L’institution en héritage
Mythes de fondation, transmissions, transformations Olivier Nicolle René Kaës A.-M. Blanchard...
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L’institution en héritage
Mythes de fondation, transmissions, transformations Olivier Nicolle René Kaës A.-M. Blanchard F. Giust-Desprairies A. Missenard J.-P. Pinel
M. Claquin L. Michel M. Pichon J.Villier
L’institution en héritage
Derniers titres parus dans la même collection M. BOUBLI, A. KONICHECKIS, M. DESPINOY, D. MELTZER, M. PINOL-DOURIEZ, E. SCHMID-KITSIKIS, D. STERN, S. TISSERON Clinique psychanalytique de la sensorialité D. MELLIER, C. ATHANASSIOU-POPESCO, O. AVON, C. DOLTO, B. GOLSE, S. FRAIBERG, M.-B. LACROIX, M. MONMAYRANT, R. ROUSSILLON Vie émotionnelle et souffrance du bébé A. NAKOV, J. AMATI-MEHLER, J. HOCHMANN, R. KAËS, J. LAPLANCHE, J. PUGET, J.-M. QUINODOZ, H. SEGAL, J.-P. TASSIN Le rêve dans la pratique psychanalytique A. CICCONE, S. RESNIK, R. KAËS, Y. GAMPEL, G. CATOIRE, D. MELTZER Psychanalyse du lien tyrannique R. SCELLES, F. HOUSSIER, G. LAVALLÉE, F. MARTY, J.-G. LEMAIRE, P. LE MALÉFAN, F. SIRONI, J.-P. PINEL Limites, liens et transformations P. GUTTON, S. BOURCET, Y. TYRODE, A. MASSON, S. LESOURD, J. GOLDBERG, PH. GIVRE, O. DOUVILLE, F. MARTY La naissance pubertaire. L’archaïque génital et son devenir B. CHOUVIER, R. ROUSSILLON, CL. JANIN, B. DUEZ, C. CHABERT, S. RESNIK, H. MALDINEY, A. FERRO, J. KRISTEVA, A. CICCONE, A. FERRANT La réalité psychique. Psychanalyse, réel et trauma J.-F. CHIANTARETTO, C. TREVISAN, J. ALTOUNIAN, PH. RÉFABERT, R. WAINTRATER Témoignage et trauma. Implications psychanalytiques J.-M. TALPIN, M. PÉRUCHON, P. CHARAZAC, C. JOUBERT, D. BROUILLET, S. MARTIN, A. CHEVANCE Cinq paradigmes cliniques du vieillissement B. CHOUVIER, R. ROUSSILLON, D. SCARFONE, C. DEJOURS, R. DEBRAY, P. ROMAN, A. CICCONE, A. FERRANT La temporalité psychique. Psychanalyse, mémoire et pathologie du temps F. RICHARD, S.WAINRIB, R. CAHN, A. CAREL, C. CHABERT, R. KAËS, P. PENOT, P. ROUSSILLON La subjectivation S. TISSERON, S. MISSONNIER, M. STORA L’enfant au risque du virtuel A. EIGUER, E. GRANJON, A. LONCAN La part des ancêtres A. CICCONE, D. MELLIER, C. ATHANASSIOU-POPESCO, A. CAREL, A. DUBINSKY, A. GUEDENEY, Le bébé et le temps M. LEMAIRE, F. AUBERTEL, M. BARRACO DE PINTO, G. DJENATI, M. LAMOUR, P. ROBERT, L’inconscient dans la famille
INCONSCIENT ET CULTURE collection dirigée par René Kaës
L’institution en héritage Mythes de fondation, transmissions, transformations Olivier Nicolle René Kaës A.-M. Blanchard F. Giust-Desprairies A. Missenard J.-P. Pinel
M. Claquin L. Michel M. Pichon J. Villier
Dessin de couverture : © Jacques Van den Bussche
© Dunod, Paris, 2008 ISBN 978-2-10-053516-3
LA COLLECTION « INCONSCIENT ET CULTURE »
La collection Inconscient et culture, créée en 1972 par René Kaës et Didier Anzieu, s’est donné pour ligne éditoriale de publier des ouvrages à plusieurs voix sur des questions qui font débat dans le champ de la psychanalyse. Un fil rouge traverse ces questions : il attire l’attention sur les rapports entre l’espace subjectif organisé par les effets de l’inconscient, et les espaces du lien intersubjectif, de la culture et des institutions. Chaque ouvrage rend compte de recherches originales sur un thème précis et innovant, l’ensemble visant une articulation entre la clinique, la réflexion méthodologique et l’élaboration théorique. Une caractéristique de la collection Inconscient et culture est d’accueillir des auteurs chevronnés aux côtés desquels de plus jeunes exposent leurs recherches. À ce jour, plus de deux-cent cinquante auteurs ont contribué à l’édification de cette entreprise, qui compte une cinquantaine de titres, dont vingt-cinq sont encore au catalogue et témoignent de la vitalité de la collection et de la longévité de plusieurs ouvrages. Au fil des années, le profil de chaque livre s’est précisé : chaque volume rassemble quatre ou cinq auteurs qui rédigent des chapitres substantiels d’une cinquantaine de pages chacun. Leurs contributions, coordonnées par un responsable de l’ouvrage, sont complémentaires ou forment un contrepoint à l’intérieur du thème principal. Une table des matières détaillée, une bibliographie soignée, deux index (des concepts et des noms propres), des mises à jour au fil des retirages et des rééditions font des ouvrages de cette collection des outils de travail particulièrement appréciés.
LISTE DES AUTEURS
Anne-Marie B LANCHARD, psychanalyste, membre du CEFFRAP. Michelle C LAQUIN, psychanalyste, membre du CEFFRAP. Florence G IUST-D ESPRAIRIES, professeur à l’université Paris-VII, présidente du CIRFIP (Centre international de recherche, de formation et d’intervention psychosociologiques). René K AËS, psychanalyste, professeur émérite à l’université Lyon-II, membre du CEFFRAP. Luc M ICHEL, psychanalyste, responsable à l’Institut universitaire de psychothérapie du centre hospitalier universitaire vaudois, membre de l’ARPAG (Suisse).
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
André M ISSENARD, psychanalyste, membre du CEFFRAP. Olivier N ICOLLE, psychanalyste, maître de conférences à l’université d’Amiens, membre du CEFFRAP. Martine P ICHON, psychanalyste, membre du CEFFRAP. Jean-Pierre P INEL, psychologue, maître de conférences HDR à l’université Paris-XIII. Joseph V ILLIER, psychanalyste, membre du CEFFRAP.
TABLE DES MATIÈRES LISTE DES AUTEURS INTRODUCTION O LIVIER N ICOLLE 1. La construction du dispositif d’intervention à l’épreuve des mutations institutionnelles contemporaines J EAN -P IERRE P INEL
1
11
Les demandes d’intervention en institutions
13
Transgressions, attaques et tentatives d’homogénéisation du dispositif d’intervention
15
De la dédifférenciation à l’effacement collectif des théorisations du processus institutionnel
18
Crise de la transmission et mutations affectant l’arrière-plan des institutions soignantes : l’effondrement des valeurs instituantes et des mythes fondateurs
22
2. L’institution : temporalité et mythique O LIVIER N ICOLLE
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VII
25
Le métier des mythes
26
Deux enseignes « Le Château des Amazones », 30 • « À l’Enfant Bien Soigné », 35 • Une refondation ?, 41
29
3. Le deuil des fondateurs dans les institutions : travail de l’originaire et passage de génération R ENÉ K AËS Mort de fondateurs ou de chefs de service dans des institutions publiques Le deuil après la mort d’un fondateur d’un service de pédopsychiatrie, 49 • Une mort traumatique déniée, 52 • Le travail de l’héritage dans deux associations de psychanalystes, 58 • Reconnaître les effets de l’inconscient dans les sociétés de psychanalystes : une difficulté, 66
45
49
X
TABLE DES MATIÈRES
Notes sur le travail de l’originaire et le passage de génération L’imaginaire de la fondation, 68 • Les investissements narcissiques sur la figure du fondateur. Destins du contrat et du pacte narcissiques, 68 • Le fondateur mortel, l’épreuve narcissique et la réinscription dans la généalogie, 69 • Causalité réalitaire et fantasme de transmission, 70 • À propos de l’activité et de la position mythopoïétique, 72 • Note sur le travail psychique du deuil du fondateur et le travail de l’analyste, 73 4. Un narcissisme... en héritage A NDRÉ M ISSENARD
67
75
Auto-investissement et nourrissage
75
Au miroir du groupe
77
Mort/naissance et origine
80
Regards sur une régulation psychanalytique d’une institution soignante
83
5. Un groupe peut en cacher un autre L UC M ICHEL
85
Un souvenir d’enfance
85
Du groupe à l’institution et réciproquement
86
Emboîtement des espaces
87
De la définition d’un espace groupal aux lieux de projection groupale
88
Le tiers institution
89
Du courant laminaire au turbulent
92
Exemple : carnet de voyage d’un superviseur Les débuts, 92 • Changement de la direction, 94 • Changement du modèle, 95 • Chronique d’une mort annoncée, 96
92
Superviseur ou observateur participant ?
98
Des variations de la demande au cours du temps Le temps de la demande, 101 • Durée de l’intervention, 102 • Évolution des demandes, 102 • Évolution de notre théorie, 103 6. Le mythe de l’École républicaine : une fondation identifiante saturée F LORENCE G IUST-D ESPRAIRIES La face d’ombre du sujet des Lumières Le « cogito blessé », 109 • Une fondation homogénéisante saturée d’altérité, 110
101
105 106
TABLE DES MATIÈRES
Un dispositif clinique pour mettre en travail une histoire psychique et sociale L’infantile et le socialisé, 114
112
De l’élève à l’enseignant : histoire d’un parcours Avoir des difficultés dans sa classe, 116 • Le parcours scolaire, 116 • Le parcours de formation, 119 • Le parcours professionnel, 120
116
La construction de soi comme sujet institué Du destin à l’histoire, 120 • Monde interne et modalités d’exercice du métier, 125
120
L’enfant dans l’adulte, l’élève dans le maître Faire émerger une parole inédite, 127 • L’autre en soi, 128 • Sortir d’une temporalité linéaire, 130
127
La désidéalisation d’un sujet désubjectivé Retrouver du mouvement entre soi et l’autre, 132 • Un accès compréhensif aux jeux de réciprocité, 133
131
Tisser une mémoire du temps présent
134
7. Un dispositif d’apprentissage par l’expérience relationnelle A NNE -M ARIE B LANCHARD , M ICHELLE C LAQUIN , M ARTINE P ICHON , J OSEPH V ILLIER
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XI
137
Un processus d’appropriation subjective
137
Offre et demande
140
L’atelier Déroulement, 142 • Analyse, 143
142
Apprentissage par l’expérience relationnelle
146
Validation
148
Transformations Dans l’atelier, 151 • De l’expérience relationnelle à l’écriture, 153
151
Affiliation et héritage
154
BIBLIOGRAPHIE
157
INDEX
163
INDEX DES AUTEURS
167
INTRODUCTION Olivier Nicolle
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Q
U ’ EST- CE que l’intervention d’un psychanalyste dans une institution
qui la sollicite ? De quelle matière psychique peut-elle permettre l’écoute ? Comment la penser, ainsi que les conditions de son énonciation ? Des chapitres qui suivent se dégageront d’abord la coexistence et les croisements des deux axes, diachronique et synchronique, qui ordonnent l’expérience dont nos auteurs rendent compte, comme aussi les membrures des élaborations qu’ils proposent. D’une part, l’axe diachronique, celui de la mythique et de la fantasmatique à travers lesquelles ne cessent de se formuler pour se transférer la fondation et son négatif (la crise), la mémoire déjà là de la succession des périodes et des générations, la naissance grandie du groupe, la geste de ses héros et leur disparition redoutée. L’héritage de l’institution, par les sujets qui, groupés, la soutiennent, et la transmission problématique de ses idéaux, de ses lois, de ses rites et de ses mœurs, au risque de leur transformation : voilà ce qui fait le thème central de cet ouvrage. L’ouverture d’autre part (que la proposition de dispositif groupal par l’intervenant rend possible), d’un continuum synchronique (la séance) dont la matière associative s’étend, s’entrelace, et se transforme, depuis les mouvements psychiques intimes des sujets qui s’abouchent en un processus groupal ici et maintenant, jusqu’au métacadre constitué par les représentations partagées (celles des discours social, culturel, médiatique et théorique) qui construisent aussi le référentiel des pratiques. Le souci méthodologique, donc, quant au travail du psychanalyste avec le groupe institutionnel : voilà ce qui parcourt de part en part les développements ordonnés au long des chapitres à venir. L’ambition des auteurs — constituer ici ensemble et quasiment pour la première fois une présentation des problématiques qui font la substance
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de la pratique de l’intervention en institution et de l’élaboration théoricoclinique qui peut s’y arrimer, quand pratique et élaboration s’enracinent dans l’expérience et la théorisation psychanalytiques du groupe — cette ambition ne peut se soutenir que pour autant qu’elle ne se détourne pas de la précarité, des caractères problématiques et bien souvent temporaires de l’entreprise. Et ce précisément parce qu’elle vise à ouvrir et maintenir en tension à travers le dispositif qu’elle utilise, puis à penser, ce temps (d’)inconnu — celui des transferts et de l’interprétation — que la position structurale qu’occupe l’intervenant permet de fonder, sinon toujours de maintenir : celle du tiers. Autant d’un point de vue socio-historique que de celui d’une théorie psychanalytique de l’institution, on n’a peut-être pas suffisamment souligné combien le négatif du mouvement de groupement (congrégation, équipe, etc.), à travers lequel autour d’objets idéalisés se constitue l’institution comme intériorité relativement cohérente, est fait d’une relative destitution référentielle de l’extériorité. Le mouvement instituant est ipso facto celui de l’instauration de l’auto-normativité et de la clôture. Si l’auto-normativité n’est au fond qu’un des corollaires de ce que Freud (1925) à propos des masses organisées, a pu mettre en évidence, la clôture institutionnelle, excédant le repère de la limite interne/externe, objective un clivage, recèle et protège le bon objet des atteintes persécutrices de l’œil et de l’oreille de l’étranger. Dès ce moment et au long de la vie de l’institution, quand bien même elle serait sollicitée ou réclamée, la position tierce dès lors qu’elle viendra à être occupée, questionnera la normativité, l’identité, l’origine et la perduration dans l’être du groupe institutionnel et des liens qui le constituent ; et celui qui occupe cette position ne peut échapper au fait qu’il est séductible par l’intensité, voire la violence des processus groupaux qui lui sont adressés, dont ceux que sa présence même et ses paroles ou ses silences sollicitent. La crise est l’une des faces essentielles du négatif de toute fondation, individuelle ou sociale, elle est donc objet de crainte autant que destin. Seule elle peut justifier l’effort que constitue aussi, pour un collectif, la demande adressée à un étranger de se prêter comme tiers1 . Et de le rester.
1. On pourrait ainsi considérer que le mouvement dit de « l’analyse institutionnelle » (au-delà de ce qu’il a pu par ailleurs questionner) rend compte par ses butées mêmes de l’obstacle que représente dans l’institution le recours à un étranger craint/espéré : dans cette démarche, la confusion entre la fonction « analysante » et d’autres à l’intérieur de l’institution (chef de service, psychiatre, directeur) rend impossible la prise en compte dans les moments critiques des enjeux de vie et de mort du groupe, du retentissement de ces enjeux dans les fantasmes inconscients de chacun des sujets de ce groupe, de leurs
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La mise en question des conditions de l’instauration, et du maintien, d’une position psychanalytique auprès d’un groupe institutionnel sera ce fil d’Ariane, que le lecteur pourra retrouver dans chacun des chapitres de cet ouvrage, sous des aspects différents selon les auteurs (jusqu’au contreexemple : le récit clinique d’une événementialité, qui obère l’ouverture à l’écoute des transferts), situant ainsi la problématique du dispositif comme l’un des moments fondateurs de l’intervention, à tous les sens de ces termes. L’auto-normativité et l’auto-référencement du groupe institué, et institutionnel, sont aussi des effets de l’investissement narcissique du groupe par le groupe, parmi les premiers objets de la clinique des membres du CEFFRAP1 dès ses débuts, et parmi les premiers objets des élaborations d’Anzieu et de Pontalis au cours des années soixante. L’intuition féconde d’Anzieu a précisément été de formuler, et de vérifier, l’hypothèse de dispositifs rendant possibles — temporairement, problématiquement — des voies d’écoute et d’interprétation authentiquement analytiques, par lesquelles l’institution pourrait être reconnue — et se reconnaître — comme un groupe psychique dont les vécus critiques se réfèrent à des mouvements fantasmatiques en grande partie inconscients. Ils sont en rapport avec l’identité groupale et celle de ses membres constituants, avec ses mythes organisateurs, ses idéaux, ses objets et ses tâches, ses interlocuteurs, et avec le métacadre social, institutionnel, culturel. En témoigne, par exemple, le texte de 1982, bien qu’Anzieu n’ait pas eu l’occasion par la suite de développer des travaux qui prennent en considération le niveau spécifique qui est celui de l’institution. Cette démarche d’Anzieu et de ses continuateurs (au CEFFRAP évidemment, ailleurs aussi) s’est inscrite dans le contexte socio-économique et politique des années soixante à la fin du siècle dernier, complexe et évolutif, qui a vu d’une part la naissance d’un grand nombre d’institutions de régime privé ou associatif (pédagogiques, médicales, médico-sociales), ainsi que leurs évolutions, et, pour beaucoup d’entre elles, le départ, et le changement de génération de tous ou presque tous les membres de leurs groupes d’origine, et notamment leurs fondateurs, directeurs, chefs, etc. D’autre part, les deux dernières décennies ont été le moment d’évolutions considérables des institutions durables, et souvent de grande
transferts sur les liens avec l’analyste, ni celle des mouvements contre-transférentiels massifs que ce dernier va devoir tenter d’élaborer. 1. CEFFRAP : « Cercle d’Études Françaises pour la Formation et la Recherche : Approche Psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution », fondé en 1962 par D. Anzieu.
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taille, liées aux fonctions étatiques (santé publique, justice, éducation etc.). Dans ces divers développements, les changements parfois vécus comme catastrophiques concernent concomitamment des évolutions de grande ampleur dans l’organisation et les conduites sociales, ébranlant donc le métacadre transinstitutionnel. C’est un des effets de ces conditions que la multiplication des occasions d’irruption de crises groupales dans les institutions — ce fut aussi l’effet de cette multiplication que la fréquence des appels à l’intervention d’un tiers, appels adressés à l’institution-CEFFRAP comme à d’autres. C’est enfin l’effet de la constitution de cette expérience au cours des dernières décennies, que de contribuer à l’évolution de notre propre institution, à travers l’élargissement, la complexification de ses propres pratiques et autant que faire se peut, l’analyse des problématiques qui en découlent. Ainsi, de l’écoute psychanalytique des groupes temporaires (sensibilisation, ateliers d’élaboration etc.) pratiquée depuis longtemps, quelle demeure la pertinence, et quelles mutations reste-il à penser à partir de l’expérience de la place cependant bien différente où nous appellent les institutions ? Par ailleurs, comment penser dans des institutions variées une variabilité des dispositifs, leur corrélation relative, et autour de quels invariants ? Comment héberger et penser analytiquement la détresse, la colère, mais aussi la destructivité et le masochisme, dans des institutions dont les membres se malmènent dans leurs conflits groupaux, et sont aussi malmenés parce que ceux-ci accompagnent restructurations, carences de postes, dénonciations idéologiques des référentiels de soins précédemment consacrés ? Ou encore : quelle est, dans cette pratique de l’intervention, la place psychique tenue par l’institution dont s’origine l’intervenant lui-même, et dès lors, comment élaborer la problématique de l’interprétation en rapport aux répétitions en jeu dans le contretransfert groupal, nécessairement à l’œuvre dès la considération de la demande et l’articulation d’une réponse ? On le voit, l’intervention en institution se présente aujourd’hui tel un chantier en cours, chantier qui a paru aux membres du CEFFRAP justifier des échanges et des discussions tant internes qu’avec des partenaires, suffisamment extérieurs et proches tout à la fois pour qu’une élaboration puisse s’en déduire, et que cette élaboration reste cohérente avec l’expérience des uns et des autres dans ce champ.
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Le colloque d’octobre 20061 en fut le résultat, et une relance, permettant des dialogues inattendus à partir d’expériences cliniques différentes, et diverses, voire éloignées de celles qui constituaient notre référence jusqu’ici : les chapitres de cet ouvrage en témoignent, qui ne constituent pas des « Actes », mais un ouvrage à part entière dont les auteurs sont pour une part différents des contributeurs au dit colloque. Les pages à venir veulent en effet témoigner aussi de l’avancée des débats que cette rencontre a permis : quand il s’agit, à travers les divers chapitres de questionner — et par là de mieux situer — une clinique analytique et son élaboration, celles des nombreux processus en cause dans « l’intervention en institution », ce questionnement ne peut que viser à intégrer les diversités remarquables dont témoigne ce champ. Diversités, donc : celle des finalités assignées aux interventions considérées et celle des dispositifs explicités ou évoqués ; celle de l’importance accordée dans l’élaboration à tel ou tel objet ou processus psychiques groupaux propres à l’institution considérée et celle des références au métacadre ; celle du rapport à l’événementialité de la crise que l’intervention accompagne et celle du rapport à l’origine et à sa mythique. Ce dernier aspect ne va pas, d’ailleurs, sans s’étendre aux auteurs de ces pages, et à leur relation au CEFFRAP : plusieurs des chapitres présentés ici sont proposés par nos collègues venus d’autres horizons, qui ont cheminé avec nous ces dernières années et se sont associés avec nous dans cette entreprise. Qu’ici soit reconnu ce que nous devons à cette collaboration. Dans un premier chapitre, qui constitue en fait comme une première partie de l’ouvrage, où il dispose chemin faisant une série de repères théoriques, historiques, méthodologiques et techniques importants, J.-P. Pinel prend acte des conséquences fréquemment constatées des mutations contemporaines du métacadre, lesquelles s’associent aux tournants et tourments généalogiques groupaux dans une crise globale et transversale des processus de la transmission, dont toutes les institutions sont le lieu à un moment ou à un autre. Dans une catégorie particulière d’institutions — ce qui amènerait aussi à considérer une problématique différentielle des liens entre membres de l’institution et personnes accueillies — il lui revient de montrer que ce qui peut devenir un effondrement va de pair avec une véritable régression théorico-clinique de la pratique institutionnelle. Elle ne sera pas sans retentissement sur l’intervenant, dont il nous 1. « L’institution en héritage : transmissions, transformations — Que nous apprennent les interventions des psychanalystes dans les institutions ? », colloque du 7 octobre 2006 à Paris.
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propose ainsi de considérer l’engagement contre-transférentiel ab initio : la proposition d’un dispositif ne pourra se justifier que de l’élaboration de cet engagement. Donnant chacun voix à des symptomatisations groupales particulières d’héritages et de transmissions problématiques, parfois destructeurs, révélés à travers une crise ou une série de crises, les quatre chapitres suivants, que l’ouvrage dispose telle une deuxième partie, présentent et élaborent chacun selon des lignes propres une clinique de certains moments féconds d’interventions dans des institutions très différentes : institutions sociales et médico-sociales « classiques », mais aussi société psychanalytique et établissements de l’Éducation nationale. Dans le premier des chapitres de cette partie, je propose de considérer que la temporalité groupale vécue dans l’institution se formule à travers les invariants anthropologiques que nous appréhendons aussi dans le fantasme et le mythe, la transmission et la transformation n’y faisant pas exception : elles sont solidaires de la mort, des voies du deuil, de l’ambivalence quant à l’héritage, et des conflits liés à la succession des générations. L’institution héberge une activité fantasmatique (dont le mouvement narcissique et auto-représentatif est ici privilégié) s’ordonnant autour d’un mythe originaire : le roman familial de chacun des sujets s’y abouche, et l’investissement narcissique du groupe s’y conforte, car la mythique institutionnelle, à travers des mouvements d’idéalisation et de démonisation, traduit une histoire « humaine, trop humaine » en la déguisant en « chanson de geste ». Elle met ainsi en forme le « contrat narcissique groupal », concept dû à R. Kaës et travaillé selon plusieurs voies au long de cet ouvrage. L’événementialité du groupe institutionnel est inconsciemment vécue comme une série de répétitions et de conséquences de la geste fondatrice, dans une temporalité mythique. Méthodologiquement dès lors, l’écoute analytique des groupes institutionnels apparaît introduire d’une part la problématique de l’émergence du mythe (mythopoïèse) recouvrant l’histoire du groupe, d’autre part celle des processus de sa réémergence dans le travail psychique groupal avec le psychanalyste intervenant dans l’institution ; celle enfin de la pratique institutionnelle en tant qu’elle constitue une ritualisation du mythe groupal. Passée ou proche, la disparition du ou des fondateur(s), parfois simplement du chef, ranime la crise narcissique groupale, et les représentations mythiques de la groupalité deviennent autant de figures contraignantes des liens idéalisants. Des moments féconds de deux interventions institutionnelles permettent de caractériser les élaborations et processus de
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transformation groupaux possibles de deux destins différents de cette crise narcissique institutionnelle. Elles fondent aussi une réflexion sur les processus de symbolisation à l’œuvre dans l’articulation de la temporalité de l’intervention elle-même, et sur certains éléments structuraux de l’engagement psychanalytique de l’intervenant. La mort, quelquefois le départ d’un fondateur, mobilise donc parmi les membres de l’institution, et ce dans des conditions souvent difficiles, le travail de l’originaire au sein du travail du deuil. C’est à partir de cette différenciation que chemine R. Kaës au long du chapitre suivant. L’analyse qu’il engage articule trois espaces psychiques : celui de chaque sujet dans l’institution, celui de leurs liens entre eux et avec l’institution, et celui de l’institution en tant qu’ensemble. L’intérêt de cette approche à triple emboîtement est, notamment, de mettre en évidence la relation d’appui que les garants métapsychiques prennent, à notre insu, sur les garants métasociaux. La difficulté du processus du deuil est parfois telle qu’une demande est adressée à un « intervenant extérieur » pour mettre en travail ce processus : demande d’aide, d’accompagnement, de perlaboration ou, quelquefois attente d’un remplacement impossible ; ce qui est demandé par des sujets douloureusement atteints est complexe et ne se révèle qu’au cours du mouvement même de l’intervention. R. Kaës en propose plusieurs cas de figure, là aussi à l’appui de différenciations importantes : ils mettent en relief l’importance du cadre institutionnel (institutions publiques, associations), celle de l’objet de l’institution (soin psychique, transmission de la psychanalyse), et bien sûr les investissements réciproques entre les membres de l’institution et la figure du fondateur. Il s’agit ici de pointer comment la disparition d’un fondateur met en crise les garants métapsychiques des membres de l’institution (les alliances fondatrices, les énoncés de certitude, les illusions nourricières, les interdits fondamentaux, etc.), et dans certains cas, les garants métasociaux de l’institution elle-même (ce qui fonde son autorité sur sa reconnaissance sociale). Les fondations étant ébranlées à ce double niveau méta, le travail de l’intervention révèle comment fonctionnent et s’articulent les différents espaces psychiques de l’institution. Le repérage de ces différents espaces et de leurs articulations, pour pouvoir les interpréter avec les membres de l’institution, confronte les membres de l’institution aux problèmes qu’y posent le passage de génération et la transmission de l’héritage. A. Missenard propose dans le troisième chapitre l’élaboration attentive et remarquable des mouvements narcissiques profonds parcourant une intervention de plusieurs années, qui a pris le tour d’une « régulation
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psychanalytique institutionnelle » au long cours. La dynamique qui s’y développe lui permet de dégager progressivement, exemplifiés par quelques séances qui y apparaissent comme des pivots, différents niveaux de ces mouvements narcissiques : la problématique identificatoire groupale, la constitution, la dissolution et la reconstitution de l’enveloppe groupale ; les transferts narcissiques aussi, notamment en ce que leur évolution au cours de la régulation considérée draine avec elle le retour d’une problématique « oubliée », qui s’avère contenir une fantasmatique originaire et destinale de l’institution. L. Michel, au chapitre suivant, fait écho à cette expérience commune à bien des praticiens de l’intervention, qui est celle de « l’emboîtement » : emboîtement des institutions entre elles, des groupes et des instances dans l’institution, emboîtement aussi des demandes et des niveaux de déploiement de la crise institutionnelle, emboîtement enfin de l’activité psychique de l’analyste dans son propre cadre interne, et relativement, de ce dernier dans ses théories et ses institutions de référence : un groupe peut en cacher un autre... Le psychanalyste intervient en institution dans des situations et des contextes très variés : la demande explicite se situe parfois à un niveau « institutionnel », alors que dans d’autres situations l’analyste est sollicité pour « superviser » ou « animer un groupe analytique » dans une institution, qui alors demeure comme un contenant silencieux, influençant pourtant les activités groupales qui se déroulent en son sein. La crise institutionnelle se déclarant, les différents niveaux ont tendance à se télescoper : un groupe interne à une institution peut devenir le porte-symptômes des difficultés de l’ensemble, paralysant le travail qui s’y déroulait. Dans ce cas, l’analyste qui intervient dans ce groupe doit non seulement repérer ce mouvement, mais aussi travailler la problématique institutionnelle en tant qu’elle se déploie à partir d’un « autre groupe ». Temps de la demande, temps de l’intervention, évolution des demandes dans le temps, évolution du cadre de référence de l’intervenant demandent alors à être repensés. On a évoqué plus haut la nécessité de différenciations à opérer entre plusieurs types d’institution. F. Giust-Desprairies s’est proposée dans ce cinquième chapitre d’interroger la souffrance actuelle des enseignants, dans et par l’Institution scolaire, à partir d’une réflexion sur les significations institutionnelles, et ce en tant qu’elles informent sur les transformations et les enjeux psychiques et sociaux touchant à la question de la formation des individus comme processus de socialisation et de transmission : quelle fondation identifiante, pour des membres de cette immense institution, que la mythique de l’École de la République ?
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Dans une écoute clinique qui conserve une référence forte aux objets sociaux et sociétaux, elle aborde la question de la transmission et de l’héritage de l’institution et dans l’institution : il s’agit ici de montrer comment certains traits culturels dominants du système scolaire, dans leurs rapports au mythe de l’École Républicaine, sont reliés à une problématique du lien intersubjectif et aux formes de la pratique qui soutiennent ce lien. Autre horizon institutionnel, autre clinique, et autre dispositif : celui que l’auteur utilise est centré sur les récits scolaires et professionnels d’enseignants, dispositif choisi pour tenter d’approcher avec eux la crise identitaire professionnelle qu’ils traversent. Cette crise reste celle du sujet-dans-l’Institution ; elle est analysée comme crise des processus identificatoires, fragilisation des liens qui s’étaient établis entre intériorité psychique et significations sociales imaginaires, celles-ci soutenues par l’Institution de par son fondement mythique et les valeurs qu’il promeut. Le dernier chapitre de ce livre, qui à lui seul en constitue la partie terminale — et non pas conclusive ! — est une proposition à quatre voix (A.-M. Blanchard, M. Claquin, M. Pichon et J. Villier) d’un caractère novateur certain : il s’agit de rendre compte des mouvements et représentations en jeu dans la genèse d’un processus groupal de mise en travail d’une problématique institutionnelle, nommément la mise en circulation fantasmatique liée à l’offre et à la demande. À partir d’une proposition bien particulière (la demande du groupe-institution CEFFRAP à ses membres de participer à l’offre du colloque de 2006), les auteurs se sont interrogés sur les tenants et les aboutissants de l’appropriation intersubjective d’une demande et des transformations psychiques qu’elle implique. Ils ont pratiqué cette démarche à leur propre compte, en même temps qu’en perspective avec la mise en jeu (au double sens d’une simulation d’inspiration psychodramatique, et du travail des articulations de ce qui en a résulté) d’une situation de demande institutionnelle adressée au CEFFRAP. L’élaboration de leur projet et de sa réalisation est soutenue par les concepts d’apprentissage par l’expérience relationnelle de Bion et d’interliaison dans la réciprocité du lien, développé par O. Avron, les amenant à dégager la place fantasmatique du demandeur et celle du répondant dans l’intervention en institution d’un intervenant analyste extérieur, ainsi que la conjonction dialectiquement articulée entre les deux positions. Des perspectives s’en ouvrent quant aux processus de transmission, et de formation aussi, autre modalité du legs et de l’héritage.
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Par certains aspects, et notamment l’intégration des mouvements inconscients intersubjectifs et groupaux qui constitueront l’un des arrièreplans de l’intervention future, cette contribution tend à illustrer ce que peut être une recherche authentiquement psychanalytique. Il m’apparaît bienvenu qu’au terme de cet ouvrage, les implications méthodologiques qui la caractérisent soulignent tout l’inadvenu, chances et risques, de la démarche pour une part énigmatique que reste l’intervention du psychanalyste dans l’institution.
Chapitre 1
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LA CONSTRUCTION DU DISPOSITIF D’INTERVENTION À L’ÉPREUVE DES MUTATIONS INSTITUTIONNELLES CONTEMPORAINES Jean-Pierre Pinel
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propos viseront à explorer certaines questions cliniques actuelles, associées à la construction et à la mise en œuvre d’un dispositif d’intervention en institution. Ce texte se limitera à envisager le champ des interventions conduites en institutions spécialisées. C’est-à-dire aux services et établissements dont la mission est d’apporter un soin et/ou un accompagnement socio-éducatif auprès de sujets présentant une forme de souffrance psychique, de psychopathologie, de déviance, d’inadaptation sociale ou d’antisocialité. Des sujets entrant ES
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dans le champ de ce qu’Alain-Noël Henri a désigné par le terme générique de mésinscription (Henri, 2004). Ces établissements ou services constituent des ensembles intersubjectifs dont les modes de fonctionnement sont extrêmement élaborés et qui recèlent, du même coup, une fragilité fondamentale et essentielle. Cette fragilité de fond — corrélative à une suffisante sensibilité à la vie psychique de l’autre et des autres — est inhérente à l’exercice de la tâche primaire : elle constitue une condition nécessaire au soutien et à la relance du travail psychique et des processus de pensée. Parallèlement, cette vulnérabilité est fondamentalement liée à la place occupée par ces établissements ou services en limite du tissu institutionnel formant le cadre culturel de notre civilisation contemporaine. Assignées à une position intermédiaire, destinées à exercer une fonction d’articulation entre les institutions culturelles ordinaires et les sujets ou les groupes pris dans la mésinscription, elles ont à participer à retisser des liens sociaux et symboliques empêchés, attaqués ou déchirés. Pour soutenir un processus de remaillage de la trame symbolique et étançonner les processus de liaison, les équipes institutionnelles ont à s’inscrire au cœur des conflictualités les plus aiguës, à se confronter sans cesse, du dedans, aux diverses expressions de la déliaison et de la destructivité. Elles ont ainsi à accueillir et contenir des désespérances et des violences déformantes, potentiellement désorganisatrices. Simultanément, elles ont à se déprendre de la fascination pour l’horreur et de l’aspiration à constituer un double narcissique répétant à l’identique (de M’Uzan, 1969) la problématique des sujets accueillis. Pour supporter ces mouvements psychiques archaïques et violents, elles vont se constituer dans une forme de paradoxe de fond, plus ou moins symbolisé, qui conjoint une suffisante malléabilité (Roussillon, 1991) à une fermeté positionnelle permettant de rétablir un écart, sans cesse corrodé. Elles ont à réélaborer de manière réitérée des différenciations symbolisantes, mises à mal, disqualifiées ou déniées par les patients et parfois par les praticiens. La contenance de ces vulnérabilités de fond et le maintien d’une position articulaire dépendent de l’instauration et de la fécondité des dispositifs groupaux de métabolisation : de leurs capacités à reprendre et transformer les effets dissociatifs ou confusionnants traversant les différents espaces et instances institutionnels. Or dans certaines conditions ces dispositifs ne peuvent retraiter l’ensemble des matériaux psychiques projetés, déposés ou injectés dans la psyché des praticiens, dans les systèmes de liens, comme dans le cadre institutionnel. Tel le protiste freudien, les professionnels, l’équipe ou l’ensemble de l’institution, vont être
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périodiquement débordés, attaqués, « intoxiqués » par les mécanismes pathologiques associés aux différentes formes de mésinscription.
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DEMANDES D ’ INTERVENTION EN INSTITUTIONS
Les demandes d’intervention en institution spécialisée s’originent donc en premier lieu dans ces différents débords. Elles transitent par une perception et une élaboration préalables, suffisamment partagée, des limites rencontrées dans le travail psychique de détoxication et de métabolisation nécessaire à l’accomplissement de la tâche primaire. Cette perception s’associe classiquement à trois grands types de configurations cliniques et, partant, de demandes d’intervention potentielle. D’une part, ce sont les difficultés, les obstacles, voire les impasses, rencontrées dans la clinique directe qui mobilisent des formes de souffrances psychiques plus ou moins aiguës, plus ou moins identifiables et représentables. Les praticiens de ces institutions soignantes sont convoqués à contenir des expériences émotionnelles extrêmes, à héberger des fantasmes crus et violents qui produisent des effractions de leurs pare-excitations, des courts-circuits de leur appareil à penser les pensées (Bion), des sidérations itératives, à valeur parfois proprement traumatique. Ces praticiens sont ainsi confrontés à des mouvements psychiques violents, chaotiques, confusionnants et stérilisants qui vont s’allier à une atteinte des processus de pensée et d’élaboration groupales, à un épuisement des créativités singulières et collectives. Les attaques de la pensée et de la liaison, les fonctionnements agis, les réponses opératoires, les bouclages interactifs signent l’empiétement et l’immobilisation de la mentalisation de chacun et de tous. Mais il vient aussi signifier le déclin de la fécondité des dispositifs d’analyse clinique de deuxième niveau, tels que les groupes cliniques, les réunions de synthèse, les études de cas... Certaines expressions pathologiques, notamment celles des sujets antisociaux, violents, sans limites — ceux qu’il est convenu de caractériser comme des « cas difficiles » — vont plus particulièrement susciter la représentation d’une mise en péril, voire en échec, des fonctions soignantes de l’équipe instituée. Cette représentation participe à affecter les idéaux et les identifications professionnelles des praticiens : elle entame le narcissisme du groupe soignant. Il s’agit là d’une source essentielle des demandes d’intervention adressées à un tiers externe. Elles vont essentiellement se formuler en termes d’analyse de la pratique, de Balint (1960) ou de supervision.
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Dans un deuxième type de configuration, des dissensions profondes, des rivalités de pouvoir, des antagonismes théoriques ou idéologiques, mais aussi des blessures narcissiques, des traumas et des pertes non élaborées engendrent le développement d’une pathologie des liens d’équipe qui se traduit par une incapacité à coopérer et à collaborer. Les praticiens ne parviennent plus à se constituer en un groupe de travail au sens de Bion (1961). Ils ne peuvent, du même coup, élaborer et mettre en œuvre des projets et des dispositifs de soin suffisamment cohérents, dotés de finalités et de significations partagées. Les instances de réunification du matériel clinique et d’élaboration collective sont parasitées, immobilisées et attaquées par les antagonismes, les disqualifications, les attaques narcissiques, ce qui ne va pas sans susciter certaines formes de souffrances, associées aux déliaisons des systèmes de liens. L’intervenant est ici requis pour favoriser la réélaboration de liens d’équipe plus vivants, plus coopératifs et créatifs. En ces configurations, l’offre d’un dispositif d’intervention se formule essentiellement en termes de régulation d’équipe. Dans une troisième modalité de configuration, l’institution est traversée par une crise qui atteint son cadre, ses fondements imaginaires et symboliques. Les valeurs, les idéaux, les projets, les modalités de fonctionnement et d’organisation sont attaqués ou vidés de leurs significations. C’est la structure de l’ensemble qui est à mettre collectivement en travail et à réélaborer. Il est ici toutefois nécessaire de distinguer : les moments maturatifs et mutatifs, les épisodes critiques ponctuels et les pathologies institutionnelles de longue durée1 . Lors des rencontres préliminaires les demandes énoncées par les praticiens vont dès lors se ramener essentiellement à trois formulations princeps : – primo, l’aide à l’élaboration des pratiques, notamment en direction des cas difficiles, ce qui peut engendrer la tentation d’instaurer directement un dispositif d’analyse de la pratique ou de supervision ;
1. On peut d’ailleurs penser que les institutions les plus profondément prises par la pathologie sont celles qui ont édifié un système de défenses si serré qu’elles ne peuvent envisager de recourir à une intervention externe. Méconnaissant ou déniant drastiquement leur fonctionnement pathologique, elles vont se révéler impénétrables. La dureté de ces défenses rend l’institution inutilisable pour les patients. Les résistances collectives se traduisent notamment par un accroissement des exclusions et un recours massif aux prescriptions médicamenteuses afin d’effacer les expressions de la souffrance psychique.
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– secundo, l’appel à un tiers afin de favoriser l’analyse et l’élaboration d’une pathologie des liens d’équipe ce qui peut engager l’analyste à proposer une régulation d’équipe ; – enfin, l’appel à la contenance et à l’élaboration d’une situation de crise institutionnelle. Cette demande nécessite la mise en œuvre d’un dispositif d’analyse du cadre institutionnel, qui transite fondamentalement par la relance d’un processus d’historicisation. Processus généralement gelé, car drastiquement contre-investi ou subissant une véritable tentative d’éradication. La reprise d’une dynamique plus créative suppose l’élaboration de certains éléments scellés dans la fondation de l’institution, relevant de confusions et de dénis généralement pris dans les systèmes d’idéaux, les mythes et la fantasmatique originaire.
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T RANSGRESSIONS, ATTAQUES ET TENTATIVES D ’ HOMOGÉNÉISATION DU DISPOSITIF D ’ INTERVENTION La construction du dispositif d’intervention procède d’une découpe et d’une délimitation d’un registre de la réalité psychique institutionnelle. Cela signifie que l’instauration d’un dispositif d’intervention suppose d’écarter une partie de ladite réalité psychique institutionnelle et, partant, d’inscrire un manque, une délimitation qui produit un reste. Cette différenciation des espaces psychiques et la création d’une bordure protectrice et limitante vont constituer les opérateurs princeps de la relance du travail psychique collectif. Cependant, après que le dispositif a été instauré, certains mouvements de transgressions ou d’attaques peuvent être fréquemment pointés. Différentes configurations cliniques semblent ici à distinguer. Je me limiterai à les caractériser succinctement, réservant un développement plus ample pour analyser une forme singulière de mise à l’épreuve du dispositif d’intervention que je désignerai comme une tentative d’homogénéisation confusionnelle. Certaines transgressions des règles sont plus spécifiquement repérables dans les interventions de type analyse de la pratique ou supervision. Elles résultent de défenses et de résistances narcissiques personnelles et groupales à exposer et à analyser les difficultés et les zones de vulnérabilité professionnelle. Des plaintes collectives, diffuses, fluctuantes, sont énoncées et référées à quelque insuffisance du cadre institutionnel, manque de fiabilité des dirigeants ou incohérences des tutelles. Ces manifestations résistancielles céderont peu à peu dès lors qu’elles seront analysées et que l’intervenant aura pu garantir les limites d’un
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dispositif protecteur du narcissisme de chacun. C’est essentiellement en restreignant le contenu des échanges aux champs et aux identités professionnelles, lorsque le cadre aura montré qu’il enrayait ce que Georges Gaillard (2001) a désigné comme des disqualifications meurtrières de la professionnalité, qu’il pourra s’instaurer un processus tel que chacun s’autorisera à s’engager dans une forme de dévoilement, à consentir à évoquer ses modes d’investissement, ses interrogations et ses zones d’ombre. D’autres entames du cadre sont plus particulièrement associées aux régulations d’équipe et aux analyses de la structure institutionnelle. Elles relèvent de ce qu’André Sirota a analysé comme une attaque initiale du cadre (Sirota, 2006). La qualification systématique de ces attaques et le recours à des interventions de démarcation vont dans les cas favorables soutenir une modification de l’économie groupale telle que l’ensemble s’autorisera à ressaisir et dépasser la destructivité à l’œuvre. Il est des situations dans lesquelles, alors que l’intervenant a instauré, avec l’assentiment explicite des membres de l’équipe instituée, l’un ou l’autre des dispositifs précités, la clinique met en évidence, et cela de plus en plus fréquemment dans mon expérience actuelle, que les registres préalablement écartés vont faire retour de manière totalement chaotique1 . Alors qu’un dispositif précis paraît fermement accepté et même instauré, il surgit des ruptures de plans et de registres entre ce qui relève du fonctionnement de l’équipe, du cadre institutionnel et ce qui est mobilisé par la pratique directe. L’intervenant est témoin d’une dédifférenciation affectant le cadre institutionnel qui ne va pas sans interroger la pertinence du dispositif proposé et simultanément mobiliser puissamment son contre-transfert. Cette prise contre-transférentielle s’établit dans la confusion et l’attaque des capacités de liaison. La désorganisation profonde, le fonctionnement chaotique et la dédifférenciation massive qui traversent l’espace institutionnel s’associent à une rupture catastrophique de la trame temporelle. Une discontinuité brutale semble avoir affecté l’ensemble des instances et des registres institutionnels. Si la désorganisation se manifeste parfois d’emblée, lors des entretiens préalables à l’instauration du dispositif, il est des cas où elle ne se 1. Il convient ici de distinguer les interférences entre les plans des dédifférenciations chaotiques profondes. Les premières procèdent de mouvements psychiques localisés, ponctuels, associés notamment à l’admission d’un patient dans l’agir (Pinel, 2007), alors que les dédifférenciations évoquées ici résultent d’un effondrement de la structure institutionnelle.
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révèle dans toute son ampleur qu’au décours des premières séances de travail. Dans cette configuration, l’intervenant se trouve lui-même, dans un second temps, frontalement déplacé ou convoqué à transgresser les limites qu’il a fixées. Cependant, qu’elles se manifestent d’emblée ou ultérieurement, ces désorganisations institutionnelles engendrent une forme d’impasse pour l’intervenant : les coordonnées de son cadre de travail et les conditions de son écoute se trouvent bouleversées ou paralysées. Cliniquement ces constellations cliniques se rattachent à une rupture de la trame institutionnelle, lors du départ brutal d’un fondateur ou d’un groupe associé à la fondation. Au-delà des conditions manifestes de la perte du fondateur (par démission, décès, ou plus rarement départ en retraite), ce qui fait trou dans la trame temporelle c’est que la perte vient en quelque sorte ruiner une histoire héroïque, magnifiée ou idéalisée. Cet effondrement qui doit être comblé en urgence est transmis à l’intervenant qui se trouve convoqué à réinstaurer un cadre de base, à recréer des valeurs partagées, et parfois sommé de revivifier le mythe fondateur. Il est en quelque sorte appelé en lieu et place de la fondation ou du fondateur disparu, et simultanément, d’adhérer au déni de la perte, participant ainsi à abolir le passé et les dettes. Tout se passe comme si les professionnels transmettaient directement à l’intervenant un éprouvé de chaos associé à une abolition des différences et des limites instituées. Si ces situations cliniques, qui font toujours épreuve et énigme, convoquent l’intervenant sur les plans théorique, méthodologique et clinique, elles sollicitent fondamentalement son contre-transfert. La prégnance de ce qui vaut à tout le moins comme manifestation clinique extrême m’a invité à ressaisir certains éléments engagés dans ces crises de structure. Des observations similaires, repérées lors d’interventions conduites dans certains instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques, dans des foyers d’accueil et des centres de crise pour adolescents, mais aussi dans plusieurs services de psychiatrie, semblent indiquer que ces crises de structure sont probablement transversales, affectant actuellement nombre d’institutions spécialisées. Ces institutions spécialisées, dont la tâche primaire confronte les professionnels à des formes sévères de mésinscription, semblent ainsi confrontées à un bouleversement de leur cadre interne.
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LA DÉDIFFÉRENCIATION À L’ EFFACEMENT COLLECTIF DES THÉORISATIONS DU PROCESSUS INSTITUTIONNEL Les institutions soignantes, qui traversent actuellement une désorganisation structurale, sont entraînées dans un processus de régression généralisée. Cette régression s’accompagne d’une forme singulière de déliaison : une déliaison des liens théorico-clinique. Il en résulte un dépérissement des élaborations collectives qui se manifeste par une immobilisation des capacités de rêverie, un blocage des processus associatifs, voire une forme de sidération collective. Par le jeu des processus transféro-contre-transférentiels, ces immobilisations, ces sidérations, ces régressions théoriques vont être transmises à l’intervenant, et progressivement, affecter son groupe d’appartenance institutionnel1 . Il en découle l’émergence de tensions, de conflits, de débats qui vont recouvrir très largement les élaborations théoriques qui jalonnent l’histoire des discussions conduites par les chercheurs qui se sont donné pour objet l’analyse des processus institutionnels. La proposition que je souhaite développer ici peut être formulée de la manière suivante : l’intervenant et son association d’appartenance sont convoqués à partager la régression théorique subie par les membres de l’institution et à s’en déprendre pour réamorcer un processus de pensée, et plus particulièrement à ravauder un mode d’intelligibilité des processus institutionnels. Tout se passe comme s’il était nécessaire pour l’intervenant (et son institution) de recréer intérieurement une historicité théorico-clinique, temporairement abolie par la violence des ruptures contemporaines affectant les institutions spécialisées. Il m’a ainsi été nécessaire d’exhumer certains travaux fondateurs, de reprendre l’histoire des modèles de compréhension des processus institutionnels et de me relier aux travaux de pionniers tels que A.H. Stanton et M.S. Schwartz (1954), P.-C. Racamier (1983) et J. Bleger (1970), et cela lors de chaque intervention mobilisant ces formes de dédifférenciation. Ce parcours théorico-clinique, qui a été repris maintes fois, a été à chaque fois expérimenté dans une forme de redécouverte et de fraîcheur qui me paraît révéler l’intensité des effacements produits par ces situations cliniques extrêmes.
1. Conduire une intervention en institutions suppose toujours la référence à un groupe institué et parfois même la présence effective de plusieurs intervenants. La restitution et l’élaboration des mouvements transféro-contre-transférentielle transitent par une instance groupale et institutionnelle permettant ainsi notamment de traiter ce qui a été diffracté chez l’intervenant au décours des séances.
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Il me paraît donc ici nécessaire de reprendre les fils de cette histoire théorico-clinique et d’en restituer les éléments essentiels à partir notamment des travaux d’A.H. Stanton et M.S. Schwartz. Psychanalystes et psychosociologues à l’hôpital psychiatrique de Chestnut Lodge aux États-Unis, ils ont donné, dès les années quarante, une intelligibilité à certains processus psychiques fondamentaux se développant dans les institutions soignantes. Ces observations et leurs reprises théorisantes ont inscrit une véritable rupture épistémologique dans le champ de la clinique des institutions soignantes. A.H. Stanton et M.S. Schwartz ont notamment montré, et cela de manière tout à fait consistante, la nécessité d’adopter un point de vue pluri-subjectif et groupal pour ressaisir la dynamique des processus institutionnels. Ils ont largement participé à développer une conceptualisation qui se décentre d’un point de vue sollipsiste, focalisé uniquement sur l’organisation psychique interne et la psychopathologie du patient, comme d’un point de vue limité à une perspective institutionnaliste. Je rappellerai ici de manière synthétique ce que l’on caractérise par le terme « d’effet Stanton-Schwartz », indiquant par là qu’il s’agit, à maints égards, d’une véritable loi organisatrice des processus inconscients se développant dans les institutions de soins. Ces deux chercheurs ont donc repéré, défini et analysé un mécanisme qu’ils ont désigné comme une structure en image spéculaire (mirror-image structure). Cette théorie vient récuser les conceptions les plus répandues de l’institution, comme d’ailleurs celles concernant les patients, les considérant comme des unités homogènes. Ce concept est au fondement des mécanismes que l’on désigne depuis lors par les termes d’écho, de réverbération, de répercussion ou de résonance pathologique. Ce modèle met l’accent sur les conflictualités intersubjectives inhérentes au fonctionnement psychique des sujets singuliers comme à celles des ensembles institués. L’« effet Stanton-Schwartz » repose sur l’observation d’une situation clinique fondamentale dans laquelle un même patient suscite parmi les membres de l’équipe instituée des mouvements psychiques, des modalités d’investissement, des contre-attitudes diverses, les plus fréquemment conflictuelles, voire antagonistes ou paradoxales. Ces mouvements psychiques vont engendrer une configuration tripolaire dont le patient constitue le vecteur et l’enjeu. Deux praticiens, puis la plupart du temps, deux sous-groupes, ou même deux services, mis en rapport par un même patient, vont progressivement se constituer dans une opposition sourde ou éclatante, adoptant des contre-attitudes différentes, dans un antagonisme tout à fait tranché. Ces oppositions s’associent à des
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diagnostics, à des projets thérapeutiques, à des indications de traitement et à des modes d’intervention radicalement divergents. Le différend, bien que fréquemment perçu et éprouvé par les protagonistes, se développe dans une forme de minoration, de désaveu ou de secret mutuels. L’antagonisme va progressivement s’étendre, il prendra la forme d’une rivalité narcissique, d’un affrontement d’omnipotence et mobilisera le désir plus ou moins exacerbé de faire prévaloir son point de vue, sa théorie, sa méthode, sa technique, à l’endroit de l’autre : praticiens, sous-groupes, services ou établissements. À mesure que le discord s’accroît, le patient va présenter une aggravation de sa pathologie, la désorganisation pouvant ouvrir sur une véritable décompensation mortifère. En revanche dès que les termes de l’antagonisme — et les singularités de la configuration de liens qui s’y associent — peuvent être évoqués, élaborés, traités et dépassés groupalement, le patient se réorganise et réinvestit les dispositifs thérapeutiques sans qu’il soit utile ou nécessaire de lui restituer verbalement quelque élément de ce processus. A.H. Stanton et M.S. Schwartz ont montré qu’il ne s’agit pas là d’une configuration exceptionnelle mais au contraire d’une situation clinique ordinaire, essentielle, que l’on peut repérer très régulièrement dans les institutions confrontées à des sujets présentant des troubles graves de la subjectivation et des pathologies de la symbolisation primaire. Durant les années soixante-dix et quatre-vingt, P.-C. Racamier (1983) a repris cette question et en a prolongé l’analyse. Il a montré que les antagonismes traversant l’équipe sont exactement homologues au conflit inconscient et clivé qui anime le patient. Ce dernier rencontre dans l’institution, comme dans un miroir, son propre déchirement intérieur. Il en résulte des réverbérations et des potentialisations psychopathologiques qui se bouclent en une causation circulaire. P.-C. Racamier a souligné un autre aspect — véritablement fondamental — associé à l’« effet StantonSchwartz », à savoir que les antagonismes se développent toujours selon des lignes de failles préalables, des différends implicites ou méconnus, des zones de conflits interpersonnels, groupaux ou institutionnels qui étaient jusque-là masqués, soumis à dénégation ou contenus de manière instable et précaire. Les conflits, les dissensions, les mouvements de scindage et la formation de clans répondent très directement à la projection scissionnelle (Racamier). Ils se potentialisent dans l’équipe — en double et en écho — avec la psychopathologie centrale des patients accueillis. Les mécanismes de scindage venant, par exemple, répondre aux contenus de la
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projection scissionnelle et au clivage pathologique organisant le fonctionnement psychique de certains sujets. Ces patients, par les caractéristiques de leur conflictualité et des configurations fantasmatiques qui s’y relient, viennent ainsi à la fois externaliser leur topique interne et dévoiler des nouages inconscients en rapport avec les pactes dénégatifs (Kaës, 1989, 1992) ou la communauté de dénis (Fain, Braunschweig, 1975). En cela ils vont mobiliser puissamment le jeu des investissements et des contre-investissements, solliciter des enjeux passionnés et déchirants. Les travaux issus de la psychanalyse des groupes et des ensembles intersubjectifs m’ont permis de prolonger l’analyse en montrant que le patient procède de la sorte — parallèlement à une topisation externe (Guillaumin, 1992) — à une diffraction de ses groupes internes, en exportant ses conflits non mentalisés et ses fantasmes archaïques dans la psyché des soignants et/ou dans les systèmes de liens groupaux et institutionnels (Pinel, 1996, 1999). Il tente ainsi de trouver dans l’ensemble institutionnel un site d’accueil pour héberger et métaboliser les pathologies de son appareil psychique et de faire traiter par le dehors certaines configurations de liens incorporés. Dans ce mouvement d’exportation et de diffraction le patient fait éclater les pactes dénégatifs et les communautés de dénis. Simultanément, il va participer à sceller certaines alliances inconscientes pathologiques dans lesquelles la pathologie du patient permet à une partie de l’équipe d’attaquer la pensée et les liens, de soutenir une destructivité inconsciente partagée. En l’absence d’une élaboration permanente et approfondie de ces mécanismes, les antagonismes, la formation de clans, les relations d’emprise, les affrontements de toute-puissance narcissique vont à la fois s’exacerber et se sédimenter en se coupant de leurs sources cliniques. Ces mécanismes de déliaison vont s’inscrire dans le cadre institutionnel, affectant profondément l’économie, la topique et la dynamique institutionnelle. L’on peut alors observer une mise en crise et une désertion des instances d’élaboration collective engendrant une progressive dissolution des fonctions de métabolisation et de création de significations partagées. Les capacités interprétantes sont abolies, laissant la place à un fonctionnement purement opératoire, situé en parfaite congruence avec les logiques de calcul et de gestion contemporaines. C’est ainsi, à mon sens, que l’on peut comprendre la formule de José Bleger (1970) selon laquelle « les institutions soignantes ont tendance à fonctionner de la même manière que le problème qu’elles sont chargées de traiter ».
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C RISE DE LA TRANSMISSION ET MUTATIONS AFFECTANT L’ ARRIÈRE - PLAN DES INSTITUTIONS SOIGNANTES : L’ EFFONDREMENT DES VALEURS INSTITUANTES ET DES MYTHES FONDATEURS Il apparaît que ces théorisations, pourtant largement diffusées en France depuis de nombreuses années, présentent la caractéristique d’être méconnues dans la plupart des institutions soignantes dans lesquelles j’ai pu intervenir dernièrement. Qu’il s’agisse d’établissements sociaux ou médico-sociaux, de foyers d’accueil pour sujets exclus ou même de services de psychiatrie, j’ai été confronté à une forme de désaveu ou d’apparente ignorance à l’égard de ces mécanismes de résonance pathologique qui ne vont pas sans faire profondément question. Comment comprendre l’ampleur de ces méconnaissances partagées et en quoi viennent-elles interroger la construction du dispositif d’intervention ? Comment ressaisir l’intrication de ces régressions institutionnelles et groupales, théoriques et cliniques ? La proposition que je voudrais soumettre au débat est la suivante : les institutions soignantes sont actuellement traversées par une crise profonde où se télescopent des mutations externes affectant ce que René Kaës (1996, 2007) désigne comme les garants métapsychiques du métacadre social et culturel et des bouleversements internes dans une simultanéité qui produit une forme de collapsus de la topique institutionnelle1 . Les mutations et les pressions externes proviennent à la fois des tutelles avec les impératifs de rentabilité économiques et la précarisation qui en découle, mais aussi de mutations culturelles transversales imposant des modèles de fonctionnement en urgence, des normes d’objectivation et de quantification, de calcul et d’efficacité immédiate. Ces procédures participent à attaquer la pensée et à disqualifier le travail clinique, à mobiliser des mouvements violents de fascination-répulsion qui tendent à engendrer un abandon de pensée, une soumission à cet objet brillant et dur constitué ainsi comme une figure de l’omnipotence. L’analyse de ces mouvements psychiques ambigus — et singulièrement des collusions inconscientes participant à figer les processus de pensée — permet un décollement, une déprise partielle.
1. J’emprunte le terme de « collapsus topique » à Claude Janin (1999), dans une acception élargie à l’espace et aux instances institutionnelles.
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L’élaboration des angoisses primitives, persécutives ou dépressives qui s’y associent, favorise l’engagement de modes de relation plus distanciés à l’endroit de ces techniques. Ce processus d’élaboration repose cependant sur une reconnaissance préalable, pointée explicitement par l’intervenant, des effets aliénants, délétères et potentiellement desymbolisants de ces techniques exclusivement opératoires. Parallèlement, on assiste à une mise en crise de la structure institutionnelle, fondée sur la verticalité et la succession des générations, inscrite dans une fondation originant les processus d’institutionnalisation et de symbolisation. Le départ d’une génération de professionnels, ayant participé à la fondation de ces institutions dans les années soixante/soixantedix, fait actuellement rupture, produisant un effet d’effraction dans la trame institutionnelle. Enfin, la poussée de l’individualisme hypermoderne, récusant la précession du collectif, participe à attaquer les liens et à défaire les espaces destinés à soutenir la groupalité. Les instances d’élaboration collective se trouvant ainsi trop souvent délégitimées. La conjonction de ces différents éléments soutient les défenses narcissiques présidant au rejet de la dette et de l’histoire. Il en résulte une économie institutionnelle privilégiant une horizontalité et une immédiateté qui confortent les fonctionnements en urgence et en réagir. Ces mécanismes se développent au détriment du temps de l’élaboration clinique et de l’historicisation. Les conséquences en sont notamment une alternance d’idéalisation mélancolique du passé et une tentative d’effacement des legs issus de la génération précédente. On observe ici une forme de redoublement du meurtre des fondateurs et, partant, de la fondation, dont découle un effacement de l’origine. La prévalence d’un fantasme d’auto-engendrement ouvrant à l’omnipotence va alterner avec des moments mortifères de néantisation dont procèdent les fonctionnements chaotiques repérés sur la scène institutionnelle. Pour conclure brièvement, j’ajouterai que ces transformations profondes du cadre institutionnel viennent interroger nos cadres internes et nos modes d’intervention. J’en ai ainsi été conduit à revisiter certaines conceptions théoriques et méthodologiques jusque-là bien assurées. L’une des conséquences de cette révision méthodologique m’a incité à proposer, dans ces situations de confusion et de chaos institutionnels, un dispositif d’intervention en deux temps. Dans un premier temps, que je qualifie d’écoute institutionnelle, je propose un dispositif dont les consignes et les règles de fonctionnement sont extrêmement simples, limitées à l’instauration d’une instance de travail
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collectif destinée à énoncer et identifier les situations institutionnelles qui font difficultés ou souffrance. Ce dispositif qui peut être conduit durant une assez longue période, parfois durant plus d’une année, réunit l’ensemble des membres de l’institution désireux de s’y engager : cadres et personnels soignants. Ce dispositif réétaie la groupalité et les processus de liaison. Il permet à la fois d’engager progressivement une première réunification et réarticulation d’éléments jusque-là scindés ou fragmentés et de soutenir un mouvement de redifférenciation des registres et des plans de la réalité institutionnelle. Simultanément, il autorise l’ouverture du champ des associations aux liens entre les caractéristiques de la pathologie accueillie et les malaises, les discords, les violences et les mouvements scissionnels et claniques traversant les instances groupales et institutionnelles. Il permet de réunifier ce qui a été disjoint, de relier les réverbérations psychopathologiques à certaines alliances inconscientes. Cette relance de la co-pensée, accompagne un réinvestissement de la clinique. Il suppose, pour l’intervenant, de contenir intérieurement ces différents matériaux, de les métaboliser, de les différencier sans les confondre ni les cliver et de proposer quelques constructions signifiantes, essentiellement historicisantes, réinstaurant pour chacun et pour l’ensemble une place psychique pour interroger la généalogie, la figure des fondateurs et de la fondation. Les mouvements transférentiels initiés dans ce premier temps d’écoute institutionnelle permettront d’ouvrir, dans un second temps, sur la proposition d’un dispositif d’intervention plus précis, reposant sur une découpe organisatrice d’un plan de la réalité institutionnelle. Une pause, une scansion, interviendront entre ces deux temps. À cet égard, il est à souligner que la mise en œuvre d’un dispositif plus circonscrit pourra être éventuellement conduite par un autre intervenant. Dans ce processus en deux temps, il apparaît que ce sont les équipes instituées qui vont alors pouvoir redécouvrir, au travers de leurs propres élaborations, les fonctions symbolisantes d’un cadrage. À ce moment, la découpe inscrite dans le dispositif instaure un manque qui peut être considéré par les professionnels comme nécessaire à la symbolisation.
Chapitre 2
L’INSTITUTION : TEMPORALITÉ ET MYTHIQUE Olivier Nicolle
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L
sens commun comme la phénoménologie et la psychanalyse montrent comment, pour le sujet, le compte et la mesure du « temps qui passe » constitue toujours une tentative d’objectivation des représentations psychiques qui bâtissent une temporalité privée, un temps vécu au rythme des échos des identifications de chacun, identifications conscientes pour une part, mais surtout inconscientes. Elles, et les liens entre elles, constituent sa groupologie interne, pour reprendre ici le terme bienvenu d’Anzieu. Cette architecture groupologique se fonde essentiellement dans l’initium de chacun et dans l’épopée inaugurale de sa vie. Le temps vécu et projeté de chacun se structure ainsi autour d’une matière mémorielle et fantasmatique dont les arêtes sont autant d’universaux anthropologiques. Le début et la fin sont, avant tout, la naissance et la mort ; la précession et la succession sont avant tout autre référence, celles des générations ou du rang de naissance ; la novation est toujours d’abord une procréation, et la transformation s’ordonne avant tout à celle du corps propre : puberté, gravidité, sénescence. L’heure de la transmission est toujours celle d’un héritage, c’est dire qu’elle convoque chacun à l’inéluctabilité de la mort, aux effrois qui nous font la dénier, et aux souvenirs d’un disparu. E
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MÉTIER DES MYTHES
Au-delà du Roman familial (il revient ici de rappeler l’expression de Lacan : « le mythe individuel du névrosé ») et l’incluant, familial avant que d’être groupal, le mythe se déploie en chacun. Partiellement transmis, grandement construit/reconstruit par le sujet, celui-ci y trouve a priori les représentations de la causalité de ses vécus et de ses œuvres, comme il y trouvera aussi les représentations qu’il se donne de ses liens avec une pluralité d’autres sujets. Ces liens et ces sujets, il les identifie ainsi, à la même source, au moment même où il les introjecte, quand « eux, ceux-là, ces gens » deviennent « mon groupe », mon institution, ma société. Comme on sait depuis Freud (1913, 1939), puis Roheim (1922), et les travaux d’auteurs contemporains comme Valabrega (1967, 1992, 2006), mythe du groupe et fantasme du sujet sont au fond une seule et même matière signifiante, dont les discours, par ailleurs à différencier, restent dans un rapport étroit : celui de l’écart marqué le plus souvent par tous les mouvements de retournement/renversement possibles. L’écoute des groupes réintroduit donc à notre sens la problématique du mythe et celle des processus de son émergence, celle aussi des processus de sa réémergence au sein du travail de l’analyste avec le groupe institutionnel. La trame mythique fait en effet jonction entre les espaces psychiques individuel et groupal. Commune à toutes les mythologies (théogonies, cosmogonies anciennes et contemporaines, mais aussi idéologies, discours « identitaires », comme tous discours de l’origine et de la fin : narratifs et prospectifs, genèse et prophétie), la mythique est un universel qui, ni seulement individuel, ni seulement groupal ou collectif, assure les inclusions mutuelles et réciproques du sujet et du groupe. Elle génère des concaténations de sens et des constructions représentatives, temporaires ou pérennes, certaines rendant compte de l’appareillage et de l’abouchement des psychés individuelles entre elles, constituant un groupe psychique. Quant à ces processus d’émergence ou de réémergence de figurations mythiques dans le sujet comme dans le groupe, j’ai proposé (2006) de reprendre le terme de « mythopoïèse », moments créatifs dont je proposerai la discussion de plusieurs aspects à partir de deux éléments cliniques plus loin. Il ne s’agit plus seulement pour nous de référer la mythique groupale à sa source inconsciente, mais de situer l’intervention de l’analyste dans l’institution par rapport à cet universel . Il s’agit que l’analyse des processus et contenus des moments mythopoïétiques permette au psychanalyste de penser son intervention comme tiers dans la dynamique élaborative groupale d’une institution. L’analyse — ce qui ne veut pas
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dire l’interprétation communiquée — de la mythique du groupe est un élément méthodologique essentiel de l’intervention élaborative et de l’analyse des transferts du groupe et dans le groupe. Écouter en analyste le mythe d’un collectif, c’est avant tout prendre en compte la diachronie de ce groupe et la dualité mythe/histoire qui accompagne tout groupe. Cela revient donc aussi à ménager la symbolisation possible d’un autre récit, celui-ci mémoriel, qui pour l’instant reste latent, et qui eût fait histoire... Cette narration fera d’ailleurs peut-être histoire, en cela qu’elle fournira alors les éléments significatifs permettant de comprendre le passé de soi et du groupe comme la séquence des « engendrements » de faits psychiques amenant la nécessité relative des crises dépassées, et/ou de la crise actuelle. Mais le silence et la latence actuelle où ce récit historique est maintenu se paient à l’inverse de toute la prolixité expressive du discours mythique, en de multiples versions et variantes. On constate toujours ce retrait des violences ou des transgressions fondatrices dans l’ombre du refoulement et l’évocation du mythe comme une sorte d’évidence naïve. Cette évocation répétée du mythe groupal s’accompagne des ritualisations qui le dramatisent , actes-symboles censés donner réponse à toute question. Ainsi, dans chaque institution, des pratiques particulières — et régulières — attestent à la fois de « l’identité » de l’institution vis-à-vis de ses interlocuteurs et font allusion implicite ou explicite aux « choix pédagogiques » ou « aux options thérapeutiques » (etc.) de l’institution, c’est-à-dire aussi au discours mythique qui les soutient. Si des auteurs ont pu mettre en lumière les enjeux de la « violence fondatrice » dans le groupe, on envisage moins évidemment ce qui fait violence dans le mythe lui-même : au-delà de sa force séductrice, le fondement du mythe dans un espace groupal est aussi l’éradication, autant que faire se peut, de l’historia, d’un récit à oublier : celui des tribulations d’humains, vraiment trop humains, pour reprendre le mot de Nietzsche. Tel le rêve, le mythe traduit en trahissant, efface dans l’origine groupale le souvenir du trivial, du transgressif et du traumatique, et transfigure cet initium groupal en une geste de héros idéalisés et d’anti-héros démonisés. Ainsi consolide-t-il l’oubli, ou au moins la méconnaissance d’une démarche groupale originaire trop excitante et angoissante. Menaçant le narcissisme du groupe et de chacun, ce début bien trop humain se paierait sinon de culpabilité, voire de honte, et menacerait en tout cas l’investissement narcissique commun du groupe. Si donc « le commencement est un dieu... » (Platon, Les Lois), ce n’est, dans les collectifs, que dans l’après-coup et rétrospectivement, que le mythe en se constituant peut ainsi le désigner. La trame mythique,
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dans le sujet comme dans le groupe, est une fiction qui exprime une vérité tout en travestissant une réalité. Elle vise l’origine et la fin — ou fait au moins allusion à la fin de façon explétive, comme retournement de l’origine — et elle désigne les enjeux du sujet comme du groupe dans un empan naissance/mort (différentiation, fondation, progression / régression, hybris, confusion) en expliquant les hiérarchies (entre objets, liens, valeurs) qui s’y trouvent instituées. Simultanément, le mouvement d’idéalisation tend à voiler la violence initiale et/ou continue, surtout en ce qu’elle a pu, ou peut encore, comporter de dimension traumatique. Car ce que le regard anthropologique comme l’écoute psychanalytique reconstruisent dans l’acte fondateur d’un collectif, c’est bien souvent la violence et/ou la transgression qui y ont présidé. L’adhésion des sujets au fantasme de la fondation a presque toujours impliqué le regroupement autour d’une tabula rasa, ou d’une création ex nihilo, laquelle se solde par le meurtre réel ou symbolique de l’antériorité et/ou de l’altérité à travers ses représentants ou ses représentations. Au surplus, le mouvement de groupement lui-même, comme le constate précisément la clinique des groupes, exige de ceux qui s’y rejoignent une rupture (au moins temporaire) des liens précédents, ce qui confère partout au fondement groupal au moins une nuance de violence. Vérité que le mythe visera à transmettre, mais sous la condition qu’elle soit transfigurée, travestie : inversée, projetée, déplacée, etc. Par ailleurs, la mythique d’un groupe rend compte de cette articulation psychique groupale que R. Kaës (1993) a proposé de désigner comme « contrat narcissique du groupe », à partir d’un concept dû à P. Aulagnier. Ce contrat mythique que tant de rites religieux, sociaux et institutionnels mettent en représentation ou en exergue, qu’énonce-t-il, sinon que chaque sujet, en venant au monde de la société et de la succession des générations, se trouve porteur de la mission d’assurer la continuité des générations et de l’ensemble social, ethnique, institutionnel etc. Et réciproquement, cet ensemble se trouve prescrit d’investir narcissiquement ce nouvel être, en lui assignant, comme à chacun, une place offerte par le groupe et signifiée par l’ensemble des voix qui, avant chaque sujet, ont tenu un certain discours conforme au mythe fondateur du groupe. C’est en tenant cette place et en confirmant ce discours que le sujet, relié à l’origine, au(x) fondateur(s) ou à l’ancêtre du groupe, assure le narcissisme groupal et jouit de l’investissement narcissique par le groupe. Confirmation qui, nous le savons, peut aller jusqu’à l’aliénation. Le désinvestissement par le groupe, peut, quant à lui, plonger le sujet dans la déréliction.
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L’institution est ce groupe réuni qu’un acte fondateur à fait se tenir debout (stare) ensemble, tenir dans le temps (status), et, pour peu que la fondation ait été suivie d’une période où la pertinence de son existence a pu être éprouvée, l’acte instituant sera conçu après-coup comme institution du contrat narcissique groupal, et du pacte dénégatif qui en est l’envers. Ce dernier concerne les représentations négatives susceptibles de destituer le(s) fondateur(s), d’en constater la destitution, ou d’en provoquer la désidéalisation: échec, faillite, trahison, abandon, mort réelle de plusieurs sujets de ce groupe, ou du groupe faisant l’objet de ses soins, mort ou départ du (des) fondateur(s).
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D EUX
ENSEIGNES
Sur les deux plans que nous considérons ici, celui de l’étayage objectal du mythe qui défend l’investissement narcissique groupal et en explique l’origine, le maintien et les spécificités, comme sur celui de la mise en représentations du contrat narcissique groupal qui garantit à chacun sa place, la mort ou le retrait du (des) fondateur(s), quelles que soient ses modalités, introduit une crise narcissique dans le groupe institutionnel. Dans certaines institutions, cette crise est déniée dans le processus même de son émergence, ce qui ouvrira la voie à une longue involution, marquée de dérives aliénantes, déplacées ou pas : elles sont dues aux idéalisations/démonisations massives accompagnant les mécanismes de clivage, et vont donc aussi de pair avec des mécanismes persécutifs parfois catastrophiques. Ce serait assez évidemment le cas du « Château des Amazones », visité plus bas. Dans d’autres, cette crise est crainte, anticipée, vécue pathiquement par le groupe, quoiqu’elle ne soit pas reconnue dans sa profondeur ni dans son ampleur au quotidien, non plus que dans ce qu’elle amène chez chacun comme participation de sa propre problématique à la mise en œuvre du vécu groupal. Ce serait bien plus sensible dans l’autre institution que je proposerai de considérer plus loin, et dont l’enseigne pourrait être : « À l’Enfant Bien Soigné ». Ces destins différents, et par ailleurs de modalités très diversifiées, ne sont pas sans lien avec les histoires groupales elles aussi très différentes, non plus qu’avec les voies mythiques et mystificatrices par lesquelles ces histoires ont été oubliées, refoulées ou clivées. Et évidemment, très différentes aussi seront les places transférentielles groupales que ce discours invite l’intervenant à bien vouloir occuper.
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« Le Château des Amazones » Il s’agit1 d’une institution de travail social située dans la banlieue d’une capitale francophone. L’intervention fait suite à une demande présentée comme collective et urgente. Lors d’entretiens exploratoires en groupe, un discours assez cohérent, présenté comme l’histoire de l’institution, a été tenu à plusieurs voix. Existant depuis plus de vingt ans, elle avait été fondée dans le cadre des luttes féministes, par une intellectuelle, universitaire connue pour ses travaux en sciences humaines, assistée d’un groupe de militantes, dans une démarche courageuse de « retour à la base », et ce « pour aider des femmes démunies, souvent battues et peu formées ou même analphabètes à quitter leur mari violent, puis à se réinsérer ». Il s’agissait donc d’une proposition socio-pédagogique : des femmes, souvent après des conflits violents, sont hébergées dans des appartements de l’association. Elles y sont assistées par un(e) référent(e), y suivent des cours d’alphabétisation, de remise à niveau, etc. Elles sont entourées, suivies, et sauvées. Le groupe d’origine, autour de la fondatrice, avait déployé, décrit-on, « des efforts énormes » pour mettre en place une institution centrale dans la capitale, bientôt suivie de « filiales » dans les banlieues, animées par d’autres équipes féminines et féministes, menant une action organisée par une « méthode » strictement formalisée, enseignée à leur arrivée à toutes les nouvelles collaboratrices de ces équipes, à respecter impérativement. Après quelques années, la fondatrice avait progressivement délégué ses responsabilités et s’était éloignée vers d’autres militances. L’équipe que je rencontre était à l’origine celle de la fondatrice et comprend aujourd’hui une dizaine de membres, dont deux hommes. La crise actuelle est présentée comme une incapacité collective à penser ensemble, à échanger, à faire des projets d’avenir collectif, mais aussi à imaginer des aménagements peut-être nécessaires de la pratique institutionnelle, et ce, parce qu’on se sent persécutés par les menaces pressantes de l’autorité publique locale de ne plus continuer à financer cette action : il faudrait changer ou périr, se réformer (mais comment ?) ou voir se tarir à très brève échéance le financement par une autorité de tutelle qui s’est alertée depuis plusieurs années des résultats mitigés de l’action institutionnelle. Une intervention de trois journées séparées de plusieurs semaines chacune a été proposée et mise en œuvre. Les journées se déroulent chacune en quatre séances d’échanges verbaux avec ou sans psychodrame. Le premier jour, contrairement à ce qui avait été recommandé, un éducateur était absent toute la journée, et à la fin de la journée, à la suite d’une scène de psychodrame où l’on a mis en scène une séduction d’allure incestueuse entre un homme âgé libidineux et une jeune fille, une éducatrice (appelonsla Marianne) a révélé dans un climat très tendu que l’éducateur absent
1. Des éléments de cette observation ont déjà été publiés (Nicolle, 1999, 2006) dans des contextes où d’autres dimensions en étaient dégagées.
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était en fait un exemple des errances de la pratique. Il avait noué une relation amoureuse avec l’une des femmes hébergées (les « formées »), puis avait convaincu par deux fois le reste du groupe de renouveler la durée de séjour de cette femme, en contradiction avec le règlement interne... et la loi. Les participants en viennent alors à chercher ce qui dans leur histoire institutionnelle, constituerait une « explication » des nombreuses transgressions dans leur pratique, qui leur rappellent aussi les transgressions du dispositif, assez répétées et diverses depuis le matin pour que l’analyste ait déjà éprouvé la nécessité de les signaler et d’en interroger le sens. Le deuxième jour, le groupe est au complet, des échanges ont lieu qui aboutissent au choix d’un jeu. Ce sera « Vingt ans après » et il s’agira du devenir du Petit Poucet, devenu grand. Tous les protagonistes sont des femmes. Les parents des sept frères, très vieux et toujours aussi pauvres, frappent à la porte du château isolé où le Petit Poucet adulte et un de ses frères, devenus très riches, se prélassent devant un feu. Ils vivent une existence dissolue, et se subviennent de rapines. Ils refusent maintenant d’aider leurs parents en quoi que ce soit. Les parents passent rapidement de la demande aux reproches, tant matériels que moraux : comment leurs fils peuvent-ils les laisser seuls et sans ressources ? et d’ailleurs, comment peuvent-ils leur reprocher, à eux, quoi que ce soit, et leur abandon autrefois en particulier, alors qu’ils sont devenus des voleurs et des criminels ? Pendant que sur scène les reproches répondent aux reproches, Marianne dans le cercle des spectateurs se lève et annonce qu’elle va jouer « l’ancêtre ». Sur scène avait été précédemment imaginé par la mère un miroir, devant lequel elle s’était arrêtée un instant, déplorant la vieillesse et la laideur de ses rides, avant de paraître devant ses fils. Arrivée sur scène, Marianne s’installe à cet endroit, plaquée contre le mur, et les protagonistes, se déplaçant vers elle, découvrent que derrière le tain du miroir se cache le portrait de l’ancêtre. La nouvelle venue sur scène annonce qu’elle va parler et que « tout va s’éclaircir ». Mais l’ancêtre ne parle que pour ricaner du mauvais tour qu’il a joué à tous les présents, ses descendants, qu’il semble maudire : il n’y a rien à hériter, tout est pourri, tout disparaîtra. L’angoisse est alors à son comble, et les protagonistes semblent sidérés. Puis ils se regroupent peu à peu et arrivent enfin à se concerter entre eux, décidant d’un commun accord de quitter ensemble le château maudit et d’aller reconstruire leur vie ailleurs, mettant fin d’eux-mêmes au jeu en commençant à quitter la scène et à se rasseoir. Cependant, le Petit Poucet et son frère, évoquant d’un geste une porte par laquelle il faudrait passer pour quitter le château, traversent toute la salle sans regagner leur siège, ouvrent la porte de la salle, sortent et la referment, disparaissant ainsi aux yeux de tous dans un couloir adjacent. Le groupe les regarde sortir sans que personne intervienne. Les deux femmes ne reviendront dans la salle que plusieurs minutes plus tard, visiblement en proie à un sentiment d’étrangeté, interrogeant le groupe sur ce qui s’est passé en leur absence, et reprochant au groupe qu’on ne se soit pas dérangé pour venir les chercher, qu’on les ait abandonnées...
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Dans les minutes qui suivent, les échanges reprennent. À la verbalisation de ce qui a été vécu par les uns et les autres au cours du jeu, s’adjoignent des associations renvoyant à des souvenirs. Alors apparaît un récit des origines, celui que la mythopoïèse groupale avait, après la fondation, travestie en mythe originaire, héroïque, qui avait été rapporté lors des entretiens préliminaires. En même temps, en effet, que le récit se dégage peu à peu, l’approche des éléments transgressifs qu’il contient déclenche l’angoisse du groupe, suivie de mouvements agressifs très marqués. La fondatrice est maintenant accusée de n’avoir été qu’une bourgeoise et même une grande bourgeoise, qui ne se serait mêlée au peuple que pour sa gloire personnelle, comme élément d’une stratégie personnelle de notoriété et de pouvoir. Preuve en serait qu’après sa démarche féministe, elle aurait abandonné tout son monde pour n’y jamais revenir, et se faire élire dans une grande institution européenne, hauteur d’où eux tous, et tous leurs efforts, doivent lui paraître bien peu de chose aujourd’hui. D’ailleurs, on se gausse maintenant de « la méthode », on n’y a jamais vraiment cru, ce n’était qu’un instrument de pouvoir des « anciennes » sur les « nouvelles » dès le début, etc. Mais pourquoi donc tant de haine ?... C’est que la fresque historique qui se dévoile dès lors, telle le miroir du jeu psychodramatique, évoque des positions perverses. Et puisqu’elle est vécue comme fondatrice, cette fresque apparaît au groupe comme un destin qu’il découvre maintenant avoir fait sien. La fondatrice y est décrite comme une maîtresse femme à plus d’un sens, faisant peu de cas de son mari. Le fait que celui-ci ait été propriétaire d’une belle demeure loin de la capitale aurait servi à la fondatrice à y organiser plusieurs week-ends galants, seule avec des décideurs administratifs et financiers, au cours desquels elle leur y aurait accordé toutes ses faveurs et, dit-on, « putassé », en suite de quoi l’institution aurait pu être subventionnée. Ainsi, redécouvrent-ils, c’est donc de ça qu’ils sont nés.
Évidemment, de nombreux fils seraient à tirer et à suivre à partir de l’étoffe si serrée de ce « Portrait de groupe avec dame ». Sans reprendre ici les éléments de sens ressortissant du transfert/contre-transfert groupal, ni la qualité traumatique (pour le groupe comme pour moi-même) du jeu psychodramatique qui aboutit à une répétition agie de l’abandon au-delà de la représentation, arrêtons-nous un instant sur deux modalités de ce que nous avons désigné plus haut comme « mythopoïèse », le travail productif du mythe. Deux mouvements différents nous apparaissent en effet exemplaires et requièrent ici une attention différenciatrice. Le premier est celui qui constitua le mythe héroïque (une variante des Amazones) exposé au tout début, et qui assurait ipso facto le refoulement des détails — humains, trop humains, décidément — de l’histoire de la fondation. Ce faisant, il a enclos dans l’oubli les affects de culpabilité, d’envie jalouse, d’angoisse œdipienne et de rage, destinés à la fondatrice,
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mais aussi les jouissances liées à la participation par procuration à la scène perverse et à la toute-puissance de la « femme d’affaires ». Il s’agit là d’un mouvement qui, grâce entre autres à divers retournements et renversements, a substitué un récit édifiant, idéalisant, à une aventure individuelle et groupale où chacune, puis chacun, a pu trouver ses intérêts, bien plus prosaïques. L’autre mouvement est celui dont nous sommes témoins au décours même du jeu psychodramatique : il est rendu dynamiquement possible par le transfert et la demande du groupe, et sa mise en œuvre est hébergée par le dispositif psychodramatique groupal. C’est celui du « Petit-Poucetdevenu-grand », celui où sur scène se distribuent en des personnages, des postures, et des discours, les diverses identifications inconscientes, mobilisées en chacun et dans le groupe par la crise groupale. Le jeu — dont le thème et l’ébauche de la distribution des personnages sont seuls annoncés avant d’aller sur scène — donne accès (pour les acteurs comme pour les spectateurs) à une élaboration intégrative grâce à une concaténation collective des représentants (représentations et affects), et cela sous des formes non seulement verbales, mais aussi idéiques et motrices. Cette concaténation en cours sur scène met en place une nouvelle scène mythique : autrement dit, elle ne se réalise qu’à travers une mythopoïèse, s’hébergeant dans les représentations d’un mythe déjà là, « le Petit Poucet », en produisant pour celui-ci une nouvelle variante ad hoc. Toujours-déjà-là, le mythe précède la naissance de chacun d’entre nous et de chacun des membres de ce groupe, il est une parole s’originant in illo tempore, certes transmise par les parents et/ou leur génération, mais s’originant au moins dans celle des grands-parents (ici, d’ailleurs, elle est mise en représentation par le portrait de l’Ancêtre : tout à la fois portrait révélé du père imaginaire destructeur de la fondatrice, écran de la vérité psychique de l’histoire, et objet transférentiel persécuteur). Le « PetitPoucet-devenu-grand » est une version nouvelle du mythe, d’un point de vue mythographique, c’est une « variante du finale » du conte. Mais elle est aussi la concaténation représentative, devenue possible et sensée dans certaines conditions, par laquelle un groupe donné rend compte de sa crise groupale (ici : la mort imminente du groupe, inscrite comme un destin tragique) en référence à ses commencements : le groupe se sert ici d’un mythe connu de tous depuis l’enfance (le Petit Poucet) et se référant à l’enfance, pour contenir et héberger logiquement cette concaténation de représentations, et lui servir de nid fournissant des conditions de sens et d’affects utilisables pour l’effort actuel d’auto-représentation. Contenue maintenant dans l’espace mythique, la concaténation mythopoïétique
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nouvelle acquiert à son tour une qualité mythique, soit ici : d’être un discours par lequel se proclame une vérité sur les commencements que chacun peut saisir, qui concerne chacun, mais qui s’énonce au-delà des apparences, transfigurée et travestie. Quelle est cette vérité ? La proposition essentielle qui nous apparaît exprimée dans ce mouvement mythopoïétique est que : les enfants perversement traités et abandonnés sont fondés à haïr leurs parents, mais cette haine peut les détruire eux-mêmes, autrement. Une fois élaborée et appropriée par le groupe au cours des séances restantes, cette proposition et ses corollaires se substituent au discours mystificateur groupal du début qui se situait dans une logique persécutive et messianique d’urgence narcissique (« danger de mort imminente par étranglement financier de l’institution héroïque, amenant la demande de l’intervention d’un tiers qui pourrait magiquement sauver le groupe »). Du coup cette proposition acquiert pour le groupe une valeur d’interprétation de la crise narcissique groupale actuelle, en permettant qu’on la rattache à ses « engendrements », à ses prodromes et à son cheminement dans la temporalité institutionnelle (« vingt ans », vécus comme le passage d’une génération). Cette proposition fait aussi le pont entre le mythe des Amazones fondatrices et l’élaboration que cette équipe fera dans la suite de la pratique institutionnelle jusqu’alors : encourager les épouses à quitter leur mari, les y aider en les cachant puis en les « formant » à vivre longtemps en femmes seules et entre femmes. Au cours des dernières séances de l’intervention, cette interprétation permettra aux participants de pouvoir commencer à s’investir comme des sujets groupés, de parler de leur histoire personnelle et de la place qu’y aura tenue l’adhésion à ce groupe au temps où elle a eu lieu. Des projets personnels pourront dès lors sembler légitimes : désirs de quitter l’équipe de toute façon, de se former à d’autres pratiques, de repenser et de formuler un projet institutionnel différent. Le « Château des Amazones » peut ainsi présenter de façon relativement exemplaire les voies par lesquelles, dans un groupe que son moment instituant et différenciant avait aussi placé dans une dynamique processuelle naissance-engendrements-mort, des éléments transgressifs et traumatiques inauguraux ont pu être vécus groupalement et inconsciemment comme un « destin funeste ». Ce fatum forçait le groupe dans l’impasse d’une opposition d’états : vie/mort, dans laquelle ils s’identifient tour à tour à leur fondatrice abandonnante et perverse et aux enfants abandonnés promis à la mort ou à la perversion. Cette opposition fermée vie/mort aboutit à une crise qui pourrait être fatale lorsque par
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régression, le groupe semble adhérer au collapsus paradoxal (vie = mort), émergence des processus primaires. « Miroir, joli miroir, me reconnais-je encore moi-même ?... » semblait penser la mère vieillie du « Château des Amazones ». Le miroir, élément central du mythe de Narcisse, dont nous retrouverons, avec des reflets bien différents, sous une autre enseigne, la position d’étayage représentatif de l’élaboration mythopoiétique du narcissisme groupal mis en question.
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« À l’Enfant Bien Soigné » Il s’agit ici de l’intervention mise en œuvre à la suite de la demande présentée de façon très explicite par trois de ses membres au nom de l’ensemble, pour l’équipe de l’équivalent d’un CMPP d’une ville de province d’un pays francophone. Une lettre fut adressée au CEFFRAP, dont je citerai quelques éléments :« Notre objectif serait double : 1) comprendre, élaborer et dépasser des situations conflictuelles récurrentes qui surgissent au sein de notre institution [...] 2) repenser l’organisation de notre équipe, et cela d’autant plus que certains collaborateurs vont nous quitter. [...] Notre centre existe depuis plus de trente ans [...] Notre référent théorique est essentiellement la pensée psychanalytique, avec une ouverture aux théories systémiques. » On désignait d’emblée la difficulté du passage critique d’une génération révolue après sa fondation par une structure groupale incertaine de sa pérennité, face à des séparations inéluctables. Difficulté aussi du questionnement des rapports entre le moment fondateur, la structure, son référent psychique et les conflits sans cesse surgissant sans qu’on puisse en imaginer la solution ou la résolution. D’un commun accord mais évidemment sans en avoir conscience, les signataires de cette lettre et moi-même nous mîmes d’accord pour fixer le jour d’une rencontre inaugurale et d’un travail groupal exploratoire exactement neuf mois après la date de cette lettre. Il s’agissait donc aussi de naître, d’évoquer la naissance, ou de renaître. Au cours de cette journée préliminaire, le nombre des présents, comme leurs souhaits, m’amènera rapidement à exclure une proposition psychodramatique. La diachronie de l’institution est d’emblée située par les participants comme « une histoire sainte ». La geste de trois hommes s’en dégage, qui sont décrits comme « les fondateurs ». « À travers cette institution, ils ont établi la pédopsychiatrie psychanalytique dans » leur pays, rejoints peu à peu par un groupe d’hommes et de femmes qu’ils ont formés, et qui assument désormais groupalement la tâche de former à
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leur tour les plus jeunes collègues. Ceux-ci viennent parfois de loin, pour ensuite repartir, ce sont « les stagiaires » parmi lesquels on recrute aussi, quand c’est nécessaire, les nouveaux membres de l’institution. Leur formation se dispense alors notamment à travers des séminaires internes, qui se groupent autour de chacun des « fondateurs ». Ainsi l’entreprise fondatrice d’alors se poursuit-elle à ce jour, me dit-on, par une activité groupale conçue comme « défense et illustration de la psychanalyse dans le soin à l’enfant ». Narrant à plusieurs voix cette « histoire sainte » à un tiers, ce groupeinstitution tente de ramasser en une vue cavalière épique trente années constituant une étoffe extrêmement complexe de relations entre sujets groupés, étoffe dont les fils négatifs, destructifs, traumatiques, et simplement sexuels et/ou passionnels sont méthodiquement cachés dans l’épaisseur du tissu, au profit d’une centration sur la dimension héroïque : l’instauration de la psychanalyse pour les enfants en secteur public, ex nihilo. La portée psychique de cette fresque s’actualise aussi autrement : dans ce discours groupal inaugural, des éléments vécus comme actuels et rapportés comme détachés de cette épaisseur, tels des détails au premier plan, se conflictualisent avec l’arrière-plan. Ils commencent à situer en creux le transfert groupal et ses leurres idéalisants, et désignent la représentation que se donne le groupe de sa situation dans l’espace et le temps. Ainsi, par exemple, le fait que des stagiaires se forment dans ce CMPP mais n’y restent pas, et que l’engagement de nouveaux membres apparaisse beaucoup plus difficile que ce devrait l’être pour une institution aussi « bonne ». On dit par exemple : « Pour ce poste-là, on a très longtemps discuté, on voulait un psychologue familialiste qui ait de la bouteille, qui puisse aussi faire de la consultation et du testing, qui soit assez âgé mais pas trop, tout ça, on a reçu des gens et on a mis très longtemps à trouver et à se décider, et finalement on a pris Alexandre, il est très jeune et sympa, décrispé, plein de bonne volonté, et... il n’est pas familialiste. C’est toujours la même histoire, les gens ils viennent prendre ici tout ce qu’on peut leur donner, et puis après ils partent et s’en vont dans la capitale et eux, ils trouvent tout ce qu’ils veulent. » Bien différent de ces jeunes qui s’en vont, l’intervenant du CEFFRAP, lui, psychanalyste qui se déplace de si loin, d’un pays étranger, et « vient jusqu’à nous ».
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Ainsi également, les derniers arrivés, dont certains maintenant depuis plusieurs années, semblent mettre très longtemps à se vivre intégrés de façon globalement équitable dans le groupe. Entre jeunes psychologues en période d’essai, psychologues stagiaires puis débutants en formation clinique, assistants de pédopsychiatrie confirmés, assistante sociale devenue psychothérapeute et psychanalystes déjà âgés et confirmés dans leur propre société psychanalytique, une cascade hiérarchique produit une pluralité de règlements, où droits et devoirs diffèrent selon le degré de proximité au phallus (la psychanalyse) qui seul permet la réalisation du fantasme groupal : « On répare (psychanalytiquement) un enfant. » Ordonné autour de la formation, un très long processus de reconnaissance progressive (qui n’est évidemment pas sans nous faire penser à celui des sociétés psychanalytiques, et à celui de la société dont sont membres les fondateurs) attend chacun à son arrivée, processus au cours duquel son narcissisme personnel restera interrogé. C’est à l’ancienneté qu’on monte dans tous les sens du mot. On dit d’une part : « Il y a ceux qui ont droit de participer au séminaire et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont un bureau dans les étages, et ceux qui n’en ont qu’un au sous-sol, et ceux qui n’en ont pas du tout et doivent partager en bas un seul bureau à plusieurs, etc. » Mais on dit aussi : « Comment trouver sa place, comment être écouté, simplement écouté sans avoir à mettre un gilet pare-balles ? » Paroles dites dans une salle où j’ai fixé les consignes, les mêmes pour tous en trois règles simples, et où je change de place volontairement à chaque nouvelle séance. Ainsi, enfin, « la maison » apparaît en cours de délaissement par ses pères fondateurs, qui la quittent peu à peu, ce qu’on aborde dès les premiers moments de travail groupal. Fondée donc par trois médecins psychanalystes, trois hommes, ceux-ci prennent au cours de ces années-là leur retraite, parfois difficilement : le premier, Gerry, est parti cinq ans avant l’intervention, il a insisté pour conserver de façon légale, mais gênante, son exercice privé dans les murs de l’institution. Ce, jusqu’à ce que la directrice administrative s’y oppose et le contraigne à cesser. Il est mort un peu plus tard. Le second, Jamie, est présent lors de notre journée de travail exploratoire, il rappelle à un certain moment son départ à venir sans le dater, et j’aurai la surprise de constater son absence dès la journée de travail suivante quelques mois plus tard. Au cours de la dernière journée de travail groupal, Louis, le troisième, annoncera son départ et invitera ses collègues à anticiper ce moment en lui permettant de
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« faire des petits », il entend par là former des jeunes collègues dans son séminaire, le dernier à se tenir.« Le départ de Louis, ça nous traumatise déjà, et c’est dans deux ans. » Les pères ont donc fait leur temps, le mythe menace d’une fin tragique, car la diachronie du groupe pourrait se refermer sur la fin d’un cycle générationnel, dans une déstructuration progressive de la ritualité pyramidale institutionnelle dont apparaîtrait maintenant l’inanité liée à l’absence bientôt de leurs étayages objectaux et narcissiques. L’intervention demandée est donc visée comme une enveloppe protectrice devant accompagner le groupe dans ce qui pourrait aussi être un passage de générations, aider à la définition d’un héritage à réaliser, et parer en tout cas à la réalisation de ce fantasme de débandade. Mon groupe d’origine et moi-même sommes dès lors investis entre autres comme un étayage narcissique vicariant, détenteurs du même phallus psychanalytique idéalisé. Cet aspect amène d’ailleurs à noter que l’on retrouve ici le caractère transhistorique de la mythique, et de la mythopoïèse. Le groupe semble vivre une sorte de « provincialisme institutionnel », un état ambivalent d’éloignement, de fermeture et de répétition. Cet état est d’une part défendu comme s’il garantissait la cohésion du groupe (« notre identité » est une expression qui revient bien souvent), mais il est d’autre part vécu par beaucoup comme un des symptômes de la crise groupale. Appeler un étranger à l’institution et au pays, lui-même membre d’une institution de psychanalystes groupalistes, a donc aussi consisté dans cette optique à faire appel à une révélation de « la vérité des groupes » , révélation que possèderait une instance qui précède cette institution non chronologiquement, mais logiquement : la psychanalyse. Le CEFFRAP sera alors ici « l’institution supposée savoir », d’un savoir transhistorique, celui du mythe, et celui du même mythe. En attendant mieux (ou pire), les sentiments d’abandon (et par les « petits » et par les pères), l’angoisse de mort du groupe et l’ambivalence de chacun avaient amené une crise narcissique groupale : c’étaient bien la résurgence exacerbée de jalousies multiples (nourrissant sans cesse des conflits quotidiens sur les fonctions, les attributions, les lieux, les temps de chacun et de tous), l’agressivité permanente empêchant le travail collectif et l’élaboration clinique, et des mouvements paranoïdes divers, qui constituaient l’objet de la « demande primaire » adressée à l’intervenant. Cette crise se caractérisait donc, comme toujours, par une régression groupale, avec des mouvements de déliaison : l’investissement positif se dérobe et se reporte sur des projets ambitieux mais inhibés,
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l’investissement négatif domine et empoisonne la vie ensemble. La vie dans l’institution n’est plus partagée, elle est disputée... Lors de l’avant-dernière séance de l’intervention, plusieurs commencent par réévoquer avec émotion le départ de Gerry : il a légué sa bibliothèque en trois temps avant son départ, son autoportrait photographique et sa plaque offerte par l’équipe ont ensuite été déposés dans son bureau-bibliothèque avant son départ, bibliothèque dont les stagiaires sont exclus. Son fauteuil, on ne savait pas quoi en faire, et à la fin, on l’a laissé vieillir sur un palier de l’escalier. Tout cela fait penser à la mort d’un père, et ça fait sourire aussi, dit-on.
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Benoît fait alors part d’un fantasme : toute l’équipe serait réunie dans une cathédrale (la « cathédrale de la psychanalyse » avait été évoquée dans une séance précédente), et on avancerait lentement vers l’autel, en deux rangs (hommes et femmes) chacun et chacune à sa place. D’autres le précèdent déjà à l’autel, sur lequel il y a un miroir et non un tabernacle. Alexandre prend la suite : c’est un miroir sans tain, et derrière, il y a l’œil des fondateurs, qui continue à observer si tout se passe bien après leur départ. Denise reprend : ils observent, mais ils sourient aussi : ils approuvent parce qu’on ne fait pas n’importe quoi, on travaille à faire que les choses soient pour le mieux, même si forcément ça change. Claude conclut : de toute façon, même dans ces lieux-là il y a des changements : on prend le latin, on met le français, on prend l’autel on le met dans l’autre sens, ça change tout mais c’est quand même la même chose... Denise reprend, suivie d’autres : elle dit qu’on ressent, et qu’elle ressent, de la reconnaissance pour tout ce qui a été enseigné dans les séminaires, qu’on s’y sentait peu à peu initié et qu’en même temps on se sentait plus mature et plus sûr de soi dans sa pratique avec les enfants et les parents. Louis conclura que l’évocation du départ des fondateurs, et du sien, ne doit pas faire oublier que les gens de la génération à venir devront eux aussi partir un jour, et que ces départs ne doivent pas cacher les challenges d’aujourd’hui avec les rivalités qui s’ensuivent. Pendant la dernière séance, on explique à plusieurs voix, dans une érotisation sous-jacente, que durant les deux années correspondant à l’intervention, plusieurs participants ont essayé ou annoncé des « travaux en couple » auprès d’enfants ou de parents. Mais on s’aperçoit que les seuls qui ne se sont pas interrompus avant réalisation sont ceux où deux hommes ou deux femmes travaillaient ensemble. Je fais alors remarquer la conjonction hétérosexualité-rivalité/angoisse-inhibition. Personne ne commente, mais tout le monde se met à parler du futur, et les projets abondent, en même temps que la reconnaissance de la nécessité de prendre du temps pour les élaborer. Au dernier moment, on se rappelle de la fin de l’intervention, et dans des termes identiques à ceux utilisés précédemment, des sentiments de reconnaissance pour le travail effectué sont exprimés.
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Dans une démarche où le tragique cède devant le tragi-comique, c’est à partir de la prise de conscience de l’inanité des rites entourant les restes, tombant en poussière, du père mort, que se constitue dans les échanges psychiques intra-groupaux, le fantasme de la cathédrale, et pourrait-on dire, du « maître-miroir ». C’est un mouvement mythopoïétique qui ne détrônera pas, ni n’invalidera les valences héroïques et épiques du mythe fondateur de l’institution, mais lui crée un nouvel épisode possible, celui d’une reconnaissance et d’une réconciliation qui tempèrent le ressentiment, la culpabilité de l’abandon, et la détresse narcissique rampante du groupe. La génération des fondateurs pourrait donc être légitimement suivie d’une autre, nouvelle génération d’héritiers, valeureuse par sa fidélité mais désormais aussi par ses novations, ou mieux, par sa fidélité dans la novation. Chacun a alors sa place dans le groupe, et c’est à chacun du groupe que s’adressent la surveillance, mais aussi désormais la réconciliation souriante avec ce que chacun devient. La re-érotisation qui s’ensuit dans les échanges est à considérer comme un bon témoin des processus de reliaison en œuvre à ce moment dans le groupe. Une intégration de la temporalité groupale diachronique par l’acceptation de la disparition des fondateurs et de chacun s’opère ici : la séance bascule autour de la figuration fantasmo-mythique du « maître-miroir », et cette scène atteint son efficacité symbolique quant à l’enjeu narcissique central du groupe en conjoignant l’inaltérable et l’intemporalité du phallus (la divinité, le monument intemporel, la tradition immémoriale) avec la contingence et la spécificité de chacun dans le groupe (les sexes, les générations, la profession, l’ancienneté, etc.). Ces deux plans du fantasme sont médiatisés dans l’espace et le temps par cet élément pivot que constitue l’objet-miroir. Celui-ci, sans tain, est donc biface, comme il est bidirectionnel et bi-générationnel. Il l’était aussi dans le « Château des Amazones » : mais il s’agissait là-bas d’un mythique ancêtre pervers, imprécateur promettant la ruine narcissique à sa descendance. « À l’Enfant Bien Soigné » c’est bien différent : la Trinité des fondateurs surveille ses « petits » et les soigne d’un sourire... La conjonction du miroir et du visage, furieux ou souriant selon le cas, qui y transparaît pour le groupe, m’apparaît éclairante quant aux fondations individuelles archaïques atteintes par les processus des crises psychiques groupales, quand elles sont des crises narcissiques — ce qu’elles sont effectivement le plus souvent, et toujours lorsqu’elles se nouent autour de la mise en jeu de la fondation ou de la refondation de l’identité groupale-institutionnelle. La symbolisation par le miroir se réfère à la mère idéalisée qui a étayé l’unification et la narcissisation de la psyché-soma du sujet dans une relation de spécularité aimante.
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Et la colère ou le sourire dans ce miroir-là évoquent d’évidence les dynamiques schizo-paranoïdes de chaque sujet, mais peut-être aussi plus profondément les processus de l’identification primaire, qui sont liés au sourire à la reconnaissance fondatrice du visage humain, processus si bien analysés par Spitz en termes « d’organisateurs de la vie psychique ». Ce qui signale aussi de façon symétrique et complémentaire les mouvements narcissiques primaires dans le sujet, qui sont concernés, voire « traités », par l’adhésion à la dynamique groupale et à la mythique de la fondation/refondation du groupe-institution.
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Une refondation ? Une définition de l’intervention psychanalytique en groupe institutionnel pourrait être ainsi approchée : c’est le temps d’une parole, affectée et adressée à un tiers psychanalyste, temps au cours duquel, par les voies des mouvements transférentiels et contre-transférentiels, les figures et la geste centrales de la mythique groupale vont être réinvesties, et pour peu qu’elles soient dévoilées, vont être mises en jeu et mises en cause dans leur portée étayante, et/ou leurrante, et/ou aliénante pour chacun et pour tous. Ce temps pour une élaboration de la vie psychique groupale est certes un temps qui se compte et se mesure, mais là encore, il est avant tout un compromis intégrant dans ses replis une première figuration transféro-contretransférentielle d’éléments de la mythique groupale. C’est d’ailleurs jusque dans les détails apparemment les plus contingents que la diachronie groupale se transfère en se symbolisant, et ce dès les premiers contacts. J’ai déjà mentionné plus haut les attentes de naissance ou de renaissance à travers un choix de dates espacé de neuf mois jour pour jour. Au « Château des Amazones », c’est vingt ans après la fondation qu’on fait la demande d’une intervention, au cours de laquelle le jeu psychodramatique central se verra attribué deux titres dont l’un est « Vingt Ans Après ». « À l’Enfant Bien Soigné », on se mettra d’accord préalablement sur trois journées d’intervention proprement dite, puis, au cours de chacune d’elles, il sera question du départ, passé, présent et futur, de l’un des trois fondateurs, réunis in fine en une triade mythique avec l’ensemble du groupe au cours des dernières séances. Une fois proposé et accepté, le nombre de séances et/ou de journées de travail groupal sera saisi par le groupe et, comme bien d’autres indices réalitaires, utilisé à des fins de symbolisation, à part et au-delà de sa fonction comme élément repérable et quantitatif du dispositif.
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En me référant à l’opposition complémentaire macrocosme/microcosme, et surtout au fonctionnement symbolisant qu’elle illustre, j’aimerais suggérer que, subvertissant toutes les contingences argumentables (disponibilité, budgets, activité institutionnelle, etc.) la temporalité de l’intervention réalise inconsciemment un microchrone, un analogon symbolisant — et dès lors potentiellement symboligène — du temps groupal vécu dans l’institution, tel qu’architecturé par la mythique du groupe. Cette symbolisation analogique et allusive est évidemment portée par la répétition, qui s’actualise dans les transferts, et le désir de retrouvailles avec l’objet perdu ou en perdition, idéalisé. L’intervenant est alors souvent investi inconsciemment, au moins temporairement, des mêmes qualités que le fondateur, alors qu’à d’autres moments, le groupe lui donne à vivre une élection, tel l’héritier à qui sont ouverts les secrets de l’origine. C’est que le désir d’une « refondation » est une des voies de l’élaboration, parfois du dépassement de la crise et il se fait souvent entendre, tel le chant des sirènes aux oreilles de l’intervenant, qui se voit ainsi sollicité de différentes manières de se déloger de la position tierce qu’il maintient, et se voit offert d’occuper le trône. En fait, la proposition de dispositif et, une fois celui-ci convenu de part et d’autre, l’investissement de ce dispositif par l’analyste intervenant sont déjà l’acte fondateur de l’intervention elle-même. En cela l’intervenant se propose déjà au transfert tel un néo-fondateur possible, et cet acte est a priori entendu par le groupe institutionnel comme l’expression de son désir d’occuper cette place. Il s’agit là d’un des nouages transférocontre-transférentiels groupaux inauguraux, sans doute le plus fréquent, peut-être aussi le plus critique pour l’analyste intervenant. Ce nouage ranime de fait sa propre problématique narcissique (celle de l’Enfant-Roi que chacun continue à espérer/désespérer d’être), en même temps qu’il met à l’épreuve l’appui interne que doit constituer pour l’intervenant l’élaboration précédente de ses propres liens groupaux, c’est-à-dire : de leurs aspects critiques. La vie institutionnelle en effet n’est pas pour l’analyste contournable : pas d’analyste sans groupe de travail, séminaire, cartel, association, société, fédération, etc. Pas d’intervenant, sans institution d’origine. C’est donc l’élaboration analytique relative de sa propre histoire groupale-institutionnelle, avec ses engagements et ses souffrances, ses constructions, ses violences, et ses déceptions, ses investissements narcissiques et ses problématiques générationnelles, qui constitue pour l’analyste intervenant la condition générative a priori de ses interprétations, latentes ou manifestes, puis énoncées ou réservées.
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Dans cette constellation inaugurale de l’intervention, l’espoir inconscient d’une « refondation » et de ses bénéfices narcissiques escomptés est donc bien partagé... comme in illo tempore. En cela encore, la crise se révèle comme un après-coup de la fondation.
Chapitre 3
LE DEUIL DES FONDATEURS DANS LES INSTITUTIONS : TRAVAIL DE L’ORIGINAIRE ET PASSAGE DE GÉNÉRATION
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René Kaës
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ce chapitre, il sera question de la réalité psychique et de la souffrance dans les institutions. Au cours de travaux précédents, j’ai essayé d’analyser les déterminations et les effets psychiques de la souffrance institutionnelle1 . J’ai relevé trois principales sources de souffrance : l’une est inhérente au fait institutionnel lui-même ; l’autre à telle institution particulière, à sa structure sociale et à la structure inconsciente qui lui est propre ; la troisième à la configuration psychique du sujet singulier. Cette intrication de plusieurs sources de souffrance dans l’institution a été globalement désignée comme « souffrance institutionnelle ». Cette désignation m’a conduit à me demander qui est le sujet de la souffrance institutionnelle. Postuler l’institution comme sujet de la souffrance ne peut s’entendre que comme effet d’un discours dans ANS
1. Dans le chapitre qui porte ce titre dans l’ouvrage L’Institution et les Institutions (Kaës, Enriquez et al., 1987, p. 35-46. Voir aussi Kaës, 1997 et 2004a).
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lequel opèrent des déplacements, des condensations et des renversements entre l’élément et l’ensemble, entre la partie et le tout. L’institution, objet psychique commun, à proprement parler ne souffre pas. Ce dont nous devons nous occuper, c’est de Je et de Nous en tant que nous souffrons de notre rapport à l’institution, dans ce rapport et par ce rapport. Je me suis particulièrement intéressé à la souffrance associée au fait institutionnel lui-même, en raison des contrats, pactes et accords, inconscients ou non, qui nous lient réciproquement, dans une relation asymétrique, inégale. Dans ces alliances, où s’exerce nécessairement la violence, un écart variable s’éprouve nécessairement entre d’un côté les contraintes et les exigences de travail psychique requis par l’institution, par exemple les renoncements pulsionnels directs, les sacrifices ou les abandons des intérêts du moi pour participer à l’institution, et d’un autre les bénéfices escomptés en échange. Nous souffrons de ces écarts, mais aussi de ne pas comprendre la cause, l’objet, le sens et le sujet même de la souffrance que nous éprouvons dans l’institution. Ces traits spécifiques de la souffrance institutionnelle correspondent à l’indifférenciation foncière des espaces psychiques. Je veux parler de cette « souffrance de l’inextricable » comme la caractéristique fondamentale de la pathologie institutionnelle. Il existe une deuxième manifestation de la souffrance institutionnelle : elle est associée à un trouble de la fondation et de la fonction instituante. J’ai rapporté la plupart de ces troubles aux défaillances des formations contractuelles impliquées dans la fonction instituante : il y a trop ou pas assez d’institutions, ou encore elle est inappropriée à sa fonction, par inadéquation entre la structure de l’institution et la structure de la tâche primaire. Une autre source constante de souffrance est associée aux troubles de la constitution de l’illusion fondatrice et aux défauts du désillusionnement. Une troisième source de souffrance est associée aux entraves à la réalisation de la tâche primaire. Dans sa tâche primaire (soigner, former, produire, vendre...), l’institution fonde sa raison d’être, sa finalité, la raison du lien qu’elle établit avec ses sujets : sans son accomplissement elle ne peut survivre. Toutefois, la tâche primaire n’est pas constamment ni de manière principale celle à laquelle s’adonnent les membres de l’institution, et il en résulte quelque motif de souffrance. Enfin — la liste n’est pas exhaustive — je me suis attaché à décrire la souffrance associée à l’instauration et au maintien de l’espace psychique dans l’institution. L’espace psychique s’amenuise avec la prévalence de l’institué sur l’instituant, avec le développement bureaucratique de l’organisation contre le processus, avec la suprématie des formations
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narcissiques, répressives, dénégatrices et défensives qui prédominent dans l’institution. Dans ce chapitre, je voudrais rendre compte d’un autre aspect de la « souffrance institutionnelle », celle qui confronte les sujets membres d’une institution au deuil d’un fondateur. La ligne directrice de ma réflexion est la suivante : la mort ou le départ d’un fondateur confronte les membres de l’institution à un travail du deuil et de séparation au sein duquel est mobilisé le travail de l’originaire. J’appelle travail de l’originaire une élaboration qui traverse les rapports d’union-rejet à l’objet perdu jusqu’aux remaniements des mythes fondateurs de l’institution. Je ne pourrai pas développer toutes les propositions contenues dans cette hypothèse, mais je voudrais signaler leur existence dans l’articulation suivante : le travail de l’originaire est aussi un travail sur les représentations de l’origine. Dans le deuil, c’est à cette condition que peuvent s’effectuer la transmission et le passage des générations. Une particularité de ce travail sur l’origine est qu’il met en crise ce que j’ai appelé les garants métapsychiques1 des membres de l’institution : ces garants consistent notamment dans les alliances fondatrices, les reconnaissances identitaires, les énoncés de certitude, les illusions nourricières, les interdits fondamentaux : ces garants sont les appuis de la formation et du fonctionnement de la psyché. Dans certains cas, ce sont les garants métasociaux de l’institution elle-même qui sont ébranlés, c’est-à-dire ce qui fonde son autorité sur le droit et sur la reconnaissance sociale. Avec ces concepts, l’analyse que je propose tente d’articuler trois espaces psychiques : celui de chaque sujet dans l’institution, celui de leurs liens entre eux et avec l’institution, et celui de l’institution en tant qu’ensemble. L’intérêt de cette approche à triple emboîtement est, notamment, de mettre en évidence la relation l’appui que les garants métapsychiques prennent, à notre insu, sur les garants métasociaux. Dans les deuils que j’évoque, il arrive que la mise en œuvre du travail sur l’originaire soit pour les membres de l’institution d’une difficulté telle qu’une demande est alors adressée à un intervenant extérieur. Le terme d’intervenant mériterait une réflexion, mais je voudrais souligner que la demande adressée comporte des buts variables : elle se formule souvent comme une demande d’aide ou d’accompagnement, plus rarement comme une demande de perlaboration des difficultés rencontrées ; elle 1. Sur la notion de garants métapsychiques et métasociaux, cf. Kaës, 1985, 2005, 2007.
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contient quelquefois l’attente ambiguë d’un remplacement impossible de la personne disparue, ce qui engage déjà intensément les mouvements de transfert. Ce qui est demandé par des sujets douloureusement atteints est complexe et ne se révèle qu’au cours du travail de l’intervention1 . Lorsque les fondations sont ébranlées à ce double niveau méta, le travail de l’intervention consiste essentiellement dans le repérage de ces différents espaces et de leurs articulations, pour pouvoir les interpréter avec les membres de l’institution. Dans une étude plus large que celle-ci et sur ce sujet, j’ai proposé une approche différentielle des cadres institutionnels (Kaës, 1987, 1996). Les cas de figure correspondants mettent en relief une certaine importance des variables constituées par la tâche primaire de l’institution (par exemple le soin psychiatrique ou la transmission de la psychanalyse), par le caractère public ou privé de l’institution et, bien sûr, par les investissements réciproques entre les membres de l’institution, l’institution et la figure du fondateur. Mais au-delà de ces variables, toutes nos interventions ont un point commun : celui de confronter les sujets membres de l’institution et les instances institutionnelles à une problématique de passage de génération et de transmission de la vie et de la mort psychiques. Comme dans tout travail psychanalytique, celui de l’intervention en institution s’engage sur les mouvements du transfert. La complexité de ces mouvements est à souligner. Le transfert renvoie toujours à la demande qui nous est adressée et, en deçà de celle-ci, à ce qui s’est noué dans l’origine de l’institution comme dans son actuel, qui en porte le symptôme. C’est cette émergence du transfert qu’il est difficile de repérer, parce que l’institution comporte tant de lieux et tant de dispositifs transférentiels, qu’il faut savoir comment la dynamique des transferts s’y manifeste et, plus précisément, comment elle se porte sur le psychanalyste. Si nous ne parvenons pas à éprouver et à discerner la complexité et les intensités de ces mouvements, les processus qu’ils mobilisent électivement (la diffraction et la connexion des transferts notamment) et les contenus transférés dans les différents lieux des transferts, une part décisive de la réalité psychique partagée par les membres de l’institution risque d’être occultée. Nous pouvons alors observer que ce qui est mis hors champ de l’analyse fait retour dans des actes, accroît notre impuissance à comprendre et à tenir notre fonction, et chaotise chez chacun la capacité d’éprouver et de penser. 1. Sur les principes méthodologiques de l’intervention psychanalytique dans les institutions, cf. le chapitre de J.-P. Pinel dans cet ouvrage, et Pinel, 1996.
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M ORT
DE FONDATEURS OU DE CHEFS DE SERVICE DANS DES INSTITUTIONS PUBLIQUES Je commencerai par l’exposé d’une intervention dans une institution publique1 . Ce qui spécifie ce type d’institutions (dans mon expérience, il s’agit de services hospitaliers ou extra-hospitaliers de psychiatrie : centres de crise, CMPP, hôpitaux de jour) peut se décrire de plusieurs points de vue. Ils concernent la tâche primaire, ordonnée au soin psychique, l’organisation hiérarchique et la différence des fonctions, le type de rapport économique (le régime dominant est celui du salariat), le mode de recrutement (généralement non co-optatif). Notons ce point important : en cas de tension, de conflit, de succession, le rôle décisionnel appartient à l’administration. Dans mon expérience, la plupart des institutions qui formulent une demande d’intervention fonctionnent sur des références psychanalytiques. Une culture spécifique les caractérise.
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Le deuil après la mort d’un fondateur d’un service de pédopsychiatrie Voici un premier exemple clinique. Près de trois ans après la mort du chef d’un service de psychiatrie, une demande m’est adressée par les soignants d’une unité de soin : ils sont désemparés, persécutés par l’administration qui annonce sa probable fermeture et par une succession rapide de plusieurs médecins chefs de formation cognitiviste, hostiles à l’équipe et à tous les services du Dr T. Pourrais-je les aider à comprendre leur crise, à les sortir du marasme, et les accompagner dans leur projet de reconstituer leur capacité de travailler ensemble, comme ils le faisaient du vivant du Dr T. ? Au cours de la première séance exploratoire, j’apprends que cette unité avait été très investie par le Dr T. qui l’avait créée et qu’il considérait comme son « enfant préféré », prenant ainsi figure de fondateur charismatique de tout le service, comme si lui-même, dans le discours des soignants, n’avait pas eu de prédécesseur. Dans son deuil, l’équipe se rassemble sur la certitude de cette filiation préférentielle, mais « l’ombre de l’objet perdu tombe sur le moi » de chacun et sur l’équipe tout entière, au point qu’elle s’est repliée sur elle-même et qu’elle s’est efforcée de maintenir sa ligne clinique, objet de son investissement et de l’héritage du fondateur, ce qui suscite beaucoup d’envie de la part des autres unités. 1. Dans tous les cas cliniques présentés dans ce chapitre, des modifications ont été apportées à certaines données factuelles afin d’assurer la discrétion sur les personnes sans affecter l’authenticité des processus décrits.
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J’apprends que, quelque temps après la mort du Dr T., les locaux de l’unité ont été repeints et réaménagés, sauf le bureau du Dr T., maintenu en l’état, selon le vœu de l’équipe. J’accepte de les écouter. Le dispositif budgétaire nous conduit à programmer quatre séances d’une demi-journée, séparées de cinq à six semaines. Au total, « l’intervention » aura duré un peu moins d’un an entre la demande initiale et la dernière séance. La séance suivante fait apparaître de nombreux éléments persécutoires : le nouveau chef de service, soutenu par la direction de l’hôpital, attaque l’ensemble de l’équipe sur ses orientations psychanalytiques, et chacun en particulier sur sa réticence à accepter les nouvelles orientations théorico-cliniques du soin. Mais aucun débat n’est engagé. Les soignants sont renvoyés sans cesse à leur deuil interminable avec cette interprétation (sauvage) : « Vous n’acceptez pas le changement pour ne pas faire le deuil du Dr T. » On voit ici comment se confondent, dans une manipulation perverse du deuil par le pouvoir du médecin chef, accordé au pouvoir de l’administration, les niveaux méta (institutionnel, groupal) et le niveau psychique. Désemparés dans leur capacité de penser à la fois la mort du fondateur, la perte de leur reconnaissance identitaire et les attaques qui fondent sur eux, les soignants sont déprimés, ils ne trouvent leur unité que dans la douleur qui seule parvient à les soutenir solidairement. Mais au cours de la séance, pointe une découverte importante : que l’équipe actuelle est constituée de nouveaux venus qui n’ont pas connu directement le Dr T. Trois générations se différencient : les co-fondateurs, les « secondes lignes » ou secondes générations, les nouveaux. Sur cette différence s’embrayent des différences dans les attentes et dans la conception du soin. Au début des séances suivantes, je demande si des pensées leur sont venues à l’esprit depuis la dernière rencontre, s’ils en ont parlé ensemble ou pas. Ils se rendent compte que la persécution externe a accru la fragilité de leur équipe devant la nécessité qu’ils éprouvent de maintenir l’idéal thérapeutique qu’ils partageaient avec le Dr T. Dans un premier temps, l’idée s’impose de reprendre contact avec « l’extérieur » (les autres unités du service) mais elle est aussitôt écartée : « Ceux qui sont proches de nous sont aussi menacés, ils sont peut-être moins solides que nous, restons entre nous, unis ». Les « co-fondateurs » soutiennent haut cette position, les « secondes lignes » hésitent, les nouveaux se taisent. Je souligne ces différences. Quelques semaines plus tard, au début de la séance, l’équipe se montre plus désemparée que jamais : les menaces de disparition de
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l’unité s’intensifient alors que la file d’attente s’allonge. Débordée par les demandes, sous la pression de l’urgence, mais justifiée dans son orientation clinique, l’équipe s’éprouve maintenant contrainte de reformuler les conditions de sa pratique, les principes organisateurs de la clinique pour survivre et sauver l’héritage. Les contacts avec les autres unités du service ont été pris. Pour la première fois, le nom du Dr T. n’est pas prononcé. Les participants sont centrés sur leur projet, qui s’annonce comme un projet de refondation. Je souligne ce projet créateur au sein de leur travail de deuil. La dernière séance fait apparaître que faire le deuil du Dr T. a confronté l’équipe à traverser un espace qui relie le chaos au projet. Que chacun n’est pas identique face à la perte et que pourtant des valeurs de bases partageables existent, qui pour demeurer vivantes doivent être réaménagées, pensées autrement. Reste ce problème que l’équipe ne peut pas traiter à elle seule : celui des accords et des désaccords avec le pouvoir institutionnel. Ce problème lorsqu’il s’incarne dans la persécution réelle donne corps au fantasme de toute-puissance et d’impuissance, il paralyse la capacité de penser. Restaurer cette capacité fut le résultat de cette intervention.
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Éléments d’analyse La clinique de ce cas fait apparaître plusieurs points de convergences avec des situations où la mort ou le départ d’une personne placée en position de fondateur dans une institution ou dans une région de l’institution crée une souffrance spécifiquement institutionnelle. Le rejet du nouveau médecin chef est une constante lorsque le fondateur mort, ou parti occuper une autre fonction ou mis à la retraite, a été idéalisé. L’illusion groupale maintenue s’est sans doute fondée sur une réelle appréciation des qualités d’un homme ou d’une femme de stature exceptionnelle, ce qui ne va pas sans problème pour en assurer l’héritage, trop lourd et désormais laissé aux seuls héritiers orphelins. L’illusion et l’idéalisation qui perdurent sont aussi une mesure de défense contre des situations diverses : l’hostilité de l’environnement, la difficulté de soutenir une pratique qui requiert beaucoup de dépense psychique et suscite beaucoup d’angoisse. Lorsqu’un tel personnage disparaît, les sentiments hostiles ont du mal à se manifester et ils empruntent souvent la voie d’une plainte contre celui ou celle qui a abandonné le service, laissant ses membres exposés et sans protection. Il est fréquent qu’un processus de totémisation accompagne l’illusion groupale : « Avec lui — avec elle nous étions les meilleurs. » Il ne s’agit pas de discuter le bien-fondé de cette illusion ; l’équipe, l’institution
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en ont besoin, c’est une de leur création : il s’agit plutôt d’en observer les effets, parmi lesquels il est fréquent d’observer une idéalisation de « l’avant merveilleux ». Je pense à une institution où certains malades admis à l’origine de l’unité de soin, ou du temps où il était dirigé par un chef de service charismatique, ont été « conservés » dans le service et fétichisés comme des « malades-ancêtres », dans l’espoir vain de revenir au temps de la fondation ou de conserver l’objet des origines, comme des reliques. Dans le temps du deuil, la totémisation et la relique servent les défenses contre les déliaisons et les désorganisations psychiques, notamment celles qui affectent les liens actuels entre les membres de l’équipe. On peut aussi observer que, dans ces cas, l’agitation maniaque alterne avec l’effondrement dépressif et le marasme. Le maintien de structures mises en place par et avec le fondateur, si justifiables soient-elles, fonctionne aussi comme une tentative de survivance du temps d’avant. La recherche intense de représentations antérieures partagées fournit à l’imaginaire commun des scènes ou des pensées où l’idéalisation défensive peut se répéter, mais aussi où elle peut se dire, « pourvu qu’il y ait un auditeur ». La fonction du psychanalyste intervenant est d’être cet auditeur, à l’écoute de ce qui lui est adressé dans le transfert, et à l’écoute de ce qu’il entend de sa place à lui. Même la persécution et les menaces réelles peuvent soutenir un renforcement du narcissisme fragilisé : « nous sommes encore les meilleurs : c’est pour cela qu’on nous attaque », et l’intervenant est inclus dans cette idéalisation : nous entendons alors qu’il est dit : « Nous avons le meilleur », ou bien : « Il nous juge sévèrement et il va nous abandonner. » Tant que le transfert n’a pas trouvé son objet, affirmé son contenu et manifesté sa visée, tant que se met en place et prévaut cette boucle persécution-idéalisation, la part qui revient à la menace réelle et à la menace imaginaire ne peut pas être correctement évaluée. L’avènement de la conscience des différences à l’intérieur de l’équipe – ici celle des générations – est un moment décisif : elle est conscience de l’écart entre ce qui appartenait au temps d’avant et ce qui se passe aujourd’hui. Une mort traumatique déniée Un second cas clinique nous apporte d’autres matières à réflexion1 . Il s’agit d’une équipe de soignants dans un hôpital de jour fonctionnant 1. Ce cas a déjà été publié avec d’autres commentaires dans le chapitre 1 (« Souffrances et psychopathologie des liens institués. Une introduction ») de Kaës, Pinel et al., 1996.
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comme unité de soins psychiatriques destinés à des adultes. J’ai assuré pendant plusieurs années une écoute d’abord hebdomadaire, puis mensuelle, de ces soignants, les assistant dans l’élaboration de leur pratique. La séquence que je rapporte se situe après quelques années de fonctionnement, au moment où l’équipe s’éprouve angoissée devant l’échéance d’une redéfinition de son projet thérapeutique. Les résultats semblent être positifs, mais depuis plusieurs mois rien ne va plus, les crises ont succédé aux crises, sans que leur ressort puisse être pensé : tout se passe comme si personne n’avait prise sur rien. Pendant plusieurs mois, une violente revendication contre le médecin chef s’était nourrie de tous les motifs utilisables, son autorité était à la fois contestée et renforcée par l’idéalisation constante dont elle était l’objet. En même temps, des pans entiers de la vie quotidienne semblaient être retournés à une sorte d’anarchie dans les rapports entre les soignants : ils se disputaient la « propriété » des malades, chacun revendiquait la suprématie de sa capacité thérapeutique, discréditant tous les autres. Puis, durant la période qui précède les séances qui retiendront notre attention, les soignants manifestent un profond abattement, une apathie ou une stupeur auxquelles succèdent des moments d’activisme intense. Les reproches adressés au médecin chef changent d’objet et de tonalité : il s’accaparerait tous les malades et tous les résultats positifs devraient lui être attribués. Tous disent se sentir très mal dans leur peau et dans leurs rapports, souvent hargneux, avec les malades et entre eux : plusieurs soignants ont envie de partir, leur travail les dégoûte. La séance commence, comme souvent depuis des mois, par un long et pesant silence ; chacun regarde les autres furtivement et plonge la tête vers le dedans, vers « le vide de leur pensée » diront certains. Un infirmier demande, très agressif, si l’on va continuer à dormir ainsi, alors que les malades souffrent. « Pourquoi continuer ? » commente le psychomotricien, dans un mouvement dépressif qui le tient depuis quelques séances, « nous ne sommes plus dans un hôpital de jour, mais de nuit, dormir c’est le régime journalier depuis plus de quinze jours, tout le monde dort, comme chez les chroniques ». Un infirmier se plaint : « Il y a trop de malades, vraiment trop, et il y en a quelques-uns qui feraient bien de disparaître ! » La violence de ce vœu de mort, qui vise aussi bien le médecin chef que les malades, renforce le silence, on se recroqueville dans sa bulle. Je fais remarquer que depuis quelque temps il y a eu des absences fréquentes aux séances. L’infirmier qui s’était manifesté soucieux de l’intérêt des malades confirme, il y a eu des lâchages chez les soignants : « Des collègues, sur lesquels on ne peut pas compter, qui disparaissent
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vraiment sous différents prétextes, et il y en a d’autres qui s’esquivent au point que les malades en sont nerveux. » Plusieurs membres de l’équipe rapportent que la veille encore, l’un d’entre eux a giflé une soignante. Je demande ce qui s’est alors passé dans l’équipe. Ils me répondent que contrairement à la règle habituellement appliquée, l’acting n’a pas été sanctionné, il n’y a pas eu d’exclusion temporaire de l’agresseur. Je demande la raison de cette dérogation. « Personne n’est intervenu, me disent-ils, on se sentait vraiment mal, paralysés, en tout cas pas protégés et vaguement coupables de ce qui venait d’arriver. » Plus tard, ils diront qu’ils n’ont pas pu faire autrement que de « laisser faire ». Le silence se rétablit et le marasme se prolonge dans l’équipe, certains soignants quittent temporairement la salle, sans rien dire, puis ils reviennent assez rapidement. Je fais remarquer ces départs actuels, ici et maintenant, je rappelle les « disparitions » qu’ils ont évoquées, l’acting, le silence, les silences, les vœux de mort. Les membres de l’équipe sont soulagés que je dise quelque chose à propos de ces disparitions, mais ils constatent qu’ils n’ont pas de pensée à leur sujet, que c’est le vide ; ils ne peuvent rien associer quand j’évoque les « vœux de mort ». Je renonce à insister sur ce point délicat et je leur demande si une autre scène qui aurait pu retenir leur attention, ou qui leur reviendrait à l’esprit en ce moment, éclairerait ce qui se passe en ce moment même, avec les sorties hors de la salle, et peut-être ce qui s’est passé avec la gifle. Aussitôt revient, avec un certain effet de surprise, un épisode qui avait été oublié de plusieurs d’entre eux : trois semaines auparavant, une sorte de cérémonie de fiançailles entre une malade qui fait un peu la loi dans le service et un patient très soumis a été organisée par les malades, avec l’accord de certains soignants : ils en avaient accepté le principe mais à la condition qu’il s’agisse d’un jeu. Chacun souligne le côté très spectaculaire de la « cérémonie », mais aussi le fait que le jeu n’en était pas tout à fait un, puisque les deux intéressés ont d’emblée confirmé leur intention de « se mettre ensemble ». Il s’en est suivi du trouble et de l’excitation, et la cérémonie s’est transformée en un mélange inquiétant de caresses et de coups entre les deux « fiancés ». Puis soudain la fiancée a disparu, et on l’a cherchée pendant une bonne partie de la journée. Après quoi, il ne fut plus question de ce qui s’est passé ce jour-là. Je note qu’il est bien question d’une disparition, et qu’il s’agit de la fiancée. Est-ce que cela leur dirait quelque chose ? Les participants reviennent sur le début de la séance : les disparitions souhaitées concernant certains malades, la pensée que le chef de service serait peut-être absent à cette séance, les disparitions agies au cours de la séance.
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Un infirmier dit alors que la disparition de la fiancée lui rappelle la disparition violente du couple qui avait été à l’origine de l’institution. L’homme était mort dans un accident peu de temps avant la création de l’hôpital, la femme, qui avait été choisie par le fondateur pour le seconder, était partie dès l’ouverture de l’unité de soin, sans donner de raisons, et personne n’en avait eu de nouvelles pendant très longtemps. Cette mort et cette disparition avaient été passées sous silence et les plus jeunes n’en savaient rien. Le retour de ces fantômes, conjoint à leurs fantasmes de morts sur le médecin chef et sur les malades (ses objets enviés), va encore déprimer les soignants pendant quelques séances. Mais par la suite, le travail d’élaboration suivra le parcours suivant : au cours d’une séance, je leur dis que s’il est probable que les malades souffrent du désengagement des soignants, de leurs diverses façons de disparaître, eux, les soignants, ne souffrent pas moins que les malades. Il me paraissait évident que je devais d’abord reconnaître leur propre souffrance. Tant que ceci n’était pas reconnu, les injonctions surmoïques à se réveiller et à être actifs pour réélaborer le projet thérapeutique n’avaient pas d’autre effet que de renforcer leur apathie, c’est-à-dire leur protection contre la souffrance. Il fallait aussi reconnaître leur besoin de repli dans le sommeil. Le terme de sommeil que j’utilise sera repris par plusieurs d’entre eux pour évoquer le « dernier sommeil » du fondateur et du silence de la co-fondatrice. Lorsque ceci fut dit et entendu, il fut aussi possible de parler des deux scènes que les soignants avaient laissé se développer sans pouvoir ni penser ni agir conformément à leur pratique habituelle : la scène de la gifle et celle des fiançailles. La plupart d’entre eux diront leur fascination devant ces deux scènes, leur stupéfaction devant la disparition de la « fiancée », la paralysie de leur pensée. Je leur proposerai l’idée que l’intérêt de chacun, du moins de plusieurs d’entre eux sinon de tous, était peut-être, à ce moment-là, de laisser se déployer, à leur insu, une certaine masse de signification quant à une scène pour eux angoissante mais fascinante, c’est-à-dire attirante et répulsive. Ils pouvaient de la sorte mettre simultanément en place, par leurs défenses inertes, des dispositifs d’occultation du sens de ces scènes. Tous confirmeront qu’ils s’étaient sentis inexplicablement retenus de sanctionner la gifle, comme ils n’avaient pas pu être en mesure de décoller le jeu de la valeur rituelle que la cérémonie était en train de prendre réellement : tout s’était passé comme s’ils avaient attendu une attaque, peut-être la sanction d’une vraie-fausse promesse de mariage, dont ils étaient les témoins et les destinataires.
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Cette transformation de la scène de la fondation, figée dans le silence longtemps retenu sur une origine frappée de mort et de disparition, en un scénario porteur du sens de leur désarroi profond, de leur incertitude d’avoir été désirés, au moment de redéfinir le projet fondateur, rendait maintenant intelligible leur conduite : ils avaient laissé se mettre en scène l’énigme de l’origine effacée pour en prédisposer les repérages du sens. C’est la proximité avec le sens inacceptable qui les plongeait dans le marasme et la confusion. L’analyse s’engagea sur ce que les malades agissaient ainsi dans l’équipe des soignants, en certains d’entre eux plus précisément. Assurément, chacun prenait part à ces acting pour le bénéfice qu’il en retirait pour son propre compte, tout comme les soignants les laissaient se développer, chacun y trouvant son intérêt, associé à celui des autres. Toutefois une idée permit de préciser la portée de cette alliance, une fois qu’elle fut devenue suffisamment préconsciente : ce que les malades agissaient pour leur propre compte était aussi destiné à faire appel de sens chez les soignants. Cette idée permit de comprendre pourquoi ils résistaient à entendre les malades : les seconds attendaient des premiers qu’ils s’engagent de nouveau dans le contrat de soin qui les « fiançait » ensemble. Il fallait de tous côtés comprendre ce qui avait mis en péril la confiance. Ce moment de travail avec l’équipe se prolongea sur ce nœud de problèmes pendant encore quelques mois. Au cours de ce travail, l’analyse de leurs transferts sur moi permit de dégager ce qui soutenait leur violence contre le médecin chef, substitut usurpateur du couple des origines. Il s’agissait bien de revenir à ce moment où l’acte de fondation s’était en quelque sorte dé-symbolisé et s’était retrouvé pris dans la répétition de la scène meurtrière des origines : ce qui rendait incompréhensibles les enjeux de toute cette phase de violence anarchisante, dans la mesure où se condensaient le désir de mort de l’usurpateur, mais aussi de toute figure de père, et la recherche désespérée d’un totem capable de rétablir l’ordre symbolique et le pacte des frères. Ce n’est qu’au terme de cette analyse que ce qui demeurait insu de leur demande initiale à mon égard pu se dévoiler : selon eux, dans leur transfert sur moi, je devais refonder l’institution et demeurer avec eux pour l’éternité. Après quoi nous pûmes nous séparer.
Éléments d’analyse Plusieurs niveaux de lecture de ce qui est source de souffrance dans cette institution sont envisageables. J’en propose trois.
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– Le défaut de représentation de l’origine. Les exigences de travail psychique qui font défaut et entraînent des souffrances psychiques chez les soignants et les soignés peuvent être rapportées au défaut du travail de la représentation de l’origine. La remise en œuvre du projet thérapeutique bute sur la puissance de mort qui avait marqué la naissance de l’institution, sur le passé sous silence maintenu par les premiers soignants, et qui revient dans la scène de l’institution, en quête de sens. Laisser se former une représentation tolérable de l’origine c’est laisser se représenter chacun dans cet espace psychique premier dont il est partie prenante, dont il tient ses repères identificatoires. La souffrance narcissique des soignants trouve dans cette défaillance son point de fuite infini : leur narcissisme ne peut s’étayer sur les « rêves de désirs irréalisés » (Freud, 1914) des fondateurs, qui ont brutalement déserté l’espace où ils avaient à se constituer pour être reconnus et se reconnaître membres de l’unité de jour, partie prenante d’un contrat qui soutiendrait leur projet. – Le retour vers la horde et les fantasmes de meurtre. J’ai souligné les mouvements de retour vers la horde, sous l’empire de la répétition du meurtre du Père des origines par l’usurpateur que figurait le médecin chef, en qui se projetait le même désir chez les soignants. Ici encore fait défaut l’activité symbolisante qui aurait pu rendre possible la mutation de la horde en groupe-institution. – Le trajet et la transmission des objets psychiques dans l’institution. Ce niveau d’analyse peut s’éclairer par la problématique de la transmission et du déplacement des objets psychiques dans l’institution. Cette problématique s’est aujourd’hui considérablement élargie et spécifiée : le concept de lien intergénérationnel et transgénérationnel permet de décrire les principes et les modalités de la transmission de la vie et de la mort psychiques entre et à travers les générations. Deux changements radicaux ont modifié la problématique et le traitement des problèmes intergénérationnels. Le premier a introduit l’hypothèse de la pulsion de mort, et au-delà du principe de plaisir, la question de la répétition et du traumatisme inélaborable. Le second est consécutif aux découvertes cliniques de la psychose et de son traitement, de la psychanalyse appliquée aux enfants et aux malades psychosomatiques. Il a introduit les catégories du Négatif, de l’irreprésentable et de l’intransmissible. Parallèlement à ces recherches, le renouvellement des dispositifs du travail psychanalytique (psychodrame psychanalytique, analyse et psychothérapie psychanalytique de groupe, psychothérapie familiale
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psychanalytique) a joué un rôle décisif. Ces dispositifs nous ont permis de penser avec de nouveaux concepts ce qui se transfère et se transmet de l’espace psychique d’un sujet à l’espace psychique d’un autre sujet, ou de plus d’un autre sujet, et dans l’espace intersubjectif qui se construit de leurs liens. Ce qui se transmet, ce sont essentiellement des configurations d’objets psychiques, c’est-à-dire des objets munis de leurs liens à ceux qui précèdent chaque sujet. Ce qui se transmet et constitue la préhistoire du sujet, ce n’est pas seulement ce qui soutient et assure, en positif, les continuités narcissiques et objectales, le maintien des liens intersubjectifs, les formes et les processus de conservation et de complexification de la vie : idéaux, mécanismes de défense névrotiques, identifications, pensées de certitudes. Un caractère remarquable de ces configurations d’objets de transmission est qu’ils sont marqués par le négatif . Ce qui se transmet, c’est ce qui n’a pas pu être contenu, ce qui ne se retient pas, ce qui ne se souvient pas, ce qui ne trouve pas inscription dans la psyché des parents et vient se déposer ou s’enkyster dans la psyché d’un enfant : la faute, la maladie, le crime, les objets disparus sans trace ni mémoire et pour lesquels un travail de deuil n’a pas pu être accompli. Il en résulte que la problématique de la transmission ne s’organise plus seulement comme celle des signifiants et des désirs préformés et déformés qui nous précèdent, mais comme celle des signifiants gelés, énigmatiques, bruts, sur lesquels n’a pas été opéré un travail de symbolisation. L’objet de la recherche n’est plus seulement la continuité de la vie psychique, mais les ruptures, les failles, les hiatus non pensés et impensables, l’arasement des objets de pensée, les effets de la pulsion de mort. Ce sont de telles configurations d’objets et de leurs liens intersubjectifs qui sont transportés, projetés, déposés, diffractés dans les autres, dans plus-d’un-autre. Les lieux psychiques, les topiques de l’institution, sont multiples. Des chemins obscurs les relient les uns aux autres, mais quelquefois ils sont comme des isolats, fragmentés, clivés. Le travail de l’héritage dans deux associations de psychanalystes Les deux exemples que je vais maintenant évoquer sont centrés sur le travail de l’héritage, sur les vicissitudes de sa transmission dans deux associations regroupant des psychanalystes. Ce qui est ici en jeu pourrait évidemment se lire sous l’angle de l’histoire du mouvement psychanalytique et réciproquement l’éclairer. Dans le cadre de ce chapitre, je voudrais seulement mettre en place quelques idées élémentaires qui seront développées ultérieurement.
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Il n’est pas inutile de distinguer les associations (groupes, sociétés, écoles, etc.) de psychanalystes des institutions publiques ou privées dont j’ai parlé dans les deux exemples précédents. La différence dans le statut juridique de ces organisations serait à approfondir, mais elle me semble pouvoir être exposée, même sommairement, pour faire apparaître une caractéristique des associations qui me paraît prendre une certaine importance au regard des liens entre ses membres. À la différence des entreprises commerciales ou de service, ou des institutions publiques, les associations sont fondées sur l’adhésion volontaire de ses membres à un objet social qui l’identifie et qui la légitime. Il ne s’agit pas ici d’un recrutement professionnel, mais d’une adhésion à un ensemble de projets, de valeurs diverses, suffisamment partageables et plus ou moins objectivables, et dont l’expression se manifeste notamment par une cotisation nécessaire à l’entretien de l’association. La décision d’accepter un nouveau membre se conclut par sa co-optation, généralement à l’issue d’un parcours d’observation. Cette affiliation implique un certain nombre de contrats de réciprocité, dont un élément central est constitué par le contrat narcissique. Il gère les repères identificatoires et les marques d’appartenance, mais aussi le rapport à l’objet fondateur de l’association et, au-delà, le rapport au(x) fondateur(s). Dans la mesure où les associations de psychanalystes ne sont pas des entreprises — au sens où leur objet est non lucratif et le salariat strictement réservé à ses employés —, elles n’impliquent pas, en principe, une dépendance économique entre ses membres. Toutefois, on aurait tort de sous-estimer l’importance de l’équivalent de la rémunération salariale : je veux parler de la reconnaissance sociale et de la dette qu’elle engendre, mais aussi et d’abord de la rémunération narcissique de l’appartenance à une association. C’est là un caractère général de toute association, mais on peut admettre qu’il revêt une importance particulière et qu’il produit des effets spécifiques dans les associations de psychanalystes. Un autre point est important : en cas de tension, de conflit, de succession, le rôle décisionnel appartient au conseil d’administration ou à l’assemblée générale des membres de l’association. Il existe dans les associations une issue aux conflits que connaissent très rarement les entreprises : cette issue est celle de la scission. Les associations se coupent en deux ou éclatent en plusieurs morceaux, pour se reproduire, souvent à l’identique, sur la base de réquisits idéologiques, et non pas économiques. Assurément des entreprises sont fermées ou dissoutes et les salariés perdent leur travail et leur salaire. Mais lorsque les associations font scission, la nature de leur organisation sociale met
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au premier plan la rupture des alliances inconscientes qui ont soutenu l’adhésion et en particulier le contrat ou le pacte narcissiques — avec leurs énoncés de valeur et les concepts qui les identifient et fournissent à ses membres des repères identificatoires décisifs. La scission, en tant qu’elle s’impose comme une rupture, trop rarement comme un véritable processus de séparation, n’est pas sans dommage pour l’élaboration de ce qui a provoqué les conflits. Toutes les institutions sociales, qu’elles soient associatives ou entrepreneuriales (productives, commerciales ou de service), sont ordonnées à la tâche primaire qui les organise. Les travaux des psychosociologues nous ont appris que la structure de la tâche, son investissement et les représentations de son objet jouent un rôle déterminant dans l’organisation de l’institution, dans son fonctionnement et dans ses crises. Sur ces bases qui restent à préciser, ma propre participation à de telles associations, mais aussi la clinique des interventions dans de telles associations (ce cas de figure est très rare) m’a conduit à poser la question suivante : lorsque l’association est une association de « psychistes » (la formule générique est d’André Berge), dont la psychanalyse est le référentiel de l’activité psychothérapeutique de ses membres, et a fortiori lorsqu’il s’agit d’une association de psychanalystes, comment définir les particularités de son objet, de son recrutement, de l’exercice du pouvoir, de la formation et de la transmission de la psychanalyse ? Comment sont travaillés les processus de changement lorsque survient le départ ou la mort d’un fondateur ? Comme il m’est évidemment impossible de répondre à toutes ces questions dans le cadre de ce chapitre, je me limiterai à proposer quelques points de repère à travers deux brefs exemples.
Le départ et la mort du fondateur charismatique d’une association de psychanalyse Hors de France, il m’est arrivé d’intervenir dans des associations psychanalytiques pour travailler avec ses membres certains problèmes institutionnels posés par la réception et la transmission de l’héritage d’un fondateur ou d’un petit groupe de fondateurs. Mon statut d’étranger et les connaissances que j’ai acquises de certains aspects de la réalité psychique des institutions ont sans doute rendu possible une telle demande. Ce double statut ménage par ailleurs une ligne de fuite fort utile pour servir, à un moment ou à un autre, les résistances au travail sollicité : « Il n’est pas d’ici, peut-il comprendre ce qui nous arrive ? Il s’occupe d’institutions, est-il vraiment psychanalyste ? » On admettra qu’il est
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assez compliqué pour des analystes de travailler les transferts dans une institution psychanalytique. Soit une association de psychanalyse, située quelque part dans le monde. J’en connais certains membres. La demande qu’ils m’adressent se formule ainsi : pourrais-je les aider à comprendre leur histoire et ce qui s’est passé entre eux avant et après la mort violente du fondateur de leur association ? Cette mort est vécue par beaucoup d’entre eux comme l’issue tragique d’une scission qui venait de se produire peu de temps auparavant dans leur association, dans un climat de grande violence : exclusion, accusation publique de fautes professionnelles, injures, humiliations. Ceux qui m’adressent cette demande ont refondé une association après cette scission, ils se sentent plus ou moins responsables de la mort du fondateur et des perturbations assez graves survenues chez certains de leurs collègues. J’accepte de travailler avec eux et nous concluons un protocole de travail pour deux séances de quatre heures chacune. Je leur propose de me raconter l’histoire de leur association : elle fut fondée par un petit groupe de psychanalystes, hommes et femmes, sur la base d’une première scission. Tous sont d’accord pour penser que le motif de désaccord portait sur la conception de la formation. Toutefois, ce motif banal et assez constamment donné comme cause des scissions recouvre à mon sens une autre réalité constante, bien plus difficile à admettre : l’insupportable enjeu incestuel, le plus souvent fantasmé, qui se loge dans la formation, mais aussi dans ses « réalisations » mortifères. Ces réalisations sont exceptionnelles, mais elles se nouent avec le moteur même du travail psychanalytique, avec la difficulté de recevoir et d’analyser les transferts, ceux de l’analysant et ceux de l’analyste, voies d’accès aux processus et aux formations de l’inconscient. Une certaine façon d’écrire l’histoire de la psychanalyse a encrypté les figures incestuelles des toutes premières psychanalyses, et faute d’articuler les difficultés cliniques avec les processus institutionnels et groupaux, les associations en répètent les impasses, a fortiori lorsqu’elles sont trop petites ou confinées dans des isolats culturels. Dans le cas qui nous occupe, mais c’est là aussi une constante assez banale, la seconde fondation avait été vécue dans l’illusion groupale, avec ses conséquences positives et négatives : « jamais nous ne reproduirons les erreurs que nous avons dénoncées », « on est très bien ensemble, il faut rester entre nous ». Après s’être constituée, l’association peine à attirer de nouveaux membres, ses membres sont divisés au sujet du nombre et de la qualité des adhésions à recevoir, mais ils mettent en place un dispositif de formation qui se propose avant tout d’éviter les écueils de l’association
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dont ils ont fait sécession. Je ne peux pas ici entrer dans trop de détails sur ce projet, mais il arriva que celui des co-fondateurs qui était devenu pour eux la figure centrale de leur association, et dont la mort les a tant bouleversés, fut préoccupé par les nouveaux risques d’endogamie idéologique et par les enjeux incestuels que révélaient les soutiens passionnels de certains membres titulaires à l’égard de leurs « élèves ». Doté d’un grand prestige auprès de ses collègues, admiré par la plupart d’entre eux, il s’attache alors à ouvrir l’institution, à développer des relations avec d’autres associations psychanalytiques, y compris avec celle dont il avait rompu les liens lors de la scission, à remettre en chantier la réflexion sur la formation. Mais ses démarches se heurtent à de violentes oppositions chez plusieurs de ses collègues, le débat est vite recouvert, les tensions montent et les accusations de mise en acte sexuelle se développent avec un très grand retentissement fantasmatique dans toute l’association. Indéracinable incestualité. Le réveil de situations traumatiques subies dans l’analyse et dans le parcours de formation est intolérable. Au bout de quelques mois, le co-fondateur annonce à ses collègues son départ, au motif que la nouvelle association répète les mêmes impasses que celle qu’ils ont quittée. Son départ est vécu comme un désaveu de l’aventure qu’ils ont vécue avec lui, une mise en cause du bien-fondé de leur scission. Il est aussi douloureusement éprouvé comme une trahison, puisqu’il les quitte en ayant le projet de fonder une autre association psychanalytique : qu’il s’agisse d’une intention qui lui est prêtée ne change rien à l’hostilité que son départ suscite chez plusieurs d’entre eux. Après son départ, ceux qui sont restés dans l’association commencent un travail d’idéalisation de l’époque où leur refondation, après la première scission, avait été conduite par le meneur qui les a maintenant « lâchés ». Des conflits permanents se nouent, lorsque survient sa mort, par suicide : véritable catastrophe, pour la plupart de ceux qui se nomment désormais des « survivants ». Leur marasme est intense, qui s’exprime par des somatisations, des dépressions, des tentatives de suicide et le départ de nouveaux « élèves ». Tous éprouvent une forte culpabilité à l’égard du mort, au point qu’elle les conduit à s’opposer pendant plusieurs mois à tout changement « pour préserver le patrimoine laissé en héritage par le fondateur ». Jusqu’au moment où se formule la demande qui m’est adressée. Après le récit de leur histoire et de ses différentes versions — j’accorde une attention particulière à ces versions et à leur reprise — nous avons travaillé le paradoxe qui venait en conclusion de leur aventure : « pour préserver le patrimoine du fondateur qui prônait le changement dans
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l’association, il ne faut rien changer ». Il fallait en effet ne rien changer, car il ne fallait pas penser à ce que le fondateur mettait au jour en proposant l’ouverture de l’association et la mise en histoire de la scission. Il pointait en effet l’amalgame de tous les transferts noués entre leurs analystes formateurs et le groupe des « frères et sœurs » rivaux et honteux, la répétition des scénarios incestuels noués dans les transferts, et finalement les alliances inconscientes défensives ou pathogènes qui, du pacte narcissique pervers aux pactes dénégatifs, avaient été mises en œuvre et conjointement préservées afin de maintenir ses enjeux hors du travail analytique. Au cours de la seconde séance, nous avons remis en travail les causes refoulées ou déniée de la première scission. Nous avons alors pu reprendre de plus près ce qui avait été insupportable dans ce que mettait au jour le projet du fondateur et nous avons commencé à articuler le chemin personnel des analystes avec les effets de groupe qu’ils avaient produit ensemble et qui les avait embarqués dans les scissions successives. Nous avons pu commencer à élaborer le moment du départ du co-fondateur, vécu pour certains comme une trahison et pour d’autres comme un meurtre. La relation entre son départ et sa mort violente a pu être mise en question et dissociée d’une représentation de causalité linéaire, et la culpabilité à son égard devenir moins pesante, au fur et à mesure que s’effectuait la décondensation de plusieurs sources de culpabilité et que devenaient pensables les enjeux incestuels, fantasmés ou réels, de leur propre formation. Il devenait clair en effet que la scission avait été un moyen de ne pas traiter ces enjeux autrement que par la fuite et le rejet.
Le départ de D. Anzieu du CEFFRAP et le travail de l’héritage après sa mort Le CEFFRAP a été fondé en 1962 par D. Anzieu et quelques autres psychanalystes pour promouvoir la recherche et la formation au travail psychanalytique dans les groupes. Anzieu a quitté le CEFFRAP au cours d’une période où notre association a traversé une crise de croissance de première importance. Cette crise concernait le développement des activités du CEFFRAP, l’élargissement du nombre de ses membres (jusqu’alors une douzaine), l’intégration du travail psychanalytique avec les familles, la création d’un secteur de psychothérapie psychanalytique de groupe, l’établissement de relations avec les autres associations qui réunissaient des psychanalystes de groupe. Un conflit opposait ceux d’entre nous qui étions partisans de maintenir le petit groupe dans le projet des origines et dans le nombre restreint de ses membres, et ceux, dont Anzieu était
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l’initiateur et le porte-parole, qui souhaitaient « refonder » le CEFFRAP sur les bases que je viens de décrire. Le désaccord avec la majorité du groupe a entraîné son départ, qui fut vécu avec une assez forte angoisse d’abandon et comme un désaveu du contrat de fondation. En outre, il nous quittait pour co-fonder une autre association1 . Ses partisans ont hésité à le suivre et finalement ils ne l’ont pas suivi, espérant faire évoluer l’association vers les positions sur lesquelles Anzieu avait achoppé. Pendant une assez longue période qui a suivi son départ, une oscillation s’installe entre des mouvements dépressifs et des réactions paranoïdes-schizoïdes. Au cours de cette période, la résistance à tout changement prédomine : toute proposition nouvelle dans la recherche de nouveaux membres, dans la mise en œuvre de colloque ou de nouveaux dispositifs de travail s’est heurtée à de vives et conflictuelles oppositions. Ce refus de toute innovation se manifeste dans diverses expressions, répétitives. Un scénario répète la menace du départ : « Si vous ne voulez pas de cette initiative, je pars. » En réalité personne ne part, en tout cas pas sur ce motif. Finalement des réalisations se font, mais au prix de conflits internes permanents qui actualisent contradictoirement l’idéalisation du fondateur et la haine que son départ, vécu comme abandon-trahison, ont suscitées. Pendant plusieurs années, nous ne recrutons pas de nouveaux membres. Après le départ d’Anzieu les problèmes administratifs et fiscaux auxquelles les associations sont régulièrement confrontées ont été vécus comme des attaques externes et ont accentué ce sentiment d’abandon. Ces vécus persécutoires et dépressifs sont toujours réactivés au moment du départ ou de la mort d’un fondateur. Ils composent une position défensive qui s’associe au refus de toute innovation. Le mode de fonctionnement du CEFFRAP, fondé sur une attention très précise sur les relations entre la clinique des groupes et les mouvements psychiques qui traversent l’association, a rendu possible une élaboration de ces difficultés. De nouveaux membres ont alors été recrutés, un dispositif de formation de psychodramatistes s’est mis en place, réalisant a posteriori le projet d’Anzieu, des relations avec les associations de groupe qui travaillent avec le référentiel psychanalytique ont été établies, des colloques ont été organisés, des dispositifs méthodologiques nouveaux ont été mis en œuvre et travaillés. Une période féconde de calme et d’activités s’ensuit au moment où la longue maladie d’Anzieu s’aggrave. 1. A.PSY.G : association pour le développement des techniques psychanalytique de groupe, fondée en 1981.
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La mort de Didier Anzieu en novembre 1999 a remis en travail, dans un mouvement d’après-coup, son départ traumatique du CEFFRAP. De nouveau, des phases de marasme et de crise ont alterné avec des moments marqués par l’idéalisation de l’avant merveilleux. L’illusion groupale (« avec lui nous étions les meilleurs ») a occulté le travail de deuil. Le mythe Anzieu a fétichisé le père fondateur, mais, en profondeur, ont persisté l’agitation, le refus périodique du changement et de l’innovation, et le soupçon que ceux qui voulaient innover, en cela fidèles à l’esprit d’Anzieu, pourraient désorganiser notre groupe. Cependant, la conscience plus réaliste de l’écart entre ce qui appartenait au temps d’avant et ce qui se passe aujourd’hui s’est progressivement installée. L’illusion de revenir au temps de la fondation, de conserver l’objet des origines s’est dissipée. Cette élaboration de nos rapports à la figure d’Anzieu et de notre histoire commune s’est effectuée à travers la priorité que nous avons toujours accordée à l’analyse clinique de notre groupe dans son rapport avec notre travail de psychanalystes en groupe. Dans notre groupe, deux discours ont coexisté contradictoirement : d’un côté « nous ne tenons pas les termes du contrat, c’est pourquoi Anzieu nous abandonne », mais d’un autre « il modifie l’équilibre narcissique du groupe en innovant, il menace le groupe, il doit partir ». Les moments de rage narcissique ont contribué à masquer la culpabilité devant le départ du fondateur. La maladie et la mort d’Anzieu, qui surviennent dans une période encore fragile pour notre groupe, ont provoqué une régression vers une culpabilité dépressive dont nous avons cherché à nous débarrasser par un processus de fétichisation de l’avant merveilleux. Le départ effectif d’Anzieu a suscité à la fois l’actualisation de l’ambivalence à son égard et l’idéalisation de « l’avant » comme résistance au changement, notamment par le refus prolongé de l’innovation et du recrutement de nouveaux membres. Ce refus s’est exprimé dans deux formules qui témoignent de l’effet du narcissisme de mort tant du côté du sujet que du côté de l’institution. Du côté du sujet, la formule pourrait être : « Rien ne sera assez identique à l’objet perdu idéalisé, aucun objet ne peut le remplacer. » Du côté de l’institution, la formule serait la suivante : « Aucun nouveau membre ne peut correspondre à notre image, à l’image de notre idéal avec lequel nous nous préservons de tout nouvel investissement sur des objets qui ne seraient pas identiques à nous idéalisés. » Cependant, comme le dit Freud à propos du meurtre de Père de la Horde, une obéissance a posteriori vient faire droit au désir du
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fondateur. Si nous parvenons à nous engager dans la formation de nouvelles générations, c’est que le deuil de l’objet perdu est en cours. Nous cessons de nous perdre comme des enfants abandonnés qui ne veulent rien acquérir par de nouvelles expériences, car ce serait mettre en péril l’idéalisation de l’enfant merveilleux qu’ils continuent à porter en eux. Le problème central que nous avons pu mettre en travail est celui de la dépendance psychique au fondateur idéalisé : bien que sa mort ait été annoncée par sa longue maladie et que le courage avec lequel il y a fait face fût présent à l’esprit de chacun, il se trouvait des collègues pour dire qu’il était mort trop tôt, comme s’il ne fallait pas qu’il meure : il devait être immortel. La mort, qu’elle soit accidentelle, brutale ou terme d’un long processus, est vécue comme prématurée parce qu’elle pose la question du temps dans le processus du travail de la transmission. Le temps pour que « ce que nous avons hérité de nos pères, afin de le posséder, nous le gagnions » ne peut se faire dans l’urgence. Lorsque la mort survient brutalement, s’approprier l’héritage est un acte violent, vécu comme un vol, un rapt dangereux. De toute façon, il faut du temps pour distinguer, différencier et séparer le fondateur de l’institution qu’il a été, mais qu’il n’a pas pu être dans une solitude grandiose et toute-puissante, comme nous aimerions le croire, tout en nous aliénant dans cette représentation. L’institution peut continuer sur le modèle du fondateur. C’est la meilleure issue en effet : Anne-Marie Blanchard m’a dit un jour que c’est ainsi que notre association a pu continuer à fonctionner : « à la place d’Anzieu sans être Anzieu ». La formule est juste, mais elle est incomplète : il n’y a personne qui puisse être à la place d’Anzieu, une telle place héroïque reprendrait sur elle toute l’ambivalence vis-à-vis du fondateur et occulterait de cette manière le deuil à accomplir, renforçant le caractère inaccessible de la succession. Il y a seulement une mémoire à travailler. L’institution fait son deuil d’elle-même, telle que son roman des origines l’a figée en inventant une institution autre. Reconnaître les effets de l’inconscient dans les sociétés de psychanalystes : une difficulté Nous pourrions prolonger l’analyse de ces deux associations en interrogeant ce qui spécifie les associations de psychanalystes dans les processus qui les confrontent avec la transmission de la psychanalyse. La question — je crois l’avoir montré — n’est pas seulement de doctrine relative à la formation. On voit que la formation se prend dans l’objet et la méthode de la psychanalyse, dans les transferts et dans l’histoire
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psychanalytique de ces transferts. On sait aussi que la formation n’est pas exempte, bien au contraire, de la fantasmatique des scènes primitives. Comment les associations de psychanalystes peuvent-ils traiter les effets de l’inconscient qui se produisent dans leur organisation, dans leurs liens et dans la transmission de la psychanalyse ? On ne voit pas a priori ce qui exempterait les associations de psychanalystes d’être soumises à ces processus et à ces formations de groupe et d’institution. Mais on peut comprendre qu’elles en marginalisent la connaissance et le traitement, parce que les groupes et les institutions sont par nature des lieux où se nouent toutes sortes d’alliances. Celles qui sont inconscientes et qui produisent des effets de l’inconscient sont précisément tenues de tous les côtés, pour sauvegarder des intérêts privés, partagés et communs. De fortes résistances s’opposent donc à leur connaissance et à leur déliement. En outre, ce qui se transmet électivement est précisément les restes inélaborés du groupe et des institutions qui nous ont précédés, et parmi ces « restes », les alliances inconscientes qui scellent la méconnaissance des transferts résiduels, ou des expériences traumatiques. Ici encore, la fondation d’une association psychanalytique est non seulement située dans un contexte historique actuel, elle est aussi en continuité de transmission avec des objets inconscients et des expériences refoulées ou déniées survenues dans le groupe des premiers psychanalystes. Ce sont ces fondations qui reviennent en surface lors de la mort ou du départ d’un fondateur. Les alliances inconscientes font partie du champ des objets de la psychanalyse, leur connaissance est possible et leur traitement accessible. Mais il faut se doter de dispositifs appropriés, qui ne sont pas ceux de la cure individuelle, mais ceux des dispositifs psychanalytiques de travail en situation de groupe.
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SUR LE TRAVAIL DE L’ ORIGINAIRE ET LE PASSAGE DE GÉNÉRATION Ces exemples cliniques font apparaître, au-delà de leur différence, une constante : la mort, la disparition ou le départ d’un fondateur est inacceptable à la mesure de sa consistance traumatique et de la place qu’il aura occupée dans l’imaginaire du groupe ou de l’institution. Plus l’illusion d’une fondation absolue est intense et s’auto-entretient dans la réalisation idéalisée des projets espérés, plus la figure du fondateur convoque une imago héroïque que soutiennent et protègent ses partisans.
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L’imaginaire de la fondation Cet imaginaire de l’institution pose la question de ce qui est en jeu dans la fondation : la fondation saisit une origine à partir de laquelle une histoire commence (ab urbe condita) en traçant une tranchée, une limite, un geste de séparation irréversible entre le dedans et le dehors, entre l’avant et l’après. Dans ce mouvement la fondation indique, puis impose un idéal, ancrage nécessaire pour soutenir la réalisation d’un projet, donc pour instaurer dans la temporalité un futur. Avec l’ébranlement de la fondation il se produit une régression dans le passage de l’Un instituant à la pluralité instable, de l’ordre institué au chaos originaire polymorphe. Le fondateur occupe cette place de l’instituant devenu garant de l’institué1 . C’est à ce temps, à ce moment et à cette place qu’est convoqué, dans le transfert, le psychanalyste. La mort, le départ ou la disparition d’une personne placée en position de fondateur se décline dans les registres de l’originaire, du collage imaginaire avec l’Un de l’illusion groupale, du refus du passage de génération. Le travail de l’analyse traverse ces trois registres. Cependant, pour importantes que soient les régressions vers les formations et les processus archaïques qui accompagnent les angoisses de destruction liées à la mort ou au départ d’un fondateur, il ne faut pas sous-estimer la problématique œdipienne qui soutient ce que G. Rosolato a appelé l’identification au père mort selon la Loi, pour le distinguer du Père idéalisé formé par l’imaginaire2 . C’est à ce Père idéalisé que l’enfant « délègue par la toute-puissance de ses pensées un pouvoir sans limites, quoiqu’obscur dans ses raisons, qui protège et qui punit » (Rosolato, 1969, p. 38). Le moi idéal narcissique partagé se forme ainsi, dans ces identifications primaires. Le père mort selon la Loi est au contraire un père qui « participe à l’universelle Ananké ». Le père n’est pas le créateur de la Loi, mais son représentant. Le père supporte le manque en lui, l’ayant lui-même connu à travers sa propre castration. Les investissements narcissiques sur la figure du fondateur. Destins du contrat et du pacte narcissiques En excès, comme ils le sont souvent dans les groupes de psychistes, les investissements narcissiques sur la figure du fondateur génèrent une 1. Sur la dialectique instituant/institué et l’imaginaire institutionnel, cf. Castoriadis (1975) 2. Je reprends ici un échange avec Catherine Desvignes.
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forme remarquable et douloureuse de la souffrance narcissique1 . La notion de contrat narcissique (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975) est ici particulièrement pertinente, dans la mesure où elle décrit la composante trophique et structurante de l’investissement narcissique du sujet par l’ensemble institution-association comme celle d’une réciprocité d’investissement narcissique de l’ensemble par chacun des sujets. Le contrat qui lie le sujet à l’ensemble inscrit chacun dans la continuité, et assure ainsi la continuité de l’ensemble : les énoncés fondateurs de l’ensemble sont transmis, repris, par chacun des sujets de l’ensemble. Une variante de ce contrat, que j’appelle « pacte narcissique », est à prendre en considération comme forme pathologique du contrat narcissique. Dans ce cas de figure, aucun écart n’est possible entre la position assignée par l’ensemble et la position du sujet ; celui-ci ne peut que répéter inlassablement les mêmes positions, les mêmes discours, les mêmes idéaux. Ce sont là les dérives extrêmes des diverses formes d’abandon de pensée, de l’aliénation dans l’idéal. Cette forme particulière du narcissisme de mort est caractérisée — comme A. Green l’a proposé — par le travail de désobjectalisation. Cet assèchement narcissique de l’investissement de l’objet, ce reflux du narcissisme sur les représentants imaginaires du moi se produit lorsque l’institution et le sujet ne parviennent pas à nouer leurs intérêts narcissiques dans un contrat identificatoire porteur d’un processus de subjectivation.
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Le fondateur mortel, l’épreuve narcissique et la réinscription dans la généalogie Dans les exemples que j’ai donnés, la mort ou la disparition d’un fondateur a été éprouvée comme quelque chose d’inacceptable, dans la mesure où elle met à vif les attaches narcissiques d’un groupe dont les membres ont été associés à une entreprise de fondation, dans un contrat narcissique qui a attiré des investissements de haute valeur narcissique structurante, et installé en eux des formations idéales puissantes, base de leurs identifications communes. Il n’y a rien d’étonnant à cela : l’appel à un intervenant externe s’adresse à un tiers en mesure d’entendre la souffrance causée par le caractère traumatique de la perte du fondateur, de ce qu’il porte en lui des investissements et des idéaux de chacun, de ce qu’il emporte avec sa disparition ou son départ.
1. L’investissement narcissique de la psyché est aussi une dimension délicate dans la formation des psychistes, mais aussi dans certaines caractéristiques de leur fonctionnement groupal et institutionnel. Sur ce point, cf. Kaës, 2004b.
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Le trauma subi est un trauma de consistance essentiellement narcissique, dans son double aspect nourricier et mortifère. Ce trauma vient précisément de la remobilisation de l’originaire associé au fondateur. Dans de nombreux cas — et j’en ai donné deux exemples, ce qui est mis ou remis en question ce sont les signifiants énigmatiques associés aux représentations de l’origine, les cryptes et les fantômes, les « morts dans le placard ». La réinscription dans la généalogie passe par le travail de l’identification à un père mortel. Cela suppose que l’enfant en chacun des membres de l’institution ou de l’association est en mesure de penser le père mort selon la Loi. Contre ce travail, le processus d’ancestralisation sert la mise en place défensive, anti-deuil, d’un Fondateur absolu. Il s’agit de se faire un ancêtre immortel et d’être soi-même immortel. Une fonction capitale de la réinscription dans la généalogie est de rétablir le contrat narcissique et les alliances structurantes. Le contrat qui lie les membres d’une institution à l’objet commun partagé est d’ordre narcissique et anti-narcissique (il exige le détachement de partie de soi pour investir l’objet1 ). Lorsque l’investissement de l’image des fondateurs est mis en cause par l’extérieur, dont la tâche est au contraire de fournir un étayage aux membres de l’équipe, le repli narcissique dans le deuil du fondateur est consécutif à l’éprouvé d’un écoulement, d’une vidange. Causalité réalitaire et fantasme de transmission Après avoir essayé de mettre au jour comment l’imaginaire de l’institution interprète ce qui est en jeu dans la fondation, je crois utile de souligner une fois de plus une difficulté dans la compréhension des processus de transmission de la vie psychique entre générations. Dans les situations catastrophiques, comme celles que je viens d’évoquer, et dont la composante traumatique est relativement importante, il est assez fréquent de constater que les théories relatives à ce qui a été — ou n’a pas été — transmis par le fondateur accordent un rôle déterminant, sinon 1. Un article de M. Segoviano (2001) sur la groupalité narcissique primaire rend bien compte de ces enjeux. Elle définit la groupalité narcissique primaire comme le négatif du moi, ce que le moi a dû perdre-abandonner pour « faire groupe », « faire un groupe ». Sa position est donc proche et de celle de Freud et de la notion d’anti-narcissisme. Toutefois elle développe cette proposition que le groupe est pour le moi ce que le sujet ne cessera jamais de désirer : faire coïncider les bords du moi et ceux du groupe, sans interstices, sans fissures, être un groupe. À mon sens, le meneur fondateur incarne cette coïncidence, il la met en œuvre.
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exclusif souvent univoque à des représentations réalitaires de la causalité. La substance du discours est celle-ci : nous ne faisons que répéter sans transformation ce qui nous arrive, c’est le résultat d’une transmission directe, brute, de l’origine et nous le transmettons tel quel. Les tenants de ce discours, qui ne reconnaît dans des éléments du passé qu’une destinée, sont généralement peu enclins à travailler sur ce qui se répète et sur les modalités et les fonctions de la répétition. La répétition ne peut être qu’un destin, non une manière de traiter psychiquement un trauma, une énigme, un non-sens. La catégorie de l’après-coup est hors de pensée. Ce discours sert essentiellement à doter d’une cause fatale une histoire dont chacun dans l’ensemble, pour des raisons qu’il ignore et qu’il souhaite maintenir ignorées, subit passivement les effets, en cela soutenu par les autres membres de l’institution. Un autre cas de figure peut apparaître, dont le discours s’organise sur la base d’une exigence surmoïque de reproduire à l’identique les énoncés et les mises de l’origine, sous peine de trahison des idéaux fondateurs. Je qualifierai volontiers ces positions d’idéologiques, au sens où elles maintiennent, contre le processus de transformation, les exigences de l’idée toute-puissante, de l’idéal narcissique et de l’idole censée protéger du doute et de l’imperfection. Ces positions, qui laissent de côté l’importance de la fantasmatique et de la création mythopoïétique dans le processus de transmission, figent l’origine dans une scène et dans des objets immuables, persécuteurs ou idéalisés. Elles ne se limitent pas à maintenir une conception réalitaire de la causalité dans les phénomènes de la transmission, elles la dépouillent de toute représentation possible d’un écart entre l’origine et les mises imaginaires de la fondation. Assurément, la répétition du même à travers les générations est une des modalités de la transmission : c’est une transmission sans transformation des objets psychiques qui n’ont pas été traités par la fonction pré-symbolisante du fantasme. En introduisant la notion de fantasme de transmission (Kaës, 1993), mon but n’était pas d’évacuer les transmissions brutes, répétitives, non transformées. Il était principalement de mettre l’accent sur la construction de scénarios inconscients dans lesquels se représentent les objets, les processus et les sujets de la transmission de la vie et de la mort psychique. Je soulignais qu’en faisant porter le travail psychique sur cette activité fantasmatique, nous nous mettions du même coup en rapport avec la représentation de l’origine de la vie psychique et, conjointement, avec celle de l’origine du sujet dans la scène des origines. Autrement dit, introduire le rôle du fantasme de transmission et de la fonction de la répétition dans l’analyse permet de rendre compte de ce que la transmission de la réalité psychique a partie
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liée avec une réalisation de désir et avec la défense contre celui-ci. Cette découverte implique une perte : l’idée que nous sommes absents comme sujets de ce dont nous héritons. Cette idée sert à nous maintenir toujours innocents, mais au prix d’être toujours dupes et toujours coupables1 . À propos de l’activité et de la position mythopoïétique O. Nicolle a bien montré dans le chapitre qu’il a écrit dans cet ouvrage, que « la mythique du groupe est un élément méthodologique essentiel de l’intervention élaborative et de l’analyse des transferts du groupe et dans le groupe ». Je suis en accord avec lui sur ce point, mais je crois utile de mettre en tension cette activité, et cette « position », avec deux autres modalités de représentation. Dans L’Appareil psychique groupal (1976) et plus récemment dans Un singulier pluriel (2007), j’ai avancé et soutenu l’idée que les groupes et les institutions s’organisent sur trois principales positions mentales qui correspondent à des visions du monde (die Weltanschauungen) : la position idéologique, la position utopique et la position mythopoïétique. Ces positions ne correspondent pas à un ordre évolutif, mais elles se forment et se stabilisent à certains moments de l’organisation mentale du groupe ou de l’institution. Toutes ces positions sont porteuses de représentations sur la causalité et forment un système plus ou moins ouvert d’explication du monde, de l’origine, de la fin et des finalités du groupe. La position idéologique est sous l’emprise de la toute-puissance de l’idée, de la suprématie de l’idéal et de la tyrannie de l’idole (du fétiche). Porteuse de certitudes absolues, elle est réglée par un pacte narcissique rigoureux, qui ne tolère aucune transformation. Elle est impérative, soupçonneuse, elle n’admet aucune différence, aucune altérité et prononce des interdits de pensée. Elle se fonde sur le pôle isomorphique de l’appareillage. Elle est sous-tendue par des angoisses d’anéantissement imminent et par des fantasmes grandioses de type paranoïaque. Elle est aussi une mesure défensive contre les moments chaotiques. J’ai 1. Je dois dire que je poursuivais un second but : critiquer les conceptions mécanicistes, réalitaires et dangereusement simplificatrices de la transmission de la vie psychique lorsque, dans la clinique des groupes, des institutions et des familles, elles servent de support à des interprétations qui ne laissent aucune place à l’activité psychique. Non parce que celle-ci aura été entravée et que de ce fait la répétition se sera imposée, mais parce que paradoxalement une conception positiviste du déterminisme l’emporte sur une conception qui, pour rester psychanalytique, admet les effets de la réalité psychique sur l’histoire, et celle-ci comme une construction.
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montré que cette position est particulièrement mobilisée dans les deuils traumatiques du fondateur : il s’agit alors d’obéir à l’exigence surmoïque de reproduire à l’identique les énoncés de l’origine. La position mythopoïétique soutient une mentalité fondée sur l’activité de représentation de l’origine, des fins ultimes et des accomplissements du destin d’un groupe, d’une institution, d’une société et, plus généralement, de l’univers. Ce type de récit est soutenu par une position dont l’avènement a pour condition une crise, une détérioration, une perte du sens ou une incertitude à son propos. Par différence avec la position idéologique, la position mythopoïétique fabrique du sens nouveau qui inclut la représentation de la catastrophe. Elle est une sorte de fabrique de sens ouverte à ses aléas, à sa complexité et à son propre processus de production, c’est-à-dire à sa généalogie. Elle est de ce fait tolérante à des versions successives, éventuellement contradictoires, du mythe initial, si toutefois nous parvenons à lui reconnaître un commencement. La position utopique a elle aussi pour socle une expérience de crise et une représentation de catastrophe. Mais ses modalités d’élaboration sont différentes de celle de la position idéologique. Elle oscille entre « jeu et folie raisonneuse », entre l’espace potentiel et les écrous de la raison délirante. Elle imagine un non-lieu de la catastrophe, qui est en même temps le lieu d’une possible révolution. Elle peut donc aussi bien se transformer en position idéologique lorsque le possible devient impératif et univoque, elle devient alors systématique et cherche à s’incarner dans l’histoire, ou bien en position mythopoïétique lorsqu’elle maintient un espace onirique, lorsqu’elle demeure ponctuelle et soutient un projet de devenir, autrement dit lorsqu’elle reconnaît aux penseurs un pouvoir de pensée. C’est en ce sens qu’O. Nicolle a raison de dire qu’« écouter en analyste le mythe d’un collectif, c’est avant tout prendre en compte la diachronie de ce groupe, et la dualité mythe/histoire qui accompagne tout groupe. Cela revient donc aussi à ménager la symbolisation possible d’un autre récit, celui-ci mémoriel, qui pour l’instant reste latent, et qui eût fait histoire... et fera peut-être histoire, en cela qu’il fournira alors les éléments significatifs permettant de comprendre le passé de soi et du groupe comme la séquence des « engendrements » de faits psychiques amenant la nécessité relative des crises dépassées, et/ou de la crise actuelle ». Note sur le travail psychique du deuil du fondateur et le travail de l’analyste Le travail psychique de l’institution est de faire le deuil de l’idéalisation et de réduire la persécution, parce que ce sont des réponses
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L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
aliénantes, pathogènes, à la souffrance de la perte et du deuil insurmontables. Notre travail consiste, j’y reviens, à reconnaître comment ces objets, ces angoisses et ces processus reviennent dans le transfert. Nous pouvons observer deux manières de résister et de ne pas faire le deuil : ou bien placer l’intervenant dans la position du fondateur idéalisé, à la place de l’Ancêtre, qui est aussi la place du mort. Ou bien il est placé dans celle du persécuteur, il lui est signifié : « Tu ne seras pas celui qui prendra la place du fondateur, tu ne peux être qu’un persécuteur, comme lui qui nous abandonne, et jamais personne ne le remplacera. » C’est cette oscillation entre ces deux phases qui rend possible un travail sur la place occupée par le fondateur dans le processus-acte de fondation, à la condition que le psychanalyste puisse en recevoir les effets dans le transfert, en entendre le sens et être suffisamment disponible à sa propre inscription généalogique. Le deuil dans une institution traverse et affecte les différents niveaux de la vie psychique en institution : deuil personnel, deuil d’un groupe dans ses relations avec le fondateur, deuil de l’institution. Lorsque ces deuils multiples s’effectuent, dans des tempos différents, l’institution imaginaire s’offre de nouveau à un héritage : les conditions pour hériter du fondateur sont alors réunies.
Chapitre 4
UN NARCISSISME... EN HÉRITAGE André Missenard
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
U
« régulation psychanalytique » au long cours est parfois nécessaire lorsqu’une institution soignante rencontre des difficultés ou des blocages de son fonctionnement et que sa tâche primaire — le soin — ne peut s’accomplir de façon satisfaisante. On apporte ici le récit de ce qu’il en est d’une telle régulation, soutenue par l’expérience psychanalytique des groupes, de ce qu’il en est de sa dynamique inconsciente latente — ici narcissique — et de la perspective d’un héritage possiblement transmis. Dans une telle régulation deux psychanalystes proposent qu’un dispositif approprié soit mis en place, que l’équipe institutionnelle se réunisse avec eux pour des séances qui se déroulent dans des règles de fonctionnement précises préalablement énoncées. Dans ces séances, les analystes interviennent de leur place, sur ce qu’ils ont à exprimer du fonctionnement des échanges entre les membres, non sur le contenu. NE
AUTO - INVESTISSEMENT
ET NOURRISSAGE
La régulation évoquée ici avait été décidée après une démarche faite par une psychanalyste, Rolande, auprès d’un analyste ayant l’expérience
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L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
des groupes. Elle s’exprimait en son nom et en celui de l’institution où elle était depuis longtemps et qu’elle avait connue dans des fonctionnements satisfaisants, maintenant disparus. Des débats y étaient engagés depuis longtemps sur le principe d’une intervention et sur sa nature : organisationnelle ? psychosociologique ? psychanalytique ? La décision avait été enfin prise et Rolande en formulait la demande. Elle avait dans l’institution une place reconnue de psychanalyste, souffrait de la situation et désirait une intervention psychanalytique. Car la souffrance était multiple, à la fois relationnelle et identitaire : relationnelle dans l’image que l’institution avait d’elle-même, dans les liens que les membres n’avaient plus entre eux, dans l’impossibilité où ils étaient de trouver dans l’institution les références identificatoires professionnelles qu’ils ressentaient ne plus avoir. Mais la souffrance était aussi celle des patients, c’est-à-dire des enfants, parfois des nourrissons et de leurs mères. L’analyste consulté à l’écoute de ces symptômes donna rapidement son accord à la demande d’intervention. Il l’assumerait en collaboration avec une collègue. Les séances de régulation commencèrent puis se déroulèrent au rythme prévu. D’abord confuses et conflictuelles, à l’image du fonctionnement institutionnel, elles devinrent peu à peu centrées sur les cas cliniques qui y étaient rapportés. Un ou plusieurs soignants en difficulté en apportaient le récit et celui des problèmes et conflits qu’ils rencontraient. Ainsi le cas devenait le centre de la séance, et un fonctionnement groupal pouvait se développer peu à peu. La parole était libre, qui était prise par ceux qui réagissaient à l’écoute du cas, apportant leurs associations qui faisaient écho à ce que le cas mobilisait en eux. Les situations cliniques où mère et enfants étaient présents dans leurs liens précoces étaient notamment la source des associations des soignants. Ce matériel associatif éclairait la situation clinique présentée ; il avait comme caractéristique sa diversité, il émanait des soignants qui étaient sans lien transférentiel direct avec le cas ; il était contenu dans l’espace psychique de la séance et contenu également dans le groupe alors rassemblé, en présence et avec les analystes. Dans la dynamique de la séance, les cas cliniques rapportés sont en fonction d’objet tiers. Du fait du récit qui en est fait, ils deviennent des objets communs et partagés par tous les membres présents. Et ceux-ci sont, de ce fait, alors constitués en une unité groupale, une enveloppe psychique. En séance, au lieu de se nourrir (« le groupe est une bouche » rappelait Anzieu) de ses malaises, de ses conflits institutionnels et personnels, le groupe se nourrit en séance de ses échanges cliniques sur le cas ; les
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conflits n’y sont pas absents mais ils concernent un objet différent de la personne des membres qui s’y impliquent. Le groupe en se nourrissant ainsi se construit, s’unifie et s’investit lui-même, du fait du travail psychique qui s’y fait. Le résultat lointain du travail clinique a été une modification du climat institutionnel. Il a été rapporté en séance plus tard l’indication que « dans l’institution, maintenant on se parle ». Cette dynamique des séances était préparée, implicitement, par l’effet dynamique initial produit par la mise en place du dispositif proposé par les analystes et accepté par l’institution. C’est dans ce dispositif qu’étaient prévues les séances régulières de travail de l’institution entière avec les analystes. Le groupe qui se constituait comme tel dans les séances où les cas étaient débattus s’installait dans un espace psychique pré-investi, avant même la première séance. Du côté des analystes, dès lors qu’ils avaient donné leur accord à la demande d’intervention, leur investissement du groupe à venir transparaissait dans le moment même où ils présentaient le contenu du dispositif aux membres de l’équipe. Un transfert (ou contre-transfert) des analystes était déjà présent et était perceptible aux oreilles attentives des soignants alors en malaise et en attente des effets positifs à venir de l’intervention. Cet instant de présentation du dispositif avait été un moment charnière entre l’institution malade et le groupe qui allait prendre naissance dans le dispositif annoncé et en présence des analystes. Ce groupe composé des membres de l’institution aurait un fonctionnement différent de celui de l’institution dont il deviendrait, dans l’expérience à venir un analogon, et dont celle-ci pourrait tirer bénéfice.
AU
MIROIR DU GROUPE
Au-delà des particularités du travail psychique de chaque séance, une dynamique inconsciente anime l’équipe au fil du temps. Au cours d’une séance, un cas clinique très difficile avait été rapporté : celui d’une mère avec son enfant, un nourrisson, les deux dans un état grave, psychiquement, sans pronostic mortel toutefois. Le cas était complexe, d’une approche incertaine, compte tenu des réactions de fuite de la mère devant les perspectives thérapeutiques ou de soutien. Des relations infantiles précoces défaillantes de la mère se répétaient dans son lien à l’enfant. La famille était morcelée. En séance, un débat s’était engagé entre les membres de l’équipe rassemblés, un débat vif, très vif même, parfois violent. Les conflits entre
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les membres de l’équipe, bien que multiples, avaient dessiné cependant le désir que cette patiente soit confiée à une seule soignante, une des analystes de l’équipe. Était-ce là le reflet d’une dynamique psychique latente dans laquelle les conflits de la patiente seraient contenus par une psyché unique ? Était-ce aussi l’ébauche d’un mouvement de transfert négatif déplacé sur une psychanalyste de l’équipe ? Il fallut aux analystes un certain délai pour saisir que les échanges en séance étaient une réplique en miroir des conflits qui constituaient le fonctionnement psychique de la patiente. Un des analystes en fit la remarque. Le silence s’établit. Puis un travail d’élaboration du cas et des problèmes qu’il posait à l’équipe s’engagea. On peut voir sans doute dans ce mouvement une ébauche d’un transfert négatif déplacé visant les analystes. On peut y repérer aussi la manifestation d’un désir qu’à côté de la diversité des positions psychiques des soignants en conflit, se dessine une relation avec une psyché unique qui les rassemble tous et donne une contenance à l’éclatement de la psyché de la malade. Mais de façon plus affirmée les conflits intenses qui agitaient les soignants étaient-ils liés à la structure de la patiente et aux effets que de tels patients peuvent avoir en écho, en résonance sur le fonctionnement des équipes. On retrouve là les théorisations de A.H. Stanton et M.S. Schwartz rapportées par J.-P. Pinel1 , ainsi que celle de P.-C. Racamier ; on reprendra plus loin la question de l’imaginaire. L’intervention de l’analyste a un effet de réorganisation immédiate du fonctionnement de la séance. Elle formule la nature du « matériel » de la séance (les conflits de la patiente déplacés sur le groupe) et elle « situe » ce matériel — elle lui donne un site — à l’intérieur de l’espace du groupe. Elle énonce ce qu’est le contenu de la séance dans le contenant qu’est le groupe, dans l’enveloppe psychique qui l’unifie. Alors cesse le phénomène de reflet, de réplique observé jusqu’alors, du fonctionnement psychique de la patiente, analogue à celui qui est observé dans les institutions soignantes, évoqué par J.-P. Pinel. Et une représentation advient qui fait percevoir ensemble à la fois le groupe et la représentation de la psyché de la patiente, c’est-à-dire les deux parts (le contenu et le contenant) clivées dans la séance : elles sont alors réunies. La verbalisation a permis au groupe d’accéder à une représentation de lui-même dans son fonctionnement. Et de travailler ensuite sur son
1. Cf. supra.
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objet, ré-unifié, le cas clinique de la malade et les problèmes qu’il pose à l’institution. L’intervention de l’analyste a procédé de sa position de retrait et de sa double écoute, celle du matériel — les conflits qu’il entend — et celle du groupe comme tel dont il a la représentation latente dans sa psyché ; l’élaboration préconsciente et inconsciente qui se fait en lui donne naissance à son intervention. L’ensemble étant indissociable aussi de l’appareil psychique individuel et groupal de l’analyste, au point où il en est alors de son évolution. La référence est à faire dans cette séance à la dimension de l’imaginaire. Elle est présente dans le phénomène de reflet que le groupe a donné du fonctionnement psychique de la patiente, un reflet silencieux et sans autre conséquence que la répétition sans fin des conflits. Elle est surtout présente dans une référence à J. Lacan. Très tôt, dans ses premiers travaux, il avait souligné, dans le règne animal, l’effet de l’image. Avec le stade du miroir, il montre que l’image que l’enfant y trouve est investie par sa mère et désignée par elle (et de la main et de la voix) ; elle donne alors accès à une représentation du Je de l’enfant, vécue par lui dans l’« assomption jubilatoire » d’une expérience fondatrice d’une structure. Elle est alors acquise et, éventuellement, reproductible. Et quand advient cette image structurante sont dépassés les fantasmes de corps morcelé qui dominaient jusqu’alors la psyché de l’infans. Dans la séance du groupe, l’intervention de l’analyste fait que, d’une part le matériel (les conflits), c’est-à-dire le contenu du groupe, et d’autre part son image, celle de son lieu, sont rassemblés et sont structurants. Le groupe (sa représentation) peut aussi fonctionner comme étant « luimême », se retrouver après s’être « perdu » dans la répétition sans fin des reflets de la psyché de la patiente. Un des effets de « l’assomption » nouvelle du groupe (de sa représentation) est une réunification en séance du fonctionnement morcelé/éclaté de la patiente. Il en est aussi un autre : celui qui s’exerce sur le fonctionnement individuel des membres tel qu’il est entraîné par l’état de souffrance de l’institution : ce qu’on a désigné naguère comme le « flou des limites du moi » comme l’inquiétant1 s’y trouve, avec les identifications projectives entre les membres (et/ou les sous-groupes), avec les jeux transférentiels multiples entre les « groupes internes » (dans la conception de R. Kaës)
1. Cette traduction nouvelle de J. Laplanche est retenue de préférence à celle des Essais de psychanalyse.
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L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
de chacun des membres, avec les transferts narcissiques sur les fonctionnements psychiques précoces de chacun (ce que J. Ludin désigne comme « l’imaginaire ») ; un dernier effet porte sur les liens. Sur les liens attaqués, la réactualisation d’une représentation d’un fonctionnement psychique commun, groupal, a aussi des effets de regroupement psychique. Il y a dans cette séance à la fois un jeu de miroir et d’images, un jeu d’enveloppes narcissiques et un jeu de transferts narcissiques. Toutefois, au-delà de la dynamique particulière de cette séance, subsistent, latents, les effets continus de ce qu’a été le transfert originaire, celui qui est né de la rencontre inaugurale, d’où a procédé la décision de faire la régulation et son accomplissement. Cette rencontre avait été celle de l’évocation de la souffrance, celle de l’institution, celle des membres et celle des patients, notamment des enfants et des nourrissons. De l’investissement narcissique en miroir qui a alors joué, ont résulté la décision de la régulation et sa réalisation. Ce transfert fondateur est resté présent dans la vie institutionnelle.
M ORT / NAISSANCE
ET ORIGINE
Une autre séance révèle un fonctionnement narcissique différent. Contrairement aux séances habituelles qui rassemblent la quasi-totalité des membres de l’institution, celles qui précèdent immédiatement la période des vacances sont moins fréquentées. La séance relatée ici rassemblait une dizaine de soignants et un seul des deux analystes du couple, l’homme. Cette séance fut rapidement centrée sur le cas, jadis bien connu dans le service, d’un enfant atteint d’une maladie incurable, que sa mère très bouleversée avait étroitement entouré : il avait été longtemps suivi par plusieurs soignants. Le récit qui en était fait en séance évoquait l’investissement dont le couple mère/enfant avait été l’objet (l’enfant était mort quelque temps après avoir quitté le service). Dans la séance ici évoquée, la participation des membres avait été intense, comme si l’affect du passé resurgissait dans l’actuel. Ce fut une séance émotionnellement chargée. L’évocation de cette situation avait occupé la quasi-totalité de la séance, ceux qui l’avaient vécue retrouvaient ce qu’ils avaient éprouvé alors, ceux qui ne le connaissaient pas écoutaient, participaient dans un silence attentif. Des liens étroits nés des affects remémorés se tissaient entre tous. Un groupe très uni se constituait, où chacun se repérait dans chacun des autres et dans une
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représentation du groupe réuni dans la séance ; un corps commun unique se constituait et s’investissait lui-même. L’analyste se percevait comme participant, soutenant et contenant ce fonctionnement. La tonalité psychique accompagnant l’évocation d’un passé douloureux gardait un caractère très actuel et une note de plaisir commun s’y ajoutait. La mobilisation psychique de tous les participants créait un sentiment de communion et une cohésion de tous dans le groupe, était l’origine potentielle d’un plaisir discret mais présent. Des questions se posent, relatives au fonctionnement de cette séance. De quoi procède donc le retour d’un passé qui certes fut dramatique et douloureux pour l’équipe, mais qui est lointain, n’a jamais été mentionné jusqu’alors et dont on peut penser qu’il est depuis longtemps dépassé ? Cette séance a un caractère exceptionnel à différents égards. Elle est d’abord la seule parmi toutes les autres où la question de la mort, comme telle, comme réalité affrontée et vécue par l’équipe soignante ait été au premier plan. Elle l’est aussi par le fait de la présence d’un seul des psychanalystes, l’homme. Dès lors, la question du transfert se pose, car l’analyste homme est celui qui jadis a reçu la demande d’intervention qui lui était adressée. Et figurait dans la demande l’expression de la souffrance, depuis longtemps présente, celle de l’institution notamment ; celle-ci était décrite comme perdue à son propre fonctionnement : il n’y avait plus de représentation d’une association globalement à l’œuvre dans son unité psychique, nécessaire à l’accomplissement de sa tâche primaire, le soin. La souffrance était aussi celle des membres désunis, désidentifiés, chacun se sentant isolé et recherchant des repères identificatoires professionnels devenus pour lui incertains. Dès lors la présence de l’analyste seul, comme il l’avait été au temps premier de la demande et de l’« éclatement » psychique de l’institution, n’a-t-elle pas réactualisé dans le transfert ce qui faisait alors problème... avec l’espoir, l’attente qu’une réunification de l’institution surviendrait, comme cela avait été le cas, jadis, avec la régulation ? Dès lors est-ce que l’expérience de la séance n’est pas celle d’une cohésion, d’une « communion », d’un sentiment de regroupement de tous... comme ce fut progressivement le cas depuis la réalisation de la régulation ? Et le plus petit nombre de membres présents rendait la reconstitution d’un groupe plus facilement accessible. L’analyste pouvait se percevoir à la fois dans sa position d’analyste et en même temps comme membre avec les autres de l’unité groupale retrouvée. L’évocation de la mort en cette séance pouvait avoir une fonction très actuelle de représentation de ce qui, à l’origine, avait pu être présent, de façon latente, lorsque l’institution était perdue à elle-même,
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désorganisée, inefficace et dans l’impossibilité de soigner, c’est-à-dire d’être dans le mouvement du désir qui avait pour effet de l’animer, de la faire vivre. La présence, dans cette séance unique, de l’analyste seul, renvoie possiblement aussi à un autre aspect du passé, de l’origine de la régulation. Dans la rencontre qui s’avéra fondatrice de la régulation et du groupe qui prit naissance dans le dispositif des analystes, fut évoquée aussi la souffrance des enfants, des nourrissons et de leurs mères, et des incertitudes qui pèsent sur l’avenir des couples mère/enfant, encore dans l’indistinction psychique précoce. C’est de cela aussi que la demande était porteuse, et c’est à cela aussi que l’analyste consulté avait pu réagir, éventuellement, en s’identifiant à la psychanalyste qui exprimait ce qu’elle avait à dire en son nom et en celui de l’institution et qu’elle ressentait. On peut concevoir un fonctionnement psychique dans la rencontre qui fut inaugurale, où à partir d’une souffrance complexe évoquée/apportée, chacun des protagonistes put fonctionner en miroir, mais aussi en identification narcissique. Le premier fonctionnement narcissique dans cette régulation psychanalytique se situe donc dans la rencontre inaugurale. La psychanalyste de l’institution avait soutenu sa demande d’intervention psychanalytique en témoignant des souffrances institutionnelles, individuelles, de la sienne propre et de celle des patients (enfants et mères). Son désir était manifeste que prenne fin avec l’intervention à venir une longue période difficile. L’acceptation de la demande avait été rapide. Il apparut plus tard que cet échange avait été vécu par l’institution comme un acte fondateur de la régulation (et du groupe qui, depuis, y fonctionnait) dans les séances et qu’il restait inconsciemment idéalisé, dans la psyché des membres du groupe. Ainsi, pouvaient être supportées les souffrances qui étaient à l’origine celle de l’institution (éclatée), celle des soignants (« désidentifiés »), celle des patients (les enfants et leurs mères dans leurs liens précoces d’« indistinction psychique »). Un autre fonctionnement narcissique latent s’est révélé, s’est actualisé dans la séance de groupe où l’analyste était seul présent et que la situation d’origine de la régulation se réactualisait. Avec l’évocation d’un enfant mort, lequel appartient au passé, c’est la problématique actuelle de la mort qui s’actualise ; c’est-à-dire de la pulsion de mort, de la « non-vie » de l’institution « éclatée », des souffrances des soignants réduits à l’impuissance thérapeutique, celle des enfants potentiellement condamnés. Et s’impose en séance un fonctionnement groupal unifié, compact, dans l’uniformité d’un vécu
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où l’indistinction émotionnelle entre les membres s’impose, incluant l’analyste. Devant la prégnance de la pulsion de mort, il n’y a plus alors dans le fantasme qu’un seul corps, un bloc narcissique sans faille1 . Dans la même séance, il est donné à vivre à l’analyste qu’il est en effet aussi lui-même, dans sa position, distinct, différent de l’ensemble réuni en une unité. Et ce mode de fonctionnement est aussi à d’autres instants, celui des autres membres du groupe où chacun, « chaque-un » peut s’éprouver à la fois perdu et retrouvé dans un fonctionnement psychique connu et affirmé dans une distinction qui le fait se percevoir, original lui « même » à côté/avec les autres dans un « singulier pluriel » (R. Kaës). Ces fonctionnements sont aussi des fonctionnements transférentiels narcissiques pénétrés de la libido qui imprègne les fonctionnements psychiques précoces groupaux/familiaux de la psyché. La fantaisie d’une figure groupale peut illustrer ce qu’il en est du fonctionnement pluriel et individuel : après une naissance une famille se réunirait en rond et le nouveau-né passerait de bras en bras, de l’un à l’autre. On peut proposer que ce que chacun mobiliserait en luimême dans ce portage pourrait laisser sa marque dans le fonctionnement naissant de l’infans, et que les traces en seraient alors héritées latentes. Ces remarques sur le narcissisme en situation de groupe dans le cours d’une régulation psychanalytique sont dans ce travail dégagées et soulignées. À leur côté gardent toute leur place les cas cliniques, les problématiques du transfert, les effets du travail du groupe sur l’institution elle-même, la présence des conflits dans l’unité groupale des séances.
R EGARDS SUR UNE RÉGULATION PSYCHANALYTIQUE D ’ UNE INSTITUTION SOIGNANTE On a dit (comme on dit « il était une fois » : dans un temps imprécis et lointain) que face à l’éventualité, réelle ou fantasmée, d’avoir à assumer/à affronter à l’avenir dans une institution un ensemble d’enfants condamnés et déjà très malades, un futur responsable aurait pu faire en sorte que soient alors mises en place deux institutions articulées l’une à l’autre : l’une serait chargée de recherches et d’innovations tandis que l’autre recevrait les patients sans espoir. 1. La dimension narcissique du travail psychique de l’analyste se repère aussi dans mon texte « Narcissisme et rupture ».
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L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
Ainsi, dans cette origine légendaire, auraient été présentes dans l’une la mort et l’angoisse de mort et, dans l’autre, les soins et la vie. Peut-être l’institution en question dans le travail ici présenté a-t-elle été marquée par une angoisse de mort qui, dans le fantasme transmis, aurait touché tous les patients ; aurait-elle alors été originaire et transmise ? aurait-elle été, inconsciemment, présente ensuite dans le fonctionnement — en miroir — des deux promoteurs de la régulation ?
Chapitre 5
UN GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE Luc Michel
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UN
SOUVENIR D ’ ENFANCE
Enfant j’ai été à plusieurs reprises en famille en France. C’est d’ailleurs probablement le premier pays étranger que j’ai visité. Je me revois assis sur le siège arrière de la voiture. Sitôt le poste de frontière franchi, je guettais les signes extérieurs qui me montraient que je n’étais plus chez moi mais bien dans un autre monde où les conventions n’étaient pas tout à fait les mêmes. Ce que je croyais universel se révélait changé. Ainsi la ligne blanche qui séparait en deux parties égales à ne pas franchir les routes de mon pays devenait soudain jaune. Il en allait de même de la couleur des phares des voitures que nous croisions. Je trouvais cela amusant. Pourtant un certain signal de circulation me paraissait plus étrange, incapable que j’étais d’en comprendre le sens. Il se trouvait souvent à l’abord d’un passage à niveau : « Attention danger ! un train peut en cacher un autre. » Je ne comprenais pas très bien où était le danger, comment un train pouvait se cacher dans un autre train !
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DU
L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
GROUPE À L’ INSTITUTION ET RÉCIPROQUEMENT
L’analyste de groupe intervient en institution dans des situations et contextes variés. Tantôt la demande est celle d’une institution en crise qui nous sollicite afin de la dépasser. Parfois, c’est le désir de mettre en place une supervision des groupes thérapeutiques qui s’y déroulent. À d’autres occasions, nous animons un groupe thérapeutique au sein d’un établissement de soins. Si l’institution est dans chaque cas présente, elle occupe, dans ces diverses situations, une place différente. Elle peut être l’objet de la demande formulée d’intervention ou, au contraire, n’apparaître qu’en filigrane. Ainsi notre porte d’entrée varie. Par analogie à mon souvenir, nous ferions bien de nous rappeler, lorsque nous franchissons le seuil d’une institution, le panneau de signalisation à l’abord de voies ferroviaires. En effet, quel que soit le type de groupe où nous intervenons dans une institution, celui-ci n’est jamais isolé. Il est en contact avec tout un ensemble de groupes qu’il contient ou auxquels il appartient. Autrement dit « un groupe peut en cacher un autre ». De nombreux auteurs ont souligné l’importance de décrypter avec minutie la demande institutionnelle avant de proposer la mise en place d’un dispositif d’intervention. Pensons, par exemple, aux développements autour de l’analyse institutionnelle (Oury, 1973 ; Rouchy et Soula-Desroche, 2004). Jean-Pierre Pinel, ailleurs dans cet ouvrage, l’analyse de façon systématique. Dans ce cas, l’institution est au centre de l’attention. Cela n’est pas forcément le cas si l’analyste est appelé à l’origine pour intervenir non pas au niveau institutionnel mais dans le contexte par exemple d’une supervision d’un groupe thérapeutique qui s’y déroule. Or, si l’institution est souvent un contenant silencieux, elle influence forcément ce qui se déroule dans les groupes qu’elle contient jusqu’à, dans des situations de crises, y transférer ses difficultés. Lorsque c’est le cas, l’analyste doit remonter les niveaux pour tenter de relier la problématique à son contexte d’origine. J’évoquerai tout d’abord un peu plus en détail certains aspects de cette intrication des différents contenants groupaux et de leurs enjeux. Je m’efforcerai ensuite, à l’aide d’un exemple, de montrer en quoi cela peut se refléter sur l’évolution d’une demande et son évolution dans le temps. Ceci me permettra quelques remarques conclusives sur l’évolution de la demande au cours du temps.
U N GROUPE PEUT EN CACHER UN AUTRE
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E MBOÎTEMENT
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DES ESPACES
En insistant sur l’intrication constante des divers groupes de natures différentes, je fais, bien entendu, référence à une donnée importante qui a trait à la notion d’espace. La superposition de groupes variés délimite des espaces distincts. Lorsqu’un groupe est défini à l’intérieur d’un groupe qui le contient, comme peut l’être un groupe thérapeutique à l’intérieur d’une institution, nous pouvons nous le représenter en termes de création d’un nouveau sous-espace dans l’espace institutionnel. Ainsi se définit une série de groupes plus ou moins emboîtés les uns aux autres en un système hiérarchiquement ordonné. Un groupe thérapeutique qui se déroule dans une institution est à considérer comme un sous-système de cette dernière. L’institution, comme nous le savons, n’est pas une simple organisation mais renvoie à une histoire, un héritage, une idéologie, des pactes et des règles qui lui sont propres. Ceci influence le travail de pensée ou non-pensée qui s’y déroule. Si nous instituons une nouvelle activité groupale en son sein, cela revient à créer un sous-espace qui contiendra à la fois les composantes de l’espace institutionnel qui l’englobe mais aussi des ajouts qui seront, par exemple, la formulation de critères ou règles particuliers signant l’appartenance ou non à ce sous-groupe. Nous pouvons l’exprimer autrement : tout groupe, comme tout fait quel qu’il soit, s’inscrit dans un contexte. Le contexte, selon le dictionnaire est : l’« ensemble du texte qui entoure un mot, une phrase, un passage et qui sélectionne son sens, sa valeur ». C’est aussi l’« ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait ». Ainsi tout groupe, qu’il soit thérapeutique, de supervision ou de formation s’inscrit dans un contexte plus large qui va influencer ce qui s’y déroule. Or nous savons que le contexte informe de la signification sociale d’un groupe (Hopper, 1992). Comme le rappelle Hopper, un groupe conduit dans le contexte d’un hôpital psychiatrique, pour prendre un extrême, est contextualisé de façon très différente d’un groupe en pratique privée. Vu de « l’extérieur », nous pouvons ainsi voir le groupe au centre d’un oignon dont les diverses couches sont autant d’enveloppes groupales diverses qui, à la fois, le traversent et l’entourent. Vu « du centre » du groupe que nous animons ou supervisons, ce qui va le contenir est plutôt vu comme des Tiers dont la présence est plus ou moins envahissante selon les circonstances. Cet emboîtement entre un groupe et une institution est particulièrement observable lorsque, par exemple, nous supervisons un groupe qui se déroule dans une institution de patients psychotiques hospitalisés. Le contexte institutionnel peut imprégner le dispositif d’un
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groupe qui y est mis en place. Ceci peut s’expliquer par un effet de mirroring et de « résonance » (Foulkes 1965) particulièrement intense. Le fonctionnement institutionnel reflète alors le fonctionnement du type de pathologie dont l’institution s’occupe. Aux confusions des limites des espaces intrapsychiques propres à la psychose, fait écho une confusion des limites entre les espaces institutionnels. La réverbération de la problématique est donc bidirectionnelle dans une structure résidentielle : de l’institution à son sous-ensemble qu’est le groupe thérapeutique qui s’y déroule et des patients qui le constituent au groupe, voire à l’institution qui les contient. Cet emboîtement des champs successifs ne se limite pas à l’institution mais conduit à ce qui l’entoure et au champ social dans laquelle elle s’inscrit. Nous faisons habituellement l’économie de l’analyse de ce large contexte social transubjectif qui reste un fond silencieux sauf en cas de troubles sociaux. Plusieurs auteurs nous relatant des interventions d’obédience psychanalytique tant individuelle que groupale dans des régions aux régimes politiques troublés nous montrent bien comment, dans des situations d’un contexte social totalitaire, les espaces de pensées groupales ou individuelles sont influencées et comprimées (Puget et al., 1989).
DE
LA DÉFINITION D ’ UN ESPACE GROUPAL AUX LIEUX DE PROJECTION GROUPALE Revenons au temps inaugural de la constitution d’un groupe. Lorsque nous définissons un cadre de psychothérapie analytique de groupe, nous introduisons un dispositif avec certaines règles qui vont nous permettre un accès plus aisé à des processus tirant leur ressource de l’inconscient. Un des buts que nous cherchons ainsi à atteindre est de rendre possible une verbalisation et ainsi une secondarisation de certains processus préconscients. Le rôle de l’analyste est de favoriser les échanges, la mise en évidence des enjeux fantasmatiques. Tout Tiers, en tant qu’élément constitutif ou non du cadre est forcément un lieu de projections. La multiplication de ces tiers plus ou moins identifiés va compliquer la tâche de l’analyste. C’est du moins mon avis. Nous pouvons penser que la multiplication des possibilités de déposer des mouvements projectifs — qui sont souvent des non-dits — va complexifier et diffracter les mouvements transférentiels. Certains, à l’extrême, vont être inaccessibles, se diluant dans des espaces « interstitiels » qui ne font pas partie en soi du dispositif groupal. C’est ce que Roussillon appellerait la « multiplication
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des débarras » qui vont être dispersés en dehors de la séance ou dans les alentours, comme l’institution (Roussillon, 1988). Ce sont des lieux où nous aurons du matériel inaccessible, non mentalisé qui va se déposer. C’est la tâche alors du thérapeute de démasquer ce matériel, de sortir d’une situation où il est, par ailleurs, forcément pris comme partie prenante du dispositif. Nous avons évoqué ailleurs ce que nous avions nommé « des variations sur le tiers » en décrivant brièvement l’influence que pouvaient avoir trois types de tiers : l’institution, la présence d’une caméra vidéo pendant les séances et celle d’un observateur (Michel, 1998). À chacun de ces tiers correspondait une tendance à devenir le dépositaire d’une certaine spécificité du matériel projectif. Je me cantonne à évoquer ici l’influence du tiers que représente l’institution dans laquelle se déroule le groupe thérapeutique.
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LE
TIERS INSTITUTION
Un groupe thérapeutique qui s’inscrit dans une institution est issu de la dynamique ou de l’histoire de celle-ci. À un moment ou à un autre surgit le désir ou besoin de créer un espace thérapeutique de ce type. Il peut être le résultat d’un projet apparemment porté par un individu singulier ou par l’institution dans son ensemble. La création de ce nouvel espace, qui se délimite, définit progressivement un lieu investi, que ce soit positivement ou négativement par l’institution et ses membres. Ceux qui l’animent sont désormais ses analystes ou thérapeutes. Ceux-ci doivent établir un cadre, une enveloppe qui permettent au groupe de développer un sens de lui-même, une « culture » qui lui est propre. Ceci est particulièrement le cas s’ils font eux-mêmes partie intégrante de l’institution. Ils doivent œuvrer à l’émergence d’un espace distinct dans une poussée de différentiation plus ou moins bien supportée. Un tel groupe, pour exister, doit pouvoir en effet se définir un dedans et un dehors. Ceci est nécessaire pour délimiter un lieu suffisamment sécurisant pour que se rejouent des identifications. Un travail doit être fait pour que le groupe puisse se sentir une enveloppe qui marque une frontière semi-perméable avec le fonctionnement différent de son contenant. Ainsi un groupe de parole ou un psychodrame dans une institution est pris entre la poussée projective des individus le constituant et une autre poussée projective venant de l’institution. Or comme nous l’avons vu, le groupe est toujours plus ou moins explicitement issu d’un projet institutionnel. L’institution a donc des
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attentes conscientes et inconscientes. Le groupe, pour l’institution, peut devenir un tiers sur lequel sont déposées des projections, des envies. Le groupe peut fonctionner à l’extrême comme l’équivalent du bon ou du mauvais objet. Pour le groupe, c’est l’inverse car l’institution peut devenir le mauvais objet contenant. Le thérapeute peut être en résonance avec le groupe et en partie en parfaite collusion avec ses membres, identifiant l’objet persécuteur à l’extérieur. Il peut ainsi, et c’est de bonne guerre, se réserver un rôle de bon objet mais au prix d’un isolement de son groupe par rapport à l’institution. Or l’analyste est d’une certaine manière un passeur qui règle ce qui rentre et sort à la frontière du groupe. Dans une institution il doit être le garant de cette membrane semi-perméable dessinée entre le groupe et son contenant institutionnel. Laisser passer certaines choses mais défendre une certaine frontière qui permette de maintenir un espace spécifique. S’il est membre de l’institution il ne doit pas oublier son identification de soignant de l’institution. Il doit être à même de gérer cette interface de façon plus évoluée que celle du clivage. Ce n’est qu’à cette condition que l’on est en droit d’attendre un fonctionnement différent de celui des appareils psychiques des patients de l’institution. On peut dire qu’il offre la potentialité d’un tel fonctionnement moins clivé. Nous posons l’hypothèse que le fonctionnement maximal ne peut être atteint qu’au prix d’un travail de l’analyste dans son rôle de gardien de la membrane semi-perméable du groupe avec l’institution. Faute de ce travail, la tendance à la non-mentalisation s’accroît. C’est la voie à ce que des non-dits ou à ce que des pactes dénégatifs institutionnels passent dans le groupe qui alors les encrypte. Ce dernier à l’extrême peut être menacé dans son existence (Kaës, 1988). Le risque est alors de transformer le groupe en anti-groupe, pour reprendre le terme de Nitzun (Nitzun, 1996). Rappelons que cet auteur définit l’anti-groupe comme un groupe où prédominent les processus destructifs menaçant son fonctionnement. Les processus de déliaison vont dans un tel cas supplanter les processus et les forces de liaison. Être attentif à ces aspects est important au début de la constitution d’un groupe thérapeutique où il s’agit, dans un premier temps, de délimiter ses frontières (Michel, 1995). Un ensemble de patients se réunissant pour la première fois n’a en effet pas de culture propre. Il a à constituer sa propre matrice (Foulkes, Anthony, 1957). Le contexte environnemental est particulièrement central pour son identité. Cela peut se remarquer dans les propos des participants lors d’une première séance manifestant leurs résistances. Ces commentaires touchent ainsi souvent le cadre environnement et le lien qu’ont les participants avec l’endroit.
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C’est la première séance d’un groupe slow open dans une institution ambulatoire. La séance vient de débuter et Albert dit que sa présence ici lui rappelle de très mauvais souvenirs. Il avait déjà été suivi, auparavant, durant deux ans dans ces mêmes lieux. Décidément c’est très peu accueillant, ajoute-t-il. Un autre participant renchérit et décrit la salle comme très froide, mal aérée. Ces défenses et ces attaques contre le cadre sont bien sûr classiques, mais moi qui conduis ce groupe, je me trouve, comme par hasard, rappelé dans mon conflit avec l’institution et les vices de construction contre lesquels je me suis vainement battu. Il y a, l’espace d’un instant, une envie intérieure de faire corps avec ces remarques, d’entrer dans une alliance et d’expulser le doute vers l’extérieur, en se dépossédant de tout pouvoir. C’est le risque pour moi alors d’entrer en résonance, j’expulse dans un tel cas le mauvais objet sur l’institution, favorisant certes la cohésion du groupe, dans un premier temps, mais sur un mode de clivage dangereux.
Cet exemple montre qu’il est vital que le thérapeute s’interroge constamment sur son rapport avec le cadre qu’il a institué et les affects qu’il ressent à l’égard de l’institution où se déroule son groupe. Certains diront que c’est la banale question du travail de l’analyste face à sa contre-attitude ou contre-transfert. C’est certes le cas, mais selon notre propre pratique, qui nous conduit à mener des groupes dans des milieux différents comme l’institution et la pratique privée, nous sommes particulièrement attentifs à ce type de risque, et c’est loin d’être évident. Nous avons mis du temps, par exemple, à réaliser que l’institution nous influençait dans le choix de nos indications. Des critères rationnels étaient certes à la base : nous ne mettons pas un collègue médecin, par exemple, dans un groupe qui se déroule dans l’institution ; il risque de rencontrer des gens connus, etc. Mais derrière ces bonnes intentions, il y avait, croyons-nous, notre propre perception du lieu, de l’espace proposé, de la manière dont nous l’investissions. Nous avons pris conscience que nous étions en train de créer des groupes en « première classe », en privé et, en « deuxième classe », en institution. Le risque dans un tel cas est des deux côtés : attente que le groupe en privé, loin du tiers institutionnel, nous gratifie mieux que celui en institution : il doit être un bon groupe. C’est aussi mettre le tiers institutionnel comme responsable d’une dévalorisation. Mais que dire de la culture d’un groupe partant dans de telles conditions ? Nous savons que le groupe au départ n’existe surtout que comme projet du thérapeute, de son désir. Le holding de départ, le regard bienveillant de la mère sont hypothéqués par cette attitude inconsciente du thérapeute. Cela se manifestera alors par l’émergence de sentiments d’insuffisance dans le groupe. Comme le note A. Missenard, de façon un peu caricaturale : « Un groupe s’unifie par le reflet qu’il donne à son moniteur de l’inconscient de ce dernier ou de la
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problématique du moment » (Missenard, 1982). Nous ajouterons qu’il convient aussi de briser le miroir entre l’institution et le groupe. À défaut de cela, c’est la problématique du tiers institutionnel que le groupe risque de refléter.
DU
COURANT LAMINAIRE AU TURBULENT
Nous voyons donc comment les différents espaces peuvent interférer. En temps normal, s’il s’agit d’y être toujours attentif, les niveaux restent séparés. Il y a une certaine hiérarchisation. Ainsi l’institution n’est pas au centre de notre attention lorsque nous supervisons un groupe thérapeutique dans celle-ci. Pourtant, dans certaines circonstances, marquée par des troubles, la dynamique institutionnelle va devenir à l’avant-scène. Le groupe thérapeutique qui s’y déroule peut, à l’extrême, devenir un symptôme de la problématique institutionnelle. La hiérarchie des espaces se télescope à l’image de la dynamique des flux où un écoulement laminaire peut, au cours du temps face à des obstacles, se transformer en turbulences. Celles-ci se manifestent alors bruyamment et peuvent paralyser le groupe. La problématique du groupe contenu à l’extrême ne reflète que celle du contenant. La tâche de l’analyste doit être dans un premier temps de déceler ces mouvements inconscients en cascade. Dans un deuxième temps il doit tenter de resituer le conflit actif à son niveau d’origine. C’est un travail parfois de longue haleine où l’analyste est d’abord pris par le processus de confusion des niveaux, envahi qu’il est par la problématique institutionnelle. Peu à peu il doit pouvoir s’en dégager afin de pouvoir restaurer la hiérarchie des niveaux. Sans tomber dans la toute-puissance, il ne doit pas se transformer en analyste de l’institution s’il n’a pas ce mandat. Il doit jouer le rôle de facilitateur à l’élaboration de l’équipe qu’il supervise. À cette dernière d’en tirer les conséquences. L’exemple suivant devrait nous permettre de déployer plus en détail ce travail marqué de difficultés et d’errance.
E XEMPLE :
CARNET DE VOYAGE D ’ UN SUPERVISEUR
Les débuts J’ai été amené, il y a quelques années, à intervenir dans un canton voisin comme superviseur dans le cadre d’une institution pour jeunes adultes. À cette époque, cette institution, rattachée à un grand ensemble, fonctionnait de manière autonome. À la fois foyer, elle s’organisait autour d’une structure
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communautaire. La fondatrice y jouait un rôle très actif. Cette dernière avait mis en place dès l’origine un certain nombre d’activités thérapeutiques. Un groupe dit dramatique, se déroulait deux fois par semaine. Y participaient tous les pensionnaires. C’était un lieu investi par tous les soignants. À côté de la fondatrice, il y avait un groupe de cinq co-animateurs qui étaient choisis dans les membres de l’équipe. Ce groupe était très investi et désigné comme une des activités thérapeutiques centrales. Chacun désirait y participer. L’équipe se réclamait d’une pensée éclectique au soubassement psychanalytique. Ce qui était conçu à l’origine comme une ouverture, pouvait ainsi se manifester comme un flou dans la théorisation de la lecture des situations et dans le mode d’intervention. J’avais le sentiment que le groupe dramatique à côté de sa vocation thérapeutique était aussi un lieu de formation convoité. Les plus jeunes soignants de toutes professions désiraient y participer pour partager l’expérience de la fondatrice. J’avais été sollicité pour intervenir comme superviseur de cette activité à une époque où, apparemment, l’équipe n’évoquait pas une souffrance manifeste particulière. L’équipe, par l’intermédiaire de sa fondatrice, m’avait contacté pour me demander si j’étais intéressé à superviser cette activité, ce que j’avais fait bien volontiers, me rendant régulièrement dans cette institution. Ce qui intéressait l’équipe, était d’introduire un regard extérieur à même d’éclairer un peu plus ce qui se passait dans le cadre de ce groupe. L’équipe se demandait si un analyste pouvait aller un peu plus loin dans la lecture des séances, enrichir leur approche. J’avais aussi le sentiment qu’il cherchait à créer un espace pour les aider à mettre en mots le processus qui se déroulait dans les séances de ce groupe. J’ai donc assumé cette tâche avec un certain plaisir, me rendant régulièrement dans cette institution tout au long d’une année. J’y découvrais un fonctionnement où la directrice, investie comme un père fondateur, m’apparaissait être le garant du cadre. Elle véhiculait toute une idéologie fondée sur les écrits communautaires des années soixante. Le dispositif mis en place pour le groupe dramatique permettait beaucoup de créativité mais restait peu structuré et flou. Les espaces institutionnel et groupal étaient perméables l’un l’autre. Cette porosité se manifestait dans les supervisions qui avaient lieu dans la salle principale du foyer. Nous y étions constamment interrompus par d’autres activités ou l’intervention inopinée de jeunes réclamant l’attention de l’un ou l’autre soignant. J’avais alors assez rapidement proposé à l’équipe qui s’occupait du groupe thérapeutique de venir à mon cabinet pour poursuivre la supervision. Cette mesure était certainement un agir, car peu élaborée de ma part, pressé de mieux délimiter un dedans et un dehors. J’avais, en tout cas pour moi, besoin de cela pour me créer un espace de mentalisation. Toutefois je la formulais plus comme une mise en acte, après avoir évoqué la question de la nécessité de distinguer les différents espaces tant géographiques que psychiques. L’équipe avait adhéré à cette proposition. Je peux, dans l’après-coup, me demander si ce geste n’était pas pour moi un besoin de prendre un pouvoir. À la fois j’étais dans une institution appelé à superviser un groupe dont la directrice était aussi la leader charismatique. Déplacer l’équipe et ainsi déplacer la fondatrice sur mon territoire me confortait dans
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une autre position moins assujettie. Cette question n’a que peu été verbalisée tant par l’équipe que par moi, tout occupé à discuter du matériel de séances passionnantes. Est-ce que mon mouvement exprimait un besoin institutionnel de clarification constructive ou plutôt une lutte de pouvoir au niveau de l’institution dans lequel j’étais déjà pris ? Je ne peux trancher.
Changement de la direction C’est une question sans réponse mais que j’ai été amené à me reposer : en effet, quelques mois plus tard la directrice décida de se retirer du groupe thérapeutique, trop occupée à ses autres activités tant thérapeutiques que de gestion. La demande de supervision s’éclairait aussi ainsi certainement dans l’après-coup comme la mise en place d’une mesure d’encadrement nécessaire à cette transition. Ce passage de témoin s’effectua aussi par la désignation d’un couple de thérapeutes choisis parmi les soignants pour devenir les leaders désignés. Aucun des soignants ne se sentait en effet de taille pour assumer seul cette fonction. Mon rôle de superviseur consistait encore plus à être le garant d’une théorie : la grille de lecture du processus devenant plus clairement celui de l’analyse groupale. Mais qu’allait devenir la place de ce groupe dans l’institution et surtout son rôle dans la transmission de la culture de formation spécifique à celle-ci qu’il avait joué jusque-là ? Pouvait-il rester ce lieu de transmission et d’apprentissage par immersion ? Pour remplacer la fondatrice, psychiatre, il n’en fallait pas moins d’un couple formé d’une psychologue et d’un psychiatre. Plusieurs séances de supervision furent occupées, pendant cette période de changement, à discuter les enjeux que représentait pour l’équipe du groupe thérapeutique ce changement. Je n’abordais que peu le versant de l’institution dans son ensemble car je ne voyais qu’une partie de l’ensemble des soignants, à savoir l’équipe d’animateurs du groupe. Peu à peu, j’eus le sentiment que l’histoire de ce groupe thérapeutique, très en lien avec la fondation en elle-même du centre thérapeutique, devenait une sorte de préhistoire au niveau du groupe thérapeutique actuel. Il n’était pas aisé pour les nouveaux leaders de s’investir vraiment dans cette position nouvelle, inhibés par l’héritage. Je ressentais ma fonction de superviseur comme celle d’un garant encadrant et mon travail était d’essayer de les affranchir de cette ombre, certes riche, mais paralysante de l’histoire liée à la fondatrice. Elle était toujours présente dans l’institution, mais absente désormais du groupe thérapeutique. Le danger était tant de l’effacer que d’en faire une ombre trop prégnante. Nous avons ainsi vécu une nouvelle période, marquée par les aléas habituels d’une supervision. L’équipe d’animation, périodiquement se renouvelait. Comme cette supervision avait lieu à mon cabinet, j’avais des échos indirects de la vie institutionnelle proprement dite. C’est ainsi que j’appris un jour, qu’en raison d’une réorganisation du réseau dans lequel était inscrite cette institution, une nouvelle direction allait être mise en place. La fondatrice allait quitter le foyer. La nouvelle direction allait changer l’orientation de l’institution.
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Si elle restait une structure d’accueil de jeunes adultes, elle changeait de philosophie en quittant le modèle communautaire pour s’inscrire dans un modèle plus franchement médical. Ceci se traduisit dans l’organisation des équipes. Celles-ci devinrent structurées de façon plus hiérarchique et le pouvoir médical fut renforcé. Les supervisions continuèrent de façon régulière sans qu’apparemment ces changements influencent directement le groupe thérapeutique. Toutefois, après quelques mois, les deux soignants qui avaient repris la fonction de leaders du groupe, un psychiatre et un psychologue, décidèrent de quitter l’institution également. Ils se sentaient en effet trop liés à son histoire et n’approuvaient pas le nouveau changement d’orientation. L’équipe, en accord avec la nouvelle direction, désigna un éducateur comme nouveau leader. Celui-ci était membre depuis longtemps de l’équipe thérapeutique et participait comme co-animateur au groupe. La nouvelle direction insistait pour que le groupe thérapeutique se perpétue, trouvant que cette activité devait garder une place importante dans le suivi thérapeutique des patients. Si, jusque-là tout pensionnaire, sauf contre indication, était le bienvenu dans ce groupe, la sélection devait se faire désormais après une indication médicale. L’équipe d’animation du groupe, emmenée par son nouveau leader, était quelque peu déstabilisée. Je partageais leur incertitude et n’étais plus très au clair de mon rôle. Je sentais le groupe d’animateurs du groupe à la fois motivés à poursuivre ce type d’activité auquel ils croyaient tout en éprouvant le sentiment de subir une situation sur laquelle ils n’avaient que peu de prise. Je leur proposais donc de préciser et de redéfinir ce qu’ils pensaient pouvoir offrir aux jeunes avec cette approche groupale et de le présenter sous forme de projet à la nouvelle équipe dirigeante. Ne sachant plus très bien où me situer, je proposais par ailleurs de rencontrer le médecin chef afin, pour ma part, de mieux préciser les contours de ce changement et mon rôle éventuel dans la nouvelle organisation. La nouvelle équipe dirigeante m’assura combien le groupe thérapeutique était important et apprécié. Ce groupe recelait en effet tout un savoir et une expérience accumulés au cours des années précédentes que l’on tenait à conserver et développer. Je partis de cet entretien fort agréable en ayant le sentiment de devenir une sorte de grand-père, désormais dépositaire d’un savoir-faire, d’une expérience et d’une histoire institutionnelle. Je trouvais intéressant et réconfortant, en tout cas dans le discours manifeste de la direction, que l’héritage puisse être accepté.
Changement du modèle J’ai donc poursuivi la supervision régulière de ce groupe qui se déroulait deux fois par semaine. Le leader de l’équipe d’animation était désormais, comme je l’ai déjà dit, un éducateur expérimenté qui était d’ailleurs un des derniers représentants de la première équipe. Au fil des mois, un problème important fut soulevé. La direction avait en effet redéfini pour cette institution
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une structure fondée sur une hiérarchie médicale et psychothérapique. Les soignants avaient désormais des tâches et responsabilités spécifiques en lien avec leur formation : les psychothérapies étaient sous la responsabilité d’un psychiatre ou psychothérapeute. Les éducateurs s’occupaient d’éducation, etc. Or ce groupe dramatique, reconnu comme lieu thérapeutique et de formation, était mené par un éducateur. Nous étions face à une sorte de double contrainte institutionnelle : votre groupe est très formateur, mais vous ne pouvez pas former car former à la psychothérapie est réservé au psychothérapeute médecin ou psychologue ! Comment sortir de ce paradoxe, étant entendu que je n’avais pas accès à l’ensemble des intervenants institutionnels. Je formulais des interprétations autour du matériel rapporté des séances du groupe des jeunes en le prenant aussi comme dépôt de la problématique non élaborée des animateurs. Il était en effet beaucoup question à cette époque dans les jeux de mise en place de situations où la confusion et l’impuissance étaient à l’avant-scène, des scènes de famille au passé lourd à gérer, d’adultes ou parents ne laissant que peu de pouvoir de décision aux jeunes tout en les sollicitant. Je me demandais si ces situations d’adolescents, desquels on attend beaucoup mais à la fois à qui on ne fait pas confiance, ne représentaient pas aussi le vécu des animateurs à qui on demandait de poursuivre l’animation du groupe dans la tradition du passé tout en leur retirant certains pouvoirs dont jouissaient leurs aînés. Ces interventions permirent aux animateurs de commencer à mettre des mots sur le malaise qu’ils ressentaient sans pouvoir jusque-là le préciser. Les animateurs purent alors peu à peu se demander s’il fallait poursuivre ce groupe et si oui comment. Pouvaient-ils se l’approprier véritablement ? Pourquoi ne pas le stopper et en discuter ? Ce sont les interrogations que j’ai soumises à l’équipe et spécialement à l’éducateur qui avait repris la responsabilité Il se sentait en effet dépassé par ce dépôt de l’institution. Si je n’y avais été que trop peu attentif jusque-là, je me demandais maintenant quel rôle jouait ce groupe dans le processus de transition entre deux systèmes institutionnels aux valeurs différentes. L’éducateur, pris dans une double contrainte, se rendait compte qu’il fallait suspendre le groupe, le redéfinir. Mais si cela se faisait, il avait le sentiment qu’on allait le lui reprocher en l’accusant d’un passage à l’acte. C’est lui qui risquait d’être accusé de ne pas vouloir intégrer les valeurs du passé. Je n’avais pas à cœur quant à moi de lâcher cette équipe en souffrance, même si je percevais que mon cadre n’était plus adapté.
Chronique d’une mort annoncée Quelque temps plus tard, la direction, tout en réitérant son soutien et son désir que le groupe continue, décida que le nombre de séances serait réduit à une par semaine. D’autres activités avaient vu en effet le jour et il ne fallait pas « surcharger » les patients. Je remarquais que l’équipe qui animait le groupe se renouvelait à un rythme accéléré. Pour remplacer ceux qui
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quittaient, de nouveaux soignants étaient désignés comme co-animateurs. Je notais une nouvelle manière de procéder : si jusque-là les animateurs se choisissaient par cooptation, dans le cadre de l’équipe, c’était maintenant la direction qui décidait des animateurs du groupe dramatique. Par ailleurs, comme le leader actuel n’était pas un psychothérapeute officiel, la direction lui adjoignit, comme co-leader, une psychothérapeute psychologue reconnue. Je me dois de rappeler que jusque-là les rencontres de supervision étaient caractérisées avant tout par l’élaboration d’un matériel clinique amené par les résidents. La trace de l’histoire et plus spécifiquement de l’équipe animatrice se déroulait sur un plan sous-jacent. Toutefois à cette époque j’eus le sentiment plus clair que ce groupe thérapeutique avait un enjeu institutionnel que j’avais sous-estimé. Les séances de supervision étaient désormais occupées pour une large part à commenter les rapports de l’équipe d’animation avec l’institution. Je me rendais de plus en plus compte que ce groupe était le chiasma de la conflictualité entre le passé et le présent institutionnel, choc entre les deux cultures. Le danger pouvait être que les patients en soient les otages.
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J’avais en effet le sentiment de perdre le fil de la lecture de la dynamique du groupe des résidents et d’être de plus en plus intéressé par l’écoute du fil du groupe institutionnel dans son ensemble. Pourtant j’étais moi-même dans une position particulière : superviseur nommé du petit groupe mais pas de l’institution. J’étais de plus porteur de tout un lot de projections. J’avais été choisi par l’ancienne équipe dirigeante. J’ai décidé de faire part à l’équipe de mon malaise et proposé de consacrer quelques séances de supervision à la définition des rapports que ce groupe avait avec le « groupe institution » qui le contenait. Le leader des animateurs du groupe dramatique pu alors mieux évoquer son sentiment d’être constamment castré, pris dans une sorte de filiation délétère : il était censé être le continuateur de ce qu’avait initié la fondatrice mais il était, de par son appartenance professionnelle, dans l’impossibilité d’être légitimé. La co-thérapeute désignée par l’institution, elle légitime, venait et prenait un certain pouvoir à la manière d’une belle-mère. Elle était, pour certains membres restant de l’équipe, une sorte de tête de pont nommée par la nouvelle direction pour occuper le dernier vestige représentant l’institution passée. Dernier vestige mais aussi crypte comme lieu de projection. S’y concentrait tout ce qui avait fait la grandeur de l’équipe précédente et de sa fondatrice à la fois idéalisée et dénigrée. Je me rendais compte que le groupe thérapeutique avait été en quelque sorte le cœur de l’institution, duquel tout le fonctionnement irradiait et que le démantèlement et la réorganisation avaient modifié tout le corps institutionnel mais que restait en dernier lieu ce cœur qui battait sans pouvoir irradier ou irriguer les nouveaux tissus. Il devenait donc une sorte de village d’irréductibles, laissés par ailleurs avec quelqu’un qui était dans l’impossibilité de poursuivre la descendance, car non légitimé. Les fantaisies qu’évoqua l’équipe allèrent dans ce sens puisque les images furent de l’ordre de : « Les Allemands ont occupé la France mais n’ont pas détruit le Louvre, ni la Tour Eiffel. » C’était aussi une mort douce à laquelle était voué le groupe, témoin de cette autre image : « En Chine il
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y a une limitation des naissances et les filles ont une fin atroce, elles sont vouées à la mort parce qu’on les laisse crever faute de nourriture. Pourquoi cette souffrance plutôt que l’euthanasie ? » J’avais pour ma part le sentiment d’être « un vieux meuble » qu’on prenait et qu’on avait transféré de l’ancienne structure à la nouvelle. Je me rendais mieux compte de ma passivité... Fort de cette impression et de ces sentiments, je décidais de proposer au leader du groupe de mettre fin au groupe dramatique actuel. Il serait possible alors, après une pause, d’envisager une nouvelle activité groupale qui partirait sur de nouvelles bases. Je suggérais que si le besoin d’une supervision se faisait sentir, il était souhaitable que cela soit avec quelqu’un d’autre. Autant de conditions pour marquer le passage et faire le deuil de l’ancienne institution, pour repartir dans quelque chose de nouveau, lié aux nouvelles valeurs institutionnelles.
S UPERVISEUR
OU OBSERVATEUR PARTICIPANT
?
J’ai à dessein donné à mon exemple la forme d’un récit pour décrire le déroulement de cette intervention. Franchir l’entrée d’une institution c’est, pour rappeler mon souvenir d’enfance, un peu être un voyageur découvrant un nouveau pays. Il appréhende peu à peu une organisation, un cadre culturel, une histoire. Mon récit met l’accent sur les mouvements institutionnels qui se sont développés au cours du temps, en laissant sous silence tout le travail de supervision proprement dit. À lire ma narration, peut se dégager un certain sentiment d’échec. Cela serait effectivement le cas si je m’étais donné l’ambition ou que l’on m’ait attribué la fonction de favoriser la secondarisation et l’élaboration de cette période de transition au niveau de l’institution. Or ce n’était pas le cas. J’étais, rappelons-le, appelé pour superviser une activité donnée. C’est ce qui est resté à l’arrière-plan, mon objectif : permettre au groupe thérapeutique d’être un espace créatif et favoriser l’élaboration pour dégager un fil de lecture selon une écoute psychanalytique du matériel apporté par les patients. J’ai, en corollaire, tenté de favoriser la prise de conscience chez les animateurs du groupe thérapeutique de leurs implications conscientes et inconscientes dans le scénario institutionnel. Ils étaient, à cet égard, partie prenante d’un moment de l’histoire de cette institution, comme moi d’ailleurs. Au cours de cette période s’est produit le départ de sa fondatrice. Ailleurs dans cet ouvrage, René Kaës détaille, de façon intéressante, divers cas de figures de deuils ou départ de fondateurs. Il y montre comment cela peut mettre en crise les garants métapsychologiques des membres de l’institution. On peut, dans cette situation, y retrouver
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certains mouvements qu’il décrit. Ici la transition va jusqu’au changement de paradigme théorique institutionnel. Le groupe thérapeutique se poursuivant, il devenait peu à peu un groupe conduit sous les auspices de l’ancien paradigme. Pour ma part, superviseur et référent du modèle analytique, je devenais peu à peu dépositaire d’un passé. Les animateurs se tournaient d’autant plus vers moi dans un mouvement qui pouvait aussi être compris comme une résistance au changement. J’ai d’ailleurs, à plusieurs reprises, interpréter le matériel qu’ils m’amenaient dans ce sens. J’avais tendance à les renvoyer à l’institution, en les encourageant à en parler. Je ne pouvais en effet, de par ma position, l’interpréter au niveau de l’équipe institutionnelle dans son ensemble. On pourrait, à cet égard, me reprocher de ne pas avoir stoppé mon intervention à ce stade ou, demander à instaurer un cadre d’analyse institutionnelle. Je ne l’ai pas fait car je sentais que je ne pouvais pas « abandonner » cette équipe dans cette situation, probablement dans un mouvement d’identification un peu exagéré : n’était-on pas en train de remplacer mon paradigme psychanalytique par un nouveau modèle ? J’ai perçu progressivement que j’étais pris par les mouvements institutionnels de façon inhabituellement intense. Sans en être au début conscient, j’ai été une sorte d’« observateur participant ». Je ne pouvais être l’observateur et n’intervenir que dans les retombées sur le groupe des animateurs. Je n’étais en effet, en raison de ma fonction et position, pas en mesure d’interpréter les mouvements au niveau institutionnel, comme le ferait un analyste mandaté pour une analyse institutionnelle. Pour que ce processus soit possible, il aurait fallu que j’émerge d’une véritable immersion progressive dont je n’avais pas conscience sur le moment. Mais c’est aussi cette plongée qui m’a permis, dans un deuxième temps, de mettre des mots et du sens à ce que vivait l’équipe. C’est d’ailleurs, à mon avis, un mouvement qui est propre à l’analyste de groupe d’être pris dans la dynamique et de s’en dégager pour pouvoir verbaliser les mouvements inconscients latents. Ce récit permet aussi de mettre en évidence un certain style d’interventions qui peut prêter à discussion. Le dispositif apparaît en effet un peu flou et varie au gré des circonstances. C’est, d’une certaine manière, un dispositif a minima. À ce propos nous savons combien le processus d’élaboration est tributaire d’un dispositif qui en permet l’analyse. J’aime, autant que possible, favoriser la mise en place d’un cadre précis et clair, tant en situation individuelle que groupale. Toutefois dans la pratique, je n’hésite pas, quand les circonstances le nécessitent, à m’adapter à la situation en me reposant avant tout sur mon cadre interne. Le dispositif reste souple, s’adapte au contexte institutionnel, le point
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d’appui étant ce que j’ai internalisé de mon modèle analytique et mon contre-transfert. Il est clair que, dans ce type de dispositif d’interventions peu structurées, nous risquons d’affaiblir notre capacité interprétante. Nous pouvons le voir dans mon exemple où je ne fais que très peu référence à mes interventions d’ordre interprétatives. Je ne me sentais pas, dans ce contexte, dans une position me permettant d’intervenir directement en pointant des fantasmes groupaux institutionnels. Je me cantonnais à souligner le rapport du sous-groupe à l’institution et les fantasmes qui les habitaient. J’ai eu à cet égard une position plutôt de co-penseur, pris progressivement par le matériel « déposé » par les animateurs. En cela mon rôle n’a pas été tout à fait celui d’un superviseur comme on l’entend classiquement, ce qui était le rôle que l’on m’avait attribué. À me remémorer cette histoire et consulter mes notes de mon intervention, une chose me frappe : si au départ l’allusion aux jeunes et à la thématique des jeux apparaît, elle fait place sur la fin à des remarques portant sur la souffrance de l’équipe et son lien à l’institution. Ainsi j’ai pu, dans l’après-coup, reconstruire un processus et en donner un récit que j’ai relaté plus haut. Ceci a bien entendu nécessité une élaboration dont je n’étais pas conscient au départ. J’étais en cela pris par les mouvements institutionnels dont je n’avais pas saisi l’ampleur ni l’emprise sur le groupe et moi-même. Le récit des événements, ébranlements, traumas, était amené par les animateurs au détour de propos touchant le matériel des séances de groupe. Ces événements étaient relatés sans véritablement être pensés, comme des faits divers de plus en plus prenants. C’est l’espace de la supervision qui a servi dans ce cas comme lieu de transformation, de psychisation. L’enjeu a été de passer d’une concrétude des faits qui se manifestaient par des agirs (comme par exemple les départs) à des mises en acte liées à un processus de pensée. J’ai peu à peu pu donner du sens aux mouvements qui se passaient dans le sous-groupe des animateurs et surtout clarifier les niveaux. Ce n’est que vers la fin de l’intervention qu’un début de narration de l’histoire institutionnelle a été possible. Je me limitais, comme je l’ai déjà dit, à la restituer à l’équipe en supervision en me centrant sur leurs rôles. Cette mise en sens à permis de diminuer la souffrance que je percevais dans ce groupe. Ils pouvaient penser dès lors les difficultés de ce qu’ils vivaient comme concernant l’institution dans son ensemble. À leur charge de le faire travailler à ce niveau. J’étais bien entendu tenté de vouloir le restituer directement à l’ensemble de l’institution. Mais les dirigeants ne m’en avaient pas fait la demande. J’aurais d’ailleurs été trop engagé au
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niveau du sous-groupe des animateurs pour songer changer de statut et m’occuper de l’ensemble de l’équipe. Pour l’aborder avec l’équipe en entier il eût alors été nécessaire d’instituer un autre dispositif au niveau institutionnel avec un autre intervenant.
D ES
VARIATIONS DE LA DEMANDE AU COURS DU TEMPS
En m’appuyant sur ce que j’ai dit à propos de ce récit d’une intervention en institution, je tirerai plusieurs constatations plus générales. Les interventions d’un analyste en institution sont variées et nous pouvons les distinguer dans leur rapport à la temporalité :
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Le temps de la demande L’analyste peut être appelé, comme analyste institutionnel, à s’occuper dès le départ d’une demande liée à l’institution dans son ensemble. La direction de l’institution est prête dans ce cas, dans son discours manifeste, à entrer dans un processus d’analyse. L’analyste aura à poser ses exigences afin d’y construire un dispositif adéquat permettant un processus d’analyse. Pourtant bien souvent l’analyste au départ intervient, comme dans mon exemple, pour une situation ponctuelle. Celle-ci apparemment n’implique pas tout le système institutionnel dans son ensemble. Au cours du temps de son intervention, il peut se trouver être acteur d’une pièce dont il ignore l’existence. À l’image du plongeur (Neri, 1997), il est pris dans le processus, quitte à ne pas être conscient de ce qui se joue au niveau du système groupal encadrant. Si ce dernier vient à vaciller, sa problématique va se répercuter dans le sous-système groupal. Une institution, par son histoire et son développement au fil du temps, est à l’image d’une famille porteuse de valeurs, d’une idéologie qui la fonde. On décrit dans les familles le phénomène de la parentification (Boszormenyi-Nagy et Spark, 1973). Si c’est un phénomène normal lorsqu’il reste temporaire, reconnu et limité, il devient pathologique lorsqu’il s’amplifie et se systématise. Ce mécanisme peut alors lourdement peser sur l’enfant lorsque les exigences imposées dépassent son degré de développement. Celui-ci peut être alors pris dans un conflit de loyauté qui le bloque. Il en va à mon avis de même, par analogie, des différents sousgroupes qui composent une institution. L’institution transmet alors, par
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une délégation cachée et non reconnue, sa problématique à un sousgroupe. L’analyste se doit donc d’essayer, aidé en cela par sa formation, de restaurer un espace pour penser le processus et le symboliser pour éviter le passage dans les agirs non mentalisés. Sa position d’étranger aux valeurs institutionnelles doit lui permettre au départ de mieux les repérer et de percevoir les éventuels dénis. Durée de l’intervention Au fil du temps, toutefois, l’analyste perd sa position de tiers extérieur pour devenir partie prenante du processus et membre de l’équipe. Pour reprendre l’image évoquée par mon souvenir : lorsque j’interviens comme analyste dans une institution, je me retrouve dans une situation analogue. La nouvelle institution est un pays étranger avec son fonctionnement spécifique qui peut m’interpeller car, justement, je ne suis pas partie prenante des non-dits, des « cela va de soi », voire des refoulés collectifs propres à celle-ci. Ce décalage est essentiel. Toutefois il a tendance à s’effacer au cours du temps. Une intervention à cet égard, si elle ne veut pas devenir parasitaire, doit bien finir un jour. Cette limitation peut souvent lui donner ce goût d’inachevé, comme dans mon exemple, où il aurait été certainement judicieux d’avoir la possibilité d’intervenir au niveau de l’institution dans son ensemble. Évolution des demandes À propos de temporalité, il est aussi utile de nous questionner sur l’évolution des demandes issues d’une institution à un analyste. Les analystes ne cessent de remarquer l’évolution des demandes d’analyses individuelles. C’est souvent pour signaler qu’il n’y en a plus et qu’il s’agit d’élaborer dans un premier temps la demande pour pouvoir, amener un désir d’analyse dans un second temps. N’entendons-nous pas répéter que les patients ne sont plus ce qu’ils étaient comme d’ailleurs les pathologies ? mais où sont les névroses d’antan ! Cette évolution me paraît aussi toucher les demandes collectives institutionnelles. De plus en plus nous sommes en effet appelés à intervenir sans qu’un projet clairement motivé accompagne la demande. De plus, bon nombre de dirigeants d’institutions n’ont plus une pré-représentation précise de ce que le psychanalyste pourrait apporter. Rappelons que beaucoup de notre théorisation d’intervention s’est faite auprès d’institutions de soins à une époque où un certain nombre de ses cadres possédaient plus ou moins une expérience analytique. Aujourd’hui ce n’est plus le cas et ceci se reflète sur les demandes. Nous avons ainsi souvent tout un travail
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d’approche et d’adaptation à faire. Les dispositifs que nous mettons en place le sont souvent a minima. Notre désir serait bien sûr d`établir un cadre mieux adapté à notre approche psychanalytique, mais il risquerait d’être refusé car trop contraignant ou trop étranger. Cette adaptation est un travail de séduction dans le bon sens du terme, en ce sens qu’il éveille chez l’autre un intérêt. L’analyste a en effet, par son modèle, à offrir une écoute décalée, ouvrant sur un espace psychique non dit ou refoulé. Encore faut-il que ce décalage ne soit pas un fossé, faute de quoi il court le risque d’être isolé. L’institution à cet égard ou plutôt les organisations ont changé. Ceci est particulièrement accentué lorsque nous considérons les structures de soins, a fortiori le domaine de la santé mentale. La seconde partie du XXe siècle a permis le développement dans le domaine du soin d’un nombre important de nouvelles institutions. À l’origine de chacune se trouvait un fondateur, le plus souvent charismatique. Chaque institution était ainsi imprégnée d’une idéologie dominante. C’est ainsi que bon nombre d’institutions, sous l’impulsion d’analystes de valeur, affichèrent clairement un modèle psychanalytique. C’était si l’on ose dire « des start-up » dans le domaine de la santé mentale. Aujourd’hui plusieurs ont disparu, d’autres ont évolué en institution plus établie, au pouvoir désormais plus administratif qu’idéologique. Bien souvent on ne se réfère plus à un seul modèle de pensée mais plutôt à un panachage pragmatique. Les leaders charismatiques ne sont plus légion et nous assistons à une démocratisation du savoir partagé. La mobilité aidant on ne reste plus forcément très longtemps dans une institution. Pour faire carrière il est, au contraire, de bon ton de ne pas trop s’identifier à l’un de ses maîtres et de ne pas rester longtemps dans la même institution. Le rapport des individus à l’organisation de soin est donc différent. Évolution de notre théorie Notre compréhension psychanalytique des phénomènes institutionnels est fondée principalement sur les analogies avec l’appareil psychique individuel. Nous suivons en cela la voie qu’a tracée Freud. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, E. Jaques (1955), dans sa contribution à l’étude psychanalytique des processus sociaux, nous montre comment des systèmes sociaux, comme des institutions par exemple, sont des défenses contre l’anxiété dépressive ou psychotique. Cette voie, certes passionnante, nous a peut-être conduit à trop structurer notre lecture des processus qui se déroulent en institution selon une vision propre au modèle œdipien familial. Ainsi l’institution a été, par analogie, appréhendée selon ce modèle fort. Celui-ci est particulièrement pertinent lorsque
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nous sommes face à une institution centrée sur une figure fondatrice. E. Jaques lui-même a d’ailleurs, quelques années plus tard, remis en question l’approche du modèle psychanalytique classique auquel il avait recouru. Il a en effet insisté sur le fait que nous n’avons pas à ce jour un fondement et une compréhension adéquats à la compréhension des organisations per se (Jaques, 1995). Il s’agit donc de distinguer l’organisation en elle-même du groupe de personnes qui l’investit. L’évolution des structures sociales n’a pas été sans effet sur l’évolution des organisations et, en particulier, des institutions. Sans être aussi extrême qu’E. Jaques, cela devrait nous inciter à faire évoluer nos modèles afin de mieux pouvoir y suivre les phénomènes qui s’y déroulent. C’est tout un enjeu pour les futurs analystes !
Chapitre 6
LE MYTHE DE L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE : UNE FONDATION IDENTIFIANTE SATURÉE
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Florence Giust-Desprairies
« Aller jusqu’au bout de l’exigence de singularité, c’est donner sa plus grande chance à la plus grande universalité ; tel est le paradoxe qu’il faut soutenir. » Paul Ricœur.
J
me propose, dans ce chapitre, de traiter de la souffrance actuelle des enseignants dans et par l’institution scolaire. Mon analyse de cette souffrance ne porte pas sur les dysfonctionnements internes aux établissements mais sur les significations auxquelles ils subordonnent leur fonctionnalité dans ces mondes chaque fois institués de l’École. J’examinerai ces significations institutionnelles en tant qu’elles nous informent sur les transformations et les enjeux sociaux touchant à la question de la formation des individus comme processus de socialisation et de transmission. Ainsi, pour aborder la question de l’institution en héritage, je dégagerai, dans un premier temps et en prenant appui sur mes E
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travaux théorico-cliniques antérieurs1 , comment certains traits culturels dominants du système scolaire, dans leurs rapports au mythe de l’École républicaine, sont reliés à une problématique du lien intersubjectif et aux formes qui soutiennent l’institution de ce lien. Ensuite je présenterai un dispositif clinique centré sur les récits scolaires et professionnels d’enseignants. Ce dispositif est choisi pour tenter d’approcher avec eux la crise identitaire professionnelle qu’ils traversent et que j’analyse comme crise des processus identificatoires, fragilisation des liens qui s’étaient établis entre intériorité psychique et significations imaginaires sociales de l’institution dans son fondement. Ce dispositif s’inscrit dans une démarche de longue date, clinique et réflexive, concernant les avatars du lien social2 , par une approche du trouble qui fasse place à la dimension psychique comme à sa fonction de porte-parole d’un malaise partagé en partant de la singularité de l’expérience et en interrogeant les enjeux culturels de la construction d’une intériorité.
LA
FACE D ’ OMBRE DU SUJET DES L UMIÈRES
En examinant, à travers une pratique clinique d’intervention, les problématiques qui tissent les expériences des enseignants, dans leur répétition, j’ai dégagé certains traits culturels dominants du système scolaire qui me sont apparus comme au fondement du mythe de l’École républicaine3 . Mon hypothèse est que, dans sa reprise historique et sociale, le modèle de l’École républicaine fondé sur le principe d’universalité s’est mis à faire fonctionner un concept de la raison abstraite avec pour corollaire l’éviction de la subjectivité. Un clivage s’est opéré entre les processus d’objectivation et de subjectivation, l’intériorisation de ce clivage se 1. « La figure de l’autre dans l’École républicaine ». 2. Le qualificatif social intègre la spécificité d’une définition psychanalytique à partir d’une conception de l’inconscient du travail pulsionnel à l’œuvre dans les conduites et les constructions psychiques. Il comprend la conception de l’autre comme principe constitutif du sujet et la conflictualité dans son impact intra et inter-psychique mais il comprend également dans leurs logiques propres la spécificité des normes et des significations imaginaires sociales. 3. Je prends le mythe dans la conception qui étend son domaine aux productions psychiques culturelles, c’est-à-dire la mise en relation entre les contenus représentés par la collectivité dans l’espace désigné par la culture et la mise en scène du désir dont le fantasme est l’expression sur la scène privée (Green, 1980).
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manifestant par une prééminence accordée à la pensée rationnelle et par un déni des processus subjectifs. J’ai montré que les enseignants en difficulté se protégeaient de la menace d’un épuisement de leur investissement en ayant recours à la rationalité causale et que cette défense était à référer à une construction idéale de la désubjectivation. Dans le prolongement, j’ai avancé, toujours à partir du matériau clinique, que l’universel comme signification imaginaire faisait fonctionner un univers du tout, de l’unicité, du plein et de l’unifié et que résorbée dans la rationalité souveraine l’altérité s’incarnait dans deux figures :
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– l’autre est ce qui doit être posé pour fonder la certitude. Il s’agit du sujet de droit comme principe, d’emblée comme déjà là, comme commencement et non comme accomplissement ; – l’autre est capté dans une totalité : soi et l’autre comme un tout, ce qui en implique son annulation. Les principes républicains dessinent un enseignant, agent de transmission de savoirs qui permettent l’égalité, la promotion sociale et la démocratie. La culture scolaire trouve sa légitimité dans son caractère universel et la mission de l’enseignant dépasse les personnes en présence et la spécificité des contextes institutionnels. Comme structure d’appel, ces principes activent un fantasme de maîtrise des situations qui annule tout questionnement sur l’implication des protagonistes : supposant une socialité réduite à des statuts et des rôles directement reliés à l’institution, les enseignants sont posés comme porteurs d’un savoir disciplinaire à transmettre, serviteurs d’une légitimité qui les dépasse auprès d’un public non différencié. Ce modèle fait largement débat, mais ce qui sert de support à l’identification collective ce ne sont pas les principes eux-mêmes qui fondent l’école républicaine, en tant que tels, mais leurs significations sociales en tant qu’elles sont intériorisées. Celles-ci créent un monde propre, un monde spécifique pour les professionnels qu’elles socialisent. Ainsi, ce qui se donne à écouter, et qui échappe à toute saisie directe, ce sont leurs contenus comme trame offerte à l’expérience personnelle et commune. Dans ce contexte de significations, la représentation que se fait l’enseignant de lui-même est celle d’un être indépendant, émancipé de toute détermination psychologique, sociale et institutionnelle. L’élève, lui, est espéré sans faille ni histoire personnelle qui introduisent une conflictualité potentielle dans son rapport à l’apprentissage et à la transmission. Cette construction de la réalité du lien dans l’école échappe bien souvent à la conscience des professionnels. Elle oriente néanmoins leur pratique et leurs conduites, à leur insu, dessinant
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une figure de l’enseignant et du processus d’enseignement qui exclut la dimension intersubjective. L’analyse du malaise des enseignants montre que la raison objectivante favorise une représentation de soi et de l’autre comme unité compacte peu appropriée au dégagement d’une compréhension des situations particulières. Elle pose la désimplication du sujet, réduit à un rôle, une fonction qui garantisse sa neutralité. Cette position entraîne une représentation de l’acquisition d’une connaissance des faits en soi. La conséquence en est la généralisation et l’abstraction des phénomènes considérés comme transposables d’une situation à une autre, d’un individu à un autre, mais ne se spécifiant pas d’une relation ou d’une situation particulière. L’imaginaire de la raison objectivante inclut celui de la maîtrise rationnelle qui empêche la formation d’une représentation d’un sens ouvert, toujours à reprendre. Elle entraîne à réduire la complexité des situations et des relations, à un rapport de cause à effet introduisant la négation de soi et de l’autre comme porteur de logiques propres. Elle amène à la recherche de la cause ultime (souvent trouvée dans le comportement des élèves) et laisse impensées les autres variables du contexte. Elle pousse à vouloir des solutions trouvées hors du champ de l’expérience, c’est-à-dire en dehors des personnes concernées et du contexte où se posent les problèmes. Enfin, le modèle culturel républicain de l’École pose que les hommes, par l’instruction, gagnent en rationalité et accèdent au savoir, ce qui fait d’eux des êtres libres de décider. Mais la connaissance de soi comme source de développement en est exclue. Ces traits culturels intériorisés par les enseignants président à leur manière de se disposer dans l’École et participent du malaise actuel. Car les changements culturels peuvent être considérés comme critiques, au sens où ils inversent les signes : d’un côté un univers marqué par des significations comme l’égalité, l’homogénéité, l’objectivité, la culture unique ; de l’autre, un monde social caractérisé par l’hétérogénéité, la pluralité des logiques, le relativisme, la subjectivité, le local, le particulier. Les transformations du monde contemporain font, en effet, entrer dans l’École de nouvelles significations qui viennent attaquer les constructions collectives antérieures. Elles réintroduisent de façon brutale les contenus qui en étaient exclus, déniés et qui entrent par effraction avec les différences ethniques des élèves mais aussi avec le nouveau statut donné à la subjectivité dans, ce qu’il est convenu d’appeler l’individualisme démocratique (Gauchet, 2001). Mutation sociétale où la prééminence accordée à l’individu participe à dissoudre la normativité contraignante héritée d’une Institution où l’idéalité et l’autorité donnaient son effectivité au sentiment d’appartenance et d’identité.
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Le « cogito blessé » L’exploration des significations imaginaires dans leur contenu intériorisé donne à voir que la souveraineté du sujet moderne et de son projet d’émancipation renvoie à un assujettissement qui se révèle dans le malaise du sujet contemporain. La crise tient à la rupture mutative d’un universel qui se révèle, dans la société contemporaine, intériorisé comme un particulier idéalisé qui bascule dans l’hétérogène1 . Les contenus incorporés qui dessinent un lien à l’autre déjà accompli, prédéterminé, précédant toute entrée en relation et ordonnant celle-ci, ne protègent plus suffisamment le maître de la rencontre intersubjective et de ses aléas. Le contact avec le réel de l’école se donne comme incompréhensible ou intolérable dans la mesure où la non maîtrise éprouvée conduit à se réfugier dans des constructions idéalisantes d’un passé magnifié et à projeter un autre extérieur menaçant qui s’accompagne d’un retour sur soi sous la forme d’un exil intérieur. La construction identitaire forgée sur un imaginaire unitaire et universalisant ne constitue plus un recours pour établir une relation qui résiste à la réduction à l’Un. L’autre absolu, parce qu’il ne consent plus à son abstraction mais s’impose comme modalité chaque fois particulière de la relation qu’on entretient à lui, se fait impur. Que la relation fragilise, menace, fasse souffrir n’est pas nouveau, mais la dramatisation du lien dans l’école tient à cette opacité de l’autre qui résiste à toute perspective de transparence. La hantise d’avoir à abdiquer l’exclusive de ses normes naturalisées s’exprime, pour l’enseignant en difficulté, comme une répulsion à partager avec un autre dont l’exclusion est une réponse à la menace de dissolution. Au niveau, psychique, la confrontation à l’hétérogénéité individuelle, sociale et culturelle expose ces enseignants à une pluralité interne du moi, tout particulièrement aux contenus déniés qui touchent à l’ambivalence, au manque et à la vulnérabilité. Ainsi l’emballement des processus générateurs d’altérité qui caractérise nos sociétés contemporaines, atteint-il les acteurs de l’École, profondément touchés par ce qu’ils vivent comme un excès d’étrangeté. La menace vécue face aux caractéristiques actuelles dans les classes tient au fait que derrière l’élève c’est un ensemble de représentations concernant le statut de la différence et de l’autre qui pose problème. La figure de l’autre, impensée, se donne comme un vide, un blanc, qui borde 1. Dans Les Formes de l’histoire, Claude Lefort montre comment le fondement des droits d’individus libres et égaux à partir d’une représentation d’un sujet abstrait impose une société idéalement homogène qui devient hétérogène comme jamais sans leur énonciation effective.
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le sujet de raison ou comme un obstacle qui vient buter contre un autre envisagé dans une toute-inclusion (l’autre est un double de moi-même) ou dans une extériorité radicale (l’autre est un étranger qui n’a rien à voir avec moi). Ce qui apparaît c’est la persistance, malgré les discours tenus, d’une image de soi qui se caractérise par une assurance, celle de son intentionnalité forcément bonne et juste à l’égard de l’autre. Or la demande de l’élève aujourd’hui prend appui sur une représentation de l’individu concrètement inscrit dans des relations évaluées dans l’immédiateté d’un vécu de proximité. Elle est celle d’ajustements dans des arrangements reconduits et il se montre rétif à se conformer à un ordre alors que les règles dans l’École s’imposent le plus souvent sous la forme d’impératifs. Il se fait réticent à reconnaître un système supérieur hiérarchisé dans un contexte culturel d’abaissement de l’autorité et réagit fortement aux contradictions, qu’il ne manque pas de souligner, comme le fait que la raison objectivée puisse être au service d’intérêts particuliers ou que des logiques discriminatoires s’appuient sur une affirmation égalitaire. Descendu de la souveraineté que lui donnaient son abstraction et le soutien de son autorité par les institutions, l’enseignant est ainsi directement en charge de la constitution du lien. L’idéal d’universalité représenté par la rationalité et l’abstraction perd sa capacité unifiante et en particulier n’opère plus le décentrement qui le protégeait suffisamment des enjeux psychologiques et sociaux de la relation. La fondation perdue est celle de l’unité autour de l’imaginaire d’un « tous idéalement semblables » par un retour dans l’École contemporaine, des identités multiples, hétérogènes et mobiles et avec ce dernier de la conflictualité du sujet. Une fondation homogénéisante saturée d’altérité L’analyse de la souffrance vécue permet de mettre en lumière comment le malaise associe le trouble de la fondation à la fonction instituante. Le mythe de l’École républicaine se révèle comme formation imaginaire identifiante saturée, mise à mal dans sa fonction structurante et défensive, dans la mesure où les évolutions de société opposent une résistance aux significations qu’il a forgées. Attaque des méta-garants, faille dans la fondation qui se révèle dans ce moment où l’écart se creuse trop grand entre des significations instituantes/instituées homogénéisantes et les réalités sociales contemporaines saturées d’altérité. L’élucidation avec les enseignants de leur malaise m’a permis d’approcher comment s’opérait pour eux la perte d’un espace familier, quelles
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significations sociales et quelle construction d’idéalité sous-tendaient la représentation de cette perte mettant à mal les contenus identifiants d’une continuité subjective. L’accès à ces constructions souleva pour moi d’autres questions concernant les modes d’accompagnement des professionnels face aux enjeux culturels de la socialisation dans les établissements scolaires, confrontés à la question de leur mission d’instruction qui se double d’une mission sociale inédite. J’étais préoccupée par les conséquences du renforcement défensif de bien des enseignants que je voyais s’engager, pour neutraliser les mouvements conflictuels et contradictoires ressentis, dans une relation déshumanisante avec les élèves. Je les voyais, pour se protéger des effets déceptifs, renforcer le processus d’objectivation des situations. Objectivation se présentant comme seul recours pour éviter le conflit et mettre à l’abri sa propre ambivalence. Ces enseignants disent éprouver un sentiment de vide et montrent leur dénuement devant une absence de contenus représentables. Le blanchiment des contenus insoutenables leur permet d’échapper à cette partie de soi inquiétée par les débordements mais conduit à une sidération imaginaire qui se manifeste par une désaffection du lien où œuvre une construction sous-jacente, mortifère recouverte par un sentiment de dévouement désespéré. Cette disposition intérieure rencontre ainsi un trou, un vide, qui engendre un effet d’aspiration. La dévitalisation du monde de l’autre et l’impossibilité de projeter ce dernier dans l’avenir, rendent impossible le maintien de l’investissement et confrontent les enseignants à la crainte de leur propre effondrement, projetée sur les élèves en une violence, le plus souvent méconnue. Ainsi le « pacte dénégatif » inconscient (Kaës, 1987), destiné à assurer la structure du lien, est-il rompu, posant la question de l’institution dans son rapport à l’héritage. Car si la fonction d’appel des significations imaginaires sociales de l’École républicaine n’offre plus aux sujets les moyens de se protéger, de se faire reconnaître et ne trace plus les voies de l’investissement ; si les valeurs déterminantes ne sont plus d’évidence mais à construire, plusieurs questions se posent : comment peut se former l’acceptable et le tolérable dans une construction du sens à la fois pour soi et avec les autres ? Comment l’école peut-elle aujourd’hui assurer ses fonctions socialisantes et symbolisante à travers les relations qu’elle instaure ? Au nom de quels idéaux peut-elle assurer des possibilités d’identification et de sublimation organisatrices du lien de transmission ? C’est traversée par ces questions et saisie par la demande d’enseignants, confrontés à une fragilisation identitaire telle qu’ils se trouvent dans l’impossibilité de faire face aux situations qui se présentent à
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eux dans l’exercice de leur métier, que j’ai été amenée à proposer un dispositif clinique spécifique qui permette la mise en travail de l’altérité du lien dans l’École. Dispositif centré sur les récits scolaires des enseignants avec une attention portée à la problématique identificatoire, à la formation des idéaux et au processus d’investissement. Par le dispositif du récit, il s’agissait de favoriser la reconstitution d’un tracé dans la mémoire scolaire qui fonde l’intériorité de chacun et participe à sa construction identitaire ; d’approcher les scénarios qui président à la construction de soi comme professionnel enseignant et instruisent les situations scolaires, en examinant les effets de résonance entre histoires familiale, sociale et scolaire considérées dans leurs intrications. La visée était d’approcher les modalités de passage entre la captation imaginaire de l’autre et les processus de symbolisation comme processus d’historicisation, les composantes aliénantes et structurantes des identifications, les mécanismes de liaison et de déliaison, par un travail sur les contenus incorporés et les pactes inconscients.
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DISPOSITIF CLINIQUE POUR METTRE EN TRAVAIL UNE HISTOIRE PSYCHIQUE ET SOCIALE Le dispositif proposé s’inscrit dans le contexte de la formation continue des enseignants au sein d’un IUFM. Dans les années quatre-vingt-dix, le constat d’une montée préoccupante du malaise enseignant a trouvé chez un des responsables une volonté de mettre en place des dispositifs d’analyse des pratiques favorisant, chez les maîtres, un travail d’élaboration des situations qui leur posent problème (dispositif peu pratiqué à l’époque dans les milieux scolaires). Je suis alors sollicitée pour animer plusieurs groupes et mener un travail de supervision avec des cliniciens, eux-mêmes engagés dans l’animation de ces groupes. Tout au long de ses années, j’ai tenté de convaincre que le temps imparti (trois journées annuelles) était insuffisant pour un travail d’élaboration qui nécessitait de s’inscrire dans la durée et j’ai bénéficié d’une « mesure d’exception » de quatre fois deux jours annuels pendant trois années scolaires pour mettre en place un dispositif centré sur les récits, construction fragile car il fallait chaque année argumenter pour la reconduction des journées et changer les termes de l’offre pour qu’elle apparaisse comme un nouveau dispositif et ce sans garantie de son maintien. Les dix stagiaires, qui inscrivent leur demande dans cette offre, ont été pour certains bénéficiaires d’une démarche d’analyse amorcée dans le groupe d’analyse des pratiques. Tous expriment une demande qui se formule dans les termes proposés :
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questionner la construction de leur identité professionnelle. Ils ont comme attente explicite un soulagement de leur malaise. Le dispositif est une invitation, sur la durée, à entrer par le récit et son analyse dans une histoire qui va de l’entrée à l’école à la professionnalisation. La démarche adoptée se caractérise par un travail sur des récits en groupe. Je choisis le terme de récit clinique pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’effectuer la reconstitution d’une histoire de vie mais de favoriser l’émergence, dans l’histoire qui se raconte, d’une nouvelle histoire et, avec elle, d’autres possibilités de voir et d’entendre. Les séminaires de deux jours suivent la chronologie du temps. Par exemple, au cours de la première session, il est demandé à chaque stagiaire de décrire les premières images, les premières sensations liées à sa scolarité ainsi que le contexte familial et le contexte social dans lequel s’est fait ce premier contact avec l’école. Les questions sont concrètes : qui vous amène à l’école ? comment est parlé et par qui cette entrée ? Comment vous voyez votre famille ? la classe ? etc. Avec les stagiaires, nous prenons le temps de formuler ce questionnement avec le souci qui est le mien, d’une investigation qui porte sur différents registres : le rapport à soi, aux autres, à l’environnement. Chacun est convié à se remettre en présence de situations vécues dans la pluralité de ses composantes. Aux sessions suivantes nous nous arrêterons successivement sur l’école maternelle, puis sur l’école primaire et secondaire. Nous prendrons le temps qu’exigera chaque étape pour le groupe. C’est ainsi que le moment du baccalauréat fut l’objet d’une forte mobilisation, et nous avons pris largement le temps d’en déplier les enjeux individuels et collectifs, avant de passer à la période de formation professionnelle. Significations individuelles mais aussi collectives car, par la convocation qui est faite dans le récit aux dimensions culturelles, institutionnelles et sociales c’est aussi une histoire collective habitée qui s’écoute. L’approche clinique, dans laquelle j’inscris ce dispositif, est à comprendre comme une présence à cette situation scénique complexe, mouvante, contradictoire ou le sujet, compris comme lieu d’affrontement de forces (des instances psychiques en conflit) et comme porteur d’une division structurale et aussi envisagé traversé par des logiques et des significations institutionnelles et socio-culturelles. La demande concerne l’expérience de sujets dans leur rapport à une situation professionnelle, donc d’un sujet en situation sociale. Dans la parole élaborative, l’attention se porte tout particulièrement aux effets de rencontre entre problématique individuelle (sources et modes d’investissement, mécanismes de défense, dynamiques identificatoires, figures de l’idéal...) et logiques institutionnelles et collectives.
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En début de séminaire un temps est réservé pour une expression libre sur la session précédente et les mois écoulés. Ensuite, je retrace l’histoire de notre cheminement pour contextualiser et redonner actualité à la période qui sera mise en travail. J’ai préparé des consignes ouvertes pour favoriser l’investigation et nous consacrons un moment à leur reprise en vue d’une appropriation par les stagiaires. Suit un temps personnel de contact avec ses propres expériences du passé, ses souvenirs avant une prise de parole par chacun. Après chaque récit, qui dure le temps nécessaire au narrateur et n’est pas interrompu, ceux qui le souhaitent s’expriment sur ce qu’ils ont entendu et éprouvé, intégrant les effets d’après-coup des récits antérieurs quand ils en ressentent la nécessité. Le partage émotionnel, représentatif et interprétatif stimule la fonction élaborative qui, les semaines passant, s’approfondit. Ma fonction au cours du processus est d’établir un espace qui permette l’élaboration psychique en favorisant l’émergence d’un régime particulier de la parole qui n’est pas celui des usages habituels des enseignants plutôt enclins à convaincre, affirmer, démontrer. D’instaurer cette spécificité d’un rapport à la parole qui en ralentit l’expression, d’en relever les bénéfices de sens et, ayant établi cette relation, de veiller à la maintenir. Garante du cadre, j’essaie de me constituer comme contenant des mouvements affectifs subjectifs et intersubjectifs. L’infantile et le socialisé Dans les moments d’analyse, mes interventions portent à la fois sur ce qui s’actualise transférentiellement dans le groupe (qu’est-ce qui se dit et se passe dans l’ici et maintenant de la situation et des relations) et sur le tissage, dans chaque histoire racontée, des différents registres impliqués1 . J’écoute ce qui est propre à chacun et me rends sensible aux significations imaginaires institutionnelles et sociales qui prédisposent et sollicitent la subjectivité. C’est vers l’élément imaginaire que me conduit électivement mon écoute. Ce que j’essaie d’approcher, ce n’est pas tant la représentation arrêtée que le processus, le chemin, la question figurée. Saisir comment l’image prend et s’incarne dans le temps et dans l’espace. Mon attention se porte sur la façon particulière qu’a une image de faire surgir un monde ou d’empêcher un autre d’advenir, de 1. Le cadre restreint de ce chapitre ne me permet pas d’entrer dans l’analyse de mes implications concernant la spécificité de mon approche clinique et le choix du dispositif. Le lecteur intéressé pourra se rapporter à deux textes écrits à cette époque. Le chapitre 10 de « La figure de l’autre dans l’École républicaine » et le chapitre 9 de « De la clinique : un engagement pour la formation et la recherche ».
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mettre en présence l’actuel et le passé, l’ici et l’ailleurs, l’infantile et le socialisé, la réalité et le désir, la transparence et l’opacité. Au cœur des investissements personnels et partagés, des décalages, des démentis, des confirmations apportés par les construits sociaux donnent à entendre l’Institution comme « constitution active » à partir de significations imaginaires « vécu plus réel que le réel parce que non su comme tel » (Castoriadis, 1975). Dans cette perspective, la fonction du récit est de reconstruire un ensemble de processus qui permettent d’approcher comment l’acte professionnel et son empêchement se donnent sur fond opaque du vivre et du souffrir. L’enjeu est donc l’accès aux processus par lesquels la configuration d’une situation, d’une expérience dans sa présentation et « sa mise en intrigue » (Ricœur), se trouve dénouée, rendant visibles les constructions individuelles et collectives ; la surprise comme l’effet de sens faisant apparaître après coup la cohérence et la nécessité de ce qui se présentait comme privé de sens ou trop facilement expliqué. Ouvrir à cette parole est une voie pour défonctionnaliser les discours explicatifs et causalistes. Les professionnels s’entendent dire des contenus, comme imposition de sens, imposition d’ordre d’ailleurs plus que de sens et qui instruisent leur manière d’être et de faire. Le processus de mobilité passe par une tension intime entre ces contenus articulés du sens et ce qui cherche à se frayer un passage entre l’imposé et l’impensé. L’importance est accordée à cette parole adressée en groupe, qui permette de sortir de l’isolement et de ranimer la consistance intersubjective où l’expérience du sens se donne comme inséparable de l’expérience émotionnelle. L’objectif est de faire en sorte que les difficultés dont les professionnels font état puissent se constituer collectivement comme objet de parole et de pensée. La mise en travail psychique a lieu dans un groupe. Je reviendrai sur l’importance de la groupalité dans les enjeux mutatifs visés, mais je voudrais montrer, par un exemple clinique, la trame des déterminations inconscientes entre les nécessités psychiques, les liaisons intersubjectives, l’assujettissement aux « voix de l’ensemble » (Aulagnier, 1975), l’entremêlement des transmissions intergénérationnelles, familiales, sociales, institutionnelles en soulignant leur conflictualité à l’intérieur du sujet.
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D E L’ ÉLÈVE À L’ ENSEIGNANT : HISTOIRE D’ UN PARCOURS Avoir des difficultés dans sa classe Les débuts dans le métier sont vécus par Séverine S. dans l’enthousiasme : « J’avais le contact avec les élèves et cela se passait très très bien. On disait que j’avais le sens de la pédagogie et c’était merveilleux. »
Cette satisfaction au travail s’étend pendant cinq années jusqu’au moment où l’enseignante est confrontée à des élèves « contestataires », concernant en particulier une méthode d’évaluation, rigoureuse et difficile, préconisée dans les ouvrages destinés aux enseignants et qu’elle appliquait « sagement ». Il s’agissait d’interroger continûment les élèves qui, à chaque réponse, étaient sanctionnés par une croix en cas de bonne réponse et un rond en cas d’erreur. « Madame, y’en a marre de votre système, on est noté sans arrêt, c’est terrible dès qu’on se trompe on est jugé. »
Devant ce qu’elle ressent comme une agression caractérisée, Séverine S. se crispe et se met à crier : « C’est moi qui décide ce n’est pas à vous de juger comment il faut noter. Je sais ce que j’ai à faire, un point c’est tout. »
Intervention qui souleva la révolte dans la classe. D’autres moments de classe sont ainsi présentés, montrant l’enseignant soumise à une situation quasi traumatique, au sens économique où l’entend Freud, c’est-à-dire que la vie psychique ne peut soudain plus gérer l’excès d’excitation qu’impose l’événement vécu, ici l’autre lorsqu’il n’est plus totalement contrôlé. S’éprouvant comme irréprochable, l’enseignante dit subir une souffrance injuste et en garde un fort sentiment de découragement. Le parcours scolaire « Je suis d’origine juive, ce qui me pose un problème depuis mon plus jeune âge, c’est moi qui porte cela sur mes épaules. »
C’est sur l’évocation de ses origines, situées dans le contexte historique du projet d’extermination des juifs par le régime nazi que Séverine
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S. commence son récit répondant à l’invitation qui lui est faite de retracer son parcours scolaire : « Mes parents ont fui Vienne en 1938 et ont sauvé leur peau en se cachant dans des wagons à bestiaux. Toute la famille a été exterminée. »
Cette évocation est complétée par une présentation de chacun de ses parents, centrée sur les conséquences de leur histoire dans leur parcours scolaire et professionnel. Les premiers souvenirs scolaires de Séverine S. s’inscrivent ainsi dans ce climat de crainte expliqué aussi par le comportement de sa sœur « qui faisait les quatre cents coups » et la préoccupation parentale qu’elle prenne froid : « Dans ma famille on a toujours peur de prendre froid. La grippe c’est terrible ; ma mère avait trop peur que je tombe malade. »
Ce mal-être est compensé par de bons résultats scolaires et le plaisir de donner satisfaction : « J’étais une des meilleures de l’école, sage et très soumise. »
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Le cycle de l’école maternelle se clôt sur cette parole d’une institutrice dont on verra qu’elle est entendue par Séverine S. comme prophétique, mais également comme mise en garde : « Séverine, c’est une fille très sérieuse, elle sera toujours dans les dix premières. Ces mots m’ont terriblement marquée et je me suis dit que je ne devais pas décevoir, qu’il fallait que je sois dans les dix premières pendant toute ma scolarité. [...] rester dans les dix premières c’était vital. »
Plus tard, c’est une parole de directrice cette fois qui tient Séverine S. dans l’obligation d’« être le contre-exemple » : « Il faut absolument que tu travailles bien parce que pour ta sœur c’était une catastrophe. »
Dans cette période, Séverine S. se lie avec deux fillettes étrangères, fréquentation entraînant la réprobation de ses parents qui lui interdisent ces rapprochements. Les histoires qui reviennent font émerger une figure de maître terrorisant et des enfants humiliés auxquels elle s’identifie :
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« Je me souviens d’une institutrice, très violente, elle cassait les ardoises sur la tête, jetait les cahiers par la fenêtre. J’avais dessiné de la neige en mettant un peu de violet : elle a tout barré. Je la craignais terriblement. Elle faisait honte aux élèves qui ne tenaient pas bien leur cahier. Un jour elle fait attacher, à une fille, son ardoise autour du cou avec une ficelle et dessus il fallait qu’elle marque qu’elle était une souillon. Elle a dû passer dans toutes les classes de l’école. Elle était en larmes, j’ai fondu en sanglots, je ne pouvais pas supporter cela. [...] Une amie, Irène, les autres s’amusaient à lui faire plein de misères, la traitaient parfois de sale juive, cela me touchait beaucoup. »
Au lycée, la tension se fait plus forte car si Séverine S. fait tout ce qu’elle peut pour respecter le contrat d’être dans les dix premières, la jeune fille n’en est pas moins confrontée parfois à des notes faibles qui sont alors vécues comme « un drame terrible », « un déshonneur ». Cette tension se double d’un conflit concernant le choix des langues. Séverine S., qui montre de bonnes dispositions pour l’apprentissage des langues, veut opter pour l’allemand malgré l’opposition farouche de ses parents. « Pour eux, tous les Allemands, les Autrichiens sont des nazis, il faut les fuir, les haïr, ils ont persécuté toute la famille. »
Séverine S. argumente : « Tout le monde ne peut pas être méchant », et ils finiront par accepter le choix de l’allemand en deuxième langue. « J’adorais les langues, j’étais toujours première », insiste Séverine S. Poursuivant son discours par une évocation de ses succès en mathématiques, intriguée néanmoins par son impossibilité à se servir d’un rapporteur, Séverine S. fait alors remonter deux figures successives et contrastées d’enseignantes de mathématiques porteuses, l’une de l’anxiété et de l’échec, l’autre de l’apaisement et de la réussite. « En seconde c’est la catastrophe. Un prof de maths très sévère qui nous humiliait. J’ai commencé à faire des cauchemars avec cette prof qui avait des yeux bleus très très clairs qui nous fixaient et nous faisaient très très peur. »
Cette enseignante suggère le redoublement. Mais le redoublement pour Séverine S. était « la pire des hontes. Il ne fallait pas déshonorer la famille ». Elle qualifie cette expérience de « choc psychologique » et l’associe à un début d’anorexie dont le déclencheur est néanmoins attribué à une grippe « attrapée » dans une colonie de vacances.
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La deuxième expérience convoque une enseignante qui permet à Séverine S. de retrouver une place de première en mathématiques, enseignante caractérisée, elle aussi, par ses yeux : « Elle avait les yeux vairons : un œil bleu et un œil marron. »
Concernant les examens, malgré les bons résultats qu’elle obtient au cours de sa scolarité, Séverine S. fait état d’une peur de l’échec persistante qu’elle attribue à la prédiction de Madame Verret concernant sa place dans les dix premières. Au brevet, prise de « panique », Séverine S. « barre toute la page de son devoir de mathématiques en rendant d’autres calculs ». Les périodes d’examen, et particulièrement le passage du baccalauréat, sont marquées par des hospitalisations brutales de ses parents que Séverine S. impute à leur refus de son choix d’étudier l’allemand. Soutenue néanmoins par son professeur de philosophie et étayée par l’affection et l’admiration qu’elle lui porte (« je rêvais d’être sa fille »), Séverine S. décide d’entreprendre des études supérieures d’allemand malgré l’opposition de ses parents qui ne souhaitent pas la voir s’engager dans cette voie. Très bonne élève, Séverine S. obtient continûment la reconnaissance de ses maîtres mais cette valorisation reste toujours, pour la jeune fille, illégitime.
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Le parcours de formation Séverine S. réussit ses études avec succès jusqu’au passage du concours à la profession d’enseignant où, à nouveau, son père se fait hospitaliser pour un infarctus, l’obligeant à passer la nuit précédant les épreuves à l’hôpital. « J’étais complètement perturbée [...] j’étais malade comme tout [...] j’étais sans dessus dessous et puis, catastrophe, j’ai loupé le CAPES. Devant cet échec, j’ai cru que c’était mon arrêt de mort qui était arrivé. J’étais dans une détresse extrême. »
Se relevant de cette épreuve, Séverine S. termine, l’année suivante, une maîtrise d’allemand et réussit le concours. Par la suite, elle tente l’agrégation pour laquelle elle est admissible, mais l’enseignante, alors « poursuivie par le destin » passe la nuit qui précède à l’hôpital au chevet de sa mère qui s’est fracturé le col du fémur. Séverine S. décide alors de ne plus passer de concours, renonçant à l’agrégation :
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« Parce que, dit-elle, au prochain concours mes parents seraient décédés et ce n’était pas la peine. »
Le parcours professionnel Les débuts professionnels de Séverine S. se sont passés, comme nous l’avons vu, dans un climat de grande satisfaction jusqu’à la révolte d’un groupe-classe confronté à un système d’évaluation qu’il jugeait insupportable. Dans cette période de trouble et de doute, la jeune femme s’inscrit « avec une avidité terrible » à des stages de formation qui ne font pas reculer son anxiété. Une nouvelle parole institutionnelle, celle d’une inspectrice d’allemand vient toucher Séverine S. et reste en elle durablement : « Il faut rendre l’allemand aimable. » « Cette phrase elle m’a vraiment plu, je la ressors souvent. »
LA
CONSTRUCTION DE SOI COMME SUJET INSTITUÉ
Du destin à l’histoire C’est en enfant apeuré et dans la nécessité de se cacher pour échapper à la moquerie et au rejet que Séverine S. arrive à l’école. La menace qui traverse toute la scolarité de l’élève trouve une première confirmation dans une angoisse maternelle mais aussi dans une injonction institutionnelle qui, tout en validant les contenus de la peur, offre une voie de sortie : • angoisse de la mère que sa fille prenne froid en attrapant la grippe ; • injonction d’une directrice à la soumission et ce pour échapper à l’hu-
miliation et à l’exclusion vécues par sa sœur. Séverine S. est sollicitée à être un « contre-exemple » pour échapper au sort de son aînée. Cette soumission acceptée, qui se manifeste par une auto-discipline et par une application au travail, permet à Séverine S. de goûter au plaisir d’une intégration réussie : être « une des meilleures de l’école ». Mais l’attente institutionnelle, par la voix des institutrices, conditionne la reconnaissance à la permanence des bons résultats présentée à Séverine S. comme son destin « elle sera toujours dans les dix premières ». Cette parole qui devient organisatrice du monde intérieur de Séverine S. et instruit son parcours est entendue à la fois comme une promesse et comme une menace :
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– promesse d’un destin de la réussite qui fait croire Séverine S. « à sa chance », – menace de ne pas tenir le niveau de performance qui conditionne sa non-exclusion, son intégration, et qui fait de cette parole un enjeu « vital ». Séverine S. est ainsi prise dans cette tension entre accomplir son destin et établir des connexions avec lui. L’élève est ainsi portée « naturellement » vers la réussite scolaire. « Tout se passe bien », mais la satisfaction que procure cette réussite se double d’une forte anxiété qui surgit à chaque échéance provoquant « un drame terrible » et un « déshonneur » lorsque les notes baissent. Ce qui s’actualise dans l’espace clinique nous fait approcher d’autres contenus : ce « drame terrible » qui revient à chaque baisse de résultats et hypothèque la réalisation du destin tracé par les maîtres est celui de l’extermination des juifs. Le mandat familial inconscient auquel est tenue Séverine S., et que, selon les mots qu’elle utilise au début de son récit, « elle porte sur ses épaules », est de redonner vie, de donner un avenir à une famille exterminée en réussissant son intégration sociale. Les notes qui baissent font prendre à Séverine S. le risque du déshonneur. Il s’agit de faire honneur à la famille en se montrant digne de remplir le contrat fixé. Dans ce contexte de signification, la menace portée par l’école est celle de l’humiliation et de l’exclusion. Elle prendra, dans la première période de la scolarité de Séverine S., la forme d’une scène sur laquelle se détache la figure d’un maître terrorisant et violent qui humilie les enfants et barre leur créativité, ou de camarades qui maltraitent une petite fille. Enfants auxquels chaque fois la fillette s’identifie. L’angoisse portée par la famille, et qui forge celle de Séverine S. dans sa contribution au pacte familial, prend la forme, avons-nous vu, d’une peur de la grippe. Nous reviendrons sur le sens de cette grippe, mais il est déjà possible de suggérer qu’elle représente, dans l’inconscient de ses parents et pour Séverine S. elle-même, la peur de la mort. L’obstacle majeur à la réalisation du pacte est la mort de Séverine S. qui reste présente dans le traumatisme vécu par ses parents dans la perte de toute leur famille. L’enjeu vital de la réussite scolaire prend sens de réussir ou de rater à s’intégrer dans une société qui fixe par ses normes les conditions de la survie. Or ces normes, posées à Séverine S. dès l’entrée à l’école par les représentants de l’institution qui brandissent le contre-exemple de sa sœur, s’incarnent dans le travail scolaire sous un régime de soumission. Au collège, les enjeux vont plus directement se placer sur l’apprentissage de la langue allemande, opposant Séverine S. à ses parents dans un
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conflit manifeste dont la jeune fille est consciente. Apprendre l’allemand c’est, pour les parents de Séverine S., signer un pacte avec l’ennemi mais la jeune fille réintroduit dans le contrat qui la lie à ses parents un volet concernant la réparation qui passe par une réconciliation avec les Allemands. L’insistance de Séverine S. à faire le choix de l’allemand, la confirmation de ses succès dans l’apprentissage des langues et le soutien de l’institution scolaire font « céder » les parents mais le conflit va prendre alors des voies plus obscures. La peur de la maladie pour leur fille se déplace sur ces derniers en une réalité effective de symptômes chaque fois que Séverine S. s’apprête à passer un examen. Nous avons vu la jeune fille toutes les nuits de veille d’examen, à l’hôpital, au chevet de l’un de ses parents. Il est possible de suggérer qu’en choisissant d’apprendre la langue de l’ennemi et en confirmant ce choix par la décision de devenir plus tard professeur d’allemand, Séverine S. ait contraint ses parents, inconsciemment et en rapport avec le traumatisme vécu, à éprouver la voie prise par la réussite de leur fille comme un danger de mort pour eux. Scénario inconscient que partagera, à son insu, Séverine S. allant jusqu’à renoncer à réussir l’agrégation pour « empêcher » dira-t-elle, que ses parents ne décèdent. Le conflit prendra d’autres formes pour la jeune fille doublant d’un coût psychique important la réussite scolaire et professionnelle. Par un phénomène de clivage, Séverine S. investira positivement les apprentissages de la langue allemande en chargeant cet investissement des enjeux de la réconciliation et de la réparation. Contenus qui seront révélés, — mais Séverine S. n’en comprendra pas alors véritablement la portée —, lorsqu’une inspectrice prononcera, dans une injonction institutionnelle ces paroles qui entrent en coïncidence avec le désir de Séverine S. : « Il faut rendre l’allemand aimable. »
C’est dans le travail clinique par lequel vient se réactiver et s’élaborer la scène vécue que Séverine S. aura véritablement accès à cette parole signifiante pour elle. Il s’agissait de rendre digne d’aimer les Allemands et leur langue. La jubilation manifestée à cette parole qu’elle fait sienne et qui la consolide dans son identité d’enseignante, peut être comprise comme le plaisir de la conciliation entre injonction institutionnelle et désir inconscient. Il est possible, en effet, de poser que les moments de grande satisfaction professionnelle tiennent à ce sentiment de coïncidence entre les désirs inconscients qui président à l’élection des objets investis et l’attente institutionnelle qui conditionne la reconnaissance sociale. Pour Séverine S., on a vu que cette reconnaissance sociale restait
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très problématique surchargée qu’elle était d’une menace de destruction attachée au traumatisme de l’extermination de ses ascendants. Deuxième terme du clivage, Séverine S. déplacera la négativité dont est porteur l’objet investi sur une autre scène. C’est avec des enseignants de mathématiques que se jouera le drame. On peut penser que cette discipline s’est trouvée imaginairement bien placée pour cristalliser la destructivité. Rappelons, en effet, que Séverine S., au moment où elle fait état de cette disposition pour les langues et de sa réussite scolaire, y compris en mathématiques, nous prévient qu’une intrigue se loge là dans son impossibilité à se servir d’un rapporteur. Signifiant clef qui par sa condensation indique qu’il s’agit à la fois d’une matière où peuvent se reporter des éléments pris ailleurs mais qui connote aussi la dénonciation. La scène interne/externe se déroule en deux temps. Deux enseignants nous sont présentés. Deux figures, avons-nous dit, l’une porteuse de la persécution et de l’échec, l’autre de l’apaisement et de la réussite. Par l’apprentissage de la langue qui lui permet un travail de symbolisation, une réconciliation est possible pour Séverine S., mais la destruction reste dans son corps. La première figure concerne cette enseignante qui par ses attitudes, ses humiliations, sa sévérité, s’offre à la projection. Ce qui fait retour, ce que rapporte Séverine S. dans la scène vécue ce sont des revenants. Nous assistons à une humiliation traumatique, active dans le monde interne de la jeune fille : ses yeux « très très bleus qui fixent et font très très peur » semblent donner présence à l’Allemand destructeur, face d’ombre, face cachée de l’Allemand aimable qui revient tel un retour du dénié et menace de redoubler le déshonneur familial. Cette actualisation sur la scène scolaire d’une figure transgénérationnelle de la persécution fragilise Séverine S. qui traverse un épisode anorexique qu’elle associe à la situation qualifiée par elle de « traumatisante » et après avoir « attrapé la grippe » qui, nous l’avons vu, a traversé son enfance comme un danger de mort. La charge émotionnelle s’est placée ainsi sur cette enseignante porteuse d’une représentation mise à l’écart et qui a fait irruption sous forme du symptôme. Ce qui s’est actualisé dans la relation pédagogique ce ne sont pas des souvenirs mais la présence en Séverine S. de contenus psychiques incorporés qui n’avaient pas trouvé leur place pour s’élaborer. Ainsi, Séverine S. se débat-elle avec un conflit intra-psychique entre des exigences contradictoires auxquelles elle répond par la construction de ces deux images clivées de l’allemand. Mais la jeune fille, puisant dans ses ressources, trouve la capacité d’investir à nouveau et de retrouver ses capacités en mathématiques grâce à une deuxième figure. Une enseignante, qui nous est présentée,
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elle aussi, par ses yeux « vairons, l’un bleu et l’autre marron » et dont on peut suggérer qu’ils symbolisent l’ambivalence et attestent du travail psychique effectué par Séverine S. à travers la mise en acte de son conflit. Concernant les examens : le brevet, le baccalauréat et ensuite les concours apparaissent comme des moments d’exacerbation du conflit. Il semble que l’enjeu de la réussite, représenté par ces passages, pose la question de la nature même de cette réussite et du rapport ambivalent que la jeune fille entretient aux injonctions parentales et scolaires intériorisées. Moments de panique où, cinq minutes avant la fin des épreuves du brevet, Séverine S. barre toute la page répétant le dessin barré de son institutrice par laquelle elle s’était sentie annulée dans son acte créatif. Ne vaut-il mieux pas s’effacer que de se confronter au conflit d’avoir à assumer une réussite porteuse de vie ou de mort ? La situation se complexifie avec l’échec au CAPES vécu dans une « détresse extrême » et qui signe pour Séverine S. son propre « arrêt de mort ». On le voit, la réussite aux diplômes expose la jeune fille à un tiraillement entre l’échec qui signe son arrêt de mort et la réussite qui signe celui de ses parents. Cette peur de la grippe qui circule entre Séverine S. et ses parents peut être comprise comme la présence d’un agresseur caché qui ne permet ni aux uns ni aux autres de se protéger de ses propres forces négatives. L’agressivité des parents à travers la pression qu’ils exercent sur Séverine S. avec leur peur de la maladie se retourne contre Séverine S. porteuse de cette agression lorsqu’elle fait le choix de la langue allemande. En associant la grippe qu’elle « attrape » à l’épisode anorexique, Séverine S. donne à voir que ce qu’elle attrape dans son corps est bien de l’ordre de la destructivité. L’anorexie prend sens d’un retour par le symptôme de contenus déniés qui ont émergé en la présence quasi onirique, cauchemardesque de l’aryen persécuteur dans le professeur de mathématiques. Séverine S. s’affrontera à ce conflit en optant pour sa propre conservation jusqu’à l’agrégation qui représente le point de butée à ne pas dépasser, conservant en elle la conviction du risque encouru par ses parents avec ses succès et marquant ainsi le lieu du compromis. Par ailleurs, il lui sera possible d’assumer le choix de s’orienter vers le professorat d’allemand grâce au soutien d’une enseignante de philosophie qui se constitue comme l’étayage à partir duquel devient possible le passage. Ce n’est pas tant en effet par ses arguments rationnels que l’enseignant convainc Séverine S., comme le croit la jeune fille, que par la place qu’elle occupe dans ce fort lien affectif qui fait désirer à Séverine S. d’être sa fille. Être l’enfant du professeur, c’est imaginer changer de parents et s’alléger du poids de l’histoire. Idéaliser l’enseignante en place
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du parent permet à Séverine S. d’éviter le conflit douloureux de son ambivalence à leur égard et de s’équiper défensivement pour affronter la situation du choix de son orientation. La situation professionnelle est caractérisée, dans un premier temps, par des superlatifs « C’était merveilleux ». Mais, dans le même temps, Séverine S. est habitée par une tension : « Il faut toujours que je m’améliore » comme si la succession de bons résultats ne calmait pas l’anxiété de la jeune fille confrontée à une inquiétante étrangeté. Inquiétude dont les contenus vont se révéler dans la situation conflictuelle rencontrée avec des élèves. Ce qui apparaît, dans la reprise de l’expérience en situation d’analyse, c’est la méconnaissance de Séverine S. concernant sa propre hétérogénéité, ces contenus intériorisés dont l’ignorance donnait, dans la première période d’exercice de son métier, le sentiment à l’enseignante qu’il n’y avait pas de problème. Mais le déni a pour conséquence un retour dans les actes par projection de ses contenus. Dans le travail clinique, Séverine S. associera la croix qu’elle met à ses élèves à l’étoile jaune et, dans cette chaîne signifiante, prendra également place l’ardoise attachée au cou d’une de ses camarades de classe, scène d’humiliation qui l’avait tant affectée enfant.
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Monde interne et modalités d’exercice du métier À travers la remontée des expériences et leur reprise dans une démarche d’élaboration, se dégagent de nouvelles significations qui ont trait aux relations entre l’histoire subjective de Séverine S. et sa présence dans les modalités effectives de l’exercice du métier. L’enjeu, on le voit, est de pouvoir tolérer à l’intérieur de soi-même des forces contraires comme ensemble dynamique, forces qu’on redoutait de ne pouvoir contenir. Dans la scène vécue avec les élèves Séverine S. est débordée. Le clivage opéré jusque-là entre d’un côté les élèves et le professeur en un tout fusionné merveilleux, et de l’autre le professeur persécuteur, n’a pas empêché que les deux parties se retrouvent en présence, les élèves venant attaquer en Séverine S. l’enseignant persécuteur. Ce qui provoque le trouble de Séverine S. c’est la découverte qu’elle se fait l’alliée d’une soumission à un ordre qualifié par elle d’absurde mais dont elle reconnaîtra, dans l’après-coup, l’usage impitoyable qu’elle en fait. Séverine S. s’est trouvée confrontée à cette partie d’elle-même prise dans la reproduction de l’objet persécuteur non élaboré. Ainsi les contenus réprouvés et méconnus (l’agressivité, la violence de soi et de l’autre déniée) qui, lorsqu’elle était élève, prenaient la forme du symptôme
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reviennent-ils ici sous la forme d’une conduite enseignante, l’exercice d’une autorité basée sur l’arbitraire du statut et la coercition. L’expérience traversée par la réactualisation de constructions affectives et leur élaboration dans un espace prévu à cet effet, a permis à l’enseignante d’approcher certains contenus de sa réalité psychique impliqués dans le traitement qu’elle fait des situations. Séverine S., dans un premier temps, a été surprise de se retrouver à travers sa pratique, identifiée aux enseignants maltraitants de sa scolarité. Mais soutenue à jouer un rôle actif dans l’élaboration de ses conflits, elle réalise que ce n’est pas seulement le comportement d’opposition des élèves qui est responsable de son malaise, mais le miroir qu’ils lui tendent de sa soumission à la norme de l’institution qui l’entraîne à faire un usage sanctionnant absurde de l’évaluation, contraire à ses objectifs et à ses valeurs. À travers son récit, Séverine S. scénarise ce qui s’est accompli, pour elle, dans la relation avec ses propres enseignants, à l’insu des protagonistes. Le travail d’élaboration de l’expérience dans un espace clinique a permis à l’enseignante, souffrant de ne pas trouver d’issue aux conflits qu’elle vivait dans les classes, de redonner son importance à la dimension psychique de son malaise et de sortir du traitement qu’elle en faisait en se plaçant exclusivement sur le plan des actes dont les résultats restaient décourageants. Réexaminer le clivage qui présidait à la construction subjective de son monde interne scolaire relié à l’univers intérieur familial a permis à Séverine S. de différencier ses affects et de progresser dans la tolérance de l’ambivalence de ses sentiments. Le monde interne de Séverine S. où des parties clivées s’excluaient les unes les autres et qui produisait une anxiété excessive a perdu de sa force au profit d’une meilleure intégration. S’exprimant sur le travail psychique qu’elle a pu effectuer dans l’espace clinique, Séverine S. dit son sentiment d’être à un tournant de sa vie et se trouve bénéficiaire d’éprouver une plus grande confiance en elle. « J’ose participer à des débats, je me surprends moi-même. Je suis allée visiter des camps pendant les dernières vacances. J’ai discuté avec d’anciens déportés d’Auschwitz et maintenant j’emmène des groupes d’élèves visiter ces camps. »
Cette visite des camps qu’elle effectue avec ses élèves peut s’entendre comme la possibilité retrouvée pour Séverine S. de ne pas seulement
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rendre l’Allemand aimable mais de se confronter aussi à l’être destructeur qui, jusque-là, dénié, l’empêchait d’assumer l’ambivalence de ses sentiments et ainsi de traiter la conflictualité surgissant dans ses classes.
L’ ENFANT
DANS L’ ADULTE , L’ ÉLÈVE DANS LE MAÎTRE
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Faire émerger une parole inédite Dans ces paroles qui ont été dites dans l’enfance et l’adolescence et qui sont reprises, rapportées, certaines ne cessent de retenir et d’immobiliser le sujet autour d’elles, des paroles de maîtres et de parents. Il s’agit, comme on a pu le voir pour Séverine S., de paroles qui s’énoncent comme un destin tantôt funeste tantôt prometteur. Ces paroles proférées par les parents ou par les maîtres ont l’efficacité de contraindre le sujet qu’elles désignent et qui en est porteur, efficacité à réaliser le destin énoncé ou contrainte à laquelle le sujet est tenu de se soustraire au prix le plus souvent d’un coût psychique important. Or il ne suffit pas que ce vœu, cette parole qui a été entendue, soit reprise simplement par le sujet pour qu’il l’allège mais qu’elle soit réentendue par lui avec le poids de sa contrainte en lui. En effet, un dégagement s’opère lorsque cette parole est actualisée, dans l’espace clinique, et que, réentendue, elle fait sens pour celui qui en était le dépositaire et la reprend à son compte comme faisant partie de lui. On a vu avec Séverine S. combien certaines paroles de maîtres avaient un pouvoir d’assujettissement et imposaient à son destinataire les formes de l’accomplissement. Paroles qui se tramaient à celles des parents donnant tout son poids au destin. Mais on a vu aussi que l’enseignant pouvait être celui par lequel se levait cet assujettissement quand sa parole venait toucher des contenus immobilisés. Dans le malaise éprouvé par les enseignants nous remarquons que des paroles ou des comportements de leurs élèves actuels entrent en collision avec d’autres paroles en eux, des injonctions vécues comme menaçantes par le parent ou l’enseignant lorsqu’il était enfant, élève. Paroles prononcées qui se sont constituées pour le sujet comme lui laissant peu de possibilité de jeu et l’assignant à être ce qu’il est sans grande marge de manœuvre. Il est possible, dès lors, de se demander si l’impact des propos d’élèves actuels ne tient pas au fait que ces propos se présentent aptes à occuper un espace en attente d’occupation chez l’enseignant. Le poids fatidique de la parole apparaît souvent, en effet, tenir au fait qu’elle vient confirmer une parole déjà incorporée du parent ou du maître dans l’enfant qu’il
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était, mais surtout trame complexe en lui du tissage qu’il a fait entre le monde de la famille et celui de l’école. L’autre en soi En choisissant de faire travailler les enseignants sur leur histoire scolaire, est favorisé un retour réflexif sur l’élève qu’il a été et nous sollicitons à faire parler l’enfant dans l’adulte. Cet enfant que nous convoquons par le récit est à distinguer de l’enfantin, image attendrie de soi petit qu’il s’agirait de retrouver. Il est à écouter comme « cette source vive au présent jamais tarie » (Pontalis, 1997) que Freud nomme l’infantile et qui implique d’admettre l’existence en l’adulte d’une vie psychique échappant aux souvenirs d’enfance mais restant active. C’est à cet occupant originaire, qui vit sa vie dans l’adulte à son insu, dont l’espace clinique et la relation qu’il instaure favorisent l’émergence. L’enseignant effectue un travail de figurabilité, laissant surgir des images et des mots là où il n’en avait jamais mis. Il se met alors à réentendre autrement ce qu’il avait cru entendre autrefois d’une certaine manière, de même qu’il investit une nouvelle capacité à penser son histoire. Il ne s’agit plus, seulement, pour lui d’alléger sa souffrance mais de la comprendre et d’en faire un objet de découverte. À travers leurs récits, les enseignants révèlent l’économie affective interne de leur famille et la nature des relations entre leurs membres. Ils donnent à voir leur fidélité au groupe familial et social, mais également les tensions qui organisent la problématique de l’ordre familial : croyances, conflits, tensions, jouissances, interdits se sont inscrits dans une mémoire intérieure énoncée à partir de soi à travers des événements relatés et une tonalité d’impressions, d’émotions et d’affects. Les récits permettent une visualisation de soi dans sa vie d’enfant et d’adolescent et en donne une actualité. Ce qui est, alors, visité, ce sont les liens complexes tissés entre monde familial et monde scolaire, heurts ou coïncidences entre culture familiale et culture scolaire. Ces liens sont resitués à la fois dans un contexte socio-économique qui impose ses contraintes et ses arbitrages et rattachés aux événements de l’histoire nationale ou internationale qui participe de la construction des identités. Expérience affective personnelle et expérience collective se trouvent ainsi mêlées dessinant les contours particuliers d’une histoire scolaire et professionnelle. L’histoire de chacun se donne à écouter comme histoire des avatars des identifications et des investissements, entre appartenance et désaffection, nostalgie et amertume, fidélité et trahison. Les récits résonnent de
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plusieurs voix révélant l’ambivalence des sentiments, le tiraillement dans les appartenances. La traversée des itinéraires scolaires et professionnels nous indique comment le sujet se tient sur plusieurs lieux. Les oppositions, les répartitions sont toujours en action et ne trouvent pas une direction définitive. Nous tentons d’approcher, en intériorité, cette réalité mouvante qui donne sens et consistance au sujet. Intériorité qui s’est forgée et se forme à travers les voies que prend la construction de la réalité psychique en connexion avec des signifiants familiaux et les significations sociales de l’École. Des normes ne cessent de s’influencer réciproquement dans un jeu complexe qui ne se réduit pas à un arrachement de la famille par l’École, mais procède davantage d’un mouvement d’oscillation entre oppositions et correspondances, entre conflictualité interne et contradictions externes telles qu’intériorisées. Le modèle de l’École républicaine repose en partie sur un imaginaire qui substitue à l’enfant historiquement et socialement enraciné un enfant abstrait, ôté de ce qui fait sa particularité. Cette abstraction du sujet (un sujet abstrait et un sujet qui s’abstrait) comme condition de l’acculturation, fonde le système éducatif sur l’impérieuse sollicitation de s’arracher à un monde pour la promesse d’un autre (la société contre la famille). La traversée des itinéraires scolaires donne un éclairage sur les processus effectifs de cette acculturation dans la construction de l’enseignant qui ne se réduit pas à cette coupure. Les contenus qui ont fait l’objet d’une élaboration et semblent avoir une valeur mutative, dans les relations qu’entretient l’enseignant aux élèves dans les classes, ont été ceux qui touchaient précisément à cette image interne de l’élève en lui recouverte par des processus d’idéalisation. Les enseignants se sentent bénéficiaires d’éprouver et de comprendre que l’idéalisation qu’ils avaient faite de l’élève ou la surestimation de leur position, portaient avec elles la déception et le découragement. Ces processus pouvaient être, en partie, reconnus et énoncés dans le discours conscient, mais cette lucidité ne changeait rien aux difficultés. Ce qui est opérant, c’est la capacité d’entendre à un moment donné ce qui restait énigmatique dans ce qui se donnait comme compréhensible et évident. Or cette énigmatique concerne ce registre de l’altérité, l’autre en soi restant par trop méconnu, soumis à la contrainte de la répétition et régulièrement réactivé par les situations de classe.
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Sortir d’une temporalité linéaire Sur la question du temps scolaire, j’ai déjà souligné dans mes travaux antérieurs que la scolarité se déroulait dans une histoire du développement mais que sa temporalité effective, l’histoire qui la fait être, s’inscrivait dans un temps processuel. La temporalité psychique ne se confond pas avec la temporalité événementielle. Il n’y a pas en elle quelque chose qui disparaît pour laisser place à une autre qui lui ferait suite et marquerait le triomphe d’un progrès. Il y a le jeu trouble de l’avancée et de la régression dans son double mouvement reconduit. Or l’École, comme ensemble de significations instituées, configure le temps pour assurer ses transmissions dans un déni de l’histoire des agencements entre une réalité psychique et des inscriptions familiales et sociales. Attachée à inventer des chronologies qu’elle a du mal à respecter, elle peine à intégrer des rythmes disjoints, des allers-retours, des dynamiques progressives et régressives qui font obstacle à sa linéarité. Les enseignants ont pris le temps de réexaminer cet itinéraire scolaire qui a constitué leur monde affectif et cognitif en tant qu’élève. Ils ont eu accès à ces temps qui étaient restés juxtaposés en eux et ont approché, tramé au temps chronologique, un réseau complexe d’interactions entre différents aspects d’eux-mêmes vécus à différents moments de leur vie. Les temporalités psychiques y sont apparues plus complexes. Ils ont éprouvé, à travers l’insistance des scénarios imaginaires et la persistance des figures, que le temps qui succédait à un autre ne le remplaçait pas, qu’il se mêlait étroitement à lui sans le faire disparaître. Ils se sont étonnés de constater que la vie psychique n’obéissait pas à la chronologie du temps scolaire qui est un temps considéré par étapes successives. En visitant l’enfant et l’adolescent qu’ils ont été, ils ont fait remonter à la surface ces temporalités où simultanéité, superposition, combinaison de l’ancien et du nouveau ont composé et recomposé leur identité d’adulte. Cette confrontation à une hétérogénéité ignorée les dispose à moins se centrer sur l’événementiel du quotidien et à prendre de la distance, dans cette nouvelle aptitude qu’ils découvrent, à considérer chacun, maître et élève, dans sa propre histoire (ce qui est à différencier d’une centration sur l’histoire des élèves), et les situations dans la complexité d’un réseau de significations. En intégrant mieux leur histoire intérieure, les enseignants s’ouvrent à une temporalité plus complexe que celle des échéances, des examens ou des passages de classe. Le dispositif, caractérisé par des regroupements réguliers mais espacés pendant trois ans, fut, lui-même, un lieu de conscientisation d’une continuité processuelle. Chacun se voyait poursuivre dans le hors temps de la rencontre le travail d’élaboration amorcé en commun où s’immobiliser sur ses positions.
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DÉSIDÉALISATION D ’ UN SUJET DÉSUBJECTIVÉ
L’élucidation de leur mode d’être avec les élèves reliée à l’histoire affective et sociale de chacun a amené les enseignants à renouveler leurs réponses parce qu’elle leur a permis de se dégager, en partie, de répétitions aliénantes et des répercussions de ces dernières sur le traitement qu’ils faisaient des difficultés qu’ils rencontraient dans les classes. Elle leur a permis également de sortir de la confusion des registres et des imputations faites aux élèves de conflits ou de carences qui ne sont pas les leurs ou qui entrent en trop forte résonance avec leur propre conflictualité ou disqualification, peu conscientisée ou méconnue. Entrer dans les difficultés professionnelles par les histoires scolaires a amené à mieux faire le partage entre ce qui tient à la logique propre de l’institution et nécessite des modes de traitements adaptés et ce qui se présente comme proprement répétition d’une problématique personnelle utilisant les contenus que la réalité de l’institution lui présente inévitablement. Le travail de subjectivation qui s’opère redonne mobilité à une construction identitaire professionnelle qui ne constitue plus aujourd’hui un étayage interne suffisant pour soutenir l’activité enseignante. Il ouvre à la capacité à mieux supporter l’existence de rapports provisoires, ouverts, reconduits entre identité subjective, activité professionnelle et appartenance institutionnelle. Ce qui donne sens c’est aussi cette expérience commune où les enseignants s’engagent ensemble, impliqués dans des relations réciproques, à la découverte de ce qui, dans leur histoire singulière, procède de processus et de significations communes traçant les contours d’une identité singulière mais aussi collective. Histoire commune, qui n’est pas le résultat de la production d’un discours de vérité, mais construction de significations, à partir d’une élaboration individuelle et partagée. En acceptant de s’aventurer dans son passé pour visiter en intériorité les contenus de son malaise, l’enseignant se détache d’une conscience attachée à la conviction de la transparence. Confronté à sa conflictualité interne, à des contenus énigmatiques, en lui-même, il sort d’une attente anxieuse d’un monde scolaire apaisé et se voit œuvrer à l’instauration d’un lien qui donne au conflit le moyen de s’exprimer, comme il se voit trouver des modalités permettant son traitement. Parce qu’ils ont pu reconstituer ce qui pour eux avait été difficile dans leur vécu scolaire, les enseignants se sont découverts davantage aptes à tolérer la négativité et à laisser un espace au refus et aux modalités défensives de leurs élèves, moins dans la nécessité de se soustraire à la
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contradiction et d’éviter le conflit. Ils se sentent aujourd’hui davantage en présence du poids que fait peser la réalité psychique, leur propre conflictualité sur leur appréhension de la réalité extérieure. Ils découvrent également que leur expérience personnelle n’existe que sur fond interpersonnel ou intersubjectif de la rencontre avec un autre et avec des autres, sujets comme eux d’une histoire. Parce qu’ils ont fait l’épreuve des contradictions qui les constituent, leurs efforts portent moins à neutraliser le monde scolaire qu’à traiter des questions que ce monde leur pose au quotidien. Retrouver du mouvement entre soi et l’autre Le malaise des enseignants tient, avons-nous dit, à une dramatisation particulière du conflit qui renforce la difficulté à faire face à l’hétérogénéité. Ce qui apparaît, c’est que la pluralité des élèves par leur nombre, leurs modes d’être, les différences sociales et culturelles, par leur rapport, chaque fois singulier, à l’école, au savoir, à la qualité de leur investissement, à la relation entretenue à l’enseignant et au groupe classe ; toutes ces différences auxquelles l’enseignant doit faire face et qu’il lui faut constituer comme un ensemble auquel adresser sa parole de maître, s’offrent, en partie, comme l’externalisation d’une scène interne. Scène interne des instances psychiques en conflit qui va se trouver activée par l’hétérogénéité externe du groupe classe. Certains enseignants vont pouvoir supporter cette hétérogénéité en fonction de leur capacité intégratrice à contenir ces forces divergentes, même si elles sont éprouvantes. Plus nombreux sont ceux pour qui l’émergence excessive du pulsionnel chez les élèves se présente comme un miroir des mouvements avec lesquels ils se débattent eux-mêmes à leur insu, les exposant à un monde interne que la construction de l’idéal ne protège plus. Supportant difficilement de ressentir en eux ces mouvements divergents, ils ont un sentiment d’écartèlement et redoutent d’être emportés par des forces qui attaquent leurs possibilités de maîtrise des situations. Pour se protéger de cette peur, les enseignants ont recours au clivage qui prend la forme de deux conduites opposées se renvoyant l’une à l’autre : soit tout confondre pour ne plus voir les différences, soit cliver et éliminer, par projection, ce qui gêne. « Carence de la pulsionnalité » qui « stérilise la pensée vidée de partenaire » ou « envahissement » qui « ne laisse plus suffisamment de jeu à l’organisation représentative » (Avron, 1997) conduisent à cette sidération imaginaire qui laisse les enseignants si démunis pour penser les situations qu’ils vivent. Ces tentatives inconscientes, pour
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éviter la conflictualité interne, trouvent leur prolongement dans des positions prises à l’encontre des élèves qui s’offrent comme support projectif pour un règlement des conflits intérieurs qu’ils ont suscités. La confusion des sentiments porte l’enseignant vers des conduites d’emprise. Et l’expulsion hors de lui, dans l’élève, des parties de lui clivées se transforme en décision d’expulsion de l’élève hors de la classe voire hors de l’école. Par ailleurs, lorsqu’ils restreignent leurs représentations à une réalité objectivée, le conflit leur paraît simple mais insoluble. Simple parce qu’il est réduit à des causalités externes d’évidence. Insoluble parce que ces causalités évidentes n’entament en rien leur impuissance ou leur sentiment de vivre des situations intolérables. Au contraire, lorsqu’ils intègrent le registre de la réalité psychique et qu’ils sont en capacité d’explorer les contenus de leur monde intérieur, le conflit leur apparaît complexe mais possible à élaborer. « C’est beaucoup plus compliqué que je croyais, exprime un enseignant, mais bizarrement je retrouve du goût à l’ouvrage. »
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Un accès compréhensif aux jeux de réciprocité La question du malaise identitaire des enseignants est approchée par des histoires chaque fois individuelles, mais ces parcours singuliers dessinent également la trame d’une mémoire collective vivante dans le jeu des résonances et des correspondances. Dans le groupe, l’enseignant a effectué un travail d’élaboration sur l’autre en lui-même, méconnu, mais il a également approché cet autre à côté de lui confronté, lui aussi à sa propre énigme : rencontre avec cette partie ignorée de l’autre en résonance avec sa propre ignorance. La réalité externe est restée la même mais elle est lue, habitée autrement à partir de cette confrontation inédite à une altérité intra-subjective mais aussi inter-subjective. Au cours des années, le groupe, garant des mondes construits de chacun, fait l’expérience d’être habité et stimulé par les paroles, signifiants, images des autres qui lèvent pour lui de nouveaux pans d’histoires. Une dimension essentielle du travail engagé fut de reconstituer, dans un groupe, des liens, une histoire, de tenter de retrouver ce qui faisait vérité pour soi à travers des légendes familiales et scolaires, des non-dits, du non-pensé. Engagés dans une démarche de plusieurs années, les enseignants ont réexaminé les messages contradictoires et la violence éprouvée dans la parole des parents ou des maîtres, ils ont pu rétablir
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des différences entre divers protagonistes dont l’assimilation faite à l’intérieur d’eux-mêmes pesait d’un poids trop lourd. Ils ont repéré des signifiants communs et leur fonction inclusive et cohésive dans leur appartenance au corps enseignant.
T ISSER
UNE MÉMOIRE DU TEMPS PRÉSENT
La sollicitation à interroger le malaise éprouvé, l’encouragement à l’émergence associative ne s’inscrit pas d’abord dans la logique d’un progrès de la connaissance spéculative. Association, interprétation, analyse sont des mouvements conjoints qui signifient la double présence d’un sujet désirant et d’un sujet pensant qui interfèrent. Dans la crise ou le malaise, entre la force émotionnelle et pulsionnelle et le jugement de la conscience, il n’y a plus de place pour trouver une parole qui réponde à la menace vécue. La réplique intérieure ne trouve pas de mot et pour que soit assuré le passage et conservée la cohérence du lien, les professionnels ont recours aux représentations dominantes, aux contenus idéologiques médiatisés, aptes à mobiliser des préjugés et à mettre en scène des effets de dramatisation. Ainsi, les discours sur la violence à l’école se présentent-ils comme un pur reflet de la réalité alors qu’ils traduisent bien souvent les contenus d’une souffrance nouée dans les troubles du lien intersubjectif. Le dispositif clinique fut mis à l’épreuve du lien. Mais qu’ont approché les enseignants dans cette mise à l’épreuve ? Que le travail de liaison ne s’effectuait pas seulement par l’acquisition d’un savoir, (altérité du monde) mais procédait d’abord d’une économie psychique informée par la dynamique à la fois pulsionnelle, affective et représentative (altérité de soi). Les enseignants découvrent, en effet, que le sujet est sujet qui investit avant d’être sujet qui sait ; qu’à travers leurs investissements, ils cherchent une satisfaction de leur être selon un cheminement qui n’a pas forcément à voir avec celui du savoir. Ce qui est également mis en lumière, c’est que la connaissance de l’autre qui se constitue comme médiation à la culture ne se fait pas sous le visage d’un grand Autre présent d’emblée ou d’une autorité mais dans le concret d’une histoire propre, par paliers successifs d’un entremêlement d’affects et de contenus culturels reliés aux enjeux du lien intersubjectif ; que c’est l’engagement dans une relation à l’autre qui amène à la formation progressive d’un sujet cognitif et affectif et ménage la possibilité d’un travail d’acculturation. La mise en relation des imaginaires et des affects associés, dans une parole adressée, introduit à une présence à soi qui dessaisit le récit de
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cette extériorité qui en masquait les enjeux, entame l’évidence supposée d’une subjectivité purement réflexive. Engager un travail de subjectivation avec des praticiens, dans des lieux qui placent au centre du dispositif les enjeux des dynamiques à la fois subjectives, intersubjectives et sociales de la transmission, peut favoriser l’appropriation d’une histoire collective, car c’est quand la vie prend son sens avec d’autres qu’elle peut constituer une mémoire partageable. Quand l’enseignant découvre qu’il n’est pas seulement contingent au service de la transmission d’une pensée héritée, dont il déplore le dévoiement, mais actif dans la responsabilisation de l’élève au processus d’apprentissage, ce sont les processus de symbolisation qui se trouvent ranimer. Parce que la symbolisation implique cette dimension sociale qui laisse place à un monde ouvert à de nouvelles significations, l’enjeu social actuel est de soutenir ce passage entre le vide comme désinvestissement ou envahissement de significations imaginaires saturées et un espace possible pour la formation de nouvelles figurations. La micro-socialité que représente l’instance groupale constitue une voie possible, un pont, pour retrouver l’épaisseur du lien entre individu et société particulièrement fragilisé par les mutations contemporaines.
Chapitre 7
UN DISPOSITIF D’APPRENTISSAGE PAR L’EXPÉRIENCE RELATIONNELLE
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Anne-Marie Blanchard, Michelle Claquin, Martine Pichon, Joseph Villier
UN
PROCESSUS D ’ APPROPRIATION SUBJECTIVE
Association dont l’objet d’études et de recherches porte sur les groupes et notamment sur les institutions, le CEFFRAP offre aux institutions qui lui en font la demande une possibilité d’interventions visant à les aider à élaborer les conflits et les crises qui les traversent et qui génèrent des souffrances chez leurs membres. C’est dans le but d’approfondir ces problématiques que le CEFFRAP a proposé un colloque et demandé à ses membres d’y prendre part, chacun selon ses dispositions et ses disponibilités. Ceux-ci ont donc été placés au cœur d’une expérience relationnelle du type offre/demande.
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Dans ce chapitre, nous voudrions montrer comment nous avons répondu à cette demande en analysant nos propres réactions, les représentations et les affects que nous avons dû reconnaître et élaborer pour nous rendre disponibles et poursuivre le travail qui nous était demandé. C’est en somme l’histoire de ce travail, dans ses composants individuels, interrelationnels, intersubjectifs et groupaux, que nous reprenons dans l’après-coup. Son intérêt est de pointer que la complexité du processus mis en route existe dès l’origine et se poursuit dans une suite d’étapes interdépendantes atteintes non sans détours, reprises et modifications. Ces expériences relationnelles partielles sont les jalons d’un apprentissage. On pourra y repérer aussi la présence d’une violence anticipatrice au fondement de toute intervention qui questionne autrui, individu ou groupe. Nous avons donc été d’emblée attentifs à ce que cette expérience a mobilisé en chacun de nous et au sein de notre groupe. Faire référence aux processus groupaux qui se déploient dans notre propre association parallèlement à ceux que nous observons dans les groupes où nous intervenons est une position qui nous est familière. Le projet de colloque a suscité des émotions vives, obligeant chacun à prendre parti par oui ou par non, ce qui revenait à une réévaluation de son investissement concernant le CEFFRAP, de sa place et des capacités qui lui sont reconnues et qu’il se reconnaît lui-même. Chacun est sollicité dans son identité, ses identifications groupales et personnelles. Répondre positivement au projet, c’est reconnaître, identifier notre groupe d’appartenance, c’est aussi être reconnu, identifié par lui. Ce jeu réciproque ne peut pas ne pas susciter des désirs, des craintes, voire des mesures défensives et des stratégies pour travailler dans les meilleures conditions possibles. Une première réaction, après l’évaluation des enjeux notamment identificatoires, sera de s’appuyer sur des expériences antérieures de plaisir ayant abouti à des réalisations considérées comme réussies. Nous sommes habitués à travailler à plusieurs, notamment en couple, lorsque nous proposons des groupes dits de formation, d’où l’idée d’un atelier coanimé par un petit groupe, groupe qui a partagé d’autres expériences favorisant les échanges mutuels et un travail commun. Ainsi l’expérience offre/demande se redouble, se libidinalise, se détoxique aussi. Pour quatre d’entre nous (A.-M. Blanchard, M. Claquin, M. Pichon, J. Villier), se dessine un projet d’atelier, orienté par l’idée de faire vivre aux éventuels participants du colloque une expérience, à travers une scénarisation, qui permettrait d’« apprendre par l’expérience relationnelle ».
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Cette demande du groupe originaire est aussi une offre ; nous quatre décidons d’y répondre par un oui participatif. Et cette réponse-offre est en même temps une demande au CEFFRAP d’accepter un atelier dont les modalités proposées ne sont pas habituelles. Ces mises en perspective ont ouvert un champ de travail, et offre et demande se sont trouvées alors peu à peu transformées et appropriées par une élaboration de nos désirs et de nos craintes, passant d’une certaine passivité, d’une certaine soumission au désir de notre groupe, à une appropriation personnelle et groupale très mobilisatrice, étayée sur une idée relativement originale dans ce contexte. Cette appropriation n’aurait pu se faire si, après une reconnaissance mutuelle du groupe entier et de notre petit groupe, ce dernier ne s’était suffisamment détaché du premier, pour analyser les retentissements de la demande en son sein, notamment en ce qui concerne l’ambivalence. C’est cette nécessaire autonomisation qui permet que la demande soit actualisée et puisse se représenter pour devenir appropriable. Le processus d’appropriation subjective ou/et intersubjective suppose en effet que les contenus psychiques potentiels soient mis au présent de l’expérience, puis symbolisés et intégrés. Ainsi se tempère ce qui, dans la demande initiale, pouvait être ressenti comme potentiellement étranger et contraignant. Nous avons mis en chantier l’élaboration d’un contenu et conjointement une élaboration de nos relations intersubjectives, au fur et à mesure. Ces deux mises en perspective différenciées s’articulent et s’interpénètrent, ce qui génère un surcroît de complexité, mais par contre accroît le plaisir du travail en commun. Plus encore cette conjonction des deux plans, pensées et subjectivités, est propice à l’instauration d’une matrice, qui nous contient, et contient virtuellement, en quelque sorte par avance, le groupe des participants. Nous avons pu constater qu’elle est porteuse d’un potentiel de créativité. Celle-ci s’est actualisée au sein même de notre groupe, caractérisant la plupart de nos échanges. Nous pensons l’avoir perçue aussi au cours de l’atelier, notamment dans la facilité avec laquelle les participants ont appréhendé et mis en travail l’espace psychique installé à partir de l’énoncé de nos consignes. R. Kaës a cette formule : « l’espace psychique commun et partagé », mais ni la mise en commun, ni le partage ne vont de soi, et de toute manière ils se précisent selon des modalités chaque fois spécifiques. La mise en œuvre de cette double perspective conjointe n’est pas née du hasard. Elle provient de ce que nous avions mis l’accent, très tôt après la formation de notre groupe, sur l’importance des concepts de transfert, contre-transfert et intertransfert. Nous avons transposé ces
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notions dans notre situation dominée par la groupalité, tout en maintenant parallèlement notre investissement de l’atelier à venir, en tant qu’objet commun qui oriente préférentiellement le sens de notre groupe au travail. L’intériorisation en chacun de nous de ce projet commun signifie que l’atelier est en marche.
O FFRE
ET DEMANDE
L’attention portée aux effets, sur notre petit groupe et en chacun de nous, de la question de l’offre et de la demande a orienté nos échanges sur l’indissociabilité et la conjonction dialectiquement articulée des deux parties d’un même processus. Celui qui offre n’est pas moins demandeur que celui qui demande. En effet, le premier ne peut penser son offre qu’en fonction d’un demandeur potentiel qui reconnaîtra l’offre et ainsi en fondera la légitimité. Les deux protagonistes sont partie prenante d’une situation intersubjective au sein de laquelle ils occupent des positions différentes mais interdépendantes. Lorsqu’une institution adresse une demande à un intervenant extérieur, le CEFFRAP par exemple, ce dernier est sollicité concrètement parce que le demandeur a la connaissance imaginaire de l’objet de désir de celui à qui il s’adresse. La demande met le demandeur dans le rôle de l’objet du désir de l’offrant et celui-ci dans le rôle de sujet désirant. C’est l’aspect inconscient de la relation qui se noue là, l’aspect conscient étant traduit par la formulation concrète de la demande. La rencontre nécessite un accordage à la fois conscient et inconscient entre les partenaires, une différenciation en même temps qu’une reconnaissance mutuelle qui ménage le narcissisme de chacun et tempère la violence implicite de cette situation qui n’est pas sans évoquer une situation originaire. Ces réflexions nous ont convaincus de proposer à nos futurs participants un atelier visant à favoriser leur participation active, leur réservant la plus grande part possible de liberté d’initiative à l’intérieur d’une situation d’offre-demande annoncée d’emblée comme une simulation. Ce terme a d’abord fait problème entre nous, du fait de sa connotation péjorative : le mensonge, le faux, la dissimulation. Mais nous l’avons utilisé dans un contexte spécifique : la simulation d’une situation que nous prescrivions, où les protagonistes sont invités à « faire semblant en toute conscience ». C’est comme le jeu organisé par les enfants : « On dirait que... » La simulation, comme nous l’avons proposée, engendre le même intérêt que le jeu enfantin quant au plaisir pris, plaisir d’improviser en toute liberté, plaisir à plusieurs, codé par des règles consenties. On
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peut s’attendre à des effets de même nature : soulagement de la tension que la nouveauté de la situation ne manque pas d’engendrer. Parce qu’il est unique et prescrit, le jeu de la simulation peut être compris comme un instrument d’appréhension des problèmes difficiles. La simulation n’est pas du psychodrame. Dans les deux situations, il s’agit de créer un espace de jeu, mais la simulation prescrit une situation et un thème, uniques. En psychodrame le jeu surgit du groupe, il est un élément de la progression du travail en groupe ; il a une fonction d’aide au dépassement de situations de blocages dans le déploiement de la chaîne associative groupale. Les effets du jeu psychodramatique s’apprécient au long cours, tandis que ceux de la simulation s’apprécient au présent. La dimension groupale du psychodrame est présente quelle que soit la forme imprimée à celui-ci : individuel, individuel en groupe, de groupe. Dans le psychodrame dit individuel, la dimension groupale est attachée au groupe constitué par les thérapeutes, et à l’ensemble patient-thérapeutes. Les protagonistes d’un psychodrame ont un vécu commun et partagé, ce qui n’est pas le cas dans la simulation, même si elle se déroule dans un ensemble de groupe qui est comme un arrière-fond. Les participants ont chacun fantasmé dans l’avant-coup sur le colloque et sur l’atelier, sans que le dispositif permette une véritable mise en commun de ces pré-élaborations ; à ce stade d’attente et de demande du groupe prévu, « le dispositif groupal n’a qu’un statut fantasmatique » (Guimon, 1999). Le terme de simulation nous a donc paru, après réflexion, correspondre à notre intention de ménager un écart, permettant la résurgence des vécus institutionnels des participants, tout en actualisant une expérience dans l’ici et maintenant. La latitude laissée aux participants, l’imprévisible et l’inconnu de cette situation nous ont intéressés et ont stimulé notre recherche. Sans doute nous rapprochions-nous ainsi de la situation présumée des participants, sans cependant être dans une position symétrique, car c’est bien nous qui posons le cadre et prenons les dispositions favorables à un accordage entre eux et nous, mais nous sommes comme eux dans l’expectative, la recherche, l’incertitude. Dans cet atelier ainsi anticipé, nous avons prévu d’inviter les volontaires à former deux groupes de chacun cinq à six personnes qui, après s’être préparés une dizaine de minutes, simuleraient par un jeu une demande d’intervention, l’un des groupes (le groupe A) représentant une institution demandeuse d’une intervention à un organisme extérieur, et l’autre groupe (le groupe B) représentant celui-ci.
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Notre objectif est de réunir les conditions pour réaliser une situation qui permette d’apprendre par l’expérience relationnelle et de dégager si possible, de cette expérience, un exemple d’évolution-transformation de la demande, l’un des points de départ de notre réflexion dans l’axe du colloque.
L’ ATELIER Déroulement Après que les consignes ont été données, les deux groupes A (demandeur) et B (intervenant) se forment spontanément et très vite. Sur notre indication, ils se répartissent en deux lieux de la salle pour préparer, durant une dizaine de minutes, leurs interventions respectives. Pendant ce temps, nous invitons les autres participants à associer sur le thème de l’atelier, ce à quoi ils abondent aussitôt : – « j’ai hésité à prendre un rôle car je suis moi-même intervenante, mais j’ai aussi vécu une intervention dans mon institution, je suis des deux côtés, je n’ai pu me décider à choisir, et ensuite c’était trop tard » dit d’emblée une participante, approuvée par plusieurs qui auraient aimé aussi se présenter pour faire partie d’un groupe ; – plusieurs disent : « je suis intéressé de voir ce qui va être présenté » ; – beaucoup ont manifestement une pratique d’intervenant ; – une autre prend la parole pour évoquer une intervention en manque de cadre, soit finalement l’histoire d’un échec de la mise en place d’un dispositif suffisamment contenant. Quelques secondes après le retour des deux sous-groupes qui se sont installés face à face, au centre du grand groupe, une participante du groupe A (demandeur d’une intervention) prend la parole et met en place d’emblée, par sa manière d’intervenir, une mise en scène. Ce groupe A se présente, de plus, structuré par une distribution préalable de rôles : une directrice, une psychologue, une éducatrice, une infirmière, un directeur des ressources humaines. Directrice et directeur des ressources humaines seront très intervenants, le directeur des ressources humaines insistant sur le poids et les contraintes de la réalité matérielle, et la directrice montrant qu’il faudra compter avec elle. Ils précisent, tous deux, qu’ils ont déjà eu des intervenants, qu’ils savent ce que c’est. Le reste de l’équipe paraît réduit au silence.
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Le groupe B semble surpris. Ils ne se sont pas organisés sur le plan formel et ne se sont pas réparti des rôles. Mais deux personnes prennent la parole et tentent de ramener les échanges dans une perspective réflexive. Les autres, comme dans le groupe A, restent silencieux. Ils ne paraissent pas différenciés les uns des autres. Ils insistent sur leur obédience commune à la psychanalyse. De fait, après le jeu, ils préciseront qu’ils avaient imaginé être tous jeunes et débutants. Ils semblent aussi troublés par les anticipations de l’autre groupe, anticipations qui balisent les échanges, comme notamment le fait que ceux-ci se dérouleraient dans le cadre de l’institution A demandeuse : « Merci d’être venu si nombreux », leur dit-on. Donc rencontre difficile, mais confrontation dans le même temps d’une forte intensité. Lorsque nous arrêtons la scène, l’échange n’a pu aboutir à une explicitation de l’intervention à organiser mais il est question de programmer une prochaine rencontre. Après l’arrêt du jeu, la discussion prend un tour général, les participants disent leur intérêt pour ce qui s’est passé, mais aussi leur étonnement. Ils ne s’attendaient pas à « cela », que ce soit « si facile » de s’exprimer. Cette facilité contraste cependant avec ce qui s’est manifesté pendant la situation de simulation. Pendant la discussion qui a suivi, nous sommes très peu intervenus, il s’agissait dans notre perspective de laisser se dérouler l’expérience.
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Analyse Très rapidement les considérations matérielles et administratives envahissent le terrain, et ce n’est que de manière très furtive que l’équipe sollicitant une intervention dit sa souffrance par rapport à la population accueillie ou que l’éducatrice tente de se faire entendre. Ces préoccupations sont très vite balayées. Il convient cependant de souligner que les considérations matérielles si insistantes sont à entendre en rapport avec des préoccupations d’ordre psychique. En effet, l’échange qui s’est instauré entre les deux sous-groupes sur la question du coût de l’intervention souligne la question de la dépendance. L’argent n’est pas seulement un objet matériel, il vient là comme une évocation de la dette et du contre-don qui vise à aménager la dépendance et à s’en dégager, car il est une quantité qui cherche à se transformer en qualité. Il représente l’intervention elle-même et doit permettre à chacun de garder une certaine maîtrise sur les effets, éventuellement pervers, de l’offre et de la demande, il est comme détaché des uns et des autres,
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objet intermédiaire, paradoxal, qui peut dans les meilleurs cas, garantir l’intégrité identitaire de chacun.
Dialogue : B : « Qu’attendez-vous de nous ? » Sous-entendu, puisque vous nous avez demandé de venir. A : « Qu’est ce que vous nous proposez ? » Sous-entendu puisque vous avez accepté de venir. Jeu de tension, comme le dira une participante « C’est : tu me tiens, je te tiens. » L’impasse du dialogue est établie. Pourquoi cette impasse ? La question de A est un renvoi qui évite de se découvrir, de risquer de révéler une faille quelconque, face à l’intrus étranger. Cela est identique pour B. L’ordre des questions peut en effet être inversé, et il n’est pas nécessaire de savoir qui a interpellé l’autre en premier. Le groupe B est tout aussi sur la défensive que le groupe A. En effet dans les commentaires après le jeu, B dira s’être senti piégé, avoir été « assigné à une place », comme un étranger en somme. Il faut noter que cet échange a été d’une grande intensité, révélatrice de l’importance des enjeux. On peut penser que les deux groupes inconsciemment luttent chacun pour leur survie identitaire. Pour chaque groupe, la menace de perte de son identité suscite en son sein des projections imaginaires massives qui bloquent le travail du moi groupal qui, lui, ne peut travailler que fragment par fragment, comme le dit S. Freud pour le travail du deuil. Cette situation fait le lit de la pensée paradoxale fréquente dans les demandes d’intervention institutionnelle : « On veut changer à condition que rien ne change. » La formule peut être appliquée à l’institution qui demande, la moindre faille révélée faisant l’aveu d’un manque fondamental et conduisant ainsi à se mettre en quelque sorte à la merci de l’autre, à prendre le risque de n’être plus soi-même. L’institution qui intervient de l’extérieur court un risque identique, car son offre est aussi dans le même mouvement une demande, celle, narcissique, d’être reconnue sans faille, ce qui est fantasmatiquement le garant de sa capacité affichée pouvant être ressentie comme prétention. Constructions imaginaires et projections se situent là dans le champ du grandiose (Kohut, 1974). Du point de vue de W.R. Bion, l’on pourrait dire que le champ psychique commun est occupé préférentiellement par une hypothèse de base, ici de dépendance. Retrouver une capacité coopérative, une pensée, nécessite une élaboration de l’hypothèse de base envahissante, élaboration qui dans le cadre de cet atelier, n’a pu vraiment se déployer, le temps imparti ne laissant pas la place à un tel travail de détoxication.
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On peut développer encore un autre point de vue qui prenne en compte la présence du CEFFRAP organisateur du colloque et concrètement représenté par un groupe de quatre personnes. En effet, en tant qu’institution qui se légitime pour répondre à des demandes d’intervention, il est clairement assimilé au groupe B dans le dispositif de simulation. Même si le groupe A n’est pas concerné d’une façon aussi explicite, il est pris dans une relation transférentielle au CEFFRAP. La notion de transfert contre-transfert sature la situation, à bas bruit, dans cette organisation dont chacun sait bien par-devers lui qu’elle est transitoire. La brièveté de l’expérience exacerbe les affects, il y va de l’existence de chacun des groupes, ce qui tend à empêcher une expression plus nuancée des sentiments et des identifications. Des éléments transféro-contre-transférentiels sont repérables non seulement entre les groupes A et B mais aussi entre le groupe CEFFRAP virtuellement présent (l’association CEFFRAP) et l’ensemble des participants. Ces mouvements nous sont d’autant plus sensibles que nous les percevons comme des répliques de ce que nous avons éprouvé nous-mêmes lors de la proposition de colloque, comme nous l’avons précisé au début de ce chapitre. C’est la détoxication que nous avons faite et le travail de préélaboration effectué (appropriation de la demande) qui nous conduisent à renoncer à toute intervention dans les échanges, à la tentation d’enseigner, et nous incitent donc à laisser aux deux sous-groupes la possibilité de faire l’expérience bien réelle de s’affronter à la dialectique offre-demande. L’essentiel est d’avoir pu permettre pour les participants l’enclenchement d’un processus ici et maintenant. Tout se passe comme si c’était maintenant à eux de faire seuls, mais soutenus par notre présence contenante, cette appropriation subjective, dont on peut penser qu’enclenchée, elle ne sera pas sans effet, une fois la mise en situation achevée. Nous dirons plus loin la présence et l’importance du processus d’identification projective dans la dialectique demande/réponse. Cette situation relationnelle s’étend au groupe par voie de dialogues croisés, de résonance et d’associations de représentations. Comme tout processus psychique celui-ci peut être sujet à régression ; par exemple, il se peut qu’un événement à portée traumatique diminue la capacité transformationnelle, menaçant à terme l’équilibre acquis, accentuant la part du fantasme dans la pensée. Cette menace est tempérée par le recours à un niveau psychique plus accessible, dont sont exclues les formes de communication qui risqueraient de provoquer le retour intempestif d’éléments inintégrables. C’est ce processus d’identification projective de ce genre que l’atelier met en œuvre dans la rencontre des deux sous-groupes.
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Le champ du développement psychique de la personne mérite d’être différencié de celui de l’apprentissage d’un savoir en tant que tel et nécessite une investigation spécifique. Plus précisément, par référence à la théorie psychanalytique, il s’agit de considérer la fondation de la psyché, ses conditions d’émergence et dans cet ensemble, l’émergence et le développement d’un Je, individualisant unique de la personne, cependant non séparé des autres Je. Dès lors, nous rencontrons l’apprentissage par l’expérience relationnelle qui a vocation à se poursuivre la vie durant, mais qui, dans ses prémisses, procède d’une relation naturelle du petit d’homme avec ceux qui le prennent en charge et qui donc d’emblée participent à la formation de sa personnalité. Ultérieurement il sera possible de mettre en place, notamment à des fins pédagogiques ou thérapeutiques, des conditions de rencontre qui permettront une ré-expérience et une reviviscence de certains aspects de telles prémisses et de leur suite. Mais qu’entend-on par : « apprendre par l’expérience relationnelle » ? W.R. Bion, dans Aux sources de l’expérience (1979), indique : « Les problèmes soulevés dans ce livre ont fondamentalement trait à l’apprentissage [...]. »
Il écrit aussi : « Ce livre s’attache aux expériences liées aux théories de la connaissance et à la clinique psychanalytique [...]. »
Ces concepts de Bion ont été ensuite repris par O. Avron (1996). Pour ces deux auteurs, c’est l’émotion qui est la base de tout développement psychique. En effet, les organes des sens rendent compte de l’expérience liée à des objets concrets à partir des perceptions. Mais il n’existe pas d’organe des sens pour percevoir la qualité psychique, les « impressions des sens ». S. Freud attribuait à la conscience la perception de la qualité psychique, à partir de la prise en compte de la réalité qui vient s’opposer au principe de plaisir. Ainsi le nourrisson qui a faim et le manifeste peut, un temps, se satisfaire par le recours à l’hallucination du plaisir pris, qu’il connaît par expérience, mais cette démarche mentale ne satisfait pas le besoin qui s’impose et donc conduit le nourrisson à reconnaître la réalité extérieure et à s’y adapter par l’action. La conscience de la réalité extérieure va en s’accroissant par la répétition de la limitation de la pulsion.
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W.R. Bion ne dit pas que cette théorie est fausse, mais qu’elle est insuffisante :
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« La théorie de la conscience comme organe des sens de la qualité psychique n’est pas satisfaisante ; au niveau de la pratique clinique, des contradictions se font jour qui ne peuvent être résolues que si l’on aborde le problème avec une théorie différente... » « À la place, Bion supposera l’activité d’une fonction spécifique, la fonction alpha capable de saisir la diversité des caractéristiques de l’expérience émotionnelle pour les transformer en éléments alpha intégrables dans l’activité psychique consciente et inconsciente. » (cité par Avron, 1996, p. 133.)
L’expérience relationnelle au sens large, c’est-à-dire en incluant ce qui se passe pour un individu avant le langage, dans son rapport à un autrui, est donc présente dès l’origine et constitue le socle même du psychisme. Ce rapport à autrui au plan émotionnel est fondé sur le mécanisme psychique mis en évidence par M. Klein dont W.R. Bion est un disciple : l’identification projective. Soutenue par un fantasme omnipotent, l’identification projective consiste pour le nourrisson à projeter dans un « sein » des parties de soi, bonnes ou mauvaises, mais d’abord mauvaises, car pour M. Klein la pulsion de mort génératrice d’angoisse est présente dès le début de la vie. Cette projection est une expulsion soulageante, mais elle transforme le sein réceptacle, ce qui établit le prototype d’une relation d’objet agressive. Il est à noter que R. Roussillon (1999) comprend, lui, cette pulsion de mort comme réactionnelle aux vécus de mort psychique, dus à l’inadéquation des premiers objets, investis par l’enfant mais hors de sa subjectivité, et donc potentiellement traumatiques. Pour W.R. Bion si « la mère » possède une capacité-alpha suffisante, la réponse maternelle est le produit d’une transformation qui rend les éléments expulsés acceptables (détoxiqués) par le nourrisson qui les réintrojecte. Il introjecte un élément alpha. Dans le cas contraire ce qui est éprouvé est « une terreur sans nom ». Bion appelle « capacité de rêverie de la mère » sa fonction acceptante et transformatrice des projections. Ce double mouvement inconscient, projectif-introjectif, en réalité n’en fait qu’un. Il est simultané, d’un seul tenant, dans le registre du fantasme. Nous sommes donc en présence d’une théorie de la communication avec les développements que W.R. Bion apporte au concept d’identification projective de M. Klein, avec aussi ses propres développements concernant l’émergence des pensées et de « l’appareil à penser les
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pensées », qui augmentent la capacité d’élaboration de l’expérience émotionnelle. Cependant O. Avron ne se satisfait pas totalement de ce que W.R. Bion a développé sur les modes de la communication dans les groupes parce que, selon elle, la théorie de ce dernier ne rend pas compte du phénomène de réciprocité. « Considérer l’autre de façon réaliste permet à la rigueur d’agir sur lui de façon réaliste, mais n’entraîne pas la compréhension d’une action réciproque. Or c’est l’action mutuelle qui est le fait nouveau à expliquer » (Avron, 1996, p. 135).
Elle précise plus loin : « En ce qui me concerne, dans la mesure où le principe de réalité ne me semble pas pouvoir rendre compte de la réciprocité du lien, c’est à une pulsion spécifique opposée et complémentaire à la pulsion sexuelle que j’attribue cette contrainte de base » (id. p. 141).
C’est une « pulsion d’interliaison » qui est à considérer en même temps que la pulsion sexuelle dans les communications entre les membres d’un groupe, en y incluant le psychanalyste bien entendu. Apprendre par l’expérience relationnelle constitue un processus actif fondamental dès le début de la vie et continu tout au long de celle-ci. Il se complexifie au fur et à mesure de la croissance et du développement des capacités de la personne. Il perd le caractère extrêmement schématique que cette présentation a induit, pour au contraire, se prêter aux infinies combinaisons des éléments psychiques entre eux et selon les influences du milieu extérieur. Ainsi, se bâtit une réalité psychique liée à la réalité concrète mais différente et autonome, dont S. Freud dit que l’on est « bien obligé d’en reconnaître l’existence ».
VALIDATION Notre atelier a-t-il atteint son objectif tel que nous l’avons défini, c’est-à-dire réaliser un apprentissage par l’expérience relationnelle ? Nous avions considéré cette notion dans un ordre de généralité et nous avons à la préciser en la reprenant sous l’angle de son application dans les conditions de l’atelier. Nous avons mis en place les paramètres validant la notion d’expérience : un cadre et les conditions nécessaires pour que se produise dans ce cadre quelque chose concernant le thème en cause. Un espace psychique est créé par l’énoncé des limites spatio-temporelles.
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Dans cet espace, la consigne : « mettre en jeu par la parole une rencontre entre deux groupes définis » va produire ce quelque chose qui est pour une part attendu et même prévisible par nous et pour une autre part inattendu. La liberté à l’intérieur du dispositif est de mise, de manière que ce soient les protagonistes qui assument le déroulement et le contenu des échanges. Pour eux aussi il faut ménager la part d’inattendu et même, pensons-nous, la plus grande part possible. La découverte et un effet de surprise souvent présents peuvent constituer une prise de conscience, d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas voulue en tant que telle par les responsables de l’expérience, mais, en quelque sorte, qu’elle émerge de la « chaîne associative groupale » (Kaës, 1994) avec une part inconsciente. Pour cela il est d’évidence que sont requises les conditions d’une libre parole. Les acteurs de la simulation peuvent, alors, faire leur expérience de la rencontre relationnelle qu’ils construisent chacun et dans l’intersubjectivité. Nous sommes les garants des enveloppes psychiques groupales, emboîtées, celle du sous-groupe en simulation et celle du groupe de l’atelier entier. Ainsi nous n’aurions pas toléré, si tel avait été le cas, l’effraction de l’enveloppe par un passage à l’acte court-circuitant la parole, ou une intrusion dans le jeu par un acteur venant du groupe entier. Les projections sont contenues par et dans le cadre. Les sujets-acteurs sont psychiquement contenus. La mise en communication attendue s’est bien effectuée selon les modalités non prévisibles décrites plus haut à propos du déroulement. Nous avons observé un niveau d’émotionnalité dominante bien tempérée ; ce vécu a commencé à être élaboré. C’est un travail que chacun des participants était en mesure de faire au moins partiellement, d’autant qu’ici nous avions affaire à un public de professionnels intéressés par les phénomènes psychiques. Tout se passe comme si nous avions entendu la question qui nous était transférentiellement adressée au cours de la simulation : « Qu’est-ce que vous nous proposez ? » et que nous y avions répondu en leur proposant d’utiliser la méthode psychanalytique avec un dispositif spécifique, susceptible de mettre au travail les questions qui les préoccupaient et généraient éventuellement incompréhension et souffrances dans leurs institutions respectives. Cette proposition implicite ne va pas sans nous interroger nous-mêmes sur le dispositif que nous avons mis en place. D’où vient-il ? À première vue, c’est le fait de nous être nous-mêmes soumis à une situation semblable à la leur, dans notre relation au CEFFRAP, mais plus encore d’être
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sensibles à ce que représente l’inextricable complexité des institutions où nous avons eu à intervenir, notre propre impuissance, voire notre détresse, devant les problèmes auxquels nous avons été confrontés dans nos propres institutions. Comment créer de nouveaux espaces d’apprentissage, de liens, de pensée ? À qui, à quoi avoir recours ? Tout apprentissage, toute nouvelle acquisition, quel que soit le processus mis en œuvre, laisse une zone non atteinte, un reste, une lacune, qui dans le meilleur des cas est susceptible de relancer le processus de symbolisation. D’autre part, il faut considérer la notion de temps, temps fixé par une instance extérieure, temps imparti, temps utilisé, aussi et surtout l’effet obtenu pendant le temps de l’expérience, effet quantitatif, effet qualitatif. Ici le temps imparti est trop court pour une élaboration commune approfondie. De toute façon il manque toujours du temps dans l’absolu. Le terme d’une psychanalyse, par exemple, ne s’établit pas selon la quantité de temps que l’on y a consacré. Notre expérience de l’atelier pourrait, en tant que telle, se poursuivre encore pendant un temps indéterminé et d’ailleurs a priori indéterminable. Le critère temps n’est jamais que relatif et se définit moins selon un critère formel que par rapport à des seuils de déclenchement au cours du processus. J. Guimon (1999), cite R. Kaës, lequel « travaillant surtout dans des situations de brève durée... souligne que dans ce type d’expérience la durée de chaque rencontre n’est en réalité pas si brève. Il y a en effet un temps de préélaboration pendant lequel s’installe l’attente, l’anticipation, l’écart possible entre le souhait inclus dans la demande et son accomplissement [...] ». Qui plus est la durée de notre expérience a été annoncée en même temps que se faisait sa mise en place. Cette brièveté annoncée n’échappe à personne et vient marquer un caractère de la situation qui provoque une certaine excitation psychique. S. Freud (1905) parle, lui, d’une « surtension tant recherchée ». Enfin nous avons déjà dit que le plus important effet de cette expérience courte était d’avoir enclenché un processus ici et maintenant, processus que chacun peut poursuivre à sa mesure et qui est soutenu par le cadre contenant qui évidemment ne disparaît pas dans sa fonction après l’atelier.
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T RANSFORMATIONS Dans l’atelier Nous avons à plusieurs reprises évoqué la transformation de la demande, aussi bien celle qui nous avait été faite que celle adressée aux participants de notre atelier. C’est une condition indispensable à l’appropriation de la demande. Que penser, après coup, de la manière dont ces derniers ont transformé notre demande ? Nous avons été surpris par la rapidité et l’excitation avec lesquelles ils se sont emparés de notre proposition, constituant dans la précipitation les deux sous-groupes de la simulation, au point que les hésitants se sont retrouvés exclus avant même d’avoir pu mesurer les enjeux de la situation. Cette rapidité nous a évoqué la notion de changement catastrophique présentée par W.R. Bion en 1965 et les fantasmes de précipitation étudiés par D. Houzel. Ce dernier estime que toute perspective de changement d’état psychique important, individuel ou collectif, confronte les sujets aux angoisses de précipitation ou au contraire de pétrification, liées à la résistance au changement. Il écrit avec G. Catoire (Houzel, Catoire, 1994, p. 79) :
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« Cette opposition entre fantasme de précipitation et fantasme de pétrification mérite de prendre place, nous semble-t-il, dans le cadre de l’étude des fantasmes originaires et anti-originaires, car c’est bien au lieu origine d’un processus de changement dramatique, dont l’épisode de la naissance est le paradigme, qu’elle se manifeste avec toute son ampleur. »
L’idée de la nécessité d’un changement est toujours présente lors de nos interventions en institution et suscite, nous l’avons vu, des réponses paradoxales du type « on veut changer à condition que rien ne change », tout changement étant vécu comme une menace d’effraction traumatique. Dans le climat émotionnel déclenché par notre demande de simulation, les deux sous-groupes réunis à l’écart nous ont paru discuter avec passion au point qu’il a été difficile de les interrompre pour passer au temps de la simulation. On peut penser que le thème proposé a mobilisé des affects importants condensant à la fois le vécu institutionnel des participants et sans doute des expériences de demandes beaucoup plus anciennes plus ou moins symbolisées et appropriées, en lien avec leurs premières relations intersubjectives et donc avec la capacité de leurs premiers objets respectifs à héberger et transformer leurs premières représentations.
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On sait que le recours au groupe est une possibilité pour pallier la menace de débordement émotionnel, mais la constitution d’un groupe en l’occurrence ne va pas de soi, les participants n’ayant d’autre lien entre eux que le fait d’être venus à ce colloque et dans cet atelier. Sans doute l’étrangeté de la situation accroît-elle une certaine urgence identificatoire des uns aux autres pour faire face à l’intensité de l’émotion qui les assaille. Cependant ce sont surtout, pensons-nous, les alliances qu’ils vont mettre en place qui leur permettront d’organiser le chaos qui les guette. R. Kaës a fait une étude approfondie des alliances qui font tenir ensemble les participants d’un groupe. Nous retiendrons là le contrat narcissique et le pacte dénégatif. Il distingue deux contrats narcissiques¸le premier, conclu dans le groupe primaire, assigne au sujet une place dans un ensemble et une mission, celle d’assurer la continuité de la génération et de l’ensemble social ; le second se conclut dans les groupes secondaires, « il est l’occasion d’une remise en cause et d’une reprise plus ou moins conflictuelle de l’assujettissement narcissique aux exigences de l’ensemble » (Kaës, 1993, p. 273). Dans notre atelier, les participants sont appelés, dès nos premiers échanges, à prendre place dans le processus que nous avons enclenché, dans cette matrice qui les contient et nous contient. Il n’est donc pas tellement surprenant que la demande qu’ils vont, in fine, formuler porte sur une reconnaissance identitaire existentielle. Mais la reviviscence de ce contrat narcissique et de ses enjeux serait sans doute inefficace si les participants ne s’entendaient pas inconsciemment pour tenir à l’écart les conflits auxquels ils participent dans leurs institutions particulières. Comme R. Kaës l’a maintes fois souligné, pour tenir ensemble tout groupe est dans l’obligation de mettre à l’écart ce qui risquerait de désorganiser l’ensemble, ce pacte dénégatif préserve le lien. À propos du pacte dénégatif, il écrit (1993, p. 274) : « Par ce concept, j’entends ce qui s’impose dans tout lien intersubjectif pour être voué chez chaque sujet du lien aux destins du refoulement ou de la dénégation, du déni, du désaveu, du rejet, ou de l’enkystement dans l’espace interne d’un sujet ou de plusieurs sujets. [...] C’est en cela que le pacte dénégatif apparaît a minima comme la contreface et le complément du contrat narcissique. »
Nous faisons donc l’hypothèse que contrat narcissique et pacte dénégatif ont permis aux participants des deux sous-groupes de s’organiser
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ensemble pour produire la simulation demandée. Cependant ce regroupement reste précaire et ils auront au cours du jeu à en renforcer les attendus. D’où sans doute la revendication narcissique identitaire qui envahira l’espace de la simulation.
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De l’expérience relationnelle à l’écriture Nous avons désiré dans cet écrit, nous tenir au plus près de la méthode que nous avions utilisée pour préparer l’atelier, à savoir nous l’avons dit, élaborer conjointement le dispositif et nos relations intersubjectives, au fur et à mesure. Cependant écrire nécessite plus d’apports individualisés que l’élaboration d’un dispositif. Il était nécessaire d’opérer des transformations dans notre manière de travailler ensemble. Nous avons spontanément laissé à chacun le soin de rédiger la partie de ce texte qui correspondait à ses motivations personnelles à condition que chaque fragment soit soumis à l’attention critique des autres. Ce qui revenait au rédacteur l’amenait éventuellement à proposer une modification, à son tour soumise aux autres. C’est un circuit long en apparence, mais en apparence seulement, les modifications n’étant pas en général très conséquentes. De plus les renvois à partir du texte initial ont amené une stimulation importante : nouvelles idées, forme plus adéquate, sentiment de recevoir un soutien. Ces fragments ont petit à petit constitué des chapitres revus, corrigés, modifiés, voire supprimés. Ainsi le rédacteur initial n’était pas absolument méconnaissable, mais chacun pouvait s’approprier le texte final et s’y reconnaître. Ce travail résulte donc d’une créativité partagée, d’une part parce qu’il a été porté par nos échanges antérieurs et d’autre part parce que tout s’est passé comme si le rédacteur écrivait pour le groupe, dans l’intersubjectivité. Il devenait le porteur d’une fonction groupale, en référence à d’autres fonctions, dans le groupe, comme le porte-parole ou le porte-rêve... le porte-plume ? Le fait de laisser à chacun le maximum d’initiative a introduit d’une manière plus flagrante des différences entre nous qui ne pouvaient pas ne pas être éventuellement ressenties comme source de rivalité, d’envies, d’autant que le tiers que représentait le groupe des participants, lors de notre première étape, était passé au deuxième plan. Cependant notre habitude du travail de groupe a sans doute contribué à valoriser une attitude de tolérance et d’accueil. D’autres raisons nous ont permis de persévérer ; par exemple, le fait relevé par D. Anzieu dans son étude sur le travail de la création. Il remarque que le créateur a souvent besoin pour croire à la valeur
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de ses intuitions de s’appuyer sur des proches. Il distingue créativité et création : la première phase du processus créateur, qui d’après lui en comporte cinq, est commune au sujet créatif et au créateur, et est caractérisée par une régression. Cette régression engendre des résistances, formes de la résistance au changement. Le créateur est assailli par des doutes concernant les représentations qui lui sont venues, il est prêt à les considérer comme de pures fantaisies en rapport avec son délire personnel et donc sans aucun intérêt pour les autres, voire dangereuses et nocives. « Un moyen de surmonter cette résistance réside dans la rencontre d’un interlocuteur privilégié... avec lequel le créateur entretient une connivence décisive sur plusieurs des quatre points suivants — intellectuel, fantasmatique, affectif, narcissique — non sur tous (un écart est indispensable pour qu’un échange mutuel s’établisse) » (Anzieu, 1981, p. 114).
On peut considérer que la proximité des autres ou de certains d’entre eux dans le groupe de quatre a joué ce rôle d’interlocuteur privilégié. Une autre raison a pu aussi soutenir notre effort, nous avions eu l’occasion de voir à l’œuvre les effets de notre intertransfert, lors de notre travail avec les participants de l’atelier. Nous pouvions mesurer la force de notre disponibilité à l’échange, fantasmatique, imagoïque, identificatoire, alors même que changeaient les conditions de notre travail commun, et donc nos positions et nos fonctions les uns par rapport aux autres. Il s’agissait maintenant de pouvoir être seul tout en restant solidaire des autres, de développer une activité psychique créatrice en étant seul en présence de l’équipe, peut-être de récupérer des parties de soi déplacées sur d’autres ou de se défaire de projections des autres sur soi.
A FFILIATION
ET HÉRITAGE
Il nous paraît nécessaire de revenir maintenant sur l’effet de surprise provoqué par la simulation. Nous n’avions pas anticipé que la mise en scène de l’offre et la demande engagerait les participants des deux sous-groupes à une défense de l’institution qu’ils simulaient. Nous faisons l’hypothèse que ce résultat tient au thème du colloque : « L’institution en héritage » qui a servi d’attracteur et d’organisateur pour les participants de l’atelier, en concentrant de plus leur transfert sur l’institution CEFFRAP, organisatrice de ce colloque. Nul doute que le malentendu qui s’est exprimé dans le dialogue entre les deux sous-groupes
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n’ait été lié à une souffrance en rapport avec le vécu institutionnel des protagonistes. Chacun se sentait menacé par l’autre, craignait pour son espace matériel et psychique, son intégrité, sa légitimité. Les deux groupes se montraient dominés par ce que J. Bleger (1967) appelle la sociabilité syncrétique qui se fonde sur une immobilisation des parties non différenciées ou symbiotiques de la personnalité, clivées des formations différenciées. Ces parties non différenciées correspondent aux premiers contenus de la psyché, le noyau agglutiné dans la terminologie de J. Bleger, qui sont déposées d’abord dans la famille, puis dans les institutions. Elles sont à la base du sentiment d’identité groupale d’appartenance et donc de la dépendance à l’égard de l’institution. Cette sociabilité syncrétique coexiste avec la sociabilité par interaction qui correspond à un jeu d’échanges intersubjectifs produisant des effets individuants et des dispositifs manifestes d’interaction. C’est un tel dispositif que nous avions voulu mettre en place, mais il n’a pas été tout à fait utilisé dans cette perspective. C’est donc que les conditions minimales pour ce faire n’étaient pas, à ce moment-là, présentes. La simulation aboutit à une remise à plus tard, lors d’une nouvelle rencontre, d’une possibilité de travail commun. Il était nécessaire que les réflexions se poursuivent. C’est justement la nécessité de transformer et d’approfondir la demande qui motive la présence des participants à cet atelier. Les participants ont bien montré leur attachement à leur institution, le besoin qu’ils en ont, sans doute en rapport avec l’importance des dépôts dont ils l’ont chargée, mais ils ont pu percevoir combien leur dépendance affiliative pouvait aussi les immobiliser, voire les aliéner et empêcher entre eux une différenciation suffisante pour permettre à chacun de poursuivre ses propres buts tout en se reconnaissant maillon et bénéficiaire de la chaîne institutionnelle. La question de l’héritage les concerne donc directement. Le fait que cette question soit posée dans et par une institution autre que la leur, leur permet l’écart nécessaire pour trouver de nouvelles références, un tiers, et les dégager au moins en partie de leurs adhérences symbiotiques à leur propre institution. Le rapport à l’Ancêtre, au fondateur et à la violence de la fondation, les traumatismes qu’ils ont pu subir dans leur institution peuvent être remis au travail. On peut penser que ces éléments psychiques ont été mis en résonance par l’expérience de la simulation. Nous faisons ici mention de l’héritage des institutions respectives des participants, mais l’héritage de notre institution est aussi largement présent dans la situation que nous avons présentée. En effet nous pensons que l’expérience préalable à l’instauration de l’atelier par notre petit
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L’ INSTITUTION EN HÉRITAGE
groupe a marqué l’ensemble de la situation. Cette expérience fait partie de l’histoire du CEFFRAP, nous y avons œuvré en héritiers. En effet c’est dans notre institution d’origine, que nous avons appris des modes d’action spécifiques, et notamment ceux qui peuvent concourir à la formation du « sujet ». La mise en place de l’atelier porte la trace de ce bagage acquis. Et plus encore elle traduit la mise en œuvre d’un esprit de recherche commun et partagé. Autrement dit, la situation que nous avons mise en place hérite du travail antérieur de notre groupe et cherche à l’incarner et à ouvrir la voie à de nouvelles créations et élaborations. C’est d’abord la manière dont nous avons repris à notre compte la demande de notre institution qui a servi de base à l’atelier. Notre sentiment d’avoir dû faire face à une certaine violence anticipatrice de sa part nous a poussés à travailler sur cette violence, à la reconnaître comme inhérente à la situation, donc comme nécessaire et potentiellement bénéfique à condition de la reprendre à notre compte et de la transformer. Cette expérience nous a servi de point d’appui pour imaginer un dispositif susceptible d’engendrer un processus de même nature chez d’autres. Chemin faisant nous avons dû reconnaître que la violence que nous faisions aux participants en les soumettant à notre dispositif les amenait à y répondre d’une manière que nous n’avions pas anticipée et qui nous obligeait à modifier la place où nous les avions inconsciemment convoqués. Notre offre était utilisée par eux d’une manière qui leur était propre. Notre offre/demande se trouvait réinterrogée et remise au travail. Les participants, comme nous-mêmes avant eux, ne se conformaient pas en tout point à la demande qui leur était faite, ils cherchaient à s’affirmer comme sujets et à s’approprier l’héritage à leur manière. Nous avons dû en prendre acte sans pouvoir, dans le temps imparti, en déployer les effets. En revanche un effet tangible pour nous-mêmes s’est traduit par la proposition d’un nouveau dispositif de travail à inscrire dans l’ensemble des activités du CEFFRAP.
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INDEX
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A accordage 140 acte fondateur 82 affiliation et héritage 154 alliances 152 structurantes 70 altérité 110 ambivalence 65, 109 analyse groupale 94 analyste de groupe 86 angoisses de précipitation 151 anti-groupe 90 apprendre par l’expérience relationnelle 138, 142, 146 apprentissage 138, 146 appropriation 139 associations 58 de psychanalyse 59, 60, 66 assomption jubilatoire 79 atelier 140, 142 auto-représentation 33
B boucle persécution-idéalisation 52
C cadre 148
institutionnel 48 capacité interprétante 100 cas cliniques 76 causalité réalitaire 70 CEFFRAP 63, 64, 137 champ social 88 changement catastrophique 151 clivage 106 conflit de loyauté 101 contexte du groupe 87 institutionnel 87, 99 social transubjectif 88 contrat narcissique 69, 70, 152 contre-don 143 contre-transfert 91, 145 création 153 créativité partagée 153 crise 86, 134 identitaire professionnelle 106 culture du groupe 91
D délégation cachée 102 demande d’intervention 76 institutionnelle 86
164
I NDEX
dépendance 143 affiliative 155 désidéalisation 131 désubjectivation 107 détoxication 144, 145 dette 143 développement psychique 146 dispositif 88, 149 a minima 99 d’intervention 86 double contrainte institutionnelle 96 dynamique 75 institutionnelle 92
E effet de surprise 149 émotion 146 enveloppes groupales 87, 149 narcissiques 80 espace institutionnel 87 interstitiels 88 évolution de la demande 86 expérience relationnelle 147, 148
F fantasmes de meurtre 57 de transmission 70, 71 fétichisation 65 figuration fantasmo-mythique 40 fonction alpha 147 instituante 110 fondateur charismatique 60 départ d’un — 60 deuil du — 49, 73 idéalisé 64, 66, 74 mort d’un — 60 mortel 69
G garants métapsychiques 47 métasociaux 47 groupe slow open 91 thérapeutique 86, 97
H haine 64 héritage 87 hétérogénéité 130 hiérarchie des espaces 92 histoire subjective 125 hypothèse de base 144
I idéalisation 51, 52, 62, 65, 73 identification 138 à un père mortel 70 au père mort selon la Loi 68 projective 145, 147 idéologie 87 dominante 103 illusion groupale 51 image 79 imaginaire 79 de la fondation 68 incestualité 61 influence du tiers 89 inquiétant 79 institution 131 en crise 86 soignante 83 instruction 111 intériorisation 129 intériorité 106 interlocuteur privilégié 154 intervenant extérieur 47 intrication des groupes 87
165
I NDEX
L L’Un instituant 68 lien 80 intersubjectif 106
M malades-ancêtres 52 malaise 132 matrice 90 mauvais objet contenant 90 méta-garants 110 mirroring 88 moi groupal 144 mort de Didier Anzieu 65 traumatique 52 mythe 26–29 mythique groupale 26, 41 mythopoïèse 26, 32, 33, 38
N narcissique 75 narcissisme de mort 69 négatif 58 non-dits 90 notion de temps 150
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
O objet persécuteur 125 observateur participant 98
P pacte 87 dénégatif 152 dénégatif institutionnel 90 narcissique 69 parentification 101 passage de génération 67 pensée 115 paradoxale 144
pétrification 151 position idéologique 71, 72 mythopoïétique 72, 73 utopique 73 problématique institutionnelle 92 processus de socialisation 105 identificatoires 106 projet institutionnel 89 psychodrame 141 pulsion d’interliaison 148 de mort 82
R raison objectivante 108 reconnaissance sociale 59 règles 87 régression 154 régulation psychanalytique 75 réinscription dans la généalogie 69, 70 rémunération narcissique de l’appartenance à une association 59 représentation de l’origine 57 résistance au changement 64, 154 résonance 78, 88 restes inélaborés 67 retour vers la horde 57 revendication narcissique 153 rôle de l’analyste 88
S scénario incestuel 63 institutionnel 98 scène des origines 71 scission 59 séparation 47 sidération imaginaire 132 signifiants gelés, énigmatiques 58
166
I NDEX
significations imaginaires sociales 106, 111 simulation 140, 141 singulier pluriel 83 situation intersubjective 140 sociabilité par interaction 155 syncrétique 155 sociétés de psychanalystes 66 souffrance associée à l’instauration et au maintien de l’espace psychique 46 à un trouble de la fondation 46 au fait institutionnel 46 aux entraves à la réalisation de la tâche primaire 46 souffrance institutionnelle 45, 82 sujet de la — 45 stade du miroir 79 superviseur 98 survie identitaire 144 symbolisation 112
T tâche primaire 60 temporalité 25–43 temps de la constitution d’un groupe 88 de la demande 101
processuel 130 théorie de la communication 147 théorisation d’intervention 102 tiers extérieur 102 institution 89 totémisation 52 trahison des idéaux fondateurs 71 transfert 48, 52, 68, 74, 81, 145 fondateur 80 narcissique 80 originaire 80 résiduel 67 transformation 100, 147 de la demande 151 transmission 105 de la psychanalyse 66 fantasme de — 57 travail de figurabilité 128 de l’analyste 73 de l’héritage 58 de l’originaire 47, 67 de subjectivation 135 du deuil 47
V violence anticipatrice 138, 156
INDEX DES AUTEURS
A
F
Anzieu D. 3, 25, 63, 64, 66, 76, 153, 154 Aulagnier P. 115 Avron O. 146, 148
Foulkes S.H. 88 Freud S. 26, 57, 65, 116, 128, 146, 150
G B
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
Balint M. 13 Berge A. 60 Bion W.R. 9, 13, 14, 144, 146, 147, 151 Blanchard A.-M. 66 Bleger J. 18, 21, 155
C Castoriadis C. 68, 115 Castoriadis-Aulagnier P. 69 Catoire G. 151
D
H Henri A.-N. 12 Hopper E. 87 Houzel D. 151
J Jaques E. 103
K
Desvignes C. 68
E Enriquez E. 45
Gaillard G. 16 Gauchet M. 108 Green A. 69 Guillaumin J. 21 Guimon J. 141, 150
Kaës R. 21, 22, 45, 52, 69, 71, 79, 90, 98, 111, 139, 149, 150, 152 Klein M. 147 Kohut H. 144
168
I NDEX DES AUTEURS
L Lacan J. 26, 79 Laplanche J. 79
Pontalis J.-B. 3, 128 Puget J. 88
R M
Michel L. 89 Missenard A. 91
N Neri C. 101 Nicolle O. 72, 73 Nitzun M. 90
Racamier P.-C. 18, 20, 78 Ricœur P. 105, 115 Roheim G. 26 Rosolato G. 68 Rouchy J.-C. 86 Roussillon R. 12, 89, 147
S
O Oury J. 86
Schwartz M.S. 18, 19, 78 Segoviano M. 70 Sirota A. 16 Soula-Desroche M. 86 Stanton A.H. 18, 19, 78
P Pinel J.-P. 48, 52, 78, 86
V Valabrega J.-P. 26
INCONSCIENT ET CULTURE Olivier Nicolle René Kaës et al.
L’INSTITUTION EN HÉRITAGE Mythes de fondation, transmissions, transformations Crise, conflits, impasse élaborative des sujets et des groupes dans l’institution, répétition de pratiques inquestionnables, manque de cohérence théorico-clinique : en mobilisant les dimensions traumatiques groupales récentes et anciennes, notamment lors du départ ou de la mort d’une figure fondatrice, le dispositif choisi et l’écoute analytique diachronique ouvrent sur les représentations et les affects – jusqu’à la passion – investis par chaque sujet dans la fantasmatique groupale et la mythique de l’institution. Le roman de sa fondation, le destin de ses idéaux, la ritualité de ses fonctions, les alliances inconscientes et notamment celles qui relèvent de l’économie narcissique sont mis en travail, et ce que chacun fait, avec les autres, de l’héritage, est alors questionné. O. Nicolle, R. Kaës, A.-M. Blanchard, M. Claquin, A. Missenard, M. Pichon et J. Villier – membres du Ceffrap – interrogent ici avec F. Giust-Desprairies, L. Michel et J.-P. Pinel la problématique de la transmission et de la transformation dans les institutions. Référées diversement à la psychanalyse, leurs écoutes se rencontrent souvent par-delà les contrepoints qui nourrissent la réflexion. Tous proposent en effet une exploration de la demande, des voies d’intervention et d’élaboration qui privilégient les processus de symbolisation s’opérant par la mise en mots d’une histoire partagée, dans laquelle les sujets peuvent maintenant prendre place. L’institution en héritage forme ainsi le troisième volet de deux ouvrages parus dans la même collection : L’institution et les institutions et Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels.
ISBN 978-2-10-053516-3
www.dunod.com
OLIVIER NICOLLE est psychanalyste, maître de conférences à l’université d’Amiens. RENÉ KAËS est psychanalyste, professeur émérite à l’université Lumière Lyon-2.
A.-M. BLANCHARD M. CLAQUIN F. GIUST-DESPRAIRIES L. MICHEL A. MISSENARD M. PICHON J.-P. PINEL J. VILLIER
La collection INCONSCIENT ET CULTURE créée par René Kaës et Didier Anzieu est dirigée par René Kaës.