa fine membrane atmosphérique) « de l'économie politique à l'écologie politique » '. La science économique moderne, typique de la civilisation urbano-industrielle de l'Occident, est à la fois trop peu matérialiste, puisqu'elle ignore la nature (la Terre, l'environnement, les ressources naturelles, la pollution), et trop matérialiste, car elle ne comprend pas que le véritable « produit » du processus économique ne peut être un flux matériel entropique (des ressources de basse entropie transformées en déchets de haute entropie 1). Comme Georgescu-Roegen l'a mis en évidence dès son premier grand livre de 1966, la finalité proprement humaine - et à vrai dire aussi biologique - du processus économique est essentiellement immatérielle, spirituelle si l'on veut parler comme Bergson, et c'est la jouissance de la vie elle-même, ce que notre auteur nomme la « joie de vivre». En somme, la bioéconomie est une science nouvelle qui 1 Bertrand de Jouvenel, « De l'économie politique à l'écologie politique » (Bulletin SEDEJS. 1er mars 1957), republié dans son livre La Civilisation de puissance, Fayard, Paris, 1976, ch. 6. Voir aussi son livre Arcadie.' essais sur le mieux vivre, Futuribles, Paris, 1968.
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renoue avec une sagesse immémoriale: « Il n Ji a de richesse que la vie)), comme l'écrivait John Ruskin ( 18 19-1900), le grand critique de l'industrialisme de l'Angleterre victorienne. La bioéconomie n'est pas du tout une réduction du social au biologique et encore moins à la tbennodynamique, parce que la technique, tout en étant une extension « exosomatique» (à l'extérieur du corps) de l'évolution biologique de l'homme, est un phénomène culturel, lié aux capacités cognitives et inventives d'Homo sapiens faber (l'Homme qui pense et fabrique) . Interface entre la société et la nature, l'économie et l'environnement, la technique façonne le développement économique tout en transfonnant la face de la Terre. En cela l'humanité, spécialement depuis la révolution tbenno-industrielle, est devenue une véritable force géologique, ce que disait Vernadsky dans les années 1920! Comme l'évolution biologique', l'évolution technologique (culturelle) est imprévisible et ponctuée de discontinuités: les inventions majeures de la technique (et donc de la culture) sont l'équivalent des mutations biologiques dans l'évolution sociale de l'espèce humaine. D'où l'inégalité sociale, à l'intérieur des sociétés comme entre les sociétés - que notre idéologie industrielle appelle développées (modernes) ou sous-développèes (traditionnelles ou primitives). La science économique dominante est également aveugle sur les relations interculturelles de l'Occident avec le reste du monde! La bioéconomie, au sens où l'entend Georgescu-Roegen, considère le développement techno-économique de l'espèce humaine dans l'unité de son enracinement biophysique comme dans la diversité de son évolution culturelle et institutionnelle, sans jamais perdre de vue les contraintes et les limites de la planète Terre et de sa biosphère. Cette afflnnation des limites est sans doute l'aspect le plus écologique du message de Georgescu-Roegen'. C'est évidemment cette réintégration de l'humain dans la nature qui semble le plus difficilement 1 Significativement, Georgescu-Roegen a adopté le point de vue longtemps hérétique du biologiste Richard Goldschm idt (1878- 1958) qui distinguait la microévolution et la macro-évo lution, cette derni ère impliquant l' apparition de nouveautés di scontinues, macro-mutations, qui ressemblent à des « monstres prometteurs )). Georgescu-Roegen créd ite J. Schumpeter (1935) d' une vision qui anticipe la thèse de 1940 de Goldschmidt, récemment réévaluée. VOiT Stephen Jay Gould, introduction à Richard Goldschm idt, {( The Uses of heresy » The Material Basis of Evolution, Ya le University Press, New Haven, ( 1940), rééd. 1982. 2 Contrairement à la plupart de ses confrères économistes, Georgescu-Roegen (voir Demain la décroissance) a soutenu la pertinence du rapport Meadows sur
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acceptable pour l'anthropocentrisme moderne essentiellement issu de la tradition religieuse judéo-chrétienne de l'Occident médiéval' . Il nous reste, et la tâche est urgente, à repenser complètement le développement (économique bien entendu, mais aussi scientifique, technologique, social, culturel et spirituel) de l'ensemble de l'humanité, avec toute sa diversité culturelle, dans le cadre biogéographi que, biogéochimique, écologique, énergétique et cosmique limité de la biosphère. Cela ne peut se faire, au niveau intellectuel et institutionnel, qu'en établissant une étroite coopération inter- et transdisciplinaire entre les sciences économiques et sociales et les sciences de la vie sur Terre. Cette coopération doit se faire dans le cadre d' une véritable écologie globale (globale dans le sens de planétaire), une science interdisciplinaire et holistique - sans oublier la conscience humaine, qui fait elle aussi partie de la biosphère de la planète Terre et de son aventure extraordinaire dans l'évolution cosmique.
« les limites à la croissance » (1972), le critiquant seulement sur certains points mineurs et refusant surtout J'idée (partagée alors par Daly) que Je salut écologique résidait dans l'état stationnaire. Voir aussi Armand Petitjean, ed., Quel/es limites ? Le Club de Rome répond.. ", Paris, Seuil, 1974. 1 Lynn White, jr., Les racines historiques de notre crise écologique, traduction et présentation de Jacques Grinevald, Paris, Sang de la terre, 1993.
De la dépendance mondiale à l'interdépendance locale Helena Norberg-Hodge * De nos jours, nos choix peuvent avoir des effets désastreux sur des pays aux antipodes. En effet, nous pouvons acheter des aliments cultivés avec des pesticides toxiques qui auront détruit les sols et nui à la santé des producteurs. Nos chaussures de sport peuvent avoir été fabriquées par une main-d'œuvre exploitée .. . S'informer réellement est donc indispensable, tout comme il est primordial de considérer les choses à l'échelle du monde. Un tel point de vue nous met le nez sur toute une série de situations allant de mal en pis, depuis le réchauffement croissant de la planète jusqu'à l'extinction de l'espèce humaine, en passant par la menace du terrorisme, la précarité croissante de l'emploi, la pauvreté, le crime, ou l'effritement de la démocratie. Ces divers problèmes peuvent d'abord sembler étrangers les uns aux autres mais, en fa it, l'importante dégradation qui affecte la société aussi bien que l' environnement a une seule et unique cause: l' économie de plus en plus mondialisée et son imposant système centralisé de production et de distribution. Tous les pays du monde sont incités à s'enrôler dans une économie uniforme, hautement centralisée, reposant sur de vastes marchés unifiés et sur un commerce sans frein. Même s'il est flagrant qu'une telle économie mondialiste exacerbe un large spectre de problèmes sociaux, économiques et environnementaux, les gouver• Fondatrice et présidente de l'ISEC, International society for ecology and culture, Grande-Bretagne.
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nements n'en continuent pas moins à subventionner son infrastructure et à réécrire les accords d'échanges commerciaux, les lois et les réglementations afin de faciliter son extension. La mondialisation est en train de transformer des individus aux caractéristiques spécifiques en consommateurs de masse, d'uniformiser diverses traditions culturelles jusqu'alors uniques, de détruire la nature et la biodiversité, et de produire de plus en plus de déchets que la biosphère ne peut tout simplement pas absorber. Partout le fossé entre nantis et démunis se creuse, partout le crime et la violence prennent de l'ampleur. Et c'est sous des arguments de « croissance» et d' « efficacité» qu'elle nous coupe les uns des autres et de la nature - dont nous dépendons pourtant bien. Pour ne plus continuer sur cette voie qui ne mène qu'à la destruction, nous ne pouvons pas nous contenter de penser à l'échelle du monde en agissant localement mais nous devons penser et agir simultanément à l'échelle locale et à l'échelle mondiale. Pour vraiment changer de direction nous devrons opérer de profonds changements à tous les niveaux. Modifier notre système économique peut paraître une tâche insurmontable mais cerner la cause première du problème peut grandement faciliter les choses. Ainsi, au lieu de nous trouver confrontés à toute une série de symptômes apparemment sans lien les uns avec les autres, nous pouvons chercher à cerner le mal lui-même; le remède se dessine alors, tout aussi évident. Comprendre les rouages qui entraînent nos sociétés vers une catastrophe économique, écologique et sociale nous éclaire quant aux changements à initier dans notre vie quotidienne, et ces changements se répercuteront favorablement à l'échelle du monde.
A l'échelle mondiale: à tout coup l'on perd On dépeint souvent la mondialisation comme l'inévitable résultat de l'ordre des choses de la nature et de l'évolution. Bill Clinton avait cou'turne de dire que « la mondialisation n'est pas un choix politique mais un fait ». La mondialisation n'est pourtant ni un processus inévitable ni une étape de l'évolution; elle a lieu parce que les gouvernements y poussent et injectent généreusement les fonds nécessaires à la bonne assise de sa structure. On pourrait dire que, pendant ces 500 dernières années, les pays du Sud ont subventionné l'actuelle économie mondialiste, au grand détriment de leurs propres cultures, de leurs terres et de leurs économies. En effet,jamais le modèle industriel occidental n'aurait pu
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devenir dominant s'il n'avait longtemps eu accès aux matières premières, à la main-d'œuvre (y compris au travail des esclaves) et aux marchés du Sud. On croit généralement que la tristement célèbre époque de la conquête et du colonialisme fait partie du passé; en réalité, le « développement », 1'« ajustement structurel » et le « Iibreéchange» ne sont rien d'autre que quelques déguisements de plus pour le même procédé d'exploitation. Nous en sommes pour l'instant à la phase de mondialisation économique, où les décideurs vont pousser le système industriel occidental jusque dans les moindres recoins de la planète, s'efforçant de réduire toute économie locale, régionale et nationale à une seule et unique économie mondiale, à direction unique et basée sur le développement croissant du commerce.
Le commerce entre les peuples et les nations n'a rien de nouveau, cela fait des milliers d'années qu' il existe, mais par le passé le commerce en soi ne représentait qu 'un aspect secondaire, le premier objectif économique étant de pouvoir répondre aux besoins ou aux désirs des personnes, en ayant recours aux ressources disponibles dans un rayon relativement court. Ce n'est que lorsque les besoins essentiels avaient été satisfaits localement que l'on songeait à faire commerce du surplus avec les gens de l'extérieur. Aujourd'hui en revanche, c'est le commerce qui constitue une fin en soi. Cette mise en avant remonte à la théorie (1817) de l'économiste politique David Ricardo, selon laquelle les nations ont tout intérêt à se spécialiser dans les productions où elles excellent - celles où elles bénéficient d'un « plus» par rapport à d'autres pays - et à vendre leurs surplus pour acheter des biens qui leur sont nécessaires mais qu'elles ne produisent plus. Si l'objectif est manifestement d'accroître l' « efficacité », le résultat en est néanmoins un système largement inefficace et peu rentable, principalement parce que le modèle théorique ne tient pas compte des coûts additionnels générés par un commerce qui prend de plus en plus d'ampleur. Comme la plupart de ces coûts sont reportés sur le public ou sur l'environnement (ou encore transférés sur les contribuables, par le biais des subventions), les défauts de cette théorie n'apparaissent pas de prime abord. I:avantage comparatif est toujours la référence pour les programmes gouvernementaux et les décideurs, et il est au cœur du dogme du « libre-échange ». Soumis à une théorie économique périmée, les gouvernements investissent d'énormes masses d'argent dans des infrastructures en
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continuelle expansion, signent des traités commerciaux ouvrant leur propre économie aux investissements étrangers, et « bazardent » les lois et réglementations censées protéger les entreprises, les emplois et les ressources au niveau local et national. D'une façon ou d'une autre, la souveraineté nationale tombe entre les mains d'organismes tels l'OMC, avec la croyance erronée que le commerce est toujours une bonne chose, et que plus de commerce est encore mieux. Ces réglementations ont eu pour etret une croissance explosive du commerce international, qui s'est presque multiplié par vingt depuis 1950 - soit plus de deux foi s plus que la production. Importations et exportations atteignent maintenant un pourcentage inouï de l'activité économique, les biens échangés se montant annuellement à quelque II 400 milliards de dollars '. Des systèmes économiques entiers deviennent totalement dépendants du commerce, et quasiment toutes les sphères de la vie quotidienne sont concernées. I:impact sur la nourriture - un des seuls « produits » dont quiconque de par le monde avait besoin tous les jours - est particulièrement révé lateur: la Nouvelle-Zélande expédie des pommes dans des régions d' Europe ou d'Amérique du Nord où les pommes sont pourtant cultivées; par contre, les kiwis de Californie envahissent les magasins néo-zélandais. En Mongolie, où l'on trouve dix fois plus de bêtes laitières que d' habitants, les épiceries proposent plus de produits laitiers européens que locaux. La Grande-Bretagne importe chaque année plus de 100000 tonnes de lait, puis inverse la situation en en exportant à peu près la même quantité. Ainsi, dans la plupart des pays industriels, la nourriture quotidienne a parcouru des milliers de kilomètres avant d'arriver dans l'assiette. Que peut-on bien gagner à transporter ainsi l'alimentation de base sur de telles distances, quand elle peut être produite localement - et l'a d'ailleurs été pendant des siècles? Comment peut-on faire croire que cela soit économiquement « efficace »? En fait, comme on va le voir, personne ne tire de bénéfice d'un tel commerce excessif, et s'il est malgré tout rendu possible ce n'est pas par son efficacité mais grâce à toute Wle gamme de subventions et de coûts dissimulés. 1 Korlen David: When Corporations Rule lite World, West Hartford, CT, KumaTian Press, 1995, p. 18; Service international des stat istiques du Fonds monétaire international, International Financial StQtisfics, février 1999, vol. 53, nO2, Waslü ngton OC: Fonds monétaire international, 1999.
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Uinefficacité subventionnée Pour les partisans de la mondialisation, la meilleure preuve de l'efficacité de l'économie est le coût au plus bas de ses produits. Argument qui ne tient pourtant plus debout, quand on voit toutes les subventions perçues par l'économie mondialiste - puisqu'en plus de promouvoir le commerce par le biais d'accords internationaux, les gouvernements attribuent directement des subventions à leurs.secteurs commerciaux. Aux États-Unis, par exemple, tous les ans, des entreprises telles que Sunkist, la bière Miller, les soupes Campbell's, McDonald's ou M & M Mars reçoivent du Market Access Program quelque 100 millions de dollars pour la publicité de leurs produits à l'étranger. Et la Overseas Private Investing Corporation ne se prive pas de fournir des prêts, des assurances de prêts, et des assurances contre les risques aux sociétés et aux particuliers qui investissent dans ce qu'on appelle les « marché émergents» '. Les gouvernements accordent également des subsides (peut-être encore plus importants) à l'économie mondialiste de façon indirecte, par le biais d' investissements dans les infrastructures nécessaires à une économie basée sur le commerce. C' est le cas pour : o les réseaux de transport longue distance : autoroutes à voies multiples, terminaux d'expédition, aéroports, voies ferrées pour trains ultrarapides, équipements pour conteneurs, etc. ; oIes infrastructures productrices d 'énergie: inunenses usines de production centralisée d'électricité (dont les centrales nucléaires, les gigantesques barrages hydroélectriques), équipements pétroliers, pipe-lines pour le gaz, industrie houillère, etc. ; o les réseaux de communications et d ' informations ultrarapides : satellites, réseaux de téléphone, télévision, radio, et « autoroutes de l'information »; o les instituts de recherche et de développement : équipements mettant au point des technologies de remplacement de la maind'œuvre pour l'industrie comme pour l'agriculture, ainsi que des technologies visant à développer et moderniser les infrastructures concrètes sur lesquelles repose l'économie de mondialisation.
1 Rosenbaum David E. : Corporate Welfare's New Enemies, New York Times. 2 février 1997; Wayne Leslie, « Spreading Global Risk to Ameri can Taxpayers », New York Times, 20 septembre 1998, sect. 3, p. 1.
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La conséquence d' un tel système de subventions directes et indirectes est que le prix des marchandises transportées autour du monde est artificiellement bon marché, comparé à ce qui est produit à deux pas de là. La même chose se produit quand on ignore ou qu'on déplace les coûts pour l'environnement. Du coup, de l'ail produit en Chine et expédié en Espagne peut très bien coûter deux fois moins cher que l'ail espagnol, puisque ni la pollution causée par son transport ni le coût des infrastructures de ce même transport ne sont pris en compte dans son prix. La loi des entreprises C'est par le biais d'infrastructures commerciales financées par les subventions que les marchés ont pu se développer à l'échelle de la planète. Ce faisant, ils ont ouvert la voie aux grandes entreprises et celles-ci ont envahi les marchés, avalant les entreprises de taille modeste dont le commerce était local. Ces entreprises n 'ont rien à voir avec un quelconque électorat, mais la taille de beaucoup d'entre elles leur accorde tout de même un pouvoir économique et politique supérieur à celui des gouvernements. En fait, au moins la moitié des 100 principaux systèmes économiques du monde ne sont pas des États mais des entreprises '. De fait, 70 % de l'ensemble du commerce mondial est sous le contrôle de 500 entreprises commerciales et rien qu'à elles deux Cargill et Archer Daniels Midland contrôlent 70 à 80 % du commerce des céréales 2. General Motors et Ford ont, rien qu'à elles deux aussi, des ventes annuelles bien supérieures au total des PIB de toute l' Afrique sub-saharienne'. Si des accords de « libre-échange » tels que l'Alena (Accord de libre-échange nord-américain) et le GATT (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) ont vu le jour, c'est uniquement pour donner plus de latitude à ces entreprises et leur permettre de faire sauter les tarifs douaniers ou les réglementations susceptibles de constituer des « entraves au commerce ». Il est d' usage que les gouvernements réglementent et taxent les importations, donnant 1 La comparaison entre les ventes des entreprises et le PIB est tirée des sources suivantes: Hoover's Ille. : Hoovers Handbook ofWorid Business, 1997. Austin, TX : Hoover -s Business Press, 1997; The World Economie Factbook, Eliramonitor, 4e éd., Londres, 1996. 2 KatJan Robert E., « Was democracy just a moment ?», The Atfanlie Monthly,
décembre 1997. 3
Hoover s Ham/book ofWorld Business, et The World Economie Factbook, op.
cit.
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ainsi la faveur aux industries du pays mais protégeant aussi la stabilité économique, le niveau de vie des citoyens, et leur environnement. Néanmoins, les adeptes du « libre-échange» clament qu'il ne devrait y avoir aucune restriction à l'invasion des marchés, et l'OMC a déjà annulé de nombreuses mesures d'intérêt public prises par les gouvernements, sous motif d'entraves au commerce. Cela n'empêche toutefois pas ceux-ci d'accorder naïvement leur soutien à ce qu'ils pensent être « leurs» multinationales, même si on ne peut pas dire qu'elles font preuve de loyalisme envers un pays: avantages fiscaux, octrois de capitaux, attributions de terrains, et un fort laxisme quant à l'environnement ou aux règles de sécurité des travailleurs peuvent facilement attirer une société loin de son pays ou de sa région d'origine, et pour la retenir il faut offrir l'équivalent, sinon plus. Une entreprise tout à fait classique embauchant plusieurs centaines d'employés peut s'attendre, pour s'installer et défrayer son équipement, à des prêts à taux réduits, des subventions pour la formation de ses nouveaux ouvriers, et toute une kyrielle de mesures de réductions d'impôts. La compétition est si injuste que les petites entreprises locales, qui ne reçoivent rien de semblable, n'ont aucun espoir de survie. Ce procédé a grandement contribué à dévitaliser complètement des communautés entières; il a également déclenché une espèce de « course vers le bas » et l'on voit, dans tous les pays, les normes sur l'environnement ou la santé dégringoler vers le plus petit dénominateur commun. En fait, la seule chose de libre, dans le « libre-échange », c'est la liberté avec laquelle les entreprises peuvent délocaliser leurs opérations et s'installer dans des pays où les impôts et le coût de la maind'œuvre sont bas, où les réglementations sur l'environnement laissent à désirer, et où les subventions - venant des contribuables - sont généreuses. Manger les petits C'est à dessein que l'économie mondialiste privilégie systématiquement les sociétés libres comme l'air au détriment des petites entreprises qui font partie du décor local. Ainsi, par exemple, les réseaux de transport longue distance sont conçus pour que les gigantesques agro-industries et les grandes entreprises puissent livrer leurs produits n'importe où dans le monde, absorbant au passage tous les marchés des entreprises qui vendaient les produits locaux. Les petits fermiers ou les petits épiciers du coin de rue ne sont pas vraiment concernés par ces réseaux de communications mondiales (subven64
tionnés par les contribuables); par contre, les entreprises transnationales, elles, peuvent exercer un contrôle centralisé sur leurs activités disséminées à la surface du globe et transférer leurs capitaux ici ou là d'un seul clic de souris. Les petites entreprises locales peuvent tirer profit des niches économiques inhérentes à la diversité culturelle, les transnationales, par contre, sont tributaires de marchés unifiés - en partie par toute la publicité véhiculée par les médias mondialistes. Plus les compagnies transnationales prennent de la puissance économique, plus leur importance et leur assise financière leur permettent de soutirer des réductions aux fournisseurs ou aux organismes de prêt et, dans la fou lée, des aménagements par les gouvernements ou les instances de réglementation. Comment, sur un terrain aussi miné, un commerçant local peut-il s'imaginer concurrencer une grosse chaîne de supermarchés? Comment de petits agriculteurs peuvent-ils survivre face à de grandes entreprises agro-industrielles grassement subventionnées? n ne faut donc pas s'étonner si, chaque année, le nombre d'entreprises indépendantes, de commerçants et de fermiers continue à chuter.
À quel prix? Les petits commerçants ou les petits fermiers ne sont pas les seuls à pâtir de l'économie mondialiste car elle nous affecte tous - individus, familles, et communautés - et exerce de plus en plus de pressions sur la biosphère. On peut dire que la mondialisation entraîne, entre autres conséquences: • La dégradation de la démocratie : la prise de décisions est désormais centralisée entre les mains d'organismes non élus, comme l'OMC, le FMI ou la Commission des communautés européennes; de ce fait, l'influence des citoyens est de plus en plus restreinte, même dans les pays connus pour être démocratiques. Les gens peuvent bien avoir encore le droit d'élire leurs représentants nationaux ou locaux, ces votes n'ont plus grand sens puisque, à droite comme à gauche, toutes les institutions adoptent les mêmes mesures politiques qui reflètent l'influence et les projets des grandes entreprises . • La perte d'autonomie pour les gouvernements : plus on est dépendant de l'économie mondialisée, plus il devient difficile, même pour un État-nation, de tenir l'ensemble de ses citoyens ou l'environnement à l'abri des volontés de la finance internationale ou des capitaux transnationaux. Les gouvernements des pays du Sud perdent toute autonomie (c'est aussi de plus en plus le cas pour les pays du Nord), contraints qu'ils sont à modifier leurs propres systèmes 65
économiques pour qu' ils correspondent aux exigences de l'économie mondialiste. Conformément à la théorie des avantages comparatifs, ces pays ont été poussés à optimiser leur production (à la rendre plus « efficace ») en se limitant à deux ou trois produits clefs sélectionnés pour les marchés mondiaux. Les pays sont également incités à se « développer » - entendre par là : à mettre en place les infrastructures requises pour l'industrie et l'agriculture d'exportation, ce qui nécessite des sommes fabuleuses. Ces sommes doivent être empruntées. Or, si la demande mondiale pour les produits exportés par un pays diminue, celui-ci peut se trouver dans l'incapacité de rembourser ses prêts et s'enfoncer encore plus dans les dettes. Il sera alors prié d'entrer dans un programme d'« ajustement structurel» afin d'accroître sa « compétitivité » internationale - ce qui implique de couper dans les budgets sociaux, de lever des restrictions sur les investissements, et d'alimenter encore plus les lmancements des infrastructures. Les fonds prêtés à ces pays par la Banque mondiale ou par le FMI sont de très bons exemples de la condition de soumission à de tels programmes, et la réalité est que la plupart de ces pays s'y sont soumis. A eux seuls, les intérêts de ces prêts représentent souvent une grosse proportion du budget armuel du pays, et le remboursement sans lm requiert des excédents qui ne peuvent guère provenir que de la vente à l'extérieur des ressources naturelles ou d'un bon pourcentage de la production nationale. C'est ainsi que des nations entières sont saignées à blanc par le cercle vicieux de la dette et que, prises au piège, elles dépendent de plus en plus de l'économie mondiale . • La déstabilisation économique: alors qu'ils étaient déjà liés à un système complexe d'importations et d'exportations, les pays sont maintenant, et à tout jamais, assujettis à une économie mondiale instable, sur laquelle ils n'ont aucun contrôle. Des catastrophes naturelles, des guerres ou des effondrements économiques survenant à un bout du monde peuvent avoir un impact direct sur des pays se trouvant à des milliers de kilomètres de là. Par exemple, en 1999, les agriculteurs américains n'ont trouvé aucun débouché pour la moitié de leurs céréales parce qu'ils dépendaient du marché asiatique, or l'Asie avait été frappée par la crise financière 1• 1 Tim Weiner, « Aid to Farmers Puts Parties in Political Bidding Contest », The New York Times, 4 août 1999, p. A 14; Dirk Johnson, « As Agriculture Struggles, Iowa Psychologist Helps His FeUow Farmers Cope », The New York Times, 30 mai 1999, p. 12.
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La plupart des investissements mondiaux sont de nature spéculative, le système tout entier en est donc encore plus instable. En fait, le produit qui connaît le plus d'échanges sur les marchés mondiaux est l'argent. Chaque jour les places fmancières voient miser environ 1,3 milliard de dollars américains, soit 30 fois le PIB journalier de tous les pays industrialisés réunis '. Plus de 95 % de ces sommes sont pure spéculation, ce qui fait dire à bon nombre d'experts que le système est tellement instable qu'il ne peut que finir par s'effondrer -« Toute la question est de savoir quand » dit George Soros, financier international'. Nous avons eu un petit échantillon de cet effondrement en 1998, quand une spéculation débridée sur les monnaies d'Asie du Sud-Est a généré une crise financière et la récession pour toute cette région, avec de sérieuses répercussions économiques sur la planète entière . • L'urballisation : la croissance économique industrielle porte un tel préjudice à l'économie rurale que, dans les pays fortement industrialisés, seules 2 personnes sur 100 restent sur leurs terres. Or la mondialisation accélère cette tendance, d'où un déplacement massif de la population des campagnes vers les villes. C'est particulièrement le cas dans les pays du Sud, où l'économie de croissance met continuellement à mal des systèmes autonomes et ne laisse guère d'alternative que la migration vers les villes, dont l'expansion semble sans fm. D'ailleurs, le processus d'urbanisation continue même dans les pays les plus industrialisés: les emplois liés à l'économie de mondialisation sont concentrés dans les métropoles tentaculaires et leurs banlieues, et les régions rurales sont systématiquement coupées de la vitalité économique. Non seulement cette urbanisation malsaine vide les communautés rurales, mais en plus elle génère toute une série de problèmes urbains: quartiers pauvres surpeuplés (surtout dans les pays du Sud), solitude, aliénation, éclatement des familles, pauvreté, crime, violence ... I:urbanisation accroît également, et de façon considérable, l'utilisation des ressources et la pollution: la quasi-totalité des besoins matériels des populations urbaines sont satisfaits avec des produits venus d'ailleurs et qui, de plus, génèrent des déchets constituant une sérieuse source de pollution - alors que, dans un contexte rural, une bonne 1 Bernard
Lietaer, « Beyond Greed and Scarcity », Yes! Magazine, printemps
1997, p. 37.
David Morris, « When Money Usurps Economy, Somcthing Wrong », St Pail! Pioneer Press, 21 octobre 1997.
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Seriously
partie de ces déchets serait réutilisée. Si les choses continuent à la cadence actuelle, il est certain que l'urbanisation du monde causera l'effondrement social et la détérioration de l'environnement. • L'il/sécurité alimentaire: à mettre ainsi l'emphase sur les exportations, la réduction de la diversité des cultures ne s'est pas fait attendre. Des milliers de variétés locales ont été abandonnées en faveur de quelques cultures adaptables à la monoculture et soutenues par des courants économiques à court terme. On peut dire que, en tout, ce sont environ 75 % de la diversité agricole mondiale qui ont disparu au cours du siècle dernier, menaçant, du coup, la sécurité alimentaire sur toute la surface du globe '. Sans oublier la menace croissante de contamination génétique que constituent les OOM, dont la technologie est agressivement commercialisée par les industries biotechnologiques. Cette technologie présente pourtant le risque de causer d' irréversibles dommages à la diversité génétique et à la stabilité des productions agricoles de toute la planète, sans même parler d'éventuels risques graves pour la nature et pour la santé humaine. Un autre danger résulte du fait que les réserves alimentaires mondiales sont entre les mains d ' une poignée d'entreprises, qui ont donc le contrôle sur la sécurité alimentai re. Pour un Thaïlandais dans le besoin, ou un Brésilien, ou un Haïtien, la toute petite baisse d'un chiffre sur un écran à New York, Londres ou Tokyo peut faire qu' il mangera ou qu'il aura faim. En fait, la réalité d'aujourd'hui est que les entreprises ayant plus que jamais la mainmise sur la nourriture, c'est plus ou moins 790 millions de personnes qui souffrent de malnutrition 2 - alors que la planète produit suffisamment de nourriture pour nourrir convenablement tous les individus . • L'élargissement du fossé entre nantis et démunis: la mondialisation de l' économie creuse de plus en plus l'écart entre les riches et les pauvres, et ce, autant entre les pays du Nord et du Sud qu'au sein de chaque pays. On sait déjà que la fortune de 350 milliardaires représente le revenu annuel de 45 % des populations les plus pauvres du monde, et l'inégalité continue à enfler. La situation est exacerbée par la mobilité des compagnies transnationales et des capitaux, qui jouent à faire baisser les salaires partout dans le monde. Pourtant, les productions destinées aux marchés de la mon1 Information tirée d'une étude de la FAO basée sur les rapports de 150 pays. Food and Agriculture Organizatiofl : Store of the Worfd s Plalll Genetic Resources, Rome, FAO, 1996. 2 FAO : The Slale of Food Secllrity in the World, Rome, FAO, 1999.
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dialisation dépendent de plus en plus de procédés hautement informatisés et automatisés - ce qui a bien sûr pour résultat de marginaliser la main-d'œuvre humaine. On peut se demander comment la plupart des gens survivront si l'hémorragie de personnes qui quittent leurs villages pour tenter de trouver un emploi en ville continue, d'autant qu'elles s'y retrouveront sans travail et avec fort peu de chances d'en trouver un jour. • La dégradation de l'environnement: la mondialisation aggrave tout simplement les conséquences écologiques de l'industrialisation, pourtant déjà bien sérieuses. Les Occidentaux peuvent toujours avoir confiance dans les possibilités de la haute technologie ou de l'ingéniosité humaine pour trouver le remède au mal, il n'en est pas moins réel que la biosphère est saturée, qu'elle ne peut plus absorber les effets des activités industrielles. Les sols - qui sont, en fin de compte, le maillon clef de la production alimentaire - se détériorent très rapidement en raison des pratiques de l' agro-industrie ; d'immenses étendues de forêts maintenant perdues à tout jamais ont été décimées par l'industrie mondialisée du bois, les spéculateurs fonciers et les industries pétrolières et minières; l'air que nous respirons, comme l'indispensable eau, sont de plus en plus pollués, et les montagnes de déchets toxiques et de déchets nucléaires augmentent sans cesse. La culture de céréales génétiquement modifiées crée la menace d'une irréversible « pollution génétique ». Chaque année ce sont au moins 50000 variétés de plantes et d'animaux qui sont éliminées, spoliant l'immense diversité de la planète et provoquant une des plus grandes vagues d'extinction '. Enfin, et c'est peut-être le pire de tout, la déforestation, la diminution de la couche d'ozone et les émissions causant l'effet de serre ont provoqué une modification du climat qui vire à l'extrême, à l'imprévisible et à la violence. Continuer dans la voie de la mondialisation ne peut qu'intensifier ces tendances. Plus de commerce siguifle plus de transports, qui siguifient plus de pollutions et d'émissions de gaz carbonique; les fusions dans le domaine de l'agriculture et la « modernisation» siguiflent plus d'érosion des sols, plus d'intrants chimiques toxiques et une urbauisation dévoreuse de ressources; continuer à construire des infrastructures de transport et à extraire des combustibles fossiles signifie plus de destructions d'habitats et de perte de la biodiversité. Manifestement, cette planète finie ne peut pas soutenir un système économique basé sur la croissance infinie. Pourtant, le principe de la 1
E. O. Wilson, The Diversity of Life , New York, WW Norton & Co, 1992.
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mondialisation est qu'il faudrait encourager encore plus de monde (fmalement, tout le monde!) à adhérer à ce système destructeur. • La multiplication des conflits, tj.e la violence et du terrorisme: Les dirigeants politiques nous entraînent de plus en plus loin dans une « guerre contre le terrorisme » sans trnp savoir comment tout cela finira. Pour réellement comprendre la montée de l'intégrisme religieux et des conflits ethniques, il nous faut regarder les conséquences de ce que l'on pourrait, fort à propos, appeler le djihad d'une culture de consommation mondialisée, aux dépens de toute autre. Regarder les choses sous cet angle nous aide à mieux comprendre la tragédie du Il septembre 2001, et, en plus, cela nous aide à discerner une voie pouvant atténuer la violence qui émerge tous azimuts. Les économies locales, décentralisées, ont subvenu aux besoins des populations pendant des générations. Or elles sont maintenant anéanties par l'économie de mondialisation, pour laquelle la qualité de vie s'évalue en termes monétaires. La coopération, le partage et la réciprocité diminuent, alors que la compétition pour les rares emplois augmente. Le pouvoir politique est centralisé entre les mains d'institutions et de bureaucraties gouvernementales, et la population n'a quasiment pas voix au chapitre pour les services publics essentiels. Partout, les personnes se trnuvant au bas de l'échelle économique sont grandement défavorisées, les promesses implicites du « développement» (à savoir, qu'il est possible d'atteindre le niveau de vie dont jouissent les habitants des pays industriels les plus riches) ne se réalisent que pour une infime poignée de gens. Le fossé entre les nantis et les démunis se creuse, et la colère et le ressentiment prennent de plus en plus d'ampleur. Un autre méfait de la mondialisation est qu'elle substitue la monoculture occidentale uniformisée à la diversité culturelle. Chaque jour, sur toute la surface du globe, les médias assènent des images qui présentent le mode de vie moderne du consommateur occidental comme étant l'idéal, dénigrant subrepticement les traditions locales et les modes de vie liés à la campagne. Le message est que ce qui est urbain est soplùstiqué et que ce qui est rural est arriéré, que les importations de nourriture pré-conditionnée et d'objets manufacturés valent mieux que ce qui est fait localement, que « ce qui est importé vaut le coup, alors que le local est de la camelote », selon les termes d'un publicitaire clùnois '. Non seulement on charme les gens pour qu'ils préfèrent les ham1« Where the Admen Are », Newsweek, 14 mars 1994, p. 34.
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burgers de chez McDonald's à leur propre cuisine, ou les jeans à leurs propres vêtements nationaux, mais en plus on les incite à laisser tomber leur propre personnalité et à imiter l'actrice blonde aux yeux bleus de Baywatch ou Dallas. Bien peu de gens de par le monde parviendront à vivre selon cet idéal artificiel, et il s'ensuit généralement un sentiment d'échec, d'infériorité, et de mépris de soi. Dans un contexte où la concurrence est de plus en plus féroce, perdre le respect de soi et de sa culture peut causer des scissions suffisamment aiguës pour provoquer des réactions intégristes et des conflits ethniques. Il ne faut surtout pas s'étonner si les communautés et les systèmes économiques ruraux du Nord souffrent des mêmes maux que les pays du Sud, puisque les mêmes forces destructrices y sont à l'œuvre. Ainsi, c'est au cœur des communautés rurales nord-américaines que l'intégrisme chrétien a pris racine, comme l'hostilité de plus en plus forte envers les immigrants, les Noirs, les Juifs, et d'autres minorités ethniques. On peut même aller jusqu'à penser que les actes meurtriers qui ont frappé Oklahoma City en 1996 ont fmalement les mêmes raisons que les attaques contre New York et Washington en septembre 200 1. Mais même s'il est évident qu'il y a un lien entre l'expansion de la monoculture mondialiste et les conflits ethniques, beaucoup d'Occidentaux reportent quand même le blâme sur la tradition et non sur la modernité, rendant responsables les vieilles haines qui ont couvé sous la cendre pendant des générations. Cependant, pour avoir moi-même expérimenté les situations en direct, aussi bien au Nord qu'au Sud, pendant plus de 25 ans, je suis bien persuadée que la mondialisation et son acolyte le « développement» ne se contentent pas d'exacerber les tensions latentes: la plupart du temps, ils créent ces tensions. Ils . détruisent les structures de taille humaine, ils détruisent les liens de réciprocité et d'interdépendance au sein des communautés, et ils poussent les gens à renoncer à leur propre culture et à leurs propres valeurs, pour endosser les valeurs artificielles transmises par la publicité et les médias. Ce qui revient à rejeter sa propre identité, à rejeter son être spécifique. Les dégâts causés par cette tentative d'extension des modèles occidentaux à toute la planète sont multiples, le plus terrible étant la violence faite aux diverses cultures mises au rancart pour satisfaire le processus de mondialisation. Quand la violence explose, échappant à tout contrôle et affectant l'Occident comme cela a été le cas le Il septembre, cela devrait nous faire toucher du doigt que vouloir unifier les systèmes économiques et sociaux existant de par le 71
monde a un prix, fort élevé, et que la plupart de ces systèmes répondent bien mieux aux besoins des populations que le système censé les remplacer. En fin de compte, aujourd'hui, personne n'y gagne. Les investissements et les entreprises modifient chaque particularité de la vie locale, depuis la langue, la musique, l'habitat, jusqu'à l'agriculture ou la façon de voir le monde. Une telle modification culturelle, payée au prix fort, est contraire à la diversité, à la complexité de la vie elle-même. Partout dans le monde, il y a de plus en plus de gens au chômage; ceux qui travaillent sont sous-payés, sans sécurité d'emploi, et leur vie est souvent en danger. Des millions de petites ou moyennes entreprises mettent la clef sous la porte puisque les entreprises transnationales prennent tous les marchés. Les petits agriculteurs sont dévalués, financièrement ruinés, et se retrouvent dans les mégapoles. Ils laissent derrière eux des villages et des petites villes qui vont perdre toute vitalité économique et culturelle. I:environnement est de plus en plus pollué et déstabilisé et, au bout du compte, même les nantis sont pris au piège puisqu'ils doivent eux aussi survivre Sur une planète complètement dégradée et subir les conséquences d'un tissu social bien déchiqueté.
Penser local: de l'échelle mondiale à l'échelle locale Si la mondialisation est la cause de tant de maux, la localisation fait bien évidemment partie des remèdes. Cela veut dire passer de l'échelle mondiale à l'échelle locale. Cela inclut le « penser mondial, agir local» mais c'est plus que cela, car on implique bien un changement radical au niveau mondial comme au niveau local, dans les choix que font les individus, les communautés et les gouvernements. Il ne s'agit plus de solutions au coup par coup mais bien d'une stratégie complète, aboutissant à un réel changement du système. La localisation ne signifie pas que les communautés vont devenir totalement autosuffisantes. Il s'agit simplement de rapprocher les producteurs et les consommateurs lorsque c'est possible, et de trouver un meilleur équilibre entre production et commerce locaux. Il ne s'agit pas d'un« retour à la terre» pour tout le monde, mais de modifier des réglementations qui provoquent une urbanisation accrue. La localisation ne veut pas dire que les populations des pays froids n'auront plus droit aux oranges ou aux avocats, mais que leur blé, leur riz ou leur lait - autrement dit, leurs aliments de base - ne seront plus transportés sur des milliers de kilomètres 72
s' ils peuvent être produits localement. Le but n'est évidemment pas de mettre un point final à tout commerce, mais plutôt d'éliminer les transports inutiles et d'encourager toute attitude pouvant renforcer et diversifier les économies au niveau local mais aussi national - les degrés de diversification, les biens produits et l'importance du . commerce variant bien sûr d'une région à l'autre. Les avantages qu'il y aurait à ne plus foncer tête baissée vers la mondialisation. Par exemple, les économies rurales connaîtraient un regain de vie, aussi bien au Nord qu'au Sud, ce qui aiderait à juguler les vagues d' urbanisation malsaines. Les agriculteurs tra, vai lleraient d'abord pour la consommation locale et régionale, et non pour des marchés mondiaux ; ils pourraient donc choisir des variétés adaptées aux conditions locales et aux besoins des populations de leur région, et dès lors la diversité des cultures reprendrait vie. Les procédés de producti on seraient d'échelle bien plus modeste, donc bien moins agressifs pour l'environnement. Les transports seraient réduits, réduisant du coup la pollution et l'émission des gaz à effet de serre - ainsi, d'ailleurs, que les coûts financiers et écologiques générés par la production de l'énergie. Les gens ne seraient plus obligés de se conformer aux inaccessibles idéaux de cette monoculture mondialiste de consommation, et du coup la pression psychologique (souvent à la base de conflits ethniques et de violences) serait réduite. Couper court à la poursuite effrénée du commerce diminuerait la puissance économique - et donc politique - des entreprises transnationales, et il n'y aurait plus lieu d'attribuer des pouvoirs à des institutions supranationales telles que l'OMC. Il serait ainsi possible d'inverser le courant de destruction de la démocratie.
Objections? La localisation relève donc tout simplement du bon sens. Mais évidemment les objections ne vont pas manquer. Les uns s'exclameront que promouvoir la décentralisation est une « manœuvre sociale » qui générerait nombre de bouleversements pour beaucoup. Bien sûr, un passage au local s'accompagnerait de quelques perturbations, mais il y en aurait assurément moins qu' il n'yen a avec cette course vers la mondialisation. C'est en fait cette société de « croissance du chômage» qui forge une société et un environ-
nement comme on n'en avait encore jamais vu, où de vastes étendues de la planète et des systèmes économiques sont remodelés pour répondre aux besoins de la croissance mondialisée, tout 73
comme des peuples entiers de par le monde sont incités à laisser tomber leurs langues, leurs traditions alimentaires et leurs architectures traditionnelles pour adopter une culture unique standardisée. Une autre objection est l'idée selon laquelle les pays du Sud ont besoin que les pays du Nord aient une économie de marché mondialisée pour les aider à sortir de leur pauvreté - donc, qu'une plus grande autonomie au Nord nuirait aux économies du tiers-monde. Cette idée vient en grande partie de la croyance erronée selon laquelle la pauvreté du Sud est simplement due au non-développement. Or, si l'on a un regard honnête sur l'histoire on constate que la pauvreté du tiers-monde est surtout une conséquence du colonialisme et du développement. En réalité, passer graduellement à une échelle plus réduite et à une production plus localisée serait tout bénéfice pour le Nord autant que pour le Sud, donnerait un sens au travail et créerait davantage d'emplois partout. Le système économique de la mondialisation requiert que le Sud expédie au Nord une grande partie de ses ressources naturelles, que ses meilleures terres agricoles soient réservées à la production de nourriture, de fibres textiles et même de fleurs pour le Nord, et qu'une grande partie de la maind'œuvre du Sud soit employée dans des usines produisant pour les marchés du Nord. Produire davantage au Nord ne contribuerait pas à appauvrir le Sud, mais lui permettrait de garder pour lui-même ses matières premières, sa main-d'œuvre et ses productions. Mondialiser, c'est sortir des millions de personnes d'un système économique qui s'appuie sur la terre et qui assure la subsistance, pour les entasser dans des bidonvilles. Une activité économique s'ancrant sur la diversité et le local a tout de même de plus beaux horizons, au Nord comme au Sud. Modernisme et préjugés Vidée du passage au local va également à l'encontre de l'actuelle croyance selon laquelle c'est dans les zones urbaines ayant poussé comme des champignons que l'on trouve la« vraie» culture, et que les petites collectivités locales sont des trous perdus, les reliques d'un temps où l'étroitesse d'esprit et les préjugés étaient la norme. On prend souvent pour acquis que le passé était une époque de brutalité, que l'exploitation y était féroce, l'intolérance bien répandue et la violence banale, et que le monde moderne est largement audessus de cela. Ces suppositions font écho à la croyance élitiste et raciste selon iaquelle les peuples « modernisés» sont supérieurs
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aux peuples ruraux « sous-développés » (quand les premiers ne sont pas dits beaucoup plus évolués). Il est intéressant de noter que, dans la littérature sur le développement, ces régions sont décrites comme retirées, pauvres et primitives, alors que la littérature du tourisme les présente comme idylliques, paisibles et belles. Des millions de citadins vont dépenser une bonne partie de leur salaire pour aller passer une semaine ou deux dans ces « trous perdus primitifs ». n est parfaitement normal pour des hommes ou des femmes d'affaires surmenés d'aller se « ressourcer» précisément dans un de ces villages tout simples qu'ils qualifient pourtant de « sous-développés ». En fait, la cause est entendue, puisque de petites maisons perdues dans la campagne coûtent souvent plus cher qu'un appartement en ville. n n'empêche que le processus d'industrialisation a systématiquement retiré tout pouvoir économique et politique aux régions rurales avec, parallèlement, la perte de l'estime et du respect de soi pour les populations. Afin de comprendre à quoi ressemble une collectivité lorsque ses membres jouissent de l'estime de soi et ont maintenu le pouvoir économique au niveau local, nous devrions regarder le passé et parfois remonter à quelques siècles, avant l'enclosure en Angleterre, par exemple, ou avant l'ère coloniale au Sud. Bien que ce type d'informations soit peu diffusé, les descriptions de la vie dans des groupes humains largement autonomes ne manquent pas. La région isolée du Ladakh en est un bon exemple. La première fois que je suis allée au Ladakh, en 1975, il n'était pas encore affecté par le colonialisme ou le développement. Son système économique, qui reposait sur la communauté, nourrissait l'estime de soi et donnait aux gens la notion du contrôle de leurs propres vies. Or, dès le début des années soixante-dix - donc, en moins d'une génération - le « développement » et l' intrusion de l'économie mondialisée ont dramatiquement modifié la culture ladakhi. Le développement a efficacement démantelé l'économie locale: le pouvoir de prise de décision - qui revenait à la population villageoise - a été transféré à des bureaucraties siégeant dans des centres urbains éloignés; l'éducation des enfants a dérapé: jusqu'alors centrée sur les ressources locales et les besoins des populations, elle s'est orientée vers un genre de vie totalement inadéquat pour le Ladakh. Le message sous-jacent était que la vie en ville est « chic », excitante, facile, alors qne la vie d'un agriculteur est « plouc » et morne. ' De tels changements ont ouvert la voie à la 75
perte de l'estime de soi, aux mesquineries, aux ragots bornés, et à des taux de dissensions et de frictions jusque-là inconnus. Encore un peu et l'on aurait l'impression que la vie dans un village du Ladakh n'est pas tellement différente des stéréotypes occidentaux de la vie d'une petite ville.
Urbaniser ou ruraliser? Le lieu commun consistant à dire qu' « il y a trop de gens qui désirent retourner à la terre » est véhiculé par les adversaires de la localisation. Notons en passant que le même scepticisme n'affecte pas la notion d'urbanisation de la population du globe. On oublie un peu trop facilement que près de la moitié de la population mondiale vit encore de la terre et sur la terre. I:ignorer, comme si l'urbanisation était partie intégrante de la condition humaine est une bien dangereuse méprise, du genre de celles qui alimentent justement le processus d'urbanisation. Suggérer la ruralisation de populations américaines ou européennes est considéré comme utopique, alors que la Chine planifie de déplacer 440 millions de personnes des campagnes vers les villes, sans que cela ne prête à discussion. Cette « modernisation }} de la Chine relève du même processus que celui qui a mené à des explosions urbaines incontrôlables partout dans le Sud, de Bangkok à Mexico, de Bombay à Jakarta ou Lagos. Le chômage y règne, des millions de personnes sont sans domicile ou vivent dans des taudis, et le tissu social part à vau-l'eau. I:urbanisation maladive se poursuit même dans le Nord, puisque les communautés rurales sont démantelées et leurs populations poussées vers des mégapoles aux banlieues tentaculaires. Aux États-Unis, où il n'y a désormais plus que 2 % de la population à vivre de l'agriculture, on dénombre moins d'agriculteurs que de gens en prison - ce qui n'empêche pourtant pas les fermes de continuer à disparaître '. Il n'est pas pensable d'offrir un tel modèle au reste du monde, où la majeure partie des gens gagnent leur vie à travailler la terre. Mais qui va dire « on est beaucoup trop à vouloir aller en ville }} ? Cette question est rarement posée car il est pris pour acquis que la centralisation est plus efficace, ou que les populations urbaines utilisent moins de ressources. Pourtant, si on regarde bien les coûts réels de l'urbanisation dans ce cadre d' économie mondiale on voit 1
John Vidal, « Eco-soundings », The Guardian, 6 septembre 2000, p. 8.
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que, en fait, c'est tout le contraire. Où qu'ils soient situés sur la planète, les centres urbains sont des dévoreurs de ressources. Les mégasystèmes centralisés dont ils dépendent sont, presque sans exception, beaucoup plus préjudiciables à l'environnement que les productions diversifiées, de petite échelle et adaptées aux besoins locaux. La nourriture, l'eau, les matériaux de construction, l'énergie, tout doit être transporté sur de longues distances par des infrastructures grandes dévoreuses d'énergie, leurs tonnes de déchets concentrés doivent être emmenées par camions ou barges, ou incinérées aux dépens de l'environnement. Dans leurs tours de verre et d'acier qui se ressemblent toutes et aux fenêtres scellées, même l'air que l'on respire provient de ventilateurs, de pompes et d'énergie non renouvelable. Tout l'approvisionnement des populations urbaines (des quartiers les plus riches de Paris aux bidonvilles de Calcutta) repose sur des conditionnements et des transports de plus en plus lourds, et chaque kilo de nourriture consommée signifie une forte augmentation de la consommation de pétrole, de la pollution, et des déchets considérables. C'est précisément à cause de l'effectif considérable de la population qu'il faut abandonner ce modèle d'économie mondialisée qui ne peut guère satisfaire que les besoins d'une petite minorité en nourriture, vêtements ou habitat. Le Nord devra faire des pas de géant, puisque la plupart d'entre nous avons été séparés de la terre et les uns des autres, mais même dans les régions fortement urbanisées on peut établir un lien avec l'endroit où nous vivons. Les villes peuvent retrouver leurs caractéristiques régionales, devenir plus « vivables », moins peser sur l'environnement, il leur suffit pour cela de restaurer le tissu social de leurs petites communautés et de réorienter les activités économiques vers les ressources naturelles locales. Il nous sera plus facile d'y parvenir si nous soutenons nos communautés rurales et les petits agriculteurs encore sur place. En effet, ils sont la clef pour la reconstruction d'une agriculture saine, base d'économies plus solides, plus diversifiées.
Le pouvoir des citoyens Une dernière objection est que la dynamique de la mondialisation est désormais trop avancée pour revenir en arrière, d'autant plus que les décideurs en sont aussi les alliés. Il ne faut pas alors négliger l'importance de la pression que les populations peuvent exercer sur leurs gouvernements pour que ceux-ci modifient leurs décisions. 77
I:Europe a donné un exemple très frappant de ce pouvoir des peuples lors des mouvements massifs d'opposition aux modifications génétiques des aliments. I:industrie de la biotechnologie et le gouvemement des États-Unis ont eu beau s'efforcer de fourrer de force des aliments génétiquement modifiés dans la gorge des consommateurs européens, la pression publique s'est intensifiée pour limiter strictement ou même interdire ces aliments. Les gouvernements européens ne peuvent donc plus ignorer leurs électeurs. En 1999, en Angleterre, les quatre principales chames de supermarchés ont fait publiquement savoir qu'elles n'autoriseraient la présence d'aucun ingrédient génétiquement modifié dans leurs propres marques - c'était là le résultat d'actions de consommateurs assez nombreux pour être entendus. Une autre victoire des citoyens, moins connue, est la mise au point mort de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI). Cet accord international, rédigé principalement par les représentants de banques transnationales, de compagnies mondialistes, et de responsables gouvernementaux du commerce extérieur, avait pour objectif d'obliger les gouvernements à renoncer à une grande partie de leur pouvoir, dont surtout celui de protéger les citoyens et de maintenir des normes pour la société, l'environnement, et la santé. Un petit nombre de militants et de citoyens informés fit pression sur divers gouvernements de par le monde, obligeant à la mise au point mort de l'accord - ce qni touche à l'exploit quand on sait que ces négociations étaient menées dans le plus grand secret (la plupart des élus et plusieurs ministres n'étaient même pas au courant). Un troisième exemple concerne le département américain de l'Agriculture qni renonça, en 1998, à tenter d'abaisser les normes imposées aux cultures biologiques, abaissement qui aurait permis aux grandes compagnies agroaliinentaires de profiter de ce marché de plus en plus juteux. Entre autres défauts, les aliments « biologiques» auraient pu provenir de semences génétiquement modifiées, les terres auraient pu être fertilisées avec des ordures municipales contenant des produits chimiques, et les aliments auraient pu être stérilisés et irradiés - techniques considérées comme « acceptables» dans le système alimentaire mondialisé mais que les agriculteurs biologiques ont toujours rejetées. Il a fallu que les consommateurs et les agriculteurs en colère envoient des milliers de lettres, d'appels téléphoniques et de courriers électroniques au département de l'Agriculture pour que celui-ci revienne sur sa décision. Mais les preuves de refus les plus éloquentes et les plus encoura-
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geantes sont incontestablement les manifestations de masse qui ont lieu partout dans le monde, depuis Seattle, lors des rencontres de l'OMC en 1999, jusqu'aux plus récentes manifestations à Gênes, Johannesburg ou Florence. Ce sont dorénavant des millions de gens qui protestent, dénonçant au grand jour un procédé qui s'est déroulé en secret pendant des années. Le message de ceux qui manifestent ainsi dans les rues est très clair: la mondialisation n'est pas une évolution ou un processus naturels mais une affaire d'accords commerciaux privés et de décisions gouvernementales, et il faut modifier ces accords et ces décisions. ICatrnosphère de résistance de ces manifestations a assurément joué un rôle majeur dans l'échec des rencontres officielles de Seattle, et on peut y voir la garantie que les futures décisions touchant au commerce, qui jouent un rôle prépondérant pour le bien-être de la planète et des citoyens, ne seront plus prises en cachette des populations. Ces exemples montrent donc que des citoyens ordinaires peuvent imposer des modifications de réglementations, et que même un petit groupe de personnes bien organisées et bien informées peut peser d'un bon poids. Obliger les gouvernements à changer la situation n'est ni impossible ni voué à l'échec, cela exige simplement qu'assez de personnes aient pris conscience du désastre de la situation actuelle. Des signes de renouveau Outre la résistance active générée par l'accroissement de la mondialisation de l'économie, on voit aussi apparaître toute une gamme d'initiatives spontanées dans le but de ressusciter le tissu social et économique, mais également afin de répondre aux besoins de la nature - de la nature sauvage comme de la nature humaine. Par exemple, de plus en plus de médecins et de patients rejettent l'attitude médicale courante, commercialisée et mécaniste, lui préférant une approche plus préventive et holistique. On voit aussi des architectes s'inspirer des styles de constructions vernaculaires et faire de plus en plus usage des matériaux naturels. La prise de conscience des dangers de l'agro-industrie à grande échelle pour la santé de l'homme et de l'environnement est plus grande, et des milliers d'agriculteurs passent au mode de production biologique. Les consommateurs se nourrissent de plus en plus avec des aliments frais, délaissant les aliments conditionnés bourrés de colorants, parfums et autres conservateurs artificiels. De telles attitudes positives prennent tous les jours de l'ampleur et de la puissance, signant ainsi le désir de vivre en accord avec la nature 79
et ses rythmes. En outre, ces tendances, comme toute autre démarche positive, même minime, montrent que les gens aspirent de plus en plus à un changement fondamental de direction. Agir mondialement Pour qu' un passage à l'échelle locale ait lieu, il faut franchir des étapes à divers niveaux. « Agir localement » a déjà un impact positif: bon nombre de personnes et d'organisations s'emploient, à la base, à renforcer leurs communautés et leurs économies locales. Mais, pour que ces efforts soient fructueux, il faut qu'ils s'accompagnent de changements des réglementations nationales et internationales car, par exemple, comment la démocratie participative peut-elle prendre du poids si les multinationales contrôlent les décisions des gouvernements et manipulent l'opinion publique? Comment les petits agriculteurs ou les petits commerces locaux indépendants peuvent-ils prospérer si les gouvernements continuent à prendre fait et cause pour le « libre-échange » et à subventionner des entreprises transnationales mondialistes? Comment peut-on inculquer aux enfants la notion de diversité culturelle - et privilégier cette notion - si les images transmises par les médias à tous les coins du globe les bombardent de références à un seul modèle ? Comment les projets à petite échelle d'énergies renouvelables peuvent-ils rivaliser avec les subventions massives accordées à de monstrueux barrages ou à des centrales nucléaires ? Si l'on veut renverser le processus de la mondialisation, les initiatives locales doivent manifestement être associées à des changements de politiques. Les initiatives locales isolées et dispersées ne suffisent pas. Il faut désormais développer des politiques gouvernementales qui mettraient en avant la petite échelle à une grande échelle. permettant ainsi l'expansion et l'épanouissement de plus d'économies tissées dans le local. Changement de politiques Pour que l'économie change de cap, il faut revoir les politiques économiques et financières mondialistes et donc revoir les accords commerciaux, les dépenses publiques, les réformes de la réglementation et la politique du développement. Voici quelques exemples de la façon dont un changement de bénéficiaires des aides gouvernementales pourrait conduire à des économies plus diversifiées et implantées localement:
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• Les transports: Les montants actuellement attribués aux transports terrestres longue distance donnent une idée de l'énormité des subventions accordées à l'économie de ,mondialisation. Aux ÉtatsUnis, où il y a déjà plus de 6240000 kilomètres de routes, il a été prévu que dans les prochaines années les transports terrestres allaient engloutir quelque 175 milliards de dollars de plus, l'objectif étant de « favoriser l'accès aux marchés partout dans le monde}) l , Pour ne pas être en reste, la Communauté européenne prévoit d'affecter entre 465 et 580 milliards de dollars à un « Réseau transeuropéen » comportant de nouvelles liaisons ferroviaires ultrarapides entre la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Autriche, l'Allemagne et l'Espagne; à des autoroutes en Grèce, en Bulgarie, au Portugal, en Espagne, en Irlande, en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves, ainsi que des voies terrestres entre le Danemark et la Suède et entre la Grande-Bretagne et l'Irlande ' . Le Sud voit peu d'argent pour de tels projets; par exemple, la Banque mondiale prête 400 millions de dollars à la Chine pour construire des autoroutes qui « vont améliorer les trajets longue distance et favoriser le commerce }) 3. Au lieu de continuer à financer l'extension du réseau des voies commerciales, une partie de ces fonds pourrait servir à mettre en place divers moyens de transport qui soutiendraient des entreprises locales de taille réduite, Cette modification aurait des bénéfices considérables: création d'emplois, environnement moins malade, ou encore distribution plus équitable des ressources. r; on pourrait aussi construire des pistes cyclables, des sentiers, des navettes ferroviaires régionales, et quand c'est opportun, des voies pour le transport par animal. Une telle orientation peut être prise même dans un monde hyper-industrialisé, où la dépendance envers les infrastructures centralisées est bien enracinée, A Amsterdam, par exemple, on se dirige vers l'interdiction des voitures au centreville, les trottoirs sont élargis et de nouvelles pistes cyclables sont mises en service. 1 Rodney E. Slater, ministre des Transports, lettre à AI Gcre du 12 mars 1997. p. 2; ministère des Transports des États-Unis, « Highlights of the FY J997 Transportation Budget », Washington D.-C. : ministère des Transports, J997. 2 « Ten Questions on TENs», Fédération européenne pour le transport et l'environnement, 26, rue de la Victoire, 1060 Bruxelles, Belgique, pp. 3-6. 3 « Loan & Credit Summary » (projets approuvés lors du Conseil d'administration de la Banque mondiale en décembre 1996), www.worldbank.org.
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• Les marchés et les lieux de rencontres publics: Les autoroutes ultrarapides, construites avec les fonds de l 'État (ou dans le cadre d'un « partenariat» public-privé), favorisent bien évidemment le développement de supermarchés, hypermarchés et autres centres commerciaux tentaculaires, tous appartenant à de grandes entreprises. Utiliser une partie de cet argent pour construire ou embellir des espaces qui seraient réservés aux petits marchés - comme les places qu'on trouvait jadis dans presque toutes les villes et villages d'Europe - permettrait aux commerçants et artisans locaux (dont les moyens sont réduits) de vendre leurs articles. On réanimerait ainsi le cœur des villes et réduirait l'usage des voitures, la consommation d'énergies fossiles et la pollution. De plus, si apporter de l'aide à des marchés de producteurs est à l'avantage des villes, la région en bénéficierait aussi puisque son économie agricole connaîtrait un regain - et l'on réduirait le gâchis des ressources utilisées à transformer, conditionner et transporter les aliments. Créer ou améliorer des lieux de rencontres publiques, comme les mairies ou les places de villages, encouragerait les échanges directs entre les décideurs et la population, ce qui aurait le double avantage d'animer la vie collective et de renforcer la démocratie participative . • L'énergie: Qu'il s'agisse de centrales nucléaires ou de grands barrages, aujourd'hui tous les grands projets sont grassement subventionnés - et leur impact sur l'environnement superbement ignoré. Éliminer progressivement ces investissements qui représentent plusieurs milliards de dollars et aider réellement les systèmes d'énergies renouvelables localement disponibles, voilà qui réduirait la pollution, la production de gaz à effet de serre, la dépendance au pétrole (qui s'épuise) ou des teclmologies nucléaires dangereuses. En outre, avec des sources décentralisées d'énergie, l'argent ne « fuirait» plus mais resterait dans le circuit économique local. Les grandes centrales d'énergie du Sud sont systématiquement destinées aux besoins des grandes zones urbaines et à l'exportation - favorisant du même coup l'urbanisation et la mondialisation. En revanche, aider des infrastructures décentralisées de production d'énergie renouvelable renforcerait les économies des villages, des petites villes, et l'économie rurale en général, tout en mettant un frein au processus d'urbanisation. Comme les infrastructures de production d'énergie ne sont pas encore très développées dans le Sud, il n'est pas illusoire de penser qu'une telle stratégie pourrait être mise en place dans un futur proche - mais pour cela il faut que
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les populations fassent suffisamment pression sur les banques et les établissements de financement. • L'agriculture: Aujourd'hui, dans presque tous les pays, les subventions favorisent largement les industries agroalimentaires. Au Royaume-Uni, par exemple, la production biologique ne reçoit que 0,2 % des 3,2 milliards de Livres Sterling de subventions directes accordées à l'agriculture '. Les paiements directs aux agriculteurs ne sont pas les seuls à être détournés vers l'agriculture à grande échelle : le financement de la recherche agricole est également dévié vers la biotechnologie et la monoculture intensive, chimique et gaspilleuse d'énergie. Faire passer cet argent vers les technologies beaucoup plus simples concernant l'agriculture diversifiée et à petite échelle revitaliserait les économies rurales du Nord comme du Sud tout en favorisant la biodiversité, des terres plus saines, la sécurité alimentaire, des régimes alimentaires variés et équilibrés, et des aliments plus frais. Dans les pays du Sud, les meilleures terres sont réservées aux cultures destinées aux marchés du Nord. C'est là une des conséquences du colonialisme, du développement et de la mondialisation. Mettre dorénavant l'accent sur une production diversifiée, exigeant peu d'intrants et destinée à la consommation locale,jouerait en faveur de la stabilité économique. Cela réduirait également le fossé entre les riches et les pauvres, et éliminerait la faim qui est désormais endémique dans les pays « en développement ». • Les médias mondialisés: La télévision et d'autres médias reçoivent d'énormes subsides sous forme d'aide à la recherche et au développement, d'aide au développement d'infrastructures, d'aide à la formation, etc. Les compagnies nationales de radiodiffusion ou de télévision sont rachetées par les empires mondiaux des médias. Ces conglomérats homogénéisent rapidement toutes les diverses traditions, alors que favoriser les cultures régionales (musiques, théâtre, danses, festivals, etc.) serait une alternative bien saine. Les collectivités et communautés, les nations devraient avoir le droit de limiter le bombardement d'images médiatisées violentes et à but commercial auxquelles les enfants sont exposés. • L'éducation : I.!enseignement est de plus en plus lié aux besoins des entreprises - censées être de futurs employeurs. Les programmes 1 Ministère de )'Agriculture, de la Pêche et de l'Alimentation: Agriculture in the United Killgdolll, Londres, MAAF, The Stationary Office, 1999, pp. 9 : 1-
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sont plus que jamais standardisés et axés sur la technologie. Mettre fin à une telle situation, apporter une formation agricole et technologique mènerait à une réelle décentralisation de la production des biens essentiels. On ne pousserait plus les enfants à se spécialiser pour tomber dans une économie centralisée et « à croissance de chômage » mais on leur enseignerait les divers systèmes environnementaux, culturels et économiques. Cela ne veut pas dire que l'on tronquerait les informations en provenance d'autres cultures, puisque les échanges culturels représenteraient une part importante de l'éducation. Le modèle colonial reste la référence pour la majorité des pays du Sud. On apprend donc par cœur et dans la langue du colonisateur - donc du pouvoir. Qu'elles touchent à la culture, à l'histoire ou à tout autre domaine, les informations proviennent de l'étranger et on développe les aptitudes adéquates à l'économie d'exportation plutôt qu' à l'économie locale ou régionale. De plus, presque toujours, ce mode d'éducation élimine soigneusement toute information sur l'ampleur des problèmes sociaux et économiques dans le monde, protégeant ainsi soigneusement les mytbes du « développement» et de la vie urbaine occidentale. Assurément, le Sud aurait tout avantage à délaisser ce modèle de culture unique, et à opter pour diverses formes d'éducation centrées sur la vie et le travail dans des milieux spécifiques, environnementaux comme culturels . • Les services médicaux : Les investissements dans le domaine de la santé favorisent les énormes hôpitaux desservant les populations urbaines. I:inévitable pression pour réduire les budgets affecte les médecins et le personnel médical qui se retrouvent avec de plus en plus de patients, ce qui nuit à la qualité de l'attention portée à chacun d'eux. Si, à investissement équivalent, on équipait plutôt plusieurs cliniques locales, plus petites, faisant moins usage de la haute technologie et plus tournées vers la médecine généraliste, la médecine préventive et l'information, plus de gens seraient mieux soignés et les économies nationales et locales en tireraient avantage. Au Sud, les économies et les populations se porteraient mieux si tous les capitaux (et toute l'énergie) destinés à des soins de santé calqués sur le modèle occidental étaient attribués à des alternatives locales valorisant les pratiques indigènes accessibles à presque tout le monde.
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Réformer la réglementation En plus des divers subsides qui leur sont accordées (directement ou indirectement), les entreprises axées sur une économie mondialisée et à grande échelle tirent avantage de toute une gamme de réglementations gouvernementales - ou même, dans de nombreux cas, de toute absence de réglementation - aux dépens, bien sûr, des entreprises plus petites et locales. Ces grandes entreprises se plaignent à corps et à cri des lourdeurs bureaucratiques - mais on pourrait pourtant fort bien se passer de toute la paperasserie des réglementations : il y a juste à implanter localement des unités de production et de fabrication de moindre taille. La situation actuelle de « libre-échange » sans frein nécessite clairement d'être régulée, et les citoyens doivent exiger que leurs gouvernements soient en mesure de protéger leurs intérêts. La meilleure façon d'y parvenir serait encore par le biais d'accords internationaux, par lesquels les gouvernements accepteraient de changer les « régIes du jeu ». Ainsi le monde des affaires connaîtrait à nouveau une réelle diversité et une décentralisation. Ces accords s'appliqueraient aux domaines ci-dessous: • Les accords commerciaux,' Le « libre-échange » mène à un pouvoir et une liberté de plus en plus grands pour les multinationales, et à d'incessantes menaces et contraintes pour les économies nationales. Pourtant, presque tout le monde tirerait grand avantage d'une réglementation très étudiée à laquelle, idéalement, tous les pays donneraient leur accord et qui stipulerait que l'importation de toute marchandise pouvant être produite sur place soit soumise à des droits de douane. Un tel « protectionnisme » ne serait pas dirigé contre les citoyens des autres pays. Il s'agirait plutôt d'un moyen de sauvegarder des emplois et de défendre les ressources locales contre le pouvoir excessif des entreprises transnationales. Dans les pays du Sud, beaucoup savent qu'ils s'en tireraient bien mieux s'il leur était possible de protéger et de garder pour eux leurs ressources naturelles, de développer des entreprises nationales et régionales et d'amoindrir l'impact qu'ont, sur leur propre culture, les médias étrangers et leurs publicités. Il n'est même pas certain que le « commerce équitable » soit vraiment une bonne chose à long terme, s'il éloigne les populations d'une économie et de productions traditionnelles relativement sûres . • Les flux de capitaux,' La non-régulation des mouvements de capitaux a totalement joué en faveur du développement rapide des entreprises transnationales. Leurs bénéfices, leurs coûts d'exploitation et leurs placements peuvent si facilement passer de l'une à l'autre de
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leurs vastes entreprises qu'elles peuvent avoir leur siège n' importe où dans le monde et qu'elles tiennent même en otage les nations souveraines par leurs menaces de délocalisation. Et bien sûr elles obtiennent des subventions auxquelles les petites entreprises n'ont pas droit. Limiter la libre circulation des capitaux permettrait de réduire les avantages attribués aux grandes entreprises; cela les rendrait égaIement plus responsables envers les pays où elles opèrent. • Les critères de bonne santé économique." Les décideurs brandissent souvent la croissance du PIB comme preuve que leurs décisions sont bonnes. Ce qu'ils oublient de prendre en compte c'est que le PIB n'a pas grand-chose à voir avec de quelconques critères de bien-être social, il ne s'agit que d'une grossière évaluation de l'activité marchande, de l'argent passant de main en main. TI ne fait aucune distinction entre ce qui est souhaitable et ce qui ne l'est pas, entre les coûts et les gains. Toute augmentation de dépenses à cause du cancer, des crimes, des accidents de la circulation, des marées noires, etc. élève le PIB - et toute personne sensée y verrait plutôt les symptômes d'une mauvaise santé de la société, non des signes de son bien-être. De plus, le PIB ne prend en compte que la partie de l'activité économique impliquant des transactions fmancières - il ignore donc royalement la fonction des familles, des collectivités et de l' environnement Du coup, payer pour un enfant en garderie contribue au PIB, mais s'occuper de lui à la maison n'a pas cet effet De même, raser une forêt pour la transformer en pâte à papier ajoute au même PIB; ce qui n'est pas le cas d'une forêt vivante, qui est pourtant un élément crucial pour la biosphère et pour notre santé. Résultat: se référer uniquement au PIB peut mener à prendre des décisions qui causeront d'irréversibles dégâts. Ainsi, et plus particulièrement dans les pays du Sud, on voit des décisions axées sur une élévation du PIB provoquer systématiquement l'effondrement d'économies qui répondaient parfaitement aux besoins des populations. Le processus de « développement» dans le cadre de l'économie mondialiste fait donc passer d'une saine autosuffisance à une réelle pauvreté. Une investigation plus poussée et plus complète des critèreS de santé économique mettrait à jour bon nombre de coûts déguisés par notre actuelle mondialisation et rendrait évidente la nécessité d'un changement de cap, au bénéfice de tous 1. 1
Le groupe Redefining Progress, basé aux États-Unis, a travai llé sur les
défauts des critères économiques conventionnels et recommande l'utilisation de critères alternatifs. Voir Clifford Cobb, Ted halstead, et Jonathan Rowe, « If the GDP Is Up, Why Is America Down? », Atlantic Monthly, octobre 1995.
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• Les systèmes fiscaux : Les réglementations fiscales sont systématiquement en défaveur des petites et des moyennes entreprises dans presque tous les pays. Les petites unités de production sont généralement plus intensives en main-d'œuvre, or la main-d'œuvre leur coûte cher avec tous les impôts sur le revenu, les charges sociales, les taxes sur la valeur ajoutée, les taxes sur les traitements et salaires, etc. Par contre, des réductions d'impôts (dépréciation accélérée, indemnités d'investissement, crédits d'impôts, etc.) sont allouées aux technologies dévoreuses de capitaux et d'énergie utilisées par les grandes entreprises. Renverser cette situation donnerait assurément un coup de pouce aux économies locales; cela créerait également plus d'emplois puisqu'on préférerait l'homme aux machines. De même, des taxes sur l'énergie utilisée encourageraient les entreprises dépendant moins de technologies avancées. Si le pétrole était taxé de manière que son prix reflète son coût réel (avec, entre autres, l'estimation des effets de sa consommation sur l'environnement), on verrait les transports diminuer, la production régionale destinée à la consommation locale augmenterait, et l'économie connaîtrait une bien saine diversification. • Les politiques baf/caires : La politique des prêts bancaires est égaIement à revoir. En effet, les taux d'intérêts appliqués aux petites entreprises sont nettement plus élevés que ceux accordés aux grandes. De plus, les banques exigent souvent que les patrons des petites entreprises garantissent personnellement leurs prêts ; or cette garantie n'est pas demandée aux directeurs des grandes entreprises. Arrêter ces pratiques mettrait fin à un des avantages injustes dont bénéficient les grandes entreprises. Par ailleurs, les banques poussent à la consommation d'énergies non renouvelables par le biais des polices de leurs prêts hypothécaires. Ainsi, une maison chauffée au bois ou produisant son électricité par l'énergie solaire ou éolienne est considérée comme « ne répondant pas aux normes », et les taux pour de telles maisons sont plus élevés que pour une maison raccordée au réseau électrique et équipée d'un chauffage central alimenté par des combustibles fossiles. Cesser de pénaliser ainsi l'usage des énergies disponibles sur place serait une bien bonne chose pour l'environnement et l'économie locale. • Les réglemematioflS agraires: Des amendements aux réglementations agraires, au niveau local et régional, suffIraient à protéger les espaces naturels, les zones en rase campagne et les terres cultivées des méfaits du développement. On accorderait une aide politique et fmancière aux diverses catégories de trusts fonciers créés à cette fin. Il est déjà arrivé que des gouvernements aient mis à profit l'argent public 87
en achetant des droits d'exploitation de terres arables ; du même coup ils protégeaient les terres agricoles de l'expansion urbaine tout en allégeant les pressions financières exercées sur les agriculteurs. Des études ont également démontré que les États dépensent nettement plus en frais d'entretien pour des terres aménagées qu'ils n'en tirent de recettes fiscales supplémentaires - ce qui revient à dire que quand des terres sont mises en valeur, en plus de perdre l'avantage d'espaces naturels, les contribuables perdent aussi de l'argent. Les réglementations font fréquemment la distinction entre zones résidentielles, commerciales et industrielles, distinction reildue nécessaire par les besoins et les risques de la production et de la commercialisation à grande échelle. On pourrait cependant changer cela pour permettre l'implantation de maisons, de petites boutiques et de petites unités de production. Réfléchir aux limitations liées à un style de vie de petites communautés serait aussi bénéfique, puisque les zonages et autres réglementations visant à limiter la surpopulation aboutissent souvent à interdire des choix de vie ne nuisant en rien à l'environnement, comme par exemple la copropriété ou la colocation, ou les éco-villages . • Les réglementations sanitaires et la sécurité,' Les petites entreprises se retrouvent souvent injustement pénalisées par des réglementations qui, en fait, visent des problèmes liés à la production à grande échelle. Les élevages avicoles en batteries, par exemple, doivent assurément respecter des réglementations strictes sur la santé et l'environnement: les millions d'animaux confinés en espaces clos sont fortement sujets aux maladies, leurs tonnes d'effluents très concentrés doivent être évacuées en toute sécurité, et le transport sur de longues distances d'œufs ou de poulets frais est propice aux risques de détérioration. Mais un petit éleveur, par exemple un fermier avec sa douzaine de poulets en liberté, est soumis pratiquement aux mêmes réglementations, si bien que les coûts de production finissent par atteindre de tels niveaux qu'il ne leur est plus possible de continuer. Les gros producteurs peuvent répartir les coûts de mise aux normes sur un volume beaucoup plus grand. De telles réglementations discriminatoires sont très répandues et sont en train de mettre fin aux producteurs de fromages fermiers en Europe, aux petites entreprises de production de cidre aux États-Unis, etc. Comment renforcer les contrôles sans écraser les petits exploitants? Une solution à ce dilemme consiste à mettre en place un double système: les sociétés qui produisent et celles qui commercialisent à grande échelle devraient répondre à des contrôles plus
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stricts - et il faudrait alors surveiller étroitement les chassés-croisés entre les services de réglementations et les grandes entreprises. Par contre, un ensemble de réglementations plus simples et définies localement conviendrait aux petites entreprises. Un tel système attribuerait aux communautés le droit de s'intéresser plus particulièrement aux aliments produits et consommés localement, et admettrait que de tels procédés requièrent nettement moins d'étapes nuisibles à la santé humaine et à l'environnement. Les normes minimales pour la production et la vente au détail étant établies par les communautés, elles varieraient bien sûr d'un endroit à l'autre mais seraient toujours en accord avec les conditions locales. Puisque des membres de la communauté assureraient le contrôle de l'application des normes, le résultat serait bien meilleur qu'avec le système actuel de réglementations nationales identiques d'un bout à l'autre du pays, de toute façon parfaitement anonymes et s'appuyant sur de coûteuses mesures coercitives. Des réglementations locales autoriseraient davantage de flexibilité, encourageraient la prise de responsabilités, et réduiraient drastiquement les coûts de contrôle et de mise aux normes. Ces réglementations communautaires spécifiquement locales iraient de pair avec les réglementations nationales et internationales s'appliquant aux biens produits dans une région et vendus dans une autre. Ainsi, les petites entreprises tournées vers les marchés locaux ne souffriraient pas injustement de réglementations inappropriées, et de plus les populations et l'environnement seraient protégés contre la démesure des grandes entreprises.
Initiatives populaires et actions locales Parallèlement aux modifications de politiques et de réglementations, il faut une multitude de petites initiatives locales, très diversifiées (comme celles que nous voyons apparaître désormais), car c'est là que le « agir localement» fait ses preuves. Si les modifications de réglementations dont il a été question ci-dessus les prennent en compte, de telles initiatives finissent inévitablement par ramener la diversité culturelle et biologique ainsi que la viabilité à long terme. Toutefois, comme localisation signifie adaptation à la diversité culturelle et biologique, il n'existe aucun plan pre-établi applicable à toute la planète et il y a autant de possibilités d'initiatives populaires locales que de lieux pour les mettre en œuvre. Le tour d'horizon ci-dessous n'est assurément pas exhaustif, il présente simplement quelques exemples d'initiatives. 89
• L'économie locale: Des banques et des fonds d'emprunt communautaires ont été mis sur pied en plusieurs endroits. Ainsi le capital disponible pour les habitants et les entreprises locales est accru, et les investissements peuvent être faits dans le voisinage ou la communauté. Avec une telle vision des choses les petites entreprises peuvent obtenir des prêts à des taux semblables à ceux que les banques n'offrent d'habitude qu'aux grandes sociétés. • Les entreprises locales : Des campagnes du genre « Achetez local » aident les petites entreprises à survivre, même quand les entreprises grassement subventionnées sont toujours là. En plus d'empêcher que l'argent ne « fuie» hors de l'économie locale, ces campagnes informent les populations sur les coûts déguisés (supportés par l' environnement et les collectivités) de biens produits au bout du monde et qu'ils achètent à des prix artificiellement réduits. Des organisations populaires ont vu le jour partout pour s'élever contre l'intrusion des méga-chaînes commerciales dans l'économie des campagnes ou des petites villes. McDonald's, par exemple, qui désormais ouvre une moyenne de cinq nouveaux restaurants par jour', a dû faire face à l'opposition populaire dans 24 ou 25 pays. Aux États-Unis, au Canada, et plus récemment au Royaume-Uni, la rapide expansion de Wal-Mart, qui n'est autre que le plus gros détaillant du monde, a déclenché la constitution de tout un réseau de groupes de citoyens décidés à protéger les emplois et le tissu social de leurs communautés et villages contre les hypermarchés tentaculaires. • La monnaie locale: Une façon de s'assurer que l'argent restera au sein de l'économie locale est de créer une monnaie locale circulant entre les membres du groupe et les entreprises locales. Les Systèmes d'échanges locaux (SEL) sont en fait des systèmes locaux d'échanges à grande échelle: les membres dressent la liste des services ou des biens qu'ils ont à offrir et le montant qu'ils en attendent, leur compte est crédité des biens et/ou services qu'ils fournissent à d'autres membres du SEL et ces crédits paient des biens ou des services achetés à d'autres personnes du système. Du coup, même les personnes qui n 'ont que peu ou pas du tout d'argent « réel» peuvent adhérer, bénéficiant alors de la circulation du crédit au sein de l'économie locale.
, McDon.ld's Corporation. « McDon.ld's Report Record Global Results », communiqué de presse, 26 janvier 2000.
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• L'alimentation locale: Un des efforts déployés par les mouvements populaires est la tendance à s'alimenter avec des produits locaux. Composée de toute une gamme d'initiatives cette tendance gagne du terrain partout dans le monde. La nourriture étant un besoin essentiel, le moindre changement dans son mode de production ou sa commercialisation peut avoir des conséquences importantes. I;alimentation locale est tout simplement un aliment produit localement et .jestiné à la consommation locale ou régionale. Ainsi, entre autres avantages pour l'environnement, les« kilomètres alimentaires» sont réduits et l'usage de carburants fossiles ainsi que la pollution en sont diminués d'autant. Alors que les marchés mondiaux exigent une production de monoculture, les marchés locaux, eux, invitent les agriculteurs à se diversifier, laissant de la place libre pour la faune et la flore sauvage. En plus, l'agriculture diversifiée n'a pas besoin des grosses machines agricoles utilisées en monoculture, éliminant ainsi l'une des principales causes de l'érosion des sols. La diversification se prête aux méthodes biologiques puisque les cultures sont nettement moins sujettes aux attaques d'insectes. Les systèmes d'alimentation locale ont également des avantages économiques puisque la plus grande partie de l'argent va aux producteurs et non à des intermédiaires. De petites fermes à production diversifiée peuvent contribuer à revigorer des secteurs entiers de l'économie rurale car elles emploient beaucoup plus de personnel à l'hectare que les grandes monocultures. Au Royaume-Uni, par exemple, les fermes de moins de 50 hectares fourni ssent dix fois plus d'emplois par hectare que les exploitations de plus de 250 hectares. De plus, les salaires payés aux ouvriers agricoles sont bien plus bénéfiques à l'économie locale que l'argent dépensé pour de grosses machines et le carburant pour les faire fonctionner. I;alimentation locale est généralement beaucoup plus fraîche (et donc plus nutritive). Elle utilise également moins de conservateurs et autres additifs, et les méthodes de production biologique peuvent éliminer les résidus de pesticides. Les agriculteurs peuvent cultiver des variétés correspondant mieux à leur climat et à leurs terres, favori sant ainsi le goût et la qualité plutôt que les transports, la durée de conservation, ou les caprices des marchés mondiaux. I;élevage peut être associé aux cultures, les animaux bénéficiant alors de conditions de vie bien plus saines et bien plus humaines; en plus, ils fournissent des engrais non chimiques. Même la sécurité alimentaire s'améliorerait si plus de gens se 91
tournaient vers les aliments locaux - en effet, le contrôle sur la nourriture ne serait plus concentré entre les mains de quelques entreprises mais réparti et décentralisé. Et si les pays du Sud étaient encouragés à employer leur main-d'œuvre et leurs meilleures terres agricoles pour leurs propres besoins, et non plus pour faire pousser des produits de luxe destinés aux marchés du Nord, les famines endémiques diminueraient également. Toutes les études menées de par le monde prouvent que . les petites fermes à production diversifiée ont un rendement total par unité de terre bien supérieur à celui des monocultures de grande échelle - ce qui signifie simplement qu'elles sont plus efficaces. En fait, si la priorité est d'éliminer la faim dans le monde, alors il faut passer immédiatement aux systèmes de production locale puisqu'ils sont beaucoup plus performants. Acheter des aliments locaux coûte moins cher, puisque l'on paie seulement des produits frais, sains et nutritifs, et non plus des transports insensés, des emballages perdus, de la publicité et des additifs chimiques. Notre argent ne va plus à des entreprises agroalimentaires démesurées mais aux agriculteurs voisins ou aux petits commerçants, ce qui leur permet de vendre moins cher tout en gagnant plus que s'ils étaient liés au système mondialiste. Divers systèmes fonctionnent sur la base de l'alimentation locale, par exemple les paniers maraîchers, dans lesquels les consommateurs urbains se rnettent directement en relation avec un petit maraîcher local, qui a ainsi une vente assurée et régulière; de leur côté, ses clients sont fournis en produits bien plus frais et bien plus sains que ceux qu'ils pourraient acheter au supermarché. Alors que les petits fermiers liés au système industriel continuent à disparaître tous les ans de façon alarmante, les systèmes de paniers voient fleurir le nombre de maraîchers en production diversifiée. Les marchés paysans mettent également les producteurs en relation directe avec les consommateurs urbains, qui eux aussi contribuent à l'économie locale et à l'environnement. En lien avec cet enthousiasme pour les paniers maraîchers et le développement des marchés paysans, l'intérêt général pour les produits locaux biologiques prend de l'ampleur. Les récentes éruptions d'encéphalopathie spongiforrne bovine, les apparitions croissantes d'Escherichia coli, de salmonellose, ou même l'empoisonnement causé par les dioxines, tout cela fait peur, principalement en Europe. La demande d'aliments plus naturels, non transformés et produits de façon biologique, s'est développée exponentiellement
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ces dernières années et maintenant, dans certains pays d'Europe, c'est presque 10 % des terres agricoles qui sont en cultures biologiques '. Quelques producteurs à grande échelle (orientés vers l'exportation) se sont branchés sur ce secteur prometteur du marché alimentaire mais les métbodes de culture biologique correspondent bien mieux à une production locale, diversifiée, à petite échelle, destinée à la consommation locale. Si l'agriculture intensive, lourdement chimique et industrialisée, continue à céder la place aux méthodes biologiques, les possibilités de systèmes locaux alimentaires réellement pérennes augmenteront de façon spectaculaire. Toute personne se joignant à de tels mouvements de localisation de la nourriture ressent une très grande satisfaction à l'idée que ce qui est bon pour nous et pour nos familles encourage également la diversité, protège les emplois, et préserve l'environnement. • Les communautés locales." Le mouvement des éco-villages a pour but de créer un parfait antidote à l'économie mondialiste. Partout dans le monde industrialisé ce mouvement s'efforce d'éviter le gaspillage, la pollution, la compétition et la violence. Bon nombre d'entre eux utilisent les énergies renouvelables. Ces efforts constituent une intéressante alternative au modèle occidental de consommation désormais imposé aux régions les moins développées du monde ' . Des actions plus dispersées (mais efficaces) remettent en question l' intrusion des entreprises dans l'éducation, la culture ou la santé. Ainsi, de petites écoles gérées communautairement naissent ici et là, dans lesquelles parents et enseignants ont leur mot à dire sur les programmes. Ou encore, les gens éteignent leur télé et redécouvrent les loisirs communautaires - donner un spectacle, faire de la musique ensemble, connaître notre propre culture éveille les esprits et les cœurs.
Le Ladakh, vision d'espoir J'ai mentionné plus haut le Ladakh, ainsi que les effets de la mondialisation et du développement que j'ai pu y voir de mes yeux. Les 1 Nicholas Lampkin, Welsh Institute of Rural Studies, université du pays de Ga lles. Aberystwyth. Les données complètes et les tableaux se trouvent sur le site de )'Université: www.wirs.aber.ac.ukJresearch. 2 Le Global Eco-village Network (GEN) est un lien entre plusieurs de ces communautés : www.gaia.org.
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conséquences désastreuses de l'intrusion de l'économie mondialiste nous donnent certainement une bonne leçon à tous, mais la leçon est encore plus riche avec le changement positif qu'ont ensuite généré les actions locales. Les récentes expériences menées au Ladakh prouvent clairement que les tensions ethniques diminuent réellement lorsque les gens sont encouragés à maintenir leur propre culture et leur propre système économique. C'était d'ailleurs là un des objectifs du travail de « contre-développement» effectué pendant plusieurs années au Ladakh par la International Society for Ecology and Culture (ISEC). Ce travail avait pour but de rompre l'idéalisation de l'Occident en donnant une image réelle et complète de la vie urbaine moderne - y compris le crime, le chômage, la solitude, l'aliénation - et ainsi d'aider à restaurer le respect de la culture indigène. Les efforts pour renforcer l'économie agricole du Ladakh - en prenant pour bases ses propres traditions - ont contribué à revitaliser l'économie à échelle humaine des villages. I:introduction de technologies simples mettant à profit les énergies renouvelables disponibles sur place (solaire, éolienne et hydraulique) a permis de ne pas conditionner une amélioration du niveau de vie à une dépendance à la mondialisation. De plus, donner la parole aux femmes - gardiennes de la tradition - par le biais de la création d'une Alliance des femmes [Women's Alliance1a établi un lien important entre le passé et l'avenir. Tous ces efforts ont mené au sentiment croissant que l'avenir du Ladakh est entre les mains des Ladakhi eux-mêmes. Ils ont égaIement contribué à revitaliser l'estime de la culture et l'estime de chaque individu. On perçoit ces changements même chez les jeunes Ladakhi, qui sont pourtant les plus vulnérables à l'impact psychologique du « développement ». Actuellement, les tensions ethniques ont diminué et l'intégrisme religieux a reflué. I:éventualité d'une guerre civile ou d'une « purification ethnique » au Ladakh semble écartée, et l'avenir semble pacifique. Il serait bon que nos dirigeants sachent qu'aucune bombe « intelligente », aucun prêt de la Banque mondiale ou aucune importation subventionnée de nourriture génétiquement modifiée n'a été nécessaire pour accomplir ce miracle. Agir localement Les changements dont il a été précédemment question sousentendent que les choses évoluent au niveau international, au 94
niveau de la communauté et au niveau personnel. Les changements personnels impliquent, entre autres, la redécouverte des grands avantages psychologiques qu'il y a à vivre en communauté (la joie, en fait). Enfants, mères, personnes âgées .. . tous savent combien il est important de sentir qu'ils peuvent compter sur les autres. Par opposition, les valeurs qui sont la marque de l'économie de mondialisation et de rapidité prévalant de nos jours tiennent plus d'une « culture d'adolescent », c'est une culture qui exige mobilité, flexibilité et indépendance. Et qui provoque la peur de vieillir, de devenir vulnérable et dépendant. Une autre modification fondamentale consiste à reprendre conscience que nous dépendons du lieu où nous vivons. La mondialisation de la culture et de l'information fait que nous en sommes arrivés à un genre de vie où nous méprisons ce qui est proche de nous. Nous sommes informés sur ce qui se passe en Chine, au Moyen-Orient ou à Washington mais pas sur ce qui se passe dans la rue d'à côté. Il suffit d'appuyer sur un bouton de télécommande et voilà toute l'Afrique sauvage sous nos yeux ; du coup, notre environnement immédiat semble bien pâlot et sans intérêt aucun. Il Y a des alternatives à l'économie mondiale de marché qui écrase au passage toute entreprise à échelle humaine. Des initiatives locales émergent partout dans le monde, chacune faisant partie d'un plus vaste mouvement vers la localisation.
Calmer l'économie Willem Hoogendijk * Pour aller vers une économie qui reste dans les limites des ressources de la planète, il faut développer des alternatives dans les failles du système afm de constituer des filets de protection pour ceux que le capitalisme éjecte. li faut également favoriser l'économie locale pour éviter la concentration des richesses. Les actionnaires qui placent du capital veulent être rémunérés. Pour cela, il faut que la production augmente sans cesse. Le résultat est une contrainte générale à la croissance '. Tout le monde en est devenu prisonnier. Au lieu de se rendre compte, comme le faisaient nos ancêtres, qu'il y a des limites naturelles, nos besoins sont déclarés illimités. Pour le plus grand nombre, la monotonie de la vie est compensée par l'accumulation d'objets. Ce processus de croissance obligatoire est renforcé d'une façon considérable par le crédit bancaire qui donne l'illusion d'une miraculeuse multiplication de l'argent. Si le crédit est démocratique (permettant à plus de personnes d'avoir accès à des biens), il est aussi asservissant (par l'obligation de payer des intérêts). Consommation obligatoire, usure obligatoire. I:exigence de maximalisation des profits détruit continuellement toute tentative d'équilibre et transforme une concurrence salutaire en concurrence destructrice. Les machines et les produits ont une vie toujours plus courte. De même, les emplois, les activités artisanales, les • Membre des réseaux européens Plateforme de paysans critiques, Attac et Ecoropa. 1 Binswanger Geld ou Nature, 1991, Hoogendijk., Economie Revolution : towards un sustainable future by freeing the ecollomy from money-making, 1991.
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entreprises, les structures sociales ... I;accélération du phénomène fait que seuls ceux qui disposent du plus grand capital peuvent résister. Demi-tour Pour augmenter l'efficacité, la productivité progresse au détriment de la diversité. Les bénéfices se font à une échelle de plus en plus grande. Cela est possible parce que ne sont pris en compte ni les coûts réels des dégâts causés à l'environnement (par exemple les transports sont trop bon marché) ni le dérèglement social (licenciements, déménagements, reconversions ... ). Si l' on prend en compte ces critères environnementaux et sociaux - ce que les statistiques officielles ne font pas - l'on constate que l'économie moderne s'est arrêtée de croître il y a longtemps: à peu près à partir de l'utilisation massive de combustibles fossiles, vers le milieu du XIX' siècle. Si l'on vowait vraiment parler de « croissance» dans le sens écologique, il faudrait un rétrécissement général des économies dites riches, c'est-à-dire une importante baisse des volumes de production matérielle. Cela devrait être accompagné, il va sans dire, d'une réorganisation intelligente de la société tout entière : restauration d'nn certain degré d'autarcie, fl exibilité de la rémnnération du capital, moins de mobilité de ce capital, diversification du travail de la plupart des gens, donc de leurs sources de revenus '. I;accumulation de richesses dans certains pays s'est faite au détriment d 'autres pays. Le surdéveloppement crée le sous-développement. Ceci se vérifie aussi au niveau des États: l'enrichissement privé crée l'appauvrissement public. Nos villes (immobilier) et nos rues (magasins) sont modelées par le grand capital. Les villes dominent les campagnes, la métropole sa périphérie, les pays (devenus) riches les pays (devenus) sous-développés. Aliénation Pour Keynes, « ce ne sont pas les nouvelles idées qui constituent le problème, mais les vieilles idées qui se sont ancrées dans les profondeurs de notre esprit ». Cela tient, dans les pays riches, à l'emprisonnement dans le système économique actuel, aux vies relativement aisées, mais aussi à la théorie économique dominante. Celle-ci est l'héritage de la bourgeoisie du XIX' siècle qui a construit sa forteresse par l'argent. 1
Hoogendijk, op.
cil ..
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rargent est pourtant présenté comme un instrwnent de pouvoir d'aspect neutre '. En fait, l'argent est un instrwnent de pouvoir subtil. D'ailleurs, le travailleur n'a-t-il pas désormais quelque épargne à la banque, ou même des actions? Tout le monde est ainsi complice, en ap~arence du moins ... A la suite du développement de la culture et des sciences - fortement influencé par l'économie - notre conscience et notre langage ont été modifiés et ont causé une aliénation. Aliénation renforcée par la mise au second plan - mais non la disparition - des vieilles controverses de classes (ceux qui ont et ceux qui n'ont pas). Nous sommes tous devenus prisonniers du système économico-fmancier -l'investisseur pour ses revenus, le travailleur pour son salaire, l'entrepreneur pour son profit, l'État pour ses impôts. raliénation s'est généralisée. Pour ces prisonniers - inconscients - le processus de mondialisation est qualifié d'inévitable. lis croient que la croissance économique doit continuer pour assurer leur survie. Or, mondialisation et croissance sont tout autant évitables que l'érosion, le réchauffement du climat, le déboisement ou la disparition de la couche d'ozone et des reSSOurces de la mer. Un obstacle à la sortie de l'aliénation est la perte de repères des urbains. Les citadins ne savent plus d'où viennent les produits dans les supermarchés, ignorent totalement le travail - souvent humble - accompli, ici et ailleurs. Penser est une chose difficile Avant de proposer des voies alternatives, il faut prendre du recul sur nos manières d'argumenter. Si un développement de 1 à 3 est bon, cela ne signifie pas que son prolongement vers 5 ou 6 le soit également. Au contraire, cette progression peut devenir contre-productive. De même, lorsque A ne satisfait point, les gens ont vite fait de choisir l'opposé E, tandis que les intermédiaires B, C ou D pourraient conduire à une meilleure solution (exemple: la controverse État-marché). Dans le domaine de l'écologie, il y aura toujours des synergies et d'autres effets inconnus. Malgré ses connaissances formidables, l'homme fait toujours partie d'un tout plus grand qu'il n'arrivera jamais à dominer, voire à contrôler. 1
Pour les économistes classiques et néo-classiques « l'argent en soi n'est rien.
Il ne fait que faciliter »,
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Intervenir ici ou maintenant peut avoir des effets complètement inattendus ailleurs ou plus tard '. Intermède écologique Trente ans après la publication du rapport du Club de Rome, Les Limites de la croissal/ce, la conscience écologique s'est développée. On se donne la peine d'économiser l'énergie et les matériaux. On trie les déchets. On s'efforce de protéger la nature. On combat les émissions de CO2, NO., etc. Toutefois, le résultat de ces actions reste insuffisant par rapport aux dommages que l' homme inflige à la planète. Pour ne pas aborder la question du virage économique et culturel nécessaire à notre survie, on répond aux problèmes par la croyance aux capacités techniques de l'homme: « On trouvera quelque chose. » Le développement de la vie à la surface de la Terre a pu se faire parce que la température au niveau du sol a diminué tout comme la radioactivité. Cette dernière provient à la fois des rayonnements du cosmos et de substances présentes dans le sol. La vie a pu se développer en créant progressivement son propre environnement. Par la photosynthèse 2, d'abord marine, elle a libéré de l'oxygène qni en se recombinant a permis la création en altitude d'une mince couche d'ozone, un pare-soleil indispensable. Celle-ci a permis l'apparition de la vie hors de l'eau. Ce même processus s'est accompagné du stockage du carbone dans les sols et les océans, et a finalement permis l'apparition des animaux terrestres. r;homme n'est apparu que lorsque l'environnement lui est devenu favorable. La riche biodiversité qui s'est développée lors des derniers millénaires forme un ensemble avec lui. Perdre cette diversité peut se comparer à un bateau en acier qui, en pleine mer, perdrait peu à peu ses boulons ... li est évident qu'une augmentation des radiations, des émissions de carbone ou de produits toxiques a des conséquences néfastes. Il est donc peu sensé d'attendre des preuves exactes, de demander des dates précises ou de compter sur des solutions techniques avant de s'attaquer à la racine du problème en calmant nos économies, en diminuant énormément notre production d'entropie J. Voir par exemple. Jacques Testart, Le Monde diplomatique, septembre 2000. La photosynthèse est la capacité des plantes à créer de la matière à partir des éléments nutritifs du sol, de l'eau, de l'azote de l'air, l'énergie pennettant cette synthèse provenant du rayonnement solaire. 3 L'entropie correspond à la dégradation, à l'usure lors de toute transformation. 1
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C'est une notion de physique qui signifie que tout évolue dans le sens de la
dégradation, sauf dans le cas de la vie qui, au contraire, construit.
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Intervenir ici ou maintenant peut avoir des effets complètement inattendus ailleurs ou plus tard '. Intermède écologique Trente ans après la publication du rapport du Club de Rome, Les Limites de la croissallce, la conscience écologique s'est développée. On se donne la peine d'économiser l'énergie et les matériaux. On trie les déchets. On s'efforce de protéger la nature. On combat les émissions de CO2, NO" etc. Toutefois, le résultat de ces actions reste insuffisant par rapport aux dommages que l'homme inflige à la planète. Pour ne pas aborder la question du virage économique et culturel nécessaire à notre survie, on répond aux problèmes par la croyance aux capacités techniques de l'homme: « On trouvera quelque chose. » Le développement de la vie à la surface de la Terre a pu se faire parce que la température au niveau du sol a diminué tout comme la radioactivité. Cette demière provient à la fois des rayonnements du cosmos et de substances présentes dans le sol. La vie a pu se développer en créant progressivement son propre environnement. Par la photosynthèse 2, d'abord marine, elle a libéré de l'oxygène qni en se recombinant a permis la création en altitude d'une mince couche d'ozone, un pare-soleil indispensable. Celle-ci a permis l'apparition de la vie hors de l'eau. Ce même processus s'est accompagné du stockage du carbone dans les sols et les océans, et a fmalement permis l'apparition des animaux terrestres. I:homme n'est apparu que lorsque l'environnement lui est devenu favorable. La riche biodiversité qui s'est développée lors des derniers millénaires forme un ensemble avec lui. Perdre cette diversité peut se comparer à un bateau en acier qui, en pleine mer, perdrait peu à peu ses boulons ... Il est évident qu'une augmentation des radiations, des émissions de carbone ou de produits toxiques a des conséquences néfastes. Il est donc peu sensé d'attendre des preuves exactes, de demander des dates précises ou de compter sur des solutions techniques avant de s'attaquer à la racine du problème en calmant nos économies, en diminuant énormément notre production d'entropie ' . Voir par exemple, Jacques Testart, Le Monde diplomatique, septembre 2000. La photosynthèse est la capacité des plantes à créer de la matière à partir des éléments nutritifs du sol, de l'eau, de l'azote de J'air, l'énergie pennettant cette synthèse provenant du rayonnement solaire. J I.:entropie correspond à la dégradation, à l'usure lors de toute transformation. 1
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C'est une notion de physique qui signifie que tout évolue dans le sens de la
dégradation, sauf dans le cas de la vie qui, au contraire, construit.
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Il est souvent reproché aux écologistes de vouloir faire marche arrière. Or, c'est la civilisation moderne qui régresse. I:évolution terrestre, dont dépend la vie, fonctionne à l'envers chaque fois que nous diminuons la couche d'ozone, chaque fois que la déforestation s'étend un peu plus, chaque fois que nous polluons, que nous détruisons. Autonomie Il nous apparaît utile de rappeler que le communisme n'a existé dans le monde que chez des tribus primitives et dans quelques communautés religieuses. Dans les pays dits communistes, il s'agissait en fait d'un capitalisme d'État. Il y avait une égalité appréciable entre la plupart des gens, chacun avait droit au travail, au logement, à l'éducation et aux soins médicaux. Mais il y avait aussi, en plus de la répression contre l'opposition, une accumulation extrême du capital. Tous les fruits du travail étaient dirigés vers le gouvernement central, géré par un seul parti d'une façon dictatoriale. Une concentration de capital dont seules peuvent rêver nos banques et nos entreprises multinationales. Nous sommes loin de la « libre association des individus » prônée par Marx! Cette « libre association » est sans doute plus présente dans le Frei Wirtschaft des socio-libéraux allemands, visant une économie stabilisée, mais vivante, dans laquelle l'argent est réparti d'une façon plus ou moins égale entre le plus de citoyens possible. Il y a, dans ce projet, des entreprises de taille différente, mais elles doivent rester dans certaines limites sociales et écologiques. La compétition y est caractérisée par «vivre et laisser vivre » plutôt que par« le plus fort écrasera les autres ». Vivre et laisser vivre, c'est ce que l'on observe encore dans de nombreux villages. Ce qui n'exclut pas qu'une entreprise dont les produits sont défaillants soit écartée. Ceci signifie le remplacement d'une économie de l'offre par une écono. mie basée sur une demande respectant les limites de la nature. Il faut arriver à bâtir un système d'échanges qui ne soit livré ni au commerce mondial ni dominé par le GKIT ou l'OMC. Dans ce système, les prix devront prendre en compte l'ensemble des coûts jusqu'alors maintenus à l'écart ou ignorés. I:argent devra être le serviteur et non le maître, il devra circuler sans possibilité d'évasion 1 et être davantage lié aux entreprises'. Il y aura autant d'autonomie Voir Keynes. L'économiste suisse H. C. Binswanger suggère des fondations comme fanne juridique. afin de lier les entreprises aux financiers. 1
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que possible. Ceci demande une stimulation de la production locale pour remplacer les importations. Il en résultera une diversité de la production qui favorisera un développement des technologies et de la culture en général. Le travail ne servira plus alors à faire progresser le capital, mais à nous faire progresser. Celui qui prend à la Terre et aux autres doit rendre ce qu'il prend à la Terre et aux autres. Les nombreuses réalisations et expérimentations alternatives dans le monde entier - en réponse et en réaction à la « pauvreté » provoquée la mondialisation économique - serviront d'exemple et d'encouragement. I:activité de base, partout dans le monde, doit être l'agriculture biologique, complétée par une pêche et une chasse très restreintes. Ce secteur de base doit servir de filet de protection pour absorber ceux qui seront encore expulsés du secteur des multinationales où l'intensification, la mécanisation et l'extension planétaire continueront. Ainsi, en cas de crise économique - prévisible - c'est grâce à un tel secteur de base qu'un pays ou une région résisteront. Au niveau d' une région, on achètera surtout des produits locaux. Même si c'est un peu plus cher, on sait que la région entière en profite et que le profit reste sur p lace. Une écotaxe efficace (donc moins de transport) imposera une certaine protection. I:actuelle mondialisation doit être mise en balance avec une certaine « re-régionalisation » '. La régionalisation est un complément et une condition pour l' internationalisation. Ainsi, il devrait être possible de dompter les entreprises multinationales. Nous devrions déterminer la meilleure échelle pour chaque production (en détenninant les plus utiles) : mondiale, continentale, nationale, régionale, locale. Cette remise en cause sera facilitée par une forte écotaxe sur les transports. Certains aliments ou objets manufacturés ne peuvent être produits que dans certaines régions. Ceci est vrai en particulier pour certains aliments. Il y aura donc toujours un commerce extérieur, mais modéré, c'est-à-dire sans dépendance des pays et des régions. Cela nécessite maintes réfonnes économiques, notamment l'introduction - souvent la restauration de productions locales pour remplacer les importations'. 1 Dans de nombreux pays dits sous-développés, il s'agira seulement de défendre une production locale diversifiée encore présente. 2 Hermann Daly parle de balances trade (balance du commerce). TI compare.. notre économie actuelle à un avion qui est toujours obligé d'avancer pour ne pas tomber. Au lieu d'une te lle obligation de croissance continue, il propose la transformation en une économie d'hélicoptère qui, lu i, peut avancer, marquer
le pas en l'air et même reculer.
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Nouvelle lutte sociale Si la croissance est encore annoncée comme nécessaire pour l'émancipation des peuples, les riches ne voulant pas partager comme on serait en droit de l'attendre dans une démocratie, il est clair qu'un rétrécissement de l'économie risque d'avoir des conséquences négatives sur la solidarité. I:obstacle majeur pour passer de « toujours plus» à « c'est assez» pourrait être l'obstiuation à ne pas vouloir partager. Dans ce cas, la voie vers une société véritablement équilibrée nécessiterait une nouvelle lutte sociale. fi est également possible que la classe aisée et dirigeante réalise que partager coûte moins cher que se protéger contre les moins aisés et que cela conduira finalement à une société plus paisible pour leurs petits-enfants. En conséquence, il faut miser davantage sur la persuasion et l'éducation que sur la lutte des classes. Dans cette dernière (facteur travail contre facteur capital), les socio-démocrates ont conclu un pacte bien compréhensible et fructueux avec le capitalisme. Or, vu l'impossibilité pour le capitalisme d'éliminer l'inégalité sociale d'une façon suffisante, de prendre le virage, de stopper les dégâts écologiques, et de se calmer, il est grand temps de réétudier la critique d'antan sur la social-démocratie venant des plus radicaux: n'est-il pas nécessaire de revoir le capitalisme davantage dans ses fondements? Son caractère de séparation, le marché comme pivot, l'accumulation (malgré taxes, législation « anti-trust», etc.), la propriété privée (malgré les limites)? Bref, toujours la domination du facteur capital. Mais cette fois, la libération du travail et celle de l'environnement doivent être pensés dans un seul processus. I:actuelle structure techno-économico-financière est gérée par une classe de managers, portée par la législation en vigueur, la politique et le monde scientifique. Maintenant, nos économies ne croissent plus si l'on tient compte des coûts ignorés dans les indices officiels '. fi est donc temps de mettre de côté l'actuelle classe de dirigeants ainsi que leurs calculs et systèmes, afin de restaurer la croissance économique, la Vraie croissance bien sûr! Ceci ne se fait pas par le remplacement des dirigeants - ce qui ne sert à rien si l'économie ne change pas - mais, comme dans les périodes historiques antérieures en réalisant des changements économiques, ici ou là, en mettant à profit les fissures du « béton» 1 Voir les nombreuses études sur le sujet : Hermann Daly, Cobb et Holstead aux États-Unis, Diefenbacher en Allemagne, Jackson et Marks en Grande-Bretagne. Verbruggen aux Pays-Bas ...
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néo-libéral et en critiquant les obstacles dans la structure économique actuelle. Cette véritable croissance économique sera une économie calmée et plus frugale . Une économie de la demande et non plus de l'offre. Une demande qui doit rester dans les limites qu'impose la planète. Ces limites doivent être compensées par une solidarité entre les hommes, par une harmonie entre l'homme et la nature, par un nouveau sens à donner à nos vies. Il faut donc combattre les tenants de la technique, les cyniques (<< les dinosaures aussi ont disparu »), les défaitistes «< on ne peut rien faire »), ceux qui pensent que le chaos gagnera toujours et qu'il est donc inutile d'essayer de changer quoi que ce soit, ceux qui ne voient aucun progrès dans le chemin difficile que suit l'humanité vers une plus grande civilisation .. . La transformation nécessaire, déjà enclenchée en beaucoup d'endroits dans le monde, demande de la créativité, de l'intelligence et de la persévérance. Et aussi de s'organiser (comme les ouvriers d'antan) ce qui ne se limite pas à communiquer par Internet. Cette transformation demande aussi de la patience! La victoire est composée de défaites. Comme le dit la devise du fondateur des PaysBas, Guillaume d'Orange : « Nul besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Nous ne sommes qu'au début d'un grand travail! Un travail de libération. Une libération de tout le monde et du monde entier.
Ile Partie
Décroissance et changement de mentalités Pierre Rabhi Serge Mongeau François de Ravignan Paul Ariès Georges Didier Vincent Cheynet
Pour une sobriété heureuse Pierre Rabhi * Un engagement de vie fondé sur la sobriété heureuse, comme force considérable face à la puissance de la frustration programmée sous l'injonction obsessionnelle et quasi hystérique de la publicité est le moyen de comprendre la décroissance. La « décroissance soutenable » a été l'argument fondamental de ma campagne électorale pour les présidentielles 2002. Plutôt que rentrer dans les aspects techniques et épistémologiques de la question, que les spécialistes sauront traiter mieux que moi, ma contribution sera probablement plus utile ailleurs. J'entends par « ailleurs» l'espace de débat public qui s'est ouvert à l'occasion de la campagne et qui a suscité, en même temps que des adhésions très significatives, des questions révélatrices de la difficulté pour certaines personnes de comprendre le principe de la décroissance soutenable. Il est compréhensible qu'avec la symphonie universelle exaltant le PNB, où la croissance résonne comme l'option rationnelle, salvatrice et irremplaçable, la décroissance puisse être perçue comme une fausse note. Par ailleurs, la conscience collective ayant intégré la croissance comme fondement quasi religieux de la modernité, la décroissance devient une sorte de schisme régressif, menaçant l'intégrité de tout le système. Sans porter de jugement, nous pouvons mesurer la puissance de l'endoctrinement induisant une forme d'aliénation non identifiée. Car il est sous-entendu que, selon le modèle en vigueur, les individus que nous sommes, notre présence • Écrivain et philosophe, animateur de l'association Terre et humanisme.
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momentanée au monde, doivent être soumis à la loi de la productivité et de la consommation, de notre naissance à notre décès. Nos énergies métaboliques et intellectuelles sont la propriété d'un destin prédéterminé par la loi du marché. Le territoire national, dans sa totalité, est perçu comme une vaste entreprise et non comme un espace où des êtres humains doivent vivre, en conciliant la résolution des besoins matériels de survie et la satisfaction des besoins légitimes d'épanouissement de l'individu. Tout étant basé sur la valorisation monétaire de tout, l'exclusion et les souffrances humaines contingentes sont considérées comme la taxe sacrificielle à payer à la divinité « croissance}). Dans ce scénario, tout ce qui n'a pas un prix n'a aucune valeur. Le territoire national, considéré comme une entreprise, est donc aménagé selon des critères de rentabilité. Les cités deviennent de grandes structures hors sol, tirant de l'espace naturelles ressources vitales dont elles ont impérativement besoin, l'espace naturel étant lui-même soumis à l'idéologie de la productivité induisant dégradation physique, chimique et biologique du milieu, ainsi que l'épuisement des ressources vitales telles que le sol, l'eau, les variétés nutritives, la biodiversité naturelle et la disparition des paysans. La notion de bien commun est totalement absente des préoccupations et des discours politiques. Toute déontologie de l'usage du bien commun est occultée, afin de ne pas handicaper le principe de l'avidité éternellement insatisfait. Pire encore, le bien commun est confisqué à ses ayant-droits légitimes, les citoyens, par des corporations nationales et internationales sans visage ni patrie, les usurpations et les hold-up se faisant en toute légalité sous le prétexte de l'économique pour tous.
Un postulat intelligent Avec ces quelques considérations loin d'être exhaustives, on aura compris que, de notre point de vue, la croissance économique universelle est d'autant plus répréhensible qu'elle se fonde sur la négation de l' individu et de l'humain. En outre, elle inflige à la nature, entendue dans le sens d'une entité vivante et vitale pour chacun de nous, des exactions qu'aucune véritable intelligence ne saurait entériner. 11 n'est donc pas étonnant que, partant de notre propre remise en question de la croissance depuis une quarantaine d'années, nous ayons voulu saisir l'opportunité de la campagne présidentielle pour contribuer à en promouvoir l'antidote, à savoir: la décroissance soutenable. Nous devons ici, toujours à titre de témoignage, préciser à nouveau que notre rejet de la croissance ne s'est 108
pas seulement traduit par une réprobation verbale, mais par un engagement de vie fondé sur la sobriété heureuse, comme force considérable face à la puissance de la frustration programmée sous l'injonction obsessionnelle et quasi hystérique de la publicité. Ainsi, la sobriété devient en l' occurrence le maître-mot pour comprendre la décroissance. Quant au terme soutenable, il évoque l'accompagnement d'un processus graduel dans le but d ' éviter un effondrement brutal, qui aurait pour corollaire un chaos inextricable semblable à celui que vivent les peuples de l'Est, de l'exURSS, d 'Argentine ou d' autres lieux encore à venir. Il serait irréaliste de penser que l'idéologie du capitalisme sera toujours triomphante. Les prémisses de son effondrement sous la forme d' une vulnérabilité enfin révélée s' offrent aux yeux de ceux qui veulent bien les considérer objectivement. Il est une loi irrévocable applicable à de nombreuses situations, à savoir que, quand un ordre est malade, il meurt ou il guérit, mais il ne peut agoniser indéfiniment. En dépit de tous les acharnements thérapeutiques, l'agonie de la logique en vigueur est réelle, et se traduit par un chaos planétaire dont nous avons chaque jour la révélation, le tribut de désolation et de souffrance. Si l'on admet cette vision pessimiste, la décroissance soutenable apparaît d'emblée comme un postulat intelligent, promoteur d' une nouvelle perspective historique, un exaltant chantier qui, tout en restaurant ce qui peut encore l'être, pose les fondements d' un avenir viable. Notre analyse pessimiste n'occulte cependant pas les nombreuses initiatives et les innovations qui, dans l' attente consciente ou inconsciente d'une mutation indispensable où elles constitueront des recours, élaborent déjà les possibles de demain. Cela s'appelle « utopie », terme qu' il faut distinguer de la chimère. IJutopie serait en l'occurrence le non-lieu de toutes les possibilités, « folie vitale » faite d' une audace éclairée qui permet de soulever les montagnes. En matière technologique par exemple, nous pouvons dire que nous disposons déjà d 'irmovations fiables, raisonnables et durables, qui pourront d 'autant mieux se propager que les moyens dispendieux et nuisibles actuels fondés sur l'énergie combustible, non durable, auront atteint leurs limites. Bien sÛT, le plus tôt sera le mieux, si l'on tient compte des nuisances générées et des urgences qu' imposent le cours de plus en plus accéléré des événements.
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Un autre mode d'éducation Tout au long de la campagne, nous avons énuméré bien d'autres dispositions ou réformes pour la décroissance soutenable. I:une de celles que nous tenons pour décisives concerne l'éducation des enfants. Il nous paraît indispensable de : • Leur proposer, sans endoctrinement, une vision différente de la réalité, sous un angle libéré des présupposés idéologiques qui ont conditionné les esprits. • Les relier de plus en plus à la nature comme matrice de vie, de survie et conservatoire des invariants, donc de la pérennité de notre espèce. Nous avons souvent déploré que l'écologie ne soit pas enseignée avec la même rigueur que les mathématiques ou que toute autre matière sélectionnée pour son utilité à la logique dominante. • Introduire une approche plus solidaire et conviviale dans la relation entre enfants afin de renforcer le lien social indispensable à leur avenir. • Abolir la compétitivité comme germe d'angoisse, de volonté de puissance et d'oppression au profit d'une rigueur qui serait au service de la générosité. • Enseigner des disciplines manuelles donnant à l'enfant la plénitude de ses capacités et bien sûr le goût de la beauté, etc.
Relocaliser l'économie Pour la décroissance soutenable, il faut également relocaliser l'économie, faciliter l'installation de petites structures agricoles à taille humaine et renoncer aux monstruosités industrielles où des millions de créatures perçues comme des protéines souffrent le martyre pour alimenter nos insatiables mandibules. Il faut renoncer à la monoculture, destructrice des sols qu'elle épuise et pollue pour produire des protéines animales sans valeur nutritive voire insalubres. Ces structures agricoles auront pour mission de : • Satisfaire à la nécessité de produire et consommer localement des denrées de haute valeur nutritive, produites par des méthodes non préjudiciables aux sols, aux eaux souterraines, à l'environnement et à la santé publique. • Sauvegarder la biodiversité par des aménagements appropriés, garants de l' intégrité et de la beauté des paysages.
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Concernant les aptitudes manuelles, il serait important de réhabiliter tous les métiers susceptibles de l'être et répondant à des besoins locaux : artisanat, services, assistance mutuelle. La production industrielle devra être définie sur les bases de ce que seule l'industrie est en mesure de réaliser. Il serait par exemple préférable d'avoir 200 cordonniers au travail, plutôt qu'une masse de chaussures produites par des machines, voire issues du travail dé localisé effectué par des esclaves anonymes. Toutes ces dispositions et bien d'autres encore auraient l'immense avantage de restituer aux êtres humains les capacités confisquées par le sacro-saint « gain de productivité », l'outrance et l'hégémonie technologique produisant des infirmes. Bien entendu, tout cela devrait être accompagné par un comportement conscient et responsable de chaque citoyen œuvrant à titre individuel et collectif à la réduction du superflu, générateur de masses aberrantes de déchets. À l'exemple de la nature qui n'a pas de poubelles, il serait judicieux et vital d 'éradiquer les rebuts d' une façon drastique. Dans cette logique globale, la réduction du temps de travail se ferait par la réduction de la production. Le temps ainsi libéré pourrait être mis à profit pour: • des travaux de réhabilitation des environnements dégradés, • des actions qui ne seraient plus du secourisme social souvent sans résultat, • la construction du lien social indispensable pour l'avenir. En mettant l'humain et la nature au centre de nos préoccupations, les inspirations ne nous manqueront pas. D'aucuns peuvent trouver ce programme irréaliste, impossible à appliquer. Notre conviction est que nous n'aurons de toute façon pas le choix. Cela implique bien entendu pour chacun de nous de se considérer comme le lieu de sa propre mutation, laquelle induira la mutation de la société tout entière.
Vers la simplicité volontaire Serge Mongeau * « Vous devez être le changement que vous vou lez voir dans le monde» Gandhi
« Un petit groupe de citoyens conscients et engagés peut changer le monde, n'en doutez pas. Rien d'autre, à vrai dire, n'a jamais pu le faire» Margaret Mead
Devant les problèmes qui affectent notre planète, la décroissance n'est pas une option parmi d'autres, elle est nécessaire. À l'évidence, nous ne pouvons imposer à une planète fermée et limitée, la Terre, une croissance illimitée. En effet, une telle croissance repose sur une utilisation toujours plus grande des ressources de la planète et elle engendre des déchets toujours plus abondants. Or, nous dépassons déjà la capacité de production de la Terre. Nous consommons le capital terrestre au lieu de nous contenter de ses fruits. Nous dépassons également la capacité de la planète d'éliminer les multiples substances chimiques dues à l'invention humaine, et pour lesquelles la nature ne dispose pas de mécanismes suffisants pour arriver à les métaboliser. Résultat: l'équilibre de la planète telle que nous la connaissons et telle que nous en avons besoin pour notre survie se trouve menacé à très court terme. Que faisons-nous face à cette menace? Ceux qui le peuvent consomment de plus en plus, les autres aspirent à y arriver au plus tôt. Et nos gouvernements poussent la machine à plein régime: « Il faut maintenir une croissance continue pour parvenir à créer des • Membre fondateur de rInstitut pour une écosociété, Montréal.
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emplois et soutenir une augmentation constante de la consommation. »
La décroissance choisie ou imposée En fait, nous nous trouvons à une croisée de chemins. Pour celles et ceux qui ont conservé une certaine lucidité, il est clair que nous atteindrons bientôt des limites infranchissables dans notre utilisation des ressources de la planète. Croire que la science et la technologie pourront indéfiniment reculer les limites de la consommation revient à croire à un mythe dangereux. Les limites sont à nos portes et leurs conséquences bientôt inévitables; la seule incertitude qui demeure se trouve dans l'ordre de leur apparition. Verrons-nous nos enfants se mettre à engendrer des monstres à cause de toutes ces substances mutagènes qu'ils absorbent quotidiennement dans l'air qu'ils respirent, l'eau qu'ils boivent et la nourriture qu'ils ingèrent? À moins qu'ils ne se retrouvent tout simplement stériles... Les changements climatiques transformeront-ils nos pays en déserts ou en marécages? Les organismes génétiquement modifiés saborderont-ils les cultures séculaires qui assurent l'essentiel de notre approvisionnement en nourriture ? Les populations du tiers-monde, de mieux en mieux informées de leur appauvrissement croissant, décideront-elles de se faire justice ? Si rien n'est rapidement fait, viendra le moment où il sera obligatoire d' A'g ir. Devant les catastrophes, les gouvernements n'auront pas le choix. Nous nous acheminerons alors vers des sociétés autoritaires, où l'on imposera des mesures restrictives à la majorité de la population. On peut être sûr que ces mesures épargneront les puissants. La société risque de devenir encore plus inégalitaire, avec des privilèges encore plus grands pour une minorité. Heureusement, au Nord comme au Sud, des femmes et des hommes ont compris que nous faisons fausse route, que la voie de la mondialisation que l'on nous présente comme désirable et inéluctable mène directement à la catastrophe. Ils ont aussi compris qu 'i l n 'y a plus rien à attendre de gouvernements compromis et asservis au pouvoir de l'argent. Nos soi-disant démocraties occidentales n'ont rien de démocratique. Quand nous a-t-on consultés avant d'envoyer nos soldats bombarder l'Irak ou le Kosovo? Avant de laisser les aliments issus d'OGM envahir les rayons de nos supermarchés? Avant de modi fier le système de l'assurance-chômage? Avant de brader notre réseau ferré? En fait, avant de prendre toutes ces décisions qui touchent directement nos vies? 11 3
Le plus grand danger qui nous menace est la passivité. On nous dit qu'après l'échec du socialisme, le capitalisme et la primauté du marché demeurent l'unique voie possible. Rien de cela n'est vrai. Sans connaître toutes les solutions aux problèmes sociaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés, sans avoir une vision précise de ce que serait la société idéale, il y a certainement d'autres voies d'action qui permettraient de progresser vers une écosociété, où les humains vivraient en harmonie entre eux et avec la nature. En somme, il s'agit d'abolir la soumission à l'économie pour aboutir à une société qui favorise le bien-être complet de tous ses membres. Comment opérer ces changements? Pour le moment, il faudrait engager des actions portant sur trois fronts intimement liés: • Se libérer du système : à chacun de prendre les moyens de se sortir de la chaîne : surconsommation/nécessité de gagner beaucoup d'argent/stress/fatigue/passivité. La simplicité volontaire permet de retrouver du temps pour vivre et pour agir. • S'unir pour faire plus avec moins: en développant nos communautés locales, on développe aussi des services qui permettent de vivre mieux, à moindre coût et qui répondent davantage à l'intégralité des besoins 1. • Se donner des organisations nationales et internationales efficaces qui nous permettent de faire entendre nos voix haut et fort pour empêcher nos gouvernements de poursuivre dans la voie néo.. \. libérale. Ne nous faisons pas d'illusions, le capitalisme ne cédera pas facilement la place. Au pouvoir de l'argent, nous devons opposer le pouvoir du nombre, de l'imagination et de la ténacité. La simplicité volontaire Dans nos pays industrialisés, la plupart des problèmes de santé proviennent de la surconsommation. Notre quête de la santé devrait nous amener à un style de vie plus sobre, nettement à contre-courant : « La simplicité n'est pas la pauvreté ; c'est un dépouillement qui laisse plus de place à l'esprit, à la conscience; c'est un état d'esprit qui convie à apprécier, à savourer, à rechercher la qualité; c'est une renonciation aux objets qui alourdissent, gênent et empêchent 1
Voir Marcia Nozick, Entre nous. Rebâtir nos communautés, Éditions Écoso-
ciété, Montréal, 1995.
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d'aller au bout de ses possibilités 1 ». La surconsommation a égaIement des effets sociaux et écologiques, c'est pourquoi « la voie de la simplicité volontaire ne constitue pas seulement le meilleur chemin pour la santé de ceux qui l'empruntent, mais [est aussi] sans doute l'unique espoir pour l'avenir de l'humanité (réédition augmentée en 1998'). » La voie de la simplicité volontaire s'ouvre par une démarche personnelle d'introspection: il s'agit pour chacun de trouver son identité et de trouver les moyens de répondre à ses besoins réels, qu'ils soient physiques, sociaux, affectifs ou spirituels. Dans notre monde d'abondance, cela signifie qu'il ne faut plus choisir sous l'influence de la mode, de la publicité ou du regard des autres. Quand on commence à choisir, on consomme moins et l'on a moins besoin d'argent On peut donc travailler moins et utiliser le temps ainsi récupéré à faire ce qui est essentiel à notre épanouis$ement : réfléchir, parler avec nos proches, manifester notre compassion, s'aimer, jouer. .. ainsi que répondre par nous-mêmes à une partie de ces besoins que nous comblons de plus en plus souvent par des achats, ce qui nous rend toujours plus dépendants. Le temps retrouvé est la dimension essentielle de la simplicité volontaire. Il permet la prise de conscience, le contrôle de sa vie. La simplicité volontaire est un levier pour changer le monde en refusant la consommation aveugle et le système capitaliste qui ravagent la planète. L'importance stratégique de la simplicité volontaire Ceux qui choisissent la simplicité volontaire le font pour différentes raisons : • parce que leur situation rmancière est très difficile ; • parce qu'ils manquent de temps pour vivre vraiment leur vie et faire ce qui pourrait réellement lui donner un sens ; • parce qu'ils se préoccupent de l'environnement et qu'ils prennent conscience du gaspillage qu'entraîne notre style de société; • parce qu'ils sentent le vide d'une vie meublée par la consommation, mais qui ne laisse pas de place au développement de leur spiritualité; • parce qu'ils prennent conscience des inouïes disparités qui caractérisent ce monde dans lequel certains surconsomment alors que d'autres manquent de l'essentiel. 1 La 2
simplicité volontaire. 1985. La Simplicité volontaire, plus que jamais, Éditions Écosociété.
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La simplicité volontaire constitue actuellement un mouvement de société qui gagne chaque jour en importance. Elle offre la rare opportunité de travailler à son propre épanouissement tout en agissant pour le bien de la collectivité. De plus, la simplicité volontaire s'inscrit dans un courant social de fond: les citoyens ont perdu confiance en leurs gouvernants et ils comprennent que s'ils veulent un changement, c'est à eux d'agir. Comme l'écrit Gustavo Esteva : « Cette classe de mécontents, qui pressent qu'il existe une manière plus sensée de penser, reconnaît que poser des limites politiques aux desseins technologiques et aux services professionnels ne peut se formuler, s'exprimer ou se faire que sur la base de décisions et d'initiatives personnelles, librement consenties, et grâce à des accords communautaires. Leur point de vue s'est donc graduellement déplacé: au lieu de prendre comme référence « l' ensemble de la société», ils reconnaissent désormais que cette orientation intellectuelle et politique cache un piège dangereux. C'est pour cela qu'ils concentrent leur réflexion et leurs efforts sur le plan local, dans leurs espaces concrets, sur leur sol'. » Le succès du commerce équitable, des SEL, de l'agriculture soutenue par la' communauté et de combien d'autres initiatives enracinées localement montre bien la vivacité de cette tendance. La simplicité volontaire permet à chacun de nous de commencer à agir ici et maintenant. "
1 Wolfgang Sachs et Gustavo Esteva, Des mines du développement, Éditions Écosociété, 1996, p. 133. (et Serpent à Plumes, Paris, 2003).
Vers des spiritualités de la décroissance François de Ravignan * La proposition qui m'a été faite de contribuer au présent ouvrage comporte la pbrase suivante: « Penser en termes de décroissance, c'est-à-dire en termes de bonbeur dans la sobriété, nécessite une redéfinition de nos spiritualités. » En d'autres termes, peut-on préconiser des choix spirituels qui favoriseraient la nécessaire décroissance? Je pense que c'est poser le problème à l'envers. Si une vie spirituelle authentique est, comme je le pense, une activité (ou plutôt une non-activité !) humaine qui doit sous-tendre toutes les autres, on ne doit pas songer à l'instrumentaliser, rut-ce pour une bonne cause, sous peine de la déformer ou de la rendre finalement inutile ou inefficace. Si le cours d'un fleuve est largement déterminé par \s: niveau de l'océan où il se jette et les obstacles qu'il rencontre sur sa route, sa source ne l'est absolument pas. Ceci dit, l'action pour une cause juste qui ne serait pas soutenue par une vie spirituelle court le risque de s'étioler ou de s'assécher comme une plante qui ne recevrait pas la pluie du ciel. Les images qui précèdent nous aident à comprendre que la vie spirituelle est très largement quelque chose que nous ne choisissons pas, qui nous est donné de l'extérieur, un don de l'Esprit que nous pouvons accueillir, refuser, faire travailler en nous ou détourner vers de fausses voies, mais en aucun cas susciter de par nos propres forces. On ne choisit pas sa spiritualité comme on choisit ses chemises : avis, probablement inutile, à tous les marchands de spirituel qui fleurissent en notre temps! Le propre du spirituel est de s'imposer à l'homme malgré
* Ingénieur agronome. li?
lui. Par exemple, à l'appel de Dieu, les prophètes d'Israël commencent par répondre par une déclaration d'incapacité: « Je suis un homme aux lèvres impures », dit Isaïe, et Jérémie: « Je ne sais pas porter la parole. j e suis un enfant ... » Dans la vie spirituelle, l'Esprit engage sur un chemin de vérité. Et s'il y a, comme je le pense, une vérité dans l'option de la décroissance, elle doit pouvoir trouver une expression spirituelle. Nous verrons qu'inversement l'option pour la croissance peut avoir, dans l'Histoire, relevé de déformations spirituelles, ou de la relégation du spirituel dans un domaine purement individuel ou même sentimental. Étant moi-même chrétien, je connais davantage ces déviations en ce qui concerne l'évolution historique du christianisme, de même que je suis plus à l'aise pour parler, à partir d'exemples chrétiens, de ce qui me paraît spiritualité authentique, susceptible d'intégrer en vérité les problèmes de la survie de l'homme sur notre planète en ce début de siècle. C'est donc au christianisme et à ses origines juives que je me référerai exclusivement dans ce texte.
Le judéo-christianisme en accusation Sur ce sujet de la décroissance, le judéo-christianisme est particulièrement mis en accusation. Il me suffit de citer - parmi tant d'autres - cette phrase: « Depuis des millénaires, les religions dominantes en Occident nous assènent le "croissez et multipliez" repris dans toutes les théories économiques. » Éliminons d'abord ce qui n'est pas sérieux: une idéologie nouvelle - et les théories écologistes ont aussi leur aspect idéolo~ique - se paie volontiers un bouc émissaire. Le christianisme, religion plutôt fatiguée de l'Occident, est tout indiqué pour jouer ce rôle, puisqu'on peut l'a~uer sans grand risque qu'il se défende efficacement. J'ai pourtant un certain étonnement à voir les mêmes personnes persifler le judéochristianisme (le terme de judéo-chrétien étant presque une insulte dans leur bouche), et prendre feu contre tous les racismes, anti-juif compris! Naturellement elles trouvent dans la Bible des arguments péremptoires pour apporter de l'eau à leur moulin, par exemple le « soyez féconds et multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les aWmaux qui rampent sur la terre », adressé par Dieu à l'homme si l'on en croit le premier chapitre de la Genèse ... Parlons donc maintenant sérieusement. Il faut d'abord remarquer que le peuple juif et ses docteurs, qui ônt médité ces textes pendant 118
plus de deux mille ans, de même que les chrétiens jusqu'à l'époque moderne, n' ont pas été plus destructeurs de l'environnement que les autres peuples du monde. C'est au contraire à partir de l'époque où, en Qccident, la vie économique et sociale n'a plus été inspirée par la foi chrétienne, soit à partir du XVI' siècle en Italie, pour culminer aux deux derniers siècles, que s'est mis en marche le processus inexorable dont nous constatons aujourd'hui les dégâts sur la biosphère. Historiquement, c'est à la suite des Lumières et du culte inconditionnel de la raison que naissent la liberté libérale, le scientisme et la révolution industrielle. La mythologie du progrès doit peut-être quelque chose au christianisme en ce sens que c'est une eschatologie. Mais une eschatologie dévoyée et qui s'est par ailleurs constituée contre le christianisme. Reconnaissons tout de même la spécificité des textes bibliques par rapport à d'autres traditions. Il s'y trouve, propre au judéochristianisme, une désacralisation des éléments de la nature : le soleil et la lune, par exemple, ne sont pas des dieux : ce sont de simples luminaires faits pour éclairer. Les plus grosses bêtes ne sont pas non plus des puissances invincibles : Léviathan, par exemple, a été formé par Dieu pour s'en rire. Et l'homme, à peine moindre qu'un Dieu, reçoit une invitation optimiste à user de la terre, totalement opposée à la terreur sacrée devant la Nature à laquelle il pourrait céder. Il faut ne pas avoir vu, sous d'autres cieux, voire les nôtres, les conséquences de la superstition, de la sorcellerie ou les effets de la magie réelle ou supposée sur certains esprits, pour ne pas se réjouir de cette désacralisation. Aussi penséje que c'est prendre une voie sans issue que de prôner aujourd'hui une resacralisation de la Nature, dont certaines tendances écologistes - prétendant transcender les données scientifiques qui ont donné naissance à « l'hypothèse Gaïa » - ne me paraissent pas exemptes. En revanche, la désacralisation de la Nature implique, en contrepartie, une responsabilité à son égard, celle précisément que le siècle qui vient de s'écouler a escamotée sans scrupules, et dont nous redécouvrons aujourd'hui la nécessité. On pouvait cependant trouver un bel exemple de cette responsabilité, exprimée dans le langage de lafraternité avec tous les êtres vivants, dans la tradition inaugurée au début du XIII' siècle par François d'Assise, qui s'exprime si merveilleusement dans son Cantique du Soleil et qui s'est tant bien que mal transmise à travers les communautés qu'il a fondées. Le monde occidental dans son ensemble a pris hélas une autre voie ... 119
Complicité? Les accusations portées contre les Églises chrétiennes, la catholique en particulier, et dont nous venons de nous faire l'écho, ne sont pourtant pas complètement gratuites.-Les Églises y ont largement prêté le flanc . Résistant, au cours du XIX' siècle, à une modernité qui s'opposait explicitement à leur tradition, elles se sont senties exclues - ou du moins en retard - dès lors que cette modernité a gagné droit de cité. Elles ont donc cherché à s'adapter, en montrant que le langage de la modernité n'était pas incompatible avec celui de la tradition évangélique. Des auteurs comme Pierre Teilhard de Chardin, interprété dans un sens extensif, ont pu être utilisés dans cette entreprise, le mythe moderne de l 'Histoire-progrès (à savoir que l'histoire humaine va nécessairement et irrésistiblement dans le sens du progrès) se trouvant assimilé à l'eschatologie chrétienne. Un bon exemple en a été donné par la JAC (Jeunesse agricole chrétienne) en France, qui a largement encouragé un développement hétéronome de l'agriculture. Rares étaient parmi les aumôniers de ce mouvement important, dans les années 1960, ceux qui se rendaient compte des risques d'inhumanité contenus dans cette évolution, plus rares encore ceux qui entrevoyaient les risques encourus sur le plan de l'environnement Ge me souviens toutefois de l'un d'eux qui pestait contre l'abattage des arbres dans les prés; par ailleurs, il revenait toujours dans ses propos au même leitmotiv d'attention à la personne). Au-delà des seuls agriculteurs considérés généralement en France comme en retard, les difficultés des pauvres du tiers-monde devaient se résoudre de par l'enrichissement général de leurs sociétés, à savoir le développement désigné par le pape Paul VI lui-même comme le nouveau nom de la paix. Le CCFD français (Comité chrétien contre la faim et pour le développement) devait assez largement faire écho à ces conceptions. Il appartint alors à quelques intellectuels marginaux d'affirmer que la richesse d'une société ne nourrissait pas nécessairement les pauvres, et même aggravait généralement leur condition, tout en dégradant l'environnement. Il en fut aussi pour rappeler que la richesse et la puissance, valeurs sur lesquelles se fondent les sociétés modernes, sont clairement condamnées par la tradition judéochrétienne et plus particulièrement par l'Évangile de Jésus-Christ. Et bien que la plupart des communautés monastiques chrétiennes donnassent dans la modernisation de leurs activités, agricoles notamment Ge me souviens de la photo d'un père chartreux sur un 120
gros tracteur), quelques-unes, notamment inspirées par l'exemple de Charles de Foucault, choisirent de vivre dans la pauvreté matérielle. Il y eut aussi les Communautés de l'Arche, inspirées par la spiritualité gandhienne par l'intermédiaire de Lanza dei Vasto, vivant d'une agriculture paysanne et largement biologique, travaillant les terres en utilisant la traction animale, confectionnant vêtements et objets d'usage courant. Il y eut aussi, parmi ceux qui travaillaient dans le tiers-monde, des adeptes des moyens pauvres, vivant au ras du sol comme la population environnante. Tout cela a bien régressé, tant dans les Églises chrétiennes qu'ailleurs. La pauvreté n'est plus guère à la mode, et les communautés qui recrutent ces dernières années sont celles qui offrent une certaine sécurité plutôt que celles qui invitent à la pauvreté; ce qui se comprend, étant donné le développement de l'insécurité matérielle dans nos sociétés, mais aussi - et peut-être surtout - le manque de structuration des esprits auquel conduisent les conceptions actuelles de l'éducation. Il reste à remarquer que ce balancement entre deux tendances opposées, en ce qui concerne la pauvreté, n'est pas nouveau dans l'Église: pour n'en prendre qu'un seul exemple, à peine le cadavre du poverello était-il refroidi que son successeur, le frère Élie, faisait construire sur la colline d'Assise un somptueux couvent, dont ses détracteurs disaient qu' « il n Ji manquait que les femmes! ». Les réactions à la richesse, fussentelles marginales, ont toujours existé et existent encore dans les Églises chrétiennes. Il y a fort à parier qu'elles peuvent s'amplifier dans les années qui viennent.
Rendre sa place au spirituel: la première Les exemples qu'on vient de citer tendraient à montrer que les Églises - et probablement plus largement les instances spirituelles en général - ont tendance à suivre (fût-ce à reculons) les mouvements de société, à s'y adapter, plutôt qu'à les contredire ou à les susciter: « JI est avec le ciel des accommodements », écrivait ironiquement Molière ... Elles pourraient donc aussi se mettre à suivre la décroissance, à l'accompagner ou encore à l'expliquer, puisque celle-ci est déjà sinon en marche, du moius déjà en germe tant dans l'industrie (comme l'a montré Ingmar Granstedt dans l'Impasse industrielle) que dans l'agriculture. Mais si les instances spirituelles ne font que suivre, elles ne servent à rien. D'aucuns pourraient s'en consoler en constatant que, si dans le passé, elles paraissent en effet, dans le court terme, suivre 121
l'évolution générale, elles n'en ont pas moins, à long terme, une incidence indéniable. Mais aujourd'hui, les problèmes de croissance de la misère dans le monde et de détérioration de l'environnement se posent avec une telle urgence qu'on ne peut plus se défausser de la sorte. Il risque en effet d'être trop tard pour attendre les effets du long terme. La tentation est alors grande de se passer d'une source qui ne débite pas suffisamment pour alimenter le fleuve auquel nous devrions pouvoir nous abreuver; le projet écologique pourrait alors prétendre à l'autosuffisance spirituelle et, par là même, s'enliser. J'ai participé, en Inde, à une session de jeunes animateurs ruraux, à qui l'on faisait remarquer avec raison que rien n'était donné, rien ne tombait du ciel, et que tout ce qui pouvait faire bouger leur société dépendait d'eux; je n'ai pu m'empêcher d'ajouter que rien n'était donné en effet, sinon la foi qui les animait, et que ce rien-là était l'essentiel... Rappeler cet essentiel (comme tente de le faire l'admirable numéro 9 de l'Écologiste intitulé Religio/lS et écologie; réenchanter le monde) implique de retrouver dans la pratique les deux sens étymologiques du mot religion: à savoir relire, et donc procéder à une relecture assidue de nos traditions respectives et relier, c'est-à-dire créer des relations vraies non seulement entre les tenants de ces diverses traditions, mais entre elles et les réalités de notre temps.
La décroissance est-elle soluble dans la modernité ? Paul Ariès * Le discours de la décroissance passe mal, qu'il soit tenu dans les pays riches ou les plus pauvres, par le cinquième de la planète qui consomme les quatre-cinquièmes des richesses ou par les 80 % d'individus qui se partagent les miettes, par ceux qui approuvent le système ou ceux qui le remettent en cause à partir des schémas idéologiques de la gauche ou de la droite ou même des milieux alternatifs ou écologistes. La pensée est prise de vertige devant les mots d'ordre de la décroissance. La pensée de la décroissance est-elle uue maladie mentale? Ce discours provoque au mieux l'incompréhension ou l'ironie. Seriez-vous partisans du retour à l'âge de pierre ou aux tickets d'alimentation qu'ont connu nos ancêtres durant les guerres? N'utilisez-vous jamais l'électricité on l'eau courante? Renoncez-vous aux IRM, à Internet ou au téléphone portable? Pourquoi ne partezvous pas vivre au Sahel ou au xv< siècle? Ce discours serait, selon ses détracteurs, celui d'enfants repus. Tout cela ne serait pas bien grave et mieux vaudrait en rire car chaque époque a besoin de ses doux rêveurs et l'adolescence des enfants gâtés emprunte souvent de tels chemins tortueux. Une société opulente pourrait se permettre de donner la parole à ces doux dingues entre deux débatteurs sérieux, afin de provoquer la contagion d'un grand fou rire interclassiste et apporter la preuve du caractère tolérant de notre système. ,. Politologue, écrivain, Institut d'Études Politiques, université Lyon II.
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Mais ce discours de la décroissance provoque également en écho un soupçon immédiat de maladie mentale: n'aimez-vous pas votre prochain ou avez-vous une si faible estime de vous-même? Pourquoi ce désir de nier les besoins humains? Ne seriez-vous pas des « pisse-froids » et des « durs-à-jouir »? Les pronostics sont ouverts sur la base de ses symptômes : sadomasochisme? schizophrénie? misanthropie? Les rares échos favorables que suscite ce discours sur la décroissance sont pourtant souvent bien pires que ces rejets car ils reposent sur des bévues ou des apories foudroyantes. Le terme de décroissance est suffisamment éloigné de la pensée commune qu'il autorise bien des contorsions et peut fonder l'illusion d'un accord possible dans le désaccord le plus total. Nous avons croisé lors de nos travaux trois faux frères: • Le mot d'ordre de la décroissance est entendu par certains comme une façon habile pour les individus ou les nations déjà riches de se réserver les fruits de la croissance. Comme le développement est d'autant plus polluant que les économies sont « émergentes » et disposent de technologies anciennes, le tiers-monde pourrait très bien s'en passer pour le bien de tous. Il faudrait donc lui reconnaître un droit à la différence : à nous les peurs alimentaires modernes du trop ou du mal manger, à eux, les peurs archaïques de la malnutrition et du manque! • Ce mot d'ordre de la décroissance ne serait-il pas aussi la traduction dans un langage moderne, donc économique, de la vieille posture religieuse du renonçant aux plaisirs de la vie? Ce renonçant vivait autrefois en ermite au cœur d'une forêt ou se faisait emmurer vivantee) pour mieux témoigner de Dieu. I.:heure ne serait plus à dénoncer, avec Diderot, le triste sort des religieuses recluses soustraites aux plaisirs de ce monde. Notre société industrielle et individualiste fonctionnerait d'ailleurs tout entière à la privation des beautés de la nature et à l'affaiblissement de l'importance des liens humains. Il ne resterait que l'épreuve de la privation de la consommation. Le choix de vivre sans télé ou voiture ou l'engagement à ne jamais fréquenter des supermarchés ou des McDo serait aussi respectable que celui d'utiliser sa RIT pour consommer. Ces abstinents auraient le grand mérite de prendre sur eux la mauvaise conscience des consommateurs impénitents : ils se sacrifieraient pour leur permettre de continuer à « positiver». Une bonne société a toujours besoin de ses Abbé Pierre. • Ce point de vue de la décroissance serait aussi, selon certains, 124
une bonne entrée en matière pour banaliser la haine des pauvres ou des humains afin de provoquer un humanicide souhaitable dans l'intérêt des autres espèces animales ou végétales, voire pour la survie de notre Mère-Gaia '.
Pourquoi de telles difficultés à se faire comprendre? On sait l'importance du choix du vocabulaire pour être entendu. Toute l' histoire des courants d'idées est affaire de mots : république ou démocratie, réforme ou révolution, nationalisme ou patriotisme, communisme ou socialisme, socialisme ou social-démocratie, libérai ou Iibertarien, etc. Le discours de la décroissance souffre indéniablement d'être le produit du travai l de la seule négativité d'un système. Le terme le dit suffisamment : il faut dé-croître, bref on pourrait croire qu'il nous parle de la même chose mais en moins. Le vieux mouvement ouvrier ne rêvait pas de dé-capitaliser l'économie mais de la collectiviser ou de la nationaliser. Le projet de la décroissance manque de chair pour être évocateur.
Les idéologues de la décroissance semblent conscients de ce point noir: ils usent volontiers du terme de « décroissance soutenable » ou mieux encore de « simplicité volontaire ». Ces notions n'évoquent-elles pas l'image ancestrale de l'homme à la chandelle dont le vacillement marque le vieillissement (in)volontaire et l'annonce de la mort? La décroissance n' est-elle pas aussi un mot tabou parce qu'il laisse entrevoir ces abîmes où se déploierait le combat titanesque entre Éros et Thanatos, alors qu'il ne s'agit nullement d'opposer un modèle héroïque fondé sur le plaisir et un modèle sacrificiel fondé sur le renoncement. On ne joue jamais impunément avec ces images archaïques. N'avons-nous pas une part de responsabilité dans ces visions désenchantées incapables de mettre en branle les peuples? Il y a pourtant autant de bonheur à renoncer à la croissance pour la décroissance que de passer de la pratique des « amours» tarifés à la rencontre amoureuse d'un autre sujet. Tous les mouvements d 'idées ont eu besoin de rompre avec le discours des autres, car comment penser avec la logique de celui que l'on veut combattre intellectuellement et pratiquement ? Comment 1 Paul Ariès, Pour sauver la terre. l'espèce humaine doit-elle disparaître, " Harmattan, Paris, 2002.
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dire qu'il ne s'agit pas de consommer moins mais d'entretenir un autre rapport à l'utilité, à soi et aux autres? La force du système est d'avoir réussi non seulement à convaincre le peuple (notamment les jeunes générations) qu'il serait impossible de changer globalement le monde mais, pire encore, de le penser globalement à partir d'un autre point de vue. Le projet de la décroissance semble donc orphelin de mots. Cette situation doit nous conduire à nous interroger sur sa capacité à s'inventer des filiations, c'est-à-dire à se trouver des origines autres que scientifiques pour se projeter dans le futur. Il lui faudrait pourtant voir loin derrière pour voir loin devant. Qu'en est-il de ses héritages? Qu'en est-il de ses ruptures? Cette difficulté à insérer son pére fondateur, Nicholas GeorgescuRoegen, dans une généalogie, nécessairement bricolée, n'est pas l'indice de sa propre faiblesse, mais un symptôme de la capacité du système à se claquemurer. Il nous prive de racines, de la même façon qu'il nous prive de mots. Il nous interdit ce jeu politique nécessaire du passé composé. On ne fait en politique du neuf qu'avec du vieux. On ne cesse de s'identifier à Spartacus ou de rejouer la prise de la Bastille. Nos vieilles cartes sont biseautées et il est nécessaire de redistribuer le jeu, mais encore faut-il le tenir en main. La tâche à accomplir est considérable car autant la « décroissance» constitue la seule « contrainte» à laquelle l'humanité se heurte en ce nouveau millénaire, autant le discours qui la porte devient toujours moins « entendable ». On gagne pourtant d'abord les guerres avec de la sémantique. r;idée même de re ettre en cause le principe de croissance est un impensable du système, car elle sape littéralement non seulement les intérêts des puissants de ce monde mais ses soubassements culturels et, à terme, anthropologiques. r;idéologie de la croissance résume tout ce qui est nécessaire au productivisme pour fonctionner au moral comme au physique. Elle légitime en naturalisant ce qui existe. Elle ne peut que rejeter dans la folie ou le déni ce qui s'y oppose. Comment pénétrer ce territoire obscur qui fait prendre ce système impossible pour le seul possible sans examiner les vices et vertus du type d'homme que ce système engendre? Ce détour par ces chemins giboyeux est nécessaire si l'on veut comprendre pourquoi celui qui choisit la décroissance passe instinctivement pour un fou, un provocateur ou un traître.
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Croissance et décroissance de la société et de l'individu La croissance est devenue une référence obsessionnelle pour les hommes politiques de gauche comme de droite. Il est même rare que l' on s'interroge encore sur le contenu de cette croissance, puisque la notion de développement durable campe définitivement dans une problématique quantitative. Le corpus révolutionnaire d'antan était plus « dissensuel », sans même remonter au « droit à la paresse » de Paul Lafargue. Les débats des années soixante-dix sur l'An 01 étaient beaucoup moins marginaux que ne le sont aujourd'hui ceux de la décroissance '. La grande force du système a été, d'une part, de faire passer pour naturel ce qili reste exceptionnel à l'échelle de l'humanité et, d'autre part, d'avoir établi un lien insécable entre l'idéologie de la croissance économique et individuelle. Ces deux éléments font que le discours de la décroissance est reçu, paradoxalement, comme une série de formules maléfiques destinées à faire régresser la société et l'humain. La croissance économique : une exception historique Le discours de la décroissance est difficile à entendre, comme tout exercice de rééducation est douloureux à effectuer. Il remet en cause, en effet, notre myopie ethnocentrique. Toute perspective de décroissance est vécue spontanément comme une sorte d'arrachement de l 'humain à sa propre humanité. La croissance étant naturelle, la décroissance serait contre-nature. Cette thèse ne tient pas face aux travaux des anthropologues. I:histoire de l'humanité n'est pas celle de la croissance. Elle est celle du refus de la croissance et non de son impossibilité. Pierre Clastres 2 et Marshall Sahlins 3 ont pu montrer que la société primitive n'est pas une économie de la misère et qu'elle ne produit pas plus, non par impossibilité, mais par choix. Le mythe de l 'homme sauvage condamné à une condition quasi-animale par son incapacité est un leurre. La société primitive n'a pas de stock parce qu'elle fonctionne selon un principe anti-surplus pour préserver son unité. Elle fut donc la première et la dernière société d'abondance, puisque tous les besoins humains 1 À l'ori gine, L'An 01 est une bande dessinée conçue par Gébé pour CharlieHebdo. Elle est mi se en film en 1973. La BD vient d 'être réédilée en 2002 par l' Associatioll . 2 Pierre Clastres, la société contre l't rat, Les Éditi ons de Minuit, Paris, 1974. 3 Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance, Gallimar~ Paris, 1976.
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y étaient satisfaits avec le travail d'une partie seulement de la société et en des temps courts. Uéconomique n'existait pas en dehors du politique: « La société primitive assigne à sa production une limite stricte qu'elle s'interdit de franchir, sous peine de voir l' économique échapper au social et se retourner contre la société en y ouvrant la brèche de l'hétérogénéité, de la division entre riches et pauvres, de l'aliénation des uns par les autres'. » La croissance était l' impensable anthropologique de cette époque, tout comme la « décroissance» aujourd' hui. Ni l'une ni l'autre ne sont naturelles, il s'agit de choix collectifs. La décroissance n'est donc en rien une maladie mentale. Croissance économique et croissance individuelle Le système du capitalisme total est parvenu à créer une solidarité organique entre les concepts du développement économique et ceux de l'épanouissement individuel. Les individus seraient en croissance comme les économies, et ce développement devrait être, dans les deux cas, « durable », ce qui justifie, d'un côté, de polluer moins pour polluer plus longtemps et, de l'autre, de se doper avec des drogues autorisées en fonctionnant sous le contrôle de son « coach ». La décroissance apparaît de ce fait comme une incongruité radicale puisque le système est parvenu à plonger ses racines jusqu'au cœur de l' individualité en formant le sujet de façon à vivre sa propre construction sur le mode de la croissance. Les ouvrages si populaires de développement personnel font avec l'idéologie de la « sportivation » de la vie beaucoup plus pour l'enracinement des catégories mentales nécessaires au capitalisme total que les œuvres des économistes libéraux. Uindividu se pense comme un entrepreneur de soi et se vit sur le mode d'un capital à valoriser, au moral comme au physique. Uindividu moyen ne se construit plus, il ne se cultive plus. Il croît. Il augmente. Il ajoute ou retranche. Uindividu-consommateur est d' abord un consommateur de soi. ·La femme doit être femmeobjet avant que d'être bonne consommatrice. Lui proposer la décroissance comme projet de société ne peut dès lors qu'être vécu comme une amputation de soi-même. Cette amputation prend la (prme d'un manque à jouir en raison d'une privation de biens de consommation identitaires mais aussi d'un manquement à soi et d'une perte d' identité. 1
Pierre Clastres in Préface à Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abon-
daI/ce, Gallimard, 1984.
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Le discours de la décroissance est à contre-courant idéologiquement mais plus gravement anthropologiquement. Les sociologues annoncent pour demain l'avènement d'un individu modulable, dont l'identité ne serait que la somme de ses consommations d'expériences de vie (morceaux de Moi). Cet individu jetable, sans cesse reformatable au gré de ses désirs, ne peut que rejeter tout discours de décroissance puisqu'il le ressent comme le summum d'une privation d'être.
Mythologies de la croissance et de la décroissance Aucun système n'existe sans croyances ni mythologies. I:idéologie du capitalisme total doit prendre appui comme celle des autres systèmes sur des fantasmes et des illusions. Les fictions aujourd'hui dominantes ou qui se trouvent dominées ne sont ni plus justes ni plus fausses que celles du passé. Elles correspondent seulement à la logique du système. La force du capitalisme est d'être parvenue à contourner toutes les résistances culturelles et institutionnelles dont la fonction était de canaliser ces fantasmes pour les exploiter à son profit. Les couches les plus profondes du psychisme refont donc surface sous les traits du culte de la toute-puissance et de la foi dans un monde sans limites: tout serait possible tout de suite ! Le système productiviste a besoin de ces fictions pour assurer pleinement sa domination sur la nature et sur l'humain. Ce recouvrement par ces fantasmes liés à l'exploitation d'autres fictions (comme celui de la liberté, de l'égalité et de la fraternité) rend inaudible tout discours sur la décroissance. On ne peut combattre des mythes qu'avec d'autres mythes opposant des fictions humanisantes à celles déshumanisantes. Quelle peut être la mythologie dont nous avons besoin? Quelles sont les valeurs opposables aux contre-valeurs? Pourquoi avons-nous perdu cette capacité de mettre en mouvement des masses au nom d'un principe utopique? Comment le système s'y est-il pris pour éteindre la lumière dans la tête des jeunes générations en rompant notamment le processus de transmission de l'esprit de révolte? Le discours de la décroissance se propose de réaliser cet impossible pourtant indispensable, qui est de tenter de concilier l'inconciliable c'est-à-dire le principe espérance 1 et le principe responsabilité'. ] Ernst Bloch, Le Principe espéraI/ce?Gallimard, Paris, 1991. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Cerf, Paris, 1997.
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Le statut de l'altérité La société de croissance ne se pose que des « comment» : comment faire pour produire et consommer toujours plus? Le <{ comment» est plus naturel que le <{ pourquoi » dans une société qui fonctionne à l'image d'une grande machine. Le discours de la décroissance doit réintroduire la question du {{ pourquoi », qui n'est qu'une façon de poser celle du {< pour qui ». Il lui faut réinstituer de l'altérité, qu'il s'agisse de celle des autres humains, des générations futures ou des autres espèces. La mondialisation des problèmes peut aider à opposer cette figure majeure de l'altérité à la toute-puissance. Poser la question de la décroissance, c'est rencontrer nécessairement cette question de l' {{ autre », alors que toute notre société refuse d'instituer l'altérité depuis le déclin de la fonction du père, depuis l'annonce de la mort du complexe d'Œdipe qui ne permettrait plus le dépassement des sentiments amoureux et hostiles à l'égard des parents pour accéder aux identifications, depuis enfin nos amnésies collectives d'une société sans mémoire, sans repères, sans valeurs autres que celles cotées à la Bourse.
Quel sacré dans notre société? Les partisans de la décroissance ne peuvent comprendre les réactions de déni face à leurs thèses, voire la violence qu'elles engendrent, s'ils n'admettent pas que la notion même de croissance est véritablement le {{ veau d'or» du système. Il est donc faux de penser que notre société a tué le sacré. Il n'y a pas disparition mais inversion du sacré et du profane : • avec profanation de ce qui était considéré sacré, comme certaines valeurs : la liberté, l'égalité, la générosité, le génome humain, le caractère non marchand du vivant, etc . • avec sacralisation du profane: la technique, l'argent, l'idéologie de {{ la gagne », la croissance économique, etc. Dénoncer à l'envi le matérialisme de la société, c'est penser le religieux en termes religieux (et non scientifiques) : il y a une religiosité du marché avec ses Temples de la consommation, ses instruments de culte que sont les linéaires, les chariots, sa liturgie publicitaire, ses grands prêtres économistes nobélisés, son Credo du pouvoir d'achat, son calendrier {{ solidaire », etc. Prôner la décroissance constitue donc une véritable hérésie. Ne pas consommer, c'est être un traître à la patrie, c'est ne pas payer son tribut à la société en butte au terrorisme (sic). C'est aussi déses130
pérer les gens en les privant de leur raison d'être: « Consommer moins? D'accord! Mais pour faire quoi ? » La question rappelle une chanson anarchiste du XIX" siècle « Supprimer les patrons? D'accord, mais c'est qui qui fera la paye le samedi? » Quels rapports au temps et à l'espace? Les sociétés humaines se caractérisent toujours par une conception largement différente du temps et de l'espace. l:enchaînement des civilisations a été marqué cependant davantage par des mutations que par des ruptures '. Notre système a, au contraire, imposé assez hrutalement une pratique « autre» et quasi-exclusive du temps et de l'espace. Cette perception nous ôte la possibilité de nous glisser aisément dans une autre qualité de temps et d'espace. Il est pourtant nécessaire, pour entrer dans le système de pensée de la décroissance, de se dépouiller de ces références nouvelles. Temps rapide ou lent? Le discours de la décroissance suppose, pour être entendu, de se libérer de la conception et de la pratique modernes du temps. Il rompt avec le fétichisme du temps qui fait que nous allons de plus en plus vite mais souffrons d'un manque de temps. Il suppose aussi d'en fmir non seulement avec ce rythme frénétique mais avec la réduction de la vie à l'instant La décroissance est l'inverse de la néantification du passé et donc du futur. Elle a une mémoire longue pour voir loin. Elle considère la désaisonnalisation ou le viol de la chronobiologie, tout comme notre fuite en avant face à l'obsolescence technologique ou sociale (la mode c'est ce qui se démode) que nous programmons, comme des entreprises de désespècement. Le discours de la décroissance suppose, pour être débattu, d'accepter de se décentrer face aux besoins de la machinerie globale dont nous devenons toujours plus des rouages. l:homme ne peut se réapproprier un temps à sa mesure que s'il devient lui-même la mesure de toute chose. Le temps mécanique de l'industrie ou celui virtuel de la finance ne peuvent que ravaler l'humain au rang d'homme-machinal. Le discours de la décroissance réveille au plus profond de chacun cette angoisse de la fm que ce système a su écarter, qu'il s'agisse de notre propre mort, de la disparition des espèces, de l'épuisement des ressources, etc. 1
Voir le travail de Fernand Braudel (1902-1985).
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On tuait autrefois les porteurs de mauvaises nouvelles. Notre société n'accorde plus la même importance au logos et se contente de les rendre incapables de se faire entendre.
Ubiquité planétaire ou lieu de vie? Le discours de la décroissance véhicule une vision et une pratique de l'espace qui se souviennent toujours que l'espace naturel de l'homme reste encore celui de la marche à pied. I:individu doit être d'un lieu pour découvrir les autres. Péripathos le disait déjà: on pense au rythme de ses pas. Cette idée est devenue étrange aux pieds de nos contemporains qui prennent, peu à peu, l'habitude de vivre « hors sol» dans un aplatissement et une artificialisation totale de l'espace. On se gausse des tomates qui poussent sans terre, mais on accepte sans rechigner que nos enfants vivent entassés à la verticale. I:espace devient toujours plus banal d'un bout à l'autre de la planète avec ces monstrueux clones de magasins entrepôts. I:ubiquité planétaire, chère aux idéologues du système, ressemble davantage à une dénaturalisation de tout espace dans le but de reproduire partout les mêmes zones monofonctionnelles qui composent autant de soussystèmes vivant chacun à leur propre rythme avec leur propre logique. Quoi de plus caractéristique du village planétaire que ces « non lieux» (M. Augé) que sont les aéroports internationaux? Le discours de la croissance repose sur un élargissement de l'espace, comme condition de sa banalisation marchande. Le discours de la décroissance suppose un rétrécissement de l' espace, prélude à son intensification humaine. Le discours de la décroissance échoue encore aujourd'hui à donner à penser une conception de l'espace et du temps qui soit en rapport avec les capacités corporelles et mentales. Il est sans doute plus facile de critiquer le système dans le cadre de ses catégories, en pensant aider les petits producteurs en achetant leurs produits du bout du monde ou en utilisant sa « RTf » pour s'envoler vers quelque paradis exotique. Quelle conception du bonheur? Le discours de la décroissance propose une conception du bonheur devenue inaudible pour la majorité des humains. Le système de la croissance ne fonctionnerait pas si les personnes n'avaient le sentiment d'y trouver leur compte et si elles n'y trouvaient pas, également, partiellement de quoi espérer. Les humains deviennent de plus en plus technico-dépendants. La 132
société parfaite serait celle qui aurait réponse à tout et qui fonctionnerait à l'image d'une Mère dévorante capable d'assouvir immédiatement tous les désirs de ses enfants grâce à un Sein Intarissable. Ce projet de bonheur conforme est celui mis en œuvre dans les Disneyland 1 où le mot d'ordre est justement de réveiller le grand enfant qui dort en chacun. Cette technique salvatrice, d'abord utilisée dans le champ de la nature, pourrait être appliquée aux relations humaines conçues en terme d'ingénierie sociale puis aux humains eux-mêmes. On pourrait produire du bonheur, du sourire, de la jouissance, de l'extase comme on fabrique des voitures ou du poulet. Cette société parfaite où l'homme serait réduit à la technologie existe déjà en gestation au sein de la secte de la scientologie ' . Le discours de la décroissance, en rompant avec toute prétention de transformer 1'humain en surhomme, comme en refusant de troquer les Interdits contre des normes techniques, ne fournit le mode d'emploi d'auclme Solution fmale. La décroissance se trouve, en cela, en décalage avec son époque. D'abord parce qu'elle recourt au jugement et à la culpabilisation (individuelle et collective) dans une société qui déculpabilise. Ensuite parce qu'elle déconstruit la funeste idéologie du progrés. Non parce qu'elle considérerait que les hommes devraient cesser d'agir pour leur mieux-être matériel, social et moral, mais parce qu'elle rejette cette foi dans le Progrès, COmme le bâtard d'une conception linéaire et appauvrie du temps ayant trop servi à justifier toutes les formes de destruction des cultures populaires ou le colonia-. lisme. Ce refus de coller aux recettes de la société high-tech lui ferme aussi la possibilité d'offrir comme compensation à l'angoisse, aujourd'hui moins prise en charge par le religieux, une quelconque fuite en avant de nature technologique (y compris dans le champ des soi-disant thérapies ({ alternatives »). La technologie est, quoi qu'on pense, réconfortante. Elle prend la place de la liberté qui, elle, fait peur. Les humains, bousculés dans leurs identités et leurs repères, sont pourtant prêts à préférer n'importe quelle parole d' une Big-Mother qui leur promettrait l'interdiction d'être malade, de vieillir et de mourir, en échange de l'acceptation de nouveaux dispositifs sécuritaires et de quadrillage policier. 1 2
Paul Ariès, Disneyland, le royaume désenchanté, éd. GoHas. Paul Ariès, La Scientologie, laboratoire dllfutur ?, éd. Golias.
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Le discours de la décroissance ef>1 anachronique, car il ne propose pas de troquer sa liberté contre un baril de normes et ne promet pas d'échanger l'angoisse contre une sécurité. Ce discours rugueux est celui de la responsabilité de ses actes individuels et des choix collectifs devant l'humanité. Quelle forme d'engagement personnel? Il serait stupide de croire que la pensée de la décroissance serait la première à permettre de mettre ses actes individuels en conformité avec ses engagements et son discours. Chacun a en mémoire ces syndicalistes ou militants politiques des décennies passées dont la vie professionnelle, sociale ou amoureuse était déterminée par leur engagement collectif. Le discours de la décroissance passe cependant mal, parce qu'il renoue avec de vieilles pratiques délégilimées et oubliées. Les ouvriers ne fêtent plus, depuis le XX' siècle, la Saint-Lundi. Il est mal vu d'ajuster ses revenus à ses besoins, et non l' inverse. Le capitalisme triomphant est parvenu, grâce à la publicité, à développer, y compris parmi ses opposants, une véritable schizophrénie jusque dans leur modèle de contestation : la remise en cause radicale du système peut ainsi s'accompagner d'une participation active à ce même système honni. Le discours de la décroissance ne propose pas de voter seulement avec son bulletin de vote ni avec son porte-monnaie éthique. Il demande à chacun de modifier son style de vie et de renoncer à la consommation pour une « simplicité volontaire ». La pensée de la décroissance oblige à penser à rebours. Non qu'il faille revenir à un passé injustement idéalisé, mais parce qu'il faut prendre le contre-pied des dogmes, et plus encore de cette pensée instinctive qu'impose le système. La radicalité des thèses n'est bien sûr pas une finalité en soi, mais il faut entreprendre cette déconstruction des thèses de nos adversaires et tout autant des fictions qui les nourrissent. La seule force dont dispose ceux qui se reconnaissent dans ce discours (re) naissant, c'est celle de cette idée encore jeune. Une idée forte finit toujours par faire son chemin. On peut l'aider en la dégageant des scories et des apories qui ne manquent jamais. Le pire piège serait de renouveler une métaphysique inversée et de jouer avec la bonne société un exercice de ventriloquie.
Toute-puissance Georges Didier * Moins consommer demande un renoncement et un pont entre psychologie et écologie La toute-puissance habite l 'humain depuis la nuit des temps. Elle est l'un des moteurs principaux de son développement psychique. C'est elle qui pousse à grandir, qui amène le goût de la recherche, de la curiosité - sexuelle ou pas -, de l'orgueil nécessaire pour réajuster la confiance en soi et de l'agressivité nécessaire pour pousser à la différence générationnelle. Elle nous fait consommer et c'est sur elle que l'être s'appuie pour mettre en acte son désir et réussir sa vie. La décroissance propose de lâcher prise. Elle vient heurter l'habitude du « toujours plus » et du « toujours mieux » et limiter 1'« enfant-roi» qui sommeille en chacun de nous. Comment, alors, faire en sorte que ce besoin écologique de maîtrise et de limitation ne devienne pas un nouvel interdit, une nouvelle morale ou une nouvelle norme? Il est clair que le renoncement collectif à une consommation débridée - et dévastatrice si elle tente de se mondialiser - ne peut se faire que par une approche démocratique, mais elle demande un renoncement individuel. Et ce n'est pas simple de faire conjuguer les besoins collectifs et l'éthique personnelle. Nous connaissons les dégâts des limites de l'ancien Code civil et des vieilles morales corsetées (religieuses ou pas) qui interdisaient et diabolisaient le plaisir. Or, consommer est un plaisir et consommer beaucoup peut-être même une jouissance dans le sens psychanalytique de transgression . • Psychothérapeute, directeur de la revue REEL, Lyon.
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La conscience est longue à émerger La conscience est longue à émerger et demande un très long temps personnel d'intégration. Cela fait des siècles que nous savons que la Terre est ronde ... et pourtant les inconscients, collectifs et individuels, n'ont toujours pas intégré que, si la Terre est ronde, alors jeter au loin ce qui nous pollue fait le tour des 360 0 et revient au point de départ de notre « propre » jardin. Ainsi en est-il, par exemple, des mers et des airs pollués, du réchauffement planétaire et de bien d'autres choses. Nos voisins, même les plus éloignés, c'est nous. Nous sommes dans une vaste communauté. De même en psychologie, l'autre, l'exclu, l'ignoré, le repoussé en banlieue, le loin du centre que le « moi» pense être, finalement, n'est que l'image-miroir d'un ego mal dans sa peau, dominant par peur de voir qu'il est lui-même dominé, intolérant car peut-être élevé dans une rigidité parfois proche de la mort. On le voit, la question de la décroissance comporte une forte problématique psychologique. Renoncer n'est pas simple et demande un équilibre intérieur assez délicat entre toute-puissance, même idéologique, effondrement, refus d'adaptation et attitude détendue. Annoncer par décret qu'il faudrait renoncer à la toute-puissance serait une illusion grotesque. Même à son apogée, l'ambiguë et toute puissante Église catholique n'y est pas arrivée. Il y a toujours eu des libertins, des rebelles, des génies qui ont su refuser l'appauvrissement demandé. Et c'est tant mieux. Il vaut mieux parfois obéir à l'amour - et le vivre - qu'obéir à ceux qui tentent de se poser en référents extérieurs, qu'ils soient évêque, pape, imam, rabbin, moraliste, censeur, politique de droite ou de gauche, ou même, à l'extrême, écologiste. Par définition, la toute-puissance ne peut être réduite. Il s'agit bien de la canaliser - non par une morale qui pourrait apparaître quelque peu intégriste - mais par plaisir. Il s'agit maintenant de développer une culture qui puisse permettre à l'humain de découvrir d'autres espaces de réalisation qui lui apporteraient une qualité d'apaisement et une meilleure estime de lui.
Uécologie et la psychologie pourraient être de grandes amies Cette nouvelle culture est difficile à cerner car elle demande un changement d'attitude vis-à-vis de la loi collective. Nous connaissons tous le code de la route. Eh bien, quand nous sommes sûrs 136
que le gendarme n'est pas là, nous sommes parfois tentés de transgresser les limites autorisées. C'est enfantin et révèle que la loi est encore vécue comme « parentale» (il ne faut pas faire ceci ou cela, etc.) et comme référence externe. Elle n'est pas vraiment intégrée. Or, la loi signifie simplement que l'autre est là. La transgresser, c'est refuser l'autre. Une des intentions profondes de la psychothérapie au long cours est de permettre à la personne « en chantier d'elle-même» de découvrir justement la présence de l'autre, non plus comme une figure répétée de sa propre histoire, mais comme une nouvelle relation possible avec la réalité. Il en va de même avec l'écologie: découvrir que la pensée individuelle et collective ainsi que les outils économiques et politiques ne sont pas qu'un prolongement du passé. Il y a une marge de manœuvre à explorer et exploiter. La plus grande difficulté psychique de l'être humain est là : accepter de découvrir que l'autre existe et qu'il n'est pas qu'une répétition d'une image transgénérationnelle. Découvrant ceci, l'humain s'aperçoit alors que la loi manifeste la non-solitude, l'existence de l'autre et qu'elle le pose en communauté. Plus surprenant encore, il découvre aussi qu'il y a un Autre à l' intérieur de lui-même, un nouveau, un insoupçonné qui peut négocier l'histoire familiale ou collective, s'en libérer partiellement et émerger dans un nouvel espace de vie et de relations. Certains, parlant de spiritualité, évoquent alors le Soi jungien. L'écologie et la psychologie pourraient être ainsi de grandes amies. Elles prônent les mêmes buts: • Intégrer que l'autre existe et que cela a des conséquences au quotidien. • Décroître à la tyrannie de la toute-puissance pour croître à la qualité relationnelle. • Découvrir et expérimenter un autre en soi-même. Réaction ou réponse? Elles posent toutes deux, de façon complexe, la question de la responsabilité. Ainsi, il apparaît de plus en plus que dénoncer l'autre ne suffit pas, et les écologistes auraient tort de s'enfermer dans cette accusation: « C'est la faute au système, aux riches, aux pollueurs et aux magouilleurs ». C'est en partie juste et en même temps insuffisant. 137
On sait bien aujourd'hui que chacun d'entre nous a plus ou moins inconsciemment intégré le système en lui-même et qu'il y collabore 1 peu ou prou. Plus la question écologique se pose avec acuité, plus elle apparaît comme une attitude intérieure à gérer dans une différenciation à poser. Le psychisme est appelé au plus profond au boycott des actions compensatrices de l'ego. Ce dernier, qui se débat entre sa royauté et ses blessures narcissiques, est alors tenté par les images réparatrices et de force que renvoie une consommation épanouie. La publicité, en allant chercher les motivations profondes de l'inconscient, l'y incite puissamment. Si l'écologie met en avant l'amour de la nature et de la réalité, elle demande avant tout un amour de soi qui pourrait, psychiquement, l'emporter sur la haine. Sinon, toute action politique pourrait être l'expression d'un refoulé, d'un règlement de compte psychique non maîtrisé, et notamment une critique systématique de toute image paternelle (le père pouvant être soupçonné d'être brutal, de ne pas savoir aimer, de n'en faire qu'à sa loi, de polluer et d'abuser à sa guise). En psychologie, il est clair que l'être a besoin d'exercer son agressivité pour se différencier du poids familial et social. Il a besoin de critiquer le complexe parental, voire de le malmener. Mais un jour la maturité entraine un basculement. Ce peut être la fin de « la faute de l'autre» (le « TulTu » de Jacques Salomé) et l'entrée en responsabilité. Ce qui est important - disait Sartre - ce n'est pas tant ce que l'on nous a fait, mais ce que nous faisons de ce que l'on nous a fait. Ainsi arrive le moment de faire le constat de son histoire et de voir ce que les insuffisances de la réalité ont appelé et construit. Ne tentons pas de changer d'histoire, de parents ou de complexe d'Œdipe. Il est temps, peut-être, de les assumer comme un acte d'amour qui nous a imparfaitement accueillis. Nous reprochons tellement souvent aux autres, et notamment à nos parents, de n'avoir pas su nous aimer ou de nous avoir mal pris dans les bras que nous justifions parfois notre non-amour de la réalité par ce constat. Or le moment pourrait être venu, au contraire, d'accepter et d'aimer cette réalité qui nous a fait naître et qui appelle en nous non pas une réaction, mais une réponse. 1 Voir le livre d'Alain Accardo, De notre servitude involontaire Éditions Agone.
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Aujourd'hui cette réponse passe par l'écologie. Nous sommes nés pour accoucher ensemble d'une nouvelle société qui va devoir s'essayer à la décroissance, à la précision de ses besoins et à la conscience de sa propre communauté. Nous allons devoir naviguer entre trop d'agressivité, qui tuerait la cause défendue, et trop d'intériorité qui pourrait nous en détourner. Cela appelle un positionnement intime face à l'existence et une réponse excessivement précise à chaque instant. Le combat écologique d'aujourd'hui est avant tout une opportunité pour une modification psychique en chacun, une conversion intérieure et un contact renouvelé à la présence de la vie en nous.
Le monde va changer. Préparons cette mutation dans notre psychologie. Osons le nouveau, et notamment un recueillement de soi et une convivialité qui laisseraient bien loin de nous les rivalités et les territoires à défendre. La Terre en a bien besoin. Le positionnement politique aussi. Nous n'avons plus besoin d'ambition personnelle démesurée. La toute-puissance non repérée et régulée est trop porteuse de mort. La bataille pour la décroissance a déjà été préparée dans l'inconscient collectif. Les sages de tous horizons ont toujours prôné la liberté et la simplicité matérielle. Gandhi, l'Indien, dans sa conduite de la libération face à l'Angleterre a érigé la non-collaboration en système politique. Il a promu le rouet et fait boycotter les tissus anglais par ses compatriotes. Il a organisé la marche du sel. Il a surtout montré que la désobéissance peut grandir un peuple. Dans notre histoire collective, des barricades ont été érigées, de grandes grèves organisées, des textes fondateurs écrits. Jung dit que nous pouvons puiser dans l'inconscient collectif, qu'il est à notre disposition. Alors, puisons au puits de Gandhi ou de Martin Luther King et de tous les autres qui se sont battus pour l'évidence contre les habitudes corsetées ou rigides de leur société. Inventons comme ils ont su inventer. Écrivons la liberté et réglons le passé en nous et dans la société pour libérer l'avenir. Entre toute-puissance et impuissance, il y a aujourd'hui place pour une réponse. Élaborons-la en toute latitude. Cela nous fera grandir et nous redonnera notre dimension humaine ou spirituelle qui, parfois, s'est un peu perdue en route. 139
Notre réalité collective appelle l'émergence du sujet en chacun. C'est cela l'événement. Comme un cadeau de la réalité qui nous a fait naître et qui appelle ce jaillissement. La nouvelle culture est là.
Décroissance et démocratie Vincent Cheynet * À l'évocation de la décroissance,les économistes néo-classiques, tout en évacuant soigneusement les questions soulevées, la décrivent comme nécessairement antidémocratique '. Pourtant, les défenseurs du concept de décroissance soutenable ont justement bâti leur argnmentaire autour de la priorité à accorder à la défense de la démocratie et de l'humanisme. Il s'agit de la raison même d'être de cette idée: « Si nous ne rentrons pas dans une décroissance économique choisie aujourd'hui, dont la condition est une croissance des valeurs humanistes, nous courrons tous les risques d'avoir une décroissance imposée demain, jointe à une terrible régression sociale, humaine et de nos libertés. » « Plus nous attendrons pour nous engager dans la "décroissance soutenable", plus le choc contre la fin des ressources sera rude, et plus le risque d'engendrer un régime éco-totalitaire ou de s'enfoncer dans la barbarie sera élevé '. » En quoi la décroissance économique serait-elle nécessairement antidémocratique? Les régimes totalitaires ne cherchent jamais à réduire leur outil militaro-industriel. Bien au contraire, par essence, la politique économique de tous les régimes tyranniques du • Animateurs de la revue Casseurs de Pub et de l'association Écolo. www.chez.comJecolo. 1 Jacques Généreux, « Le développement est-il soutenable? » Alternatives économiques, Septembre 2002. 2 Bruno Clémentin et Vincent Cbeynet, « La décroissance soutenable », Silence 0°280.
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XX' siècle (stalinisme, fascisme, nazisme, ultra-nationalisme japonais, etc.) a toujours eu pour fondement la recherche d'une croissance maximale. Dictatures et recherche de puissance sont irrémédiablement liées, indissociables. Au contraire, la décroissance s'inscrit dans la philosophie non violente qui est, elle, par nature antiautoritaire. Elle se situe clairement dans une volonté de non-puissance, ce qui n'est pas l'impuissance. La personnalité politique la plus proche des idées de la décroissance (autosuffisance, simplicité volontaire) est sans aucun doute Gandhi, démocrate mort assassiné à force de combattre des systèmes oppresseurs. La mouvance philosophique qui porte actuellement l'idée de décroissance économique en France (Silence, I:Écologiste, Casseurs de pub, la Ligne d'Horizon ... ) est justement la plus proche des idées gandhiennes. De plus, dans une organisation démocratique, les tenants de l'abondance (croissance) devraient partager leur temps de parole avec les défenseurs de la sobriété (décroissance). C'est la condition d'un équilibre réel. Or, la théorie de la croissance occupe la totalité du temps. Dès que les partisans de la décroissance pointent le nez, les chiens de garde aboient.
Une idée dérangeante La science économique a évacué le paramètre écologique de son fonctionnement. Ainsi, elle fonctionne dans le virtuel, déconnectée de la réalité de la biosphère. Réintégrer ce paramètre fondamental peut sembler effrayant : il impose de remettre en question deux cents ans de sciences économiques, du néo-libéralisme au néomarxisme. Tout le monde des « sciences économiques» est terrorisé à la seule évocation du nom de Nicholas Georgescu-Rœgen, père de la bioéconomie et théoricien de la décroissance, qui s'est appuyé sur la science pour faire reposer les pieds sur Terre à l'économie. Galilée avait affirmé que la Terre était ronde : il a été condamné à mort par l'Église. Nicholas Georgescu-Rœgen a démontré que la terre était finie, il a été condamné à la mort médiatique par tous les tenants du dogme économique, quelle que soit leur tendance. La réalité paralyse ces économistes néo-classiques, qui imaginent mal comment sortir du mensonge où ils se sont euxmêmes enfermés, et cela sans provoquer de drame. Mais ce n'est pas en fuyant la dure réalité que nous nous sauverons de pouvoirs tyranniques. Bien au contraire, plus nous attendrons pour faire face à la réalité, plus les risques de les voir survenir seront élevés. 142
Insulter plutôt que réfléchir Quand une idée nous dérange et nous oblige à nous remettre en cause, un réflexe humaio primaire suscité par la facilité et l'orgueil consiste à iosulter son contradicteur. Cela donne le « T'es complètement débile! » dans les cours de récréation. Et cela se traduit par exemple par la psychologisation de l'autre chez les adultes occidentaux formatés par le détermioisme freudien: « Il doit souffrir d'un problème sexuel. » La décroissance est un concept qui rompt une norme sociale intégrée de l'extrême droite à l'extrême gauche. Ses défenseurs seront iounanquablement attaqués sur ce registre. Quoi de plus humain que d'insulter un interlocuteur dérangeant plutôt que de se remettre en cause. « Est déclaré fou celui dont la pensée est miooritaire ». Les bons vieux réflexes ont la peau dure et perdurent aiosi sous d'autres formes, dans un autre contexte.
Une aspiration inconsciente Le développement durable est entendu comme une approche avant tout technicienne de l'écologie. En cela, il répond parfaitement à notre actuelle idéologie domioante, idéologie qui a sacralisé la science. « L'homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur cela même qui a détruit tout ce qui en était l 'objet: sur la technique. » (Jacques Ellul) '. Le « développement durable », 1'« écologie iodustrielle », la « croissance verte », la « production propre » sont autant de termes contradictoires qui révèlent l'attitude de l'Occident face à la problématique écologiste. Croyant en la toute puissance des techniques, scientifiques ou économiques, l'homme occidental cherche comme remède ce qui fait sa maladie. « Seul un maximum de technologie permet de réduire la pollution au maximum» était le slogan d'une publicité pour la voiture Smart '. Sur la science, fondée sur le doute, s'est greffée l'idéologie scientiste, véritable nouvel obscurantisme. Pour une opinion 1 Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, J'homme qui avait presque tout prévu, Le Cberche Midi, Paris, 2003.
2 La publicité est le vecteur de )'idéologie dominante. Cene dernière reproduit au cœur même de la société sa logique antidémocratique. La pubUcité « psychiatrise » ses dissidents en les qualifiant implicitement le plus souvent de « malades mentaux ». Mais quelquefois, elle le fait explicitement, ainsi, une association d'agence conseil en communication décrivait voici quelques années, à travers une campagne de publicité, la publiphobie comme une « maladie )) (mentale). Le tenne publiphobie a été créé par les publicitaires: une phobie est une pathologie.
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largement conditionnée, remettre en cause la capacité de la technique à résoudre les problèmes environnementaux et sociaux est alors considéré inconsciemment comme un véritable blasphème. Il convient alors d'œuvrer au salut de l'hérétique possédé par le démon. A contrario, la volonté affichée du concept de décroissance soutenable est d'affirmer la nécessité d ' une réponse passant d'abord par le philosophique, le politique, le culturel, et de reconsidérer la science comme un moyen. En cela, elle va directement à l'encontre de notre bain idéologique. Le désir de discréditer par tous les moyens les défenseurs de la décroissance soutenable répond aussi à une aspiration très profondément inscrite, et le plus souvent inconsciente, au sein de l'individu et de notre civilisation.
Les économistes ne sont plus des demi-d,eux Le concept de décroissance conduit inévitablement à « s'extraire de l'économisme ». C'est-à-dire à replacer l'économie à sa juste place dans l'échelle des valeurs. Ce n'est pas à l'économie de dicter sa logique à l'homme. Elle est un moyen et non une fin. Son primat sur notre civilisation est absurde. Notre société ayant déifié la science, la « science économique » est devenue une religion. Elle a son temple - la bourse - et les économistes ont intégré le rang de grands prêtres. S'il semble légitimement très ardu pour l' opinion de s'extraire d'un terrible conditionnement, que dire de ceux pour qui la décroissance signifie déchoir de leur statut de demi-dieu vivant ? Ils seront évidemment prêts à tout pour conserver leurs privilèges, et en premier lieu à traiter de fascistes ceux qui leur demanderont de restituer un pouvoir usurpé à la démocratie. En effet, l'économie n'est que de la comptabilité dans le champ politique. Elle n'a rien à y faire. Elle n' est pas une science, comme la biologie ou les mathématiques. Et si François Partant affirmait: « Aujourd'hui, un économiste est soit un imbécile soit un criminel », force est de constater qu'il est le plus souvent un imposteur.
Une solution technique à un problème philosophique Les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, et dans sa suite nombre de publications, ont mis en évidence l'impossibilité d' une « croissance verte », « propre » ou « durable » I:économiste américano-roumain a établi les impasses de la « dématérialisation de l'économie », les limites du recyclage, et leurs effets pervers. Malgré ces démonstrations, les économistes orthodoxes concluent 144
immanquablement que la seule solution demeure dans ce type de concept. Faut-il en déduire, comme Kenneth Boulding, que « celui qui croit qu'une croissance exponentielle peut continuer pour toujours dans un monde fini est un fou ou un économiste » ? Dans la pratique " la croissance conduit inexorablement à une augmentation des prélèvements sur le capital naturel. Un exemple simple en a été donné par l'arrivée de l'informatique. Celle-ci a suscité chez les économistes néo-classiques un grand espoir pour la sauvegarde de l'environnement. La transmission d'informations par impulsions électroniques devait apporter une réduction de la consommation de papier, et ainsi soulager la ressource (forêts) et la nature tout entière (pollutions diverses pour la fabrication) . Ce fut le contraire qui se produisit: la consommation de papier décupla. Le papier étant abondant, les personnes exigent dorénavant un travail parfait et font de nouvelles impressions jusqu'à satisfaction totale. La facilité de démultiplication des documents produit une inflation de leur reproduction. Cela, sans compter les pollutions propres à la fabrication, au fonctionnement et à la destruction de l' informatique. C'est « l'effet rebond »'. Le temps est fini de la conscience de la préciosité de la feuille blanche _ que l'on préserve soigneusement en la gommant le plus possible avant de la jeter. Que s'est-il passé? Il a été apporté une solution technique à une problématique philosophique. Chaque fois que nous apportons une réponse inadaptée à un problème, nous l'amplifions. Les pots cassés sont payés soit immédiatement, soit plus tard, mais ils le seront de toute façon, et de manière d'autant plus importante et décuplée que l' on aura voulu l'occulter. Et à nouveau, plus la crise qui en découlera sera forte, plus le risque de voir survenir des pouvoirs autoritaires sera présent.
1 Même dans une pure théorie, une croissance complètement dématérialisée s'avère tout aussi impossible. En effet, elle conduit à une accélération infinie des échanges ... jusqu'à ce que l'humain décroche. Un phénomène qui existe déjà dans nos sociétés où J'accélération temporell e produite par Je système Technique éjecte les plus faibles d'entre nous, incapables de suivre un rythme de moins en moins humain et naturel. 2 François Schneider, « Point d'efficacité sans sobriété », Silence n O 280.
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La radicalité n'est pas l'extrémisme Un autre reproche récurrent est de considérer toute idée radicale comme immanquablement extrémiste, donc potentiellement tyrannique. Mais qu'est-ce que la radicalité dans le sens où nous en parIons? Il s'agit d'aller à la racine des problèmes, de se refuser à une approche purement superficielle. C'est le sens sémantique du mot « radical» (racine). La radicalité, ce n'est pas inexorablement l'extrémisme. Il s'agit de revenir à l'humain, à la philosophie, au sens, à appréhender l'humain dans toutes ses dimensions, réflexion sans laquelle nous sommes condamnés à une vision réductrice et régressive de l'homme, à ne plus le voir que comme un consommateur, un tube digestif, un rouage dans la machine économique. Dans l'excellent livre de Jean-Luc Porquet - Jacques ElluJ, J'homme qui avait presque tout prévu 1 - Dominique Bourg, défenseur du développement durable et de l'écologie industrielle, déclare que « le radicalisme est une forme de maladie de la pensée» et dit « tenir que son action ne serve pas à des fins purement narcissiques ». En qualifiant de malade mental un contradicteur de sa pensée, Dominique Bourg dévoile une facette totalitaire de son fonctionnement psychologique. En effet, l'incapacité à admettre la contradiction et le désir de psychiatriser le dissident sont les révélateurs d'un fonctionnement totalitaire, individuel ou collectif. r; opposant est forcément « extrémiste », donc dément, et sera immanquablement fasciste ou traître. Des intellectuels comme Alain Finkiellcraut ou Luc Ferry usent du même procédé. Toute pensée « radicale» est qualifiée « d'extrémiste », tout propos non superficiel, vivant, sont aussitôt taxés de « jusqu'au-boutistes », dont l'émetteur souffre nécessairement d'une pathologie. Ainsi, Jacques Ellui parlait d'« homme totalitaire à conviction démocratique ». Seule l'approche superficielle est acceptée. C'est la condition nécessaire pour « tenir» le système et éviter toute remise en cause réelle, notamment de leur statut d'intellectuels médiatiques. On n'ose imaginer les qualificatifs que Jésus ou le Cyrano de Bergerac de Rostand essuieraient de leur part, sans doute : « dangereux extrémistes terroristes».
Une contestation factice Ainsi, la contestation admise en vient paradoxalement à ne plus servir et renforcer un système qui fonde notre autodestruction (le J
Op. cit.
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consommateur critique peut être un consom'acteur, mais ne doit pas revendiquer son statut d'humain, le capitalisme doit devenir du « commerce équitable» et le pillage des ressources et l'esclavage économique sont promis au « développement durable»).
Le dictat de la « pensée de marché» Il serait faux de penser que le dictat ne peut venir que de la sphère politique. Le totalitarisme prend toujours de nouvelles formes pour mieux nous asservir. Celui qui nous menace aujourd'hui a été très bien décrit par Aldous Huxley: « Les vieilles formes pittoresques - élections, Parlements, hautes cours de justice - demeureront, mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non-violent '. » Le nouveau dictat est celui de la finance, pensée molle qui s'exprime au nom de la liberté et refuse à l'homme d'aller à son essence, à sa conscience, à ce qui fait qu'il est humain. Sous couvert d'une fausse modération, la violence de cette logique est extrême : seu 1 l'abrutissement dans la consommation, la télévision ou les neuroleptiques permettent de survivre. La sagesse est confondue avec la soumission, la recherche d'équilibre avec le nihilisme. Des pseudo-défenseurs de la démocratie se trouvent, le plus souvent à leur insu, devenir les plus serviles gardiens de la tyrannie 2 •
La décroissance, c'est obliger à plus de démocratie Néanmoins, le risque d'une décroissance imposée demeure. Lester Brown, ex-président du Worldwatch Institute, la décrit comme une économie de guerre 3. Mais cela est-il spécifique à ce concept? Il est le propre de toutes les idées qui se figent, qui n'admettent plus de contradiction, de produire des idéologies qui à leur tour généreront des systèmes autoritaires. Les délires et les fantasmes en la toute-puissance de la technoscience nous conduisent plus sûrement encore au Meilleur des Mondes. Dominique Bourg accepte déjà l'idée de modifier le génome humain pour rendre l' homme résistant à une dégradation importante de la couche d'ozone'. Disons Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, Plon, Paris, 1959, p. 169. Dominique Bourg, Les scénarios de J'écologie, Hachette, Paris, 1996, p. 72. Ce livre est symptomatique de ce « libéral·totalitarisme » : sous couvert d'une dénonciation des dérives potentielles, et réelles, de l'écologie, il impose le dictat de la technique en défendant par exemple les OGM, p. 108. 3 Lester R. Brown, « La guerre entre l'homme et la Terre est d'ores et déjà engagée », Le Monde, 27 février 1996. 4 Dominique Bourg, Op. cil. 1
2
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que le concept de décroissance soutenable, fondée sur la simplicité volontaire et l'humilité, porte moins en lui les gènes de la dictature, qui couvent plus volontiers dans les systèmes idéologiques fondés sur la recherche de puissance. De plus, cette idée impose de resituer la réalité du pouvoir, elle renvoie les individus à leurs responsabilités, elle aide à « réintroduire le social, le politique dans le rapport d'échange économique, retrouver l'objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social '. » La décroissance oblige aussi à distinguer la réponse institutionnelle de la réponse militante, donc de concevoir que nous ne pouvons pas avoir de solution totale, en cela aussi elle est anti-totalitaire. Les terrains essentiels sont les plus glissants, c'est pourquoi il faut être d'aulant plus vigilant en s'y confrontant. Mais le plus grand des dangers demeure le refus de les aborder, effrayé devant ces risques. Et ce n'est pas en vivant dans le mensonge que nous nous protégerons. Une approche qui se cantonnerait à la superficialité produirait inexorablement des chaos qui seraient porteurs du risque totalitaire.
1 Serge Latouche, Pour en finir, une fois pour toutes, avec le développement, Le Monde Diplomatique, Mai 200 1.
Ille Partie
Chantiers de la décroissance Sabine Rabourdin, Philippe Lempp, Fabrice Flipo Marie-Andrée Brémond Michel Lulek MichelOts François Terris Denis Cheynet
Le « pari contre l'effet de serre» : un pari pour la décroissance ? Sabine Rabourdin et Fabrice Flipo * La première campagne « le pari contre l'effet de serre» s'est achevée en novembre 200 1. Elle a été menée dans 16 pays européens par un collectif d'associations. Son objectif a été de sensibiliser les jeunes au problème planétaire du changement climatique, mais aussi de leur donner des clés pour réduire leurs propres émissions de CO2 (gaz carbonique) en adoptant des gestes quotidiens individuels pour économiser l'énergie. Basé sur une démarche volontaire, et citoyennement responsable, le « Pari » a suscité un grand enthousiasme. Des milliers de brochures explicatives ont été diffusées à la demande d'élèves, de professeurs ou de particuliers, tous soucieux d'agir à leur niveau. Aujourd'hui, cette campagne est reprise par des collèges, des associations locales ou d'autres organismes qui souhaitent poursuivre ou relancer cette initiative. « Le Pari» est, à l'origine, un projet destiné aux écoles, adopté dans de nombreux pays européens (Allemagne, Bulgarie, Danemark, Espagne, Estonie, France, Italie, Lituanie, Luxembourg, Macédoine, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Suède, Suisse). Dans ce cadre, plus de 3 000 établissements scolaires ont pris le pari de faire mieux que l'engagement de leur propre pays dans le cadre du protocole de Kyoto : réduire leur consommation d'énergie (donc d'émissions de gaz à effet de serre) 1 de 8 % en 8 mois (au lieu des 8 % en • Membres du Réseau Action Climat France. production et la consommation d'énergie dégagent des gaz à effet de serre.
1 La
En particulier les combustibles fossiles émettent, par combustion, du CO2 .
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10 ans assignés à l'Union européenne) . Les réductions effectuées dans ce cadre ont été mesurées en fonction de la part de CO, économisée (diminution du prix de la facture de gaz ou d'électricité, économie sur les trajets, etc.).
190 tonnes de CO, économisées en France Les objectifs de cette campagne étaient: • diffuser l'éducation environnementale auprès des écoles et des universités. • inciter les hommes politiques à mener une action sur le changement climatique. La campagne cherche à démontrer l'énorme potentiel d'une diminution de J'utilisation des carburants fossiles par l'éducation et le changement de comportement. Cette diminution est plus respectueuse de la planète et aussi financièrement attractive. • Intégrer les questions de développement à celles du changement climatique (en traitant le cas des pays en voie de développement). • Accroître la participation des étudiants grâce aux méthodes d'enseignement actives, et améliorer la communication élèves/enseignants/parents. • Donner un but commun aux étudiants de différents milieux socio-économiques. • favoriser la coopération entre les ONG, les autorités et les individus. Plus de 300 parieurs français se sont engagés, et ont alteint une réduction totale de près de 190 tonnes de CO, en huit mois, chiffre comparable à ce qui a été réalisé dans les autres pays européens participants. Cinq domaines étaient visés : transport, chauffage, électricité, déchets et eau. Des chèques d'" économie de CO, » comptabilisaient les réductions d'émissions liées à chaque geste « économe » en énergie. En France, 57 établissements scolaires ont réalisé un travail de sensibilisation (l'école supérieure (ENSAlVf), 8 lycées agricoles et spécialisés, 10 lycées classiques, 26 collèges, 12 écoles primaires). Le total des kilos de CO, économisés par les 17 classes ayant rempli leurs carnets de chèques a été de plus de 183 tonnes. Parallèlement aux groupes scolaires, J2 particuliers ont également comptabilisé leurs réductions d'émissions (total de leurs économies: 4,6 tonnes de CO,). J52
Changement climatique et décroissance Vurgence, la dimension et les implications du problème posé par le « changement climatique » en font un thème inséparable des questions d'environnement et de développement. Il met en effet en jeu non seulement la qualité et la pérennité de ce bien naturel global et gratuit qu'est la stabilité climatique, mais aussi l'ensemble des politiques énergétiques, en particulier l'usage des combustibles fossiles. C'est en outre une question réellement globale, puisque aucun pays ne sera épargné et que tous utilisent ou souhaitent utiliser une forme ou une autre d'énergie. Le CO2 n'est pas un polluant, nous le dégageons en respirant et il est recyclé par la biosphère. Il ne devient polluant qu'à partir du moment où il est rejeté en quantités trop importantes dans l'atmosphère, ce qui modifie dangereusement l'effet de serre naturel. Nous émettons actuellement plus de deux fois ce que la biosphère peut recycler. Si la capacité de charge était également partagée entre tous les hommes, nous aurions chacun droit à 500 kg de CO2 par an, ce qui représente par exemple 5000 km parcourus en voiture. Un habitant des États-Unis émet deux à trois fois plus de CO2 par an qu'un Européen, qui lui-même en émet 10 fois plus qu'un Afri-
cam. Réduire les émissions de gaz à effet de serre est donc un acte de solidarité internationale, et cela à double titre. D'une part, il est vital de pouvoir disposer d ' un climat stable. Tous les paysans du monde et toutes les infrastructures comptent sur cette stabilité climatique pour poursuivre leurs activités. On peut ici parler d'un enjeu de justice climatique. D'autre part, l'accès à l'énergie permet bien souvent d 'améliorer les conditions de vie - or rédnire ses émissions, c'est économiser une énergie rare et précieuse, trop souvent monopolisée et gaspillée par quelques-uns. Faire plus de 5000 km par an en voiture, en un sens, c'est occuper l'espace écologique de nos voisins'. Le Pari est donc basé sur l'idée que chacun a sa part de responsabilité et aussi les moyens d'agir individuellement et collectivement. En envisageant les solutions à ce problème, on ne peut manquer d 'en venir au concept de décroissance. Les solutions d'ordre technique (voiture « propre »".) sont incapables de répondre au problème. Il faut rappeler qu'une stabilisation des concentrations de 1 En France, chaque voiture parcourt en moyenne 18000 km par an, avec un taux de remplissage de seulement 1,2 personne.
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gaz à effet de serre exigerait une réduction immédiate de nos émissions d'environ 60 %. On peut estimer qu'une réduction de 80 % d'ici à 2040 permettrait d'éviter les conséquences les plus dramatiques, sans toutefois réussir à stabiliser complètement le climat à court terme. Les solutions à grande échelle, telles que le stockage de CO2 dans les fonds marins, se présentent quant à elles comme des manipulations mal contrôlées, hasardeuses et à haut risque. Elles ne font que déplacer le problème, puisque l'enjeu est précisément d'éviter ce genre d'expérience à la planète et à ses habitants. Nous avons donc besoin d'un changement à plus grande échelle, nous devons nous tourner vers des modes de vie plus « économes en effet de serre ». Ces modes de vie sont bien ceux que vise le terme générique de « décroissance », qui signifie une inflexion conséquente de nos modes de consommation. Le pouvoir citoyen est plus grand qu'on ne le pense. Les changements de comportements possibles sont nombreux : changer de chaudière (efficacité ou type de combustible), diminuer le nombre de lampes, remplacer les lampes à incandescence par des ampoules à basse consommation ou des tubes fluorescents ' , acquérir des réfrigérateurs économes en énergie,limiter les veilles', acheter local, se déplacer plus efficacement, éviter le gaspillage d'eau, d'énergie et de déchets ', ne pas aller en vacances systématiquement de l'autre côté de la planète en avion ... Toutefois, ces changements sont limités. ne s'agit pas de faire croire ici que nous pouvons venir à bout du problème simplement par des gestes quotidiens. Les infrastructures dans lesquelles nous évoluons pour mener à bien nos activités contraignent fortement nos comportements et nous obligent à vivre de manière dispendieuse. Le citoyen doit dès lors faire usage de cet autre pouvoir qu'il a : exercer une pression sur les décideurs et les hommes politiques, de manière à ce que le bilan en émissions de gaz à effet de serre soit
n
1
Les ampoules et tubes fluorescents consomment cinq fois moins que les
ampoules à incandescence pour un même éclairage. 2 Dans un ménage moyen, la puissance des appareils en veille est sans doute proche de 50 W, soit 400 kWh ou 36 kg de CO, par an (source {Négal watts). 3
De l'énergie est nécessaire pour pomper J'eau dans les cours d'eau ou les
nappes phréatiques, la rendre potable, la distribuer, puis après utihsation, l'em~ mener jusqu'à la station d'épuration, et la traiter avant de la rejeter dans un cours d'eau. Les déchets collectés sont incinérés ou mis en décharge. Les décharges dégagent du CO, et surtout du méthane (un autre gaz à elTet de
serre), les incinérateurs du CO2 _
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toujours pris en compte lors des grandes décisions de politiques publiques, à tous les niveaux territoriaux de gouvernance.
Peut-on étendre l'initiative du Pari? Tout laisse penser qu'il est possible d'étendre l'initiative du Pari contre l'effet de serre. Cette expérience a enthousiasmé un grand nombre d'élèves, mais le plus grand nombre n'en a encore jamais entendu parler. Il serait possible de la généraliser dans les écoles, mais aussi dans les foyers, à l'échelle communale, départementale et pourquoi pas nationale ... Il serait peut-être nécessaire de modifier un peu les règles pour faire participer les adultes - un peu moins sensibles à l'aspect ludique - en plus grand nombre. Les entreprises et les administrations publiques peuvent s'y mettre. Des gestes simples et efficaces peuvent rapidement entrer dans les habitudes comme ce fut le cas pour le tri des déchets par exemple. Afin de susciter l'intérêt des élèves, le Pari a fait appel à la pédagogie et à l'aspect ludique de la question. Mais au niveau national, à tous les échelons, c'est davantage une démarche {néga)watts' qu'il faut développer, en l'étendant à tous les aspects du changement climatique (comme les déchets, les transports, l'agriculture ... ) et pas seulement aux aspects énergétiques. S'il semble difficile de considérer que le Pari est à lui seul le début d'une action en faveur d'une réelle décroissance, et que celle-ci soit durable, on peut par contre estimer qu'il contribue efficacement à la prise de conscience du monde dans lequel nous vivons. Le problème des gaz à effet de serre et du changement climatique présente la mondialisation sous un autre jour. A travers leurs implications dans la vie quotidienne, les joueurs prennent conscience des systèmes naturels et artificiels dans lesquels ils évoluent. De fil en aiguille, faire des économies d'électricité, d'eau, de chauffage, c'est effectivement se mettre sur la voie d'une décroissance soutenable, ou conviviale. Une action comme le Pari est une action de sensibilisation qui nous prouve le pouvoir souvent sous-estimé de l'individu. Mais cela reste une action de petite envergure, qni doit être soutenue par des réflexions plus approfondies suivies par des applications concrètes qui enclenchent un vrai processus de prise en compte des contraintes environnementales et sociales de notre temps. Néanmoins, c'est ce 1
C'est un watt économisé, donc qu'on n'a pas eu besoin de produire. NdE.
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type d'action qui prouve que des changements comportementaux sont possibles et efficaces! C'est aussi ce genre d'action qui permet une sensibilisation du public à des concepts comme le respect de l'environnement ou la responsabilité partagée. La question climatique est symptomatique d'une époque qui se cherche d'un point de vue social et environnemental, qui se cherche une autre humanité, plus en lien avec son devenir planétaire, mais elle ne doit pas être dissociée des autres aspects. C'est en les considérant tous dans leur ensemble que nous pourrons trouver une voie d'accès vers la convivialité recherchée.
Le Pari à la Cité internationale universitaire de Paris Plus de 5000 étudiants, originaires du monde entier, habitent à la Cité internationale universitaire de Paris, située dans le Xlfé arrondissement, en face du parc Montsouris. On y trouve plus de trente maisons dont l'architecture exprime autant de cultures. C'est dans ce contexte multiculturel que le groupe « Pari-Cité» se constitue à la fin de l'année universitaire 2000-2001 et décide de reprendre l'initiative du « Pari contre l'effèt de serre » et de «parier », à travers une réduction des consommations d'énergie, sur une diminution de 8 % des équivalents d 'émissions de gaz à effet de serre entre deux périodes de huit mois chacune. Petit monde en soi, le pari à la Cité internationale était fort de symbolisme,' un microcosme pour démontrer ce qui serait possible également à l'extérieur! Onze maisons, représentant paur la plupart un pays du monde, ont décidé de participer à ce projet ambitieux. Le 31 janvier 2002, au cours de la« Soirée de l'environnement li, Yves Contassot, adjoint au maire de Paris chargé des questions environnementales serre la main des parieurs résidents en signe d'acceptation du défi par la mairie de Paris. C'est alors le lancement d'un pari aux enjeux symboliques,' si les résidents de la Cité internationale gagnent, ils se verront remettre par la mairie cinq vélos paur chaque maison; sinon, ils nettoieront le parc Montsouris, qui fait face à la Cité. Au bout du compte, le résultat obtenu a dépassé les plus belles espérances ,' une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 13,9 % a été enregistrée! Ce n'était donc pas impossible! 156
En 2001-2002, le pari a dOllc concerné toutes les consommations d'énergie dom estique.' eau, chazifJage, électricité, ainsi que le recyclage des déchets. En 2002-2003 (2003 étant l'année internationale de l'eau douce), le gmupe Pari- Cité s'attaque notamment au problème de l 'eau. Un Ilouveau défi a été lancé pour réduire, cettefoisci, la consommation d'eau de 5 % en 5 mois ... Dans le cadre de ces deux paris, le gmupe Pari-Cité cherche à sensibiliser les résidellts et le personnel des maisons. Pour cela, ils ont mis en place, dans les lieux collectift, des autocollants et des affiches expliquant comment réduire la consommation - et notamment le gaspillage - de ces formes d'éllergie. Ils ont également rencontré à plusieurs reprises les résidents de la Cité universitaire, à l'occasion d 'événements divers qu 'ils ont organisés. Sur un plan plus large, leur but est de faire prelldre cOllScience du lien qui existe entre les gestes quotidiells que nous accomplissons et les pmblèmes écologiques globaux. Origillaires d 'une quinzaine de pays, suivant des cursus universitaires très variés, les membres du gmupe témoignent aussi de motivations très diverses concernant la nécessité et la façon d'ag ir face aux pmblèmes d'envimnnement. Portée par les résidellfs (de plus de 100 pays différents) retournant dans leur pays d'origine, et diffusée par les médias (presse écrite et télévision), cette action est destinée à rayonner bien au-delà de la Cité universitaire de Paris!
Philippe Lempp (www.pari-cite.org)
Rôle des communautés et éco-villages Marie-Andrée Brémond * Témoigner ensemble d'un possible vivant et créateur
« Vivre simplement pour que d'autres, simplement, puissent vivre» disait Gandhi. La notion de limites ne date pas d'aujourd'hui. Autour d'un projet spirituel, les Communautés de l'Arche vivent la simplicité volontaire depuis plus de cinquante ans.
r; Arche de Lanza dei Vasto, fondée en 1948, dépasse le cadre d' une communauté de vie. Elle est avant tout un mouvement autour de la non-violence telle que l'a vécue Gandhi, mouvement implanté partout dans le monde, principalement en Europe. Une communauté de vie, la Borie Noble, est représentative de ce que l'Arche aspire à véhiculer: la non-violence dans tous les aspects de la vie. La décroissance soutenable, que nous avons toujours appelée « simplification de vie », en est l'un des principaux aspects. Un demisiècle s'est écoulé depuis l'intuition du fondateur, la recherche de simplification a été portée par le temps, source de changements et d'évolution, mais demeure toujours profondément enracinée dans notre vocation, indissociable de la non-violence. Du dire à l'agir: un pas vers l'unité de vie Si la décroissance soutenable n'était qu' une réponse ou un phénomène isolé, elle perdrait sans doute beaucoup de force. N'est-elle pas plutôt la branche d' un arbre immense, la conséquence d'une réflexion plus globale? Cette réflexion qui lui préside, cette • Membre de l'Arche de la Borie-Noble, Hérault.
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semence en quelque sorte, on peut l'appeler conscience, on peut l'appeler Dieu, pour certains elle se réduit à une urgence écologique, ce qu'elle est assurément. Pour nous, elle est d'abord la graine de non-violence. Ainsi se pose-t-elle sur le chemin comme une réalisation incontournable, mais pas unique, entourée par d'autres manifestations par exemple culturelles, militantes ou spirituelles issues des mêmes valeurs, d'où résulte une forme d'unité, d 'harmonie dans notre quotidien. Car une chose est de counaître et d'acquiescer à l'exigence d 'une décroissance soutenable et une autre d'y consacrer sa vie, ou à tout le moins d'essayer, avec les nombreux choix que cela implique. Il est fructueux de prendre les moyens d'accorder sa vie avec sa pensée et que puisse naître une relative unité entre l'être et le faire, un respect de soi, de l'autre et de la nature. Faire le choix de simplifier sa vie c'est s'impliquer globalement, et constitue un engagement qui dépasse le cadre « mathématique » de la réduction de la consommation générale. Cela sous-tend d'abord qu' il faille se changer soi-même, transformer sa vision des choses. Si la communauté de la Borie Noble conteste l'exploitation, la consommation à outrance, l'aliénation et toute forme d'injustice, elle formule en échange une proposition vivante. Ce qu'elle propose demeure un modèle bien imparfait, mais elle ose le vivre et traduire ainsi en actes une « exigence éthique », espérant aussi encourager chacun à changer sa vie dans le sens d'une justice nonviolente d'où découle en général une simplification. Une des caractéristiques de la communauté, outre celle, majeure, de poser en premier plan la relation humaine, est une plus grande visibilité qui peut laisser une impression plus forte, plus marquante chez celui qui la visite. Il apparaît clairement que « faire communauté » est un choix engageant mais avantageux de se donner les moyens de vivre fructueusement au quotidien cette décroissance soutenable. Bien sûr, cela suppose un changement conséquent de mode de vie et beaucoup de renoncement, notamment à certains biens privés, mais c'est un acte très concret dont les clefs sont dans le partage, le service et la confiance. Ces trois valeurs rendent possible une réelle diminution de la consommation, voire même des besoins. Vivre ensemble permet qu'il n'y ait par exemple à la Borie Noble qu'un lavoir manuel pour l'ensemble des habitants et une machine à laver pour cinq personnes âgées, deux voitures pour onze permanents adultes (dont des familles), un téléphone et un télécopieur pour tous, engagés et stagiaires, soit entre 30 et 40 personnes! Un 159
seul jardin, boulangerie, ferme, fromagerie, etc. Les fruits du travail sont partagés, chacun donnant ce qu'il peut et recevant en fonction de ses besoins. Chaque secteur d'activité, souvent représenté par une seule personne, produit pour l'ensemble du groupe, économisant ainsi beaucoup d'énergie tout en multipliant la diversité et la variété des produits. En mettant en commun et en redistribuant les connaissances, les talents et les forces, tout en préservant l'espace et l'intimité des personnes, on en arrive vraiment à un petit « miracle » économique et humain! Vivre ensemble permet une immense économie de tous types confondus d'énergie, dont une incomparable économie budgétaire : nous vivons en dessous du seuil dit « de pauvreté » et pourtant nous vivons bien, avec une qualité de vie peut-être supérieure à la moyenne: équilibre entre temps de travail et temps libre accordé à la famille, à l'artisanat, à la préparation des fêtes ... Nous avons en outre le plaisir de vivre en pleine nature, tout en étant entourés d'un environnement humain et culturel très riche. Nous avons réussi à préserver la liberté de cultiver la gratuité, ce lieu privilégié où toute chose n'est pas monnayable. Les réalisations matérielles issues d'une décroissance sont véritablement le fruit d'un travail préalable sur soi. Bien sûr, la communauté telle que nous la vivons ici pousse très loin certains aspects, comme le partage d'une caisse commune. Mais il est d'autres manières de « faire communauté », avec en amont des valeurs similaires, de façon plus ou moins souple, à l'échelle d'un hameau, d'un éco-village, d'un réseau d'amis, associatif ou géographique. I:essentiel est de faire un premier pas dans un environnement proche et de mettre la main à la pâte, car la décroissance soutenable concerne tout le monde. Le « sésame» de cette expérience: se regrouper et s'entraider. Évidemment, il y a de nombreuses différences entre une vie à la ville et une vie à la campagne telle que décrite ici. Mais la ville offre aussi plusieurs possibilités de se rencontrer, de créer des groupes d'entraide, de recycler, d'échanger, de co-voiturer, d'utiliser les transports en commun, de participer à des actions, etc.; autant d'antidotes à la solitude : chaque réalité est unique. Avec de la volonté et de l'imagination, il est sans doute possible de vivre en ville une décroissance fructueuse de son niveau de vie.
Décroissance soutenable: un pas sur le c~min Il est vrai qu'à la Borie Noble le but premier n'est pas seulement que décroisse le niveau de vie: décroître est sur le chemin. Le but 160
pour nous, et c'est ce qui unifie sur le plan humain, c'est d'honorer par nos actes le principe de non-violence, comme projet au cœur de la vie. Sur le plan de 1'« Ahimsa »', la décroissance soutenable serait le respect de toute vie, la recherche d'une forme de justice « universelle ». Cela se traduit entre autres par le respect de la nature,le fait de ne pas exploiter, tirer de la terre, de l'animal ou de l'homme plus que ce qu'ils peuvent donner sans en pâtir, le souci d'égalité dans le partage des ressources, etc. Sur le plan d 'une nonviolence plus sociale, la décroissance soutenable pourrait correspondre au partage plus concret des terres, à la valorisation des métiers qui donnent la subsistance, les actions contre la mondialisation. Enfin, choisir le chemin qui va vers la non-violence implique que l'on choisisse une forme de « pauvreté» qui nous rapproche des plus démunis, voisins et lointains. Il y a là le souhait de rééquilibrer; d'apporter une réponse aux abus, à la démesure généralisée. Le végétarisme quant à lui est un choix qui peut tenir ses raisons à la fois du respect de la vie, qui relève d 'une action sociale pour lajustice et d'un geste de simplification, d'un choix de « pauvreté ». Un souci de justice et de paix dont la fin serait dans les moyens passe nécessairement par une simplification de vie, un respect de l'homme et de la vie en général, le choix de moyens simples pour produire ou accéder à ce dont on a besoin pour vivre. Il faut prendre une part raisonnable et remercier pour ce qui est donné. Vivre simplement, c'est cultiver la liberté et s'éveiller à cette conscience conduit le plus souvent à poser un acte. Cet acte doit être à la mesure de chacun et des forces dont il dispose. Un tracteur est plus « rentable » qu'un cheval, mais en choisissant un cheval nous optons pour un lien respectueux à la terre et une relation de confiance avec l'animal. Une tronçonneuse est plus rapide qu'une hache mais, choisissant la hache et la scie, nous choisissons le silence, un rythme plus humain et l'esprit d'équipe! Car, bien sûr, ce qu'un homme accomplit seul avec la machine, il en faut plusieurs pour l'accomplir manuellement. En produisant ce que l'on peut sur place et en s'approvisionnant pour le reste soit localement soit avec le souci d'un« commerce équitable», nous choisissons de ne pas contribuer à l'exploitation de l'homme. Dans une certaine mesure, l'éclairage à la bougie offre aussi un 1 Terme indien utilisé par Gandhi et imparfaitement traduit en français par oonviolence.
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bon exemple de simplicité, bien que plus discutable peut-être ... Nous l'avons choisi par le passé et le choisissons encore pour certains; c'est le geste le plus direct et le plus simple pour avoir de la lumière et, bien que n'étant peut-être pas le plus écologique, il évite avec certitude le risque de consommation à outrance, avec les appareils électroménagers et qui pourrait advenir même avec les éoliennes et les panneaux solaires. Plus que la « performance écologique », l'essentiel n'est-il pas de réduire tout en tenant dans le temps? Cela dit, les extrêmes, dans la décroissance comme ailleurs, risquent de négliger l'humain, or celui-ci passe en premier dans une démarche de justice non-violente: vigilance, donc, pour que la décroissance ne devienne pas mécanique, et que demeurent toujours des valeurs humaines pour l'orchestrer. Nous ne sommes pas tous faits pour la vie en communautés, car cela est très exigeant, c'est un peu comme une « formule totale ». Mais tant mieux si elles existent pour témoigner d'un possible vivant et créateur; tant mieux si elles peuvent insuffler, même avec leurs failles et leurs faiblesses cette conscience de non-profit, de non-possession et de non-domination. Tant mieux enfin si elles ouvrent leur porte et permettent ainsi à des gens intéressés de venir respirer un peu autre chose. Bien sûr un projet comme le nôtre « appliqué », « collé» n'importe où, avec n'importe qui, serait sans doute voué à l'échec, car il sous-tend d'abord une « âme », une part de mystère, ensuite une grande confiance et beaucoup de fidélité. Par-dessus tout il sous-tend un appel personnel où l'on est prêt à se donner à l'intérieur d'une direction commune qui ne soit pas qu'un projet matériel, parce que la première épreuve emporterait tout. I:esprit de non-violence unit, et ce point en commun nous aide à traverser les épreuves qui constellent le quotidien et toute l' histoire d'une communauté. Car vivre ensemble et partager est loin d'être toujours facile, mais cela dépend du sens et de l'importance que l'on y accorde. Dans cette perspective, nous sommes voués à quelque chose de plus grand et préparons, espérons-le, un lendemain meilleur pour nos enfants. Ici, depuis un demi-siècle, des hommes et des femmes engagés se sont passé le flambeau pour que dure ce témoignage d'une vie simple, mais riche, sur le chemin de la non-violence. Et tout reste encore à faire. Mais il semble qu'il y ait deux choses importantes pour que cette déCroissance soutenable soit aussi durable: une fidélité et une persévérance au projet auquel on choisit de se donner, ou à la manière que l'on choisit pour donner forme à cette décroissance, et un idéal furt, alliés à des valeurs 162
qui unissent et aident à garder le cap lors des tempêtes et aux jours des « A quoi bon? ». La vie est souvent imprévisible et toujours changeante, c'est pourquoi il faut accepter que la forme que prend notre engagement pour une justice d'où découle une démarche de simplification change à l'image de cette vie colorée qui appelle du reste d'ellemême de nouvelles réponses adaptées à la mesure du présent: il faut demeurer à l'écoute. Encore un petit élément, minuscule, mais qui a peut-être la force d'un ouragan: toutes ces personnes, jeunes et moins jeunes qui, chaque semaine, chaque mois, chaque année, sont venues voir «comment ça marche» à la Borie, s'essayer à une vie simple et fraternelle, des centaines, des milliers peut-être, ne sont-elles pas reparties avec une graine, une semence qui a porté ou portera fruit d'une façon ou d'une autre? Nul besoin de chercher à être un modèle pour toute une société, il suffit d'être là, de témoigner simplement et honnêtement, sans trompettes. Le reste découle .. . car le temps fait son travail. Enfin, si la Borie-Noble a quelque chose d'unique qui la rend susceptible, peut-être, de constituer une forme de « modèle» applicable socialement, c'est sa composition. En effet, à l'image de la société, notre communauté est composée d'enfants, d'adolescents, d'adultes, et de personnes âgées. Toutes les tranches d'âges y sont représentées, contrairement à un autre projet qui regrouperait des amis ou une seule tranche d'âge, le plus souvent des jeunes. C'est pourquoi nous pouvons imaginer que notre choix de vie, s'il est créateur et durable, si ses membres s'épanouissent et que la décroissance soutenable y est effective, bref s'il fonctionne bien à son échelle, est sans doute sinon applicable, du moins adaptable à plus grande échelle, si les conditions sont réunies.
Le sens de l'accueil et de la beauté I:hospitalité est un devoir important, et ouvrir sa porte offre, outre la joie d'accueillir l'autre, la possibilité de rencontres et d'échanges fructueux: c'est l'antidote à la peur et à l'insécurité de notre société actuelle et la meilleure façon de s'enrichir de nouvelles idées pour vivre encore mieux nos aspirations. Par-dessus tout, l'ouverture à l'autre et son accueil à l'intérieur de notre foyer, communauté ou éco-village, est une respiration nécessaire à la vie, pour autant que cette hospitalité comporte des limites pour le respect de chacun, car l'accueil est un espace de respect et de partage. 163
Notre projet est d' une certaine façon « à cœur ouvert », le vivre pour soi serait peu de chose et également voué à l'échec dans la mesure où l'on croit en l'importance de transmettre l'urgence d' une simplification et de l'éveil de conscience qu'elle soulève. Il importe de donner la chance à d'autres d'être touchés. C'est donc le devoir de quiconque croit en cette urgence d'accueillir et de sensibiliser les autres par son propre témoignage. Développer le sens de la beauté semble une chose peut-être secondaire, mais à y regarder de plus près, on se rend compte à quel point c'est là le détail qui fait fleurir au quotidien cette simplicité: ce sont la beauté et l'harmonie qui achèvent de convaincre que l'on peut être heureux tout en menant une vie simple. Que la pauvreté ne soit pas misère et que les choses simples soient empreintes de goût. Par exemple, nos maisons et nos mobiliers sont faits de matériaux rustiques et la décoration est sobre, sans superflu. La sobriété et le bon goût valent aussi pour l' habillement, l'alimentation, le choix des dépenses, des lieux de vacances, etc. C'est au fond tout un art de vivre. La Borie est belle dans sa « nudité », fière dans sa rusticité. Celui qui passe par là est souvent touché et peut-être pensera: « C'est beau de vivre simplement, c'est apaisant ». La beauté est une nourriture gratuite et non, comme on nous le fait croire, une addition d' objets superposés, souvent en matière synthétique et pas vraiment utiles. Mais mieux vaut, par exemple, un seau en plastique servant à transporter l'eau quotidiennement qu'une accumulation de beaux objets naturels qui servent peu: l'accumulation et la démonstration ne sont pas dans l'esprit de la simplification. Cela se joue plutôt dans la réserve et l'humilité. I:harmonie est un sens que chacun peut développer sans beaucoup de moyens. Tout est là; c'est une manière de saluer la beauté de la nature. Elle nous donne la force et le courage d'avancer sur le chemin, et nous aide à rester humbles et émerveillés devant l'extraordinaire perfection de la nature. Dans le sens de la beauté et de l' harmonie, on touche déjà à plus grand que l' homme, à une dimension qui le dépasse. Avec très peu de moyens, on peut faire une fête magnifique et accueillante, joyeuse et colorée, toute de chants, de danse, de jeux, de nourriture simple et bonne. Avec moins que l'on ne pense, on peut faire grandir des enfants, des arbres, des fruits, cultiver un bout de terre et faire pousser des fleurs qui serviront pour les fêtes et les présents. Ici, les enfants, petits et grands, « bricolent » avec ce que la nature leur donne et se gavent de fruits sauvages. Ce n'est pas une image d'Épinal, nous le vivons et c'est possible. Et nous le 164
vivons au cœur d'une société de consommation, non pas isolés ou au-dessus, car mille ponts nous unissent. Et ce n'est que par cet incessant travail de va-et-vient et d'ouverture que nous pouvons arriver à toucher l'autre dans sa réalité, créer des liens durables. La recherche d'harmonie est au cœur même de la recherche de simplification. Si on est bien avec soi-même et dans son environnement, on a certainement moins besoin de succédanés de bonheur et d'échappatoires. On se contente de ce qui est donné dans l'instant présent. Les choses nous servent et nous n'en sommes pas les esclaves; nous plaçons ailleurs l'essentiel: dans la relation, le service de la paix et de la justice, dans une recherche de vie intérieure, etc. Il y a toute une sagesse enfouie dans la décroissance soutenable! Si on voit une personne épanouie dans ce qu'elle vit, on s'intéresse de plus près à sa réalité: seul le témoignage direct et une bonne information peuvent donner envie à d'autres de s'engager sur la même voie. Aussi, toute communauté, éco-village, hameau ou réseau qui fonctionne à peu près bien et tient dans la durée peut constituer une forme de modèle non pas applicable à toute la société, mais adaptable à chaque réalité. Cela pour qu'un jour, et c'est là l'espérance, notre société donne des signes visibles d'un changement de cap. Le travail se fait peut-être dans l'ombre, mais il se fait imperturbablement.
r
Le terreau des néo-ruraux Michel Lulek * En faisant le choix de vivre à la campagne, avec souvent la difficulté de s'y installer, les néo-ruraux s'obligent, de par leurs faibles moyens, à une décroissance par rapport à leur ancienne vie en ville. Ce choix volontaire montre donc qu'une décroissance est possible. Dans quel domaine s'applique cette décroissance? Y a-t-il des compensations et lesquelles? Faut-il opposer la ville à la campagne? S'il fut un temps où l'avenir ne pouvait être qu'urbain, le temps d' un « avenir rural » serait-il venu? On pourrait presque le croire, à lire la littérature sur le retour à la nature que les hebdomadaires en manque de « sujets de société» ressortent régnlièrement : cadre en mal de campagne qui monte sa PME performante aux champs, artiste qui vient se ressourcer dans son atelier montagnard, ou télétravailleur inventif qui envoie ses prestations par Internet depuis sa grange reliftée façon « Je décore ma maison ». Ce phénomène marginal n'en est pas moins significatif du regard que nos contemporains portent désormais sur le monde rural. Chargé de valeurs positives, il acquiert peu à peu une séduction qui dépasse largement l'attirance saisonnière des villégiatures estivales. Un reportage d'une chame généraliste montrait un trader délocalisé dans le Midi, qui poursuivait ses jeux boursiers depuis sa garrigue languedocienne. Il confiait son souci d'offrir un bel environnement à ses enfants, de consacrer plus de temps à sa faruille, • Membre de la société coopérative Ambiance bois, animateur de Télé-Mille-
vaches et du réseau Repas. 166
d'être plus disponible pour ses amis. Sans se poser certes de questions sur le sens de son travail et de ses transactions financières qui, peut-être, détruisaient à l'autre bout de la planète l'environnement d'autres enfants, la vie d'autres familles, la convivialité d'autres communautés ... Pourtant, en donnant la priorité à ses enfants, sa famille, ses amis, il ne faisait que reconnaître ce que, somme toute, n'importe qui reconnaîtrait comme l'essentiel d'une vie: l'amour, l'amitié, le plaisir que l'on peut se donner les uns aux autres. Le fait que, pour un trader aux dents longues, le bonheur ne puisse se trouver que « dans le pré» laisse deviner la charge de potentialités positives que recèle la ruralité. Deux autres types de populations, radicalement différentes de ces « mobiles» montés en épingle par les magazines branchés, l'ont également compris. Ce sont ceux que Serge Latouche appelle les alternatifs volontaristes et les alternatifs historiques.
Les alternatifs volontaristes Les années soixante-dix virent, dans la suite de mai 1968, un fort mouvement d'implantation néo-rurale en diverses régions de France. A la recherche d'une altemative à la société urbaine de consommation, de nombreux jeunes citadins, la plupart du temps très politisés, ont cherché à s'établir, le plus souvent avec des activités agricoles. C'était le temps des « communautés hippies» et du « retour à la nature» qu'ont fort bien analysé les sociologues Bertrand Hervieu et Danielle Léger'. Cette transplantation ne s'est pas toujours faite sans heurts et l'on en retient souvent les échecs qui se sont soldés par un retour en ville des contestataires d'hier. Néanmoins, les « babas cool » n'ont pas tous fini dans les agences de publicité ou parmi le personnel politique des années quatre-vingts, comme quelques trajectoires célèbres peuvent le laisser croire (versions revues et corrigées sous couvert de modernité et de réalisme de la parabole du fils prodigue). Beaucoup demeurèrent sur place, y fondant familles, exploitations ou entreprises, faisant revivre l'école du village, s'investissant dans les conseils municipaux ou les associations, et contribuant de façon très active au renouveau des « pays », dont les états généraux tenus à Mâcon en 1983 sonnèrent l'heure. Le « développement local » devient politique nationale et, 1 Bertrand Hervieu et Danièle Uger, Le retour à la nature. Au fond de la f orêt... l'État, Le Seuil, 1979 ; Les immigrés de l'utopie, Autrement nO 14, juin 1978 : « Avec nos sabots ... La campagne rêvée et convoitée ».
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la crise aidant, l'attraction urbaine moins évidente. Se dessine en maintes zones rurales la carte de ce qu'Henri Mendras a judicieusement nommé le « pays de l'utopie rustique» 1 (situé davantage au Sud qu'au Nord, davantage dans les pays de montagne que dans les z6nes de plaine, davantage dans des départements démographiquement et économiquement·défavorisés). Issues de cette large mouvance, nourries de quelques luttes emblématiques (Larzac, 1971-1981; Plogoff, 1980-1981) mâtinées de régionalisme (c'est l'époque de l'étonnant succès du Montaillou, village occitan d'Emmanuel Le Roy Ladurie, 1975), empreintes de nostalgie ou de retour aux sources (la publication des quatre tomes de l'Histoire de la FraI/ce rurale dirigée par Géorges Duby commence également en 1975) et enrichies d'écologie (candidature de René Dumont aux présidentielles de 1974), différentes initiatives voient le jour ou s'affermissent. Construites sur des pratiques concrètes, ne se reconnaissant pas dans les partis politiques ou les syndicats, elles tentent de bâtir des îlots de résistance au système dominant. Très variées, elles ne sont pas unies par une doctrine. Ce sont de multiples possibles qui s'ancrent dans leurs réalités. Parmi elles diverses structures qu'on retrouvera autour de l'ALDEA ', du REAS J ou de l'actuel réseau REPAS" comme Eurosylva ou Ardelaine ; des pionniers de l'agriculture biologique ou « paysanne » dont la Confédération Paysanne d'aujourd'hui est en partie l'héritière; des groupes reliés internationalement comme Longo Maï; des expériences davantage tentées par la recherche d'une autonomie-autarcie plus radicale, comme la Nef des Fous ' . Les unes et les autres seront rejointes dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix par des cadets, issus davantage des mouvements d'éducation populaire (le MRJC par exemple). Ils forment un maillage assez lâche qui, dans certaines régions, réussit néanmoins à coaliser des dynamiques territoriales particulièrement vivaces. 1
Henri Mendras, Voyage ail pays de l'utopie rustique, Actes Sud. Arles, 1979
(réed. 1992). 2
Agence de liaison pour le développement de J'économie alternative, active de
1982 à 1992 environ.
) Réseau de l'économie alternative et solidaire, qui fait suite à l'ALDEA, actif de 1993 à 1999 environ au niveau national, encore présent dans quelques départements.
Réseau d'échanges et de pratiques alternatives et solidaires, né en 1994 et touj ours actif. S Une li ste de ces lieux a été présentée dans Silence nO282, février 2002.
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Les alternatifs historiques Indépendamment de ces premiers néo-ruraux, une deuxième vague arrivera dans certains territoires au cours des années quatrevingt-dix. Ce sont des individus qui ont perdu leur emploi, ou n'ont jamais été insérés dans le monde du travail, des « victimes de la crise» qui pensent pouvoir mieux s'en sortir à la campagne qu'en ville. Pour eux, il ne s'agit pas d'un choix positif, en rupture consciente et assumée avec le système dominant dont claquaient la porte les « volontaristes ». Ils en sont davantage rejetés de fait, mis dehors, « exclus» par le mouvement historique de la société. Bénéficiaires du RMI ou de quelques allocations de chômage, ils partent à la recherche d'une bicoque et d'un bout de jardin, ou se replient sur une maison familiale . Tous ont l'espoir de vivre mieux de moins, dans un contexte qui leur semble plus favorable . La sociologue Nicole Mathieu explique: « Ce sont des gens qui ont besoin d'avoir une image d'eux-mêmes qui ne soit pas une image de dégradation. La campagne renvoie à des notions comme la convivialité, la solidarité et à une image de dignité ". Avec des revenus très faibles (un demi SMIC, guère plus) ils disent vouloir vivre « d'autres relations avec les gens », rechercher « d 'autres valeurs que le travail et l'argent » '. Si le contact avec la réalité rurale peut être rude pour certains, d'autres trouvent finalement leur compte dans un mode de vie à l'opposé des canons classiques de la réussite sociale. Une frange marginale et plus consciente rejoint même l'utopie autarcique de certains de leurs prédécesseurs soixante-huitards. Une des grandes idées des acteurs ou penseurs de l'alternative a toujours été d'établir une jonction entre les alternatifs volontaristes et historiques. Une alliance « naturelle» à leurs yeux, entre ceux qui refusent le système par conviction et le quittent pour s'organiser de manière autonome, et ceux que le système refuse, et qui, par nécessité, doivent s'organiser hors de lui. François Partant a rêvé à plusieurs reprises ce mariage de raison qui se découvrirait vite, pensait-il, mariage d'amour. Sans s'y référer, les SEL ', les « paniers solidaires »3 ou d'autres associations de solidarité peuvent se rapprocher de cette démarche qui demeure cependant aléatoire tant les fonds culturels de ces deux types de population peuvent être différents. Témoignages présentés par Marie~Pierre Subtil dans le Monde du 16 avril 1996: « La crise de l'emploi alimente une migration en milieu rural ». 2 Systèmes d'échanges locaux. 3 Voir le Réseau Cocagne, 2 Grande rue, 25220 Chalezeule, tél: 0381 21 21 JO. 1
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Une ruralité de plus en plus urbaine Le monde rural se voit donc investi par des populations nouvelles (des néo-ruraux au sens propre) aussi diverses que les « alternatifs », les « exclus» et les « mobiles» que nous venons de décrire brièvement. Ces nouveaux habitants y rencontrent les anciens et, pour certains, découvrent un monde qu'ils idéalisaient ou imaginaient autrement qu'il n'est. Le mythe du village convivial et autosuffisant des post-soixante-huitards, l'image d'Épinal du jardin de cocagne que l'on cultive pour subvenir à ses besoins ou l'idéalisation d'une vie entrevue en juillet-août qu'on croit pouvoir étendre à toute l'année ont suscité (et peuvent encore le faire) quelques désillusions .. . Le choc culturel est plus ou moins violent, mais tend cependant à s'estomper. D'abord parce que ces vagues successives habituent les campagnes à ces flux plus ou moins constants d'apports extérieurs. Autant les communautés hippies des années soixante-dix pouvaient ressembler au débarquement de quelques extra-terrestres, autant les installés plus récents sont perçus de manière moins étrange. Comme en témoigne une paysanne creusoise dans un film tourné sur le plateau de Millevaches: « On disait que c'étaient des hippies. En fait, c'étaient des gens comme les autres ». Mais c'est l'évolution même du monde rural et de la société en général qui ont largement atténué les clivages entre la ville et la campagne. Les référents socioculturels tendent à s'homogénéiser sur l'ensemble du territoire, la massification des déplacements ne rend plus étanches (si tant est qu'ils le furent jamais) les espaces géographiques, les repères culturels fournis par la télévision, le cinéma, l'information, etc. sont à peu près les mêmes pour tous. Les discussions des collégiens, à Aubenas ou à Villeneuve-la-Garenne, à Landerneau ou dans le 20" arrondissement de Paris se tissent sur un canevas commun, fait de feuilletons télévisés ou de reality shows, de vedettes de la chanson ou du sport, d'informations nationales ou internationales .. . Les services mis en place en milieu rural se rapprochent de plus en plus de ceux dont bénéficiaient autrefois les villes, et parfois même seulement les plus grandes d'entre elles. Le paysage lui-même tend à s'artificialiser ainsi que le souligne une récente étude de l'IFEN '. Comme l'écrit un géographe, aujourd'hui on peut être « urbain à Millevaches», et la campagne n'est autre, pour reprendre l'heureuse formule d'un critique d'art, qu'« une ville diluée». 1
Le Monde du 8 mars 2003.
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Si le rural - et tout particulièrement le « rural profond» - semble avoir été depuis trente ans une terre d 'élection pour les iconoclastes de la croissance à tout prix, c'est qu'à leurs yeux il représentait l'endroit idéal pour retrouver ou inventer une autre manière de vivre, loin des impératifs et des contraintes de ces lieux urbains qui, par excellence incarnent la croissance et le développement, avec leurs zones industrielles, leurs cités et leurs grands ensembles. Le refus de la société de consommation ne pouvait mener que dans ces espaces marginalisés par le développement économique, campagnes vidées de ses hommes par la demande des villes où se concentraient les emplois industriels puis tertiaires, départements périphériques, terres d'exodes, montagnes enclavées. Certaines des initiatives témoins de cette recherche d'alternatives sont pourtant installées en milieu urbain. I.:une d'elles a même délibérément choisi de mener son action en parallèle dans un milieu rural et dans un milieu urbain: Ardelaine a sa filature dans un village de la montagne ardéchoise et son atelier de tricotage dans une ZUP de Valence '. En fait quel que soit l'environnement, les « alternatives» sont davantage soumises à la volonté des acteurs qu'au contexte géographique. Les atouts du rural Néanmoins, l'attirance suscitée par le rural s'explique par la dimension humaine qu' il a davantage préservée. Ici, l'échelle des choses est toujours plus modeste, plus « vraie ». A contrario, la ville tentaculaire - pas la « ville centre », noyau de l'urbanité qui partout en France a tendance à se vider au profit de son extension plus ou moins anarchique de banlieues, friches, villes nouvelles et de ses panoplies de zones (commerciales, industrielles, résidentielles ... ) - apparaît artificielle et inhumaine. Y dominent l' anonymat, l' indifférence, l'ignorance. Et plus récemment y prospèrent la violence et l'insécurité, réelles ou fantasmées, qui accentuent encore les phénomènes de repli sur soi, de méfiance, de peur, de haine. Chacun vit plus ou moins cloisonné dans ses différentes activités: les lieux de travail ne sont pas les lieux de vie et de loisirs. Dans le milieu rural, les choses ne sont pas aussi séparées. Le boulanger, l'école, le bar-tabac incarnent la familiarité d 'un espace vécu dans lequel on n'est pas étranger, anonyme ou perdu. Les 1 Ardelaine,jile la laille et la coopéra/ioll, témoignage écrit par Béatrice Barras, éd. Repas, Saint-Pierreville, 2003.
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repères sont plus faciles à (re) trouver, et sa place, son rôle, à situer. t tre là est important aux yeux des autres. Le système de reconnaissance sociale fonctionne plus vite. Ce que la ville a fait gagner en liberté vis-à-vis des modes traditionnels de contrôle social - chacun sait que dans les villages tout se sait! -, elle l' a fait perdre en solidarité et en attention aux autres. Dans mon village, les volets fermés d' une grand-mère mènent les pompiers à forcer sa porte à midi ... En banlieue, une vieille tante est morte : c'est l'odeur de son cadavre, une semaine plus tard, qui fait réagir les voisins ! Cette échelle conservée de rapports humains si ce n'est plus cordiaux, du moins plus proches, est un des atouts du rural. La petitesse d ' une région comme par exemple le Limousin est aussi un privilège, et, bien au-delà du cercle des militants écologistes la fierté limousine peut s'exprimer dans un slogan qu' un magazine régional affiche sans complexes : « 1 % du PIB ? Et alors? ». Le rural, c' est aussi le terrain possible d ' une plus grande autonomie individuelle, même si celle-ci reste relative. Du moins ceux qui veulent la pousser au maximum peuvent ici le faire plus facilement qu'ailleurs (jardinage, élevages, coupe de bois pour le chauffage, récupération d ' eau de pluie, cueillettes et auto-productions diverses). Un exemple: lors de la tempête de 1999 qui coupa l'électricité pendant plusieurs semaines (jusqu 'à un mois dans certaines maisons isolées), la plupart des gens ont fait fonctionner leur cuisinière à bois ... tandis qu'en ville certains restaient prisonniers de leurs cuisinière et de leurs volets électriques !
Des alliances objectives Un magazine comme Village , qui se réfère explicitement au « pays de l'utopie rustique» de Mendras, une chaîne de télévision comme Demain, des associations ou des réseaux comme le Collectif Ville Campagne, une région comme le Limousin qui a fait de l'accueil un axe majeur de sa politique, prouvent qu' il existe des lieux et des démarches volontaristes pour accompagner, développer, voire susciter les transferts de ces différentes populations vers la campagne. Sans partager une idéologie commune, sans exprimer une vision politique particulièrement critique, ces démarches se retrouvent pourtant alliées à des initiatives plus radicales, qui appuient leur légitimité sur l' espoir d 'une alternative. Valoriser une ressource locale n'a rien de subversif. Un conseil régional subventionnera une entreprise qui le fera. Celle-ci pourra 172
néanmoins soutenir que ce choix vise à contrer une dépendance extérieure, développer l'autonomie locale, diminuer les transports et s'opposer aux tendances mondialisatrices de l'économie. Ce que Helena Norberg-Hodge appelle passer « de la dépendance globale à l'interdépendance locale » '. Lorsque le réseau REPAS propose un parcours de formation « alternatif et solidaire » destiné à transmettre une culture de la coopération, délibérément opposée à une culture de la compétition et de la concurrence, elle obtient le soutien des pouvoirs publics qui perçoivent ce « compagnonnage » d'un genre nouveau comme une procédure d'insertion '. Quand un réseau d'associations militantes se fédère pour permettre l'accueil de nouveaux habitants sur son territoire, des partenaires institutionnels peuvent mettre de l'argent dans le soutien à une initiative qui leur paraît intéressante pour le maintien ou le « développement» de zones défavorisées. Ils n'empêcheront pas ce réseau local de soutenir plutôt tel type de projet au détriment d'autres, que les mêmes institutions auraient cependant soutenu par ailleurs. Des rencontres ont donc lieu, des croisements se font, des mélanges imprévus apparaissent. Le milieu rural, dans lequel les interdépendances sont plus vivement ressenties, favorise certainement ce genre d 'alliances que la concentration urbaine tendrait peut-être à oblitérer. Là, on se rassemblerait plutôt avec ses « alliés naturels » qui ne sont jamais très éloignés, alors que les faibles densités rurales généreraient plus facilement des « alliances objectives » (on fait avec ses voisins). Mais peu importe: l'essentiel est dans le constat qu'il existe, de par l'apport de populations nouvelles, dont certaines assez engagées politiquement, associativement, socialement ou économiquement, un terreau particulier, éventuellement propice à l'expérimentation d'alternatives socioéconomiques originales. Au-delà de cette dimension micro, des phénomènes plus généraux montrent la vitalité d'un mouvement social largement initié par un monde rural revivifié par des acteurs 1
Helena
No rbe rg~Hodge
: {( De la dépendançe globale à l'interdépendance
locale », Bulletin de La ligne d 'horizon nO17 Guin 1997) : « La solution à long tenue des problèmes sociaux el environnementaux actuels passe par des initia/ives locales aussi variées que le SOI1I les cultures el " environnement où elles S ';IlSCriVelll ». 2 Sur ce compagnonnage, lire l'ouvrage collectif Quand "entreprise apprend à vivre, éd itions Ch.L. Mayer, Paris, 2002.
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issus de la mouvance néo-rurale: la lutte anti-OGM ou la campagne contre la « malbouffe » portées par un José Bové et la Confédération Paysanne en est certainement le meilleur exemple, mais on pourrait également citer quelques luttes écologiques récentes comme SOS Loire Vivante ou contre le tunnel du Somport ou des initiatives comme les alliances paysans-consommateurs relayées localement par une pléiade de réalisations indépendantes et spontanées (type « paniers paysans» ou « paniers solidaires »). De tels mouvements mobilisent des individus ou des groupes trop nombreux pour maintenir ou instituer une radicalité dont sont pourtant porteurs certains de leurs initiateurs. Si le risque d'une dilution des objectifs ou d'une dénaturation du message existe, l'intérêt de passer d'une position intransigeante mais minoritaire à la dimension d'un véritable mouvement social ne mérite-t-il pas d'être tenté? La réponse ne peut jamais être défmitive - on est dans le domaine de la stratégie, et celle-ci doit évoluer en fonction des circonstances et des rapports de force.
Et la décroissance là-dedans? Un milieu plus favorable. Des populations différentes mais qu'une certaine recherche de« qualité de la vie» peut rapprocher. Cexercice d'une solidarité plus ou moins obligatoire. Des échelles plus humaines davantage propices à l'exercice de la citoyenneté. Voilà pour le terreau rural. Lorsque sur celui-ci se greffe la volonté d'acteurs spécifiques qui recherchent les voies d'un« vivre mieux », alors peut se concrétiser le scénario d'une décroissance choisie et maîtrisée. Il y a dans ce contexte quelque paradoxe pour les acteurs locaux qui agissent en ce sens de se revendiquer du« développement local». Il ne s'agit pas seulement d'une simple question de vocabulaire. Comment réclamer par le même mot l'inverse de ce que le développement a justement provoqué? C'est appeler le remède du même nom que le mal! Il est vrai que ce qui est dans la bouche n'est pas forcément ce qui est dans les têtes, qui n'est souvent que le désir de vivre mieux des dynamiques territoriales à la fois endogènes et ouvertes sur l'extérieur (avec plus de relations sociales et une plus grande palette d'activités). Soutenir un projet de décroissance n'est donc pas seulement une position de repli ou de rejet d'un modèle dominant. Il faut surtout le voir comme l'inversion de priorités qui octroient à l'économie la primauté dans la construction des territoires et des relations sociales qui 174
s'y tissent. Le projet de « décroissance» est donc avant tout un projet de vie, d'une vie à échelle humaine, qui privilégie la qualité des échanges et le bien-être des habitants d'un territoire. Parler de « décroissance », au-delà de son côté foncièrement provocateur, révèle du reste une restriction du projet en laissant croire qu'il ne se fonderait que sur la soustraction (économique). Il faudrait sans doute choisir un autre vocable pour dire mieux les additions et les multiplications que recèle un tel projet et qu'illustre l'exemple de ce GAEC 1 de cinq personnes qui, en refusant de nouveaux marchés, en en arrêtant même d'autres, rejette la logique de la croissance parce que la ferme a atteint un équilibre jugé suffisant par ses membres qui préfèrent continuer à travailler à temps partiel pour s'occuper de leurs enfants. Ou cet autre GAEC qui fait vivre huit personnes sur 50 hectares (alors que la norme serait presque d'une personne pour 100 hectares!) et qui choisit de créer en parallèle à l'exploitation un lieu culturel, pédagogique et d'accueil. Ou encore Ambiance Bois, où le choix de supprimer les déplacements sur les chantiers extra régionaux a pour corollaire la volonté d'améliorer les conditions de travail et de vie; où la mutualisation des biens, des logements et des revenus permet aux membres de l'équipe de se satisfaire de salaires relativement bas, et donc d'échapper à la « course aux revenus»; où la gestion collective de l'entreprise et de nombreux autres aspects de la vie quotidienne donne une plus grande marge de liberté dans les engagements hors travail de chacun des membres du collectif'. Au-delà, ce qui se joue, c'est aussi la dynamisation d'un espace par l'effet réseau que ces initiatives instituent, souvent de façon assez informelle. Sur le plateau de Millevaches, il suffit qu'une douzaine d'entre elles se coalisent pour générer, en partenariat à géométrie variable avec des institutions ou des collectivités locales, une vitalité sans commune mesure avec les faibles forces démographiques présentes. Un réseau d'accueil de nouveaux habitants, un journal, des rencontres festives, une capacité d'aider à la réalisation de micro-projets: voilà quelques-uns des résultats de cette dynamique ' . La vitalité associative, la richesse des réseaux de connaissance et GAEC : Groupement agricole d'exploitation en commun. Cf. Ambiance Bois, le {ravai! en partage, édit ions Utovie, Geaune, 1998, réédüé en 2003 aux éditions REPAS. Dans la même collection, le témoignage du « vigneron-solidaire» Cbristophe Beau, éd. REPAS, Saint-Pierreville, 200l 1
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Exemple parmi d'autres étudié par Béatrice Poncin dans une recherche action
menée pour le CNVA : De nouvelles formes d'organisation sociales à J'œuvre pour la vitalité des territoires: un défi pour les Of/liées à venir, 2002.
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d'échanges, la qualité et la diversité de lieux culturels et de rencontres sont devenus les objectifs de cette frange de la société locale qui pense son avenir d'abord par la fédération d'énergies citoyennes plutôt que dans le rêve illusoire de l'autoroute qui désenclaverait ou de la grande entreprise qui donnerait moult emplois. Le « terreau néo-rural» fertilise ainsi des champs qui sont très loin de n'être qu'économiques. I:approche des problèmes est beaucoup plus globale et prend une diversité de formes qui rend difficile sa perception aux regards trop formatés de certaines instances politiques ou des structures socioprofessionnelles classiques qui interviennent sur les mêmes territoires. A la fragilité - qu'il ne faut pas nier - de nombre de ces expériences, s'ajoute parfois l'indifférence, si ce n'est l'hostilité, de quelques caciques ou de vieilles traditions. La remise en cause d'un modèle de développement auquel ces derniers ont longtemps cru n'y est pas pour rien. Car ce que disent en actes concrets ces réalisations, c'est que si la croissance c'est se soumettre à la dictature absurde des « besoins» infinis ou illimités, alors, la décroissance c'est se donner des limites et s'y tenir. Une bonne définition de l'alternative. Modeste et raisonnable. Comme quoi l'utopie est souvent à portée de la main ...
À la reconquête des territoires MichelOts* Beaucoup de projets de décroissance visent une installation à la campagne pour une plus grande autosubsistance. Mais c'est se heurter très vite au système qui fait tout pour l'empêcher. I:immobilisme a ses raisons. Les structures du pouvoir en dépendent. La désertification des campagnes provoque le vieillissement des populations rurales. Effet pervers : leur conservatisme cautionne le statu quo. Nos caciques locaux en profitent et de souhaitables évolutions sont retardées. La désertification rurale a elle-même une histoire: cinquante ans de dirigisme. Le soi-disant progrès, avec ses tracteurs, tous ses biocides et ses poulaillers industriels, ne s'est pas imposé du fait de son seul dynamisme, confié à la main invisible du marché. I:État lui a rudement prêté main-forte. Aides et subventions ne sont versées que pour financer des investissements lourds. En parallèle, un dispositif administratif toujours plus contraignant pénalise les retardataires. La liquidation de l'agriculture traditionnelle a été programmée, par plans quinquennaux successifs, au profit des conglomérats de l'agroalimentaire, sous couvert de rationalité. Il ne reste parfois qu'un agriculteur par commune. La population a été dépossédée de ses moyens de subsistance, de son savoir-faire, pour se nourrir, et de la possibilité de se les réapproprier. I:envie ne lui en manquait peut-être pas, mais l'appareil bureaucratique, mobilisé par cette confiscation, prend à cœur d'interdire toute réorientation. La quantité de prescriptions, variables • Auteur de Feuille paysanne, animateur du réseau Droit paysan.
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d'une année sur l'autre, imaginées pour que les gens ne soient pas aux normes, n'est assurément pas moindre en agriculture qu'ailleurs. Le zèle des technocrates s'exerce depuis d'autant plus longtemps que le secteur est vital. A se risquer malgré tout à poser les pieds sur terre, l'on se verra donc soit totalement marginalisé, soit tiré dans une direction que l'on n'a pas souhaitée. Un désengagement radical des circuits marchands est possible. I:autosubsistance est envisageable, individuellement, sous certaines conditions. Un arpent à soi équivaut depuis toujours à un coin de paradis. Fonctionner en osmose avec la nature, expérience qu'on a faite partout, cette expérience d'une unité de l'espace et du temps, se vit comme une grâce. Il s'agit d'un privilège dans le contexte actuel. I: obstruction faite à cette démarche est de triple nature: institutionnelle donc, mais aussi financière et sociale. I:enchère sur la terre dresse son autre barrière. La pression exercée par les estivants sur le bâti réserve ce dernier aux classes aisées. Le foncier non-bâti est convoité par l'exploitant agricole voisin, en raison surtout des surfaces d'épandage pour lisier qu'il représente. Elles lui conferent le droit d'accroître son quota d'élevage hors sol. Ces batteries d'élevage sont une abomination, mais c'est la seule filière rentable. Il y a enfin ces mentalités d' un autre âge pour qui le nouveau venu est un intrus. Originaire du canton d'à-côté, c'est déjà l'étranger. Elles peuvent vous laminer. S'il est des plus aléatoire de se soustraire au cadre économique dans ces conditions, qu'il faille miser sur sa bonne fortune autant que sur sa détermination, la démarche ouvre collectivement une tout autre perspective. Sa légitimité acquiert l'assise d'un phénomène social. Économiquement, l'intérêt commun de personnes portées par de similaires recherches de cohérence, et assez intelligentes pour ne plus reproduire de stratégies concurrentielles, les invite à se rencontrer sur la base de leurs propres paradigmes. Par exemple, que les choses allant de soi demandent à être accomplies sans autre mobile que celui de leur bien-fondé. Le droit d'accès à la terre relève d'une problématique générale: sommes-nous accessoirement citoyens mais avant tout des administrés, ou l'inverse? I:attitude d'individus qui commercent entre eux, sans se soucier de l'exacte contre-valeur du service rendu, qualifie un état d'esprit aux antipodes des conceptions technocratiques. Fabrication d'obstacles, redondances administratives, quantification de tout acte, parcours fléchés, inflation du domaine des 178
prestations de services visent à pérenniser les rapports marchands en dehors de toute nécessité. Les choix économiques sont des décisions politiques. Et le droit à la terre n'est pas une revendication corporatiste mais sociale. La logique voudrait qu'il y ait subsidiarité des droits fondamentaux et de la loi, mais les deux sont découplés. Le discours officiel fait référence aux uns. Les huissiers et les flics appliquent la seconde. Point. En 1789, nous en serions encore, avant la convocation des États Généraux. Droits imprescriptibles garants de la souveraineté et vécu font deux. La réappropriation de l'espace rural s'inscrit dans l'actualisation de principes qui garantissent à chacun une réelle emprise sur les options de la vie publique et sur son quotidien. Plusieurs chantiers, par proximité et par affinité, sont à envisager. Par affinité pour que chaque courant de sensibilité ait son expression. Et par proximité pour coordonner et harmoniser ces diverses aspirations. Ce seront des lieux d'apprentissage de l'écoute et de la parole, appelés à devenir des lieux de décision. Il n'y a rien à espérer sans effort didactique. Mais il est des vœux qui s'avèrent de bons outils de transformation en se réalisant, ainsi en est-il de l'aspiration à la simplicité volontaire. Le danger qu'elle représente pour l'ordre établi a provoqué le revirement économique des années soixante-dix, quand la jeunesse contestataire s'en faisait le héraut. I:abandon du modèle keynésien d'intégration sociale et le retour au fonctionnement antérieur, sous prétexte de construction de l'Europe et de mondialisation, d'une société à deux vitesses ont normalisé la pauvreté en lui conférant le caractère d'une sanction taillable et corvéable à merci. I:alarmante progression du taux de suicides, y compris chez les jeunes, renseigne sur l'efficacité du procédé. I:aberration programmée nous place à un moment de bifurcation tel qu'il puisse suffire de penser le changement pour le produire. Les techniques à développer sont connues, valides pour certaines, les plus importantes, depuis le début du néolithique. Hormis pour la question du foncier, aucun gros investissement, nul équipement sophistiqué n'est requis. La modestie de renouer avec la petite agriculture suffit. I:apprentissage consiste pour beaucoup à se déconditionner, à se découvrir des disponibilités telles qu'elles fassent appréhender le vivant dans sa tangible réalité. De même en va-t-il des déplacements. Aller et venir sans consommer d'énergie me paraît crucial. De plus, la marche libère le temps de vivre. 179
Vobjectif devient de façonner un monde à notre mesure. Mais le plus grand chantier est celui des rapports humains réduits à des rapports marchands. A chambarder. Les modalités de fonctionnement qui permettent à chacun de trouver sa place restent à inventorier. Elles devront être simples, souples, fiables et ouvertes afin d'inclure l'initiative personnelle dans une cohérence sociale qui la cautionne. Nous les espérons aptes à susciter de nouvelles dynamiques.
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Time is money François Terris * « Le temps c'est de l'argent )}. Quel est l'économiste, le sociologue ou le philosophe qui nous a annoncé, il y a plus d'un siècle, cette idée géniale? Le temps aurait-il une valeur pouvant se calculer en argent? Ces trois mots résument le drame qui s'est déroulé depuis la révolution industrielle au XIX' siècle. Aujourd'hui nous sommes tous victimes de cette petite phrase : Time is mOlley. Notre vraie richesse, c'est le temps de notre vie, les quelque sept cent cinquante mille heures que nous passons en moyenne sur cette Terre. Notre vraie richesse, pour nous et pour la société dans laquelle nous vivons, c'est l'usage que nous faisons de ces heures. Nous pouvons quitter cette Terre après avoir accumulé une montagne d'or. Cette montagne ne versera jamais une larme ou n'agitera jamais un mouchoir lors de notre départ. Par contre, il y aura beaucoup de monde pour essayer de se partager la montagne d'or. Si au contraire notre temps de vie a été utilisé à donner de notre temps aux autres, alors quand nous la quitterons, il y aura certainement des amis pour nous dire au revoir et nous ne partirons pas dans la solitude. Alors que l'argent avait été inventé pour simplifier les échanges nécessaires à nos besoins, nos économistes, emportés par l'idée qu' en gagner était une fin en soi, ont décidé qu'il fallait transformer notre temps de vie en argent: ce n'était plus un serviteur utile, mais un maître exigeant. Nos économistes ne se sont pas arrêtés là. Afin d'augmenter la quantité d'argent gagné, ils ont voulu lui faire produire des intérêts, * SEL de \'Ariège. 181
ce qui a permis à ceux qui possédaient beaucoup d'en avoir plus et à ceux qui en avaient peu de se retrouver avec moins.
Les systèmes d'échanges locaux Devant cette évolution dramatique de notre société qui n'a plus le temps de profiter de son temps, une idée a fait son chemin : il y aurait peut-être une autre manière de voir l'économie en remettant les vraies valeurs à leur place. Les systèmes d'échanges locaux oU SEL ont vu le jour. Vidée étant que l'on peut donner de son temps, rendre des services aux autres et en recevoir sans utiliser d'argent. Toute production, quelle qu'elle soit, se compose: - de matière première, - de savoir, - de savoir-faire, - de faire. La matière première nous est donnée gratuitement. Nous n'avons jamais ouvert un compte bancaire au nom de la Terre. Nous nous sommes contentés de prendre et souvent de gaspiller ce que la Terre nous donne généreusement. Le savoir, nous l'avons acquis avec le temps. Le savoir-faire, nous l'avons développé au fur et à mesure de nos activités et de nos expériences. Le faire, c'est l'utilisation de ce que nous avons appris, plus le temps qu'il nous faut pour réaliser. ..
Fonctionnement des SEL Le système d'échanges local est composé d'un groupe de personnes vivant dans un même secteur, qui indiquent chacune ce qu'elles peuvent offrir et ce dont elles ont besoin. Ces offres et demandes sont réunies dans un bulletin qui paraît à intervalles réguliers. Chacun ensuite tàche de répondre aux demandes des autres membres selon ses possibilités. Des échanges se réalisent et sont comptabilisés en unités d'échanges, reflétant la valeur des échanges réalisés.
Les SEL et J'argent Les SEL se sont rendu compte: 1) que l'argent n'est qu' une unité de mesure et qu'en aucun cas il ne pouvait être rare. C'est un peu comme si nous manquions de kilomètres pour mesurer la distance de Paris à Marseille. 2) que l'argent pouvait ne pas produire d'intérêts. Une unité de 182
mesure serait faussée si elle augmentait ou diminuait de valeur suivant la couleur du ciel ou la force du vent. 3) que l'argent n'étant qu'une représentation du temps que nous donnons à la société dans laquelle nous vivons, ce temps doit avoir la même valeur pour tout le monde et dans le monde. La Terre met le même temps pour faire le tour du Soleil en Chine et en Europe. Ces trois petits points peuvent transformer l'économie du monde: • Comprendre que le temps utilisé dans notre vie pour le travail n'est pas un temps de travail mais un temps de service que nous donnons à la communauté dans laquelle nous vivons. • I:argent est un écran qui nous empêche de voir ce qu'il y a derrière ce que nous consommons. Certains produits peuvent être fabriqués par de jeunes enfants réduits à l'état d 'esclaves sans que nous ne nous en rendions compte. • Dans le monde de l'argent, je paye donc j ' achète ce que je veux. Un peu comme les Américains qui ne sont pas d'accord pour réduire le taux de pollution dans leur pays mais proposent d'acheter leurs droits de polluer aux pays qui polluent peu. Le SEL lève ce voile et nous permet de voir d'où vient ce que nous échangeons. Les SEL et la décroissance Nous comprenons alors que tout ce que nous consommons est obtenu grâce au temps donné par d'autres membres de notre communauté. Sachant que ce temps est précieux, nous le respectons. De plus, le temps de notre vie ne sert pas uniquement à gagner toujours plus, mais à nous permettre de profiter du monde dans lequel nous vivons et à vivre dans une communauté riche en convivialité. Connaissez-vous cette histoire d'une tribu d'Amazonie? Une tribu indienne vivait dans la forêt amazonienne. Pour couper du bois, elle se servait de pierres aiguisées. Le procédé prenait du temps. Des missionnaires en visite se dirent qu'ils pourraient les aider en leur donnant de belles haches en bon acier américain. Un an plus tard, les mêmes missionnaires revinrent visiter la tribu. Les Indiens étaient tranquillement assis, en train de parler à l'ombre d'un grand arbre. Les missionnaires de leur demander: « Alors, ces haches sont-elles pratiques? » 183
« C'est formidable », répondirent-ils en chœur, « nous allons dix fois plus vite qu'avant ». Et les missionnaires de continuer: « Vous coupez donc beaucoup plus de bois qu'avant ? » Les Indiens tout étonnés ne comprenaient pas. « Pourquoi couper plus de bois? Nous coupons comme avant ce qu'il nous faut et, grâce à vous, nous avons plus de temps pour profiter de notre existence ». Cette petite anecdote peut se revivre dans les SEL. Seul compte ce que nous donnons et ce que nous recevons. Il n'y a pas de spéculation ni de « toujours plus » prôné par les financiers essayant de produire de l'argent avec de l'argent. Les grains de SEL n'ont jamais produit un seul grain supplémentaire. En revanche, il y a derrière chaque grain un service rendu, un échange de biens ou de savoirs. De ce fait les membres d' un SEL ne chercheront pas à dépenser inutilement car ils n'y trouveront aucun intérêt, leurs grains de SEL ne servent que pour l'essentiel ou pour leur bienêtre. Dans le monde classique de l'argent, celui-ci se doit d' être bien placé afin de produire des intérêts. Certains de nos ancêtres s'estimaient riches quand leurs rentes leur permettaient de vivre. En fait, ils ne faisaient que vivre sur le dos de leurs subordonnés. C'était le temps après l'esclavage, recréant une autre forme d 'esclavage. Ce système a posé bien des problèmes et donné lieu à des révolutions. Certains esprits inventifs ont créé le système des sociétés par actions, de la spéculation boursière, obligeant à consommer toujours plus pour que les actions montent. Dans le SEL il n'est pas nécessaire de spéculer, il suffit de rendre service et accepter de recevoir. Il n'est pas nécessaire dans l'économie des SEL de parler de croissance. Bien au contraire, fidèles au sens du mot économie - la bonne gestion de la maison - les selistes évitent de dépenser inutilement et utilisent au mieux les ressources locales. La convivialité La plus grande réussite des SEL a été de permettre à beaucoup de personnes de se rencontrer en dehors de toute considération financière ou sociale. Avec le temps, des liens se créent autour de l'idée qu'une autre forme d'économie est possible, qu'un autre monde est possible. Un monde de solidarité et d'entraide, au lieu d' un monde d'exploitation et de spéculation. 184
Le système d'échanges s'est répandu dans le monde entier; petit à petit l'idée fait son chemin et si pour le moment il n'est pas possible de faire un plein d'essence comptabilisé en grains de sel, les mentalités évoluent et rejoignent celles de tous ceux qui font avancer petit à petit les idées de ceux qui dirigent notre économie. J'aimerais terminer en citant quelques extraits de la proposition de la « Charte de la Terre» présentée par la Corrununauté internationale Baha'i au Comité préparatoire de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement. « i:exploitation effrénée des ressources naturelles n'est qu'un symptôme d'une maladie générale de l'esprit humain. Aussi, toute solution à la crise de l'environnement et du développement doit s'appuyer sur une approche favorisant l'équilibre et l'harmonie spirituels dans le for intérieur de l'être humain, dans les relations entre individus et dans les rapports de l'homme avec l'environnement dans son ensemble. Le progrès matériel doit être au service non seulement du corps, mais aussi de l'intellect et de l'esprit. Les transformations requises pour réorienter le monde vers un avenir durable demandent un degré de sacrifice, d'intégration sociale, d'action désintéressée et d'unité d'intention rarement atteint dans l' histoire de l'humanité ... La confrontation et la domination doivent laisser place à la consultation, afin que prévale la coopération au sein de la famille des nations lors de la conception et de l'application de mesures qui préserveront l'équilibre écologique de la Terre. »
Les SEL ne sont pas forcément une source de décroissance mais ils préparent les mentalités à mieux comprendre l'évolution vers un monde plus humain, plus écologique et plus solidaire. Un monde où la Paix pourra enfin trouver sa place.
Ce texte a été écrÎt avec l'aide de membres du SEL pyrénéen... Toutefois, il est surtout in spiré des centaines de rencontres que j'ai eues avec des amis-ies de SEL de France, d'Angleterre, de Belgique et d'JtaIie. Ils ont été des lumières dans ma vie. À tous, un grand merci.
Automobile et décroissance Denis Cheynet * Si l'on considère que notre bonheur, nos relations avec les autres, sont plus importants que l'accumulation de biens pour stimuler la croissance économique, alors la remise en cause de l'automobile devrait être l'un des premiers enjeux de la décroissance. Vautomobile est en effet un outil majeur de la conception économique actuelle du monde. Bien que maintes fois répétés, les méfaits de l'automobile ne sont jamais entendus et sont étouffés par une idéologie qui ne veut absolument pas en entendre parler. Dans notre monde qui se veut rationnel et logique, l'automobile est l'outille plus passionnel et le plus aberrant qui soit. La croissance automobile ne peut pas s'inscrire dans le long terme et n'est encore possible aujourd'hui que parce que seule une minorité privilégiée de l'humanité en a fait l'outil de son développement économique. Si nous voulons que la vie puisse être possible sur Terre dans les décennies à venir, notre seule issue est donc d'abandonner ce fléau en remettant en question, de manière radicale et profonde, les causes qui font que l'idéologie automobile est devenue dominante dans les pays industrialisés. La sortie de l'automobile doit se faire par une réduction de notre consommation matérielle et énergétique, une diminution des flux de transports, une réorganisation de nos sociétés et une remise en cause de nos objectifs.
* Membre de l'association Rassemblement pour une ville sans voiture, Lyon. 186
Vautomobile est une aberration, un fléau Le slogan « La bagnole, ça pue, ça tue et ça pollue» est encore loin de mobiliser les foules. Pourtant, il n'est pas nécessaire d'être expert pour se rendre compte des innombrables dégâts causés par l'automobile. Que ce soit à travers la pollution visuelle, sonore, atmosphérique ou sociale, l'automobile fait de nos villes un véritable enfer mécanique, sale et malodorant. Si la pollution de l'air est souvent évoquée et que les constructeurs automobiles nous promettent des avancées technologiques pour y remédier (dans un contexte où, paradoxalement, la proportion de 4x4 et autres véhicules de grosses cylindrées ne cesse d'augmenter), les autres sources de pollution sont laissées de côté, car trop embarrassantes et nécessitant un remède plus profond que de simples réponses tecbniques. Les dégâts causés à nos paysages par l'automobile sont rarement évoqués. Ils constituent pourtant une source de dégradation de notre environnement que nous oublions par habitude, mais que la revue Casseurs de pub nous rappelle, photo d'un échangeur routier à l'appui '. Il suffit parfois de prendre du recul, ou d'avoir passé quelques jours dans un lieu préservé, pour se rendre compte à quel point cet enchevêtrement d'autoroutes et de voies bitumées peut être inhumain. Les zones commerciales, dont la laideur n'a d'égal que les blockhaus de la Seconde Guerre mondiale, s'immiscent jusqu'autour des plus petites villes de campagne en empêchant le regard de se poser sur quelque chose qui ressemble à de l'architecture ou à de la verdure. Dans le film Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain, qui dépeint une image de Paris idyllique et agréable, la voiture est - sauf au moment d'une apparition publicitaire - absente du tableau. Jean-Pierre Jeunet n'aurait jamais pu nous transmettre une image du bonheur simple dans une ville aux rues remplies d'automobiles, dans un espace sillonné par les autoroutes ou dans un quartier bordé par un dédale de voies d'accélérations, de ponts routiers et de deux fois trois voies. I:automobile enlaidit l'espace public et se l'accapare au détriment des autres usagers. À Paris, par exemple, la voirie est occupée à 60 % par les voitures en stationnement. Une voiture consomme 12 fois plus d'espace par personne transportée qu'un bus et le taux moyen d'occupation des voitures est de 1,25 personne par voiture dans la région parisienne'- I:automobile s'est approprié les rues des villes, les places 1 Casseurs de pub, doss ier nOl , novembre 1999, pp. 56-57. http://1il.univ-ittoral.fr/. . .delep/opale_ecc logi e/site3/en_ vi Ile_sans_ma_voi-
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ture. htm
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des villages et les routes de campagne. Dans la vallée de la Maurienne, l'espace est si exigu qu'il n'y a parfois pas assez de place pour la rivière Arc, la nationale 6, la ligne de chemin de fer LyonTurin et l'autoroute. Pour résoudre le problème, on a été obligé soit de creuser des tunnels, soit de faire passer littéralement l'autoroute au-dessus des habitations. En ville, les enfants n'ont pas d'espace pour jouer et ont déserté les rues au profit de leur console de jeux, grâce à laquelle ils peuvent se prendre pour Schumacher ou un membre d' un commando armé. Dans les comités de quartier, lors des réunions de discussion avec la mairie de Lyon, le problème du stationnement est inlassablement évoqué. Mais quoi que l'on fasse, il ne sera jamais possible de concilier espaces publics et parkings, respect du stationnement et augmentation incessante du nombre de véhicules, surtout lorsqu' il s'agit des centres urbains, ou des quartiers les plus densément peuplés d 'Europe, tel celui des pentes de la Croix Rousse à Lyon. Si nous voulons vivre dans une société où l'on continue à avoir chaque armée plus d'automobiles que l' année précédente, où chacun peut se garer devant sa porte, se rendre au travail et faire ses courses en voiture, alors nous devons faire table rase du passé, détruire tous nos centres urbains et reconstruire des villes immenses, qui s'étendront sur des dizaines de kilomètres et ressembleront à peu près à ce qui se fait aux États-Unis. Les villes européennes, de par leur forte densité, sont incompatibles avec l'afflux d'automobiles que nous leur imposons et sont sujettes à une pollution sonore inacceptable. « Un tiers des ménages déclare être gêné par le bruit de la circulation, au moins de temps en temps, lorsqu'ils sont dans leur logement. Ils sont 40 % en banlieue parisienne et 46 % dans Paris. On estime que 7 millions de personnes, soit 12,3 % de la population, sont particulièrement concernées'. » Même la mairie de Marseille le reconnaît: « La meilleure façon de lutter contre le bruit reste de limiter la circulation automobile elle-même'- » Ne nous leurrons pas, des automobiles fonctionnant à l'aide d' un moteur plus silencieux que le moteur à explosion (électrique, à air comprimé ou autre) continueront à être une nuisance sonore en ville ou sur les routes, car la majorité du bruit provient des frottements de l' air et des roues sur la chaussée dès 50 kmIh. La limitation de vitesse et l'interdiction de 1
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http://www. planetecologie.org http://www.mairie-marseille.fr/vivreftranspor/chasse.htm
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klaxonner n'étant pas respectées en ville, le bruit d'une autoroute sur laquelle circuleraient des véhicules au moteur silencieux étant identique au bruit d'une autoroute actuelle, le problème du bruit automobile ne peut être résolu qu'en substituant à ce mode de transport des moyens plus cohérents (vélo, marche à pied, tramway ... ).
Une pollution sociale Bien que les constructeurs automobiles ne puissent plus se permetrre de nier la pollution engendrée par l'automobile, je n'ai jamais entendu aucun d'entre eux parler de pollution sociale. Pourtant, l'organisation de nos sociétés, telle qu'imposée par l'automobile, implique une déstructuration forte de l'organisation des villes et des villages. Les petits commerces ont été anéantis par les multinationales de la grande distribution. Les villages se sont vidés de leurs artisans au profit de zones commerciales lointaines où les familles se rendent deux fois par mois pour acheter de quoi remplir leur congélateur. Dans ce contexte, vivre sans voiture devient de plus en plus difficile, l'exclusion sociale de ceux qui ne peuvent pas conduire (personnes âgées, personnes n'ayant pas le permis, personnes n'ayant pas les moyens de posséder une voiture ... ) ou de ceux qui ne veulent pas conduire (vus par la population comme de dangereux extrémistes écolos) va grandissante. Roule ou crève, telle est la devise de la société du tout automobile qui ne supporte pas que l'on puisse avoir envie de vivre autrement. Nous ne nous attarderons pas trop longtemps sur la pollution atmosphérique, qui est la facette la plus médiatisée du problème de la pollution automobile. « En ce qui concerne la consommation énergétique et la pollution atmosphérique, l'impact du mode routier avoisine, voire dépasse, les 90 % de la contribution du secteur des transports '. » Bien que la voiture soit responsable, en France, de 15 % des émissions d'oxyde de soufre, de 60 % des oxydes d'azote, de 55 % des monoxydes de carbone, de 40 % des particules en suspension, les mesures prises pour renouveler le parc automobile et les progrès techniques, sont censés apporter des solutions à ce problème. Bien qu'indéniables, mesurables et chiffrables, les diverses pollutions causées par l'automobile sont, dans le pire des cas, passées 1 Dominique Oron et Michel Cohen de Lara Pour une politique soutenable des transports, La Documentation française, Paris, 1995.
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sous silence et ignorées et, dans le meilleur des cas, acceptées sans qu'aucune mesure efficace ne soit prise pour y remédier. Tout se passe comme si notre société était atteinte d'un mal parfaitement identifié, mais préférait continuer comme si de rien n'était, les conséquences de l'acceptation de ce mal étant trop douloureuses et remettant en cause de manière trop profonde nos modes de vie.
Un outil de violences Von se serait bien contenté des nuisances provoquées par les automobiles, mais ce serait sans compter sur les nuisances provoquées par le comportement violent des automobilistes. En 2001, 8159 personnes sont mortes sur les routes de France, soit près de 21 morts par jour, 200000 personnes ont été blessées, dont 45000 gravement 1. Au niveau mondial, ce sont huit millions de personnes qui ont perdu la vie jusqu'en 1994'. En France encore, les jeunes de 15 à 24 ans ont 38 % de «chances» de mourir dans un accident de la route, première cause de mortalité pour cette tranche d'âge, devant le suicide (17 %) J. Ces statistiques effrayantes montrent clairement que l'automobile est un outil de violences physiques intolérables de par le nombre de morts que son utilisation provoque. Si l'on considère qu'environ 10 % de l'humanité roule en voiture et que le nombre de véhicules augmente de manière incessante dans le monde, il faut s'attendre à voir ces chiffres décuplés dans les prochaines années. Comment l'être humain peut-il se transformer aussi radicalement au volant d'une automobile, au point de devenir une bête féroce, dangereuse et mortelle ? A partir du moment où l'automobiliste rentre à l'intérieur de la boîte de tôle constituée par sa voiture, il se dépossède de son enveloppe charnelle pour s'identifier à celle de son véhicule. Ainsi, si vous vous en prenez à la carrosserie du véhicule, son conducteur ressentira cela comme une agression portée directement sur sa personne. Imaginons un instant que les piétons se conduisent de la même manière que les automobilistes. Si vous 1 Sécurité routière . En fa it, ce chiffre ne tient compte que des morts dans les trois j ours qui suivent J'accident. L'OMS donne un chiffre plus élevé: environ 13000 morts. La pollution de J'air en ajoute encore 17000 par an, soit au total 30000 morts par an, rien que pour la France. 2 International Raad Federation. 10000 morts de plus chaque mois, rien qu'en Chine. ) Jean-Pascal Assailly, « La voiture véhicule de la violence », Alternatives non violentes nO123, p . 35.
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marchiez trop lentement sur un trottoir, le piéton suivant vous hurlerait des insultes pour que vous le laissiez passer. Lorsque le feu piéton passerait au vert, votre moindre hésitation serait punie par de grands coups de corne de brume dans vos oreilles. Un tel comportement, qui apparaîtrait comme incroyablement agressif et irrespectueux, est pourtant celui de beaucoup d'automobilistes. Non contents de s'être accaparé la quasi-totalité de l'espace, les automobilistes occupent, de manière totalement illicite, le peu d'espace public restant aux piétons, aux cyclistes, aux handicapés, aux autres usagers de la route. Comme une force armée, les automobiles occupent des territoires qui ne leur appartiennent pas, sur lesquels elles n'ont aucun droit, et dont les occupants possèdent moins de force physique. I:automobile s'attaque de préférence aux plus faibles (piétons, cyclistes) dont la masse physique ne peut rien contre la tonne d'acier dont elle est constituée. Elle s'inscrit dans une logique de domination et de violence envers ceux qui voudraient un meilleur partage de la chaussée. La recrudescence du nombre de 4x4 et « véhicules utilitaires de sport » comme les appellent les Nord-Américains est liée à ce processus de domination par la force. Après s'être imposée en force dominante et avoir tué, de manière directe, des millions de personnes, l'automobile continue son travail de destruction massive en imposant la loi de la terreur et en ravageant des populations pour assouvir sa soif de pétrole. Comme le dit Marie-Hélène Aubert, « le carburant que nous mettons dans nos voitures a parfois l'odeur de sang, de malversations et d'encouragements à des gouvernements dictatoriaux» 1. À l'heure où nous nous insurgeons contre la guerre en Irak, Total bénéficie du travail forcé des populations birmanes et du soutien de la dictature en place, le président gabonais, Omar Bongo, s'enrichit au détriment de la population, les Pygmées sont déplacés et persécutés car ils ont le malheur de se trouver sur la route d' un oléoduc entre le Tchad et le Cameroun ... I:automobile induit la violence aussi bien au niveau individuel qu'au niveau collectif, au niveau local qu'au niveau international. I:être humain n'est sûrement pas assez évolué pour maîtriser un outil qui dépasse ses capacités à se conduire en citoyen du monde. Puisque les armes sont interdites en France et que l'on reproche 1
Marie-Hélène Aubert, « La voiture véhicule de la violence », Alternatives
non violentes n° 123, p. 59.
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souvent aux Nord-Américains de ne pas faire de même, pourquoi ne pas interdire les automobiles qui représentent un danger au moins aussi grand, et dont l'utilisation nous échappe tout autant?
IJautomobile est irrationnelle Si nous analysions rationnellement le rapport entre avantages et inconvénients liés à l'utilisation de l'automobile, nous abandonnerions immédiatement ce mode de transport. Malheureusement, l'utilité prêtée à l'automobile est complètement déconnectée de la réalité et n'est même pas justifiée par des raisons économiques. Il est d'ailleurs paradoxal de voir des données de rentabilité financière venir au secours des écologistes qui militent contre la construction de certaines autoroutes'. Dans Énergie et Équité, Ivan Illich calculait la vitesse réelle d'une automobile en incluant le temps passé à travailler pour supporter le coût de cette automobile. Avec vitesse = distance/temps, actualisons ce calcul. La distance parcourue par an est de 14000 km par véhicule en France. Le temps passé doit inclure le temps passé dans la voiture plus le temps passé à construire l'automobile, entretenir les routes et les autoroutes, à soigner les blessés et enterrer les morts. Bref, la vitesse réelle d'une automobile doit être calculée en divisant la distance parcourue par l'ensemble des temps nécessaires à son fonctionnement et à son utilisation. Retenons les faits suivants : • Distance moyenne parcourue par véhicule en France ~4000 km • Nombre de véhicules particuliers en France: 26800000 • Budget du secteur automobile: 150 milliards d'euros ' • Coût de l'insécurité routière: 27,8 milliards d'euros ' • Salaire moyen: 19938 euros par an et par actif. Cela signifie qu'en moyenne, chaque véhicule coûte 6635 euros à la société (150 milliards + 27,8 milliards/26,8 millions de véhicules). Or, un actif travaille 1650 heures par an, ce qui signifie qu'il gagne (19938/1650) environ 12 euros de l'heure. Pour payer ces 6635 euros, chaque actif va donc travailler 553 heures. , Abandon de l'A4 5 entre Lyon et Saint-Étienne. 2
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http://www.route.equipement.gouv.fr Sécurité routière
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S'il roule à une moyenne au compteur de 50 kmIh, il passe alors 280 heures dans sa voiture ( 14000/50). Pour se déplacer, il met donc 280 heures de voiture et 553 heures de travail, soit 833 heures. Et sa vitesse réelle est alors de (14000- 833) 16,8 km/h. S'il essaie d' aller plus vite, à 100 km/h (ce qui en fait un véritable chauffard !), il ne passe plus que 140 heures dans sa voiture mais travaille toujours 553 heures et il se déplace donc réellement à 20 km/h ( 14000/1 40 + 553 heures). Même en rou lant à une vitesse infinie, il ne se déplacerait réellement jamais à plus de 25,3 km/h (14000 km/553 heures) . La vitesse des automobiles apparaît soudainement comme extrêmement relative. Il est intéressant de remarquer que la vitesse réelle augmente beaucoup moins vite que la vitesse moyenne affichée au compteur. Ainsi, une accélération de 50 à 100 km/h ne permet de gagner que 3 km/h réels! I:adage « 11 ne sert à rien de rouler vite» n'aura j amais été aussi vrai. À 50 km/h de moyenne au compteur, la vitesse réelle d' une automobile est identique à la vitesse instantanée d ' un vélo. De plus, ces coûts ne sont pas exhaustifs (prix du soutien des dictatures, de la guerre en Irak ... ) et sont amenés à augmenter irrémédiablement avec l'augmentation du prix du pétrole. I:utilisation de l'automobile est totalement irrationnelle, car elle ne fait pas gagner plus de temps qu'elle n'en fait perdre, parce qu'il faut une tonne pour transporter une personne en voiture, contre 10 à 15 kg à vélo ... I:automobile permet de profiter du bon air de la campagne et de fuir l' atmosphère irrespirable des villes .. . causée par toutes ces automobi les, qui se rendent à la campagne pour fuir l'atmosphère irrespirable causée par toutes ces automobiles qui se rendent à la campagne, etc.
IJautomobiie n'est pas généralisable à l'échelle de la planète TI y a actuellement sur Terre environ 600 millions d'automobiles, soit une voiture pour 10 habitants. La situation est déjà très préoccupante, qu'il s'agisse des dégâts causés à l'atmosphère, de l'augmentation des températures liée à l' effet de serre ou de l'épuisement des ressources pétrolières. Étendre l'utilisation de la voiture à l'ensemble de l' humanité serait tout simplement impossible. En comptant 22 tonnes de pétrole par habitant de la Terre, et au rythme de consommation actuelle d'un Français moyen, cela se traduirait par un épuisement total des ressources pétrolières dans 193
moins de 13 ans " sans tenir compte des nombreuses autres utilisations du pétrole dont ont besoin l'industrie pétrochimique, les engrais, la fabrication des médicaments ... Le pétrole est une ressource qui ne nous appartient pas plus qu'à ceux qui viendront après nous, et nous n'avons pas le droit d' hypothéquer la vie des générations futures. Les problèmes écologiques sont comme une énorme roue à inertie, que nous ferions tourner chaque jour un peu plus vite. Cette roue tourne déj à beaucoup trop vite et beaucoup de dégâts sont déjà irréversibles. Alors que nous devrions, de manière urgente, nous demander de quelle manière ralentir cette roue, nous ne sommes même pas capables de ralentir son accélération et continuons, au contraire, à la faire tourner de plus en plus vite. Alors que les 10 % d'humains privilégiés qui utilisent les automobiles ont déjà, à eux seuls, dépassé les seuils critiques et mis en péril les équilibres écologiques, nous parlons de la Chine comme d'un formidable marché pour l'industrie automobile et d'une promesse de développement économique extraordinaire. Comment pouvons-nous tenir un raisonnement aussi aberrant, totalement dénué de raison et de bon sens dans une société où la preuve scientifique est reine, où le raisonnement rationnel est sensé nous sauver de l'obscurantisme? Si nous acceptons de regarder la réalité en face, si nous mettons de côté un instant nos pulsions et nos rêves utopiques, nous nous apercevons que l'automobile n'est tout simplement pas compatible avec la vie humaine sur Terre.
Uautomobile est une idéologie Si nous continuons à rouler en automobile, malgré tous les problèmes que cela pose, malgré la violence et l'incohérence qui en découlent, c'est parce que notre rapport à l'automobile est bien plus passionnel que rationnel. C'est parce que l'automobile est une idéologie dominante véhiculée par la publicité et la majorité des médias. Nous commençons notre vie en jouant avec une voiture en plastique et un gros bonhomme rigolo pour la conduire. Nous poursuivons avec une voiture aux contours un peu plus précis en avançant dans l'enfance. Puis vient le modèle réduit, qui reproduit le plus 1 Réserves mondiales en 200 1 = 143 milliards de tonnes selon British Petroleum. Consommation totale primaire française = 96,5 millions de tonnes en 2000, selon le ministère français de l'Industrie.
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fidèlement possible celle qui se trouve dans le garage familial. Lassés par ces jouets inertes, nous nous tournons alors vers un circuit de voitures électriques ou une voiture radiocommandée qui apporte enfin un semblant de sensation de vitesse et de puissance par procuration. Tout en jouant, nous rêvons du plaisir que pourrait procurer la conduite d'un tel bolide, « pour de vrai ». Les dimanches passés à regarder la Formule 1 à la télévision sont des moments privilégiés, où père et fi ls peuvent échanger sur une passion commune, sur le changement de pneus ou le nouveau moteur 12 cylindres. Pendant toute notre enfance, nous sommes bercés par cette idéologie, nous glorifions le champion de Formule 1 et le vainqueur du dernier rallye. eautomobile est un élément structurant de la vie et marque l'étape du passage à l'âge adulte par l'obtention du permis de conduire. À part les rares enfants dont l'éducation aura inclus une part plus ou moins grande de remise en cause, refuser l'idéologie dominante de l' automobile revient à rejeter une part importante de son éducation, à s'opposer aux copains, à s'exclure de nombreuses discussions, voire à s'exclure totalement de certains groupes d'amis. La télévision, la publicité, les copains, les collègues, les aides fiscales, tout est mis en œuvre pour vous démontrer que vous avez absolument besoin d' une automobile et que le bonheur est impossible sans en posséder une. Les publicitaires, qui veulent incarner la modernité et le dynamisme, utilisent des procédés totalement rétrogrades et machistcs pour arriver à leurs fins. Ainsi, une banque a récemment diffusé une publicité où l'on voit deux jeunes étudiants épris d'une magnifique jeune femme. Le premier roule dans une vieille guimbarde. Le deuxième se rend à la banque pour emprunter de l'argent et acquérir une auto décapotable toute neuve. Qui des deux séduira la jolie fille? Le deuxième bien sûr. Pas besoin de chercher plus loin pour ces publicitaires qui s'appuient sur l'équation « belle voiture = jolie fille » maintes fois éprouvée. Lorsqu'ils font preuve d'un tout petit peu plus de finesse, les publicitaires associent la voiture à un mélange de puissance, de domination (sexuelle et sociale) et de liberté. eautomobile devient l'objet qui permet de s'affirmer dans le monde et de s'affranchir des contraintes matérielles en s'extrayant de la lenteur naturelle de notre condition humaine. Malheureusement, la pseudo-liberté que permet l'automobile se fait très souvent aux dépens de la liberté commune de respirer un air propre, de vivre dans le calme, de rester 195
en vie ou de vivre dans un État démocratique. Dans un bar, une affiche m'a marqué. On y voyait Jean Gabin, au volant d'une décapotable, et la citation suivante : « Vive la liberté, surtout la mienne. » Cette version de la liberté automobile, égoïste, est le reflet de ce qui se cache derrière les promesses de bonheur des publicitaires. La nécessité de conduire une voiture est imposée de plus en plus tôt. Alors qu'il y a une vingtaine d'années l'université était synonyme de vélo, de vélomoteur ou de transport en corurnun, les étudiants possédant une automobile sont de plus en plus nombreux. Les parents se saignent aux quatre veines pour permettre à leurs chers bambins de pouvoir se déplacer décemment. I:idée que les étudiants roulent tous en voiture est si communément admise que, lorsqu'elle a ouvert ses portes en 1996, l'Université de technologie de Troyes avait prévu des centaines d'emplacements pour les voitures, mais avait tout simplement oublié que certains étudiants roulaient encore à vélo. Ainsi, une trentaine d'étudiants cyclistes se sont retrouvés sans endroit prévu pour stationner leur bicyclette, là où le nombre de places de parking avait été amplement dimensionné. I:automobile est imposée par la vie sociale, mais aussi par la vie professionnelle. Pour certains métiers comme le conseil ou le service aux entreprises, la possession d'un permis de conduire est une condition sine qua non d'embauche. Toute personne ne pouvant pas ou ne voulant pas conduire se verra irrémédiablement écartée de ces postes. I:hypermobilité professionnelle peut s'expliquer par une spécialisation forte des professions. Plus le nombre de spécialistes d'un domaine donné est faible, plus leur champ d'action doit être important. Nous évoluons vers une organisation du travail où l'utilisation de l'automobile devient obligatoire dans de plus en plus de cas. I:idéologie automobile s'impose dans tous les aspects de nos vies, que ce soit à travers nos loisirs ou l'organisation économique de nos sociétés. Ce mode de fonctionnement nous apparaît irréfutable et naturel. Pourtant, l'idéologie automobile est une idéologie minoritaire, puisque 90 % des habitants de notre petite planète n'en possèdent pas et que nous ne sorurnes que quelques privilégiés à ne pas pouvoir nous en passer et penser que l'organisation de la vie est impossible autrement.
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Sortir de l'automobile par la décroissance Face aux problèmes créés par l'automobile, les chevaliers vaillants de la technique nous promettent tout un arsenal de solutions qui nous permettront de résoudre scientifiquement chacun de ces maux, sans avoir à remettre en cause une seule seconde le mode de vie sur lequel l'automobile est basée. La violence automobile sera réduite, grâce au développement du téléguidage, des systèmes de régulations automatiques de conduite, de la généralisation des coussins gonflables de sécurité, des freins plus puissants et plus efficaces, des ceintures à prétenseurs, de tous les équipements de sécurité pour lesquels la recherche avance et contribue à l'amélioration générale de notre bien-être. La pollution sera réduite grâce à la suppression des véhicules vétustes, à l'instauration de normes draconiennes sur les émanations gazeuses. Le problème de l'épuisement des réserves pétrolières et gazeuses sera résolu grâce au remplacement du moteur à explosion par un moteur « propre », électrique ou à l'hydrogène. Remarquons au passage que la pollution sonore n'est que rarement évoquée, la pollution visuelle encore moins et la pollution sociale pas du tout. Toutes ces solutions techniques sont totalement inefficaces pour plusieurs raisons. Le nombre de véhicules augmente plus rapidement que les progrès techniques mis en avant. Ceux-ci ne suffisent pas pour rendre l'automobile supportable, et sont bien trop insuffisants pour faire en sorte que chaque femme ou chaque homme sur Terre soit en mesure d'en posséder une. Même en réduisant de moitié ses effets négatifs, la voiture continuera à tuer, polluer, épuiser les ressources et rendre la vie impossible à des millions d'êtres humains, et cela de manière beaucoup plus importante que ce qui est supportable par la biosphère et l'avenir de la vie humaine. La voiture « propre » n'existe pas et ne pourra jamais exister. Il n'y a à ce jour aucune source d'énergie non polluante. I.:électricité est produite soit à partir d'énergie fossile, soit à partir d'énergie nucléaire. I.:électricité est dépendante des réserves en pétrole, gaz, charbon ou uranium. I.:électricité produit des gaz à effet de serre ou des déchets radioactifs. I.:hydrogène est produit soit à partir d'hydrocarbures, soit à partir .. . d'énergie électrique. Certains scientifiques nous rétorquent que « l'on trouvera bien quelque chose », que « l'humain possède une capacité d'évolution hors du commun » et que « les progrès techniques permettront de trouver une source d 'énergie totalement non polluante et infinie». Cela est très beau, mais relève plus de la croyance que d'une 197
véritable acuité scientifique à analyser les données de manière rationnelle. Les problèmes que pose la généralisation des véhicules individuels doivent être résolus de manière philosophique et politique. Nous devons accepter nos responsabilités d'humains à faire face à notre destin, et arrêter de nous en remettre sans cesse à la bonne fée technique. Prenons l'exemple de l'utilisation de la bicyclette en ville. Pour promouvoir son utilisation, on peut s'y prendre de deux manières. La première, la solution technique, consiste à construire de nombreuses pistes cyclables sans remettre en cause la place réservée à l'automobile. Cette solution aura pour fâcheuse tendance d'habituer les automobilistes à être les seuls utilisateurs de la chaussée, à faire des cyclistes une espèce protégée en voie de disparition, pour laquelle un parc naturel (les pistes cyclables) doit permettre de sauvegarder les quelques spécimens survivants. La deuxième, la solution politique, consiste à réduire de manière considérable l'espace réservé aux automobiles, à supprimer les places de stationnement, à faire en sorte que rouler en voiture soit insupportable et que l'automohile soit considérée comme une intruse dans l'espace urhain. La chaussée serait rendue aux cyclistes et aux transports en commun. De ces deux solutions, c'est la première qui sera toujours choisie car, même si elle ne résout pas grand-chose, elle est aisément mise en place et donne l'illusion d'avoir contribué à la bonne cause. La deuxième solution n'est presque jamais mise en œuvre, car elle nécessite une bien trop grande remise en question de nos modes de vie, une réforme profonde de nos modes de pensée et une atteinte à ce sacro-saint confort moderne auquel nous, Occidentaux privilégiés, n'accepterons jamais de renoncer. Trouver des solutions aux problèmes causés par l'automobile ne peut se traduire que par une baisse de notre consommation énergétique et une diminution du nombre de kilomètres parcourus dans ces boîtes de tôle à moteur. Nous préférons donc continuer à croire, ou faire semblant de croire, que la technique viendra à notre secours sur son fier destrier et qu'elle nous permettra de ne jamais avoir à remettre en cause notre niveau de vie '.
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«Notre niveau de vie n'cst pas négociable}). George Bush Senior.
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Décroissance des flux de transport Le nombre de camions roulant sur les routes européennes augmente chaque année. Pour faire face à ce flux croissant, des solutions de ferroutage sont envisagées. Encore une fois, c'est une solution technique, qui permettra de résoudre le symptôme (il y a trop de camions sur les routes) au lieu de se pencher sur la cause du problème (notre mode de vie impose que de plus en plus de camions roulent sur les routes). De même, pour l'automobile, nous devons nous attaquer à la cause du problème, c'est-à-dire au fait que de plus en plus de trajets en automobile soient nécessaires pour vivre. Pourquoi les étudiants ne peuvent-ils plus se passer de voiture? Pourquoi certaines personnes effectuent-elles plus de 60 kilomètres pour se rendre à leur travail? Nous devons, bien sÛT, remplacer les trajets en voiture par d'autres modes de transports, respectueux de l'environnement, mais aussi en faire diminuer le nombre. Notre liberté est essentielle, mais elle a des limites. Elle s'arrête là où commence celle d'avoir une vie décente, que ce soit ici ou à l'autre bout de la planète, aujourd'hui ou dans 15000 ans. La marche à pied et la bicyclette sont des moyens de transport conviviaux, dont nous pouvons user et abuser sans autre limite que celles imposées par notre force physique. Cependant, si chaque habitant de la Terre se mettait à faire chaque jour un trajet Paris-Lyon en TGV, le bilan ne serait pas bien meilleur qu'il ne l'est avec l'automobile aujourd'hui, puisque « pour transporter une personne de Paris à Lyon, un TGV consomme 12,5 dep (kilo équivalent pétrole), alors qu'une voiture en consomme 30 » '. Pour transporter une personne, un TGV utilise donc 41 % de l'énergie utilisée par une voiture. Si nous mettons les camions sur les trains, si nous remplaçons nos trajets en voiture par des trajets en TGV et que, dans le même temps, nous augmentons la distance de notre trajet par 2,5, alors nous n'aurons strictement rien gagné. Pour sortir de l'idéologie automobile, nous devons nous inscrire dans la logique d'une décroissance de nos flux de transport de manière générale. Cela signifie une relocalisation de l'économie et des échanges, une limitation de la taille des entreprises, le démantèlement des grandes surfaces au profit du commerce local. Prenons par exemple la structure de nos villes. Les quartiers se 1
Source: Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle de Gre-
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spécialisent: quartier résidentiel, quartier d'affaires, centre commercial. La distance nécessaire pour faire ses courses s'allonge. Les entreprises s'implantent dans les périphéries lointaines, là où les terrains sont moins chers. Les boutiques de mode se concentrent dans l'hypercentre et les quartiers dépérissent. Le résultat ultime de cette évolution ressemble aux villes américaines, comme Los Angeles qui s'étend sur 200 kilomètres, ou Detroit qui ne compte que 4,5 millions d'habitants mais occupe plus de 10000 km' . Les multinationales emploient des centaines de spécialistes sur un même site. La relocalisation de l'économie consiste à réduire la taille maximale des entreprises, au profit de structures à taille humaine qui respectent la répartition des compétences. Les rendements industriels actuels se font soit au détriment d'autres peuples que nous réduisons en esclavage " soit au détriment des ressources énergétiques dont la Terre dispose (le pétrole qui permet la mécanisation). Se tourner vers une industrie locale respectueuse de l'environnement se traduirait par un moins grand besoin de flux de marchandises et d'individus. Cela est possible en refusant d'asservir la Terre et les peuples qui la composent, et en acceptant de baisser le niveau de vie économique dont dépend cet asservissement. De même, l'abandon de l'agriculture intensive au profit de l'agriculture locale, l'abandon des engrais chimiques et le retour au travail manuel permettraient un moins grand disséminement des habitants des campagnes et une moins grande dépendance de ceuxci par rapport aux flux routiers. Si la décroissance des flux de transports est importante, la diminution de la vitesse de ceux-ci l'est aussi. r;argument le plus fréquemment utilisé pour justifier l'utilisation d'une voiture est la vitesse à laquelle celle-ci permet de se rendre d'un point à l'autre. Nous pouvons sortir de l'automobile en refusant de nous inscrire dans cette logique du toujours plus vite et en préférant des moyens de transport plus lents, mais écologiquement acceptables, comme la bicyclette ou le train. Et lorsque nous serons dans notre tortillard à lire un bon livre de Barjavel, nous aurons tout le loisir de nous rendre compte que tout le temps « perdu » à lire dans ce train est en fait compensé par celui qui n'aura pas été passé à travailler pour se payer une voiture. Décroissance et sortie de l'automobile sont deux démarches liées 1 Cf. Naomi Klein, No Logo. Actes Sud, Arles, 200 1 et Roger Moore, Dégraissez-moi ça! La Découverte, Paris, 2000.
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par leur but et leur manière de procéder. Abandonner l'automobile, réduire le nombre et la vitesse des flux de transport sont nécessaires à une réduction de la consommation énergétique à un niveau qui permette d'atteindre l'équilibre entre énergie consommée et énergie renouvelable '. Sortir de l'automobile en redéfinissant nos objectifs Sortir de l'automobile, c'est remettre en cause bien plus que nos moyens de transport, c'est remettre en cause nos modes de vie, la structure de notre société et les objectifs que celle-ci s'est posée. La croissance économique et la hausse constante de notre niveau de vie ne sont pas des objectifs. Les relations humaines, le bonheur, faire en sorte que tout le monde puisse manger à sa faim en sont. À un niveau plus local, l'objectif d'avoir la plus grosse et la plus puissante voiture possible pourra alors être remplacé par celui de passer de bons moments en se déplaçant à vélo, sur des routes débarrassées des automobiles. Si notre objectif est la décroissance, la redistribution des ressources et la préservation de l'environnement, le fait de gagner une course de Formule 1 ne sera plus glorifié, les étudiants en mécanique n'auront plus l'œil qui brille lorsqu'ils parlent du dernier moteur à 8 cylindres, le fait de posséder une voiture puissante et rapide ne sera plus un moyen de se faire admirer. I.:automobile paraîtra au contraire totalement démodée, inutile et laide, car allant totalement à l'encontre de la préservation de la vie humaine. Nos comportements découlent directement de la direction prise par la société. Si nous voulons une croissance infinie, si nous plaçons l'économie et la technique au-dessus des valeurs humaines, nous aurons un monde rempli de voitures, pollué et irrespectueux de l'être humain. Si, au contraire, nous préférons mettre en avant le respect de l'homme et la nature qui l'environne, nous abandonnerons ces horribles boîtes de tôle à moteur qui nous polluent la vie, nous réduirons notre niveau de vie économique et augmenterons notre niveau de vie relationnel, social et humain. Sortir de l'automobile par la non-puissance La redéfinition de nos objectifs, individuels ou collectifs, passe aussi par le refus de la puissance, c'est-à-dire par le refus de la 1 Énergie éolienne, énergie solaire, et autres énergies renouvelables dépendant directement de l'énergie fournie par le flux solaire.
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domination d'êtres humains sur d 'autres. Refuser de rouler en 4x4 et d'imposer sa domination sur la route, c'est refuser d'imposer la domination internationale nécessaire au pétrole qui en remplit le réservoir. En diabolisant les Américains pour avoir déclaré la guerre contre Saddam Hussein, nous cherchons à nous acheter une bonne conscience et à oublier que nous, Européens, nous inscrivons dans la même démarche. A la puissance américaine, nous opposons la puissance européenne, les intérêts communs entre la Russie, la France et l'Allemagne. Malheureusement, le résultat est le même, que ce soit Exxon-MobillEsso ou TotalElfFina qui exploitent le pétrole irakien. Le refus de la puissance, c'est le refus d'imposer à d'autres ce qu' ils n'ont pas voulu. En imposant l'automobile, on impose la guerre, mais l'on impose aussi aux enfants de rester chez eux, la rue étant devenue trop dangereuse pour y jouer. On impose aux cyclistes de porter un masque au charbon actif, un casque et (peutêtre bientôt) des armures pour se protéger du danger. Cette étape est peut-être la plus difficile à franchir, car elle impose que nous maîtrisions notre animalité et notre soif de pouvoir, au profit de notre humanité.
Pour aller plus loin
Un débat à poursuivre Les contributions de cet ouvrage montrent l'étendue d'un débat qui ne fait que commencer. Plutôt qu'une conclusion classique, nous avons préféré organiser un débat sur les questions apparues et d 'autres qui restent en suspens. Michel Bernard, Madeleine Nutchey, Sylviane Pou/enard sont animateurs de la revue Silence. Vincent Cheynet et Bruno Clémentin sont animateurs du groupe Écolo.
Michel: Tout au long de cet ouvrage, beaucoup ont buté sur le terme de décroissance. Fallait-il choisir un mot à consonnance négative? Ce mot a été choisi par Jacques Grinevald pour traduire le terme de « declining» utilisé par Nicolas Georgescu-Roegen. Un parallèle peut être fait avec le terme de « non-violence ». Un terme négatif permet une position d'opposition claire et surtout protège de l'éternel processus de récupération comme cela a été le cas pour des mots, au départ positifs, comme « paix » ou « développement ». Vincent : La décroissance est un mot fort pour aller vers les autres. Dans notre société qui ne parle que de croissance, entendue comme croissance économique, il nous faut rompre avec l'idéologie dominante, afm de faire passer un message plus complexe. Dans notre civilisation ou l'économisme prime, l'expression « développement durable » est inévitablement assimilée à celle de « croissance économique ». Nous devons donc bien choisir nos mots. Développement me semble à bannir, entre autres, pour cette raison. Rapporté à l'humain et la société, je lui préfère épanouissement, qui ne renvoie pas à une lecture matérielle et comptable. La condition d'une « décroissance économique » désirée est un épanouissement social et individuel. Dans les années soixantedix, les écologistes dénonçaient la technique vue comme religion et non plus comme moyen. Leur influence a diminué et, progressivement, le système technique a happé l'écologie. Les solutions techniques du type pastille verte ou développement durable sont devenues les seules admises. La critique n'a plus alors comme fonction que de renforcer la « mégarnachine », comme dirait Serge Latouche. Nous devons donc préalablement à tout engagement replacer la technique, l'économie ou la consommation au rang de moyens au service de l'humain et non l'inverse. I:objectif de la décroissance est de revenir à ce qui a fait l'émergence de l'écologie politique. Les textes de Pierre Fourniern'ontjarnais été autant d'actualité. La critique du progrès - entendre le fantasme 205
de la toute-puissance de la science - la critique de la société de consommation, quand la consommation devient l'objectif d'une société et non plus un moyen, la responsabilisation de l'individu, tous ces thèmes fondamentaux doivent donc à nouveau émerger. Bruno : I:expression « décroissance soutenable » est née en 2000, à l'occasion d'une rencontre entre partisans du « développement durable» et du « commerce équitable» et deux « Casseurs de pub ». Au bout d'un certain nombre d'écbanges nous ne savions plus ce que ces mots voulaient dire. Sans connaître à ce moment-là toute la problématique théorisée par Georgescu-Roegen, sans même nous souvenir consciemment de l'utilisation du terme décroissance dans la traduction de Grinevald ou par la revue Silence (numéro en 1993), nous avons cherché un terme sans ambiguïté et le moins récupérable possible. On aurait pu nommer le livre « l'effet rebond» qui a priori ne fâche personne! (surtout ceux qui se demandent pourquoi ce livre sort autant de temps après la coupe du monde de foot!) En anglais le mot « decrease » existe sans ambiguïté. TI est certes rarement utilisé, sauf dans l'évaluation, et évidemment jamais dans le sens d'une possible réorganisation économique! Sylviane : Le mot décroissance est intéressant pour signifier une rupture face aux partis politiques, de droite comme de gauche, pour qui « notre prospérité passe par la croissance ». C'est un signal qui alerte sur la nécessité de changer. Cependant c'est un mot trop économique pour représenter la société que nous souhaitons construire. Cette décroissance doit donc se décliner avec des mots traduisant les valeurs que nous souhaitons développer: partage, équité, convivialité ... La décroissance ne peut se réaliser dans la contrainte car elle perdrait alors tout son sens. La simplicité volontaire dans ses formes multiples en est l'approche individuelle. Pour cela l'individu doit reconnaître la profondeur du gouffre dans lequel on s'enfonce afin d'établir par lui-même une auto-limitation. Cette auto-limitation doit s'accompagner d'une remise en question fondamentale de la structuration sociale et politique. La décroissance pose la question du passage de l'individuel au collectif Michel : La décroissance, sur un plan collectif, nous place au niveau du politique. Cette articulation entre la démarche personnelle et la démarche politique, abordée par Serge Mongeau et Pierre Rabhi, reste encore à creuser, car il y a encore au moins deux degrés: une politique de proximité que l'on peut changer par une démarche associative et une politique internationale (OMC, G8, guerres ... ) qu'il faut combattre avec d'autres moyens. 206
Vincent: Le programme de la décroissance pourrait se définir par « tous pauvres pour que personne ne soit miséreux ». « Pauvre » étant
ici entendu somme « sobre» matériellement. Bien sûr, une personne qui ne pratique pas elle-même la simplicité volontaire sera difficilement crédible pour la société mais c'est aussi l'intérêt de ce concept. Il est en effet impossible de demander aux autres de réduire leur train de vie matérielle quand on vit soi-même dans la surconsommation. La recherche de cohérence personnelle est donc indissociable de cette démarche. Gandhi disait: « Il faut être le changement que nous voulons dans la société. » Bruno: Pierre Rabhi est un véritable pratiquant de la décroissance. Son choix personnel de simplicité a permis le passage immédiat et crédible du concept de « décroissance soutenable» lors de sa tentative de candidature à l'élection présidentielle de 2oo!. Ses supporters, qui étaient dans le « développement durable », ont résisté sur le terme, mais pas sur le concept, ceux qui soutenaient Pierre Rabhi sur une base spirituelle se sont sentis dépossédés d'un acte personnel par un concept politique demandant une réflexion de groupe. Michel: La démarche individuelle de simplicité bute rapidement sur des obstacles si elle ne s'ouvre pas au collectif. Quelqu'un peut diminuer sa consommation. Mais s'il gagne toujours autant d'argent, il cherchera à le dépenser. C'est l'effet rebond présenté par François Schneider. Consommer de la culture ou ce qui est cher, est-ce suffisant? Une démarche complémentaire est la diminution volontaire de ses ressources, le moyen le plus simple étant de moins travailler. Si cela peut dans un premier temps permettre à d'autres de travailler (chômeurs), ceux-ci vont alors consommer et le problème n'est pas résolu. Il faut donc théoriquement accepter, après suppression du chômage, de diminuer globalement les rémunérations, mais au profit de qui? De l'État? Pour une meilleure redistribution dans le Sud? Il faudrait aussi changer les modes de travail. Il est déjà difficile de faire passer l'idée qu'il vaut mieux marcher que prendre sa voiture, comment revenir à des processus de fabrication sans moteur? Madeleine : Il faut conserver le terme de décroissance parce qu'il a déjà touché un certain nombre de personnes et qu'il serait préjudiciable de brouiller les pistes. Mais, il faut cesser de le présenter comme une marche arrière parce que cette approche est perçue comme totalement négative. Je pense que l'on peut décroître en avançant, c'est-à-dire en arrêtant la fuite en avant et la dispersion dans des impasses. D'autant plus que les méthodes du passé ne sont pas parfaites. 207
Vincent: Ce n'est pas parce qu'une méthode vient du passé qu'elle est négative. Nous devons sortir de cet amour maladif de la nouveauté qui nous a été inculqué pour nous amener à consommer de manière compulsive. Nicolas Georgescu-Roegen disait que « les modes sont une maladie de l'esprit» dont l'objectif est de faire continuellement renouveler les achats et qui pousse au gaspillage. La décroissance nous oblige à nous tourner vers l'intemporel, l'essentiel étant de cesser de considérer « l'ancien » comme nécessairement négatif et le « nouveau » comme par nature positif. Pour progresser vers une société écologiste, je pense que nous devrons retrouver des techniques oubliées aussi bien qu'en inventer de nouvelles. Nous ne devons pas avoir peur d'aller radicalement à contre-courant. Certes, nous serons peut-être vus dans un premier temps d'un mauvais œil, mais c'est le gage d'un débat vivant. Cela oblige l'interlocuteur à prendre conscience de son conditionnement. Lanza dei Vasto rappelait que c'est en allant à contre-courant que l'on va à la source. Madeleine. Je redis que tout ce qui est ancien n'est pas obligatoirement bon. Par exemple, pour la traction, il ne me semble pas plus légitime d'exploiter la gent animale que de polluer l'air ou l'eau ou saccager les forêts. La biosphère est un tout et nous n'en sommes pas les rois. Je pense qu'au lieu d'idéaliser le passé, il nous incombe de participer, dans la mesure de nos petits moyens, à l'invention d'un futur. Inventeur de futur : l'image serait plus attrayante. Comprendre le passé est indispensable pour appréhender les désordres actuels, mais il ne faut pas le recréer. Un monde décroissant sera nécessairement différent. Ainsi, pour les salaires, il sera peut-être nécessaire de les baisser pour faire diminuer la consommation. Mais là aussi, il faut être attentifs, penser à définir d'abord le besoin, au sens fort, à distinguer de l'envie ou du caprice, faux besoins inoculés par les publicitaires. Avons-nous « besoin » de telle ou telle chose et, sinon, est-il nécessaire d'avoir le salaire qui permettrait de l'acquérir et ce au prix de tant de contraintes? Car il faudrait montrer qu'un gros salaire « coûte » à celui qui le perçoit, il coûte en asservissement à un patron, aux règles de l'entreprise, il empiète sur la vie privée. Il faudrait poser la question: quel prix êtes-vous prêts à payer pour conserver votre salaire? Et démontrer que les contraintes subies pèsent aussi sur l'environnement et « coûtent» à la collectivité. La diminution du salaire apparaît dès lors comme une démarche positive, dans tous les cas où elle est vraiment possible évidemment. Bruno: La plupart d'entre nous, dans ce livre, ne sommes pas des producteurs de nourriture, ni d'autres bien plus ou moins utiles. Nous 208
sommes déjà dans un choix de « dé-travail » de « dé-salarisation » en dehors d'un échange-subordination « employeur/employé ». Nous avons déjà accepté de renoncer à cet asservissement (que ce soit par choix absolu, par opportunité, par paresse, par capacité fami liale à nous aider, etc.). On peut difficilement, à mon sens, réfléchir sur la décroissance dans le cadre actuel du salariat de production. Sylviane : Sommes-nous capables de changer de façon profonde nos fonctionnements? C'est encore une question sur laquelle je bute. En effet, si nous sommes arrivés à ce degré de « sophistication » c'est parce qu'il y a en nous « quelque chose » qui l'a permis. On ne peut faire l' économie de ce qu'est l'humain et de ce que sont ses besoins fondamentaux (je ne dis.pas vitaux). Y a-t-il qu'il y a quelque chose dans l 'hmnain qui le pousse au suicide collectif? On ne peut faire reposer sur le système seul la raison de l'impasse. Michel: Serge Latouche essaie bien de briser l'imaginaire économique. Nous sommes pourtant loin d'avoir une remise en cause globale de l'économisme ambiant. Les chantiers de la décroissance permettent d' expliquer comment celle-ci peut s'installer de manière assez imperceptible. La proposition d'Edward Goldsmith d'une baisse de 4 % pendant trente ans, soit au fina l une baisse de 70 %, est réaliste. Des gains sont possibles rapidement. Supprimer la partie la plus ruineuse de l'armée, celle des forces nucléaires, peut permettre en France, une décroissance facile de 5 à 8 %. Passer à une défense civile non-violente ferait encore gagner quelques points. La suppression des aides aux réseaux routiers représente plusieurs points de décroissance. I:interdiction du chauffage électrique également. Aujourd' hui, il existe, en Suisse, des lotissements entièrement autonomes en énergie. Il serait donc possible de généraliser. Mais cela demande combien de temps? Hubert Reeves a signé un texte sur la disparition actuelle des abeilles en Europe, victimes des pesticides. Sans abeilles, presque plus de pollinisation des plantes et plus d'agriculture, donc un risque de famine générale. De tels scénarios ne sont pas impossibles: c'est comme l'image de l'avion qui vole et à qui l'on enlève progressivement des boulons. Dans ce cas-là, on peut craindre que même une forte volonté politique de décroissance ne suffise pas. Madeleine: Sur le plan politique et de l'action collective, il y a également des façons d'aborder les choses que les gens admettent parfaitement et l'on n'est pas obligé de prononcer le mot décroissance. Dans un débat sur le fret ferroviaire, les spécialistes du rail montraient diverses solutions envisagées pendant un long exposé. Au
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moment du débat avec la salle, j'en ai profité pour dire que tous ces pertinents calculs reposaient sur une donnée arbitraire, celle d'un tonnage de fret qui serait constant ou, pire, en perpétuelle augmentation. Pourquoi ne pas poser l'hypothèse d'une diminution des transports? Pourquoi ne pas envisager, entre autres possibilités, la réduction des emballages pléthoriques que le système de la grande distribution a provoqués? On transporte de l'inutile, au mépris total de l'intérêt collectif. Là, à mon grand étonnement, les gens dans la salle m'ont approuvée, et ils n'étaient pas écologistes ... Lors d'une réunion sur le tri des déchets, j'ai récidivé. Un responsable régional ayant hautement approuvé la bonne volonté des fabricants de plastique qui ont diminué le poids des bouteilles pour l'eau, j 'ai fait remarquer que la véritable cause de tout ce plastique encombrant les décharges était la dégradation de la qualité de l'eau, qui fait que l'on ne peut plus boire celle du robinet. Là encore, le public a approuvé mes propos. Ce sont ces petits exemples qui m'ont amenée à penser que l'on peut aller vers la décroissance sans la nommer et qu'elle peut ainsi être facilement admise par tout le monde. Supprimer les gaspillages de toutes sortes ne gêne pas les consommateurs, au contraire. Les responsables municipaux sont également empoisonnés par ce problème. Proposer de diminuer l'inutile, qui devient nocif, peut mettre d'accord la plupart des gens. Sauf les fabricants d'emballages ... TI ne faudrait pas que l'idée de décroissance reste un thème à débattre entre seuls initiés. C'est au plus grand nombre qu'il faut s'adresser. Bruno: Je soutiens entièrement Madeleine, c'est pour cette raison que j'aime beaucoup « ses» chantiers de la décroissance. C'est ce qui permettrait, à mon sens, de ne pas mélanger la théorie et la pratique, sans qu'il y ait à retrancher du radicalisme de l'une malgré les échec éventuels de l'autre. Nous ne devons pas nous arrêter de réfléchir parce que des parties de notre discours apparaîtraient comme uniquement négatives ou même conflictuelles. Nous sommes bien en conflit avec les fabricants et les utilisateurs d'armes. Je n'accepterais jamais que l'on me mette une arme dans la main pour tirer Sur quelqu'un! Il faut aussi mesurer que depuis ... Jésus-Christ (!) le discours de la décroissance est le premier qui donne comme slogan « politique» : pour entrer dans le royaume de la décroissance, il faut tout abandonner! Demain, on va commencer par doubler vos impôts et ensuite on partage avec tous les autres êtres humains qui n'ont rien! Michel: Où trouver la volonté politique pour avancer dans le bon sens? Si à l'origine, les Verts ont porté ce genre de message, ce n'est 210
plus le cas aujourd'hui (on y parle de « croissance durable »). Ce n'est pas non plus le cas de la plupart des syndicats enfermés dans les stéréotypes de la pensée dominante (on veut maintenir les emplois dans les usines d'armement, mais on ne veut pas la guerre !). Ce n'est pas non plus le cas des nouveaux mouvements sociaux comme Attac (toutes leurs analyses économiques s'appuient sur la croissance). Pourtant, on constate un changement. Lorsque Silellce consacre un premier dossier en 1993 sur le sujet, cela ne provoque pas la moindre réaction. Dix ans plus tard, il a fallu réimprimer ce numéro, de nombreux articles sont parus, des débats sont organisés un peu partout, l'hostilité des économistes s'affiche haut et fort. Il s'est donc passé quelque chose pendant ces dix ans : il y a peut-être une lueur d'optimisme à avoir. Sylviane : Même si eUe bénéficie d'une certaine curiosité pour les uns, voire d'un engouement certain pour d'autres, la réflexion sur la décroissance est encore un « imaginaire» très marginal. Comment « décoloniser les esprits » alors que l'information pouvant toucher une grande partie de la population est monopolisée par la pensée dominante? I.:avancée de nos idées passe par la diffusion auprès du plus grand nombre. Depuis les années soixante-dix les idées de changement de société ont-eUes beaucoup progressé ? La contradiction entre les images utopiques créées par la culture de la consommation et l'incapacité du système technologique et productiviste a-t-elle un pouvoir libérateur suffisant? J'ai beaucoup de questions et bien peu de réponses. Vincent: Dans notre univers, tout naît, vit, et meurt. Imaginer une civilisation éternelle serait aussi absurde que de se vouloir soit même immortel. Si l'humanité court et concourt à sa perte, le plus important est de retrouver du sens comme individu et comme collectivité. I.:idéologie de la société de consommation réduit l'humain à un moyen. I.:Homme n'est plus vu qu'à travers une lecture comptable. Les dimensions qui font son humanité - politique, philosophique, culturelle .. _- sont niées ou utilisées comme moyen afin d'accroître la consommation. C' est contre cela qu'il me semble le plus important de se révolter. La décroissance semble être un bon outil pour faire passer ce message. Bruno: Cette résurgence des travaux de Georgescu-Roegen résonnent beaucoup mieux maintenant, bien que faiblement. La tentative de « psychiatrisation » des « décroissants » de la part de tous les tenants d'une économie de croissance (molle, zéro, soutenable, etc.), les tentatives de discrédits en avançant que nous voulons la 211
décroissance des déjà pauvres, tout cela n'a pas suffit à éteindre le débat. La« décroissance soutenable» a, de fait, créé un appel d'air. Chez les Verts, chez Attac et chez d'autres, cela« fait débat ». Michel: Dans le livre de Gene Sbarp, traduit en France sous le titre La Guerre civilisée: la défense paY"actions civiles, l'auteur présente comment les objections au système sont traitées par les dirigeants. Il identifie ainsi presque toujours cinq phases: l'ignorance, le dénigrement, la contre-argumentation, la compromission, le compromis. En 1993, pour la décroissance, nous étions au stade de l'ignorance. Aujourd'hui, nous sommes passés à celui du dénigrement. Si nous poussons encore, les économistes vont être obligés de défendre leur vision du monde (contre-argument) et ils essaieront de trouver de fausses solutions (compromissions) avant d'éventuellement avouer que l'idée de décroissance est juste, avec alors nécessité de repenser l'économie globalement. Le débat va donc être encore long. C'est, selon Sharp, la diffusion d'une idée juste dans la population qui permet de franchir les différentes étapes. Gandhi, lui, parlait de la « force de la vérité ». Madeleine: Il est vrai que la simplicité volontaire est une forme individuelle de décroissance. Mais il y a peut-être dans cette attitude une dimension nouvelle. Tous les ermites et ascètes connus pour leur vie frugale, si admirables qu'ils eussent été, n'avaient pas forcément fait ce choix par désintéressement total. Il pouvait y avoir dans leurs mobiles comme une sorte de marchandage, ma vie de pauvre Job, soit, mais contre un billet pour le paradis ou une réincarnation de luxe, et ne parlons pas des vierges attendant le martyre. Et voilà qu'en-dehors de toute religion nous conseillons la simplicité en échange de rien dans aucune autre vie! À part les croyants écolos qui se débrouillent dans leur coin pour obtenir leur rédemption préférée, j 'ai l'impression que l'on demande aux autres d'être plus saints que les saints. I:abnégation, sans garantie ni bénéfice dans l'au-delà! La seule satisfaction à attendre est celle de la conscience. Oui, mais voici que le champ de la conscience s'élargit, qu'il englobe l'univers. La satisfaction de l'ego n'est dès lors pas mince et il n'est pas impossible de voir dans cette nouvelle dimension un territoire inconnu à explorer. Michel: La satisfaction n'est pas dans l'au-delà. Elle est ici tous les jours : la décroissance, c'est un moyen d'éviter les guerres menées actuellement pour s'approprier les ressources, c'est un levier pour impulser une société moins inégalitaire, moins destructrice de l'environnement, etc. 212
Vincent: Il me semble fondamental que la décroissance soit un espace de débat, que ce concept n'engendre pas une idéologie. Dans cette mouvance se trouvent des personnes aux convictions profondes très différentes, voire opposées: des matérialistes athées comme Paul Ariès et Serge Latouche; des chrétiens, comme François de Ravignan ou François Brune, en passant par des agnostiques. Respecter cette diversité d'approches, pour des objectifs communs, est essentiel pour ne sombrer dans aucun système idéologique figé. La décroissance doit être un espace de débat où la contraction s'exerce pleinement, ou l'identité de chacun puisse être affirmée, dans les limites de l'humanisme.
Test: Êtes-vous développement durable ou décroissance soutenable ?
1. Vous achetez des fruits à l'automne. A. Des kiwis de Nouvelle-Zélande, acheminés en avion. B. Des bananes - « bic », « commerce équitable» - du Cameroun, au supermarché. C. Des pommes sur le marché, à un paysan de votre région. 2. Vous vous déplacez. A. En voiture uniquement. B. Le plus souvent en voiture, mais vous avez la pastille verte. C. Presque toujours à bicyclette, à pied ou avec les transports commun. 3. Vous regardez la télévision. A. Quatre heures par jour, comme la moyenne de vos concitoyens. B. Certains soirs, uniquement des émissions intelligentes. C. Vous n'avez pas de téléviseur.
4. Vous partez en vacances. A. En voyage organisé, au Cap-Vert Vous partez faire du jet-ski et êtes sûr d'avoir beau temps. B. En Bolivie. Vous prenez l'avion pour faire du « tourisme éthique». C. À vélo, faire le tour de la Drôme ou du Portugal. 5. Les ressources pétrolières seront épuisées d'ici 40 ans maximum. A. On disait déjà ça dans les années soixante-dix! C'est une vieille histoire qui n'est plus d'actualité. B. Le moteur à hydrogène permettra de résoudre le prohlème. Il faut développer les voitures propres et le ferroutage. C. Vous n'avez guère de soucis : vous n'avez pas de voiture et votre logement fonctionne au solaire passif. 6. Nos rejets de gaz à effet de serre sont en train de modifier le climat de la planète. A. Tant mieux, vous aurez plus chaud. Vous irez skier au Népal. Il faut s'adapter. B. Nous devons utiliser des énergies renouvelables. Grâce à elles, nous sortirons du nucléaire, sans émettre de gaz à effet de serre, tout en conservant notre niveau de consommation énergétique actuel. C. La première chose à faire est de réduire drastiquement notre consommation d'énergie.
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7. Uavion est le moyen de transport le plus poUuant au monde. A. Et mes vacances? B. I.:avion est bien pratique pour rencontrer d'autres populations et permet de leur acheter des bananes avec le label commerce équitable. C. Vous ne prenez pas l'avion. 8. Vous achetez un paquet de café. A. Vous vous rendez en voiture dans une grande surface pour acheter le moins cher. B. Vous achetez un paquet de Max Havelaar dans votre hypermarché habituel. C. Vous évitez d'acheter du café, du thé, du chocolat. 9. La différence entre riches et pauvres s'accroit sur la planète. A. Le monde a toujours été comme cela, et ce n'est pas aujourd 'hui que cela va changer. B. Vous êtes pour la taxe Tobin. Vous placez votre argent dans des fonds de pension éthiques. C. Vous condamnez la spéculation financière et pratiquez la simplicité volontaire. 10. Un pétrolier s'échoue. A. Vous râlez: cela va augmenter le prix de l'essence. B. Vous vous rendez en voiture sur la Côte atlantique pour vous porter volontaire au nettoyage. Vous boycottez Total. C. Vous n'avez pas de voiture. 11. La politique. A. Les politiques, c'est tous des pourris qui sont là pour l'argent et le pouvoir ! B. J'aime beaucoup Noël Mamère et Corinne Lepage. Ce sont des écologistes raisonnables et réalistes. C. Vous faites de la politique chaque jour en vous impliquant dans les associations, les collectifs et les élections locales. 12. Les déchets A. Nos milliards de tonnes de déchets créent un nouveau marché. C'est une opportunité. B. Vous triez consciencieusement vos déchets. Avec les canettes de Coca-Cola usagées, on peut faire des voitures 4X4. Vive le recyclage! C. Vous essayez au maximum d'utiliser des contenants réutilisables, comme les sacs en toile, les bonnes vieilles consignes ou votre gourde.
13. Veau A. J'aime acheter des eaux minérales au supermarché. B. Je ne bois que la Mont Roucous, la seule dont la composition soit équilibrée. C. Je participe aux campagnes de désobéissance pour avoir de l'eau potable au robinet.
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14. Internet A. Avec les nouvelles technologies, en plus de trois heures de télévision par
jour, je peux passer trois heures sur Internet. B. J'économise du papier avec les courriels électroniques, je peux corrununiquer avec des personnes du monde entier. Nous allons changer le monde. C. Je n'ai pas d'ordinateur personnel. Résultats : Un maxim um de A - « Développement durable » ou « décroissance soutenable »? Pardon? C'est vraiment des âneries pour des gens qui s'ennuient ! Et cela, alors que nous sommes en pleine guerre économique! Non, notre pays a d'autres priorités et doit s'imposer dans la compétition mondiale. Seule une croissance forte nous permettra de résoudre les problèmes environnementaux. r.;écologie est un problème scientifique trop sérieux pour être laissé aux écologistes. De toute façon, les ressources de la Terre sont quasiment inépuisables. Même si nous en venions un jour à bout, ce qui est peu probable, nous explorerions alors l'espace pour trouver d'autres planètes. Il faut relancer la conquête spatiale. Un maximum de B - Vous êtes très « développement durable ». Vous êtes moderne. Vous aimez les pastilles vertes, la taxe Tobin, les voitures propres, la chaîne de télévision ARTE, le « commerce équitable », les « permis de polluer »... Vous votez pour les Verts car il est temps de concilier la croissance économique et la protection de l'environnement. Vous êtes un « consom'acteur ». Célé, vous faites du tourisme hwnanitaire : vous allez expliquer aux Noirs en Afrique (ils sont très gentils) comment se « développer ». Vous avez une bonne conscience de gauche ou une âme charitable de droite. Mais, parce que vous êtes raisonnable et réaliste, il est exclu que vous remettiez fondamentalement en question votre mode de vie. Vous n'allez quand même pas démissionner de ce poste dans une multinationale! n faut écrire aux hommes politiques pour qu'ils changent le monde. Un maximum de C - Vous êtes archaïque et passéiste: Vous pensez que chaque individu est responsable de son existence. Que le pouvoir réel se situe dans ses choix de vie plus que dans les mains des hommes politiques, en tout cas que nous ne devons pas attendre ceux-ci pour bouger. Vous ne supportez pas que l'on substitue la charité à la justice. Vous considérez toujours la spéculation (l'argent qui fait de l'argent) comme un crime. Pour vous, l'essentiel est de produire et de consommer localement, que chaque peuple ait la capacité d'être autonome pour son alimentation. Quand des paysans du tiers· monde cultivent du thé, du café, du chocolat, des bananes ou des fleurs pour les pays riches, ils ne produisent pas de quoi s'alimenter. De plus, vous dites que les devises que rapportent ces cultures continueront à financer les achats d'armes aux pays riches. La priorité, pour vous, est de sortir de la société de consommation, de chercher d'abord à ne pas nuire, avant de faire « le bien ». Quelquefois, le matin, quand vous mettez du miel dans votre lait, vous vous sentez un peu seul, mais vous êtes vendu à votre conscience. Denis et Vincent CheyDet
Appel contre la déstabilisation climatique La première conférence mondiale sur le climat a été organisée en 1979 à Genève. 11 a fallu attendre J' année 1997 avec l'adoption du protocole de Kyoto pour qu'un objectif chiffré de réduction des émissions de gaz à effet de serre soit adopté: 5,2 % de réduct ion des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2010. Cet objecti f est extrêmement faible et paraît au mieux correspondre à J'erreur
statistique des mesures. On appréciera également sa dérisoire précision. Devant l'inaction des gouvernements, The Ec%gist a lancé l'appel international pour
une mobilisation beaucoup plus forte, que J' on trouvera ci-dessous, Nous, les souss ignés, appelons les responsables de partis politiques et d'entrepri ses commercia les du monde à prendre des actions immédiates pour prévenir un changement.cJimatique qui entraînerait de graves perturbations. Les preuves de l' impact humain sur le climat de la Terre sont maintenant irréfutables. Si nous continuons à agir comme en ce moment, nous pouvons nous attendre à une situation qui se dégraderait rapidement et persisterait pour les siècles à venir, en raison de la longue durée de vie des ém issions dans l'atmosphère. Dans le cadre d'une tendance à la hausse des températures, lesquelles pourraient atteindre au cours de ce nouveau siècle des niveaux que notre espèce n'ajamais encore expérimentés, notre climat deviendra de plus en plus instable, marqué par une météorologie extrême ne correspondant plus aux saisons. Une telle déstabilisation climatique aura de graves conséquences dans chaque partie du monde, dans chaque secteur de la société et dans chaque aspect de nos vies. Notre santé et nos ressources alimentaires seront affectées dramatiquement par l'accroissement des sécheresses, des vagues de chaleur et par la disséminati on d'i nsectes et d'autres animaux vé hicul ant des mal adie s, conséquence des températures en hausse. Les terres agricoles ainsi que nos villes et villages subi ront aussi des dommages substantie ls dus à la montée des mers et à l'augmentati on des crues et des violentes tempêtes, tout ceci entraînant des coûts considérables pour J'industrie et les personnes quand leurs maisons et leurs moyens d'existence seront détruits. Les scientifiqu es du Groupe Intergouvernemental d'étude de J'Evolution des Climats (GlEC) des Nati ons Unies prédisent des millions de morts à "échelJe de la planète et des millions de « réfugiés écologiques)) à cause de l'effet de serre. Les effets du changement climatique se font toutefois ressentir dès aujourd'hui. Les températures globales s'élèvent plus rapidement qu'elles ne l'ont jamais fa it au cours des 10000 ans précédents. li y a aussi eu une brusque augmentation des événements climatiques extrêmes, avec un accroissement significatif au cours des 20 dernières années de)a fréquence et de l'intensité des ouragans, des tornades, des grandes crues et des vagues de chaleur, lesquelles ont laissé dans leur sill age un amas de dévastations pour les infrastructures et l'agriculture. Au fur et à mesure qu'augmente le réchauffement, les processus naturels vitaux dont nous dépendons pour absorber ou contenir les trois quarts de nos émissions de gaz à effet de serre - telle la fonction des forê ts et océans du
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monde qui consiste à absorber le dioxyde de carbone - s'affaibliraient ou cesseraient même de fonctionner. Au lieu de devenir des « puits » d'absorption, ils deviendraient des sources globales de gaz à effet de serre. Si ceci et d'autres répercussions « positives» surviennent - et ce pourrait être le cas dans les quelques décennies à venir - nous pourrions nous trouver dans un processus de déstabilisation climatique catastrophique. Cependant, la réponse des politiques et des entreprises à ce problème a été largement inadéquate. Pour stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre à des niveaux non catastrophiques, le GIEC déclara en 1990 que les émissions de gaz à effet de serre d'origine humaine devraient être réduites immédiatement d'au moins 60 % par rapport à 1990. Toutefois, à Kyoto, les pays développés ne s'accordèrent que sur une baisse de seulement 5,2 %, et encore ne devant survenir qu'entre 2008 et 20 12. Pire, le Congrès des États-Unis a refusé de ratifier les volontés américaines exprimées à Kyoto. Même si les objectifs de Kyoto étaient atteints, en tenant compte du fait que les pays en voie de développement n'ont aucune obligation de prévenir l'accroissement de leurs émissions, les émiss ions globales croîtraient de 30 % à l'horizon 2010 par rapport aux niveaux de 1990. Pour éviter un catastrophique changement de climat, nous demandons à nos gouvernements de prendre sans délai les mesures suivantes: • Accepter le but consistant à réduire la concentration en dioxyde de carbone dans l'atmosphère aux niveaux de 1990 - environ 350 parties par million par volume (ppmv), sans jamais excéder 400 ppmv. Une concentration plus élevée (y compris celle proposée par l'Union européenne de 550 ppmv - presque deux fois le niveau préindustriel) représenterait une errance dans une dangereuse zone de catastrophique instabilité climatique. • Pour atteindre ce but, on devrait adopter une cible à 30 ans pour réduire les émissions de CO2 de 70 à 80 % en dessous des niveaux de 1990, et une autre à 50 ans pour un arrêt presque total de l'utilisation des combustibles fossiles. C'est le strict minimum nécessaire pour résoudre la crise actuelle. Alors que cela peut sembler un défi pour de nombreux pays, il faut noter que c'est la volonté politique pour fa ire exécuter ces décisions qui est le défi le plus important, et non le défi technologique. • Ne pas mettre en œuvre moins qu'un programme d'urgence pour atteindre ces buts. Des mesures devraient être mises en place pour réduire de façon sign ificative l'usage de l'énergie. Ce qui subsisterait de besoins énergétiques serait couvert par une combinaison de technologies existantes en matière d'énergie renouvelable - c'est tout à fait faisable si on y fait suffisamment d'investissements et si la production se fait sur une échelle suffisamment grande. • Transférer tous les fonds publics et encourager le transfert des fonds privés pour qu'au lieu de soutenir les combustibles fossiles et les voitures, ils soutiennent désormais des solutions renouvelables et écologiquement soutenables ainsi que les transports publics. Ceci s'applique d'égale façon aux prêts et aux investissements faits par le monde industrialisé et les institutions financières internationales pour les pays en voie de développement. On devrait réaliser que dans les pays émergents où la dépendance est moindre par rapport aux
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combustibles foss il es, il sera bien plus facile de se tourner rapidement vers un système d'énergie renouvelable. Donc tout devrait être fait pour le permettre. • Changer les systèmes de taxations pour refléter le besoin de décourager t'utilisation des combustibles fossi les et des voitures. • Cesser immédiatement l'exploration et le développement de nouvelles réserves de pétrole, de charbon et de gaz. • Mettre en place un mécani sme politique international bien plus efficace, généra l et donc équitable pour réduire la consommation de combustibles fossiles dans tous les pays. Le seul moyen réali ste d'y parvenir proposé jusqu'à présent est un programme forme l global de « Contraction et convergence )), tel qu ' il a été proposé par GLOBE International (Organisation globale des législateurs pour un envi ronnement équilibré) et par un nombre croissant de gouvernements en Europe, en Afrique, en Chine et dans la maj orité des pays du Sud au se in de ce qu'on appelle le Groupe des 77. • Reconnaître qu'il est impossible d 'éviter de sérieux changements climatiques sans la protection des « puits )) naturels de la planète. • De fa it, prendre des act ions immédiates pour stopper la destruction permanente des forêts subsistant dans le monde, et particulièrement les forêts pluviales tropicales - critiques pour la stabi lité du climat global. Au niveau international, il est nécessaire de négocier une protection de la forêt qui soit juridiquement contraignante, même si cela requiert que l'on accorde des compensations aux pays qui possèdent les principales forêts actuelles. Dans les pays développés, la consommation de bois et de papier dérivé du bois devra être réduite des deux tiers. Des mesures devraient aussi être mises en place pour assurer une reforestation massive, tout en évitant des plantations monospécifiques d'essences exotiques à pousse rapide. • Agi r immédiatement pour éliminer toutes les substances chimiques responsables de la disparition de l'ozone atmosphérique - elles sont responsables d'un trou dans la couche d'ozone qui est de plus en plus grand chaque année - et qui sont toujours en production en dépit du Protocole de Montréal. De même, rendre légalement obligatoire le retrait des chloro-fluoro carhones de tous les apparei ls avant de les recycler. Si ce but n'est pas atteint, le phytoplancton des océans, dont nous dépendons pour absorber le dioxyde de carbone, co nt inuera d 'être détruit par des radiations ultrav iolettes e n augmentat ion. • Transférer tous les fonds publics pour qu ' ils ne soutiennent plus l'agriculture industrielle, qui est largement responsable de la destruction permanente de nos terres agricoles - un autre puits important pour le dioxyde de carbone - et d'émissions substantielles de dioxyde de carbone, d'oxyde d'azote et de méthane. À la place, il faudra promouvoir une rapide transition vers des systèmes agricoles à faible impact, bio et à fondements écologiques destinés à une consommatio n locale. • Renverser la tendance actuelle qui consiste à subordonner les impératifs écologiques et sociaux aux intérêts à court terme des firm es et des investisseurs et à la croissance sans fin du commerce mondial. Le commerce global à grande échelle accroît massivement la distance sur laquelle les marchandises sont transportées, ce qui provoque davantage d 'émissions de gaz à effet de
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serre, tout en exerçant simultanément de puissantes pressions de dérégulation qui empêchent les gouvernements d'améliorer les normes environnementales. Donc, la provision de fonds et la signature de traités aggravant cette tendance devraient cesser. Un changement de directi on vers la nai ssance d'un réseau d'économies locales plus autonomes et une fin de l'influence non démocratique de firmes commerciales sur le processus politique sont essentiels. Toutes les mesures énoncées ci-dessus sont nécessaires, que notre climat soit en danger ou pas, car elles permettront d'a ider à résoudre beaucoup d 'autres problèmes maj eurs auxquels nous sommes confrontés aujourd' hui , tel le chômage, la mauvaise santé et les menaces pour la paix. Mettre en œuvre ces mesures assurera la réuss ite des points suivants: • Davantage d' emplois seront créés et les revenus préservés par le développement de nouvelles technologies renouvelables et par la réémergence de fortes économies locales; • Une grande amélioration de notre santé grâce à l' arrivée d'un air pur dans nos villes; • Une plus grande sécurité mondiale au fur et à mesure que diminuent les tensions sur le contrôle du pétrole, au Moyen-Orient et ailleurs; • La sauvegarde des forêts pluviales de la planète, poumons de notre monde et demeures de 50 à 80 % des espèces de faune et de flore; • Une plus grande sécurité alimentaire et une meilleure santé grâce à des méthodes agricoles écolog iquement supportables. Simultanément, nous éviterons ai nsi les pires impacts du changement climatique et nous améliorerons notre qualité de vie tout entière. Les bénéfices d' une telle action sont clairement énormes et les coûts minimes quand on compare avec le prix élevé de l'inaction que la déstabilisation climatique infligerait inévitablement. C'est pour ces raisons que nous demandons à nos responsables politiques et chefs d'entrepri se de faire face à leurs responsab ilités et de prendre des actions immédiates pour protéger notre climat. Nous incitons vive ment les personnes et toutes les assoc iations non gouvernementales à organiser des mouvements de fond pour exercer des pressions sur nos gouvernements, de façon à ce qu'ils atteignent ce but. Beaucoup trop de temps a déjà été gâché, et il pourrait rapidement nous .nanquer. Nous ne pouvons attendre jusqu'à ce que des catastrophes climatiques majeures frappent les pays développés et nous réveillent de notre léthargie - à ce moment-l à, il serait déjà trop tard. Nous avons besoin d' une act ion politique maintenant. Un programme d 'urgence est donc un impératif. Nous n' avons pas d'autre choix. Premiers signataires Pr David Bellamy. Botaniste et écrivain (Royaume-Uni); Thomas Berry sj, Théologien (États-Unis); Brent Blackwelder, Amis de la Terre (États-Unis); David R. Brower, Ami s de la Terre et Earth Island Institute (États-Uni s); Dr. fritjof Capra, Elmwood Institute, Berkeley (États-Unis); Moss Cass, Ancien ministre de l'Environnement (Australie); Dr. Joan S. Davis, Ecoropa Sui sse
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(Suisse); Mark Dubrulle, Société européenne pour l' Environnement et le Développement, (Belgique); Seth Dunn, Worldwatch institute (États-Unis); Dr. David Ehrenfeld, Rutgers University (États-Uni s); Dr. Richard W. England, University of New Hampshire, (États-Unis) ; Pr Paul R. Epstein, Harvard Medica l School (États-Unis) ; Uwe Fritsc he, Oko-Institut (Allemagne); Maneka
Gandhi, Ancien ministre de l'Environnement (Inde); Ross Gelbspan, Journaliste, Prix Pulitzer (États-Unis); Susan George, Observatoire de la Mondialisation (France); Herbert Girardet, The Schumacher Society (Royaume-Uni); Dr. Michael H. Glantz, National Center for Atrnospheric Research (États-Unis); Edward Goldsmith, fondateur de The Ecologisl el directeur de son édition française L'Écologiste.; Robert Goodland, (États-Unis); Greenpeace International (Pays-Bas) ; Eduardo Gudynas, Latin American Center fo r Social Eco logy (Uruguay); Mgr Thomas J. Gurnleton, Evêque de Détroit, Pax Christi (ÉtatsUni s); Jonathan Harri s, Tufts University (États-Uni s) ; Randall Hayes, RainFo-
rest Action Network (États-Unis) ; Steve Hellinger, The Development GAP (États-Unis); Max Henriques, Métérorologue (Colombie); Dr. Mae-Wan Ho, Biology Department, Open University (Royaume-Uni); Mohammed Idris, Third World Network (Malaisie) ; Tony Juniper, Amis de la Terre (RoyaumeUni); Martin Khor, Third World Network (Malaisie); Andy Kimbrell, Interna-
tional Center for Technology Assessme nt (États-Unis); Christina Kopernik-Steckel, European Youth Forest Action (pays-Bas); Dr. David Korten People-Centered Development Forum, (États-U nis) ; Dr. Ari Lampinen, Université de Jyvaskyla, (Fin lande); Dr. Jeremy LeggeU, The Solar Center (Royaume-Uni); Harry Lebmann, Wuppertal Institut (Allemagne); Pierre Leh-
mann, Société d'Étude de l'Environnement (Suisse); Dr Ulrich E. Loening, Center for Human Ecology (Royawne-Uni); Dr. James Lovelock, Chimiste de l'atmosphère (Royaume-Uni); José Lutzenberger, Ancien ministre de l'Environnement (B résil); Pr P. Mallezas, Département de Climatologie, Aristotelian University (Grèce); Jerry Mander, International Forum on Globalisation (ÉtatsUnis) ; Ben Matthews, University of East Anglia (Royaume-Uni) ; Bill McKibben, Auteur de La Nature assassinée, (États-Unis) ; Vi ctor Menotti, Internati onal Forum on Globa li sation (États-Unis) ; Pr Nids 1. Meyer, Université du Danemark (Danemark); Dr. RC. MolI, Center for Energy & Environnmental Studies (pays-Bas); Mgr Hugh Montefiore, Ancien évêque de Birminghan (Royaume-Uni); Helena Norberg-Hodge, International Society for Ecology and
Culture (Royaume-Uni) ; Pr Eugene Odum, Institute ofEcology. University of Georgia (États-Unis); John Passacantando, Ozone Action (États-Unis); Jakub Patocka, Am is de la Terre (République Tchèque) ; Pr Jean-Marie Pell, Institut Européen d'Écologie, (France); Ignacio Peon, Pacto de Grupos Ecologistas,
(Mexique); Carl os Pimenta, Député européen, Ancien Ministre de l'Environment (Portugal); Carl Pope, Sierra Club (États-Unis); Yeroslav E. Popov, Bio-
center (Russie); Jeremy Rifkin, Foundation of the Foundation for Economie Trends, (États-Unis); Carlo Ripa di Meana, Député européen, Ancien commissa ire chargé de l'envirorulement. (Italie) ; Mark Ritchie, lnstitute for Agriculture & Trade Policy (États-Uni s); Anita & Gordon Roddick, The Body Shop (Royaume-Uni); Rys Roth, Atmosphere Alliance (États-Unis) ; Wolfgang Sachs, Wuppertal Institute (Allemagne); Kirkpatrick Sale, Green Party (États-
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Unis); Diane Schumacher, The Schumacher Society (Royaume-Uni); Dr. Vandana Shiva, Research Foundation for Science, Technology & Ecology (Inde); Dr. David Suzuki, David Suzuki Foundation (Canada) ; Doug Tompkins, Foundation for Deep Ecology (États-Unis); Dr. Haruki Tschiya, Research Institute for Systems Technology (Japon) ; Santiago Vilanova, Associacio Una Solo Terra (Espagne); Dr. Phil Webber, Cornrniuee ofScientists for Global Responsibility (Royaume-Uni) ; Pr George Woodwell, Woods Hole Research Center (ÉtatsUnis); Daphne Wysham, Institute for Policy Studies (États-Unis); Alexei Yablc>kov, Ancien ministre de l'Environnement (Russie); Dr. Shahid Zia, Sustainable Development Policy Institute (Pakistan).
r:Écologiste - édition françai se de The Ecologist 25, rue de Fécamp -75012 Paris Tel 0146287032 - Fax 0143470338 -
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Table des matières Préambule. J'ai fait un cauchemar, Bernard Ginisty ......... 5 Introduction. La décroissance soutenable, Vers une économie saine, Bruno Clémentin et Vincent Cheynet ................ 9 1·... Partie. Décroissance et convivialité ................. 17 À bas le développement durable! Vive la décroissance conviviale! Serge Latouche ....... . ......... . ......... 19 À-la conquête des biens relationnels, Mauro Bonaïuti ... . ... 28 Point d 'efficacité sans sobriété, François Schneider . ........ 34 Georgescu-Roegen, bioéconomie et biosphère, Jacques Grinevald . ... .. ........ . . .. . ...... . ........ 44 De la dépendance mondiale à l'interdépendance locale, Helena Norberg-Hodge .... ... ......... . ..... . ...... . 58 Calmer l'économie, Willem Hoogendijk .. . .............. 96 II' Partie. Décroissance et changement de mentalités .... 105 Pour une sobriété heureuse, Pierre Rabhi .... . ... . . . ..... 107 Vers la simplicité volontaire, Serge Mongeau .......• . .... 112 Vers des spiritualités de la décro issance, François de Ravignan .. . . . ... . ....... . . ... . . ....... 117 La décroissance est-elle soluble dans la modernité? PaulAriès ....... . ....................... . .. ... .. 123 Toute-puissance, Georges Didier . ............. . . . . .. .. 135 Décroissance et démocratie, Vincent Cheynet ............ . 141 m ' Partie. Chantiers de la décroissance ........ . ... ... 149 Le « pari contre l'effet de serre » : un pari pour la décroissance? Sabine Rabourdin et Fabrice Flipo . .. 151 Le Pari à la Cité internationale universitaire de Paris, Philippe Lell/pp . ........... . ... . .................. 156 Rôle des communautés et éco-villages, Marie-Andrée Brémond ..... . ... . ................... 158 Le terreau des néo-ruraux, Michel Lulek ...... . ..... .. .. 166 À la reconquête des territoires, Michel Ols ... . .......... 177 Time is money, François Terris . . . ..... . ........ . ..... 181 Automobile et décroissance, Denis Cheynet . ... . . ..... . . . 186 Pour aller plus loin ...... . .......... . ......•.. . ... 203 Un débat à poursuivre .......................•...... 205 Test: Êtes-vous développement durable ou décroissance soutenable? . . ...... . ....... . ....... . 214 Appel contre la déstabilisation climatique ............... 217
Dans la même collection Jean-Claude Besson-Girard. Decrescendo Cantabile Serge Latouche. Décoloniser l'imaginaire Michael Singleton. Critique de l'ethnocentrisme
Collectif. Défaire le développement, refaire le monde
Achevé d'imprimer en septembre 2005 sur les presses de la Société Nouvelle Firmin-Didot à Mesni l-sur-l'Estrée - France Dépôt léga l 3· trimestre 2005 N" d' impression: 75593
La crise écologique est avant tout le révélateur de l'impasse politique, culturelle, philosophique et spirituelle dans laquelle s'enfonce notre civilisation. La guerre que livrent nos sociétés « modernes » à la Terre est le reflet de la guerre que livre l'humain des pays riches à sa conscience. Conditionné par l'idéologie de consommation, prisonnier d'une fo i aveugle en la science, notre monde cherche une réponse qui ne contrarierait pas son désir exponentiel d'objers et de services, tout en ayant bonne conscience. Le concept éthique de « développement durable» a répondu à point à cerre arrente. Ce terme doit désormais rejoindre sa place, c'est-à-dire le rayon des tartes à la crème. Chaque fo is que nous apportons une réponse inadaptée à un problème, nous l'amplifions globalement, même si nous avons l'illusion de le soulager sur l'instant. Si les solutions techniques sont importantes, notre devoir est de les conditionner à nos choix démocratiques. La décroissance soutenable et conviviale ne permet pas de tricher. Elle nous impose de regarder la réa lité en face, et d'exister dans toutes nos dimensions pour avoir la capacité d'affronter le réel et de traiter les problèmes. Face aux discours mortifères de marchandisation du monde, de bestialisation de nos existences et de soumission aux idéologies dominantes, notre planète nous renvoie continuellement à une réflexion sur notre condition humaine. Vincent CHEYNET Paul Ariès · Michel Bernard · Mauro Bonaïuti • Marie-A ndrée Brémond • Denis Cheynet • Vincent Cheynet • Bruno Clémentin • Georges Didier . Fabrice Flipo • Bernard Ginisty • Jacques Grinevald • Willem Hoogendi;k • Serge Latouche · Philippe Lempp • Michel Lulek • Serge Mongeau • Helena NorbergHodge . Madeleine Nutchey • M ichel Ots • Sylviane Poulenard • Pierre Rabhi • Sabine Rabourdin • François de Ravignan • François Schneider· Franço is Terris • Collection dirigée par
Serge Latouche
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ISBN 2-8 4190-121 -J Ob 973702.2 13€