L'UNIQUE TRADITION MATÉRIALISTE
L'UNIQUE TRADITION MATÉRIALISTE Présentation par Olivier Corpet
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L'UNIQUE TRADITION MATÉRIALISTE
L'UNIQUE TRADITION MATÉRIALISTE Présentation par Olivier Corpet
Lorsqu'il écrit, en quelques semaines, au début de l'année 1985, l'essentiel du texte de son autobiographie L'Avenir dure longtemps (!MEC-Stock, 1992), Louis Althusser veut notamment donner les «raisons profondes» du <
projets éditoriaux et manuscrits, achevés ou non, qui jalonnent l'itinéraire d'Althusser depuis les années 501 - aucune information suffisante permettant d'imaginer suivant quel plan il envisageait de l'organiser. On sait seulement, d'après plusieurs ébauches de différents programmes de publications futures (de lui-même et de ses amis) qu'il a notées en 1986, qu'outre la publication de L'Avenir dure longtemps, il prévoyait très clairement de publier ses cours et réflexions sur Hobbes, Spinoza, Rousseau, etc. et surtout Machiavel, qualifié dans ces ébauches de «plus grand des philosophes matérialistes ». Finalement, Louis Althusser a remplacé les deux textes sur Spinoza et Machiavel publiés ici par «un résumé» inséré dans le chapitre XVIII de L'Avenir dure longtemps (p. 208-213) qui commence par ces mêmes mots: «Mais avant d'en venir à Marx ... » et reprend presque textuellement certains passages. Il convient par ailleurs de relever qu'il n'a semble-t-il plus repris ensuite les deux textes retirés qui, il faut également le préciser, sont des textes certes inaboutis, mais de toute évidence très << travaillés » (avec des ratures et ajouts nombreux), qui conservent par endroits la trace (et au passage la preuve) de leur insertion dans le texte autobiographique initial. C'est pour cette raison et pour leur intérêt intrinsèque que nous avons estimé utile de les publier aujourd'hui sous cette forme, dans la mesure où il ne s'agit pas de simples << variantes » mais de développements philosophiques entiers qui montrent le dernier état de la réflexion d'Althusser sur ces auteurs. A ce titre, sans pouvoir figurer dans cet ouvrage sur L'unique tradition matérialiste désormais à jamais impossible à recomposer (contrairement par exemple à d'autres projets eux aussi inachevés mais dont l'armature et le contenu sont suffisamment développés et avancés pour permettre et appeler une publication bien sûr entourée de toutes les précisions et précautions d'usage), ces deux textes méritaient toutefois d'être retenus comme pièces importantes du dossier de préparation de L'Avenir dure longtemps et s'avèrent précieux pour reconstituer la genèse de cette autobiographie2inachevée elle aussi mais d'une certaine 1. Signalons que plusieurs de ces textes, des plus anciens aux plus ultimes; feront l'objet à partir de 1994 de diverses publications dans le cadre du programme edttorzal mis en œuvre par l'!MEC en collaboration avec les éditions Stock. 2. C'est pour cette raison que nous avons laissé dans le chapitre sur Spinoza la dernière partie consacrée à Machiavel qui commence par« Depuis j'ai essayé de le _lire... » r1ue Louis Althusser avait ensuite :etir~ pour passer _d~~cteme~t au ckapttre sur Machiavel, l'ensemble des deux chapttres etant alors pagme a la sutte. Le fazt que cette
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manière, et de quelle manière! aboutie, dont Althusser écrivait en mai 1986 dans une lettre à son ami éditeur espagnol Orfila qu'il ne lui envoya finalement pas : « le livre est, je le dis sans vanité aucune, sans précédent, et il devrait "faire un tabac " comme on dit en français, c'est-à-dire frapper un très grand coup». On connaît la suite.
LOUIS ALTHUSSER
(janvier 1993) N.B. :La publication de ces deux textes a été faite suivant les mêmes principes d'établissement du texte retenus dans L'Avenir dure longtemps (voir la« Présentation» p. VII). Cette publication est faite avec l'autorisation de François Boddaert, héritier de Louis Althusser.
dernière partie du chapitre sur Spinoza dans laquelle il parle surtout de Machiavel ne faisait en fait pas « double emploi » avec le chapitre suivant nous a incité à restituer ici dans sa forme sans doute initiale ce premier chapitre, et ainsi d'enrichir le matériau «génétique » réuni, le lecteur ayant de la sorte le moyen d'analyser lui-même la façon dont l'auteur a sollicité ce matériau pour composer le texte de l'autobiographie.
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L'UNIQUE TRADITION MATÉRIALISTE
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....................................................................................................] I SPINOZA
Mais avant d'en venir à Marx même, il me faut parler du détour que je fis, dus faire (je comprends maintenant pourquoi) par Pascal, Spinoza, Hobbes, Rousseau et peut-être surtout Machiavel. J'avais dûment lu Pascal en captivité (le seul livre que je possédais). J'étais encore croyant, mais là n'était pas la question. Ce qui me fascinait, c'était certes la théorie de la justice et de la force, la théorie des rapports entre hommes mais surtout la théorie de l'appareil du corps: «Agenouillez-vous et priez », qui devait inspirer plus tard ma « théorie » de la matérialité de l'idéologie (voir ce que Michel Foucault dit excellemment des « disciplines du corps >> au xvue siècle. Elles n'ont évidemment pas disparu depuis), du semblant que je devais retrouver plus tard, c'est-à-dire plus avant, chez Machiavel. La théorie de l'habile et du demi-habile, comme la théorie de la reconnaissance et de la méconnaissance que je devais à mon insu retrouver plus tard dans ma propre esquisse de théorie de l'idéologie. Que ne dois-je à Pascal ! et en particulier à cette étonnante phrase sur l'histoire des sciences, où les modernes ne sont plus grands que les anciens que parce qu'ils se juchent sur leurs épaules. Mais ce n'était pas là le plus beau. J'y trouvai une théorie de l'ex-
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Mais Spinoza, que je lus longuement sans bien le comprendre, en tout cas sans jamais parvenir à l'embrasser, devait me réserver de tout autres révélations. Je vois maintenant sinon ce que Spinoza a réellement voulu penser et dire mais les raisons profondes de mon attirance pour lui. J'y découvris d'abord une étonnante contradiction: cet homme qui raisonne more geometrico par définitions, axiomes, théorèmes, corrolaires, lemmes et déductions, donc de la façon la plus « dogmatique » du monde, était en fait un libérateur incomparable de l'esprit. Comment donc le dogmatisme pouvait-il ainsi non seulement déboucher sur l'exaltation de la liberté mais aussi la « produire » ? Plus tard je devais formuler la même remarque à propos de Hegel : encore un dogmatique mais qui avait débouché sur la cri-
tique radicale de Marx qu'il avait d'une certaine manière produite ou induite. Comment donc cela se pouvait-il? Je ne le compris que beaucoup plus tard en élaborant ma petite « théorie » personnelle de la philosophie comme activité de position de thèses pour se démarquer de thèses existantes. Je notai que la vérité d'une philosophie résidait tout entière dans ses effets, alors qu'en fait elle n'agit qu'à distance des objets réels, donc dans l'espace de liberté qu'elle ouvrait à la recherche et à l'action et non dans sa seule forme d'exposition. Cette forme pouvait être systématique ou non, de toute façon elle était en elle-même « dogmatique » dans la mesure où toute philosophie pose, non sans raison, mais sans aucune vérification empirique possible, des thèses apparemment arbitraires, mais qui en réalité ne le sont pas puisqu'elles sont fonction de l'espace de liberté (ou de servitude) qu'elle entend par ses effets ouvrir au sein de l'espace des thèses déjà posées par les philosophies existantes dans une conjoncture théorique donnée. Dans ces conditions, l'exposition systématique n'a absolument rien de contradictoire avec les effets philosophiques produits, tout au contraire elle peut, par la rigueur de l'enchaînement de ses raisons, non seulement serrer de plus près l'espace qu'elle entend ouvrir, mais rendre la cohérence de sa propre production infiniment plus rigoureuse et plus sensible et féconde (au sens fort) à la liberté de l'esprit. Et je devais, suivant d'ailleurs Hegel lui-même en cette affaire, comprendre la raison des thèses de Spinoza comme thèses antithétiques à celles de Descartes, dont il entendait combattre les effets en en prenant le contre-pied, tout comme Hegel, dans l'exposition apparemment « dogmatique » de sa philosophie, entendait combattre les effets des thèses philosophiques de Kant par des thèses opposées aux siennes, afin d'ouvrir un nouvel espace de liberté. Je fis ainsi un parallèle assez strict entre Spinoza contre Descartes et Hegel contre Kant, montrant que dans les deux cas ce qui était en jeu et combattu était une conception sujectiviste transcendantale de la « vérité » et de la connaissance. Le
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périence scientifique rapportée non à ses conditions de possibilité (comme plus tard chez Kant) mais à ses conditions matérielles d'existence historique, donc l'essence d'une véritable théorie de l'histoire. Lorsque Pascal, parlant des expériences nouvelles qui contredisent celles des anciens, prononce cette phrase extraordinaire: « C'est ainsi que sans les contredire (les anciens) nous pouvons avancer le contraire de ce qu'ils disaient» ! Sans les contredire: parce que les conditions de nos expériences scientifiques ont changé et ne sont plus les mêmes que celles des anciens. Ils ne faisaient que la théorie de leurs propres expériences et des· conditions matérielles d'expérience dans leurs propres limites. Nous connaissons d'autres conditions, c'est-à-dire limites, certes bien plus larges car le temps a passé et la technique a grandi, nous énonçons des résultats et des théories tout autres, mais sans jamais contredire les anciens, tout simplement parce que les conditions de nos expériences et nos expériences mêmes sont autres que les leurs. Je ne devais cesser de réfléchir sur cette phrase, infiniment plus profonde que tout ce que les philosophes du siècle des Lumières ont pu raconter (de finalement très niais, car téléologique), sur l'histoire.
parallèle allait fort loin : plus de « cogito » chez Spinoza (mais seulement la proposition factuelle « homo cogitat », l'homme pense), plus de sujet transcendantal chez Hegel mais un sujet comme processus (je passe sur sa téléologie [immanente]). Pas de théorie de la connaissance (c'est-à-dire de garantie a priori de la vérité et de ses effets scientifiques, sociaux, moraux et politiques) chez Spinoza, pas de théorie de la connaissance non plus chez Hegel, alors que Descartes présente sous la forme de la garantie divine une théorie de garantie de toute vérité donc de toute connaissance - alors que de son côté Kant produit une théorie juridique de la connaissance sous le « je pense » du Sujet transcendantal et les conditions a priori de toute expérience possible. Dans les deux cas, Spinoza et Hegel parvenaient - et peu importait, au contraire il importait beaucoup, que leur démonstration fût rigoureuse donc apparemment« dogmatique>>- à débarrasser l'esprit de l'illusion de la subjectivité transcendante ou transcendantale comme garantie ou fondement de tout sens ou de toute expérience de vérité possible. Je comprenais alors la raison de cet apparent paradoxe, qui, si je puis dire, me confortait moimême contre la masse d'accusations de «dogmatisme>> qui m'avait été jetée à la figure. Savoir qu'une philosophie dite « dogmatique >> et ayant effectivement la forme d'un exposé dogmatique puisse produire des effets de liberté: je n'avais rien cherché d'autre. De quoi Spinoza libérait-il donc l'esprit humain non par les termes de ses thèses mais par les effets de sa philosophie ? Des illusions de ce qu'il appelait l'imagination. Non seulement elle règne sur le premier genre de connaissance, mais aussi sur le second puisque les « généralités moyennes >>, par exemple l'abstraction de l'arbre à partir de la réduction de toutes les impressions d'arbres individuels, ne sont encore relativement contaminée par l'imagination et le mot qui les énonce. Les abstractions « moyennes >> du second genre de connaissance étaient donc encore partiellement prises dans l'illusion de l'imagination et du langage qui lui est étroitement lié.
Que devenait alors le premier genre de connaissance ? Je soutenais qu'en lui il ne s'agissait en rien du premier degré d'une «théorie de la connaissance>>, Spinoza n'ayant jamais rien voulu garantir par là, mais simplement « dire le fait » «dépouillé de toute addition étrangère>> (Engels). Mais pour dire le fait, il fallait justement le dépouiller de toute addition étrangère, celle de l'imagination, qui pourtant -et c'est toute la différence avec Engels - ne se présente nullement comme une addition étrangère mais comme la vérité immédiate du sens même du monde donné et vécu. C'est pourquoi je soutenais que le premier genre de connaissance n'est en rien une connaissance (l'imagination n'est pas une connaissance) mais le monde immédiat tel que nous le percevons c'est-à-dire vivons (la perception étant elle-même un élément abstrait de la vie) sous la domination de l'imagination, c'est-à-dire en vérité non sous l'imagination, mais à ce point pénétré par elle qu'il en est proprement indissociable et inséparable, l'imagination constituant son essence même, le lien interne de toutes ses déterminations. C'était peut-être un peu forcer Spinoza que de dire ainsi que le premier genre, donc l'imagination, était le Lebenswelt immédiat, mais c'est ainsi que je l'interprétais. Qu'était alors l'imagination qui constituait ainsi l'essence de notre Lebenswelt commun ? Spinoza l'expliquait avec une clarté exemplaire dans l'Appendice au Livre I de L'Éthique. L'imagination c'est: 1) mettre le sujet (humain) au centre et à l'origine de toute perception, de toute action, de tout objet et de tout sens, mais: 2) renverser ainsi par là même l'ordre réel des choses, puisque l'ordre réel s'explique (et non se « comprend», notion subjective sinon subjectiviste totalement étrangère à Spinoza) par la seule détermination des causes, alors que la subjectivité de l'imagination explique tout par des fins, par l'illusion subjective des fins de son désir et de ses attentes. C'est à proprement parler renverser l'ordre du monde, le faire marcher comme diront Hegel et Marx «sur la tête», c'est mettre en œuvre comme le disait
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superbement Spinoza tout un « appareil» (formule qui devait m'en dire long quand je la retrouvais en propres termes chez Marx et Lénine à propos de l'État), un appareil de renversement des causes dans les fins. Cet << appareil >>, c'est justement le monde de l'imagination, le monde comme tel, le Lebenswelt vécu dans l'appareil du renversement des causes en fins, celles de l'illusion de la subjectivité, de l'homme qui se croit le centre du monde et se fait << un empire dans un empire>>, maître du sens du monde (le cogito) alors qu'il est entièrement soumis aux déterminations de l'ordre du monde : comme une simple· partie déterminée du monde, un mode fini de la substance (comme mode de l'étendue et mode de la pensée, modes rigoureusement << parallèles >> ). C'est dans l'Appendice au Livre I que Spinoza développait l'admirable critique de l'idéologie religieuse, où le sujet humain doté de désirs finalisés se projette en Dieu comme cause originaire et finale de l'Univers, comme la cause (en vérité pas du tout la cause) mais comme l'origine de tout sens, c'est-à-dire de toute finalité de l'Univers. Que tout sens soit fin, c'est-à-dire eschatologie d'un sens imaginaire, quelle profondeur critique ! J'y vis immédiatement la matrice de toute théorie possible de l'idéologie et en fis mon profit, avec cette différence que je mis en avant (mais Spinoza le fait aussi dans le Traité Théologico-politique) non la seule subjectivité individuelle mais, si je puis dire la subjectivité sociale, celle d'un groupe humain conflictuel, c'est-àdire d'une classe et donc des classes antagonistes, ce que Spinoza, je dois le reconnaître, ne dit pas en propres termes, mais il le laisse nettement entendre dans son histoire du peuple Juif. Qu'advenait-il alors de la fameuse et obscure, en tout cas incomprise sinon incompréhensible, «connaissance du troisième genre >> ? Spinoza parle d' amor intellectus Dei et de beatitudo, mais ce sont sans doute des effets philosophiques
dans la tête et le corps de l'homme, mais il ne donnait, semblait-il, aucun exemple concret de cette connaissance dite «intuitive>>. Or, j'en trouvais un exemple à mon avis parfait (et sur ce point je crois que je vais peut-être surprendre) dans le Traité Théologico-politique où Spinoza traite de l'histoire, et très précisément de l'histoire du peuple Juif. Je considérais en effet que sur cet exemple Spinoza nous donne un «cas>> de connaissance du «troisième genre>>, c'est-àdire de la connaissance d'un objet qui est un singulier (un individu historique : un peuple déterminé, sans précédent ni suite) et en même temps un universel (on verra bientôt en quel sens). Spinoza aurait pu nous donner une infinité d'autres exemples à méditer, par exemple tel individu singulier, Socrate (sa femme) ou lui-même (ses araignées). Mais en quoi un individu singulier est-il aussi un universel ? On peut évidemment penser aussitôt à Hegel, à l'universalité qui est justement constituée par un peuple déterminé dans l'histoire universelle et non par tel individu singulier qui, hors la communauté de ce peuple, ne peut, sauf s'il est lui-même le dernier philosophe (et c'est encore son appartenance à l'individualité finale d'un peuple historique qui lui confère ce privilège) ne peut accéder à l'universalité concrète. Or je pensais que Spinoza pouvait considérer toute singularité, y compris ce qui se passe dans le Lebenswelt de l'imagination comme individualité singulière universelle. Comme un cas, presque au sens où le Wittegenstein du Tractatus écrit « die Welt ist alles was der Fall ist >>, phrase intraduisible, mais, qui signifie à peu près : « le monde est tout ce dont le cas est>>. Qu'est-ce que le «cas>>, sinon ce qui advient, sinon purement et simplement ce qui «tombe>>, comme par hasard, c'est~à-dire sans origine ni fin? Ce qui tombe dans l'existence et l'être, dans le monde constitué de semblables << chutes >>, de semblables << cas >> à l'infini. Que tout cas (médical ou autre) soit singulier, chacun l'admettra sans peine. Mais qu'un cas singulier soit en même temps universel, c'est ce qui fait et problème et scandale! Or c'est bien le
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défi auquel il faut théoriquement répondre. Je prendrai pour l'affronter un détour, celui de la médecine ou si l'on préfère celui de l'analyse, mais ce peut aussi bien être celui d'un peuple et de son histoire comme le fait Spinoza, car y a-t-il rien d'aussi singulier que le cas conjoncturel d'un peuple historique qui connaît une histoire et des conditions absolument singulières dont on ne peut par abstraction tirer aucune connaissance universelle? C'est ici que de très loin, je le compris bien plus tard, il fallait affronter les thèses niaises de Karl Popper, pour qui l'histoire (et le marxisme qui se prétend connaissance de l'histoire) et la psychànalyse ne sont en rien des connaissances, car non vérifiables empiriquement c'est-à-dire non falsifiables ! Parlons donc de l'histoire puisque Spinoza en personne nous y convie et aussi de la psychanalyse, puisque Popper nous y convoque. Il n'y a en elles que des « cas », chacun en conviendra sans peine. Et Marx lui-même, qui écrit qu'il n'y a jamais de production en général, de travail en général, etc. et que chaque histoire est toujours un « cas >> singulier, on ne saurait mieux dire, et les analystes de même : ils ne rencontrent jamais «le même cas», mais toujours et uniquement des « cas », singuliers et donc différents. Comment donc prétendre en tirer des connaissances générales c'est-àdire abstraites puisque chaque cas est concret et qu'à la différence des objets concrets (les chênes, les hêtres, les pruniers, les poiriers, etc., comme réalisations du concept d'arbre), on ne peut jamais faire abstraction des singularités individuelles pour parvenir au concept abstrait de la chose même ? Pis que cela : comment peut-on prétendre parler de la singularité elle-même en général si on n'en a pas quelque connaissance préalable, si le fait de la singularité n'est pas et ne peut jamais être un «concept», même son propre concept? Et Spinoza nous en avertirait lui-même, qui parle dans le cas de la « connaissance du troisième genre » d'une intuitio, exactement comme plus tard le médecin parlera d'une« intuition chronique» et l'analyste d' Einsicht ou d'in82
sight (intuitions), tout comme le politique (le sens de la conjoncture). Comment abstraire quoi que ce soit d'intuitions singulières donc non comparables ? On voit fort bien que tout se tient fort bien dans l'objection. Or Spinoza passe outre à l'objection, tout comme Marx et l'analyse que récuse si légèrement Popper. Je dirai simplement ceci qui semble répondre à l'objection de Popper, et au souci de Spinoza : il n'est dans la vie individuelle et sociale que des singularités (nominalismes), réellement singulières - mais universelles car ces singularités sont comme traversées et comme hantées d'invariants répétitifs ou de constantes, non de généralités mais de constantes répétitives qu'on peut retrouver sous leurs variations singulières dans d'autres singularités de la même espèce et genre. Ainsi Spinoza retrouve tout naturellement dans l'histoire singulière du peuple juif une constante qu'il a traitée « en général >> dans l'Appendice du Livre 1 à propos de la religion en général, et pourtant, pas plus que de production chez Marx, il n'existe jamais de religion en général chez Spinoza. Constantes ou invariants génériques, comme on voudra, qui affleurent dans l'existence des « cas >> singuliers et qui en ~ermettent le traitement (théorique ou pratique peu Importe). Constantes ou invariants génériques et non « généraux », constantes et non lois qui ne font évidemment pas l'objet d'une volonté de vérification dans un dispositif expérimental abstrait renouvelable, comme en physique ou chimie, mais dont l'insistance répétitive permet de repérer la forme de singularité en présence et donc son traitement. II s'agit évidemment là d'une épreuve qui n'a rien à voir avec le dispositif expérimental de preuve des sciences physiques, mais qui possède pourtant sa rigueur, que ce soit dans la connaissance et le traitement de la singularité individuelle (médecine, analyse) ou sociale (histoire d'un peuple) et l'action sur l'histoire (politique). Or c'est justement ce que je pensai découvrir dans le Traité Théologico-politique qui est une connaissance et une 83
élucidation d'une histoire singulière : celle d'un peuple singulier, le peuple Juif. Et ce n'est pas un hasard si Spinoza peut y investir comme exemplification d'une constante répétitive sa théorie de l'idéologie religieuse, sa théorie du langage, sa théorie du corps et sa théorie de l'imagination que je pensais être peut-être la première forme historique d'une théorie de l'idéologie. Car au fond, dans le « troisième genre de connaissance », nous n'avons jamais affaire à un nouvel objet, mais simplement à une nouvelle forme de rapport d'appropriation (le mot est de Marx) d'un objet qui est toujours-déjà là depuis le premier genre de connaissance : le « monde », le Lebenswelt du premier genre s'élève tout en restant le même, concrétion de singularités universelles en soi, jusqu'à l'univers ou la nature, et sa cause substantielle (Dieu), mais ce qui change ce n'est jamais l'être même des choses (qu'est-ce qu'un mode fini sinon une singularité universelle en son genre ?) mais le rapport d'appropriation que le sujet humain entretient avec elles. En ce sens, qui sera repris par Hegel et par Marx, tout procès de connaissance va bien de l'abstrait au concret, de la généralité abstraite à la singularité concrète. Dans mon langage j'avais appelé très grossièrement cela le passage des généralités I aux généralités III par les généralités II ; je me trompais en ce que la réalité visée par la connaissance [du troisième genre] n'est pas celle d'une généralité mais d'une singularité universelle. Mais j'étais bien dans la «ligne» de Spinoza en insistant avec Marx et Hegel sur la distinction entre le « concret réel », donc le singulier universel (tous les « cas >> qui constituent le monde dès le début du premier genre), et le concret-de-pensée qui constitue la connaissance du troisième genre. Alors le Traité Théologico-politique me réservait des merveilles. L'histoire de ce peuple singulier, vivant sous une religion singulière, la Thora, les observances, les sacrifices et les rituels (j'y devais plus tard retrouver ce que j'appelai alors la matérialité de l'existence même de l'idéologie), avec un lan-
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gage déterminé socialement et justement avec ces étonnants prophètes, des hommes qui montent sur la montagne à l'appel du Seigneur mais qui n'entendent dans le fracas du tonnerre et l'éblouissement des éclairs que quelques mots à demi compréhensibles. Ils redescendent alors dans la plaine pour soumettre à leurs frères, qui savent, eux, le message de Dieu. Les prophètes n'ont rien compris à ce que Dieu leur a dit : on le leur explique soigneusement et généralement ils comprennent alors le sens du message de Dieu : sauf cet imbécile de Daniel qui savait interpréter les songes mais qui non seulement n'entend rien aux messages reçus de Dieu (c'était pourtant le lot commun à tous) mais, ce qui est pire, ne comprendra jamais rien aux explications que le peuple lui donne du message qu'il a reçu ! J'y voyais la preuve prodigieuse de la farouche résistance de toute idéologie à son éclaircissement (et cela contre la naïve théorie qui devait être celle des Lumières). Je devais plus tard, suivant Spinoza et Pascal sur ce thème, insister fortement sur l'existence matérielle de l'idéologie, non seulement sur ses conditions sociales matérielles d'existence (son lien aux intérêts aveuglés par l'imagination d'un groupe social) qu'on trouve et chez Rousseau le tout premier et chez Marx et chez nombre d'auteurs, mais sur la matérialité de son existence même. Mais je ne vais pas faire un exposé sur cet admirable Traité Théologico-politique. Ce qui me fascinait aussi chez Spinoza, c'était sa stratégie philosophique. Jacques Derrida a beaucoup parlé de stratégie en philosophie et il a parfaitement raison, puisque toute philosophie est un dispositif de combat théorique qui dispose des thèses comme autant de places fortes ou saillants pour pouvoir, dans ses visée et attaque stratégiques, investir les places théoriques fortifiées et occupées par l'adversaire. Or Spinoza commençait par Dieu ! Il commençait par Dieu et au fond (je le crois, après toute la tradition de ses pires ennemis) il était (comme Da Costa et tant d'autres juifs portugais de son temps) athée. Suprême stratège, il commençait
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par investir la suprême place forte de son adversaire, ou plutôt il s'y installait comme s'il était son propre adversaire même, donc non suspect d'en être l'adversaire juré, et en redisposait la forteresse théorique de manière à la retourner complètement, comme on retourne des canons contre son occupant même. Cette redisposition consistait dans la théorie de la substance infinie identique à Dieu « causa sui » (donc sans extérieur) et dans la toute-puissance infinie de Dieu effectuant son existence dans les attributs infinis (en nombre infini, mais nous n'avons accès qu'à deux d'entre eux, la pensée et l'étendue) et parallèles- (ce qui identifie l'ordo rerum et l'ordo idearum - l'ordre des choses et l'ordre des idées - dans une même connexio) s'effectuant eux-mêmes en modes infinis et ces modes infinis en une infinité de modes finis. Une substance infinie (Dieu) qu'on ne peut même pas dire unique car elle n'a pas d'autre à la comparer pour l'en distinguer et la dire unique (S. Breton), donc sans extérieur, s'effectuant en elle-même sans jamais sortir de soi, donc sans cette autre extériorité classique (dans l'illusion de la création) que sont le monde ou l'univers. Généralement ce n'est pas ainsi que les philosophes procèdent : ils opposent toujours à partir d'un certain extérieur les forces de leurs thèses qui sont destinées à investir le domaine protégé et défendu par des thèses précédentes, qui déjà occupent le terrain. Militairement parlant cette stratégie philosophique révolutionnaire ne rappelle guère que la théorie de la guerilla urbaine et l'encerclement des villes par les campagnes chère à Mao ou certaines formes de stratégie politico-militaire de Machiavel (sa théorie des forteresses en particulier). J'étais fasciné par cette audace sans exemple, qui me donnait comme l'idée de l'essence extrême de toute stratégie philosophique, son essence-limite avouée, celle que jamais on ne pourrait surpasser. Ainsi me rappelait-elle la pensée d'un Machiavel qui pense toujours « aux extrêmes », aux «limites ». Et sans doute cette stratégie me confortait dans ma stratégie philosophique et politique personnelle : investir
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le Parti du dedans de ses propres positions ... Mais quelle prétention ! Pourtant je n'étais pas quitte avec Spinoza. Non seulement il avait refusé toute théorie du fondement originaire de tout sens et de toute vérité (le cogito) fonctionnant toujours comme garantie de tout l'ordre établi, qu'il soit scientifique, moral et en dernier ressort social (par le relais des autres éléments garantis par la Vérité). Mais il était nominaliste ! J'avais lu dans Marx que le nominalisme est la« voie royale» vers le matérialisme. À dire vrai je crois bien que le nominalisme est non pas la voie royale vers le matérialisme mais le seul matérialisme concevable au monde. Comment procédait Spinoza ? Sans jamais esquisser une genèse transcendantale du sens, de la vérité, ou des conditions de possibilités de toute vérité, de quelque sens et vérité que ce soit, il s'installait dans la factualité d'un constat simple: « Nous avons une idée vraie», «Nous détenons une norme de vérité», non en fonction d'une fondation originaire perdue dans les commencements, mais parce que c'est un fait, qu'Euclide, dieu merci, dieu sait pourquoi, a existé comme une singularité universelle factuelle, et [qu'il n'est] même pas question comme le voudra Husserl d'en «réactiver le sens originaire», [qu']il suffit de penser dans le résultat factuel de sa pensée, dans son résultat brut, pour disposer de la puissance de penser. Ce nominalisme factuel se retrouvait et avec quel génie ! dans la célèbre distinction, interne à tout concept, entre l'ideatum et l'idea, entre la chose et son concept, entre le chien qui aboie et le concept de chien qui n'aboie pas, entre le cercle qui est rond et l'idée du cercle qui n'est pas ronde, etc. Par là était ouverte et justifiée (toujours en fait) la distinction entre la connaissance du premier genre inadéquate c'est-à-dire le passage, dans le jeu et l'espace, de cette distinction capitale, à une connaissance de plus en plus adéquate, jusqu'à la« connaissance du troisième genre», c'est-àdire le passage du monde-imagination au monde du concept de cette inadéquation imaginaire, jusqu'à l'intuition des sin-
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gularités universelles qui existent dès le début dans tout mode fini, mais prises alors et méconnues dans l'imagination. Faut-il encore ajouter une extraordinaire théorie ? Oui, celle du corps, fondée sur le fameux parallélisme des attributs. Ce corps (notre corps organique matériel) dont nous ne connaissons pas « toutes les puissances », mais dont nous savons qu'il est animé par la puissance essentielle du conatus, qui se retrouve dans le conatus de l'état du correspondant du mens (mot intraduisible: mens n'est pas l'âme ni l'esprit mais plutôt la puissance, lafortitudo, la virtus de penser). Or ce corps, Spinoza le pensait comme potentià ou virtus, c'està-dire à la fois comme fortitudo, mais en même temps comme [generositas], c'est-à-dire élan, ouverture au monde, don gratuit. Je devais y retrouver plus tard comme l'anticipation étonnante de la libido freudienne (moins, à vrai dire, la capitale connotation sexuelle), de même que je trouvais chez Spinoza une étonnante théorie de l'ambivalence puisque, pour n'en donner qu'un seul exemple, la crainte est la même chose que l'espoir son contraire direct, et qu'elles sont toutes deux des « passions tristes », des passions de l'esclavage sous l'imagination, donc une sorte « d'instinct de mort» apte à détruire l'élan joyeux tout en vie et expansion du conatus qui unit l'effort vital, qui scelle l'unité effective du mens et du corps conjoints comme « les lèvres et les dents >>. On imagine combien cette théorie du corps m'allait à merveille. J'y retrouvais en effet ma propre expérience vitale, au commencement esclave d'une peur et d'un espoir démesurés, mais qui s'était libérée dans la recomposition et l'appropriation de ses forces au cours de l'exercice des travaux sociaux de mon grand-père et plus tard du camp de prisonniers 1• Qu'ont pût ainsi libérer et recomposer son propre corps, autrefois morcelé et mort dans la servitude d'une subjectivité 1. Cf. Louis Althussser, Journal de captivité, Stalag XA, 19401945, Paris, Imec-Stock, 1992. (N.D.E.)
imaginaire et donc esclave, et retirer de cette libération recomposée de quoi librement et fortement penser, donc de proprement penser avec son corps, dans son corps même, de son corps, mieux : que vivre librement dans la pensée le conatus de son propre corps, ce fût tout simplement penser dans la liberté et la puissance de la pensée, tout cela m'éblouissait comme le dire incontestable d'une expérience et d'une réalité incontournables que j'avais vécues, qui étaient à jamais devenues miennes. Tant il est vrai, Hegel l'a bien dit, qu'on ne connaît vraiment que ce qu'on reconnaît soit être faux (connaissance de l'illusion de l'imaginaire) soit être vrai (connaissance intuitive de sa virtus, connaissance du troisième genre). Dans cette fantastique philosophie de la nécessité du factuel dépouillé de toute garantie transcendante (Dieu) ou transcendantale (le « je pense »), je retrouvais une de mes vieilles formules. Je pensais alors, usant d'une métaphore qui vaut ce qu'elle vaut, qu'un philosophe idéaliste est comme un homme qui sait d'avance et d'où part le train dans lequel il monte et où va le train : quelle est sa gare de départ et sa gare de destination (encore une fois, comme pour la lettre, la destination du voyage). Le matérialiste, au contraire, est un homme qui prend le train en marche (le cours du monde, le cours de l'histoire, le cours de sa vie) mais sans savoir d'où vient le train ni où il va. Il monte dans un train de hasard, de rencontre et y découvre les installations factuelles du wagon et de quels compagnons il est /actuellement entouré, quelles sont les conversations et les idées de ces compagnons et quel langage marqué par leur milieu social (comme les prophètes de la Bible) ils parlent. Tout cela était pour moi, ou plutôt devint peu à peu, comme inscrit en filigrane dans la pensée de Spinoza. C'est alors que j'aimais citer Dietzgen, parlant de la philosophie comme le << Holzweg der Holzwege », devançant Heidegger qui ne connaissait sans doute pas cette formule (que je dois à Lénine d'avoir découverte puis à la belle traduction de J.-P. Osier), «le chemin des chemins qui 89
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ne mènent nulle part ».J'ai su depuis que Hegel avait bien auparavant forgé la prodigieuse image d'un « chemin qui marche tout seul» ouvrant sa propre voie au fur et à mesure de son avancée dans les bois et les champs. Que de « rencontres >> ! C'est assurément par la rencontre de Machiavel que je devais éprouver la fascination des fascinations. Mais bien plus tard. On ne s'étonnera pas qu'une nouvelle fois j'anticipe dans mes associations, car je ne m'intéresse nullement à la suite chronologique des anecdotes d'une vie, qui n'intéressent personne pas même moi, mais à l'insistance répétée de certains affects qu'ils soient psychiques ou théoriques ou politiques, qu'on ne saisit et ressent vraiment que dans l'après coup et peut importe leur ordre d'apparition puisque la plupart du temps c'est un affect ultérieur qui non seulement donne sens à un affect antérieur, mais même le révèle à la conscience et au souvenir. Je n'aurai jamais fini de méditer ce mot de Freud: « un affect est toujours au passé ». Qu'on veuille donc bien me suivre dans cette nouvelle anticipation rétrospective.
Je découvris Machiavel pour la première fois en août 64, à Bertinoro, dans une vieille et grande maison extraordinaire sur une colline dominant toute la plaine de l'Émilie. Franca y habitait et je ne la connaissais que depuis une semaine à peine. Une femme d'une beauté sicilienne éblouissante, noire de cheveux (on l'appelait en Sicile la« mora>>) que m'avait fait connaître sa belle-sœur Giovanna, la compagne de Crémonini le grand peintre, un de mes vieux amis. Elle avait un corps splendide, un visage d'une extrême mobilité, et surtout elle montrait une liberté de femme que je n'avais jamais connue, et en Italie ! Elle m'a fait connaître son pays, nos amours intenses furent parfois dramatiques (mais de mon fait plutôt que du sien). Bref, j'étais ébloui par elle, par son amour, par le pays, la merveille de ses collines et villes. Je me mis à l'italien, aisément comme toujours et nous descendions souvent à Cesena, gros bourg dans la plaine au pied des col-
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lines. Un jour elle m'apprit que Cesena était la petite ville dont Cesar Borgia était parti pour sa grande aventure. Je me mis à lire un peu de Gramsci (sur les intellectuels) mais interrompis vite ma lecture pour m'engager dans celle de Machiavel. Depuis j'ai essayé de le lire, de le comprendre, j'y suis revenu sans cesse, j'ai fait sur lui plusieurs cours à l'École normale. Incontestablement c'est, beaucoup plus que Marx, l'auteur qui m'a le plus fasciné. Je n'entends pas faire ici un exposé sur Machiavel, dont je parlerai peut-être un jour plus à fond, mais je voudrais indiquer pourquoi il semble m'avoir fasciné. D'ailleurs on me dit qu'il y a aujourd'hui même, après le grand livre de Lefort2, une bonne dizaine de thèses en cours d'achèvement sur lui! Quel succès ... Je suis venu à Machiavel par un mot, sans cesse répété, de Marx disant que le capitalisme est né de la « rencontre entre l'homme aux écus et les travailleurs libres», libres c'est-àdire dépouillés de tout, de leurs moyens de travail, de leur logis et de leur famille, dans la grande expropriation des campagnes anglaises (c'était là son exemple de prédilection). Rencontre. Encore un« casus», un« cas», un hasard factuel sans origine, cause ni fin. Je retrouvai la même formule dans Machiavel quand il parle de la « rencontre >> entre la bonne occasion (la fortuna ou bonne conjoncture) et l'homme de virtu, c'est-à-dire ayant assez d'intelligence (d'intuition) pour comprendre que la bonne occasion se présentait, et surtout assez d'énergie (virtu) ou d'excès dans la vigueur pour l'exploiter au profit de son projet vital. Le plus étonnant chez Machiavel, dans la théorie qu'il fait de ce Nouveau Prince devant fonder une Principauté Nouvelle, est que cet homme nouveau soit un homme de rien, sans passé, sans titres ni charges, un homme anonyme, seul et nu (c'est-à-dire en fait libre, sans détermination - encore la solitude, celle 2. Claude Lefort, Le Travail de l'œuvre, Machiavel, Paris, Gallimard, 1972. (N.D.E.)
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de Machiavel d'abord, celle de son Prince ensuite- qui pèse sur lui et pourrait entraver le libre exercice de sa virtu). Non seulement qu'il soit comme un homme nu, mais trouve à intervenir en un lieu lui-même anonyme et comme dépouillé de toute détermination sociale et politique marquantes, qui pourrait entraver son action. D'où l'exemple privilégié de César Borgia. Certes il était le fils d'un Pape, mais qui ne l'aimait pas et pour se débarrasser de lui, lui légua un bout de terre en Romagne, justement à Cesena. Un bout des États du Pape. Or on sait, Machiavel y a suffisamment insisté : les États de l'Église n'étaient absolument pas gouvernés, sans aucune structure politique, gouvernés seulement et encore, dit-il, par la religion, en tout cas pas par le Pape, ni aucun politique sérieux: c'était le vide politique total, une autre nudité, bref un espace vide sans véritable structure pouvant faire obstacle à l'exercice de la virtu du futur Prince Nouveau (Hobbes dira: la liberté c'est l'espace vide sans obstacle). C'est de cette rencontre d'un homme de rien et nu (c'est-à-dire libre en ses mouvements internes et externes) et d'un espace vide (c'est-àdire sans obstacle à opposer à la virtu de César) que naquirent sa fortune et son succès. César sut reconnaître dans cette rencontre l'occasion d'une fortune qu'il sut saisir, comme on saisit « une femme par les cheveux » (Machiavel). Dans ce vide il sut édifier des structures et se construire un royaume qui alla s'agrandissant et aurait pour Machiavel créé l'unité nationale italienne si César n'était tombé malade de la fièvre dans les marais pestilentiels de Ravenne, et s'était trouvé absent de Rome, là où une autre « occasion » décisive s'offrait, lors de la mort du Pape. Cette mauvaise fortune (la fièvre) l'empêcha de saisir la bonne fortune lointaine (Rome où mourait le Pape) et son destin fut scellé. César sombra hors de l'histoire qu'il allait forger et cet homme exceptionnel, mais privé désormais de« fortune »,partit mourir sous une obscure place espagnole dans l'anonymat d'un simple soldat une dernière fois desservi par la fortune (une balle ou une flèche). Encore l'anonymat: au départ et à la fin.
Mais comment conduire sa virtu pour produire une réelle continuation de la fortune, c'est-à-dire maintenir durablement (le problème de Machiavel : « une principauté qui dure ») la conjoncture favorable bien au-delà de l'instant où la fantaisie « féminine » de la fortune s'offre à son conquérant ? C'est tout le problème du Prince comme chef d'un État. Je ne voudrais pas ici entrer dans le détail, où nombre de spécialistes sont autrement compétents que moi. Je voudrais seulement retenir ce qui suit. On sait que Machiavel, reprenant l'image classique du Centaure mi-bête mi-homme, dit que le Prince doit être tel : mi-bête par la force violente dont il doit être capable (le lion) et mi-homme par la moralité humaine dont il doit être empreint. Mais on néglige trop souvent que la bête se dédouble chez Machiavel, qui de ce fait abandonne complètement la métaphore du Centaure pour en forger une tout autre. La bête se dédouble en effet en lion et en renard. Qu'est-ce que le renard ? La ruse, pensera-t-on. Mais c'est bien court. En effet, il apparaît que le renard est bien en réalité comme une tierce instance qui gouverne les deux autres. Autrement dit, c'est l'instinct (une sorte d'intuition miconsciente mi-inconsciente) du renard qui indique au Prince quelle attitude il doit adopter dans telle ou telle conjoncture pour se rallier l'assentiment du peuple. Tantôt être moral, c'est-à-dire couvert de vertus (au sens moral, qui n'a rien à voir avec la virtu, cette virtus dont Spinoza emprunte manifestement le concept à Machiavel et qui est potentia), et tantôt être violent, c'est-à-dire faire usage de la force. Ou plutôt, et ce point est décisif, savoir tantôt être moral, et tantôt être violent. Ou plutôt, car ce point est encore plus décisif, savoir paraître être moral ou savoir paraître être violent, même si en son cœur et corps le Prince n'est ni moral ni violent, en tous les cas qu'il soit l'un ou l'autre ou l'un et l'autre, savoir paraître l'être au moment décisif pour se gagner la continuation de la fortune, rendre la fortune durable. C'est ici qu'intervient cet instinct sourd du renard. C'est
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lui qui, en dernier ressort, inspire au Prince l'apparence de telle ou telle conduite, celle de l'homme vertueux ou celle de l'homme violent. Cet instinct c'est en fait l'intuition instinctive de la conjoncture et de la fortune possible à saisir: une nouvelle « rencontre », mais cette fois contrôlée et préparée comme d'avance. Par là le Prince se constitue une sorte d'image durable. Machiavel dit qu'il ne doit être ni aimé, ni haï, mais seulement craint, c'est-à-dire toujours dans la juste distance qui à la fois le maintient au-dessus du peuple- et des grands et de leur antagonisme perpétuel, au-dessus de et au-delà de la réaction immédiate que peut susciter telle ou telle de ses initiatives ponctuelles (qui elles, contrairement à son image, ne durent pas), et en définitive à distance de lui-même, de ses propres désirs, pulsions et impulsions, donc, dans le langage du temps : passions. Son image le force en quelque sorte à demeurer toujours fidèle à cette image de soi, donc à dompter ses propres « passions » pour lui être durablement conforme, car sans elle il ne pourrait rendre durable la fortune et donc l'amitié de ses peuples. Car Machiavel veut bien aussi appeler la crainte du peuple une sorte d'amitié pour le Prince, mais jamais l'amour. S'il provoque la haine ou l'amour, le Prince se voit soumis à des passions qu'il ne peut plus contrôler ou en lui ou dans le peuple, des passions sans limitation interne. Ainsi la démagogie d'amour de Savonarole a déchaîné dans le peuple une vraie passion d'amour qui a entraîné des luttes horribles dans le peuple et finalement, le soi-disant Prince ne pouvant pas les contrôler, sa propre exécution. Ainsi la haine de tel peuple pour son tyran et ses violences continuelles finit toujours par jeter le peuple soit dans le néant du silence abruti (voir plus tard Montesquieu: le silence du despotisme), soit dans la révolte insurrectionnelle des émeutes qui conduit inévitablement à la mort du tyran et à la perte de son régime. Il existe ainsi un lien extrêmement profond entre les « pas-
sions » du Prince et les « passions » du peuple. Si le Prince ne contrôle pas ses passions, il ne peut contrôler les passions du peuple, pis il les déchaîne, et finit par en être la première victime, et son État en périt avec lui. Tout se passe donc comme si la condition absolue du règne qui dure, de la fortune gouvernée par le Prince pour qu'elle dure en sa faveur passait par cette distance fondamentale par laquelle, même s'il est au-dedans de lui fait tout autrement, le Prince doit savoir paraître être, conformément à son image durable : un chef d'État qui maintient ses sujets à distance de soi, les maintient du même coup à distance de leurs passions mortelles, que ce soit l'amour ou la haine (quelle belle ambivalence!). Certes, Machiavel est totalement silencieux sur la nature interne du renard, à moins qu'un de ses textes ne m'ait sur ce point échappé. Il pense le renard non sa nature interne de « cause » mais seulement dans ses effets de semblant. Quand on pense que certains nous rebattent les oreilles avec le « théâtre » de la politique comme si sa réalité et sa découverte étaient choses nouvelles ! Quoiqu'il en soit, supposé que cet homme existe, il faut que le Prince prenne à son propre égard« le vide d'une distance prise» (mot par lequel je définissais provisoirement la philosophie dans Lénine et la philosophie), qu'il en soit capable, et là-dessus, c'est-à-dire sur les moyens propres à produire cette distance, qui est la maîtrise dans le Prince de ses propres passions, et la distance à l'égard de toute passion, nous dirions aujourd'hui de tout transfert et surtout de contre-transfert (car le contre-transfert pour ne pas être nuisible doit, tout en le neutralisant, anticiper le transfert, en l'espèce ici les réactions passionnelles du peuple) sur ce point, Machiavel est également silencieux. Mais c'est peutêtre là que je pouvais me retourner vers Spinoza, car lui n'est pas silencieux du tout sur la question. On sait en effet que pour lui, dans la tradition cartésienne du Traité des Passions, mais en un tout autre sens, il s'agit-de
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donner à l'homme la maîtrise de ses passions, de passer de la domination (celle de l'imagination) des «passions tristes>> sur les « passions joyeuses >>, à la domination contraire des << passions joyeuses >> sur les « passions tristes >> et par ce déplacement de conduire l'homme à la liberté. L'interprétation courante, appuyée sur certaines formules de Spinoza isolées de leur sens, croit que cette maîtrise des passions est l'effet d'une «réforme de l'entendement>> c'est-à-dire d'une simple connaissance intellectuelle. C'est la position de la philosophie des Lumières qui voyait dans le savoir et sa diffusion publique la solution de toutes les contradictions personnelles et sociales, y compris la dissipation de toutes les illusions idéologiques. Mais Spinoza n'est en rien de cet avis. Et la racine de la méprise de cette interprétation, on la trouve très précisement dans la négligence totale de la conception de la<< mens» chez Spinoza. Nous avons vu que l'âme (la <<mens», l'activité de l'esprit) n'est en rien séparée de l'activité du corps organique; que tout au contraire l'âme ne pense que dans la mesure où elle est affectée par les impressions et mouvements du corps, que donc elle pense non seulement avec le corps mais en lui, consubstantiellement unie à lui avant toute séparation, puisque cette union, qui ne fait jamais problème contrairement à ce qui se passe chez Descartes, est fondée dans l'infinité des attributs de la substance et leur parallélisme strict. La maîtrise des passions chez Spinoza, loin de pouvoir être interprétée comme une libération « intellectuelle >> de l'efficace négative des passions, consiste au contraire dans leur [assumation} conjointe au déplacement interne des « passions tristes >> en « passions joyeuses>>. De même que chez Freud plus tard, aucun fantasme ne disparaît jamais mais- et c'est l'effet de la curese déplace d'une position dominante en position subordonnée, de même chez Spinoza aucune passion ne disparaît jamais mais se déplace d'une position de « tristesse >> en position de «joie». L'<< amor intellectus Dei» n'est en rien un amour «intellectuel>>, c'est l'amour de l'individu tout entier, mode
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fini de la substance infini, amour du corps substantiellement uni (dès la substance constitutive, c'est-à-dire Dieu) à l'amour de la<< mens», et effectuant dans les mouvements de la << mens » les mouvements mêmes du corps, ceux du canatus fondamental : « Plus le corps a de puissance plus l'esprit a de liberté>> (Spinoza). C'est là qu'on pourrait rapprocher Spinoza de Freud : car ce conatus, déchiré entre la tristesse et la joie, qu'est-ce donc par anticipation sinon la libido déchirée entre l'instinct de mort et de vie, entre la tristesse de Thanatos et la joie de l'Éros ? C'est ainsi que j'avançais laborieusement, à travers mes propres fantasmes, à travers Spinoza et Machiavel, vers Freud et Marx que je n'ai jamais dissociés de mes préoccupations. Chacun suit ainsi sa propre voie, et il serait intéressant de comparer nos voies respectives. Mais sera-ce jamais possible ? En tout cas pour mon compte, voilà mes cartes abattues. On en fera ce qu'on voudra. Mais je le devais à mes amis et d'autres pour les aider à comprendre ce qui m'est advenu, et de réussite peut-être, et de drame sûrement.
II MACHIAVEL
Qu'on me permette à cette occasion de poursuivre sur Machiavel pour insister sur quelques remarques théoriques : sur cet extraordinaire penseur et philosophe (je dis bien philosophe) qu'est Machiavel. Contrairement à toute la tradition platonicienne et aristotélicienne, Machiavel ne pense pas dans la conséquence cause-effet, mais dans la consécution factuelle (déjà présente en toutes lettres chez les Sophistes et Épicure, combattus pour cette grave raison par Platon et longuement développée par les Stoïciens) entre le « si» et le« alors ... ».Dans ce cas il ne s'agit plus d'une conséquence de cause (ou principe, ou essence) à effet ou de dérivation ou d'implication logique, mais d'une simple consécution de conditions, « si » signifiant étant données des conditions de fait, c'est-à-dire cette conjoncture factuelle sans cause originaire, et « alors » désignant ce qu'il s'en suit d'observable et de reliable aux conditions de la conjoncture. C'est une véritable révolution dans le mode de penser qui ouvrira la voie à toute la science expérimentale moderne, que Machiavel n'a certes pas inaugurée, mais qu'il a sûrement reprise de la tradition épicurienne. Les principes doivent être entendus dans tous les sens du terme : principe ou cause ou essence premiers, qu'ils soient ontologiques (comme chez Aristote et saint Thomas) ou moraux (comme chez Aristote et saint Thomas parlant de politique). C'est surtout cette rupture totale avec tous les principes
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En effet, qu'examine donc Machiavel dans le cas du Prince Nouveau qui doit fonder une Principauté Nouvelle pour parvenir à réaliser cette unité italienne tant attendue ? Tout est déjà là : l'unité géographique dessinée par le nombre des italiens, leur virtu et leur génie individuels, les monts et la mer, etc. Il n'y manque qu'un unificateur, un homme qui ait la virtu nécessaire et jouisse de la «fortune » propres à cette réalisation historique décisive, comme on la voit en Espagne et surtout en France (mais curieusement jamais en Angleterre). Alors Machiavel applique de nouveau son principe de pensée révolutionnaire, contre les platoniciens (Pic de la Mirandole, etc.) et contre les aristotéliciens. Les Livres sur la première décade de Tite-Live ne sont rien d'autre que l'inventaire des cas historiques où a déjà joué cette « logique »
très particulière de la conjoncture factuelle, de la virtu et de la fortune. De quoi s'agit-il alors ? De constituer (en projet évidemment, c'est-à-dire en stratégie, avant de la constituer dans les faits) une conjoncture factuelle propre à réaliser, avec le soutien heureux de la fortune ou occasion, une rencontre aléatoire propre à la réalisation historique de l'unité nationale italienne (Gramsci l'a très bien vu, bien qu'il se soit aveuglé sur tout le reste). Or ce qui est proprement stupéfiant, c'est que tout, dans cette conjoncture factuelle, est constitué par le vide et repose sur le vide : d'abord comme absence de cause, principe, essence, origine, etc., absence de principes ontologiques et éthiques, on le sait assez bien. Mais aussi sur le vide réel, factuel et conjoncturel. Voyez le cas de César Borgia, l'exemple des exemples. Du côté du futur Prince, c'est, je l'ai déjà noté, le vide total. Un homme de rien- bien qu'en l'espèce fils du Pape, mais cette « origine >> fastueuse ne joue en rien, le Pape ne donne aucun moyen à son fils, tout juste un bout de terre du côté de Cesena, au pied d'une colline appelée Bertinoro que j'ai bien connue. Ce que reçoit ainsi cet homme de rien, qu'est-ce alors ? Rien: c'est-à-dire le vide. Un bout des États du Pape qui ne sont pas gouvernés du tout, un bout de terre sans aucune structure politique. Les États de l'Église (Machiavel est sur ce point d'une férocité incroyable), qui sont gouvernés, si on peut dire, c'est-à-dire pas gouvernés du tout, par la religion. Dans ce vide, tout sera possible, puisqu'il n'y existe aucun obstacle ni politique, ni structurel, ni organique. Paradoxalement et très profondément, on va le vérifier dans un instant, c'est en cela que consiste la «fortune» par excellence: dans le vide d'obstacles, qui rend la liberté d'initiative possible. Hobbes dira exactement et dans les termes que j'emploie, pour résumer la pensée de Machiavel: la liberté c'est le déploiement du conatus individuel dans un espace vide, un espace vide d'obstacle (le premier obstacle sera non pas un obstacle matériel mais l'obstacle d'une autre liberté
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moraux de toute politique qui est aveuglante chez Machiavel, mais on passe aisément des causes ou principes moraux aux causes et principes ontologiques qui les supposent puisque c'est le même mode de pensée. C'est pourquoi dans Le Prince, Machiavel ne nous livre rien d'autre qu'une description empirico-factuelle, conjoncturelle au sens fort, de l'état de fait actuel de toutes les principautés et républiques italiennes: pour en conclure, on le sait, qu'aucune d'elles n'est le moins du monde capable de réaliser l'unité nationale italienne. « Si >> les États italiens sont tels qu'ils sont, « alors ... » ils ne peuvent ni ne pourront jamais réaliser l'unité italienne. Et lui qu'on prétend «utopiste», il est frappant de le voir raisonner exactement de la même manière dans le cas de son Prince Nouveau devant fonder une Principauté Nouvelle, réaliser cette unité tant attendue et déjà annoncée et souhaitée par Dante dans le de M onarchia (on connaît sa célèbre métaphore du «grand lévrier», déjà une bête comme chez Machiavel le renard, on va le voir, qui aura assez de souffle et de jambes pour courir ce risque historique gigantesque).
déchaînant ainsi l'état de guerre). Machiavel parle de la virtu et de son déploiement. Spinoza parlera du déploiement du conatus et de sa virtus ou fortitudo, c'est exactement la même chose. La filiation est impressionnante, et ce n'est pas un hasard si Spinoza parlera de Machiavel dans le Traité Théologico politique, en le définissant comme acutissimus, non seulement en politique, c'était l'idée de Spinoza mais, et surtout, on le voit peut-être mieux maintenant que de son temps, aussi en philosophie. Cette introduction du vide en philosophie, reprenant la vieille et prodigieusement féconde intuition de Démocrite et Épicure, puis plus tard de Pascal et plus tard encore de Kant, Hegel et Marx, désigne la vraie tradition matérialiste en philosophie. Mais je ne veux pas ici entrer dans une démonstration qu'il faudra bien conduire un jour en détail. Je veux seulement insister sur le caractère de la« fortune» en son aspect extrême : savoir le vide, et le vide même de fortune entendu comme situation extérieure favorable. Et je veux insister sur ce trait de Machiavel que, comme les seuls grands en philosophie, comme en toute sorte de pensée et d'écriture, musique, peinture, etc., c'est un homme qui pense aux extrêmes, dans des situations li:mites, un homme qui, comme plus tard Hobbes, Pascal, Clausewitz, Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, Wittegenstein, Gramsci, Lénine, Mao et aussi Heiddeger et finalement le plus radical de tous : Derrida, pense la limite comme la condition absolue de toute pensée et de toute action. Hors la pensée de la limite il n'est nulle stratégie, donc nulle tactique, donc nulle action, donc nulle pensée ou initiative véritables, donc nulle écriture, nulle musique, nulle peinture, nulle sculpture, nul cinéma, etc., possibles. Quand on ne pense pas aux « extrêmes », quand on ne pense pas dans la limite et la limite comme condition absolue de toute pensée et de toute action, etc., on reste dans l'entre-deux de la médiocrité, de l'éclectisme et en fin de compte de la bêtise (voir la pauvre théorie de Glucksmann, pourtant auteur d'un livre intéressant sur Clausewitz, mais il
3. Voir Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l'histoire, Paris, PUF, 1959 (repris en collection « Quadrige » ).
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doit finalement ne pas avoir compris ce qu'il commentait) et dans la nullité. Considérez ce qui se fait aujourd'hui dans tous les domaines de l'activité humaine, économique, politique, sociale, idéologique, militaire (la seule pensée qui soit de nos jours digne du nom de pensée), philosophique, littéraire, musicale, picturale, sculpturale, etc., et vous verrez la bêtise au sens que je viens de dire y régner en maîtresse, dans la satisfaction intéressée de médiocres auteurs, je ne voudrais pas citer de noms, ils sont malheureusement légion, à commencer par tous ceux qui tiennent le haut du pavé et des médias (des chanteurs comme Brel et Brassens exceptés et ce n'est pas un hasard; ce qu'ils chantent dans leurs chansons, c'est une situation-limite, comme les chanteurs noirs d' Amérique du Nord et du Sud). La religion chrétienne, dans ses mystiques, l'est elle aussi, et c'est pourquoi philosophiquement parlant et esthétiquement parlant, elle est si féconde, comme la théologie négative qui l'inspire toujours. Penser et agir à la limite, comme l'a si bien montré Lénine, c'est aussi penser et agir dans le risque, dans les « risques et périls » d'une entreprise responsable et solitaire, c'est donc savoir être seul et le supporter avec toutes ses conséquences, comme l'a si bien dit Winnicott (et comme je n'ai longtemps pas su le faire : « être seul devant sa mère » ). Seul, sans père, comme tous les grands, comme Machiavel lui-même, comme Épicure, comme Démocrite et tous ceux que j'ai cités, et aussi comme Montesquieu que j'ai tenté de commenter\ et aussi comme Lénine et Marx et comme Wittgenstein et Cézanne et Céline et tous les autres, la liste est infinie mais aujourd'hui elle est complètement close (à part Derrida, la théologie de la libération et la pensée militaire). Regardez et Rousseau et Kant même et enfin ce Machiavel qui raconte comme il rentre chez lui, sans jamais avoir été compris de personne et, seul dans sa chambre, s'habille et se
met à penser seul, c'est-à-dire dans la compagnie des grands, seuls eux aussi, et doublement, et de l'avoir été et d'avoir été oubliés. Pensez à De Gaulle à qui j'ai emprunté la stupéfiante petite phrase pour titre à ce petit livre4 • Qu'on me pardonne cette trop longue excursion, mais je voulais insister sur la grandeur insolite de la pensée de Machiavel (qu'elle soit en grande part implicite n'importe en rien) d'avoir à la limite conçu l'essence de la «fortune», aussi invraisemblable que cela puisse paraître, comme le rien et le vide, c'est-à-dire le rien de cause, d'essence et d'origine. Voyez ce que les habitants de Cesena découvrent un beau matin sur la grande place de leur bourg (place que je connais bien) : sur un gros billot de bois, le corps saignant de Sinigalla, le lieutenant de Borgia, la tête tranchée à la hâche. César a fait cruellement le vide pour que dans le vide ainsi fait renaisse la « fortune ». Sinigalla, son propre lieutenant avait conduit sa politique, certainement celle de Borgia luimême mais à sa manière cruelle donc périlleuse, et voilà que la logique de Machiavel et de César avait joué : « si » on continue ainsi, « alors » plus rien n'est possible, « alors » le peuple tournera à la haine, ce qui rend impossible tout gouvernement des hommes par qui que ce soit. Cette tête tranchée, c'est la fin de toute cause, la fin de toute essence, la fin de toute origine ou plutôt leur négation active réelle. C'est la fin de ce qui était déjà un passé et qui pesait sur le gouvernement du peuple, l'impossibilité d'établir entre le Prince et le Peuple ce rapport étrange de crainte-amitié sans quoi nul gouvernement n'est possible. Et ce qui est le plus étonnant encore, c'est la nature de la virtu du Prince Nouveau qui doit fonder et diriger la Principauté Nouvelle pour qu'elle soit durable. D'ailleurs qu'il doive être absolument Nouveau et la principauté absolument Nouvelle indique assez que toute entreprise qui. pense et agit aux extrêmes dans et par la limite, doit être sans pré- . 4. Allusion à L'Avenir dure longtemps dont ce texte faisait primitivement partie. 104
cédent, sans cause antérieure, sans ce « W esen ist gewesen ist », sans cette essence qui est le « ce qui a été », sans donnée préalable qui le constitue dans son essence. Non. Toute nouveauté radicale doit être non la cause de ... le passé de ... l'essence de... le donné préalable à... mais ce tout nouveau et comme tel un Résultat. Ce n'est pas un hasard si toute philosophie des extrêmes et de la limite se résout dans une philosophie du seul résultat, Freud dira de l'après coup, et Marx dira le résultat factuel d'une «combinaison d'éléments » (il n'y a que le résultat qui compte - et ses conditions d'apparition et d'existence non ontologiques). Un résultat sans cause, un résultat sans cause car aléatoire, né de la rencontre aléatoire (épicurienne) de la virtu et de la fortune, de l'occasion. Une philosophie du résultat n'est en rien une philosophie de l'effet comme fait accompli de la cause ou de l'essence préalables, mais tout au contraire une philosophie de l'aléatoire dont le résultat est l'expression factuelle, un résultat donné de conditions données qui aurait pu être autre. Un résultat avec restes, avec marges, avec résidus, etc. C'est pourquoi il était dans la logique radicale de la philosophie de Derrida, qui est une philosophie de la limite incontournable et des excès, d'être en même temps une philosophie de la stratégie philosophique et finalement, avec une extrême conséquence, une philosophie des marges de la philosophie. Il y a là une impressionnante rigueur de pensée, que personne à mon avis n'a dépassée et même ne saurait dépasser avant longtemps, si ce n'est, dans son inspiration, à jamais (la forme peut toujours changer ainsi que le degré de réflexion). C'est pourquoi Derrida est assurément le seul grand de notre temps, et peut-être pour longtemps le dernier. Je voulais donc parler de la «nature» de la virtu, qui fait face à la fortune dans le Prince Nouveau. Ce qui la caractérise, c'est encore et toujours le vide. Pour être Prince, que doit en effet faire le Prince ? Fonder, constituer et conserver entre lui et son peuple, par un subtil 105
jeu de bascule qui prend appui sur le peuple des « magri », c'est-à-dire les pauvres, pour contenir les « grassi » c'est-àdire les grands, une distance vide : celle de la crainte-amitié, ct non la proximité contagieuse de la haine ou de l'amour. Spinoza reprendra mot pour mot les termes de cette ambivalence. Car haine et amour entraînent (voir Savonarole d'un côté et les Sforza de l'autre) le peuple dans ses passions et provoque dans le Prince la contagion des passions du peuple, qui, oui, sont mortelles. C'est un jeu subtil où la cause et l'effet se renvoient apparemment la balle. Mais en réalité, il n'en est rien. Tout tient en effet i la distance que le Prince entretiendra lui-même avec ses propres passions qui sont le conatus qui déclenche tous les conatus du peuple. Si le Prince ne parvient pas à entretenir la distance nécessaire à la maîtrise de ses passions, alors tout est perdu. On sait quelle est la figure énigmatique de l'« auteur» de cette maîtrise: c'est la figure du renard: non pas moral ou fort comme l'homme ou la bête (dans la première figure du Centaure) mais l'intelligence même et bestiale, c'est-à-dire inconsciente, l'intelligence plus qu'humaine puisqu'elle meut l'intelligence du Prince dans la ruse qu'elle est, mais qu'est-ce que la ruse sinon l'intelligence en acte de la dialectique la plus subtile, celle qui peut faire paraître l'être comme non-être (comme le voulaient les sophistes de Platon !) et le non-être comme être... On touche là au point le plus extraordinaire de la pensée politique (qui est une pensée tout court) de Machiavel. Car cela signifie qu'un certain vide, un certain rien, une certaine distance extrême limite doit régner dans le Prince, entre ses passions (de morale ou de force) pour qu'il puisse les maîtriser et les conduire selon le « si... alors » de toute conjoncture qui se présente à l'horizon de son action politique. On sait que Machiavel n'en dit pas plus. Il dit au moins que cette puissance du renard dans le Prince porte sur l'image sociale, c'est-à-dire publique du Prince, que j'appellerai le premier appareil idéologique d'État. Cet appareil idéologique est
bien un appareil, une structure systématique, organique et ayant pour fin des effets publics sur le peuple. Il a donc naturellement une existence matérielle : l'habit du Prince, son entourage, le faste de sa vie, ses palais, ses troupes qu'il commande lui-même et toutes les cérémonies du régime destinées à inspirer au peuple crainte et respect sans haine ni amour, les gestes et le style des discours du Prince, aujourd'hui les ... pauvres médias. Et cela est évidemment décisif Car la distance du Prince comme renard vis-à-vis du paraître, du semblant de son personnage apparemment sans passion et de ses passions réelles, fait une et avec les cérémonies et tout l'appareil du paraître qui le met à distance (le même vide) du peuple; et avec le vide, la crainte-amitié qu'il doit, s'il veut régner de manière durable, entretenir dans ses relations avec son peuple. Malheureusement, Machiavel, qui dit sur ce point ce que Spinoza dit aussi (dans le Traité Théologico-politique), ne va pas plus loin, il ne parle pas de la « nature >> du renard en lui-même. Or Spinoza, qui ne parle pas du renard, parle néanmoins de sa « nature » : elle naît de la conversion (par déplacement interne, on l'a vu) des passions tristes en passions joyeuses. Et on a vu aussi que cette conversion -déplacement qui fait tout à fait penser par avance à Freud, n'a rien d'une illumination ou d'un simple effort intellectuel, comme le voudront les pauvres théoriciens théologiques des Lumières, mais tout au contraire, a tout à voir avec le << développement des mouvements du corps » - sa libre agilité et disposition de soi dans le conatus, ses réflexions et ses « inventions » - qui produit dans la mens le déplacement des passions tristes en passions joyeuses, (les passions, comme chez Freud les fantasmes et même les pires, ne disparaissent jamais de l'inconscient même dans et par la cure, elles sont simplement déplacées de position dominante en position dominée, subordonnée). Le renard, c'est donc par excellence le corps, sa puissance libérée. On est ici très proche de l'interprétation de Spinoza et Nietszche par Deleuze. Mais pour Deleuze contrairement à
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Freud cette puissance inconsciente du corps ne se «noue» pas en configuration de fantasmes - dominants et dominés par exemple- dans l'Œdipe qu'il récuse, à tort à mon avis : Machiavel l'avait bien vu qui avait fait de cette tiers instance une instance animale, bestiale, donc inconsciente mais plus intelligente que la conscience même ... Et nous voilà au bout de nos peines. La vraie « fortune », c'est le vide de l'extrême et de la limite, mais elle n'est par excellence rien d'extérieur qui se présenterait comme une femme de rencontre qui passe et qu'il faudrait « saisir par les cheveux », elle est au contraire par excèllence toute intérieure, et c'est la virtu du renard (et nullement la force du lion) qui fait toute la «fortune », c'est-à-dire cette distance, ce vide, ce rien (ce« vide d'une distance prise» si je puis me citer moi-même) intérieurs par quoi l'individu Prince peut maîtriser ses passions ou plutôt les convertir de passions tristes en passions joyeuses. À certains égards, on mesure la distance qui sépare Spinoza de Machiavel. Car chez Spinoza cette conversiondéplacement, tout homme peut la réaliser en lui, en principe du moins. Or elle ne semble requise que du Prince dans le cas de Machiavel. Mais c'est peut-être une illusion, si on veut bien revenir à cette causalité circulaire qui fait que le Prince inspire au peuple la distance à l'égard de ses passions et au peuple la distance à l'égard des passions-maîtresses, amour et haine, dans le Prince. S'il en est ainsi, que pouvons-nous bien tirer de la théorie politique de Machiavel pour notre propre usage, aujourd'hui ? Certes la prise en considération de la méthode de penser : le « si ... alors » qui commande toute pensée scientifique moderne, donc une pensée politique qui prend en compte et ne prend en compte, abstraction faite de tous principes ontologiques et moraux, [que] le factuel des conjonctures données, les conditions de fait existantes (Marx : « je ne pars pas de l'homme mais des conditions existantes ») et, fait extrêmement important, ces conditions ne sont pas comme
chez Kant des conditions de possibilités a priori, mais des conditions de simple existence matérielle dans tous les sens du terme. Certes la Raison est bien chez Kant un« Faktum » aussi, mais cette raison n'a rien à voir avec le divers lié d'une conjoncture, c'est une structure a priori intangible qui échappe à toute conjoncture puisqu'elle structure a priori tout objet et toute conjoncture; considérable différence (qui marque l'inflexion radicale de la pensée de Kant vers l'idéalisme et entre autres détermine son impuissance a priori à penser soit une science historique, soit une science psychologique, soit une science pourtant expérimentale comme la chimie... et c'est pourquoi la figure de la philosophie de Kant est, comme je l'ai montré, celle d'un «escargot transcendantal») où les conditions d'existence matérielle renvoient comme à leur origine et fondement à une structure a priori des conditions de possibilité, antérieures et supérieures à toutes les conditions d'existence puisque les conditions de possibilité structurent a priori toutes les conditions d'existence matérielle ou autres. On saisit alors le sens profond de la critique de Hegel, qui refuse tout a priori de la Raison, dit que tout ce qui est réel (wirklich) est rationnel au sens machiavelien-spinoziste de l'effectivité sans a priori des effets du conatus, de la virtu, des virtus ou fortitudo, et qui ne découvre l'a priori qu'au sein du processus transitoire et immanent de développement des conjonctures de l'« expérience » du procès de l'Esprit, et le sens de la critique radicale de Marx qui refuse tout a priori spéculatif qu'elle qu'en soit la forme, soit directement et explicitement philosophique ou déguisée sous le couvert de concepts scientifiques, et jusqu'à la position des problèmes scientifiques: <
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Infiniment de choses sur l'action politique, ses conditions factuelles et les variations conjoncturales de ses moyens, en dehors de tout a priori moral ou religieux ; sur les appareils idéologiques d'État (dont le premier, concernant le Prince Nouveau, est cette «image>> de lui-même patiemment composée, et qui agit comme une force idéologique et politique dans les effets de sa stratégie), et aussi sur le rôle de la religion : avant tout cette idée qu'il faut accepter la religion telle qu'elle est, comme un élément dominant de la conjoncture idéologique donnée et, quand elle est forte, il faut non seulement l'accepter comme la force des «idées qui s'emparent des masses >> ou se sont emparées des masses, mais savoir s'y inscrire pour l'utiliser (cela vaut pour toute formation idéologique existant dans la réalité conjoncturelle); qu'il faut enfin que le Prince (et dira Spinoza, tout homme) établisse entre lui et ses passions un rapport de distance critique et révolutionnaire tel qu'il puisse transformer-déplacer ses passions de passions tristes (subies et passives) en passions joyeuses (libres et actives), sans quoi aucune action politique réfléchie ne peut connaître un succès durable. Cette réflexion rejoint directement un mot poignant de notre ami Jacques Martin qui, complétant la formule de Lénine pour définir le communisme, disait : le communisme c'est les Soviets plus l'électrification plus la psychanalyse. Et il ne s'agit pas ici de la cure analytique, mais (il faudra bien un jour en parler et y venir) des effets psychanalytiques libérateurs produits, en dehors de la cure, par les transferts opérés par les gens, voire les masses, sur des dirigeants contrôlant parfaitement leur contre-transfert et vice-versa. Le vide dont Machiavel parle si bien dans le cas du Prince maîtrisant ses passions, on peut aussi le penser dans l'homme d'État comme un contre-transfert parfaitement maîtrisé : et qui dit contre-transfert parfaitement maîtrisé dit du même coup l'absence dans le vide du sujet au pouvoir de tout transfert non contrôlé, ce vide étant l'absence de transfert dans un contre-transfert bien maîtrisé. Or il n'y a
aucune raison ni théorique ni pratique de supposer que ces jeux de transfert et contre-transfert maîtrisés se produisent uniquement dans la situation de la cure, puisque tous les individus-sujets qui fonctionnent comme j'ai tenté de le montrer « à l'idéologie », fonctionnent en même temps au transfert et au contre-transfert. Certes il faut absolument une cure et ses règles strictes pour venir à bout de fortes névroses à plus fortes raisons états limites sinon de formes psychotiques. Mais comme le jeu du transfert et du contretransfert est absolument universel il n'y a aucune raison pour que des processus de transformation-déplacements ne se produisent dans la vie courante, donc hors de toute cure. C'est d'expérience absolument courante, et aucune prétention de la psychanalyse ne peut rien contre cette évidence pratique. Cela dit, Machiavel peut-il encore de nos jours nous servir en politique ? On sait que Gramsci y croyait, estimant que le parti communiste devait être le «Prince Nouveau>> des temps modernes. Quelle utopie! L'utopiste n'était pas Machiavel, dont le projet a fini par aboutir mais avec quel retard sous Cavour, mais bien Gramsci lui-même. Il faut dire qu'il pensait au temps de la III• Internationale, parti mondial ayant un centre unique de décision et de direction, son bureau pour organiser les partis nationaux et les soumettre à une même stratégie et tactique politique. Il pouvait se laisser prendre à cette illusion et du primat léniniste de la politique alors justifié et de l'existence d'un centre mondial unique de cette politique. Or où en sommes-nous aujourd'hui ? La III• Internationale a été dissoute (par Staline en 43) et le mouvement communiste international n'a plus de centre donc de stratégie et de tactique communes. Il ne faudrait pas avoir la naïveté infantile de croire que Staline aurait dissout de son propre chef, sans consulter personne d'ailleurs, la III• Internationale, par pure tactique, pour se « dédouanner >> vis-à-vis des occidentaux de toute arrière-pensée hégémonique. Non. Ce sont les faits eux-
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mêmes qui ont tranché et on peut même dire qu'en cette affaire Staline a fait preuve d'une véritable pensée politique. De fait l'extension de la guerre mondiale et le surgissement de mouvements de résistance nationaux (le plus souvent très sérieusement freinés, sinon paralysés ou proprement interdits par Staline: voir ce qui s'est passé en Italie du Nord et en Grèce) l'ont conduit à cette évidence pratique: qu'il n'était plus possible d'imposer un centre unique et donc une stratégie unique aux partis communistes devenus nationaux. On sait sur quelle voie ce développement a conduit : le conflit ouvert entre l'URSS et la Youg~slavie de Tito, en attendant le très grave conflit entre l'URSS et la Chine de Mao, avec risque de guerre à l'appui, les guerres frontalières entre la Chine et le Viet-nam, et enfin le Cambodge et son occupation nationaliste par les troupes du Viet-nam. Actuellement il n'existe plus aucune chance de réunification unitaire des partis communistes mondiaux, l'Eurocommunisme étant la nouvelle « maladie infantile » de quelques partis communistes occidentaux. Il en va de même, quoique en un tout autre genre, dans le monde occidental. La « mondialisation » et l'invraisemblable intricatjon des monopoles de tous ordres (industriels, commerçants, financiers, de services, de recherche, marketing, communication, etc.) rend absolument incapable de décider où se situe son« centre». Est-ce dans les Bourses spéculatives du monde ? Est-ce dans les équipes de direction d'ingénierie, de relations publiques, de marketing, de marchés, de distribution (les gigantesques monopoles de distribution), les transports, etc ? Sans doute les USA sont-ils plus que jamais dominants, mais on ne peut plus dire qu'ils sont du point de vue industrielle « centre » du monde. Par « centre » il faut entendre non un centre géographique, ni non plus le pays le « plus important » par son autonomie de ressources matérielles et le gigantisme de sa production et le « plus impérialiste», mais le centre unique d'études, recherches, décision et direction, bref le centre d'une stratégie unifiée de la produc-
tion, distribution, etc. Ce «centre» ainsi conçu (supposé qu'il ait jamais purement existé) n'existe plus depuis longtemps. Mais aujourd'hui cette absence crève les yeux. Du côté de la main-d'œuvre ouvrière, les afflux démographiques d'immigrés soit forcés soit volontaires soit clandestins, ont bouleversé l'ancien marché du travail, le noir est très prospère, par exemple en Italie et en URSS, les sous-traitants se multiplient sous la pression même des trusts qui y font de grands bénéfices car les travailleurs y sont terriblement exploités et sans défense syndicale. Tout est à l'avenant. On pourrait se dire que si le monde de la production des échanges et de la distribution n'a plus de « centre » mondial au sens fort que j'entends, comme autrefois Venise, ou Amsterdam ou Londres (voir les belles études historiques de Braudel), on pourrait au moins y trouver, comme ce fut si longtemps le cas, un centre politique ou des centres politiques nationaux qui restituent enfin la réalité de ce centre. Or il faut bien en convenir, le vieux rêve de Machiavel, contemporain des grandes et belles monarchies absolues de France et d'Espagne, voire le rêve de Lénine, «le marxisme c'est le primat de la politique», ou de Gramsci (constituer dans le parti communiste le Prince Moderne), ce vieux rêve a complètement disparu de la réalité. Où peut bien en effet tenter de se situer en politique l'équivalent d'un centre assignable, qu'on puisse repérer et identifier comme centre? Mais sera-ce dans les vieilles formes nationales ? Or, si on excepte les pays de l'Est (mais ils sont absorbés par la puissance de l'URSS), les centres nationaux ne sont plus qu'apparence: non seulement parce que l'infrastructure économique dépasse toutes les limites nationales et politiques des États nationaux, mais aussi parce que les tentatives d'unification supranationales politiques (voyez l'Europe, ce fantôme toujours poursuivi mais toujours défaillant), ne sont que velléités qui ont certes l'avantage de faire apparaître comme totalement périmées (sauf en des tâches subalternes) les anciennes formes de l'unité politique
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nationale, mais qui ne parviennent pas pour autant à les remplacer par de nouvelles formes tant soit peu réelles et efficaces. Qui dirige la politique française ou allemande ? Est-ce Mitterrand et Kohl ? Ou bien le jeu infiniment complexe des influences et pressions mondiales où les USA tiennent et de très loin le premier rôle, sans pourtant le détenir absolument comme naguère ? Quelle est la stratégie politique (c'est la même réalité concrète d'un « centre >> que celle de l'unité de décision d'un « centre » politique réel) de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et même des USA ? Les seuls pays au monde à penser politiquement une stratégie politique sont peut-être l'URSS et la Chine, mais ils sont à tel point en retard sur les USA et dans leur dépendance que cette thèse même ne tient pas. La seule stratégie au monde est celle de la pensée militaire, qui pense aux « extrêmes >> pour en éviter l'échéance, mais avec le projet américain de l'IDS (la guerre des étoiles) toute pensée stratégique militaire est en train de disparaître elle aussi. Ce n'est pas le splendide sous-marin atomique que Mitterrand vient de baptiser qui peut y changer quoi que ce soit. D'ailleurs Mitterrand n'a-t-il pas luimême déclaré : « il faudra bien cinquante ans pour installer la technique de la guerre des étoiles, je ne suis comptable de la politique française que jusqu'en 88 » ... Dans ces conditions, il n'est plus possible de repérer, d'identifier et donc d'assigner la politique comme telle, c'està-dire son centre et sa stratégie. La politique est partout, dans l'usine, comme dans la famille, la profession, comme dans l'État (en train de dépérir comme tel malgré les criailleries d'autruche de nos libéraux) comme dans l'Église ellemême en pleine déroute malgré l'incroyable renaissance de l'esprit religieux y compris et surtout dans ses formes intégristes et malgré les voyages désespérés d'un Pape polonais qui se promène dans la caisse blindée du Papamobile, à la recherche d'églises nationales qui sont en train de perdre leur raison d'être car elles en découvrent d'autres: la 114
résist~nce contre la hiérarchie, la découverte du « peuple de Dteu » dans les pauvres affamés et exploités, torturés, etc.
Il n'y a donc plus d'instance politique et de politique assignables, et c'est pourquoi notre siècle actuel est celui de la totale dépolitisation de masse, aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est. Il faut le savoir. La politique est chassée comme « instance » autonome et spécifique de la scène de l'activité mondiale. Où se réfugie-t-elle donc ? Dans la production économique certes, les échanges, le marketing, les études et recherches l'électronique aujourd'hui et demain, etc. (Sait-on que le: satellites US peuvent dès maintenant, en les photographiant à quelques mètres près, observer à chaque instant l'état de développement des récoltes céréalières de l'URSS et des autres pays et prévoir exactement six mois à l'avance le montant de la récolte, donc fournir et à l'URSS et aux états occidentaux le montant des commandes de céréales que l'URSS va dix mois plus tard passer aux USA et à la France ? Tout est à cette échelle désormais et nous ne sommes pas au bout de nos surprises, loin de là.) Où donc se réfugie la politique ? Certains dès maintenant disent : dans les communications, leur exploitation, leurs manipulations. Dans les « immatériaux » de l'information et de la communication dans la guerre des informations et des communications e~ dans la guerre des pièces de rechange qui les commandent. Ce n'est pas faux. Mais est-ce là de quoi comprendre le mouvement d'ensemble et fonder une stratégie historique ? Si la politique a disparu, en revanche ce qu'on appelle l'idéologie connaît un développement sans précédent. On peut dire qu'elle tient lieu de politique, pratiquement, avec cette caractéristique (Marx l'avait bien dit et François Furet ne s'y est pas trompé dans son beau livre Penser la Révolution française) que la politique n'est plus que l'illusion de la politique, son idéologie. Naturellement, comme toute idéologie, si elle « reconnaît » par allusion certaines données, elle les méconnaît par une illusion nécessaire, j'ai tenté autrefois de 115
le montrer d'un peu près. Et cela permet peut-être de comprendre à la fois les illusions tragiques du gauchisme de 68 et d'après, de tous ceux qui l'ont vécu et pratiqué (car toute idéologie a des effets pratiques déterminés) et également l'illusion dans laquelle nous avons si profondément et si nombreux vécu que le marxisme était la solution politique adaptée à nos problèmes modernes (dans sa forme du XIX' siècle et dans sa forme léniniste). Sur cette idéologie qui est l'illusion de la politique ou une politique d'illusion (le beau mot de 68, « l'imagination au pouvoir », en était la formulation la plus frappante et la plus exacte) il faut faire une importante remarque. Nous vivons en effet un temps où la politique comme « centre stratégique >> a bel et bien disparu, mais il faut voir sous quelles formes la « conscience >> des politiques (je ne dis pas la conscience commune, qui s'en fout) la définit: comme la politique réelle honnête et «non-politicienne», la politique sans magouilles politicardes. Or cette définition est une dénégation pure et simple et toutes les pratiques des partis politiques, qu'ils soient de droite et de gauche (à l'exception peut-être du parti communiste à qui restent certains «principes» d'honnêteté et d'action, du moins en apparence), qui en témoignent visiblement. Et si on ne le voit pas, il suffit de gratter un peu la surface pour y découvrir la réalité des magouilles de financement par subventions directes ou, et surtout (car cela se voit moins), par les bénéfices procurés par quantité de commandes bidons des municipalités, etc. Il suffit de gratter un peu pour découvrir que cette réalité sordide (la défense d'intérêts corporatifs, de plus en plus corporatifs, donc de plus en plus disséminés et sans unité) est coiffée d'une idéologie de façade à grand renfort de « théâtre >> (voir Marchais naguère et aujourd'hui Léotard) par les mêmes politiciens qui se déclarent contre la politique politicarde. C'est vrai, sur ce point Baudrillard a raison, mais il ne voit pas que c'est depuis Machiavel et bien avant une vieille tradition, une 116
nécessité politique. C'est aussi dans la même foulée l'avènement politique des comédiens (Reagan) et même des chanteurs (Montand) qui ne se présentent comme des hommes neufs qu'en ressassant des vieilleries de la dernière platitude. Pourquoi ces individus de la profession ? Parce qu'ils ont acquis dans la comédie et la chanson une notoriété que les politiques seraient bien idiots de ne pas mettre à leur service puisqu'ils ne sont plus désormais que des hommes de cirque (voir les numéros exceptionnels de Marchais, qui maintenant se tait, aurait-il compris ?) et de télévision. Ce qui est frappant dans cette idéologie, c'est la domination de deux thèmes: «moins d'État>> (si c'était seulement vrai ... ) et le retour réactionnaire au «libéralisme » démenti par toute la réalité des structures économiques : en vérité ce libéralisme n'a qu'un sens, la liberté accrue d'entreprendre; pour qui ? pour les trusts et pour les sous-traitants, c'est-àdire pour les formes les plus éhontées d'exploitation contemporaine, mais pas du tout pour les travailleurs qu'on est en train, par la flexibilité de l'emploi, de dépouiller officiellement de leurs garanties sociales conquises par de très longues et très dures luttes séculaires. Cette idéologie, du moins, a-t-elle un centre et une stratégie qui pourraient remplacer le centre et la stratégie politiques ? Oui et non. Oui : car son vrai centre est hors d'elle, dans l'économie, mais l'anarchie de l'économie est telle, son absence de centre assignable est telle que tous les faits démentent les prétentions de cette idéologie. Et sur cette réalité qui lui est totalement étrangère, elle ne tient que l'illusion d'un discours faussement politique, juste de quoi parve. . mr au pouvmr. Le pouvoir ? Lui aussi a disparu. Nous n'avons plus affaire qu'à des micro-pouvoirs au sens de Foucault, avec ce paradoxe que Foucault en a fait la théorie pour une période où les micro-pouvoirs étaient inscrits dans la structure terriblement réelle et dominatrice du pouvoir politique de la monarchie absolue et de la dictature éclairée. Son contresens 117
historique resurgit maintenant dans un contexte totalement différent. Naturellement, toute cette réalité terriblement prégnante ct exclusive, donne lieu à d'imperturbables travaux et théories académiques sur la politique et le pouvoir : il faut bien justifier l'existence des chaires spécialisées dans l'universi~é et le CNRS. Mais politologues et juristes ont beau réfléchir et écrire, quel peut être leur impact ? Personne ne se fait d'illusion sur leur «pouvoir». C'est qu'il n'y a plus de «pouvoir» même scientifique et moral. L'indice le plus frappant en est ·aujourd'hui fourni par les commissions d'éthique où les savants attendent de philosophes sans compétence de quoi s'orienter dans la permissivité de leurs recherches, découvertes et applications ... Pour résumer tout ce qui précède, quand je dis «plus de centre économique, politique et idéologique>>, j'entends une fois encore plus de « centre stratégique >> capable de dessiner des perspectives historiques d'action, un« projet de société>> dont tout le monde parle sans jamais pouvoir le définir, une stratégie propre à se définir en tactique et action politique. Où allons-nous ? Personne ne le sait. Et personne n'est en état de définir la moindre stratégie pour faire face à un monde totalement inconnu dans ses structures effectives (non dans la description de ses structures, ce qui peut à la limite se concevoir : nous avons de bons économistes tel un Lipietz pour ne parler que de la France, mais lui aussi n'a nulle stratégie d'ensemble à proposer). On n'en est qu'au stade de la critique intelligente certes (Bidet, Robelin, etc.) mais rien qui permette d'anticiper sur l'avenir et de fonder une « Principauté nouvelle >> pour unir l'humanité ellemême déchirée entre conflits pseudo-nationaux (sur ce point je crois que Régis Debray en reste à la seule description factuelle, sans chercher plus loin) et· religieux intégristes. Sous ce rapport, malheureusement et malgré les espoirs utopistes enfantins de Gramsci, il est trop clair que Machiavel ne nous sert absolument plus à rien, malgré son authen118
tique inspiration matérialiste, sans laquelle rien ne pourra jamais être pensé de la réalité même « sans se raconter d'histoires>>, «sans addition étrangère>>, c'est-à-dire en la« décapant>> (Foucault) de l'énorme couche d'idéologie totalement ringarde qui la recouvre. Un petit cartésien disait autrefois : «nous vivons sous une immense couche d'air et pourtant nous n'en sentons pas le poids>>. Nous vivons aujourd'hui sous une prodigieuse couche d'idéologie inconsistante et contradictoire (même pas contradictoire!) et naturellement nous n'en sentons même pas le poids : c'est le propre même de toute idéologie non seulement de nourrir ses acteurs et les masses populaires d'illusions massives, mais encore et surtout de ne pas leur en faire sentir le poids. Il faut un véritable héroïsme, celui de Machiavel qui sur ce point est insurpassable et toujours actuel et moderne, pour penser cette terrible condition que plus que jamais nous subissons sans en avoir conscience. J'ai un très cher ami soviétique qui travaille en URSS, un philosophe de grande valeur, un sociologue et politique qui déclare : contrairement à mon ami Zinoviev, jamais je ne quitterai l'URSS en dissident, car nulle part au monde la réalité ne critique d'elle-même spontanément aussi radicalement l'idéologie officielle qui domine la réalité. Il n'y a nul pays au monde où on peut aussi bien observer et comprendre le fonctionnement des structures sociales jusque dans leur aveuglement fonctionnel. Qui lui dira le contraire ? Et qui prétendra comme ce pauvre Glucksmann que l'URSS est une gigantesque machine à « produire de la bêtise >> ? Certains personnages devraient se regarder dans leur glace avant d'ouvrir la bouche pour proférer de pareilles « bêtises >>. [ ....................................................................................................]
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