Nucléaires: relançons le débat
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Bruno Pellaud
Nucléaires: relançons le débat Il y a de l'avenir, malgré FUKUSHIMA
FAVRE
Préface Dr Hans Blix Ancien ministre des Affaires étrangères de Suède, 1978-1979 Ancien directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique, 1981-1997
Hans Blix: docteur en droit international (photo Thorsten Overgaard).
En 1980, la Suède vota par référendum pour la sortie du nucléaire au bout de trente ans, ce qui manifestait une attitude sceptique envers cette forme d'énergie, mais également un jugement pragmatique en ce qui concernait les centrales nucléaires en exploitation, jugées sûres et économiques. Rien ne s'est passé en 2010 ; les centrales continuent de fournir près de la moitié des besoins du pays en électricité. Il faut dire que les référendums sont facultatifs en Suède (malgré le
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
vote très négatif du peuple en 1955, le Parlement décida en 1967 de passer à la conduite à droite). Au nom du Parti libéral, j'ai activement participé à la campagne référendaire de 1980. Le nucléaire reste en 2012 un pilier de l'économie suédoise, un élément essentiel de la productivité industrielle, ce qui permet le maintien d'un État social avancé et de la compétitivité internationale de notre industrie. La majorité des partis politiques reconnaissent cette réalité; il en est de même des milieux patronaux et syndicalistes. En effet, l'Union syndicale suédoise (Landsorganisationen i Sverige, Lü) s'est depuis longtemps ralliée à une évidence économique : seule une haute productivité industrielle rendue possible par de l'électricité abondante et bon marché permet d'exiger et de maintenir des prestations salariales et sociales élevées. Le monde continue de se tourner vers cette forme d'énergie, même après les événements de Fukushima. La majorité des pays d'Europe maintient le cap en y voyant un élément essentiel d'une politique énergétique variée faisant d'abord appel à l'efficacité énergétique, mais aussi à un bouquet multicolore de moyens de production qui comprend le nucléaire. C'est en particulier vrai en Suède et en Finlande. Une nouvelle loi suédoise prévoit le remplacement des centrales existantes par de nouvelles. La Finlande lance un projet de septième centrale, la Lituanie et la Pologne en font de même. La Norvège, riche en pétrole, a renoncé au nucléaire jusqu'à maintenant, mais elle s'intéresse au développement de centrales nucléaires fonctionnant au thorium, une ressource nationale très abondante. Le monde germanophone- pris d'une vive émotion à la vue des explosions d'hydrogène des centrales de Fukushima - transposa immédiatement ces images dans son propre contexte ( « Fukushima est partout») et passa précipitamment 8
PRÉFACE
à l'acte politique, sans tenir compte du niveau technologique avancé des centrales européennes. On tenta de justifier ces décisions hâtives par une série d'assertions, en essence:
• Les risques d'accident grave sont inacceptables; • Le problème des déchets n'est toujours pas résolu; • Utilisé ou non, le nucléaire ne change rien au problème de l'effet de serre, étant donné sa faible contribution à la production d'énergie ; • L'exploitation de 1' énergie nucléaire augmente les risques de prolifération des armes nucléaires. Premier point : la sûreté. Les accidents de Tchernobyl et Fukushima ont attiré 1' attention sur la sûreté de construction et d'exploitation des réacteurs nucléaires. Le premier accident a trouvé ses sources dans la centrale elle-même, d'une conception très complexe datant de l'ère soviétique. Le second accident met au jour une négligence surprenante de la part d'une grande entreprise japonaise- qui a sous-estimé l'intensité et la probabilité d'un tsunami dévastateur sur des centrales sises en bord de mer; et qui, ce faisant, a sous-estimé depuis des décennies les mesures techniques qui étaient disponibles pour protéger ces centrales. Face aux manquements japonais, certains ont instamment demandé l'adoption de règles internationales de sûreté à caractère obligatoire, assorties d'inspections tout aussi obligatoires pour en garantir le respect. Or, comme on l' a vu à la Conférence générale de 1' Agence internationale de 1' énergie atomique (AlEA) en automne 2011, les gouvernements ne sont pas disposés pour le moment à accepter 1' autorité supérieure d'un organisme international en matière de sûreté nucléaire. Pourtant, dès le début des années 1970, 1' AlEA a 9
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été la cheville ouvrière d'un consensus international sur les normes et les pratiques de sûreté. Son programme de normes de sûreté nucléaire a produit plusieurs codes de bonne pratique traitant des questions essentielles de sûreté : organisation nationale, choix des sites, conception, exploitation et assurance de la qualité des installations. Ces codes sont complétés par une centaine de guides de sûreté qui contiennent des recommandations sur la manière d'appliquer les normes. Les États membres se sont inspirés de ces normes et codes pour élaborer leurs réglementations nationales. Je citerai un très bon exemple, celui de la Chine, dont le programme de construction prend de plus en plus d'ampleur. Depuis trente ans, 1' AlEA offre un service aux pays membres allant dans le sens d'une assistance collective et non obligatoire, en mettant à disposition des équipes de spécialistes qui inspectent sur invitation les centrales nucléaires du pays (Operational Safety Review Team, OSART). Passons maintenant au deuxième argument très souvent invoqué contre l'énergie nucléaire, à savoir le problème prétendument non résolu de la gestion des déchets radioactifs. Le fait que tant de gens semblent partager cet avis traduit la difficulté de faire passer l'information. Le seul point sur lequel on puisse leur donner raison est que, jusqu'à présent, aucun centre de stockage définitif pour déchets de haute activité n'a en fait été mis en service en Europe. Ce n'est pas faute de savoir concevoir et réaliser des installations pouvant recevoir des déchets en toute sûreté pendant des millénaires. Il s'agit d'autre chose, pour deux raisons : premièrement, il est souhaitable de différer le stockage définitif des déchets - ou du combustible usagé non traité- pendant vingt à trente ans, afin qu 'ils perdent une bonne partie de leur radioactivité et que se dissipe la chaleur de désintégration, avant de les empaqueter 10
PRÉFACE
et de les enfouir dans le sous-sol. Deuxièmement, le public et les instances politiques élues par lui (à différents niveaux, local, régional et national) refusent systématiquement tous les sites potentiels. En fait, le problème des déchets radioactifs est plus politique que technique. Néanmoins, on a de bonnes nouvelles de Scandinavie. Le dépôt finlandais a atteint la profondeur de 455 mètres; les premiers déchets pourront y être stockés après 1' aménagement complet des structures internes . Et, soit dit en passant, la décision du Parlement finlandais sur le stockage définitif fut approuvée à une vaste majorité qui comprenait aussi le Parti écologique - sachant ici faire la distinction entre son soutien pour un dépôt et son opposition aux centrales. La Suède n'est pas loin derrière la Finlande dans la préparation d'un dépôt souterrain, après que la commune de site a été choisie parmi celles qui souhaitaient le recevoir. En ce qui concerne le troisième point, je ne voudrais dire que quelques mots au sujet de l'argument selon lequel l'énergie nucléaire n'a pas sa place dans la lutte contre les changements climatiques, puisqu'elle ne représente qu'une part négligeable de la production mondiale d'énergie. Il est ironique que 1' argument selon lequel 1' énergie nucléaire joue un rôle trop insignifiant pour contribuer à limiter ou à réduire les émissions de gaz carbonique soit avancé par ceux qui prônent la mise en œuvre rapide de nouvelles sources d'énergie renouvelables. Nul ne conteste qu'il faille hâter ces derniers développements, mais il est à mon avis illusoire de croire qu'ils deviendront un facteur majeur de la lutte contre 1'effet de serre dans les prochaines décennies, surtout lorsque l'abandon du nucléaire annoncé par les pays germanophones s'accompagne de la construction de nouvelles centrales à charbon et à gaz. Soyons réalistes : les métropoles géantes 11
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en nombre croissant- Shanghai, Calcutta et d'autres encore - ne verront pas leurs besoins en électricité satisfaits par les seuls panneaux solaires et par les éoliennes ... Le quatrième point. Le risque de prolifération existe, mais nous pouvons affirmer, je crois, que le développement de 1'énergie nucléaire à des fins civiles n'y est pratiquement pour rien. Aucun des pays actuellement dotés d'armes nucléaires n'a commencé par la production électrique. Les armes sont venues d'abord. Aussi parce que c'est plus simple, scientifiquement et techniquement parlant, de faire détoner un engin que de mettre en service une centrale nucléaire sans assistance externe. Je crois sincèrement que nous devrons non seulement conserver le parc nucléaire actuel, mais encore le développer considérablement. Cet objectif n'est pas acquis d'avance. Nous devons veiller à ce que 1'énergie nucléaire soit sûre et rentable, à ce qu'il s'établisse une doctrine internationale de la sûreté nucléaire. Nous devons surmonter la résistance politique à la construction d'installations de stockage définitif du combustible usé et des déchets radioactifs. Il faut aussi démystifier l'énergie nucléaire. Le nucléaire est une nécessité pour les pays à grande population, mais aussi pour les petits pays avancés. La Suisse n'échappera pas, je crois, aux réalités économiques qui prévalent pour de petits pays bien développés industriellement et socialement, comme la Suède et la Finlande. Dans ce débat, les scientifiques et les ingénieurs doivent se faire entendre et se faire comprendre. Bruno Pellaud peut utilement contribuer au débat sur le nucléaire et sur son avenir. Durant sa carrière professionnelle, il a foulé les parquets américains et européens de la science et de l'ingénierie nucléaire, 12
PRÉFACE
et plus tard ceux de la diplomatie nucléaire internationale. Il est bien placé pour écrire ce livre. Je suis heureux qu'il se fasse entendre et j'espère qu'il sera compris. Hans Blix, Stockholm Septembre 20 12
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Avant-propos de philosophes ...
J. Hersch (photo Schmidheiny), É. Barilier (photo Charles Sigel 1 RTS) et Luc Ferry (photo TF1).
Trois philosophes qui se sont exprimés sur des thèmes relatifs à 1' énergie nucléaire JEANNE HERSCH,
1910-2000,
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
EXTRAITS D'UN DISCOURS PRONONCÉ À LAUSANNE EN JUIN
1982
Au-delà d'un mythe «passéiste-futuriste» Il consiste à fondre, au sein d'une seule réalité supposée, deux nostalgies. L'une a pour visée une situation du passé, 15
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l'autre une situation à venir, bénéficiant d'un progrès scientifique que l'on suppose, par anticipation, acquis. La première préconise un retour en arrière, au village agricole et artisanal d'autrefois, consommant peu d'énergie( ... ). À l'inverse, on réaliserait des économies d'énergie importantes grâce à des progrès technologiques : nouvelle manière de construire les maisons, nouveaux matériaux, nouveaux moyens d'étanchéité, et ainsi de suite ... Mais on va plus loin. On anticipe comme certaine la possibilité de recourir à des sources d'énergie «naturelles » inépuisables, n'entraînant nulle pollution : soleil, vent, marées. On respire un peu, ici, 1' aisance ensoleillée des contes de fées de notre enfance. On revient à la nature, et c'est ce retour même qui va nous livrer la clé du problème. À la fin il n'y aura rien à sacrifier et tout sera possible, sans risques. Personne ne peut renoncer à de tels rêves, et notre civilisation a maintes fois surpassé notre attente. Mais force est de constater que ce n'est pas pour aujourd'hui, ni pour demain ... En attendant, il faut vivre, il faut de l'énergie ...
Le risque pour les uns, le risque pour les autres La plupart des solutions humaines ont été trouvées chemin faisant, au milieu de risques affrontés avec un maximum de prudence, mais jamais éliminés totalement au préalable ... Quels risques courons-nous si nous ne construisons pas de centrales et si 1' énergie vient à nous manquer? On imagine paresseusement des maisons moins chauffées , des bains moins chauds, quelques menues privations. Mais l'énergie est le sang même de notre monde industriel. Si elle manque, les ascenseurs des gratte-ciel ne seront pas seuls à s' arrêter : ce sera toute la vie, tout le travail , tous les échanges , et très vite la pénurie et les menaces mortelles ... 16
AVANT-PROPOS DE PHILOSOPHES ...
Chemin faisant ... Mais il semble bien que le recours à 1' énergie nucléaire des centrales atomiques reste, au moins pour le moment, une solution provisoirement nécessaire, tant que les autres sources d'énergie ne sont pas à l'échelle des besoins prévisibles. Elles doivent toutes, néanmoins, être développées au maximum, et les recherches, dans ce domaine comme dans celui des économies, doivent se poursuivre. En attendant, et pour faire face aux exigences prévisibles, il faut recourir à l'énergie nucléaire, avec le maximum de précautions, en construisant le moins possible de centrales, et en poursuivant les recherches tendant à résoudre de façon définitive et sûre le problème des radiations des déchets.
JEANNE HERSCH
EXTRAIT TRADUIT D'UN DISCOURS DE NOVEMBRE
1986
À
L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE FÉDÉRALE DE ZURICH
Je suis ici devant vous pour à nouveau parler d'énergie nucléaire. Pourquoi? La raison réside dans la qualité (ou plutôt la non-qualité) des arguments avancés par les opposants à 1'énergie nucléaire après Tchernobyl. Nous avons tellement entendu parler de catastrophes ! On nous a forcés à trembler tous les jours et même plusieurs fois par jour ; j'ai trouvé cela intolérable. Certes, nous sommes confrontés à de graves problèmes, à des décisions sérieuses. Mais c'est justement pour ces raisons qu'il n'est pas permis de trembler. La peur n'a jamais rendu les gens raisonnables . Je ne crois pas que la raison se nourrisse de peur. Je ne pense pas que les gens trouvent la bonne route en tremblant, et je refuse , quoi qu 'il en soit, 17
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
à prendre des décisions sous 1'empire de la peur. Vraiment, ça ne suffit pas ... Chaque jour, nous entendons tellement de commentaires déshonorants, à la télévision, dans les nouvelles; bien sûr qu'il y a parfois des motifs raisonnables d'avoir peur. Mais cette manière médiatique de propager l'inquiétude par l'intimidation est vraiment devenue insupportable.
ÉTIENNE BARILIER, ÉCRIVAIN ET PHILOSOPHE
EXTRAIT DU LIVRE QuE SAVONS-NOUS DU MONDE (ÉDITIONS ZoÉ,
2012)
Mais ce dont je vais parler ici, ce que je veux mettre en lumière, c'est une seule chose : le traitement médiatique de Fukushima, en Europe. Et là, nous sommes très loin, vertigineusement loin des arguments rationnels. ( ... ) Durant un mois nos médias fêtèrent l'apocalypse, et dansèrent autour du feu des réacteurs ... Il faut reconnaître qu'il fallait un minimum de sang-froid, et quelques grains d'ellébore, pour éviter le plus tentant et le plus grossier des amalgames : attribuer la catastrophe du séisme et du raz-de-marée, avec ses dizaines de milliers de morts, à l'accident d'une centrale nucléaire. Faire de la catastrophe de Sendai la catastrophe de Fukushima. J'attendais qu 'il surgisse; il ne pouvait pas ne pas surgir : « 23 500 personnes ont péri dans le séisme qui a ravagé le nord-est du pays et la catastrophe nucléaire qui a suivi ... » [20 Minutes , 1er juin 2011]. ( ... ) Vous avez sursauté, vous vous êtes figé de stupeur, lecteur, à la découverte de ce lapsus géant, grotesque, incroyable, qui attribue généreusement, à part égale avec le séisme, les milliers 18
AVANT-PROPOS DE PHILOSOPHES ...
de morts du 11 mars 2011 à une « catastrophe nucléaire» qui, officiellement, n'a causé aucune mort d'homme ... Et c'est toujours le même grand et sérieux journal du soir [Le Monde, 13 juillet 2011], qui, deux mois plus tard encore, n'hésite pas à évoquer les conséquences du tsunami et du tremblement de terre comme si c'étaient celles de 1' accident nucléaire, réalisant un parfait amalgame, un mensonge certainement non prémédité, mais qui n'en est pas moins colossal, et qui passe admirablement inaperçu : les morts et les destructions, dans l'esprit du public comme dans celui du journaliste, ne peuvent être que le fait de Fukushima, un point c'est tout( ..... ) puisque le nucléaire civil est le mal absolu, le mysterium horrendum.
Luc
FERRY, PHILOSOPHE,
ANCIEN PROFESSEUR ET ANCIEN MINISTRE
Le philosophe et politicien français Luc Ferry souligne que l'accident de Fukushima ne remet pas en cause le rôle essentiel que l'énergie nucléaire peut jouer en approvisionnant les sociétés modernes en des quantités d'électricité suffisantes. Mais, de son point de vue, cet événement exige expressément une réévaluation de certaines considérations techniques fondamentales :
1. apporter à nos concitoyens une transparence enfin totale dans l'évaluation des centrales: ce ne sont pas les risques qui sont en soi insupportables, ce sont ceux qu'on nous cache et qu'on nous impose sans discussion; 2. ne plus jamais installer des réacteurs sur des failles sismiques alors qu'elles sont aujourd'hui bien connues. Quand 19
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
on dit les séismes imprévisibles, on confond l'espace et le temps : si l'on ne sait prévoir, en effet, le jour et l'heure où ils surviennent, on peut en revanche parfaitement détecter les lieux où ils risquent d'être tragiques (pour l'Europe, essentiellement l'Italie, la Grèce et la Turquie); 3. adopter sans barguigner les techniques les plus perfectionnées de confinement, cela dût-il coûter cher (cette dépense, manifestement, en vaut la peine); 4. enfin, et c'est l'essentiel, il faudra des règles communes: à quoi bon faire des efforts dans un seul pays s'il subsiste à deux pas de chez soi des centrales qui menacent d'un désastre?
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Chapitre 1
Témoignage d'un pronucléaire Même en ignorant ce quis' est passé avant -le tremblement de terre et le tsunami - et ce qui s'est passé après - 1' absence de victimes dues aux radiations - la série d'accidents dans plusieurs centrales de Fukushima le 11 mars 2011 constitue un événement technologique de premier rang qui marque le développement du nucléaire et qui demande une analyse approfondie de la manière dont 1'usage de cette technologie va se poursmvre.
Photo : Japan News Today.
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Pour l'ingénieur nucléaire que je suis, qui a travaillé sur plusieurs centrales nucléaires et qui a contribué à renforcer leur sécurité et à promouvoir de nouvelles technologies, les images de Fukushima ont été un choc. Comment, ces centrales se trouvent en bord de mer, et cela au «Japon des tsunamis»? Comment, elles n'ont pas d'enceinte de confinement en béton épais, seulement enfermées qu'elles sont dans des «boîtes à chaussures»? Des explosions d'hydrogène les unes après les autres: comment se fait-il , alors qu'on peut les prévenir avec de simples appareils suspendus aux parois internes? Comment, pas de décompression filtrée pour réduire la contamination du voisinage, alors que des techniques du XIXe siècle constituées de réservoirs d'eau et de tuyaux sont installées dans les centrales européennes depuis trente ans? Des questions primitives pour un pays dit de haute technologie. C'était dramatique de voir en direct à la télévision ces ouvriers tentant pendant plusieurs jours de tirer une ligne électrique vers les centrales endommagées, simplement parce que le câblage initial posé à même le sol avait été balayé par la vague géante. Bien sûr, le câblage aurait dû être multiple et enfoui dès la mise en service dans plusieurs tranchées séparées (50 centimètres de profondeur auraient suffi). Les reportages de la télévision japonaise NHK- diffusés sur leur programme international avec interprétation simultanée - ont immédiatement révélé au monde la gravité des événements. Lorsque le 12 mars 2011 un jeune ingénieur sur place déclara à voix basse devant les caméras dans le tumulte ambiant: «Sur une hauteur de 30 centimètres, le haut du cœur nucléaire n 'est plus couvert d'eau» , il n'y avait plus de doute quant au sérieux de la situation. Les déficiences de ces installations sautaient aux yeux de 1' expert. Dans les
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TÉMOIGNAGE D'UN PRONUCLÉAIRE
années 1980, l'équipe d'ingénieurs que je dirigeais à Zurich avait systématiquement évalué et amélioré tous les systèmes de sécurité prévus pour la plus grande centrale suisse alors en construction. Nous vivions quotidiennement dans toutes sortes de scénarios d'accidents. Les images de Fukushima nous révélèrent instantanément tout ce qui manquait dans ces centrales, toute l'irresponsabilité flagrante des constructeurs nippons - plusieurs décennies plus tôt. GOUVERNANCE JAPONAISE EN QUESTION
Si Tchernobyl fut une catastrophe soviétique, alors Fukushima a été une terrible défaillance collective de la gouvernance japonaise. Une semaine après Fukushima, j'étais à Lausanne au programme d'une réunion de milieux économiques romands pour y parler nucléaire. Après avoir décrit les différences majeures entre ces centrales japonaises souséquipées (jamais modernisées depuis 40 ans) et les centrales suisses suréquipées (continuellement mises à jour depuis leur mise en service), je fus sévère envers la compagnie d'électricité de Tokyo, et littéralement pris d'assaut par mes collègues - «Ce n'est pas crédible», «Les Japonais nous sont technologiquement supérieurs»,« Ils en savent plus que nous sur les tremblements de terre et les tsunamis», etc. Le représentant d'une société d'électricité exigea même que l'on ne critique pas 1'exploitant des centrales de Fukushima ni le Japon lui-même! Quelques semaines plus tard, je répétais mon impitoyable verdict dans le plus grand journal économique du Japon, le Sankei Shimbun, ce qui me valut ici aussi le vif mécontentement d'anciens collègues japonais. Depuis lors, l'affaire est réglée: le gouvernement japonais a publié quelques mois plus tard une liste exhaustive de tous les systèmes qui manquaient à Fukushima - par rapport aux centrales 23
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
européennes - et s'en est humblement excusé en déclarant que tout allait être corrigé. De nombreuses délégations industrielles et médiatiques japonaises ont depuis passé dans nos centrales suisses pour observer de visu les différences et pour entendre le pourquoi des choses. La télévision japonaise NHK m'a donné une heure d'antenne sur deux longues émissions pour disséquer les approches techniques, psychologiques et culturelles suivies au Japon- causes des événements - en comparaison avec 1' approche pragmatique et évolutive adoptée en Suisse. Mes amis japonais n'ont cette fois-ci pas protesté. TCHERNOBYL, FUKUSHIMA, CELA COMMENCE À FAIRE BEAUCOUP
Tchernobyl, oui, c'était un accident soviétique. En juillet 1986, trois mois après l'événement, j'ai participé à une conférence de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AlEA), organisée sous l'égide de son directeur général, Hans Blix, et présidée par un éminent scientifique suisse, Rudolf Rometsch. Pour la première fois, des scientifiques et des ingénieurs nucléaires soviétiques parlaient « vrai», sans craindre le commissaire du Parti communiste au bout de la table. En fait, Mikhail Gorbatchev avait explicitement donné 1'ordre aux participants russes et ukrainiens de dire la vérité, toute la vérité. Ce fut le grand déballage. Une conception de centrale déficiente qui n'avait pas été soumise à une revue technique approfondie, un réacteur instable avec un coefficient d'instabilité «positif» (c'est-à-dire qu'une augmentation de température fortuite pouvait automatiquement conduire à une augmentation encore plus forte), ce qui exigeait 1' attention continuelle des opérateurs. Des opérateurs de formation incomplète, mal payés, qui tard ce vendredi soir
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TÉMOIGNAGE D'UN PRONUCLÉAIRE
ne pensaient qu'à rentrer à la maison et qui court-circuitèrent les systèmes de sécurité pour finir vite. Fukushima, ce fut tout différent. Le personnel a fait ce qu'il pouvait face à une catastrophe naturelle sans précédent qui a coupé l'accès au site, éventré les routes, coupé l'accès au réseau électrique et à l'eau non salée. Malgré l'absence de planification d'urgence (une négation culturelle japonaise typique destinée à dissimuler tous les risques), les activités post-accident ont été raisonnablement gérées, puisque à ce jour aucune victime résultant des radiations (immédiate ou prévisible) n'a été déterminée, une mince consolation- mais réelle- face aux quelque 20'000 victimes du tsunami. Toutefois, le tsunami n'est pas une excuse pour les faiblesses techniques des centrales de Fukushima. Comme celle de Tchernobyl, les centrales de Fukushima étaient bâclées techniquement dès le début et elles le sont restées ! Elles auraient pu résister aux flots si la gouvernance nucléaire japonaise avait été au niveau de la réputation technologique du pays. Pendant des décennies, l'exploitant a ignoré les avertissements des sismologues japonais et étrangers sur les risques sismiques à cet endroit (une nature observée depuis cinq cents ans avec une trentaine de grands tsunamis sur la côte est du Japon). Le fournisseur américain a construit la première des centrales de Fukushima sans insister suffisamment auprès des Japonais sur les différences prévalant entre ce site exposé aux catastrophes naturelles et un site américain normal, alors que les ingénieurs japonais accordaient une vénération aveugle à tout ce que ce fournisseur leur disait. En Suisse, à la même époque et plus tard, dès 1'achat, les centrales de ce même fournisseur ont été complétées par des systèmes supplémentaires de sécurité, à l'initiative d'ingénieurs suisses conscients de leur propre responsabilité, que ce soient ceux 25
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
de l'exploitant de centrale ou ceux de l'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN). UNE CERTAINE ARROGANCE JAPONAISE
Fukushima, c'est avant tout l'expression d'une certaine arrogance japonaise. L'autorité de surveillance dépendait du Ministère de l'industrie et du commerce qui lui-même attachait peu d'importance aux déclarations et exigences de ce petit bureau politiquement insignifiant. L'exploitant - la compagnie électrique de Tokyo (TEPCO) - a presque toujours ignoré ce même bureau. Pire, TEPCO fermait les portes de ses centrales aux professionnels de la sécurité venant de l'étranger, même aux spécialistes internationaux des compagnies d'assurance. Significatif encore: lorsque je tentais de convaincre les ingénieurs de TEPCO dans les années 1980 d'adopter un système de décompression filtrée (que mon équipe venait d'installer dans trois des cinq centrales suisses, une autre entreprise le faisant dans les deux autres), la réponse était toujours la même: «Le fournisseur du réacteur ne nous a pas dit de le jaire ; les autorités de sécurité japonaises et américaines et la direction générale, non plus! » En fait, au lieu d'arrogance, on peut plutôt parler du conformisme culturel japonais, du respect excessif de la hiérarchie , de 1'impossibilité de contredire même respectueusement les décisions collectives, effrayé en tant qu'individu par l'opprobre des «autres» et par le risque qu'un tel comportement pourrait impliquer pour la carrière professionnelle. Alors que chez nous un apprenti mécanicien peut faire passer le message d'une vibration suspecte à la pompe n° 2 directement jusqu'aux plus hautes sphères concernées, au Japon, l'employé et la hiérarchie se taisent. En aviation, des situa-
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tions semblables sont connues où le copilote laisse le pilote s'écraser contre une montagne. En 2003, le directeur général de TEPCO, Tsunehisa Katsumata, a prononcé un discours remarquable de candeur devant un parterre international d'exploitants de centrales nucléaires au sujet de malversations, falsifications de documents et irrégularités observées aux centrales de Fukushima dans les années 1990. Ce discours intitulé «Recréer la confiance après les malversations - En quête d'excellence » contient des confessions franchement ahurissantes, par exemple: «Premièrement, nous devons reconnaître que nous n'avions pas de règles claires pour déterminer si une pièce d'équipement était bonne pour le service»; « et nous avions des problèmes avec le contrôle de qualité» ; «et nous n'avions pas une culture d'entreprise qui demandait aux employées d'observer rigoureusement une éthique de bonne conduite», et encore «et nous n'avions pas une culture de la sécurité - la production d'électricité était la priorité - chaque ingénieur basait son travail sur sa propre interprétation de ce que la sécurité nucléaire devait être». Il est stupéfiant de lire aujourd'hui- après les événements de mars 2011- ces aveux de 2003 concernant la gestion négligente de Fukushima dans la bouche du directeur général de TEPCO à l'époque, devenu président du Conseil d'administration en 2008, et qui le resta jusqu'en juin 2012. Peut-on confier une centrale nucléaire à ces Japonais-là? Peut-on leur confier une flotte d' AirbusA-380? Naturellement pas. Dans les deux domaines , la construction , 1'exploitation et la maintenance de ces machines exigent - au-delà des compétences professionnelles et de la discipline de travail -des individus assez indépendants , capables d' intervenir le cas échéant en hommes libres. Heureusement, l' ingénieur en 27
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
chef de Fukushima, Masao Yoshida, fut un tel homme le 12 mars 2011 lorsqu'il refusa l'ordre de Tokyo d'interrompre le refroidissement des installations avec de l'eau de mer, une décision courageuse qui évita une situation plus grave encore. Alors, des accidents soviétiques et banalement nippons? À qui peut-on encore faire confiance? En fait, le nucléaire n'est pas pour tout le monde. Les centrales nucléaires, à l'instar d'une flotte d'avions gros porteurs, ne peuvent pas être confiées à n'importe qui. Je n'ai pas attendu Fukushima pour 1' affirmer. Dans les années 1980, en visite auprès du ministre de 1'Énergie du Sri Lanka, je lui déconseillai de lancer un projet de centrale nucléaire; le cas était clair; tout manquait, l'infrastructure industrielle locale, le personnel technique de construction, les centaines de spécialistes nucléaires, une base financière solide et l'expérience de grands projets. J'y perdis un contrat d'étude, mais les bons ingénieurs-conseils doivent parfois dire ce que le client ne veut pas entendre ! Qui alors entre en ligne de compte pour le nucléaire? Deux catégories. D'une part, les grands pays disposant d'une solide ossature industrielle et de formations techniques, et planifiant plus qu'une seule centrale à la fois. Dans ce cas, une masse critique de compétences» peut être constituée assez facilement pour soutenir un programme nucléaire. D'autre part, les petits pays avancés - comme les pays scandinaves et d'Europe centrale qui peuvent s'appuyer sur une solide base industrielle et intellectuelle acquise dans d'autres secteurs. EsT-cE QUE çA suFFIT?
NoN!
Comme l'aviation civile avec sa dimension internationale, l'énergie nucléaire a besoin de plus de normalisation internationale au niveau technique et au niveau de
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TÉMOIGNAGE D' UN PRONUCLÉAIRE
la surveillance des installations - afin de permettre une identification plus rapide de toute insuffisance à travers les frontières, au-delà de la souveraineté nationale des pays. Avant tout, il faudrait plus de contrôles internationaux ou au moins des contrôles mutuels entre pays. Après l'accident de Fukushima, on m'a souvent interpellé: « Vous qui avez travaillé à l'AlEA, pourquoi ne pas lui donner un rôle d'inspecteur général à même de visiter, de contrôler les installations nucléaires dans le monde entier, et le cas échéant d'exiger leur modernisation, voire leur arrêt?» Même après la catastrophe de Fukushima, cette option reste malheureusement illusoire. Dans le domaine de la sécurité des installations nucléaires, la grande majorité des pays membres de 1' AlEA s'opposent à une telle délégation d'autorité, jugée superflue et contraire à la souveraineté nationale. Certes, la communauté internationale a décidé en 1970 dans le cadre du Traité de non-prolifération des armes nucléaires d'imposer un contrôle formel et rigoureux dans les pays signataires du traité par le biais de 1' AlEA et de ses inspecteurs, mais ces inspecteurs n'ont pas 1' autorité de s'occuper de sécurité, et les pays membres de l'AlEA refusent de la leur accorder. Existe-t-il un autre moyen moins contraignant de mettre en place un mécanisme de surveillance collectif pour veiller à une meilleure discipline et pour assister les pays en besoin? Oui, c'est possible: par le biais d'une vérification internationale mutuelle. VÉRIFICATION INTERNATIONALE: UNE INITIATIVE DIPLOMATIQUE SUISSE PERTINENTE
Dans l'avant-propos, le philosophe français Luc Ferry le dit: « enfin, et c'est l'essentiel, il faudra des règles communes: à quoi bon faire des efforts dans un seul pays s'il 29
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
subsiste à deux pas de chez soi des centrales qui menacent d'un désastre?» Depuis trente ans, l'AlEA offre un service concret aux pays membres, un service allant dans le sens d'une assistance collective, en envoyant des équipes d'une douzaine de spécialistes chacune visiter sur invitation des centrales nucléaires. Pendant une quinzaine de jours, ces physiciens, ingénieurs et électroniciens venant de différents pays passent l'installation au crible fin et écrivent leurs conclusions et recommandations. Les autorités nationales de sécurité peuvent aussi faire l'objet d'une telle visite pour certifier que leur personnel dispose des connaissances, des équipes, des instruments et d'un cadre administratif et juridique adéquats pour l'exercice de ses fonctions. Seul hic dans tout cela, ces visites ne peuvent résulter que de deux invitations, celle du pays concerné et celle de l'installation visée. Bien que fort utiles en pratique, ces inspections ne concernent malheureusement pas les maillons faibles du parc nucléaire mondial, faute d'invitations. En réalité, c'est devenu une sorte de certificat de bonnes mœurs que 1' on affiche au mur du pavillon des visiteurs de la centrale - notamment dans toutes les centrales suisses ! Pour renforcer la sécurité nucléaire au niveau mondial après Fukushima, ne faudrait-il pas rendre ces visites contraignantes , ces «revues par des tiers » obligatoires ? En mai 2011 , le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) prit la décision de lancer une initiative internationale pour 1'établissement de visites contraignantes en matière de sécurité, en proposant un avenant à la Convention internationale sur la sûreté nucléaire. Doris Leuthard, en tant que présidente de la Confédération, défendit avec brio le projet à la réunion du « G20 élargi » début juin à Paris; le DFAE tabla 30
TÉMOIGNAGE D'UN PRONUCLÉAIRE
ses propositions à la Conférence ministérielle sur la sûreté nucléaire à la fin juin à Vienne et les soutint avec vigueur durant l'été 2011 qui vit la négociation d'un projet de «Plan d'action» pour renforcer la sécurité nucléaire mondiale. Toutefois, l'échec fut presque total, puisque le plan d 'action finalement adopté lors de la Conférence générale de 1'AlEA de septembre 2011 à Vienne ne retint pas l'approche suisse. Parmi les empêcheurs d'inspecter en rond, une curieuse collection de pays : les États-Unis (qui se targuent volontiers d'un haut niveau de sécurité, un niveau en fait inférieur aux niveaux suisse et européen), la Russie (qui n'aime pas voir des étrangers dans ses installations) et, sans commentaires, l'Argentine, l'Inde, l'Iran, le Pakistan, la Slovaquie, et les trop fidèles alliés des Américains, la Corée du Sud et la Grande-Bretagne. La Suisse reçut le soutien déterminé de la France, de l'Allemagne, et de plus d'une douzaine d'autres pays de toute provenance géographique, ce qui témoignait de craintes communes en ce qui concerne le respect universel des normes de sécurité nucléaire. Le Japon, tête basse après 1'ampleur de son échec de gouvernance nucléaire à Fukushima (et de par sa propension endémique à suivre aveuglément les Américains) resta discret; inopportunément, car 1'événement de mars 2011 lui aurait donné la plus grande légitimité pour se profiler honorablement sur la scène internationale. La délégation suisse nota avec un brin d 'amertume «qu'après trois accidents majeurs dans trois pays avancés, ( ...) nous aurions souhaité voir le même degré de dynamisme dans le domaine de la sûreté que celui manifesté dans les domaines de la non-prolifération et de la sécurité» . La délégation française sut dire les choses avec tout autant de clarté à 1' Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2011 à New York: « la France milite pour ce qu'on appelle la revue 31
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
par les pairs [bien que] nombre de pays préfèrent une revue volontaire. La France serait prête à accepter une revue obligatoire. Pourquoi? Parce que le nucléaire doit aller de pair avec le plus haut niveau de sûreté. Ce n'est pas le nucléaire ou la sûreté, c'est le nucléaire et la sûreté. Et pour qu'il y ait la sûreté, il faut qu'il y ait la revue par les pairs obligatoire, le centre de formation, la force d'intervention rapide et une autorité indépendante. » Donc, échec pour la Suisse et pour la France. C'est regrettable. Mais les deux pays ont bien l'intention de relancer le débat. Conjointement à d'autres vecteurs énergétiques, le nucléaire a joué et va continuer de jouer un rôle dans la production d'électricité presque dans le monde entier. Pour ce faire, oui, c'est le nucléaire et la sécurité. Le nucléaire bien fait reste une option précieuse pour la production de grandes quantités d'électricité sans le dégagement de gaz carbonique. C'est possible de bien faire- comme cela a été démontré notamment en Suisse, en Scandinavie, en Allemagne et en France. Le présent livre ne s'attache pas tellement à contredire qu'à dire autre chose que ce que 1'on trouve dans les médias et dans la bouche des politiciens. Depuis Fukushima, les médias se plaisent à colporter toutes les mauvaises nouvelles vraies, imaginables et imaginées - jamais les bonnes. Le temps d'antenne est réservé aux professionnels de la mouvance antinucléaire, et rarement, aux organes officiels de la santé publique, de la radioprotection et de la sécurité nucléaire. Ces pages tentent d'appréhender la complexité technique, économique,juridique, institutionnelle et politique du dossier de l'électricité en attirant l' attention sur un certain nombre de faits que politiciens et gourous médiatiques 32
TÉMOIGNAGE D'UN PRONUCLÉAIRE
choisissent trop souvent d'ignorer. Toujours dans l'esprit de «dire autre chose». Et de se demander où nous mène la politique énergétique proposée par le Conseil fédéral.
Confusions linguistiques: Sûreté (en anglais safety): mesures prises lors de la conception, de la construction et de l'exploitation d'installations nucléaires pour protéger 1'homme et son environnement contre les risques techniques. Sécurité (en anglais security): mesures prises lors de la conception, de la construction et de l'exploitation pour protéger les matières et installations nucléaires contre les interventions humaines criminelles (vol, sabotage). Ces définitions valent en France et pour les organisations internationales. En Suisse, la législation nucléaire a adopté il y a plus de cinquante ans le terme «sécurité» pour ce que les Français appellent « sûreté »! Ce livre utilise le terme «sécurité» dans sa définition suisse, sauf lorsqu'il s'agit de citations d'origine étrangère où est alors préservé le terme «sûreté» dans son sens français.
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Chapitre 2
La crainte des rayonnements Pas de victimes dues aux radiations à Fukushima. C'est là le résultat des dernières analyses globales sur le personnel et les populations avoisinantes réalisées par les spécialistes internationaux de la radioprotection, une communauté scientifique indépendante de 1'énergie nucléaire, notamment la Commission internationale pour la protection radioactive (CIPR)', l'Organisation mondiale de la santé (OMS)2 et le Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) 3 • Est-ce plausible, CIPR, Communiqué de presse du 12 mars 2012: «Il n y a pas eu de décès immédiats causés par les ray onnements. »
Le Monde du 25 mai 2012: « Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), les doses de radiations subies par les populations après l'accident nucléaire survenu, en mars 2011, dans la centrale japonaise de Fukushima, restent très en deçà des normes admises.» Base: le rapport de l'OMS de mai 2012 intitulé Preliminary dose estimation from the nuclear accident after the 2011 Great East Japan Earthquake and Tsunami. United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation (UNSCEAR), cité par Le Monde du 25 mai 2012; « ... indique quant à lui que le gouvernement japonais a correctement estimé, à moins d 'un f acteur 10 près, le taux de radiations libérées, et que les conséquences de cet accident seront globalement minimales pour la santé humaine. » 3
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
alors que politiciens et médias sont allés jusqu'à attribuer aux radiations une grande part des innombrables victimes du tsunami et que le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse annonçait des centaines de milliers de victimes4 ? Comment comprendre, qui croire? LE DÉBAT CONTROUVÉ AUTOUR DES RADIATIONS
Les médias, par manque de temps, et les milieux antinucléaires, par manipulation consciente, jouent sur la carte «rayonnements» et «radioprotection» pour exploiter le mystère qui entoure le domaine des rayonnements et pour déformer ce qui se passe. Exemples:
• «Les rayonnements ionisants ? La science n'y comprend rien, c'est la bouteille d'encre, c'est nouveau, ça n'existait pas avant Tchernobyl.» • «Les spécialistes de la radioprotection, ce sont des vendus qui n'ont rien fait après Tchernobyl pour prouver l'existence manifeste de ces millions de morts. Et ils continuent à fermer les yeux après Fukushima; quatre mille employés en sont déjà morts. » • «Les normes de radioprotection, foutaise, des valeurs au moins dixfois, si ce n'est pas cent fois trop élevées.» • «À qui la faute ? Naturellement à tous les adeptes de l'énergie nucléaire qui manipulent tout! » Même les groupes antinucléaires associés à la médecine font fi des conclusions des autorités scientifiques. Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse; « La science irradiée»; Le Temps du 6 avril 2011.
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36
LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
«La médecine nucléaire a sauvé plus de vies que le nucléaire civil, ou même militaire, n'en a détruites.» André Langaney, généticien, Genève (Image: National Lung Cancer Forum).
En quelque sorte, les rayonnements et la radioprotection sont devenus les fers de lance de la lutte antinucléaire. Comme les radiations sont invisibles, c'est un jeu facile. Car, pour déceler la présence de rayonnements, il faut des instruments, et pour interpréter les risques, il faut s'impliquer un tant soit peu dans la physique et la biologie. POINTS DE REPÈRE -
QUI CROIRE?
Il faut tout d'abord distinguer clairement entre deux communautés technologiques, deux métiers, même si dans certains pays- notamment en France- elles se retrouvent sous le même toit administratif de l'État. Deux communautés, l'une au-dessus, faiseuse de règlements; l'autre au-dessous, les assujettis. D'un côté, il y a le monde des rayonnements ionisants (ou radiations), un phénomène physique que l'on rencontre dans la nature, dans la recherche scientifique, dans la médecine et dans l'industrie. On en connaît les dangers 37
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
depuis environ 1900. Ce monde est peuplé de physiciens (pour les mesures), de biologistes (pour évaluer 1'effet des rayonnements sur les tissus vivants) et de médecins (pour l'étude des maladies et de leur traitement), tous entourés de statisticiens et épidémiologistes. De l'autre côté, il y a les utilisateurs et les personnes affectées par les rayonnements. Les utilisateurs doivent respecter des niveaux maximaux pour les employés et pour la population avoisinante (entre autres, des centrales nucléaires), ou pour le moins dans le cas de la médecine, minimiser l'impact de manière commensurable avec les bénéfices potentiels pour le patient. En présence de rayonnements naturels élevés, c'est aux personnes concernées et aux autorités de santé publique de prendre les mesures nécessaires pour se protéger, par exemple, contre le radon qui s'échappe des sols du Jura et des Alpes. Créer la confusion entre les deux domaines séparés que sont centrales nucléaires et radioprotection constitue une tactique sournoise de la manipulation politique qui imprègne le débat sur l'énergie nucléaire. Il ne suffit pas de croire, dire et propager que les centrales nucléaires sont dangereuses, ce qui est le droit de tout un chacun, il faut encore surenchérir en niant toute légitimité à la communauté scientifique de la radioprotection qui depuis plus d'un siècle, avant même l'avènement des centrales nucléaires, a travaillé pour établir des normes fondamentales de protection et pour les faire respecter. LA RADIOPROTECTION, UNE TÂCHE INTERNATIONALE ET NATIONALE
La radioprotection est la discipline qui coordonne les recherches, les travaux et les techniques concernant les moyens de 38
LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
prévenir et de réparer les effets néfastes des rayonnements ionisants. Les connaissances ont pour origine: l'expérience industrielle avant la Seconde Guerre mondiale (aux États-Unis, et aussi en Suisse, avec les employées peignant les cadrans de montre avec du radium); 1' étude complète des survivants des explosions d'Hiroshima et Nagasaki; les observations des personnes irradiées à titre thérapeutique et des victimes d'accidents nucléaires (centrales, industrie et laboratoires). Au sommet de la pyramide, la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) est une organisation internationale indépendante, créée en 1928, œuvrant à la protection contre les rayonnements ionisants (radioactivité et autres rayonnements). Reconnue comme instance suprême dans ce domaine, elle est soutenue par de nombreux gouvernements et associations. Ses recommandations concernent la mesure de 1'exposition aux radiations et les mesures de sécurité à prendre sur les installations sensibles. Ces recommandations n'ont pas force de loi en elles-mêmes, mais sont reprises et adaptées par les législations nationales. Les membres de la CIPR se nomment par cooptation. Les premières normes de la CIPR datent donc de 1928, quelque trente ans avant la mise en service de la première centrale nucléaire en Angleterre. Les utilisateurs- en particulier les métiers liés à l'énergie nucléaire- n'ont pas d'influence sur le choix des normes, pas plus que les médecins utilisateurs de rayonnement dans nos hôpitaux cantonaux , et pas plus que les gouvernements. Ces recommandations ont été remises à jour pour la dernière fois en 2007. Les réglementations européennes (et donc, entre autres, les réglementations suisse et française) reposent essentiellement sur les publications de la CIPR, tout comme la législation américaine. Une autre organisation internationale a déjà été mentionnée, le Comité scientifique de l'ONU sur l'effet des 39
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
radiations (UNSCEAR), qui réunit depuis 1955 des scientifiques représentant 21 États pour évaluer les niveaux et les effets de 1'exposition aux rayonnements ionisants et leurs conséquences biologiques, sanitaires et environnementales. Les rapports de l'UNSCEAR, publiés tous les quatre ou cinq ans, constituent des sommes exhaustives de milliers de références bibliographiques. Ils servent de base aux travaux de la CIPR et aux organismes nationaux de santé publique. En Suisse, c'est l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) qui est responsable de la radioprotection. Dans ce contexte, la Division radioprotection de l'OFSP octroie les autorisations pour les installations émettant des rayonnements ionisants, notamment en médecine, dans l'industrie, la recherche et 1' enseignement. Elle surveille aussi la conformité des installations utilisées, de même que la sécurité des personnes actives dans ce domaine. La Section radioactivité de l'environnement surveille en permanence l'évolution de la radioactivité naturelle et artificielle dans l'environnement, en particulier à proximité des installations nucléaires, des industries, des instituts de recherche et des hôpitaux qui utilisent des substances radioactives. Les expositions qui en résultent sont calculées pour déterminer les risques pour la population. LA RADIOACTIVITÉ, NOUS LA CÔTOYONS DEPUIS TOUJOURS
Les rayonnements, présents dans la nature depuis la formation de 1'univers, assaillent la terre et ses habitants de tous les côtés. Du ciel nous viennent les rayons cosmiques; le gaz radon s'échappe du sol dans le Jura, en Valais et au Tessin; au Brésil, en Inde et en Iran, c'est la présence de substances radioactives naturelles dans le sol qui irradie
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LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
continuellement les habitants de certaines régions, à une dose annuelle supérieure à celle qu'ont reçue les voisins de Fukushima5 • La perception profondément différente des dangers associés aux rayonnements ionisants entre le quidam et ceux qui les fréquentent professionnellement réside pour ces derniers dans la connaissance immédiate que donnent les mesures. Un simple instrument pas plus gros qu'un stylo détecte leur présence et mesure leur intensité instantanément. On ne voit pas, on ne sent pas; mais on mesure. Et en mesurant, on entend, ce qui fait toute la différence. Le poison dans la nourriture passe inaperçu sans une longue analyse chimique ou sans le goûteur royal complaisant. Le monoxyde de carbone, ce gaz invisible et inodore, tue silencieusement dans nos garages souterrains. Le compteur de radiations, lui, crépite. Mesurer, c'est toute la différence, car en réalité- que ce soit pour des aliments sains ou pour des poisons - tout est une question de quantité, de dose. Paracelse, chimiste suisse, père de la toxicologie, précurseur de la médecine moderne, l'a écrit au XVIe siècle: «Toutes les choses sont poison, et rien n'est sans poison; seule la dose fait qu'une chose n'est pas un poison. >} Boire rapidement trop d'eau peut parfois se révéler fatal (comme le savent les marathoniens); à l'autre extrême, absorber deux nanogrammes (milliardième de gramme) de botuline par kilogramme de tissu humain, le plus puissant des Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants, «Sources et impact des radiations ionisantes », Rapport 2008 à l'Assemblée générale des Nations unies, Annexe B, « Sources de rayonnements naturelles ». 6 «Alle Dinge sind Gift, und nichts ist ohne Gift; allein die Dosis machts, daj3 ein Ding kein Gift ist. » 5
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
poisons connus (que l'on trouve dans les algues pourries), tue aussi. Pourtant, sous le nom de Botox, on le retrouve dans les joues figées de nombreuses femmes mûres à la recherche d'une beauté impérissable. Les nombreuses victimes de ce puissant poison n'intéressent pourtant pas les politiciennes américaines et européennes. Deux unités servent à mesurer la quantité et l'impact des substances radioactives: • Le becquerel (Bq). L'activité d'une substance est déterminée par le nombre de désintégrations radioactives par unité de temps. Un becquerel correspond à une désintégration par seconde. L'instrument de mesure ne fait ici que compter les crépitements signalant l'arrivée des rayons. Le becquerel en soi n'est pas très révélateur. Cela revient à dire que «Ce verre contient cinq grammes». Cinq grammes de quoi, d'eau, d'eau de javel, d'arsenic? Le becquerel apporte malgré tout un ordre de grandeur. La plupart du temps, les becquerels indiquent la présence d'un mélange. Le corps humain contient quelque 8'000 Bq de rayonnements, un mètre cube d'eau de mer 14'000. Le becquerel est certes utile, mais il ne dit rien de l'impact sur la santé humaine.
• Le sievert (Sv) sert à évaluer ce que Paracelse appelait la dose, une mesure de l'effet délétère d'un poison pour la santé, dans le cas présent les radiations. La «dose équivalente» dans un organe humain tient compte de l'intensité des radiations dans cet organe et de 1' impact biologique des différents types de rayonnements. Le sievert est beaucoup plus révélateur que le becquerel, car dans ce cas, chaque ingrédient d'un mélange de matières radioactives est pris en considération avec son effet néfaste spécifique sur le tissu humain concerné (les poumons par inhalation, la peau par irradiation directe, ou le corps entier 42
LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
par ingestion). Des instruments de mesure plus complexes permettent néanmoins de combiner, d'ajouter les contributions de différents ingrédients pour en déterminer l'effet global. En pratique, il est plus commode d'utiliser une unité 1000 fois plus petite, le millisievert (mSv ). LA NATURE DONNE DES POINTS DE REPÈRE
C'est la nature elle-même qui nous donne les premiers points de repère nécessaires à 1'utilisation de ces unités, notamment les niveaux d'exposition normaux observés en Europe et les niveaux très élevés auxquels sont soumis des groupes de population dans certains endroits du monde. Avec comme seule origine, des sources naturelles: les rayons cosmiques, les substances contenues dans le sol de surface et le gaz radioactif radon s'échappant du sol (cf. note 5 page 41): Lieu
Dose annuelle moyenne (mSv)
Suisse
2à6
Suède
~4
Finlande
7,6
Inde (Kerala)
8 à 53
Brésil(Araxa)
28
Iran (Ramsar)
10 à 150
Ces valeurs correspondent à des groupes de population de plusieurs dizaines de milliers d'individus (des valeurs encore plus élevées s'appliquent à de plus petits groupes). Ce tableau donne l'ordre de grandeur de ce dont la nature nous gratifie. Certes, comme dans le cas de la botuline, tout ce qui est naturel n'est pas nécessairement innocent. La différence: la botuline dans la nature ne se trouve qu'en des lieux isolés sur des plages avec des algues en décomposition que l'on peut éviter; les rayonnements eux sont omniprésents dans la nature, 43
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
notamment en Suisse dans les régions où le radon suinte de partout. Mais on peut les mesurer. Qu'en est-il de la radioactivité et des doses présentes en Suisse? L'OFSP accumule une quantité impressionnante de données sur la radioactivité présente en Suisse dans l'air, les eaux, les sols, les aliments et autour des centrales nucléaires. Il surveille la situation de près et publie chaque année ses résultats7 • Fait passé inaperçu, l'OFSP a révisé en 2010-2011 à la hausse la dose moyenne du public (c'est-à-dire des personnes non exposées professionnellement): mSv par an
Pourcentage
Radon
3,2
58
Rayons cosmiques
0 ,4
7
Sol
0,35
6
Alimentation
0,35
6
Médecine
1,2
21
Autres sources
0,1
2
TOTAL
5,6
100
Source
Les «autres sources», ces 2%, comprennent les centrales nucléaires, l'industrie et la recherche. Donc le total que 1' on ne trouve pas explicitement dans le rapport annuel 2010 et 2011 de l'OFSP- est de 5,6 mSv/an, alors qu'en 2009 il n'était que de 4 mSv/an, une correction importante provenant d'une nouvelle évaluation du radon 8 , une contriOffice fédéral de la santé publique, « Radioactivité de 1'environnement et doses de rayonnements en Suisse en 2011 » , www.bag.admin.ch/themen/ strahlung/00043/00065/02239/index .html ?lang=fr 7
8
«La dose inhérente au radon (calculée sur la
base de la publication 65 de la CIPR est sensible-
44
LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
bution qui a doublé de 1,6 à 3,2 mSv/an, le total passant de 4 à 5,6 mSv/an. Pourquoi l'OFSP se refuse-t-il à indiquer explicitement cette somme de 5,6 mSv/an dans ses rapports annuels, laissant au lecteur le soin d'additionner et de tirer ses propres conclusions? L'OFSP a-t-il peur de mettre en évidence les dangers de la nature? Le rapport de l'OFSP serait encore plus riche, encore plus utile, si 1'on y ajoutait plus d'informations comparatives. Pourquoi pas un échantillon de doses à travers le pays, du Jura au Tessin avec leurs fortes émanations9 de radon Uusqu' à près de 4000 Bq/m3 et 8000 au Tessin), en passant par Genève qui en subit 100 fois moins ? Pourquoi pas un tableau indiquant les doses reçues annuellement en différents lieux du monde (y compris au Brésil, en Inde et en Iran)? Pourquoi pas un tableau en fin de rapport qui expliquerait les risques associés à différents niveaux de rayonnement (en mSv)? Pourquoi pas une explication sur la théorie linéaire (voir ci-dessous) pour faire comprendre l'importance de cet outil pour la prévention (principe de précaution), mais pas pour calculer rigidement les conséquences sanitaires? Du côté médical, selon l'OFSP, plus des deux tiers de la dose collective annuelle en radiodiagnostic sont dus aux examens de tomodensitométrie (dite aussi scanographie, tomographie axiale calculée par ordinateur). D'autres informa-
ment revue à la hausse après la nouvelle évaluation de la CIPR (ICRP Statement on Radon 2009) ». En première approximation, le radon cause une dose supplémentaire de 25 mSv par année pour chaque millier de becquerels par mètre cube. Par conséquent 4000 Bq/ m3 induit une dose de 100 mSv, autant qu'à Ramsar en Iran. On comprend pourquoi l'OFSP mène une campagne vigoureuse pour assainir les bâtiments affectés. 9
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
tions détaillées donnent une excellente vue d'ensemble de la situation radiologique de la Suisse 10 • En ce qui concerne les doses reçues par les professionnels, l'OFSP établit régulièrement un rapport 11 sur l'ensemble des personnes impliquées, 79'000 en Suisse, soit deux fois plus en 2010 qu'en 1976, première année d'un suivi méthodique. Pendant cette période de trente-cinq ans, la dose moyenne est tombée de 0,73 mSv par année à 0,08 mSv. Cette diminution vaut autant pour les centrales nucléaires que pour les applications médicales. Pour l'année 2010, l'OFSP signale deux cas de dépassement de la norme autorisée, 20 mSv par année. L'un à la centrale nucléaire de Leibstadt où lors d'une inspection, un technicien a reçu une dose de 28 mSv à cause d'une alarme non transmise par l'électronique de mesure. L'autre dans un hôpital ou un cabinet médical non identifié, où un médecin a atteint une dose de 30,2 mSv en ignorant à plusieurs reprises les mesures de protection requises. L'IMPACT DES RAYONNEMENTS SUR LA SANTÉ
«Seule la dose fait qu'une chose n'est pas un poison», avait écrit Paracelse d'Einsiedeln. Oui, mais à partir de quelle dose un poison est-il dangereux? Selon de nombreuses études sanitaires et épidémiologiques réalisées dans ces régions du Brésil (Minas Gerais), de l'Inde (Kerala) et de l'Iran (Ramsar) sur plusieurs centaines
Le rapport 2011 de 1'OFSP nous apprend encore que, sur les cinq dernières années, les centrales nucléaires suisses ont rejeté dans l'air entre 100 et 3 '000 fois moins de substances iodées que la limite autorisée et que pour les gaz nobles ce facteur a été de 100 à 10'000, les rejets les plus faibles étant ceux de la soi-disant «vieille centrale» de Mühleberg. 11 OFSP, Rapport de dosimétrie 2010. 10
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LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
de milliers d'habitants, on n'a pas observé de déviations statistiquement notables quant à la fréquence de cancers, leucémies et autres maladies entre ces régions et d'autres régions voisines beaucoup moins exposées. Par conséquent, la nature fournit déjà une première indication sur un niveau acceptable d'irradiation ionisante, disons quelque 20 à 100 millisieverts par année au vu du tableau ci-dessus. Prenons 20 mSv comme seuil de prudence, un niveau en dessous duquel des effets délétères n'ont pas été observés. Qu'en est-il bien au-dessus de 20 mSv? Dans ce cas, ce n'est pas la nature qui a permis d'établir une échelle des risques associés aux rayonnements, mais bien les activités humaines, en commençant par les accidents qui ont accompagné l'utilisation des radiations dans l'industrie, la recherche et la médecine depuis environ 1910. En bref, les observations et expériences accumulées depuis un siècle donnent une base solide pour une compréhension de l'impact des rayonnements. Ce travail centenaire a conduit aux estimations suivantes en ce qui concerne les risques à court et à long terme. À court terme, une dose supérieure à quelque 700 millisieverts par événement s'accompagne des premiers symptômes somatiques (épuisement, nausées, vomissements). Au-delà de 1000 mSv, des séquelles sérieuses peuvent s'en suivre. La dose semi-létale (dose létale pour 50 % des personnes exposées) se situe vers 5000 mSv. Plus la durée d'exposition est courte, plus graves sont les conséquences. À long terme : c'est la possibilité de cancers et leucémies après de nombreuses années qui retient l'attention. Un document récent 12 , qui confirme les conclusions de nombreuses
«Leucémie infantile et centrales nucléaires. Faut-il - oui ou non s'inquiéter?», Forum suisse Médecine et Énergie, 2012 (www.fme.ch). 12
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
publications antérieures, nous apprend que les études faites au Japon depuis soixante ans sur les survivants des explosions nucléaires révèlent une fréquence de 5 personnes sur 100 par sievert pour de telles maladies, soit 500 sur les 50'000 personnes suivies (qui avaient reçu une dose moyenne de 200 mSv), ce qui correspond aux 518 cas identifiés lors des études épidémiologiques. Autre effet à long terme, les mutations génétiques. Les mutagènes connus se répartissent en deux catégories : les agents physiques et les agents chimiques. Le premier groupe comprend toutes les radiations ionisantes et certaines parties du spectre de l'ultraviolet. La dose qui doublerait la fréquence1 3 des mutations naturelles se situerait quelque part dans une vaste fourchette entre 300 et 2500 mSv. On en sait très peu sur ce sujet, car les bases statistiques manquent pour des populations suffisamment grandes et suffisamment irradiées. Les mutagènes chimiques sont, quant à eux, très nombreux et variés. DÉBAT SUR LES TRÈS FAIBLES DOSES
La recherche scientifique indique que l'on peut utiliser une règle linéaire approximative pour estimer l'impact des radiations sur la santé dans la plage de valeurs situées entre environ 100 mSv d'origine naturelle (dans des régions exceptionnelles) et les 5000 mSv de la dose semi-létale. Cette règle revient à prédire qu'un niveau d'irradiation reçu par dix personnes aura les mêmes conséquences collectives que le dixième de ce niveau reçu par cent personnes. Mais alors, comment estimer les effets de radiations se trouvant bien en dessous des niveaux prévalant dans la nature, 13
Encyclopedia Britannica 2012, article «Radiation».
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LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
alors qu'aucune observation statistiquement fiable ne permet de déterminer 1' impact, même sur de grands groupes de population exposés à presque 100 mSv/an en Inde, au Brésil et en Iran? La réponse : dans le cadre des normes de radioprotection, selon le principe de précaution, on continue à appliquer la loi de linéarité. Une dose tolérable pour les mille habitants résidant dans le voisinage d'une installation nucléaire devrait être mille fois plus basse pour une population d'un million plus éloignée. C'est une règle de protection très raisonnable, mais qui ne peut pas servir hors de son contexte. Prenons la conclusion citée ci-dessus: « 5 cas par 100 personnes et par sievert » d ' augmentation de maladies malignes se traduit linéairement par «50 cas par 10 millions de personnes et par millisievert». Le niveau de 1 mSv, c'est en Suisse 1' activité supplémentaire moyenne reçue par les applications médicales (exactement 1,2 mSv, selon l'OFSP). Que des doses si faibles causent ce nombre de victimes n'est pas étayé par la surveillance médicale des hôpitaux et cabinets médicaux. Ce nombre est de toute manière impossible à observer en comparaison d'une population de 2,5 millions décédant de cancers dus à d'autres causes. Parler du nombre de «décès dû au cancer par unité de sievert» est quelque peu trompeur. Dans 90% des cas, les personnes touchées sont des personnes âgées. C'est une chose de mourir à 20 ans d'un accident de voiture (ou de devenir handicapé pour la vie) et une autre de succomber d'un cancer à 85 ans « un mois trop tôt». Mettre ces deux extrêmes sur le même pied ne semble guère correct; une meilleure mesure serait la «perte d'années de vie par sievert »14 •
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Walter Rüegg, extrait d'une communication personnelle.
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
La linéarité est une bonne mesure de précaution ; mais ce n'est pas la réalité. «50 cas par JO millions de personnes et par millisievert », c'est une fiction. Le médecin suisse Paracelse a certes introduit la notion de linéarité au XVIe siècle déjà, mais il aurait su reconnaître ses limites. Un grand fumeur consommant 10'000 cigarettes par année court un grand risque d'en mourir un jour; par contre, dans un autre groupe de 10'000 personnes qui ne fument qu'une cigarette par année, aucune personne n'en souffrira, car les poumons rejettent facilement les résidus d'une cigarette par année, mais pas ceux de 30 par jour. L'effet des faibles doses est par nature différent, pour plusieurs raisons: parce que d'autres facteurs influencent le résultat et masquent les conséquences de ce seul facteur; et parce que le corps montre des capacités de résistance et de récupération qui se manifestent fréquemment jusqu'au niveau le plus bas, celui de l'ADN. En dessous de certaines doses, il est bien connu que le porteur du patrimoine génétique humain, l'ADN, répare de lui-même les dommages infligés par les facteurs externes que sont les produits chimiques et les radiations. En réalité, de faibles doses pourraient même avoir des influences bénéfiques. L'hormèse (ou hormesis) désigne une réponse positive des défenses biologiques aux stimulations lors d'expositions à de faibles doses de toxines ou à d'autres agents générateurs de stress. En raison de ce phénomène, un agent polluant ou toxique peut donc avoir un effet opposé suivant que la dose reçue est faible ou forte 15 •
Académie nationale de médecine et Académie des sciences, Paris; «Rapport: La relation dose-effet et l'estimation des effets cancérogènes des faibles doses de rayonnements ionisants » , publié et approuvé en 2004-2005. 15
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LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
LES NORMES DE RADIOPROTECTION
La CIPR établit les normes de radioprotection sur la base de 100 ans d'expérience avec les rayonnements ionisants et en adoptant des facteurs de précaution suffisamment élevés pour minimiser les risques. Ces facteurs de précaution sont fréquemment utilisés pour 1' établissement de normes législatives. Par exemple, pour« l'électrosmog »-l'accumulation des champs électriques et magnétiques provenant de rayonnements non ionisants, comme ceux issus des antennes de téléphonie, de radio et de télévision, ou dus aux lignes à haute tension -la législation suisse a adopté les facteurs de précaution de 10 pour les professionnels et 50 pour la population. Les limites légales de radioprotection suivantes ont été adoptées en Suisse et en France: Catégorie Travailleurs en situation normale Travailleurs en situation exceptionnelle Public en situation normale [Public en situation exceptionnelle
Dose maximale 20 mSv par an 100 mSv par événement 1 mSv par an 20 mSv par an ? ]
En ce qui concerne les travailleurs, le facteur de précaution est ainsi 50 et 10 fois inférieur à la dose de 1000 mSv à laquelle la santé commence à être affectée, pour des situations normales ou exceptionnelles, respectivement. Ces limites ne considèrent pas l'irradiation naturelle, ni l'irradiation à des fins médicales, mais uniquement l'irradiation d'origine non naturelle et non médicale. Pour le public, le facteur de protection est donc de 1000. La dernière ligne de ce tableau est spéculative, mais elle représente tout de même une interprétation crédible de la prise de position officielle de la CIPR lors du premier anniversaire 51
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
de l'accident de Fukushima16 en mars 2012. Dans ce document, la Commission témoigne d'abord qu'il n'y a eu aucun décès à court terme dû aux radiations, ni au sein de la population ni parmi les travailleurs. En ce qui concerne le long terme, elle invite le Japon à s'en tenir pour la population affectée à une dose collective en dessous de 20 mSv par an et le plus proche possible du niveau d'un millisievert par année adopté il y a longtemps. «Si les doses restent en dessous de ces niveaux, il ne devrait pas y avoir de soucis sanitaires particuliers.» Par ailleurs, elle déclare son intention d'améliorer ses recommandations relatives aux situations exceptionnelles (urgence et reconstruction). Ce qui précède permet de penser que pour le public, une dose limitée à 20 mS v pour de telles situations pourrait bien être fixée. En effet, comment la CIPR pourrait-elle à long terme déclarer inacceptable une telle dose en situation exceptionnelle, alors que de nombreuses populations de par le monde vivent avec cette dose en situation normale - sans conséquences sanitaires apparentes ? Ou encore : comment la CIPR pourrait-elle à long terme déclarer inacceptable pour le public une telle dose en situation exceptionnelle, alors que de par le monde des centaines de milliers d'employés du nucléaire et du médical sont autorisés à travailler sous cette dose limite en situation normale - sans craintes de conséquences sanitaires ? Il faut aussi rappeler qu'au-delà de ces limites, une recommandation non chiffrée prévaut dans toutes les installations industrielles et médicales : «Aussi bas que raisonnablement possible. » C'est ainsi que - comme on peut le voir sur Internet en temps réel - les centrales suisses se positionnent Commission internationale de la protection radiologique, communiqué de presse, « One Year Anniversary of the North-eastern Japan Earthquake , Tsunami and Fukushima Dai-ichi Nuclear Accident », 12 mars 2012. 16
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couramment bien en dessous des normes autorisées, tant pour l'irradiation moyenne du personnel que pour les rejets de substances dans l' environnement 17 • Cela, c'est bien sûr une bonne note pour ces installations, mais aussi du pain bénit pour la presse de boulevard qui peut occasionnellement titrer «Scandale, la centrale a rejeté durant la dernière période deux fois plus de radioactivité que la normale» - en passant sous silence que c'est encore beaucoup moins que le niveau permis. CAS BÉNIN: THREE MILE ISLAND, L'ENCEINTE DE CONFINEMENT A ÉVITÉ LE PIRE
Le 28 mars 1979, une panne du système de refroidissement de la centrale de Three Mile Island, en Pennsylvanie, a provoqué une fusion partielle du cœur du réacteur, un réacteur à eau pressurisée d'une capacité de production nette de 800 mégawatts et entré en service en 1974. Cet accident de perte de réfrigérant primaire a entraîné le relâchement par la cheminée d'une importante quantité de radioactivité- essentiellement sous forme de gaz nobles très volatils qui se sont rapidement élevés dans l'atmosphère. Au niveau du sol, la dose de rayonnement est demeurée inférieure aux fluctuations des doses naturelles, et a donc été jugée sans conséquence pour la santé publique. Le cas a donc été bénin du point de vue de la radioprotection, bien que très sérieux du point de vue technologique.
Office fédéral de la santé publique ; rapport annuel - dosimétrie des personnes exposées professionnellement aux radiations en Suisse. 17
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
CAS DRAMATIQUE: TCHERNOBYL, LE PIRE •••
Le Comité scientifique des Nations unies, UNSCEAR, a évalué en détail l'impact radiologique de l'accident de Tchernobyl pour arriver à un certain nombre de conclusions quant aux doses accumulées par différents groupes de la population 18 • • Les liquidateurs: Dose moyenne: 100 mS v, en admettant comme correct le nombre de 600'000 enregistrés en tant que tels et recevant une pension officielle. • Évacués des zones hautement contaminées (1986) Dose moyenne: 33 mS v pour un total de 116'000 personnes. • Habitants des zones sous contrôle (1986-2005) Dose moyenne: >50 mS v pour une population de 270'000 personnes. • Habitants des autres zones contaminées (1986-2006) Dose moyenne: 10 à 20 mS v pour 5 millions de personnes. Quel impact radiologique? Un effort considérable a été engagé pour comprendre la dimension radiologique de l'accident- avec la participation d'une centaine de groupes de recherche provenant d'autant d'universités du monde entier, ce qui a permis de mieux cibler les doses reçues, d'en observer les effets à court et à moyen terme 19 • À long terme, le suivi épidémiologique est resté limité, car l'effondrement de l'Union 18
UNSCEAR, Rapport no 88,2008.
19 Serge Prêtre,« Tchernobyl- Contexte et conséquences», présentation devant l'Association romande de radioprotection, Genève, 3 novembre 2006.
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soviétique a rendu un tel suivi très problématique faute de bases statistiques fiables. L'intervention internationale suite à 1' accident a créé une transparence médicale bien supérieure à celle qui existait auparavant, ce qui a mis à jour des fréquences de maladies incompatibles avec le flou du système médical antérieur. En tolérant 1'escroquerie rosso-ukrainienne du statut de liquidateurs (beaucoup trop de monde en quête de la prime mensuelle, 7 millions de personnes au lieu des 400'000 effectivement irradiées)20 ,2 1 on a massivement dilué l'impact des conséquences radiologiques en diminuant (probablement) le niveau moyen d'exposition. Néanmoins ces données sont difficiles à interpréter, compte tenu de l'incertitude sur la dose de rayonnement reçue (dose évaluée et non pas mesurée individuellement), et compte tenu de la différence positive de niveau de vie, puisque les liquidateurs perçoivent une pension, qui augmente ainsi leur niveau de vie et leur capacité à se soigner. En ce qui concerne le moyen terme, il faut aussi se rappeler que l'écroulement de l'Union soviétique quelques années plus tard a été accompagné d ' une détérioration marquée de la santé publique dans les territoires affectés par l'accident, avec une réduction de cinq ans de l'espérance de vie. CAS GRAVE: FUKUSHIMA, SPECTACULAIRE, MAIS UN ACCIDENT RADIOLOGIQUEMENT BIEN GÉRÉ
Dans le cas de Fukushima, 1'UNSCEAR a publié son premier rapport22 en mai 2012. Les estimations provisoires 20
Ibid.
21
Ibid. note 12 page 47.
22 UNSCEAR; Interim Findings of Fukushima-Daiichi Assessment presented at the Annual Meeting of UNSCEAR, UNIS/OUS/ 144, 23 mai 2012; Background information f or j ournalists - UNSCEAR assessment
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
révèlent que les émissions radioactives ont été environ six fois inférieures à celles de Tchernobyl, de même que l'étendue des zones fortement contaminées. Le gros des émissions en provenance des réacteurs endommagés s'est en fait dispersé vers 1' océan Pacifique grâce à un fort courant marin dirigé vers l'est. Avec quelles conséquences pour le monde marin? Une réponse est donnée par une étude globale sur les eaux du Pacifique publiée au début mars 2012 par l'Académie américaine des sciences et signée par une quinzaine de scientifiques appartenant à trois instituts de recherche marine (deux américains et un japonais)23 : «Les risques radiologiques associés à ces radionucléides sont inférieurs à ceux généralement considérés comme nuisibles pour les espèces animales marines et pour les consommateurs humains, et même inférieurs à ceux provenant des radionucléides naturellement présents dans l'eau .» De nouveau, ces chercheurs qui nous ramènent sur le plancher des réalités et cette nature qui nous irradie trop de partout et qui cache ainsi les méfaits de 1'homme ! Dans son communiqué du 12 mars 2012, la CIPR confirme qu'il n'y a eu aucun décès à court terme dû aux radiations, tant pour les travailleurs sur site que pour la population. Selon ofthe Fukushima-Daiichi accident, 23 mai 2012. 23 Fukushima-derived radionuclides in the ocean and biota off lapan, Ken O. Buesselera, Steven R. Jayneb, Nicholas S. Fisherc, Irina 1. Rypinab, Hannes Baumannc, Zofia Baumannc, Crystaline F. Breiera, Elizabeth M . Douglassb, Jennifer Georgec, Alison M. Macdonaldb, Hiroomi Miyamotod, Jun Nishikawad, Steven M. Pikea, and Sashiko Yoshidab; a) Department of Marine Chemistry and Geochemistry, b) Department of Physical Oceanography, Woods Hole Oceanographie Institution, Woods Hole, MA 02543; c) School of Marine and Atmospheric Sciences, Stony Brook University, Stony Brook, NY 11794; and d) Atmosphere and Ocean Research Institute, University of Tokyo, Kashiwa, Chiba 2778564, Japan.
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LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
l'Organisation mondiale de la santé (OMS)24, 167 employés auraient ainsi reçu des doses cumulées supérieures à 100 mSv, six employés supérieures à 250 mSv, dont deux à 680 mSv. En ce qui concerne la population, c'est l'irradiation collective mesurée en «personne-sievert» qui est déterminante pour l'impact à long terme (une personne-sievert, c'est une personne irradiée par un sievert, ou alors 100 par 10 mS v). Le tableau suivant permet de placer le cas de Fukushima dans le contexte des accidents de Three Mile Island et Tchernobyl (sur la base de chiffres préliminaires): Ordre de grandeur Doses totales intégrées en personne-sieverts25 :
Tchernobyl Fukushima Harrisburg
Travailleurs 60'000 170 ---
Public 200'000 2'000 20
À Fukushima, à l'exception de la gestion de l'accident sur place immédiatement après 1' accident (difficile à cause des cataclysmes qui l'ont accompagné, mais aussi révélateur d'une non-préparation patente), les Japonais ont su maîtriser la situation radiologique en demandant d'abord à la population de rester à 1'intérieur, puis en l'évacuant et en dictant des Organisation mondiale de la santé, Rapport « Preliminary dose estimationfrom the nuclear accident after the 2011 Great East lapan Earthquake and Tsunami», mai 2012. 24
Hansruedi Volkle, Département de physique de 1'Université de Fribourg, « Strahlenbelastung nach Reaktorstorfallen: Tatsachen und Meinungen »,Journée d'information du Forum nucléaire suisse, 31 janvier 2012. 25
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
restrictions alimentaires pour le public, et en gérant bien les interventions de secours. Depuis le printemps 2012, dans la ville de Naraha à la miaoût, certaines restrictions imposées jusqu'alors dans la zone d'évacuation autour des centrales nucléaires de Fukushima ont été relaxées, ce qui permet aux habitants d'y retourner pour accéder à leur maison et réparer celles qui ont été détruites par le tsunami. La radioactivité ambiante dans ces régions est tombée en dessous de 20 millisieverts par année, le seuil adopté par le gouvernement japonais pour permettre un retour. Maisons, bâtiments officiels, infrastructures et routes pourront maintenant être restaurés. D'autres localités suivront. Certes, une bonne nouvelle ne fait pas le printemps. La série d'accidents dans les centrales de Fukushima constitue un événement technologique de premier rang qui influencera la conception technique des futures centrales. Mais pourquoi toujours en rajouter et passer sous silence toute bonne nouvelle? Et pourquoi ne pas systématiquement reproduire en encadré ces points de repère sur les doses comparatives qui pourraient aider le lecteur à s'y retrouver? La sérieuse Neue Zürcher Zeitung a publié en 2011 une série d'articles d'une militante antinucléaire allemande qui écrivait de Tokyo toute son indignation que le gouvernement japonais soit prêt à tolérer pour la population une dose accumulée dépassant un millisievert par an, alors que la ville de Zurich en subit près de trois fois plus bon an mal an ! FUKUSHIMA : LA DÉRIVE DES MÉDIAS ET LE SILENCE DES SPÉCIALISTES
Dans son dernier livre, l'écrivain, philosophe et traducteur Étienne Barilier se définit en tant que « a-nucléaire », avec ce « a» privatif pour dire qu 'il n'appartient ni au camp 58
LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
pronucléaire ni au camp antinucléaire. Pourtant, dans son livre le thème du nucléaire joue un rôle central dans 1'exaspération qu'il y exprime, ni envers un camp ni envers l'autre, mais envers la manière choquante dont les médias ont traité les événements qui ont suivi le tremblement de terre, le tsunami de Sendai et les explosions d'hydrogène de Fukushima. Étienne Barilier se vit figé de stupeur «à la découverte de ce lapsus géant, grotesque, incroyable, qui attribue généreusement, à part égale avec le séisme, les milliers de morts du 11 mars 2011 à une «catastrophe nucléaire» qui, officiellement, n'a causé aucune mort d'homme ... » Il fustige les journalistes qui ont tiré des conclusions hâtives sur les conséquences radiologiques de l'accident. Oui, l'accident de Fukushima n'a officiellement causé aucune mort d'homme. Lorsqu'Étienne Barilier a écrit ces lignes au début 2012, «officiellement» signifiait «de source japonaise». Depuis lors des instances officielles internationales se sont ralliées à cette conclusion : la Commission internationale de protection radiologique, l'Organisation mondiale de la santé et le Comité scientifique de l'ONU sur l'effet des radiations. La plupart des médias suisses romands ne se sont pas encore résolus à publier des articles substantiels sur les conclusions des trois organisations internationales citées ci-dessus, ni du reste sur le retour graduel des populations dans les zones évacuées l'année dernière. Les nouvelles ne doivent être que mauvaises! Aucune bonne nouvelle rapportant des faits objectifs ne mérite publication ! Il semble que beaucoup de journalistes romands se rallient corps et âme à une petite phrase inculte du journal Le Monde (9 avril2011), analysée sans pitié par Étienne Barilier: «Malgré leur bon sens apparent, les tentatives d'objectiver la réelle portée de cette catastrophe sont hors de propos », une phrase qui condamne sans appel toute évaluation rationnelle. 59
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
En quelque sorte: seule la subjectivité compte, seules les émotions doivent prévaloir! Le bon sens ne doit pas être entaché d'objectivité! (Cf. Avant-propos) C'est bien là le credo qui domine dans cette bataille de millisieverts . Les médias ne veulent en aucun cas servir de porteurs d'eau à cette énergie nucléaire tant honnie ; donc ils passent sous silence ce qui n'entre pas dans un cadre strictement subjectif. Qu'en est-il alors des spécialistes de la radioprotection, une science qui transcende l'énergie nucléaire - qui est en réalité bien plus importante dans les hôpitaux que dans les centrales? Trop souvent, ils se taisent. En pratique, il incombe aux milieux de l'énergie nucléaire de réfuter les fantasmes, d'expliquer ce que sont les radiations et comment fonctionne réellement le monde de la radioprotection. C'est regrettable, parce qu'étant partie prenante d'une technologie, assujettie elle-même aux normes de radioprotection, ces milieux sont automatiquement ignorés par politiciens et médias à la recherche de sensationnalisme. Que peut-on reprocher à un utilisateur? De n'avoir peut-être pas respecté une norme prescriptive, oui; mais pas de l'avoir mal conçuepuisqu'elle a été établie par d'autres, par une autorité gouvernementale dans un cadre international médical contraignant (CIPR). À chacun son métier. L'automobiliste doit respecter les limitations de vitesse ; si ces limites vous semblent trop élevées, prenez-vous-en à la loi et non pas à l'automobiliste. De même pour les radiations . La radioprotection est un métier qui influence de manière essentielle le travail de 1' ingénieur dans une centrale nucléaire et du médecin dans son cabinet. C'est donc aux spécialistes de la radioprotection d'expliquer ce qu'ils font et ce qu'ils observent, et d'en interpréter la nature et d'en tirer des conclusions. Or le monde de la radioprotection ne le fait pas, en tout
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LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS
cas pas en Suisse; il se cache maladroitement, de peur de se voir associer à l'énergie nucléaire. Une affiliation qui n'a pas lieu d'être, bien que politique et médias tentent par tous les moyens de lier les rayonnements exclusivement à cette forme d'énergie. Où sont les spécialistes de la radioprotection qui oseraient mettre en cause les inepties publiées dans la Revue médicale suisse? Que fait l'Office fédéral de la santé publique pour expliquer plus visiblement le domaine des rayonnements, un domaine qu'il suit avec assiduité et grâce à de gros moyens financiers partout en Suisse, dans les applications industrielles, dans la médecine et dans la nature, et qui après Fukushima a mis en place une cellule de crise qui a suivi en détail l'évolution de la situation radiologique en Suisse, mais aussi au Japon. Comment se fait-il que des représentants de l'OFSP déclarent en privé seulement que tout semble indiquer 1'absence de victimes dues aux rayonnements parmi le personnel des centrales de Fukushima, et a fortiori dans la population environnante? CIPR, OMS et UNSCEAR l'ont dit, pourquoi pas l'OFSP? Donc face au silence désespérant des milieux professionnels de la radioprotection, c'est aux utilisateurs d'expliquer la radioprotection en réitérant les vues des organismes internationaux de la santé: la CIPR, l'OMS et UNSCEAR, ainsi que les publications scientifiques sérieuses et les encyclopédies qui résument en toute probité l'état des connaissances. Tout ce savoir accumulé donne une crédibilité aux organisations qui depuis cent ans ont suivi, analysé et légiféré dans ce domaine. Les militants et les politiciens engagés contre le nucléaire choisissent, eux, presque toujours de propager des assertions fallacieuses ou spéculatives qui ne s'appuient que sur une infime minorité de la communauté scientifique de la radioprotection. 61
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
POUR CONCLURE
Si toutes les affirmations catastrophiques sur 1'impact des faibles doses de rayonnements sur la santé humaine étaient vraies, la vie humaine aurait disparu depuis longtemps de la surface de la Terre. C'est une vérité rassurante, très élémentaire et qui confère une grande crédibilité à cette vieille science centenaire qu'est la radioprotection. «Mais, dirat-on, et ces leucémies enfantines et ces enfants difformes de Kiev?» En Suisse, ce sont entre 50 et 60 enfants par année qui sont touchés par les deux types connus de leucémies infantiles26 • À population égale, c'est aujourd'hui le même nombre qu'on observe à Kiev et ses alentours , à Buenos Aires, à Johannesburg et ailleurs dans le monde. Recevoir ces enfants leucémiques de Kiev dans les montagnes valaisannes pendant l'été en les affublant d'une pancarte autour du cou proclamant «enfant de Tchernobyl» est un abus déplorable et une semi-escroquerie à la charité. Action charitable, certes. Mais pourquoi ne pas inviter aussi les enfants malades de Buenos Aires et de Johannesburg? Et aussi de Suisse! Même constat pour les malformations.
26
Ibid. note 12 page 47.
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Chapitre 3
Atouts du nucléaire
Pourquoi la Suisse, la France, les pays scandinaves et tant d'autres encore ont-ils recouru à l'énergie nucléaire pour la production d'électricité? Ce chapitre l'explique, alors que les suivants traiteront des vulnérabilités notoires de cette forme d'énergie: la sécurité des installations et le sort à réserver aux déchets radioactifs. James Lovelock, l'un des vénérables fondateurs du mouvement écologique, prône depuis longtemps l'énergie nucléaire: «Il n'y a pas d'autre solution viable, propre, écologique et économiquement acceptable, pour remplacer la dangereuse habitude que nous avons prise de brûler des combustibles à base de carbone»; «Pour un monde assoiffé d'énergie, le nucléaire représente notre seule lueur d'espoir». Dans son livre La revanche de Gaïa, il en arrive à la conclusion que le défi sans précédent du réchauffement climatique nous force à investir massivement dans l'énergie nucléaire- qui n'émet pas de gaz à effet de serre. Patrick Moore, cofondateur de Greenpeace, écrivait en 2006 dans le Washington Post: «Dans les années 70, lors de la création de Greenpeace, je voyais l'énergie nucléaire comme synonyme d'holocauste nucléaire, à l'instar de la plupart de mes compatriotes. Trente ans plus tard, j'ai changé 63
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
d'avis- et le reste du mouvement écologique devrait en faire autant- parce que l'énergie nucléaire est peut-être bien la solution pour sauver notre planète d'un désastre possible, un changement climatique catastrophique». Un autre écologiste influent, William Chameides, ancien chef scientifique de 1'organisation Environmental Defense Fund, ne mâche pas ses mots: «Je trouve plutôt faux-jeton ces gens qui clament le danger du réchauffement climatique - et qui en même temps écartent le nucléaire du revers de la main. Il faut au moins le considérer.» Les atouts du nucléaire s'énumèrent en trois volets: 1) des réserves de combustible très grandes pour une énergie durable, même si pas renouvelable, 2) un coût de l'électricité produite stable, prévisible et inférieur à celui des nouvelles énergies renouvelables (seuls le charbon et le gaz naturel sans taxe co2peuvent faire mieux) et 3) des déchets concentrables et stockés hors de la biosphère (au lieu du gaz carbonique relâché dans 1' atmosphère et la biosphère par les combustibles fossiles). En réalité, ces dernières années le débat antinucléaire a souvent tourné autour d'arguments économiques , que ce soit l'ampleur des réserves d'uranium, le coût de la production de 1'électricité ou la responsabilité civile des exploitants en cas d'accident. LES RÉSERVES D'URANIUM
«De toute manière, l'énergie nucléaire dans le monde est compromise par le manque d'uranium.» C'est ce qu'affirment péremptoirement un grand nombre d'antinucléaires de tout acabit, de Landerneau au Gros-de-Vaud. Selon eux et selon leur vœu, le grand cirque nucléaire des centaines de centra64
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
les en exploitation et en construction s'arrêtera d'un coup de baguette magique le <dourN+ 1 »-faute d'uranium. Le nucléaire a pour sûr ses facettes sérieuses ; celle-ci est carrément cocasse. Elle se nourrit de la perception très populaire, mais fallacieuse, que les ressources géologiques ont une fin, une finalité bien définie. Les économistes, même les journalistes économiques, ne réussissent pas à faire passer le message du lien entre ressources géologiques et prix. Premièrement, la science géologique ne peut jamais mener à terme ses inventaires du sous-sol terrestre ; on trouvera peut-être plus de réserves demain ou après-demain; les gens de ce métier peuvent quelquefois témoigner de 1' absence de quelque chose à un endroit donné, mais pas de l'absence ou la présence de 1' autre côté de la terre et partout. Deuxièmement, tout est une question de prix, pour aller explorer ailleurs des endroits impossibles ou pour tirer la dernière goutte de pétrole d'un puits abandonné dix ans plus tôt parce que cela n'en valait pas la chandelle à ce moment-là. Comme l'a bien dit le professeur Daniel Favrat, de 1'École polytechnique fédérale de Lausanne: «L'homme n'est pas sorti de l'âge de la pierre par manque de pierre, mais parce qu'il est parti ailleurs faire autre chose!» La situation par rapport au nucléaire est tout aussi claire quand on l'observe de près: il y a encore beaucoup d'uranium et, après l'uranium, il y aura de toute façon de plus grandes quantités encore de thorium pour ravitailler les centrales nucléaires du monde ! Au rythme de la consommation actuelle, les ressources d'uranium identifiées sont suffisantes pour assurer 1'approvisionnement du parc de centrales existant pendant plus de cent ans, selon les enquêtes régulières menées par l'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire (AEN) 65
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA)publiées chaque deux ans, la dernière fois en juillet 2012: Les ressources en uranium et la production sont à la hausse et la sécurité d'approvisionnement en uranium assurée pour plus de cent ans sur la base des besoins existants. Le rapport montre que le total des ressources en uranium identifiées a augmenté de 12,5% depuis 2008. Toutefois, le rapport indique aussi que les coûts de production ont augmenté. La production mondiale de mines d'uranium a accru de plus de 25% entre 2008 et 2010, à 54' 670 tonnes. La croissance des ressources provient d'une augmentation de 22% des dépenses pour la prospection et l'exploration entre 2008 et 2010. En 2010, ces dépenses ont atteint le niveau de 2 milliards de dollars américains, indique le rapport. La demande d'uranium devrait continuer à augmenter dans un avenir prévisible. Malgré Fukushima, l'énergie nucléaire reste « un élément clé du mix énergétique mondial», avec plusieurs pays planifiant la construction de nouvelles centrales nucléaires, comme la Chine, l'Inde, la Corée du Sud et la Russie. Les besoins annuels devraient augmenter de 63 ' 875 tonnes d'uranium à la fin de l'année 2010 à une fourchette située entre 98'000 et 136'000 tonnes en 2035. La première parution de la publication bisannuelle Ressources, production et demande de l'uranium remonte à 1965 et, depuis lors, elle s'est imposée à travers le monde comme un ouvrage de référence sur l' uranium. En presque cinquante ans d'existence, le Livre rouge a accumulé une impressionnante moisson de données officielles fournies par les gouvernements, avec plus d'un vingtaine d'éditions parues . C'est un travail sérieux parce que tous les pays de l'OCDE exploitant ou planifiant des centaines de centrales 66
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
en dépendent. Autre facteur indirect de sérieux : les grands producteurs de ressources minières tendent plutôt à sous-estimer (et non surestimer) leurs réserves pour ne pas déprimer le prix du marché. Ce prix est aujourd'hui d'environ 105 dollars le kilogramme. Le Livre rouge énonce en filigrane un postulat qui peut paraître surprenant. Si la« finitude» d'une ressource énergétique existe bien sûr physiquement, elle n'a pas de réelle signification aux sens économique et stratégique ! Et cela pour une raison évidente: on ne peut parler de ressources disponibles sans parler de prix. Autrement dit, si les prix augmentent, les ressources mobilisables augmentent aussi, car la prospection en est encouragée. L'histoire des matières premières l' a souvent démontré. Les ressources en uranium sont catégorisées en fonction d'un niveau de confiance décroissant- ressources prouvées, estimées, pronostiquées, spéculatives. Et ces catégories sont elles-mêmes liées à des catégories de coûtsdans une fourchette allant de moins de 40 dollars jusqu'à 260 dollars pour le coût d'extraction au kilogramme. Cela signifie que, selon le prix, la ressource exploitable varie considérablement; dans ce contexte, on voit bien que certains arguments sur la «finitude» des ressources d'uranium ne tiennent pas la route, d'autant moins que l'impact du coût de l'uranium sur le coût du kWh nucléaire est très faible, inférieur à 5 %. Concrètement, en n'exploitant que les ressources identifiées extractibles à bas prix, on ne dépasse guère cent années de réserve au rythme actuel de consommation. Mais, en élargissant 1' exploitation au total des ressources conventionnelles, on monte à plusieurs centaines d'années. Et si l'on devait un jour extraire l' uranium des phosphates (il y a 22 millions de tonnes de réserves), ce qui paraît réalisable à un coût proche du prix actuel du marché spot de l'uranium, quelque 700
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
années de réserves s'annonceraient. Pour être complet, on peut ajouter que l'eau des océans contient au moins 4,4 milliards de tonnes d'uranium, avec une teneur de 3,3 milligrammes par mètre cube. Son extraction «passive» au moyen de résines échangeuses d'ions, un procédé très cher (entre 300 et 500 dollars le kilogramme), deviendrait rentable un jour si les mines devaient fermer l'une après l'autre et le prix de 1'uranium grimper en flèche. Le constat est donc clair: il y a suffisamment d'uranium! Ce n'est pas pour autant une raison de le gaspiller. Le développement durable consiste à utiliser au mieux les ressources naturelles tout en minimisant la production de déchets : c'est l'ambition des technologies nucléaires du futur (Génération IV) grâce au retraitement chimique du combustible usagé. URANIUM EN
V ALAIS
Cerise sur le gâteau: il y a aussi de l'uranium en Suisse, avec une longue histoire de prospection en Valais ! Pour preuve: chaque jour, le Rhône déverse 35 kilogrammes d'uranium dans le lac Léman (13 tonnes par an) et près de 80 kg dans la Méditerranée (29 tonnes par an) . Entre 1966 et 1984, la Confédération a consacré quelque 4 millions de francs à la recherche d'uranium en finançant pour moitié les frais de prospection de deux sociétés. Dans la région de Nendaz-Siviez, Énergie Ouest Suisse (aujourd' hui Alpiq) a découvert des douzaines d'anomalies avec des teneurs moyennes d'uranium entre 0,1 et 0,5% et maximales de plus de 4%. Dans la région de Salvan, Alusuisse (aujourd'hui Alcan) a mis au jour des concentrations tout aussi intéressantes: dans une première tranchée des teneurs entre 0,19 et 1,7% avec une moyenne de 0 ,36%, dans une seconde tranchée entre 0,4 et 11,2% avec une moyenne de 2,75%. 68
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
Un échantillon de 15 tonnes de « minerai trié», collecté en 1975 en surface et dans une galerie de 942 mètres creusée dans la montagne, a donné une teneur moyenne d'environ 1%. Pour comparaison, la plupart des mines d'uranium exploitées de par le monde contiennent moins de 0,2% d'uranium en moyenne. Le prix de l'uranium étant trop bas à l'époque, la prospection d'uranium en Valais a été abandonnée , mais elle a été reprise récemment par une société canadienne sous concession de l'État du Valais . Les résultats canadiens ont confirmé les découvertes antérieures ; des fouilles plus profondes seraient amplement justifiées, selon les spécialistes canadiens et les experts du canton. Si la Bourse de Toronto offre des perspectives favorables, les fouilles pourraient débuter en 2013. L'extraction de filons uranifères sur une base commerciale internationale serait une option lointaine, car les coûts d'extraction en Valais seraient plus élevés que dans les grands bassins miniers d'Australie et du Canada.
Valais: Image radiométrique prise par hélicoptère d' une zone uranifère entre Nendaz et Isérables. La couleur et son intensité indiquent la présence d'uranium dans le sol (Image Urania Resources Ltd).
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
Les techniques de prospection et d'extraction ont fortement évolué depuis la prospection dans nos Alpes vers les années 1970 et 1980. Ces techniques modernes peuvent satisfaire des normes strictes de protection de 1'environnement, selon le professeur de géologie de l'Université de Lausanne Christian Bauchau. L'exploration d'uranium en Valais est une démarche qui vaut la peine, car elle apporterait de nouvelles ressources au Valais et ouvrirait la voie à une réserve stratégique capable de ravitailler notre parc nucléaire pendant plusieurs décennies et ainsi de renforcer notre approvisionnement en électricité. Bref, parler de pénurie d'uranium est pire qu'une erreur, c'est une sottise ! LES RÉSERVES DE THORIUM
Le thorium, l'autre combustible nucléaire, est constitué d'un seul isotope Th-232 qui n'est pas fissile, mais fertile (sous l'action de neutrons, il se transforme en U-233 qui est, lui, fissile). Il a fait l'objet de discussions intenses dans le contexte des nouvelles technologies, comme les réacteurs à haute température et ceux à sels fondus. Mais il ne faut pas oublier que le thorium peut aussi se substituer à l'uranium comme combustible pour les centrales conventionnelles refroidies à 1'eau - sans modifications importantes de ces installations, même pour celles qui sont déjà en activité. Cela n'a pas été fait à grande échelle, parce que la fabrication du combustible est plus compliquée, donc plus chère. Si le prix de 1'uranium devait croître au-delà de 400 dollars le kilogramme environ, le thorium entrerait en scène et limiterait 1' augmentation des coûts grâce à ses ressources minières trois fois supérieures à celle de 1'uranium, ressources situées 70
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
dans des pays aussi favorables que l'Australie, les États-Unis et la Norvège. LE COÛT DU KILOWATTHEURE NUCLÉAIRE
Certes, les prévisions de 1945 d'un journaliste amencain trop enthousiaste selon lesquelles le courant électrique nucléaire serait un jour trop bon marché pour même le compter ne se sont pas réalisées. Plus réaliste, le professeur Paul Scherrer calculait en 1946 déjà devant ses étudiants de 1'École polytechnique fédérale de Zurich un coût de 2,3 centimes par kilowattheure pour de futures centrales, ce qui n'était pas très loin des 2,8 évalués en 1965 pour la première centrale suisse de Beznau alors en construction. Exprimé dans ces mêmes centimes de 1965, le kilowattheure de Beznau coûte aujourd'hui 1,6 centime. Les coûts d'exploitation, pour les trois premières centrales de Beznau (deux unités de 365 mégawatts) et Mühleberg (373 mégawatts), se situent autour de 3,6 ct par kWh; celle de Gosgen (985 mégawatts) produit maintenant à quelque 4 ct, alors que celle de Leibstadt (1190 mégawatts) est passée sous le niveau de 5 ct en 2012. Ces coûts unitaires comprennent une contribution d'environ un centime pour les fonds gérés par la Confédération destinés au démantèlement et à la gestion des déchets 1• Ces coûts sont tout à fait concurrentiels sur le marché suisse et européen, puisque l'électricité hydraulique se place dans une fourchette de 5 à 8 ct par kWh et que le prix du marché européen fluctue (fortement) autour de 6 ct. Les droits de tirage en main de compagnies électriques suisses sur des centrales françaises se traduisent par un coût «Les vrais coûts du nucléaire - Realkosten der Atomenergie » , Rapport du Conseil fédéral au Parlement, mai 2008. 1
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
de quelque 4,5 ct par kWh (alors qu'Électricité de France le vend au prix de gros à ses concurrents français à 4,2 centimes d'euro, soit environ 5 centimes suisses). Faut-il rappeler que 1'électricité éolienne revient actuellement à environ 20 ct, et 1' électricité solaire à plus de 30 ct? À l'instar des grands barrages, les centrales nucléaires exigent des investissements très lourds que compense en cours d'exploitation le faible coût du «combustible» utilisé. La rentabilité dépendra donc de manière vitale du coût de 1' argent (intérêts sur les emprunts obligataires et fonds propres), et de la durée d'amortissement choisie. Les complexes hydroélectriques sont généralement amortis sur une durée de quelque quatre-vingts ans. Lors de la mise en service des premières centrales nucléaires, il était courant et prudent de prévoir une durée d'amortissement financière de vingt à vingt-cinq ans, alors même que la garantie technique des fournisseurs d'équipement s'étendait à quarante ans. Après l'octroi aux États-Unis depuis 2001 de nombreux permis d 'exploitation pour une durée de soixante ans par 1' autorité de sécurité nucléaire, tout laisse à penser qu'un tel âge est aussi possible -en terme de sécurité et de fiabilité- pour la plupart des centrales en exploitation aux États-Unis , en Europe et en Suisse. Les centrales nucléaires coûtent cher à la construction : plusieurs milliards de francs pour une grande installation, comme celles de Gosgen et Leibstadt en Suisse. La plupart des centrales européennes fonctionnent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pour atteindre des taux de production annuels de plus de 90% (le remplacement du combustible et l'entretien annuel expliquant la part manquante). Souvent franchement négligentes par le passé, les compagnies d'électricité américaines ont en trente ans fait passer ce taux moyen de 65 à presque 90% pour leur parc de 104 centrales. En ces 72
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
termes, le nucléaire devient comparable à l'hydraulique de par sa fiabilité et sa pérennité, une comparaison qui se traduit aussi par 1'extension de la période comptable de durée d'amortissement. Ce sera soixante ans pour les nouvelles centrales européennes et américaines, un chiffre qui se rapproche des quatre-vingts ans de l'hydraulique. Le coût fixe principal - 1' amortissement de la dette de construction - devient ainsi encore plus prévisible, pour autant que le marché financier le soit. L'autre élément important du coût du kWh nucléaire est celui des coûts variables. Ils sont certes variables, mais on peut les évaluer de manière plutôt fiable. Il s'agit entre autres du coût du combustible et du coût de la gestion des déchets. Dans le cas concret de la centrale nucléaire de Gosgen dans le canton de Soleure2 , sur un coût de production total de 4 ct, la gestion des déchets et le démantèlement représentent 0,93 ct et le combustible 0,44 ct par kWh. De manière plus précise:
• Élimination ultérieure des déchets et démantèlement des centrales: les centrales suisses (comme les finlandaises, suédoises, américaines, etc.) paient comptant à l'avance. Les contributions sont versées dans deux fonds spéciaux gérés par la Confédération3 •
• Combustible nucléaire: il est constitué de plusieurs centaines d'assemblages en aciers fins -de la mécanique de haute précision - dans lequel l' uranium proprement dit (contenu dans des tubes) ne représente qu'une fraction du Centrale nucléaire de Gosgen, Rapport annuel 2011.
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http ://www.bfe.admin .ch/entsorgungsfonds/index. html ?lang=fr 3
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
coût (de l'ordre d'un tiers), soit pour Gosgen, environ 0,15 ct par kWh. Le coût total du kWh nucléaire reste donc peu sensible aux fluctuations du prix de 1'uranium sur le marché mondial. Décupler ce prix ne fait qu'augmenter ce coût de 1,6 ct, ce qui n'affecte pas trop la compétitivité du courant nucléaire. Cette faible vulnérabilité donne aussi une tout autre dimension au débat sur les réserves de minerai d'uranium- qui deviennent beaucoup plus grandes lorsque le prix élevé de l'uranium sur le marché permet de rentabiliser un coût d'extraction plus élevé. Le coût d'un kilowatt nucléaire - Centrale de Gosgen 1
Pourcentage
Cts/kWh
Intérêts financiers
5,2
0 ,21
Amortissement de la dette
10,9
0 ,43
Frais d'exploitation (personnel, entretien , impôts)
49,6
1,97
Assemblages de combustible (fabrication, uranium, enrichissement)
11,0
0 ,44
Déchets (paiements dans le fonds de la Confédération)
14,1
0,56
Démantèlement (dans le fonds de la Confédération)
9,2
0 ,37
100%
3,98
TOTAL
La centrale a produit 7,91 milliards de kWh en 2011 à un coût annuel de 315,1 millions de francs.
L'atout économique principal du nucléaire, c'est celui de la prédictibilité une fois que la centrale est construite. Non seulement le coût de l'électricité nucléaire est avantageux, mais encore il se révèle peu sensible aux fluctuations du marché mondial. Certes, la Suisse dépend de l'étranger pour maintenir ses centrales nucléaires en service, mais c'est une dépendance «rapprochée», celle de nos grands voisins européens et 74
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
celle, plus lointaine mais rassurante, de pays démocratiques et stables que sont le Canada et 1'Australie comme grands fournisseurs d'uranium. Revers de la médaille. La vraie vulnérabilité économique du nucléaire, ce sont les pénalités financières causées par des retards durant la construction et la mise en service (et le cas échéant des dysfonctionnements des marchés financiers qui pourraient remettre en question les emprunts obligataires). Les exemples foisonnent. En Suisse, cela a été notamment le cas de la centrale de Leibstadt dont la mise en service a été retardée de quatre ans à cause de la substitution en phase de planification des normes de sécurité américaines par les normes allemandes, alors que les premières avaient prévalu depuis les années 1960. En Finlande, c'est la naissance douloureuse de la cinquième centrale (d'origine française) qui a révélé le manque d'expérience récente des trois partenaires en matière de construction (propriétaire, constructeur et autorité de sécurité). Avec cette dernière expérience, les Finlandais comptent faire bien mieux pour les sixième et septième centrales, toutes deux commandées et en cours de réalisation. L'avenir? Les centrales déjà construites et en exploitation sont presque partout très rentables, puisque souvent déjà amorties. La rentabilité de nouvelles centrales semble bien établie en Asie et en Europe où les marchés financiers sont plus favorables aux investissements à long terme qu'aux États-Unis. En Europe continentale, les gouvernements n'accordent pas de subventions à la construction et à l'exploitation. La situation est différente aux États-Unis, où les entreprises électriques dans un marché financier focalisé sur le court terme - n'aiment guère entreprendre de gros investissements sur quarante ou soixante ans, une durée qui inclut dix ans de planification, alors que les turbines à gaz n'exigent que quelques années
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
de construction, quatre fois moins de capitaux et aujourd'hui, avec l'arrivée du gaz de schiste, une chute importante du prix du gaz. Le coût de l'électricité produite par une nouvelle centrale nucléaire en Suisse se situerait entre 7 et 11 centimes par kilowattheure, selon la technologie choisie et selon le niveau des intérêts financiers. PROPRE, CAR LES DÉCHETS SONT RETENUS ET CONCENTRÉS- ET TRÈS PEU DE
C02 EST DÉGAGÉ
Qu'a fait la société jusqu'à récemment - que doit-elle mieux faire à l'avenir pour se débarrasser des déchets de tous genres qu'elle produira, après que tout a été entrepris pour en prévenir la création, pour en diminuer le volume et pour les réutiliser? La réponse à cette question se résume en une double affirmation: la pratique du passé était la dilution des déchets dans la nature, les sols, les eaux et l'air, alors que celle de 1' avenir sera nécessairement la concentration et l'enfouissement dans le sous-sol profond. Telle est la mutation à accomplir. Cette vaste opération de concentration et d'enfouissement dans le sol recèle aussi une dimension symbolique, celle d'un grand cycle qui se boucle: les résidus des produits extraits du sous-sol profond- charbon, métaux, terres rares, pétrole, uranium - y retournent. Si cette approche a un sens du point de vue écologique puisqu'elle permet de rendre effectivement propre 1'exploitation de nombreuses ressources naturelles et d'activités industrielles -, elle soulève immanquablement des problèmes politiques, puisque très peu de communes dans la plupart des pays sont disposées à devenir des poubelles chimiques et nucléaires. Voilà donc le paradoxe criant: diluer n'importe quoi dans l'air, du co2et autres polluants, c'est peut-être dangereux, mais c'est au moins démocratique. Retenir, concentrer et enfouir,
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ATOUTS DU NUCLÉAIRE
c'est mieux, mais c'est antidémocratique de vouloir imposer une poubelle à un pauvre petit village bucolique! Dans sa diversité anarchique et bruyante, la mouvance antitechnologique s'oppose avec le même élan révolutionnaire aux centrales nucléaires, aux émissions de gaz carbonique, au stockage souterrain des déchets radioactifs ou chimiques et même maintenant à la séquestration du gaz carbonique provenant de centrales à charbon «propres » ! Concentration et enfouissement, c'est la voie suivie par le nucléaire, comme l'explique le chapitre 6. Clarifions ici un avantage essentiel du nucléaire : la faible production de gaz à effet de serre (tous donnés en équivalent de gaz carbonique: co2 équivalent) qui lui est associée en termes de kilowattheure électrique produit. Ces valeurs sont d'origine suisse4 , comparables à la plupart des estimations internationales qui prennent en compte la chaîne complète, depuis l'extraction du sol jusqu'au traitement des résidus : Production Charbon
Grammes de C01 par kWh
912 84 426 119 62 16 8 4
Charbon avec CSC* Gaz naturel Gaz naturel avec CSC* Photovoltaïque Éolien Nucléaire Hydraulique
* CSC =Capture et séquestration de carbone (les gaz sont retenus à la source, concentrés et enfouis dans le sous-sol); valeurs pronostiquées pour 2050. 4
Institut Paul-Scherrer; Le Point sur l'énergie, no 20, Juin 2010.
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
Certains esprits chagrins ont naturellement tenté de gonfler la valeur du nucléaire en choisissant des usines d'enrichissement d'uranium qui n'utilisent que de 1' électricité à base de charbon (ce qui est vrai aux États-Unis, mais pas en Europe) ou, ce qui est plus hypocrite, en attribuant au seul uranium les émissions d'extraction minière combinée cuivre-uranium en Australie. Les antinucléaires illustrent volontiers leurs propos avec des images d'énormes bulldozers travaillant sur des mines d'uranium à ciel ouvert en Australie ou en Namibie et crachant de gros nuages noirs de diesel brûlé. C'est vrai pour l'extraction de l'uranium de ces pays, comme pour le charbon allemand et pour les terres rares chinoises destinées aux panneaux photovoltaïques et aux éoliennes (néodyme). Mais nous parlons ici- faut-ille rappeler- de production de C02 par kilowattheure produit. Or un kilogramme de minerai brut d'uranium produira en fin de chaîne de 20 à 100 fois plus d'électricité qu'un kilogramme de charbon. Dans mon débat public, je n'ai jamais vraiment insisté sur cet «avantage C02 » de l'énergie nucléaire. Retenue du physicien exposé quotidiennement dans son métier aux scénarios apocalyptiques colportés à coup de chiffres fallacieux, intuitivement conscient que d'autres facteurs physiques affectent l'atmosphère terrestre que les seules activités humaines5 , méfiant envers une organisation comme le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) qui s'est discrédité par des pratiques rappelant l'Inquisition médiévale6 • Je garde quelque peu mes distances avec cet argument vraiment pronucléaire, un argument pourtant inéluctable François Meynard, La légende de l 'effet de serre, Editions Favre, 2011. 5
6
Etienne Dubuis, Sale temps pour le GIEC, Editions Favre, 2010.
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ATOUTS DU NUCLÉAIRE
si l'on poursuit logiquement à son terme la vision catastrophique soutenue par la majorité convaincue des spécialistes du climat, des politiciens et des médias. Ces grands écologistes sérieux et intègres, les James Lovelock, Patrick Moore et William Chameides - en cohérence complète avec leur conviction profonde sur les dangers de 1' effet de serre - savent mieux que quiconque rappeler le rôle utile que le nucléaire peut jouer dans le contexte énergétique et climatique après Fukushima. À vrai dire, je me sens plus proche de 1' ancien président de la Confédération Pascal Couchepin, parlant devant le Forum nucléaire suisse en 2000, qui avait formulé un très sage «Pari de Pascal» sur les mesures rendues nécessaires par les risques sérieux que l'on peut attribuer à 1' effet de serre : «Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien», en paraphant la version originale formulée vers 1660 par le physicien et théologien Blaise Pascal sur l'existence de Dieu. Croire ou ne pas croire à l'effet de serre, là n'est pas l'essentiel. Agissons comme s'il existe, prenons les mesures qui s'imposent, par exemple, recourir à l'énergie nucléaire. On y gagnera. S'il n'existe pas, on y gagnera aussi . Le fait qu'une centrale nucléaire n'émette presque riensi ce n'est par la cheminée des gaz radioactifs en très petites quantités (on a vu précédemment qu'en Suisse, c'était de 100 à 10'000 fois inférieur aux niveaux autorisés)- constitue néanmoins un atout de propreté indéniable. Pour les voisins d'une centrale nucléaire, ces arguments ont du poids: pas d'émissions de fumée, pas de poussières radioactives, pas d'odeurs et pas de bruit. Seul impact important, mais sans conséquences : les rejets de chaleur sous forme d'eau chaude dans les rivières (strictement réglementés) ou sous forme de
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
vapeur d'eau dans l'atmosphère à l'aide de ces trop grandes tours de refroidissement. UNE OMBRE AU TABLEAU: LA RESPONSABILITÉ CIVILE DES EXPLOITANTS?
Malgré le haut niveau de sécurité des centrales nucléaires modernes, les accidents pouvant causer des dommages considérables restent possibles. Le fait qu'un accident puisse aussi affecter des pays voisins exige une réglementation internationale en matière de responsabilité civile. Puisque le droit usuel n'est pas adapté aux risques particuliers que présente l'utilisation de l'énergie nucléaire, il a été nécessaire de créer un cadre juridique international idoine par le biais de conventions multilatérales. Plusieurs objectifs primordiaux ont été adoptés dans le contexte suisse en matière de responsabilité civile: a) assurer une réparation adéquate des dommages causés aux personnes, aux biens et à 1'environnement par un accident nucléaire ; b) rendre les exploitants nucléaires pleinement responsables, c'est-à-dire indépendamment de toute faute de leur part (responsabilité causale), y compris en cas d'acte terroriste ; c) instituer une responsabilité illimitée de 1'exploitant (avec tous ses biens en jeu); d) par contre, exonérer de toute responsabilité ceux qui sont associés à la construction, à l'entretien ou au déclassement d'installations nucléaires (tels que les constructeurs et les fournisseurs) et e) obliger 1'exploitant de couvrir partiellement cette responsabilité par une assurance responsabilité civile privée. Ces principes se traduisent par cinq tranches de couverture successives: 1. Couverture par assurance civile privée. 80
ATOUTS DU NUCLÉAIRE
2. Couverture sous assurance publique avec paiement de primes à l'État. 3. Couverture sous assurance collective internationale. 4. Ensuite, tous les actifs de 1'exploitant sont en jeu: plusieurs milliards, voire des dizaines de milliards, selon le cas. 5. Au-delà de ces quatre tranches, l'État assume les risques résiduels. La première tranche relève du droit privé, si ce n'est pour une stipulation légale quant au montant assuré. La seconde implique un service rendu par 1'État, mais un service rémunéré par des primes payées par les exploitants. Il en est de même pour la troisième. La quatrième tranche mérite plus d'explications. Premier point essentiel : la législation suisse prescrit que 1'exploitant d'une centrale nucléaire assume une responsabilité civile causale stricte et illimitée pour toutes les conséquences d'un accident- même sans sa faute, même en cas de catastrophe naturelle et même en cas de guerre et d'actes terroristes. En pratique, le mot « illimité » signifie que la responsabilité s'étend à tous ses biens, ses barrages alpins, ses centrales au fil de 1'eau, son réseau électrique et ses infrastructures. Les trois exploitants suisses valent de la sorte plusieurs dizaines de milliards de francs. Les sociétés exploitantes agissent donc bel et bien en tant qu'assureurs privés principaux, avant que l'État ne passe à la caisse. C'est pour ne pas déclencher une liquidation précipitée des actifs des exploitants en cas d'accident et pour permettre des dédommagements rapides que la loi nucléaire de 2003 maintient et renforce le modèle international «à trois niveaux » 81
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
-en exigeant d'abord que les exploitants se couvrent auprès de sociétés d'assurance privées pour un montant de 1,05 milliard de francs, ensuite en reconnaissant une convention internationale qui attribue une tranche supplémentaire de 750 millions à la charge de l'État (mais avec primes payées par les exploitants), et finalement une autre tranche de 450 millions aux autres États solidaires de la Convention européenne. Le tout représente ainsi quelque 2,25 milliards de couvertures. La Convention européenne ne prévoit pas que les exploitants paient de primes à l'État pour la tranche nationale de 750 millions; la loi suisse l'a fait. Au-delà, c'est la responsabilité causale illimitée des exploitants qui couvrirait le gros des conséquences. Une tranche éventuelle ultime tombant dans le domaine public ne serait nécessaire qu'en cas de dommages exceptionnels. Aujourd'hui, certains observateurs n'excluent pas qu'une ou plusieurs tranches de couverture financière soient reconsidérées à 1' avenir. Il se pourrait que la première et la deuxième tranche - à la charge des exploitants - soient quelque peu augmentées - sans pour autant que le coût du kWh en soit affecté de plus de quelques dixièmes de centimes. Les politiciens souhaitent avec raison que les risques inhérents à toute technologie soient pris en compte dans l'évaluation de sa rentabilité, et que ces risques ne soient pas supportés par l'État. Le nucléaire suisse va dans cette direction depuis plusieurs décennies - que ce soit par contrats avec des pools d'assureurs ou dans le cadre d'accords internationaux. Il devrait aller de soi qu'au-delà du nucléaire, la politique suisse porte son attention critique sur les grands barrages hydrauliques, leurs risques et la responsabilité civile des exploitants. Lorsque le conseiller fédéral Moritz Leuenberger a tenté en 1999 de leur appliquer le modèle nucléaire en matière de responsabilité civile, il a provoqué un tollé général de la gauche
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ATOUTS DU NUCLÉAIRE
à la droite et rencontré une opposition féroce de la part des cantons de montagne à vocation hydroélectrique. Pourtant les probabilités et les conséquences d'accidents de rupture soudaine de très grands barrages ne sont pas négligeables ; elles se mesurent en milliers de victimes et en milliards de francs pour les dommages matériels infligés à nos basses vallées surpeuplées. Unanimes, les parlementaires de 1999 ont opposé une fin de non-recevoir à ce ministre socialiste d'obédience antinucléaire jugé trop audacieux. Ironie: en refusant, les parlementaires n'ont fait qu'afficher leur préférence pour une reprise par les communautés publiques (leur propre canton et commune !) de toutes les conséquences de ruptures de barrages, alors que Moritz Leuenberger voulait faire passer à la caisse tous les consommateurs et citoyens de ce pays ! Et nos politiciens ont ignoré aveuglément les dizaines de milliers de victimes de 1'hydraulique accumulées au cours des décennies précédentes en Europe et dans le monde. Deux énergies- deux poids deux mesures. Honneur aux cantons du Valais (200 millions de francs) et des Grisons (80 millions) qui avaient auparavant imposé une obligation d'assurance «minimale» à leurs propres exploitants de barrages. Monsieur Leuenberger - que l'on disait poète et philosophe- ne voulait pas s'en prendre à l'hydraulique de nos chères montagnes, il voulait simplement promouvoir une approche rationnelle et équitable des risques technologiques. Il avait raison, mais il était trop en avance sur son temps ! Dans leur récent rapport, les Académies suisses des sciences ont bien pris note de cette situation ambiguë, de cette lacune de l'hydraulique.7 Académies suisses des sciences, Quel avenir pour 1'approvisionnement en électricité de la Suisse?, Synthèse, 1re édition, juillet 2012. Site: http://www.satw.ch/ publikationen!schriftenlstromversorgung/index_FR 7
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Maints politiciens - dans les rangs du Parti démocratechrétien, et même dans ceux du Parti libéral radical - veulent là aussi étaler leurs (mé)connaissances économiques en affirmant que «le coût du kilowattheure nucléaire ne contient pas tous les coûts» et en particulier pas ceux liés à la responsabilité civile en cas d'accident. Premièrement, ils oublient presque toujours la responsabilité globale des exploitants qui mettent sur la table tous leurs actifs et non seulement leur assurance privée. Et surtout, ils choisissent de dissimuler que les exploitants de barrages de Suisse ne sont pas ou très peu assurés.
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Chapitre 4
Risque d'accident Le talon d'Achille À Fukushima, au commencement, il y a eu un tremblement de terre apocalyptique, suivi d'une vague apocalyptique. Et non pas un accident nucléaire. Il ne faut pas l'oublier! La technique a été écrasée sous une conjonction d'événements fatals: secousses et tsunami d'abord, puis absence d'infrastructures tout autour du site (pas d'eau non salée, pas d'électricité, pas de routes et de ponts, pas de pièces de rechange, etc.). En dépit de tout cela, la technique a bel et bien failli, misérablement, parce que durant quarante ans les ingénieurs japonais n'avaient pas incorporé dans ces centrales les systèmes de sécurité requis - non seulement ceux requis pour faire face aux dangers naturels spécifiquement japonais (surélévation des bâtiments, digues de protection), mais encore ceux exigés ailleurs dans le monde pour maîtriser des risques internes et externes de gravité moindres - des systèmes qui ont tous été successivement installés dans les centrales européennes au cours des décennies. En Europe, le principe des barrières multiples prévaut rigoureusement depuis longtemps.
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Le principe des barrières multiples 1ère barrière: gaines soudées de manière étanche
2• barrière: cuve du réacteur en acier spécial à paroi très épaisse 3• barrière: enceinte en béton, l'<<écran biologique>> 4• barrière: enveloppe en acier résistante à la pression
s• barrière:
bâtiment réacteur de plus d'un mètre d'épaisseur Combustible nucléaire
~
Si une fuite se produit dans une barrière, les autres garantissent la sûreté Source: Forum nucléaire suisse
Fukushima a mis en évidence de manière spectaculaire les faiblesses identiques de plusieurs centrales nucléaires identiques entre elles face à une catastrophe naturelle commune en un même lieu provoquant des conséquences presque identiques sur toute la série de centrales: fonte du cœur nucléaire, destruction du bâtiment et relâchement de radioactivité. Les différentes analyses techniques 1 2 3 des accidents de Fukushima ne laissent planer aucun doute: avec des systèmes de sécurité adéquats, aux normes européennes , l'extraordinaire double impact sismique et tsunamique n'aurait pas Agence internationale de l'énergie atomique (AlEA), rapport approfondi de 162 pages élaboré par une commission d'enquête de 18 membres, 16juin 2011. Gouvernement japonais, rapport détaillé (791 pages) sur les causes, le déroulement et les enseignements des événements de Fukushima (Report ofJapanese Government to the JAEA Ministerial Conference on Nuclear Safety; «The Accident ofTepco 's Fukushima N uclear Power Stations »), 7 juin 2011. 2
Commission d'enquête de la Diète japonaise sur l'accident de Fukushima, juillet 2012.
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RISQUE D'ACCIDENT- LE TALON D'ACHILLE
eu de conséquences graves en dehors des centrales, alors même que les centrales européennes n'ont pas à craindre des forces naturelles comparables. Le niveau de sécurité de ces centrales de Fukushima n'était pas conforme à ce qu'exige la technologie nucléaire, même pas conforme au niveau plus élevé incorporé dans d'autres centrales japonaises. Ces manquements reflètent un niveau très élevé d'irresponsabilité de la part de l'exploitant, des constructeurs, des autorités japonaises et, en fin de compte, elles remettent même en cause certains aspects de la culture japonaise telle qu'appliquée dans la gestion de technologies à haut risque4 • RISQUE: AU-DELÀ DU SIMPLE CONCEPT
Pour mieux saisir la nature des risques naturels et technologiques, les scientifiques ont tenté de définir la notion de risque, de le calculer, de le quantifier à l'aide de différents facteurs et de comparer les risques entre eux. Les dangers , avec leurs conséquences matérielles, environnementales et humaines, sont ainsi calculés au plus près; c'est une entreprise difficile, mais nécessaire pour aider les individus et les communautés à décider de manière rationnelle sur les risques encourus et sur les priorités nécessaires à leur gestion humaine et financière. Deux notions jouent un rôle essentiel dans la tentative de calculer le risque présenté par une activité: 1. la probabilité qu' un événement indésirable survienne (par exemple fréquence par année) ;
2. l'ampleur des conséquences matérielles et immatérielles de cet événement, mesurées en coûts matériels, en impact sur l'environnement et sur la santé humaine. 4
Ibid., dans le résumé.
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Le risque peut alors être défini comme le produit arithmétique de la probabilité d'un événement indésirable par les conséquences qui en résulteraient. Il serait donc faux d'identifier le risque aux seules conséquences d'un événement, car il est évident qu'une probabilité faible ou élevée contribue elle aussi à réduire ou à aggraver le risque tel que défini. À l'inverse, est-ce correct de n'appréhender le risque que du point de vue de la probabilité d'occurrence? C'est notamment le cas du nucléaire et de l'hydraulique de barrages, avec de très faibles probabilités d'accidents, mais des conséquences très lourdes. Comment gérer le risque? Pour illustrer le propos, une analogie concerne la circulation des véhicules, un grand risque technologique en termes de coûts et de victimes humaines. Un premier train de mesures tentera peut-être de diminuer la probabilité d'une perte de contrôle d'un véhicule: vérification technique des véhicules, formation des conducteurs, aménagement des routes, etc. Le second train de mesures cherchera à mitiger les conséquences d'une perte de contrôle: ceintures, coussins d'air, radars de freinage, gestion de freinage multiroues, barrières de sécurité et zones d'arrêt pour camions en bas de pente. Le recours à ces trains de mesures complémentaires a permis de fortement diminuer les risques de la circulation, malgré l'augmentation continuelle du trafic. ALORS, LE RISQUE NUCLÉAIRE, C'EST QUOI EXACTEMENT?
Le danger principal: même à l'arrêt, même lorsqu'il ne produit pas d'énergie pour la production d'électricité, le cœur d'un réacteur nucléaire doit continuer d'être refroidi pendant longtemps pour éviter la fonte du combustible. Les matières radioactives contenues dans le combustible le maintiennent à haute température. La fusion du combustible et
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un relâchement important de radioactivité à l'intérieur de l'installation: c'est là le problème, le danger intrinsèque. Par analogie, on peut dire que le danger intrinsèque d'un bassin d'accumulation, c'est la rupture du mur-barrage; des normes techniques de construction et des règles de surveillance continuelles strictes ont permis de fortement diminuer la probabilité d'une rupture. Par contre, la maîtrise des conséquences en aval d'une rupture de barrage, sur des zones habitées, reste quasiment impossible. Réduire le risque nucléaire, c'est donc en premier lieu adopter dès la conception des mesures pour diminuer la probabilité d'une contamination radioactive interne et ensuite aménager des mesures techniques pour prévenir les conséquences d'une fuite de cette contamination interne vers 1'extérieur. Entre «intérieur» et «extérieur» doit se trouver une séparation étanche et solide, ce qu'on appelle l'enceinte de confinement (les barrières 4 et 5 sur le diagramme en début de chapitre). TCHERNOBYL, SÉCURITÉ NÉGLIGÉE
L'accident nucléaire civil le plus grave s'est produit le 26 avril 1986 à la centrale de Tchernobyl, en Ukraine, la quatrième unité d'un site en comptant quatre (les autres n'ayant pas été affectées). Leur conception comportait des caractéristiques techniques erronées qui rendaient difficile la conduite des réacteurs. C'est lors d'un test de sécurité bâclé que la catastrophe a eu lieu. La réaction de fission s'est emballée et le réacteur a atteint cent fois sa puissance nominale en quelques secondes : la chaleur intense a provoqué 1'explosion du combustible. L'incendie du graphite (du carbone à l'état pur!) a détruit le bâtiment et le cœur du réacteur, qui, exposé à ciel ouvert pendant dix jours, a libéré dans l'atmosphère 89
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une grande quantité de produits de fission, comme l'iode 131 ou le césium 137. Une armée de «liquidateurs» civils et militaires ont construit dans l'urgence une grande halle protectrice, un sarcophage, autour du réacteur endommagé. Par la suite, les Soviétiques ont présenté leur interprétation de cette catastrophe: pour eux, toute la responsabilité était portée par les opérateurs en salle de commande qui ont ensuite été jugés et condamnés à plusieurs années de prison. Après l'effondrement de l'Union soviétique en 1989, les langues se sont déliées et les analyses effectuées à partir de 1991 ont montré que les causes étaient beaucoup plus complexes. On retiendra plus particulièrement quelques points5 :
Une mauvaise conception, qui n'a pas pris en compte la sécurité et les risques d'accident spécifiques à ce type de centrale6 (RBMK) équipée d'un réacteur intrinsèquement instable à basse puissance en raison d'un coefficient de vide très positif; une durée d'introduction des barres de contrôle très lente (20 secondes contre 0,5 seconde dans les réacteurs occidentaux); l'absence d'une enceinte de confinement solide (seule enveloppe: un bâtiment léger, une «boîte à chaussures») ; et enfin un manque d'études et de préparation concernant le facteur humain et les réactions possibles des opérateurs, à qui pourtant était laissé le soin des actions d'urgence (pas d'automatismes électroniques,« En Union 5
Encyclopédie Universalis 2010, Article consacré à Tchernobyl.
RBMK: Réacteur de grande puissance à tube de force » en russe. Les 11 centrales encore en activité ont subi des modifications, notamment au niveau du cœur nucléaire, des barres d'arrêt d'urgence et de l'électronique afin de les rendre plus sûres. Le dernier en date à avoir été fermé se situe dans la centrale nucléaire d'lgnalina, la Lituanie l'ayant fermée en 2009 car c'était une condition sine qua non à son entrée dans l'Union européenne.
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soviétique, l'homme était plus fiable que l'électronique», selon un ingénieur en chef russe) à la Conférence internationale de Vienne en juillet 1986. - Une absence d'échanges entre les concepteurs et les exploitants et une absence de prise en compte du retour d'expériences. Certains des défauts de conception étaient bien connus des concepteurs, qui avaient omis d'en avertir les exploitants. L'effet d'augmentation de la réactivité et donc de la puissance lors de l'introduction de barres de contrôle préalablement extraites du cœur du réacteur avait été mesuré en 1983 lors des essais de démarrage de la centrale d'Ignalina (Lituanie) et du réacteur no4 de la centrale de Tchernobyl. Les concepteurs en avaient déduit la nécessité d'effectuer des modifications, mais rien n'avait encore été entrepris au moment de l'accident de Tchernobyl, les exploitants n'ayant même pas été alertés des risques correspondants. Une culture de sécurité inexistante dans une hiérarchie bureaucratique qui privilégiait les impératifs de production et le statu quo. Les procédures de conduite étaient de mauvaise qualité et parfois contradictoires. Ignorant certaines caractéristiques dangereuses de ce type de réacteur, le personnel n'avait pas conscience des risques de certaines actions, d'autant que certaines grandeurs physiques n'étaient pas directement affichées. En ce vendredi soir fatidique, les opérateurs avaient démarré un banal essai de fonctionnement des équipements électriques dans une configuration de réacteur non conforme en matière de sécurité, sans que l'essai lui-même n'ait fait l'objet d'une étude de sécurité préalable7 • 7
Encyclopédie Universalis 2010, Article consacré à Tchernobyl.
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TCHERNOBYL, UN TÉMOIN ET UN DESTIN
Mauvaise conception technique, absence de communication entre les techniciens, personnel de centrales très peu compétent, une hiérarchie bureaucratique indifférente aux principes fondamentaux de la sécurité nucléaire, bref, un accident typiquement soviétique ... La Vérité sur Tchernobyl, c'est le titre d'un livre publié en 1991 par Grigori Medvedev8 qui fut directeur adjoint de la centrale no 1 de Tchernobyl dans les années 1970. En 1986, lors de l'accident à la centrale no 4, Grigori Medvedev était directeur adjoint au Ministère de l'énergie à Moscou pour la planification des nouvelles centrales. Puisqu'il connaissait bien les centrales de Tchernoby1, le gouvernement lui confia la direction de l'enquête officielle qui suivit l'accident. Son jugement fut sans pitié et ne fut publié qu'après une longue bataille avec le régime. Le livre décrit en détail le déroulement des événements, révélant ce qui a été fait , et ce qui n'a pas été fait. C'est un récit tragique d'une incompétence omniprésente, institutionnalisée et bureaucratique sur tout ce qui a conduit à l'accident, mais aussi sur la bonne organisation des secours après 1' accident et sur le courage des liquidateurs. Le livre est d'une rare authenticité. Avant tout, l'auteur condamne l'ignorance, l'indifférence, la négligence et la stupidité des hauts responsables politiques jusqu'au niveau ministériel. En 1993, Medvedev a publié un autre livre en relation avec Tchernobyl dans le lequel il parle de la censure soviétique et de son parcours de physicien critique entre 1979 et 1993, du critique qu'il a été, pas envers l'énergie nucléaire en soi, mais envers les mensonges du système soviétique en Grigori Medvedev, La vérité sur Tchernobyl, 1999, Albin Michel (d'après l'édition anglaise de 1991 chez Basic Books). 8
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ce qui concernait les faiblesses des centrales russes de type graphite-gaz9 • FUKUSHIMA, SÉCURITÉ NÉGLIGÉE
C'est le deuxième accident nucléaire civil le plus grave après Tchernoby1en termes d'impact externe - six fois moins de rejets radioactifs et un impact sanitaire collectif également six fois moindre. Pourtant, du point de vue technologique, pour l'ingénieur de conception, pour l'ingénieur de sécurité, Fukushima a été plus grave encore parce que les accidents ont affecté avec plus ou moins de gravité une dizaine de centrales sur les deux sites de Fukushima- Daiichi (n° 1) avec six centrales et Daini (n° 2) avec quatre centrales, des centrales d'origine américaine dans le monde technologique japonais, alors que deux douzaines de ces centrales fonctionnent encore aux États-Unis. Ce qui soulève des questions fondamentales. Le 11 mars 2011 s'est produite une succession de défaillances techniques «prévisibles » que tout « scénario sécurité» établi selon des normes européennes aurait prises en considération depuis longtemps : • La secousse enclenche les systèmes auxiliaires (générateurs diesels). Le tsunami arrive, noie les systèmes auxiliaires et bloque les entrées d'eau de refroidissement du côté mer. L'eau cesse de circuler dans le réacteur. • L'absence de refroidissement conduit à une fusion partielle du combustible nucléaire. • Production d'hydrogène par réaction chimique de l'eau avec le zirconium de la gaine entourant le combustible. Grigori Medvedev, No Breathing Room: The Aftermath ofTschernobyl, (Pas de sursis après Tchernobyl), Basic Books, 1993.
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Augmentation de pression dans 1' enceinte de confinement principal. • Obligation de relâcher la pression dans le confinement principal pour protéger ce dernier. L'hydrogène s'échappe ainsi vers le bâtiment externe (une structure faible, un« carton à chaussures»), y explose et le détruit. La radioactivité dégagée par la fusion du combustible dans le confinement principal s'échappe ensuite dans 1'environnement. Dans un premier temps, les générateurs d'électricité de secours ont bien fonctionné. La vague géante a ensuite complètement submergé toutes les défenses de la centrale. Celle-ci n'a en effet été conçue que pour résister à des vagues d'environ 6 mètres de haut alors que la plus haute ce jour-là a été estimée à 14 mètres. Dans ses rapports au Conseil fédéral, l'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire a analysé les causes de 1' accident 10 • Quelques extraits :
• Le déroulement de l'accident de Fukushima peut être assez bien reconstitué; aucun phénomène inattendu ne s'est produit. Du point de vue technique il n'y a pas eu de phénomènes imprévus dans le déroulement de l'accident. On peut suspecter les faiblesses de conception suivantes des réacteurs concernés: • Le manque de générateurs électriques de secours protégés et capables de résister à une inondation. Inspection fédérale de la sécurité nucléaire, État des analyses de l'accident de la centrale nucléaire de Fukushima (Japon) et des mesures et contrôles de sécurité anticipés dans les centrales nucléaires suisses, 5 mai 2011. Traduction de l'original allemand par Jean-François Dupont. 10
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• Le manque des moyens de refroidissement diversifiés pour les systèmes de sécurité et les auxiliaires. Les piscines de combustibles n'étaient qu'insuffisamment protégées contre des perturbations internes ou externes. Le refroidissement des piscines de combustibles n'avait pas été considéré comme une fonction de sécurité- avec les protections nécessaires. • La dépressurisation du confinement se faisait à l'intérieur du bâtiment réacteur. • L'accident de Fukushima soulève aussi des questions sur les exigences légales de sécurité en vigueur au Japon. Quatre ans à peine après le tremblement de terre de Kashiwasaki Kariwa du 16 juillet 2007, une centrale nucléaire japonaise subit un tremblement de terre qui dépasse les normes de dimensionnement. De plus, au cours des cinq cents dernières années, le Japon a subi pas moins de 19 tsunamis dont l'amplitude a dépassé celle anticipée pour la conception du site de Fukushima. Ces deux réalités font douter de la qualité des normes japonaises en matière de prévention des menaces prévisibles.
Les causes générales? Une similitude troublante entre l'Union soviétique de Tchernobyl et le Japon de Fukushima. - Une mauvaise conception - qui n'a pas suffisamment pris en compte la maîtrise d'accident des réacteurs de type General Electric BWR Mark 1 dont les faiblesses du concept original avaient déjà été évoquées dans les milieux professionnels dès les années 1970. Le reproche principal concernait 1' enceinte de confinement (en forme de poire) trop petite en volume et trop proche du réacteur, et le choix de General Electric de se passer d'une seconde barrière 95
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de confinement, optant en lieu et place pour un simple bâtiment parallélépipède ne résistant qu'à une modeste surpression. Aux États-Unis, 23 centrales de ce type sont encore en service - sans seconde barrière, sans recombineurs d'hydrogène et sans possibilité de décompression filtrée.
Une absence d'échanges entre les concepteurs étrangers et les exploitants japonais et une absence de prise en compte par TEPCO et 1' autorité japonaise de sécurité du retour d'expériences en provenance d'Europe. Jouissant d'une grande crédibilité, d'une quasi-dévotion au Japon, le concepteur américain, General Electric, et l'autorité américaine de sécurité nucléaire (Nuclear Regulatory Commission, USNRC) avaient le devoir de faire comprendre aux Japonais que tremblements de terre et tsunamis exigeaient des mesures de sécurité additionnelles par rapport aux normes américaines. Dans cet esprit, General Electric, fournisseur de la centrale du même type implantée dans la commune bernoise de Mühleberg, aurait dû jouer de toute son influence pour inciter 1'exploitant de Fukushima à s'inspirer du niveau de sécurité suisse: double enceinte de confinement dès la mise en service en 1972, multiplicité des sources d'eau et d'électricité, recombineurs d'hydrogène et décompression filtrée 11 • Une culture de sécurité insuffisante, en présence d'une hiérarchie bureaucratique qui privilégiait les impératifs de production et qui refusait de parler de nouveaux systèmes JI
En deux occasions, le 10 mars 2012 et le 29 avril 2012, la télévision japonaise NHK a longuement présenté les caractéristiques supérieures de sécurité de la centrale suisse de Mühleberg par rapport aux centrales japonaises (Fukushima) et américaines.
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de sécurité de peur de perdre la face. Les procédures internes étaient de mauvaise qualité, parfois contradictoires et souvent ignorées. C'est ce que le patron de TEPCO a avoué publiquement en 2003 lors d'un congrès intemational12 à propos de malversations observées dans les années 2000-2001 sur le site de Fukushima-Daiichi. Aveux stupéfiants (cf. page 27). Fatidiques signes avant-coureurs de la catastrophe de mars 2011, dix ans plus tard.
À la décharge des constructeurs japonais, il faut ajouter que les centrales nucléaires plus récentes que celles de Fukushima-Daiichi comprennent des concepts, des systèmes, des bâtiments de confinement et des protections plus conformes à des normes modernes. C'est ainsi que le site des centrales d'Oganawa a été conçu pour tenir compte d'un tsunami de 13,8 mètres et que par conséquent les ingénieurs avaient décidé de construire un mur de protection de 20 mètres de haut. C'est aujourd'hui sur le site de la centrale que l'on se réfugie lorsque le tsunami menace. LES LEÇONS DE FUKUSHIMA POUR L'INGÉNIEUR DE SÉCURITÉ
La leçon essentielle, c'est la confirmation de l'importance des systèmes de sécurité destinés à gérer les événements extrêmes : 1. la redondance du ravitaillement en eau et électricité pour refroidir le réacteur;
2. la présence d'une enceinte de confinement externe solide pour retenir/circonscrire 1' impact d'un accident; Tsunehisa Katsumata, Reconstruction after Misconduct - the Pursuit of Excellence (Rédemption après la faute commise - Recherche de l 'excellence), World Association of the Nuclear Operators, Biennial General Meeting 2003, Berlin (voir aussi le premier chapitre). 12
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3. la présence multiple de recombineurs d'hydrogène pour éviter des explosions d'hydrogène avec l'oxygène de l'air; 4. la disponibilité d'un système de ventilation filtrée pour le confinement (la coque extérieure) afin de permettre sa dépressurisation sans dispersion de substances radioactives. Tous ces systèmes de sécurité étaient absents ou déficients dans les dix réacteurs de Fukushima - tous sont présents dans les cinq centrales nucléaires en service en Suisse (ainsi que dans la plupart des pays européens). En Suisse, les exploitants de centrales et l'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire ont continuellement et progressivement élevé le niveau de sécurité de la première génération de centrales nucléaires conçues dans les années 1960. Quelques mots au sujet du deuxième site, celui de Fukushima-Daini. Bien que placées plus haut que sur l'autre site, les quatre grandes centrales ont aussi été affectées par le tsunami avec la perte de pompes d'eau de mer et avec un refroidissement marginal des cœurs de réacteur, mais heureusement sans fusion du combustible. De concept General Electric BWR Mark Il, ces centrales étaient mieux équipées 13 du point de vue de la sécurité que celles du premier modèle, le Mark 1. Un dernier mot au sujet de la quatrième centrale de Fukushima-Daiichi. Un gros souci demeure, la piscine de stockage de Fukushima-Daiichi remplie de combustible irradié, placée à 20 mètres de hauteur, endommagée par BWR: «Réacteur à eau bouillante» en anglais, conçu par la société américaine General Electric. Le premier modèle, celui de FukushimaDaiichi et de deux douzaines d'autres aux États-Unis, comportait une enceinte de confinement trop petite, ce qui a été critiqué dès les années 1960. Le deuxième modèle offrait une marge de sécurité plus grande grâce à une enceinte plus vaste. Le troisième modèle a encore amélioré la sécurité. 13
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1'accident bien que renforcée depuis, qui exigerait un plan d'action plus rapide de la part de TEPCO pour 1'évacuation du combustible. FUKUSHIMA, UN TÉMOIN ET UN DESTIN
Le héros de Fukushima, c'est Monsieur Masao Yoshida, l'ingénieur en chef du site de Fukushima, qui est resté sur le site avec une cinquantaine de collègues lors de 1' accident et qui a surtout surmonté sa culture japonaise d'obéissance en refusant les ordres venus de Tokyo. C'est grâce à lui que l'accident n'a pas eu de conséquences encore plus graves. Le moment-clé survient le 12 mars 2011 lorsque Masao Yoshida a laissé ses collaborateurs introduire de l'eau de mer dans les réacteurs alors que la direction de TEPCO à Tokyo l'avait interdit. À ce moment-là, Yoshida s'est comporté comme l'ingénieur compétent qu'il était, et non pas comme le Japonais discipliné qu'il était. Enjoint par la direction d'obéir, Yoshida a accepté verbalement, mais a menti en enjoignant à son équipe de continuer. La réserve d'eau potable épuisée, Yoshida devait recourir à l'eau de mer pour éviter une fusion majeure du combustible. À Tokyo, la direction craignait la corrosion des équipements mécaniques par 1' eau de mer ... et donc l'impossibilité d'une éventuelle remise en service des centrales. Yoshida, lui, avait compris la situation et a choisi sa priorité. Par la suite, il a d'abord été réprimandé par la direction de TEPCO, puis félicité par le premier ministre. Le 12 novembre 2011, Masao Yoshida était présent lorsque la presse internationale s'est rendue en visite à FukushimaDaiichi ; il a expliqué les immenses difficultés rencontrées par son équipe immédiatement après l'accident. À cette occasion, il a déclaré que sa dose personnelle de radiations accumulée depuis le début de 1' année 2011 se montait à 70 millisieverts
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
(mSv), plus que la plupart de ses employés, moins qu'un petit groupe de ceux-ci qui avaient dépassé 100 millisieverts, mais bien moins que la dose critique de 1000 millisieverts. En décembre 2011, Masao Yoshida a pris un congé maladie pour traiter un cancer de l'œsophage. Bien entendu, les médias se sont empressés d'établir un lien entre ce cancer et les activités professionnelles des mois récents. Son employeur TEPCO a fait preuve de maladresse en niant de prime abord tout lien entre travail et maladie. Les médecins de Yoshida, eux, affirment que son cancer se développe depuis cinq ans (une durée de formation plausible). D'autre part, sur la base de ce que 1' on sait en matière de radiation depuis bientôt un siècle, une dose de 70 mSv ne peut guère causer un cancer foudroyant en six mois. Il y a vraisemblablement un lien plus fort entre ce cancer de 1' œsophage et les innombrables cigarettes que Masao Yoshida fumait depuis longtemps, jour après jour, qu'avec sa place de travail. LA SÉCURITÉ NUCLÉAIRE: COMMENT L'ABORDER, COMMENT LA MAINTENIR?
Qui détermine les mesures techniques à prendre en matière de sécurité nucléaire, tant en ce qui concerne la probabilité d'occurrence que la mitigation des conséquences? Une convention internationale sur la sécurité nucléaire a établi les principes généraux; elle invite les pays signataires à prendre en considération les standards établis par 1'Agence internationale de l'énergie atomique (AlEA). Rien de plus, car les pays restent souverains en matière de sécurité nucléaire. Certains vont plus loin que ces normes internationales (en particulier l'Europe), d'autres les interprètent à leur manière. En Europe, les autorités nationales de sécurité sont groupées au sein de 1'Association 100
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des inspectorats nucléaires de l'Europe occidentale (WENRA) 14 afin de travailler ensemble à l'établissement d'un niveau de sécurité supérieur. De fait, cette association a acquis une autorité plus forte en Europe que l'AlEA au niveau mondial, puisque la communauté internationale refuse à cette dernière toute compétence contraignante dans ce domaine. Comment sont établies les normes de sécurité? Une fois pour toutes, lors de la mise en service d'une centrale, ou d'une manière évolutive avec des améliorations continuelles? Une comparaison simple tout d'abord pour définir les concepts par le biais de la sécurité automobile : 1. Déterministique: le véhicule est bien fabriqué une fois pour toute (freins, roues, etc.). Le service cantonal de la circulation exige qu'il reste conforme aux normes applicables lors de la mise en circulation dix ou quinze ans plus tôt, rien de plus. 2.Probabilistique: une analyse de détails (roues, portes, moteur ... ) révèle les défaillances possibles en différentes circonstances. On corrige alors les faiblesses flagrantes des véhicules anciens (un autobus historique transportant des enfants en montagne devra installer un second système de freinage moderne). 3. Évolutif: de temps en temps, on tient compte de nouveaux risques, du progrès technique et de nouveaux systèmes de sécurité. Ceintures, coussins d'impact, radar de freinage et radar de piétons deviennent obligatoires pour tous les véhicules anciens et nouveaux. Les anciens doivent être réhabilités. WENRA - Western European Nuclear Regulator's Association, www.wenra.org. Le représentant suisse en est le président. 14
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
4. Définitif: en fin compte, on exige que le véhicule n'ait que des accidents sans conséquence. On l'équipe à grand coût de tout ce qui est faisable et imaginable pour prévenir et circonscrire les accidents. En pratique, les services cantonaux de la circulation travaillent sur une base déterministique, sauf dans le cas de véhicules spéciaux, très lourds et transportant de nombreux passagers ou des matières dangereuses. Une approche «évolutive» ne se justifie pas, étant donné la durée de vie limitée des véhicules, de l'ordre de la décennie. Par analogie, voici une vue d'ensemble des étapes de la sécurité nucléaire qui, elle, traite d'installations devant fonctionner sans faute pendant un demi-siècle au moins : 1. Déterministique: jusqu'en 1975, les concepts de sécurité prenaient en considération un nombre limité de grosses défaillances typiques, telles que la rupture de la plus grosse conduite de vapeur qui pouvait mettre hors d'usage des équipements importants. Cette famille de défaillances était censée couvrir tout ce qui pouvait arriver. Or ce n'était pas le cas, car un accident sérieux pouvait résulter d'une série de défaillances moins graves, comme cela s'est produit à la centrale de Three Mile Island en 1979. En 2011, les centrales de Fukushima en étaient à peu près à ce niveau de sophistication.
2. Probabilistique : depuis 1975, la disponibilité de puissants ordinateurs et de meilleures données statistiques permet l'analyse de l'arbre complet des défaillances possibles, de leur probabilité et de leurs conséquences. Ce fut un progrès important, car on découvrit que certains enchaînements de défaillances mineures exigeaient plus d'attention. Mais c'est souvent accorder beaucoup trop d ' importance à la 102
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probabilité comme critère de décision, ce qui laisse dans 1'ombre des solutions simples et peu onéreuses pour mieux maîtriser les conséquences. Les États-Unis en sont là, avec des conclusions souvent insensées. C'est ainsi qu'au nom de simples considérations probabilistiques, l'autorité de sécurité américaine juge désirables, mais pas indispensables les recombineurs d'hydrogène et la décompression filtrée du confinement, des mesures adoptées depuis longtemps en Europe, et qui firent dramatiquement défaut à Fukushima. 3. Évolutif: en Suisse, en suivant un concept allemand des années 1950, 1'autorité de surveillance nucléaire exige que les centrales soient constamment améliorées selon l'évolution des risques (niveau sismique, agressions criminelles, dangers technologiques et catastrophes naturelles) et celle des techniques (meilleurs instruments et nouvelles idées). Il s'agit de respecter et de s'adapter à l'état des connaissances, en allemand Stand der Wissenschaft und Technik. L'approche évolutive de la sécurité nucléaire, c'est la contribution européenne à la pérennité de cette forme d'énergie. C'est ce qui fait que Fukushima n'est pas partout- en tout cas pas en Suisse. 4. Définitif: après Fukushima, certaines voix se sont fait entendre jusque dans les milieux professionnels du nucléaire pour pousser le débat plus loin : non seulement la probabilité d'accidents doit être réduite au minimum, mais les conséquences devraient 1'être également, indépendamment de leur probabilité. Deux possibilités extrêmes seront évoquées dans les chapitres suivants. D'une part, enfermer toute une centrale dans une grosse enveloppe infaillible, résistant aux agressions venant de l'extérieur et de l'intérieur- en enfouissant la centrale sous terre. 103
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
D'autre part, à l'autre extrême de l'échelle des grandeurs, enfermer tout le combustible nucléaire de la centrale dans un milliard de minuscules particules de céramique (d'un millimètre de diamètre) qui demeurent infaillibles jusqu'à de très hautes températures et mécaniquement indestructibles face aux agressions internes et externes. Il s'agit là du réacteur à haute température refroidi à 1'hélium utilisant des particules de combustible enrobées, une technologie pleinement développée en Allemagne et aux États-Unis dans les années 1960, abandonnée pour des raisons économiques et maintenant reprise par la Chine. LA SÉCURITÉ NUCLÉAIRE EN SUISSE
Au début, 1' instance suisse responsable de la sûreté nucléaire s'inspirait des normes américaines, étant donné que les trois premières centrales étaient d'origine américaine. Néanmoins, dès le début, autorité et exploitant se sont mis d 'accord pour construire plus de sécurité dans ces installations, par exemple, avec l'enceinte de confinement de Mühleberg. Les années 1970 ont ouvert une nouvelle phase dans le domaine de la sécurité nucléaire en Europe. Tout d'abord, la réalisation que certains dangers externes exigeaient plus d'attention. En 1969, détruit en vol par une bombe palestinienne, un avion de la Swissair s'est écrasé au sol à deux kilomètres des centrales de Beznau. Tout aussi impressionnante a été la perte de 269 avions de chasse allemands d'origine américaine (Starfighters) - au pilotage difficile et de mauvaise conception technique - et la mort de 116 pilotes militaires. Ces événements et les premières attaques terroristes d'envergure ont conduit la Suisse et 1' Allemagne à un renforcement de la protection des installations nucléaires contre des événements externes d'origine humaine. Les centrales 104
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ont été rénovées et mises à jour avec de nouveaux systèmes de sécurité, pour un investissement total qui a dépassé dans certains cas le coût initial. Depuis lors, l'autorité fédérale a également renforcé les prescriptions en ce qui concerne les risques d'origine naturelle. C'est ainsi que, depuis 2007, l'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire exige que les centrales nucléaires soient capables de résister à un séisme de 7 sur l'échelle de Richter, alors que la région du Plateau où sont implantées les centrales n'a pas connu de séismes supérieurs à 4. Pendant le dernier millénaire, le maximum atteint en Suisse a été de 7 à Bâle en 1356. La plus forte des secousses récentes a été de 6,1 à Sierre en 1947. Comment traduire en images cette exigence de 7 sur 1'échelle de Richter pour 1'ensemble du Plateau suisse ? Une dévastation totale avec seulement les centrales nucléaires et quelques autres infrastructures dominant les ruines ... Le directeur de l'IFSN, Hans Wanner, résume ainsi la doctrine centrale de l'approche suisse 15 :
• La sécurité n~est pas un état~ mais un processus évolutif. • Aussi longtemps que les centrales nucléaires sont sûres, elles peuvent rester en opération. La loi suisse le prévoit. C'est aussi pourquoi l'âge des centrales ne nous intéresse pas vraiment. La question décisive n'est pas de savoir si une centrale est en exploitation depuis vingt ou quarante ans. La question décisive est uniquement de savoir si l'installation remplit les exigences actuelles en matière de sécurité. Si l'installation ne satisfait pas aux exigences, elle doit immédiatement être mise hors service.
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Site internet de 1 'IFSN: www.ifsn.ch
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
• En tant que président de l'Association de responsables d'autorités de sécurité nucléaire des pays d'Europe de l'Ouest (WENRA), je m'efforce d'améliorer en continu l'harmonisation internationale des critères et standards de sécurité. C'est pour cette raison que nous travaillons actuellement à un plan au niveau international pour pouvoir appliquer aussi rapidement que possible, et à l'échelle européenne, les enseignements tirés du test de résistance de l'Union européenne. Les centrales suisses ont été systématiquement rééquipées dans les années 1980 et, dotées de nouveaux équipements (parfois conséquents en complexité et coûts), et ainsi mises en conformité avec le niveau le plus récent de l'état de la technique et avec les prescriptions des autorités de sécurité. En particulier, on a ajouté des filtres pour les systèmes de dépressurisation. Cette pratique - consistant à tirer parti des enseignements que fournissent les événements survenus dans les installations suisses et étrangères - est essentielle pour la sécurité et elle est appliquée en Suisse de manière conséquente .16 QUELLES MESURES ADDITIONNELLES APRÈS FUKUSHIMA?
Suite à l'analyse des événements du Japon, l'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire se propose d'améliorer encore la sécurité des centrales nucléaires suisses. Son plan d'action 2012 traite des éléments identifiés précédemment et Le rapport européen du 4 octobre 2012 sur le niveau de sécurité des centrales du continent donne une bonne note aux centrales suisses en relevant que les principales mesures de sécurité pour les accidents graves avaient déjà été mises en place avant Fukushima. 16
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considère encore certaines questions soulevées dans le rapport de la Suisse destiné au programme global de vérification (stress-tests) de l'Union européenne. Ce plan de travail pour 2012 contient un catalogue substantiel sous forme de demandes et de recommandations 17 - illustrées ici à 1' aide de considérations historiques ou personnelles : a) Tremblement de terre: le tremblement de terre de 1356 à Bâle d'une force de 7 sur l'échelle de Richter est-il vraiment un maximum pour la Suisse ?Le 9 juillet 2012,l'IFSN a publié le communiqué de presse suivant: «Les examens par l'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire des démonstrations des exploitants ont montré que les centrales nucléaires résistent à un grave tremblement de terre. Aucun préjudice pour l'être humain et l'environnement dû à la radioactivité ne résultera d'un tel événement.» b) Avec le changement climatique qu'on annonce, ne doit-on pas anticiper des crues et inondations encore plus fortes que les pires anticipées sur une période de 10'000 ans? Doit-on combiner ces inondations avec le tremblement de terre le plus violent anticipé sur cette même période? c) Avec l'instabilité croissante du réseau électrique européen, ne doit-on pas anticiper une perte totale de l'alimentation électrique pendant une longue durée? Peut-être. d) Perte de source froide: et si la rivière en amont devait s'assécher complètement pour une période indéterminée? La centrale de Mühleberg envisage même de se ravitailler en eau dans une autre rivière, la Sarine en plus de l'Aar!
Inspection fédérale de la sécurité nucléaire, Aktionsplan Fukushima 2012, 28 février 2012. 17
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
e) Gestion de crise en cas d'accident : notre bonne organisation administrative et notre protection civile seraient-elles à la hauteur du défi ? L'IFSN a donc réagi sans retard et évalué à nouveau 1'état des connaissances et de ses règlements. Réagir après un accident, est-ce un aveu de faiblesse ou au contraire une démonstration de force? Les observateurs occasionnels ont souvent l'impression, et certains aiment le crier à la cantonade, qu'il faut toujours un accident pour que soient enfin prises les mesures de sécurité adéquates. Réagir, c'est une force. Puisque Fukushima a été une combinaison extraordinaire d'événements naturels, certains spécialistes (surtout hors d'Europe) ont eu tendance à conclure que l'accident n'était en rien représentatif (pas de tsunami chez nous), donc qu'aucune mesure ne s'imposait. C'est une attitude compréhensible, mais très superficielle. En réalité, de tels événements représentent une bonne occasion de passer systématiquement en revue nos propres hypothèses, afin de déterminer si des mesures supplémentaires faciles à réaliser pourraient se révéler utiles ou nécessaires. À vrai dire, il faudrait le faire non seulement pour les centrales nucléaires, mais aussi pour les grandes installations industrielles à risque, comme les barrages ou encore les usines chimiques. 18 Anne Lauvergeon, l'ancienne patronne du groupe Areva, traite ce thème dans son livre La f emme qui résiste (Plon, 2012): «Le risque majeur peut frapper dans la chimie ou le nucléaire (. . .). [Je veux] voir si les méthodes probabilistes rigoureuses, élaborées dans le nucléaire, peuvent être adaptées à l'industrie chimique», p. 45. « Je comprends rapidement que la différence est telle entre la conception des installations nucléaires et celles des usines chimiques qu'il serait économiquement mortel pour ces dernières de leur appliquer les principes de sûreté du nucléaire », p. 46. 18
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RISQUE D'ACCIDENT- LE TALON D'ACHILLE
La Suisse le fait pour les barrages. C'est plus problématique pour les installations chimiques, mais pas impossible. La catastrophe de Schweizerhalle, le 1er novembre 1986 à Bâle, avec ses graves conséquences écologiques sur l'ensemble du bassin rhénan en aval de Bâle, a été la base de l'ordonnance fédérale sur la protection contre les accidents majeurs. Celle-ci stipule des mesures de protections techniques et organisationnelles pour les entreprises chimiques. Suite à Schweizerhalle, tous les États riverains du Rhin ont renforcé leurs mesures de sécurité, ce qui a conduit à une forte diminution des accidents chimiques le long du fleuve.
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Chapitre 5
Risque zéro - Enfouir les centrales Le tsunami qui a dévasté les centrales de Fukushima a mis en évidence l'importance des systèmes de sécurité pour maîtriser les événements extrêmes, tant externes qu'internes à l'installation. De bons systèmes de sécurité permettent une diminution importante de la probabilité d'accidents graves qui impliquent des conséquences sévères pour 1'environnement. Oui, mais ne serait-il pas plus judicieux de plafonner les conséquences, plutôt que de seulement diminuer la probabilité des accidents? Longtemps encore, la perception des accidents nucléaires sera dominée par les images de Fukushima - par la série d'explosions d'hydrogène qui a détruit les bâtiments des réacteurs et par des décharges à répétition d 'eau et d'air contaminés dans l'environnement. De grands acteurs de la scène nucléaire pensent que seul l'enfouissement, c'est-àdire la construction souterraine des centrales nucléaires, peut directement plafonner les conséquences des accidents et ainsi changer une perception publique négative envers le nucléaire. En quelque sorte, loin des yeux, loin de la peur.
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
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La solution souterraine a eu deux éminents défenseurs : Andrei Sakharov, physicien russe, prix Staline, prix Nobel de la paix: «Clairement, le monde ne peut pas renoncer au nucléaire; c'est la raison pour laquelle nous devons trouver des moyens techniques pour garantir une sécurité absolue et éviter la possibilité d'un nouveau Tchernobyl. Ma solution préférée : construire les réacteurs dans le sous-sol, assez profond pour que le pire scénario ne disperse pas de substances radioactives dans l'atmosphère.» Sakharov a affirmé dans la préface au livre de Grigori Medvedev consacré à Tchernobyl que l'humanité ne pouvait pas abandonner 1'énergie nucléaire ; aussi demandait-il qu'une législation internationale impose de placer toutes les centrales en souterrain. Edward Teller, physicien hongrois-américain: « Pour retenir les substances radioactives en cas d 'accident, je suggère de construire les centrales entre 100 et 300 mètres 112
RISQUE ZÉRO- ENFOUIR LES CENTRALES
de profondeur(. ..). Je pense que seule une solution aussi simple peut changer l'appréhension du public. »
Ce chapitre se concentre sur la troisième considération de Luc Ferry citée dans l'avant-propos - «adopter sans barguigner les techniques les plus perfectionnées de confinement, cela dût-il coûter cher (cette dépense, manifestement, en vaut la peine)» - et sur la conviction que la construction souterraine constitue en soi une technologie de confinement très perfectionnée. Promouvoir la variante souterraine, c'est aller au-delà des analyses de sécurité déterministes ou probabilistiques (des outils certes précieux qui ont grandement contribué à faire progresser la sécurité des réacteurs), c'est aller vers un niveau de discussion qui tient compte d'autres facteurs, surtout de la perception publique floue et spontanée des risques nucléaires. Car la communauté nucléaire doit au moins se distancer des clichés éculés, tel que «le risque zéro n'existe pas»; elle doit aborder de front la notion plus difficile du plafonnement des conséquences. Dans la première moitié du dernier siècle, de nombreuses centrales électriques hydrauliques et des installations d'importance stratégique ont été construites sous terre un peu partout dans le monde. Seules trois centrales nucléaires ont été bâties sous terre entre 1950 et 1970: Lucens en Suisse, Âgesta en Suède et Chooz en France; aucune par la suite. LA CENTRALE VAUDOISE DE LUCENS
La construction du réacteur de Lucens a débuté en 1962. C'était un réacteur à eau lourde refroidi par du dioxyde de carbone et installé dans une caverne cylindrique de 35 mètres de haut et 20 mètres de diamètre (portée). Il fournissait 30 mégawatts de pmssance thermique transformée en 113
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
6 mégawatts de puissance électrique. Il était prévu de faire fonctionner le réacteur jusqu'à la fin de 1' année 1969 mais, le 21 janvier 1969, lors d'un démarrage, une défaillance de refroidissement a entraîné une fusion partielle du cœur et une contamination radioactive importante de la caverne. L'accident a été classé au niveau 4 sur les 7 que compte 1'échelle internationale, et il est inclus parmi les dix plus sérieux dans le domaine du nucléaire civil. Néanmoins, ni le personnel ni la population n'ont subi d'irradiation notable; les mesures de radioactivité effectuées dans le voisinage n'ont pas prouvé de dépassement des niveaux naturels; les analyses hospitalières sur le personnel n'ont montré aucune mise en danger. La caverne a été décontaminée et le réacteur démantelé au cours des années suivantes. En 1992, la caverne a été partiellement comblée par du béton et les derniers déchets évacués. Depuis octobre 1997, les locaux servent de dépôt à divers musées et institutions culturelles du canton de Vaud. À l'époque, l'incident n'a pas trouvé de grand écho public en Suisse et à l'étranger, malgré sa nature et les informations régulièrement fournies par le gouvernement suisse. Quelles leçons tirer de cette expérience suisse avec la construction souterraine? Le directeur de la centrale lors de l'accident, Jean-Paul Buclin, a fait le point en 1987 dans un article exhaustif. 1 L'auteur considère une série de facteurs associés à la solution souterraine : 1. habitudes et impressions positives envers les aménagements en sous-sol ; Jean Paul Buclin, « Unterirdische Kernkraftwerke »(Centrales nucléaires souterraines), Bulletin de la Société suisse des ingénieurs et architectes, n° 40, 1987. 1
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2. impact environnemental plus limité pendant la construction, l'exploitation et le démantèlement; 3. faible empreinte sur le paysage; 4. meilleure protection envers les catastrophes externes, naturelles et technologiques, et les actes de guerre ou de terrorisme ; 5. impact des accidents internes circonscrit à 1' installation ; 6. choix de site possible en zone semi-urbaine. Dans l'ensemble, Jean-Paul Buclin tire des conclusions plutôt négatives de cette expérience: a) L'étanchéité contre des infiltrations d'eau est difficile à maintenir, sauf si toute la zone rocheuse est parfaitement sèche (la caverne de Lucens était pourtant revêtue d'une peau de presque un mètre en béton, aluminium et bitume). b) Les espaces internes sont réduits, ce qui complique beaucoup le montage, l'entretien, les interventions d'urgence et le démantèlement des équipements. c) Les risques les plus communs - inondations et incendies - sont plus difficiles à maîtriser à cause de 1'accès plus difficile et du manque de place. Néanmoins, le contexte suisse fournit de nombreux exemples d'installations souterraines contenant des équipements délicats comparables à ceux d'une centrale nucléaire: A .le tunnel de 1' accélérateur de particules du CERN, à Meyrin, à la frontière franco-suisse, bourré de pièces d'équipement très sensibles; B .la caverne hydroélectrique de Bieudron, en Valais, abritant une centrale électrique de 1200 mégawatts; 115
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
C .la caverne en construction de la centrale hydroélectrique de pompage-turbinage de Nant de Drance en Valais, d'une capacité électrique de 900 mégawatts (6 machines alignées de 150 mégawatts chacune), profondément enfouie dans la montagne et atteignable par un tunnel de six kilomètres ; la caverne fera 52 mètres de haut, 32 mètres de portée et 138 mètres de long. Avec sa longue expérience tunnelière, la Suisse semble disposer du savoir-faire requis pour installer des centrales nucléaires en souterrain. LES AUTRES EXPÉRIENCES NUCLÉAIRES : AGESTA ET CHOOZ
La petite centrale nucléaire d' Âgesta, près de Stockholm, a été exploitée entre 1964 et 1974 pour le chauffage urbain de la région et la production de 10 mégawatts d'électricité. Elle a été construite en souterrain pour améliorer le degré de sécurité afin de permettre une implantation semi-urbaine, un aspect important pour le chauffage urbain. La caverne mesurait 60 mètres de long, 45 de haut et 26 de large (portée), la paroi était protégée par une peau en acier inoxydable de 4 millimètres d'épaisseur. En 1969 est survenu un incident mineur: la rupture d'une vanne hydraulique, suivie d'une inondation interne par 400 mètres cubes d'eau et la mise hors service d'équipements électriques associés au turbogénérateur. Le drainage de la caverne n'avait pas été correctement conçu. Si ce n'est pour la corrosion observée sur la peau de protection de la caverne, la construction souterraine n'a pas affecté négativement l'exploitation de la centrale (qui reste aujourd'hui bien conservée). Mise en service en 1966, la centrale de Chooz, en France, a été une étape plus importante, puisqu'elle a été la première 116
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centrale à avoir une puissance électrique de taille commerciale (305 mégawatts), puissance comparable à la centrale suisse de Mühleberg. Seules les parties nucléaires ont été placées dans deux cavernes, sous une couverture d'environ 70 mètres de terrain, les turbines à vapeur et les alternateurs étant placés à l'extérieur, en flanc de colline. La caverne du réacteur avait une portée de 21 mètres, une hauteur de 44,5 mètres, une longueur de 42 mètres. En service de 1967 à 1991, la centrale a produit 38 térawattheures. L'implantation en caverne n'a jamais été un obstacle à l'exploitation ni du reste un avantage, puisque aucun incident n'est survenu. La centrale est actuellement en fin de démantèlement. INTÉRÊT PERDU ET OUBLIÉ POUR LA SOLUTION SOUTERRAINE
Malgré le« succès» de Lucens, Âgesta et Chooz (à des titres divers), aucune centrale nucléaire n'a ensuite été construite sous terre dans le monde. Trois raisons à cela, entre d'autres: 1. Une centrale construite en surface est enfermée dans une enceinte de confinement sphérique ou cylindrique dotée d'une double enveloppe, c'est-à-dire une coquille en acier de plusieurs centimètres d'épaisseur, elle-même entourée d'une coquille en béton de presque un mètre d'épaisseur. C'est du solide. Presque toutes les centrales du monde en possèdent (sauf, parmi d'autres, celles de Tchernobyl et Fukushima, et les centrales de même type aux ÉtatsUnis et en Russie). La centrale de Three Mile Island en Pennsylvanie possédait une enceinte de confinement solide, si bien que 1' accident de 1979 est resté sans conséquence notable sur l'environnement. Les ingénieurs concluent donc qu'une double enceinte de confinement bien faite est tout aussi efficace qu' une implantation souterraine. 117
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
2. Du point de vue de la sécurité, le manque de place, l'encombrement associé à une caverne, l'accès difficile surtout en cas d'urgence sont pour les ingénieurs des facteurs défavorables. Dans un sens, 1' ajout de sécurité qu'apporte la solution souterraine pour des accidents sévères serait supplanté par le risque que des accidents bénins (inondations, incendies, dommage au réacteur) deviennent sévères à cause de l'espace restreint. 3. Le surcoût de la construction souterraine devrait se situer dans une fourchette de 15 à 40%, selon la qualité de la géologie et la solution choisie- moins pour l'option d'une tranchée couverte peu profonde n'enrobant que le seul réacteur, plus pour une disposition de toute la centrale en roche profonde. Pour les ingénieurs, les avantages associés à la sécurité restent marginaux et le surcoût ne se justifie pas. Dans le contexte traditionnel des décennies précédentes, ces arguments à 1'encontre de la variante souterraine sont tout à fait raisonnables et convaincants. RELANÇONS LE DÉBAT SUR LA CONSTRUCTION SOUTERRAINE
Qu'en est-il aujourd'hui, plusieurs décennies plus tard? Quelles leçons tirer des expériences acquises en construction souterraine dans d'autres domaines technologiques ? Pour les centrales nucléaires, quels sont les obstacles en ce qui concerne la faisabilité, la sécurité et les coûts? La faisabilité à court terme est hors de doute, en particulier en Suisse. Le grand ingénieur-géologue français Pierre Duffaut 1' a bien expliqué2 : 2 Pierre Duffaut; «Pour être sûres, les centrales nucléaires doivent être souterraines», Président d'honneur de l'Association française des tunnels et de l'espace souterrain (AFTES), Congrès de l'Association des
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RISQUE ZÉRO - ENFOUIR LES CENTRALES
«Placer des centrales en souterrain avait beaucoup d'inconvénients, les coûts, le délai de construction, les incertitudes géologiques, etc., mais le principal semble avoir été la crainte face aux grandes portées : la plupart des cavernes creusées par l'homme restaient au-dessous de 20 m, peu d'entre elles atteignant 25, 30 ou 33 m ... .Les Jeux olympiques d'hiver de 1994 allaient fournir l'occasion de remettre à jour le projet de patinoire souterraine d'Oslo. La caverne a été creusée sous le reliefgranitique auquel est adossée la ville de Gj(Jvik. ( ...)Le plafond voûté a une portée de 61 m, une longueur de 91 m et une hauteur de 25 m, pour abriter 5800 sièges autour de la patinoire; c'est de très loin la plus grande portée au monde pour une caverne non minière destinée à recevoir du public ( ...) . Ce succès a définitivement levé le tabou sur les grandes portées.»
Il est bien entendu que la qualité de la roche joue un rôle primordial et que de très grandes portées ne sont pas possibles partout. En ce qui concerne la sécurité, on a vu que les ingénieurs craignent le manque d'espace. Est-ce encore justifié si des portées de 40, voire 50 mètres deviennent géo-techniquement possibles? C'est-à-dire des cavernes de même dimension que celle de l'espace interne d'une enceinte de confinement pour une centrale de quelque 1000 mégawatts construite en surface. Avec de telles grandeurs de caverne, il deviendrait possible d'y abriter des réacteurs standards conçus pour la surface, sans modifications sérieuses du dessin, comme la centrale ATMEA 1 de 1100 mégawatts conçue par Areva et Mitsubishi.
centres de recherche sur l'utilisation urbaine du sous-sol (ACUUS) à Athènes, 2007.
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Même s'il ne s'agit pas d'une centrale nucléaire, le projet souterrain Multipurpose Hybrid Research Reactor for Hightech Applications (MYRRHA) est néanmoins intéressant. Derrière ce nom se cache un futur réacteur nucléaire expérimental qui sera construit en Belgique. C'est un projet de recherche de grande envergure au budget approuvé de près d'un milliard d'euros, dont la mise en service est prévue pour 2023. Il comportera un réacteur nucléaire rapide, refroidi au plomb, couplé avec un accélérateur de protons pour la transmutation des déchets nucléaires, dans le but de réduire leur volume et leur durée de vie. MYRRHA servira aussi à produire des radioisotopes pour la médecine, mais aussi du silicium dopé, utilisé dans les panneaux solaires et les éoliennes. La partie nucléaire du projet sera installée à quelque 30 mètres de profondeur en tranchée couverte, afin de renforcer le niveau de sécurité de cette installation expérimentale très complexe. Les coûts, le surcoût d'une implantation souterraine par rapport à la construction en surface demeurent un obstacle majeur. Difficile de ne pas barguigner, lorsque le surcoût atteint 30, voire 40%. Mais c'est la bouteille d'encre, car le surcoût va dépendre d'une prise en considération des technologies modernes et des prix actuels. En Suisse, il faudrait mettre à jour les études de l'Institut Paul-Scherrer (PSI) des années 1970 pour une série de variantes plausibles, par exemple: construction en tranchées couvertes de quelque 45 mètres de large pour un grand réacteur et turbogénérateur, ou quatre petits réacteurs de 250 mégawatts alignés dans une caverne longitudinale du gabarit de Nant de Drance, ou construction d'une grande caverne de 55 mètres de haut et 45 mètres de portée en caverne rocheuse de bonne qualité. La méthode de construction souterraine n'est pas une illusion futuriste, c'est une alternative possible, en particulier dans 120
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des conditions suisses (emplacements appropriés et expérience dans la construction de tunnels). Tout compte fait, l'ingénieur nucléaire, concerné avant tout par la sécurité et les coûts, préférera toujours la construction en surface. Le cas échéant, il dira bien sûr que les surcoûts causés par une installation souterraine seraient mieux investis - à court terme dans une technologie à eau légère améliorée, par exemple, avec une troisième coquille de protection, et à long terme par de nouvelles technologies, comme le réacteur à très haute température. De telles questions devraient également être clarifiées par un projet de recherche au PSI en coopération avec les groupes électriques. LE RISQUE ZÉRO EXISTE •••
En fin de compte, le dossier de l'implantation souterraine des centrales ne prend toute son importance que dans le contexte politico-énergétique, bien au-delà des préoccupations optimisées de l'ingénieur nucléaire. La question politique décisive: combien vaut le risque zéro? C 'est bien là le point crucial. La construction souterraine permet d'atteindre ce risque zéro que tant de politiciens aiment à inscrire sur leur banderole électorale, conscients qu 'ils sont des craintes sous-jacentes de leurs électeurs. Nouvelle perception intuitive des risques : aller sous terre permet de se libérer de la crainte sans le besoin de longues explications scientifiques et techniques. L'implantation souterraine, c'est le gage d'une extrême sécurité. Elle a un prix. Mais c'est à la politique d'évaluer 1' importance de ce surcoût par rapport à 1' option énergétique nucléaire, indispensable puisque seule à même de garantir un apport énergétique fiable et indépendant des aléas du vent, du soleil et des pluies. Interdire le nucléaire pour des raisons de sécurité, c'est une absurdité . Si chaque fois qu'une technologie présentait 121
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
des risques, on l'avait interdite, nous n'aurions pas de ponts, pas de bâtiments, pas de barrages, pas de voitures, pas de médecine. Le rôle de la loi, ce n'est pas d'interdire, c'est de réglementer.
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Chapitre 6
Les déchets, un boulet certes, mais une tâche soluble et solvable «Il n'y a pas de solution pour l'élimination des déchets radioactifs», répètent à satiété les médias et les politiciens engagés - sans jamais aller vérifier aux sources, sans se renseigner à Berne et en fermant les yeux sur les chantiers de Scandinavie où le stockage définitif de déchets radioactifs est en voie de réalisation. Simultanément, ceux qui crient le plus fort qu'il n'existe pas de solution apportent leur appui aux mouvements locaux qui s'opposent à de tels projets. En quelque sorte, leur tactique politique consiste à entraver les sorties de secours du stade de football pour ensuite clamer que 1' évacuation rapide des spectateurs reste insoluble et qu'il faut donc fermer le stade! Et pourtant le problème des déchets radioactifs est soluble et les garants sont solvables. LES DÉCHETS RADIOACTIFS, C'EST QUOI?
En Suisse, en France et en Scandinavie, les déchets radioactifs proviennent pour l'essentiel (environ trois quarts en volume) de la production d'électricité par les centrales nucléaires. Ils sont traités dans les installations du cycle du combustible. Dans ce cas, on distingue: 123
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Dépôt définitif finlandais d'Onkalo. Le tunnel d'accès (en noir) a atteint le 1er juin 2012 la profondeur maximale de 455 mètres. Les travaux sont en cours sur les installations verticales et de fond. Les galeries de stockage viendront plus tard (Image Posiva Oy). 1. les déchets directement issus des combustibles irradiés,
constitués des produits de fission de l'uranium qui se forment pendant le séjour du combustible dans les réacteurs; 2. les déchets divers liés au fonctionnement et à l'entretien des installations nucléaires, comme pièces détachées, filtres, outils, combinaisons, surbottes, gants, chiffons; 3. les déchets provenant du démantèlement d'installations nucléaires en fin d'exploitation après plusieurs décennies d'utilisation. Juridiquement parlant, les exploitants de centrales assument la responsabilité pour le sort final de ces déchets. Le quart restant a pour origine: 124
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4. la recherche dans les hautes écoles et l'industrie; 5. les services de médecine nucléaire des hôpitaux, notamment pour la radiothérapie et l'imagerie médicale; 6. les activités industrielles comme le contrôle radiographique des soudures. En Suisse, l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) du Département fédéral de 1'intérieur récolte les déchets de ces trois dernières activités, pour une gestion finale et le stockage définitif. La toxicité radiologique des déchets évolue avec le temps, diminuant de moitié à la fin d'une «période», une période se mesurant en secondes, semaines ou milliers d'années. De ce fait, théoriquement, la toxicité ne disparaîtra jamais, puisque l'on passe éternellement d'une moitié à l'autre (de la moitié au quart, du quart au huitième, etc.). Les durées de 10'000, 100'000 voire un million d'années dont on affuble ces déchets ne signifient donc pas grand-chose. En fait, la seule durée qui ait un sens physique et environnemental est la durée nécessaire pour ramener la toxicité radiologique au niveau naturel de l'enveloppe de stockage (roche, argile ou sel), soit quelques milliers d'années ou, peut-être un jour, quelques centaines d'années. Après tout, les pourfendeurs du gaz carbonique dans 1' atmosphère ne rêvent pas de faire disparaître ce gaz de l'atmosphère, mais simplement de ramener son niveau de concentration à ce qu'il était avant l'ère industrielle, une entreprise qui exigerait elle aussi plusieurs milliers d'années. Ainsi donc, la toxicité des déchets radioactifs diminue avec le temps, ce qui est mieux que les déchets toxiques chimiques, comme le cadmium des panneaux solaires ou 1' arsenic des pesticides, qui resteront toxiques perpétuellement dans les nappes phréatiques du monde. 125
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Les ingénieurs de la Nagra (voir plus loin) ont calculé le volume des déchets radioactifs (complètement conditionnés en «colis vitrifiés» dans des conteneurs, et non pas le volume effectif de la matière radioactive) provenant des éléments de combustibles irradiés des cinq centrales nucléaires suisses pour une hypothétique durée d'exploitation de celles-ci de soixante ans. Le résultat: 5 mètres cubes par térawattheure (TWh, soit un milliard de kilowattheures) de déchets hautement radioactifs et de déchets de longue durée complètement conditionnés. Soit pour une production totale cumulée sur soixante ans de quelque 1600 térawattheures , un total de 8000 mètres cubes, ce qui représente un litre par habitant. Ces 8000 mètres cubes représentent un cube de 20 mètres de côté, donc un espace de dimensions plutôt modestes. Les déchets faiblement radioactifs représentent quelque 50 mètres cubes par térawattheures, mais eux se désintègrent plus rapidement. Ce volume unitaire se compare plutôt favorablement aux rejets des centrales à gaz que le Conseil fédéral propose de construire dans la prochaine décennie pour pallier une demande soutenue d'électricité ainsi que les insuffisances et instabilités des énergies renouvelables. Une centrale à gaz moderne relâche quelque 500 grammes de C02 par kWh, ce qui se traduit en 500'000 tonnes de co2 par térawattheure. Les grandes quantités de C02 rejetées dans l'atmosphère depuis deux cents ans resteront dans 1' air pendant environ mille ans avant d'être absorbées dans l'eau de mer, une durée de vie pas très différente de celles de substances radioactives. Mais les quantités sont énormément plus importantes, et leur rejet a lieu dans l'atmosphère au lieu d'être confiné et immobilisé dans des couches géologiques profondes ! Certes , des essais sont en cours pour retenir ce C02 sous forme de gaz ou 126
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de liquide (capture et séquestration du carbone) pour ensuite choisir ici aussi la voie du stockage en profondeur, une tâche herculéenne puisque ce sera 50'000 fois plus lourd à réaliser. Et même 1'énergie solaire photovoltaïque n'est pas exempte de déchets. La nouvelle politique énergétique de la Confédération prévoit d'atteindre en 2050 quelque 10 térawattheures de production par année, ce qui exigerait pas moins de 100 kilomètres carrés de panneaux solaires. Les promoteurs et les politiciens socialistes à la tête du lobby solaire n'accordent que peu d'attention aux coûts environnementaux et sanitaires de cette expansion rapide. En effet les nouvelles technologies solaires vont permettre d'accroître l'efficacité des cellules solaires et réduire leurs coûts, mais beaucoup d'entre elles utilisent des matériaux extrêmement toxiques, comme le plomb, le cadmium et le sélénium 1• Le ramassage de ces panneaux toxiques est maintenant bien organisé aux États-Unis, en Allemagne et en France. Ce n'est pas encore le cas du recyclage, une option où l'incertitude règne 2 • Que représentent 100 millions de mètres carrés de panneaux solaires en volume de déchets après vingt ans ? De l'ordre d'un million de tonnes avant recyclage. Et après recyclage? Lorsque tout ce qui est récupérable aura été recyclé, ce sont près de 3% de résidus toxiques confondus qu'il faudra stocker quelque part définitivement, soit 30'000 tonnes Toward a Just and Sustainable Solar Energy Industry, 2009, The Silcon Valley Toxics Coalition, une organisation américaine prosolaire qui prône le ramassage des panneaux en fin de vie et leur recyclage. Dustin Mulvaney,Just and Sustainable PV Recycling; Forum on Solar Recycling, Palo Alto, 15 juin 2011. On pourra recycler la première génération de panneaux solaires dans des usines de récupération de déchets électroniques. Par contre, les générations nouvelles - avec leurs éléments toxiques - exigeront des usines spéciales. 2
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ou 15'000 mètres cubes. En fin de compte, ce sont 50 mètres cubes par térawattheure de déchets solaires toxiques (durée de vie des panneaux vingt ans et 100 kWh produits par mètre carré et par an) qu'il faudra stocker chaque deux décennies 3 • CONCENTRER ET ENFOUIR LES DÉCHETS TOXIQUES
Comme on le sait, l'humanité a depuis toujours donné la préférence à la solution de facilité, la dilution, pour se débarrasser de ses déchets : 1' air pour la fumée de ses feux, 1'eau ou le sol tout proche pour tout le reste. Tant que la population et le volume des déchets demeuraient faibles et que ceux-ci, essentiellement organiques, pouvaient se dégrader naturellement, la nature a pu supporter cette violence, se régénérer et se maintenir. Aujourd'hui, presque partout dans le monde, l'heureux temps de la dilution tous azimuts est sur le point de s'achever. La combustion du pétrole et du charbon alourdit 1'air de nos agglomérations et 1' atmosphère terrestre tout entière par la formation de gaz carbonique. Les rivières et les mers restent pour beaucoup de pays et d'industries l'égout de prédilection. Chez nous, d'innombrables décharges publiques, des déchetteries en tout genre, contiennent souvent, en plus des simples ordures ménagères, des polluants dangereux, comme le mercure, le cadmium et autres métaux lourds. Par conséquent, à l'avenir, il faudra faire mieux pour sauvegarder l'air, l'eau et la nature dans laquelle nous vivons. Faire mieux, c'est concentrer les déchets et les enfouir profondément sous terre, à des dizaines, voire à des centaines de mètres en Académies suisses des sciences , « Position des Académies suisses à 1'approvisionnement suisse en électricité - Tournant énergétique indispensable, défis immenses », juillet 201 2. On y trouve une valeur de 45 mètres cubes par térawattheure pour les déchets solaires. 3
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dessous de toute vie. Ces grandes profondeurs placeront une barrière étanche et définitive entre les produits toxiques et le milieu ambiant, pour nous et les générations futures. UN MODÈLE: L'ENFOUISSEMENT DES DÉCHETS RADIOACTIFS EN SUISSE
En vertu de la loi sur l'énergie nucléaire, ceux qui produisent des déchets radioactifs doivent aussi les éliminer. Pour accomplir cette tâche, les exploitants des centrales nucléaires et la Confédération suisse (responsable de la gestion des déchets radioactifs provenant de la médecine, de l'industrie et de la recherche récoltés par l'Office fédéral de la santé publique) ont créé la Nationale Genossenschaft für die Lagerung radioaktiver Abfiille (Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs, Nagra) en 1972. La Nagra, ainsi chargée de la gestion de tous les déchets radioactifs de la Suisse, se consacre à un objectif clair: ceux-ci doivent être stockés de manière sûre, afin de protéger à long terme 1'homme et 1' environnement4 • Les coopérateurs de la Nagra sont: • Confédération suisse (représentée par l'OFSP) • BKW FMB Énergie SA, Berne (centrale nucléaire de Mühleberg) • Centrale nucléaire de Gosgen-Daniken SA, Daniken • Centrale nucléaire de Leibstadt SA, Leibstadt • Axpo SA, Baden (centrales nucléaires de Beznau 1 et Beznau Il) • Alpiq Suisse SA, Lausanne 4
Site internet de la Nagra: www.nagra.ch
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
Concentrer et enfouir, voilà la manière choisie pour se débarrasser des déchets radioactifs. Par mélange à un verre de haute résistance, par compactage ou incinération, ces déchets sont réduits au minimum en poids et en volume, avant d'être enfouis sous terre. En fait, par ses recherches géologiques et ses études de dépôts souterrains hermétiques, la Nagra ouvre la voie à une solution totale et nationale pour tous les déchets toxiques, quels qu'ils soient, radioactifs ou chimiquement toxiques. Jusqu'au début des années 2000, la Nagra a rempli son rôle d'organisateur du dossier des déchets en menant à bien un vaste programme technique et scientifique, en négociant avec les communes et les cantons concernés et en soumettant au Conseil fédéral les analyses globales destinées au débat politique. Elle a rencontré de plus en plus de difficultés à mener à bien le mandat qui lui était échu. D'une part, la structure fédéraliste du pays rendait très difficile la résolution d'une tâche nationale. Les cantons s'opposaient souvent aux activités de la Nagra sans prendre en considération ni les réalités locales au niveau communal, ni les intérêts généraux du pays. En conformité avec la Constitution fédérale (Article 90: «La législation sur l'énergie nucléaire relève de la compétence de la Confédération»), la nouvelle loi nucléaire de 2005 a changé la donne en concentrant les compétences en matière de déchets radioactifs sur 1'exécutif fédéral et sur les communes pour le reste. À ce moment-là, il est aussi devenu de plus en plus clair que la Nagra n'était pas en mesure de coordonner la tâche éminemment politique du processus de sélection des communes qui allaient être contraintes de recevoir les dépôts définitifs de déchets- parmi toutes celles disposant d'un sous-sol adéquat selon des critères techniques. Interprétant à la lettre 130
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l'Article 90 de la Constitution, le conseiller fédéral Moritz Leuenberger a donc mis en place une organisation faîtière administrative pour encadrer le processus politique de sélection, depuis le choix de régions favorables jusqu'à celui de la ou des communes. De fait, la Confédération a pris en main la responsabilité suprême de la dimension politique du choix de site, tout en s'appuyant sur le travail technique de la Nagra. «PLAN SECTORIEL» POUR LE STOCKAGE -
DORIS LEUTHARD
AUX COMMANDES
La nouvelle organisation a été décrite dans un document portant en français le nom de «Plan sectoriel», ce qui est une traduction boiteuse de l'allemand (Sachplan). Il s'agit en réalité d'un «Plan national pour le stockage définitif des déchets radioactifs». La nouvelle organisation a fait 1' objet de nombreuses publications, l'une d'entre elles en définit le cadre généraP, dont voici quelques extraits : Le choix du site s'opère en trois étapes. La direction de la procédure incombe à la Confédération. La première étape consiste à définir des domaines géologiques où un dépôt profond peut être envisagé. Au cours de la deuxième étape, la Nagra concrétise les projets de dépôt en collaboration avec les régions concernées et en incluant les autorités compétentes. Les sites possibles sont étudiés et comparés, avec l'objectif de réduire le choix à au moins deux sites potentiels pour un dépôt de déchets de haute activité et deux sites potentiels pour un dépôt de déchets de faiOffice fédéral de 1 'énergie; « Plan Sectoriel - Dépôts en couches géologiques profondes - Conception générale», 2 avril 2008 (http ://www.nagra.ch/ display.cfm/id/100423). 5
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ble et moyenne activité. Au cours de la troisième étape, les possibilités restantes seront encore comparées de manière approfondie, et les sites de dépôt seront proposés sur la base des résultats acquis. Le Conseil fédéral et le Parlement décideront des autorisations générales. Un référendum peut être lancé contre leur octroi. Qui fait quoi?
• L,Officefédéral de Pénergie (OFEN) a la haute main sur les procédures liées au plan sectoriel et aux autorisations générales. Il dirige et coordonne les procédures et organise les participations régionales. En outre, il informe le public sur l'état des travaux. • Les cantons soutiennent l'OFEN dans le cadre des participations régionales. En outre, ils adaptent au besoin les plans directeurs cantonaux. • Dans le cadre du processus de participation, les communes se trouvant dans les régions d'implantation possibles déposent leurs demandes et sont intégrées de manière continue dans le processus de collaboration. • Dans le cadre des consultations prévues par le Plan sectoriel, la population, les cantons, les organisations intéressées, ainsi que les États voisins ont la possibilité de prendre position sur les propositions de sites et sur les rapports de résultats. • La Nagra joue le rôle d'expert spécialisé. Elle prépare les bases scientifiques (Sciences de la Terre) et propose des domaines d'implantation possibles, elle réalise les investigations nécessaires et concrétise les projets de dépôts. • L,Inspection fédérale de la sécurité nucléaire accompagne et contrôle les propositions de la Nagra pour ce qui 132
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concerne les techniques de sécurité, avant que le Parlement et le Conseil fédéral ne prennent leurs décisions. • Le Conseil fédéral prend les décisions d'autorisations de construire les installations nucléaires, dont les dépôts en profondeur font partie. Un référendum peut être lancé contre l'octroi d'une autorisation générale pour un dépôt en couches géologiques profondes. Dans ce cas, ce sont les électeurs et électrices qui ont le dernier mot. Où EN EST-ON EN 2012? Le plan sectoriel de 2008 avance lentement, mais sûrement, dans un cadre technique solide et un respect certain des droits démocratiques. Concrètement, après avoir longtemps donné la préférence à la roche cristalline, la Nagra s'est tournée vers l'argile, une matière très appropriée pour la rétention à long terme de substances radioactives et toxiques. C'est ainsi que la Nagra a proposé six régions potentielles dans le nord-est de la Suisse: le Randen méridional, les régions Zurich Nord-Est et Uigern-Nord, le Jura-Est, le pied sud du Jura et le Wellenberg (en Suisse centrale). En plus du choix de ces six régions, la Nagra a choisi 20 sites dans les régions concernées pour l'implantation des installations de surfaces, dont les emplacements précis peuvent être choisis avec plus de flexibilité. La situation générale actuelle a été décrite avec clarté au mois d'avril 2012 par la conseillère fédérale Doris Leuthard, qui assume en vertu de ses fonctions ministérielles la responsabilité suprême de la politique suisse du stockage définitif des déchets radioactifs6 : «Plan sectoriel - Dépôts en couches géologiques profondes: Le même traitement s'applique à tous» , Interview dans le Bulletin info Nagra, n° 38, avril2012.
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À la question de savoir s'il est possible de construire des dépôts profonds sûrs en Suisse, Doris Leuthard a répondu: «Oui, c'est actuellement techniquement possible. Les autorités et les commissions de sécurité de la Confédération [Inspection fédérale de la sécurité nucléaire, Commission fédérale de sécurité nucléaire, et Commission pour la gestion des déchets radioactifs] ont analysé les aspects liés à la sécurité des six domaines d'implantation proposés par la Nagra en 2008. » Elle a ajouté: «Avec la mise en place des équipes de lancement et l'instauration des conférences régionales, les représentants des cantons et des communes ont contribué à jaire tomber des obstacles dans les régions et dans les têtes. ( ...) Le plan sectoriel garantit une procédure de sélection transparente, vérifiable et loyale. (. ..) Je suis convaincue que nous atteindrons ainsi l'objectif visé: trouver les meilleurs sites possibles pour des dépôts en couches géologiques profondes, grâce aussi à une coopération constructive avec tous les acteurs importants. La gestion sûre des déchets radioactifs n'est pas seulement une obligation légale; c'est aussi un engagement moral, que l'on soit d'ailleurs pour ou contre l'énergie nucléaire. ( ...)La stratégie énergétique 2050 n'a qu'une importance limitée pour les travaux en cours. L'utilisation de l'énergie nucléaire et la gestion des déchets radioactifs présents aujourd'hui déjà en grande partie sont deux questions devant être résolues indépendamment l'une de l'autre( ...). Mais notre génération ayant dit oui à l'utilisation de l'énergie nucléaire, nous sommes tous responsables de la gestion des déchets, ce qui est moins risqué que l'exploitation de centrales nucléaires. »
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SÉCURITÉ ET DURABILITÉ : DES SOLUTIONS FIABLES
Comme l'a exprimé Doris Leuhard, il est beaucoup plus facile techniquement de stocker de manière définitive des déchets radioactifs dans la profondeur du sous-sol que d'assurer la sécurité d'une centrale nucléaire. Dans un cas, on parle de blocs de verre ou de bitume passifs à relativement basse température, dans l'autre, il s'agit de milliers de machines tournantes soumises à de hautes températures et de hautes pressions. La conclusion de Doris Leuthard se base très correctement sur une telle comparaison valable tant intuitivement que techniquement. Les dépôts seront implantés dans de l'argile, à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Selon le type de déchets à accueillir, ils seront constitués de galeries ou de cavernes de stockage, d'un dépôt pilote destiné à la surveillance à long terme des déchets, d'un laboratoire souterrain, de différentes infrastructures et d'un tunnel ou de puits d'accès (voir le site de stockage finlandais en début de chapitre). Durant les phases de construction et d'exploitation, des bâtiments seront en outre nécessaires en surface. Les déchets y seront acheminés puis conditionnés en vue du stockage final. Dans le dépôt proprement dit, un système de barrières techniques en cascade confine les déchets et garantit une protection de 1'homme et de 1'environnemenC. Il y a peu d'alternatives au stockage des déchets radioactifs en profondeur. Pour les déchets fortement radioactifs et de longue période, la seule option raisonnable est le dépôt en couches géologiques profondes. Même si un jour la transmutation de ces déchets en substances soit non radioactives soit 7
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de période plus courte devenait réalisable, un tel dépôt serait quand même nécessaire pour les déchets résiduels. Pour les déchets faiblement et moyennement radioactifs, il existe la possibilité d'un stockage en faible profondeur, comme le pratiquent déjà notamment la France et l'Espagne. En Suisse, toutefois, le stockage géologique en profondeur est ancré dans la loi aussi pour ces déchets. STOCKAGE DES DÉCHETS : QUI PAIE QUOI ET SURTOUT QUAND?
Leur gestion répond au principe de causalité du «pollueurpayeur» : les exploitants de centrales nucléaires sont responsables de gérer les éléments de combustibles irradiés et les déchets radioactifs issus de l'exploitation, de la désaffectation et du démantèlement d'une centrale. L'Article 77 de la Loi sur 1'énergie nucléaire oblige les exploitants des centrales nucléaires à alimenter un fonds commun fédéral pour la gestion des déchets radioactifs (l'allemand, plus précis, parle d' Entsorgung) et pour la désaffectation des installations nucléaires - de telle manière qu'au moment de la mise hors service des centrales en fin de vie, les avoirs de ces fonds soient suffisants pour couvrir les coûts de gestion et de désaffectation à venir8 • De plus, les exploitants doivent constituer des provisions pour couvrir les frais survenant avant la mise hors service, ainsi que pour certains frais spéciaux survenant après. Depuis plusieurs décennies déjà, on a reconnu l'importance d'assurer la couverture financière à long terme du financement pour le démantèlement des centrales et pour le stockage définitif Fonds de désaffectation - Rapport 2010; Fonds de gestion- Rapport 2010; Étude de coûts 2011 -Rapport récapitulatif. Téléchargeables du site http ://www.bfe.admin.ch/entsorgungsfonds/
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des déchets radioactifs qui découlent de 1'exploitation et du démantèlement. Le moment pivot, c'est la mise hors service d'une installation: avant celle-ci, la société d'exploitation est censée être solvable puisqu'elle reste active commercialement en vendant l'électricité produite. L'exploitant assure donc luimême les coûts afférents, mais il se voit néanmoins imposer le maintien de provisions budgétaires spécifiques. Après la mise hors service, le législateur prévoit le pire: la faillite, le rachat par une société étrangère, voire la disparition pure et simple de la société d'exploitation- et par conséquent l'impossibilité éventuelle d'assurer ses obligations à long terme. Pour pallier toute mésaventure de ce genre, deux fonds ont été créés sous gestion commune de la Confédération et des exploitants, l'un pour le stockage définitif des déchets, l'autre pour la désaffectation des installations. Les exploitants versent à l'avance des contributions dans ces deux fonds pour les amener à un niveau suffisant pour couvrir tous les travaux devenus nécessaires après la mise hors service. Les coûts de gestion englobent les coûts de toutes les activités nécessaires pour assurer 1' élimination définitive et sûre des éléments de combustibles irradiés et des déchets radioactifs produits par les centrales nucléaires résultant du fonctionnement proprement dit. Les principaux éléments de coûts sont les conteneurs de transport, les transports, le stockage intermédiaire, le conditionnement des éléments de combustibles irradiés, le traitement centralisé et l'entreposage des déchets, ainsi que le stockage définitif des déchets radioactifs dans des dépôts aménagés dans des couches géologiques profondes. Les coûts futurs de gestion des déchets sont divisés en trois parties9 : Je n'ai jamais compris pourquoi les exploitants de centrales s'obstinent à inclure dans les coûts de gestion des déchets ceux encourus avant la
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1. les coûts générés dans le futur jusqu'à la mise hors service des centrales nucléaires et payés au fur et à mesure par les exploitants à partir du compte d'exploitation ou à partir de provisions obligatoires ; 2. les coûts de gestion occasionnés après la mise hors service des centrales et qui doivent être assurés par le fonds de gestion et de désaffectation de la Confédération, ravitaillé par des contributions annuelles des exploitants ; 3. différents coûts intervenant après la mise hors service, qui ne sont ni gestion ni désaffectation, pour lesquels les exploitants sont tenus de constituer des provisions. Les coûts de désaffectation englobent les coûts de toutes les activités nécessaires pour assurer l'arrêt définitif et le démantèlement des installations nucléaires, ainsi que la gestion des déchets radioactifs qui résultent de ce démantèlement. Contrairement aux activités liées à la gestion des déchets radioactifs, la désaffectation n'entraîne aucun coût pour les exploitants des installations pendant le fonctionnement de celles-ci, si ce n'est les contributions au fonds commun fédéral de désaffectation.
mise hors service d'une centrale, tel que le coût du retraitement chimique, un coût encouru et payé pendant l' exploitation d'une installation. C'est certes intéressant pour l'analyse économique et fiscale, mais pas pour le citoyen qui veut simplement savoir si les frais encourus après la mise hors service seront effectivement payés au cas où l'exploitant venait à disparaître ou à faire faillite. Ce sont ces 13 milliards qui comptent dans le débat politique, pas les quelque 20 milliards avancés par les exploitants (voir le dossier Feuille d'information -Financement de la gestion des déchets radioactifs sur le site du Forum nucléaire suisse, www .forumnucléaire .ch).
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Dans 1'ensemble des chiffres contenus dans les documents officiels, on ne retiendra ici que ceux couvrant la période après la mise hors service des centrales, une période que certains aiment parer de 1' expression « les générations futures». Les résultats de l'estimation 2011 des coûts de la gestion des déchets, de la phase de postexploitation et de la désaffectation des centrales nucléaires suisses après la mise hors service des centrales sont présentés dans le tableau ci-dessous 10 : Tâche
Couverture par
Coût (mia de francs)
Désaffectation Gestion (stockage)
2,97 8,40
Fonds de gestion des déchets
Frais spéciaux
1,71
Provisions des exploitants
Total
Fonds de désaffectation
13,08
Les contributions que les exploitants doivent verser au fonds de désaffectation des installations nucléaires et au fonds de gestion des déchets radioactifs, ainsi que les provisions qu'ils doivent constituer pour la gestion nucléaire, sont calculées sur la base d'une estimation détaillée des coûts de désaffectation et de gestion, qui doit être révisée tous les cinq ans et qui assume une durée d'exploitation de cinquante ans des centrales avant leur mise hors service. Les contributions des exploitants pour 1' alimentation des deux fonds se situent entre 0,8 et 0,9 ct par kilowattheure
° Fiches d'information 1 et 2: «Fonds de désaffectation pour les installations nucléaires, Fonds de gestion des déchets radioactifs, Bases légales, organisation et informations générales », «Fonds de désaffectation pour les installations nucléaires, Fonds de gestion des déchets radioactifs, Calcul des coûts et fixation des contributions», 24 novembre 2011. 1
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produit, ce qui correspond à 215 millions de francs par année pour les 25 térawattheures produits annuellement par les cinq centrales nucléaires. Pour la période 2012-2016, les exploitants sont provisoirement tenus de verser 0,75 ct par kWh. Si l'on y ajoute les revenus financiers des fonds euxmêmes, ces contributions suffiront pour couvrir les coûts ultimes. Elles seront toutefois continuellement ajustées selon les besoins. En ce qui concerne l'état des comptes: à la fin août 2012, le fonds de désaffectation se montait à 1 ,430 milliard de francs et le fonds de gestion à 3,031 milliards, selon les documents disponibles sur Internet.'' FINLANDE ET LA SUÈDE : STOCKAGE EN VOIE DE RÉALISATION PROBLÈME RÉSOLU
En Finlande, le financement est basé sur une couverture complète des coûts de gestion du combustible usé par les producteurs de déchets. Les deux sociétés d'exploitation de centrales nucléaires ont pour obligation de soumettre un plan de gestion des déchets et de coûts estimés au Ministère du commerce et de l'industrie. Les deux sociétés approvisionnent un fonds d'État de gestion des déchets radioactifs sur la base d'une taxe au kWh produit. Ce fonds est indépendant des exploitants de centrales et est administré par le Ministère du commerce et de l'industrie. La grande majorité des contributions viennent des exploitants (l'État apporte sa contribution pour l'unique réacteur de recherche). Le principe sous-jacent Fiche d'information sur les résultats financiers, «Fonds de désaffectation pour les installations nucléaires, Fonds de gestion des déchets radioactifs, Deuxième trimestre 2012 », 3 1 août 2012. Téléchargeable du site http://www.bfe.admin.ch/entsorgungsfonds/ 11
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du fonds est que la somme totale accumulée doit être à tout moment suffisante pour couvrir toutes les dépenses futures de gestion et de démantèlement. Le calcul est effectué comme si les réacteurs cessaient de fonctionner à la fin de 1' année en cours (et non pour une durée moyenne d'exploitation, comme pour d'autres pays à 1' instar de la Suède et la Suisse). Les exploitants doivent fournir des garanties pour couvrir la différence entre les actifs du fonds et les dépenses estimées. Le montant de ces garanties diminue donc quand les actifs du fonds augmentent. En Finlande, le débat sur les déchets nucléaires est clos. Le Parlement en a décidé ainsi et il a confirmé le site choisi en mai 2001 àune majorité écrasante de 159 contre 4, une majorité qui incluait le parti écologique. En effet, les Verts finlandais continuent certes de refuser les nouvelles centrales, mais ils approuvent logiquement 1' enfouissement des déchets comme solution satisfaisante et nécessaire du point de vue écologique. Ils sont donc moins myopes, bornés et hypocrites que les Verts et socialistes suisses qui attaquent toutes les variantes techniques et géographiques du stockage des déchets, tout en promettant en privé qu'ils abandonneront leur opposition après la sortie du nucléaire. Sur le terrain, la société Posiva (la Nagra du pays) a accompli de grands progrès puisqu'elle a atteint le 1er juin 2012 la profondeur maximale de 455 mètres et une longueur de tunnel de 4987 mètres. En Suède, les exploitants de centrales approvisionnent aussi un fonds pour la gestion des déchets radioactifs calculé sur la base d'une taxe par kWh nucléaire produit. Ce fonds, indépendant des exploitants, est géré depuis 1996 par un conseil de gestion qui est une autorité gouvernementale. Dans les années 1970, les compagnies d'électricité nucléaire ont créé conjointement la Société suédoise de combustible et de 141
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gestion des déchets (SKB). Sa mission est de gérer tous les déchets radioactifs provenant des centrales nucléaires suédoises, de manière à garantir la sécurité maximale pour la vie humaine et l'environnement. SKB est responsable d'une série d'installations utilisées pour le traitement de tels déchets, installations qui comprennent un centre de stockage central provisoire de combustible nucléaire usé (Clab) situé à proximité d'Oskarshamn et un dépôt définitif pour déchets radioactifs à vie courte à Forsmark, deux sites d'implantation de centrales. Puisque toutes les centrales suédoises se trouvent en bord de mer, le transport est effectué au moyen d'un navire spécial. Un processus de sélection des sites de stockage a été amorcé il y a vingt ans avec une approche très démocratique impliquant intensément les régions et les communes concernées. En fin de compte, deux communes ont souhaité démocratiquement recevoir le dépôt national. C'est Forsmark, dans la municipalité d'Osthammar, qui a été choisie en 2009 sur la base de considérations techniques. En mars 2011 , SKB a soumis une requête à 1' Autorité de sûreté radiologique suédoise (SSM) et à la Cour de l'environnement pour la construction du dépôt. Les recherches géologiques se poursuivent dans le laboratoire d' Âspô près d'Oskarshamn, un laboratoire qui dispose d'un tunnel descendant en spirale dans le granite à une profondeur de 450 mètres. Ce laboratoire constitue une sorte de «répétition générale» pour la construction du futur dépôt de Forsmark, comme il 1' a déjà été pour la Finlande qui s'appuie beaucoup sur le travail réalisé en Suède depuis plusieurs décennies. POUR CONCLURE
Pour tous les déchets toxiques, le stockage définitif reste une épée de Damoclès, car il comporte une dimension politique 142
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incertaine, allant bien au-delà des considérations techniques calculables et prévisibles. Il existe en effet une perception différente - fort éloignée de la réalité scientifique - des déchets provenant des diverses technologies. Par exemple, personne ne parle encore des déchets solaires, parce nous en sommes toujours à l'étape de la conquête d'un rêve idéalisé d'une maîtrise du soleil, un rêve que l'on pense déjà atteindre avec quelques dizaines de mètres carrés de panneaux capables d'assurer une autarcie substantielle d'une maison isolée dans le Valais ensoleillé. « Small is beautiful ». Mais tout change lorsqu'il s'agit de se débarrasser de 100 millions de mètres carrés tous les vingt ans, comme on 1' a vu plus haut. L'alternative «dilution-concentration», qui gouverne le sort que la société réserve aux déchets qu'elle produit, soulève en réalité un ensemble de problèmes sociopolitiques bien plus ardus que les obstacles techniques. Ici, seulement quelques points de repère : La dilution offre non seulement une solution simple et bon marché pour se débarrasser des déchets ; mais en plus, elle est éminemment «démocratique», puisque tout un chacun la pratique, tout le monde souffre plus ou moins au même degré de ses conséquences, la pollution de l'air et des eaux. La médiatisation conduit certes à une sorte de mea culpa collectif, mais le débat reste sur un plan général.
Il en est tout autrement pour la concentration. La concentration et l'enfouissement des déchets diminuent la pollution pour tout le monde, y compris pour les habitants des zones de stockage. Malgré cela, l'opposition locale s'affirme haut et fort sur la base d'une perception, erronée dans la plupart des cas, qu'un problème collectif trouve une solution sur le dos d'une région géographique très limitée. Les médias peuvent alors réverbérer et amplifier 143
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
le phénomène au-delà de toute mesure : la victime n'est plus le quidam sans visage de Genève ou Lausanne, mais une commune rurale, des gens et des familles bien identifiables; le coupable n'est plus la ménagère anonyme, mais les Services industriels avec leur incinérateur et leur projet de dépotoir; le responsable n'est plus le consommateur d'électricité, mais l'exploitant d'une centrale nucléaire. Cette focalisation de l'attention médiatique et publique conduit à une polarisation et à un blocage de société qui rend souvent impossible toute action rationnelle. Alors que les déchets radioactifs perdent inexorablement de leur nocivité plus ou moins rapidement, il faut se souvenir que la toxicité chimique de produits non dégradables tels que le mercure, le cadmium ou l'arsenic ne s'atténue pas avec le temps, même pas après des milliers d'années. Pour certains déchets toxiques, comme pour les déchets radioactifs, il s'agit aussi de les immobiliser et de les enfouir de manière sûre pour protéger les générations futures. Les journaux se résoudront bien un jour à parler des déchets solaires. Qu'il s'agisse de déchets radioactifs ou de résidus toxiques, l'enfouissement représente en fait le seul moyen de garantir une sécurité définitive. Dans un cas comme dans l'autre, les volumes et quantités à considérer demeurent relativement faibles, grâce aux opérations de compactage, recyclage, incinération, voire de vitrification qui précèdent le stockage définitif. Comment résoudre ce conflit de société dans le domaine des déchets tant toxiques que radioactifs, comment avancer vers la solution plus judicieuse que représente le tandem «concentration-enfouissement», dans une démocratie hypersensibilisée par les problèmes , mais souvent paralysée pour 144
LES DÉCHETS , UN BOULET CERTES ...
aller vers les solutions plus favorables à 1' environnement? En fin de compte, il faudra se résoudre à ce que l'on appelle volontiers de nos jours les choix de société, c'est-à-dire dans le cas présent, entre un chaos écologico-politique sans fin, la coercition étatique ou les «compensations » financières pour les communautés locales des sites d'enfouissement. Le pouvoir politique - et en dernier ressort le peuple dans notre démocratie très décentralisée - devra, d 'une manière ou d'une autre, prendre ses responsabilités et trancher.
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Chapitre 7
Le thorium et les technologies nucléaires de demain La compagnie d'électricité de New York, Consolidated Edison Company (ConEd), a mis en service en 1962 la première centrale nucléaire «moderne» à Indian Point, à 40 km au nord de New York sur le fleuve Hudson. Il s'agissait d'un réacteur à eau pressurisée (REP) d'une puissance électrique nucléaire de 152 mégawatts. La centrale avait démarré avec du thorium et de l'uranium fortement enrichi (comme initiateur). Au début, tout allait bien. Lorsque je suis arrivé chez ConEd en 1963 - mon premier emploi - les soucis avaient déjà commencé. Les ingénieurs étaient satisfaits d'une machine fonctionnant bien, mais le physicien que j'étais devait tenter de comprendre pourquoi le cœur de thorium du réacteur s'essoufflait rapidement et perdait de son élan. Au lieu des 471 jours de fonctionnement à pleine puissance promis par le fournisseur Babcock Wilcox , le réacteur arrivait en bout de course après seulement 250 jours. Il a fallu déchanter: le thorium ne tenait pas ses promesses. L'erreur sur le thorium résultait d'une connaissance insuffisante des données physiques (sections efficaces neutroniques) et des particularités exotiques liées à un élément annexe, le protactinium. Depuis lors, la physique du thorium a été maîtrisée. Pour la deuxième charge, 147
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
PARTICULE NUCLÉAIRE ENROBÉE Diamètre du noyau: un demi-millimètre. Du centre vers l'extérieur: • Noyau de combustible • Pyrocarbone poreux • Pyrocarbone dense • Carbure de silicium • Pyrocarbone dense et dur Ces différentes couches protègent le combustible jusqu'à de très hautes températures et empëchent la fuite de substances radioactives. Le réacteur d'une centrale "Haute température à hélium" contient un
milliard de particules enrobées séparées les unes des autres par du graphite. (Image: Idaho National laboratory)
on est donc passé à la solution «tout uranium» de la maison Westinghouse. Quelques années plus tard, auprès de mon deuxième employeur, GeneralAtomics en Californie, j'ai retrouvé le thorium à la centrale nucléaire de Fort St. Vrain, puissante de 330 mégawatts, dont le réacteur était modéré au graphite, refroidi par de l'hélium à 700 degrés et alimenté avec du thorium, et qui a fonctionné entre 1976 et 1989. Une installation semblable a été exploitée à Schmehausen en Allemagne à la même époque. Le cœur de ces réacteurs dits «à haute température» (HTR) comprenait des centaines de millions de microsphères de carbure de thorium et d'uranium d'un demi-millimètre, enrobées dans de 1'oxyde de silicium et de carbone pyrolytique pour un diamètre externe inférieur à un millimètre. L'utilisation du thorium comme combustible de centrales nucléaires a été au xxesiècle un succès en termes de faisabilité technologique. Techniquement faisable, oui, mais difficile et cher. En amont, la dureté mécanique extrême de l'oxyde de thorium rend la fabrication du combustible onéreuse. En aval, des problèmes similaires sont rencontrés dans le recyclage du combustible usagé en raison de la forte radioactivité et des 148
LE THORIUM ET LES TECHNOLOGIES NUCLÉAIRES ...
difficultés techniques de broyage et de dilution des oxydes. Aux États-Unis, ce sont des raisons économiques et commerciales qui ont conduit à 1' abandon de la filière des réacteurs à haute température au thorium; en Allemagne, c'est le parti socialiste au pouvoir qui a tué cette technologie pour des raisons politiques par le biais de chicaneries administratives. LE RETOUR EN GRÂCE DU THORIUM?
Après lndi an Point, plus personne ne s'est intéressé à 1'utilisation du thorium dans des réacteurs à eau pressurisée, une technologie qui a conquis le monde (dont la France) en se basant uniquement sur l'uranium, ressource abondante et qui le restera encore longtemps, comme on 1' a vu au chapitre 3. Depuis quelques années, la société norvégienne Thor Energy a entrepris des études et des essais techniques pour relancer cette option. En effet, la Norvège dispose de grandes réserves naturelles de thorium qu ' elle envisage de mettre en valeur en tablant sur une pénurie d'uranium- très probablement illusoire - et sur le fait que n'importe quelle centrale à eau pressurisée peut être convertie de 1'uranium au thorium, ce qui représente un grand marché potentiel. Mais les difficultés techniques associées au thorium augmentent les coûts- au point que le prix de 1'uranium devrait tripler, voire quadrupler pour que le thorium devienne ici compétitif. Les avantages offerts par le thorium - volume de déchets radioactifs plus faible et toxicité radioactive à long terme plus courte grâce à la quasi-absence de plutonium- ne sont pas suffisamment déterminants pour faire la différence. Quant à la filière des réacteurs à haute température au thorium, elle a continué d'être développée à petite flamme au cours des dernières décennies au Japon, en Chine, en Europe et aux États-Unis. La Chine devrait mettre en service vers 2018 149
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
une première centrale expérimentale de 250 mégawatts, mais qui sera initialement alimentée en uranium et non pas en thorium. Ironie de 1'histoire, une technologie prometteuse des années 1960 resurgit maintenant dans la liste des « technologies d'avenir». La Suisse contribue depuis longtemps au développement des réacteurs à haute température dans un cadre international, maintenant sous le programme Génération IV. Le 16 juin 2011 , le conseiller national valaisan Oskar Freysinger a déposé une motion parlementaire soutenue par de nombreux collègues de tous bords (y compris 1'ingénieur démocrate-chrétien Jacques Neirynck de tendance antinucléaire) qui demandait au Conseil fédéral un plan d'action pour la recherche et le développement en Suisse des réacteurs à haute température utilisant le thorium. Après la publication d'un excellent ouvrage de vulgarisation scientifique louant les avantages du thorium 1 • La presse s'est elle aussi intéressée à cette filière . THORIUM: PANACÉE OU TROMPE-L'ŒIL?
Oui, le thorium offre plusieurs avantages intéressants: 1. En amont, des ressources naturelles abondantes, beaucoup plus riches que celles de l'uranium, et comme dans le cas de l'uranium des ressources qui se situent dans des pays responsables et fiables comme l'Australie, le Canada, la Norvège et l'Inde. 2. Ensuite, la possibilité d'être utilisé avec plus de flexibilité et d'efficacité que l'uranium dans une multitude de types de réacteurs et avec de meilleurs taux de surgénération. 1 Jean-Christophe de Mestral, L'atome vert- Le thorium, un nucléaire pour le développement durable - Après Fukushima, passons de l 'uranium au thorium, Éditions Favre, 2011.
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3. En aval, des déchets radioactifs de plus courte durée de vie que ceux de l'uranium, grâce à l'absence de plutonium, ce qui facilite le stockage définitif. 4. En fin de compte, un risque de prolifération marginalement plus faible que celui associé à l'uranium (et plutonium), grâce au deuxième désavantage cité ci-dessous. Car l'uranium-233 provenant du thorium se prête aussi à la fabrication d'une bombe; les Américains l'ont expérimenté avec succès en 1955 dans le désert du Nevada. En contrepartie, le thorium comporte plusieurs désavantages sérieux qui compliquent son utilisation: 1. Sous forme de combustible solide (en pastille, en aiguille), 1' extrême dureté des compositions utilisées, notamment les oxydes, rend sa fabrication et sa récupération par retraitement chimique extrêmement difficiles et onéreuses. 2. Le thorium ne produit pas d'énergie en soi; c'est l'uranium233 qu'on en extrait qui le fera dans un réacteur, après retraitement. Or cet isotope uranium-233 est après sa séparation, rapidement et de plus en plus intensément, accompagné d'un autre isotope, l'uranium-232 qui est lui extrêmement radioactif. Ce dernier complique beaucoup la manipulation et la fabrication du combustible, beaucoup plus que dans le cas de l'uranium et du plutonium. Ce sont ces désavantages qui ont conduit à 1' abandon du thorium dans le passé. Et non pas pour la raison que les partisans du thorium aiment à avancer avec complaisance: par le manque d'utilité pour les armes nucléaires. La filière des réacteurs eau-uranium ne présente guère plus d' utilité; preuve en est 1' absence d'inquiétude à la donner à la Corée 151
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du Nord et à l'Iran. Si cette dernière filière a triomphé sur le marché, c'est qu'elle n'a pas les désavantages cités ci-dessus pour le thorium. Donc thorium prometteur? Oui, car on peut l'utiliser dans n'importe quel type de réacteurs, ce qui étendra le champ d'application de la fission nucléaire en lui ouvrant des perspectives quasi illimitées en ce qui concerne les ressources naturelles. Récapitulons les types de réacteurs nucléaires qui entrent en ligne de compte pour 1'utilisation du thorium. Les réacteurs conventionnels à eau. La faisabilité en a été démontrée tant dans la centrale new-yorkaise d'Indian Point que dans une centrale expérimentale américaine (Shippingport). Les Norvégiens procèdent donc actuellement à de nouveaux essais d'irradiation. L'obstacle sera longtemps économique (coût plus élevé du kilowattheure), à moins que des mesures contraignantes ne soient imposées sur la durée de vie des déchets radioactifs. Il est tout aussi improbable que le prix de l'uranium augmente de manière durable au-delà de 400 dollars le kilogramme de trioxyde (depuis quelques années, le prix fluctue entre 100 et 120 dollars). Conclusion: ces réacteurs resteront encore longtemps fidèles à 1'uranium, bien que l'utilisation du thorium y soit possible sans modification profonde . Les réacteurs à haute température refroidis à l'hélium. Là aussi, la faisabilité du thorium a été démontrée tant dans la centrale américaine de Fort St. Vrain que dans celle de Schmehausen en Allemagne, tant dans la centrale expérimentale de Peach Botton en Amérique que dans celle de Juliers en Allemagne. Parmi ces candidats, grâce à ses excellentes caractéristiques intrinsèques de sécurité, son application potentielle à des processus industriels à haute température et la possibilité 152
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d'utiliser des turbines à gaz à cycle direct, l'intérêt pour ce type de réacteur a aujourd'hui considérablement augmenté. Les Japonais et les Chinois exploitent de petits réacteurs expérimentaux qui ont encore renforcé le degré de confiance dans la technologie. Néanmoins, ces petites machines utilisent de l'uranium, comme les deux projets «haute température-hélium» de Génération IV. Le thorium (re)viendra, mais plus tard. Si les HTR devaient réussir une percée sur le marché des centrales, ce serait donc uniquement sur la base de leurs caractéristiques propres, des caractéristiques favorables qui seront tout aussi valables pour le thorium que pour l'uranium: 1. Sécurité supérieure à celle des réacteurs à eau, grâce surtout à 1'utilisation des particules de combustible enrobées qui élimine pratiquement le risque de fonte du cœur et de réactions violentes hydrogène-oxygène comme à Fukushima; 2. Meilleur rendement thermique que les réacteurs à eau, c'est-à-dire la possibilité de transformer en électricité une plus grande proportion de la chaleur produite par le réacteur, quelque 60% au lieu des 37% des centrales à eau; 3. L'hélium, un gaz noble et inerte, autorise des températures allant jusqu'à 1000 °C, ce qui ouvre la porte à des applications industrielles telles que la production d'hydrogène. Constatation: de manière habile, mais quelque peu abusive, les évangélistes du thorium s'accaparent volontiers les avantages de l'HTR, alors qu'ils ne sont en rien liés au choix du combustible. Les réacteurs à sels fondus. Un réacteur nucléaire à sels fondus (RSF, en anglais molten salt reactor) est un type de réacteur nucléaire dans lequel le combustible nucléaire se 153
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présente sous forme de sel fondu à bas point de fusion. Le sel fondu joue à la fois le rôle de combustible, de caloporteur et de barrière de confinement. Le réacteur peut être à neutrons lents (ralenti par du graphite) ou à neutrons rapides 2 • Le concept a été évalué et retenu au sein du Forum international Génération IV. Il fait actuellement 1'objet d'études et de recherches en vue d'un déploiement comme réacteur de quatrième génération, avec cependant une date prévisionnelle d'industrialisation plus lointaine que celles de certains autres concepts étudiés. Le réacteur prend la forme d'une cuve métallique contenant le sel à haute température (600 à 900 °C), mais à pression ambiante. Le combustible fissile peut être de l'uranium 235, du plutonium ou de l'uranium 233 issu de la conversion du thorium. Le concept associe au réacteur une usine de traitement du combustible usagé sur le même site, chargée de séparer les produits de fission (ainsi que le composant fissile) au fur et à mesure de leur production en réacteur. C'est là un avantage majeur sur l'ensemble du cycle de combustible, réalisable grâce à l'utilisation d'un combustible et caloporteur sous forme liquide. C'est un concept très compétitif sur le papier. De nombreuses propositions de conception de centrale nucléaire sont fondées sur ce type de réacteur, mais il n'y a eu que peu de prototypes construits et aucun n'est en service depuis les années 1970. L'expérience manque, même à l'échelle du laboratoire. Il n'existe pas de verrou technique majeur, mais de nombreux éléments théoriques ou expérimentaux restent à confirmer à l'échelle industrielle, ce qui pourrait être fait dans le cadre du programme Génération IV. Voir détails et illustrations à 1' article Wikipedia «Réacteur nucléaire à sels fondus». 2
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Les systèmes avec accélérateur. L'Accelerator Driven System ou ADS est un réacteur nucléaire piloté par un accélérateur de particules. Dans un tel système, tout ou partie des neutrons de fission sont produits à l'entrée du réacteur par spallation d'un noyau lourd (1 'alliage plomb-bismuth par exemple) par des protons issus d'un accélérateur de particules. L'énergie de fission peut être récupérée de manière classique via un échangeur de chaleur, une turbine et un générateur d' électricité3 • Du côté nucléaire, il y a donc trois éléments majeurs: l'accélérateur de protons, la cible de plomb-bismuth et le réacteur. L' ADS appartient à la famille des réacteurs à neutrons rapides (RNR) pouvant utiliser du plutonium, du thorium ou de l'uranium selon un cycle direct ou de surgénération. Ce mode a été largement promu sous 1' appellation d'amplificateur d'énergie de Rubbia. En ce qui concerne les avantages , on a présenté les systèmes ADS comme plus fiables que les réacteurs conventionnels pour la simple raison que la coupure du faisceau de protons arrête toute réaction nucléaire. Oui, mais ce n'est pas là le risque principal associé aux réacteurs conventionnels, puisqu'avec ceux -ci un arrêt rapide se fait même automatiquement par augmentation de température. Le risque- dans un amplificateur d'énergie comme dans un réacteur conventionnel - c'est la chaleur résiduelle qui continue d'être produite après l'arrêt du réacteur. Pour une même énergie produite, la puissance résiduelle est la même dans tous les réacteurs à fission, aussi pour l' ADS. Or cette puissance résiduelle est en Voir détails et illustrations à 1'article Wikipedia «Réacteur nucléaire piloté par accélérateur». 3
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
bonne partie à 1'origine du risque de fusion du cœur en cas de défaillance de refroidissement après l'arrêt du réacteur, comme dans le cas de Fukushima. De plus, le taux de multiplication des neutrons de 1' ADS est très proche de 1, donc un faible refroidissement après 1'arrêt du système pourrait faire en sorte que le système diverge à nouveau. Il est donc impossible de démontrer que les systèmes ADS sont plus sûrs que les réacteurs sans accélérateur. Les autres avantages que 1'on prêtait généreusement à 1'ADS étaient en fait ceux du thorium - un combustible nucléaire pouvant servir de nombreuses technologies comme nous l'avons vu. Les technologies requises pour construire 1' amplificateur d'énergie ont toutes été démontrées à des échelles différentes. Néanmoins, de nombreuses difficultés techniques auraient été à surmonter avant que 1'ADS complet puisse devenir économique et fiable. Avec le temps, la promesse est devenue utopie. Le concept ADS de 1993 portait quelquefois le nom de « rubbiatron », du nom de Carlo Rubbia, physicien nucléaire, prix Nobel de physique et ancien directeur du CERN à Genève. Rubbia, caractère haut en couleur, volubile et habile communicateur, a su transmettre sa vision à une armée de disciples obnubilés. En fin de compte, au vu des obstacles majeurs à surmonter, la communauté nucléaire- tant universitaire qu'industrielle - n'a pas retenu l' ADS dans la liste de projets d'avenir, ceux de Génération IV. Le rubbiatron est donc mort, pour de bonnes raisons d'ingénieurs. GÉNÉRATION
IV
Les réacteurs de Génération IV sont un ensemble de conceptions théoriques de réacteurs nucléaires actuellement à l'étude, qui ne pourront guère devenir disponibles commercialement avant 2040, voire 2060. Les réacteurs actuels en fonctionnement 156
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à travers le monde sont considérés de deuxième ou de troisième génération, ceux de première génération ayant été pour la plupart mis hors service. La recherche sur ces types de réacteurs a été officiellement lancée par le Forum international Génération IV (GIF) en 2001, et choisis sur la base de huit critères, entre autres la sécurité nucléaire, les coûts, la minimisation des déchets, l'utilisation optimale des ressources naturelles dans un contexte de développement durable. De nombreux types de réacteurs ont été considérés initialement, mais la liste a été réduite pour se concentrer sur les technologies les plus prometteuses et celles qui pourraient le plus probablement atteindre les objectifs de 1'initiative Génération IV. Il s'agit de réacteurs à haute température refroidis à l'hélium, de réacteurs à neutrons rapides qui offrent la possibilité de brûler les déchets radioactifs de longue durée et de produire plus de combustible qu'ils n'en consomment. Un réacteur à eau de type avancé et le réacteur à sels fondus ont également été retenus. Le programme Génération IV s'intéresse de près à l'utilisation du thorium par le biais de ces différents types de réacteurs. La Suisse participe également aux activités du programme Génération IV, et cela dans différents domaines. Jean-Marc Cavedon, chef du Département énergie nucléaire de l'Institut Paul Scherrer à Würenlingen, pense que c'est une bonne chose:
«Oui, avec conviction. Il nous revient de préparer des réacteurs nucléaires utilisant mieux les ressources d'uranium, et produisant moins de déchets ultimes.» MIEUX QUE LES PROMESSES, LES AMÉLIORATIONS PROGRESSIVES
Le thorium va-t-il révolutionner l'énergie au XXIe siècle? Non, répond clairement Rakesh Chawla, professeur en 157
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
physique des réacteurs nucléaires à 1'École polytechnique fédérale de Lausanne. «L'utilisation industrielle de ce combustible suppose la mise au point de nouveaux surrégénérateurs, dont le coût ne peut être justifié économiquement aujourd'hui.» Coût justifié ou pas, peu de pays, peu d'entreprises disposent des dizaines de milliards de dollars, d'euros ou de francs nécessaires pour se lancer dans l'aventure d'une nouvelle filière nucléaire. On le voit avec les projets de Génération IV qui, arrivés à une sorte de maturité technologique après toutes ces années, peinent à passer à la phase de réalisation. C'est simplement trop cher en soi, et seulement marginalement meilleur que la génération précédente. Les États-Unis ont perdu leur appétit, ayant galvaudé leur leadership nucléaire depuis longtemps à l'avantage de l'Europe et de l'Asie. L'Europe a d'autres priorités et ne parviendra jamais à se mettre d'accord sur un projet prioritaire commun. En Asie, seule la Chine va de l'avant avec détermination, sûre de ses débouchés nationaux de par l'ampleur de ses propres besoins en électricité. Je pense que la Chine donnera la priorité aux réacteurs à haute température, parce que ce seront les plus sûrs et les plus mûrs. Les plus mûrs parce qu'elle a acquis les droits à la technologie allemande du siècle dernier. De même que nous achetons aujourd'hui des panneaux solaires chinois d'excellente qualité à vil prix, dans trente ans, nous achèterons des centrales nucléaires chinoises encore plus sûres et économiques que la génération actuelle de centrales suisses qui arriveront en fin de vie à ce moment-là. Et comme le Japon n'abandonnera pas le nucléaire faute d'alternatives, les grandes entreprises de construction nippones deviendront elles aussi des fournisseurs appréciés du marché mondial. 158
LE THORIUM ET LES TECHNOLOGIES NUCLÉAIRES ...
Faute d'investissements dans des technologies de rupture - celles qui changent tout un domaine en quelques années comme 1' électronique - nous nous dirigeons inexorablement vers une amélioration progressive des technologies existantes, celles des réacteurs nucléaires refroidis à l'eau, que 1' on désigne de 1'étiquette «Génération III+». Quand les risques de nouveaux investissements sont trop grands, quand la fiabilité d'un équipement et sa sécurité en utilisation priment, on améliore l'acquis, plutôt que de le remplacer. Depuis plus d'un siècle, de brillantes idées ont été développées et essayées pour remplacer le moteur Otto qui meut nos voitures. Il est toujours là. Avantageux, fiable, sûr, polluant et consommant de moins en moins. C'est pareil pour les réacteurs nucléaires à eau. Peut-être que le réacteur à haute température surfera sur une vague nouvelle dans une ou deux décennies. J'ai vécu la précédente vague de 1975, lorsque la compagnie américaine General Atomics pour laquelle je travaillais s'était adjugé onze intentions d'achat sur le marché américain pour de grandes centrales HTR de 1160 mégawatts. En fin de compte, tout s'est envolé : les compagnies d'électricité étaient devenues sceptiques envers cette technologie trop nouvelle et vendue à un prix trop élevé. D'ABORD, LA GÉNÉRATION
Ill+
Certains protagonistes du thorium n'hésitent pas à dire que le nucléaire deviendra une énergie complètement verte si le secteur parvient à développer un nouveau concept industriel. Le livre de Jean-Christophe de Mestral, cité plus haut, reprend cette vision dans son titre. C'est aller un peu vite en besogne; car, entre la diabolisation ambiante de 1' énergie nucléaire (oui, basée sur 1'uranium) et l'eldorado d'un« thorium vert» , symbole d'un développement 159
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
durable, il n'y a guère que le dossier des déchets radioactifs pour faire une différence. Oui, ils sont moins volumineux et de plus courte durée avec le thorium. Mais croit-on vraiment que la mouvance idéologique antinucléaire daignera «approuver» le thorium en se satisfaisant d'un stockage de déchets à 1'échelle de 500 ans « seulement», au lieu de 5000 ans? Illusion. Pouvons-nous croire que les compagnies d'électricité se tourneront pour cette seule raison vers le thorium et les réacteurs encore nouveaux qui 1'utiliseront- alors qu'un stockage définitif adéquat et sûr, prévu pour 5000 ans, ne sera guère plus grand et plus cher que celui prévu pour 500 ans? Ce qui prime en termes d'obstacles technologiques et de coûts de développement, c'est le choix du type de réacteur, et non pas le choix du combustible. Plusieurs types de réacteur peuvent se servir soit de thorium soit d'uranium. Il est simplement controuvé de se parer des vertus du thorium pour promouvoir des réacteurs exotiques et marginaux. Ami du thorium, oui, je l'ai toujours été. Mais assis dans le siège d'un patron de compagnie d'électricité, je me déterminerais d'abord sur la base de la fiabilité, de la sécurité et la compétitivité du type de réacteur qu'on rn' offrirait. À court et à moyen terme, ce serait alors certainement un exemplaire de la Génération Ill+ fonctionnant à l'uranium, mais facilement convertible au thorium. Le physicien vaudois Jean-François Dupont a bien qualifié l'engouement exagéré de certains pour le thorium: «Le thorium est un excellent combustible nucléaire, mais l'uranium tout autant. Les avantages prêtés au thorium de résoudre les questions de sécurité, de gestion des déchets et de prolifération sont surfaits. Ces mêmes problèmes peuvent être résolus avec le cycle de l'uranium. D'un 160
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point de vue rationnel, il n'y a aucune raison solide de se précipiter pour écarter l'uranium et adorer le thorium.»
Et en guise de conclusion, dans le cadre du débat politique suisse, ne faut-il pas ajouter: le haut niveau de sécurité atteint avec la Génération III+ ne justifie en aucun cas de fermer la porte au nucléaire dans la précipitation et de faire miroiter les lointains espoirs placés dans la Génération IV, certes tangibles et qui auront leur heure.
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Chapitre 8
Où mène la politique énergétique du Conseil fédéral ?
Le Conseil fédéral a donc lancé la procédure de consultation sur un «premier paquet de mesures» de sa Stratégie énergétique 2050, cinq mois après publication des grandes lignes de ce projet (18 avril 2012) et une année après la requête du Parlement concernant une feuille de route détaillée sur un changement de cap draconien de la politique énergétique nationale. Ce premier paquet, cette première étape démocratique, a enfin permis l'ouverture d'un débat concret qui tient compte de la complexité technique, économique,juridique et politique du monde de l'énergie et en particulier celui de l'électricité, un débat qui relance aussi celui du nucléaire, car à l'évidence même de l'évolution dans le monde et en Europe, il y a de l'avenir pour le nucléaire malgré Fukushima - et aussi en Suisse. LA STRATÉGIE ÉNERGÉTIQUE
2050 DU CoNSEIL FÉDÉRAL ou LE
PROJET FUNAMBULESQUE DE DORIS LEUTHARD
Le projet tente de combiner deux composantes majeures d'une vision énergétique idéalisée, celle de la lutte contre les changements climatiques et celle de la sortie du nucléaire. Ce 163
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Doris Leuthard et la sortie du nucléaire. Le Temps, 27 septembre 2012. © Chappatte, 2012.
faisant, cette vision entremêle deux objectifs incohérents et crée fréquemment la confusion entre des contextes techniques incompatibles et des objectifs politiques différents. Les combiner, peut-être, mais les réconcilier? Cette confusion est-elle le fruit du hasard, ou est-elle voulue à des fins politiques? Techniquement parlant, il y a d'une part l'énergie dans son ensemble, c'est-à-dire le mazout de chauffage, les carburants pour la mobilité, le gaz et l'électricité pour tout; et, d'autre part, l'électricité et ses sources de production et modes d'utilisation, un sous-chapitre de l'énergie, certes, mais avec ses propres contraintes. Politiquement parlant, le domaine de l'énergie est, quant à lui, coiffé par un objectif ambitieux 164
OÙ MÈNE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DU CONSEIL FÉDÉRAL?
omniprésent, la diminution de la production de gaz carbonique, alors que celui de 1'électricité est maintenant coiffé en Suisse par la décision politique de sortir du nucléaire. Le projet du Conseil fédéral ne distingue pas clairement entre ces deux objectifs politiques, les entrelaçant souvent dans la même phrase, laissant presque entendre que des mesures d'assainissement des bâtiments contribueraient à réduire les besoins en l'électricité (c'est en réalité le contraire), ou que diminuer la consommation d'essence à 3 litres par 100 km pourrait rendre possible l'abandon du nucléaire. Pourquoi cet amalgame entre ces deux dossiers politiques? Est-ce utiliser Fukushima pour mieux faire avaler un programme draconien de réduction de gaz carbonique et de taxe écologique? Ou est-ce le contraire, ficeler le débat de sortie du nucléaire dans celui du C02 - une cause nationale, une cause universelle, une cause sacrée pour certains - afin de mieux souder les troupes hétérogènes de la mouvance antinucléaire que 1'on rencontre au Parlement et qui s'étend de 1'extrême gauche jusqu'aux démocrates-chrétiens des villes ? Ironie, car le débat qui s'annonce pourrait voir l'éclosion d'une discussion plus authentique, plus salutaire qui prendrait à revers ceux qui associent C02 et nucléaire dans leur propre combat! Les dossiers du C02 et du nucléaire sont effectivement très liés - mais pour un motif que le Conseil fédéral ne veut aujourd'hui pas admettre. Car, à l'évidence, puisque le nucléaire produit si peu de gaz carbonique par kilowattheure (50 fois moins que les centrales à gaz et 10 fois moins que les panneaux solaires) 1 , le nucléaire restera jusqu'en 2044, voire au-delà, un atout certain pour notre inventaire national de C02 , un atout vital pour compenser ces indispensables cen-
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Institut Paul-Scherrer, Le Point sur l'énergie , no 20, juin 2010.
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traies à gaz qui seront construites en Suisse ou en Allemagne par nos compagnies d'électricité pour propulser nos trains, nos trolleybus et bientôt nos voitures. Depuis avril 2012, depuis la première présentation de la Stratégie énergétique 2050, Doris Leuthard défend bec et ongles sa volte-face énergétique et la sortie du nucléaire. Pour exemple, la convocation médiatisée des patrons des Régies fédérales début juin 2012, tous regroupés sous une grande bannière montrant la vague tsunami du peintre japonais Hokusai s'écrasant contre le Cervin! Du kitsch. Elle les avait invités à donner l'exemple en matière de bon comportement énergétique2 • La rencontre avait un côté vaudeville que les journalistes présents - toujours trop complaisants - ont passé sous silence. Les CFF d'abord, le plus gros consommateur d'électricité en Suisse. Son directeur général a présenté un message très encourageant pour la ministre. La prévision des CFF, c'est une augmentation de 25% du trafic ferroviaire d'ici à 2030 grâce à l'engouement populaire pour ce mode de transport. L'objectif, par contre, est une réduction de plus de 20% de la consommation d'électricité grâce à une série de mesures «novatrices». Comment combler ce trou béant? Facile, selon le directeur général des CFF: d'une part, former les conducteurs de locomotives à éviter les accélérations intempestives (un avantage certain pour les passagers debout dans des voitures bondées). Et surtout, diminuer la vitesse des trains car, rappelle-t-il, la consommation d'électricité augmente comme le carré de la vitesse. Oui, du vaudeville pur et simple, mis en scène par notre ministre de l'Énergie : trente ans d'investissements colossaux entre Genève et Romanshom pour réduire la durée du voyage, un tunnel du 2
Neue Zürcher Zeitung , 12 juin 201 2, source des détails qui suivent.
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OÙ MÈNE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DU CONSEIL FÉDÉRAL?
Lotschberg conçu pour des trains roulant à 250 km/heure, et la même ministre des Transports qui applaudit gaiement la perspective de ces trains super-modernes roulant super-lentement ! L'autre géant, la Poste. Elle a dit vouloir contribuer à une réduction des émissions de gaz carbonique en convertissant son parc de véhicules à la propulsion électrique. Elle va aussi encourager ses employés à utiliser les transports publics (électriques) et le covoiturage. Soyons sérieux , en y ajoutant l'informatisation totale du pays promue par Swisscom, il n'y a guère de doute que les Régies de la Confédération contribueront à une augmentation massive de la consommation d'électricité en Suisse - grâce au succès des services qu'elles rendent au pays. Aveugle à la réalité, le Conseil fédéral propose une vaste réforme de 1'électricité en faisant appel aux augmentations de prix, à la baisse draconienne de la consommation, aux énergies renouvelables, aux importations et aux centrales à gaz. Incidemment, grâce à notre merveilleuse démocratie de proximité, le peuple commence déjà à voter sur ce genre de propositions. Cela a débuté le 17 juin 2012. Mesquins, les Neuchâtelois ont refusé ce jour-là par 57% des voix une modeste taxe sur l'électricité de 0,5 centime par kilowattheure, alors que la Stratégie énergétique 2050 laisse présager une augmentation de 30 centimes. Et trois villes suisses alémaniques se sont exprimées sur des initiatives des Jeunesses socialistes allant dans le sens des propositions du Conseil fédéral. Résultats: Stafa a refusé par 68% des voix , Meilen par 79% et Dietikon par 62%. Vox populi ... ou la démocratie en marche3 • Certains politiciens de gauche, enclins à changer 3 Le 15 mai 2011 , les citoyens du canton de Berne avaient déjà rejeté une taxe incitative de 0 ,5 à 1 centime par kilowattheure, ainsi que des mesures contraignantes sur l' assainissement énergétique des vieux bâtiments.
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
la société tambours battants par le haut, vont certainement soulever la question: «Peut-on vraiment laisser voter le peuple sur des questions aussi importantes que l'énergie?» LA STRATÉGIE ÉNERGÉTIQUE
2050
FAIT FI DU PRODUIT INTÉ·
RIEUR BRUT
Depuis plusieurs décennies, les économistes ont observé que presque partout dans le monde la croissance de l'économie, mesurée par le produit intérieur brut (PIB), n'est plus toujours accompagnée d'une croissance proportionnelle de la consommation d'énergie ; dans certains pays technologiquement avancés, on constate même une décroissance relative. Par contre, partout, la consommation d'électricité croît de pair avec le PIB. La flexibilité d'utilisation de l'électricité dans tous les domaines la rend de plus en plus attrayante et nécessaire tant pour la prospérité économique que pour le confort, ce qui lie étroitement 1'électricité au PIB. Depuis 1960, tant le PIB réel de la Suisse que sa consommation totale d'énergie ont presque triplé. L'intensité énergétique du PIB - soit la consommation brute d'énergie par franc suisse produit - est donc longtemps restée constante. Depuis 2000, la consommation totale d'énergie stagne, ce qui signifie que l'intensité énergétique du PIB décroît4 • Au cours des prochaines décennies, il faut s'attendre à une nouvelle diminution de l'intensité énergétique: selon les prévisions prudentes, la consommation globale d'énergie de la Suisse stagnerait entre 2010 et 2030, voire diminuerait plus
La Suisse a l'intensité énergétique du PIB la plus basse de tous les pays industrialisés.
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OÙ MÈNE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DU CONSEIL FÉDÉRAL?
ou moins fortement, selon les scénarios, tandis que le PIB continuera de croître5 • La consommation d'électricité, elle, continuera de croître en lien avec le PIB; tous les scénarios prévoient une substitution de la demande en énergie en faveur de l'électricité, du fait du remplacement des chaudières à mazout ou à gaz par des pompes à chaleur ou des automobiles à moteur essence ou diesel par des véhicules électriques et hybrides. Les deux piliers de l'économie suisse (dans une optique d'exportation) -le secondaire avec l'industrie et les PME, le tertiaire avec la multitude de services offerts par les grandes et petites entreprises - dépendent de manière vitale de la disponibilité d'électricité et en utilisent de plus en plus. Le Conseil fédéral, imperturbable, mise lui sur un gel de la consommation annuelle au niveau actuel de quelque 60 térawattheures à partir de 2020, soit 21 térawattheures de moins en 2050, par rapport à une hausse probable de la consommation de 0,8% par an (hausse prévisible du PIB). Du jamais vu en l'absence d'un effondrement simultané de l'économie; du jamais vu avec un PIB en croissance! Une diminution impensable, à moins d'une augmentation radicale du prix de 1' électricité6 • «Notre électricité est trop bon mar~
.~
Département fédéral de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication, http ://www. uvek.admin.ch/infrastrukturstrategie/02571 /02576/026 07/02630/index .html ?lang=fr 5
De manière confuse, l'Office fédéral de l'énergie abonde dans ce sens en anticipant le pire: une croissance du PIB de 46% soit 1% par an jusqu'en 2050, la création de 100'000 emplois supplémentaires et une population de 9 millions . Donc, la consommation d'électricité doit baisser, et pour ce faire , le prix de 1'électricité doit massivement augmenter pour contrer ces facteurs et pour forcer une baisse de 37% de la consommation dans l' industrie (Le Temps , 18 septembre 20 12). 6
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
ché! »s'exclame notre ministre de l'Énergie, Doris Leuthard. «Notre main-d'œuvre est trop chère!» peut-on ajouter prudemment. Heureusement que les coûts de production de la place de travail suisse ont jusqu'à maintenant été concurrentiels grâce à notre haute productivité -une haute productivité atteinte grâce à une électricité bon marché. Comme l'écrit Hans Blix dans la préface de ce livre, l'union syndicale suédoise Lü a compris l'importance du lien entre productivité et électricité, ce qui explique son soutien de toujours à l'énergie nucléaire. En Suisse, on ne peut qu'espérer que nos syndicalistes le comprennent un jour, eux qui disposent d'un savoirfaire économique qui dépasse généralement celui des élites intellectuelles socialistes. La politique du Conseil fédéral- qui mise sur un prix élevé de 1'électricité et également sur sa rareté - mettra en danger notre approvisionnement en électricité et renchérira les coûts de production de notre industrie et de nos PME. Or, derrière cette industrie, il y a non seulement ce capitalisme que les socialistes veulent surmonter, mais aussi ces places de travail que tout le monde veut conserver. Une politique de renchérissement de l'électricité, c'est une politique de décroissante économique. ÉLECTRICITÉ ET PLACES DE TRAVAIL
Dans sa prise de position du 20 mai 2012, l'association faîtière economiesuisse s'inquiète de la politique énergétique du Conseil fédéral, surtout de l'illusion d'un plafonnement de la consommation d'électricité à l'horizon 2020. Elle craint une augmentation massive de son coût. Disons-le. La différence entre les grandes organisations économiques- que sont economiesuisse et l'Union suisse des arts et métiers (USAM)- et les panégyristes de la décroissance 170
OÙ MÈNE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DU CONSEIL FÉDÉRAL?
énergétique réside dans la responsabilité que ces organisations portent pour le maintien des places de travail dans notre pays. Ce sont leurs membres qui créent des places de travail et non pas les fonctionnaires du Parti socialiste et les prêcheurs du nouveau centre gauche. Faut-il rappeler que 70% de l'électricité consommée en Suisse l'est dans l'industrie, les PME, l'agriculture, les services et les transports, bref là où elle contribue de manière essentielle à la productivité du travail, donc à la compétitivité de notre économie. Pour les 30% restants, les ménages, on veut nous faire croire qu'un doublement du prix n'est qu'une bagatelle pour un budget familial. Peut-être. Mais pas pour le boulanger local, ni pour le petit fabricant jurassien, ni pour l'industrie pharmaceutique genevoise. Les médias aiment nous rabâcher des comparaisons entre ces milliers de ménages ravitaillés par ces éoliennes sur le pré d'à-côté; soit, mais pourquoi pas en lieu et place: combien de boulangers, combien de fabriques et même combien de trains entre Romanshom et Genève? Avec en exergue pour comparaison, le million de ménages fournis par une centrale nucléaire ... Étonnante étude que celle publiée récemment par Avenir Suisse sur 1' industrialisation de la Suisse7 • Il s'agit ici de production industrielle, et non plus du PIB. «Avec 100 Mrd. $, la Suisse se trouve en 19e position dans la classification des pays selon leur production industrielle ... En tête du palmarès se trouve désormais la Chine, véritable usine du monde, ( ...) la production industrielle s'élève ainsi à 1999 Mrd. $, et dépasse celle des États-Unis (1906 Mrd $). Cependant, si l'on considère la production industrielle par habitant, la Avenir Suisse; Gerhard Schwarz et Markus Schar, Le pays le plus industrialisé à l'échelle mondiale, 15 juin 2012.
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donne change complètement. Les 1,3 milliard d'habitants chinois produisent à peine 1500 $dans le secteur industriel. Parmi les nations développées, l'Allemagne produit cinq fois plus (7700 $par habitant) et les États-Unis quatre fois plus (6000 $). Même la Grande-Bretagne, soi-disant désindustrialisée, génère un produit industriel de 4000 $par habitant ... En tête du palmarès se trouve- avec une longueur d'avance - la Suisse affichant une production industrielle de ... 12 400 $par habitant. Comment est-ce possible ? Les débuts du «miracle économique Suisse» se trouvent au X/Xesiècle. La Suisse fait partie des pays dont l'industrialisation a commencé très tôt, ( ...)à partir de 1971 et le choc pétrolier de 1973, la baisse conjoncturelle mondiale et la hausse du franc suisse pèsent lourd sur l'industrie suisse. De plus, la Suisse mise plus sur l'expansion de l'activité faisant appel à la main-d'œuvre de l'étranger, au lieu de suivre l'exemple japonais d'augmentation de la productivité par l'informatisation et la rationalisation des processus de travail.» Vingt ans plus tard, nouveau succès, nouveau décollage économique: «les raisons de ce développement: d'un côté, en misant sur la production de biens à haute valeur ajoutée et sur l'automatisation de la fabrication des produits de masse, l'industrie suisse a pu augmenter ses exportations; de l'autre côté, la Suisse dispose, grâce à son système dual de formation professionnelle et à la libre circulation des personnes, des experts hautement qualifiés indispensables à une industrie de plus en plus « tertiarisée » et marquée par les services.» Aujourd'hui, à l'heure où, comme dans les années 1970, une baisse conjoncturelle mondiale et la hausse du franc suisse commencent à peser lourd sur l'industrie suisse, le 172
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programme énergétique du Conseil fédéral nous propose une réduction massive de la disponibilité d'électricité, c'est-àdire du moteur essentiel de l'automatisation de la fabrication, de 1' informatisation et de la rationalisation des processus de travail ! En lieu et place, on nous fait miroiter des centaines de milliers de nouvelles places de travail, celles associées à l'installation de centaines de millions de panneaux solaires chinois à être cloués sur nos toits par de la main-d'œuvre étrangère peu qualifiée. Bref, l'avenir économique de la Suisse! Les mots-clés de 1' anal yse d'Avenir Suisse, ce sont «automatisation », « informatisation» et «rationalisation des processus de travail», bref des atouts essentiels pour un petit pays dont le succès8 dépend de son savoir-faire, de son travail et de la disponibilité de la source énergétique la plus précieuse, l'électricité ... car automatisation= électricité. Au-delà de la Suisse, il y a l'Europe. Le Commissaire européen à l'énergie ne mâche pas ses mots: « L 'importance du prix de l'électricité- comme facteur essentiel de l'économie nationale - va croître dans le monde entier, et la demande d'électricité va augmenter: l'électricité sera la mesure de toutes choses. Avec la baisse des prix de l'énergie aux ÉtatsUnis, une baisse qui menace la compétitivité de l'Europe sur le marché mondial, nous nous trouvons dans une phase de ré-industrialisation aux États-Unis et de désindustrialisation en Europe>>, a déclaré Günther Oettinger9 • Avenir suisse, au sujet de la maison Victorinox: « .. .pendant qu'elle employait encore 70% de personnel peu formé et 30% de prof essionnels il y a trente ans, cette relation s'est inversée entre-temps. Grâce à l'automatisation, Victorinox a pu augmenter le nombre de couteaux produit par employé de 2000 pièces en 1961 à 32'000 pièces aujourd 'hui.» 9 Süddeutsche Zeitung, 5 septembre 2012. 8
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PRODUCTEURS D'ÉLECTRICITÉ: EFFONDREMENT D'UNE PLATE-FORME HISTORIQUE SOLIDE?
La chaîne de valeur de l'industrie électrique est traditionnellement divisée en trois secteurs - la production, la transmission et le commerce. Jusqu'à maintenant, les trois secteurs étaient soumis à un régime de monopole, avec plus de 1000 sociétés contrôlées environ aux trois quarts par des municipalités et des cantons. Dorénavant, le monopole est limité à la transmission de 1'électricité par le biais des réseaux électriques, un monopole sous haute surveillance étatique, confié à la société SwissGrid dont 1' actionnariat comprend en fin de compte une vaste palette de compagnies d'électricité, cantons et communes. Les deux autres secteurs sont soumis au marché concurrentiel de l'électricité, qui peut être vendue à travers le pays de chacun à chacun. En résumé, la transmission reste monopolistique pour assurer la neutralité du réseau et la non-discrimination envers les petites sociétés qui désirent vendre leur électricité à 1' autre bout du pays. Le commerce est libéralisé depuis plusieurs années déjà 10 • Pour ces deux secteurs, le chamboulement annoncé par la nouvelle politique énergétique du Conseil fédéral n'aura qu 'un impact limité. Tout autre est la situation de la production. Jusqu'à maintenant, la production était d'abord assurée, en partie, par les innombrables petites sociétés locales de distribution elles-mêmes, à l'aide d'ouvrages hydroélectriques locaux ou même de modestes participations dans des centrales nucléaires En réalité le marché est loin d'être libre, puisque seuls les consommateurs dépassant 100 mégawattheures de consommation annuelle peuvent accéder au marché . L'ouverture totale du marché a été repoussée à 2015; trouvera-t-elle grâce devant le peuple ? 10
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étrangères. Pour le reste, ces entreprises locales se ravitaillaient auprès de grandes sociétés nationales de production qu'on appelait en allemand Überlandwerke (Sociétés de production suprarégionales), pour la plupart en mains de cantons. La loi sur 1'électricité accorde certains avantages à ces sociétés suprarégionales, mais surtout, elle leur impose une obligation fondamentale, celle de ravitailler en toutes circonstances les petites sociétés de distribution. En résumé, on peut dire que ces grandes sociétés se sont bien acquittées de leur tâche depuis toujours en maintenant une capacité de production adéquate et aussi une certaine surcapacité marginale, ce qui leur permettait d'assurer les livraisons dans le pays et de vendre leur surplus à l'étranger. Et, point capital, elles étaient libres d'optimiser leur production selon des critères simples: des coûts bas pour leurs clients, des dividendes réguliers pour leurs actionnaires (villes et cantons), la sécurité des approvisionnements de tout le pays et la création de revenu et d'emplois au profit de la population et des collectivités publiques. En 2008, toutes les entreprises électriques ont réalisé un bénéfice de 2 milliards, ont payé des salaires pour 2 milliards et des impôts pour 1milliard, et le solde du commerce extérieur a atteint 2 milliards 11 • La nouvelle politique énergétique du Conseil fédéral aurait un impact profond sur le régime de production d'électricité en Suisse, tant au niveau technique, économique, institutionnel, juridique que politique. Qui portera à l'avenir la responsabilité ultime de l'approvisionnement de la Suisse en électricité, année après année, saison après saison, heure après heure et seconde après seconde? Franco Romerio, professeur, Université de Genève; « L' aprèsFukushima doit faire fi des clivages» , Le Temps, 4 mai 2011. 11
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Les grandes sociétés suprarégionales ne pourraient que difficilement accepter un aussi lourd fardeau dans le cadre boiteux de la nouvelle politique énergétique, et cela pour plu. . sieurs raisons : 1. L'obligation faite à SwissGrid d'acheter tout kilowattheure renouvelable créera une variabilité extrême de la production dès que la part du renouvelable dépassera 5 à 10% de la production. On le constate déjà en Allemagne où la production renouvelable peut en quelques heures passer de plus de 100% de la puissance demandée à moins de 10%. Les excédents non stockables ou non transportables doivent néanmoins être payés aux petits fournisseurs ! Comme les consommateurs ne veulent pas dépendre des cabrioles météorologiques, ce sont des centrales au charbon (grandes cracheuses de co2 même au ralenti) qui prennent la relève minute après minute de ces coups de soleil et des coups de vent évanescents (soi-disant libres de C02). Bref, outre-Rhin, l'intendance ne suit pas. Administrer le réseau devient un rodéo de tous les instants. En Suisse, SwissGrid devra financer un nouveau grand réseau de transmission capable de gérer une production de plus en plus instable. Pas certaines de pouvoir livrer leur production à travers le réseau de SwissGrid, les sociétés suprarégionales n'investiront pas de si tôt dans de nouvelles installations de production. 2. Le nucléaire en place (40% de la production) restera entouré d'incertitude, exposé aux aléas de la politique et d'un Parlement dominé par un centre gauche idéologique. Les centrales existantes pourraient fonctionner jusque vers 2050, si la loi actuelle est maintenue sur ce point (qui stipule que seul le niveau de sécurité est déterminant) . 176
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3. Le Conseil fédéral espère que les grandes sociétés construiront des centrales à gaz pour combler le déficit du renouvelable, un investissement de plusieurs gros milliards de francs, investissement incertain dans un environnement irrationnel. Ne demande-t-on pas une compensation C02 de 100% pour ces centrales, alors que ce n'est que 20% dans l'Union européenne? De plus, la loi exigerait que le 70% de cette compensation soit effectuée en Suisse, alors que ce serait bien moins cher de le faire en Inde ou au Vietnam - et strictement identique du point de vue climatique. Rejetant cette autre forme d'assistance technique au développement pour les pays émergents, les moralisateurs de la nouvelle gauche préfèrent l' autofiagellation («Nous devons expier nos péchés chez nous»). Bref, n'en déplaise à Doris Leuthard, j'ose anticiper qu'on ne construira pas de centrales à gaz en Suisse avant la sortie effective du nucléaire. Sauf naturellement à l'étranger, ou alors avec des subsides massifs de la Confédération. 4. Le pompage-turbinage, la panacée? Rappelons les règles du jeu qui prévalaient jusqu'à maintenant. Dans un cycle quotidien, l'eau est pompée vers le lac d'accumulation supérieur pendant la nuit à 1' aide d'électricité nucléaire coûtant quelques centimes; 1'eau est ensuite turbinée pendant la journée pour couvrir les pointes de la demande d'électricité, une électricité qui est vendue à un prix suffisamment haut pour compenser les pertes mécaniques de ce va-et-vient (près d'un quart de perte). Désormais, au lieu de centrales au charbon comme en Allemagne, les promoteurs suisses du renouvelable comptent sur le pompageturbinage pour compenser les soubresauts de ces énergies. Deux difficultés à cela. Pomper de l'eau avec du courant à 30 centimes le kilowattheure pour ensuite le turbiner et 177
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le revendre à 40, bien au-dessus du prix du marché qui pourrait se situer entre 5 et 20 centimes, ne sera pas facile (à moins de prévoir de nouveaux subsides pour l'eau montante, pour l'eau stagnante et pour l'eau descendante). Mais, par-dessus tout un obstacle majeur: les volumes d'eau d'accumulation. Pour un cycle quotidien, seuls de petits barrages d'accumulation sont nécessaires, ce qui n'est plus le cas pour des compensations saisonnières. Regardons en face la réalité météorologique de la Suisse alémanique. La production d'énergies renouvelables dans la région zurichoise ne sera jamais que très marginale: un ciel automnal toujours couvert et sans vent y dure plusieurs mois. Le Jura pourrait certes prêter ses crêtes douces et Vaud ses coteaux ensoleillés pour produire pendant 1'été le milliard de kilowattheures renouvelables dont le million d'habitants de la région zurichoise auraient besoin en période automnale triste. Mais voilà, selon une étude interne des services de la Confédération (par 1' entreprise Prognos), un stockage intermédiaire par pompage-turbinage de cette ampleur exigerait le remplissage de vallées entières 12 dans le Jura et les Préalpes! Le rapport 12 Le calcul est élémentaire. Un mètre cube d'eau tombant d'un mètre produit 2,2 wattheures d'électricité (avec un rendement hydraulique de 80%). Si l'objectif était de stocker un milliard de kilowattheures dans un bassin supérieur (un soixantième de la consommation annuelle de la Suisse ou à peu près la consommation d' une grosse agglomération pendant deux mois) afin de relâcher l'eau disons 450 mètres plus bas, le bassin supérieur devrait contenir un milliard de mètres cubes d'eau! (Ce serait le double de ce volume pour une chute de moitié!) Pour comparaison, le plus grand lac d'accumulation de Suisse (Grande Dixence) en contient 400'000 millions et celui du grand projet de pompage-turbinage de Nant de Drance en Valais, 10 millions! C'est un leurre que d'espérer combler les lacunes des énergies renouvelables dépendant de la météo avec du pompage-turbinage. Un leurre? En fait, un mensonge.
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du Conseil fédéral note donc avec prudence que cette solution ne suffira toutefois pas à elle seule. Si les grandes sociétés suprarégionales ne peuvent/veulent plus investir dans de grandes centrales pour assurer l'approvisionnement du pays entier, ce ne seront pas les petites sociétés qui le pourront, occupées qu'elles seront à développer leur production décentralisée renouvelable fortement subventionnée par la Confédération. Qui alors assumera la responsabilité suprême, qui coordonnera l'approvisionnement global de la Suisse? Peutêtre une entité nationale, gérée de manière centralisée par la Confédération par le biais d'une société de monopole nationale- une sorte d'Électricité de Suisse (EDS) - qui déciderait du rnix de production nationale, qui gérerait tous les moyens de production pour couvrir à chaque instant la demande appelée par SwissGrid et pour maintenir à chaque seconde, quand tombe le vent, la stabilité et la qualité instantanée du réseau (230 volts et 50 hertz, ni plus ni moins, autrement les directeurs de fabriques de montres se plaignent). Avec quel objectif pour EDS : le coût le plus bas pour favoriser les industries ou les PME, ou le plus élevé pour forcer une réduction de la consommation? Le tout dans un nouveau carcan étatique fait de réglementations, de nouveaux impôts et de subventions sans fin 13 • Les cantons y perdraient leurs prérogatives. Electricité de France, ce mastodonte bureaucratique, serait alors le modèle. Le projet de loi se veut rassurant: «l'approvisionnement énergétique ( ...)relève de la branche énergétique. » Plus loin, les fonctionnaires affirment néanmoins leurs ambitions totalitaires: «Pour chaque technologie, ( ...), le Conseil fédéral Le président de l'Allemagne Joachim Gauck conseille de ne pas fonder la nouvelle politique énergétique uniquement sur un plan étatique, sur des décrets et sur un excès de subventions. Neue Zürcher Zeitung, 16 juin 201 2. 13
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détermine, si nécessaire, la taille et l'importance requises des installations. A cet effet, il tient compte de critères tels que la puissance, la production et la flexibilité de production dans le temps et en fonction des besoins du marché». Bref, c'est la mise en place d'une économie de guerre despotique. Autre incertitude. Pour s'aligner sur l'Union européenne, la Suisse a décidé de libéraliser le marché de 1' électricité pour le rendre plus flexible et plus compétitif. Cela ne semble pas compatible avec l'économie étatique planifiée que la politique du Conseil fédéral cherche à mettre sur pied: centralisation, encouragement à l'augmentation du coût de l'électricité, compensée par une autre couche de subventionnement, des «subsides sociaux» aux entreprises grosses consommatrices d'électricité et aux couches défavorisées de la population. Toujours est-il que le Conseil fédéral prépare un accord bilatéral très attendu avec Bruxelles concernant 1'électricité. Cet accord sera vital pour nos entreprises électriques (pour autant qu'elles puissent contribuer plus que par le pompageturbinage destiné à maintenir en équilibre 1'énorme réseau allemand sous-dimensionné et régulièrement déstabilisé par les fluctuations extrêmes de la production renouvelable allemande). Malgré l'importance de cet accord, on peut penser qu'il capotera devant le peuple, puisque l'Union européenne aura insisté pour y inclure une clause de reprise automatique de l'acquis juridique européen, soit une perte de souveraineté nationale trop sévère pour beaucoup de Suisses. Sans accord bilatéral , notre économie électrique perdra encore plus sa dimension internationale, voire nationale. Donnons le dernier mot au professeur Franco Romerio 14 de l'Université de Genève: «Il serait dramatique pour notre Franco Romerio, « La Suisse face au déclin des grands groupes électriques », Le Temps, 9 décembre 2011. 14
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pays si, après la faillite de Swissair, son absorption par les Allemands, les errements d'UBS et de Crédit Suisse, nous devions assister au glissement du secteur électrique. Le problème concerne aussi bien la stratégie des entreprises, qui n'ont pas encore tiré toutes les leçons de la libéralisation des marchés, que la politique énergétique, qui pour le moment s'est limitée à dire «non» au nucléaire sans prendre aucun autre engagement.» LE DÉBAT NUCLÉAIRE: DEPUIS LES ANNÉES
1960 ...
À ces questions déjà très complexes du monde de l'électricité s'ajoute encore le sort qui sera réservé à l'énergie nucléaire. Pour encore trente ans au moins, elle restera un pilier de l'économie électrique suisse. Les leçons du passé valent-elles encore pour 1' avenir? La controverse nucléaire a débuté en Suisse en 1969, lorsque les premiers signes d'opposition locale à un projet de centrale nucléaire sont apparus à Kaiseraugst, une petite ville argovienne située au bord du Rhin, sur une étroite bande de terre pénétrant profondément dans le canton de Bâle, à 8 km environ de la capitale rhénane. Il s' agissait à vrai dire d'un choix très maladroit, un site défavorable d'un point de vue politique, entouré dans un rayon de quelques kilomètres par un mélange hétéroclite de cantons et de communes. Le projet de Kaiseraugst devait occuper pendant vingt ans l'avantscène de la controverse nucléaire: permis d'implantation, référendums locaux, batailles juridiques, occupation du site par les opposants en 1975, vote du Parlement fédéral en faveur de la construction en 1985, et finalement décision en 1989 de ce même Parlement d'enterrer définitivement le projet et d'accorder à son promoteur une compensation de 350 millions de francs, aux frais de la Confédération. L ' accident 181
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
de Tchernobyl avait changé radicalement le climat politique helvétique. Dans ces conditions, en manifestant dans la rue, en boutant le feu aux bâtiments de Kaiseraugst- sur un arrière-plan d'actes terroristes contre le secteur de l'électricité suisse 15 - le mouvement antinucléaire a fini par empêcher la construction de la centrale nucléaire. Contraste: en votation populaire, la mouvance antinucléaire n'a jamais eu de succès marquant. En 1979 et en 1984, le peuple a rejeté les initiatives antinucléaires. La crise de Tchernobyl en 1986 a eu un certain effet sur le climat politique : en 1990, les votants ont accepté un moratoire de dix ans sur la construction de nouvelles centrales. Revenant à la charge en 2003, les socialistes et les Verts ont essuyé une défaite cuisante aux urnes avec le rejet de deux initiatives, l'une préconisant une sortie lente du nucléaire, par 58% des voix, l'autre prônant une sortie rapide, par 68%. Les leçons? Sur le dossier nucléaire, le peuple suisse fait preuve d'une constance conservatrice et prudente, pour garder ce qui existe, tout en hésitant sur le nouveau. Les Verts libéraux tablent sur ce conservatisme en s'opposant à de nouvelles centrales nucléaires, tout en soutenant l'exploitation prolongée des anciennes («Nous en aurons besoin au-delà de 2034; les énergies renouvelables n'arriveront pas si vite», a dit leur président Martin Baumle 16).
Roger Monnerat; « Widerstand gegen AKW- Die Saboteure » (Lutte contre les centrales nucléaires -Les saboteurs), inventaire complet des chalets brûlés, des pylônes abattus et d'autres hauts faits de la mouvance antinucléaire, dans l'hebdomadaire d'extrême gauche Wochenzeitung du 15 mai 2003. 16 Communiqué des Verts libéraux du 28 septembre 2012. 15
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UNE CAVALCADE INSTITUTIONNELLE
Si elle devait être acceptée par le peuple, la nouvelle politique énergétique exigerait des modifications profondes de plusieurs lois existantes : • Loi sur l'approvisionnement en électricité (à qui incombera la responsabilité ultime pour 1'électricité?) ; • Processus de libéralisation (tant au niveau interne qu'externe avec l'Union européenne) • Loi sur le C02 (modification pour rendre possible la construction de centrales à gaz, assujettissement des combustibles et des carburants, ce qui causera une augmentation de la demande électrique) ; • Loi nucléaire (modification partielle de la loi en vigueur et de ses ordonnances actuelles). Ce sera un travail parlementaire considérable qui exigera du temps et sera accompagné d'au moins trois consultations populaires : 1. Votation sur l'initiative des Verts (une durée d'exploitation de quarante-cinq ans serait le maximum pour les centrales nucléaires en service) ;
2. Référendum contre la nouvelle loi énergétique incorporant la Stratégie énergétique 2050 ; 3. Référendum contre 1' autorisation parlementaire du stockage géologique des déchets. L'initiative des Verts veut limiter à quarante-cinq ans par voie politique la durée d'exploitation des centrales nucléaires, au lieu des soixante ans et plus qu'autorisent les 183
NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
considérations techniques de sécurité, seules pertinentes. Cette initiative sera rejetée. D'autant plus que le centre gauche du Parlement cherchera vraisemblablement à présenter la nouvelle loi énergétique comme une alternative raisonnable à l'initiative des Verts, une tactique à combattre, car éminemment trompeuse. Les décisions du Parlement concernant 1' énergie devront néanmoins s'inscrire dans un contexte législatif compatible avec la Constitution. Le centre gauche va tenter de passer en force avec des propositions draconiennes en matière d'économie d'énergie et de sortie du nucléaire, mais en évitant de provoquer une modification de la Constitution, ce qui exigerait la double majorité du peuple et des cantons. On peut même s'attendre à la préparation de plusieurs lois - la tactique du salami - pour prévenir un échec programmé devant le peuple d'un texte complet et unique, un texte couvrant un amalgame très coûteux d'économies forcées d'énergies fossiles, de taxes écologiques, de bureaucratie, de mise à l'écart des cantons, de subventions multicouches à n'en plus finir et de sortie du nucléaire. Référendum, il y aura. Un autre référendum sera soumis au vote populaire ces prochaines années, au sujet du choix d'implantation du dépôt souterrain de déchets radioactifs. Comme expliqué dans le chapitre consacré à ce thème, c'est l'Administration fédérale qui est en charge du dossier politique relatif au choix final de ou des sites d'implantation, c'est-à-dire de la ou des communes concernées. Par le biais du Plan sectoriel, le processus avance lentement mais sûrement. On peut s'attendre à une décision du Conseil fédéral vers 2017, à une confirmation du Parlement sous forme de loi vers 2019 et à un vote référendaire vers 2020. Malgré 1' opposition du canton d'implantation, le choix officiel sera sans doute approuvé 184
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par les votants en Suisse alémanique et en Suisse romande; même Genève n'aura probablement pas d'objection à ce que les déchets radioactifs de son hôpital universitaire soient enfouis dans le sous-sol suisse alémanique ! LA RELANCE INÉVITABLE DU NUCLÉAIRE
L'énergie nucléaire est devenue au cours des années le bouc émissaire de tous les maux de la civilisation technique. Pendant longtemps, elle a été seule à assumer ce rôle. Puis est venu le gaz carbonique qui a plongé nos politiciens et nos médias dans une hypocondrie culpabilisante profonde. La misère dans le monde est passée au second plan : en lieu et place, des milliards d'investissements hasardeux devaient aller vers la prévention d'une augmentation de la température de l'atmosphère dans un siècle. Même le nucléaire a profité de cette hystérie collective; pour certains, puisqu'il ne produit pas de gaz carbonique, on pouvait le tolérer ou même le soutenir, comme l'a fait de manière convaincante le président du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, Rajendra Kumar Pachauri. Survient Fukushima: le gouvernement suisse et les partis du centre gauche (démocrates-chrétiens, socialistes et écologistes) - gardiens autoproclamés de la morale helvétique - abandonnent le combat climatique pour promouvoir un nouveau programme énergétique qui verra inévitablement la construction d'une demidouzaine de grandes centrales à gaz. Le nouveau centre gauche suisse, on le sait, refuse de choisir entre la peste du nucléaire et le choléra du gaz. Pour rester dans le ton, en lieu et place, il semble bien que ces rêveurs de la politique nous proposent tout simplement la famine en matière d'électricité : pas de centrales nucléaires, pas d'importations (car douteuses quant à leur nature, avec tout 185
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
ce charbon et ce nucléaire qui nous encerclent), des prix de courant accablants pour les PME et les places de travail dans l'industrie, sans parler des panneaux solaires chinois sur nos têtes qui ne suffiront pas et qui feront fuir les touristes japonais et chinois. Plus grave, la politique de décroissance énergétique du Conseil fédéral ne peut qu'engendrer une vraie décroissance économique. En fait- mais c'est là un débat plus vaste - on peut très bien concevoir une croissance économique qualitative plutôt que quantitative, où le PIB croîtrait sans augmentation simultanée de la surface de bitume, du volume de béton et des transports de mazout. L'économie suisse marche dans cette direction avec une industrie de produits haut de gamme et un secteur tertiaire, celui des services, en pleine expansion- et néanmoins avec une empreinte écologique en régression. En fait, l'électricité jouera un rôle tout aussi essentiel dans un régime de croissance qualitative, pour autant qu'elle soit avantageuse grâce au nucléaire et disponible tout le temps et par tous les temps. Ce qu'on nous propose n'est pas un développement rationnel s'inscrivant dans le cadre d'une solide économie libérale (qui en Suisse continue de prévaloir officiellement, non?) ; c'est encore moins un «Plan quinquennal prolongé» que les communistes d'antan savaient quelquefois mener à terme avec vigueur (une approche dont rêvent nos intellectuels de gauche aux mains immaculées); non, ce n'est qu'un plan de pacotille, ou, pour citer le rédacteur en chef de la Basler Zeitung Markus Somm: « Ce que nous a présenté le Conseil fédéral, c'est une sorte de vaudou: au lieu de faits vérifiables et mesurables prévaut la magie verte. Nous avons besoin de moins d'électricité, car nous avons besoin de moins d'électricité. Nous vivons de soleil et d 'air pur, parce que nous le voulons. Pourris par la prospérité, nous sommes 186
OÙ MÈNE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DU CONSEIL FÉDÉRAL ?
dans l'ère des rêveurs et des guérisseurs. Mais à la .fin viendra le dégrisement» 11 •
LA FIN DE L'EUPHORIE Oui, le dégrisement viendra- bien avant l'arrêt de la première centrale nucléaire suisse. Ce ne sera pas par manque d'électricité; nous en trouverons toujours en Europe au prix fort pour satisfaire notre demande croissante. Je crois que plusieurs facteurs seront déterminants, plus tôt que ne le pensent certains, pour créer une autre perception de l'importance de 1'électricité dans notre pays : 1. La qualité et la disponibilité ininterrompue. Des avantages qui commencent à se perdre chez nous à cause de l'instabilité croissante du réseau électrique allemand- qui comprend une part croissante d'énergie éolienne et solaire : une production en mer du Nord qui n'atteint le centre et le sud de l'Allemagne que par un détour, par les lignes électriques surchargées de la Pologne et de la République tchèque. Le réseau a failli craquer pendant l'hiver 20112012; il craquera plus d'une fois ces prochaines années - à moins que ces nouvelles centrales au charbon n'entrent en service très rapidement (ce charbon si propre, si écologique). Aujourd'hui nos démocrates-chrétiens urbains nous donnent 1' Allemagne en exemple ; Doris Leuthard marche sourire aux lèvres dans les traces de la démocratechrétienne Angela Merkel. Demain, après le dégrisement, l'Allemagne sera l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire , c'est-à-dire n'importe quoi: des éoliennes en haute mer non couplées au réseau terrestre (les écolos s'opposent aux 17
Bas/er Zeitung, 21 avril2012.
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NUCLÉAIRES : RELANÇONS LE DÉBAT
câbles sous-marins); du charbon, toujours plus de charbon; 100 milliards d'euros de subvention à la production photovoltaïque sur vingt ans (panneaux solaires chinois, pas allemands) pour une contribution de seulement 5% aux besoins en électricité. 2. Le coût croissant de l'électricité pour l'industrie et les PME et les conséquences que cela aura sur l'emploi. Comme les pays qui nous auront précédés dans la désindustrialisation, nous verrons de « grandes PME » délocaliser leur production vers 1' Asie, alors que les petites réduiront leur voilure avec un gros impact sur l'emploi. Et si Eveline WidmerSchlumpf devait réussir son audacieux dépassement à gauche - celui de consulter le peuple sur son impôt écologicoénergétique avant même le virage énergétique de Doris Leuthard - le tableau serait parfait et la sortie de virage garantie! 3. La politique volontariste du Conseil fédéral- celle de vouloir donner la priorité aux nouvelles énergies renouvelables au détriment de la protection du paysage - affaiblira fortement la crédibilité de son programme énergétique. Les Verts surenchérissent en demandant 40 kilomètres carrés de panneaux solaires en coteau sur les Alpes valaisannes avec un contingent de 800 éoliennes en appui. En face d'eux de respectables acteurs de la scène écologique disent non: Philippe Roch, Franz Weber, la Fondation suisse pour la protection et l' aménagement du paysage, le WWF, Pro Natura et d' autres encore. Ces associations estiment que 200 éoliennes au plus verront le jour18 • De toute façon, d'une manière ou d'une autre, le Valais et le Jura 18
« Grüne gehen auf Konfrontationskurs mit dem Naturschutz » (Les
Verts attaquent la protection de la nature), Tagesanzeiger, 17 août 2012.
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n'accepteront jamais la mainmise de la Confédération sur leur paysage 19 • C'est une chance pour la Suisse que d'avoir l'Allemagne comme voisine, un pays avec plusieurs années d'avance sur le chemin escarpé du virage énergétique (Energiewende), une aventure semblable à celle que poursuit le Conseil fédéral. Mêmes décisions hâtives prises par le pouvoir politique seul, sans la moindre consultation avec le monde réel de 1'économie, des décisions adoptées pour des objectifs électoraux (qui n'ont «pas payé» pour ceux qui ont tourné casaque à la première rafale, tant en Allemagne qu'en Suisse). En 2011, 1' Allemagne a rapidement passé à la phase législative pour vite créer des faits accomplis. Heureusement, le système démocratique suisse impose un rythme plus lent - ce qui force à la réflexion et à compter les billes. Souvenons-nous de l'Article 89 de la Constitution: «la Confédération et les Cantons s'emploient à promouvoir un approvisionnement énergétique suffisant, diversifié, sûr, économiquement optimal et respectueux de l'environnement, ainsi qu'une consommation économe et rationnelle de l'énergie.» Suffisant, soit assez pour satisfaire en tout temps la demande de l'économie et des ménages; diversifié, soit ne dépendant pas exclusivement du gaz russe et de sources renouvelables soumises aux aléas du climat; sûr, soit restant disponible même en cas de grosses perturbations météorologiques ou de Une dame de Suisse alémanique a bien illustré ces contradictions du monde écologique dans une lettre de lectrice : <<À n 'y rien comprendre : on nous dit qu'il faut enterrer les lignes électriques à haute tension , et en même temps, on construit d'énormes éoliennes et des champs de panneaux solaires sur de beaux sites naturels. ( ...) Bon, laissons faire, car dans quelques années ils devront bien aussi les enterrer, ces éoliennes et ces panneaux. Comédie, comédie .» Martha Lachenmeier, St. Galler Tagblatt, 28 mars 2012. 19
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barrages vides parce que trop sollicité pour maintenir continuellement le réseau en équilibre; économiquement optimal, soit vendu à des prix abordables pour nos précieuses places de travail, et non pas pour forcer une décroissance énergétique et économique. Pour maintenir une économie électrique saine, il faut donc veiller au grain et remettre au centre du débat des considérations rationnelles qui reflètent les réalités de 1' économie du pays, ne pas en rester aux considérations de salon sur les ampoules économiques, et sérieusement aborder celles infiniment plus importantes qui prévalent au travail, à l'atelier, au bureau et dans les transports. Économiser, oui , mais dans le cadre d 'une politique énergétique bien coordonnée, non coercitive, et respectueuse des droits cantonaux. C'est bien là le rôle historique de la droite et du centre droit. L'Union démocratique du centre, qui a su garder la tête froide dans la tourmente médiatique dont parle l'écrivain Étienne Barilier dans l'avant-propos de ce livre; le Parti libéral-radical qui ne doit pas oublier sa mission historique pour une Suisse économiquement forte ; et la droite du Parti démocrate-chrétien qui s'est toujours portée garante d'un approvisionnement sûr de la Suisse en électricité à travers ses représentants des régions de montagnes à vocation hydraulique. Ces derniers doivent prendre garde à ce que 1'hydroélectricité de montagne ne devienne pas la bonne à tout jaire des villes suisses - servant désormais à effacer les imperfections notoires de ces nouvelles énergies renouvelables que les citadins veulent assigner à nos montagnes: Genève sur les crêtes du Jura, et inévitablement la Suisse alémanique dans les cantons romands, pauvre qu'elle est en soleil et en vent. L'hydroélectricité des Alpes doit rester maîtresse de son destin, libre de relâcher son eau au moment opportun pour la vendre au prix fort sur les marchés 190
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suisse alémanique et européen, et non pas pour combler les accalmies subites du vent et 1'ombre éteignoir des nuages. Pour continuer sa mission traditionnelle, l'hydroélectricité alpine a besoin d'un socle solide, c'est-à-dire d'un nucléaire fiable qui permet de conserver 1' eau derrière les barrages jusqu'au jour opportun. Une complémentarité précieuse. C'est la raison pour laquelle les cantons alpins ont majoritairement voté contre la sortie du nucléaire en 2003 . POUR CONCLURE
Alors quelles étapes pour une politique énergétique raisonnable? • Premièrement, garder les centrales nucléaires existantes en service le plus longtemps possible, c'est-à-dire aussi longtemps que leur sécurité est garantie par des améliorations continuelles. Le Conseil fédéral défend cette approche (50 ans, soit 2034, n'étaient en mai 2011 qu'une simple hypothèse de travail). En fait, du point de vue technique, une hypothèse plus réaliste, c'est soixante ans (le deux tiers des 104 centrales américaines on déjà obtenu un permis d'exploitation de cette durée). • Deuxièmement: donner du temps au temps. Bien entendu, les énergies renouvelables doivent impérativement poursuivre leur avancée dans le monde (on pense à 1'Afrique); elles peuvent prendre une place appropriée en Suisse, même après la fin des subventions étatiques. L'éolien pourra survivre dans un marché non subventionné - avec comme seule limite, au niveau de quelques centaines son incompatibilité avec la protection des paysages. Sans subventions, le solaire aura plus de peine, si ce n'est pour les applications photovoltaïques très décentralisées et bien 191
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entendu pour les applications thermiques (1 'eau chauffée en tant que telle ou en appoint d'un chauffage central).Avec le temps, la politique et les médias qui l'influencent sauront reconnaître les atouts, les limites et les aberrations des nouvelles énergies renouvelables, par exemple l'aveuglement antinucléaire qui privilégie le subventionnement du solaire photovoltaïque (vu par la gauche écologiste comme substitut de rêve à 1'électronucléaire honni) aux dépens du solaire thermique beaucoup plus efficace, mais vu comme une substitution banale et inintéressante au mazout, un mazout certes contributeur à cet échauffement climatique, mais un dossier devenu aujourd'hui moins attrayant pour le combat politique de la gauche. • Troisièmement: comme 1' a expliqué 1' ancien conseiller aux États libéral-radical Rolf Schweiger20 , je pense qu'il y aura une majorité populaire pour une nouvelle centrale nucléaire en Suisse dans un avenir pas très lointain. Par nécessité économique, pas par amour. Au grand chagrin des puristes, le peuple suisse a souvent su distinguer entre d'une part les émotions du moment attisées par la fournaise médiatique et d'autre part les intérêts économiques du pays. Lorsque le peuple suisse a massivement refusé en 1998 l'initiative pour «la protection génétique», il ne l'a pas fait par amour de la technologie génétique, mais pour des raisons économiques et pour retenir chez nous des activités essentielles à la recherche pharmaceutique. De même, pour les votes pronucléaires de mai 2003. Le jour du prochain vote nucléaire, malgré les inévitables affiches murales montrant les centrales éventrées de Fukushima, le peuple «Es wird eine Mehrheit für neue AKW ge ben », Bas/er Zeitung, 30 avril 2012. 20
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suisse saura faire la distinction entre celles-ci et nos centrales très sûres, fonctionnant nuit et jour, à 1' abri des aléas de la politique internationale, produisant de l'électricité fiable et toujours moins chère que le reste. Il confirmera ainsi ce que Hans Blix a écrit dans la préface: «La Suisse n'échappera pas, je crois, aux réalités économiques qui prévalent pour de petits pays bien développés industriellement et socialement, comme la Suède et la Finlande». Lors d'une conférence à Martigny le 3 octobre 2012, le professeur de gestion des systèmes énergétiques, Hans Bjôm Püttgen, de l'École polytechnique fédérale de Lausanne se demandait si le virage énergétique devait obligatoirement impliquer une sortie du nucléaire, rejoignant ainsi la Neue Zürcher Zeitung (page 200 ci-après). Il conclut ses propos par une prudente observation de 1'histoire de 1'énergie: «Les virages énergétiques ne peuvent se jaire que lentement». À méditer. Je suis convaincu que la Suisse suivra l'exemple scandinave et que le remplacement de la première génération de centrales nucléaires comportera aussi un volet «nouveau nucléaire». L'ancien directeur de l'Office fédéral de l'énergie Eduard Kiener (un socialiste, soit dit en passant) définit bien ce que devrait être une politique fédérale progressiste21 : «Le virage énergétique ne peut pas se limiter à une «sortie du nucléaire». L'objectif primaire de toute politique énergétique reste celui d'un approvisionnement.fiable en énergie, en particulier en électricité, avec l'abandon graduel des combustibles et carburants fossiles, et grâce à ça à une réduction
Interview «Mühleberg soli am Netz bleiben», Zentralschweiz am Sonntag, 6 mai 2012.
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massive des émissions de gaz à effet de serre. Le virage énergétique : c'est plutôt la formule magique «Efficacité énergétique + renouvelables + nucléaire» que l'alternative «Efficacité énergétique + renouvelables +fossiles», et cela tant du point de vue économique qu'écologique.» Plusieurs mesures de la Stratégie énergétique 2050 tombent sous le sens compte tenu du rôle excessif des énergies fossiles en Suisse; beaucoup d'entre elles s'avéreront indispensables de toute façon - que ce soit avec ou sans énergie nucléaire. Dans son message du 28 septembre 2012, economiesuisse souligne aussi que «de nombreuses mesures méritent d'être soutenues car elles contribuent à l'efficacité énergétique et améliorent les conditions-cadre pour la construction d'installations et de réseaux électriques», tout en regrettant que le Conseil fédéral ne se fonde pas assez sur une participation des milieux directement affectés par le thème de l'énergie. Faute de cette dernière légitimation, ce sera d'autant plus obligatoire d'obtenir celle du peuple - par la démocratie directe au niveau constitutionnel.
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Chapitre 9
Le point final: des faits et des idées-forces Le nucléaire reste une option centrale pour le monde à moyen terme, ille redeviendra en Suisse, car en Suisse une part de 70% de la consommation d'électricité est associée à la place de travail, et seulement 30% au ménage. Lorsque nos politiciens du centre auront enfin compris et assimilé cette vérité économique toute simple, le débat énergétique changera de nature. Le débat nucléaire aussi. Quelle confusion règne aujourd'hui au sein du débat énergétique! C'est le règne du «yaka». Il n'y a qu'à vouloir, il
..
Nouvelle centrale nucléaire - sans tour de refroidissement géante (RES UN)
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n'y a qu'à faire des efforts, il n'y a qu'à interdire , il n'y a qu'à forcer la main, il n'y a qu'à subventionner la production, il n'y a qu'à subventionner la consommation, etc. Peu d'organisations et de politiciens tentent encore de penser globalement, de tenir compte des contraintes économiques, de rechercher une cohérence technique et institutionnelle, de se préoccuper de 1'impact sur les places de travail, sur la compétitivité de notre industrie et nos PME face à nos concurrents. AVANT TOUT DÉBAT, IL FAUT FAIRE LE POINT.
Avec les hypothèses de l'OFEN 1•2 - croissance du PIB (et donc de l'électricité) de 46%, 100'000 places de travail et un million d'habitants en plus - la consommation annuelle d'électricité serait de 88 térawattheures en 2050, au lieu des 60 d'aujourd'hui. Après déduction des 7 TWh que l'industrie et les services espèrent réaliser jusqu'à cette date3 et une croissance moins forte pour les ménages, le réalisme économique oblige à anticiper une consommation minimale de 78 térawattheures en 2050. Avec hardiesse, l'OPEN décrète sans ambages que ce ne seront que 57 TWh/an soit 35% de moins que les 88 calculés par tendance. Du côté de la production, le Conseil fédéral nous annonce plein d'optimisme : L'hydraulique, 38,6 TWH, avec une progression d'environ 12%, ce qui semble beaucoup, mais possible si les contraintes de la protection des paysages et des eaux sont totalement ignorées.
2
Le Temps, 18 septembre 2012. Stratégie énergétique 2050,28 septembre 2012 .
3
Le Temps , ibid .
1
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LE POINT FINAL: DES FAITS ET DES IDÉES-FORCES
Pour le solaire, 10,415 TWh. En maintenant, on présume, un niveau constant de subventions très généreuses. Cela correspond à environ 100 kilomètres carrés de panneaux solaires, un objectif réalisable et plus modeste que ceux propagés par le lobby solaire. Pour l'éolien, 4,012 TWh. Cela correspond à environ 800 éoliennes de la catégorie supérieure en service en Valais (Vemayaz, 5 gigawattheures/an), à un endroit exceptionnellement venteux. Les éoliennes du Jura produisent bien moins, à peu près 3 gigawattheures/an, ce qui se traduirait alors par 1337 éoliennes, un nombre plus réaliste pour l'ensemble de la Suisse. La géothermie,4,29 TWh, soit une centrale d'environ 600 mégawatts de puissance, un objectif réalisable pour autant que les aléas géologiques d'une installation dépendant de vapeur d'eau provenant d'une profondeur de 5000 mètres puissent être surmontés. La production géothermique mérite certes développement, car c'est la seule qui bénéficie des mêmes avantages que le nucléaire en termes d'indépendance envers les fluctuations climatiques et les contraintes naturelles. Divers, 4,749 TWh, soit biomasse, biogaz, épuration des eaux, ordures ménagères et gaz de décharge. L'ensemble donne un total de production de 62 TWh, une valeur légèrement supérieure à 1'objectif de 57 TWh pour le niveau perpétuel de la consommation annuelle d 'électricité choisi par l'OFEN. Un autre aspect reste très flou dans la vision du Conseil fédéral, celui de la capacité de réserve indispensable pour compenser les fluctuations du solaire et de l'éolien, lorsque ceux-ci feraient défaut. Comme on l'a vu, l'hydraulique s'épuiserait rapidement à la tâche; alors le gaz ou le charbon comme en Allemagne? La production manquante pour 2050 s'élève donc à
16 térawattheures par rapport à une consommation minimale réaliste de 78 TWh. 197
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Après la prise en considération et avec 1'épuisement de l'option renouvelable, le débat politique sur l'approvisionnement futur en électricité de la Suisse se résumerait à choisir les moyens pour couvrir la production manquante :
1. L'augmentation massive et punitive du prix de l'électricité pour en rester éternellement à une consommation de 57 TWh, en risquant une désindustrialisation du pays. C'est la voie d'or choisie par le Conseil fédéral ; 2. L'importation de courant électrique étranger, pour autant que des fournisseurs soient trouvés; ou que nos voisins nous laissent y construire des centrales à gaz, au charbon ou nucléaires ; 3. L'importation de gaz naturel pour alimenter 6 centrales de 500 mégawatts chacune; 4. L'importation de charbon pour alimenter 3 centrales de 1000 mégawatts chacune, avec séquestration du gaz carbonique dans le sous-sol helvétique; 5. La construction de deux centrales nucléaires de remplacement, pour ceux qui refusent les quatre options précédentes, à l'instar de l'Union démocratique du centre qui très habilement soutient cette contribution initiale des 62 TWh de renouvelables. Le nucléaire dans tout ça? Tant que les centrales existantes resteront en service - pour encore trente ans, voire plus, le nucléaire s'affirmera jour après jour comme un pilier indispensable de l'approvisionnement en électricité de la Suisse. À court terme, le nucléaire servira d' «épouvantail à moineaux» pour faire gober une refonte profonde et aventuriste de nos infrastructures et de nos institutions électriques. Fukushima a bon dos. 198
LE POINT FINAL: DES FAITS ET DES IDÉES-FORCES
Ce livre a tenté d'attirer 1' attention sur le silence qui entoure de nombreuses facettes du dossier énergétique et nucléaire, facettes qui dérangent ceux qui préfèrent recourir aux solutions-vaudou. Des analyses, des propositions, des idées-forces ont été énoncées sur le dossier nucléaire. Elles peuvent former la base d'un plan d'action pour un nucléaire renforcé conservant sa place dans un mix énergétique équilibré. CHEVAUX DE BATAILLE DU NUCLÉAIRE
Les centrales nucléaires vont continuer de fonctionner jusqu'à la fin de leur vie utile, soit aussi longtemps que les exploitants investiront suffisamment pour les maintenir à un haut niveau de sécurité. Ils ont déjà déclaré à la mi-2012 qu'ils le feront dans une enveloppe de plusieurs centaines de millions. L'initiative des Verts pour une mise hors service prématurée échouera devant le peuple en 2014, éventuellement en 2015 si un autre texte concernant l'énergie nucléaire, de près ou de loin, doit lui servir de contre-projet. Le vrai débat tournera alors autour de 1' approvisionnement en électricité, autour de l'option nucléaire et la nécessité de la considérer avec tous ses avantages et inconvénients en comparaison équitable et rationnelle avec d'autres moyens de production.
A.Ne pas interdire, mais réglementer: dans un monde technologique en évolution permanente, une société avancée comme celle de la Suisse, le législateur et les citoyens se doivent de garder à l'esprit une approche pragmatique pour traiter toute technologie ancienne ou nouvelle. Réglementer une technologie, c'est rester maître de son évolution par des directives administratives, des ordonnances et des lois adaptées ou nouvelles. Ces mécanismes existent en Suisse. D'autant plus que si le pays devait 199
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réussir le pari invraisemblable de stabiliser la consommation d'électricité à son niveau actuel, on n'aurait pas besoin de nouvelle centrale ! Il faut par conséquent laisser la porte ouverte à l'option nucléaire pour éviter le pire, comme l'a pertinemment énoncé la Neue Zürcher Zeitung4 : pourquoi interdire dans la loi de nouvelles centrales nucléaires, puisque selon Doris Leuthard une nouvelle centrale ne trouverait de toute manière pas grâce devant le peuple. Conserver l'option nucléaire permettrait d'aborder l'avenir avec plus de flexibilité- d'une part pour observer l'évolution des technologies nucléaires - et d'autre part pour corriger un échec possible des mesures maintenant proposées. Cette option resterait bien évidemment soumise aux décisions du Conseil fédéral, du Parlement et au droit référendaire, auquel on pourrait ajouter une meilleure couverture des risques (vérité des coûts). Pour l'instant, la voie suivie reflète plus une politique d'autruche de refus et de renvoi à plus tard de décisions politiquement douloureuses. L'approvisionnement en électricité fiable et bon marché pratiqué jusqu'à maintenant - un facteur vital de la prospérité suisse - est trop important pour le laisser à l'inculture du Nouveau Centre ... » « ...
Par conséquent, la loi nucléaire du 23 mars 2003 ne doit pas être modifiée. En rien. B. Risque zéro: si vous le voulez, on le peut: comme le disait déjà le titre du Chapitre 4, le risque d'accident, c'est le talon d'Achille de l'énergie nucléaire. En réponse, le 4
« Versteckspiel um Kraftwerke und Widersprüche » (Mascarades et
contradictions autour de centrales) , Neue Zürcher Zeitung, 2 juin 2012.
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titre du Chapitre 5 annonçait « Risque zéro-Enfouir les centrales». La méthode de construction souterraine n'est pas une illusion passéiste ou futuriste, c'est une alternative possible, en particulier dans des conditions suisses. Le surcoût de la construction souterraine devrait se situer dans une fourchette de 15 à 40%, selon la qualité de la géologie et selon la solution choisie- au mieux pour l'option d'une tranchée couverte peu profonde n'enrobant que le seul réacteur. Construire sous terre permettrait peut-être d'atténuer certaines craintes, sans le besoin de longues explications scientifiques et techniques. Le choix relèvera plus d'une discussion politique sur la notion de risque que d' analyses strictement techniques et économiques. Puisque tout devient politique dans la nouvelle planification de l'énergie en Suisse, pourquoi ne pas étudier l'option souterraine en détail dans le cadre d'un programme de recherche? C.La vérité des coûts est nécessaire: les Académies suisses disent justement que5 : « Par principe, le remaniement du système électrique doit s'opérer tant du côté de la demande que du côté de l'offre sur la base de signaux-prix correct. Pour ce faire, les prix de l'électricité doivent inclure tous les coûts externes. » Il s'agit avant tout de la couverture des risques par la responsabilité civile et de la gestion des déchets. Nucléaire: comme nous l'avons vu au Chapitre 3, chaque centrale nucléaire est assurée et couverte jusqu'à un montant de 2,25 milliards de francs (1 ,05 milliard en privé, 750 millions auprès de la Confédération avec paiement de primes à la Confédération et 450 millions par Académies suisses des sciences , Communiqué de presse , 9 août 2012, «Position des Académies suisses à l'approvisionnement suisse en électricité - Tournant énergétique indispensable , défis immenses» :
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la Convention européenne). Au-delà, la loi stipule que 1'exploitant est responsable jusqu'au maximum de tous ses actifs, ce qui représente en tout un montant d'au moins 10 milliards de francs. En ce qui concerne la gestion des déchets radioactifs et le démantèlement des installations, le Chapitre 6 explique en détailles mécanismes qui permettent de garantir que tous les frais postérieurs à la mise hors service seront couverts pour ces futurs 55 mètres cubes de déchets par térawattheure.
Hydraulique: à ce sujet, les Académies suisses rompent une lance en défaveur de 1'hydraulique6 : «Les prix ne contiennent pas non plus les préjudices potentiels de centrales nucléaires et de barrages insuffisamment assurés, ou les coûts externes des matériaux utilisés. » L'amalgame (centrales et barrages) affublé de l'adjectif « insuffisamment assurés» aurait mérité une certaine différentiation. Le nucléaire est, lui, bien assuré. Peut-être pas assez pour certains7 • Risque de l'hydraulique? Peut-on fermer les yeux sur les dizaines de milliers de victimes comptées de par le monde par rupture de barrages ? Les Académies suisses disent non, sans néanmoins dire ouvertement que la Suisse fédérale ne connaît aucune obligation d'assurance dans ce domaine, ce qui est nettement insuffisant. Comme
6 Académies suisses des sciences, «Quel avenir pour 1'approvisionnement en électricité de la Suisse? », synthèse, juillet 2012. Site: http :/lwww.satw.ch/publikationen/schriften/stromversorgung/index_FR 7 Eduard Kiener, ancien directeur de l'Office fédéral de 1'énergie et membre du Groupe de travail des Académies suisses, avait en son temps proposé une couverture d'assurance de 4 milliards au lieu de 2,25 milliards de francs, une proposition non retenue parce que jugée trop élevée pour les autres pays membres de la Convention européenne.
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l'expliquait le Chapitre 3, la majorité du Parlement- sous la pression des démocrates-chrétiens de 1' arc alpin - avait rejeté une telle proposition en 1999. Solaire: au Chapitre 6, on a pris note des objectifs ambitieux en matière de solaire photovoltaïque qui anime la classe politique. Les Académies suisses parlent même de 150 kilomètres carrés de panneaux utilisés jusqu'en 2050 ; c'est beaucoup, en fait cela représente environ 300 millions de panneaux solaires (en admettant une durée de vie de vingt ans), dont il faudra se débarrasser. Selon la technologie qui dominera, il y aura de gros volumes de déchets recyclés contenant des matières très toxiques comme le cadmium. Après avoir trouvé un site pour 1' enfouissement des déchets radioactifs, la ministre en charge Doris Leuthard devra impérativement tourner son attention vers ces futurs 45 mètres cubes de déchets solaires par térawattheure qui vont progressivement s'accumuler, selon les Académies suisses des sciences. Elle devra commencer à encaisser les francs à 1' avance pour les stocker. D.La vérité des empreintes écologiques est nécessaire: 1' impact écologique des moyens de production d'électricité ne se laisse pas aisément exprimer par des facteurs financiers (si ce n'est en tombant dans des modèles arbitraires impliquant presque toujours des facteurs de pondération peu convaincants). Autant en rester dans le domaine du qualitatif et sur un plan de comparaison générale, et parler d'empreintes écologiques. Il s'agit avant tout de pollution chimique et de pollution visuelle. Nucléaire: tout le cycle du combustible nucléaire a été passé au crible fin par les agences officielles et les officines 203
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antinucléaires pour y découvrir les traces infimes de pollution chimique. Cela a été très utile. La contamination radioactive associée aux mines d'uranium a été un problème dans le passé dans les grands pays dotés d'armes nucléaires (qui se moquaient des contraintes environnementales au nom de la défense nationale) et des pays colonisés (par exemple les anciennes provinces de l'Union soviétique). Depuis lors, des normes internationales sont en place. La pollution chimique par émission de co2 dans l'atmosphère existe aussi pour le nucléaire, mais ramenée au nombre de kilowattheures produit par la suite, elle reste inférieure à celle associée aux nouvelles énergies renouvelables. Quant aux émissions radioactives pendant le fonctionnement d'une centrale, on a vu au Chapitre 2 que l'Office fédéral de la santé publique atteste les valeurs extrêmement faibles de ces rejets. Les déchets nucléaires, en tant que tels, représentent par contre une tâche qui demandera des efforts majeurs en termes financiers (grands en francs, mais faibles par rapport au nombre de kilowattheures produit, soit moins d'un centime par kilowattheure). Les sites de stockage seront construits de manière à ce que la radioactivité des déchets reste hermétiquement contenue avant de devenir inférieure à celle des roches avoisinantes. L 'impact visuel d'une centrale nucléaire dépend de la présence d'une tour de refroidissement de grande hauteur. Les nouvelles centrales limitent la hauteur de la tour à celle du bâtiment de réacteur, soit 30 mètres.
Solaire : le cycle des panneaux photovoltaïque ressemble beaucoup au cycle nucléaire. L 'extraction des matières est accompagnée de grosses émissions de co2et d'une pollution environnementale indéterminée, puisque les terres rares exigées par ces panneaux sont extraites du sous-sol chinois - à 1' abri des regards - dans des conditions que
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l'on dit déplorables, à l'instar des téléphones portables à la mode qui utilisent les mêmes matières. Suggérons que Greenpeace applique la même acribie à ces terres rares chinoises qu'il ne l'a fait pour les quelques atomes russes de Mayak ! Et naturellement avec le même intérêt de la part des médias ! Tant que les panneaux solaires ne peupleront que les toits et les infrastructures existantes, l'empreinte visuelle du solaire restera modeste.
Éolien: si ce n'est pour l'extraction en Chine du néodyme, une terre rare indispensable aux générateurs électriques des éoliennes (plusieurs centaines de kilogrammes par machine), l'énergie éolienne ne laisse qu'une empreinte chimique très limitée avant, pendant et après l'exploitation. C'est là un atout important, comme l'est le coût relativement modéré du kilowattheure. Le talon d'Achille de l'éolien, c'est bien sûr l'impact sur le paysage. Les machines doivent forcément être grandes et placées bien en vue pour moissonner le plus de vent possible. Et il faudra beaucoup d'éoliennes sur nos crêtes pour faire la différence en termes énergétiques! Une demi-douzaine d'éoliennes en lisière de forêt, c'est beau et reposant. Mais pourquoi ne nous montre-t-onjamais ces centaines d'éoliennes alignées en rangs d'oignons sur les plaines du Schleswig-Holstein au nord de 1'Allemagne ? En 2012, quelque 50 éoliennes fonctionnent en Suisse. La Stratégique énergétique 2050 en prévoit au moins 800. Par nécessité météorologique et économique, ces installations devront être groupées sur des sites favorables le long des crêtes du Jura et des Alpes. Ça ne passera pas : seules quelques petites centaines verront le jour, car les habitants de ces lieux magiques s'y opposeront avec vigueur, par amour de leurs paysages et de leurs revenus qui dépendront encore du tourisme . Le Conseil 205
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fédéral veut passer outre et sacrifier la protection de la nature et du paysage sur l'autel d'une source d'électricité certes attrayante à petite échelle, mais incapable de produire guère plus de 5% d'une consommation d'électricité réaliste à l'horizon 2050. E. Déchets radioactifs, il suffit de vouloir ... Doris Leuthard consacre beaucoup d'efforts pour dissimuler les atouts du nucléaire dans 1'espoir de faire passer le message du Conseil fédéral sur la nécessité d'un bouleversement aventuriste de l'approvisionnement de la Suisse en électricité. La mouvance antinucléaire lui emboîte le pas en proclamant qu ' « il n'y a pas de solution au problème des déchets radioactifs!», tout en mobilisant les gens contre toute proposition d'entreposage au niveau local, selon the slogan « rendre impossible pour pouvoir affirmer que ça l'est» !
De l'autre côté de la table, il y a qui? Eh bien oui, il y a Doris Leuthard qui, en tant que ministre de l'Énergie, est aujourd'hui la vraie grande patronne du programme de stockage des déchets. Pourquoi l'entend-on si peu sur ce dossier? S'engage-t-elle de toutes ses forces pour faire avancer la machine administrative? Ou va-t-elle traîner les pieds jusqu'à la mise sous toit de sa stratégie énergétique? Certes, elle dit ce qu'il faut dire dans de discrètes publications , déjà citées8 : «l'utilisation de l'énergie nucléaire et la gestion des déchets radioactifs ( ...) sont deux questions devant être résolues indépendamment l'une de l'autre. » Pourquoi pas une conférence de presse annuelle avec «Plan sectoriel- Dépôts en couches géologiques profondes : Le même traitement s' applique à tous », Interview dans le Bulletin info Nagra, no 38, avril 2012.
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interview aux téléjournaux pour expliquer 1' avancement des travaux dans son Département? Elle pourrait profiter de 1' occasion pour déclarer à visage ouvert sa confiance dans la compétence et 1'intégrité des gens qui travaillent pour elle, des gens quotidiennement assaillis par la gauche, des gens humiliés et «politiquement assassinés» par la meute médiatique- sans appel et sans défenseurs, comme 1' ont été en 2011 les docteurs Hufschmied et Prasser. F. Recherche et développement - Maintenir le cap : le rapport des Académies suisses9 insiste sur la nécessité de continuer les efforts de recherche et de développement dans le domaine nucléaire: «Afin que les centrales nucléaires suisses puissent continuer à opérer en toute sécurité jusqu'à leur mise hors service, il faut poursuivre les recherches en matière de sécurité. Ceci vaut aussi pour la recherche en matière de stockage final des déchets radioactifs. Si toutes les options doivent être maintenues, il faut aussi poursuivre la recherche nucléaire, en particulier s'agissant de nouveaux concepts de réacteurs.» Si l'on parle de nouveaux concepts de réacteurs, la priorité doit ici aussi être donnée à la sécurité. Ce livre défend la cause d'un risque résiduel quasi nul, atteignable de deux angles, par le biais d'une enceinte externe grande et solide - l'enfouissement des réacteurs - dans le sous-sol en tranchée ou en caverne (voir Chapitre 5), ou alors par le biais microscopique, en enrobant le combustible nucléaire dans
Académies suisses des sciences, «Quel avenir pour l'approvisionnement en électricité de la Suisse?», Synthèse, l'0 édition,juillet 2012. Site: www.satw.ch/ publikatione ni sc hriften/ stromversorgung/index_FR 9
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NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
d'innombrables et minuscules particules, une approche associée aux réacteurs à haute température refroidi à l'hélium et à l'utilisation du thorium (voir Chapitre 7). L'Institut PaulScherrer et nos écoles polytechniques ont les outils pour évaluer ces variantes pour y avoir travaillé dans le passé.
G .Lutter pour des normes internationales plus strictes : le premier chapitre a raconté les efforts louables entrepris par le Conseil fédéral pour renforcer les mesures de sécurité nucléaire au niveau mondial, en particulier pour l'établissement de visites contraignantes en matière de sécurité (en anglais international peer reviews). Ces efforts - auquel j'ai participé en tant que conseiller du Département fédéral des affaires étrangères - ont échoué face à 1' obscurantisme combiné des gouvernements américain, russe, iranien et pakistanais. Puisque des contrôles plus formels par le biais d'une organisation internationale s'avèrent difficiles et contraires à ce que beaucoup de pays considèrent comme une prérogative nationale, un mécanisme de visites d'experts de nature contraignante pourrait effectivement améliorer le niveau international de sécurité -dont les faiblesses se sont révélées criantes à Fukushimadans un pays que l'on croyait technologiquement avancé. Espérons que le DFAE continuera d'agir dans ce sens. L'Inspection fédérale de la sécurité nucléaire a soutenu ces actions ; les exploitants des centrales nucléaires suisses devraient en faire autant de manière beaucoup plus explicite. Cela les concerne! Et le faire aussi dans le cadre de l'Association mondiale des exploitants de centrales nucléaires (WANO). Car il est absolument incompréhensible, voire révoltant, que la WANO ne se résolve pas encore à recommander à ses membres 1' installation de recombine urs 208
LE POINT FINAL: DES FAITS ET DES IDÉES-FORCES
d'hydrogène, un équipement simple et bon marché, qui aurait atténué, ou même empêché, les explosions en chaîne observées à Fukushima. Messieurs les exploitants suisses, vous qui avez tout fait juste en matière de sécurité nucléaire depuis quarante ans, faites entendre votre voix chez la WANO! Et aussi au Conseil mondial de l'énergie qui juge indispensable un renforcement de la gouvernance nucléaire mondiale 10 • Il demande la création d'une organisation internationale forte pour 1' établissement de normes de sécurité strictes, qui travaillerait en contact étroit avec les autorités de sécurité nationales pour veiller conjointement à leur respect. Le processus et les résultats de la vérification devraient être accessibles au public. Le système électrique de la Suisse mis en place depuis la dernière guerre mondiale - avec l'hydraulique d'abord et le nucléaire ensuite - représente un héritage national à ne pas galvauder, un héritage sur lequel le pays peut compter, un système accessible à tous en tout lieu et à tout moment, qui assure nos places de travail et la prospérité du pays. L'électricité, c'est le noyau dur du dossier de l'énergie; de tout le reste, on peut s'en passer s'ille faut. Relançons un débat plus rationnel sur 1'électricité et faisons voter le peuple pour lui donner la possibilité de s'exprimer sur des propositions dont toutes les conséquences n'ont pas été mesurées. Car, comme 1' a si bien
dit le commissaire européen Ôttinger, 1'électricité sera la mesure de toutes choses. Et les nucléaires nouveaux - ceux décrits dans ce livre et ceux que les recherches technologiques vont encore dévoiler - deviendront à leur tour gages et piliers irremplaçables de cette électricité de demain. World Energy Council, World Energy Perspective : Nuclear Energy One Year After Fukushima, mars 2012. http ://www.worldenergy.org 10
209
Table des matières
PRÉFACE..........................................................................
7
AVANT-PROPOS.. ................ . .............................................
15
CHAPITRE
1
TÉMOIGNAGE D'UN PRONUCLÉAIRE.... ...............................
Gouvernance japonaise en question.......................... Tchernobyl, Fukushima, cela commence à faire beaucoup .. .. ... . .. ... ... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .... . . ... .. .. .. .. . Une certaine arrogance japonaise.............................. Est-ce que ça suffit? Non!......................................... Vérification internationale: une initiative diplomatique suisse pertinente . .. .. .. .. .. .. ... ........... .. .. .. .. .. . .. . ... .. .. .. .. CHAPITRE
21 23 24 26 28 29
2
LA CRAINTE DES RAYONNEMENTS ...... .. ............................. .
Le débat controuvé autour des radiations ................. . . de repere ' - Qm.croue . ?.................................. .. Pmnts La radioprotection, une tâche internationale et nationale ........................................................... . La radioactivité, nous la côtoyons depuis toujours ... . La nature donne des points de repère ....................... . L' impact des rayonnements sur la santé ................... . 211
35 36 37 38 40
43 46
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Débat sur les très faibles doses ............................ ..... . Les normes de radioprotection ................................. Cas bénin: Three Mile Island, l'enceinte de confinement a évité le pire................................ Cas dramatique: Tchernobyl, le pire... ..................... Cas grave: Fukushima, spectaculaire, mais un accident radiologiquement bien géré....... Fukushima: la dérive des médias et le silence des spécialistes ..................................................... . Pour conclure ............................................................ . CHAPITRE
53 54 55 58 62
3
ATOUTS DU NUCLÉAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les réserves d'uranium.............................................. Uranium en Valais ..... .... .. ..... ............. ......... ... ............ Les réserves de thorium............................................. Le coût du kilowattheure nucléaire ........................ ... Propre, car les déchets sont retenus et concentréset très peu de co2 est dégagé................................ Une ombre au tableau: la responsabilité civile des exploitants ? ..................................................... CHAPITRE
48 51
63 64 68 70 71 76 80
4
RISQUE D'ACCIDENT - LE TALON D'ACHILLE .................. .
Risque: au-delà du simple concept.. ......................... . Alors, le risque nucléaire, c'est quoi exactement? ... . Tchernobyl, sécurité négligée .................................... Tchernobyl, un témoin et un destin ......................... .. . / "te/ neg / 1"tgee / ................................... . Fuk us h1ma, secun Les leçons de Fukushima pour 1' ingénieur de sécurité Fukushima, un témoin et un destin ........................... . 212
85 87 88 89
92 93 97 99
TABLE DES MATIÈRES
La sécurité nucléaire: comment l'aborder, comment la maintenir?......................................... 100 La sécurité nucléaire en Suisse.................................. 104 Quelles mesures additionnelles après Fukushima? ... 106 CHAPITRE
5
RISQUE ZÉRO - ENFOUIR LES CENTRALES ........................ .
Ill 113 116 117 118
La centrale vaudoise de Lucens ............................... .. Les autres expériences nucléaires: Âges ta et Chooz Intérêt perdu et oublié pour la solution souterraine .. . Relançons le débat sur la construction souterraine ... . . , exts . t e ................................................ . 121 L e rtsque zero CHAPITRE
6 .................................................................... . 123
LES DÉCHETS, UN BOULET CERTES, MAIS UNE TÂCHE
123 123 Concentrer et enfouir les déchets toxiques ............... . 128 Un modèle: l'enfouissement des déchets radioactifs en Suisse ............................................................... . 129 «Plan sectoriel» pour le stockage - Doris Leuthard aux commandes ..................................................... 131 Où en est-on en 2012? .............................................. 133 Sécurité et durabilité: des solutions fiables ... ............ 135 Stockage des déchets: qui paie quoi et surtout quand?.. 136 Finlande et la Suède: stockage en voie de réalisation - Problème résolu.................................................. 140 Pour conclure............................................................. 142
SOLUBLE ET SOLVABLE .................... . ................................ . , hets rad"10act1"fs, c ' est qum. ?........................... . L es dec
CHAPITRE
7
147 Le retour en grâce du thorium? .............................. .. 149 . . panacee , ou trompe- l' œ1"1?......................... . 150 Thonum.
LE THORIUM ET LES TECHNOLOGIES NUCLÉAIRES DE DEMAIN
213
NUCLÉAIRES: RELANÇONS LE DÉBAT
Génération IV ............................................................ 156 Mieux que les promesses, les améliorations progressives........................................................... 157 D'abord, la Génération Ill+....................................... 159 CHAPITRE
8
Où MÈNE LA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE DU CONSEIL FÉDÉRAL? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
La Stratégie énergétique 2050 du Conseil fédéral ou le projet funambulesque de Doris Leuthard ..... La Stratégie énergétique 2050 fait fi du produit intérieur brut .......................................................... Electricité et places de travail. ................................... Producteurs d'électricité : effondrement d'une plate-forme historique solide?.................... Le débat nucléaire : depuis les années 1960. . . .......... Une cavalcade institutionnelle................................... La relance inévitable du nucléaire ............................. La fin de l'euphorie.................................................... Pour conclure .............................................................
163 164 168 170 174 181 183 185 187 191
9..................................................................... 195 L E POINT FINAL: DES FAITSET DES IDÉES-FORCES..... .. .. ... .. 195 Avant tout débat, il faut faire le point........................ 196 Chevaux de bataille du nucléaire. .............................. 199 CHAPITRE
214
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