L'EXPANSION dans LA STABILITÉ
François BILGER
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··ECONOMICA 49, rue Héricart, 75015 Par...
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L'EXPANSION dans LA STABILITÉ
François BILGER
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
··ECONOMICA 49, rue Héricart, 75015 Paris
1985
I.S.B.N. 2.7178;0993.7
à ma femme
Avant-propos
Athènes n'imite nulle autre, elle un exemple pour les autres.
èsi
Après dix ans de crise et de stagflation, on continue, en France comme ailleurs, à s'interroger sur leurs causes et sur les moyens d'en sortir définitivement, c'est-à-dire de retrouver dura~ blement la .croissance et le_plein-emploi, sans retomber dans l'inflation. et le déficit extérieur. C'est l'éternel problème de l'expansion .dans la stabilité, dont le secret paraissait avoir été découvert. mais .semble à nouveau perdu. ' A vrai dire, en France, cette' recherche est peut-étre plus qu'ailleurs ressentie comme une nécessité impérieuse et urgénte. Depuis la' Seconde Guerre mondiale, notre pays, rompant avec un passé malthusien, a voulu s'assurer une Croissance forte et régulière et le plein-emploi de ses ressources, même au prix d'une inflation rapide et d'un déficit extérieur élevé. La nécessité absolue où il se trouve à présent, en 'faisonde l'endettement extérieur et de la désinflation internationale, de combattre ces déséquilibres chroniques au prix d'un ralentissement durable de sa croissance et d'une aggravation massive du chômage lui rend plus sensible' qu'à tout autre la nocivité des méthodes traditionnelles de stabilisation. Il n'est d'ailleurs nullement certain que l'économie sorte véritablement renforcée de ces traitements rigoureux et il est probable que la société ne supportera pas indéfiniment des contraintes qui vont si manifestement à l'encontre de tous ses vœux. A la fin du Bas-Empire, le peuple romain en était arrivé, selon Montesquieu, «à ne plus pouvoir supporter ni ses maux ni ses remèdes». C'est peut-être ce qui risque de se produire également en France. En tout cas, il nous semble que ce pays, plus que tout autre, aspire à ce que soit rapidement redécouvert le chemin d'une croissance praticable. Il y a vingt-cinq ans, alors que l'économie française s'engageait dans l'intégration européenne, il s'agissait déjà de choisir
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une stratégie économique nouvelle, susceptible de garantir la croissance dans un environnement modifié. Nous avions alors abordé ce problème en analysant les conceptions économiques d'un pays aux structures comparables, qui s'était engagé plus tôt dans la compétition internationale et dont les performances paraissaient tout à fait satisfaisantes (1). Nous avions conclu de cette analyse qu'une organisation et une politique libérales, telles qu'elles étaient pratiquées en Allemagne Fédérale, constituaient sans doute les meilleures orientations possibles pour assurer à une économie développée et ouverte une croissance à la fois rapide, équilibrée et compétitive. Et nous avions exprimé le souhait que les responsables économiques français s'inspirent de cet exemple, tout en l'adaptant aux données spécifiques de notre pays, ou, plus exactement, reviennent, en l'actualisant, à la grande tradition libérale française. A l'époque, les conditions générales d'un tel changement de stratégie étaient idéales, mais les économistes qui partageaient des convictions libérales n'étaient pas encore très nombreux et, malgré un accueil favorable du livre, nous n'avions pas réussi à en élargir beaucoup le cercle. Au même moment, le Rapport Rueff-Armand qui préconisait également une réorientation libérale de la politique économique française, ne parvenait pas davantage à vraiment convaincre les responsables politiques. Il fallut attendre la crise pour que les idées économiques évoluent et qu'apparut enfin au plus grand nombre la nécessité d'un changement de stratégie. C'est comme d'habitude l'expérience américaine et surtout la doctrine qui la sous-tend, un libéralisme offensif d'expansion, qui semblent avoir provoqué l'actuel regain des idées libérales, en France comme ailleurs. Quoiqu'il en soit, un nombre croissant d'économistes et même d'hommes politiques français se déclarent à présent partisans d'une libéralisation économique active, et on peut même constater un large consensus, débordant les frontières politiques traditionnelles, en faveur d'un certain désengagement de l'Etat, de la restauration de l'esprit d'entreprise, du renforcement de la concurrence et (1) François Bilger, La pensée économique libérale dans l'Allemagne contemporaine, préf. de Daniel Villey, L.G.D.J., Paris, 1964. L'ouvrage, qui reproduisait
pour l'essentiel le texte de notre thèse soutenue en juin 1960 à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Paris, est aujourd'hui épuisé, mais peut être consulté dans les bibliothèques universitaires. Une présentation rapide de ses principales conclusions, ainsi que des évolutions et des problèmes qui se sont posés depuis 1964, se trouve dans notre article «Un exemple du pouvoir des idées : l'influence des idées ordolibérales en Allemagne fédérale", dans la revue Connaissance politique, n° 2.. mai 1983, Dalloz, Paris.
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du respect des stimulations, orientations et mécanismes du marché. Bien que tardive, cette évolution nous paraît heureuse, car nous demeurons toujours aussi convaincu que l'établissement d'une véritable économie de marché dans tous les domaines, d'une stimulation microéconomique de l'activité et d'une politique économique et sociale conforme à la logique de ce système sont les meilleurs moyens d'assurer la dynamisation et la modernisation de l'économie française. Mais nous sommes à présent tout aussi certain que ce qui aurait pu convenir parfaitement à l'époque n'est plus tout à fait satisfaisant vingt-cinq ans plus tard. Bien plus, nous craignons que la seule application des réformes libérales, telles qu'elles sont généralement conçues de nos jours, mène à de graves déconvenues et provoque finalement leur remise en question, peut-être par certains de ceux qui les réclament le plus vigoureusement à l'heure actuelle. Aujourd'hui, la libération économique nous semble toujours nécessaire mais elle ne nous parait plus suffisante. En effet, en un quart de siècle, le fonctionnement de l'économie s'est profondément dégradé et des perturbations comme l'inflation et le chômage qui n'avaient à l'époque qu'un caractère occasionnel ou conjoncturel et en tout cas modéré, ont pris une ampleur et une permanence préoccupantes. Or, face à ces déséquilibres devenus chroniques, la régulation économique traditionnelle s'avère manifestement défaillante. Ni le recours aux politiques libérales ni a fortiori le renforcement des techniques dirigistes ne paraissent susceptibles, en France pas plus qu'ailleurs, de résoudre de manière durable et vraiment satisfaisante le problème de la stagnation économique et la conjonction actuelle de déséquilibres. Certes, quelques stratégies économiques bien conçues semblent aptes à limiter sensiblement la hausse des prix et même le sous-emploi et de ce fait à minimiser les dommages économiques et les coûts sociaux de la crise. Il faut donc en tirer des leçons. Mais il est clair qu'aucune d'entre elles ne constitue une méthode universelle et permanente pour éliminer la stagflation et rétablir l'expansion dans la stabilité. Si les Etats-Unis par exemple obtiennent des résultats globaux remarquables, c'est dû en grande partie à des atouts et à des privilèges spécifiques de puissance mondiale dominante et à des pratiques si paradoxales qu'elles ne sont entièrement transposables à
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aucun autre pays, même très développé, et ne sont peut-être même pas durables pour le pays qui les applique. Quant au Japon et à l'Allemagne, ces nations n'ont réussi à échapper ni à l'accélération de l'inflation d'abord ni à l'aggravation du chdmage ensuite, et, si elles enregistrent depuis quelque temps des résultats meilleurs quoiqu'encore fort éloignés des normes idéales, c'est dû pour l'essentiel à la· reprise mondiale engendrée par le déficit américain et dans une certaine mesure au paradoxe de la faiblesse du yen et du mark. Ni la stratégie américaine de croissance rapide et équilibrée par le déficit extérieur systématique ni la stratégie japonaise ou allemande par l'excédent structurel ne sont donc aisément imitables et encore moins applicables partout et toujours. La reprise et la désinflation mondiales actuelles ne doivent donc pas faire illusion. Rien ne garantit leur pérennité. Les organisations internationales compétentes en ce domaine, comme l'O.C.D.B., la B.R.!. et le F.M.I., définissent bien le problème. «L'objectif essentiel de la politique économique du monde industrialisé devrait être de transformer la reprise actuelle en un mouvement de croissance durable et équilibrée », lit-on dans le dernier Rapport de l'une d'entre elles. Mais si ces organisations . fournissent de bons catalogues d'erreurs à éviter et d'exemples à suivre dans l'immédiat, elles sont loin de définir une stratégie permanente, complète et indiscutable pour réaliser l'objectif, et notamment pour rétablir le plein-emploi. Appa~ remment, une telle stratégie n'existe pas ou plutdt nul ne la connaît.· Il est clair qu'elle reste à découvrir.
Pour cette recherche, en 1985, il n'y a donc plus, à notre avis, de modèle étranger, ni même de modèle tout court. Aujourd'hui, dans ce domaine comme dans d'autres, il ne s'agit plus d'imiter ou d'adapter, il s'agit d'innover. Il faut découvrir une méthode économiquement plus efficace et socialement plus satisfaisante que celles qui sont actuellement appliquées ou proposées dans le monde, en allant beaucoup plus loin qu'il y a vingt ou même encore dix ans dans l'analyse des dérèglements permanents du système et des défaillances répétées de la politique économique. Il n'y aura de sortie définitive de la crise et, simultanément, de libération économique durable que par l'invention d'un nouveau mode de régulation de l'économie. Nul doute que le pays qui y parviendra le premier prendra une avance décisive sur les autres et sur son temps.
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C'est dans cette perspective que nous présentons, dans ce second livre, une nouvelle analyse de l'instabilité économique, une critique de la stabilisation étatique traditionnelle et, finalement, une technique à notre avis opérationnelle pour réaliser durablement la croissance équilibrée de l'économie de marché (2). Comme le précédent, le présent ouvrage n'est donc pas une étude d'économie pure, mais d'économie appliquée. Il est conçu essentiellement comme un outil intellectuel pour l'action et il est destiné aussi bien aux praticiens de l'économie qu'à nos collègues théoriciens. Nous souhaitons même avant tout obtenir l'adhésion des responsables à notre proposition de stabilisation économique. Car, si celle-ci est appliquée et si elle est efficace, l'analyse qui la fonde devra être considérée comme valable, mais perdra forcément tout intérêt pour la compréhension de la nouvelle réalité. Et si la politique s'avère inapplicable ou inefficace, notre analyse ne sera évidemment pas exacte et ne présentera aucun intérêt pour la compréhension de la réalité actuelle. Dans les deux cas, elle s'ajoutera à la vaste collection des théories dépassées ou erronées. Au moment de publier ce livre, nous nous devons de rendre hommage à ceux qui nous ont aidé à le réaliser. A vrai dire, nous mené cette recherche individuellement, par goût et aussi par conviction que seule une réflexion solitaire permet d'échapper à la pesanteur des idées reçues et d'élaborer une conception originale et cohérente. Mais nous avons, bien entendu, comme tous ceux qui réfléchissent, subi l'influence des idées collectives en voie de formation et surtout bénéficié du concours d'une équipe considérable, celle de tous les économistes qui ont écrit et défendu les thèses les plus variées sur l'instabilité économique et la régulation de l'économie. Sur ce sujet, le nombre d'ouvrages et d'articles parus depuis des siècles était déjà autrefois incalculable, mais il a été plus que doublé depuis la Seconde Guerre mondiale. Machlup parlait il y a vingt ans d' « une lit té(2) Notre ouvrage est un extrait en partie remanié d'un document de travail, intitulé Théorie opérationnelle de l'inflation, de la stabilisation et du système économique, publication du Centre d'analyse de la politique économique, Université Louis Pasteur, Strasbourg, décembre 1984. Ce document, auquel nous nous référons à plusieurs reprises, contient, outre les textes reproduits dans le présent ouvrage, des considérations épistémologiques, l'étude critique des théories courantes et surtout l'analyse des principales implications de notre proposition sur la qualité technique et la valeur éthique du système économique. Le lecteur intéressé par les justifications, approfondissements et développements du texte présenté ici peut acquérir ce document auprès du C.A.P.E., Umversité Louis Pasteur, 4, rue Blaise-Pascal, 67000 Strasbourg.
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rature galopante sur l'inflation rampante ». Dans les années soixante-dix, quand l'inflation est devenue à son tour galopante, les écrits sur la hausse des prix, comme d'ailleurs sur la crise et le chômage, ont connu eux aussi une accélération à la mesure du phénomène étudié, du moins sur le plan quantitatif. Comme il arrive fréquemment dans ce cas, le niveau moyen tend à baisser et, fort heureusement pour le chercheur, les répétitions abondent. On pourrait dire, à la manière de Tocqueville, qu' « il y a peu d'originaux et beaucoup de copies ». Devant cette pléthore d'études, il n'a pas paru souhaitable de respecter la tradition universitaire, en soi fort honorable, des références systématiques. Si cette pratique avait été suivie, le présent ouvrage ne serait qu'un recueil de citations. En outre, il arrive un moment dans la réflexion où les apports les plus divers se trouvent si intimement amalgamés dans le raisonnement personnel qu'il devient pratiquement impossible de rendre à chaque auteur ce qui lui revient et de ne pas mécontenter de quelque manière celui qui est très attaché à la propriété de ses idées. Nous nous sommes donc contenté en règle générale d'évoquer dans le texte les auteurs les plus représentatifs ou qui nous sont les plus familiers et nous voudrions exprimer ici, une fois pour toutes, notre gratitude à l'égard de tous ceux, connus ou inconnus, qui ont formulé des observations utiles sur ce sujet et dont les écrits sont cités dans les ouvrages d'initiation ou se retrouvent aisément dans le fichier de toute bonne bibliothèque. Notre reconnaissance va principalement à la dizaine de grandes œuvres de l'économie politique, orthodoxes et surtout hétérodoxes, qui sont indispensables pour analyser l'économie de marché et la politique économique, qui sont en outre incomparables sinon pour comprendre, du moins pour apprendre à comprendre l'économie de ce temps. Mais si nous avons voulu nous inspirer des grands auteurs de notre discipline, nous n'avons pas considéré que la fidélité à leur esprit impliquait la reprise de leurs conceptions. Aussi estimables que soient les grands ancêtres, et en particulier les maîtres des années trente, ils ne nous donnent pas, ils ne peuvent pas nous donner la solution des problèmes actuels, qui doit être fondée sur une observation et une réflexion nouvelles. Il a fallu passer beaucoup de temps à débattre avec tous ces auteurs. La discussion a été animée et si le livre gardé quelques traces de cette vivacité, il ne faudrait pas les attribuer
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à une agressivité naturelle de l'auteur, mais à la nécessité.
« Le difficile, écrivait John Maynard Keynes, n'est pas d'avoir des idées nouvelles, mais de s'arracher aux anciennes, qui ont poussé leurs ramifications dans tous les coins de notre esprit. » Il n'est pas possible de fabriquer une théorie et une politique nouvelles sans couper de nombreux liens, et la déchirure est d'autant plus vive que l'attachement était plus ancien et plus profond. Toute recherche exige, au départ, comme l'a noté fort justement Edgar Morin, une attitude « in disciplinaire », voire même polémique, mais il nous semble que l'opposition à l'égard de la science économique établie, peut-être un peu exagérée au début, cède progressivement à un jugement plus équilibré vers la fin du livre. Nous demandons donc au lecteur, que certaines affirmations initiales pourraient surprendre ou même choquer, de bien vouloir d'abord nous lire jusqu'au bout, car, comme l'écrivait Descartes dans sa Lettre à Mersenne, « tout se tient et la fin sert à justifier le commencement ».
Alors se résoudront également, du moins nous l'espérons, certaines contradictions apparentes dans le texte, tout processus de recherche ayant nécessairement aussi un caractère dialectique. Nous reconnaissons volontiers que, pour essayer de justifier notre thèse, tous les arguments, et même parfois leurs contraires, nous ont paru bons. Mais nous croyons fermement qu'en science économique la fin a toujours justifié les moyens et que seules la subtilité, chez. les meilleurs auteurs, et l'automystification, chez. les autres, ont parfois permis d'oublier la finalité· et la subjectivité radicales de toute analyse sociale. Si, depuis plus de deux siècles, plusieurs conceptions rivales n'ont cessé de s'opposer sans que nul argument logique ou test empirique ne parvînt jamais à mettre fin à ce débat, il faut bien admettre que dans ce domaine, peut-être plus encore que dans d'autres, chacun choisit son camp et, comme le disait si bien Pascal, « les raisons lui viennent après ». En achevant la rédaction de notre texte, nous sommes évidemment conscient d'y laisser bien des imperfections de fond et de forme, mais nous prions les lecteurs de bien vouloir passer par-dessus ces défauts, y compris les défaillances du style, pour ne retenir que les arguments essentiels et la ligne générale du raisonnement. Nous nous rendons compte aussi qu'en ayant voulu rédiger un texte accessible et compréhensible pour tous, nous avons parfois. procédé au rappel de théories et de faits bien connus des spécialistes. Nous prions nos collègues de ne
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pas nous en tenir rigueur et de bien vouloir concenter leur attention sur les aspects spécifiques de notre analyse, qu'ils sauront tr~s bien reconnaître, pour nous faire, le cas échéant, l'honneur de leurs observations. Enfin, nous avons conscience qu'en franchissant la frontière entre l'analyse théorique et l'application pratique, nous risquons de heurter une sorte d'interdit, qui divise le travail intellectuel entre les théoriciens et les praticiens et qui réserve, particulièrement en France, la détermination des mesures concrètes à des. fonctionnaires qualifiés. Mais nous croyons qu'aujourd'hui, il n'y a pas trop de tous les efforts pour trouver une issue réelle à la crise, que le temps presse et qu'au risque de se tromper, tout économiste doit avoir le courage de faire des propositions pratiques. En présentant les résultats d,'une recherche, tout auteur tente de rendre intelligible aux autres ce qui, pour lui, est déjà du domaine de l'évidence. Nous avons en effet la conviction intime que notre analyse et notre proposition peuvent permettre de vaincre l'inflation, 'de surmonter la crise et de rétablir enfin l'expansion dans la stabilité. Mais, arriverons-nous à en convaincre "les thébriciens et surtout les responsables de l'économie? John Duesenberry prétendait ifn jour qu'« un homme politique trouvë 'toujours un économiste pour épouser ses idées, mais qu'ùn économiste trouve rarement un homme politique pour expérimenter les siennes». Nous avons nous-même déjà appris ,qu'en matière politique, l'optimisme intellectuel relève de la pure' na~veté, mais nous. voulons encore croire qu'en un temps' où, selon l'expression jadis utilisée par Arnold Toynbee, « i'histoire est de nouveau en mouvement », les bouleversements de l'économie et de la société pourraient susciter des réactions exceptionnelles~.. ' Si qùelque détenteur de pouvoir lit un jour ce livre, qu'est-ce qUl l'emportera dans son esprit? « L'intelligence qui doute, chicane et suspecte toute nouveauté ou, comme le dit si éloquemment François Perroux, l'intelligence qui. espère et guette, dans l'histoire, .les proJ1'!.esses d'une libération de l'homme» ? Dans 'le doute, nous choisissons l'espoir.
Strasbourg, .juillet 1985.
SOMMAIRE INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
ANALYSE DE L'INSTABILITE NOMINALE
DEUXIÈME PARTIE
CRITIQUE DE LA STABILISATION ETATIQUE
TROISIÈME PARTIE
SYSTEME AUTOMATIQUE DE STIMULATION ET DE STABILISATION
CONCLUSION
INTRODUCTION
Si vous êtes pris au filet inextricable du malheur, ce ne sera pas par un coup brusque et secret, mais par votre sottise. ESCHYLE.
Découvrir le secret de l'expansion dans la stabilité, ou, en d'autres termes, de la croissance équilibrée, a été de tout temps l'objectif fondamental de la science économique et en même temps son plus grand échec. C'est sans doute la raison pour laquelle cette question est la plus controversée de l'histoire de la pensée économique et le demeure encore de nos jours. On situe généralement le point de départ de la controverse à la naissance de l'économie industrielle et plus précisément lors du fameux débat sur la loi des débouchés qui opposa, au début du XIX" siècle, les quatre principaux disciples d'Adam Smith, à savoir Ricardo et Say d'une part, Malthus et Sismondi d'autre part. Le clivage théorique et doctrinal qui se manifesta à l'époque s'est maintenu et approfondi depuis lors, opposant deux paradigmes concurrents et partageant les plus grands économistes en deux camps rivaux. Sur le plan théorique, il s'est déroulé dans le cadre de la construction et de la discussion de deux grands modèles de fonctionnement ou d'équilibre général de l'économie de marché, que l'on a aujourd'hui coutume d'appeler le modèle classique et le modèle keynésien. Sur le plan doctrinal, les modèles ont servi de fondements aux deux grandes doctrines de l'économie de marché que sont le libéralisme et l'interventionnisme. Ils ont donc exercé une double fonction, explicative et normative. La première conception, classique et libérale, affirme la stabilité fondamentale du système économique en l'absence de perturbations exogènes, engendrées notamment par le système politique, c'est-à-dire l'égalisation automatique de l'offre et de la demande globales, et propose donc de faire confiance aux mécanismes d'équilibration ou de rééquilibration du marché et aux initiatives individuelles axées sur l'offre. La seconde, hétérodoxe et interventionniste, constate l'instabilité fondamentale du système économique en raison principalement de la perturbation du système social et préconise donc de faire confiance aux régulations de l'Etat, axées principalement sur la demande.
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Tour à tour, chaque courant a occupé une position dominante ou contestataire, moins peut-être en raison d'une supériorité théorique ou méthodologique indiscutable que de la concordance avec les postulats de la recherche scientifique de l'époque, les valeurs et les intérêts des sociétés et des gouvernements du moment et surtout l'évolution structurelle des économies et les conditions de leur croissance. Durant tout le XIX" siècle, le modèle classique, qui s'est naturellement enrichi et nuan,cé au cours du temps sous l'influence des événementS èt d~s progrès de l'analyse, a constitué en quelque sorte la science offiCielle et il régne à peu près sans partage dans les pays les plus développés. Toutefois, des difficultés économiques et sociales croissantes ainsi que l'évolution générale des idées ont provoqué l'effritement progressif du consensus dont il bénéficiait. Devant la répétition de fluctuations conjoncturelles et l'apparition de chômages de plus en plus chroniql.lès, il· fallut trouveruiie jnterprétation néoclassique de ces déséquilibrés incompatible'savec la: loi des débouchés~ Ce fut principalement ·làthéorie de la surproduction, c'est~à-dire l'affirmation d'une tendance à l'excès de l'offre et à la dégradation de la rentabilité. Sur la: base 'de cette interprétation fut conçue une première politique de stabilisation conjoncturellediscrétionnaite .qui visait à ajuster par des mesures monétaires, budgétaires ou réglementaires, déflationnistes et occasionnellement: protectionnistes, les quantités et les priX ·d'()ffre à la demande pour accélérer le rééquilibre de l'économie. Cette première forme d'interventionnisme néoclassique enregistra quelques succès, mais échoua totalement lors de la grande crise et du chômage massif des années trente, qu'elle contribua même à aggl1lver et à généraliser. Cet échec eut plusieurs conséquences. La réinterprétation keynésienne de la crise par inversion du diagnostic, c'est-à-dire non comme une surproduction ou excès de l'offre, mais comme une sousabsorption ou insuffisance de la demande, entraîna l'abandon durable de la politique de stabilisation déflationniste par l'offre et la substitution d'une politique reflationniste par la demande. Mais elle aboutit aussi, par une sorte .de réaction en chaîne,. au rejet du modèle classique, déjà fortement ébranlé par l'apparition des déséquilibres antérieurs, et à la suprématie, pendant une quarantaine d'années, du paradigme concurrent, sous la forme du modèle keynésien de l'instabilité de l'économie de marché. Toutefois, celui-ci se heurta à son tour à des difficultés croissantes, en particulier une inflation d'abord cyclique, puis chronique, et commença à être contesté dès les années soixante. Malgré l'extension régulière du champ de la stabilisation discrétionnaire à toutes les variables conjoncturelles et l'affinement progressif de la manipulation globale de la demande, notamment le passage du « stop and go» initial au « fine tuning », cette politique échoua lors de la crise récente et contribua, elle aussi, à l'aggraver. Ainsi, après l'échec de la politique de déflation contre le chômage dans les années trente, ce fut au tour de la politique de reflation d'échouer dans les années soixante-dix. Par une réaction fatale sinon
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tout à fait logique, cet échec provoquera non seulement la contestation du principe même d'une politique discrétionnaire de la demande, mais aussi la remise en question du nouveau paradigme, qui n'aura donc régné que dans le court intervalle entre deux crises. La domination du keynésianisme durant les dernières décennies a éclipsé deux autres tendances doctrinales qui ont joué en réalité un rôle important, sinon dans le domaine de la théorie, du moins sur le plan pratique : le dirigisme et le néo-libéralisme. La crise des années trente avait en effet suscité trois réactions à certains égards plus complémentaires qu'antagonistes. Outre la critique commune de l'interventionnisme malthusien et protectionniste de l'époque, leur point commun avait été de considérer que cette crise n'était pas une crise dans le système mais du système et qu'elle impliquait donc une révision de celui-ci et en particulier une redéfinition du rôle de l'Etat. Selon le keysianisme, on l'a vu, l'instabilité du système exigeait une surveillance des grandeurs globales, une correction du processus économique et éventuellement une certaine redistribution des revenus. Pour le reste, le système lui paraissait fiable, notamment quant à l'allocation des ressources économiques. C'est ce qu'on a appelé « le postulat de séparabilité» entre fonction de stabilisation, largement confiée à l'Etat et la fonction d'allocation laissée principalement au marché. Notons que cette «synthèse keynésienne» entre libéralisme traditionnel et dirigisme moderne reprenait au fond, en l'inversant, la conception néo-classique antérieure de la stabilisation conjoncturelle discrétionnaire de l'offre. Le dirigisme et le néo-libéralisme avaient une vision plus profonde et donc aussi plus critique des défaillances répétées du système économique et ils considéraient tous deux que l'instabilité était avant tout liée à des perturbations dans l'allocation des ressources, sous l'effet de la mutation des structures productives et des comportements concurrentiels. On peut rappeler qu'en ces « years of high theory» (Shackle) que furent les années trente, et plus précisément en 1934, deux ans avant la Théorie Générale, avaient paru les fameux ouvrages de Chamberlain, Robinson et Stackelberg sur les structures et les comportements de la concurrence imparfaite. Le dirigisme va déduire de ces analyses la nécessité d'élargir les attributions de l'Etat, beaucoup plus radicalement que ne le proposait l'interventionnisme, dans le sens d'une direction non seulement conjoncturelle, mais aussi structurelle de l'activité économique, telle qu'elle sera réalisée par exemple sous le régime national-socialiste allemand. Le néo-libéralisme, quant à lui, proposera une orientation inverse, celle qui consistera à réagir contre l'évolution défavorable des structures et des comportements en redonnant sa flexibilité au système par la politique de concurrence nationale et la libération internationale des échanges et en le disciplinant par une création monétaire ordonnée. Alors que l'Etat keynésien se voulait régulateur, l'Etat dirigiste recevait un rôle directeur et l'Etat libéral renforçait sa fonction d'organisateur du système.
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On peut dire que, si le keynésianisme a déterminé après la Seconde Guerre mondiale la politique conjoncturelle de la majorité des pays développés, le dirigisme a trouvé sa traduction dans de nombreuses politiques structurelles, voire même dans la planification du développement économique et social, comme elle a été réalisée en France, et le néo-libéralisme a inspiré l'organisation concurrentielle de divers pays et surtout la libération internationale des échanges. Il n'est pas interdit de penser que cette dynamique internationale, européenne puis mondiale - jusqu'à la perturbation du système monétaire international par la guerre du Vietnam et sa paradoxale désorganisation sous l'influence des conceptions monétaristes, qui a été directement à l'origine de la crise actuelle - a peut-être davantage contribué à la croissance équilibrée des économies durant les « trente glorieuses» que la manipulation conjoncturelle des demandes nationales. Il faut en tout cas garder à l'esprit toutes ces nuances de la réalité, lorsqu'on simplifie, pour les besoins de l'analyse, les grands problèmes et débats actuels en les ramenant à l'opposition des deux grands modèles théoriques de l'équilibre et de la régulation de l'économie. Il est vrai qu'en règle générale le libéralisme peut être rattaché au modèle classique et qu'habituellement le dirigisme prolonge le modèle keynésien. Quoiqu'il en soit, après la critique déjà ancienne du modèle classique des perturbations exogènes, des ajustements automatiques par les prix et de la stabilisation étatique déflationniste et après la contestation récente du modèle keynésien des déséquilibres endogènes, des ajustements par les quantités et de la stabilisation étatique reflationniste par la demande, il n'y a plus de grand édifice théorique et politique incontesté, capable de fournir à la fois une explication plausible des déséquilibres observés et une conception générale pour ia recommandation de mesures efficaces. Aux défaillances du marché, il faut ajouter celles de l'Etat, dans quelque sens qu'il agisse, et il ne semble plus y avoir d'alternative. Sans aller jusqu'à parler, comme le faisait Joan Robinson, de «faillite de la science économique », il faut constater que, pour la seconde fois au cours de ce siècle, celle-ci est en plein désarroi. Face à la stagflation actuelle, qui est la négation même de l'expansion dans la stabilité, la politique économique est dans l'impasse et l'analyse économique se retrouve au pied du mur.
la défaillance de la science économique Une nouvelle fois, une crise de l'économie a donc provoqué une crise de la science économique elle-même, dont elle est venue bouleverser les certitudes et renouveler les interrogations. Cette science n'a décidément pas de chance. Chaque fois qu'elle croit avoir enfin découvert définitivement le secret de l'expansion dans la stabilité, elle doit déchanter, au moment précisément où sa conception est
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vraiment mise à l'épreuve et devrait fournir à la société une base solide de réflexion et d'action. Comme le dit François Perroux, « la théorie économique nous laisse au milieu du gué pendant que les eaux montent.» Au moment où il faudrait plus que jamais une théorie de la crise, il y a généralement une crise de la théorie (1). A certains égards, on peut même dire que la crise actuelle est plus grave que celles qui l'ont précédée au XIX· et au XX· siècle. En effet, si l'on a connu dans le passé des situations d'inflation galopante avec sur-emploi et des situations de chômage massif avec déflation, la conjonction de déséquilibres qui a commencé à se manifester dans certains pays vers le milieu des années soixante et qui s'est généralisée et amplifiée à partir de la crise est plus complexe. La stagflation, alliance insolite de chômage et d'inflation, pose des problèmes de diagnostic plus difficiles, et, sur le plan thérapeutique, la défaillance simultanée des mécanismes du marché et des régulations de l'Etat entraîne des choix plus délicats. Ces phénomènes reposent en tout cas, dans toute leur acuité, les questions fondamentales de l'équilibre et de la régulation économiques. Les économistes ne se sont naturellement pas laissés décourager par l'ampleur du problème. Ils ont réagi avec d'autant plus de détermination que la science économique, comme les autres, a horreur du vide et que l'expérience a montré que ce sont généralement les crises qui provoquent les progrès les plus importants de la discipline. L'existence même de la stagflation a d'ailleurs paradoxalement ravivé (1) Il est d'ailleurs frappant de constater que ces crises surviennent toujours après une phase d'euphorie de la science et de la politique économiques. Tant les années soixante que les années vingt de ce siècle ont été caractérisées par des déclarations extrêmement optimistes des théoriciens et des praticiens sur "l'obsolescence des cycles ", «le caractère périmé de la notion de crise,., «la possibilité d'une prospérité générale et croissante". Tout se passe comme si un malin démon tenait à rappeler les hommes à plus de modestie. Comme l'a dit Lewis Thomas, «si nous avons réellement appris quelque chose en ce siècle, c'est bien l'étendue de notre ignorance »••• Rien n'illustre mieux la défaillance progressive de la science économique contemporaine devant les problèmes de la crise et de la stagflation que l'évolution des déclarations de l'un de ses maitres à penser les plus éminents, le Professeur Samuelson. Au lendemain de la guerre, celui·ci écrivait non sans fierté dans son célèbre manuel de synthèse des positions néo-classiques et keynésiennes : «Notre système mixte d'initiatives réglementées est en mesure d'éviter les excès inflationnistes, les booms fiévreux et les dépressions morbides et il peut escompter avec confiance une croissance saine et continue JO. En 1970, l'optimisme a bien disparu, mais il demeure un certain espoir lorsque, devenu titulaire du Prix Nobel de Sciences économiques, Samuelson déclare : «Pour moi, le seul problème économique essentiel qui ne soit pas résolu réside dans le cruel marchanda~e entre le plein·emploi et la stabilité des prix. L'économiste qui sera capable d apporter un important élément de solution à ce problème absolument vital mériterait plus qu'un Prix Nobel!" Enfin, quelques années plus tard, il n'est même plus question, hélas! de marchandage, lorsque le même auteur doit reconnaitre avec honnêteté, mais sans modestie excessive, que «le fantôme qui hante les économistes, et notamment ceux qui font généralement autorité - les Samuelson, Modigliani, Tobin, Lindberg, Tinbergen, Giersch, Okita, Malinvaud, Mathews -, c'est la persistance dans toutes les économies mixtes du monde moderne, de la stagflation ". (Déclarations de Samuelson publiées dans L'Economique, tr. fr. 1950, L'Expansion, 1970 et Le Nouvel Econo-
miste, 1977.)
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l'espoir: s'il n'y a pas incompatibilité, comme on l'avait longtemps cru, entre inflation et chômage, pourquoi y en aurait-il entre pleinemploi et stabilité des prix? Ils ont donc relevé le défi et n'ont pas ménagé leurs efforts. Ils l'ont d'abord fait, suivant la tradition, en entreprenant le réexamen et le perfectionnement des modèles traditionnels et en reprenant la controverse séculaire, tant sur. le plan de la théorie que de la doctrine. Dans une large mesure, la politique économique a accompagné l'évolution de ces conceptions et de ces débats (2). . C'est ainsi que, dès les premières difficultés de la politique de la demande et a fortiori depuis la crise, les économistes d'inspiration keynésienne et interventionniste ont prolongé en quelque. sorte la «révolution» de Keynes dans une conception néo ou post-keynésienne. Convaincus que les difficultés ne justifiaient, pas du tout l'abandon de leur vision générale des choses, ils ont cherché la solution à la fois dans un retour aux sources et dans un approfondissement et un élargissement de la conception primitive. Le réexamen des fondements microéconomiques du modèle, l'analyse des «équilibres de rationnement à prix fixes », la mise en évidence de la «régulation non concurrentielle» des marchés, un début d' . « endogénéisation» des relations sociales sont les principaux aspects de cette révision. Ils permettent de confirmer plus que jamais la défaillance des mécanismes du marché, d'expliquer l'apparition de la stagflation et enfin de déterminer une politique plus complexe, associant à une manipulation de la demande, sélective plutôt que globale et régulière plutôt que discrétionnaire, un contrôle des prix et des revenus et éventueliement une restructuration étatique de l'offre (3). Mais c'est surtout du côté des partisans du modèle classique que le renouveau est important. Les aIiciens ou «nouveaux» économistes d'inspiration classique et libérale ont en effet tro1,lvé. ~ans les difficultés du keynésianisme la confirmation de leur oppositionaù modèle rival et l'occasion d'un véritable bain de jouvence. Plusieurs « contrerévolutions» successives, de plus en plus radicales, ont manifesté la
(2) Nous ferons ici une évocation rapide et simplifiée des principales orientations théoriques, en fonction de notre objectif d'économie appliquée. Une présentation plus large et plus systématique de l'ensemble des courants théoriques et des interprétations de la crise se trouve dans les ouvrages de Lorenzi, Pastré, Toledano ou Clerc, Liepitz, Satre-Buisson ou encore Barrère, Kebadjian, Weinstein, Lire la crise, Paris, 1983. Dans un système économique par nature profondément intégré, on peut «lire la crise,. de manières très diverses, selon le domaine d'investigation et l'angle d'approche choisis. Toutes ces « lectures» peuvent donc être simultanément valables et plus complémentaires qu'opposées. Dans l'optique d'économie appliquée que nous avons choisie, il convient évidemment de retenir surtout les interprétations qui peuvent avoir un prolongement opérationnel. (3) Sur ce courant, voir entre autres: A. Eichner et J. Kregel, «An Essay on Post-keynesian Theory - A new Paradigm », Journal of Beon. Literature, 1975, et J. Tobin, Réflexions sur la théorie macroéconomique contemporaine, tr. fr. Paris 1983, ainsi que : Collectif, L'Occident en désarroi : ruptures d'un système économique, sous la dir. de X. Greffe et J.L. Reiffers, Paris, 1978.
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nouvelle vitalité de ce courant qui avait été marginalisé après la crise des années trente. Le monétarisme, l'analyse des «équilibres en environnement incertain », celle des anticipations rationnelles, l' «endogénéisation» des décisions politiques par la «nouvelle économie politique », l'analyse des droits de propriété et de la bureaucratie, la théorie de l'offre enfin, ont permis de renouveler la critique de l'interventionnisme étatique et en particulier de l'interventionnisme discrétionnaire, de mieux fonder les prolongements macroéconomiques du modèle classique et de justifier de nouvelle manière une politique de libération de l'offre, de neutralisation budgétaire et de programmation monétaire (4). Des travaux importants et de qualité ont donc assuré le renouvellement des deux grandes tendances théoriques et doctrinales, en comblant· un grand nombre de lacunes et en actualisant les analyses. La controverse a été vive et son principal résultat aura été d'abord un certain recul du keynésianisme, qui se trouve par la force des choses sur la défensive, et une nette avancée du classicisme, d'autant plus remarquable qu'elle se produit en temps de crise. Mais, il n'est pas possible d'affirmer à l'heure actuelle que l'une ou l'autre position l'ait clairement emporté. Tout ce que l'on peut dire est qu'il y. a rétablissement d'un certain équilibre, caractéristique d'une phase intermédiaire, sans que l'issue finale de la discussion soit d'ores et déjà prévisible, même s'il apparaît que les néo-classiques font preuve de plus de capacité d'innovation. Tous ces travaux et débats ont incontestablement fait progresser la science économique. Toutefois, il apparaît que les progrès réalisés ont été jusqu'à présent de caractère plus critique que constructif et d'ordre plus théorique que pratique et surtout que la recherche comme la controverse ont reproduit de manière étonnante les catégories et les clivages qui s'étaient déjà manifestés au moment de la crise des années trente, lors de celle de la fin ou du milieu du siècle dernier et enfin même au cours du débat initial du début du XIX" siècle. Sous réserve de la sophistication du langage, de la multi· plication des chiffres et de l'actualisation des références historiques, on retrouve les mêmes interprétations liées à la perturbation· de l'allocation par le système politique et donc à l'échec de l'Etat ou à celle de la répartition par le système social et donc à l'échec dù marché. Les mêmes arguments sont échangés, qui étaient déjà ceux de Keynes ou Pigou face à Hayek ou Rueff ou même de Ricardo face à Malthus. Et, tant d'un côté que de l'autre, on relève les mêmes propositions : renforcement des mécanismes du marché, dérégulation économique et contrôle monétaire d'un côté, élargissement des
(4) Sur ce courant, on peut consulter notamment: H. Lepage, Demain le capitalisme, Paris, 1980, et C. Meidinger et alii, La nouvelle économie libérale, Paris, 1983, ainsi que : L'Occident en désarroi : turbulences d'une économie prosp~re, sous la dir. de E. Claassen et P. Salin, Paris, 1978.
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attributions de l'Etat, régulation économique et contrôle des revenus de l'autre. Sous l'apparence de calculs et de concepts nouveaux, le renouvellement réel des conceptions paraît extrêmement limité, et derrière le débat technique, se dissimule toujours le même conflit de préférences sociales et de valeurs morales. Tout au plus peut-on observer quelques inflexions mineures: alors que, face au chômage des années trente, les classiques proposaient une politique déflationniste de l'offre par les revenus et les keynésiens une politique expansionniste de la demande par le crédit, il y a dans la crise actuelle, inversion des positions, quoique reprise paradoxale des mêmes instruments (5). Ce parallélisme donne à réfléchir. Nous savons aujourd'hui que la substitution du paradigme keynésien à la vision des classiques n'a pas permis d'établir une interprétation incontestable des déséquilibres économiques et que, si la politique de la demande était sans doute une réaction souhaitable au déséquilibre principal des années trente - le chômage chronique - , elle ne constitue visiblement pas la solution complète et définitive du problème de la stabilisation de l'économie de marché. L'échec du keynésianisme face à l'autre déséquilibre, devenu entre temps le plus préoccupant - l'inflation chronique - a provoqué le retour du balancier. Le changement d'objectif prioritaire et surtout les excès récents de l'interventionnisme économique et social ont redonné audience, par une sorte d'alternance logique, aux idées classiques, mais leur donnent-ils pour autant intégralement raison? Tout indique, aujourd'hui comme hier, que le risque d'un équilibre de chômage massif et durable est aussi inhérent à l'adoption de la rigueur classique que le danger d'un équilibre d'inflation chronique semble l'être à la facilité du modèle keynésien. Le retour pur et simple à une stratégie classique ne permet donc pas de mieux solutionner le problème de la stabilisation réelle et nominale. Ni l'une ni l'autre orientation ne paraît en état, à elle seule, même sous la forme très élaborée que chacune a prise aujour-
(5) Dans la pratique, comme dans la vie intellectuelle, on a d'ailleurs aussi le sentiment de l'éternel retour des choses. N'est-il pas frappant de constater que, par deux fois, c'est un Président américain qui réagit à la crise pragmatiquement, en adoptant une politique volontariste et audacieuse (politique de la demande en 1933, politique de l'offre en 1981), alors qu'en Europe la plupart des gouvernements poursuivent, dans les deux cas, des politiques plus orthodoxes, plus prudentes et plus soucieuses du rétablissement des équilibres financiers que de la dynamisation de la croissance économique? Peut-être, face à une crise importante, le vrai clivage politique n'est-il pas tant entre libéralisme et interventionnisme qu'entre tradition et innovation. Il est vrai, nous aurons l'occasion d'y revenir, que les Etats-Unis ont les moyens de politiques que les pays européens ne peuvent que rêver, tels le privilège du seigneurage qui leur donne la capacité de financer leur déficit extérieur par leur propre monnaie. Mais, à cet égard, les gouvernements européens n'ont que ce qu'ils méritent et ne peuvent que s'en prendre à eux-mêmes. La désunion de l'Europe n'est pas seulement le signe de la démission politique, mais aussi de la passivité économique des Etats européens. Elle leur revient très cher et les prive de chances faciles à saisir... Sur ces questions, voir entre autres, J.J. Guth, Comprendre l'Europe, préf. de F. Bilger, Paris, 1980.
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d'hui, de garantir à l'économie l'expansion durable dans le pleinemploi et la stabilité des prix. Près de deux siècles après les débuts de l'analyse et de la controverse, le problème demeure entier et l'alternance ne résout rien. Si la crise et la stagflation actuelles doivent avoir quelque utilité, c'est en faisant prendre conscience aux théoriciens et aux responsables de l'économie de la nécessité de dépasser définitivement une alternative qui constitue de toute évidence un faux choix. Il semble d'ailleurs qu'une telle orientation soit déjà en cours. Tout d'abord, un nombre croissant d'économistes cherchent à réaliser, malgré des postulats et des principes opposés, une certaine intégration des deux modèles et à rétablir ainsi le consensus assez large qui avait existé avant la crise. Ainsi, certains néo-classiques admettent la possibilité d'une «inflation structurelle », d'un «chômage keynésien» et la capacité déstabilisante du système social, tandis que des post-keynésiens tendent aujourd'hui à intégrer dans leurs analyses l' «inflation monétaire », le «chômage classique» ou le rôle déstabilisateur du système politique (6). D'une manière générale, en approfondissant, à la suite de Phelps, Clower et Leijonhufvud, les relations entre théorie macroéconomique et théorie microéconomique qui, comme le dit plaisamment Weintraub, «ont toujours été orageuses », on associe presque nécessairement les deux modèles. Les uns et les autres rapprochent encore leurs points de vue par la formalisation commune des phénomènes psychologiques d'information et d'anticipation et la prise en compte des coûts de transaction. Enfin, quand Samuelson rappelle, à propos de l'offre et de la demande que «le Bon Dieu a doté les hommes de deux yeux et qu'il ne faudrait pas s'obstiner à regarder avec un seul », c'est bien pour dénoncer le caractère unilatéral de l'une ou de l'autre approche théorique et pour recommander une nouvelle fois une synthèse des deux conceptions (7). (6) Voir notamment: J. Denizet, Monnaie et financement, 2' éd., Paris, 1982; E. Malinvaud, Réexamen de la théorie du chômage, Paris, 1983 et J.P. Bénassy, Macroéconomie et théorie du déséquilibre, Paris, 1984. (7) Si la science économique établie tend à nouveau incontestablement vers une intégration, bien des courants plus marginaux considèrent que la valeur des critiques réciproques des deux modèles est supérieure à celle de leurs innovations et tendent non à la synthèse mais au dépassement de cette alternative pour aboutir, si possible, à l'adoption d'un autre paradigme. C'est ainsi que, dans le camp libéral, Hayek et, à sa suite Laffer et d'autres, contestent le globalisme, le déterminisme et le mécanicisme non seulement du modèle keynésien, mais aussi de la version monétariste du modèle classique, ainsi que tout interventionnisme même libéral, et proposent de revenir au modèle classique, naturel, dynamique et surtout non dichotomique antérieur à Ricardo, celui de Cantillon, Montesquieu, Hume et Smith et, par voie de conséquence logique, préconisent le retour à l'étalon-or ou à l'émission concurrentielle de la monnaie par les banques. (Voir notamment l'ouvrage de F. Hayek, Denationalisation of Money, London, 1976.) Dans le même esprit, des libéraux de plus en plus nombreux contestent également, à la suite de Hayek, certaines positions du néo-libéralisme, et en particulier la nécessité d'une politique de concurrence. (Voir notamment J. Stigler, « Perfect Competition", Journal of Political Economy. 1957 et les travaux ultérieurs de Demsetz, Brozen, etc.) L'évolution du camp libéral se caractérise donc, après sa longue traversée du
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Dans une optique plus appliquée, des deux côtés on est amené à reconnaître que la stagflation contemporaine se caractérise à la fois par une certaine régression conjoncturelle de la demande et une certaine rigidification structurelle de l'offre. Des deux côtés, on admet aussi à la fois l'analyse keynésienne des processus cumulatifs de dépression par contraction de la demande et l'analyse plus récente des processus cumulatifs d'inflation par compression de l'offre. Enfin, si les uns le considèrent comme un élément induit de la demande et les autres comme un facteur autonome de l'offre, les uns et les autres reconnaissent aujourd'hui plus que jamais le rôle stratégique de l'investissement productif pour l'équilibre tant réel que nominal de l'économie. Dans la politique économique aussi, qui a été de tout temps le domaine du compromis praticable, les réflexions tendent de nos jours à remplacer les réflexes, et les stratégies convergent tant au niveau du classement des objectifs que de l'utilisation des moyens (8). On désert, par un retour au paradigme primitif ou même pré-classique du siècle. Dans le camp opposé, certains économistes substituent à l'opposition logique des deux modèles une succession chronologique s'expliquant par l'évolution des techniques et des structures du système capitaliste, et cette relativisation historique conduit à affirmer l'émergence nécessaire d'un nouveau mode de régulation des rapports de production. (Voir notamment en France, M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, 1976, et les travaux des équipes du C.E.P.R.E.M.A.P. de Paris, d'Alternatives économiques de Dijon, ou du G.R.R.E.C. de Grenoble.) Toutes ces orientations ont en commun, dans l'esprit de ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie générale des systèmes, la substitution de la notion dynamique et stochastique d'« équilibration» au concept statique et déterministe d' «équilibre ». (Outre les ouvrages déjà anciens de L. Mises, F. von Hayek et de l'école autrichienne, ainsi que de W. Eucken et de l'école de Fribourg évoqués dans notre ouvrage, op. cit., voir notamment Georgescu-Roegen, La science économique et ses problèmes, Paris, 1969; Lichnerowics et Perroux, Structure et dynamique des systèmes, Paris, 19TI, ainsi que F. Perroux, « L'économie d'intention scientifique et l'inspiration thermo-dynamique", Bulletin S.E.D.E.l.S. du 15 janv. 1981.) L'utilisation de la théorie moderne des systèmes est d'autant plus justifiée que la science économique en fait depuis toujours le plus large usage, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Il faut toutefois veiller à éviter une confusion entre les deux notions de système économique : le mode évolutif d'appropriation et de production (actuellement capitalisme ou socialisme) et le type permanent et alternatif d'organisation ou de direction (économie de marché ou économie de plan). Par définition même, l'étude de la régulation économique n'est pertinente que par rapport au type d'organisation de l'économie. Le mode d'appropriation, de valorisation ou d'accumulation est secondaire. Sa crise est conséquence et non cause de la crise du mode de régulation. Aujourd'hui, comme lors de la crise des années trente et de toutes celles qui l'ont précédée, ce n'est pas le système capitaliste ou le système socialiste qui est en cause, c'est l'économie de marché ou l'économie de plan. (8) Une stratégie mixte et fine a été recommandée dès 1977 par le Rapport Mc Cracken, Pour le plein-emploi et la stabilité des prix, O.C.D.E., 1977. On retrouve la même optique dans le Rapport de M. Albert, publié dans : Un pari pour l'Europe, Paris, 1983. Très récemment, le Rapport Méraud, Productivité, croissance et emploi, Conseil économique et social, Paris, 1984, analyse excellemment les conditions du retour au plein-emploi par la désinflation. Les organisations internationales (F.M.I., B.R.I., O.C.D.E., C.E.E.) suggèrent généralement aussi de telles orientations, associant l'amélioration du fonctionnement des marchés et la réduction étatique des déséquilibres. XVIIIe
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connaît l'étroitesse de la marge de manœuvre des politiques discrétionnaires. Après l'échec de la relance budgétaire systématique, consécutive au premier choc pétrolier, et après l'abandon récent de la stabilisation monétaire dogmatique, consécutive au second choc pétrolier, on sait que la politique keynésienne d'augmentation des dépenses publiques, conçue pour vaincre le chômage dans la déflation, ne le peut pas dans l'inflation, et que la politique classique de réduction des dépenses privées, conçue pour vaincre l'inflation dans le plein-emploi, est nocive dans le cas d'un chômage massif. Aujourd'hui, il est clair que ni la déflation ni l'inflation, mais seule une stabilisation durable des prix peut être facteur de croissance permanente. Quant aux méthodes, le vieux débat entre budgétarisme et monétarisme semble bien dépassé et les politiques économiques nationales s'efforcent généralement d'assurer une combinaison pragmatique et régulière de déficit budgétaire et de discipline monétaire, un « mixage» de rigueur classique et de soutien keynésien, appliquant ainsi plus ou moins consciemment la «règle de Mundell». Dans de nombreux cas, on assiste d'ailleurs à une «inversion» des objectifs et des méthodes habituelles : politique de la demande utilisée à stabiliser les prix et politique de l'offre destinée à stimuler l'activité. Quant au taux d'intérêt et de change, l'option entre la fixité et la flexibilité a fait place également au «flottement» dit impur. Toutes ces réorientations sont caractéristiques de la convergence actuelle des stratégies. En outre, les frontières entre les politiques monétaire ou budgétaire de la demande et les politiques libérale ou dirigiste de l'offre s'effacent quand on s'efforce de soutenir ou de stimuler l'investissement et la productivité, en agissant à la fois sur la volonté et la capacité d'investir des entreprises. A cet égard, l'échec simultané des expériences systématiques réalisées en France et aux Etats-Unis en 1981 et le double renversement de cap qui a été effectué fin 1982 et début 1983 ont démontré clairement que, pour ne pas échouer dans l'inflation et le déficit, une politique de la demande a besoin non seulement d'un contrôle des revenus et des crédits, mais aussi, même en situation de sous-emploi, d'un renforcement de l'élasticité de l'offre, et que, de l'autre côté, pour éviter la dépression et le chômage, une politique de l'offre exige non seulement un soutien monétaire de la demande, même en situation d'inflation, mais aussi une action budgétaire d'entraînement. Chacune de ces politiques apparaît aujourd'hui plus comme une condition d'efficacité que comme une alternative de l'autre. Enfin, des deux côtés, on est généralement d'avis qu'il ne s'agit plus seulement de «gérer la crise» en manipulant plus ou moins finement le budget, le crédit ou le revenu et en rétablissant quelques quelques grands équilibres. La stabilisation macroéconomique ne semble pas pouvoir être réalisée durablement sans améliorer l'allo-
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cation et la stimulation microéconomiques. Si les uns font confiance à l'Etat et les autres aux agents privés, il y a en tout cas un consensus pour considérer que la condition du retour à une croissance plus forte et plus équilibrée est l'adaptation des structures de la production, ce qu'on appelle la restructuration, le redéploiement ou la modernisation de l'économie, ainsi qu'un allègement des charges et réglementations entravant le dynamisme et la flexibilité des entreprises et donc l'efficacité du système productif. Plus généralement, on est aujourd'hui conscient que la défaillance du marché n'entraîne pas ipso facto la compétence de l'Etat et que l'impuissance de l'Etat n'implique pas automatiquement la perfection du marché. De plus en plus rares sont donc les conceptions dogmatiques et surtout les applications «pures». Pour avoir quelque chance de succès, il apparaît que la politique économique doit combiner aussi habilement que possible d'une part l'amélioration du fonctionnement du marché et le renforcement des incitations individuelles, pour assurer les fondements microéconomiques de l'activité générale, et d'autre part la régulation de la demande globale et l'aide aux mutations collectives, pour garantir les conditions macroéconomiques de l'activité individuelle. Et elle doit surtout veiller à la cohérence de la stratégie nationale avec les conditions macroéconomiques de l'économie mondiale. Il est clair en effet qu'en vertu du degré d'interdépendance atteint de nos jours entre les économies nationales, l'activité économique est beaucoup plus déterminée par la stratégie internationale, délibérée ou spontanée, que par les politiques nationales qui, sauf en ce qui concerne les EtatsUnis, doivent s'ajuster aussi habilement que possible pour avoir quelque efficacité. Quelles que soient ces politiques, qu'elles soient classiques ou keynésiennes, elles ont toute chance de réussir quand l'environnement mondial est porteur et stable et toute chance d'échouer dans le cas contraire. De ce point de vue et dans une optique logique, on peut dire que la première option de politique économique et la plus déterminante est celle de la stratégie mondiale et la seconde celle de stratégies nationales cohérentes. Aujourd'hui toutes les politiques économiques nationales ne sont plus par la force des choses que des programmes d'optimisation sous contraintes internationales (9).
(9) A cet égard aussi, une combinaison des points de vue classique et keynésien semble préférable à un point de vue unilatéral, micro ou macroéconomique. Quand, dans les années trente, les classiques proposaient la rigueur dans la gestion des entreprises et les keynésiens l'expansion de la demande nationale, cette opposition était en réalité factice. Il fallait les deux, car la flexibilisation microéconomique seule entraîne la déstabilisation macroécono· mique et la stabilisation macroéconomique seule provoque la distorsion microéconomique. De même aujourd'hui, quand, sur un autre plan, les néo-classiques sont partisans de la rigueur des politiques nationales et les néo-keynésiens de l'expansion de la demande mondiale, l'opposition de ces deux conceptions est sans doute à nouveau erronée. Ce qui semble devoir être rejeté, c'est la relance des demandes nationales, qui aurait immédiatement des effets inflationnistes,
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Depuis peu on constate donc, par-delà les oppositions idéologiques, qui sont plus le fait de doctrinaires invétérés ou de publicistes occasionnels que d'économistes professionnels, une convergence croissante, tant dans l'analyse théorique que dans la pratique politique, pour intégrer les enseignements des deux modèles et des deux doctrines de la stabilisation économique. Cette évolution est bénéfique à beaucoup d'égards. Elle a d'abord permis d'éviter jusqu'à présent, par l'abandon des normes monétaristes extrêmes au plan international et par le report permanent et la publicisation progressive de la dette mondiale, un krach financier international très grave; les leçons de l'histoire ont servi à cet égard. Elle a ensuite autorisé une désinflation sensible dans les pays développés, due pour l'essentiel à la baisse du prix des produits primaires importés et parfois à la hausse du taux de change, tout en évitant, grâce à l'accroissement de la demande mondiale à partir des Etats-Unis, un effondrement de l'activité économique et en induisant même une reprise progressive par la demande extérieure dans le reste du monde; il semble bien que la relance par la demande mondiale soit toujours moins inflationniste que celle réalisée par les demandes nationales. Enfin, l'abandon ou plutôt l'inversion, sur le plan national, de l'absurde politique pratiquée dans les dernières années du keynésianisme (stimulation artificielle de la demande pour raisons économiques, accompagnée d'un freinage fiscal et réglementaire de l'offre pour raisons extraéconomiques) a permis d'améliorer quelque peu les performances des interventions publiques. Toutefois, cette évolution favorable est fondée sur un mécanisme mondial paradoxal qui associe aux Etats-Unis le déficit budgétaire
et même la relance par une seule nation, fût-elle très puissante, parce qu'une telle politique est créatrice de déséquilibres internationaux et donc nécessairement instable. II ne faut même pas a priori une coordination ou une concertation entre les politiques économiques nationales, comme on le propose parfois. Dans l'état d'intégration qu'a atteint à présent l'économie mondiale, la seule orientation logique serait la division du travail entre l'échelon des gouvernements nationaux, qui devraient tous pratiquer des politiques de gestion saine de leur offre, et celui des organisations mondiales, qui devraient être chargées d'une politique supranationale intelligente de soutien de la demande mondiale. Un tel partage des tâches ne résoudrait certes pas le problème fondamental, mais pourrait certainement en améliorer la solution actuelle. Seuls les EtatsUnis échappent encore à la contrainte internationale, en raison de leur privilège monétaire et surtout en vertu de leur puissance (ils disposent encore d'un tiers du produit mondial, le poids de leur secteur public intérieur est encore largement supérieur à celui de leur secteur extérieur et leur capacité d'endettement externe est considérable), mais non à la difficile conciliation entre leur intérêt national et leur responsabilité mondiale. La relance Reagan rappelle celle de Kennedy, elle a actuellement des conséquences positives pour l'économie mondiale, mais pourra avoir à terme les mêmes effets déséquilibrants sur l'équilibre monétaire international. L'économie dominante de la fin du xx· siècle saurat-elle, contrairement à celles qui l'ont précédée dans l'histoire, se montrer assez lucide et soucieuse de l'intérêt général du monde, et donc de son propre intérêt à long terme, pour réaliser à temps et volontairement le nécessaire transfert de pouvoirs vers les organisations mondiales? Voilà la question. (Sur l'évolution des problèmes économiques internationaux, voir entre autres, M. Rudloff, Economie internationale - Itinéraires et enjeux, Paris, 1982).
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et extérieur, l'endettement public et externe et la réévaluation massive de la monnaie. En outre, elle implique dans beaucoup d'autres pays une combinaison de mesures de stimulation et de stabilisation, qui équivaut, pour prendre une comparaison simple mais éclairante, à appuyer constamment et simultanément sur l'accélérateur et sur le frein. Enfin, elle n'empêche nullement, et c'est le plus grave, l'aggravation continue du chômage, même en cas de croissance relative. Il semble même y avoir un étrange dilemme entre croissance compétitive et plein-emploi. L'Europe comptera en 1985 plus de 20 millions de chômeurs, dont 25 % de jeunes; le taux de chômage est déjà trois fois plus élevé qu'il y a dix ans et ne cesse de s'aggraver. Ainsi, si la stratégie actuelle permet indiscutablement d'éviter les écueils de la dépression profonde et de l'inflation galopante et même d'améliorer sensiblement l'arbitrage entre niveau d'activité et niveau des prix, elle est apparemment inapte à supprimer le dilemme entre chômage et inflation. Ce conflit est atténué par le partage des rôles entre une contrée du monde jouant le rôle de «locomotive» et les autres qui assurent surtout le rôle de freins. Mais les Etats-Unis pourront-ils indéfiniment soutenir l'économie mondiale par un endettement croissant et les autres pays stabiliser les prix en acceptant avec fatalisme un chômage croissant? Et l'économie mondiale pourra-t-elle longtemps encore fonctionner selon une logique dans laquelle les monnaies des pays déficitaires s'apprécient tandis que celles des pays excédentaires se déprécient? On peut en douter. En 1935, un grand journaliste américain de l'époque, Walter Lippmann, écrivait: « Voilà plus de vingt ans que je consacre mes écrits aux graves événements de notre temps. Et pour m'aider à les comprendre, je n'ai rien trouvé de mieux que des généralisations improvisées à la hâte par un esprit en désarroi ». Quel analyste ou prévisionniste contemporain ne serait-il pas tenté d'en dire autant depuis dix ans? Fondamentalement, il faut constater que la combinaison, même très intelligente, et l'agencement le plus subtil des méthodes de la stratégie néo-classique et des techniques de la stratégie post-keynésienne ne permettent pas à la politique économique d'échapper à son dilemme traditionnel entre la stabilisation réelle et la stabilisation nominale. Dans tous les pays, sans exception, toute stabilisation nominale par le contrôle des crédits et (ou) des revenus limite l'expansion et l'emploi et toute stimulation réelle par la politique de la demande et (ou) de l'offre menace la stabilité ou l'équilibre extérieur. L'une contrecarre l'autre et l'on ne peut espérer les réaliser chacune que de manière imparfaite ou alternative. Alors que l'existence de la stagflation dément la relation de Phillips, les politiques économiques la rétablissent. Tout ce qui est gagné du côté des prix est perdu du côté de l'emploi, et le ralentissement de l'inflation ne paraît même pas capable de résister à une reprise vraiment forte et durable de l'économie. Mais, si toute politique efficace de lutte contre l'inflation exige
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l'accroissement continu du chômage et si toute reprise sensible de l'activité entraîne à nouveau l'accélération de l'inflation, cela veut dire que, dix ans après la crise, vingt ans après l'apparition de la stagflation, la politique économique ne dispose toujours pas d'un moyen simple et efficace pour éliminer de manière durable et non artificielle à la fois le chômage et l'inflation. Elle est en tout cas fort éloignée d'une stratégie optimale qui assurerait définitivement la réalisation simultanée de tous les objectifs ou qui permettrait au moins d'améliorer durablement la réalisation d'un objectif sans détériorer celle de l'autre. Dans ces conditions, elle tente de compenser l'insuffisante qualité par la quantité et la diversité des interventions, rendant ainsi le fonctionnement du système économique de plus en plus artificiel et erratique. La généralité et l'ampleur des interventions engendrent en effet, dans ce domaine comme ailleurs, des rendements décroissants et peuvent même provoquer la déstabilisation involontaire du système. Il est clair que seule une habileté exceptionnelle des autorités nationales et internationales empêchera à l'avenir la survenance d' «accidents» graves de conséquences dans un système mondial aujourd'hui aussi profondément perturbé qu'il est étroitement intégré. Mais l'inefficience de la politique économique n'est en définitive que le produit de la défaillance de la science économique. Cinquante ans après la dépression des années trente, celle-ci se retrouve, en dépit de tous ses efforts et même malgré un consensus à nouveau croissant, dans la même incapacité à fournir à la société une issue simple à la crise et surtout une solution opérationnelle et satisfaisante pour garantir à l'avenir l'expansion dans la stabilité. L'impuissance est d'abord intellectuelle et elle impose de toute évidence une réflexion critique sur la conception même de la science économique contemporaine et sur l'orientation de ses recherches.
l'erreur de la recherche économique A quoi tient le nouvel échec de la science économique? Pour certains théoriciens, la réponse serait simple : l'échec ne serait qu'apparent, ce serait la mauvaise ou l'insuffisante application des préceptes scientifiques par le pouvoir politique, plus préoccupé d'avantages électoraux que de rationalité économique, qui expliquerait seule les difficultés de la régulation économique. Une telle interprétation ne paraît toutefois pas très convaincante. Outre le fait qu'on peut s'interroger sur la qualité d'un système économique qui ne pourrait fonctionner correctement que grâce à l'autodiscipline du système politique, c'est-à-dire à la vertu permanente des hommes politiques, cette thèse ne résiste pas à un examen objectif. En effet, on a pu constater, notamment au cours des dernières années, que les responsables politiques ont appliqué certaines recommandations
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scientifiques de manière assez systématique et qu'ils n'en ont dévié en général que sous l'effet de risques très graves. En outre, il faut noter que les conseils scientifiques sont souvent encore, malgré les progrès du consensus théorique, fort contradictoires. En réalité, les économistes n'ont pas de solution ou, ce qui revient au même, ils en ont trop. Ce n'est pas par hasard qu'un haut fonctionnaire international ait pu déclarer il y a quelque temps que «les hommes politiques ne peuvent plus se fier aux manuels d'économie pour prendre leurs décisions ». Il est trop facile pour la science d'affirmer que le théoricien n'explore que les possibilités et ne fixe que les principes et que le reste est affaire de choix collectif et de courage politique. En réalité, le rôle social de la science économique est d'offrir à la société des solutions ayant simultanément cinq caractéristiques : elles doivent être à la fois économiquement efficaces, socialement justes, moralement justifiables, techniquement simples et politiquement réalisables. Or, à cet égard, il faut bien dire, dût l'autosatisfaction de beaucoup de théoriciens en souffrir, qu'on est actuellement fort loin du compte, à tous les points de vue. Si le dernier cri de la science économique et le sommet de l'art de gouverner selon la science consistent à établir, sous prétexte de régulation conjoncturelle ou de modernisation structurelle, un chômage aussi massif que le pire laisser-faire du XIX" siècle, faut-il vraiment s'étonner que les meilleurs responsables politiques préfèrent renoncer aux analyses scientifiques pour revenir autant que possible aux simples leçons du bon sens (10) ? Il ne suffit pas non plus, comme le font certains théoriciens purs, calmes et détachés, de considérer que la découverte de la bonne interprétation et de la solution satisfaisante n'est jamais qu'une question de temps, le temps d'approfondir encore et toujours l'analyse théorique de ces questions difficiles. Sans vouloir nier les progrès de la recherche et encore moins la difficulté intrinsèque des problèmes, on peut se demander s'il est normal, pour une science dont la mission
(10) On sait que parmi les projets du Président Reagan en vue de réduire le déficit bud~étaire américain, figure la suppression du «Council of Economic Advisers »! C est symptomatique... Un tel discrédit n'est pas nouveau. Il s'est manifesté à chaque crise. Ainsi, lors de la dépression de 1837 déjà, un certain Evariste Bernard écrivait : «Oui, le silence des économistes en cette occasion est un aveu formel de leur impuissance. Ils se taisent parce qu'ils ne comprennent rien à ce qui se passe devant leurs yeux, parce que la crise actuelle semble arrangée tout exprès pour démentir tous leurs principes, toutes les théories de l'économie politique, et convaincre cette science d'erreur fondamentale et de fausseté ... lO. Cité par M. Marchesnay, Revue d'économie industrielle, 1984. Il n'y a décidément rien de nouveau sous le soleil. En dépit de la consécration «scientifique» par l'attribution depuis 1969 de plus de vingt Prix Nobel, la science économique, parfaite pour expliquer comment tout va bien quand il fait beau, est toujours aussi incapable de dire clairement pourquoi brusquement tout va mal, quand le temps tourne à l'orage. Et, comme le disait Keynes, «les économistes se donnent une tâche trop facile et trop inutile si, dans une période orageuse, ils se contentent de nous dire que lorsque la tempête sera passée, l'océan redeviendra calme... lO.
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est de « fournir des réponses intellectuelles aux problèmes de l'heure» (Mitchell), d'être toujours en retard sur les événements. Que dirait-on de médecins qui, devant les malades qu'on leur présenterait, déclareraient toujours qu'il leur faut d'abord revoir leur théorie? Combien de temps faudra-t-il pour parvenir à expliquer, à travers les laborieux détours de la théorie pure et de l'économétrie appliquée, les problèmes qui se posent aujourd'hui? Et qu'est-ce qui garantit qu'une fois achevé, le progrès théorique ou économétrique ne sera pas déjà dépassé par la variation même de l'objet étudié? L'histoire montre, hélas! qu'il en est presque toujours ainsi et que la théorie élaborée à la suite d'une crise n'est plus d'aucun secours ou d'utilité très limitée lors de la suivante. Comme certains généraux, les économistes semblent toujours en retard d'une guerre. Et, si l'on considère que le débat actuel ne fait que prolonger celui qui est mené depuis près de deux cents ans, peut-on vraiment prétendre que la science économique ait manqué de temps? Au surplus, est-il normal qu'après deux siècles d'examens et de réexamens, et, en particulier, en dépit de l'énorme production théorique contemporaine, une science qui se veut objective et avancée ne soit toujours pas parvenue à trancher entre deux modèles généraux contradictoires de la vie économique et que, «comme sur un carrousel, réapparaissent sans cesse les mêmes figures» (Robertson)? «Les résultats constamment médiocres obtenus dans les applications pratiques », au jugement de l'un des meilleurs économistes contemporains, Wassily Leontief, ne prouvent-ils pas que l'orientation même de la science économique n'est pas satisfaisante et que, dans ces conditions, l'approfondissement théorique dans les voies traditionnelles risque de reproduire toujours les mêmes dilemmes ou les mêmes erreurs (11) ?
(11) Le sophisme, complaisamment répété comme une sorte d'alibi, selon lequel une théorie ne pourrait être réfutée par de nouveaux faits, mais seulement par une autre théorie, vaut peut-être, suivant la distinction faite récemment par J. Fourastié, pour «la science économique universitaire» qui a un impératif pédagogique, mais sûrement pas pour «la science économique élémentaire », qui s'efforce d'interpréter utilement la rçalité. Un enseignant est bien entendu professionnellement condamné à parler... même s'il n'a rien de sensé à dire. Que resterait-il à enseigner de nos jours en politique économique par exemple, s'il fallait renoncer à tout ce qui s'avère faux ou discutable? Il fallait être Joan Robinson pour oser le dire avec l'humour qui convient : «Cela fait trente ans que j'enseigne l'économie. Généralement je crois gagner honnêtement ma vie. Mais parfois, j'en doute ... ". Sous l'influence de leurs préjugés, tous les universitaires sont aussi portés à penser que tout doit être theorisé et à prétendre qu'une action sans base théorique doit nécessairement échouer et il faut bien dire qu'ils ont généralement réussi à en convaincre la société, qui attribue de ce faIt tous les progrès réalisés à la science, alors que bien souvent ils ne sont dus qu'à l'habileté de quelque technicien ou à l'intuition de quelque politicien. L'expérience, en tout cas, ne confirme absolument pas ce point de vue. A plusieurs reprises dans le passé, la science économique établie a été davantage un facteur d'inhibition de la volonté politique ou même une cause d'erreur collective qu'un instrument utile de l'action humaine. Souvent, comme l'écrivait encore J. Fourastié, "l'économie ne progresse pas par la science, mais malgré les erreurs des économistes ».
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Allant plus loin, certains observateurs et même certains théoriciens de l'économie en arrivent à avoir une vision très sceptique des capacités de la science économique, et leur scepticisme grandit évidemment avec le temps qui passe. Dans leur esprit, la répétition des grandes crises prouve tout simplement que l'évolution économique est le résultat toujours incertain de la multitude des actions individuelles ou le produit de facteurs naturels et de forces historiques, tels que les cycles technologiques, démographiques, sociaux et politiques, qui échappent dans une large mesure à l'intelligence et à la volonté des hommes. La leçon de l'histoire serait une leçon de modestie. Il serait vain d'espérer une solution idéale des problèmes économiques. Quand les résultats sont bons ou au contraire mauvais, c'est moins à mettre au compte de l'intervention des hommes qu'à celui de la conjonction plus ou moins fortuite de facteurs favorables ou défavorables d'ordre économique ou extra-économique. Est-on sorti de la crise et du chômage des années trente par la stimulation de l'économie ou par la guerre qui a opportunément créé des millions d' « emplois nouveaux» ? L'utilisation des enseignements de la science économique, le renforcement des mécanismes du marché et l'application des régulations de la politique économique sont certes susceptibles de corriger certaines forces ou d'infléchir certaines tendances ou encore d'assurer certaines transitions, et c'est déjà beaucoup. Il ne faut pas en demander plus. La science et la politique humaines ne sont que l'art du possible et non celui de l'idéal. Il faut s'en accommoder et tâcher, au jour le jour, de faire pour le mieux, en comptant sur le temps et même sur le hasard, qui font parfois bien les choses ... Une telle conception a toutes les apparences du réalisme, de l'expérience et de la sagesse et elle pourrait même constituer une sorte de consolation pour tous les économistes. Mais le fatalisme des « lois de la nature» ou des « tendances historiques» qui la sous-tend est-il vraiment justifié? Pourquoi l'économique se distinguerait-elle si radicalement des autres domaines de la connaissance et de l'action humaines? Quel physicien contemporain s'aviserait-il encore de démontrer, comme on le fit jadis, l'impossibilité d'échapper à l'attraction terrestre et même de ne pas reconnaître, depuis Einstein, l'extraordinaire relativité de toutes les « lois naturelles» ? Quel biologiste s'aviserait-il de croire, malgré tant de vaines recherches et d'espoirs déçus, que le cancer est un fléau inévitable, génétiquement inscrit dans la nature humaine ou dans l'évolution de l'espèce? Pourquoi seule la science économique ne pourrait-elle que constater et non transformer les choses? Admettre cela, ne serait-ce pas tout simplement une démission de l'esprit? La finalité fondamentale de toute science est de parvenir à modifier la réalité et, en particulier en matière sociale, de mettre le réalisme scientifique au service d'un idéalisme moral et de la liberté créatrice des hommes. Tel est d'ailleurs, depuis les origines, la philosophie d'un grand nombre d'économistes. On peut même dire que la
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caractéristique majeure de cette science, le signe distinctif qui la différencie de toutes les autres, est précisément qu'elle a sans cesse beaucoup moins cherché à étudier la réalité concrète, ce qui est sans doute sa principale faiblesse, qu'à définir l'état idéal de l'objet qu'elle étudie. Aussi, une longue lignée de savants, à commencer par les classiques et surtout les premiers né~classiques, ont démontré avec une rigueur croissante qu'une économie de marché à la fois équilibrée et optimale était théoriquement possible, indépendamment de toutes les conditions naturelles ou historiques de la réalité. Et beaucoup d'entre eux ont aussi estimé qu'elle était pratiquement réalisable, grâce à la connaissance scientifique, par l'intelligence et la volonté humaines, particulièrement dans une société développée et riche et donc plus libre de ses choix (12). Si cette conviction a mené certains d'entre eux aux illusions de l'utopisme ou du constructivisme, et d'autres aux abus de l'économisme et du rationalisme social, rien en tout cas ne permet d'exclure a priori que, comme les autres sciences, l'économique puisse trouver des solutions véritables aux problèmes qu'elle étudie. Si l'on partage cette manière de voir - et comment un écon~ miste pourrait-il en définitive avoir un autre point de vue? - et si l'on considère donc que la défaillance actuelle de la science écon~ mique pour trouver une issue à la crise et une solution praticable au problème de l'expansion dans la stabilité ne tient ni à la nature des choses ni à une impuissance fondamentale de la science, il ne reste plus qu'une explication possible: c'est l'orientation de la recherche qui ne serait pas adéquate. Telle est en effet, nous semble-t-il, l'origine des difficultés actuelles, comme ce fut d'ailleurs souvent le cas dans le passé. Les expériences anciennes, et notamment celle de la crise des années trente, ont en effet montré qu'un blocage de l'analyse pouvait résulter d'une mauvaise approche et en particulier d'une interprétation trop traditionnelle du problème spécifique de l'heure. L'économie étant un système caractérisé par l'intégration et l'interdépendance générale de toutes les variables, un phénomène important peut toujours être abordé de diverses manières également justifiées, mais inégalement praticables et opérationnelles. Il en est comm:e d'un sommet montagneux qui peut être atteint par des faces abruptes ou des voies plus aisées. La question est de savoir si l'équipe d'alpinistes cherche la difficulté ou le résultat. Par analogie, on peut dire que dans le
(12) Certes, les conditions théoriques d'une économie à la fois équilibrée et optimale sont rigoureuses et en tant que telles irréalisables (convexité et indépendance des fonctions de production et de consommation, marchés parfaits et processus de tâtonnements, système complet de marchés à terme). Mais, la théorie est abstraite et statique et rien n'exclut, l'expérience l'a prouvé fréquem· ment, la découverte, pour l'économie dynamique de la réalité, de conditions concrètes qui soient des substituts praticables aux conditions théoriques, autrement dit, de découvrir des processus réalisables d'équilibration et d'optimisation.
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domaine économique comme ailleurs, quand il importe de trouver une solution et que la recherche est bloquée, il faut savoir modifier l'approche, c'est-à-dire rejeter par principe les interprétations anciennes et changer la manière même de poser et de traiter le problème (13).
le problème théorique et pratique central La recherche actuelle donne en général l'impression d'aborder le problème de la régulation économique non seulement en ordre dispersé, mais en outre par les voies à la fois les moins directes et les moins sûres pour atteindre sinon la vérité absolue, du moins une vérité pratique, immédiatement applicable. La première condition de l'efficacité semble donc être de bien cerner le problème actuel et, pour commencer, de concentrer l'effort sur son aspect essentiel. Dans cette optique, il nous semble que l'on peut partir de l'observation suivante. Le xx· siècle aura connu deux situations dans lesquelles le système économique s'est profondément détraqué et n'est plus parvenu à retrouver un équilibre satisfaisant, ni par ses mécanismes automatiques, ni par les régulations étatiques. Ces deux crises, caractérisées chacune par une forme particulière de stagflation, apparaissent à l'observation comme tout à fait symétriques : il y a identité formelle malgré la différence réelle de la configuration des déséquilibres. (13) Rappelons que, ramenée à son expression la plus concise, la novation théorique de Keynes dans l'interprétation de la crise des années trente peut être caractérisée comme la simple inversion d'une inéquation : D < 0 au lieu de 0 > D (position des néo-classiques de l'époque). Les deux expressions étaient bien entendu tout à fait équivalentes, mais tout était dans la mise en évidence du facteur stratégique. Il apparut alors que le problème de l'époque ne paraissait insoluble que parce qu'il était mal posé et par là-même mal interprété et mal traité. En tout cas, la manière dont Keynes posait le problème était déjà le début d'une meilleure réponse théorique et d'une solution pratique à la fois économiquement plus efficace et socialement plus satisfaisante, même si toutes deux n'étaient pas parfaites. Dans la même optique, on peut considérer que la seule novation à peu près satisfaisante et opérationnelle des dernières années, même si elle laisse en suspens diverses questions, à savoir l'économique de l'offre, repose pour l'essentiel, elle aussi, sur l'inversion de l'inéquation principale pour interpréter la situation actuelle : 0 < D au lieu de D > 0 ou D < O. Là aussi, il en résulte une interprétation plus cohérente et plus opérationnelle de la stagflation et donc une politique à la fois moins rigoureuse, plus dynamique et plus efficace que celles du keynésianisme ou du monétarisme. L'interprétation n'est sans doute pas pleinement convaincante (la compétition internationale intense et même sauvage donne plutôt parfois le sentiment d'une pléthore de l'offre mondiale et d'une insuffisance de débouchés) et elle vaut davantage en tant que critique et donc correction des déviations de la politique antérieure que comme orientation nouvelle. La solution n'est donc pas plus complète ni plus définitive que celle de Keynes dans les années trente (avec laquelle elle n'entre d'ailleurs pas nécessairement en contradiction malgré les apparences mathématiques), mais elle est en tout cas meilleure que toutes les autres actuellement proposées, du simple fait qu'elle pose autrement et à notre avis plus justement la question essentielle.
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La première stagflation, celle des années trente, était caractérisée par la persistance du chômage malgré la chute continue du niveau des prix, en grande partie provoquée et entretenue artificiellement par la politique de déflation. L'anomalie scientifique de l'époque, au snes de Kuhn, c'est-à-dire inexplicable dans le cadre du paradigme dominant, était donc le chômage chronique,· il en résultait que le problème théorique et pratique central était celui de la stabilisation réelle et que la solution de ce problème impliquait avant tout la remise en cause des théories traditionnelles de l'équilibre réel et du chômage. La seconde crise, la nôtre, est caractérisée par la persistance de l'inflation malgré la hausse du chômage, en majeure partie artificiellement provoquée et entretenue par la politique de stabilisation pratiquée. L'anomalie est donc cette fois l'inflation chronique, le problème théorique et pratique central qui se pose actuellement est celui de la stabilisation nominale de l'économie et il implique logiquement et prioritairement la remise en question de toutes les théories traditionnelles de l'équilibre nominal et de l'inflation.
Or, il est frappant de constater que, dans la recherche économique contemporaine, cette nécessité ne semble pas être reconnue. Alors que les responsables économiques considèrent généralement que la lutte contre l'inflation est la priorité absolue de la politique économique, il y a depuis la crise beaucoup plus d'études scientifiques et de débats théoriques sur l'équilibre réel, l'activité et l'emploi que sur l'équilibre nominal et les prix. Tout se passe comme si la majorité des théoriciens considéraient que la question principale et non résolue est celle du chômage, alors que la question de l'inflation serait résolue grâce à des théories et à des politiques satisfaisantes et pour lesquelles, en tout cas, il n'y aurait pas d'alternatives. Autrement dit, tout se passe comme si la question centrale n'était pas celle de la persistance de l'inflation en dépit du chômage, mais celle de la persistance du chômage en dépit de la désinflation. A notre avis, le problème est ainsi mal posé, il est même carrément inverti. Certes, il ne s'agit pas de minimiser la question de l'équilibre réel, c'est-à-dire de la stagnation ou de la faible croissance de la production et surtout du sous-emploi massif et croissant. Du point de vue tant économique que social et humain, c'est de loin le déséquilibre le plus grave, et son élimination doit être la préoccupation première. Mais, du point de vue de l'analyse et de la politique économiques, ce n'est pas le problème déterminant. Le chômage actuel n'existe pour l'essentiel qu'à cause de la politique économique menée contre l'inflation. Sans l'existence ou la menace permanentes de la hausse des prix et surtout sans les interventions publiques destinées à combattre cette hausse ou à empêcher son accélération, le chômage n'existerait pas ou se situerait à un niveau beaucoup moins intolérable.
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Il n'est bien entendu pas inutile d'étudier les causes immédiates de la stagnation et du chômage actuels, tenant soit aux conditions de l'offre soit à celles de la demande, et d'en déduire par exemple la nécessité d'intégrer les nouvelles analyses classiques et les analyses keynésiennes. L'observation et le bon sens montrent que l'activité et l'emploi dépendent à la fois de l'efficacité de l'offre et de l'intensité de la demande, ({ les deux lames des ciseaux» dont parlait déjà Alfred Marshall. Privilégier un seul aspect, comme l'ont fait successivement les classiques et les keynésiens, était une erreur manifeste. La résurgence d'une théorie de l'offre, après trente années de quasi exclusivité de la théorie de la demande, est venue opportunément rééquilibrer l'interprétation. Pour qu'il y ait expansion et création d'emplois, il faut à la fois des conditions microéconomiques du côté de l'offre, c'est-à-dire des incitations à investir et des possibilités de financement, et des conditions macroéconomiques du côté de la demande, c'est-à-dire des débouchés en expansion. Ce sont là des banalités dont on peut s'étonner que la théorie puisse débattre, mais dont une analyse approfondie peut utilement préciser les conditions d'application concrète par une politique économique qui ne serait ni d'austérité ni de facilité et qui viserait, en combinant la stimulation de l'offre et la régulation de la demande, à ramener ou à maintenir l'économie sur son sentier de croissance potentielle. Mais toutes ces études et surtout ces propositions éventuelles sont, dans les circonstances présentes, d'un caractère strictement académique. Car la stagnation et le chômage ne sont actuellement qu'en apparence d'origine classique ou keynésienne, leur cause effective et profonde est purement politique. C'est la compression volontaire et directe de la demande et la limitation indirecte de l'offre par les pouvoirs publics eux-mêmes, en vue d'assurer la désinflation, qui est réellement à l'origine de 80 à 90 % de la récession et du chômage. Le simple relâchement des politiques de désinflation permettrait déjà, à lui seul, une reprise spontanée de l'activité et un recul correspondant du chômage, car, contrairement à la situation qui prévalait dans les années trente, de nos jours, le développement de la demande a tendance à être spontanément et constamment supérieur à celui de l'offre. A fortiori, en supposant le problème de l'inflation endémique résolu par ailleurs, l'application intensive et générale de politiques de l'offre et de la demande permettrait, sans l'ombre d'un doute, d'éliminer totalement le chômage. Comme l'a très bien dit le keynésien libéral James Meade en 1983 à l'occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Keynes: «Sans la menace d'une inflation excessive et explosive, nous serions tous aujourd'hui en train de combattre la récession et le chômage mondial - avec les meilleures chances de succès - par des politiques keynésiennes de relance de la demande» et, devrait-on ajouter, des politiques classiques de reprise de l'offre. Au lieu de cela, les pouvoirs publics luttent principalement et à juste titre contre la hausse des prix, mais par des politiques qui créent directement le chômage. Les mesures qu'ils
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prennent accessoirement pour réduire ce chômage sans relâcher la lutte contre l'inflation sont tout à fait comparables aux efforts d'un pêcheur qui s'efforcerait de rejeter à la mer l'eau qui inonde sa barque tout en se refusant par principe à boucher le trou par lequel elle s'engouffre à flots. Cette responsabilité de la politique économique relativise aussi toutes les interprétations structurelles ou technologiques des difficultés actuelles en matière d'activité et d'emploi, qui s'inspirent notamment des travaux de Kondratieff ou de Schumpeter et qui se présentent souvent comme une alternative aux analyses en termes de mécanismes d'équilibre général. Le fait que les déséquilibres actuels ont un caractère chronique conduit tout naturellement à leur attribuer une nature structurelle et à leur rechercher une explication dans l'inadaptation des structures de production. Mais l'analogie est trompeuse. Si l'interprétation était exacte, elle impliquerait une profonde et brutale mutation de la demande nationale et internationale et la substitution massive de l'utilisation de « biens nouveaux Il à celle des produits traditionnels. Or, il n'en est rien. L'observation des faits montre que la structure tant nationale qu'internationale de la demande et particulièrement de sa part la plus déterminante, celle de la consommation, évolue très lentement et linéairement, qu'elle ne s'est pas modifiée fondamentalement depuis la crise et que notamment la part des produits nouveaux y est encore marginale (environ 10 % du commerce international actuel). L'inadaptation des structures et le retard technologique ou encore la chute de la croissance de la productivité, apparus il y a dix ans, presque du jour au lendemain, ne peuvent donc s'expliquer ainsi. L'explication convaincante et cohérente ne peut être que l'effondrement brutal de la progression globale du volume de la demande sous l'influence des mesures générales de stabilisation et la compétition internationale intense et même sauvage pour un marché mondial réduit qui s'en est suivi. Ce sont ces phénomènes qui ont engendré les difficultés actuelles et qui continuent à les rendre de plus en plus insupportables. Il faut donc inverser le diagnostic. Les problèmes structurels ne sont pas la cause, mais la conséquence de la crise. La meilleure preuve en est d'ailleurs que la mutation des structures et la diffusion des innovations, qui sont en réalité des phénomènes évolutifs permanents, étaient bien plus rapides dans la phase de forte croissance qui a précédé 1975 que dans les dix ans qui ont suivi, et c'est d'ailleurs tout à fait logique, les secteurs et les entreprises s'adaptant beaucoup plus rapidement et plus aisément par alignement vers le haut dans une économie en expansion que par ajustement vers le bas dans un marché déprimé. Les rigidités structurelles ne sont donc pas l'obstacle à la croissance, mais le produit de la stagnation. Il résulte de là que ni les adaptations structurelles provoquées par le marché ni les transformations dirigées par l'Etat ne changeront réellement la situation tant qu'une croissance rapide ne sera pas rétablie. Bien au
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contraire, dans la mesure où toutes les nations s'efforcent d'en faire autant tout en maintenant leur politique de stabilisation, ces mutations n'en finiront jamais et ne cesseront de devenir de plus en plus contraignantes (14). Là aussi, une seule explication domine toutes les autres. Comme les problèmes du chômage, ou encore ceux du financement interne ou de l'endettement international, les désajustements structurels de la production ne sont pour l'essentiel que le résultat du freinage de la croissance globale par les pouvoirs publics en vue de la désinflation et disparaîtraient spontanément si cette politique était abandonnée et, a fortiori, si elle était remplacée par une politique de stimulation de l'offre et de la demande. En définitive, on peut donc dire que ni l'interprétation ni l'élimination des déséquilibres réels et surtout du chômage ne posent à l'heure actuelle un problème théorique et pratique. La crise et le chômage ne résultent ni des mécanismes conjoncturels ni des mutations structurelles pas plus que des rigidités sociales, mais uniquement des régulations étatiques qui perturbent le fonctionnement réel du système et les conditions de l'accumulation et de la croissance. En revanche, l'inflation ou la menace de l'inflation, qui est au cœur de la crise et de la stagflation actuelles et qui est à l'origine des politiques de stabilisation, continue de poser problème. Les questions de savoir pourquoi il y a hausse des prix persistante,
pourquoi la lutte contre l'inflation entraîne nécessairement récession et aggravation du chômage et enfin pourquoi cette dégradation n'assure jamais l'élimination définitive et totale des pressions inflationnistes sont des questions en réalité non résolues. La politique économique est le meilleur banc d'essai de toute théorie économique et elle donne en l'occurrence des indications claires. La contradiction manifeste entre les effets réels nocifs des politiques inspirées de ces théories et le consensus au moins implicite de la communauté scientifique à leur sujet est donc tout à fait surprenant. Il devrait d'ailleurs constituer un signal d'alarme et éveiller l'attention et la méfiance. L'histoire ne montre-t-elle pas que les blocages scientifiques et techniques tiennent souvent à des consensus anciens et artificiels et que (14) On sait que des restructurations et des licenciements ont maintenant lieu jusque dans des « secteurs de pointe» comme l'électronique. Sans croissance forte de la demande, même les secteurs en expansion sont condamnés à choisir tôt ou tard entre la productivité et l'emploi, et paradoxalement, plus leur expansion doit être rapide, plus elle doit être destructrice d'emplois. A fortiori est-ce vrai pour tous les autres. Le problème n'est pas la situation difficile des secteurs en régression, il y en a toujours eu, mais le manque de secteurs en expansion du fait d'une croissance générale trop ralentie. Même la diffusion des produits et processus de la nouvelle révolution industrielle est fonction et non condition de la croissance générale de l'activité. Il n'y a pas plus efficace politique structurelle que l'action du marché, à condition toutefois que ce marché soit en expansion, et il n'y a pas meilleure politique de croissance et de développement qu'une bonne conjoncture. Mais celle-ci ne peut évidemment s'établir quand l'économie mondiale est mise volontairement en dépression par l'action conjuguée de toutes les politiques de stabilisation nationales.
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le progrès passe en général par la résolution de telles contradictions ? On connaît la boutade d'Irving Kristol : «Quand le consensus de la profession est très élevé, il y a environ trois chances contre une qu'elle se trompe ». Dans cette optique, il nous semble que la tâche absolument prioritaire de la science économique contemporaine devrait être le réexamen attentif des théories de l'inflation, et plus particulièrement de l'inflation chronique ou de longue durée, qui est le dérèglement majeur et central du système économique à l'heure actuelle. Tel est, à notre avis, le problème clé et le préalable à toute recherche efficace des conditions théoriques et pratiques de l'expansion dans la stabilité. Plus précisément, il nous semble que, compte tenu de l'échec ou de la nocivité des politiques fondées sur ces théories, l'impératif histo-
rique actuel est que nous devons a priori démontrer par tous les moyens possibles que ces théories sont erronées. Il s'avère d'ailleurs, si l'on y regarde de près, qu'elles sont effectivement très contestables et que de graves faiblesses imposent de toute évidence leur abandon.
le point faible de la théorie économique On peut faire abstraction, pour simplifier, de l'examen des déterminants généraux de toute hausse des prix, tenant à la demande et à l'offre, ainsi que des causes spécifiques d'une hausse des prix conjoncturelle ou occasionnelle, car ces questions ne peuvent donner lieu à grande discussion (15). Le problème essentiel est l'interprétation des causes spécifiques de la tendance inflationniste de longue durée ou inflatio1l chronique. On sait qu'à cet égard deux grandes explications, cohérentes avec les deux modèles de l'équilibre général, se concurrencent à l'heure actuelle, comme déjà dans le passé : la théorie quantitative de la monnaie et ce qu'on peut appeler la théorie
(15) Il n'y a jamais eu un accord parfait entre les économistes sur le concept même d'inflation et sur la définition à en donner, mais il serait sans aucun intérêt de nous engager dans une discussion terminologique. En accord à la fois avec l'homme de la rue, l'expert gouvernemental et les meilleurs auteurs, nous définirons simplement l'inflation comme la hausse du niveau général des prix, au sens le plus large, et nous distinguerons dans l'inflation concrète ou apparente trois parts: l'inflation occasionnelle résultant de phénomènes historiques, généralement exogènes et passagers, comme la guerre de Corée, mai 1968 en France, les « chocs pétroliers» de 1973-1974 ou 1979-1980, etc., qui provoquent une flambée provisoire des prix due à la rareté de l'offre, l'inflation conjoncturelle ou plutôt la fluctuation du taux d'inflation liée aux variations de la conjoncture et enfin l'inflation structurelle ou chronique qui se traduit dans un mouvement continu et irréversible de hausse des prix, celle qui pose des problèmes d'interprétation. Il y a souvent confusion entre les déterminants généraux de toute forme d'inflation (demande, coûts, offre) et les causes spécifiques de ces trois composantes, mais nous laisserons de côté cette question, secondaire pour notre propos.
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nominale du revenu (l6). Les deux explications se fondent chacune sur une équation définitionnelle bien connue: l'équation des échanges MV = PO et l'équation du revenu R = PY (17), dont elles déduisent logiquement que, quelles que puissent être les déterminants immédiats de la hausse des prix, toute croissance durable des prix exige
soit une création de monnaie soit une formation de revenus durablement supérieure à la progression du produit réel. A vrai dire, les deux théories ne se concurrencent qu'en apparence et ne s'excluent en réalité pas du tout. C'est un domaine où les positions sont les moins éloignées (18) et la plupart des classiques et des keynésiens contemporains ne s'opposeraient sans doute pas plus que leurs prédécesseurs, à une formulation synthétique qui ferait de l'excès du
revenu sur le produit la cause suffisante et de l'excès de la monnaie sur le produit la condition nécessaire de toute inflation de longue durée, la succession effective des facteurs étant à long terme somme toute aussi négligeable que celle de la poule et de l'œuf (19). (16) On trouvera une présentation de ces théories généralement bien connues dans tous les manuels de science économique ainsi que dans les ouvrages plus spécialisés, tels que, en langue française, ceux de Biacabe, Flamant, Kéréver... Un résumé des principaux ouvrages en langue française sur cette question est présenté dans «L'inflation,., Cahiers Français, mars-avril 1978. On consultera aussi avec profit les «Surveys» de Bronfenbrenner et Holzmann dans l'Ame'rican Economie Review, 1965 et de Laidler et Parkin dans The Economie Journal, 1975. Nous avons pour notre part présenté une analyse approfondie et une critique systématique de l'ensemble des théories de l'inflation dans notre ouvrage de référence, Inflation, stabilisation et système économique, op. cit., chap. I. Notons que les deux grandes théories et leur opposition sont fort anciennes et que leurs versions contemporaines ne sont que des actualisations dans l'ensemble très conformes aux versions initiales. Dès le xvr siècle, les économistes s'étaient rendus compte qu'on ne pouvait expliquer la croissance durable du niveau général des prix par la demande ou les coûts, mais qu'il fallait trouver des causes permanentes de la hausse de la demande ou des coûts soit dans l'augmentation des disponibilités monétaires soit dans celle des revenus. On retrouve le même débat au XVIII· siècle entre Hume et Steuart et surtout au début du XIX· entre Ricardo et Tooke. Il s'agit donc d'un clivage tout à fait traditionnel. C'est seulement vers la fin du XIX" siècle, en liaison avec l'étude statistique des trends, cycles et crises, qu'apparaîtra, dans ce débat pluriséculaire, un nouveau et troisième courant d'analyse mettant en relation les prix et la production, à partir de l'ouvrage magistral de Knut Wieksell, Geldzins und Güterpreise (Priee and Interest) de 1898, thème repris entre autres par Mises, Hayek, Simiand et Marjolin. Mais cette orientation disparaîtra après la Seconde Guerre mondiale. (17) où M est la masse monétaire, V sa vitesse de circulation, Q le volume des transactions, R le revenu global, Y le produit global et P le niveau général des prix. (18) Durant les années soixante et même encore le début des années soixante-dix, les controverses étaient assez intenses, mais elles se sont apaisées depuis lors, comme si tout avait été dit ou comme si le combat cessait faute de combattants. Ceci n'empêche pas la poursuite de discussions de détail, mais qui ne remettent plus en cause les principes. (19) Les politiques qu'elles inspirent confirment d'ailleurs cette complémentarité. La politique monétaire aboutissant à la hausse du prix relatif du capital et la politique des revenus à la baisse du prix relatif du travail, elles se renforcent mutuellement et peuvent être parfaitement combinées. Si dans d'autres domaines de l'intervention publique, les politiques d'inspiration classique ou d'esprit keynésien et leurs résultats peuvent ne pas être semblables, en matière de lutte contre l'inflation, il y a une remarquable concordance, tout à fait conforme à l'identité formelle des fondements théoriques.
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Nous ne nous engagerons pas ici dans une discussion détaillée de ces théories et nous nous contenterons de présenter les critiques qui nous paraissent essentielles. Si les avis divergent quant à l'importance relative des divers critères de la valeur d'une théorie scientifique, il est généralement admis que celle-ci devrait présenter simultanément trois qualités : vérité descriptive ou au moins représentativité symbolique, capacité prédictive et valeur opérationnelle (20). Or, de ces trois points de vue, les théories de l'inflation de longue durée ne sont pas réellement satisfaisantes. Si elles sont capables de fournir une représentation et une prévision plausibles des phénomènes d'accélération ou de décélération de la hausse des prix, elles ne permettent ni de saisir le mécanisme profond ou le foyer d'infection qui détermine le processus de l'inflation chronique, ni de prévoir avec précision les moments d'inflexion du rythme d'inflation, ni enfin de résoudre par elles-mêmes la question essentielle du partage volume-prix et donc de la stagflation. Et surtout, leur capacité opérationnelle, qui nous semble en définitive le critère le plus important pour toute science, est extrêmement limitée, puisque l'expérience montre que les politiques qu'elles inspirent ne parviennent à réduire le rythme de l'inflation qu'en cassant l'expansion et l'emploi et n'arrivent jamais à extirper définitivement le noyau de l'inflation chronique et à empêcher la reprise de la hausse des prix dès que l'économie connaît à nouveau une expansion durable et a fortiori quand elle est artificiellement relancée. On reproche souvent et à juste titre aux politiques de relance de l'activité d'entraîner indirectement la hausse des prix et des importations. Les politiques de lutte contre l'inflation, quant à elles, provoquent directement la récession et son cortège de coûts économiques et sociaux. A vrai dire, elles se ramènent purement et simplement à la stabilisation par le chômage, ou, au mieux, au refoulement de l'inflation par la précarisation de l'emploi. Autrement dit, elles ne provoquent la désinflation que de manière indirecte et provisoire et sont totalement inaptes à assurer durablement l'expansion dans la stabilité, elles en sont même la négation. Ces échecs politiques révèlent la faiblesse intrinsèque de ces explications, qui résulte à notre sens principalement de l'insuffisance d'observations concrètes et de la nature de l'approche théorique choisie. Nous reviendrons longuement, dans notre étude, sur les (20) On peut aussi soutenir, en considérant la forme plutôt que le fond, que la bonne théorie est celle qui a été établie en obéissant aux règles de la méthode scientifique. Mais ces règles sont-elles universelles? En particulier, sont-ce les mêmes pour l'étude des objets déterminés et invariants des sciences de la nature, qui admettent les techniques mécanicistes et extrapolatrices des mathématiques et les répétitions expérimentales, et pour l'étude des objets intentionnés et changeants des sciences de la société? Au surplus, qui peut définir les règles adaptées à l'objet d'une science particulière, sinon ceux qui la pratiquent? Ne sont-ils pas alors juges et parties? Et, en définitive, n'est-ce pas surtout le résultat d'une recherche qui doit compter plus que la manière dont on l'a obtenu?
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faits (21). Pour le moment, nous voudrions simplement attirer l'attention sur l'étonnante contradiction entre les caractéristiques formelles communes à ces deux théories - approche tautologique, macroéconomique, dichotomique, socio-politique - et les tendances de l'épistémologie contemporaine et même d'autres parties de la théorie économique. La première caractéristique commune aux deux interprétations est qu'elles s'appuient toutes deux, on l'a vu, sur des identités définitionnelles. L'avantage d'un tel fondement, contrairement aux explications empiriques qui reposent souvent sur de simples corrélations, est d'établir non seulement une relation de causalité, mais de démontrer la nécessité d'un phénomène. Expliquer réellement la hausse chronique des prix, ce n'est pas seulement dire, comme le pensent implicitement beaucoup de ceux qui écrivent sur ce sujet, notamment des praticiens de l'économie, pourquoi elle existe, mais pourquoi elle ne peut pas ne pas exister. L'utilisation d'une équation définitionnelle facilite une telle explication. Mais l'avantage a son revers. Des identités sont par nature irréfutables et insignifiantes et les déductions fondées sur elles peuvent être de ce fait, comme Popper l'a bien montré, non-scientifiques, parce que l'analyse risque d'être purement comptable ou tautologique. Comme le faisait remarquer un jour François Schaller à propos de la théorie quantitative de la monnaie - mais l'observation vaut tout autant pour la théorie nominale du revenu - «finalement tout dépend du sens que l'on prête au mot cause. Celle de la mort, c'est l'arrêt du cœur, mais semblable constatation ne permet pas de progresser beaucoup dans la connaissance de la maladie ni dans celle de la meilleure thérapeutique qu'il convient d'adopter.» De telles relations peuvent être fort utiles pour la prévision, mais cela n'implique nullement leur validité pour l'explication et encore moins pour l'action. Malthus notait déjà : « La source principale des erreurs et de la diversité d'opinions qui règne aujourd'hui parmi les écrivains qui traitent de l'économie politique, me semble tenir à la précipitation avec laquelle ils ont cherché à simplifier et à généraliser; car tandis que leurs adversaires s'appuyant davantage sur la pratique, tirent des conséquences trop hasardées de faits partiels auxquels ils accordent une importance exagérée, les théoriciens donnent dans l'excès contraire en ne soumettant pas leurs idées à l'épreuve d'une expérience étendue et éclairée, laquelle peut seule, dans un sujet aussi épineux, établir leur justesse et leur utilité. Les théories les plus brillantes et les plus belles classifications doivent (21) On trouve une vue d'ensemble de l'évolution et de la répartition de l'inflation mondiale de 1950 à 1980 dans International Financial Statistics Supplement on Price Statistics, F.M.I., Washington, 1981. En ce qui concerne la hausse des prix en France, durant la même période, on peut consulter, L'inflation en France et les moyens d'y remédier, Avis et Rapports du Conseil économique et social, J.O. du 17 juin 1982, ainsi que les études publiées régulièrement dans Economie et StatIstique ou la Revue de la Concurrence et de la Consommation, Ministère de l'Economie, Paris.
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s'écrouler devant le sanctuaire de la vérité, dont l'observation des faits et l'expérience peuvent seules nous ouvrir l'entrée ». En liaison avec l'approche tautologique, l'analyse est en outre macroéconomique et abstraite, c'est-à-dire fondée sur la considération de grandeurs globales, de moyennes générales, de mécaniques massives ou de forces anonymes. Mais Hayek relevait dès les années trente la faiblesse d'une telle approche, elle aussi commune aux deux théories. «Les principales déductions de la théorie économique non monétaire sont fondées sur l'hypothèse d'une connaissance des décisions individuelles. Nous devons notre compréhension des phénomènes économiques, qu'elles qu'en soient les limites, à cette méthode « individualiste »... Par conséquent, si la théorie monétaire essaie d'établir des relations causales entre agrégats ou moyennes générales, c'est à cause de son retard sur le développement de la science économique en général. En fait, ni les agrégats ni les moyennes n'interagissent, et il ne sera jamais possible d'établir entre eux des relations systématiques de cause à effet, comme on peut le faire pour des phénomènes individuels, des prix individuels, etc. J'irai même jusqu'à affirmer que, compte tenu de la nature même de la théorie économique, des moyennes ne peuvent jamais constituer un lien dans son raisonnement» (22). Mais la principale caractéristique des deux théories est cc l'approche dichotomique », fondement théorique d'un postulat de séparabilité que l'on retrouvera dans la politique économique. La base du raisonnement est en effet que production d'une part, monnaie ou revenu d'autre part sont déterminés indépendamment l'une de l'autre et par des lois propres et contradictoires. La production est le fait des entreprises et est en principe portée constamment au maximum, sous réserve simplement des difficultés naturelles, des freins institutionnels ou des imperfections humaines de la gestion. La création monétaire est le fait des autorités publiques, la répartition le fait des ménages en tant que demandeurs de revenus, les deux étant caractérisés par un comportement discrétionnaire. Niveau de la production et niveau du revenu ou de la dépense monétaire n'ont aucune chance de coïncider, parce qu'ils dépendent de facteurs totalement distincts. Autrement dit, sans la perturbation des facteurs monétaires que sont le crédit ou le revenu, l'économie tendrait spontanément vers la stabilité des prix, et cet équilibre nominal n'affecterait et ne compromettrait pas l'équilibre réel. Or, rien n'est moins sûr. La stabilité spontanée du niveau général des prix est démentie par toute l'histoire de l'économie d'échange, aussi loin que l'on remonte dans la nuit des temps (23). Et le (22) F. Hayek, Prix et production, 1931, tr. fr. 1980, p. 63. (23) Contrairement à ce qui est souvent prétendu, l'inflation endémique n'est nullement une caractéristique spécifique de notre société ou de notre économie. Quiconque s'est intéressé quelque peu à l'histoire économique ancienne, sait que
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postulat dichotomique a été critiqué à juste titre depuis fort longtemps et n'est plus du tout, en dehors de ces deux cas, admis par la théorie économique générale, où l'on considère qu'il y a interaction entre les phénomènes nominaux et réels. Comment admettre d'ailleurs, lorsque l'on observe un tant soit peu la réalité des comportements économiques, que le revenu ou le crédit n'affecterait pas, au plan microéconomique et à court terme, la production réelle, même en présence d'anticipations rationnelles, c'est-à-dire en l'absence d'illusion monétaire globale à long terme, et que la production ne déterminerait pas à son tour la formation des revenus et la création monétaire? Comment comprendre la stagflation chronique dans une telle perspective? Et, enfin, comment expliquer, dans ces conditions, que les politiques des crédits ou des revenus freinent l'expansion et provoquent le chômage et n'affectent en réalité le niveau des prix qu'à travers le niveau de l'activité au lieu d'agir directement sur lui et lui seul? Il Y a totale contradiction entre ·le postulat central de ces théories et les processus mêmes des politiques qu'elles inspirent. Dans la mesure où, derrière les grandeurs globales, apparaissent des agents économiques, il est frappant de constater que les deux théories inversent complètement l'interprétation que suggèrent a priori la simple considération des faits et la tradition théorique la plus constante. Alors que l'observation et l'analyse incitent à accorder, surtout à long terme, un rôle déterminant à l'entreprise et, par
ce phénomène a sévi à intervalles plus ou moins réguliers dans toutes les puissances de l'Antiquité et dans tous les royaumes du Moyen Age, et qu'il s'est manifesté ensuite du XVI· au XX" siècle dans toutes les parties de l'Europe et du monde. Pour ne retenir que le XIX" siècle, qu'on présente fréquemment comme un exemple de stabilité économique continue, on peut y découvrir au moins trois grandes périodes de hausse ininterrompue des prix de 1790 à 1810, de 1850 à 1873 et encore de 1896 à 1910, sans compter de plus courtes phases de hausse. Sur cet arrière-plan historique, l'inflation contemporaine n'apparait que comme le dernier mouvement de hausse chronique des d'une longue série et - fait particulièrement significatif - c'est la stabilit durable des prix qui semble constituer une situation assez exceptionnelle. On trouve d'ailleurs confirmation de cette permanence dans le fait que de nombreux penseurs ou praticiens se sont intéressés à ce problème dans le passé. Nous savons avec certitude que, successivement, les autorités anciennes de l'Egypte, d'Israël, de Grèce, de Rome, puis d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, de France ou d'Allemagne, etc. s'en préoccupèrent vivement et qu'entre autres la Bible, Aristote, Xénophon, les technocrates anciens, notamment ceux du BasEmpire, puis ceux des rois d'Occident, Nicolas Oresme, etc. ont traité de ce problème. La querelle entre Jean Bodin et M. de Malestroit, que l'on situe fréquemment à l'aube de la pensée économique moderne, ne portait sur rien d'autre que la longue et sensible hausse du niveau général des prix au XVIe siècle, qui a connu un quintuplement des prix et même déjà, au moins en Espagne, la stagflation. Presque tous les auteurs mercantilistes, de nombreux hauts fonctionnaires, des banquiers et des philosophes ont écrit sur le thème de la valeur de la monnaie du XVIe au XVIII" siècle. Et les économistes contemporains ne font souvent que reprendre, en les modernisant, les débats et les arguments échangés jadis entre Hume, Steuart, Smith, Tooke, Ricardo, Say, Marx, Stuart-Mill, Walras, Marshall, Wicksell ou Keynes, pour ne citer que les plus grands. Quelqu'un a écrit que «l'inflation est aux économistes ce que l'amour est aux romanciers JO. Il s'agit en tout cas d'un problème permanent de l'analyse et du contrÔle de l'économie de marché.
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voie de conséquence, au produit réel, à la demande de monnaie et à l'offre de revenu, ces théories centrent l'explication sur les autorités et les ménages, le produit nominal, l'offre de monnaie et la demande de revenu. Autrement dit, ce sont des théories de l'inflation toujours « involontaire» pour les entreprises (24). Cette orientation curieuse est encore accentuée, dans l'analyse contemporaine, par l'importance accordée aux phénomènes psychologiques d'information et d'anticipation, au détriment des évolutions réelles, et corrélativement à la «crédibilité» des pouvoirs publics. Mais, comment des phénomènes aussi volatiles et réversibles pourraient-ils expliquer un déséquilibre aussi profond et durable que l'inflation ou la stagflation chroniques? Au surplus, n'est-il pas étrange et paradoxal de leur accorder plus d'effets réels qu'au revenu ou au crédit? N'y a-t-il pas, enfin, un contraste étonnant entre cette interprétation et la mise en évidence, dans la théorie générale, des déterminismes objectifs dans les grandes transformations de l'activité économique, toute explication de l'évolution par la prévision subjective que s'en font les agents économiques ou encore par les indexations de droit ou de fait relevant évidemment, dans une large mesure, d'un raisonnement circulaire (25). Si l'on considère enfin la nature des facteurs qui sont censés déterminer le comportement des autorités et des ménages et expliquent donc l'excès de monétisation ou le conflit de répartition, on constate que ces théories sont des interprétations politiques, sociologiques et même, à la limite, idéologiques, substituant en fin (24) Le raisonnement est curieux. On oublie apparemment que dans toute négociation il y a deux partenaires et que le plus important est a priori l'entreprise. On trouve anormal que les ménages demandent toujours plus de revenus et que les banques offrent toujours plus de crédits, comportements pourtant fort compréhensibles de la part d'agents poursuivant leurs intérêts particuliers et ignorant les possibilités réelles de leurs partenaires à l'échange. En revanche, on trouve apparemment tout à fait normal que, pour assurer le développement de la production, les entreprises, agents pourtant réputés rationnels et qui n'ignorent aucun des éléments du problème, acceptent constamment de faire plus d'emprunts ou d'accorder plus de revenus qu'elles ne réalisent de produits à l'aide des facteurs ainsi rémunérés. Eventuellement compréhensible à court terme, une telle règle de gestion paraît très surprenante à long terme et constitue une anomalie de l'économie de marché qui, à notre avis, mérite examen et exige explication. (25) Malgré l'évidente contradiction interne, l'imperfection des informations et la perfection des anticipations sont devenues depuis quelque temps les explications universelles pour tous les déséquilibres constatés dans le monde et toutes les impuissances de la politique économique. Pourtant, l'observation de la réalité actuelle donnerait plutôt à penser que les agents économiques subissent une véritable sur-information et connaissent une sous-prévisibilité d'évolutions économiques très incertaines. Si l'on suivait cette «mode théorique », il suffirait en bonne logique de pratiquer l'incantation psychologique, d'augmenter encore l'information déjà surabondante et de détériorer l'anticipation des agents économiques pour arranger, comme par enchantement, tous les déséquilibres de l'économie actuelle. Quelle vision idyllique! On s'étonne que des recettes miracles aussi simples et faciles à mettre en œuvre ne soient pas systématiquement recommandées par les théoriciens et utilisées exclusivement par les responsables ... Mais peut-être les uns et les autres gardent-ils un minimum d'esprit critique à l'égard d'explications aussi artificielles que simplistes ...
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de compte à une causalité économique une sorte de responsabilité morale. Ce ne serait serait pas la gestion des entreprises ou un dérèglement de l'économie qui provoquerait l'inflation chronique, mais, selon les monétaristes, le laxisme de l'Etat, et, selon les théoriciens du revenu, l'indiscipline de la société. Autrement dit, l'hypothèse implicite est que si, à court terme, le système économique peut éventuellement perturber le fonctionnement du système social ou politique, à long terme, la causalité est inverse: le système social et le système politique sont les déstabilisateurs du système économique. L'idée que la vie économique est essentiellement déterminée à long terme par l'idéologie et par l'action des groupes sociaux ou des pouvoirs publics et que des dérèglements durables du système économique peuvent être les résultats d'évolutions du système social ou politique, constitue une « optique scientifique fondamentale» dont la valeur ne peut être testée que dans celle des déductions. Rien n'interdit cependant de lui opposer un autre postulat, à savoir que les comportements politiques et sociaux sont, au moins partiellement, le produit de mécanismes économiques et qu'à long terme surtout, c'est le dérèglement du système économique qui est la cause des désordres politique, social et intellectuel, plutôt que l'inverse. A l'encontre de la vision socio-politique, une telle conception ne contredit pas le fait que l'inflation a existé et continue d'exister, généralement en changeant simplement de forme, dans les systèmes politiques et sociaux les plus variés, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Elle s'accorde bien aussi avec le déroulement presque mécanique et l'implacable développement du processus, qui traduisent un phénomène profondément déterminé. Elle ne s'oppose pas à la constatation de l'antériorité historique de ce déséquilibre, comme de tous les autres d'ailleurs, sur l'intervention publique ou la réaction sociale, qui semblent plutôt des phénomènes dérivés. Cette vision des choses s'appuie aussi sur la tradition scientifique la plus forte, qui a mis l'accent sur ce type de causalité, a priori plus crédible, dans un système économique essentiellement fondé sur des décisions individuelles et des mécanismes automatiques. Si les groupes et les autorités peuvent avoir des objectifs propres et disposent à court terme d'une certaine marge de manœuvre, la force des déterminismes économiques les oblige à long terme à des comportements d'adaptation plutôt que de domination. Enfin, l'expérience semble prouver que, pour l'analyse des faits, la vision économique des choses est, en règle générale, la plus fructueuse et qu'elle est aussi la plus «opérationnelle », c'est-à-dire celle permettant de découvrir les moyens d'action les plus efficaces. En fait, l'adoption d'interprétations politiques, sociologiques ou idéologiques ne constitue souvent, à certains égards, qu'un aveu d'échec de l'analyse proprement économique. En définitive il nous semble que les théories dominantes de
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l'inflation chronique, la théorie quantitative de la monnaie et la théorie nominale du revenu, offrent peut-être une description, mais non une explication satisfaisante du phénomène. Elles présentent bien des aspects au moins discutables sinon erronés. En tout cas, de fortes présomptions font douter, malgré leur ancienneté et le consensus implicite existant à leur sujet, de leur validité intrinsèque. Il est donc surprenant que des analyses aussi contestables et dont les applications politiques ont fait la preuve, depuis des siècles, soit de leur inefficacité soit de leur nocivité aient pu être soutenues pendant si longtemps et continuent d'être intégrées presque sans réserve dans les modèles généraux de l'équilibre général. Il est vrai qu'elles correspondent parfaitement aux canons formels de l'analyse économique globale : cohérence logique au détriment de la pertinence empirique, et précision comptable au détriment de l'observation des faits. Mais, la large adhésion dont elles bénéficient s'explique sans doute surtout par le fait qu'elles reposent sur des postulats si anciens qu'ils sont devenus inconscients et que plus personne ne songe à les mettre en doute. Et comme les économistes sont spontanément très conservateurs, ils mettent en général plus d'énergie à consolider les parties les plus menacées de leur patrimoine scientifique qu'à les démolir pour construire du neuf mieux adapté. En fait, comme le déclarait il y a fort longtemps Ugo Papi, «la théorie de l'inflation est l'un des points les plus faibles de la pensée économique». Depuis lors, rien n'a changé et Arthur Okun notait encore en 1980 : «Il est un fait évident : aucune école de pensée n'a une théorie satisfaisante de l'inflation». Si tel est le cas, il nous semble que, pour progresser aujourd'hui réellement dans l'étude et l'amélioration de la régulation économique, la science économique ne doit pas poursuivre ses recherches en maintenant comme allant de soi des théories fondées sur des postulats aussi contestables. Bien au contraire, il lui faut opérer une rupture délibérée avec ces théories traditionnelles, faire table rase et reprendre entièrement le problème de l'inflation de longue durée, car c'est seulement à partir d'une nouvelle interprétation de ce phénomène qu'il y aura peut-être une chance de découvrir une solution véritable à la stagflation actuelle. De tout temps, le principal obstacle à la réalisation de l'expansion dans la stabilité n'a pas été dans la réalité, mais dans la vision erronée que la science économique avait de cette réalité. Certes, quand les circonstances ne sont pas trop défavorables et les conséquences pas trop graves, «l'erreur commune peut tenir lieu de vérité», comme disait Pascal, mais il arrive fatalement un jour où la fausse conception doit être délibérément rejetée. On dit souvent de nos jours que, pour sortir de la crise, il faut avoir le courage d'imposer à la société les rigueurs et les sacrifices nécessaires. A notre avis, l'histoire économique prouve qu'en réalité, dans de telles circonstances, la véritable solution ne réside jamais
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dans la réduction du niveau de vie de la population, mais toujours dans l'abandon de quelque vieux dogme de la science économique. Et que ce sacrifice-là évite en général tous les autres ...
la révolution toujours nécessaire Depuis ses débuts, l'économique ne s'est pas comportée comme la plupart des autres sciences qui tentent d'expliquer et de dominer des phénomènes réels. Si l'on considère les sciences de la nature, comme la chimie ou la biologie, ou d'autres sciences de la société, comme la science politique ou la sociologie, on constate que toutes, elles s'efforcent avant tout d'observer le réel et d'en induire des lois, que si elles émettent des hypothèses, elles les confrontent systématiquement au réel et enfin qu'elles ne recourent à des artifices théoriques, à la logique mathématique et à la vérification indirecte que dans la mesure où l'observation directe du réel devient techniquement impossible. La science économique établie, quant à elle, a adopté, dès le début du XIX' siècle, une méthode très différente, consistant à substituer à l'observation directe et à l'induction, pourtant particulièrement aisées l'une et l'autre dans une science sociale qui peut même aller jusqu'à l'introspection des cellules fondamentales du système qu'elle étudie, un raisonnement déductif fondé sur le postulat de rationalité économique pure, et formalisé, autant que possible mathématiquement, dans des modèles généraux abstraits et des théories spéciales cohérentes avec ces modèles. En principe, il a toujours été entendu que les résultats de cette analyse purement logique devaient être confrontés aux faits observables, mais on a pu constater historiquement que les contradictions entre les conclusions de la théorie et les phénomènes de la réalité n'ont généralement pas abouti au rejet des théories ou des modèles, mais soit à l'explication commode par des facteurs exogènes soit, quand ce n'était vraiment pas possible, à l'élaboration d'artefacts permettant de maintenir, en dépit de tous les faits observables, les axiomes rationnels et les déductions essentielles de la théorie. En outre, comme ces analyses se référaient à des « lois naturelles », alors qu'il n'y a pas un seul fait économique qui ne soit dû à des décisions humaines, on a abouti à ce paradoxe étrange et sans doute unique parmi les disciplines scientifiques que, pour l'explication, la science économique se soumettait à des idées et que, pour l'action, elle s'inclinait devant les faits, c'est-à-dire à un renversement total de la pratique scientifique courante (26). (26) Peut-être avons-nous tendance, par connaissance superficielle des autres sciences, à exagérer l'opposition entre leurs pratiques et celles de la science économique. Il y a un siècle Taine écrivait déjà à propos de toute la science
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Il semble que cette orientation curieuse de la science économique s'explique par la philosophie hyper-rationaliste et la mystique ultra-scientiste qui régnaient, au moment où elle s'est constituée, particulièrement dans la physique classique, dont Ricardo surtout avait voulu faire le modèle pour l'élaboration d'une sorte de « physique sociale ». Dès lors, l'imitation de la cohérence logique, de la précision quantitative et de la neutralité éthique de cette science prestigieuse devint une véritable obsession pour les économistes, même au prix d'un grave «réductionnisme scientifique ». A l'étude de la société vivante soumise à une psycho-logique, ils ont voulu systématiquement appliquer les principes et les méthodes valables pour l'étude de la matière inerte soumise à une physico-logique. Bien plus, alors même que la physique abandonnait progressivement, quant à elle, son rationalisme scientiste primitif, cette maladie infantile de la science, et changeait profondément ses fondements philosophiques dans un sens relativiste dès le début du xx· siècle, paradoxalement la science économique n'a pas cessé d'accentuer l'imitation d'une science dépassée. Au siècle d'Einstein et de Heisenberg, on peut dire que les modèles des économistes sont demeurés Newton et Laplace. Un savant contemporain évoque bien les conceptions de la physique de l'époque et leur évolution ultérieure. «On sait que certains philosophes ont défini le progrès de la science en termes de rupture, de coupure et de négation, de dépassement de l'expérience concrète vers une abstraction de plus en plus aride. Selon notre interprétation, ils traduisaient sans plus ce qui fut la situation historique de la science physique classique : elle a nié les questions les plus «évidentes » que suscite l'expérience des rapports des hommes avec le monde, parce qu'elle était incapable de leur faire place... Il existe certes un devenir abstrait des théories scientifiques - nous aurons l'occasion de parler de la purification progressive du langage de la dynamique. Mais les innovations décisives dans l'évolution de la science ne sont pas de cet ordre. Elles résultent de l'incorporation réussie dans le corpus scientifique de telle ou telle dimension nouvelle de la réalité ... ou, pour mieux dire, elles expriment l'ouverture effective de la science au milieu où elle se développe... Affirmer cette ouverture, c'est aller à l'encontre d'une autre conception courante à propos de la science. L'idée qu'elle évolue en se libérant des exigences reçues de compréhension des processus naturels (qu'elle se purifie de ce qu'on définit comme des préjugés liés au bon sens paresseux pour mieux les opposer à l' « ascèse » de la raison) débouche en effet sur l'idée qu'elle doit être le fait de communautés occidentale : « Depuis trois cents ans, nous perdons de plus en plus la vision pleine et immédiate des choses ... (pour étudier) au lieu des objets leurs signes, au lieu du terrain la carte". En tout cas, qu'elle soit ou non appliquée par d'autres sciences, une telle pratique nous parait erronée et particulièrement regrettable pour l'analyse économique.
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d'hommes à part, dégagés des intérêts mondains. D'où cette conclusion que la communauté scientifique devrait être protégée par rapport aux demandes, besoins et exigences de la société» (27). Quelle qu'ait pu être l'inspiration, en tout cas pendant plus de cent ans, les économistes classiques et la plupart des néo-classiques ont appliqué à l'étude du système économique une approche et une méthode qui, sous les apparences de la scientificité, rappelaient étrangement les règles et les procédés des études scholastiques et dogmatiques de la période pré-scientifique, où la part des croyances dépassait largement celle des constatations et où les présupposés déterminaient directement les conclusions. Dans une perspective historique, il faut sans doute nuancer l'appréciation des classiques, comme Ricardo et Say, par rapport à leurs successeurs. Les premiers avaient à combattre les excès dirigistes et les réglementations lourdes et maladroites de la période pré-industrielle, qui constituaient alors d'indiscutables freins au développement. Pour triompher de ce dirigisme dépassé, il leur a semblé utile de construire un modèle apologétique de l'économie de marché libérée, «démontrant» de manière « scientifique », donc sans réplique possible, que celle-ci pouvait fonctionner parfaitement sans les anciennes interventions de l'Etat. Malgré sa subjectivité sociale et sa déviation scientiste, cette analyse était alors historiquement utile et donc par là-même justifiée, même si la science économique eût beaucoup gagné à tenir compte dès ce moment-là des analyses beaucoup plus fines et plus nuancées de Malthus et de Sismondi. Mais leurs successeurs placés, quant à eux, devant les défaillances économiques et sociales du libéralisme et non plus devant celles du dirigisme ancien n'ont pas l' «excuse historique» des premiers classiques. Bien au contraire, leur défense obstinée d'un modèle erroné d'interprétation de l'équilibre économique était historiquement nuisible en empêchant les progrès nécessaires des institutions et des régulations de l'économie de marché. En maintenant contre vents et marées des postulats et des sophismes constamment démentis par les faits, et, en particulier, en affirmant sans relâche l'autorégulation de l'économie de marché, nonobstant la répétition constante depuis la plus haute Antiquité et encore durant tout le XIX' siècle, de dépressions et d'inflations longues, sans compter les fluctuations cycliques liées au développement de l'industrie, les économistes orthodoxes ont donc fait de plus en plus d'une science du réel une science-fiction. A vrai dire, ils ont fait fonctionner la science économique à l'envers, ils l'ont en quelque sorte placée sur la tête (28). (27) Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance - Métamorphose de la science, Paris, 1979, p. 24-25. (28) Il faut évidemment exclure de cette critique les économistes contemporains qui réagissent à nouveau contre certains excès du dirigisme sans exagérer pour autant les mérites du libéralisme, ainsi que, bien entendu, les disciples réalistes d'Adam Smith, comme Malthus Sismondi, Stuart-Mill, List,
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A chaque grande crise, qui mettait particulièrement en évidence l'inconsistance d'une telle analyse, des auteurs hétérodoxes et réalistes ont tenté de remettre la science économique sur ses pieds, mais généralement en vain (29). Le dernier en date, et, par la force des choses, le plus efficace à cet égard, fut John Maynard Keynes. Nous savons aujourd'hui que la Théorie Générale n'était pas aussi générale que son auteur et ses disciples pouvaient le penser et que, si elle a apporté une contribution stimulante et utile à l'analyse de l'équilibre réel de l'économie et à la lutte contre le chômage, elle est loin d'avoir fourni la solution intégrale et définitive du problème de la stabilisation de l'économie de marché. Il y a même de fortes raisons, Marshall, Wicksell et, également, pour des raisons inverses, les théoriciens purs comme Léon Walras et ses disciples - de Pareto à Allais - qui ont toujours clairement affirmé le caractère purement axiomatique ou normatif de leur modèle d'équilibre général, comme base d'une politique économique rationnelle, et qui n'ont jamais prétendu qu'il représentait le réel. C'est grâce à eux surtout que nulle autre science ne peut se prévaloir autant que la science économique de connaître l'état idéal de l'objet qu'elle étudie. Malheureusement, quelques créateurs et surtout les innombrables utilisateurs de ce modèle ne se sont pas encombrés de cette restriction et ont maintenu, contre toute évidence, par un acte de foi qui n'avait rien à voir dans cette affaire et tout en prétendant au label « scientifique JO, une confusion permanente de l'explicatif et du normatif, sans doute pour essayer de justifier le conservatisme et même parfois la régression sociale. Un courant opposé à ce libéralisme « scientifique JO a cherché au contraire à justifier à tout prix la révolution sociale par un socialisme tout aussi «scientifique". A cet effet, il a suffi à Karl Marx et à ses successeurs de reprendre dans une large mesure le modèle rationaliste et scientiste des classiques, en substituant à la nature l'histoire et aux individus les classes. Mais le marxisme a -ainsi établi un type d'interprétation de l'évolution économique dont le caractère apologétique, dogmatique et scholastique ne le cède en rien à celui du modèle classique. Une option entre ces deux conceptions n'a pas plus de sens qu'un choix entre les systèmes inhumains qu'elles ont fort logiquement contribué à établir... (29) Déjà an 1819, l'économiste européen Sismondi tente vainement, à côté de Malthus, d'infléchir l'orientation de la science économique dans le sens du réalisme. Il explique bien cette tentative dans ses Nouveaux principes d'économie politique. «Autrefois j'étais persuadé qu'il n'y avait plus autre chose à faire en économie politique que de répandre, parmi les gouvernants et parmi la masse du peuli'le, une doctrine sur laquelle les théoriciens me paraissaient universellement d accord ... Cependant, j'étais vivement ému de la crise commerciale que l'Europe a éprouvée dans ces dernières années; des souffrances cruelles des ouvriers des manufactures, dont j'avais été témoin en Italie, en Suisse et en France, et que tous les rapports publics montraient avoir été au moins égales en Angleterre, en Allemagne et en Belgique. J'étais persuadé que les gouvernements, que les nations faisaient fausse route, et qu'ils aggravaient la détresse à laquelle ils s'efforçaient de remédier ... De tous côtés, il me semblait voir des gens de bien qui faisaient le mal, des patriotes qui ruinaient leur pays, des âmes charitables qui multipliaient les pauvres ... La science entre leurs mains est tellement spéculative, qu'elle semble se détacher de toute pratique ... L'économie politique n'est pas une science du calcul, elle égare quand on croit se guider par des nombres ... Dans aucune la théorie ne trompe davantage parce que, dans aucune, il n'est si difficile de tenir compte de toutes les circonstances en apparence indépendantes qui réagissent les unes sur les autres... Je remontai donc aux principes, j'en tirai les conséquences à ma manière, et je recommençai la théorie, comme si rien n'était encore établi. .. Cependant, je remettais en doute les principes qu'on regardait comme arrêtés; j'ébranlais une science qui, par sa simplicité, par la déduction claire et méthodique de ses lois, paraissait une des plus nobles créations de l'esprit humain; j'attaquais une orthodoxie enfin, entreprise dangereuse en philosophie comme en religion ... "
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notamment de caractère structurel, de penser que l'interprétation et la politique keynésiennes seront à l'avenir de plus en plus obsolètes. Mais le mérite historique de John Maynard Keynes est et demeure d'avoir voulu à son tour rompre radicalement avec les procédés préscientifiques, en substituant au respect de certains dogmes la considération du réel, de manière à ce que la science économique puisse enfin expliquer correctement la réalité et permettre d'agir efficacement sur elle. Au-delà de l'impulsion qu'il a pu donner à la théorie et à la politique économiques de la seconde moitié du xx· siècle, c'est cette révolution dans les fondements de la science qui constitue certainement sa contribution principale et durable au progrès. Il semble indiqué de citer ici quelques passages-clés et fort célèbres de la Théorie Générale, qui, mieux que tout, permettent d'indiquer le sens et la portée de cette révolution toujours nécessaire. «Les théoriciens de l'école classique, écrivait-il, ressemblent à des géomètres euclidiens qui, se trouvant dans un monde non euclidien et constatant qu'en fait les lignes droites qui semblent parallèles se coupent fréquemment, reprocheraient aux lignes leur manque de rectitude, sans remédier autrement aux malencontreuses intersections qui se produisent. En vérité, il n'y a pas d'autre remède que de rejeter le postulat d'Euclide et de construire une géométrie non euclidienne. Une opération de ce genre est aujourd'hui nécessaire dans le domaine de la science économique ... ». « Notre critique de la théorie classique acceptée par l'Economie Politique a consisté moins à relever des erreurs logiques dans son analyse qu'à mettre en évidence le fait que ses hypothèses implicites ne sont jamais ou presque jamais vérifiées, de sorte qu'elle se trouve incapable de résoudre les problèmes économiques du monde concret... Car depuis Malthus les économistes professionnels paraissent avoir été insensibles au désaccord entre les conclusions de leur théorie et les faits d'observation... Il se peut que la théorie classique décrive la manière dont nous aimerions que notre économie se comportât. Mais supposer qu'elle se comporte réellement ainsi, c'est supposer toutes les difficultés résolues ... ». «L'élargissement des fonctions de l'Etat, qu'implique la responsabilité d'ajuster l'une à l'autre la propension à consommer et l'incitation à investir, semblerait à un publiciste du XIX· siècle ou à un financier américain d'aujourd'hui une horrible infraction aux principes individualistes. Cet élargissement nous apparaît au contraire et comme le seul moyen possible d'éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles et comme la condition d'un fructueux exercice de l'initiative individuelle ... Et je ne puis pas demeurer insensible à ce que je crois être la justice sociale et le bon sens ». «Ricardo conquit l'Angleterre aussi complètement que la Sainte Inquisition avait conquis l'Espagne... Une victoire aussi décisive a
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quelque chose de singulier et de mystérieux. Elle ne peut s'expliquer que par un ensemble de sympathies entre sa doctrine et le milieu où elle a été lancée. Le fait qu'elle aboutissait à des conclusions tout à fait différentes de celles qu'attendait le public profane ajoutait, semble-t-il, à son prestige intellectuel. Que son enseignement, appliqué aux faits, fût austère et souvent désagréable lui conférait de la grandeur morale. Qu'elle fût apte à supporter une superstructure logique, vaste et cohérente, lui donnait de l'éclat. Qu'elle présentât beaucoup d'injustices sociales et de cruautés apparentes, comme des incidents inévitables dans la marche du progrès, et les efforts destinés à modifier cet état de choses comme de nature à faire en définitive plus de mal que de bien, la recommandait à l'autorité. Qu'elle fournît certaines justifications aux libres activités du capitalisme individuel, lui valait l'appui des forces sociales dominantes groupées derrière l'autorité... ». « Mais, ajoutait Keynes dans ses Essays in biography, on ne peut se retirer de la lecture de la correspondance (entre Malthus et Ricardo) sans le sentiment que pendant une période de cent ans, l'affaiblissement presque total du type d'analyse défendu par Malthus et la domination de celui que prônait Ricardo ont été un désastre pour le progrès de la science économique. Dans ses lettres, Malthus parle le langage du simple bon sens, mais, la tête dans les nuées, Ricardo ne parvient pas à en saisir la force. La solide réfutation de Malthus rencontre un esprit si totalement fermé que Ricardo ne voit même pas ce que Malthus dit». « Le but de notre analyse n'est pas de fournir une machine automatique, c'est-à-dire un procédé qui, appliqué les yeux fennés, donne une réponse infaillible, mais de nous munir d'une méthode rationnelle et ordonnée pour résoudre les problèmes particuliers. Lorsque nous avons obtenu une conclusion provisoire en examinant les facteurs de complication un à un, il faut revenir sur nos pas et tenir compte, autant que possible, des réactions probables de ces facteurs les uns sur les autres. Telle est la nature du raisonnement économique. Toute autre façon d'appliquer nos principes formels de raisonnement (sans lesquels nous serions en tout cas perdus dans la nuit) nous induirait en erreur. Les méthodes pseudo-mathématiques qui donnent une figuration symbolique d'un système d'analyse économique, ont le grave défaut de supposer expressément l'indépendance rigoureuse des facteurs dont elles traitent et de perdre leur force et leur autorité lorsque cette hypothèse n'est pas valable. Dans le raisonnement ordinaire, où nous n'avançons pas les yeux fermés, mais où, au contraire, nous savons à tout moment ce que nous faisons et ce que les mots signifient, nous pouvons garder « derrière la tête» les réserves nécessaires ainsi que les restrictions et les adaptations que nous aurons à faire par la suite, alors qu'il n'est pas possible de transporter de la même manière des différentielles partielles complexes « en marge » de plusieurs pages d'algèbre où on les suppose toutes nulles. Trop de récentes « économies mathématiques»
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ne sont que pures spéculations; aUSSI ImpreCIses que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d'oublier dans le dédale des symboles vains et prétentieux les complexités et les interdépendances du monde réel» (30). Le plus célèbre disciple de Keynes, le plus fidèle à l'esprit sinon à la forme de son enseignement, Joan Robinson, a bien mis en évidence la rupture épistémologique recherchée par le maître de Cambridge. « Du point de vue du développement des idées, écrivaitelle, le point le plus important de la Théorie Générale était qu'elle rompait avec la théologie des axiomes orthodoxes. Keynes considérait la situation réelle et essayait de comprendre comment fonctionne une économie réelle. A cette époque cela ressembla à une révolution; un jour nouveau venait de se lever.» « Mais, poursuivait-elle aussitôt, bientôt le ciel s'obscurcit. Après 1945, les idées révolutionnaires de Keynes étaient devenues orthodoxes à leur tour. En théorie économique, la nuit théologique tomba à nouveau... Une nouvelle orthodoxie fut rapidement établie par un moyen simple. La loi de Say fut remplacée par l'hypothèse qu'une politique économique keynésienne bien conduite permet à l'investissement de rester à un niveau qui absorbe l'épargne de plein-emploi. Le reste des doctrines des néo-classiques pouvait alors être ressuscité ... Il n'est pas difficile, ajoutait-elle en conclusion, de fabriquer des modèles à partir d'un ensemble d'hypothèses. La difficulté est de trouver les hypothèses qui aient un rapport avec la réalité ... ,. (31).
Nous partageons tout à fait ce point de vue, même si nous n'en tirons pas du tout les mêmes conséquences. Dans ce qu'elle avait de plus essentiel, « la révolution keynésienne» a fait long feu. Il y a eu ultérieurement régression et même « contre-révolution» à la fois quant à l'esprit, au fond et à la forme. Tout d'abord, sur le fond, comme l'expliquait très bien Joan Robinson dans le même ouvrage, Keynes lui-même n'était pas allé jusqu'au bout de ses propres principes. Il fut donc aisé pour ses successeurs, comme Hicks, Samuelson et d'autres, d'élaborer ce qu'on a appelé la « synthèse néo-classique» entre les conceptions classiques et keynésiennes, qui intégrait notamment la nouvelle analyse des mécanismes endogènes d'instabilité et de chômage involontaire. Samuelson pouvait exprimer un hommage sincère à Keynes en disant qu' « il ne nous a pas rendus keynésiens, mais meilleurs économistes» et Friedman lui-même pouvait déclarer, au milieu des
(30) J.M. Ke~nes, Théorie Générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, trad. franç. Pans, p. 42, 55-56, 298-299, 371, 373. (31) J. Robinson, Hérésies économiques, 1969, trad. franç., Paris, 1971, p. 16, 17 et 229. Notons que Joan Robinson, qui vient de décéder, prédit dans ce livre, avec beaucoup de lucidité, la crise économique qui allait survenir.
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années soixante, sans se renier : «Aujourd'hui nous sommes tous keynésiens )} (32). En effet, la révolution dans les principes n'aboutit chez Keynes qu'à une semi-rupture avec les dogmes du modèle classique, que, pour notre part, nous caractériserons ainsi. Sans doute parce qu'il était exclusivement préoccupé du problème pratique des années trente, le chômage chronique, et que la question des prix ne se posait à l'époque que sous la forme de la déflation, Keynes n'a en réalité mis en question que l'autorégulation réelle du système économique et n'a cherché une interprétation nouvelle et une régulation efficace que pour les déséquilibres réels. Sur la question de l'équilibre nominal, son interprétation est restée traditionnelle. Rappelons la phrase-clé où il résume le plus systématiquement sa conception de l'équilibre global en rapport avec la monnaie : «Tant qu'il existe du chômage, l'emploi varie proportionnellement à la quantité de monnaie; lorsque le plein-emploi est réalisé, les prix varient proportionnellement à la quantité de monnaie.» (33). Certes, il consacrera ensuite, comme d'habitude, une série d'analyses à nuancer cette affirmation générale, mais celle-ci demeure (34). Cette prise de position permet de préciser clairement la part des croyances classiques que Keynes a abandonnée et celle qu'il a conservée. Elle montre tout d'abord qu'il a rejeté totalement le dogme de l'autorégulation réelle de l'économie en vertu de la loi des débouchés, c'est-à-dire de l'ajustement automatique de la demande à l'offre, ainsi que celui de la neutralité réelle de la monnaie : la masse monétaire n'est pas pour lui un voile, elle peut engendrer aussi bien un déséquilibre réel que nominal et sa manipulation peut permettre à la fois le rééquilibre réel et nominal. Sur ces deux questions de principe, Keynes a eu raison (35), même s'il s'est (32) De tout temps, l'orthodoxie classique a eu une remarquable capacité d'absorption, par des artifices théoriques divers, des innovations hétérodoxes. Comme l'écrivait déjà notre regretté maître Daniel Villey dans sa Petite histoire des grandes doctrines économiques : « Ce ne sont pas les moindres fruits de l'école classique anglaise que toutes ces révoltes qu'elle a provoquées. Le nationalisme économique, l'humanitarisme anti-économique, l'étatisme, la sociologie, la critique historique sont nés au choc de son dogme et se sont fortifiés à le combattre. Les adversaires ont gagné mille batailles; l'école anglaise a gagné la guerre. Mais la guerre l'a transformée, enrichie de multiples dépouilles ... » (33) Théorie Générale, p. 297. (34) Pressé par les circonstances, Keynes est évidemment allé à ce qui était essentiel à l'époque. Cependant, contrairement à ce que Lerner a prétendu un jour, il a bien vu la possibilité de la stagflation, de la coexistence de l'inflation et du chômage (cf. p. 297-310), mais en tant que phénomène mineur et passager dans ce que Leijonhufvud a appelé le « corridor ». On en trouve également confirmation dans son ouvrage ultérieur How to pay for the war, 1939. La même année, il rejettera aussi beaucoup plus nettement la théorie quantitative de la monnaie, dans sa préface à la 1'" édition française de la Théorie Générale. (35) Cette position n'était d'ailleurs pas originale. La non-neutralité de la monnaie avait déjà été démontrée par Wicksell, Mises et surtout, plus récemment, par Hayek, dans Geldtheorie und Kon;unkturtheorie, Vienne, 1929. L'interprétation hayekienne était d'ailleurs plus riche que celle de Keynes en ce qu'elle mettait l'accent non seulement sur les effets globaux mais aussi sur les conséquences structurelles de la monnaie sur l'activité.
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trompé dans l'application en extrapolant la situation des années trente et en prévoyant une tendance historique d'affaiblissement de la demande. En réalité, rien ne garantit la stabilité réelle du système, mais il apparaît aussi, comme le montre la succession historique des cycles longs, que rien ne garantit non plus son instabilité réelle. En revanche, Keynes a repris implicitement le dogme de l'automaticité de la stabilité nominale de l'économie en l'absence de perturbations politiques volontaires ou involontaires de la création monétaire, ainsi que celui de la neutralité nominale de la production. Enfin, en séparant nettement, sous réserve d'une zone intermédiaire de stagflation légère, l'instabilité réelle (dépression et chômage) et l'instabilité nominale (surchauffe et inflation) par la position correspondant approximativement au plein-emploi, il a repris, sous une autre forme, le dogme classique de l'indépendance des équilibres réel et nominal et donc de la séparabilité de la stabilisation réelle et de la stabilisation nominale. Quand on analyse ainsi avec précision les implications de la conception keynésienne des déséquilibres, on s'aperçoit que, sur le fond et si on se réfère au débat initial du début du XIX" siècle, Keynes n'a en somme pas tellement cherché à rejeter le modèle classique qu'à réaliser une synthèse entre les conceptions des orthodoxes (Ricardo et Say) et des hétérodoxes (Malthus et Sismondi) de l'époque et de tous ceux qui les ont suivis. Mais, avec le recul du temps, on comprend que c'est précisément l'insuffisance de la rupture avec les dogmes classiques qui allait être le talon d'Achille de sa théorie et l'origine de l'échec de sa politique dans la crise actuelle de l'équilibre nominal. Sur un point qui devait avoir les plus graves conséquences politiques, il est même allé plus loin dans le dogmatisme que les classiques eux-mêmes. En effet, en affirmant le principe de la séparabilité de la stabilisation macroéconomique nominale et réelle, et de l'allocation microéconomique, statique et dynamique, il élargissait le postulat classique qui ne distinguait que la stabilisation nominale et l'allocation réelle. Notons d'ailleurs qu'en prenant cette position, Keynes s'est en partie contredit lui-même, puisqu'à diverses reprises il avait critiqué la dissociation faite par ses prédécesseurs entre l'étude microéconomique et l'approche macroéconomique, mais il faut bien reconnaître que, comme tout innovateur intuitif, il n'était pas à une contradiction près. Le fondement essentiel de son principe de séparabilité était dans l'analyse de la dysharmonie entre les intérêts individuels et l'avantage collectif ou intérêt commun à tous, notamment l'opposition entre les comportements individuels de thésaurisation et le niveau souhaitable de la dépense globale et, inversement, entre l'insuffisance de la demande effective et la réussite des activités individuelles. Il a fait, dans ce contexte, l'éloge de la Fable des abeilles de Bernard de Mandeville, dans laquelle la vertu privée devient vice public, et l'apologie de la dépense ou même du gaspillage.
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Plus sérieusement, il a cherché à démontrer non seulement l'utilité d'un soutien de la demande globale pour assurer les conditions macroéconomiques des productions individuelles, mais aussi l'utilité d'une redistribution des revenus vers les catégories les plus consommatrices, même, si nécessaire, au détriment des incitations microéconomiques de l'offre. «Les financiers, entrepreneurs et tutti quanti aiment assez leurs métiers pour que leur travail puisse être obtenu à bien meilleur marché qu'à présent» (36). Il Y avait dans toutes ces positions la part du paradoxe, le souhait profond d'une répartition plus juste et la préoccupation immédiate de la relance de l'activité, mais ces conceptions, assez justifiées à l'époque, allaient avoir des retombées regrettables sur la politique économique et sociale ultérieurement pratiquée et par voie de conséquence sur l'allocation optimale des ressources économiques. C'est le principal reproche que lui fera immédiatement, avec beaucoup de pertinence, Friedrich von Hayek et que développeront peu après, Joseph Schumpeter, Wilhelm Ropke et François Perroux. Il est clair que le «paradoxe des conséquences », comme l'appelait Max Weber, est parfaitement exact dans certaines circonstances et fonde la nécessité occasionnelle du soutien macroéconomique de la demande globale (37). Mais il était injustifié d'en faire une nécessité permanente et surtout d'en déduire la validité de n'importe quelle dépense ou la possibilité de toute forme de redistribution. Autrement dit, il ne fallait pas si radicalement séparer la demande et l'offre, la régulation et l'allocation, l'équilibre et l'optimum. Car, si l'Etat cherche à améliorer le fonctionnement à court terme de l'économie par des dépenses globales improductives, il compromet le rendement microéconomique et risque même, par rétroaction, de compromettre aussi l'équilibre. D'autre part, s'il vise à éliminer toutes les fluctua(36) Théorie Générale, p. 370. - Rappelons que cette question de l'harmonie ou au contraire de la contradiction entre la poursuite des intérêts individuels et la réalisation de l'avantage collectif, ainsi que celle des stimulants microéconomiques et des régulations macroéconomiques nécessaires pour assurer leur harmonisation, sont les questions centrales de l'organisation du système économique, au moins depuis la Richesse des Nations d'Adam Smith. Il était donc très regrettable que Keynes ait traité ces problèmes systémiques essentiels de manière circonstancielle, partielle et superficielle et que certains de ses disciples aient encore, pour formaliser sa pensée, simplifié à l'extrême ses analyses et ses propositions. La nocivité croissante d'un certain «keynésianisme» a été dans une large mesure le produit de cette légèreté dans l'analyse du fonctionnement du système économique. On retrouvera d'ailleurs par la suite la même légèreté et la même nocivité dans le courant opposé du «monétarisme », lorsque celui-ci diffusera la conception de l'harmonisation automatique des intérêts particuliers et de l'intérêt général, au niveau national par les taux d'intérêt flexibles, et au plan international par les taux de change parfaitement flottants. (37) En fait, après la Seconde Guerre mondiale, le soutien de la demande globale s'est fait de plus en plus davantage par l'action collective des salariés sur leurs revenus directs et indirects, avec les conséquences inévitables sur les coûts et les prix des entreprises, que par l'action étatique sur le budget et le crédit. Plus que «l'étatisme", c'est «le syndicalisme» et «le mutualisme" qui ont donné à la stimulation de l'activité une permanence et une ampleur non prévues ni même souhaitées par Keynes.
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tions de l'activité, y compris celles qui résultent de processus d'adaptation structurelle, il freine l'évolution équilibrée et optimale à long terme de l'économie. Enfin, s'il veut améliorer la répartition des revenus au sein de la société, il ne peut y parvenir en compromettant durablement la stimulation des agents productifs. Autrement dit, il ne fallait pas poser le principe de la séparabilité permanente, mais celui de la complémentarité occasionnelle entre la régulation publique et l'allocation privée. Les néo-keynésiens, qui se sont trouvés ultérieurement devant le problème de la stagflation chronique, ont pris généralement conscience de la faiblesse de cet aspect de la synthèse keynésienne. Ils en déduiront d'abord la nécessité de substituer à la manipulation globale et indifférenciée de la demande, que ce soit par les instruments monétaires ou budgétaires, une manipulation plus sélective et orientée de manière plus productive, sans voir cependant la contradiction entre l'affirmation de l'instabilité des mécanismes naturels de l'économie et la croyance à la stabilité des processus étatiques de régulation fine de cette économie. Ceux d'entre eux qui ont une tendance dirigiste proposeront en outre de dépasser la séparation entre régulation et allocation par une subordination de la politique conjoncturelle à la politique structurelle, notamment, en France, dans le cadre de la planification indicative. Enfin, tous les néo ou post-keynésiens se retrouveront dans l'analyse et le traitement du déséquilibre qui a surgi et pris une ampleur et une rigidité croissantes et imprévues au fur et à mesure qu'on s'éloignait de la crise des années trente, l'inflation de longue durée. Keynes lui-même avait tracé la voie. «Quant à la stabilité ou à l'instabilité des prix dans la longue durée, avait-il écrit, elle est fonction de la rapidité avec laquelle l'unité de salaire (ou plus exactement l'unité de coût) tend à croître par rapport au rendement du système productif» (38). En complément de la théorie monétariste précédemment exposée, qui dans son esprit n'était certainement pas contradictoire, il y avait donc aussi chez lui une théorie de l'inflation de longue durée par les revenus, que ses disciples, plus sensibles à la lettre de l'enseignement et à la logique du modèle qu'à l'esprit de l'œuvre, reprendront et développeront et dont ils tireront la proposition de la politique des revenus et, parfois, celle du contrôle des prix. Le point le plus important à relever à cet égard est le fait que ni Keynes ni ses successeurs, y compris Joan Robinson par ailleurs si lucide, ne mettront ainsi en question le nominalisme de l'approche traditionnelle de l'inflation. Bien au contraire, en attribuant l'origine de la hausse des prix aux pressions sociales, c'est-à-dire à des facteurs
(38) Théorie Générale p. 310. - La fameuse courbe de Phillips-Lipsey illustrera plus tard cette refation et les néo-keynésiens en déduiront, d'une part, la nécessaire contradiction entre inflation et chômage et, d'autre part, le "taux de chômage d'équilibre .. assurant la stabilité des prix.
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aussi exogènes que les décisions politiques de création monétaire, ils conforteront la croyance classique dans l'autorégulation endogène des prix. Et, en pensant pouvoir agir sur les revenus absolus sans affecter les variables réelles de l'économie, ils reprendront implicitement le postulat de la neutralité de la stabilisation nominale et de sa séparabilité. Il s'agit là, à notre avis, de la question tout à fait essentielle
quant au fond. Sur le plan de la méthode proprement dite, Keynes avait également voulu rompre, on l'a vu, avec les procédés du passé. Il souhaitait en effet réorienter la science des spéculations abstraites et de la découverte hypothétique de vérités pures, cohérentes mais inutiles, vers la recherche de vérités pratiques, pertinentes et opérationnelles. Plus préoccupé qu'aucun autre économiste de son temps de contribuer à la solution des problèmes économiques et sociaux de cette période difficile, il n'a pas hésité à changer fréquemment de conceptions et, quand il le fallait, à rejeter ses propres théories pour recommander une solution de bon sens mieux adaptée. Il ne partageait en tout cas nullement le fétichisme de la théorisation, si courant parmi les économistes et qui a si souvent retardé sinon même égaré l'action économique (39). (39) On peut notamment rappeler qu'au début des années trente, bien avant la parution de la Théorie Générale, non seulement Keynes, mais de nombreux économistes même libéraux, avaient demandé une réorientation au moins partielle de la politique économique de l'époque et un soutien de la demande, pour des raisons plus intuitives que théoriques, et que «la politique keynésienne .. a précédé de loin, au moins aux Etats-Unis et en Allemagne, sa théorisation. Keynes, on le sait, a écrit son œuvre essentiellement parce q.u'il s'était rendu compte que seule une construction théorique nouvelle étalt susceptible de convaincre vraiment ses collègues théoriciens purs, dont les "idées fixes,. constituaient alors le principal obstacle à l'adoption de politiques de relance simultanées dans un nombre suffisant de pays. En fait il a procédé à une reconstruction de la théorie pour justifier des propositions politiques préétablies, il connaissait ses conclusions avant ses analyses. (Voir notamment sa célèbre «Lettre ouverte au Président Roosevelt" dans le New York Times du 31 décembre 1933, soit trois ans avant la parution de son œuvre). Mais, comme le dit Joan Robinson, «on mit longtemps à s'apercevoir où se situait l'erreur dans la théorie et à esquisser une nouvelle approche,.. Il est permis de se demander si le laborieux détour par la théorie était bien nécessaire et certains pensent aujourd'hui, non sans raison, qu'il eût peut-être mieux valu ne pas ériger en système une nécessité surtout passagère et dont l'application ultérieure a peut-être été une erreur... Il est frappant de voir aussi de nos jours, que la politique de l'offre a des fondements théoriques et une formalisation très peu élaborés, selon certains, même inexistants. Rappelons qu'elle n'a pas connu sa grande vogue à la suite d'études scientifiques, mais du fait de l'initiative d'un contribuable californien excédé et assez dynamique pour rassembler les signatures nécessaires à un référendum. Par la suite 9.uelques économistes comme Kemp, Laffer, Mundel, Ture, Roberts, Wanniski, Gllder, Kristol... ont élaboré la justification théorique ex post du bon sens. Ils ont ainsi remis à l'honneur la théorie néo-classique des finances publiques et par voie de conséquence la théorie classique de l'offre_ Il reste à espérer qu'il n'y aura pas un nouveau Keynes et, à sa suite, de nouveaux maniaques de la formalisation pour ériger en système une réaction justifiée, mais, comme toujours, contingente. Ne vaut-il pas mieux, tous comptes faits. des réponses ad hoc, relativement efficaces, à des problèmes historiques pressants, plutôt que des généralisations théoriques toujours plus ou moins inadaptées à la réalité du moment, une bonne «science économique élémentaire,. mais utilitaire plutôt qu'une «science économique universitaire.. inuti-
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Keynes estimait d'autre part que l'outil mathématique, commode en certaines circonstances, n'était cependant pas le meilleur moyen d'appréhension d'une réalité économique très complexe et qu'il fallait avant tout observer méthodiquement les faits et « penser avec sa propre tête ». Or, ces propositions n'ont guère été suivies. Jamais la spéculation abstraite n'a pris une telle ampleur que depuis les années trente. Quant à la formalisation mathématique, bien loin d'être limitée, elle a connu depuis quelques décennies un développement considérable. L'invasion des techniques économétriques est encore venue renforcer le triomphe des mathématiques. Malgré les avertissements répétés des auteurs les plus qualifiés à cet égard, à commencer par Léon Walras lui-même jusqu'à Leontieff ou Allais de nos jours, l'expansion de ces méthodes a été massif et apparemment irréversible, de sorte qu'elles exercent aujourd'hui un véritable «impérialisme méthodologique» (40). lement compliquée par des exigences formelles injustifiées et malgré cela toujours approximative, et même une simple et bonne «économie politique» plutôt qu'une «science économique,. certes capable de donner, comme les experts dont parlait un jour Rueff, des réponses compliquées à des problèmes simples que personne ne pose, mais incapable de fournir des réponses simples aux problèmes compliqués que tout le monde se pose? (40) Dans The Crisis in Economic Theory (ouvr. coll., Basic Books, New York, 1981), IrvinE: Kristol impute à Keynes l'abus de la modélisation mathématique et l'illUSIOn de la mesure statistique qui ont entraîné selon lui la déformation systématique du jugement des économistes. Mais Keynes a toujours affirmé qu'il «n'avait personnellement que peu de goût pour les jongleries mathématiques en économie» et toute son œuvre prouve qu'il préférait «l'esprit de finesse» à «l'esprit de géométrie ... Le texte cité ci-dessus montre bien que sa pensée était très proche à cet égard de celle de Kristol ou d'autres économistes de l'offre actuels. Il suffit d'ailleurs de lire ses ouvrages, à commencer par la Théorie Générale, pour se rendre compte que, malgré sa compétence indiscutable (rappelons qu'il était l'auteur d'un Traité des probabilités très remarqué), il ne pratiquait quant à lui qu'une analyse économique purement « littéraire ", illustrée tout à fait occasionnellement d'une formule mathématique commode, au surplus très simple. Et il n'avait visiblement aucun souci de formalisation logique ni même de confirmation statistique. En tous cas, contrairement à beaucoup d'ouvrages actuels, les siens n'étaient nullement des «bandes dessinées géométriques ou algébriques ». Il est d'ailleurs frappant de constater que tous les grands théoriciens des années trente étaient très critiq,ues à l'égard du passage, qui s'effectuait déjà à l'époque, de l'analyse qualitatIVe à l'analyse quantitative, qui semble souvent égarer la réflexion ou dissimuler les questions essentielles. Voir notamment Hayek, Prix et production, op. cit., p. 61. L'un des aspects les plus regrettables de cette évolution a été un certain refoulement des analyses systémiques, qui étaient pratiquées en science économique bien avant l'apparition de la théorie moderne des systèmes et qui demeurent de toute évidence l'approche la mieux adaptée et la plus complète des problèmes économiques. Voir à ce sujet les écrits toujours fort éclairants de Mises, Hayek ou Eucken sur l'analyse des phénomènes sociaux complexes. II faut reconnaitre toutefois que la macroéconomie keynésienne a facilité le développement de la théorie mécaniciste et donc de la formalisation mathématique et de l'évaluation statistique et que la plupart des disciples de Keynes se sont enga~és dans cette voie, en raisonnant de plus en plus sur le modèle plutôt que d observer la réalité. Seule l'école de Cambridge proprement dite a, dans une certaine mesure, résisté à cette tentation. Elle s'est ainsi singularisée et même un peu marginalisée par rapport à la science économique officielle. Mais, curieusement préoccupée d'établir une synthèse, qui eût assez surpris Keynes, entre sa conception et celle de Ricardo ou de Marx, elle s'est également un peu perdue, à notre avis, dans les brumes de la théorisation abstraite.
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Peut-être cette évolution s'explique-t-elle par le fait que ces techniques sont apparemment, dans les sciences de la nature, avec les expériences de laboratoire, garantes de la valeur des raisonnements et de la vérification des hypothèses et semblent donc a priori susceptibles d'assurer la qualité scientifique de toute analyse. Mais, en matière économique, où la logique pure n'est bridée par aucune expérimentation in vitro avant application, le résultat est inverse. Comment ne pas être frappé par le fait que, depuis une vingtaine d'années au moins, la complexité croissante de la méthodologie s'est accompagnée d'une efficacité décroissante de la science, de moins en moins apte à expliquer, à prévoir et à proposer utilement? Comme le dit Maurice Allais, «l'exaltation de la rigueur formelle n'a généralement eu qu'une seule conséquence, l'incompréhension du réel» ou, au mieux, la démonstration rigoureuse de vérités triviales. La formalisation mathématique a surtout conforté les audacieuses simplifications et les artifices théoriques de la scholastique économique, devenue de plus en plus un «art de raisonner juste sur des données fausses », en même temps qu'elle a imposé à la recherche un cadre logique de plus en plus préétabli et contraignant, l'obligeant à adopter implicitement certaines hypothèses et à reproduire invariablement certaines conclusions. Et l'application des techniques économétriques, dans l'étude d'un système caractérisé par l'interdépendance complexe et évolutive de toutes les variables, a permis la vérification statistique de toutes les hypothèses, même les plus irréalistes et les plus contradictoires. Keynes l'avait prévu, en écrivant que, «dans les analyses plus savantes, on se perd dans un brouillard où rien n'est clair et où tout est possible ». Plus plaisamment encore, Alfred Sauvy affirmait un jour que «les chiffres sont des innocents qui finissent toujours par avouer sous la torture ». La cohérence mathématique aboutit ainsi à l'incohérence intellectuelle. Ces méthodes a priori positives et scientifiques ont donc, appliquées à la science économique, paradoxalement consolidé et même renforcé l'approche dogmatique et préscientifique des phénomènes, héritée du passé (41). Rien n'illustre mieux cette dégradation que certains développements récents du modèle classique, comme la théorie des anticipations rationnelles. Celle-ci est, on le sait, un élément essentiel de la nouvelle contestation classique du modèle keynésien. Or, cette critique ne consiste pas à dire, comme on pourrait s'y attendre dans une science d'observation et d'interprétation du réel et comme ce serait parfaitement justifié, que Keynes n'a pas assez tenu compte (41) sauf, bien entendu, dans la théorie axiomatique ou nonnative, dans laquelle l'utilisation des mathématiques semble au contraire indiquée et utile. Encore faut-il ne jamais succomber à la tentation de considérer ces systèmes mathématiques comme des représentations symboliques des systèmes économiques utilisables pour l'explication des faits, confondre rigueur mathématique et validité théorique, car la réalité économique n'est pas nécessairement logique, généralement elle ne l'est même pas du tout. Voir entre autres à ce sujet M. Allais, « Les théories de l'équilibre économique général et de l'efficacité maximale », Revue d'économie politique, 1971.
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de la réalité économique. La critique est inverse, elle porte sur la cohérence et non sur la pertinence de l'analyse. Ce que reprochent à Keynes les théoriciens des anticipations rationnelles, c'est d'avoir dérogé aux principes généraux d'explication de la théorie économique, c'est-à-dire d'avoir substitué, sur certains points, des fondements empiriques aux postulats rationnels du modèle classique. En somme, ils lui reprochent implicitement d'avoir tenu compte, ne serait-ce que partiellement, de la réalité économique et, si l'on va jusqu'au bout du raisonnement, d'avoir eu cette idée saugrenue de vouloir rechercher une issue pratique à la crise de la société de son temps au lieu de s'être consacré à la tâche, oh combien plus noble et plus digne d'un véritable savant, qui aurait consisté à s'attaquer à la crise, oh combien plus préoccupante, de la formalisation abstraite de la science. Parfois, en lisant les économistes, on croit rêver... Mais, tel est l'aboutissement tout à fait logique de la «contre-révolution» méthodologique : le retour déterminé à une science-fiction intégrale, de cohérence parfaite et de pertinence nulle. Enfin, sur le plan praxéologique, Keynes avait voulu rompre avec le fatalisme des «lois naturelles» et des «contraintes économiques» prétendûment inéluctables et encore plus avec l'idéologie de la rigueur punitive. Il n'aimait pas le laisser-faire et encore moins la politique des purges monétaires, des saignées fiscales et des contraintes réglementaires et le sado-masochisme social qu'elle recouvrait. Pour Keynes, la crise de son temps n'était pas le produit fatal de la nature des choses ou de la société des hommes, mais une impuissance de l'Etat, elle-même due à la défaillance de la science, autrement dit, c'était avant tout une crise de l'intelligence et de la volonté des hommes. incapables de soumettre l'économie à la société et de transformer un déséquilibre économique en un progrès social. Sur ce point, la rupture keynésienne a été longtemps suivie d'effets, et peut-être même cette fois excessivement, parce qu'elle coïncidait avec l'évolution générale de la mentalité collective des sociétés occidentales dans un sens idéaliste. Même s'il a moins renouvelé qu'on le dit souvent les instruments et les méthodes de la politique économique, notamment parce qu'il reprenait pour l'essentiel ceux de la politique monétaire globale et discrétionnaire déjà pratiquée de son temps, Keynes a beaucoup contribué à modifier l'esprit et le comportement de l'Etat. C'est en grande partie grâce à lui que les milieux politiques et administratifs occidentaux ont enfin cessé, pendant quelques décennies, de considérer l'économie comme le seul domaine où les hommes soient livrés, impuissants, aux forces supérieures de la nature ou aux évolutions contraignantes de l'histoire. Même si ce changement d'attitude a parfois entraîné les excès d'un volontarisme mal éclairé ou facilité les abus d'un électoralisme laxiste, il a du moins conduit les hommes politiques, jusqu'à une date récente, à ne plus rejeter les responsabilités de l'Etat sur la nature ou la société, à ne pas prêcher uniquement la résignation
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ou la punition et à rechercher des solutions aux problèmes de la cité, qui ne soient pas seulement la soumission aux faits (42). Mais, sur ce plan aussi, depuis peu, la «contre-révolution» est en cours. Après avoir été souvent la cible des théoriciens socialistes qui lui reprochaient d'avoir assuré la survie du capitalisme, l'interventionnisme est à présent rendu responsable de la crise de ce système. Il y a certes une grande part de vérité dans cette observation, en raison notamment de la légèreté avec laquelle le keynésianisme a dissocié le problème de la régulation de celui de l'allocation et surtout en raison des abus manifestes et irréfléchis de l'étatisme et du welfarisme qu'il a contribué à engendrer. Mais ces erreurs ne justifient nullement par elles-mêmes l'apologie du laisserfaire ou le regain de l'économisme. Telle est pourtant une tendance incontestable depuis la crise. Nombreux sont de nouveau les économistes qui diffusent l'idée que ce que l'Etat peut faire de mieux est non seulement de réduire et réorienter son action, ce qui est parfaitement justifié, mais de s'abstenir purement et simplement et de laisser l'évolution économique et sociale, si regrettable soit-elle comme c'est manifestement le cas actuellement, aux seules forces antagonistes du marché et de la société. Pire encore, beaucoup recommandent à nouveau, au nom d'une « science» mythique, de soumettre la société aux prétendues contraintes de l'économie qu'en réalité les hommes fabriquent toujours eux-mêmes, c'est-à-dire de stabiliser l'économie en déstabilisant la société. Une nouvelle fois la philosophie de l'abandon à la loi aveugle de la nécessité et du hasard tend à se substituer à celle de la liberté et de la volonté créatrices des hommes. Dans sa préface à la première édition française de la Théorie Générale en 1939, Keynes expliquait: «En écrivant ce livre et un autre ouvrage récent qui l'a préparé, nous avons senti que nous abandonnions une orthodoxie, que nous réagissions fortement contre
(42) D'autres économistes ont grandement contribué, avec Keynes, au changement d'attitude des pouvoirs publics, y compris dans le camp libéral. Ainsi Walter Eucken, l'inspirateur de l'ordolibéralisme allemand, critiquait vivement à la même époque tout fatalisme social, tant au nom de la morale chrétienne que de la philosophie kantienne, et ne cessait d'affirmer qu'en matière économique, «les hommes ont la liberté du choix JO et «peuvent imposer à l'ordre naturel et au devenir historique la marque d'un ordre conscient et voulu... un ordre qui soit simultanément efficace et digne de l'homme ». Voir notre ouvrage, La pensée économique libérale ..., op. cit. Au demeurant, ne serait-il pas paradoxal pour un libéral d'admettre la liberté créatrice des individus pour la réalisation de leurs intérêts personnels et de la nier pour la promotion de leurs intérêts communs? Mais le fait est qu'il y a toujours eu deux sortes d'économistes attachés à l'économie de marché et à la liberté économique : ceux pour lesquels toutes deux sont des phénomènes naturels et qui se suffisent à euxmêmes et ceux pour lesquels, comme pour Montesquieu, «la liberté ne consiste pas à faire tout ce que l'on veut, mais à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir », et seulement cela. «S'il fallait jamais choisir entre la liberté et la justice, déclarait dans le même esprit Léon Walras, je choisirais la justice.» On peut être un p'artisan déterminé de l'économie de marché et de méthodes économiques libérales et partager entièrement ces points de vue.
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elle, que nous brisions des chaînes et conquenons une liberté». Aujourd'hui les chaînes sont plus solides et plus pesantes que jamais et la liberté intellectuelle et politique est entièrement à reconquérir. Avant tout, nous semble-t-il, il est nécessaire de revenir aux principes fondamentaux qui ont inspiré la rupture épistémologique et praxéologique de Keynes et, bien avant lui, de Malthus ou de Sismondi, c'est-à-dire de revenir une nouvelle fois du dogmatisme rationaliste toujours renaissant au réalisme scientifique et à l'idéalisme moral. Ces principes, dissociés de leur application contingente et parfois erronée, nous paraissent plus actuels que jamais, car la science économique retombe toujours dans les mêmes travers et elle est toujours à refaire par de nouvelles révolutions de la pensée. Il faut même aller, sur tous les plans, plus loin que Keynes et soumettre notamment sa propre conception, devenue à son tour orthodoxe, aux critères qu'il appliquait à l'orthodoxie classique. Il faut rejeter délibérément le rationalisme scientiste pour retourner à l'observation du réel et au raisonnement ordinaire. Il ne faut pas vouloir vérifier des principes abstraits, mais vouloir résoudre les problèmes concrets. Il ne faut pas donner à la théorie économique une sorte de valeur intrinsèque et de dignité supérieure qu'elle n'a pas, mais la considérer pour ce qu'elle est: un simple outil intellectuel de la société que l'on utilise tant qu'il est efficace et que l'on jette quand il est usé. Il ne faut pas vouloir soumettre les choses et les hommes à la raison, mais utiliser la raison pour comprendre les choses et servir les hommes. Puisque la réalité ne se plie plus à la pensée, c'est la pensée qu'il convient d'abord de modifier pour pouvoir ensuite saisir et changer la réalité dans un sens favorable aux hommes. Les difficultés ne sont pas dans la nature des choses, mais dans l'esprit des hommes. Puisque ce sont toujours et partout les actions des hommes qui déterminent la réalité économique, c'est aussi leur interprétation de la réalité qui fera de la crise actuelle, comme des précédentes, soit une calamité économique, soit une chance sociale. Comme l'admettent aujourd'hui toutes les autres sciences, même celles de la matière, ({ nous sommes capables, en modifiant notre vision de la réalité, de modifier la réalité elle-même» (R. Domenach). Dans le domaine social plus encore que dans le domaine naturel, ({ le dialogue du monde et de l'esprit» qu'est toute science devient un dialogue de l'esprit avec lui-même, car les phénomènes sociaux n'ont pas pour causes les lois d'un ordre universel et impersonnel, mais les décisions d'êtres singuliers et conscients. Comment le dire avec plus d'éloquence que Raymond Aron, dans la conclusion de sa célèbre Introduction à la philosophie de l'histoire? ({ L'homme n'est pas seulement dans l'histoire, mais il porte en lui l'histoire qu'il explore ... Je me découvre, moi parmi les autres et dans l'esprit objectif, je reconnais l'histoire-objet comme le lieu de mon action, l'histoire spirituelle comme le contenu de ma conscience, l'histoire totale comme ma propre nature ... ».
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Dans l'étude des problèmes préoccupants de notre temps, il faut abandonner les dogmatismes conscients et surtout dégager aussi clairement que possible les orthodoxies les plus dangereuses, celles qui sont inconscientes, « le noyau dur» de croyances et de propositions situées « dans la zone aveugle et immergée de la science» (Lakatos), qui relèvent parfois des pulsions les plus primitives de l'inconscient humain et qui constituent toujours les véritables blocages de la pensée et de l'action. Rien n'oblige à se soumettre à quelque contrainte formelle ou à respecter un modèle quel qu'il soit et quelle que soit en particulier sa perfection logique, s'il peut constituer un obstacle à une perception claire et immédiate des choses. Il ne s'agit certes pas de jeter les constructions anciennes aux oubliettes de la pensée vivante quand elles peuvent encore servir. Si, pour reprendre l'image de Keynes, le modèle classique est l'équivalent de la géométrie euclidienne et représente le fonctionnement normal ou même idéal de l'économie, il faut bien entendu conserver soigneusement ce modèle, non comme un cadre d'interprétation applicable au réel, mais comme un cadre normatif de référence, particulièrement utile pour l'action. Quant au modèle keynésien, on peut rappeler que s'il y a plusieurs géométries non euclidiennes, rien n'exclut après tout qu'il y ait de même plusieurs économies non classiques, dont la keynésienne pourrait n'être qu'une application particulière ou historiquement datée, mais qui peut conserver une utilité partielle. Ecoutons Keynes lui-même: « Il n'y a aucune raison de ne pas nous sentir libres, d'être audacieux, d'être ouverts, d'expérimenter, d'agir, d'explorer de nouvelles voies. Il n'y a rien devant nous, sinon quelques vieux messieurs qui ont seulement besoin d'être traités avec un peu d'irrespect amical et d'être renversés comme des quilles. Sans aucun doute, ils s'en réjouiront eux-mêmes, une fois qu'ils seront remis du choc. » De même, tout incite à abandonner des politiques, fondées sur ces modèles ou ces théories, si elles ne permettent plus de résoudre les problèmes concrets ou entrent en contradiction avec les objectifs principaux et les valeurs essentielles des hommes. La société contemporaine, plus encore que celles du passé, n'est plus disposée à se satisfaire de la stagflation ou d'une sorte de stop and go mi-séculaire entre la garantie publique de la stabilité des prix avec chômage cyclique ou chronique et l'assurance étatique du plein-emploi avec inflation cyclique ou chronique. Elle souhaite bénéficier durablement de l'expansion, du plein-emploi et de la stabilité des prix, dans l'équité sociale et la liberté économique. Or, ce souhait est non seulement légitime, il est aussi réalisable, comme le montre l'observation de certaines périodes du passé et surtout comme le démontre rigoureusement le modèle normatif de l'économie de marché équilibrée et optimale. C'est Léon Walras lui-même, le père de ce modèle, qui écrivait : « Quand nous connaîtrons bien à fond le mécanisme de la libre concurrence en matière
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d'échange, de production et de capitalisation, nous saurons exactement jusqu'à quel point il est un mécanisme automoteur et autorégulateur et dans quels cas il faut aider et gouverner sa marche ... Alors nos enfants ou nos petits-enfants, au XX' siècle, pourront se refuser à être ballotés, comme nous l'avons été pendant tout le XIX' siècle, d'un conservatisme béat qui trouve tout excellent, tout admirable, à un progressisme brouillon qui bouleverse tout à tort et à travers. Et ils seront à même de prendre des mesures à la fois prudentes et hardies ....». Malheureusement, en raison du maintien obstiné de certains dogmes anciens et en dépit de constructions théoriques de plus en plus complexes et de conceptions politiques de plus en plus compliquées, la science économique du XX' siècle n'est pas encore parvenue à ce jour à réaliser pratiquement ce qui est théoriquement possible. Il appartient, nous semble-t-il, à la science économique contemporaine de relever le défi d'une nouvelle manière et de faire preuve d'assez d'imagination créatrice pour rendre enfin le fonctionnement réel de l'économie conforme à son fonctionnement idéal.
les trois étapes C'est dans cette perspective que nous tenterons ici de trouver, hors des sentiers battus, à la fois une plus claire vision des choses et une solution plus valable des problèmes. Notre démarche comportera trois étapes.
La première partie de cet ouvrage sera consacrée à la recherche d'une explication satisfaisante de l'instabilité nominale chronique, et plus particulièrement de son expression habituelle, l'inflation de longue durée. La principale question que nous étudierons peut être formulée de la manière suivante: pourquoi y a-t-il dans l'économie, indépendamment de causes exceptionnelles ou conjoncturelles, une hausse continue et irréversible du niveau général des prix ou, en d'autres termes, pourquoi l'économie a-t-elle tendance à s'installer durablement, même en cas de stagnation de l'activité et d'accroissement du chômage, dans une évolution caractérisée par la hausse et non par la stabilité ou la baisse des prix? Cette analyse sera menée essentiellement par une observation méthodique de la réalité et à l'aide du raisonnement ordinaire. Abandonnant toute référence a priori à un modèle ou à une théorie quelconque et, autant que possible, toute idée préconçue, nous essaierons de recommencer l'analyse depuis le début, comme si rien n'était établi, et d'appliquer dans la mesure du possible le premier précepte méthodologique de Descartes, qui nous paraît toujours constituer la règle essentielle de toute recherche vraiment scien-
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tifique : «ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment comme telle ». La volonté d'obtenir «une vision claire et immédiate des choses» nous amène à donner la priorité à la description empirique, à la précision qualitative et à l'appréhension dynamique par rapport à la cohérence logique, à la formalisation statique et à l'évaluation quantitative. Elle nous conduit aussi à aborder le problème d'abord sous l'angle microéconomique, qui correspond à la réalité directement observable, mais sans négliger le fait que tous les comportements individuels sont à la fois causes et conséquences des processus globaux, ce qui impose aussi une interprétation macroéconomique, en suivant cette fois le jugement célèbre de Pascal : «Je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ». Enfin, l'analyse sera, bien entendu, comme la réalité, indissociablement réelle et monétaire. Appuyée sur les résultats de la théorie, la seconde partie du livre sera consacrée à l'analyse critique de la stabilisation étatique, qu'elle soit d'inspiration classique ou keynésienne. La question qui sera examinée peut être formulée de la manière suivante : pourquoi la stabilisation étatique n'arrive-t-elle pas à éliminer durablement l'inflation chronique ou la stagflation sans détériorer l'activité et l'emploi? Plus précisément, pourquoi tentet-elle de stabiliser les prix par la récession et le chômage, alors que le simple bon sens suggère qu'une stabilisation durable requiert au contraire une production aussi active que possible et l'utilisation de toutes les forces productives? Pour répondre à cette question sans préjugé doctrinal quelconque, nous utiliserons principalement les enseignements de la pratique et le sens commun. Nous tiendrons également compte du fait que l'action étatique s'applique à un système caractérisé par des mécanismes d'action et de rétroaction complexes, ce qui impose une interprétation systémique de la stabilisation. Et les résultats de celle-ci seront confrontés à l'ensemble des critères économiques et extraéconomiques, pertinents pour toute intervention dans la vie sociale. Enfin, compte tenu à la fois des enseignements de l'analyse et des résultats de la critique, la troisième partie du livre sera consacrée à l'élaboration d'une proposition nouvelle et opérationnelle pour assurer non seulement la stabilité des prix, mais aussi l'expansion dans la stabilité. L'expérience historique a en effet montré que toute régulation partielle de l'économie est insuffisante et tôt ou tard vouée à l'échec et même que la régulation intégrale, réelle et nominale, ne peut être séparée de l'allocation et de la répartition optimales au sein de l'économie. La question pratique à résoudre peut être formulée de la manière suivante : comment peut-on éliminer cette perturbation permanente du système qu'est l'inflation sans provoquer ou requérir la stag-
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nation de l'activité et le développement du chômage ou, mieux encore, comment peut-on stabiliser durablement les prix avec et par l'expansion de la production et le plein-emploi? Pour élaborer un nouveau mode de régulation économique, nous chercherons à appliquer les règles de l'action efficace et surtout le simple bon sens. Mais nous essaierons aussi de respecter, dans une perspective pratique et dynamique, les principes essentiels de la théorie normative de l'équilibre et de l'optimum ainsi que les prescriptions permanentes de la morale sociale. .
PREMIÈRE PARTIE
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
Le monde se trouve aujourd'hui dans une impatience extraordinaire d'un diagnostic mieux fondé. John Maynard KEYNES
Et si nous allions voir le malade? HIPPOCRATE
Plus un phénomène est complexe et déroutant, plus il est nécessaire de l'appréhender de manière simple, voire même simpliste, et de l'analyser ensuite à l'aide d'une observation tout à fait élémentaire des réalités. Nous dirons donc, pour commencer, que si le niveau général des prix augmente, c'est parce que d'une partIes vendeurs, c'est-à-dire principalement les entreprises, ont décidé d'augmenter les prix de vente de certains ou de tous leurs produits et que d'autre part les acheteurs, c'est-à-dire principalement les ménages, ont décidé d'accepter les nouveaux prix (1). Cette constatation banale, qui est presque une lapalissade, constitue, compte tenu des excès d'abstraction de certaines théories, un nécessaire retour aux données élémentaires sur lesquelles la réflexion trouve un point d'appui solide. Elle entraîne aussi une importante rupture avec l'approche habituelle qui fixe immédiatement et presque exclusivement l'attention sur le comportement des ménages, soit en Ûint que demandeurs de produits, soit en tant qu'offreurs de facteurs, et qui néglige le rôle non moins important des entreprises en tant qu'offreurs de produits et en tant que demandeurs de facteurs et finalement en tant qu'arbitres des rapports s'établissant entre ces deux marchés. Il résulte de cette première constatation qu'il faut commencer par recenser et examiner toutes les raisons qui amènent les entreprises à décider l'augmentation de leurs prix et qui constituent les causes immédiates de l'inflation. La recherche se poursuivra ensuite par l'analyse des phénomènes qui expliquent l'acceptation de ces hausses par les ménages et qui constituent les conditions profondes de l'inflation. Elle s'achèvera enfin par l'étude des mécanismes que l'interaction des comportements des ménages et des entreprises entraîne.
(1) Bien entendu, le niveau général des prix n'augmente que si les hausses de certains prix ne sont pas compensées par des baisses équivalentes d'autres prix. L'existellce même de l'inflation chronique démontre que cette compensation ne s'effectue généralement pas. L'explication de ce phénomène ainsi sue celle de l'absence d'une déflation chronique résulteront, ultérieurement, de 1 analyse des conditions de l'inflation.
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1.
Les causes de Finflation
L'observation de la réalité montre qu'il y a une multitude de raisons pour lesquelles les entreprises sont amenées à augmenter leurs prix. Ces raisons peuvent cependant être regroupées de prime abord en trois grandes catégories : des obligations légales pesant sur les entreprises, des conventions bilatérales entre les entreprises et les fournisseurs de facteurs et moyens de production et enfin des décisions autonomes des entreprises.
analyse empirique Les obligations légales sont nombreuses de nos jours. On peut citer, sans prétendre à une liste exhaustive, l'élévation des taux d'imposition fiscale ou de taxation parafiscale, le relèvement du salaire minimum légal ou de versements d'intéressement ou de participation, la réduction du temps de travail légal et notamment l'allongement des congés payés, les limites légales et les coûts du licenciement, l'obligation d'assurer la formation permanente des salariés, l'institution de conditions de travail plus sûres ou plus agréables, l'imposition de contraintes destinées à protéger les consommateurs, l'obligation d'adopter des dispositifs anti-polluants ou de payer des taxes compensatrices, l'imposition de tâches fiscales ou statistiques, etc. Il n'est pas nécessaire de procéder à une démonstration pour montrer que toute obligation de ce genre incite en règle générale les entreprises, à moins qu'elle ne soit pleinement compensée par un transfert public, à augmenter leurs prix parce qu'elle crée un écart inflationniste entre produit et dépense, soit en accroissant leur dépense sans produit correspondant, soit en diminuant le produit sans réduction des coûts, soit enfin en provoquant les deux conséquences à la fois. Parmi ces réglementations publiques, il n'est pas inutile de distinguer deux catégories dont les effets inflationnistes sont quelque peu différents. Dans certains cas l'obligation mise à la charge des entreprises implique des dépenses limitées dans le temps (par exemple investissements de sécurité ou anti-polluants) et par conséquent entraîne une pression inflationniste passagère. Dans d'autres cas, l'obligation est permanente et contribue à un écart inflationniste durable entre dépense et produit de l'entreprise. Il convient d'insister ici notamment sur les impôts et taxes qui représentent un certain pourcentage des dépenses ordinaires de l'entreprise : taxes para-
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fiscales sur les salaires, et surtout taxe à la valeur ajoutée. Certes, l'institution ou le relèvement occasionnel des taux de ces taxes entraîne un écart inflationniste spécifique immédiat et qui se résorbe rapidement (de même qu'à l'opposé leur réduction provoque un écart déflationniste passager). Mais la nature de ces taxes en fait aussi des amplificateurs permanents des pressions inflationnistes provoquées par d'autres causes. Ainsi un relèvement des salaires pour une raison quelconque se trouve automatiquement amplifié par les taxes proportionnelles sur la masse des salaires (dans la limite, bien entendu, du plafonnement de ces prélèvements). C'est surtout la taxe à la valeur ajoutée qui amplifie automatiquement tout écart inflationniste né de l'une quelconque des dépenses des entreprises. La T.V.A. est un impôt indirect qui a été adopté et généralisé depuis Une quinzaine d'années en France, puis dans toute l'Europe occidentale, pour ses quatre qualités majeures : l'effet stimulant sur l'accumulation de capital, l'effet équilibrant sur le commerce extérieur, l'effet neutre sur l'allocation des moyens de production et enfin l'effet positif sur les recettes de rEtat qui croissent automatiquement en proportion de l'activité économique générale (2). Mais cette dernière qualité a son revers, qui est précisément l'effet amplificateur des déséquilibres inflationnistes tenant à d'autres causes, à l'instar d'un taux de marge immuable. Si le prix hors taxe est majoré par exemple de 100 F, une T.V.A. de 20 % majore le prix final de vente de 20 F supplémentaires. Tout se passe donc comme si l'Etat imposait à tout acheteur final d'un bien ou service onéreux à prix croissant le paiement de services publics gratuits supplémentaires. De ce fait la T.V.A., tout comme les taxes sur les salaires ou, à un moindre degré de nos jours, les droits de douane, constitue un déstabilisateur automatique des prix, incorporé dans le système économique. Face aux obligations légales que nous venons d'examiner, les entreprises n'ont généralement aucun moyen d'éviter la pression inflationniste (3). Quelques exceptions mineures existent : par exemple lorsque la législation fiscale prévoit des taux d'imposition différents pour les bénéfices distribués et les bénéfices réinvestis, c'est la décision de l'entreprise concernant la répartition des bénéfices entre ces deux masses qui détermine le taux d'imposition effectif et par là éventuellement à l'avance le montant de l'écart inflationniste. Mais il s'agit là de cas marginaux. Les obligations légales s'imposent indiscutablement, dans leur très grande majorité, aux entreprises.
(2) La croissance des rentrées fiscales est même plus que proportionnelle si les taux sont différenciés et sont plus élevés pour les produits «non nécessaires _. Elle exerce ainsi un effet anti-cyclique stabilisateur sur l'activité. La T.V.A., inventée par M. Lauré et perfectionnée par l'Administration fiscale française, a donc des qualités indiscutables. (3) Sauf à frauder dans le cadre d'une «économie parallèle" ou souterraine ou à s'expatrier dans des pays à législation plus favorable.
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Il s'agit donc de causes d'écarts inflationnistes dont la responsabilité incombe aux pouvoirs publics. Et il convient dans ces conditions d'approfondir l'analyse en recherchant les motivations de ce comportement des pouvoirs publics. Ces motivations sont claires. Elles sont de deux sortes. D'un côté les pouvoirs publics entendent mettre à la charge des entreprises, par des réglementations, certaines obligations de caractère social, c'est-àdire en fait à faire payer ces obligations par les acheteurs des produits et non par les contribuables. D'un autre côté les pouvoirs publics entendent financer la production de services publics ou de services sociaux par l'intermédiaire d'impôts et taxes dont le rendement s'élève automatiquement et parfois plus que proportionnellement avec la production et les prix du secteur marchand. Cette seconde motivation, la plus importante en pratique du point de vue de l'inflation puisqu'elle en est un facteur permanent d'amplification, repose donc sur les plans de production de ces entreprises un peu particulières que sont les administrations. Ce sont donc ces plans qui
constituent une première cause autonome d'inflation. Cette cause est de nos jours extrêmement importante. Grâce à un système fiscal et parafiscal très développé et largement indexé ou même surindexé, le secteur public ou mixte, international, national, social ou local est exactement dans la position attribuée jadis aux propriétaires terriens dans les anciennes théories de la répartition, comme celle de Ricardo, prélevant une rente permanente et croissante sur l'activité économique au détriment des capitalistes et des salariés (de 30 à 50 % du revenu national selon les pays) (4). Cette relative aisance financière n'est évidemment pas faite pour assurer un calcul économique rigoureux, l'utilisation rationnelle des deniers publics et la recherche systématique de la productivité. Elle incite à une production de services publics maximale plutôt qu'optimale. Elle facilite la réalisation d'équipements, l'attribution de subventions et la satisfaction de besoins collectifs dont l'urgence est d'autant moins objectivement évaluable qu'elle échappe totalement aux lois du marché et n'exige en règle générale apparemment aucun sacrifice financier de la part des bénéficiaires. La réaction anti-étatiste actuellement enregistrée dans divers pays traduit d'ailleurs une juste et croissante conscience des méfaits de la surimposition et de la surréglementation publiques.
* ** (4) Depuis deux décennies, les taux d'imposition et de taxation ont été, dans les pays développés, parmi les prix qui ont le plus augmenté. Il faut cependant remarquer qu'en France, par exemple, la part dans le P.LB. des prélèvements des administrations centrales est demeurée constante depuis vingt-cinq ans. Pour apprécier ce résultat du point de vue de la production et de l'inflation, il conviendrait évidemment de tenir compte de l'évolution «réelle» de la quantité et de la qualité des services publics rendus.
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Les conventions qui résultent des revendications des fournisseurs de moyens de production adressées aux entreprises peuvent également provoquer l'inflation. Relevons ici principalement : la hausse des prix des biens de production importés ou des services aux entreprises, le relèvement des taux d'intérêt exigés par les souscripteurs d'obligations ou par les banques, enfin la hausse des taux de salaire ou l'amélioration des autres conditions de travail, exigés individuellement ou collectivement par les salariés. Dans tous les cas où l'augmentation des dépenses qui résulte de ces conventions dépasse l'accroissement de la productivité des facteurs utilisés, il y a création d'écarts inflationnistes entre dépense et produit et incitation au relèvement des prix. La théorie de l'inflation par les coûts, et en particulier par les revenus salariaux, présente généralement ces revendications des fournisseurs de facteurs comme des obligations s'imposant aux entreprises. En réalité, il y a des différences fondamentales entre ces « contraintes du marché» et les « commandements de la loi ». Alors que ceux-ci résultent de décisions autonomes des pouvoirs publics et s'imposent à toutes les entreprises sans distinction en vertu du pouvoir de contrainte légale des autorités, les revendications ne peuvent se manifester que dans la mesure où la situation du marché s'y prête et ne peuvent s'imposer que dans la mesure où elles sont ratifiées dans des conventions écrites ou orales, individuelles ou collectives. Autrement dit, les entreprises jouent elles-mêmes un rôle essentiel aussi bien dans l'apparition que dans la concrétisation des revendications des fournisseurs de facteurs. En ce qui concerne l'apparition d'exigences plus élevées, nul ne contestera le rôle important joué par la demande excédentaire des facteurs de la part des entreprises. Certes d'autres causes peuvent intervenir, mais en général c'est la demande qui constitue le facteur principal. Si l'on considère la hausse des prix des produits importés, exceptionnellement, des mutations monétaires peuvent jouer un rôle: une dévaluation nationale et surtout la dévaluation d'une monnaie de transaction internationale. Par exemple la chute du dollar entre 1971 et 1973, en abaissant considérablement les recettes des pays producteurs de pétrole, a été une cause importante des décisions de hausse des prix pétroliers par les pays producteurs. La hausse des prix des produits industriels incite également les producteurs de matières premières à revendiquer le rétablissement de leur pouvoir d'achat. Mais il n'est guère contestable que les trois grandes périodes de hausse accélérée des prix des produits primaires (1950-51, 1973-74 et 1979-80) n'auraient pas eu lieu sans une demande mondiale exceptionnellement intense. Durant les périodes intermédiaires, les prix de ces produits ont d'ailleurs fluctué en fonction de la variation de l'intensité des
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demandes. Les mêmes observations valent pour les services rendus aux entreprises (5). Dans l'évolution des taux d'intérêt interviennent également des décisions des autorités monétaires puisque les taux d'intérêt sont largement sous le contrôle de la politique du crédit. Mais cette politique devient généralement restrictive lorsque la conjoncture interne donne des signes d'emballement. On en revient donc encore une fois à un déséquilibre de marché et à une demande intense de capitaux de la part des entreprises ou des administrations. Enfin il n'est pas non plus contestable que l'intensité de la demande de travail soit la condition essentielle de revendications élevées de la part des salariés. Bien entendu, là aussi, d'autres facteurs jouent (6) et en tout premier lieu le rythme de l'inflation en cours. Le premier argument développé par les syndicats pour justifier des demandes d'augmentation est toujours la hausse des prix antérieure, que les salariés ont évidemment tendance à mesurer d'après les prix des produits essentiels et non nécessairement d'après les indices officiels. Cette revendication liée à la défense du pouvoir d'achat ne peut naturellement être retenue comme cause de la hausse du niveau général des prix, sous peine de raisonnement circulaire, puisque par définition, cette revendication ne se manifesterait pas s'il n'y avait eu préalablement une hausse des prix qu'il s'agit précisément d'expliquer. De toutes manières, si la seule cause immédiate d'inflation était la hausse des salaires induite par la hausse antérieure des prix, l'inflation ne pourrait en aucun cas être durable; elle serait même forcément décroissante, la masse salariale n'étant qu'une part de la valeur ajoutée des entreprises et les progrès de la productivité permettant une répercussion de plus en plus faible sur les prix. La hausse s'arrêterait ainsi d'elle-même au bout de quelque temps. Mais l'existence de revendications n'est pas une condition suffisante de hausse des prix des facteurs. Il convient encore que ces exigences supérieures soient acceptées par les entreprises et ratifiées dans les conventions individuelles ou collectives. Or sur ce plan également les entreprises ont un rôle essentiel. C'est ainsi que la hausse des prix des produits importés peut être limitée, voire même annulée, si l'ensemble des acquéreurs de ces biens de production réduisent les quantités demandées. L'évolution du prix du pétrole entre 1975 et 1978 et à nouveau à partir de 1981 est à cet égard tout à fait symptomatique de l'influence qu'exercent les économies d'énergie ou les ralentissements conjoncturels (ou leur (5) Sauf peut-être en ce qui concerne les services rémunérés à un pourcentage légalement ou corporativement imposé (tarifs de certaines professions libérales, coût de l'intermediation bancaire). Dans ce cas, on peut parler de quasitaxe et l'on est ramené à la première cause d'inflation, évoquée ci-dessus. (6) Comme l'élévation éventuelle de la fiscalité ou parafiscalité des ménages ou celles des conditions du crédit à la consommation, ce qui ramène aux causes déjà examinées ci-dessus.
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absence) et donc l'intensité de la demande (7). De même les entreprises et les administrations ont toujours la possibilité, dans certaines limites, face à l'élévation des taux d'intérêt, de réviser ou retarder leurs projets d'investissements et donc d'emprunt. Quand les autorités monétaires provoquent ou accentuent la hausse des taux, c'est précisément d'ailleurs en vue d'obtenir de telles réactions de la part des entreprises et des administrations. Enfin, les entreprises ont naturellement la possibilité de résister aux demandes excessives d'augmentation des salaires, soit, lorsque celles-ci sont individuelles, en renonçant à la collaboration des salariés, soit, lorsque les demandes sont collectives, en refusant de céder aux pressions syndicales ou bien en compensant les hausses acceptées par une réduction ou une modification de l'utilisation des effectifs, permettant de combler l'écart inflationniste ainsi créé (8). Il ne faut pas oublier, en effet, que toute hausse des prix est, dans l'économie de marché, un signal indiquant l'existence d'un déséquilibre et qui doit déclencher en principe un mécanisme rééquilibrant, c'est-à-dire doit provoquer chez les acquéreurs une révision des plans d'achat et des plans d'emploi des facteurs et par voie de conséquence rétablir un nouvel équilibre à un niveau où la variation du revenu ne dépasserait pas celle du produit. Si les demandeurs des facteurs révisent leurs plans de production et d'achat, un processus de rééquilibre est déclenché et l'écart inflationniste ne peut se maintenir durablement. Mais si, au contraire, les entreprises maintiennent, voire même renforcent, par précaution ou spéculation, leurs plans de production et d'achat, alors elles acceptent et consolident les nouveaux revenus exigés et dans ces conditions elles sont elles-mêmes responsables de l'écart inflationniste et ne peuvent nullement prétendre en subir l'obligation. Il n'est donc aucunement justifié d'assimiler les revendications des fournisseurs de facteurs aux obligations légales pesant sur les entreprises. On peut à la rigueur estimer qu'une entreprise isolée,
(7) On sait que le prix relatif et même absolu du pétrole a baissé de la fin de 1974 à la fin de 1978, et à nouveau à partir du début de 1981. (8) Il est vrai que l'établissement de conventions à terme assez long suspend dans une certaine mesure la possibilité même de réactions conformes aux lois du marché. Il en est de même de la réglementation sociale, notamment celle des licenciements. Ces cadres juridiques de l'activité de l'entreprise font de coûts initialement variables des coûts fixes. - La capacité de résistance des entreprises aux revendications collectives n'est bien entendu pas seulement une question de volonté. Pour des raisons techniques ou économiques, et notamment l'importance des coûts fixes, les pertes financières engendrées par une telle résistance peuvent être dans beaucoup d'entreprises tellement élevées que l'acceptation des hausses de salaires peut paraître préférable en tout état de cause. Il n'en reste pas moins que l'on constate dans tous les pays développés une tendance historique à la réduction de la durée moyenne des grèves et même, dans la plupart des pays, du nombre des grèves et des grévistes, ce qui incite à penser que la résistance à des revendications salariales pourtant fort croissantes tend progressivement à diminuer.
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dont la demande ne constitue qu'une faible part du marché, doit considérer le prix des facteurs comme une donnée contraignante, encore qu'elle ait toujours de quelque façon la possibilité d'y échapper en partie. Mais pour l'ensemble des entreprises (et des administrations), c'est l'intensité et l'inélasticité de leur demande globale de facteurs qui sont déterminantes dans la fixation et l'évolution des revenus réels. La rémunération moyenne des facteurs, éventuellement indépendante de leur utilisation au niveau d'une entreprise quelconque, est au moins partiellement fonction de leur utilisation par l'ensemble des entreprises. La théorie de l'inflation par les coûts, et particulièrement par les revendications des titulaires de revenus, repose sur un sophisme de composition, c'est-à-dire sur une confusion entre l'analyse partielle des conditions de production d'une seule entreprise et l'analyse générale des marchés, seule valable pour l'étude du niveau général des prix, et en outre sur une méconnaissance des mécanismes normaux de l'économie de marché. On peut donc affirmer que les tensions inflationnistes provenant des conventions entre les entreprises et les fournisseurs de facteurs s'expliquent en profondeur par l'intensité et la rigidité de la demande des facteurs et par conséquent par les plans de production des entreprises et des administrations qui les déterminent. Il s'agit là de la
seconde cause autonome d'inflation.
* ** A l'instar des obligations légales et des conventions bilatérales, des décisions autonomes des entreprises sont également une source permanente et générale d'écarts inflationnistes entre dépense et produit, notamment en période d'expansion de la demande. On peut citer ici : l'élévation de la marge bénéficiaire sans diminution correspondante des coûts unitaires ou le maintien de cette marge en cas de hausse des coûts moyens, en vue d'accroître les dividendes ou l'autofinancement; la hausse des taux d'intérêt offerts en vue d'attirer de nouveaux capitaux; le relèvement spontané des salaires, sous forme d'augmentation des taux ou de primes diverses, soit en vue de maintenir un climat social satisfaisant, soit en vue de retenir ou d'embaucher des travailleurs malgré la tension du marché du travail, soit encore par suite de l'établissement ou de l'accroissement d'heures supplémentaires légalement mieux rémunérées (9); l'embauche de travailleurs supplémentaires à qualification et donc à productivité
(9) On peut également classer dans cette catégorie la pratique, aujourd'hui courante dans un grand nombre d'entreprises, de procéder à des relèvements de prix et donc de profits ou de salaires sur instruction d'organes professionnels ou par imitation de firmes-leaders de la branche ou par indexation volontaire sur certains indices ou par le système des « prix imposés» ou enfin sur décision administrative (prix agricoles, loyers, prix de la santé ... ).
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inférieure à la moyenne; le remplacement accéléré de produits ou de bâtiments ou d'équipements productifs non véritablement obsolètes; l'affectation de moyens humains et matériels à l'amélioration de la qualité ou de la simple présentation des produits ou à la recherche de nouveaux produits; la progression relative d'activités commerciales (10) ou administratives ou simplement destinées à améliorer le prestige de l'entreprise, les conditions d'existence des dirigeants ou les conditions de travail du personnel (11), etc. Dans la théorie habituelle de l'inflation, il est admis implicitement que la rémunération et l'utilisation volontaires des facteurs par les entreprises ne peuvent avoir que des effets déflationnistes ou au pire des effets neutres sur la progression relative du revenu et du produit. Autrement dit, les entreprises tendraient spontanément à produire à coûts réels décroissants ou au moins stables (12). Mais une pratique même très passagère des affaires permet d'affirmer que des décisions volontaires de relèvement des dépenses sans produit correspondant ou de réduction relative du produit effectif par rapport au produit
(10) Les dépenses commerciales jouent dans l'économie de marché un rôle essentiel dans l'adaptation qualitative, spatiale et temporelle de l'offre à la demande, mais non dans l'équilibre quantItatif entre offre et demande, sauf cas exceptionnels (par exemple ouverture d'un nouveau marché jusque-là totalement négligé par l'ensemble des entreprises). (11) Les déséconomies d'administration ou de direction, l'inefficacité du contrôle quantitatif ou qualitatif du travail, etc., c'est-à-dire l'accroissement de ce qu'on appelle les «coûts cachés» de l'entreprise, peuvent être assimilés à des décisions autonomes des entreprises. C'est surtout dans la firme «bureaucratisée JO que ces coûts sont élevés et que même leur détection et leur élimination s'avèrent très coûteuses, parfois davantage que leur maintien. Voir à ce sujet, entre autres, le n° spécial «Efficacité et rentabilité », Revue d'économie industrielle, n° 5, 1978. - Bernard Ronzé note justement à cet égard que «les dépenses d'administration privée ou publique absorbent les forces de travail économisées avec rigueur dans les phases de production» (<< L'inflation ou la dé-mesure de l'homme », Etudes, juillet 1974). Voir aussi sur cette question les observations de Maurice Blin dans son ouvrage Le travail et les dieux, Paris, 1976. Dans le même sens : la théorie de l'X-inefficience de H. Leibenstein et de nombreuses observations concrètes chez Chenicourt, Charpy, Gélinier, etc., déjà cités. - René Pas set met en évidence, dans L'économique et le vivant (Paris, 1979), le développement des charges générales de structuration et de fonctionnement des entreprises, aboutissant à une sorte d' « auto-asphyxie» du développement. - De même Yannick Bonnet présente ce phénomène dans un article intitulé «La voie du sous-développement» (in L'informateur, Lyon, 1982), et le qualifie d'« effet Joule» par analogie avec la dissipation de l'énergie naturelle. (12) Ceci en contradiction d'ailleurs avec la présentation habituelle de la courbe des coûts en théorie microéconomique de la formation des prix. Celle-ci suppose, il est vrai, qu'à moyen terme il y a tendance à la baisse des coûts et à la hausse du rendement. - La hausse des coûts est si spontanée de nos jours, notamment en raison d'une imposition fiscale élevée des bénéfices, que c'est paradoxalement l'Etat lui-même qui est amené à imposer aux entreprises une compression de leurs frais généraux par de nouvelles taxes spécifiques (bel exemple au surplus de la spirale interventionniste publique). - Depuis la crise, de nombreuses entreprises sont amenées à licencier parfois massivement et à réaliser une production constante ou même croissante avec un effectif sensiblement réduit. Ce fait démontre également, s'il en était besoin, que l'inflation antérieure a été dans une large mesure entretenue par une utilisation excessive ou peu efficiente des facteurs.
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potentiel sont naturelles et fréquentes. Les exemples ci-dessus cités montrent bien que la rémunération des facteurs, et notamment celle du capital propre, peut élever les coûts nominaux et que même l'utilisation des facteurs, c'est-à-dire leur accumulation, leur combinaison ou leur affectation au sein des entreprises, peut contribuer aussi bien à la hausse qu'à la baisse des coûts réels et à une inflation «entrepreneuriale ». En fait, la théorie contemporaine de l'inflation repose sur une hypothèse de comportement remarquablement désintéressé et à la limite irrationnel des chefs d'entreprise. Si, comme l'expérience l'atteste fréquemment, les chefs d'entreprise peuvent accepter des taux d'intérêt élevés pour le capital emprunté malgré la hausse des prix qui en résulte, pourquoi se priveraient-ils en d'autres occasions d'augmenter leurs prix pour accroître les dividendes du capital propre? Si les entreprises peuvent accepter, comme l'expérience le montre également, d'élever régulièrement les salaires des travailleurs au-delà des progrès de productivité, pourquoi renonceraient-elles par exemple à des dépenses de prestige ou de confort pour les dirigeants? Si les entreprises peuvent répercuter sur leurs prix une nouvelle taxe publique servant à accroître la production de services collectifs, pourquoi ne chercheraient-elles pas à auto-financer de la même manière le développement de leur propre production? On pourrait ainsi multiplier les exemples. Le simple bon sens commande d'admettre que si les entreprises sont capables d'accepter et de répercuter une progression excessive de dépenses au bénéfice de tiers, elles sont a fortiori capables d'en faire autant pour le développement de leurs propres activités ou le bénéfice de leurs dirigeants ou de leurs actionnaires et qu'il y a une forte probabilité pour que les dépenses faites dans leur propre intérêt, économique, financier ou social, soient au moins égales à celles faites au profit des autres. Il est également contradictoire de supposer l'irrationalité des chefs d'entreprise pour la rémunération des facteurs et leur parfaite rationalité dans l'allocation et l'utilisation de ces facteurs. L'hypothèse implicite de la théorie habituelle de l'inflation selon laquelle les entreprises s'efforceraient exclusivement de créer des écarts déflationnistes (accroissements de productivité) pour compenser autant que possible les pressions inflationnistes qui leur sont imposées de l'extérieur ne repose pas seulement sur une conception abstraite de la gestion et une insuffisance d'observations concrètes, elle révèle un raisonnement dont la logique même est défectueuse. Ce comportement apparemment irrationnel des entreprises est d'ailleurs en réalité très souvent parfaitement rationnel et conforme à la logique d'une bonne gestion. On peut le montrer tout d'abord à propos des bénéfices. La très grande majorité des entreprises en économie de marché ont, à juste titre, pour objectif de maximiser leurs bénéfices, l'utilisation de ceux-
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ci étant variable (distribution aux actionnaires, autofinancement en vue du développement ou de la sécurité de la firme, utilisation sous forme d'avantages en nature pour les dirigeants).
Deux moyens essentiels s'offrent pour augmenter le bénéfice total: l'accroissement des quantités vendues ou l'accroissement du bénéfice unitaire. Il est évident que le second moyen est beaucoup plus courant que le premier. Pour accroître le bénéfice total, il est en effet plus facile en général d'élever le bénéfice unitaire que d'augmenter les ventes et pour accroître le bénéfice unitaire, il est plus aisé, surtout de nos jours, d'augmenter les prix de vente que d'abaisser les coûts moyens. Si une entreprise réalise par exemple un bénéfice unitaire de 10 %, il lui est beaucoup plus facile, en période d'expansion de la demande au moins, d'augmenter son bénéfice total de 50 % en augmentant ses prix de 5 % qu'en diminuant ses coûts moyens de plus de 5 % ou en augmentant ses ventes de 50 %. Et ses dirigeants savent que s'ils augmentent ainsi les prix, seule une réduction tout à fait improbable d'un pourcentage très élevé de leurs ventes leur causerait une perte. Il est donc parfaitement rationnel et conforme aux principes d'une bonne gestion de rechercher en toute occasion (notamment conjoncturelle) et par tous les moyens (qualité, présentation, publicité, etc.) une hausse du bénéfice unitaire. L'accroissement spontané des salaires est une pratique tout aussi rationnelle dans une économie caractérisée par une demande intense et souvent accélérée et soit par un quasi-plein-emploi permanent soit, ce qui revient au même, par un sous-emploi structurel et convenablement rémunéré (13). On pourrait aisément montrer que, dans ces conditions de production, une entreprise a généralement intérêt à pratiquer une politique de hausse régulière des salaires plutôt que de risquer des démissions ou des pénuries de travailleurs ou même des conflits collectifs dont le coût serait souvent plus élevé. C'est en quelque sorte le prix de l'investissement humain et du consensus social au sein de l'entreprise. Cette observation n'est contestable que pour des secteurs dont les recettes sont éventuellement bloquées ou administrées (secteur public) ou qu'une concurrence internationale exceptionnellement intense (par exemple à la suite de manipulations monétaires nationales ou étrangères) ou bien le retard technique et l'utilisation massive de main-d'œuvre peu qualifiée obligent à freiner à un moment donné l'élévation de leurs salaires. Ces secteurs sont cependant, sauf conjonctures exceptionnelles, minoritaires par la
(13) Lorsque le chômage se caractérise, comme c'est fréquemment le cas de nos jours, par des désajustements structurels entre offre et demande de travail, certaines entreprises sont amenées très rationnellement à surenchérir pour obtenir ou garder le concours de certains types de personnels qualifiés, surtout si elles ont préalablement beaucoup investi dans leur formation, et ce malgré l'état général de sous-emploi. L'existence d'allocations-chômage élevées entraine également des comportements de ce genre.
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nature des choses, et il y a de nos jours dans tous les pays développés infiniment plus de salariés obtenant une hausse régulière de leur rémunération, souvent liée à l'accroissement du chiffre d'affaires nominal et non du produit réel, et ceci sans qu'ils aient à engager le moindre conflit collectif ou même à se référer aux hausses obtenues dans d'autres entreprises (14). Bien au contraire, ce sont en général ces relèvements spontanés qui induisent des mouvements collectifs de généralisation dans les secteurs en difficulté. La publicité donnée à ces conflits localisés masque le mouvement général, permanent et en définitive déterminant de hausse spontanée des salaires, notamment dans le secteur tertiaire et administratif, privé et public (15). Enfin, on sait qu'en vertu même des conditions contemporaines de la production et de la compétition entre les entreprises et aussi en raison des conditions d'imposition des bénéfices, les dépenses destinées à l'amélioration de la qualité ou de la présentation des produits, à la création de réseaux de distribution extensive et intensive, à la publicité ou aux relations publiques, à la production parallèle pour l'autoconsommation des membres de l'entreprise, etc. tendent à se développer spontanément plus vite que le produit. Depuis la crise un grand nombre d'entreprises, revenant à une gestion plus rigoureuse, ont découvert que leurs «coûts cachés» étaient parfois considérables et que notamment les frais généraux, qui représentent quelques 50 % de la valeur ajoutée cumulée des entreprises, étaient excessifs. «Une des tares congénitales de l'entreprise, note Yvon Gattaz, c'est la cellulite industrielle, cette maladie d'obésité croissante qui frappe tous les services ... » (16).
(14) Comme nous l'avons déjà relevé ci-dessus, la durée moyenne, voire même le nombre des g!èves tendent à diminuer régulièrement depuis 1950. Par exemple, entre 1968 et 1978, la quantité de travail perdue en moyenne ~ar an en France n'a pas atteint 1 % de la quantité de travail potentielle. (L absentéisme individuel représente une perte de travail beaucoup plus importante : 21 jours/an par salané en 1975, par ex.) Tout se passe en fait comme s'il y avait, dans la plupart des entreprises, ce qu'Okun a appelé un CI quasi-contrat" entre entrepreneurs et salariés, et souvent même un véritable contrat à long terme leur garantissant une hausse continue de leur revenu réel en échange de la paix sociale. - Dans la grande firme joue également, comme dans l'administration d'ailleurs, un glissement continu du niveau général des salaires en vertu de l'ancienneté, de la qualification croissante, etc. En période de mutations techniques rapides, cette dérive quasi automatique peut prendre des proportions importantes. (15) La politique pratiquée par tous les Etats et consistant à assurer aux fonctionnaires une progression, même légère, de leur pouvoir d'achat, alors qu'il n'y a en règle générale aucun progrès de productivité dans les administrations, constitue bien évidemment une cause autonome et permanente d'inflation, liée aux décisions de ces entreprises particulières, et particulièrement importantes, que constituent les administrations. (16) Notamment en raison de la fameuse « loi de Parkinson". - Y. Gattaz, La fin des patrons, Paris, 1980. - La théorie behavioriste de la firme a mis en évidence ce qu'elle appelle le «budget discrétionnaire» ou «surplus du manager" (différence entre les recettes et les coCtts nécessaires) que la structure des droits de propriété interdit au manager de s'approprier directement, mais qu'il peut affecter à d'autres usages que ceux de la production proprement dite de la firme et dont lui-même ou d'autres parties prenantes de la firme tireront
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Mais des observations tout à fait semblables valent pour les administrations qui poursuivent spontanément autant la satisfaction des intérêts particuliers de leurs membres (prestige, pouvoir, influence, rémunérations, loisirs, commodités diverses) que celle des intérêts généraux dont elles ont la charge. Le gaspillage, l'improductivité, le surdéveloppement des frais généraux sont, d'après les quelques études disponibles, considérables dans les administrations publiques et, contrairement à ce qui se passe pour les entreprises, tendent même à s'élever avec la crise. L'absence de recherche formelle de bénéfice ne doit pas masquer dans toute organisation humaine la recherche réelle de profits au sens large. Bien souvent le paravent de l'intérêt général facilite même l'obtention de ces avantages personnels. «Ce qui différencie une entreprise capitaliste d'un service administratif, écrit fort justement Gordon Tullock, ce n'est pas que les individus s'y comportent de façon différente; mais le fait que les règles du jeu, les contraintes institutionnelles qui délimitent leur degré d'autonomie dans la poursuite de leurs objectifs personnels sont beaucoup plus rigoureuses dans l'entreprise privée que dans l'administration. D'où le résultat paradoxal que c'est dans l'entreprise que les actes individuels, toutes choses égales par ailleurs, ont le plus de chances de coincider avec l'intérêt général, cependant que c'est dans les bureaux administratifs que les individus ont le plus de possibilités de laisser libre cours à la maximation de leurs intérêts individuels, que ceux-ci convergent ou non avec l'intérêt général» (17). De même que les obligations légales analysées ci-dessus s'expliquent principalement par les plans de production des administrations publiques ou sociales, de même les décisions autonomes des entreprises et des administrations tiennent à leurs conditions de gestion et en définitive à leurs plans de production. Toutes ces décisions n'aboutissent pas nécessairement à une hausse des prix ou des taxes. La progression de certains revenus peut stimuler la production_
des avantages personnels, monétaires et surtout en nature. (Voir à ce sujet notamment les ouvrages de H. Simon, ainsi que Cyert and Marsh.) Avec l'accroissement des prélèvements publics sur les revenus monétaires, l'incitation à la distribution d'avantages en nature ne cesse évidemment de s'accroître. (17) Dans The Poli tics of Bureaucracy, Washington, 1965. Le développement des activités publiques s'explique fréquemment par la recherche des intérêts personnels; en particulier quand des primes sont liées aux travaux publics réalisés, la liaison est directe; la recherche des profits personnels est d'autant moins contrecarrée que les aaministrations bénéficient d'une situation monopolistique légale. - VOIr aussi à ce sujet F. de Closets, Toujours plus, Paris, 1982, qui dresse une liste impressionnante des privilèges liés à des facteurs monétaires ou non monétaires d'inégalité, produits et distribués par les entreprises, les administrations ou les établissements du secteur mixte «auto-finalisé », qui échappent souvent à la fois aux contraintes du marché et aux contrôles de l'Etat. - Au sujet des inefficicences de la bureaucratie, voir également les ouvrages de l'école américaine du Public Choice, et, en France, Crozier, Greffe, Terny, Lévy... Ces inefficiences ne mettent nullement en cause la valeur intrinsèque et la qualité des motivations des fonctionnaires, qui ont bien souvent un sens élevé du service public; elles se développent en dépit et parfois même en raison de ces motivations, elles tiennent au système lui·même.
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Mais le fait est que très souvent de nos jours le niveau et surtout la nature de la production expliquent la rémunération excessive des facteurs ou l'utilisation moins directement productive de ces mêmes facteurs. Et ceci constitue donc une troisième cause autonome d'inflation. En conclusion, l'analyse inductive des causes de l'inflation qui précède peut être résumée de la manière suivante. La hausse des prix (ou des taxes) est décidée par les unités de production (entreprises et administrations) dans le cadre de leurs plans de production et de distribution, lesquels entraînent soit une rémunération plus élevée des facteurs à produit constant, soit une utilisation moins productive des facteurs à revenu constant, soit enfin une combinaison des deux évolutions. Apparemment l'origine des hausses est triple : les charges légales, conventionnelles et volontaires, et les mesures inflationnistes sont multiples et très variées. Mais les causes profondes de toutes ces mesures se trouvent dans les plans de production des entreprises et des administrations qui fixent la nature et le niveau de la production globale et de ce fait, directement ou indirectement, l'utilisation et la rémunération des facteurs de production. C'est ['établissement et la variation de ces plans qui déterminent le niveau et l'évolution du produit effectif et du revenu nominal et donc le taux d'inflation.
formulation théorique Dans la succession ininterrompue des choix, à long ou à court terme, de transformation ou d'adaptation, que les entreprises et les administrations ne cessent de prendre, il paraît très difficile d'établir avec précision la part de responsabilité de tel ou tel facteur particulier dans l'écart inflationniste final au cours d'une période quelconque. Si la progression du revenu dépasse à un moment celle du produit, cela peut être dû simultanément à l'accroissement de l'autofinancement, à l'augmentation des charges sociales, au développement des activités commerciales ou purement administratives, ou encore à la progression des salaires. Mais cette dernière peut elle-même n'être qu'un facteur induit par l'inflation initiale due à la hausse des profits ou induit par la pénurie de travailleurs due à l'improductivité croissante de leur utilisation. De ce fait la recherche des facteurs de l'inflation est probablement vaine et inefficace pour la prévision et la politique, dans la mesure où tous ces facteurs trouvent leur commune origine dans les plans de production et que, dans ces conditions, la réduction, ou même éventuellement l'élimination de l'un des facteurs, n'aurait pas pour conséquence une réduction proportionnelle
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de l'écart inflationniste, mais le renforcement d'autres facteurs, avec un résultat final sensiblement identique (18). S'il paraît vain et d'ailleurs inutile de rechercher la contribution de chaque facteur particulier, en revanche il est possible de regrouper synthétiquement toutes les causes d'inflation que nous venons de dégager empiriquement. Etant donné que tout accroissement du produit réel comme toute augmentation du revenu réparti par les entreprises repose nécessairement sur une formation de capital, c'est-à-dire sur un investissement, un écart entre le revenu nominal et le produit réel au sein de l'économie nationale résulte nécessairement de l'ensemble des investissements passés et présents des entreprises et des administrations. Or, l'effet-produit (ou effet-capacité) d'une variation du capital due à l'investissement courant est donné par la formule 1 I.poul.v 1 représentant la variation du capital, p la productivité moyenne du capital (Produit/ Capital) et v son inverse, le coefficient moyen de capital (Capital/Produit). Quant à l'effet-revenu de l'investissement courant, il est donné par la formule du multiplicateur :
1 1 1:::.1.-- ou 1:::.1. 1- c s 1:::. 1 représentant la variation de l'investissement, c la propension marginale à consommer (1:::. Consommation/I:::. Revenu) et s la propension marginale à épargner (1:::. Epargne/I:::. Revenu). La condition de l'évolution globale équilibrée du produit et du revenu est donc l'égalité: 1 1 1:::. 1 s AI. =1. ou = s v 1 v (18) L'illustration de cette affirmation est fournie en permanence par les inflations contemporaines. A politique inchangée, celles-ci se poursuivent imperturbablement à un rythme à peu près constant et à moyen terme croissant, les facteurs a~parents se relayant les uns les autres. Quand ce ne sont plus les salaires, c est le pétrole. Quand ce n'est plus le pétrole, ce sont les profits. Quand ce ne sont plus les profits, ce sont les charges fiscales ou sociales. Et ainsi de suite... L'élimination d'un facteur particulier n'entraine pas l'arrêt de l'inflation. Par exemple la stabilisation de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises, comme ce fut le cas en France entre 1977 et 1979, peut avoir des effets positifs sur l'investissement et l'emploi, mais ne réduit nullement par elle-même le taux d'inflation dont seules les causes apparentes se modifient. L'équation de prix en fonction des coO.ts est inévitablement très instable. Les corrélations que l'on peut établir sur une certaine période montrent la manière dont l'inflation s'est développée durant cette période, elles ne permettraient pas de prévoir avec certitude l'évolution au cours d'une nouvelle période.
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et la condition de l'inflation est l'inégalité
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On reconnaîtra la formule que Domar établissait en 1947 pour étudier, en tenant compte de la croissance démographique, les conditions d'une croissance équilibrée du point de vue de l'emploi et qui s'applique en fait beaucoup mieux à l'étude du taux de l'inflation. Il convient toutefois de prendre trois précautions. Une première précaution concerne la détermination de la notion d'investissement des entreprises. On a de nos jours fréquemment tendance à identifier celui-ci à la seule formation de capital fixe (19). Mais au regard du problème de l'inflation, il est essentiel de tenir tout autant compte du capital circulant et notamment, au sein de celui-ci, des stocks et du « fonds des salaires », et plus généralement de l'ensemble des «avances» de capitaux nécessaires à l'activité économique et à l'accroissement des revenus répartis par les entreprises et les administrations (20). Une seconde précaution concerne le problème du décalage temporel entre l'effet de l'investissement sur le revenu et son effet sur le produit. « Tout investissement est (d'abord) inflationniste: il livre des liquidités et promet un produit» (F. Perroux). L'analyse des effets de multiplication montre que l'investissement épuise en général ses effets-revenu au bout de quelques mois. En revanche, les effets productifs d'un investissement peuvent demander dans certains cas des années (21). Il s'en suit qu'il conviendrait en règle générale de confronter les effets-revenu des investissements additionnels d'une période avec les effets-produit d'investissements réalisés au cours de périodes précédentes. Le choix de ces périodes ne pourrait se baser que sur des recherches empiriques. Enfin, le problème le plus important concerne la détermination
(19) Avant la crise, certains auteurs ont cru pouvoir déceler en France, entre 1962 et 1972, une relation entre l'inflation et la formation brute de capital fixe (y compris l'investissement des ménages). Cette relation a naturellement été démentie à partir de la crise de 1974, comme l'ont montré Plassard et Boussemart, l'inflation s'accélérant malgré la stagnation de la F.B.C.F. (20) Quand les facteurs de production sont complémentaires, capital fixe et capItal variable évoluent parallèlement. Sinon, ils sont substituables l'un à l'autre. Dans les deux cas, la considération isolée du capital fixe n'a guère de sens. Rappelons d'ailleurs que la théorie classique démontrait déjà que tout investissement aboutit tôt ou tard à l'accroissement du nombre de salaires distribués ou des taux de salaire versés. Dans une perspective large, tout capital serait donc circulant. (21) Cette distinction est plus importante que celle habituellement faite selon le mode de financement des investissements (epargne ou création monétaire). Sur les « effets productifs différés ou nuls» de certains investissements, voir J. Marczewski, Inflation et chômage en France, Paris, 1977.
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de la notion de produit, nécessaire au calcul du coefficient de capital. Il y a en effet sur ce point, dans la théorie économique habituelle, une ambiguïté qu'il importe de lever. Cette ambiguïté est sans doute aussi ancienne que l'économie politique et son ancienneté explique probablement qu'elle ne fasse pas l'objet d'examens attentifs, les esprits y étant parfaitement habitués. En effet, dans l'analyse théorique habituelle, et notamment dans celle de l'inflation, la notion de produit s'identifie à la fois à celle de « production» et à celle d'« offre». Il y a donc confusion entre ces deux agrégats. Bien entendu, tout théoricien, lorsqu'il fait cette assimilation, formule explicitement ou, en général, implicitement deux réserves. L'une concerne l'écart entre ces deux grandeurs dans le cycle conjoncturel, au cours duquel la production courante peut dépasser l'offre courante ou bien au contraire lui être inférieure, la variation des stocks traduisant cette évolution cyclique. Mais cette distinction, essentielle dans l'analyse des fluctuations, est considérée comme négligeable dans l'étude de problèmes économiques du long terme, tels que la croissance ou l'inflation chronique, car il paraît évident que si les entreprises produisent des biens, c'est pour tôt ou tard les offrir sur le marché. Cette vérité de bon sens doit cependant être nuancée dans les périodes où le taux d'inflation dépasse le taux d'intérêt et où il devient donc intéressant, même pour les entreprises, de pratiquer le stockage de biens réels ... Une autre réserve, en général purement mentale, à la confusion des deux notions résulte de la survivance dans toute économie développée, de secteurs précapitalistes où l'autoconsommation, c'est-àdire la production pour les besoins propres, joue encore un grand rôle et entraîne donc une différence sensible entre la production et l'offre sur le marché. Mais le déclin régulier des unités de production précapitalistes et la faible importance relative de leur production dans l'économie moderne, incitent les théoriciens à négliger également cette forme d'activité, en considérant que par définition toute activité purement domestique - notamment le travail des femmes au foyer dont l'importance est encore bien plus grande - n'a qu'une incidence limitée ou constante sur l'équilibre réel et l'équilibre monétaire du marché (22). Encore que l'expérience incite à surveiller attentivement l'évolution structurelle en matière de stockage ou d'autoproduction, on peut admettre que ces phénomènes ne s'opposent pas de manière
(22) Bien que l'évolution puisse être rapide dans ce domaine. On connaît la plaisanterie classique dans l'enseignement de la Comptabilité nationale : si un homme épouse sa femme de ménage, il diminue le produit national. Il y a dans ce cas production sans offre. Le cas inverse se présente également: l'offre sans production préalable; il s'agit alors des biens dits d'occasion et des biens dits naturels. On peut à la rigueur admettre que ces phénomènes se compensent généralement.
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décisive à l'adoption de l'hypothèse simplificatrice de l'égalité à long terme entre production et offre. Mais un examen plus poussé du contenu des deux grandeurs doit mener au rejet délibéré de cette hypothèse pour l'étude de la variation des prix. La production au sens large comprend, par définition, la valeur ajoutée de toutes les entreprises (y compris les administrations) durant une certaine période, tandis que l'offre ne désigne, par définition également, que la quantité des seuls biens et services qui sont présentés sur le marché et qui en outre y donnent lieu à la fixation d'un prix, autrement dit, les seuls biens et services marchands ou onéreux. Les deux ensembles ne se recouvrent que pour partie. Pour passer du premier au second, il faut en effet déduire une grand part de la production celle des administrations naturellement, puisqu'à quelques exceptions près, leurs services sont non onéreux et fournis hors marché et constituent les frais généraux de la nation, mais aussi celle de toutes les activités exercées au sein des entreprises qui concernent la distribution et non la création de biens et services : commerce, transport, publicité, etc. On considère à juste titre ces activités comme productives, au sens large de ce mot, mais il est certain qu'elles n'aboutissent nullement à accroître d'une seule unité la quantité des biens et services présentés sur le marché, ce qui est la définition même de l'offre. Il s'en suit que la part de la valeur ajoutée de toutes les entreprises qui est consacrée à la distribution des produits doit être déduite de la production pour déterminer l'offre. Il en est de même de la part de la valeur ajoutée de toutes les entreprises qui représente des dépenses de prestige ou d'autoproduction pour le confort des dirigeants ou du personnel (23). En outre toute production aboutissant à améliorer la qualité ou la présentation des produits, qui, dans les méthodes actuelles de comptabilisation, provoque une surestimation systématique du volume de production, n'entraîne nullement une offre correspondante puisqu'elle ne modifie en rien la quantité des produits présentés sur le marché. Enfin dans l'économie ouverte, toute production destinée à l'exportation, déduction faite de l'importation naturellement à termes de
(23) Il s'agit là d'une part non marchande du P.i.B. marchand et, pour partie, d'une sorte de « consommation finale» ou «économie souterraine» des entreprises. La grande entreprise ou administration est souvent de nos jours non seulement un centre de production et de distribution, mais aussi un organisme de crédit, une société de surveillance et de sécurité, un centre de protection de la nature, une école de formation permanente, un club de relations publiques, une societé d'entr'aide, une agence de voyages, un restaurant bon marché, un club sportif, une garderie d'enfants... Cette autoconsommation se substitue en partie au salaire et est destinée, dans certains cas, à « acheter» en quelque sorte le consensus social dans l'entreprise.
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l'échange constants, ne contribue pas davantage à un accroissement de l'offre sur le marché national (24). Cette distinction entre production et offre n'implique évidemment aucun jugement de valeur. Il n'est pas question de nier l'utilité ni même la nécessité de la création de services publics ou collectifs, de la distribution ou de l'amélioration des produits. Il n'est ici question que de cerner des concepts permettant d'expliquer avec précision la hausse des prix. Or il tombe sous le sens que l'accroissement de la production des administrations ou des dépenses commerciales et des activités assimilées n'a absolument pas le même effet sur l'évolution des prix que l'augmentation du volume des produits offerts sur le marché. Dans le premier cas, la production supplémentaire tend paradoxalement à élever les prix et c'est seulement dans le second cas qu'elle tend à les stabiliser. Ces effets contradictoires proviennent du fait que le prix des produits offerts sur le marché représente à la fois la valeur des produits eux-mêmes et en outre la valeur de services, apparemment gratuits, mais plus ou moins imposés aux acheteurs qui vient s'y superposer. Lorsqu'un consommateur achète une automobile, il paie d'abord le coût de production de ce véhicule, mais il paie aussi une quote-part de services publics sous forme de T.V.A., d'assurances sociales, de services comptables et fiscaux, de services commerciaux (transports, publicité, service après-vente, marge commerciale proprement dite), d'améliorations ou d'enjolivements divers du produit, de services internes à l'entreprise fournis aux dirigeants ou au personnel (cantine, avantages en nature, frais généraux divers, etc.). En somme tout acheteur paie à la fois le produit qu'il désire et de surcroît non seulement toute une série de taxes publiques qu'on peut isoler dans la comptabilité nationale, mais aussi tout un ensemble de «quasitaxes» privées finançant une production de services annexes, plus ou moins liés au produit considéré et qu'on ne peut pratiquement pas isoler dans les comptes nationaux. Si tous ces services annexes d'amélioration, de distribution ou redistribution, d'administration,
(24) Il faudrait tenir compte aussi des «déséconomies externes» croissantes de certaines productions (nuisances matérielles ou psychiques) qui impliquent le développement de productions correctrices accroissant la valeur ajoutée des entreprises ou le montant des coûts (taxes anti-pollution) répercutés sur les acheteurs, sans offre ni demande correspondantes. En comptabilité nationale, la valeur ajoutée se définit aussi bien comme le supplément de quantité ou de qualité du produit que comme le supplément de coût ajouté par J'entreprise. Même en faisant abstraction des problèmes d'évaluation très délicats posés par l'agrégation de quantités physiques hétérogènes et donc par le système de prix retenu et ses variations, cette définition montre toute l'ambiguïté du concept de production. Contrairement à l'opinion courante, on ne peut en aucun cas considérer l'augmentation de la valeur ajoutée comme la mesure certaine de l'efficacité économique de l'entreprise et de sa capacité à valoriser le capital et le travail. On reproche souvent à la comptabilité nationale, cet «art abstrait,. selon l'expression de Bertrand de Jouvenel, de ne pas comptabiliser assez. En l'occurrence il apparaît qu'elle peut aussi comptabiliser trop par rapport à la production réelle.
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qu'ils soient publics ou privés, pouvaient être individualisés et vendus à leur prix de marché, indépendamment du produit directement acheté, alors toute production aboutirait à une offre et tout accroissement de production entraînerait un accroissement de l'offre. Mais comme, pour des raisons à la fois techniques et juridiques, il n'en est rien, les prix apparents servent à payer à la fois l'offre effective (quantité produite) et une valeur ajoutée et surajoutée ou survaleur, non marchande et en grande partie imposée à l'acheteur. Il suit de là qu'il peut y avoir un écart très sensible entre production et offre et que le développement de la première n'implique nullement l'augmentation de la seconde. Or, il y a de nos jours, en raison de l'évolution des besoins et des mentalités d'abord, en raison des facilités de l'inflation ensuite, sur lesquelles nous reviendrons plus loin, un développement continu de ce type de production, tant au sein du secteur privé que dans les administrations publiques.
L'augmentation de la valeur ajoutée par produit vendu est d'ailleurs l'objectif souvent affirmé des entreprises, et même, dans les relations internationales, celui des Etats, contrecarrant le principe de la diminution des coûts de production proprement dits. Quant au prélèvement fiscal et parafiscal des administrations, il s'élève d'autant plus que la progression du produit s'affaiblit. Il y a ainsi une contradiction permanente entre l'accroissement de la valeur ajoutée privée et publique et l'objectif social de production et de productivité et il en résulte que l'offre est forcément une fonction décroissante de la production. Il y a donc un écart croissant entre production et offre et de ce fait des chances de plus en plus réduites de concordance entre produit et revenu, offre et demande, tout particulièrement sur le marché des biens et services de consommation. Il n'y a même, à vrai dire, aucune raison pour que ces deux couples de grandeurs soient équilibrés (25). Il résulte de cette observation élémentaire des faits que l'assimilation, courante en théorie, de la production globale et de l'offre globale constitue une simplification déformante de la réalité, que l'évolution de ces deux grandeurs tend à être constamment divergente et que, dans ces conditions, il convient de préciser soigneusement la notion de produit utilisée dans la détermination de l'écart inflationniste. Au regard de l'objet même de la théorie de l'inflation, il ne fait pas de doute que le produit doit être défini comme l'offre effective, c'est-à-dire le volume global de biens et services présentés sur le marché et affectés de prix spécifiques. Seuls doivent être pris en
(25) Une production apparente supplémentaire ou production ajoutée se décompose en quantité ajoutée et en valeur ajoutée : PA = QA + VA. Le coefficient de valeur ajoutée: VA/PA et le rapport de valeur ajoutée: VA/QA tendent à s'élever.
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compte les biens et services donnant lieu à la fixation d'un prix sur le marché. Seul le rapport entre évolution du revenu et variation de l'offre effective est en effet significatif pour l'étude des prix. C'est le véritable écart inflationniste.
* ** Ainsi précisée, la formule mathématique de l'écart inflationniste proposée ci-dessus n'exprime rien d'autre que l'inégalité du revenu (ou de la dépense) et du produit. Mais sa supériorité par rapport aux équations examinées dans l'Introduction générale réside dans le fait qu'elle écarte de l'analyse de l'inflation les interprétations sociologiques ou idéologiques, qu'elle met donc en évidence l'origine proprement économique de l'inégalité entre revenu et produit et qu'elle attire l'attention sur les causes très variées qui peuvent expliquer celle-ci et qui toutes se ramènent finalement à une décision de production et d'investissement prise par des entreprises ou des administrations (26). Dans cette optique, on peut encore reformuler les causes de l'inflation, telles que l'analyse précédente les a dégagées, d'une autre manière. Il est généralement admis que, sous réserve de leur localisation géographique ou sectorielle, tous les investissements réalisés à un moment déterminé ont des effets-revenu sensiblement identiques et presque totalement réalisés au bout de quelques mois, en tenant compte des phénomènes de multiplication qu'ils peuvent déclencher. En revanche, il est totalement exclu d'admettre que les divers investissements aient des effets semblables sur le produit, et surtout sur le « produit effectif », c'est-à-dire sur l'offre des entreprises. Selon les rapports qui s'établissent entre l'effet-revenu et l'effet-produit, on peut donc distinguer des investissements déflationnistes parce que créant plus de produit que de revenu, des investissements inflationnistes parce que créant plus de revenu que de produit, et enfin des investissements neutres parce qu'assurant l'équilibre entre revenu et produit. Cette distinction ne se recouvre pas nécessairement avec celle, habituellement utilisée, des investissements dits productifs et des
(26) Naturellement l'intérêt d'une telle formule pour l'analyse de l'inflation ne doit pas être surestimé. Elle doit obligatoirement toujours être vérifiée ex post, puisqu'il s'agit d'une relation comptable, mais elle n'assure par elle-même ni l'explication ni la prévisibilité du phénomène inflationniste. Même si l'on parvenait à obtenir une parfaite connaissance statistique du capital et du coefficient de capital actuels et une bonne estimation du volume de l'investissement futur, il n'en résulterait aucune prévision certaine du taux d'inflation, parce que, comme toute grandeur macroéconomique, l'investissement global n'est que la sommation d'une multitude d'opérations individuelles dont la nature demeure dans une large mesure imprévlsible. Or c'est précisément la nature des investissements qui est déterminante pour le taux d'inflation. Il ne faut donc accorder à une telle formule qu'un intérêt purement illustratif.
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investissements collectifs. Elle n'est d'ailleurs pas simple à appliquer. Il est cependant possible de donner quelques grands exemples pour illustrer le propos, mais sans prétendre à une parfaite rigueur dans la classification. On peut considérer par exemple que la plupart des investissements en machines ou outils des entreprises créent un écart déflationniste au sein de l'économie dans la mesure où le produit qu'ils contribuent à créer dépasse, normalement à relativement court terme, le revenu qu'ils injectent dans l'économie. Des investissements tels que de grands travaux d'infrastructure ou des dépenses de recherche ou encore des actions de formation professionnelle peuvent avoir d'abord un effet inflationniste, mais à terme plus lointain un effet déflationniste. D'autres investissements peuvent n'avoir aucun effet-produit, ni dans l'immédiat ni à terme, et créent par conséquent un écart inflationniste immédiat et définitif. C'est le cas des équipements publics ou collectifs à usage gratuit, d'opérations immobilières sans utilité technique, de l'investissement de remplacement d'équipements productifs existants, des investissements permettant un solde positif d'exportation, de tous les investissements ayant trait à la distribution au sens le plus large de ce mot, au stockage ou à la spéculation, de tout accroissement du fonds des salaires sans variation correspondante de la quantité ou de la qualité du travail, de tout allongement et de toute extension du processus de traitement des produits, etc. (27). Il faut ajouter encore que le rapport produit-revenu d'un même investissement peut varier selon la période conjoncturelle au cours de laquelle il est réalisé, c'est-à-dire selon l'état de tension existant sur les marchés des facteurs nécessaires à sa réalisation. L'existence de plans impératifs et rigides d'investissements dont la progression dépasse les progrès de productivité antérieurs contribue, surtout en situation de plein-emploi ou de sous-emploi structurel, à accroître conjoncturellement l'écart inflationniste ou à réduire l'écart déflationniste des divers investissements (28). Il résulte de là que la relation entre les décisions d'investissement et l'inflation est très complexe et même variable. Selon les conditions institutionnelles, structurelles ou conjoncturelles de sa
(27) Ces quelques exemples montrent avec quelle prudence il faut accueillir l'idée fréquemment émise selon laquelle tout accroissement des investissements est automatiquement bénéfique, à court ou long terme, pour le développement de la productivité, de la production ou de l'offre. Il arrive même, en pénode de crise, que des secteurs soient obligés, pour assurer leur avenir, de réaliser des investissements nouveaux pour réduire les capacités de production globales et « dévaloriser» le capital productif ancien (cas de l'industrie du raffinage en France au cours des dernières années). (28) C'est surtout en période de plein-emploi que l'incitation à investir est la plus forte, c'est-à-dire à un moment où les effets de l'investissement risquent le plus souvent d'être pervers, ne serait-ce que parce que le développement des investissements en capital fixe exige un déplacement de main-d'œuvre du secteur des biens de consommation vers celui des biens de production et parfois un allongement du processus de production.
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formation, un même capital peut avoir des effets très productifs ou être, selon l'expression déjà employée par Ricardo sur le même sujet, «consommé improductivement» et aggraver la hausse des prix. L'existence de l'inflation chronique indique en tout cas qu'en l'état actuel des choses les plans de production et les décisions d'investissement des entreprises et des administrations ont en permanence des effets. plus inflationnistes que déflationnistes, que structurellement les effets de revenu dépassent les effets de capacité et que le coeffi~ cient de capital, calculé exactement, ne cesse de s'élever (29). Nous avons vu précédemment que cette évolution correspond à une tendance spontanée et même rationnelle des entreprises et des administrations, que provoque leur volonté de développer au maximum la production et (ou) le surplus monétaire (ou en nature). Les causes apparentes de l'inflation dépendent des structures et des conjonctures: économiques, mais la cause profonde demeure toujours la même, elle est inscrite dans la logique même du fonctionnement des unités de production en économie de marché. L'inflation chronique est fondamentalement une inflation autonome ou volontaire de l'ensemble des entreprises et des administrations, une forme de taxation d'intérêt privé ou public que celles-ci imposent aux ménages. Mai.s cette constatation du rôle actif des entreprises et des administrations ne constitue pas une explication complète de l'inflation chronique. Elle représente une correction et un approfondissement de l'analyse habituelle des causes de la hausse chronique des prix, telle qu'elle est faite dans la théorie quantitative de la monnaie et la théorie nominale du revenu, qui sont toutes deux des théories de l'inflation involontaire de la part des entreprises, mais elle laisse en suspens la question des conditions de l'inflation. Même si l'on admettait, avec la théorie contemporaine, que les entreprises, lorsqu'elles augmentent leurs prix, ne font que répercuter des hausses de charges, c'est-à-dire ne cherchent qu'à éviter les inconvénients et non à tirer profit des avantages de l'inflation, il conviendrait encore d'expliquer comment elles peuvent, individuellement et globalement, augmenter sans cesse leurs prix et les faire accepter par les acheteurs, c'est-à-dire principalement par les ménages, sur le marché des pro.. duits. Et c'est là véritablement la cause profonde et tout le nœud du problème de l'inflation.
(29) Dans le même sens: J. Plassard, c Réflexions sur le recul de l'efficacité du capital en France », Chroniques d'actualité, Sedeis, 15 avril 1975. - La hausse du coefficient de capital explique aussi à la fois le dilemme inflationchômage et la stagflation, puisqu'elle implique une insuffisance alternée ou simultanée de consommation et d'épargne.
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ANNEXE
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PRODUCTION ET INFLATION DANS LA LITTERATURE ECONOMIQUE Avant d'examiner la cause profonde de la hausse des prix, il n'est sans doute pas inutile de montrer la convergence ou divergence entre notre analyse des causes immédiates de l'inflation et certaines autres conceptions. On peut noter tout d'abord que cette analyse n'est après tout qu'une transposition au niveau global de certains enseignements traditionnels de la théorie de la formation des prix au niveau des entreprises. Il est frappant de constater à quel point la théorie microéconomique et la théorie macroéconomique des prix s'ignorent et se contredisent à l'heure actuelle. Les mêmes économistes enseignent simultanément que les divers prix sont fonction en règle générale des stratégies des firmes, mais que le niveau général des prix, cette «abstraction statistique », en est totalement indépendant et ne subit que l'influence de grandeurs globales (masse monétaire, revenu global, demande globale ou forces sociales ...). Il y a là une contradiction qui s'explique historiquement (les classiques considéraient que les entreprises fixent les prix relatifs et que c'est la masse monétaire qui détermine les prix absolus) mais non logiquement (à partir du moment où l'on abandonnait le schéma classique de la concurrence pure et parfaite pour la détermination microéconomique des prix). Les post-keynésiens ou néo-ricardiens, comme Galbraith, Robinson, Solow, Tobin, ont depuis longtemps relevé cette contradiction. Mais après avoir mis en évidence le rôle déterminant des entreprises oligopolistiques dans la variation du niveau général des prix considéré comme la somme des revenus distribués, c'est-à-dire le fait que tous ces prix sont aujourd'hui «administrés» en fonction de la politique de production et de distribution de l'entreprise, ils s'empressent eux aussi de l'oublier et d'inverser la relation constatée entre prix et revenu pour accorder, dans la logique du schéma ricardo-keynésien, le rôle déterminant au revenu et surtout à la masse salariale et pour considérer, selon l'expression de Hicks, que l'économie actuelle vit sous une sorte de «labor standard» ou, selon les néo-marxistes, que l'inflation est le produit et le compromis des luttes sociales dans le cadre du processus d'accumulation et de valorisation du capital. On passe ainsi seulement d'une contradiction à une autre, plus incompréhensible encore. Plus récemment, Robinson, Sraffa, Gordon, Shaik, se référant à la distinction opérée par Hicks entre les marchés à prix flexibles et ceux à prix fixes, ont constaté que les prix peuvent être « administrés» sur des marchés même concurrentiels indépendamment de l'offre et de la demande, mais s'en tiennent à l'observation superficielle de la détermination des prix par les coûts, notamment salariaux. Pourtant, en économie, il faut se défier de l'apparence des choses. Comme le disait H. Poincaré, « une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un amas de pierres n'est une maison ». Seule une observation méthodique et une interprétation systémique permettent d'éviter des erreurs de raisonnement lourdes de conséquences Il est bien vrai qu'à l'observation simple, la hausse des coûts précède généralement celle des prix. Il est même vrai qu'en vertu de la rationalité limitée qui caractérise tous les agents écono-
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miques et donc aussi les chefs d'entreprise, la plupart de ceux-ci ne procèdent à des hausses de prix qu'à la suite de hausses de coûts ou de profits subis ou voulus par eux. Mais la cause profonde de cette hausse permanente des éléments du prix est l'inversion de l'ordre des choses qui serait logique dans l'économie de marché, c'est-à-dire la détermination des coûts par les prix. Comme l'écrivait déjà Condillac en 1776, dans l'économie de marché normale, ({ une chose n'a pas une valeur parce qu'elle coûte, mais elle coûte parce qu'elle a une valeur ». Il est donc bien plus justifié de prétendre que, fondamentalement, c'est la hausse des prix qui autorise celle des salaires et aussi celle des profits et dépenses en tous genres. ({ Voilà qui semble paradoxal, et contraire aux constatations de chaque jour, écrivait sur le même thème K. Marx dans Salaires, prix et profits. Un autre paradoxe, c'est que la terre tourne autour du soleil ou que l'eau se compose de deux gaz extrêmement inflammables_ La vérité scientifique est toujours paradoxale au jugement de l'expérience journalière qui ne saisit que l'apparence tt:ompeuse des choses.» S'il n'y a guère de parenté entre cette approche asystémique et notre analyse, il y a en revanche une filiation très nette de celle-ci avec la théorie de l'inflation établie par Wicksell. Dans .Geldzins und Güterpreise, celui-ci avait en effet montré le caractère induit de l'augmentation des coûts et de la demande et le rôle tout à fait central et déterminant des décisions de production et d'investissement des entreprises. Son erreur, sans doute compréhensible à l'époque, a cependant été, à notre avis, de s'en tenir à une analyse globale et quantitative de l'investissement, et de surestimer en même temps le rôle du taux d'intérêt dans la décision d'investissement. Dans la même lignée, Hayek a.vivement critiqué dans Prix et production toute analyse dichotomique, en montrant les liens étroits entre les phénomènes monétaires et réels, et a aussi mis en évidence, sur la base d'une analyse plus qualitative de l'investissement, la nature inflationniste d'un allongement du processus de production, indépendamment de la variation de la masse monétaire. Il y a enfin une certaine parenté entre la théorie contemporaine de l'offre supply-side economics ») . et notre interprétation de l'inflation. Dans les deux conceptions, la hausse chronique des prix s'explique par l'insuffisance de l'offre. Mais il y a divergence dans l'interprétation et l'explication de ce phénomène. Pour les ({ économistes de l'offre », l'insuffisance résulte des impositions, transferts et réglementations publics, qui réduisent les incitations privées au travail, à l'épargne et à l'investissement. Une telle explication nous paraît à la fois exacte, ces charges collectives représentant une ({ survaleur» imposée, et insuffisante. L'inflation résulte bien d'une réglementation et d'une taxation croissantes, mais il s'agit d'une réglementation et d'une taxation généralisées des consommateurs par tous les producteurs, à la fois publics et privés. En outre, ce phénomène s'accompagne aussi bien dans les administrations que dans les entreprises non pas tellement d'une réduction des incitations au travail et à l'investissement que d'une incitation au travail et à l'investissement non effectifs, c'est-à-dire à une allocation et utilisation inefficientes des facteurs. Contrairement aux économistes de l'offre, l'insuffisance de l'offre ne nous semble donc pas tenir à une insuffisance, mais d'abord à une mauvaise orientation du travail, de l'investissement et de la production. L'insuffisance de l'offre peut même parfaitement coexister avec un excès de production. C'est seulement de manière secondaire et
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100
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
indirecte, à travers l'inflation et surtout après une stabilisation monétaire, qu'une insuffisance artificiellement provoquée de la production elle-même peut apparaître. La divergence d'interprétation résulte finalement de la conception même de l'offre. Les «économistes de .l'offre » conservent la conception traditionnelle, celle qui assimile offre et production. Dans ces conditions, il leur est impossible de comprendre que l'inflation ne dépend pas de l'intensité de la production et qu'elle peut accompagner aussi bien une croissance forte qu'une croissance faible de la production apparente. En revanche, l'ambivalence de la . relation entre croissance et inflation s'explique parfaitement à partir du moment où l'on admet une conception de l'offre «effective », c'est-à-dire la possibilité d'une divergence croissante entre la production et l'offre, du fait 'du «surplus des producteurs », de la valeur ajoutée et surajoutée à la production par les entreprises et les administrations. Au début de la Théorie Générale, Keynes avait montré. que contrairement à l'hypothèse classique, la demande globale n'est pas nécessairement égale au revenu global. Il avait ainsi contesté la. fameuse «loi des débouchés» et établi la possibilité du chômage chronique. Mais il n'avait pas songé à mettre en doute l'autre hypothèse implièite de la loi des débouchés, à savoir que l'offre globale est automatiquement égale à la production globale. Or, de même que la demande effective n'est pas nécessairement égale au revenu global (encore qu'avec la 'réduction progressive de la thésaurisation et la généralisation des dépôts bancaires, elle tende aujourd'hui à s'en approcher), de même l'offre effective n'est pas nécessairement égale au produit global. Le produit «apparent,. comporte deux parts : un produit «effectif» et un produit «surajouté », et l'écart entre ces deux parts ne cesse de s'agrandir: C'est précisément pour cette raison que l'offre est toujours insuffisante, même si la production est apparemment élevée et croissante, et qu'elle se crée à elle-même en permanence une demande excédentaire, autrement dit que ni la loi de Say (0 = D), ni celle de Keynes (D < 0) ne sont généralement vérifiées. Mais l'insuffisance de l'offre effective n'est elle-même qu'un maillon de la chaîne des causes. Pour expliquer l'inflation, il faut encore approfondir l'analyse du côté de la demande.
2.
Les conditions de l'inflation
Il ne faut pas craindre de répéter d'abord une évidence. Si les entreprises peuvent continuellement pratiquer ou accepter une production à prix croissants, c'est qu'elles sont assurées de l'acceptation et de la ratification de la hausse chronique des prix par les consommateurs, autrement dit qu'elles sont assurées de pouvoir répercuter les écarts inflationnistes sur les acheteurs, soit immédiatement, soit au moins à terme rapproché. Si cette condition n'était pas constamment assurée, il est bien évident qu'elles ne pourraient pas en permanence procéder à des augmentations de leurs prix et que, par voie de conséquence, elles devraient systématiquement éviter toute déci-
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
101
sion ou refuser toute convention ou rejeter toute obligation qui aurait pour effet de créer un écart inflationniste. Ce n'est pas la hausse des
coûts, des taxes ou des profits qui entraîne celle des prix, mais c'est la hausse des prix, antérieure, simultanée ou postérieure, qui autorise celle des coûts, des taxes et des profits. C'est en effet la possibilité d'augmenter les prix qui permet la création des pressions inflationnistes entraînant apparemment 'la hausse 'des prix. Il convient donc d'approfondir l'analyse de cette possibilité.
approche théorique La réaction des acheteurs à une variation des prix s'exprime, en théorie économique, dans le concept d'élasticité-prix de la demande, qui est la mesure dans laquelle les acheteurs font varier les quantités demandées en fonction d'une variation des prix (30). Ce concept est habituellement utilisé dans l'analyse de la formation instantanée du prix sur un marché particulier avec l'hypothèse de la constance des préférences et du revenu du consommateur, ainsi que des autres prix. C'est donc un concept généralement utilisé dans un sens statique, abstrait et microéconomique (31). Nous l'emploierons ici au contraire pour étudier la variation effective des prix et de la demande, c'est-àdire dans un sens COncret, ,et dynamique et ,en fonction de la demande aussi bien sectorielle ou globale que partielle, c'est~à-dire dans un sens à la fois, micro, méso et macroéconomique. En outre c'est l'élasticité-prix apparente ou effective, directement observable sur les marchés, qui sera retenue ici. (32).
(30) La formule de l'élasticité est :
ql - qo
/
pl - po
où q est la quantité qo po demandée et p le prix, 0 l'état initial et 1 l'état modifié. C'est donc la modification relative de la quantité demandée par rapport à la modification relative du prix. - On dit que l'élasticité est moyenne (égale à - 1) lorsqu'à une hausse du prix correspond une baisse proportionnelle des quantités demandées; élevée si la baisse est plus que proportionnelle; infinie ou parfaite si la moindre hausse du prix provoque la disparition totale de la demande; faible si la baisse est moins que proportionnelle; nulle s'il n'y a aucune réaction (demande rigide) et perverse ou anormale si la hausse du prix provoque une augmentation, au lieu d'une baisse, de la demande. - En termes mathématiques stricts, l'élasticité ne s'applique qu'à une variation ponctuelle et à des changements infinitésimaux. Le concept habituellement utilisé dans l'analyse économique ordinaire, que nous reprenons ici, ne correspond donc pas exactement à la notion mathématique. Pour une information générale sur ces questions, on peut consulter les manuels de Guitton et Vitry, Barre, Lecaillon, Flouzat, Le Bourva, Glais, Stoléru, LévyGarboua et Weismuller, Malinvaud, Vaté, Poulon, Azoulay... (31) Bien q,ue la théorie microéconomique emploie fréquemment une formulation ambiguë (par exemple «variation des quantités demandées par rapport à des prix croissants ou décroissants») qui peut faire croire à une approche dynamigue de la question, l'analyse est en réalité purement statique (étude des quantites demandées pour divers prix à un moment déterminé). (32) Nous emploierons ultérieurement aussi le concept d'élasticité-prix pure ou fondamentale, qui sera l'élasticité-prix apparente, épurée de l'influence du revenu.
102
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
On peut donc reformuler l'observation initiale, en disant que la condition absolue de toute inflation est l'inélasticité ou une faible élasticité de la demande finale. Mais il est possible de déterminer avec plus de précision le niveau d'élasticité en deçà duquel l'inflation devient possible. Pour une demande parfaitement élastique, il est évident que toute hausse de prix, que ce soit Sur un marché quelconque ou sur l'ensemble des marchés, est totalement exclue, puisqu'elle aboutirait à la disparition complète de la demande. En revanche, dans un tel cas, une baisse des prix serait pour les entreprises qui pourraient la pratiquer, extrêmement rentable en leur assurant immédiatement la totalité du marché. Il s'agit naturellement là d'un hypothèse d'école, mais qui indique la condition d'une flexibilité absolument nulle des prix à la hausse et celle d'une flexibilité très élevée à la baisse. A l'inverse, pour une demande rigide et, a fortiori, une demande anormale, il est non moins évident que la baisse des prix entraînerait pour les entreprises des pertes et qu'en revanche toute hausse des prix serait possible. L'inflation, dans ce cas, peut être permanente et croissante. Elle peut même devenir galopante si l'élasticité est très anormale, c'est-à-dire si la demande s'élève fortement en cas de hausse des prix. Il s'agit là naturellement aussi d'une hypothèse extrême (33). Entre ces deux cas-limites, il y a toute une gamme d'élasticités beaucoup plus conformes à la réalité, dont l'élasticité dite moyenne, pour laquelle une variation du prix provoque une variation en sens inverse exactement proportionnelle des quantités demandées, de sorte que la recette de l'entreprise demeure approximativement stable. Une telle élasticité suffit-elle à inciter les entreprises à maintenir la stabilité des prix? Il apparaît que' non;! parce que dans un tel cas, malgré la constance approximative de la recette de l'entreprise, le profit réalisé (ou la perte évitée) grâce à la hausse du prix est généralement supérieur à la perte enregistrée du fait de la baisse des quantités vendues (et éventuellement de la hausse des coûts fixes moyens en cas de réduction sensible de la production ou de la vente). Il suffit pour s'en convaincre de prendre un exemple. Considérons une entreprise produisant et vendant 10000 produits à 100 F, avec un coût moyen de 8S F et par conséquent un bénéfice unitaire de 1S F. Pour simplifier, on admettra d'abord que les coûts
(33) mais non tout à fait improbable si l'on songe à l'h~erinflation allemande de 1922-23, avec des taux allant jusqu'à 30000 % par mOlS, ou, à un moindre degré, à celles de plusieurs pays sous-développés notamment latino-américains, à l'époque contemporaine, qui ont connu des taux dépassant 100 et même 500 % par an. En 1973 par exemple, l'inflation a atteint au Chili 508 %. En 1982, l'Argentine a connu des taux comparables à ceux de l'Allemagne autrefois et il fallut des millions de pesos pour acheter certains biens courants.
103
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
réels moyens sont constants à l'échelle, c'est-à-dire quel que soit le volume de production et de vente. Imaginons que, pour une raison quelconque, le coût nominal unitaire passe de 85 F à 90 F. Si l'entreprise maintient son prix stable et répercute cette augmentation du coût sur son bénéfice unitaire (variante 1), celui-ci tombe de 15 à 10 F et le bénéfice total se réduit de 150000 F à 100000 F, soit une perte de 50000 F (- 33 %). Si l'entreprise décide au contraire de rétablir sa marge bénéficiaire de 15 F (variante 2), elle augmente son prix de 100 à 105 F, soit de 5 %. Pour une élasticité moyenne de la demande, les quantités vendues tombent également de 5 %, c'est-à-dire passent de 10000 à 9500. Dans ce cas le bénéfice total se réduit de 150000 à 142500 F. La perte n'est alors que de 7500 F (- 5 %), c'est-à-dire sensiblement inférieure à celle enregistrée en cas de maintien d'un prix stable par compression de la marge. SituatioD initiale
Prix .................
100
Var. prix .........•.•
Var. 1
Var. 2
Var. 3
Var. 4
100
105
95
105
0%
+5%
-5%
+5%
Cotit moyen .•......
8S
90
90
8S
8S
Bénéfice unitaire ...
15
10
15
10
20
Quantités vendues ••
10000
10000
9500
10500
9500
0%
-5%
+5%
-5%
100000
142500
105000
190000
Gain ou perte ...... +
- 50000
-7500
- 45000
+40000
en % ................
- 33 %
-5%
-30%
+26%
Var. quantités ...... Bénéfice total .......
-
150000
Il est donc clair qu'une élasticité moyenne n'est pas suffisante pour inciter l'entreprise à stabiliser son prix et donc à résister très fermement à la hausse du coût initial. A fortiori, cette élasticité ne pousse-t-elle pas l'entreprise à baisser son prix pour conquérir de nouvelles parts de marché et accroître son profit de cette manière? Supposons en effet que l'entreprise soit tentée par une telle opération et réduise volontairement son bénéfice unitaire de 15 à 10 F et donc son prix de 100 à 95 F, soit une baisse de 5 % (variante 3). Avec une demande moyennement élastique, la production et la vente passeraient à 10500 unités, mais le bénéfice total s'effondrerait de
104
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
150000 à 105000 F, soit une perte de 45000 F (- 30 %). L'entreprise pourrait bien entendu accompagner la réduction de son prix d'un effort publicitaire accru, mais celui-ci diminuerait d'autant sa marge et exigerait une hausse encore plus considérable de ses ventes pour rendre l'opération rentable.
Le même raisonnement vaut pour le cas où l'entreprise subirait, pour une raison ou une autre, une mévente. Supposons une baisse des ventes de 5 % : elles tombent à 9500 unités. Si l'entreprise veut rétablir sa part de marché et y parvient en réduisant sa marge de 33 % et donc en baissant son prix de 5 % également, son bénéfice total passe de 142500 à 100000 F, soit une réduction de 42500 F. Si l'entreprise accepte la baisse de ses ventes et maintient son prix, son bénéfice ne tombe qu'à 142 500 F, soit une réduction de 7' 500 F seulement. La flexibilité du prix à la baisse serait irrationnelle et donc hautement improbable. Dans ces conditions, l'entreprise n'a bien évidemment aucun intérêt particulier à pratiquer une concurrence par les prix. Bien mieux, une élasticité moyenne la pousse à relever spontanément son prix pour accroître son profit distribué ou son autofinancement. Considérons en effet le résultat d'un accroissement volontaire de la marge bénéficiaire de 15 à 20 F : le prix s'élève à 105 F, c'est-à-dire de 5 % (variante 4). Les ventes tombent à 9 500 unités. Mais le bénéfice total s'élève de 150000 à 190000 F, soit un gain de 40000 F (+ 26 0/0). Une élasticité moyenne' de la demande incite donc l'entreprise à Une politique de restriction' de la production et de hausse desp~., Ces exemples montrent que si l'entreprise subit ou açcepte ou décide une hausse de ses coûts, elle n'a pas intérêt à compri~er sa marge, mais à'augmenter son prix, et que pour maximiser son profit, elle a intérêt à augmenter son prix plutôt qu'à compririlersa marge. Il est possible qu'à court terme d'autres considérations ,puissent influencer sa politique de prix, mais tôt ou tard son intérêt sera déterminant.
* ** Pour obtenir la stabilité et a fortiori la baisse des prix, il faudrait des élasticités beaucoup plus élevées que l'élasticité moyenne, pourtant déjà assez forte. Un calcul simple, sur la base de notre exemple, montre que, dans le cas de la hausse du coût, la stabilité du prix exigerait une baisse du volume des ventes de 10 000 à 6 700 au moins, soit une chute de 33 %, c'est-à-dire une élasticité supérieure à 6,6. Pour dissuader l'entreprise d'augmenter son profit unitaire de 15 à 20 F, il serait nécessaire que les ventes baissent de 10000 à 7500 unités au moins, soit une réduction de 25 %, autrement dit il faudrait que l'élasticité soit supérieure à 5. Enfin, pour inciter l'entreprise
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
105
à baisser son profit unitaire et son prix pour accroître les quantités vendues, l'élasticité devrait être encore beaucoup plus élevée, c'est-àdire supérieure à 10, de manière à ce que les ventes passent au moins de 10000 à 15000 unités, soit 50 % de plus. La stabilité des prix
requiert donc des élasticités considérables qu'on ne rencontre pratiquement jamais dans la réalité, ne serait-ce que parce qu'une telle contraction ou extension de la demande se heurterait à des limites techniques ou économiques absolues (circuits de distribution, saturation des besoins, indisponibilité de facteurs de production spécic fiques ...). La supériorité des élasticités nécessaires à la baisse des prix par rapport à celles qui pénaliseraient une hausse explique sans doute très simplement l'asymétrie aujourd'hui fréquemment relevé~ entre les mouvements apparents des prix en cas de conjoncture expansionniste ou de conjoncture récessionniste. On constate que l'entreprise ne baisse pratiquement jamais ses prix. Or, elle ne le fait pas, tout simplement, parce qu'elle n'a jamais intérêt à le faire. Et cela explique aussi la stagflation. Même en cas de mévente conjoncturelle, et a fortiori de crise durable, on comprend que l'entreprise préférera en tout état de cause d'abord supporter des coûts de stockage plus élevés en attendant la reprise, puis réduire sa production plutôt que de baisser ses prix (34). Les seules exceptions notables et évidentes concernent les biens périssables, tels que les fruits et légumes (parfoiS volontairement détruits cependant par les producteurs), ou les articles de mode ou saisonniers, c'est-à-dire les biens dont le stockage détruirait totalement la valeur, et qu'il faut donc solder à n'importe quel prix, ou encore les ventes pour liquidation d'activité et naturellement aussi les productions industrielles à forte inertie ou inélasticité technique ou à coûts fixes particulièrement élevés, c'est-à-dire inajustables à court terme (hauts-fourneaux, puits de pétrole, centrales nucléaires, chaînes de production ...). Ces résultats valent sous l'hypothèse initialement adoptée de coûts constants à l'échelle. Une telle hypothèse n'est pas nécessairement éloignée de la réalité dès lors que les variations de la production et de la vente sont relativement faibles, de l'ordre de 1 à 10 % du volume initial. En cas de baisse de la production, l'augmentation des coûts fixes unitaires peut alors être compensée approximativement par la réduction des coûts variables (diminution des heures
(34) et ce d'autant plus qu'elle produit généralement dans la zone des coûts croissants. - Dans le secteur des services aussi, l'entreprise aura intérêt à stocker du personnel en attendant la reprise plutôt qu'à baisser ses prix. - Dans le commerce, la réaction initiale à une baisse de la demande est généralement une baisse dissimulée des prix sous forme de rabais, de délais de paiement, ou de soldes, en raison notamment du coût réel et financier du stockage. Mais cette réaction à très court terme est rapidement relayée par la variation des quantités et la baisse des achats en proportion de celle des ventes, et le retour aux prix antérieurs, voire même la fixation de prix plus élevés.
106
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
supplémentaires ou des primes de chiffre d'affaires par exemple). En cas de hausse de la production, l'inverse est possible. Mais dès lors que l'on considère l'éventualité de variations importantes de l'échelle de production ou de vente, il faut envisager la possibilité de coûts moyens croissants ou décroissants. Les deux hypothèses sont concevables aussi bien en ce qui concerne la hausse que la baisse de l'activité. Une modification sensible de l'échelle de production et de vente de l'entreprise peut entraîner un changement profond de sa courbe de coûts moyens dans le sens de l'amélioration comme de la détérioration. Si, à la suite d'une hausse de prix et donc d'une réduction des ventes, l'entreprise subit des coûts moyens croissants, l'élasticité nécessaire pour la dissuader d'augmenter son prix diminue naturellement, et ce d'autant plus que la variation de prix envisagée est plus forte. En revanche, si une réduction d'activité sensible entraîne des coûts décroissants, l'élasticité requise doit être plus élevée que dans l'hypothèse de coûts constants. Pour l'entreprise qui tenterait d'élargir sa part de marché par une baisse de prix, c'est l'inverse : si l'augmentation de l'activité entraîne des coûts décroissants, l'élasticité nécessaire pourra être plus faible et si les coûts sont croissants, elle devra être plus élevée. Il est possible de déterminer mathématiquement le seuil d'élasticité au-delà duquel toute entreprise est dissuadée de faire varier ses prix pour accroître son profit, c'est-à-dire ce qu'on pourrait appeler par analogie avec le théorème traitant des effets de la variation du taux de change sur la balance commerciale, «l'élasticité critique de la stabilité des prix ». Pour qu'une entreprise n'ait aucun intérêt à augmenter ou à baisser son prix, il faut que son bénéfice marginal soit nul, autrement dit que sa recette marginale soit égale à son coût marginal : Rm = Cm L'analyse microéconomique enseigne que la recette marginale est en relation avec l'élasticité de la demande e et le prix P P + P (relation d'Amoroso-Robinson) Rm = e Il en résulte que :
P
+ e
P
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
107
Telle est donc la valeur de l'élasticité nécessaire pour assurer la stabilité des prix (35). Lorsque le coût marginal est égal au coût moyen, ce qui est le cas avec des coûts moyens constants, l'élasticité doit être égale à l'inverse du bénéfice moyen. Les exemples chiffrés donnés ci-dessus permettent de le vérifier. Lorsque le coût moyen s'abaisse, le coût marginal décroît en cas d'accroissement d'activité et il croît en cas de réduction d'activité; dans les deux cas l'élasticité nécessaire devient plus faible. Lorsque le coût moyen s'élève, le coût marginal croît en cas d'accroissement d'activité et décroît en cas de réduction; dans les deux cas l'élasticité nécessaire devient plus forte. Dans la majorité des situations, la valeur absolue de l'élasticité doit être, au moins pour des variations modérées des prix, extrêmement élevée pour avoir un effet quelconque. Dans le cas le moins favorable à la hausse des prix ou le plus favorable à la baisse des prix, elle doit être encore au moins égale à -1, c'est-à-dire moyenne; pour toute valeur supérieure à -1, la baisse des prix est parfaitement irrationnelle et la hausse des prix parfaitement rationnelle, parce qu'elles correspondent à la condition même de la maximisation du profit.
analyse empirique Cette analyse des conditions de la stabilité, de la baisse ou de la hausse des prix pour la firme est parfaitement transposable à la branche et à l'économie dans son ensemble (36). Les demandes par branches et la demande finale globale doivent présenter les mêmes élasticités moyennes pour que l'ensemble des entreprises concernées
(35) Naturellement l'élasticité de la demande d'un bien n'est jamais dans la réalité la même pour toute variation de prix. L'ampleur des changements de prix joue à cet égard un rôle important. C'est ce qui explique que les entreprises aient également tendance à pratiquer des hausses de prix modérées et répétées plutôt qu'une élévation unique et brutale. Mais l'habitude de l'inflation crée une accoutumance à des variations de plus en plus fortes. Nous reviendrons plus loin sur ces seuils de tolérance à l'inflation. - D'autre part l'élasticité de la demande d'un bien peut varier dans le temps, notamment avec la conjoncture. Mais devant une augmentation passagère éventuelle de l'élasticité, les entreprises ont évidemment plus intérêt à attendre et à stocker, qu'à faire varier leurs prix à la baisse. (36) Dans le cas le plus simple, celui du monopole, la demande à la branche et la demande à la firme se confondent purement et simplement. Dans le cas de l'oligopole et celui de la concurrence monopolistique, qui sont aujourd'hui les cas les plus fréquents, la demande à la branche se répartit entre les firmes en fonction des données de la concurrence imparfaite. Il convient alors d'introduire la notion d'élasticité de substitution. Cette question sera examinée plus loin. Enfin, le marché vraiment atomistique constitue un cas limite aujourd'hui très rare. Sa rareté n'est d'ailleurs pas sans lien avec le problème de l'inflation. On y reviendra également plus loin.
108
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
aient ou non intérêt en moyenne à stabiliser, à baisser ou à augmenter leurs prix (37). Or, si nous considérons les faits, il apparaît clairement que la demande finale ne baisse pratiquement jamais en réaction à une hausse, même particulièrement sensible des prix. Cette affirmation est d'abord fondée sur l'expérience personnelle que peut avoir tout consommateur. Elle peut être étayée ensuite au moyen de statistiques portant sur la variation des prix et des quantités vendues d'un grand nombre de produits durant une période si possible assez longue. Comme le nombre de produits offerts dans une économie nationale est tout à fait considérable et que le choix de quelques-uns d'entre eux serait nécessairement arbitraire, on se contentera ici de présenter, en utilisant les données d'une étude récente réalisée en France pour la période 1959 à 1978, l'évolution de la consommation des ménages, dans son ensemble et par grands groupes de produits (38). Il apparaît que, malgré une hausse permanente des prix, la consommation des ménages n'a jamais connu de recul. Il n'y a apparemment aucune corrélation entre variation des quantités demandées et variation des prix et s'il y avait corrélation, elle serait plutôt positive. L'élasticité a été très instable en raison des fortes variations du taux d'accroissement du revenu, mais constamment positive. En « décalant» les variables, c'est-à-dire en considérant la variation de la consommation en fonction des changements de prix de l'année précédente, on obtiendrait des résultats de même signification. Ce qui frappe aussi, c'est qu'il demeure apparemment une certaine élasticité qu'on pourrait qualifier de « relative », c'est-à-dire une baisse de la valeur absolue de l'élasticité positive lorsque la hausse des prix s'accélère et inversement. Quand les prix haussent modérément, la demande augmente fortement. Quand les prix s'élèvent fortement, la progression de la demande ralentit et l'on se rapproche un peu de l'élasticité négative. Il y a donc une sorte de rémanence du comportement « rationnel », mais insuffisante pour freiner durablement la hausse chronique des prix. En réalité l'apparent paradoxe qui lie taux d'inflation plus élevé
(37) L'élasticité de la demande des biens de production et d'investissement, de même que celle des facteurs de production capital et travail, est dérivée de l'élasticité des biens de consommation. Rappelons que la consommation finale des ménages représente généralement à elle seule entre 60 et 70 % du P.i.B. (38) La consomation annuelle des ménages en base 1971 - Les Collections de l'I.N.S.E.E., série M n° 89, mars 1981. On trouvera dans ce document notamment la statistique de la consommation en valeur, volume et prix, au niveau 600 de la « Nomenclature d'activités et de produits 1973", qui comporte 679 postes dont 269 correspondent à des produits effectifs. Il est bien entendu important de rappeler les difficultés considérables d'évaluation et de dissociation volumeprix, que les auteurs de l'étude explicitent longuement, mais qui ne sont pas susceptibles de modifier sensiblement les conclusions concernant l'élasticité.
109
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
Elasticité·prix apparente de la consommation des ménages résidents en France. Années 1960 Il 1978
1960 1961 1962
1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969
-- - - -- -- -- - - - - -- -O;{) de variation en volume ............. 4,7
5,9
7,1
6,9
5,6
4,1
4,8
5,1
4,0
6,0
% de variation des prix ................. 3,7
3,4
4,3
5,6
3,5
2,5
3,2
3,0
4,9
7,1
1,60
1,64 1,50 1,70
0,81
0,84
Elasticité-prix apparente ..........• 1,27 1,73
1,65 1,23
-- -- -- -- -- - - -- -- - -
1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978
-- --
-- -- - - -- -de variation en volume ............. 4,3 %
6,5
5,8
5,7
3,0
3,0
5,4
2,5
3,5
5,7
6,1
6,9
13,4
11,7
9,8
9,0
8,8
0,95
0,82
0,27
0,39
% de variation des
prix ....•............ 5,0
Elasticité·prix apparente .•......... 0,86 1,14
0,22
0,25 0,55
Sources : d'après l'opusc. cité, p. 25.
à élasticité positive plus faible résulte surtout de la progression plus faible du revenu réel et, dans certains cas, des mesures monétaires et fiscales prises précisément au cours des années de forte progression des prix. L'inélasticité fondamentale tend constamment à s'accroître, mais elle peut conjoncturellement décroître lorsque l'inflation s'accélère et que la politique économique freine la progression des revenus ou des crédits accordés aux ménages ou encourage leur épargne. En d'autres termes, l'accélération de la croissance nominale élève l'inélasticité fondamentale de la demande, tandis que le ralentissement de la croissance réelle l'abaisse.
L'analyse par catégories de produits montre que, sauf exceptions rares, les mêmes observations valent pour les diverses branches. On peut constater qu'à l'exception de l'assurance entre 1973 et 1978, il n'y a pas d'élasticité négative et que même la très forte hausse du prix du pétrole en 1974 ne provoque qu'un freinage limité de la progression de la demande. On constate également une certaine élasticité des ménages aux prix relatifs, autrement dit une certaine élasticité de substitution, qui tend d'ailleurs à se réduire avec la généralisation des hausses.
110
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
Elasticité-prix apparente de la consommation des ménages par grandes catégories de produits en France entre 1959 et 1978 1959 -1973 Catégories de Produits
1973 -1978 Prix
Vol. Prix Elas. Vol.
1959 -1978
Elast. Vol. Prix /Elas.
-----Produits alimentaires .
3,1
4,5
0,68
1,7
10,7
0,15
2,7
6,1
0,44
Energie ...............
9,6
2,3
4,17
3,7
14,9
0,24
8,0
5,5
1,45
Produits industriels .. - Textiles et cuirs ... - Biens durables importants ........ - Autres produits manufacturés ......
7,4 5,2
3,3 3,5
2,31 1,48
3,5 0,9
9,4 10,6
0,37 0,08
6,4 4,0
4,8 5,3
1,33 0,75
10,0
1,8
5,55
4,8
9,2
0,52
8,6
3,7
2,32
7,8
3,7
2,10
4,3
8,9
0,48
6,9
5,0
1,38
5,2 8,9 5,1
6,6 5,8 6,6
0,78 1,53 0,77
5,6 21,5 4,7
9,6 0,58 8,2 -2,62 10,7 0,43
5,3 12,1 5,0
7,4 2,0 7,7
0,71 6,05 0,64
Services .............. - Assurances ........ - Autres services ....
-
Sources: d'après l'opusc. cité, p. 27. Volumes et prix en taux moyens annuels d'évolution.
Il est évident qu'avec des statistiques plus fines, c'est-à-dire avec une nomenclature plus détaillée de produits et avec des variations annuelles, trimestrielles ou même mensuelles des prix (39), le nombre d'élasticités négatives constatées serait plus élevé. Mais les élasticités moyennes ici relevées indiquent clairement que la part des élasticités positives est très largement prédominante et l'on vérifierait aisément qu'il y a, pour la très grande majorité des produits et des acheteurs, progression ou, à la rigueur, stabilité de la consommation en volume, en dépit de la hausse permanente des prix. Des constatations analogues devraient pouvoir être faites dans les autres pays. Considérons à titre simplement illustratif, la situation de quelques grands pays développés au cours des années récentes. On peut à nouveau constater sur ce tableau une sorte d'élasticité relative aux taux d'inflation : les pays les moins inflationnistes, comme la R.F.A. ou le Japon, ont les élasticités les plus positives, tandis que les plus inflationnistes, comme l'Italie ou le Royaume-Uni, ont des inélasticités moins élevées, la position des Etats-Unis et de
(39) La plupart des prix étant modifiés une ou deux fois par an, pour des raisons de promotion commerciale, de commodité et de coût, des statistiques annuelles ne sont d'ailleurs pas tout à fait dénuées de signification.
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ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
Blasticité-prix apparente de la consommation privée, 1975-1979 de quelques pays développés 1975
1976
+ 0,19 + 0,98 Japon ............. + 0,35 + 0,48 R.F.A . ............. + 0,49 + 0,82 Italie •.•........•.• - 0,09 + 0,19
U.S.A.
a
••••••••••••
..... ............
Royaume-Uni France
-0,05
+ 0,10
+0,25
+ 0,55
MoyelDle 1975-1979
1977
1978
1979
+ 0,71
+ 0,59
+ 0,18
+ 0,51
+ 1,36
+ 1,69
+ 0,44 + 0,65
+ 0,79
+
1,30
+ 0,68
+ 0,76
+ 0,07
+ 0,21
+ 0,34
+ 0,13
-0,05
+ 0,65
+ 0,30
+
+ 0,30
+ 0,35
+ 0,27
+ 0,39
0,09
Source : d'après «Rapport sur les Comptes de la Nation 1979,. - Les Collections de l'I.N.S.E.E., série C 86-87, tomes II et III.
la France étant intermédiaire. L'explication de ce paradoxe apparent doit être recherchée, comme on l'a déjà dit, dans les différences de progression du produit et donc du revenu et sans doute aussi dans des facteurs propres aux divers pays tendant à maintenir une forte élasticité de substitution (degré d'industrialisation notamment, et donc tendance plus ou moins forte à la décroissance des coûts, politiques économiques plus ou moins efficaces, notamment politique de concurrence, et surtout degré d'ouverture et de concurrence sur le marché national se traduisant dans l'amélioration du taux de change et des termes de l'échange). Mais dans aucun cas les élasticités constatées ne sont durablement négatives et suffisantes pour assurer une véritable stabilisation des prix. Partout, et probablement depuis fort longtemps, l'élasticité de la demande des ménages a non seulement été peu élevée en moyenne, elle a même été régulièrement nulle ou anormale. A vrai dire, la demande des ménages paraît largement indépendante de la variation des prix et semble poursuivre une sorte d'évolution rigide. Même lorsque l'économie est en crise profonde (1975) ou que les autorités mettent en œuvre des plans de stabilisation, il n'y a pas de baisse sensible, mais seulement un ralentissement de l'accroissement de la demande finale. La seule sensibilité qui demeure est liée aux accélérations ou aux ralentissements du taux d'inflation ou aux variations de la progression du revenu, mais non au mouvement profond et permanent de hausse des prix (40). (40) Notons que la plupart des grands modèles de preVISIOn, notamment D.M.S. et Métric en France, admettent que l'influence des prix sur la consommation est nulle à moyen terme, le revenu permanent seul étant déterminant. Il est significatif que le ralentissement sensible de l'inflation enregistré entre
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
*.* Les ouvrages d'économie politique enseignent depuis fort longtemps que l'élasticité-prix de la demande est normalement négative ~(41) et qu'elle n'est positive que dans des cas tout à fait marginaux (par exemple l'effet de Giffen, ou encore les cas de snobisme ou d'ir:p.itation ou d'ostentation), Ceci est sans doute exact dans l'optique abstraite et statique de la formation instantanée des prix et abstraction 'faite de l'influence du revenu, qui est l'optique habituelle de la Ithéori,e microéconomique, mais c'est absolument inexact en ce qui concerne la variation effective de la demande dans le temps. La réalité obsè'rtable, 'notiimment par l'ensemble des vendeurs qui ne se soucient 'guère de la dissociation faite par les théoriciens ,entre l'effetrevenu et l'effet-prix pur, est tout à fait autre : c'est l'élasticité théoriquement normale qui est en réalité marginale et, pour la très 'grande majorité des produits, l'élasticité est anormale, c'est-à-dire positive. Les élasticités effectives se situent en effet entre 0 et + 2. Elles sont fort loin des élasticités dites «normales» et encore plus loin des élasticités théoriquement nécessaires pour assurer la stabilité des prix. Il n'est donc pas étonnant que, comme le notait déjà
1980 et 1983, aux U.S.A., en G.-B. et en R.F.A. ait été précédé, dans ces trois pays, par la forte régression du revenu réel disponible des ménages et donc, malgré une certaine baisse du taux d'épargne, par une réduction inhabituelle de la consommation finale. ,. (41) C'est Cantillon qui avait été l'un des premiers à formuler cette relation. Jean-Baptiste Say écrit très clairement dans son Traité de 1803 : «L'effet contraire a lieu lorsqu'une marchandise hausse de prix ... En pareil cas, non seulement le nombre des consommateurs diminue, mais chaque consommateur réduit sa consommation ». Stuart-Mill et Cournot systématiseront cette relation et Marshall en fera l'illustration de son concept d'élasticité. - Quand on étudie un ouvrage de microéconomie, on se trouve brusquement plongé dans un monde étrange, fait de courbes et d'équations bizarres. Or, depuis des siècles, 99 % des produits n'ont connu, au moins à moyen et long terme, que des hausses de prix. Ici l'on rencontre des prix qui baissent, des producteurs qui arbitrent savamment entre la baisse des pnx et celle des quantités, des consommateurs qui comparent soigneusement les prix dans l'espace et le temps... Aucune allusion à l'inflation, ni même aux effets de la croissance générale et régulière sur le revenu des consommateurs et au déplacement régulier vers la droite et le haut de toutes les courbes de demande qu'elle entraîne et donc au changement permanent des conditions de l'échange et de la maximisation du profit des producteurs. Mais, en dynamique monétaire et globale (la réalité), on a bien évidemment des phénomènes et donc des lois inverses de celles dégagées en analyse statique, réelle et partielle (l'irréalité). Dans un monde où les revenus ne cessent de s'élever et où tous les autres prix augmentent continuellement, l'analyse théorique de la demande d'un bien pour divers niveaux de prix à un instant déterminé ou celle de la formation instantanée d'un prix sur divers .types de marché est caduque avant même d'avoir commencé. Si les théoriciens postulent encore, dans ces conditions artificielles, une rationalité classique des consommateurs, il y a longtemps que les entrepreneurs ont compris qu'il n'en est rien et se sentent dans la théorie économique aussi éloignés du monde réel qu'Alice aux pays des merveilles. Cette critique ne vise pas à dénier tout intérêt à la théorie microéconomique, à condition toutefois qu'elle explicite et diversifie davantage ses hypothèses de comportement et surtout qu'elle complète enfin l'analyse statique ou statique comparative de la formation par l'étude dynamique de la variation des prix.
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
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Robertson, « tous les chefs d'entreprise pensent que la demande pour leurs produits est très inélastique ». Les «prix fixes» des producteurs ne font que répondre aux « quantités fixes » des consommateurs.
Voici donc le fait essentiel qui constitue la condition principale et donc aussi la cause profonde de l'inflation chronique. Pour augmenter leurs prix (et leurs taxes), les entreprises (et les administrations) n'ont pas besoin d'une incitation extérieure quelconque, leur seule volonté de maximiser leurs profits ou leur production et la pratique d'un calcul économique élémentaire les y poussent sans cesse. C'est leur tendance spontanée et pour qu'il y ait hausse permanente des prix, il faut et il suffit qu'il n'y ait pas de résistance de la part de ceux qui subissent cette pression (42). L'absence d'une élasticité suffisante de la demande des ménages signifie qu'il n'y a pas ce frein et que dans ces conditions les entreprises (et les administrations) peuvent pratiquer la gestion qui leur est la plus naturelle et qui est en même temps la plus rationnelle, la gestion inflationniste. Ce comportement des producteurs n'a d'ailleurs absolument rien d'exceptionnel. Chaque particulier, lorsqu'il revend d'occasion sa voiture ou son appartement ou bien lorsqu'il négocie la rémunération de son capital, tente d'obtenir lui aussi le prix maximum et un prix toujours croissant. Chaque salarié ou fonctionnaire ou membre de profession libérale qui revendique un salaire ou un traitement ou des honoraires plus élevés pour un travail inchangé ou une réduction du temps de travail pour une rémunération inchangée, tente d'obtenir un «profit» supplémentaire. Depuis que le monde est monde, tout vendeur cherche à maximiser son gain à l'échange. Ce comportement d'obtention du maximum de satisfaction pour le minimum d'effort «< principe économique ») est dans la nature humaine et il est donc tout à fait compréhensible qu'il soit systématiquement adopté par ces vendeurs professionnels que sont les entreprises et les administrations. Les théoriciens ont toujours recherché des causes extérieures aux motivations des producteurs, comme si la stabilité ou la baisse des prix était la norme et l'inflation l'exception, comme s'il allait de soi que ceux qui visent la maximisation de leur produit et de leurs avantages matériels renoncent, sauf contraints et forcés, à la hausse des prix (ou des taxes). En réalité les entreprises ont a priori toujours intérêt à augmenter leurs prix, car les chances de gain par élévation de prix sont beaucoup plus grandes que celles qui résultent de l'augmentation des quantités vendues, et inversement elles n'ont que rarement intérêt à baisser leurs prix, car les risques de perte par réduction de prix sont beaucoup plus élevés que ceux qui résultent
(42) ou, en termes plus théoriques, que les courbes de demande aux firmes soient de pente positive dans le temps.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
de la réduction des quantités vendues. Telle est donc la tendance naturelle et normale de l'économie. C'est seulement s'il y a une résistance naturelle ou politique et si elles risquent d'y perdre que les entreprises s'en abstiennent. Mais ce n'est généralement pas le cas. Ce qui est étonnant au fond, ce n'est pas qu'il y ait inflation permanente et croissante, mais qu'il ait pu y avoir occasionnellement des périodes de stabilité et même de baisse des prix. C'est cela qui mériterait véritablement explication. L'inflation chronique, quant à elle, qui a sévi de façon quasi ininterrompue depuis la plus haute Antiquité, n'exige pas d'explication particulière, car elle correspond à la nature des choses. Spontanément l'économie tend vers l'inflation et même vers l'inflation la plus élevée possible. Et elle y parvient le plus souvent parce que les acheteurs sont généralement consentants. Si l'on tient compte de ce facteur essentiel que constitue la réaction de la demande aux prix, toute autre explication de l'inflation devient largement inutile ou se trouve singulièrement relativisée et minimisée. Certes un excès conjoncturel ou occasionnel de la demande a des effets inflationnistes lorsque la demande est structurellement inélastique, car les entreprises peuvent alors encore plus aisément que d'habitude augmenter leurs prix, l'intensité de la demande aggravant passagèrement les effets permanents de son inélasticité. Par contre, si la demande était fondamentalement très élastique aux prix, un excès quantitatif de la demande par rapport à l'offre n'entraînerait nullement la hausse des prix, puisque dès que celle-ci se manifesterait, la demande s'adapterait et infligerait une sévère pénalisation aux entreprises ayant osé augmenter leurs prix. Par conséquent l'excès de la demande n'est pas une condition nécessaire et suffisante de la hausse des prix. De même, si la demande était structurellement élastique, une hausse des coûts ne serait pas en état de provoquer la hausse des prix. Dans ce cas, les entreprise~ sachant d'avance que toute répercussion est impossible, non en vertu d'un décret public toujours révisable mais d'une attitude fondamentale de la clientèle, n'accepteraient aucune sorte d'accroissement de leurs coûts. Bien loin de pouvoir provoquer l'inflation, la hausse des coûts n'existerait même pas. En sens inverse, si la demande n'est pas élastique aux prix, toute hausse des coûts devient possible puisqu'elle est répercutable. Partant du commerce et des industries de biens de consommation, la tolérance de l'inflation s'étend alors en amont vers les industries de biens intermédiaires et de biens d'équipement et vers les administrations, et finalement à l'ensemble des facteurs de production. La demande finale étant rigide, la demande dérivée des moyens de production le devient également, aggravant sans cesse la pression inflationniste initiale. De même enfin, l'existence ou l'absence de concurrence pure et parfaite entre les entreprises, c'est-à-dir~ de concurrence par la baisse des prix, s'explique par la réaction de la demande aux prix. Si l'élas-
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ticité était extrêmement élevée, les entreprises auraient intérêt à pratiquer une gestion de conquête de parts de marché par la baisse absolue de leurs prix, car elles en seraient alors récompensées par l'accroissement de leur production et de leurs profits. Mais lorsque l'élasticité est faible ou anormale, comme c'est généralement le cas, non seulement elles n'ont aucun intérêt à baisser leurs prix absolus, mais une telle gestion serait proprement irresponsable et suicidaire. Bien loin de pouvoir espérer un gain quelconque de la stabilité ou de la baisse de leurs prix, même un léger retard dans la hausse de leurs prix par rapport à leurs concurrents leur fait perdre des profits possibles et diminue leur compétitivité future (43). Dans cette situation, la rationalité leur dicte au contraire soit de supprimer toute concurrence entre elles, soit de pratiquer entre elles la concurrence imparfaite et donc onéreuse, c'est-à-dire dans les deux cas à aggraver la hausse des prix (44). L'inélasticité de la demande n'explique pas seulement l'inflation, mais aussi la stagflation. Dès lors que la demande est faiblement élastique et a fortiori lorsqu'elle est rigide ou positive, il y a un intérêt évident pour le producteur à restreindre dans la mesure du possible les quantités offertes et à accroître d'autant plus ses prix, même s'il dispose de ce fait de capacités excédentaires. Le domaine pétrolier illustre remarquablement ce type de comportement. Il en est de même lorsque la rigidité de la demande est provoquée par un plan de stabilisation gouvernemental: dans ce cas, les producteurs n'ont aucun intérêt à réduire leurs prix pour vendre davantage, mais au contraire à réduire leur production en augmentant leurs prix (45).
(43) Un seul phénomène bien connu semble actuellement démentir cette affirmation, celui des grands ma~asins qui pratiquent fréquemment une politique de baisse des prix relatifs (d'aIlleurs souvent plus apparente que réelle, certains services annexes n'étant pas assurés). Mais ce phénomène confirme en réalité l'analyse : pour ces grands magasins à vente massive, souvent sur un vaste territoire, une publicité intense, notamment par les mass media, est susceptible de provoquer, au moins passagèrement, d'immenses accroissements des quantités vendues de certains produits. Ces entreprises se trouvent donc dans la position où l'élasticité de la demande est suffisante pour que la gestion à prix et marge provisoirement plus faibles soit rationnelle et payante. Elles constituent ainsi l'exception qui confirme la règle. Mais notons aussi immédiatement que ces entreprises créent certes des écarts de prix dans l'espace à un moment donné, mais ne freinent pas pour autant la progression régulière des prix dans le temps. (44) La même analyse vaut, mutatis mutandis, pour les administrations, l'inélasticité de la demande des citoyens à la hausse des impôts directs ou indirects étant d'ailleurs encore plus élevée, comme nous le verrons plus loin, et l'avantage d'une gestion à crédits décroissants étant encore plus faible pour les administrations que pour les entreprises. (45) Dans l'exemple numérique donné ci-dessus, on voit que pour qu'une politique globale de freinage de la demande provoque au moins quelques baisses, il faudrait qu'il y eut des élasticités de l'ordre de - 10, c'est-à-dire des valeurs extrêmement improbables. Même si l'on bloquait totalement, au lieu de simplement freiner, la progression de la masse monétaire, ou du revenu global, on n'obtiendrait qu'une élasticité moyenne de - 1, c'est-à-dire largement insuffisante, compte tenu des réactions asymétriques des divers secteurs ou entreprises, pour éviter la stagflation.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
explication historique Si l'on admet que l'inélasticité de la demande finale est la condition nécessaire et suffisante de l'inflation chronique, il convient d'approfondir l'analyse en recherchant l'explication de ce comportement a priori étonnant de la demande, puisqu'il va apparemment à l'encontre des intérêts mêmes des ménages. A première vue, plusieurs explications sont possibles, mais il apparaît rapidement qu'il en est une qui est tout à fait essentielle et dont toutes les autres procèdent dans une très large mesure, à savoir la croissance de la production et donc du revenu réel des ménages et par la suite, une fois l'inflation déclenchée, celle du revenu nominal. En effet, la demande des individus et des ménages dépend essentiellement, on le sait, du revenu qu'ils perçoivent. Cette relation a bien été mise en évidence par Keynes qui n'en a cependant tiré que les conséquences sur la quantité demandée et indirectement sur le niveau de l'emploi, mais n'en a pas aperçu l'impact important sur le niveau des prix. L'augmentation régulière du revenu, consécutive à un processus de croissance de la production, a en effet pour conséquence de déclencher une tendance permanente à la réduction de l'élasticité-prix de la demande finale et ceci par trois mécanismes complémentaires. Le premier est bien connu: c'est celui de l'augmentation générale de la consommation des ménages. On constate historiquement que, la propension à épargner des ménages étant assez stable, tout accroissement du revenu déclenche une augmentation de la demande de l'ensemble des biens et services de consommation (y compris les biens d'équipement des ménages) d'un taux en moyenne approximativement égal à celui du taux d'accroissement du revenu disponible des ménages. Autrement dit, l'élasticité-revenu moyenne de la demande, c'est-à-dire le rapport de la variation de la consommation globale à celle du revenu global des ménages, est généralement à peu près égale à + 1 (46). Cette augmentation de la demande des biens peut provenir soit de nouveaux acheteurs, bénéficiant pour la première fois d'un revenu autonome, soit d'anciens acheteurs auxquels un revenu accru permet de se porter acquéreurs de nouveaux biens. Elle aura dans les deux cas pour effet de diminuer l'élasticité-prix de la demande. Pour exposer clairement cet effet, il semble nécessaire de recourir à un exemple concret. Supposons que l'élasticité-prix fondamentale de la demande d'un produit déterminé soit initialement normale et
(46) La valeur de ce rapport n'est cependant pas essentielle : elle pourrait être sensiblement inférieure ou supérieure sans que cela mette en cause les développements qui vont suivre. Il n'est pas non plus utile ici de s'engager dans les débats concernant l'influence du revenu courant ou du revenu dit permanent.
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soit égale à-l,S, autrement dit que si le prix s'élève de 3 %, la quantité demandée diminue de 4,5 %. Mais supposons aussi qu'en raison de l'accroissement du revenu global, le nombre de demandeurs de ce produit s'élève annuellement de 5 %. Deux effets joueront donc simultanément en cas de hausse des prix sur ce marché, dont l'un en sera totalement indépendant. Si l'ensemble des vendeurs décident d'augmenter annuellement les prix de 3 %, il Y aura simultanément réduction de 4,5 % de la quantité demandée par les consommateurs anciens en raison de l'élasticité-prix de la demande et augmentation de 5 % de la quantité demandée par les nouveaux acheteurs en raison de l'élasticité-revenu de la demande. Le solde sera, pour les vendeurs, une élasticité-prix apparente supérieure à 0, puisqu'à une hausse du prix de 3 % correspond en apparence et en définitive une augmentation de la demande de l'ordre de 0,5 %. Cet exemple montre que l'élasticité-revenu de la demande peut annuler ou réduire l'élasticitéprix fondamentale existante et que, dans ces conditions, plus la croissance est rapide et plus l'élasticité-revenu est élevée, plus la réaction apparente de la demande finale aux· hausses de prix devient faible et encourage par là-même des hausses plus importantes ou plus fréquentes (47). Si, de surcroît, se greffe encore sur la croissance à moyen terme de la demande un excès conjoncturel, global ou sectoriel, par rapport à l'offre disponible, l'inflation est évidemment d'autant plus encouragée que l'élasticité-prix apparente devient nettement anormale (48). A ce premier effet purement quantitatif d'augmentation générale de la demande finale, indépendant de l'évolution des prix et réduisant l'élasticité apparente, s'ajoute, surtout à moyen et long terme, un second mécanisme, plus qualitatif, abaissant durablement l'élasticité fondamentale de la demande finale. L'observation historique montre en effet que la croissance constante du revenu moyen et la satisfaction croissante des besoins qui en résulte provoquent une consolidation de la consommation des ménages, qui rend celle-ci de plus en
(47) Il est probable que la valeur de l'élasticité fondamentale contribue à influencer la politique de l'entreprise, l'amenant par exemple, pour conserver sa clientèle traditionnelle, soit à augmenter ses prix moins qu'elle ne le pourrait en vertu de l'élasticité apparente, soit à diversifier sa production. Le rapport entre les deux élasticités peut donc jouer un rôle dans le partage volume-prix induit par un accroissement donné de la demande. Plus l'élasticité de la demande au revenu diminue au cours du cycle de vie du produit, plus il devient tentant pour les producteurs de substituer la hausse des prix à celle des quantités. Ce partage est évidemment aussi influencé par l'élasticité de l'offre, c'est-à-dire par les conditions techniques et économiques de la production de l'entreprise (importance relative des coûts fixes, existence ou absence d'une production en série ou à la chaîne, programmes rigides de distribution, etc.), mais cette influence joue essentiellement à court terme. (48) Un phénomène du même genre (accroissement de l'inélasticité par intensité de la demande) peut se produire aussi de manière saisonnière. Par exemple l'afflux de touristes, notamment étrangers, en certains hauts-lieux touristiques renforce passagèrement l'inélasticité et permet des hausses anormalement fortes des prix.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
plus insensible aux variations des prix. Aux débuts du développement d'une économie, un grand nombre de ménages ont des revenus relativement faibles. Ceux-ci ne leur permettent de satisfaire pleinement qu'un nombre assez restreint de besoins élémentaires par un nombre relativement limité de biens essentiels. La demande finale est donc pour ces quelques produits essentiels, notamment alimentaires, parfaitement rigide, mais elle est en revanche pour la masse des autres biens très élastique en raison du faible pouvoir d'achat des ménages. Cependant, au fur et à mesure que, grâce au développement, le revenu moyen des ménages s'élève, d'une part ceux-ci peuvent accroître leur demande des biens non essentiels et d'autre part ils s'habituent à la consommation de ces biens et par voie de conséquence finissent par les considérer comme des bIens nécessaires et les dépenses correspondantes comme incompressibles. Autrement dit, au fur et à mesure que le pouvoir d'achat des ménages s'élève, la demande d'un nombre croissant de produits devient plus ou moins rigide, même si son élasticité-revenu est entre temps devenue plus faible ou nulle. De ce fait la demande globale de consommation perd progressivement son élasticité pure initiale (49). Lorsque le revenu de la masse des ménages atteint, comme c'est le cas dans une économie très développée, un niveau moyen très élevé, avec constitution d'une épargne résiduelle et liquide relativement importante, cette part thésaurisée du revenu constitue même une sorte de masse de manœuvre susceptible de faire face à toutes les augmentations de prix et d'éviter systématiquement la baisse de la consommation (50). Même si, pour une raison ou une autre, le revenu d'un grand nombre de ménages diminue pendant quelque temps, on constate qu'ils s'efforceront par ce moyen, ou par un endettement accru (crédit à la consommation), ou encore par la revendication de revenus sociaux accrus, de maintenir à tout prix le niveau de vie atteint auparavant. (49) Cette évolution est aussi accompagnée par celle des secteurs. Avec la hausse du revenu, il y a de plus en plus de secteurs relativement saturés et les secteurs offrant des produits nouveaux, à demande donc relativement élastique et de surcroît à coûts de production décroissants à l'échelle (de nos jours p. ex. l'électronique) représentent, malgré leur importance absolue, une part relativement marginale de la production totale. Dans la plupart des secteurs anciens, de plus en plus nombreux, en revanche, les élastIcités nécessaires par exemple pour rendre rentable une baisse des prix ne sont tout simplement plus possibles, parce que le taux de saturation du marché approche de 100 % ou que l'hétérogénéité du marché est devenue structurelle. (50) Rappelons qu'en France par exemple, qui constitue, il est vrai, à cet égard un cas extrême parmi les pays développés, l'épargne liquide des ménages représente entre 75 % et 80 % de leur revenu annuel, une masse de manœuvre considérable pour faire face à la stagnation et même à la baisse occasionnelles de leur revenu courant. L'utilisation de cette épargne à des fins de consommation est d'autant plus naturelle que d'une part elle est constituée en général à cet effet et que d'autre part elle est de nos jours généralement sous-rémunérée et pénalisée en valeur réelle comme si on voulait la décourager. C'est seulement, comme il est logique, si un taux d'intérêt réel apparaît qu'on devrait assister à l'augmentation volontaire de l'épargne longue et éventuellement à un effet de substitution d'épargne à la consommation. Mais même cet effet, a priori logique, ne se trouve guère vérifié.
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
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Cette consolidation (51) s'accompagne de surcroît d'un besoin de valorisation et de différenciation, c'est-à-dire une attention accrue à la qualité ou à l'apparence ou même à la signification culturelle ou symbolique des produits, ce qui détourne d'autant les ménages de la considération du niveau des prix (52). Parfois même le consommateur associe la satisfaction que lui procure un bien au prix élevé qu'il lui coftte. Enfin la dépense totale des ménages à revenu relativement élevé étant elle-même élevée, les variations de certains prix n'ont plus, considérés isolément, qu'un effet marginal de plus en plus réduit sur leur dépense totale, en tout cas constituent une charge supplémentaire trop faible pour compenser le coftt psychologique de la renonciation à consommer ou le coftt matériel et intellectuel d'un effort d'information et de comparaison des offres concurrentes. La préférence croissante pour le temps libre ainsi que le caractère de moins en moins essentiel des besoins à satisfaire font d'ailleurs considérer tout effort matériel pour assurer des achats économiquement rationnels comme une charge pénible et ce phénomène contribue également à la consolidation de la consommation et à son insensibilité structurelle aux hausses de prix. Pareto parlait déjà dans ce sens de la «nonchalance des consommateurs ». Plus le revenu s'élève, plus le comportement économiquement rationnel ou traditionnel (dicté par l'expérience) cède à un comportement «habituel» ou impulsif ou influencé par la société, non pas tellement parce que le consommateur devient irrationnel, mais parce que, sans être dupe, il ne veut plus faire d'efforts pour comparer et discuter les prix ou, dans certains cas, parce que le coftt d'opportunité du temps passé à l'information économique s'avère trop élevé et qu'il serait donc véritablement irrationnel de l'utiliser à cet effet. Si l'inélasticité des pauvres est celle de la nécessité, l'inélasticité des riches est celle de la liberté. Superficiellement plus désireux que jamais d'être satisfait vite et bien, mais fondamentalement de plus en plus proche de la satiété, le consommateur devient d'autant moins regardant quant aux prix (53). (51) déjà remarquée par Cantillon et explicitée par Duesenberry. L'importance croissante de la demande de renouvellement d'équipements des ménages tend aussi à consolider globalement la demande. (52) Rejoignant l'esprit des aristocrates du XVIIIe siècle ou des rentiers du XIX" siècle, bien des personnes en arrivent même à considérer que le statut social se situe davantage dans l'art de la dépense que dans la contribution à la production ou dans l'expression de désirs superficiels plutôt que dans la satisfaction de besoins réels. La recherche croissante de biens de prestige, personnalisés et non reproductibles, est directement facteur de stagflation : le prix élevé paie à la fois le coût du produit et le coût de la renonciation par le vendeur à toute production supplémentaire du même produit. (53) Ce second effet de la croissance du revenu sur l'élasticité de la demande peut être formulé de manière plus théorique en disant que la croissance du revenu entraîne une baisse contmue de la valeur marginale du revenu ou de la monnaie pour les consommateurs et donc une détérioration du rapport d'échange biens-monnaie. Au fond les ména~es, au-delà d'un certain niveau de revenu, n'attachent plus une très grande unportance à la satisfaction retirée de leur
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Enfin, il convient de mettre en évidence un troisième mécanisme réducteur de l'élasticité-prix de la demande finale : l'augmentation régulière, et généralement plus que proportionnelle à celle du revenu, de la consommation collective. Dans la demande finale totale, il y a en effet, à côté de la consommation (et de l'équipement) des ménages, celle des collectivités, qu'il s'agisse de la nation ou des régions et des communes. La consommation collective se développe, dans une économie en croissance, à un rythme d'autant plus soutenu que la population ne fait que rarement le lien entre le développement des impôts et taxes en tous genres, notamment ceux répercutés sur les prix des autres produits, et l'attribution plus ou moins «gratuite» des biens et services collectifs (54). Dans une démocratie libérale, fondée sur des élections libres et où le financement de la consommation collective peut être dans une large mesure, directement ou indirectement, répercuté sur les prix, la compétition politique provoque inévitablement dans ce domaine des surenchères de promesses et de réalisations, totalement indépendantes des variations des prix. A cela s'ajoute l'intérêt particulier des administrations à développer, comme toutes les autres entreprises, au profit de leurs membres, la demande qui leur est adressée (55). Et le fait que l'Etat, principal agent économique, a une capacité d'emprunt et un pouvoir de création monétaire qui permettent une réalisation systématique des dépenses prévues renforce considérablement l'inélasticité de la demande publique. Parmi toutes les consommations collectives, l'une des plus justifiées, mais dont l'accroissement pèse particulièrement lourd dans le développement de l'inflation, est celle des soins sanitaires. Du fait de l'institution de la Sécurité Sociale et du remboursement au moins revenu consommé et d'ailleurs aussi de leur revenu épargné (insensibilité croissante aussi à la variation des taux d'intérêt). La même idée peut être exprimée en d'autres termes : comme la valeur totale du temps de travail ne cesse d'augmenter relativement à celle du temps de consommation, l'intérêt pour une consommation rationnelle diminue d'autant. - Précisons immédiatement que la substitution du revenu aux prix absolus dans la détermination de la demande n'exclut pas le maintien d'une certaine sensibilité aux prix relatifs, nous y reviendrons. (54) Même si la hausse des impôts directs sur les ménages provoque souvent des mécontentements, elle est généralement acceptée par la population avec la même passivité que la hausse des autres prix. Une certaine élasticité collective et «politique» peut cependant se manifester lorsque certains seuils sont dépassés ou que la croissance du revenu nominal s'affaiblit sensiblement (poujadisme en France naguère, protestations des contribuables et réforme fiscale en Californie, politique de Mme Thatcher ou de M. Reagan plus récemment). Mais généralement le citoyen, conformément à son comportement dans le secteur privé de l'économie, cherchera plutôt à « récupérer» par des revenus de transfert ou par la hausse de ses revenus directs la ponction fiscale subie. - Au sujet des débats américains autour d'une réduction de la pression fiscale et des dépenses publiques, voir l'article de J.L. Syren, «Les théories d'Arthur B. Laffer dans le débat engagé pour les Présidentielles", Chroniques Sedeis, 1'" août 1980, p. 442. (55) Sur la création artificielle de besoins collectifs ou la «surconsommation forcée" des ménages, notamment par la concurrence politique des partis pour la fourniture croissante de services collectifs, voir A. Downs, An economic theory of democracy, 1960 et J. Austruy, Le Prince et le Patron, Paris, 1972.
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partiel des dépenses de santé, la consommation de soins médicaux et dt: médicaments est devenue dans une large mesure institutionnellement inélastique aux augmentations des honoraires et des prix, permettant à ceux-ci une hausse continue et importante (56). Des observations analogues valent pour la consommation scolaire ou culturelle, sans qu'il y ait toujours dans ces domaines des justifications aussi valables que pour la santé. Enfin, et ce n'est pas le facteur le moins important, la politique keynésienne de protection sociale et de soutien budgétaire ou monétaire de la demande globale, pratiquée peu ou prou par tous les Etats développés de 1945 à nos jours, face à des menaces de chômage ou pour entretenir une croissance artificiellement «forcée », constitue un élément puissant d'inélasticité, puisqu'elle tend à maintenir systématiquement l'expansion de la demande (57). Que ce soit pour des raisons parfaitement justifiables, comme dans le cas de la Sécurité Sociale ou de la lutte contre le chômage, ou pour des motifs moins valables, voire même purement démagogiques, le développement rapide de la consommation collective est donc de nos jours un très important facteur d'insensibilisation de la consommation aux hausses des prix. Outre ces mécanismes liés au revenu, d'autres facteurs plus secondaires contribuent aussi à l'inélasticité croissante de la demande : des facteurs physiologiques (nécessité absolue de disposer d'aliments, d'un logement, de médicaments ...) - des facteurs techniques (création croissante de biens nouveaux et qualitativement différenciés, de biens complexes à qualité difficilement appréciable par les consommateurs, ou encore de biens complémentaires: pièces de rechange, essence, lessives, électricité ...) - des facteurs économiques (la part croissante dans les dépenses des ménages d'achats de biens d'équipement, acquis de manière discontinue pour un usage de longue durée, diminue également la considération des variations temporelles des prix; lorsqu'on achète une fois tous les cinq ou dix ans une voiture ou un téléviseur, on compare éventuellement les prix des diverses marques à ce moment-là, mais on se désintéresse
(56) A un moindre degré, les dépenses couvertes par des assurances privées et qui se multiplient (réparations et indemnités en tous genres) et toutes les formes de paiement par tiers augmentent évidemment l'inélasticité. Enfin, il faut noter que de plus en plus de dépenses des ménages deviennent obligatoires, pour couvrir au moins en partie le coût de ces «biens sous tutelle» que sont l'éducation, la santé, l'assurance, etc., s'ajoutant automatiquement à la dépense proprement collective. (57) Comme on le suppose généralement, la politique keynésienne est donc bien facteur d'inflation, mais non pas parce qu'elle entretient, par le budget ou la monnaie, un excès de demande par rapport à l'offre (cet excès n'est même pas nécessaire), mais parce qu'elle renforce l'inélasticité de la demande. Il faut d'ailleurs noter que le développement de la consommation collective a commencé bien avant la Théorie Générale, que Wagner avait pu formuler dès 1911 sa fameuse loi d'extension des finances publiques et que, bien souvent, la théorie keynésienne a été utilisée comme «alibi scientifique" des laxismes d'une gestion publique en réalité «welfariste» ou purement « électoraliste ".
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de l'évolution même récente de ces prix; la rationalité des achats est alors forcément limitée, et c'est naturellement encore davantage le cas avec des produits nouveaux ou apparemment tels, dont le prix est temporellement incomparable) - des facteurs psychologiques (la force de l'habitude ou la fidélité à un fournisseur connu...) (58).
* ** Les mécanismes énumérés ci-dessus, et avant tout les trois qui sont dus au développement, au niveau et à la structure du revenu, expliquent sans doute pour l'essentiel la tendance permanente de réduction de l'élasticité-prix apparente de la demande finale. Ils sont tous liés à l'augmentation du revenu réel dans une économie, c'est-àdire à la croissance réelle, et sont d'autant plus sensibles que le niveau du revenu national et son taux de croissance sont plus élevés. Dans une économie sans croissance et donc à revenu stable, la consommation des ménages et des collectivités est évidemment indépendante des variations du revenu. Elle se trouve dès lors exclusivement sous l'influence des prix. Toujours à la recherche d'une meilleure et plus complète satisfaction de leurs besoins, les hommes sont alors contraints, dans leur désir de conserver ou d'améliorer leur bien-être, de veiller très strictement à leurs dépenses et de faire preuve d'une rationalité économique aiguë. La stabilité de leur revenu les incite puissamment à faire respecter la stabilité des prix et même à obtenir leur baisse. Quelle que soit la structure des marchés, quelles que soient les idéologies des groupes sociaux, quelles que soient les politiques des pouvoirs publics, aucune hausse du niveau général des prix n'est alors possible. II y a même les plus fortes chances pour qu'en raison de la thésaurisation, la demande soit non seulement très élastique, mais encore continuellement inférieure à l'offre et le revenu chroniquement inférieur au produit, et qu'il y ait donc tendance à la baisse des prix en même temps qu'à la régression économique. Mais, comme l'observation historique et l'analyse psychologique le suggèrent, les situations de stabilité et a fortiori les périodes de régression et de baisse des revenus sont exceptionnelles et ont d'aUleurs, quand elles existent, peu de chances d'être très stables et durables. II y a toujours des hommes entreprenants à la recherche
(58) D'autres facteurs psychologiques (comme l'anticipation des hausses de prix futures ... ) ou économIques (comme la fuite dans la spéculation et l'acquisition de biens réels ou le développement du crédit à la consommation ... ) n'apparaissent qu'une fois l'inflation chronique bien établie et à ce titre expliquent son aggravation plutôt que son apparition. Nous les retrouverons plus loin. Quand on considère les innombrables facteurs qui concourent ainsi à l'insensibilisation de la consommation aux variations des prix, on se demande en tout cas comment les manuels d'économie peuvent continuer à enseigner imperturbablement depuis deux ou trois siècles que l'élasticité de la demande des ménages est généralement négative.
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de richesses lointaines ou de forces cachées; des ruées vers l'or ou des découvertes techniques ou la stimulation publique ont toujours jusqu'à présent mis fin assez rapidement à des états stationnaires et rétabli la croissance et ses fluctuations. Ce fut notamment le cas de la seconde guerre mondiale jusqu'à nos jours. Mais dès que la croissance reprend, la consommation retombe sous l'influence du revenu et du même coup redevient insensible aux prix. Alors, les hommes consacrent de plus en plus tous leurs efforts à l'accroissement de leurs rémunérations sur le marché des facteurs et, encore davantage, à l'augmentation de leurs revenus sociaux apparemment obtenus sans effort. Ils en attendent davantage pour l'amélioration de leur sort que de la résistance à la hausse des prix sur le marché des produits. La rationalité économique disparaît de la dépense et l'inflation peut à nouveau se développer. La hausse du niveau général des prix est alors automatique, quelles que soient les structures, les idéologies ou, comme nous le verrons, les politiques (59).
L'inflation chronique apparaît donc en définitive comme un phénomène inévitable dans toute économie en croissance, parce qu'il y a dans une telle économie une baisse tendancielle de l'élasticité de la demande comme conséquence d'une mutation psychologique, la baisse sensible de la rationalité et du dynamisme des ménages dans l'emploi de leur revenu. ANNEXE
II
ELASTICITE ET INFLATION DANS LA LITTERATURE ECONOMIQUE
Il est intéressant de voir si l'analyse de la baisse tendancielle de l'élasticité des ménages, résultat d'une simple observation des faits, trouve quelque confirmation dans la littérature économique. A tout seigneur tout honneur : l'inventeur du concept économique d'élasticité, Alfred Marshall, avait déjà noté que la réaction du consomma· teur est fonction de son degré de richesse. Il écrivait en effet dans ses Principes (éd. française 1906, p. 225) que «plus un homme devient riche, moins grande est l'utilité-limite de la monnaie pour lui; toute augmentation de ses ressources augmente le prix qu'il est disposé à payer pour une satisfaction donnée ». L'idée essentielle est déjà parfaitement exprimée et
(59) Dans l'économie stationnaire, la régulation étatique est inutile, dans l'économie dynamique, elle est inefficace. En effet, dans le premier cas, la régulation naturelle par la réaction des consommateurs rend l'intervention étatique sur les prix superflue. L'Etat peut alors laisser faire les entreprises parce que les consommateurs ne se laissent pas faire par elles. Dans l'économie en crOIssance durable, les consommateurs ne cessent pas d'être les rois de l'économie, mais ils deviennent, par leur propre volonté, des rois fainéants, et la régulation étatique est incapable de remplacer efficacement la régulation naturelle défaillante du système.
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Marshall avait d'ailleurs tout à fait conscience de l'importance du concept, puisqu'il déclarait: «Je crois que les inductions qui concernent l'élasticité de la demande et les déductions fondées sur elle ont un grand rôle à jouer dans la science économique». Mais il y a plus précis. Dans un ouvrage, publié à Oxford en 1936, l'année même de la Théorie Générale, et réédité en 1965, The Trade Cycle. An Essay, Roy Harrod formule (p. 17 à 22) de manière très claire ce qu'il appelle une «loi de décroissance de l'élasticité de la demande» : «Plus le monde devient riche, moins il modifie sa consommation en réaction à des variations de prix». Bien que cette «loi» ait fait l'objet de nombreux commentaires et discussions dans l'Economic Journal entre 1936 et 1938, avec des interventions de J. Robinson (qui avait déjà évoqué cette possibilité en 1933), R.F. Bretherton, H.W. Singer, J.D. Summer et A.H. Hansen, elle est ensuite malheureusement tombée dans l'oubli. Les travaux ultérieurs sur l'élasticité de la demande, inspirés essentiellement par des besoins de prévision micro ou macroéconomique, ont entraîné la dissociation des variables explicatives de la consommation (prix, revenu, qualité, société ...) et la considération prioritaire des prix relatifs ou même de prix «réels», qui n'ont en fait strictement aucune réalité, au détriment des prix absolus ou apparents, qui sont les seuls vrais prix. Du point de vue de la compréhension des phénomènes économiques, les arbres ont caché la forêt et le concept d'élasticité, établi autrefois à partir de l'observation des faits, a ainsi progressivement perdu une grande partie de son intérêt explicatif, cette évolution confirmant le jugement de Jean Perrin: «Tout concept finit par perdre son utilité, sa signification même, quand on s'écarte de plus en plus des conditions expérimentales où il a été formulé» (cité par G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, 1934 et par P.H. Derycke, Elasticité et analyse économique, Paris, 1964. - Pour des informations de caractère général, voir aussi : Badouin, L'élasticité de la demande des biens de consommation, Paris, 1952). Quant à l'analyse des déterminants de ce comportement des ménages, elle s'est plutôt fourvoyée par rapport aux observations de Marshall et de Harrod, en raison du défaut habituel de la théorie économique. Posant en principe, selon l'axiomatique rationaliste, que la demande est normalement élastique, un certain nombre d'économistes ont mis en évidence quelques cas d'inélasticités considérés comme des «exceptions» : effets Veblen, Duesenberry, Leibenstein ... , alors qu'une observation attentive des réalités aurait dû montrer que c'est le principe même qu'il fallait inverser et que les exceptions devaient être considérées comme la règle. Il y a cependant un domaine de l'analyse où l'on reconnut assez rapidement le caractère fondamentalement inélastique de la demande : la théorie des variations du taux de change. Le théorème de Marshall-Lerner-Robinson, qui détermine les conditions d'efficacité d'une dévaluation, a engendré ce qu'on a appelé le «pessimisme des élasticités». (L'article de Tse Chun Chang, dans la Revue of Economic Studies de 1945-1946, montrait en effet que dès 1924-1938 la plupart des dix-neuf pays étudiés avaient une élasticité de la demande globale d'importation faible ou perverse.) Il est surprenant que la constatation de l'inélasticité de la demande globale par rapport aux variations des prix d'importation n'ait pas abouti rapidement à la reconnaissance de la probabilité du même phénomène par rapport aux variations des prix intérieurs. Il est vrai que le «pessimisme» a été contesté dans les années cinquante (voir notamment les articles de
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Machlup, Balogh, Streeten, Orent, Malinvaud, Prou), mais il a depuis lors trouvé ample justification dans l'inefficacité croissante et les effets pervers des variations des changes. Ajoutons qu'on trouve également en économie financière une analyse classique de l' « incidence» ou « translation» des impôts en fonction de l'élasticité de la demande, qui aurait pu inciter tout autant à un réexamen du problème général de l'inflation dans cette optique. L'économiste pourrait naturellement se contenter de la constatation d'un phénomène psycho-économique, tel que l'inélasticité de la demande des ménages. Mais s'il veut le comprendre, il lui faut nécessairement faire appel à une discipline charnière, la psychologie économique. Comme le dit très bien Georgescu-Roegen, « l'activité économique de l'homme dépend aussi de ce qui se passe dans son esprit, peut-être plus de cela que de quoi que ce soit d'autre ». Dans cette optique, les travaux de G. Katona, de G. SchmOlders et de P.L. Reynaud pourraient être fort utiles. Reynaud en particulier, appliquant aux agents économiques les concepts élaborés par le psychologue Pierre Janet, a bien montré que la rationalité et le dynamisme des producteurs comme des consommateurs exigent un haut degré de tension mentale et une forte dépense d'énergie psychique. « L'individu qui utilise beaucoup d'énergie mentale, écrivait-il dans Economie généralisée et seuils de croissance (Paris, 1962), sera en même temps un producteur plein d'initiative, un échangiste actif et un bon consommateur.» Mais, comme le dit H. Wallon, à défaut d'une tension psychique convenable, «l'acte se fait ludique ». L'énergie mentale d'un individu est en effet limitée et elle se partage concurrentiellement, dans sa conduite globale, entre de multiples emplois (économiques, mais aussi extraéconomiques). Il est dès lors compréhensible que la rationalité et le dynamisme économiques des agents ne soient pas constamment ceux postulés par la théorie économique traditionnelle et que les degrés de rationalité et de dynamisme soient d'ailleurs variables selon les cultures et déclinants avec la saturation des besoins essentiels et impératifs de la survie. En ce qui concerne la question essentielle, c'est-à-dire la relation entre l'inélasticité de la demande et la hausse du niveau général des prix, elle ne semble pas avoir été reconnue, à notre connaissance, dans la littérature économique consacrée à ce phénomène depuis quelques siècles. En effet, aucune théorie connue n'a présenté l'inélasticité croissante de la demande des consommateurs comme cause fondamentale de l'inflation. Ainsi Alfred Marshall est demeuré adepte de la théorie quantitative de la monnaie. Pourtant si, comme il l'avait noté, l'utilité marginale de la monnaie diminue par le simple fait de l'accroissement de la richesse, il s'en suit logiquement que l'inflation peut se développer sans création monétaire excessive par rapport au produit. De même Roy Harrod a bien vu en 1936 l'importance de sa «loi» pour l'explication du cycle économique, mais non pour la dérive chronique des prix et il n'y fera même pas allusion lorsqu'il étudiera plus tard la hausse des prix, notamment dans Policy against inflation (1958), adoptant alors plus ou moins explicitement la théorie nominale du revenu. Pourtant, si, comme il l'avait relevé, la réaction à la hausse des prix diminue du simple fait de l'accroissement de la richesse, il s'en suit logiquement que l'inflation peut se développer sans hausse excessive du revenu par rapport au produit. Mais sans doute les circonstances n'étaient-elles pas favorables, ni à la fin du XIX" siècle, ni à la veille de la seconde guerre mondiale, ni même à la fin des années
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cinquante, pour amener ces auteurs à remettre en cause les théories reçues et à tirer toutes les conséquences logiques de leurs propres analyses. Pourtant, dès les années trente, deux grands économistes, fort opposés par ailleurs, critiquaient une approche purement macroéconomique de la détermination du niveau général des prix, détachée de ses fondements microéconomiques. C'est ainsi que Hayek contestait dans Prix et Production la théorie quantitative de la monnaie, et ses critiques valent tout autant pour la théorie nominale du revenu, établie depuis lors. «Les principales déductions de la théorie économique non monétaire sont fondées sur l'hypothèse d'une connaissance des décisions individuelles. Nous devons notre compréhension des phénomènes économiques, quelles qu'en soient les limites, à cette méthode " individualiste " ... Par conséquent, si la théorie monétaire essaie encore d'établir des relations causales entre agrégats ou moyennes générales, c'est à cause de son retard sur le développement de la science économique en général. En fait, ni les agrégats ni les moyennes n'interagissent, et il ne sera jamais possible d'établir entre eux des relations systématiques de cause à effet, comme on peut le faire pour des phénomènes individuels, des prix individuels, etc. J'irai même jusqu'à affirmer que, compte tenu de la nature même de la théorie économique, des moyennes ne peuvent jamais constituer un lien dans son raisonnement.» De son côté, Keynes a exprimé les mêmes réserves dans sa Théorie Générale : «Tant que les économistes s'occupent de ce qu'on appelle la théorie de la valeur, ils ont été habitués à enseigner que les prix sont régis par les conditions de l'offre et de la demande... Mais, lorsque dans un tome II ou plus souvent dans un ouvrage séparé, ces économistes abordent la théorie de la monnaie et des prix, on n'entend plus parler de ces notions élémentaires sans doute, mais faciles à comprendre. On évolue dans un monde où les prix sont gouvernés par la quantité de monnaie, par la vitesse de transformation du revenu... Aucun ou presque aucun effort n'est fait pour rattacher ces expressions plus vagues à nos anciens concepts d'élasticité de l'offre et de la demande... ». Keynes utilisera, quant à lui, le concept d'inélasticité de l'offre, mais il n'exploitera pas celui d'inélasticité de la demande. Toutefois un examen attentif de la littérature économique montre que cette idée a surgi périodiquement comme élément explicatif d'appoint, notamment dans les théories liant l'inflation aux comportements non concurrentiels des entreprises. Dans cette optique, il faut avant tout faire référence au remarquable article paru en 1934 dans la Review of Economic Studies, dans lequel Abba Lemer montrait que «le degré de monopole» P-Cm 1 ou pouvoir d'une entreprise sur son marché (M = = -) où P P e est le prix, Cm le coût marginal et e l'élasticité, est d'autant plus élevé que l'élasticité de la demande est plus faible. Cette approche microéconomique de la formation d'un prix ouvrait directement la voie à une analyse de la hausse générale de tous les prix en fonction de l'élasticité, surtout en liaison avec l'observation faite par Harrod en 1936. Malheureusement la formule de Lerner, de caractère pourtant très général, fut éclipsée par les impressionnantes classifications des marchés présentées au même moment par d'autres économistes, comme deux ans plus tard la loi de Harrod pâtira de l'éclat des innovations de la Théorie Générale. (Il y a sûrement quelque leçon à tirer de ces expériences pour l'organisation et l'efficacité
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de la recherche économique ...) Cependant Chamberlain, Triffin, Fellner, Beach, Rotschild, Bishop établiront des classifications des marchés fondées sur l'élasticité directe ou croisée de la demande, mais sans en tirer des conclusions quant à l'évolution du niveau général des prix (voir à ce sujet l'ouvrage de J. Houssiaux, Le pouvoir de monopole, Paris, 1958). La question fut également examinée sous l'angle de la détermination du prix optimal de la firme (voir à ce sujet: J.-M. Audoye, Le prix de vente industriel, Paris, 1971). La relation entre les comportements des entreprises et le niveau général des prix fut cependant souvent étudiée, en particulier dans le courant théorique dit des «prix administrés» (notamment chez Means 1935, Sweezy, Hall et Hitch, Sraffa [analyse de la « courbe coudée ,. de la demande], Scitovsky 1950, Gabillard 1952, Bronfenbrenner 1956, Galbraith 1957, Bailey 1958, Ackley 1959, Lerner 1966, Evans 1969, SylosLabini 1969, Frisch et Marz 1972, Glastetter 1973, Pasinetti 1974, Willeke 1975) ou parmi les spécialistes allemands de la concurrence (voir notamment Studien zum Inflationsproblem, Verein für Socialpolitik, Berlin, 1975) ou chez certains bons observateurs du comportement des consommateurs (Norris 1941, Blair 1959, Katona 1961, Chenicourt 1972, R. Molitor 1973, B. de Jouvenel 1974). L'étude la plus fouillée que nous ayons découverte est celle d'E Streissler (Zeitschrift für NationalOkonomie de 1966), mais cet économiste autrichien abandonne à son tour cette orientation dans une nouvelle analyse sur l'inflation publiée en 1976. Ainsi l'idée renaît et disparaît sans cesse comme si une observation trop banale ne méritait pas considération et comme si une évidence empirique devait fatalement céder devant la logique abstraite des théories établies. Au mieux, l'inélasticité de la demande finale n'est considérée que comme une variable explicative parmi d'autres du pouvoir discrétionnaire de fixation des prix ou de répercussion de coûts croissants par des entreprises oligopolistiques ou monopolistiques; le lien étroit entre réduction générale de l'élasticité-prix et changement des comportements concurrentiels, voire même transformation des structures de marché, n'est pas exploité; enfin et peut-être surtout, on admet implicitement que les élasticités directes ou de substitution de la demande sont en moyenne suffisantes pour assurer sur la plupart des marchés une certaine flexibilité des prix, sans se rendre compte que celle-ci exige en fait des niveaux d'élasticité extrêmement élevés et pratiquement inexistants dans l'économie concrète. Or, comme nous aurons encore l'occasion de le montrer, à partir du moment où les élasticités effectives sont très loin des valeurs théoriques nécessaires et ne cessent encore de se réduire avec le revenu, le pouvoir monopolistique et l'indépendance par rapport au marché de toutes les entreprises à la fois est relevé et ne cesse de s'accroître, quelle que soit la structure de leur marché, entraînant inévitablement l'inflation chronique et croissante, l'Etat ne pouvant plus arbitrer qu'entre inflation pure et stagflation. On aurait pu, on aurait dû depuis longtemps découvrir cette vérité, soit en combinant les enseignements de Lerner et de Harrod, soit, plus simplement, en poursuivant toujours l'observation attentive des faits. Il convient en tout cas aujourd'hui de comprendre que l'inélasticité de la demande constitue le facteur stratégique et le fondement nécessaire et suffisant de la hausse de tous les prix, indépendamment de toute structure particulière du marché et de toute hausse de la demande ou des coûts.
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3.
Les mécanismes de l'inflation
La conclusion énoncée ci-dessus sur la nature de l'inflation achevait la recherche inductive des causes et conditions de l'inflation. Il s'agit maintenant d'assembler les fils du raisonnement, de présenter le processus inflationniste en prenant les facteurs dans l'ordre inverse de celui dans lequel ils ont été découverts et de tenir compte de la multitude d'actions et de rétroactions qui caractérise la vie économique ; simultanément l'analyse pourra s'enrichir des implications et conséquences que seul le raisonnement déductif révèle. L'inflation contemporaine apparaît à l'observation comme un phénomène général et permanent, mais en même temps comme un phénomène croissant et variable dans le temps et l'espace. Il est donc à supposer qu'elle ne résulte pas d'un mécanisme simple et uniforme, mais d'un processus complexe au sein duquel de multiples facteurs se combinent diversement. L'analyse inductive des causes et conditions de l'inflation amène à distinguer d'une part un mécanisme fondamental, responsable du caractère chronique et croissant du phénomène, et des facteurs additionnels de propagation, amplification et accélération ou au contraire de freinage et décélération, responsables des différences temporelles ou spatiales des taux d'inflation.
le processus central A la base du mécanisme responsable de l'inflation chronique, il y a l'inélasticité de la demande finale, caractéristique d'une économie en croissance. La faible élasticité-prix - et a fortiori l'élasticité-prix perverse de la demande finale - a en effet deux conséquences pour la gestion des entreprises : d'une part elle rend possible et même rationnelle une gestion à prix croissants et d'autre part elle rend inintéressante et même irrationnelle une gestion à prix stables ou décroissants. L'objectif et le critère de la gestion des entreprises, dans l'économie de marché, est la réalisation du profit maximum, soit en vue d'une distribution élevée de dividendes ou d'avantages en nature, soit, comme c'est très fréquent de nos jours avec la dissociation de la propriété et de la direction des firmes, en vue du développement de la production ou du patrimoine de l'entreprise par l'autofinancement. Le profit étant la différence entre les recettes et les dépenses de l'entreprise, la réalisation du profit maximum peut se faire par des
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méthodes variees et complexes. En simplifiant beaucoup, on peut d'abord relever quatre méthodes simples : accroissement des quantités ou augmentation des prix des produits, diminution des quantités ou réduction des prix des facteurs. Mais à ces méthodes simples s'ajoutent des techniques plus complexes, fondées sur un calcul économique plus poussé, consistant à accepter une détérioration de la rentabilité dans un domaine pour obtenir une amélioration de la rentabilité dans un autre : réalisation de ventes supérieures grâce à la baisse des prix des produits, augmentation des produits vendus grâce à l'accroissement des quantités de facteurs, malgré la hausse éventuelle du prix de ces derniers. Enfin, la recherche du profit maximum peut encore être poursuivie par la technique consistant à sacrifier la rentabilité immédiate à la réalisation d'un profit futur plus élevé ou inversement. Toutes ces méthodes ne représentent pas des coûts ou des efforts identiques pour les entreprises. Il est évident que la méthode de maximisation du profit la plus simple, la plus directe et la plus commode est la hausse pure et simple des prix de vente des produits, qui permet d'accroître la marge bénéficiaire de l'entreprise ou de financer des produits et des ventes supplémentaires et d'accroître ainsi également le profit global. Par exemple pour une entreprise dont la marge bénéficiaire est de 10 %, l'augmentation de 30 % des profits peut se faire soit en relevant le prix de vente de 3 % soit en diminuant les dépenses de plus de 3 %, soit encore en accroissant les quantités vendues de 30 %. Il est évident, qu'entre l'augmentation du prix, celle de la productivité ou celle de la production, la première méthode est de loin la plus aisée. Il est donc parfaitement rationnel pour les entreprises de saisir toutes les occasions d'augmenter leurs prix et ce de préférence à toute autre méthode. Mais les techniques énumérées ne sont pas praticables dans toutes les conditions économiques. La condition essentielle qui détermine en pratique les choix des entrepreneurs est la réaction de la demande, c'est-à-dire son élasticité-prix. Il est bien évident que si la demande à l'entreprise a une élasticité·prix très élevée, la possibilité pour l'entreprise de maximiser son profit en élevant purement et simplement son prix de vente se trouve limitée. En revanche, dans ce cas, l'entreprise peut espérer accroître sensiblement son profit en baissant son prix et en réalisant ainsi un chiffre d'affaires sensiblement plus élevé. Autrement dit, dans une économie dans laquelle la demande finale globale aurait une élasticité-prix égale ou supérieure à la valeur généralement très élevée dont nous avons indiqué l'ordre de grandeur précédemment, les entreprises s'adressant à la demande auraient intérêt à pratiquer une gestion à prix stables ou même décroissants, puisqu'une telle gestion serait alors rentable. Bien entendu, des hausses pourraient encore intervenir dans les branches, nécessairement minoritaires, où l'élasticité serait inférieure à la moyenne,
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mais ces hausses seraient automatiquement compensées, voire même surcompensées, par les baisses réalisées dans d'autres secteurs. Enfin, dans la mesure où le comportement de la demande finale détermine celui de la demande dérivée de biens et facteurs de production, les prix de ces biens suivraient nécessairement les mêmes évolutions. Il y aurait donc stabilité ou même baisse du niveau général des prix. Au contraire, dans toute économie dans laquelle la demande finale globale a atteint du fait du niveau de revenu et de satisfaction des besoins, une élasticité-prix faible ou même perverse, il est parfaitement rationnel pour les entreprises de pratiquer une gestion à prix croissants et parfaitement irrationnel de pratiquer une gestion à prix décroissants. Dans ces conditions, en effet, la hausse des prix de vente entraîne, pour la plupart des secteurs de la production de biens finaux, soit une réduction faible, soit même une augmentation des quantités vendues, c'est-à-dire en tout cas un accroissement du profit. D'autre part, la baisse des prix de vente ou, ce qui revient au même, leur stabilité en cas de hausse des autres prix, n'aurait pour conséquence qu'une faible augmentation ou même une stagnation ou diminution des quantités vendues, c'est-à-dire une perte ou au moins un moindre profit. Les entreprises sont comme des spectateurs assis dans une salle. Si quelques-uns se lèvent pour mieux voir, les autres doivent suivre et tous devront rester debout pour ne pas voir moins bien qu'avant. Si l'un d'entre eux, pour donner le bon exemple, s'assoit, il sera tout simplement privé du spectacle. Celui qui dans l'inflation généralisée veut vertueusement maintenir stables ses prix sera rapidement pénalisé et distancé par ses concurrents. Il est bien évident que dans de telles conditions, le souci le plus élémentaire de bonne gestion contraint la plupart des entreprises à renoncer à la baisse et même à la stabilité des prix et à réaliser régulièrement des hausses de leurs prix de vente. Elles ont alors toutes intérêt à substituer une hausse solidaire à une baisse solitaire des prix et l'inflation devient, tout à fait logiquement, un objectif intermédiaire permanent des entreprises. Bien entendu, cette règle ne vaut pas pour les branches minoritaires où l'élasticité partielle est sensiblement supérieure à la moyenne. Il peut donc y avoir des zones de stabilité absolue ou relative. Mais ces baisses sont surcompensées par les hausses enregistrées ailleurs. Enfin la hausse moyenne des prix des biens de consommation fait accepter aux entreprises de ce secteur celle des biens et services de production ou d'administration, toutes ces entreprises se comportant à la fois en monopolistes et en polypsonistes, et la hausse s'étend ainsi finalement à l'ensemble des prix, des taxes et des impôts. Il est donc clair que le phénomène d'inélasticité-prix de la demande finale, qui est, comme nous l'avons vu, la norme dans une économie de marché non stationnaire, a pour conséquences nécessaires l'abandon des techniques de maximisation des profits par la baisse des prix et la promotion des techniques de gestion par la
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hausse des prix. En même temps elle a pour conséquence, sous l'effet des revendications et des luttes économiques et sociales, de provoquer la hausse des salaires et des prix des autres facteurs nécessaires. Toutes les parties prenantes de l'entreprise cherchent à obtenir la part la plus élevée possible du surplus que procure la marge de hausse de prix (60). Mais cette lutte pour le partage n'est pas première: ce n'est pas parce que les salaires, les intérêts ou les profits augmentent qu'il y a hausse des prix, mais c'est parce qu'il y a hausse des prix, antérieure, simultanée ou postérieure que les agents économiques peuvent imposer leur désir permanent d'augmentation du revenu et que la gestion des entreprises est inflationniste (61). En pratique, on aboutit à l'adoption de trois types principaux de gestion, selon que les entreprises et les administrations chercheront à maintenir ou conquérir des demandes relativement stables mais durables, des demandes anciennes mais extensibles ou enfin des demandes nouvelles (62). Un premier type de gestion, que nous qualifierons de conservateur, consistera à gérer la part habituelle de marché, à prévoir son évolution et à y adapter les plans de production traditionnels, en s'efforçant de maximiser les profits à la fois par un effort de productivité et de réduction des coûts, par un accroissement de la valeur ajoutée et par un relèvement régulier des prix de vente, mais en respectant toutefois prudemment un taux moyen de hausse toléré par la clientèle et non susceptible de mettre en cause la part du marché, la survie de l'entreprise et la sécurité de ses emplois. Bien entendu, toute cause extérieure de hausse des coûts sera acceptée assez facilement et répercutée, dans la mesure où une politique inverse compromettrait la part du marché de l'entreprise, son développement régulier et celui de ses profits. Cette attitude conservatrice n'exclut cependant pas, soit au nom de préoccupations sociales, soit pour assurer aux dirigeants des avantages en nature et éviter l'imposition des bénéfices, une hausse des dépenses internes de
(60) Voir à ce sujet les études du Centre d'étude des revenus et des coûts, l'article de Tempé dans Economie et Statistique, 1978 et l'ouvrage de CohenTanugi et Morrison, 1979. (61) De même, sur le I?lan international, ce n'est pas parce que les producteurs de produits énergétIques ou de matières premières ont voulu accroître leurs marges qu'il y a eu hausse de ces prix internationaux, cette volonté a en réalité toujours existé et était réalisée dans une certaine mesure, avant 1971, par la permanente réévaluation de fait du dollar indexé sur l'or, mais c'est parce que l'inélasticité et l'intensité de la demande mondiale leur ont permis de compenser et même surcompenser, à partir de cette date, la baisse du dollar par l'augmentation massive de leurs prix qu'ils ont pu accroître leurs revenus et provoquer un nouveau partage des gains de la croissance mondiale en leur faveur. C'est l'évolution mécanique de la demande et donc le mécanisme dynamique du marché et non, comme on le prétend souvent, la stratégie des producteurs qui est le facteur essentiel de ce bouleversement. (62) Sur les stratégies des entreprises, voir A. Bienaymé, La croissance des entreprises, Paris, 1971.
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commodité individuelle ou collective, qui devront également être répercutées sur les prix de vente. Une seconde stratégie que nous qualifierons de dynamique consiste à établir une évaluation de la demande actuelle ou future du secteur adressée à des concurrents et qui pourrait être conquise et à décider un développement de la production en conséquence et simultanément un programme de dépenses destinées à conquérir cette part de marché supplémentaire au détriment des concurrents (publicité, présentation des produits, avantages annexes plus ou moins artificiels, éléments de luxe et de snobisme, etc.). Le programme de production et de distribution ainsi établi aboutit ensuite à un calcul prévisionnel des coû.ts moyens permanents. L'adjonction de la marge de profit que l'entreprise souhaite retirer de l'opération aboutit enfin à déterminer un prix de vente (méthode dite du «full cost» ou du «mark up »). Celui-ci pourra éventuellement être artificiellement tenu bas pendant la première phase d'exécution du programme, mais sera d'autant relevé une fois l'opération couronnée de succès, c'est-àdire une fois l'élasticité de la demande à la firme réduite et l'intensité de la demande à la firme élevée. On voit aisément comment un tel calcul économique est fondamentalement inflationniste en relevant directement les coûts de l'entreprise considérée, les économies d'échelle n'étant pas un élément de décision de l'extension du programme de production. Un troisième type de gestion que l'on pourrait appeler stratégique consistera pour les entreprises à établir des plans à long terme d'accroissement de la production et des dimensions de l'entreprise. Ceci exige non seulement le développement ou l'accroissement des parts de marché, mais la conquête ou même la création de marchés nouveaux et entraîne par conséquent le développement, au sein de l'entreprise ou dans ses filiales, de vastes efforts de prospection des marchés, tant nationaux qu'internationaux, la recherche-développement de produits nouveaux et la programmation impérative et la réalisation plus ou moins rigide d'investissements massifs dans l'infrastructure et la structure de production. Le coût de ces investissements de développement est évalué à long terme, avec tous les aléas de ce genre d'exercice. Bien entendu, une grande part de ces investissements se trouvera financée par emprunt de capitaux frais, mais pour assurer un autofinancement aussi large que possible et pour faciliter le recours au capital étranger, il est essentiel que les profits dégagés par les activités courantes soient aussi élevés que possible. Il en résultera que les prix pratiqués devront couvrir en partie les coûts de la politique de développement. La méthode de gestion des entreprises et, mutatis mutandis, des administrations, joue donc un rôle central dans le processus inflationniste. Ce rôle est généralement méconnu parce qu'il se trouve masqué par des phénomènes plus apparents que l'on est tenté de
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prendre pour les causes de l'inflation, alors qu'elles en sont au fond des conséquences ou en tout cas seulement des causes dérivées. Toute cette analyse est susceptible d'être appliquée au cas de la stagflation. Celle-ci peut résulter d'abord de la combinaison suivante: inélasticité de la demande, qui explique l'inflation, et intensité faible ou nulle de la demande (spontanée ou provoquée par la politique économique), qui explique la stagnation de la production. Mais la stagflation peut aussi s'expliquer, comme on l'a déjà vu, exclusivement par l'inélasticité de la demande. Si celle-ci est particulièrement élevée, la gestion rationnelle de l'entreprise conduit à restreindre la production en même temps qu'à hausser fortement les prix. Le revenu disponible des ménages pouvant être obtenu aussi bien par une quantité faible à prix très élevés que par une quantité élevée à prix plus faibles, le choix rationnel, minimisant les coûts pour une recette identique, est le premier, c'est-à-dire l'inflation avec réduction de la production, le cas extrême le plus favorable étant d'ailleurs, pour une demande très inélastique, la rigidité absolue de la production. La stagflation s'explique, tout comme l'inflation, par une gestion rationnelledes entreprises en face d'un certain comportement de la demande. Un partage des gains de l'inflation en faveur des salaires et au détriment des profits accentuera naturellement ce processus. Le noyau du processus inflationniste ou stagflationniste est donc le suivant: inélasticité de la demande finale, d'où possibilité et rationalité d'une gestion à prix croissants et éventuellement à production décroissante, d'où plans de distribution, de production et d'investissement à profits et (ou) coûts moyens croissants, et donc à valeur ajoutée et surajoutée croissante, d'où hausse des prix. Tel est le foyer d'infection inflationniste, ce qu'on peut appeler l'inflation fondamentale, qui surgit automatiquement dès qu'il y a croissance et que seule l'interruption durable de la croissance peut éliminer.
le taux
d~inflation
chronique
Dans l'inflation apparente, observée statistiquement, l'inflation fondamentale, bien qu'étant constamment présente, ne peut être isolée et encore moins évaluée, parce qu'à tout moment se greffent sur elle de puissants mécanismes de propagation ou, au contraire, de limitation, qui constituent ensemble ce qu'on peut appeler l'inflation dérivée, probablement plus importante que l'inflation fondamentale, mais qui n'existe que par celle-ci. Il est donc tout à fait possible que le processus central ait une ampleur et une étendue limitées, il est même possible que pour l'essentiel il ne soit le fait que d'un nombre minoritaire d'entreprises, mais c'est à partir de lui qu'en permanence, des tensions inflationnistes naissent ou renaissent, se propagent, s'étendent et s'amplifient dans l'ensemble de l'économie.
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C'est ainsi qu'à tout moment des entreprises ayant adopté passagèrement des prix stables et n'entendant pas modifier leurs plans de production, se trouvent affectées par les décisions inflationnistes d'autres entreprises, soit parce qu'elles bénéficient d'une demande accrue de leurs produits qui les amène à une hausse des prix de type classique, c'est-à-dire provoquée et rééquilibrante, soit parce qu'elles subissent une hausse de leurs coûts de production en raison des tensions déclenchées par la demande supplémentaire de facteurs présentée par les autres entreprises. A ce phénomène de propagation s'ajoute aussi naturellement l'amplification qui résulte des obligations légales, c'est-à-dire des plans de production des administrations imposant aux entreprises la satisfaction directe ou indirecte de certains besoins collectifs. Dans une économie subissant depuis de longues années une inflation continue, la simple observation et même l'analyse économétrique sont impuissantes à déceler la cause initiale des hausses de prix. Il est parfaitement compréhensible que le processus inflationniste semble alors résulter d'une chaîne ininterrompue de hausses de profits, de taxes et de coûts, toutes apparemment justifiées par des contraintes extérieures, alors qu'en réalité il résulte de la propagation et de l'amplification permanentes des effets, initialement mineurs mais déterminants, des plans autonomes de production et d'investissement de certaines entreprises. Mais, comme l'observation le montre, le taux d'inflation n'est absolument pas une fonction stable du taux de croissance. Il est fonction également de la réaction souvent variable des ménages à cette croissance et des mécanismes de propagation et d'amplification évoqués, ainsi que de la mesure variable dans laquelle l'inélasticité de la demande finale provoque celle de la demande dérivée des entreprises de biens de consommation aux entreprises de biens de production et aux administrations. La lutte pour la répartition du surplus inflationniste au sein des entreprises ne doit pas masquer la détermination profonde de ce surplus. Compte tenu des nombreux facteurs entrant en jeu dans ce processus inflationniste et, avant tout, de la libre fixation des plans de production et d'investissement par les entreprises, il est évidemment très difficile de déterminer avec précision le taux d'inflation tendanciel résultant de ce mécanisme. On peut cependant tenter de cerner le phénomène. A priori, du moment que la demande finale globale a généralement une élasticité perverse, c'est-à-dire augmente régulièrement même en cas de hausse des prix, on pourrait penser que les entreprises devraient pouvoir imposer n'importe quel taux de hausse, compte tenu évidemment du volume des biens marchands offerts et dans la limite du revenu disponible des ménages. Mais ce serait négliger l'existence, à côté de l'élasticité-prix, de trois autres élasticités de la demande : l'élasticité de substitution, l'élasticité d'antici-
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pation et ce que nous proposons d'appeler l'élasticité d'extension de la demande. Enfin, il faut tenir compte de l'élasticité de l'offre ellemême par rapport à la demande (63). L'élasticité de substitution entre produits de branches différentes et surtout produits d'entreprises différentes appartenant à une même branche peut parfaitement subsister en l'absence d'une élasticité-prix ordinaire. Il en résulte que si une branche ou une entreprise augmente ses prix de vente à un rythme excessif, il se peut fort bien que, sauf effet de réputation ou de snobisme, la demande se déplace vers d'autres branches ou d'autres entreprises dont les produits sont substituables. Bien entendu, l'analyse montre aussi que les branches ou entreprises pratiquant la hausse des prix n'enregistreront des pertes que si l'élasticité de substitution est très élevée. On peut cependant admettre· que si la hausse des prix est relativement importante, et à moins qu'il y ait sur-emploi des facteurs de production et donc inélasticité de l'offre interdisant toute production concurrentielle, il y ait des chances pour que cette élasticité atteigne des niveaux élevés dès lors que des biens techniquement ou psychologiquement étroitement substituables existent. A cet égard, l'ouverture aujourd'hui très générale des économies contemporaines aux produits étrangers assure probablement une élasticité de substitution effective pour des écarts de prix relativement minimes, bien que la hausse généralisée des prix dans le monde et la baisse des taux de change dans de nombreux pays, ainsi que le développement du secteur tertiaire, aient pour effet de diminuer cette influence stabilisante. Cette élasticité de substitution entraiDe une certaine concurrence entre les branches et les entreprises pour le partage d'une part de la demande globale et d'autre part de la demande sectorielle et elle assigne ainsi une limite supérieure à la hausse des prix, que l'étude du marché ou la simple variation de la demande enseigne aux entreprises (64). Par expérience ou réflexion, les chefs d'entreprise sont
(63) L'élasticité de substitution est la mesure dans laquelle la variation du prix d'un produit provoque la variation de la quantité demandée d'un autre produit. Elle est également appelée élasticité croisée de la demande. L'élasticitéprix de la demande à la firme est la somme de l'élasticité-revenu et de l'élasticité de substitution de la demande du bien qu'eUe produit ou distribue_ L'élasticité d'anticipation est la mesure dans laquelle la variation actuelle des prix détermine la variation des prix futurs telle qu'elle est prévue par les acheteurs. L'élasticité d'extension, concept nouveau que nous proposons, est l'équivalent de la précédente dans l'espace au lieu du temps : c'est la mesure dans laquelle la variation ponctuelle des prix, dans un point de vente quelconque, détermine la variation généralisée des mêmes prix dans tous les points de vente, telle qu'elle est imaginée par les acheteurs. Enfin, l'élasticité de l'offre est la mesure dans laquelle la variation de la demande (ou éventuellement celle des prix d'achat) provoque la variation de la quantité offerte. (64) L'élasticité de substitution est variable selon que le produit est considéré comme essentiel ou secondaire, cher ou bon marché. Le consommateur considère non tellement le prix objectif que sa dépense et l'utilité relative du bien.
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conscients qu'il est de leur intérêt d'augmenter les prix, mais aussi de ne pas les augmenter trop (65). Par conséquent ils sont amenés généralement à pratiquer une politique de hausse volontairement ou spontanément coordonnée, tendant à maximiser la part de leur branche et celle de leur propre entreprise dans la recette globale par des prix aussi élevés que possible, mais assez faibles toutefois pour éviter des effets de substitution. Dans les branches et les entreprises s'établit donc en général un comportement caractéristique de l'oligopole volontairement ou spontanément coordonné. Les branches ou les firmes-leaders qui ont relativement peu à craindre des effets de substitution prennent l'initiative de la hausse et la poussent aussi loin qu'elles le peuvent sans compromettre leur position sur le marché, puis les autres suivent, dans des proportions variables qui sont fonction des caractéristiques de la demande et de l'offre de chaque secteur (66). Dès que l'ensemble des prix a été « aligné,., la base d'une nouvelle hausse est offerte aux leaders (67). L'élasticité de substitution peut donc jouer le rôle d'un facteur de freinage, ou au moins d'étalement, dans la hausse chronique des prix, facteur d'autant plus sensible que celle-ci est plus élevée (68). Il en est de même en ce qui concerne l'élasticité d'anticipation et l'élasticité d'extension, si celles-ci sont au contraire très faibles ou négatives. On peut penser que si une branche ou une entreprise ou un marché dépasse sensiblement le rythme habituel ou général de progression des prix, l'élasticité d'anticipation et d'extension des demandeurs concernés s'abaisse fortement et constitue ainsi un autre facteur de freinage en ralentissant la progression de la demande. Enfin, l'élasticité de l'offre par rapport à la demande intervient également dans le freinage du taux d'inflation, selon les cas parce qu'elle est très faible ou au contraire très élevée. Lorsqu'elle est très faible, par exemple en raison de limites de production absolues (biens non stockables) ou techniques (investissements lourds, production en série, distribution planifiée), la nécessité de vendre et l'incertitude éventuelle sur l'importance et l'évolution de la demande incitent à éviter des hausses de prix excessives. Lorsque l'élasticité de l'offre est très élevée, c'est-à-dire si la production peut être techniquement et économiquement accrue à bref délai, en raison de capacités inuti-
(65) En termes plus théoriques, on peut dire qu'ils sont conscients d'avoir une courbe de la demande à l'entreprise qui est une courbe coudée. (66) L'initiative est particulièrement aisée pour les firmes disposant d'un monopole légal ou de fmt, comme c'est souvent le cas dans certains secteurs-clés de l'économie (transport et communications, électricité, etc.). (67) Le même processus se déroule également entre les nations au sein de l'économie mondiale. (68) La progression en moyenne plus faible des prix industriels par rapport aux prix des services s'explique principalement par le fait que, par la nature des choses, les biens sont plus substituables que les services et que l'élasticité de substitution est donc plus forte dans l'industrie.
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lisées, l'intérêt de conquérir rapidement une part de marché plus élevée incite également à freiner la hausse possible des prix. C'est notamment le cas dans les phases de reprise après une période de dépression profonde, ces phases étant également caractérisées par de forts accroissements automatiques de la productivité par la décroissance des coûts unitaires de production ou de distribution. Il y a donc une certaine indétermination en ce qui concerne l'influence de cette élasticité, mais il n'est pas douteux que celle-ci peut jouer un rôle important dans le rythme de la hausse générale des prix. On peut donc affirmer que la politique des prix des entreprises entraînera un taux d'inflation chronique d'autant plus élevé que l'élasticité de substitution de la demande est plus faible, que l'élasti· cité d'anticipation et d'extension de la demande est plus élevée et enfin que l'élasticité de l'offre est plus moyenne, et que de ce fait le partage de la dépense totale des ménages entre toutes les branches et toutes les entreprises dépend davantage des prix relatifs que des services effectivement rendus par les produits (69). On peut dire aussi plus simplement que, dans les limites que trace éventuellement la politique de croissance de l'entreprise, la hausse des prix tend à être
égale au maximum toléré par les consommateurs et non exploitable par les concurrents. Une détermination théorique plus précise de ce taux d'inflation, c'est-à-dire de ce qu'on pourrait appeler le taux d'inflation optimal pour une entreprise particulière, une branche ou l'ensemble des branches, serait sans doute possible, mais ne paraît pas indispensable à la poursuite de notre analyse.
facteurs de consolidation et d/amplificatlOn L'inflation contemporaine est croissante à moyen et long termes en raison du fait qu'étant chronique, elle a des effets spontanément cumulatifs. En effet l'inélasticité de la demande et l'habitude d'une gestion inflationniste qui en résulte, entraînent une évolution des comportements et une transformation des structures, qui consolident et renforcent ou amplifient sans cesse la hausse des prix . En premier lieu, il faut noter l'influence qu'exerce une inflation chronique même modérée sur le comportement de la demande finale. L'inflation tend en effet à rétroagir sur le comportement des consommateurs, et ceci pour trois raisons. Tout d'abord parce que l'inflation chronique accentue la croissance du revenu des ménages. L'accroissement du revenu réel peut être en effet stimulé dans certains cas par l'inflation, mais celle-ci
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(69) Les prix relatifs dépendent probablement à la fois des différences d'élasticité et des différences de productivité par produits.
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entraîne surtout la hausse du revenu nominal. Dans la mesure où les ménages sont soumis à «l'illusion monétaire », l'accroissement rapide du revenu nominal les incite naturellement à augmenter en proportion, voire même plus que proportionnellement, leur demande nominale. Si les ménages sont débarrassés de l'illusion monétaire, ils sont encore davantage incités à accélérer l'augmentation de leur demande pour des achats de précaution notamment (70), et d'ailleurs aussi à accentuer la revendication d'un revenu nominal plus élevé et donc une relance supplémentaire de leur demande. Plus ces ménages seront laxistes quant aux prix et aux taxes et impôts en tous genres, plus ils seront revendicatifs quant à leurs revenus, en exigeant notamment une indexation de fait des salaires (71). Mais plus le taux de progression de la demande finale s'élève en fonction de l'élasticité-revenu, plus s'affaiblit l'élasticité-prix de la demande finale et plus s'élèvent les possibilités de gestion inflationniste des entreprises. C'est là sans doute l'un des principaux cercles vicieux expliquant le caractère autoentretenu et croissant de l'inflation : toute augmentation de prix crée, à travers le revenu supplémentaire qu'elle procure ou suscite, la condition même de son acceptation et de son accentuation. La hausse chronique des prix a d'ailleurs pour effet de détruire petit à petit l'illusion monétaire et même de créer une sorte de cc désillusion monétaire» et une «incertitude monétaire» se traduisant dans des indexations de droit ou de fait, ce qui consolide la hausse des prix par un «effet de cliquet », et des revendications croissantes de revenus individuels ou sociaux, ce qui accélère la hausse des coûts. On constate en même temps une élévation régulière de l'élasticité d'anticipation et d'extension des consommateurs, ce qui réduit un autre facteur de limitation de la hausse autonome des prix et peut même, si ces élasticités dépassent 1, devenir un facteur d'accélération de l'inflation et même d'hyperinflation (comme en Allemagne en 1923) (72). (70) Dans les pays qui autorisent la déduction du revenu imposable des intérêts des emprunts, ils sont incités naturellement à une expansion des dépenses d'autant plus forte que le taux d'inflation est plus élevé par rapport au taux d'intérêt. (71) Les ménages appliquent d'ailleurs la même indexation à leur vente de biens d'occasion : appartement, voiture, ou aux loyers qu'ils demandent, et de plus en plus aussi aux taux d'intérêt, qui comportent fréquemment de nos jours une prime de risque inflationniste ou sont variables et ainsi indirectement indexés sur la variation des prix. (72) Les indexations et anticipations, qu'on pourrait qualifier de courtcircuits économiques, contribuent donc à déterminer le taux d'inflation, mais, par définition, ne sont qu'un facteur d'aggravation de l'inflation existante, qui peut être, il est vrai, très important. Fort heureusement de nos jours, les anticipations inflationnistes des ménages demeurent en règle générale adaptatives et surtout imitatives et sont donc loin d'être rationnelles, sans quoi on assisterait non J'as à une inflation croissante à moyen terme, mais à une inflation explosive. L'absence d'anticipations rationnelles s'explique sans doute par une indifférence lentement croissante de ménages à revenus élevés à l'égard de la valeur de leur épargne. Sur ce «désintérêt », c'est le cas de le dire, ou la "désillusion monétaire» des épargnants, voir notre exposé, «Réflexions sur le taux d'intérêt ", Journal des Caisses d'épargne, Paris, 1972.
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Enfin, une hausse constante et régulière des prix a pour effet de supprimer la conscience même de hausses de prix inférieures à certains seuils (73) et en tout cas « d'anesthésier» de manière progressive toute velléité de calcul économique chez les consommateurs, et en particulier de réduire lentement mais sûrement l'élasticité de substitution qui pouvait exister. La hausse occasionnelle d'un prix peut provoquer un réflexe chez le consommateur, la hausse habituelle de tous les prix n'en provoque plus aucun. Elle est même de plus en plus considérée comme normale (74), et affaiblit ainsi l'un des facteurs de freinage qui limitait son ampleur. Ainsi l'inflation chronique déclenche un «cercle vicieux », en augmentant sans cesse l'inélasticité fondamentale des ménages, et tel est le mécanisme essentiel de la croissance régulière de son taux. Mais elle provoque aussi l'évolution des comportements des entreprises dans un sens négatif. Trois faits essentiels sont à relever. Tout d'abord, les chefs d'entreprise sont naturellement portés, tout comme les ménages, à protéger leurs revenus spécifiques et la capacité financière de leurs entreprises contre l'érosion monétaire. Ceci entraîne une indexation de fait de leurs marges de bénéfice, de leurs prix de vente, de leurs taux locatifs, honoraires, etc. sur l'évolution de certains prix, tels que les taux de salaire versés dans l'entreprise ou l'ensemble des coûts ou éventuellement un autre prix considéré comme significatif, mais sans rapport avec l'activité de l'entreprise (75). Il Y a alors renforcement et accélération du mécanisme de propagation et de généralisation dont nous avons souligné l'importance ci-dessus. Il y a aussi alignement systématiquement plus rapide sur l'évolution des prix-leaders au sein de la branche et de ce fait synchronisation et homogénéisation croissante des hausses de prix et donc tendance à l'accélération. L'élasticité d'anticipation et d'extension des chefs d'entreprise tend naturellement aussi à s'élever avec l'habitude d'une inflation régulière et peut entraîner l'aggravation des phénomènes précédents, voire l'adoption d'une hausse autonome
(73) On pourrait appliquer ici la loi psychologique dite de Weber-Fechner, selon laquelle la capacité d'appréciation de différences d'intensité d'un phénomène diminue avec l'accroissement d'intensité de ce phénomène. (74) Un exemple significatif de ce comportement est fourni par l'absence de réactions des consommateurs français aux hausses et aux écarts énormes du prix du pain, qui ont suivi la libération de ce prix en France en 1979. Une enquête menée en 1980 a d'ailleurs confirmé que les acheteurs étaient en règle générale prêts à faire un détour et à changer de boulanger pour trouver un pain « meilleur », mais non pour trouver un pain « moins cher ". (Sur l'influence de la distance sur les réactions des consommateurs, voir J. Scheubel, Contribution à une théorie spatiale du consommateur, thèse d'Etat, Dijon, 1977). D'une manière générale l'exigence d'une qualité accrue des produits favorise l'accélération progressive de l'inflation par la valeur ajoutée et surtout surajoutée. (75) Si les salariés ont tendance à aligner leurs revendications sur les secteurs les plus productifs, les entrepreneurs ont plutôt tendance à se référer aux entreprises ou secteurs les moins productifs, sauf naturellement en période de mévente profonde et durable du fait de la politique économique pratiquée, où les prévisions des entrepreneurs deviennent très pessimistes.
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plus systématique des prix. La gestion des entreprises devient de plus en plus spéculative. Le mécanisme des prix devient un système à mémoire et un processus d'apprentissage. Ce comportement d'indexation est encore bien plus marqué et même légalisé dans les administrations, dont pratiquement toutes les recettes sont indexées (T.V.A., cotisations sociales) ou même surindexées (I.S., I.R.P.P.) et s'élèvent donc automatiquement. En revanche, pour les entreprises, une politique publique de contrôle des prix peut interrompre le processus d'indexation. Dans ce· cas, les marges de profit sont comprimées et ceci réduit d'autant la flexibilité des prix, à la baisse cette fois. D'une manière ou d'une autre, la rigidité des prix tend donc à croître avec l'habitude des hausses de prix. L'inflation chronique entraîne en second lieu une évolution continue du comportement concurrentiel des entreprises en provoquant un dépérissement de la concurrence parfaite, c'est-à-dire par la variation des prix, et un développement de la concurrence imparfaite, c'est-à-dire par d'autres méthodes (publicité, conditionnement, « particularisation », «sophistication» du produit, lancement permanent de « nouveautés », primes ...) qui ont toutes pour but de réduire l'élasticité de la demande, mais qui ont aussi pour caractéristiques d'être coûteuses et d'accroître les prix de revient des entreprises. A terme cette évolution des comportements entraîne également une transformation des structures de l'offre, qui consolide ses tendances inflationnistes. En effet, la concurrence parfaite implique une baisse relative des prix, c'est-à-dire une compression des marges de profit possibles des entreprises concernées. Comme nous l'avons déjà vu, elle n'est normalement pratiquée par les entreprises que si elle est rentable, c'est-àdire si elle entraîne un accroissement des quantités vendues sensiblement supérieur à la baisse relative des prix, autrement dit si l'élasticité de substitution de la demande est élevée. De plus l'accroissement requis pour rentabiliser l'opération est généralement élevé et, dans ces conditions, il convient aussi que l'accroissement de production nécessaire pour les entreprises ne se heurte pas à l'insuffisance des moyens de production ou à la hausse de leurs coûts d'embauche. Or toutes ces conditions, déjà difficiles à rencontrer dans une économie à prix relativement stables, sont pratiquement exclues dans une économie subissant déjà l'inflation chronique : comme nous l'avons indiqué ci-dessus, celle-ci a déjà réduit l'élasticité de substitution et accru l'élasticité d'anticipation des ménages et donc l'élasticité ordinaire de la demande aux firmes. Il faudrait, pour combattre ces inerties, accroître l'information des demandeurs par une publicité dont le coût devrait être compensé par des ventes encore plus élevées. En outre, une économie où se trouve réalisé le plein-emploi des biens et des facteurs de production ou bien où pour des raisons structurelles le recrutement de personnels qualifiés est difficile malgré le chômage existant, tout accroissement sensible de la demande
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de ces biens et facteurs se heurte rapidement à des goulots d'étranglement et surtout à la hausse des coûts, ce qui limite radicalement la pratique d'une politique de concurrence de ce genre. Mais si les entreprises sont en situation de polypole, et a fortiori si elles sont en situation d'oligopole, le choix d'une politique de concurrence par les prix est ainsi limité par des conditions objectives et s'avère un choix tout à fait irrationnel, entraînant de gros risques et pouvant compromettre la survie des entreprises. Une entreprise pratiquant la concurrence par les prix et recherchant systématiquement des innovations réductrices de prix a de fortes chances d'enregistrer des moins-values et d'être finalement pénalisée par le marché pour cette « mauvaise,. gestion. Il y a contradiction absolue entre le comportement théoriquement souhaitable et le comportement pratiquement efficace. En cas d'inflation chronique, les entreprises sont donc tôt ou tard amenées à renoncer à ce type de concurrence et à admettre que la maximisation de leur profit individuel passe d'abord par la maximisation de la marge de profit moyenne de la branche et ensuite par la maximisation de leur marge de profit individuelle au sein de la branche. L'inélasticité de la demande, sans cesse renforcée par les effets de l'inflation chronique, amène donc toutes les entreprises d'une branche, quelle que soit la structure de l'offre de celle-ci, à une « administration» explicitement concertée ou spontanément coordonnée des prix dans le sens de la hausse (76). La renonciation, parfaitement rationnelle, à la concurrence parfaite n'implique pas l'abandon de toute compétition entre les branches et surtout entre les entreprises. Si chaque entreprise admet de mieux en mieux qu'il ne lui faut pas compromettre le profit de branche par une guerre des prix intempestive et d'ailleurs ruineuse, elle n'en souhaite pas moins obtenir la plus grande part possible de ce profit global en défendant ou en conquérant la part la plus élevée possible du marché. Il s'en suit alors logiquement un recours à la concurrence imparfaite sous toutes ses formes. Mais le développement de la concurrence imparfaite a naturellement plusieurs conséquences inflationnistes cumulatives. Tout d'abord un accroissement des coûts puisque toutes les formes de concurrence imparfaite sont onéreuses. En second lieu un renforcement progressif de l'inélasticité de la demande aux entreprises, c'est-à(76) et, si nécessaire, des quantités dans le sens de la baisse. La stagflation, c'est au fond une sorte d'application volontaire et générale de la fameuse loi de King, formulée jadis pour l'agriculture. Il n'est absolument pas nécessaire à cet effet que la structure de l'offre se modifie dans le sens d'une concentration plus élevée. On trouve la même «administration" des prix et des quantités avec les mêmes résultats dans les branches polypolistiques que dans les branches oligopolistiques ou monopolistiques de l'économie. Le même comportement s'impose progressivement partout, comme conséquence de l'inflation chronique et cause de l'inflation croissante. Et il en est de même dans le secteur public où la concurrence administrative et politique devient elle aussi progressIvement de plus en plus "imparfaite,. par nécessIté.
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dire de l'opacité et de la viscosité de la demande, qui sont les conditions fondamentales de l'inflation. On voit ici très clairement un des principaux mécanismes par lesquels l'inflation est spontanément cumulative. Comme toutes les entreprises sont nécessairement contraintes de recourir à ce type d'action concurrentielle sous peine d'être évincées progressivement du marché, il en résulte une escalade de dépenses improductives de ce genre et un gaspillage croissant d'une partie importante du profit de la branche. La prise de conscience de ce phénomène peut alors inciter les entreprises à l'entente, voire même à la concentration (77) et en fin de compte à une transformation de la structure du marché, éliminant toute forme de concurrence à l'intérieur de la branche. En principe, une telle évolution pourrait être paradoxalement un facteur de freinage de l'accélération inflationniste, puisqu'elle aboutirait à la réduction des coûts de distribution. En pratique, même les monopoles sont contraints de maintenir des dépenses improductives de ce genre soit pour fermer l'entrée de la branche et dissuader les concurrents potentiels, notamment étrangers, soit pour maintenir leur part de marché et de profit dans la concurrence généralisée des branches pour le pouvoir d'achat global des ménages. La concentration n'entraîne donc pas nécessairement l'abandon des dépenses de concurrence imparfaite et ne freine pas l'ascension de ce type de coûts. Mais, par delà la politique de concurrence et des prix, l'inflation chronique a encore un troisième effet sur le comportement des offreurs en modifiant progressivement les méthodes de gestion et les plans de production des entreprises. Dans une économie où l'élasticité de la demande et donc la politique de concurrence et de prix des entreprises assurent des prix stables, les prix absolus et les prix relatifs étant imposés par les réactions de la demande et de l'offre concurrente, ils constituent pour toutes les entreprises des données et des indicateurs auxquels leurs décisions de production, d'investissement et de gestion doivent s'adapter. Les grands choix concernant la nature, le niveau, la technique, le lieu et le financement de la production des entreprises sont ainsi soumis aux directives du système des prix et ne peuvent donc aboutir à des coûts croissants.
(77) Contrairement à ce qui est souvent supposé, la réalité montre que la concertation, l'entente et a fortiori la concentration ne sont pas des tendances spontanées des chefs d'entreprise, et ceci en raison de la psychologie même de ces derniers. Ceux·ci s'y soumettent seulement lorsqu'ils prennent conscience qu'il y va vraiment de leur intérêt et qu'il n'y a pas d'autre solution (demande peu intense et inélastique et coûts décroissants à l'échelle). Sur les marchés où la demande est élastique et expansive, les concentrations, de même que les manœuvres tendant à « fermer» le marché, sont rares, parce qu' « il y a de la place pour tout le monde". Les comportements protectionnistes, défensifs et anti·concurrentiels, privés et publics, se multiplient en revanche sur les marchés en déclin. Voir à ce sujet : E. Heuss, Allgemeine Markttheorie, 1%5.
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Mais dans l'économie caractérisée par l'inflation chronique, les entreprises prennent de plus en plus conscience que les prix de marché ne sont que des variables manipulées par les offreurs et qu'ils ne peuvent donc plus être considérés ni comme des contraintes, ni surtout comme des indicateurs valables de la demande ou de l'offre concurrente. Les entreprises sont alors obligées d'établir ou de modifier leurs plans de production indépendamment des prix absolus et relatifs du moment et de considérer dans une large mesure leurs propres prix comme des résultats et non comme des contraintes. Dans ces conditions elles ne disposent pas d'une base sûre de calcul économique. En outre, l'inflation rendant parfois les taux d'intérêt négatifs et, en tout cas, ne cessant d'alléger les annuités d'amortissement et de donner une plus-value aux équipements réalisés, rentabilise facticement des investissements injustifiés par leur taux de rentabilité immédiate et constitue une sorte de subvention collective automatique à tous les investissements. Dès lors, les plans de production des entreprises ne peuvent être établis et éventuellement révisés que d'une manière assez arbitraire. La gestion et la stratégie des entreprises deviennent nécessairement discrétionnaires, voire laxistes. En particulier, puisque tous les prix augmentent à des rythmes dépendant moins de l'intensité de la demande que des conditions de l'offre, toutes les productions deviennent possibles et il devient difficile de reconnaître les prix relatifs. Il y a donc les plus grandes chances pour qu'à côté de productions objectivement nécessaires se développent également des productions ou une valeur ajoutée dont l'utilité ou l'urgence est moindre, voire même nulle. Normalement la mévente devrait sanctionner et démontrer de telles erreurs d'orientation, mais la mévente peut aussi, dans une économie tout entière perturbée par le développement des techniques de conditionnement, signifier un effort commercial insuffisant, et la mise en œuvre habile d'un tel effort peut éventuellement provoquer après-coup la demande de produits antérieurement non désirés. L'inflation croissante traduit ainsi, et masque en même temps, de nombreuses erreurs de planification des entreprises, jusqu'à ce qu'une crise révèle brutalement les désajustements structurels et donc les erreurs d'orientation commises (78).
(78) C'est encore plus vrai des erreurs de planification et de gestion des administrations, qui bien souvent sont fort longtemps indécelables faute d'un contrôle, même limité, par un marché. Nul risque de faillite ou de pénalisation financière ne menace les administrations et le budget général de l'Etat assure automatiquement la couverture de leurs erreurs, ne serait-ce que par le relèvement des impôts et taxes, même en période de crise économique. - D'une manière générale, toutes les observations faites à propos de la gestion des entreprises valent naturellement pour les entreprises publiques et, mutatis mutandis, pour les administrations nationales ou locales, qui bénéficient en outre de circuits de financement privilégiés et souvent à taux de faveur et qui, privilège exorbitant, peuvent même financer le développement de dépenses parfaitement improductives par le recours à la création monétaire, c'est-à-dire par une taxation collective pure et simple.
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Notons aussi que l'économie à inflation chronique est tellement perturbée que même des efforts méritoires pour lutter contre l'inflation se retournent généralement contre la stabilité. C'est ainsi que, devant la pénurie quasi constante de travailleurs et la permanence de leurs revendications et compte tenu aussi de charges sociales croissantes, beaucoup d'entreprises cherchent de nos jours le salut dans le développement systématique de la mécanisation et de l'automatisation, dont elles attendent à la fois des gains de productivité et la réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Mais ces efforts contribuent fréquemment à accroître les dépenses, parce que l'évolution des coûts du travail étant devenue tout aussi arbitraire que celle des prix, il n'y a plus de critère valable pour apprécier la rationalité ou l'irrationalité de la substitution de capital au travail. L'observation des faits montre ainsi fréquemment une tendance à la surcapitalisation et à l'allongement du processus de production, qui ne fait que déplacer ou même aggraver la hausse des coûts en entraînant le surdéveloppement du secteur des industries lourdes et une demande accrue de travail en amont des industries légères, mais qui rejaillit sur celles-ci par le prix croissant des biens d'équipement ou par le prix croissant du travail plus rare (79). La crise subie depuis 1975, surtout en Europe occidentale, a quelque peu modifié ces comportements. Le ralentissement permanent de la progression de la demande globale par les pouvoirs publics en raison de la contrainte extérieure, c'est-à-dire la faible intensité de la demande, et le maintien de taux d'intérêt supérieurs au taux d'inflation, ont obligé les entreprises à des comportements d'investissement plus prudents et surtout à une délocalisation des investissements, notamment de l'Europe vers le reste du monde. Mais l'inélasticité de la demande finale n'ayant pas décru sensiblement malgré le ralentis-
(79) Voir au sujet de cette «course aux équipements ", l'article de B. de Jouvenel dans le Bulletin de la S.E.D.E.l.S. de mars 1974 et celui de Boyer et Mistral dans Economie et Statistique d'avril 1976. Cette tendance au suréquipement qui n'est pas forcément labor saving au plan global et qui se traduit dans la baisse assez générale de l'efficacité du capital fixe productif, se trouve d'ailleurs amplifiée fréquemment par la politique économique (aides à l'équipement agricole, industriel ou tertiaIre, système d'amortissement dégressif, primes de décentralisation ... ). Voir aussi à ce sujet l'article de Sautter dans Economie et Statistique, juin 1975, qui montre dans l'industrie française de 1964 à 1974 un développement plus capitalistique sans accélération de l'efficacité technique et une hausse de rentabilité nominale cachant une baisse à prix constants. Notre société ne stimule pas seulement artificiellement les besoins des consommateurs, mais aussi ceux des entrepreneurs : l'accroissement rapide et la forte hausse des prix des «services rendus aux entreprises» (informatique, marketing, relations publiques, formation permanente, etc.) en est une illustration. D'autre part, l'idée que tout investissement est automatiquement antiinflationniste, liée au postulat que les entreprises n'investissent que pour accroître l'efficacité et la rentabilité, a longtemps été très répandue. Elle néglige l'existence d'investissements improductifs et surtout le fait que tout investissement se traduit nécessairement en une demande de travail. Depuis la crise, de nombreuses entreprises se sont aperçues que le désinvestissement pouvait aussi, dans certains cas, être facteur de productivité et de rentabilité.
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sement de la progression du revenu réel, c'est une stagflation chronique qui s'est ainsi substituée à la simple hausse permanente des prix (80). Les observations précédentes montrent donc que l'inflation chronique entraîne, aussi bien chez les consommateurs que chez les producteurs, des comportements de plus en plus irrationnels chez les premiers, de plus en plus rationnels chez les seconds, qui ne cessent d'aggraver la hausse des prix. Encore n'avons-nous évoqué que des comportements normaux et dominants. Mais à côté de consommateurs gardant un certain bon sens, à défaut d'une réelle rationalité, il y a les ménages que la hausse permanente des prix et la sensibilité aux méthodes de conditionnement publicitaires, ou aux contestations politiques ou syndicales, amènent à l'irrationnalité totale (achat systématique des produits les plus chers, de biens inutiles ou de gadgets infantiles, revendications permanentes et excessives sous l'influence de forces sociales utilisant l'inflation comme moyen de «casser» le système existant ou comme méthode électorale, etc.). Et de même, à côté de producteurs gardant une certaine mesure et un certain sens moral, il y a ceux qui ayant pleinement saisi les règles du succès dans cette économie perturbée créent et satisfont les besoins les plus artificiels (81) ou exploitent les instincts les plus facilement stimulables des hommes, et substituent des activités totalement improductives ou purement spéculatives aux activités vraiment productives, détournant ainsi des moyens de production de la production effective. Il va sans dire que le développement inévitable, car parfaitement rationnel, de toutes ces pratiques, qui aboutissent à un produit de moins en moins «effectif» dans une économie privée de prix indi. cateurs véritables de la demande, ne cesse d'aggraver l'inflation. On peut dire en définitive que l'inflation chronique est spontanément croissante, d'une part parce qu'elle multiplie les indexations de droit ou de fait qui consolident le taux d'inflation atteint et d'autre part parce qu'elle déclenche des «cercles vicieux» de hausse cumulative des prix à travers une adaptation progressive des comportements et des structures aux règles étranges d'une économie perturbée et déboussolée. Ces mêmes causes expliquent aussi que la production devienne de plus en plus nominale et que la hausse des prix dépasse de plus en plus celle des quantités, c'est-à-dire expliquent la substitution progressive de la stagflation chronique à l'inflation chronique.
(80) une politique économique mal conçue, sur laquelle nous reviendrons, étant également en partie responsable de ce phénomène. (81) La «société de consommation,. (Katona, Toeffler, Packard, Elgozy, Baudrillard, Galbraith ... ) apparaît ainsi plus comme une conséquence que comme une cause de l'inflation chronique.
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la fluctuation dans le temps Si l'inflation contemporaine est croissante à moyen terme, elle est aussi variable dans le temps. Ceci tient naturellement à ses composantes conjoncturelles ou occasionnelles. Celles-ci entraînent dans le court terme une accélération ou une décélération passagère du mouvement (trend) inflationniste chronique. Les facteurs occasionnels d'aggravation ou au contraire d'amélioration de l'inflation sont extrêmement variés et ne peuvent guère faire l'objet d'observations générales. Ils agissent sur la hausse des prix en restreignant ou en élargissant l'offre (guerre, grèves, phénomènes climatiques) ou la demande (guerre ou arrêt de guerre, cataclysme, etc.). A cet égard, ils s'identifient rapidement à des phénomènes conjoncturels, à ceci près que leur origine est exogène et non endogène. II est d'ailleurs fréquemment très difficile de distinguer les causes exactes de tels mouvements: par exemple les décisions brutales de majoration du prix du pétrole brut prises par les pays producteurs fin 1973 ont été interprétées par les uns comme des décisions politiques résultant des événements militaires du ProcheOrient et par d'autres comme des conséquences mécaniques de la baisse antérieure du dollar, de l'excès conjoncturel de la demande mondiale ou de la hausse des prix d'importation des produits industriels. Quoiqu'il en soit de ces causes occasionnelles, les effets de ces chocs exogènes sont assimilables à ceux des facteurs conjoncturels. Les facteurs conjoncturels de l'accélération ou de la décélération de l'inflation chronique doivent davantage retenir l'attention dans la mesure où ils se manifestent régulièrement et intensément, surtout dans les pays où l'Etat ne s'oppose pas délibérément au déroulement des cycles économiques (U.S.A., Allemagne par exemple) (82). De même que la demande est, par son inélasticité, à la base de l'inflation chronique, de même la demande est, par son intensité, à la base des fluctuations conjoncturelles de l'inflation liées à l'évolution de la production et de l'emploi, qui sont directement fonction de l'importance de la demande. Toutefois il convient de distinguer, dans le déclenchement de la fluctuation conjoncturelle, deux impulsions possibles : celle de la demande autonome de biens de consommation par les ménages et celle de la demande autonome de moyens de pro-
(82) Sur les facteurs conjoncturels, on peut consulter notamment A. Cotta, Théorie générale de la croissance, du capital et des fluctuations, Paris, 1968 et G. Abraham·Frois, Eléments de dynamique économique, Paris, 1977. - Il s'agit ici des facteurs conjoncturels internes. Ceux qui proviennent des économies étrangères ou de l'économie internationale (p. ex. chocs dollar ou taux d'intérêt en 1982) sont assimilables à des chocs exogènes. A ce sujet, voir notamment E. Alphandéry et G. Delsupehe, Les politiques de stabilisation, Paris, 1974.
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duction par les entreprises, les deux pouvant d'ailleurs résulter SOIt de décisions spontanées des agents (nationaux ou étrangers), soit d'incitations gouvernementales (politique budgétaire ou monétaire). La variation de la demande finale peut entraîner l'accélération ou le freinage de l'inflation chronique de trois manières. Prenons, pour simplifier, l'exemple d'une accélération de la progression de la consommation. En premier lieu, et surtout dans les branches où la production est peu stockable et peu flexible, une demande plus intense peut provoquer directement une hausse classique du prix par le phénomène des enchères. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le signaler, ce type de hausse n'est plus de nos jours très répandu. En second lieu, une demande plus intense crée des conditions favorables à l'amplification de hausses antérieurement prévues et tenant à la gestion inflationniste des entreprises parce qu'elle aggrave l'inélasticité de la demande aux entreprises et que dans ces conditions les entreprises n'hésitent pas à appliquer le taux le plus élevé de hausse de leurs prix puisqu'ils sont de toutes manières assurés de vendre toute leur production. Enfin, une demande plus intense entraîne un dégonflement des stocks et de ce fait un accroissement induit des plans de production et de la demande de moyens de production, et éventuellement une hausse des coûts de production (par exemple paiement d'heures supplémentaires, hausse des coûts des matières premières, etc.). La hausse des coûts sera d'autant plus rapidement répercutée sur les prix de vente que l'intensité de la demande finale accroît davantage son inélasticité. La variation de la demande autonome des entreprises a des effets semblables, mais sur le marché des moyens de production. Tout d'abord elle provoque - et sur ce marché généralement caractérisé par la faible flexibilité de l'offre (travail, capitaux, équipement), c'est très courant - une hausse directe des prix par surenchère. En second lieu, la demande plus intense des moyens de production crée également des conditions favorables au déclenchement ou à l'amplification de hausses de prix ou de revenus jusque-là retenues ou tempérées. Notamment une forte demande de travail entraîne généralement une amplification des revendications collectives de salaires. Il y a donc, dans les deux cas, hausse des coûts de production pour les entreprises et de ce fait ensuite répercussion et hausse de leurs prix de vente. En troisième lieu enfin, l'accroissement de la demande de facteurs entraîne toujours, si elle provoque la réduction du chômage et a fortiori l'accroissement des salaires, un accroissement du revenu des ménages et de ce fait une augmentation induite de la consommation, et ce d'autant plus que l'accélération de l'inflation élève l'élasticité d'anticipation des ménages (83).
(83) Naturellement, toutes ces observations valent également en cas de baisse relative de la demande des ménages ou des entreprises, sous quelques réserves concernant l'absence de flexibilité à la baisse des principaux revenus du travail.
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S'il Y a intérêt, dans l'analyse, à distinguer ces deux types de déclenchement de l'inflation, on peut noter que, dans les deux cas, très rapidement, le déroulement de la fluctuation conjoncturelle des prix devient mixte. Si l'impulsion initiale vient de la consommation, celle-ci induit généralement, quand le taux d'utilisation normal des capacités est atteint, une hausse de la demande des moyens de production, qui peut d'ailleurs, en vertu de l'effet d'accélération, devenir ensuite prépondérante. A l'inverse, si l'impulsion vient initialement de l'investissement, celui-ci entraîne une amplification de la consommation, qui peut également, en raison de l'effet de multiplication, devenir pendant quelque temps prépondérante. Cette combinaison a plusieurs effets qui déterminent l'intensité et la durée du processus conjoncturel. On peut noter d'abord des effets de propagation ou de généralisation de nature institutionnelle, mécanique ou psycho-sociologique (indexations, répercussions, imitations, anticipations). Les syndicats notamment, et plus généralement toutes les organisations socio-professionnelles, peuvent jouer un grand rôle dans ce processus de « contagion» inflationniste. Sur ce mécanisme de transmission ou de généralisation se greffe généralement un processus d'amplification et de cumulation dont l'ampleur dépend de multiples facteurs : propension à dépenser des ménages, propension à revendiquer des hausses de salaires des travailleurs, propension à «profiter» des entrepreneurs, propension à financer du système bancaire, propension à dépenser ou redistribuer des administrations ou des dirigeants politiques. On constate alors des «spirales» de hausse (prix agricoles-salaires, prix industriels-prix agricoles, salaires-prix tertiaires ...) et un « cercle vicieux» de l'inflation. Mais ce mécanisme global de généralisation et d'amplification, analogue à celui qui caractérise les fluctuations, connaît également un freinage progressif grâce à des « fuites» (épargne, importation), des « retards» (délais de réaction, lenteur des négociations, faiblesse de pression de certains groupes ...), des « charges» (accroissement des stocks, réduction relative des profits ...). Selon que les forces d'impulsion ou les forces de freinage prédominent, le processus déclenché peut être divergent, c'est-à-dire d'ampleur et de vitesse croissantes, provoquant alors l'apparition des phénomènes spécifiques de l'hyperinflation (fuite devant la monnaie, spéculation sur les biens, titres ou devises) ou bien convergent, c'est-à-dire d'ampleur et de vitesse décroissantes. Dans les pays développés, le processus est généralement stable ou même convergent en raison d'une part des progrès de production et de productivité qui ne cessent d'être réalisés et d'autre part de l'action automatique ou discrétionnaire de l'Etat, qui s'exerce soit sur la demande, soit sur les coûts, et qui s'amplifie dès qu'un seuil d'accélération est franchi, notamment en raison de la contrainte de l'équilibre extérieur. Un facteur fondamental de non-
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accélération tient sans doute aussi au comportement des ménages si leur arationalité explique fondamentalement l'existence de l'inflation, elle implique aussi une absence de réaction rationnelle à l'inflation, telle que la conversion systématique de leur épargne en biens réels et toutes les autres formes de protection efficace contre la dépréciation monétaire accélérée. Ils contribuent ainsi puissamment au freinage des tendances cumulatives vers l'hyperinflation. Le processus est donc généralement réversible et on assiste alors à une phase de décélération cumulative de la hausse des prix conjoncturelle, enrayant provisoirement l'inflation chronique par la réduction de la demande finale et l'intensification passagère de la concurrence. Mais, de nos jours, de même qu'il y a un plafond à l'accélération, déterminé directement par l'intervention de l'Etat et indirectement en général par le déficit de la balance, de même il y a un plancher à la décélération, également déterminé par l'intervention de l'Etat pour éviter· l'aggravation cumulative du chômage et la stagflation, lorsque le taux d'inflation tombe au-dessous du taux de hausse des coûts unitaires (augmentations décalées de salaires, sous-emploi des capacités fixes de production, hausse des coûts de vente pour compenser la faiblesse relative de la demande). Ces effets pervers de la politique de stabilisation, ou même simplement la crainte de tomber d'une inflation d'expansion dans une inflation de récession, expliquent que l'Etat maintienne rarement une telle politique jusqu'à l'obtention d'une véritable stabilité des prix et qu'il soit généralement amené à « relancer» ou au moins à « soutenir» la demande avant l'assainissement complet (84).
A supposer que le processus conjoncturel puisse ainsi être convenablement arrêté, il suffira évidemment d'une nouvelle hausse autonome de la consommation ou de l'investissement pour déclencher un nouveau cycle de variation des prix, se greffant sur la tendance à long terme analysée ci-dessus.
(84) Depuis le second choc pétrolier, il semble que certains Etats au moins soient décidés à aller jusqu'au bout pour "casser,. l'inflation en acceptant un chômage massif et croissant. On constate effectivement que l'arrêt de la croissance et surtout la baisse de la consommation finale ont provoqué dans certains pays, comme il est logique, un net freina~e de la hausse des prix, puisque, dès que la croissance du revenu et la décrOIssance de l'épargne s'arrêtent, l'élastidté-prix de la demande s'élève mathématiquement, ce mouvement pouvant encore être amplifié par le renversement des anticipations. Mais tout cet effort sera vain et l'inflation chronique resurgira dès que la croissance du revenu reprendra durablement, de manière spontanée ou sous l'effet de mesures de relance.
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la divergénce dans l'espace Il reste enfin à examiner les divergences spatiales des taux d'inflation, dans la mesure où celles-ci sont durables. En effet à tout moment, les taux d'inflation de divers pays de niveau de développement comparable peuvent être différents en raison simplement de la désynchronisation des phases conjoncturelles (85). Dans ce cas, le phénomène ne requiert pas d'explication particulière. Mais l'observation montre aussi qu'il y a des différences plus durables, des pays plus « inflationnistes» que d'autres. Il semble bien y avoir des « propensions nationales à l'inflation» (G. Magnifico) ou une « inflativité » (P. de Calan) plus marquées dans certains pays que dans d'autres. Ainsi la Grande-Bretagne ou l'Italie ont eu depuis longtemps des taux moyens d'inflation supérieurs à ceux de la République fédérale d'Allemagne ou de la Suisse. Dans tous ces pays les taux tendent à s'élever à moyen terme, mais les écarts demeurent. Compte tenu de cette permanence des écarts, il est clair que ceux-ci ne peuvent tenir qu'à des facteurs, structurels ou politiques, d'amplification ou au contraire de freinage de l'inflation. Et, étant donnée la diversité nationale des taux, qui, pour les seuls pays développés, au cours de la période 1970-1980 par exemple, se situent entre + 2 % à + 15 %, il faut admettre que ces facteurs sont probablement nombreux et variés. lIen est dans ce domaine comme pour le cancer par exemple : il y a des « terrains» et des « facteurs» favorables au développement du mal, même si les causes sont partout les mêmes. En considérant les facteurs essentiels de l'inflation chronique ou conjoncturelle, analysés ci-dessus, on peut dire que l'inflation doit être d'autant plus élevée dans un pays que la demande est plus inélastique, que la concurrence est moins intense et plus imparfaite, que la gestion des entreprises est plus orientée vers la maximisation de la valeur ajoutée que la minimisation des coûts, que les circuits de distribution sont plus longs, que le financement fiscal des administrations ou des tâches collectives est plus indirect et plus progressif, que l'indexation des revenus et autres créances est plus générale, que la politique de réduction des cycles conjoncturels est plus systématique, que le contrôle de la demande globale est plus laxiste, que le comportement des organisations professionnelles et syndicales est plus revendicatif, voire même plus contestataire, que la société est en moyenne plus jeune, etc. (85) Cette désynchronisation tend d'ailleurs de nos jours à se réduire, notamment en Europe occidentale. En revanche depuis le changement du système monétaire international dans les années soixante-dix ou plus exactement depuis l'instauration du «non-système JO monétaire international, les taux d'inflation ont connu une croissante dispersion. - Sur les problèmes généraux de la transmission spatiale des flux économiques, voir les travaux de C. Ponsard.
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Tous ces facteurs étant eux-mêmes fonction d'une multitude d'autres, de caractère économique, physique, psychologique, sociologique ou politique, on voit que l'analyse approfondie des différences structurelles des taux d'inflation mènerait loin (86). Dans ces conditions, il n'est sans doute pas possible d'en donner une liste exhaustive. On se contentera ici de mettre en évidence quelques structures proprement économiques que l'on peut considérer comme majeures. Un fait tout à fait déterminant est le taux d'industrialisation ou plus précisément le taux d'accroissement de l'industrie dans l'activité économique du pays considéré. C'est en effet dans l'industrie que l'on rencontre actuellement le plus d'entreprises de production de masse et à coûts fortement décroissants et pour lesquelles par conséquent l'élasticité dissuasive des hausses de prix peut être relativement faible. C'est aussi dans l'industrie que la réduction des coûts de fabrication contrecarre encore fortement la tendance à l'augmentation des coûts de commercialisation ou d'administration, tandis que c'est beaucoup moins le cas dans le secteur tertiaire, du moins pour le moment. Enfin, si le secteur tertiaire a généralement des structures plus concurrentielles que l'industrie, il a le plus souvent des comportements moins concurrentiels par la nature des choses. Il s'en suit que plus un pays est relativement industrialisé et surtout s'il est en voie d'industrialisation, moins le taux d'inflation général sera élevé, mais aussi que plus la tertiarisation de l'économie avance, plus le taux d'inflation chronique tendra à s'élever (87). Un fait souvent mis en évidence par les théoriciens au cours des années soixante, notamment à la suite des études de Phillips et de Lipsey, est la relation entre taux d'inflation et taux de chômage à travers le taux de variation des salaires nominaux. Si cette relation était difficile à vérifier dans des économies avoisinant structurellement le plein-emploi et ne connaissant que des variations conjoncturelles du taux d'emploi, elle paraissait plus pertinente pour des économies développées à réserves importantes de main-d'œuvre (démographie favorable ou immigration ou exode rural massif). Le rapport entre l'évolution de la population active et celle de la population inactive semble jouer à cet égard un rôle très important. Si
(86) Il faudrait accorder une place de choix aux facteurs sociologiques et culturels, et notamment aux valeurs ou traditions sociales qui diffèrent fortement d'un pays à l'autre. Il est certain que le groupe des chefs d'entreprises n'a pas, dans tous les pays, la même compétence technique, une même qualité de gestion et une même conscience de sa responsabilité sociale et que ces différences ont évidemment des conséquences importantes tant en ce qui concerne les résultats économiques que les attitudes des autres partenaires sociaux. - Sur l'influence des facteurs sociologiques, voir notamment : A. Nicolaï, Comportement économique et structure sociale, Paris, 1960. (87) Voir à ce sujet A. Losser, Le progrès technique, thèse d'Etat, Strasbourg 1971, et R. Hagenbach, Progrès techmque et productivité dans l'industrie ouestallemande (1960-1978), thèse de 3' cycle, Strasbourg 1982.
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l'Allemagne par exemple (décennie 50) ou le Japon (50-70) ont longtemps connu des taux d'inflation quasi nuls, c'était certainement dO. en partie aux phénomènes démographiques et à leurs conséquences directes ou indirectes sur le comportement des syndicats, l'évolution des salaires, l'élasticité de la production à coûts relativement constants, etc. Cependant au cours des années soixante-dix, la généralisation mondiale de la stagflation a démenti radicalement la relation de Phillips, du moins sous sa version statique (88). Aujourd'hui cette sorte de taux d'échange stable entre plein-emploi et stabilité des prix a donc disparu. On peut expliquer cette disparition pour l'essen~iel par des mutations institutionnelles et structurelles diverses : systèmes plus perfectionnés de protection des chômeurs, accroissement relatif des coûts fixes des entreprises, accentuation des transformations sectorielles et donc d'un chômage plus structurel que conjoncturel, développement du secteur tertiaire et surtout du secteur public (où l'arbitrage inflation-chômage n'existe pas, pour des raisons pratiques ou juridiques), combinaison de politiques monétaires restrictives pour le secteur privé et de politiques budgétaires expansives pour le secteur public, rôle des anticipations, taux de change flottants et surtout ouverture des économies et, par là-même, transmission internationale de l'inflation ou du chômage et apparition du chômage induit par l'inflation. Un phénomène très important est constitué par ce qu'on pourrait appeler le taux d'indexation générale de l'économie, c'est-à-dire la mesure dans laquelle les salariés parviennent à ajuster les salaires sur les prix (élasticité des hausses salariales par rapport aux variations des prix) et les chefs d'entreprise leurs hausses de prix sur les salaires (élasticité des hausses de prix par rapport aux variations des salaires). Si le consensus social (89) est faible, ces élasticités sont égales ou supérieures à l, l'ajustement est rapide dans le temps et l'économie se trouve confrontée à une spirale prix-salaires-prix qui entretient ou amplifie l'inflation et ne permet pas de trouver un
(88) On peut en effet admettre qu'il existe toujours encore une relation de ce type, mais d'ordre dynamique, entre la variation du taux de chômage et celle du rythme d'inflation : ainsi une politique d'expansion de la demande en we d'une réduction du taux de chômage aggrave les pressions inflationnistes et une politique de réduction du taux d'inflation se traduit par une forte aggravation du chômage. La relation de Phillips demeure toujours valable, mais des facteurs structurels ou occasionnels, sortes de «catastrophes,. au sens de la théorie du même nom, déplacent la courbe qui la représente vers le haut et la droite. Ainsi, depuis 1973, chaq.ue choc pétrolier a aggravé simultanément le niveau du chômage et de l'inflatIon, mais les politiques de stabilisation consécutives ont ensuite confirmé l'arbitrage entre chômage et inflation, mais à des nIveaux initialement plus élevés. La comparaison entre variation du taux de chômage et variation du taux d'inflation moyens dans les pays européens entre 1979 et 1982 semble montrer que le taux d'échange actuel est environ de 1 % de chôma~e contre 1 % d'inflation. (89) La notIon de consensus social est un concept sociologique un peu vague, mais le taux d'indexation permet de lui donner, en matière de prix et de revenus, un contenu économique précis et mesurable.
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meilleur équilibre macroéconomique. Si le consensus social est élevé, les élasticités peuvent être abaissées en-dessous de 1 et décalées dans le temps par la négociation collective, ce qui permet d'éviter les dérapages inflationnistes, accroît grandement l'efficacité des autres politiques de stabilisation et facilite aussi les reprises après stabilisation. Un autre phénomène structurel de poids est le taux moyen d'épargne volontaire longue des ménages (90). Plus ce taux est élevé, plus le financement des investissements par le marché financier est large et relativement bon marché et donc moins les entreprises et les administrations sont tentées d'assurer le développement de la production par la hausse des prix. La chance d'un certain équilibre entre les plans d'investissement des producteurs et les désirs de consommation des ménages est alors plus élevée. Mais c'est surtout l'élévation de la propension à épargner qui exerce un effet anti-inflationniste dans. la mesure où elle implique un accroissement de l'élasticité-prix de la demande finale, même si telle n'était pas la motivation profonde des ménages, et un équilibre conjoncturel plus favorable de l'intensité des demandes et des offres sur les marchés des biens de consommation. Cet effet est surtout sensible si le taux d'épargne des ménages s'accroît en valeur réelle et pas seulement en valeur nominale (91). Le taux d'imposition pratiqué dans l'économie nationale constitue également. un rapport structurel important. Comme nous l'avons vu précédemment, les impôts ou taxes indirects, qui sont en quelque sorte indexés sur le niveau général des prix, constituent des facteurs automatiques d'amplification des hausses de coûts ou de profits. Il en résulte nécessairement que, si ces taux sont sensiblement différents dans les divers pays, les taux d'inflation le seront également, même si les causes initiales de hausse des prix sont les mêmes (92). Les
(9Q) Toutes les autres formes d'épargne (sociétaire, publique ou collective) constituent l'épargne .. forcée ,. des ménages et ont au contraire des conséquences inflationnistes, en imposant à la société un taux d'investissement supérieur à son taux naturel et incompatible avec son taux d'actualisation spontané. (91) Voir à ce sujet mon article: "L'épargne et la formation du patrimoine ,., Cahters du Crédit Mutuel février lm. - D'un autre côté, il est vrai, une épargne résiduelle élevée facilite, on l'a vu, l'inflation et même la stagflation, les prélèvements sur cette épargne réduisant les fonds disponibles pour le financement des investissements des entreprises au moment même où ils soutiennent la consommation des ménages. (92) Un exemple est la substitution de la T.V.A. à la taxe en cascade en R.F.A., qui incitait à la concentration des circuits de distribution et à la réduction de la valeur ajoutée à tous les niveaux. Cette réforme explique probablement en partie l'élévation tendancielle du taux d'inflation en Allemagne. En revanche, le prélèvement à la source sur les salaires, qui affaiblit en valeur absolue la progression perceptible du revenu nominal des ménages, y est sans doute un facteur de ralenbssembent de l'inflation. Il en est de même de l'impôt sur le capital des entreprises, qui force les entreprises à un calcul économique plus serré. - Sur ce sujet, voir é~alement : D. Vitry, La fiscalité directe dans la croissance de l'entreprise, Pans, 1975.
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impôts directs élevés engendrent chez les agents une tendance à substituer la recherche de plus-valu.es inflationnistes à celle des revenus liés à la production et sont donc un facteur de stagflation. Dans cette optique, il convient d'attacher aussi une grande importance au taux d'intégration internationale, c'est-à-dire à l'importance des relations extérieures dans le produit national (93). Aussi longtemps que les prix du marché international étaient relativement stables (en pratique, cela a été le cas, abstraction faite de fluctuations conjoncturelles, des lendemains de la guerre de Corée à 1970), pour un pays très intégré, les importations et les exportations jouaient un rôle d'amortissement et de régulation, en favorisant l'élasticité de la demande et de l'offre internes, la concurrence par les prix et l'efficacité de la gestion des entreprises (94). Dans ces conditions, un effet de stabilisation pouvait être d'autant plus sensible que la contribution au produit global du secteur « exposé» ou « ouvert» (agriculture et industrie) était plus importante que celle du secteur « abrité» (services) (95). L'effet stabilisateur des relations internationales était aussi d'autant plus sensible que le taux de change était plus surévalué. Par exemple, malgré la relative modicité des relations extérieures pour l'économie des U.S.A., le taux de change systématiquement surévalué du dollar jusqu'en 1971, a donné aux importations américaines un effet de refroidissement important. Il en est de même depuis 1981. De leur côté la R.F.A. ou la Suisse ont, depuis l'abandon du système de Bretton-Woods, tiré un effet stabilisateur non négligeable de réévaluations périodiques et de l'amélioration des termes de l'échange qui en résultait. La réussite des réévaluations, qui aboutissent à diminuer les prix d'importation et à élever les prix d'exportation, est très directement liée, bien entendu, au degré d'élasticité de la demande étrangère et par voie de conséquence au pouvoir de monopole du pays considéré sur le marché mondial et au degré d'élasticité de la demande nationale à la baisse des prix d'importation. Par exemple, c'est parce que les marchandises made in Germany bénéficiaient d'une demande relativement inélastique que le DM a pu être réévalué à plusieurs reprises sans que le solde de la balance commerciale en fût trop gravement affecté. En sens inverse, ces réévaluations ont
(93) Voir sur cette question R. Erbès, L'intégration économique internationale, Paris, 1966; J.J. Guth, Comprendre l'Europe, Paris, 1980; M.P. Rudloff, Economie internationale, Paris, 1982, et F. David, Le commerce international à la dérive, Paris, 1983. (94) En revanche la croissance du taux d'intégration internationale et donc une forte élasticité des importations au produit national affaiblissait et affaiblit toujours l'efficacité de la politique interne de soutien de l'activité et de l'emploi. (95) Au sujet de ces effets, par exemple sur les économies française et allemande, voir F.F. Brost et F.G. Villot, Analyse comparative de l'évolution structurelle des systèmes productifs français et ouest-allemand, Mémoire de 3" cycle, Strasbourg, 1978.
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d'autant plus fortement affecté la balance touristique de la R.F.A. que la demande allemande des services étrangers est au moins aussi inélastique et plus intense que la demande étrangère des biens allemands. Ces évolutions illustrent très bien le rôle de l'inélasticité de la demande internationale dans l'équilibre de la balance et, par là aussi, indirectement dans l'évolution du taux de change et des prix intérieurs (96). Un taux de change surévalué entraîne aussi une aggravation du taux de chômage structurel et contribue indirectement ainsi à la stabilité interne. Un taux sous-évalué au contraire, en vue par exemple de stimuler le développement systématique des exportations, a naturellement des effets opposés, analogues à ceux des droits de douane (97). Les conséquences bénéfiques des relations extérieures sont naturellement annulées ou affaiblies lorsque, comme c'est le cas depuis 1970 surtout, les prix du marché international connaissent une hausse forte et régulière et fréquemment même une hausse accélérée (98).
(96) Voir à ce sujet A. Samuelson, Le Mark. Histoire de la monnaie allemande, Paris, 1971, ainsi que J.G. Villot, Eléments pour une analyse des variations du taux de change et du commerce extérieur de la R.F.A., thèse de 3· cycle, Stras-
bourg, 1980. L'important déficit des opérations courantes de la R.F.A. en 1980, alors que le taux d'inflation de ce pays était relativement faible, montre cependant aussi les effets pervers d'une demande mondiale de plus en plus inélastique : parce 9.u'elle a une gestion plus traditionnelle de ses prix, une nation peut être pénalIsée par rapport à ses concurrentes, comme le serait une entreprise qui s'efforcerait de maintenir ses prix stables par rapport à des concurrents plus laxistes. Le rétablissement de l'équilibre allemand et la place de premier exportateur mondial en 1982 ne doivent pas faire illusion : ils sont dans une large mesure l'effet de la récession et le solde pourrait redevenir fortement négatif dès qu'il y aurait une reprise économique intérieure assez sensible et durable, et ce d'autant plus que la compétitivité à l'exportation des produits allemands s'érode : elle est aujourd'hui davantage fondée sur l'écart d'inflation que sur un écart d'innovation, sauf peut-être en chimie. L'inélasticité relative de la demande internationale à l'égard des produits d'exportation allemands peut donc diminuer au profit d'autres industries plus dynamiques. Dans le même sens, lire: S. Urban, «Stratégies d'entreprises allemandes dans la crise,.,
Revue d'Allemagne, 1983.
(97) Avec les taux de change flottants et les cercles vicieux ou vertueux qu'ils déclenchent, ces divergences s'accentuent fortement, les pays «forts» parvenant en partie à rejeter leur propre inflation sur les pays «faibles ». Avec les taux fixes, elles tendaient au contraire à se résorber, un taux international moyen se généralisant progressivement. L'observation inverse vaut pour le taux d'activité et d'emploi. (98) On peut se demander d'ailleurs si la pratique aujourd'hui très générale de la stimulation artificielle des exportations par toutes sortes d'aides étatiques, ne contribue pas à un surdéveloppement des relations économiques internationales par rapport à l'avantage collectif national et par rapport à une division internationale optimale du travail, et par là-même à des pressions inflationnistes supplémentaires. Des enquêtes ont montré que la part des exportations dans la valeur ajoutée des entreprises est négativement corrélée au taux de profit de celles-ci, ce qui constitue un indice significatif. Il n'est pas exclu ainsi que le dumping à l'exportation provoque une plus grande fragilité des entreprises dans la défense du marché intérieur contre les importations, ce qui entraîne à son tour la nécessité d'une stimulation supplémentaire des exportations. Peut-être le ralentissement, de plus en plus marqué ces dernières années, de la progression du commerce international signifie-t-il que certaines limites naturelles de ce cercle vicieux sont maintenant atteintes. - Voir aussi à ce sujet: J.M. Jeanneney, Pour un nouveau protectionnisme, Paris, 1978.
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Cette hausse est évidemment due, comme les hausses internes, à la réduction de l'élasticité-prix des demandes d'importation, qui est ellemême fonction principalement de l'ouverture structurelle des économies et donc de l'élasticité-revenu croissante des demandes d'importation. Dans ces conditions, le pays très intégré n'importe plus la stabilité mais l'inflation, aussi bien par les importations que par les exportations, voire même par le solde positif croissant, s'il parvient à maintenir son inflation interne en dessous du niveau de l'inflation internationale ou s'il bénéficie d'une demande internationale rigide, sauf s'il y a hausse systématique du taux de change avec les effets « vertueux» qui en résultent (99). Il est certain que la hausse du niveau général des prix internationaux joue, avec celle des taux d'intérêt, un grand rôle dans la généralisation et l'accélération de l'inflation des pays développés au cours des dernières années. Les producteurs de produits de base et en particulier les « rentiers» pétroliers (vivant de l'extraction du pétrole de leur sous-sol) et les épargnants dans l'ensemble du monde étaient obligés d'accepter dans le passé d'être les principaux perdants de l'inflation. La mutation de la demande mondiale et la hausse continue des prix des produits de base qui en est résultée ainsi que celle des taux d'intérêt ont supprimé deux facteurs majeurs d'amortissement de l'inflation et rendu le processus de plus en plus cumu, latif dans tous les pays développés. Malgré cette accélération récente de l'inflation dans les pays développés, l'observation montre cependant que la hausse des prix sévissant dans la plupart des pays en voie de développement est encore bien plus élevée. Il faut donc admettre que l'une des causes majeures des disparités internationales des taux d'inflation réside dans le stade de développement atteint. On peut considérer, en simplifiant beaucoup les choses, que, dans la période contemporaine, les diverses économies nationales traversent trois stades de développement : en premier lieu la préparation au développement industriel, par la création des infrastructures essentielles au plan matériel, social, humain et institutionnel, qui aboutit au décollage industriel; en second lieu, un stade de croissance rapide et accélérée avec industrialisation extensive, puis intensive; enfin le stade de la maturité, de la consommation de masse, de la redistribution du revenu, du développement des équipements collectifs, etc. (100). Au cours de cette évolution, la société passera progres(99) On constate cependant que ces effets bénéfiques tendent à se réduire, en raison de l'asymétrie habituelle : les prix d'importation, comme les autres, baissent plus difficilement qu'ils ne haussent, même en cas de dévaluation. (100) Bien entendu le pays sous-développé de type encore stationnaire, c'est-àdire n'ayant même pas atteint le premier stade de développement, peut connaître la stabilité des prix (s'il ne subit pas du tout la contamination internationale). - Voir à ce sujet : Lambert, Les inflations sud-américaines, 1959, et Rudloff, Economie monétaire nationale et développement, 1969, ainsi que PL Reynaud, Economie généralisée et seuils de croissance, Paris, 1962.
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sivement d'une inélasticité de pauvreté à une inélasticité de satiété, d'une inflation de pénurie à une inflation d'abondance, avec des variations sensibles du taux d'inflation. Dans le premier stade, le revenu est relativement faible et généralement réparti très inégalitairement. La grande masse des ménages ne parvient à satisfaire, et difficilement, que ses besoins élémentaires, et par voie de conséquence l'élasticité-prix réelle de la demande globale finale est structurellement très faible, et ce d'autant plus que l'élasticité-revenu de la consommation est égale à 1, sinon même supérieure, et que la forte croissance démographique la stimule sans cesse. S'il y a en plus une croissance du revenu, même si cette croissance est encore faible, l'élasticité-prix apparente de la demande finale est au total quasi nulle ou anormale, c'est-à-dire positive. Ce premier stade de développement recèle donc des potentialités inflationnistes considérables, que la nature et l'ampleur des investissements d'infrastructure et la forte hausse du coefficient de capital qui en résulte, vont concrétiser, malgré le chômage et la relative faiblesse des rémunérations du travail, dans des taux d'inflation galopante (101). Enfin l'inflation est accélérée par la détérioration des termes de l'échange, logique en cas d'inélasticité relative de la demande nationale, et par le développement massif des activités spéculatives et la recherche systématique d'un taux de rentabilité réelle du capital (102). Au second stade de développement, la situation sera du point de vue des prix en principe plus favorable. La croissance rapide du revenu au bénéfice de toute la population, en raison de la résorption progressive du chômage structurel et malgré une tendance à plus d'inégalité dans la répartition, modifie la structure de la demande au profit de la demande de biens moins essentiels et modifie plus profondément encore le comportement économique des ménages, dans le sens de la rationalité et de l'épargne. Il est bien connu, les études de psychologie économique en font foi, que les titulaires de revenus moyens sont les consommateurs les plus rationnels parce qu'ils se situent entre les deux seuils de l'extrême pauvreté et de la grande richesse, entre la consommation incompressible des pauvres et la consommation ostentatoire des riches. Dans ce second stade de développement, les classes moyennes précisément se développent et s'étendent progressivement à la majorité de la population. La société tout entière a donc un comportement de consommation plus rationnel et plus prudent et il s'en suit une élasticité-prix structurelle plus élevée, renforcée d'ailleurs par une élasticité plus élevée de l'épargne par rapport au taux d'intérêt. Dans ces conditions, l'effet de la croissance rapide du revenu sur l'élasticité-prix de la demande finale se (lOl) Voir à ce sujet : V. Rafamatanantsoa, Coefficient de capital et promotzon du développement - Le cas de Madagascar, thèse d'Etat, Strasbourg, 1980. (l02) Les théOries «structuralistes» de l'inflation, comme celle de R. Prebish et d'autres économistes sud-américains réputés, mettent bien en évidence ce phénomène d'inélasticité de l'offre nationale.
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trouve contrarié par l'effet du niveau relativement élevé du revenu sur le comportement de consommation et d'épargne des ménages. L'élasticité-prix de la demande globale devient nettement plus forte que dans la phase précédente et la propension globale à l'inflation s'affaiblit. Et ce d'autant plus que la nature des investissements de cette période est beaucoup plus déflationniste et que le développement prioritaire d'investissements productifs et extensifs, notamment dans l'industrie, assure une baisse tendancielle du coefficient de capital et du coefficient de valeur ajoutée. La situation change à nouveau dans le troisième stade de développement, qui est celui des pays développés d'économie de marché d'aujourd'hui. L'existence d'un niveau de revenu élevé et l'habitude d'un taux de croissance constant modifient à nouveau la structure de la demande globale et la nature des comportements. Le désir de consommation rapide et immédiate des biens de luxe, l'effet de démonstration de la consommation ostentatoire, l'incitation publicitaire, ou même publique, à la consommation individuelle et collective, le désir de jouissance ou au contraire le mépris des biens matériels, l'importance relative de l'épargne liquide et d'autres formes de sécurité individuelle, tous ces facteurs entraînent un comportement de consommation beaucoup moins économiquement rationnel et moins prudent de la plupart des ménages. La consommation redevient essentielle et l'épargne résiduelle, l'élasticité de l'épargne au taux d'intérêt diminuant considérablement. L'institution de systèmes de Sécurité Sociale et la politique de maintien systématique d'une demande globale stable ou croissante par les Etats (en vue s'assurer ou conserver le plein-emploi) ajoutent leurs effets à ces facteurs spontanés. Dans ces conditions, l'élasticité-prix fondamentale de la demande finale tend à diminuer sensiblement, et ceci même si la croissance du revenu se ralentit par rapport à la période précédente. La nature des investissements de cette phase de développement, de même que la transformation de la structure de production en faveur du secteur tertiaire aggravent aussi la propension à l'inflation. Celle-ci n'atteint cependant pas le niveau des pays en voie de développement en raison des freins réels que constituent entre autres une saturation absolue des besoins dans beaucoup de domaines, la réalisation de progrès considérables de productivité et une politique relativement énergique des Etats contre la hausse des prix. Mais elle tend progressivement à s'en approcher (103).
• ** (103) Ces trois «stades,. peuvent se retrouver à échelle réduite dans des pays développés, suite à une guerre ou à une mutation technologique. Par exemple entre 1940 et 1948, il y a une inflation très forte due à une demande très rigide, à une pénurie de biens et aux investissements de reconstruction et d'infrastructure correspondant au premier stade; - dans les années cinquante, la reprise rapide d'une production de masse, essentiellement extensive et quan-
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Au terme de cette analyse du phénomène inflationniste, il n'est pas inutile d'en résumer les conclusions essentielles et de mettre en évidence les caractéristiques majeures de ce phénomène.
Le résultat principal de notre analyse est que l'inflation est un phénomène inhérent à la croissance de l'économie. La croissance de la production entraîne l'augmentation du revenu des ménages. Celle-ci provoque à son tour l'évolution quantitative et structurelle de la consommation et réduit ainsi la sensibilité de la demande finale aux variations des prix. De ce fait, le système des prix acquiert une flexibilité à la hausse qu'il n'a pas dans une économie stationnaire. Cette orientation, qui correspond profondément à la tendance spontanée des entreprises et des administrations à accroître le profit et la valeur ajoutée, provoque l'apparition et le développement de décisions d'investissement, de gestions courantes et de pratiques de concurrence qui créent des écarts inflationnistes entre le produit réel distribué et le revenu nominal réparti par les entreprises. L'inflation chronique qui en résulte aggrave progressivement le laxisme du comportement des ménages et l'orientation arbitraire de la production des entreprises. La croissance s'accélère, mais devient de plus en plus « qualitative» ou nominale, la progression de l'offre effective ne cessant de s'affaiblir. L'inflation se transforme ainsi progressivement en stagflation. Les mutations structurelles que la croissance entraîne peuvent également amplifier la hausse continue des prix, cependant que les fluctuations conjoncturelles de l'activité et de l'emploi, qui sont aussi un produit de la croissance, ainsi que les politiques conjoncturelles mises en œuvre, tendent alternativement à accélérer et à décélérer le mouvement chronique des prix (104). Cette interprétation « endogène» de l'inflation nous paraît devoir être valable, mutatis mutandis, aussi bien pour les inflations chro-
titative, grâce à la réorientation et meilleure utilisation du capital productif, et la reconstitution simultanée de l'épargne des ménages provoquent un tassement de l'inflation; - enfin, une certaine abondance revenue, la demande se rigidifie à nouveau et se diversifie qualitativement et l'inflation s'accélère progressivement, d'abord de manière rampante sous l'effet de la valeur ajoutée (qualité des produits) et surajoutée (avantages des producteurs), puis de manière accélérée sous l'effet des revendications et anticipations qui se greffent sur l'inflation rampante. Celle-ci s'élève régulièrement, car le développement extensif et effectif étant freiné ~ar la croissante saturation des besoins et donc une consommation nette déclmante, les producteurs s'orientent de plus en plus vers la hausse du coefficient de capital et la croissance qualitative et purement apparente. - La même évolution en trois étapes pourrait être mise en évidence dans les cycles longs Kondratieff, qui sont au fond des « cycles de vie,. du produit global des nations entre deux « révolutions technologiques ". (104) Tout ce processus pourrait être décrit en termes systémiques: du fait de l'affaiblissement ou même de la disparition du mécanisme rétroactif stabilisateur (élasticité de la demande), il y a entropie du système, c'est-à-dire dégradation d'énergie par passage progressif d'une croissance effective (quantité ajoutée) à une croissance qualitative (valeur ajoutée) ou même seulement appa·
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niques du passé que pour celle qui sévit depuis la seconde guerre mondiale. Il n'y a pas de différence de nature entre les hausses de prix de l'Antiquité ou du Moyen Age, celle du xvr siècle ou celle d'aujourd'hui. Toutes ont été liées à des croissances réelles, puis nominales de l'économie, qui ont eu pour effet d'annihiler de plus en plus l'influence des prix sur la demande finale. Ni la théorie quantitative de la monnaie, ni la théorie nominale du revenu n'expliquent l'essentiel. Même en l'absence d'un excès d'émission monétaire ou d'un excès de revenu nominal, l'inflation pouvait surgir. On réalisait plus de dépenses ou l'on accordait plus de revenus non pas parce qu'on obtenait des crédits ou qu'on subissait des revendications, mais parce qu'on pouvait répercuter les dépenses et les coûts sur des prix croissants. Les excédents de monnaie ou de revenu ont seulement accéléré l'inflation en contribuant à accentuer l'inélasticité de la demande, tandis qu'une croissance plus lente ou même nulle et l'absence de certains mécanismes modernes de propagation et d'amplification tendaient à décélérer l'inflation en d'autres périodes. Des spécialistes du cancer ont écrit : «Le cancer est peut-être la maladie du siècle, ce n'est pas la maladie de notre siècle. On connaît quelques squelettes préhistoriques avec des métastases. Et les tumeurs ont été décrites par les médecins des temps anciens. Il est vrai qu'on a l'impression que le cancer est plus fréquent qu'autrefois. Mais ce n'est pas exact. Les gens vivent plus longtemps, voilà tout. J) Les mêmes observations valent pour l'inflation. On a l'impression qu'elle est plus fréquente, plus générale et plus durable qu'autrefois. Mais c'est simplement dû au fait que les économies sont aujourd'hui plus nombreuses à être dans un stade de développement et un degré d'interdépendance favorisant l'éclosion et l'extension de cette mutation maligne et surtout au fait qu'elles ont connu récemment des croissances réelles ou nominales plus longues. Si les inflations du passé ont été relativement modérées et suivies de stabilisations ou de déflations longues, c'est uniquement parce que la cause motrice de la croissance de la production et du revenu (production d'or, grand
rente (valeur surajoutée), une sorte d'« excroissance" pathologique de la production. Graphiquement, on pourrait représenter les relations essentielles de la manière suivante: VA + VS
~
Taux d'inflation tendancie.L
Inélasticité de la demande
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
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commerce, conquêtes, inventions...) était relativement faible et a toujours cessé d'agir assez rapidement, et que, l'économie s'étant retrouvée stationnaire, la demande est redevenue sensible aux variations des prix et donc gardienne de leur stabilité. Demain, comme hier, l'inflation chl'Onique ne disparaîtrait spontanément que si la croissance était durablement interrompue. Cependant, il est important de comprendre que ce mécanisme n'est pas une condition indispensable de la croissance de l'économie. Si l'inflation surgit au cours du processus de croissance, ce n'est pas comme un facteur spontané d'ajustement, mais comme un sousproduit, essentiellement dû à un phénomène extraéconomique, le déclin de la rationalité économique des individus et, par voie de conséquence, celui de la rigueur dans la gestion des entreprises. L'inflation chronique, c'est le laisser-aller des producteurs qui répond au laisser-faire des consommateurs. C'est la généralisation de la loi du moindre effort dans tous les domaines de l'activité économique. Elle est donc un produit inévitable, mais non nécessaire, du développement de la production. Par conséquent, ce développement pourrait - et cette observation est naturellement d'une grande importance pour l'action - s'opérer sans elle.
* ** La mise en évidence de la liaison intime entre l'activité économique et la hausse des prix entraîne un renversement presque total de la conception de ce phénomène par rapport à celle qui prévaut dans la théorie contemporaine. Dans la théorie actuelle, l'approche du phénomène est dichotomique. Le déséquilibre inflationniste résulte de la détermination séparée du produit réel et du revenu monétaire et il se manifeste sur les marchés des facteurs ou des produits. L'inflation est donc le résultat de l'écart entre les possibilités des entreprises et les exigences des ménages. C'est un phénomène de circulation et de rapports de forces sociales et non un phénomène de production et de mécanismes économiques. C'est enfin le résultat d'un rapport entre des grandeurs globales et non celui d'une multitude de déséquilibres partiels. A la suite de notre analyse, il nous semble que l'erreur de la théorie traditionnelle repose sur quatre postulats microéconomiques qui sont depuis longtemps parmi les fondements implicites de la théorie macroéconomique, mais qui ne correspondent pas aux réalités . observables. Le premier de ces postulats est· celui de la recherche automatique de la productivité maximale dans les entreprises. Il est en effet admis qu'en géiléral, sauf exceptions tout à fait rares d'irrationalité totale, l'entrepreneur ne peut prendre, dans son propre intérêt, que des décisions accroissant la productivité ou, en d'autres termes, dimi-
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nuant les c01Îts réels fixes et variables, et qu'il ne tend naturellement jamais, sauf erreur involontaire ou réponse conjoncturelle à une demande passagèrement accrue, à accroître ses c01Îts réels. La réalité est tout autre, comme nous avons eu l'occasion de le montrer. Pour des raisons tenant à la volonté de développer à tout prix la production et la valeur ajoutée de l'entreprise ou le confort de ses dirigeants ou de son personnel ou pour des raisons tenant aux erreurs de calcul économique que l'inflation chronique multiplie en déplaçant sans cesse le point d'équilibre entre coûts marginaux et prix, des décisions entraînant une utilisation improductive et en tout cas sousoptimale des facteurs sont non seulement possibles, mais fréquentes. Cela ne veut pas dire que les chefs d'entreprise et d'administration ne prennent pas simultanément d'autres décisions visant à accroître la productivité globale, mais que ces décisions ne sont pas les seules et que le solde global n'est pas nécessairement un accroissement réel de productivité. Autrement dit, rien ne permet d'affirmer que dans les entreprises comme dans les administrations, la productivité soit automatiquement poussée au maximum des possibilités. Les choix concernant la nature ou l'échelle ou le financement de la production peuvent entraîner aussi bien une augmentation qu'une diminution des coûts réels et il est hautement probable qu'un grand nombre d'entreprises et d'administrations développent leur production dans la zone des coiits réels croissants. Le second postulat implicite de la théorie de l'inflation est celui de l'égalité entre la production apparente et l'offre des entreprises. Sous réserve de l'existence des zones d'autoconsommation ou des variations conjoncturelles, il est admis implicitement que l'offre se développe comme la production, et il en résulte donc que si le revenu réparti s'accroît en proportion de la production, il ne peut y avoir inflation. Or, dans la réalité, comme nous l'avons montré en analysant l'écart inflationniste, une grande part de la production n'est pas susceptible de constituer une offre et il n'y a aucune raison contraignant l'ensemble des entreprises à développer parallèlement le produit effectif et la production «surajoutée» n'aboutissant pas à une offre réelle. Il se peut fort bien au contraire, il est même plus que probable, compte tenu de la tendance permanente à maximiser la valeur ajoutée, privée ou publique, par produit et malgré la tendance éventuelle à minimiser les coiits, que l'offre se développe moins rapidement que la production apparente. C'est ce que l'on pourrait appeler, par analogie avec l'analyse keynésienne, le principe de l'offre effective. Le troisième postulat implicite est que l'élasticité de la demande des consommateurs est normalement négative et en moyenne suffisante pour assurer la stabilité des prix. Or, comme l'observation de la réalité le montre, il n'en est absolument pas ainsi. Non seulement l'élasticité n'est de loin pas suffisante, mais elle est telle qu'elle incite à la hausse des prix et même à la baisse des quantités et rend
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irrationnelle pour les entreprises toute politique de réduction de leurs prix. Elle ne serait plus élevée que s'il y avait interruption durable de la croissance et stagnation prolongée du revenu des ménages. Le quatrième postulat enfin, synthétisant les trois précédents, est celui de la stabilité «réelle» des prix et du caractère purement monétaire de l'inflation. Dans une économie où les pouvoirs publics s'abstiendraient de créer une masse monétaire excédentaire et surtout où les ménages s'abstiendraient de revendiquer des revenus monétaires excessifs ou de formuler une demande monétaire excédentaire, la stabilité des prix serait automatiquement garantie. La tendance naturelle des entreprises serait de maintenir des prix stables et l'inflation ne résulterait pas du fonctionnement «réel» de l'économie. Elle serait en quelque sorte une situation anormale qui ne s'expliquerait que par des facteurs exogènes et par le déséquilibre entre les grandeurs réelles et les grandeurs monétaires. Or, pas plus que le plein-emploi, la stabilité des prix n'est l'état « normal» de l'économie. La réalité démontre en effet l'existence d'écarts inflationnistes engendrés par le processus productif lui-même face à une demande finale inélastique du fait de la croissance. La production tend alors automatiquement à se créer un revenu excédentaire, l'offre une demande excédentaire. Bien loin de constituer une situation anormale, l'augmentation permanente des prix est inhérente à toute économie de croissance. L'inflation chronique est l'état normal de l'économie dynamique parce que les entreprises ont spontanément un objectif de maximisation continue de leurs prix et que les ménages ont spontanément un comportement de tolérance à l'égard des hausses de prix. C'est plutôt le fait qu'il ait pu y avoir des périodes de stabilité ou de baisse des prix qui devrait susciter l'étonnement. Ce n'est pas l'inflation, c'est la stabilité occasionnelle des prix qui exigerait normalement explication. Ces quatre postulats constituent, à notre sens, les sources profondes de l'erreur d'interprétation de l'inflation dans les théories traditionnelles et contemporaines. Ils illustrent les fourvoiements d'une science économique qui, au lieu d'observer le réel, raisonne à perte de vue sur des fondements psychologiques imaginaires et des modèles mathématiques abstraits et statiques et perd ainsi toute capacité d'explication des faits. Le rejet de ces postulats irréalistes et l'observation méthodique et l'interprétation systémique des faits entraînent une tout autre analyse. L'inflation apparaît alors comme un déséquilibre aussi réel que monétaire, comme un phénomène de la production et non de la circulation, comme une moyenne générale et non un quotient global, enfin comme une nécessité psycho-économique. Il en résulte aussi que, contrairement à l'interprétation courante, elle n'est pas due à la volonté de la société de trop consommer et de vivre au-dessus de ses moyens, c'est-à-dire à une surconsommation et à une sous-production,
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mais au contraire à une volonté de surproduction ou de production pour la production et à l'acceptation d'une sous-consommation par les ménages par rapport aux possibilités d'une production effective. Elle n'est pas due à l'excès du revenu par rapport à la production, :mais à l'insuffisance de la production effective par rapport au revenu réparti. Elle n'est pas due à l'excès du pouvoir d'achat des ménages, mais à l'insuffisance du pouvoir de vente des entreprises. Elle n'est pas due à l'intensité de la demande et à l'inélasticité de la production, mais à l'inélasticité de la demande et à l'intensité de la production.
* ** Il faut donc, si l'on accepte notre analyse, renverser un certain nombre d'idées reçues sur ce phénomène. Parmi ces idées reçues, il y a la « responsabilité» attribuée à telle ou telle catégorie d'agents économiques ou de groupes sociaux ou à l'ensemble de ces catégories ou encore à l'Etat. A cet égard, il apparaît clairement tout d'abord que la hausse des prix existe hors de toute intervention, notamment monétaire, de l'Etat. Si les politiques économiques peuvent être à l'occasion des facteurs d'aggravation, rien ne permet de penser qu'elles soient à l'origine même du phénomène inflationniste, sauf de manière indirecte si elles sont responsables de la croissance de l'économie. En particulier, la création monétaire n'est pas la cause de l'inflation, car celle-ci n'est pas d'abord la perte de valeur de la monnaie, mais l'augmentation de la valeur fictive des produits. Ce n'est pas la masse monétaire additionnelle qui crée, au bénéfice des acheteurs, les « faux droits» dont parlait Rueff, ceux-ci sont inclus dans les prix, au bénéfice des vendeurs, par les producteurs eux-mêmes. L'analyse montre également que les forces sociales ne sont pas au centre du processus inflationniste. L'inflation n'est pas le résultat de l'affrontement des intérêts catégoriels ou de la lutte des classes. Celle-ci n'intervient que pour le partage des gains passés ou anticipés de l'inflation ou dans la répartition de ses charges. Comme la baisse de l'intensité de la concurrence économique, la hausse de l'intensité de la compétition sociale, notamment l'action des salariés, n'est qu'une conséquence, éventuellement amplificatrice, du phénomène, mais non la cause fondamentalement déterminante. Il est vrai que la puissance des salariés leur permet de nos jours d'imposer la répartition de l'inflation la plus favorable à leurs intérêts, c'est-à-dire d'accaparer la majeure partie des gains qu'elle procure à court terme, mais elle ne leur donne pas le pouvoir de déterminer fondamentalement la formation et l'évolution de l'inflation. Sans le mécanisme profond, inhérent à la croissance, l'inflation dite salariale n'existerait pas. On ne peut pas davantage incriminer le comportement des capitalistes, c'est-à-dire des prêteurs de capitaux sous toutes les formes
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existantes: actions, obligations, prêts bancaires ou dépôts d'épargne. L'observation montre que les taux d'intérêt ont été longtemps, sauf au cours de périodes relativement courtes induites par la politique des Etats, remarquablement faibles et qu'à cet égard les détenteurs de capitaux ont été parmi les victimes et les rares «freineurs» de l'inflation par l'érosion de pouvoir d'achat enregistrée. Malgré la hausse récente des taux d'intérêt, il n'y a pas toujours une rémunération effective et assurant le maintien du capital. Quant aux actionnaires, leur rémunération est en moyenne très faible et ne compense pas en général la hausse des prix. Si l'on tenait d'ailleurs une véritable comptabilité économique de l'entreprise, à côté de la comptabilité juridique et fiscale actuelle, c'est-à-dire si l'on comptabilisait l'ensemble des profits réinvestis comme une augmentation de capital social, le taux de profit effectif obtenu en moyenne de nos jours après imposition apparaîtrait comme négatif. Bien souvent le capitaliste ne perçoit des bénéfices que parce qu'il a réinvesti des bénéfices antérieurs et ceux qui sont distribués sont généralement en longue période inférieurs en valeur réelle à l'ensemble des bénéfices réinvestis. Bien loin d'assurer des plus-values, ce financement à « fonds perdus» semble être le moyen le plus subtil inventé par les capitalistes (ou peut-être la «main invisible» dont parlent les classiques?) pour se duper eux-mêmes. En raison de la stagnation des valeurs moyennes en bourse de l'après-guerre à nos jours, qui ne fait que refléter très logiquement l'excès d'autofinancement, cette perte de rendement n'est en effet même plus compensée par une plus-value sur la valeur des actions et, dans tous les pays développés, l'Etat doit, après avoir écrasé le revenu du capital d'impôts, accorder des allègements fiscaux pour que le capital accepte encore de s'investir en actions. Ce n'est donc pas non plus du côté des capitalistes qu'une responsabilité quelconque dans l'inflation peut être mise en évidence; bien au contraire, la plupart d'entre eux vivent dans ce qu'on pourrait appeler « l'illusion du profit ». Les dirigeants d'entreprises et d'administrations, au sens large que nous avons donné à cette notion, se situent en revanche au cœur du processus. Ils sont les créateurs des écarts inflationnistes et les réalisateurs de l'inflation. Ils en sont aussi avec les détenteurs de biens réels, les principaux bénéficiaires, par la dévalorisation du capital emprunté. Mais ils n'en sont pas pour autant les responsables, et ceci pour plusieurs raisons. La première est que leur comportement ne résulte pas de l'incapacité ou d'une volonté perverse, mais de la nécessité. Les chefs d'entreprise peuvent et doivent dans l'économie de marché viser le maximum de profits et à cet effet suivre les indications du marché et offrir une production croissante et diversifiée pour contribuer ainsi à la croissance et à l'équilibre de l'ensemble de l'économie nationale. La hausse de leurs prix est un moyen permanent et légitime de cette mission, dès lors qu'elle ne se heurte pas au refus de la demande et ne provient pas de pratiques anti-concurrentielles. Or tel
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est très généralement le cas, et ce d'autant plus que l'absence de réaction de la demande rend les ententes frauduleuses très largement inutiles. En augmentant leurs prix et en pratiquant en permanence une politique de production à coûts croissants, les entreprises ne font donc qu'obéir à la demande et remplir leur mission. Que l'indifférence des consommateurs et la complicité des concurrents en amènent beaucoup à des gestions relativement laxistes et parfois nocives est moins à mettre à leur passif qu'à celui de la nature des choses. L'homme le plus compétent et le plus actif perd ses qualités à force de n'avoir pas à les utiliser pleinement. La seconde raison, plus importante encore, de l'absence de responsabilité des chefs d'entreprise est que, dans une économie caractérisée par l'inélasticité de la demande, un comportement contraire à cette donnée fondamentale finirait par entraîner des risques profonds pour l'entreprise et par mettre en péril son existence même. Nous avons montré que vouloir pratiquer dans une telle situation la concurrence par les prix, c'est-à-dire par la baisse absolue ou même simplement relative des prix, est parfaitement irrationnel et aboutit à la pénalisation de l'entreprise qui la réalise. De même, ne pas accepter de pratiquer les formes les plus coûteuses de la concurrence imparfaite peut compromettre la survie de l'entreprise. De même enfin, refuser éventuellement la répercussion de hausses des coûts ou rejeter l'autofinancement par élargissement de la marge bénéficiaire, alors que les bénéfices réels diminuent du fait de l'inflation générale, serait une irrationalité dangereuse. Le simple fait de prendre du retard dans la hausse des prix par rapport aux concurrents peut mettre en péril la survie et le développement de l'entreprise. Tout comportement « vertueux» au sens traditionnel risque d'être lourdement pénalisé. Ainsi la nature des choses contraint l'entrepreneur, même malgré lui, à adopter des règles de gestion contraires aux normes d'une saine économie de marché. Il n'est donc nullement possible d'accuser les chefs d'entreprise d'être « les fauteurs d'inflation ». Dans l'immense majorité des cas, leur comportement inflationniste leur est dicté par la nécessité ou la rationalité économique en face des réactions de la demande finale et, par voie de conséquence, de celles de la demande dérivée. Même s'ils concrétisent l'inflation potentielle par leurs gestions, ils n'en sont pas responsables, et la généralisation de la hausse des prix et de tous les revenus ne leur en laisse d'ailleurs que des avantages passagers ou apparents. Alors, doit-on en définitive rendre responsables de l'inflation chronique les consommateurs, c'est-à-dire principalement les ménages? On devrait certes le faire si l'on considère que les consommateurs sont à l'origine du processus : chaque fois qu'ils acceptent individuellement ou collectivement un prix plus élevé, ils provoquent et entretiennent l'inflation et sont simultanément complices d'échanges inégaux, de distorsions économiques et d'injustices sociales supplé-
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mentaires. Mais, la rationalité économique doit-elle être la loi de l'espèce et l'homme doit-il devenir toujours plus rationnel ou plus raisonnable dans le domaine économique? Admettre ce principe serait méconnaître les données réelles de la nature humaine. La consommation est d'abord dictée par les besoins. Beaucoup de ceux-ci ne sont ni compressibles ni extensibles à volonté et la demande est, dans ces deux cas, nécessairement rigide. La consommation est ensuite fonction du pouvoir d'achat, c'est-à-dire du revenu passé, présent ou futur. Que l'accroissement du revenu direct et aussi indirect rende les comportements des hommes moins « économes », correspond à une logique psychique qui dépasse la logique économique : avec une certaine aisance, la liberté de « dépenser sans compter» ou, ce qui revient paradoxalement au même, le détachement des biens matériels deviennent des tendances plus fortes que le calcul économique. Ces évolutions sont inscrites dans la nature humaine et, dans une perspective philosophique, on ne peut que s'en réjouir. L'inflation n'est donc pas le résultat d'une contingence sociale ou d'une défaillance politique ou morale. Elle n'est pas le fait de la « méchanceté» des agents économiques, des classes sociales, des groupes socio-professionnels, de l'indiscipline de la société ou du laxisme des pouvoirs politiques, mais le fait de la légèreté ou de l'indifférence des hommes et du dérèglement économique qui en résulte (lOS). Elle constitue ainsi une donnée économique objective, fondée sur une loi d'ordre psychologique. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que des facteurs sociaux ou politiques ne contribuent pas à la persistance et surtout à l'amplification du phénomène. Mais cela veut dire que ces facteurs ne constituent que des épiphénomènes qui disparaîtraient progressivement dès lors que cesserait d'exister le mécanisme économique fondamental.
* ** Comme l'inflation chronique ne résulte pas de facteurs sociaux ou politiques et révèle un dérèglement du système d'orientation de la production, elle ne peut en aucun cas être considérée comme «un mécanisme utile d'incitation économique et de régulation sociale », selon l'expression employée sans doute par euphémisme par certains auteurs. Bien au contraire, la hausse permanente des prix perturbe de plus en plus gravement la croissance économique et l'équilibre social. (lOS) Les organisations économiques et sociales ont donc parfaitement raison de repousser les accusations que la théorie économique formule habituellement contre elles. De même, c'est à juste titre que, dans leur majorité, les agents économiques peuvent rejeter, à partir de leur expérience professionnelle, toute responsabilité dans l'inflation en tant que producteurs (voir une enquête du C.E.R.C., Connaissances et opinions des Français sur les prix, Paris, lm). Mais ce qu'ils ne voient pas apparemment, c'est qu'ils sont cependant tous responsables en tant que consommateurs.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
Certes, il est bien connu que la hausse des prix peut parfois apparaître comme un accélérateur de la croissance : incitation à l'investissement, allègement de l'endettement des entreprises, stimulation de la consommation, etc. Mais, tolérables jusqu'à un certain niveau, ses effets deviennent intolérables au-delà, car au fur et à mesure qu'elle s'aggrave, elle constitue l'accélérateur d'une croissance purement nominale, et provoque l'asphyxie de la croissance réelle en suscitant des dysfonctionnements nombreux et d'autant plus dangereux qu'ils sont souvent dissimulés. En effet, l'inflation majore de plus en plus seulement la valeur apparente du produit, elle renforce sans cesse une production arbitraire, une gestion laxiste et donc un regrettable gaspillage de forces productives, enfin elle engendre des comportements spéculatifs à la place des activités proprement productives. Elle traduit et entretient ainsi une croissante improductivité sociale et, tel un lent poison, compromet de proche en proche toutes les fonctions économiques et désorganise le système économique tout entier. Il est bien vrai que l'inflation, comme le démon de Faust, « crée des illusions et détruit les réalités» (106). Effet d'une croissance fondamentalement saine, l'inflation devient donc cause d'une enflure malsaine ou même purement fictive de la production, à la fois par son rythme excessif et par sa nature artificielle. A cet égard, l'image du « cancer» de l'économie semble bien adaptée à ce phénomène de gonflement malsain de toutes les cellules de la production, dû à la défaillance du mécanisme naturel de sélection, de répression ou d'élimination, et à ce processus d'introversion et d'inversion de leurs fonctions au sein de l'organisme social. Une autre image s'impose encore plus naturellement à l'esprit en raison d'analogies très frappantes, celle de la pollution. Plus qu'un déséquilibre économique comme le chômage ou le déficit extérieur, l'inflation est au fond un dérèglement économique et plus précisément une déséconomie externe imposée à la société par les entreprises et les administrations. Inflation et pollution sont filles jumelles et illégitimes de la croissance. L'une dégrade la nature en y exploitant arbitrairement des ressources gratuites ou en y rejetant des déchets non dégradables, l'autre exploite la société en y prélevant abusivement des recettes indues ou en rejetant sur elle des coûts injustifiés. L'une comme l'autre se développent spontanément
(106) Rappelons également les effets négatifs d'une inflation différentielle sur l'équilibre des relations extérieures et sur le système économique et monétaire international, ainsi que ses conséquences néfastes sur l'expansion et l'emploi, directement par la perte de compétitivité et indirectement par les politiques de restriction de la demande qu'elle provoque. D'une manière générale, comme le formulait de façon aussi pertinente que concise un Rapport de l'Ordre des experts-comptables, «l'inflatIon altère la mécanique microéconomique et elle perturbe. toute la cybernétique macroéconomique" (L'inflation et l'entreprise - Suppl. à la Rev. fr. de Comptabilité, n° 64, ao1Ït-sept. 1976).
ANALYSE DE L'INSTABILITÉ NOMINALE
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parce qu'elles ne rencontrent pas de résistance, soit du côté de la nature soit du côté de la société, dont les lois violées se vengent toutefois par ailleurs. Les deux deviennent de plus en plus nocives, une fois que le seuil des capacités de recyclage ou de réaction de la nature ou de la société est dépassé, en provoquant des troubles diffus et variés. L'une comme l'autre détruisent un bien collectif, la qualité écologique ou la stabilité économique de la vie, traduisent une divergence croissante entre les coûts privés et sociaux de la production et peuvent même aboutir, si elles ne sont énergiquement limitées, à l'auto-asphyxie de la croissance effective. Dans l'un et l'autre cas, l'ampleur de ces externalités négatives est fonction de facteurs à la fois structurels, conjoncturels et occasionnels. On pourrait donc établir pour la pollution comme pour l'inflation une sorte de courbe de Phillips, une liaison directe avec l'expansion et une liaison inverse avec le chômage. Mais dans les deux cas, ces relations sont instables, parce que la cause exacte du dérèglement ne réside pas dans la vitesse de la croissance globale, mais dans la nature de la production de certaines entreprises ou administrations. Une croissance générale sans inflation serait donc tout aussi concevable qu'une croissance sans pollution. Et, cette «autre croissance» débarrassée de toutes les désutilités pourrait être au moins aussi rapide et certainement plus «effective» que la croissance actuelle. Une croissance sans inflation serait surtout socialement et moralement plus satisfaisante. Les dérèglements que provoque cette drogue toxique du corps social sont en effet considérables. On a souvent montré l'injustice qu'engendre une répartition arbitraire et généralement «régressive» en raison de la lutte inégale des diverses forces sociales pour le partage ou contre les conséquences de l'inflation, la spoliation de catégories particulièrement démunies de la population, notamment les petits épargnants systématiquement «expropriés» par une monnaie qui cesse d'être réserve de valeur, certains retraités et les salariés non organisés et surtout l'enrichissement indû d'autres catégories par la pure spéculation et les plusvalues inflationnistes (or, terrains, valeurs, changes ...). La perversion du système de détermination des prix et des revenus, leur redistribution anarchique, l'incapacité où se trouvent la plupart des personnes de déterminer avec objectivité ce qui leur est dû et ce dont elles sont spoliées, la justification qui est offerte à toutes les contestations par la destruction de toute référence stable de la justice font de l'inflation la source essentielle du renforcement des inégalités et des injustices sociales ainsi que des instabilités et des inquiétudes politiques. On a a peut-être moins mis en évidence le lien étroit qui existe entre l'inflation et la domination accrue des producteurs sur les consommateurs, la création de besoins artificiels et de productions inutiles, 1'« éphémérisation» réelle ou psychologique des biens, le gaspillage des forces productives et des biens naturels, bref ce qu'on
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appelle les méfaits de la « société de consommation », qu'il conviendrait plus justement d'appeler une «société de production pour la production ». Cette déviation pathologique d'une croissance souhaitable n'est pas, comme on a parfois tendance à le penser, la cause, mais bien au contraire l'effet de l'inflation, sans laquelle elle ne pourrait généralement persister. Enfin, il apparaît assez clairement à l'analyse que la hausse des prix, en récompensant aussi bien l'activité collectivement inutile ou nuisible que le travail socialement nécessaire, contribue à maintenir le parasitisme social, à détériorer les relations sociales et à déterminer une structure des hiérarchies sociales et un sens des valeurs morales tout à fait contraires au bien commun. En relativisant la valeur de toutes choses, en dévaluant le travail et l'avenir, en exerçant un effet dissolvant sur le consensus social, elle provoque au lieu de l'apaisement des besoins une situation de surexcitation psychologique et d'instabilité politique, dans une société d'illusions, de frustrations et d'insatisfactions à la fois. En entretenant l'idée que tout un chacun peut obtenir constamment plus de revenus sans efforts supplémentaires, en confirmant dans les faits qu'on gagne fréquemment plus en exerçant la revendication sociale ou la pression politique qu'en fournissant un effort de production économique, elle favorise toutes les démagogies et toutes les aventures. Les partisans des dictatures de gauche ou de droite ont toujours recruté autant parmi les drogués de l'inflation que parmi les victimes du chômage. D'une manière générale, comme le dit Allais, «elle démoralise le corps social ». «Il n'existe pas de moyen plus subtil et plus sûr, notait aussi Keynes, pour renverser les bases existantes de la société. Le processus engage toutes les formes occultes de la loi économique du côté de la destruction. » L'historien Henri Pirenne enfin estimait que les grandes inflations sont le signe prémonitoire des fins de civilisation. En réalité, elles n'en sont pas seulement le signe, elles en sont aussi l'une des causes principales. Toutes les dégradations économiques, sociales, politiques et morales de notre temps sont donc étroitement dépendantes de l'inflation chronique. Celle-ci est au cœur de la crise de notre système économique et social (107).
* ** (107) On trouvera dans notre ouvrage de référence, Théorie opérationnelle..., op. cité, p. 207-244, une analyse des perturbations du fonctionnement et du
rendement du système économique, dans le cadre des modèles traditionnels d'é'Juilibre général et d'optimum global, en même temps qu'une indication des réVIsions de ces modèles qu'implique la nouvelle théorie de l'inflation. Il y est montré en particulier que l'accumulation et l'allocation optimales sont deux fonctions inséparables et que, dans ces conditions, la stabilisation des prix est en même temps l'optimisation de la production, quelle que soit la structure des marchés.
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En conclusion de notre recherche d'une explication nouvelle de l'instabilité nominale chronique, il apparaît que le fonctionnement de l'économie de marché, et en particulier l'existence ou l'absence de déséquilibres profonds et durables des prix, comme d'ailleurs de l'emploi, dépende d'une seule donnée importante: la relation entre la consommation d'une part et le revenu ou les prix d'autre part. Le système économique est flexible et autorégulateur lorsque l'effetprix l'emporte sur l'effet-revenu, c'est-à-dire lorsque l'élasticité-prix de la demande finale est stable et élevée. Il est chroniquement instable et déséquilibré et ne dispose pas de mécanismes automatiques de rééquilibre lorsque l'effet-revenu l'emporte sur l'effet-prix, c'est-à-dire lorsque la propension marginale à consommer est stable et élevée. Or, l'observation montre que la consommation est fonction en premier lieu du revenu et seulement en second lieu des prix. Lorsque, comme c'est le cas dans une économie stationnaire ou en croissance nominale lente, le revenu est stable ou quasi stable et n'exerce donc aucun effet sur la consommation, celle-ci est naturellement très sensible aux prix et par voie de conséquence tous les autres effetsprix sont actifs et prédominants et le système est spontanément stable. Mais, lorsque dans une économie en croissance, le revenu s'élève régulièrement, alors son influence devient progressivement prépondérante, la logique interne du système s'inverse et l'économie cesse d'être autorégulatrice. Autrement dit, l'économie de stabilité de l'emploi et des prix stagnation. Mais elle n'y parvient en croissance. L'expansion durable des prix n'est pas possible.
marché réalise spontanément la lorsqu'elle est installée dans la pas naturellement lorsqu'elle est dans le plein-emploi et la stabilité
Cet échec de l'économie de marché n'est pourtant pas dû aux caractéristiques mêmes de ce type d'organisation économique qui est techniquement supérieur à tout autre et qui, dans d'autres conditions, pourrait fonctionner de manière très satisfaisante, pas plus qu'il ne traduit un débordement du système de production capitaliste ou un dérèglement du système social ou politique. Il résulte, comme nous espérons l'avoir montré, de l'évolution normale des comportements humains sous l'influence de la croissance du revenu, qui ne modifie pas seulement certaines variables du système, mais en transforme le mode de détermination. Cependant, le fait que la perturbation du système et l'instabilité chronique soient une nécessité psycho-économique n'en fait pas une contrainte absolue. Trop souvent, on passe insensiblement de la constatation d'un fait économique à son acceptation, voire à sa justification : si le phénomène existe, c'est qu'il est naturel ou historique et qu'on ne peut donc que l'admettre et finalement s'y soumettre.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
En réalité, la société humaine est pleinement maîtresse de son destin. Elle n'est soumise à des déterminismes que si on le le lui fait croire. Au-delà de la nécessité et du hasard, il y a la liberté et la volonté. L'histoire démontre amplement que l'humanité a le pouvoir de soumettre ses nécessités à ses valeurs, que la volonté des hommes peut transformer ce qui est en ce qui doit être et, en particulier, que la connaissance des lois économiques permet leur domination. Tel est ou plutôt tel devrait être le rôle de la politique économique. Malheureusement, en matière de stabilisation, l'action économique de l'Etat est loin de réaliser son objectif de manière satisfaisante.
DEUXIi3ME PARTIE
CRITIQUE DE LA STABILISATION ETATIQUE
Tu ne sais pas, mon fils, comme le monde est gouverné avec peu de raison. Axel
OXENSTIERNA
Le corps social est soigné par des médecins de Molière, il va de vie en trépas. Léon
WALRAS
La politique contemporaine de lutte contre l'inflation constitue un ensemble très complexe. Devant l'échec de plus en plus patent des méthodes traditionnelles d'inspiration classique ou keynésienne, les pouvoirs publics ont été amenés depuis quelques années à inventer et à expérimenter des techniques nouvelles, et les plans de stabilisation actuels sont composés en général de mesures très variées et complémentaires, destinées à combattre l'inflation de plusieurs côtés à la fois, dans une optique néo-classique ou post-keynésienne. On distingue habituellement dans cet ensemble complexe trois catégories principales de techniques d'intervention : la régulation de la demande, la stimulation de l'offre, la réglementation des prix et des revenus. Sans être tout à fait exempte d'arbitraire, cette classification permet une analyse assez complète de la politique antiinflationniste. Nous l'adopterons donc en gros, mais en la subordonnant à une autre distinction qui nous paraît, en vertu à la fois de l'analyse théorique et de l'évolution pratique, plus importante encore. Aussi longtemps que l'inflation a été considérée comme un ph6nomène occasionnel, dû notamment aux conséquences directes ou indirectes de la guerre, et surtout comme un phénomène conjoncturel lié aux fluctuations cycliques de l'activité, les Etats se sont contentés de politiques généralement curatives, à la fois temporaires et discrétionnaires, et visant à agir, essentiellement à court terme, sur les causes immédiates ou les mécanismes cumulatifs de l'inflation. Ces interventions constituent encore aujourd'hui les types d'action privilégiés des gouvernements, notamment au cours des périodes d'accélération de l'inflation et de mise en œuvre de plans de stabilisation draconiens. Mais elles sont de plus en plus complétées et relayées par d'autres techniques. Au fur et à mesure, en effet, que l'on a reconnu le caractère chronique ou structurel de l'inflation contemporaine et l'échec des politiques traditionnelles, on s'est rendu compte de l'inadéquation des moyens d'action d'une politique temporaire, même préventive. L'idée
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s'est imposée de plus en plus que pour lutter contre un phénomène de cette nature, il convenait de disposer d'instruments préventifs, agissant de manière programmée, voire automatique, et en tout cas à moyen ou long terme, sur les causes profondes, c'est-à-dire sur les comportements discrétionnaires ou les structures imparfaites responsables, selon les théories habituelles, de l'inflation chronique. Il y a donc, dans le domaine de la politique de stabilisation comme dans d'autres, une évolution parallèle de la politique et de la théorie économiques. A vrai dire, l'action étatique ne se transforme en général qu'avec un certain retard par rapport à l'analyse scientifique. Plusieurs politiques nouvelles ne constituent encore que des propositions sans applications convaincantes. C'est cependant à cette catégorie qu'il conviendra d'accorder principalement l'attention pour les raisons évidentes qui ont justifié aussi une étude plus détaillée des conditions permanentes que des causes conjoncturelles de l'inflation.
1.
Les politiques conjoncturelles et discrétionnaires
Les programmes habituels de lutte contre l'inflation reposent encore essentiellement sur des mesures conjoncturelles inspirées par les théories des causes immédiates et des mécanismes apparents du processus inflationniste. L'analyse critique de ces politiques pourra être rapide, d'une part parce qu'elles sont généralement bien connues et d'autre part parce qu'il n'y a plus guère d'économistes pour se faire des illusions sur leur capacité à réduire sensiblement et durablement la hausse des prix. Contester ces politiques, c'est presque comme enfoncer des portes ouvertes. On se contentera donc d'en souligner les limites et difficultés principales.
la politique de la demande La prééminence accordée longtemps par les classiques, et confirmée par les keynésiens, à l'explication de l'inflation par excès de la demande globale assure encore de nos jours une place privilégiée à la politique de modération de la demande dans l'action conjoncturelle des Etats. L'inflation constituant, dans cette optique, le symétrique de la récession, on a longtemps pensé que la manipulation de la demande globale, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse, devait per-
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mettre d'assurer ou de maintenir pour l'essentiel l'expansion dans la stabilité ou, au moins, une combinaison relativement tolérable des taux de chômage et d'inflation (1). Mais de nos jours, on s'efforce tout au plus de réguler l'évolution de la demande, sans accélération ou décélération brutale, de manière à éviter autant que possible l'aggravation des taux de chômage et d'inflation et, en combinant généralement une politique budgétaire de soutien de l'activité et une politique monétaire de stabilisation des prix, de contribuer à une action continue et progressive de désinflation et de retour au plein-emploi. Mais quels que soient les objectifs et les méthodes utilisées, l'action sur la demande pose de nombreux problèmes. Les techniques de manipulation de la demande sont bien connues. Il s'agit d'assurer par une action globale ou sélective (en fonction du diagnostic et de l'environnement), curative ou, si possible, préventive, une progression aussi équilibrée que possible de la demande et de l'offre au sein de l'économie. Si quelques mesures réglementaires, comme la manipulation du salaire minimum, peuvent être utilisées occasionnellement, ses moyens d'action essentiels sont budgétaires et monétaires. Depuis fort longtemps, un débat intense oppose les partisans de l'utilisation privilégiée du budget et ceux de la prééminence du crédit, notamment dans la lutte contre l'inflation. La valeur des critiques réciproques ayant jusqu'à présent dépassé celle des propositions, le résultat pratique de ce débat aura été de convaincre les pouvoirs publics, s'il en était encore besoin, que si la politique de la demande doit avoir quelque efficacité, il convient d'utiliser les deux types d'instruments et d'en coordonner soigneusement l'emploi. Il y a donc très généralement emploi simultané des politiques budgétaire et monétaire, l'une agissant principalement sur le secteur public, l'autre essentiellement sur le secteur privé de l'économie (2). L'utilisation du budget dans la lutte anti-inflationniste se réalise
(1) Cette politique conjoncturelle de «stop and go" ou, mieux, de «fine tuning» est fréquemment qualifiée de keynésienne. En effet, s'il y eut dès le siècle et au début du XX" siècle, sous l'influence notamment de Wicksell, une certaine manipulation des taux d'intérêt et donc indirectement de la demande globale - on fait remonter à 1837 la première manipulation intentionnelle du taux de réescompte par la Banque d'Angleterre, suivie bientôt par la Banque de France -, et si Schacht et Roosevelt pratiquèrent, comme on sait, une relance massive de la demande, c'est bien la Théorie Générale de Keynes qui allait donner à l'action sur la demande globale toutes ses justifications, ambitions et dimensions. Mais, alors que Keynes envisageait surtout des «coups de pouce» occasionnels, ses disciples, après avoir systématisé sa théorie, en firent autant pour sa politique, entraînant son application permanente, généralement en liaison avec une politique sociale welfariste, au cours des années soixante dans une situation qui n'était plus du tout « keynésienne ». Voir à ce sujet mon rapport, Note sur les nouvelles politiques conjoncturelles, Pub!. ron. du Congrès de la Mont Pelerin Society, Vichy, 1967. - Sur la politique économique en général, voir les manuels de Coulbois, Alphandéry, Nème, Mossé, de Boissieu ... (2) Un problème de caractère beaucoup plus concret et souvent déterminant dans les choix de politique économique est en revanche fort peu traité par la théorie. Il s'agit du choix de la partie de la demande globale à influencer prioritairement : consommation ou investissement ou exportation. XIX"
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par l'action sur les recettes ou les dépenses publiques (3). Une politique d'« économies budgétaires» ne peut affecter également l'ensemble des dépenses publiques. En raison des engagements légaux ou contractuels ou des contraintes techniques, l'Etat peut difficilement réduire d'un montant sensible les dépenses de fonctionnement ou de transfert. Seul l'investissement public a une flexibilité appréciable, mais le freinage ou simplement le retardement de la réalisation d'équipements productifs ou collectifs pose naturellement des problèmes délicats d'arbitrage entre les divers objectifs de la politique économique et sociale et constitue l'un des inconvénients majeurs de ce type de «keynésianisme inversé» (Kaldor). L'élévation conjoncturelle du prélèvement fiscal sur les ménages ou les entreprises est destiné à accentuer l'alourdissement automatique de la ponction fiscale en période d'inflation et, en stérilisant ces suppléments de recettes, à freiner la consommation et l'investissement privés. L'expérience montre que de telles mesures peuvent avoir des effets pervers : l'imposition directe des ménages risque d'affecter leur épargne au lieu de leur consommation, le relèvement des taux de T.V.A. entraîne immédiatement une hausse des prix supplémentaire alors que la faible élasticité de la demande rend cette mesure inapte à freiner sensiblement les achats, la taxe exceptionnelle sur les investissements renchérit ceux-ci davantage qu'elle ne les réduit ... Ce risque d'effet pervers des diverses mesures prises isolément, ajoutant une inflation par les coûts fiscaux à l'inflation par la demande, incite à choisir une combinaison de mesures fiscales variées et surtout à compléter l'action budgétaire sur la demande privée par des interventions monétaires. Dans les pays où les procédures budgétaires sont encore peu adaptées à une décision et exécution rapides des modifications souhaitables, l'action par les variables monétaires est naturellement encore plus impérative. La politique monétaire vise à agir sur la demande ou sur l'offre de crédits. La mesure la plus traditionnelle est l'élévation du taux des avances de l'institut d'émission et indirectement de l'ensemble des taux d'intérêt pratiqués. L'objectif recherché est la restriction de la demande de monnaie et simultanément un encouragement à l'épargne, qui peut d'ailleurs être renforcé par des mesures annexes. Cette technique présente cependant plusieurs défauts. En premier lieu, il n'est pas certain qu'elle aboutisse à un freinage de la progression des emprunts et des investissements dès lors que la demande de produits demeure vive ou que les taux à long terme demeurent stables ou que les anticipations des agents restent inflationnistes ou que les entreprises ont des problèmes impératifs de trésorerie ou encore que les taux de profit espérés sont supérieurs aux taux (3) Sur les interventions budgétaires en général, on peut consulter, outre les manuels de Barrère, Brochier·Tabatoni, Duverger, etc., Pierre Bilger, Le Budget, Institut d'Etudes Politiques, Cours polycopié 1981-1982, Paris.
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d'intérêt (4). Elle a aussi l'effet pervers d'alourdir les coûts financiers des administrations, des entreprises et des ménages dans l'immédiat et pour l'avenir (5). En troisième lieu, elle a généralement une conséquence négative sur le cours des actions et des obligations et sur la structure des taux d'intérêt en élevant relativement plus les taux à court terme et en provoquant de ce fait un transfert de l'épargne consolidée vers les placements liquides. Enfin, dans l'économie ouverte, elle peut, en modifiant la structure internationale des taux d'intérêt, entraîner l'afflux de capitaux étrangers et accroître ainsi l'offre de crédits au lieu de la diminuer, ce qui oblige parfois les autorités monétaires à limiter simultanément, par diverses techniques, les emprunts à l'étranger. Il apparaît ainsi que l'instrument le plus classique de la politique monétaire exige de nombreux compléments pour n'être point inefficace ou d'effet pervers dans la lutte contre l'inflation et qu'il est totalement contre-indiqué dans l'action contre la stagflation (6).
(4) L'expérience américaine récente montre que même des taux d'intérêt réels très élevés, qui sont d'ailleurs en pratique sensiblement réduits du fait de leur déductibilité du revenu imposable, n'ont ~as un effet dissuasif sur la demande de capitaux, même en période de réceSSIOn, des entreprises étant alors obligées d'emprunter tout simplement pour assurer leur survie (remboursement d'emprunts antérieurs, charges salariales, financement de stocks croissants, etc.), ou pour réaliser des investissements de rationalisation, tandis que l'Etat subissant un déficit budgétaire conjoncturel croissant, doit également continuer à emprunter massivement. En outre, les besoins de financement des Etats à balance déficitaire obligent ceux-ci à emprunter à n'importe quel prix sur les marchés financiers internationaux. Autrement dit, la demande de capitaux n'a pas, elle non plus, une élasticité suffisante ROur assurer le succès d'une telle polItique. Et la hausse des charges financleres peut entraîner une inflation ultérieure de «rattrapage,. et d'« amortissement,. de la dette, une fois les restrictions monétaires levées, et ce d'autant plus que la flexibilité des taux d'intérêt à la baisse est moindre 'lue celle à la hausse, asymétrie identique il celle des autres prix et due aux memes raisons. (5) Sur les effets pervers nets de la hausse des taux d'intérêt pour les ménages, voir mon article: "L'épargne et la formation du patrimoine lO, Les Cahiers du Crédit Mutuel, février 19n. - Dans le même esprit, on a montré que la politique de hauts taux d'intérêt nominaux condamne beaucoup d'entreprises à un endettement réel croissant, entretenant la tendance à la stagflation, et constitue d'ailleurs un cercle vicieux de la politique monétaire puisqu'elle requiert impérativement un accroissement consécutif de la masse monétaire ou une détérioration supplémentaire de l'activité. (J.G. Thomas, Bulletin de la Caisse Centrale des Banques Populaires, 1980.) (6) Tous ces mconvénients ont entraîné l'abandon fréquent de cet instrument qUI, pour être efficace, devrait faire l'objet de variations si amples qu'elles perturberaIent gravement l'economie. - Voir à ce sujet: Alphandéry - Delsupehe, Les politiques de stabilisation, Paris. - En règle générale, on se contente dans ces conditions, de se servir de la manipulation des taux d'intérêt pour assurer l'équilibre de la balance des paiements et la stabilisation du taux de chanee à court terme, ce qui n'empêche évidemment pas des effets internes pervers. à moins que ceux-ci soit systématiquement contrecarrés par la «déconnexion », c'est-à-dire des bonifications d'intérêts ou des taux préférentiels, politique sélective qui peut avoir à son tour des effets pervers sur les entreprises non bénéciaires. - La hausse des taux d'intérêt peut aussi constituer un élément d'une politique d'encouragement de l'épargne des ménages. Si celle-ci réussit, elle freine l'augmentation de la consommation, mais son succès sur les prix a alors nécessairement pour contrepartie un effet dépressif sur l'activité. L'ex~érience d'une décennie depuis la crise montre d'ailleurs que l'élasticité de 1 épargne globale des ménages à la hausse des taux d'intérêt est nulle ou même anormale, confirmant ainsi l'analyse keynésienne.
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L'action sur l'offre de monnaie a pris progressivement une importance croissante. Elle peut se réaliser par la politique de l'open-market ou de grands emprunts publics, la modification des coefficients de réserves obligatoires, les plafonds de réescompte ou l'encadrement du crédit et les pénalisations de dépassement. Il est certain que le freinage de la progression de la masse monétaire est mieux assuré par ces techniques que par le simple renchérissement du crédit, à condition naturellement que l'offre étrangère ou budgétaire de monnaie soit efficacement limitée en même temps, ainsi que la recherche de substituts monétaires par les banques ou les agents économiques, sans compter l'incitation au développement de l'autofinancement (7). Nous laisserons de côté la discussion technique des avantages et inconvénients respectifs de ces divers instruments et notamment de l'encadrement du crédit, moyen éventuellement efficace de contrÔle de la masse monétaire à court terme, mais dont certaines modalités et certaines conséquences peuvent être très néfastes à long terme. Nous nous contenterons de noter le risque d'effets pervers qu'encourt toute restriction autoritaire et toute raréfaction artificielle des crédits en provoquant une forte hausse des taux d'intérêt avec tous les inconvénients que nous venons de relever. En outre, ce rationnement affecte inégalement les entreprises, créant ainsi des distorsions durables, d'autant plus regrettables que celles-ci pénalisent essentiellement les entreprises dont l'autofinancement est relativement faible et dont. la responsabilité dans l'inflation en cours est donc généralement limitée. Notons en passant le caractère profondément discriminatoire, inégalitaire et injuste de toute politique «globale », qui fait passer le choix des meilleures entreprises du marché des produits au secteur bancaire et qui frappe en générai le plus durement les entreprises qui profitent le moins de l'inflation. Elle opère donc en réalité une sélection régressive en faveur des entreprises les plus protégées et les plus inflationnistes, phénomène lourd de portée pour l'avenir. Ainsi la politique monétaire peut inciter durablement toutes les entreprises à rechercher par la voie des prix le financement complémentaire qui leur est refusé par le crédit. Il faut enfin faire mention d'une mesure monétaire un peu particulière, qui est la réévaluation de droit (parité) ou de fait (taux du marché) de la monnaie nationale. Cette manipulation du taux de change (8) a plusieurs conséquences en principe favorables : la limi-
(7) Les substituts monétaires sont entre autres le crédit-bail, les emprunts à long terme les emprunts étrangers, les crédits d'exploitation et autres pratiques de «face à face •. - Voir à ce sujet: J.P. Pollin, Le comportement d'entreprise en période d'encadrement du crédit, thèse, Paris II, 1975. - Notons également que certains pays limitent d'avap,ce leur possibilité de contr~ler efficacement.la progression de la masse monétaire en «désencadrant» certainS types de crédits et en accordant de larges droits de refinancement automatique et privilégié. (8) Pour une étude des effets de la manipulation du taux de change sur le comportement des entreprises et notamment la gestion du risque de change, voir P. Schevin, Entreprise et taux de change, thèse d'Etat, Strasbourg, 1981.
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tation de l'entrée de capitaux étrangers et donc un meilleur contrôle de la liquidité interne, une modération directe de la demande interne par transfert sur l'étranger, un allègement des coûts et des prix par l'abaissement des prix d'importation libellés en monnaie nationale et par l'accroissement de l'offre étrangère sur le marché national. La réalisation d'une telle mesure et l'obtention de ses effets bénéfiques exigent cependant diverses conditions : excédent initial de la balance et sur-emploi des facteurs de production, rythme d'inflation internationale plus faible, élasticité-prix de l'offre étrangère et de la demande nationale. Très praticable par les pays développés dans les années soixante à un moment où elle n'était guère nécessaire parce qu'ils « importaient» alors de la stabilité et amélioraient leurs termes de l'échange, la réévaluation l'est beaucoup moins alors que la hausse des produits primaires et la crise mettent leurs balances commerciales en déficit quasi permanent. Dans la mesure où elle est praticable par certains pays « forts », s'efforçant de sortir du « cartel de l'inflation », elle a cependant l'inconvénient de contribuer à augmenter l'inflation internationale pour les autres. L'examen des divers instruments permettant de contribuer à la modération de la demande globale fait comprendre la nécessité de leur combinaison, telle qu'elle est généralement réalisée dans les politiques contemporaines de stabilisation. Aussi les débats théoriques sur l'utilisation préférentielle de telle ou telle catégorie de moyens ne présentent-ils généralement qu'un caractère académique, les vrais problèmes posés aux responsables étant plutôt ceux du moment, du domaine et de l'intensité de l'intervention. Pourtant, même la mise en œuvre simultanée de politiques budgétaire et monétaire n'échappe pas à la critique. C'est en effet le principe même d'une lutte contre l'inflation par la restriction de la demande globale qui peut être mis en cause. L'analyse théorique habituelle ainsi que l'observation pratique se rejoignent pour montrer le caractère insuffisant ou au contraire excessif de cette politique. Toute politique de la demande est en effet d'abord menacée d'insuffisance dans la mesure où, pour obtenir les mêmes effets d'une période à l'autre, l'Etat est obligé d'intensifier constamment l'action initiale, ce qui peut être très difficile à réaliser pratiquement. Ensuite, elle n'affecte par elle-même ni les prix réglementés (agricoles, tarifs publics ...), ni les prix d'importation, ni sensiblement les prix des services. Enfin, dans la mesure même où elle peut être mise en œuvre efficacement, elle se heurte, par sa nature même et d'une manière de plus en plus défavorable, au dilemme dynamique entre inflation et chômage. En effet, si le freinage de la demande est mené avec rigueur jusqu'à une sensible décélération de l'inflation, il provoque ou aggrave inévitablement la récession et le chômage, ce qui oblige à relâcher la pression tôt ou tard. Des situations récentes ont même montré que pendant un temps indéterminé la politique de « stop and
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go», en touchant le marché des produits sans affecter celui des facteurs, pouvait être un élément important de la coexistence de l'inflation et du chômage dans la stagflation et donc contribuer elle-même à l'aggravation des déséquilibres (9). Si, au contraire, la politique de la demande ne parvient pas à freiner fortement l'activité, en raison par exemple de la mobilisation par les ménages de leur épargne liquide, ou bien si elle cherche volontairement à éviter les conséquences extrêmes de la récession en maintenant l'économie dans la «zone étroite» correspondant à l'équilibre approximatif des variations de l'offre et de la demande globales, elle n'aboutit au mieux qu'à l'élimination de la part conjoncturelle de l'inflation et à la stabilisation provisoire des taux d'inflation et de chômage structurels atteints (10). Il n'y a donc pas, contrairement à ce qu'une interprétation optimiste de la théorie keynésienne pouvait laisser espérer autrefois, une situation optimale où le taux d'inflation et le taux de chômage puissent être simultanément minimisés à un niveau tolérable pour la société. L'action sur la demande n'est susceptible que d'influencer sensiblement la variation de l'activité et non le taux d'inflation et donc de réaliser seulement des situations sous-optimales d'inflation avec expansion ou de stagflation, et certains gouvernements en arrivent même à préférer lutter contre l'inflation par une politique d'expansion de la demande, en comptant sur le progrès de productivité qui en résulte, sans plus de chances de succès d'ailleurs (11).
(9) De trois manières : la réduction de la demande incite à hausser le prix pour maintenir le profit - elle peut aussi, en augmentant les coOts fixes unitaires, élever les coOts totaux unitaires (cycle de productivité, rigidité de l'emploi) et donc inciter ainsi à la hausse du prix - enfin et surtout, elle mène à accroître la valeur ajoutée et surajoutée par produit (développement de la concurrence imparfaite, accroissement des char~es parafiscales; augmentation de la «qualité» des produits ... ), donc à réduire 1 offre effective. - Si la réduction de l'offre se poursuit parallèlement à celle de la demande, la situation ne s'améliore évidemment en aucune façon. et de surr.roît aucune reprise spontanée et stable ne peut se manifester. (l0) Encore faut-il «pour maintenir l'économie dans cet état mouvant d'équilibre instable ", pour reprendre l'extlression de Kaldor, «combiner une habileté et une finesse magnifiques avec la sureté de démarche d'un funambule. ". (11) Dans certains pays, comme l'Allemagne, cette politique a longtemps p'aru avoir plus d'efficacité. Mais il faut considérer les atouts particuliers de 1 Allemagne (excédent structurel de la balance commerciale et donc faible contrainte extérieure, inélasticité de la demande étrangère des produits qui ont permis une série de réévaluations et donc un transfert d'inflation à l'étranger, acceptation par la population d'un taux de chômage élevé, atténué dans un premier temps par la régulation de la masse des travailleurs immigrés, modération des revendications salariales ... ). Il faut considérer d'autre part que l'Allemagne a vu ellemême son taux d'inflation moyen s'élever durant les années soixante-dix par raDport aux normes antérieures. se contentant de plus en plus d'une stabilité relative par rapport aux autres pays développés. Seul un chômage massif en est provisoirement venu à bout. Une politique de la demande peut cependant garder un grand intérêt pour de petits pays, très «ouverts" par la nature des choses, dont les exportations représentent une part importante du P.i.B. (par exemple 50 % ou plus) et à taux de change flexibles. Pour ces pays, en effet, un freinage de la demande interne peut être un élément déterminant de la stabilité des prix, sans risque de récession, par amélioration des termes de l'échange et par substitution rapide de la
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Cet échec de la politique de manipulation de la demande à court terme dans la lutte contre la hausse· des prix s'explique aisément lorsqu'on considère qu'elle n'agit que très indirectement et lentement sur les causes réelles de l'inflation (hausse des coûts, plans qualitatifs et même quantitatifs d'investissement) et surtout sur les conditions profondes de la hausse des prix (elle exerce une action directe et forte sur l'intensité, mais beaucoup plus faible sur l'élasticité de la demande). Le fondement de cette politique, à savoir que les décisions microéconomiques, en l'occurrence de hausse des prix, sont fonction des conditions macroéconomiques est tout à fait démenti par les faits, qui prouvent plutôt le contraire. Fondamentalement, il est possible d'agir sur une grandeur globale par une autre grandeur, mais on ne peut agir sur une moyenne générale, comme le niveau général des prix, par une grandeur globale. C'est la raison pour laquelle l'espoir, exprimé encore et malgré tout par certains économistes, d'une possibilité d'amélioration de l'efficacité de cette politique parait dénué d'un fondement sérieux. Enfin, de même que la politique de déflation durant la grande crise se heurtait à la défense du salaire nominal, la politique contemporaine de déflation est contrecarrée par l'absence d'illusion monétaire et par la défense de leur revenu réel par les salariés et les autres catégories socio-professionnelles. Dans ces conditions le freinage de la demande ne provoque pas des baisses de prix, mais des chutes de la production, pas des réductions de revenus, mais des disparitions d'emplois. Dans certains cas, la diminution induite de l'offre est même supérieure à la réduction initiale de la demande, effet totalement pervers. Mais ces conséquences sont parfaitement logiques dans des conditions de faible élasticité de la demande finale. Toutes ces observations expliquent pour l'essentiel le désenchantement actuel à l'égard de la «politique keynésienne ». D'autres considérations ajoutent encore à ce scepticisme: en raison de ses délais d'efficacité croissants (action curative) ou de l'incertitude de ses prévisions (action préventive), la manipulation de la demande peut aggraver l'instabilité conjoncturelle au lieu de régulariser la croissance - même en cas de chômage massif, elle n'est plus guère applicable de nos jours dans la plupart des pays en raison de la contrainte extérieure et de son effet inflationniste assez rapide, car en cas de relance, au contraire, l'action immédiate s'exerce sur les prix et revenus et les importations avant de s'exercer sur l'activité intérieure (le multiplicateur interne réel est à court terme de plus en plus faible en raison des difficultés de financement des entreprises et de leurs faibles perspectives de rentabilité - en cas de création monédemande externe. Une politique classiq.ue de déflation de ce type, en soi vertueuse, ne peut cependant pas s'appliquer aussi facilement à des pays plus importants et donc moins «ouverts» et surtout elle ne peut mathématiquement pas se généraliser à l'ensemble des pays sans risquer de déclencher ou d'entretenir dans l'économie mondiale un processus de récession cumulative.
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taire restrictive, l'éviction remplace la multiplication); ainsi, pas plus que le freinage de l'activité ne réduit durablement l'inflation, sa reprise ne réduit sensiblement le chômage - ses variations dans un sens ou dans l'autre créent des incertitudes préjudiciables au calcul économique des agents et des risques de distorsions dans l'allocation des facteurs et les structures - enfin, face à de fortes disparités sectorielles et de grandes inégalités régionales ou sociales et en raison aussi de la rigidité conjoncturelle d'une part croissante de l'économie (secteur public ou para-public, secteur tertiaire...), la politique conjoncturelle doit peser d'autant plus lourdement sur les autres et une politique globale ne peut donc jamais être menée avec constance jusqu'à l'obtention du résultat visé, les secteurs, régions ou catégories défavorisés étant rapidement mis dans des situations insoutenables. Devant tous ces faits, on en arrive à se demander de nos jours si la meilleure politique conjoncturelle ne consisterait pas à ... ne pas en avoir du tout, c'est-à-dire à neutraliser conjoncturellement le budget et le crédit, et à tout simplement réguler la demande à moyen terme, de manière à ce que, comme le disait J.B. Clark, l'économie, comme le cycliste, conserve un minimum d'équilibre grâce à un minimum de vitesse régulière... Dans ces conditions, et compte tenu du risque d'un chômage important, la politique de freinage de la demande ne peut en aucun cas constituer la méthode unique de lutte contre l'inflation et, encore moins, contre la stagflation (12). Elle peut amener les chefs d'entreprise à observer une certaine modération dans la hausse de leurs prix, mais, même dans une action purement conjoncturelle, elle est généralement appuyée par des techniques complémentaires.
l'action sur les coûts En conformité avec la théorie de l'inflation par les coilts, les plans de stabilisation comportent généralement des mesures tendant (12) Contre la stagflation, la politique dominante de ces dernières années a été conforme à ce qu'on appelle «la règle de Mundell,., c'est-à-dire la combinaison d'un déficit budgétaire par accroissement des dépenses et d'une politique monétaire restrictive. Mais cette combinaison s'avère doublement dangereuse. D'une part sur le plan réel, elle redéploie progressivement la demande du secteur privé au secteur publicr dont l'activité est largement improductive et en tout cas peu «effective lO, ce qUI va à long terme à l'encontre des efforts de stabilisation. D'autre part, elle engendre sur le plan financier, par les taux d'intérêt élevés, un effet d'éviction ou de renchérissement pour le secteur privé et une a~gravation cumulative du déficit et donc de l'endettement et des charges finanCIères pour le secteur public, ainsi qu'une consommation improductive d'épargne, un gaspillage rampant de capital. A vrai dire une combinaison inverse serait probablement plus valable (baisse des taux d'intérêt et du déficit budgétaire, par réduction des dépenses), ce qui ne justifie cependant pas un brutal renversement de I?olitique, un «budgétarisme,. aussi rigoureux que le «monétarisme », qui seraIt procyclique et aggraverait également la stagflation.
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à limiter la hausse autonome ou induite des coûts de production. Ces mesures sont aussi variées que les coûts des entreprises : prix des matières premières, produits énergétiques, produits semi-finis et services productifs, salaires, intérêts et profits, impôts et taxes. En ce qui concerne les prix des produits nécessaires aux entreprises, l'Etat peut tout d'abord agir directement sur les prix fixés par les grandes entreprises dont il a la propriété. En bloquant ou en freinant la hausse des prix de certains produits de base, il agit dans le sens d'une stabilisation directe des prix et indirecte des coûts. Cette politique pose cependant des problèmes si elle se prolonge : il faut la financer par des subventions budgétaires d'équilibre, d'où un accroissement de dépenses publiques qui accroît la demande - il faut pouvoir ultérieurement relever ces tarifs, ce qui risque simplement de déplacer les pressions inflationnistes dans le temps. Dans la mesure où ces produits sont importés, les pouvoirs publics peuvent, nous l'avons déjà vu, en réévaluant, limiter, voire même surcompenser, la hausse. Mais une réévaluation n'est possible que dans certaines conditions, relativement exceptionnelles. En ce qui concerne les salaires, intérêts et profits, l'Etat peut bien entendu freiner la progression des traitements des fonctionnaires et des agents des entreprises du secteur public. Mais une telle politique n'est possible que dans un climat peu revendicatif, ce qui n'est généralement pas le cas en période de forte inflation et risque de provoquer un rattrapage ultérieur. Les pouvoirs publics ont plus de moyens d'action sur les intérêts par la politique du crédit et notamment la manipulation du taux des avances. Mais ici apparaît une certaine contradiction entre l'action anti-inflationniste sur la demande et l'action anti-inflationniste sur les coûts. Pour freiner la demande, c'est-à-dire encourager l'épargne et décourager la consommation ou l'investissement, l'Etat a intérêt à relever les taux d'intérêt, tandis que pour réduire les coûts des entreprises, il a intérêt à les abaisser. Cette contradiction est généralement tranchée en faveur de la première solution, et ce d'autant plus que l'inflation s'accompagne habituellement d'un déséquilibre de la balance et que celui-ci risquerait de s'aggraver si la baisse des taux d'intérêt provoquait la fuite de capitaux attirés par des rendements plus élevés à l'étranger. Une possibilité de compromis s'offre par l'application d'une politique sélective du crédit : relèvement général des taux, mais maintien de taux bas ou bonifiés pour certains crédits aux entreprises : équipement, exportations et en général investissements de modernisation ou attribution de bonifications diminuant les taux effectifs. Une telle politique ne peut cependant être appliquée à de larges secteurs sous peine de compromettre le freinage de la demande globale et entraîne, pour les secteurs exclus, une charge financière d'autant plus lourde. Enfin, en ce qui concerne les profits, l'action de l'Etat est difficile en raison de la nature même de ce revenu. Le profit est un revenu
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aléatoire et dont le montant n'est en règle générale connu qu'ex post, pratiquement au moment de l'établissement du compte d'exploitation et du bilan. On connaît cependant approximativement les marges de profit appliquées par les entreprises à leurs prix de revient et dans certains cas l'Etat peut taxer ces marges, c'est-à-dire fixer leur niveau maximum ou les bloquer en valeur absolue ou imposer des coefficients multiplicateurs constants. C'est une procédure souvent utilisée en France pour le commerce de détail. Elle serait difficile à généraliser en raison des multiples divergences entre les secteurs productifs à cet égard et des difficultés de contrôle. On peut également bloquer en valeur absolue les bénéfices distribués, mais une telle contrainte, en une période où les profits sont relativement faibles et où les entreprises ont besoin d'avoir recours au renforcement de leur capital propre, peut être dangereuse et même d'effet pervers. Enfin, il y a les impôts. Un abaissement de l'impôt sur les bénéfices des sociétés permet aux entreprises de distribuer un dividende convenable aux actionnaires tout en réduisant éventuellement leur marge de profit. Mais aucune certitude n'existe et le niveau de cet impôt est aussi un facteur de la politique de financement de la croissance, que l'Etat hésite à juste titre à modifier conjoncturellement dans un sens ou dans l'autre. Il y a enfin l'impôt indirect que, pour freiner la hausse des coûts, il convient d'abaisser, alors que, pour freiner la demande, il y a intérêt à l'élever ou à le maintenir stable. II s'agit d'une nouvelle contradiction, résolue selon les cas dans un sens ou dans l'autre. D'une manière générale, une politique de réductions fiscales se heurte toujours aux impératifs du financement des dépenses publiques et la substitution d'emprunts publics aux impôts n'est pas une solution dès lors qu'elle peut entraîner la hausse des taux d'intérêt et donc celle des charges financières des entreprises ou même, par « effet d'éviction », raréfier les fonds disponibles pour l'investissement des entreprises. On voit donc que l'action à court terme sur les coûts des entreprises est assez difficile et, dans la meilleure des hypothèses, de portée légère et passagère. Presque toujours, elle permet seulement de déplacer le problème soit dans l'immédiat - en combattant la hausse d'un coût par un accroissement de la demande ou par la hausse d'un autre coût - soit dans le temps - en retardant des hausses nécessaires et en aggravant les hausses ultérieures. Il faudrait évidemment arriver à organiser un freinage permanent de la hausse des coûts. Cette idée est à la base notamment de la politique des revenus. Mais il s'agit là d'une politique permanente que nous examinerons plus loin.
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le blocage des prix Des observations semblables peuvent être faites à propos des formes classiques du contrôle des prix, consistant à taxer autoritairement ou à bloquer temporairement les prix à un certain niveau ou au moins à soumettre toute hausse de prix à un contrôle administratif préalable et très restrictif et à sanctionner fermement toute contravention (amendes élevées, peines judiciaires). Cette méthode de stabilisation, largement employée dans les périodes de pénurie structurelle de l'offre (guerre ou après-guerre immédiat), utilisée en temps ordinaire aussi pour éviter une répercussion excessive de certains phénomènes (introduction d'un nouvel impôt, dévaluation ...) ou contrecarrer les anticipations pessimistes, amplifications ou généralisations consécutives à certains événements politiques ou sociaux, peut être appliquée à l'inflation contemporaine en vue de lutter contre les indexations de fait ou les anticipations spéculatives des entreprises et des ménages, qui sont la cause fréquente de l'accélération et de l'amplification de l'inflation. Les avantages de cette méthode sont réels : elle est généralement bien acceptée par l'opinion et peut même y provoquer un sursaut salutaire et, en corrigeant les symptômes et donc les anticipations, une limitation volontaire des revendications, son application peut être rapide et elle est généralement efficace, notamment dans le domaine des prix industriels, pendant un ou deux trimestres. Toutefois, au-delà de ces quelques mois, le blocage des prix présente des inconvénients croissants. S'il n'est pas conforté par un blocage ou une progression faible des salaires, et la réalisation d'une telle mesure est inévitablement très limitée dans le temps, il aboutit nécessairement à la compression progressive des profits des entreprises. Il peut en être de même en raison d'autres hausses de coûts non contrôlées, celles des prix des produits importés par exemple. Il y a alors un risque d'étouffement progressif de la croissance par tarissement de l'autofinancement et de l'investissement, sans compter l'extinction progressive de l'innovation et aussi de la compétition entre les entreprises. Enfin, avec le temps, les tentatives de fraude se multiplient. Il y a donc une accumulation des tensions. Pour échapper à ces inconvénients croissants, tout blocage doit nécessairement être supprimé ou assoupli au bout de quelque temps. L'expérience montre cependant que si la première difficulté d'un blocage est de le faire respecter, la seconde est d'en sortir: la fin du blocage entraîne en effet un «rattrapage» et une hausse accélérée des prix. Pour éviter cette issue néfaste et contraire à l'objectif poursuivi, les autorités réalisent généralement un assouplissement progressif du blocage des prix, notamment par des accords de modéra-
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tion volontaire avec les organisations professionnelles. Mais se posent alors des problèmes complexes de contrôle et le risque d'arbitraire administratif devient grand. Il est d'autant moins bien supporté que tous les secteurs économiques ne peuvent pas être soumis à un contrôle également efficace et que le relâchement du blocage relance des revendications salariales et des hausses de coûts. Dans ces conditions, ou bien le contrôle est rapidement abandonné, mais au risque de laisser l'inflation repartir de plus belle et alors le problème a encore une fois seulement été déplacé dans le temps - ou bien il est rendu permanent et plus systématique, en liaison éventuellement avec une politique des revenus. Dans ce cas, il ne s'agit évidemment plus d'une mesure conjoncturelle, éventuellement utile mais d'une efficacité passagère, mais d'une politique permanente comme toutes celles que nous examinerons plus loin et qui doit être confrontée à la nature de l'inflation chronique qu'elle prétend combattre.
* ** L'analyse des principales méthodes conjoncturelles ou temporaires de lutte contre l'inflation fait comprendre pourquoi cette politique constitue aujourd'hui le « chemin de croix» des gouvernements. Elle est d'abord une politique rigoureuse pour les entreprises comme pour les ménages, pour les capitalistes comme pour les salariés. Elle est aussi une sanction pénible pour la collectivité dans son ensemble, parce qu'elle exige le sacrifice de presque tous les autres objectifs de la politique économique et sociale, avec lesquels elle entre nécessairement en contradiction. En effet, la modération de la demande comme la limitation des coûts ou le blocage des prix entraîne le freinage de la croissance et requiert éventuellement le déficit de la balance commerciale. Elle provoque généralement des faillites, et pas nécessairement celle des entreprises les moins dynamiques et les plus inflationnistes, la discrimination inhérente à toutes les politiques globales, malgré l'apparente absence de sélectivité, se faisant fréquemment à rebours de ce qui serait souhaitable, et elle entraîne ainsi des processus de transfert et des mutations de structures qui ne favorisent pas la stabilité à long terme des prix. Elle provoque l'aggravation du chômage, ce qui la rend particulièrement inopportune lorsque le taux de sous-emploi est déjà élevé. Elle s'oppose au développement des équipements collectifs ou des transferts sociaux ainsi qu'à l'expansion de la consommation des catégories modestes de la population. Même si des mesures de compensation ou de protection sont prises, la lutte traditionnelle contre l'inflation pèsera ainsi inévitablement davantage sur les catégories qui sont déjà en général les principales victimes de l'inflation elle-même. La rigueur apparemment nécessaire s'oppose donc aux progrès économiques et sociaux souhaitables et même tout simplement aux exigences de la justice et de la solidarité.
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Cette politique est aussi très difficile à concevoir et à appliquer. Nous avons évoqué les nombreuses contradictions entre les instruments utilisables. A cela s'ajoutent les délais de réaction de l'économie aux mesures budgétaires ou monétaires. Les études faites à ce sujet semblent d'ailleurs indiquer, ce qui est logique, des retards de plus en plus sensibles, une sorte d'« immunité» croissante de l'économie à la médication traditionnelle. L'impossibilité de prévoir avec certitude l'évolution future des prix et celle de l'environnement international ne permet même pas un recours croissant à l'action préventive. Enfin et surtout, cette politique n'a qu'une efficacité très limitée ou même perverse. L'expérience semble montrer qu'elle parvient à éviter l'inflation galopante et plus généralement l'accélération de l'inflation chronique. Mais son succès s'arrête là et, à beaucoup d'égards, son intervention est susceptible d'aggraver la hausse ultérieure des prix. Malgré la répétition et la succession de plus en plus rapprochée des plans conjoncturels de stabilisation, le taux moyen d'inflation s'élève à moyen terme dans tous les pays développés, sauf s'ils acceptent une récession profonde et un chômage massif. L'origine de cette inefficacité réside évidemment, comme nous l'avons déjà relevé, dans l'inadaptation fondamentale de la nature de cette politique à celle de l'inflation contemporaine. L'inflation actuelle est une maladie chronique de l'organisme économique. Il ne convient donc pas de lui opposer une médication passagère et discrétionnaire, parfaitement justifiée pour compenser la phase d'un cycle conjoncturel ou la conséquence d'un événement historique, mais impuissante à réparer des défauts durables de la machine économique. La hausse des prix résulte de déséquilibres profonds dont l'excédent de la demande ou la hausse des coûts ne sont que les conséquences les plus apparentes. Pour obtenir une « désinflation» en profondeur, il convient donc de traiter ces causes profondes et non leurs symptômes. Ces observations de bon sens, aujourd'hui acceptées par les économistes de toutes tendances, sont précisément à la base des politiques ou propositions nouvelles de lutte contre l'inflation.
2.
Les politiques structurelles et programmées
A l'opposé des méthodes traditionnelles, les politiques nouvelles. préconisées depuis un certain nombre d'années, sont destinées à lutter contre l'inflation par une action permanente ou à long terme
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sur les déséquilibres profonds de l'économie. Il ne s'agit plus du déséquilibre passager entre offre et demande ou des mécanismes techniques ou psychologiques de hausse des coûts ou des prix, mais du déséquilibre profond entre produit réel et revenu monétaire, d'où résultent en définitive la demande excédentaire et les coûts excessifs. Dans cette optique, et conformément aux grands clivages théoriques présentés dans l'Introduction générale, on peut distinguer trois catéogries de politiques : les politiques de stimulation de la croissance, les politiques de stabilisation monétaire et enfin les politiques des revenus et des prix. Nous n'entrerons pas dans le détail de toutes les propositions nouvelles. Ce serait d'ailleurs un travail de Titan, car on se trouve en face d'une masse de remèdes aussi contradictoires que le sont les analyses actuelles de l'inflation. Nous laisserons aussi de côté bon nombre de propositions, parfois assez curieuses. Comme le disait fort bien il y a quelques années déjà Joan Robinson: «La prolifération d'excentriques est un signe révélateur de l'importance de la crise que nous traversons. Lorsque les doctrines orthodoxes ne répondent plus aux besoins du public, celui-ci se tourne volontiers vers de faux prophètes. Dans les années trente on a vu apparaître ainsi Warren et Pearson qui persuadèrent le président Roosevelt que l'élévation du cours de l'or augmenterait tous les autres prix et mettrait un terme à la récession ». Mais, bien que Joan Robinson ajoutait non sans bon sens qu'« on peut certes préférer les gens extravagants aux tenants de l'orthodoxie, car les premiers du moins se rendent compte qu'un problème se pose », nous nous en tiendrons ici à la critique des propositions les plus répandues, sinon les plus crédibles.
politiques de la croissance et de l'offre Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la plupart des pays développés ont mis en œuvre une politique à moyen et à long terme destinée à assurer une croissance aussi rapide que possible et à assurer l'adaptation de la production nationale à la demande mondiale. A partir du moment où l'impuissance de la politique conjoncturelle à maîtriser la hausse des prix est devenue évidente, l'idée de se servir de la politique de croissance pour assurer un meilleur équilibre fondamental entre produit et revenu s'est naturellement imposée. Les nombreuses études attribuant aux structures de la production un rôle éminent dans l'inflation chronique n'ont fait que renforcer l'intérêt d'une telle réorientation de la politique de croissance. Puisque l'objectif de celle-ci est d'améliorer les structures productives, de rationaliser les méthodes de production et enfin de stimuler les agents productifs, elle semblait pouvoir contribuer, sinon à éliminer, du moins à réduire l'écart entre progression du produit et du revenu.
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L'idée de lutter contre l'inflation par l'accélération de la croissance du produit réel paraît à première vue excellente. Il convient cependant d'examiner de près les politiques par lesquelles ce résultat devrait être atteint. On peut d'abord considérer l'ensemble des actions par lesquelles les Etats essaient de favoriser un développement plus rapide de la productivité de l'économie nationale : incitation à la concentration et plus généralement réformes des structures, politique publique ou soutien de la recherche - développement, formation professionnelle, subventions de modernisation, aide à la mobilité et amélioration de l'allocation des facteurs, etc. La première condition d'un effet antiinflationniste est évidemment que le coût de ces interventions généralement onéreuses ne dépasse pas l'avantage collectif qui en résulte effectivement et que la redistribution ainsi effectuée entre les entreprises ne soit pas involontairement régressive en prélevant sur les entreprises saines et spontanément dynamiques au profit de firmes moins entreprenantes. Or ce calcul macroéconomique élémentaire n'est pas toujours sérieusement assuré, surtout lorsque des préoccupations de protection sociale se mêlent à l'objectif de promotion économique, comme c'est généralement le cas, notamment dans l'agriculture et depuis quelque temps, de plus en plus, dans l'industrie. En supposant même que les interventions économiques de l'Etat aient un effet indiscutablement positif et aboutissent à un accroissement de la productivité et de l'élasticité de l'offre, il n'est pas certain que ce résultat ait des conséquences sur les prix. Fréquemment en effet, les gains de productivité servent de référence à la détermination des revenus ou provoquent tout simplement un accroissement des dépenses distribuées par les entreprises (pour la recherche, l'investissement, l'amélioration des produits ...). Ils n'améliorent alors nullement les conditions de la formation des prix et peuvent même les détériorer pour l'avenir, en élevant durablement l'importance des exigences de revenu ou des habitudes de dépense. L'observation des faits confirme cette critique : il n'y a apparemment aucune corrélation dans les pays développés entre de fortes performances de productivité et de faibles hausses de prix (13), parce qu'il n'y a qu'une faible incitation en général au transfert de ces gains sur les prix. Des observations identiques valent pour une autre action à moyen terme destinée à améliorer la productivité globale de l'économie, à savoir la politique de l'emploi. Il est certain que l'amélioration de la transparence et de la fluidité sur le marché du travail est susceptible, en réduisant l'importance du chômage structurel et frictionnel, d'assurer une croissance globale plus rapide. A court terme une telle politique peut aussi freiner quelque peu les hausses salariales. Mais là
(13) Fait déjà relevé en 1970 par rO.C.D.B. dans son étude intitulée Le problême actuel de l'inflation.
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encore, il n'y a que de faibles chances pour que ces modifications aient des conséquences positives sur les prix, dès lors que rien n'oblige les entreprises à transférer une partie au moins de ces gains réels à leurs acheteurs (14). L'analyse de l'inflation menée ci-dessus, a montré que la hausse des prix est déterminée par le seuil de tolérance de la demande finale et que, dans ces conditions, la suppression d'une cause d'inflation ou la création d'une cause de déflation au sein des entreprises se trouve automatiquement compensée par l'aggravation d'un autre facteur inflationniste sous forme de dépenses ou de revenus supplémentaires. Dans la mesure où l'Etat assure une meilleure productivité de l'économie, il obtient bien un effet positif sur la croissance globale, mais ne modifie nullement de ce fait le déséquilibre inflationniste; le produit et le revenu s'accroissent plus fortement, mais leur écart demeure. La stimulation de la croissance par la politique à long terme de l'Etat ne constitue donc nullement une politique anti-inflationniste d'efficacité garantie, sauf peut-être à très court terme, durant le délai de réaction des revenus à la hausse du produit.
*** La conscience de ces limites d'une stimulation générale de la croissance a amené certains économistes à préconiser plutôt, pour la lutte contre l'inflation et aussi contre la crise et le chômage, la planification de la croissance par le contrôle direct et sélectif des investissements, notamment dans le secteur public et nationalisé (15). Sans considérer le détail de ces propositions, souvent très contestables, notamment lorsqu'il est question de stimuler la réalisation d'équipements collectifs, ce qui aurait des effets éminemment inflationnistes par la nature même des choses, on doit cependant émettre des réserves sérieuses sur le principe même de cette politique. Certes, l'analyse du phénomène inflationniste a mis en évidence
(14) Notons que la politique de l'emploi pratiquée depuis la crise dans les pays développés est encore moins apte à réduire les tensions inflationnistes. Bien au contraire, en développant la protection des chômeurs, mesure en soi parfaitement justifiée, ou en favorisant les mises à la retraite anticipées par exemple, elle tend à accroître les charges sociales pesant sur les entreprises et constitue très exactement un facteur cumulatif de stagflation (maintien de revenus sans production correspondante). Les observations générales faites sur les effets de la politique de l'emploi valent aussi pour toutes les «réformes structurelles» (circuits de distribution, professions réglementées, etc.) que les pouvoirs publics annoncent ou pratiquent périodiquement. Malgré leur appellation. elles ne peuvent avoir en réalité que des effets anti-inflationnistes ponctuels et passagers. (15) Une telle conception est prônée par des économistes partisans de la planification indicative et des nationalisations en France. Elle a également été préconisée, en Allemagne, par des économistes proches des syndicats.
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le rôle de la formation du capital fixe et circulant dans la création de l'écart inflationniste global. Mais l'analyse a également montré la très grande complexité et interdépendance de l'ensemble des décisions aboutissant à ce résultat. Une politique de sélection des investissements devrait donc avoir un caractère tellement fin qu'il est quasi impossible de la concevoir hors d'un système de planification impérative et d'un programme détaillé et hiérarchisé de satisfaction des besoins. Bien entendu, il y a de grandes masses d'investissements dont le caractère inflationniste est évident. C'est le cas des équipements collectifs ou des investissements destinés à produire des biens exportables ou des équipements commerciaux ou encore de la masse salariale. Mais il est à peu près inconcevable qu'une politique de stabilisation à long terme puisse reposer sur la limitation durable de ce type d'investissements, en raison de leur nécessité évidente. Le problème est plutôt de savoir comment, malgré ces dépenses inflationnistes nécessaires, le niveau général des prix pourra être stabilisé. Il s'agit donc d'obtenir que dans tous les autres domaines se dégage un écart déflationniste. Or, pour obtenir un tel résultat, il ne suffirait pas d'édicter des règles générales et d'adopter des méthodes globales de sélection des investissements. Il faudrait contrôler avec précision, presque dans chaque entreprise, chaque type d'investissement. Il est difficile d'imaginer qu'il puisse y avoir, dans la panoplie actuelle des instruments de réalisation des plans indicatifs, des moyens adaptés à une sélection aussi détaillée : ni la limitation de l'autofinancement, ni l'encadrement du crédit, ni le contrôle des emprunts sur le marché financier, ni le subventionnement public des investissements ne sont susceptibles d'assurer le résultat recherché. Il faudrait en réalité éliminer toute source de financement non contrôlée pour éviter que les chefs d'entreprise ne fassent des arbitrages discutables. Et il faudrait instituer naturellement aussi un contrôle administratif extrêmement complexe de toute la gestion des entreprises, équivalant à la constitution d'un circuit parallèle de décisions au sein de l'économie, et donc éliminer pratiquement la liberté d'entreprise. Il est douteux qu'une sélectivité aussi poussée soit politiquement réalisable. Et sur un plan théorique, l'adoption pure et simple d'un système de planification centralisée de type socialiste apparaîtrait à la limite comme une solution plus rationnelle. Une telle transformation du système aurait cependant des conséquences économiques, sociales et politiques qui pourraient faire préférer une inflation même galopante ou un contrôle des prix même permanent. La réalisation ou l'interdiction des investissements ne peut donc être recherchée dans la voie d'une sélection directe par une administration économique. La planification administrative de la croissance risquerait soit d'être peu efficace, soit de l'être trop et de provoquer,
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par une stabilisation imposée, l'étouffement de la croissance et la disparition de la liberté économique. Le résultat visé doit plutôt être obtenu par des techniques simples et ne mettant en cause ni la liberté d'entreprise, ni la stimulation matérielle de la production, qui demeurent d'irremplaçables facteurs de progrès.
* ** C'est précisément sur ces idées libérales que se fonde le courant de pensée et de proposition américain, que l'on appelle les «supplyside economics », par opposition à la politique keynésienne axée sur la demande (16). Les partisans de l'économie de l'offre souhaitent agir contre l'inflation, et d'ailleurs aussi contre le chômage, non pas par une stimulation globale ou une planification détaillée et sélective de la croissance, mais par une stimulation microéconomique des agents de la production et par la restauration des forces du marché. S'appuyant sur une critique radicale de l'Etat dirigiste et interventionniste, ils proposent de redonner toute son efficacité à l'économie privée en la libérant au maximum des réglementations et des interventions publiques. A cet effet, les principales mesures préconisées sont les allègements de la fiscalité directe sur les personnes et les sociétés, la réduction des dépenses publiques, notamment de transfert, et la « déréglementation» dans l'industrie. La conjonction des deux premiers types de mesures montre que la politique préconisée n'est pas assimilable, bien qu'il y ait quelques parentés dans l'esprit et la forme, à une politique keynésienne de relance de la demande - qui s'accommoderait certes de la réduction de la masse fiscale, mais impliquerait simultanément l'acceptation d'un déficit public et qui ne se prétendrait d'ailleurs nullement anti-inflationniste (17) - mais
(16) On pourrait soutenir que cette orientation de la politique économique vers l'offre au lieu de la demande a inspiré au moins partiellement la plupart des gouvernements européens depuis la crise : pour le gouvernement de Mme Thatcher les parentés sont évidentes, mais la conception du Comité d'experts allemand vulgarisée par ce qu'on appelle le «théorème de Schmidt,. (les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain et les emplois d'après-demain) et le S, Plan français placé sous le thème de «l'offre compétitive» relevaient visiblement de la même inspiration. Cependant la doctrine de l'économie de l'offre a été essentiellement développée aux Etats-Unis et la politique du Président Reagan est dans ce domaine manifestement plus systématique que ce n'est ou ne fut le cas des gouvernements européens. (17) La réduction des taux fiscaux n'impliquerait en effet pas du tout la baisse de la masse fiscale; bien au contraire, comme le montre la courbe de Lafferl qui applique à la fiscalité la loi des rendements décroissants, on escompte de l'aoaissement du taux marginal de l'impôt un accroissement des rentrées fiscales. Autrement dit, on espère élever l'élasticité de l'impôt global en abaissant son prix individuel. C'est en somme une version économique du vieux rêve étatique : "demander plus à l'impôt et moins au contribuable JO. L'exJ?érience amérIcaine en cours a montré que cet espoir ne se réalise pas très facIlement.
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qu'elle vise avant tout à encourager les individus et les entreprises à travailler, entreprendre, épargner et investir davantage (18). On compte donc essentiellement sur les effets qualitatifs des incitations fiscales, en même temps que sur ceux de la réduction des transferts sociaux et des subventions économiques. En modifiant les perspectives et les comportements des agents économiques, on escompte une stimulation de leur activité, de leur productivité et donc finalement de la production globale et, par là, un rééquilibre entre offre et demande globales. En même temps le déplacement de ressources du secteur public vers le secteur privé devrait assurer la substitution d'une production marchande à une production non marchande, et par là aussi un rééquilibre entre offre et demande globales. Par ces deux effets, on espère une stabilisation progressive des prix. Une telle politique, tendant à influencer qualitativement le comportement des agents économiques et à mobiliser leurs énergies, est à première vue beaucoup plus apte, en économie capitaliste de marché, à contribuer à une stimulation active de la production, et même de l'offre effective, que les interventions quantitatives, globales ou sélectives de la puissance publique, puisqu'elle s'appuie sur ce qui fait la force et constitue le moteur de cette économie, c'est-à-dire compte sur l'intérêt personnel et l'initiative privée pour stimuler la productivité et élever l'élasticité de l'offre globale. L'importance de ces effets de substitution positifs sur le travail, l'épargne ou l'investissement fait actuellement l'objet de controverses en raison de l'incertitude sur les arbitrages des agents économiques (19) : les chances seraient faibles selon les estimations obtenues à l'aide des modèles économétriques traditionnels, sensiblement plus élevées avec de nouveaux modèles tenant davantage compte des mutations de comportement attendues à plus ou moins long terme. Il est vrai que certains contestent la possibilité d'évaluer économétriquement les effets de changements des mentalités des agents économiques, qui pourraient être, selon eux, considérables si la population abandonnait (18) Il s'agit d'encourager une forme de travail particulière, le travail et l'initiative des détenteurs de capitaux, la création d'entreprises, le retour d'entrepreneurs «schumpétériens », etc. L'hypothèse sous-jacente est donc que si l'économie ne propose pas actuellement suffisamment de postes de travail d'exécution c'est parce qu'il n'y a pas assez de travail d'innovation et de création, c1est-à-dire pas assez d'offre de travail de direction de la part des catégories sociales riches susceptibles et capables d'assurer celui·ci. Tel serait le goulot d'étranglement qui expliquerait le chômage massif et qu'il conviendrait donc d'éliminer par des mesures tendant à développer les investissements dans les entreprises existantes et surtout les créations d'entreprises nouvelles, dont les investissements ne peuvent être que d'extension et non de rationalisation. (19) Les ménages pauvres choisiront-ils de rechercher plus activement du travail ou se laisseront-ils entraîner dans une marginalisation croissante? Les ménages aisés choisiront-ils de travailler plus ou d'avoir plus de loisirs, de consommer ou d'épargner davantage et dans ce cas de placer leur argent dans les activités productives ou les valeurs-refuges? Les entreprises choisiront-elles d'investir plus ou de distribuer plus de profits, et, en cas d'investissements, de réaliser ceux-ci aux Etats-Unis ou dans d'autres régions du monde? Autrement dit, en termes plus abstraits, l'économie américaine est-elle sur la partie descendante ou sur la partie montante de «la courbe de Laffer»?
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les délices de l'Etat providence et les facilités de l'Etat keynésien et retrouvait l'esprit du capitalisme dynamique et novateur (20). A priori une politique d'accroissement de l'offre serait en tout état de cause préférable, dans la lutte contre la crise actuelle, à une politique de limitation de la demande, parce que, même si elle n'était pas parfaitement efficace contre l'inflation, du moins serait-elle susceptible de favoriser la croissance et de créer éventuellement un solde net d'emplois supplémentaires (si les créations d'emplois privés dépassent les suppressions d'emplois publics). Encore faut-il avoir conscience de toutes les conditions et questions que pose, du point de vue de la croissance, une telle politique. Le ralentissement de la croissance, et notamment de la croissance industrielle, tient-il à l'insuffisance d'actions privées ou publiques, à la faiblesse d'initiative des individus ou à la carence d'organisation des grandes entreprises, à un manque de dynamisme général des agents, à des incitations à la consommation et à la désépargne (avantages fiscaux au crédit à la consommation et à l'endettement des ménages), à des politiques de stabilisation monétaire ou encore à des mutations structurelles ou technologiques de l'économie mondiale? Est-ce que le seul accroissement des incitations financières mène automatiquement à l'augmentation de la production, de la productivité et de l'emploi et permet d'interrompre la tendance longue à la désindustrialisation et à l'affaiblissement du taux d'innovation et de l'esprit d'entreprise? Si les keynésiens ont eu tendance à oublier les conditions micro-écono-
miques de la croissance, les partisans de la théorie de l'offre n'ont-ils pas tendance à en négliger les conditions macro-économiques? Et puis, il faut examiner la possibilité de pratiquer une telle politique dans une économie ouverte, c'est-à-dire disposer d'une balance excédentaire ou des moyens de supporter un déficit durable (réserves, endettement ou émission d'une monnaie de transaction internationale), ou bien être assuré que l'accroissement de l'offre s'accompagnera d'un développement des exportations et d'une reconquête du marché intérieur (21).
(20) Voir à ce sujet : l.L. Syren, L'économie « supply-side» : ambitions et limites, Anal. de la S.E.D.E.I.S_, janvier 1981. - « Moins d'impôt, moins d'Etat, plus d'espoir, plus d'investissement» est un slogan sympathique pour rompre avec «le dirigisme sclérosant, l'interventionnisme incohérent et le socialisme rampant ». (21) Il est certain que l'économie américaine dispose de privilèges speCIfiques, notamment le «droit de seigneurage» mondial, qui lui permettent de pratiquer une politique tout à fait paradoxale d'expansion intérieure avec un déficit budgétaire important et un déficit extérieur croissant et avec cependant une réévaluation massive et permanente de sa monnaie, grâce à un endettement international huit fois supérieur à celui des pays en voie de développement et des pays de l'Est. Un tel modèle n'est pas transposable à d'autres pays. En Grande-Bretagne, une politique semblable a abouti, malgré l'atout pétrolier spécifique, à un chômage massif et durable et à une désindustrialisation continue. Voir, pour la comparaison de ces expériences, le Rapport de l'I.F.R.I., Ramsès, Paris 1982 et 1984, ainsi que les numéros d'Economie prospective internationale, consacrés à la «Reaganomie» et à « Dualité, change et contraintes
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Toutes ces questions renvoient directement au problème de l'inflation. Or, en ce qui concerne les effets de stabilisation des prix d'une telle politique, on peut avoir quelques doutes. Certes, la substitution d'une production marchande accrue à une production non marchande, et aussi l'allègement des réglementations, pourraient augmenter à un moment donné ce que nous avons appelé l'offre effective. En outre, l'accroissement éventuel de la productivité du travail serait susceptible d'augmenter la production globale, mais ne garantirait pas ipso facto et durablement celle de la production effective. Enfin le rééquilibre entre les hauts revenus productifs d'épargne et les bas revenus, surtout consommés, pourrait favoriser le développement de l'investissement et de la production privée au détriment de la consommation privée et publique. Mais d'une part l'effet de substitution d'une production effective à une production non effective n'est pas forcément durable, le secteur privé ayant luimême tendance, comme nous l'avons vu, à accroitre sans cesse la part de la production «ajoutée» et les déductions fiscales n'étant pas susceptibles de se répéter indéfiniment (22). D'autre part, si la réduction éventuelle et passagère de l'écart entre offre et demande est susceptible de freiner une inflation conjoncturelle, elle n'affecte nullement la cause profonde de l'inflation chronique. Il est possible aussi que le développement éventuel des investissements privés aboutisse à une croissance plus rapide de la productivité et à une baisse des coûts moyens, encore que tout investissement crée de la demande aussi bien qu'une offre supplémentaire. Mais comme on l'a déjà dit, il n'y a pas de corrélation négative entre productivité et inflation, laquelle est aussi forte dans des pays connaissant encore, contrairement aux U.S.A., des progrès de produc-
extérieures '"11er et 4' trim. 1983. Il est vrai que les syndicats américains sont beaucoup p us coopératifs que les anglais et admettent parfaitement des restructurations radicales. Mais le fait est que les récentes créations d'emplois aux U.S.A., suite à la reprise de fin 1982, se font dans le secteur tertiaire où le coefficient de capital est plus faible et où la durée moyenne du travail s'est spontanément abaissée à 32 heures hebdomadaires, tandis que le secteur industriel continue de régresser. (22) Le Président Reagan a, nonobstant les objections des autorités monétaristes et financières privilégiant les équilibres, appliqué avec beaucoup d'énergie et de constance son programme d'expansion économique par réduction de la fiscalité, sorte de «keynésianisme de droite", qui a permis de substituer dans une large mesure l'endettement public à l'endettement privé, de rétablir l'autofinancement intégral des entreprises américaines et d'améliorer le rendement du capital investi et pas seulement celui du capital placé. Toutefois cette baisse du prix de vente des services publics en-dessous de leur prix de revient et le financement de dépenses courantes par l'emprunt ne sont pas très orthodoxes et ne peuvent indéfiniment se poursuivre. Mais le rétablissement de l'équilibre par relèvement des impôts, que suggèrent les monétaristes, et non par réduction relative des dépenses, inverserait la substitution et entraînerait bien entendu un effet d'éviction de la dépense privée. Il est vrai qu'avec un déficit budgétaire atteignant, en 1983, 6 % du P.i.B., cette politique a atteint ses limites et sera sans doute tôt ou tard inversée.
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tivité élevés (23). En général, comme nous l'avons vu, à long terme, l'offre se crée constamment à elle-même une demande excessive et les mesures envisagées ne peuvent donc avoir un effet déflationniste réel que si elles intensifient durablement la concurrence, c'est-à-dire si la demande finale devient plus élastique aux prix. Or des réductions fiscales ne garantissent absolument pas un tel résultat. En particulier, l'allègement de l'imposition des revenus des ménages aisés et la moindre taxation des revenus du capital peuvent certes réduire quelque peu des revendications de revenus liées au poids du prélèvement fiscal, mais elles ne modifient guère l'inélasticité de la consommation des ménages aisés, bien au contraire. La réduction des transferts sociaux, si elle peut éventuellement stimuler la recherche d'emplois (ce qui ne garantit nullement l'obtention d'emplois dans une économie à taux de chômage déjà très élevé), n'aboutira pas non plus à une hausse de l'élasticité de la demande des ménages à faibles revenus, bien au contraire. Il est même probable que l'accélération éventuelle et occasionnelle de la croissance aura plutôt tendance à l'aggraver. En outre, une telle politique est limitée dans le temps, par la nature des choses. Dans ces conditions, le taux d'inflation se maintiendra ou s'aggravera à moyen terme et seules les causes apparentes s'en trouveront modifiées (24).
(23) L'écart actuel entre le taux de progression de la demande nominale (entre 10 et 20 % selon les pays) et ceux de l'offre (entre 0 et 3 % en général) est d'ailleurs tel qu'un accroissement, même énorme, de la productivité serait encore largement insuffisant pour rétablir l'équilibre. (24) Cette analyse critique porte évidemment sur l'application d'une véritable politique de l'offre et non sur l'expérience américaine depuis 1980, à certains égards plus complexe : substitution, pour des raisons de défense nationale, de dépenses militaires aux dépenses civiles réduites et surtout, sous l'influence du F.E.D., politique de restriction monétaire qui a abouti à une hausse considérable des taux d'intérêt et, en raison de la demande mondiale du dollar, monnaie de transaction internationale, à une hausse non moins considérable du taux de change effectif (+ 43 % de janvier 1980 à décembre 1983 !). Cette combinaison de politiques, qui associe «la carotte de Keynes et le bâton de Friedman., selon l'expression de Michel Albert dans Le pari français (Paris, 1982), a abouti en 1982 à un résultat contraire à celui qui était visé. c'est-à-dire à une réduction cumulative de l'offre, consécutive à celle de la demande. La combinaison monétariste et fiscaliste de taux d'intérêt et de change élevés et de réductions d'impôts, pour freiner d'une part la croissance nominale et stimuler d'autre part la croissance réelle, a permis, il est vrai, une désinflation assez rapide, mais au prix d'abord d'une aggravation de la crise et d'une énorme progression du chômage en Amérique et dans le monde. Les restrictions monétaires ont été, on le sait, fortement assouplies à partir d'août 1982, ce qui a permis, en liaison avec un très grand déficit budgétaire, une forte reprise de la production et de l'emploi, non par l'offre, mais par la demande finale, publique et privée, et au prix d'en endettement extérieur considérable qui a evidemment l'avantage d'éviter un effet d'éviction, mais posera un jour des problèmes. Il est vrai que la politique de l'offre a paradoxalement recréé, par l'élimination d'obstacles réglementaires et fiscaux à l'élasticité de la production, les conditions d'efficacité d'une politique de soutien de la demande. L'économie américaine fonctionne donc actuellement au-dessus de ses moyens. L'expansion nationale sera-t-elle suffisante pour rééqulibrer le budget et l'expansion mondiale induite sera-t-elle suffisante pour rééquilibrer la balance ? On peut en douter. Sans la ~uissance des Etats-Unis, cette évolution, qui, il faut le dire, est favorable à 1 économie américaine et fonctionne comme une sorte de Plan Marshall pour l'économie mondiale, serait déjà compromise, comme ce fut le
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En définitive, il ne semble pas qu'une politique tendant à agir sur l'évolution quantitative ou qualitative de la production, que ce soit par des méthodes dirigistes ou par des méthodes libérales, selon des logiques socialistes ou des logiques capitalistes, puisse constituer une solution valable et durable au problème de l'inflation chronique. La stimulation plus ou moins artificielle de la croissance, qui peut être en soi souhaitable pour d'autres raisons, entraînerait, après d'éventuels effets positifs à court terme, la poursuite inévitable ou même l'accélération de l'inflation à moyen et long termes.
la politique de stabilisation monétaire L'idée de contrôler le niveau général des prix par la stabilisation monétaire est aussi ancienne que la théorie quantitative de la monnaie. C'est dire qu'elle peut prétendre s'appuyer sur une tradition aussi prestigieuse que longue (25). Au XIX' siècle, elle s'imposa très largement sous l'influence de Ricardo, dont le projet de réglementation de l'émission de monnaie fiduciaire reposait directement sur l'analyse de la grande inflation « napoléonienne» (26). Dans la période contemporaine, marquée par le développement de la monnaie scripturale, elle fut reprise d'abord par Irving Fisher en 1935, puis par l'école de Chicago, sous l'influence de Henry C. Simons. Mais, éclipsée par le programme de stabilisation conjoncturelle de Keynes et le recours croissant aux instruments budgétaires, elle ne fut véritablement lancée dans le débat sur la lutte contre l'inflation qu'à partir de 1959 par l'élève de Simons, Milton Friedman, dans A program for monetary stability et quelques autres écrits. Ce fut le début de ce qu'on a appelé la « contre-révolution monétariste ». Les fondements analytiques de la proposition friedmanienne ont déjà été évoqués dans l'Introduction. Ils mettent l'accent, dans la hausse du niveau général des prix, comme d'ailleurs, à court terme, cas de la France en 1982, par la dévaluation et ses conséquences inflationnistes. JO actuel a des causes très spécifiques. Si la France ne pouvait avoir raison seule contre tous, les Etats-Unis en ont le pouvoir, du moins quelque temps ... (25) et parfois même redoutable: au XVII" siècle, on guillotinait les ministres des Finances dont le laxisme semblait à l'origine de la hausse des prix et c'est aussi par la guillotine que, sous la Révolution française, la Terreur tenta de soutenir le cours des assignats, avec l'efficacité que l'on sait. (26) Le plan de Ricardo, adopté par la Banque d'An~leterre et à sa suite par d'autres Instituts d'émission, prévoyait une relation ngoureuse entre le stock d'or et la masse monétaire émise sous forme de billets. Cette réglementation fut à l'origine de fluctuations de l'activité et de crises graves, en raison du caractère irrégulier de la production et de la distribution mondiales de l'or. Si elle n'eut finalement pas de conséquences trop catastrophiques, ce fut en raison d'une part d'un assouplissement croissant de la norme d'émlsison fiduciaire par les Banques centrales et d'autre part de l'utilisation croissante de substituts monétaIres, notamment l'invention de la monnaie scripturale, par les banques ordinaires. Le «miracle américain
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dans la détermination du niveau général de l'activité, sur le rôle de la masse monétaire et plus particulièrement de la politique d'émission discrétionnaire et flexible des autorités monétaires. La recommandation politique découle logiquement de cette analyse. Il convient que la croissance de la masse monétaire soit rendue constante par l'adoption d'une norme de progression à moyen terme et par la possibilité et l'obligation pour la banque d'émission de respecter cette norme et de l'appliquer, notamment par la politique d'open market. Simultanément, et en bonne logique, il convient que les prix interne et externe de la monnaie, c'est-à-dire le taux d'intérêt et le taux de change, soient rendus parfaitement flexibles et soumis aux lois de l'offre et de la demande sur leurs marchés respectifs. Une version différente d'organisation monétaire contre l'instabilité des prix est la proposition de retour aux contraintes de l'étalonor, au «gold standard» par opposition à ce «labor standard» (Hicks) qui caractériserait l'économie actuelle. Cette position, défendue autrefois notamment par Charles Rist et Jacques Rueff, a été prônée plus récemment, aux Etats-Unis mêmes, par Arthur Laffer et quelques autres, qui considèrent qu'il s'agit moins de contrôler la quantité de monnaie en circulation que de rétablir la confiance des agents économiques dans la «nature» même de la monnaie, dont la valeur intrinsèque empêcherait toute dévalorisation artificielle. «Le gouvernement n'a qu'une chose à faire, dit Laffer, offrir un produit monétaire de qualité, plutôt que de réguler la quantité de ce produit sur le marché... Il faut pouvoir dire que le dollar vaut de l'or.» En réalité il y a un problème de quantité, car le retour à l'étalon-or reviendrait en fait à fixer, implicitement, une norme de progression monétaire et à l'imposer aux autorités monétaires. Rien ne garantirait cependant que cette norme, imposée de l'extérieur et d'ailleurs variable, serait optimale. Liée aux fluctuations et aux stratégies de la production d'or dans le monde et aux réactions du public, cette progression risquerait en permanence d'être à la fois insuffisante (entretenant ainsi la récession et le chômage) et instable (développant ainsi les fluctuations de l'économie) et d'imposer simultanément un excédent croissant de la balance aux pays non producteurs d'or, sauf si l'on se décidait pour une formule de réévaluation glissante et régulière du stock d'or monétaire. Cette solution serait praticable, mais ne constituerait plus une garantie anti-inflationniste. Des objections du même type pourraient être faites aux nombreux projets d'émission monétaire en fonction de stocks de matières premières (Mendès-France, Warin, etc.). Une proposition beaucoup plus radicale, consistant à supprimer le monopole d'émission des Banques Centrales, instauré au XIX" siècle, et à rétablir la libre émission de plusieurs monnaies nationales, la concurrence entre celles-ci provoquant la préférence du public pour
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la plus stable, c'est-à-dire celle dont l'émission serait la plus limitée par une règle de convertibilité en or ou en un panier de marchandises par exemple, a été formulée par F. Hayek dans Denationalization of Money (1956) et est soutenue par quelques économistes libertariens américains. N'y a-t-il vraiment, en ce xx· siècle finissant, rien de mieux à trouver, en matière d'organisation monétaire rationnelle, qu'un tel retour aux pratiques bancaires lourdes, archaïques et si instables des siècles passés? En supposant que, conformément à la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasserait la bonne, rien ne serait changé à la situation actuelle. Si ce n'était pas le cas, c'est-à-dire si les agents économiques donnaient la préférence à la bonne monnaie pour leurs transactions, ce plan reviendrait pratiquement au même, complications pratiques en sus, que de fixer à l'Institut d'émission une norme faible de création monétaire. - Et, comme le dit très bien Milton Friedman, «si le remède est politiquement inacceptable sans étalon-or, il le sera tout autant avec étalon-or ». - Les remarques opposables au pluralisme monétaire le sont aussi à tous les projets tendant à établir un étalon monétaire de rechange et de refuge (monnaie de compte indexée par exemple). On a également suggéré (27), pour éviter les effets pervers de la contraction monétaire sur les entreprises, de limiter la masse monétaire, non en réduisant les crédits aux entreprises, mais en offrant aux ménages un certificat d'épargne indexé et en épongeant ainsi l'excédent éventuel. Mais une telle mesure n'aurait probablement aucun effet sur la masse monétaire et la dépense globale, les ménages pouvant de toute évidence se contenter de substituer de tels certificats à d'autres titres d'épargne au lieu de réduire leur consommation du même montant. Nous n'examinerons pas ici en détail tous ces plans, mais concentrerons notre attention sur le projet monétaire le plus connu et le plus appliqué, les observations faites à ce propos étant largement généralisables. Concernant le plan de «politique monétaire automatique », de Friedman et de ses partisans, il y a eu d'abord de nombreuses discussions sur les difficultés pratiques de fixation de la norme (28), sur
(27) A. Riboud, dans la Revue politique et parlementaire, juillet 1981. (28) La norme optimale correspondrait à la somme du taux d'accroissement potentIel moyen du produit réel et du taux de variation de la vitesse de circulation de la monnaie ou de la demande d'actifs monétaires en longue période et de la monétisation d'actifs non liquides. - Le produit de référence n'est pas aisé à prévoir, il peut subir des variations cycliques ou des chocs exogènes importants, il peut se modifier sous l'influence des changements de comportements des agents, il peut enfin et surtout être plus apparent qu' « effectif ". L'a~égat monétaire de référence (base monétaire, Ml, M2 ... ) ne s'impose pas indiscutablement; il est généralement instable, car il subit des arbitrages imprévisibles des ménages et le processus accéléré d'innovation financière des banques, stimulé de nos jours par l'automatisation et la dérégulation, ainsi que l'influence de la demande étrangère de la monnaie nationale; il est donc
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la capacité des autorités monétaires de contrôler la masse monétaire, en évitant en particulier la création de substituts à la monnaie par le système bancaire, et encore sur le choix des indicateurs, des bases et des techniques monétaires préconisées pour atteindre l'objectif (qui devraient d'ailleurs varier ou se compléter pour contrecarrer les substitutions possibles et l'instabilité structurelle de la masse monétaire). A cet égard, selon les monétaristes eux-mêmes, beaucoup de variantes sont possibles et elles devraient dépendre autant de l'expépérience que de la réflexion théorique (29). Rien n'exclut même une combinaison intelligente d'une règle de croissance monétaire à moyen terme et d'une politique discrétionnaire d'adaptation à court terme, notamment face à des chocs extérieurs. Bien qu'il y ait un lien logique entre la régulation à moyen terme de la croissance quantitative de la monnaie et la variation des taux d'intérêt et de change, il y a entre ces deux taux une relation autonome donnant une certaine marge de liberté à la politique discrétionnaire à court terme. D'autre part, il est toujours possible de limiter l'ampleur des variations de l'un des taux, par exemple, comme c'est le cas actuellement, en assurant un « flottement impur » du taux de change, mais cela implique nécessairement une amplification des variations du taux d'intérêt (30). rarement fiable. Bien plus, on constate que la sélection d'un agrégat et son observation systématique par la Banque centrale entraînent sa variation (loi de Goodhart). D. Regan, secrétaire au Trésor américain, a récemment déclaré qu'il n'est pas facile pour le F.E.D. de «s'y retrouver à travers le brouillard des agrégats monétaires et de déceler la signification de tous ces chiffres '". Et deux économistes britanniques, Hendry et Ericsson, ont comparé la variation constante de la vitesse de circulation à «la démarche imprévisible d'un homme ivre : en avant, en arrière, de côté ... ». L'instabilité des agrégats et de leur vitesse de circulation, encore plus grande que celle du multiplicateur, met évidemment en cause le principe même de la politigue monétariste, et tout autant d'ailleurs d'une politique discrétionnaire de «fine tuning" de la masse monétaire: une règle à moyen terme ou un objectif à court terme de progression serait à la fois impossible à fixer en théorie et impossible à respecter en pratique, provoquant une succession de «chocs monétaires" de sens opposés. Le secrétanat de l'O.C.D.B. préconise à présent de retenir le P.N.B. en valeur comme taux directeur de toute la politique économique l mais c'est seulement masquer le problème et en outre renoncer en pratique a avoir une action sur le partage quantité-prlx. (29) Friedman dit lui-même de la norme préconisée : «Il ne s'agit pas d'une règle digne d'être écrite en lettres d'or et conservée pieusement». L'important est moins le taux de progression choisi que l'adoption et le respect du principe d'une progression contrôlée de la masse monétaIre. Le point peut-être le plus délicat concerne l'adoption de taux de change parfaitement flexibles qui, loin d'atteindre spontanément leur niveau d'équilibre et de rendre une réelle efficacité aux politiCI.ues économiques internes, comme tous les partisans des taux flottants l'escomptaIent, contribuent en permanence, par leurs fluctuations désordonnées et leurs effets pervers, à l'accentuation des déséquilibres internationaux et, en transférant les risques de change des Etats aux entreprises, n'aboutissent qu'à perturber les relatIons économiques internationales et à fausser la concurrence internationale et la localisation rationnelle des activités dans le monde. Il est vrai que la variation compensatrice des taux d'intérêt parvient à limiter celle des taux de change et que l'incertitude internationale générale y contribue paradoxalement aussi. Mais à quels coûts économiques et humains! Sur ces sujets, voir, entre autres, les ouvrages de J. Weiller, J. Denizet, H. Bourguinat, A. Samuelson, P. Pascallon, P. Salin ... ainsi que de Triffin, qui n'hésite pas à qualifier le S.M.I. actuel de «scandale monétaire international ». (30) Notons que lorsqu'on adopte des taux de change fixes, ceux-ci imposent aussi indirectement une norme de progression monétaire.
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La question centrale pour la lutte contre l'inflation réside évidemment dans les effets stabilisateurs de cette politique. A cet égard, on peut faire les observations suivantes. La critique de la politique discrétionnaire, déjà évoquée dans la section précédente, semble tellement indiscutable, compte tenu des nombreux délais et erreurs d'intervention ou de prévision constatés dans le passé, que l'adoption d'une norme d'évolution à moyen terme de la masse monétaire constitue une proposition de bon sens, fondée sur la reconnaissance des limites de la connaissance humaine. Mais l'argument le plus fort en faveur de cette solution semble être le fait que si aucune norme de cette nature n'est prévue pour l'offre de monnaie, c'est nécessairement la demande de monnaie qui détermine la variation de la masse monétaire et que, dans ces conditions, l'évolution de cette dernière est spontanément déstabilisante ou même erratique, notamment en raison du crédit sur effets de commerce, qui valide d'office les hausses de prix autant que de quantités. En effet, la demande de monnaie s'élève rapidement, et généralement plus que proportionnellement, en cas d'expansion inflationniste, et elle a une tendance inverse en conjoncture de récession. Ces évolutions spontanées se constatent quelles que soient les variations du prix de la monnaie provoquées en réaction par les autorités monétaires. L'abandon par celles-ci d'un critère et de moyens d'action immédiatement efficaces concernant l'évolution tendancielle de la masse monétaire implique donc une amplification automatique à court terme des déséquilibres réels par la monnaie et entraîne la nécessité de politiques anticycliques d'autant plus intenses et difficiles. La monnaie n'est pas neutre, il faut la neutraliser. II ne paraît donc guère discutable que, dans le cadre de l'économie actuelle, une politique de stabilisation conjoncturelle ne puisse se passer sans risques d'une création monétaire disciplinée et, aussi largement que possible, insensible aux fluctuations conjoncturelles. La valeur même de la politique monétaire anticyclique dépend de l'adoption préalable d'une politique de création monétaire équilibrée à moyen terme, à laquelle il ne s'agirait naturellement pas de se tenir d'une manière rigide, mais à laquelle il faudrait toujours s'efforcer de ramener, graduellement, la croissance effective de la masse monétaire lorsqu'elle s'en écarte. Bien loin de s'opposer à l'efficacité d'une politique discrétionnaire à court terme, la norme de progression à moyen terme en constituerait une condition essentielle, qu'il s'agisse de lutter contre le chômage ou contre l'inflation conjoncturelle ou occasionnelle (31).
* ** (31) La plupart des banques centrales des pays développés semblent avoir reconnu de nos jours cette nécessité, en se fixant une norme au moins annuelle de progression de la masse monétaire en fonction de l'évolution prévue ou voulue du produit nominal et en s'efforçant, de manière généralement souple, de la respecter. Cette norme constitue également pour elles une sorte de protection
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Mais Milton Friedman et les partisans de son système d'émission monétaire prétendent réaliser davantage que cette contribution à une politique conjoncturelle efficace. En préconisant une norme de progression à moyen terme de la masse monétaire indépendante de la demande de monnaie et proche du taux d'accroissement du produit en volume, ils entendent surtout obtenir l'élimination progressive de l'inflation structurelle. Or, sur ce point, leur position est beaucoup moins solide. Ce n'est pas parce qu'un phénomène comme l'inflation a une apparence monétaire évidente, puisque tout prix est mesuré en monnaie, que ce phénomène peut être expliqué et combattu efficacement par la monnaie. Et ce n'est pas parce que l'équation des échanges constitue une condition nécessaire d'équilibre à long terme, que la régulation de la masse monétaire assure ipso facto la stabilité des prix. La première objection généralement formulée à l'encontre de cette analyse porte sur la capacité des sociétés et des Etats contemporains de tolérer le taux de chômage très élevé initialement requis pour extirper durablement les anticipations, indexations et comportements inflationnistes. Les expériences de politique monétaire restrictive menées au cours des dernières années par divers Etats ont montré d'une part que leur premier effet est une stagflation assez durable, c'est-à-dire une situation combinant inflation et chômage, et d'autre part que le chômage nécessaire pour stabiliser effectivement les prix est tellement élevé que les Etats, notamment démocratiques, ont du mal à résister durablement aux difficultés politiques et sociales qui en résultent, même si les systèmes de protec~ tion sociale des chômeurs sont très élaborés et même si des changements politiques apparents permettent de retarder certaines « explosions» sociales. Les monétaristes n'ont jamais nié cette conséquence, mais ils prétendent qu'il s'agit là des coûts inévitables et des troubles passagers de toute cure de désintoxication inflationniste et non pas d'inconvénients spécifiques du monétarisme, que de surcroît c'est le seul moyen efficace d'obtenir une stabilisation durable du niveau général des prix et enfin qu'à terme plus ou moins lointain, les anticipations et les comportements des agents économiques s'étant adaptés à cette nouvelle donnée, le chômage décroîtrait progressivement. Plus de chômage présent assurerait moins de chômage futur, exactement à l'inverse de ce qui se passerait avec une politique keynésienne d'argent facile. On aurait donc en fin de compte retrouvé un état optimal de plein-emploi et de stabilité des prix, contre les demandes excessives de financement monétaire des déficits budgétaires des Etats. - A l'appui de ce «monétarisme pragmatique », voir, en France, les ouvrages de Berger, Chaîneau, David, Denizet, Haberer, Raymond, Guillaumont-Jeanneney... Notons que le monétarisme a également cours dans les pays socialistes, dans un cadre général, il est vrai, très différent (cf. les ouvrages de M. Lavigne et F. Seurot).
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dont la politique monétaire nonnative assurerait ensuite la pennanence. S'il faut beaucoup de temps en général, c'est parce que les anticipations retardent, et donc aussi l'adaptation des comportements, mais celle-ci finit tôt ou tard par intervenir. Malheureusement, jusqu'à présent, aucune expérience n'a pu être menée assez loin pour confinner que la rigidité des prix n'est qu'un phénomène d'anticipations. Mais, si elle est un phénomène réel et non seulement psychologique, les chances de stabilisation à long tenne sont limitées. C'est précisément ce que ne manquent pas de relever de nombreux théoriciens, qui nient d'ailleurs que l'objectif même que se proposent les monétaristes soit théoriquement accessible par une action monétaire et que la situation visée puisse être considérée comme stable. Toute l'analyse keynésienne démontre, et sur ce point elle n'a pas été réfutée, que le chômage est spontanément cumulatif, à partir du moment où la progression de la demande est contenue trop rigoureusement, par la baisse des revenus privés et des recettes publiques (multiplicateur à la baisse). Le risque que l'économie puisse s'installer durablement dans un équilibre caractérisé par un chômage croissant, même si les prix finissent par se stabiliser, n'est en tout cas pas négligeable et des expériences historiques douloureuses le prouvent. Bien que la Grande Dépression ait provoqué rapidement une baisse de 20 % des prix, celle-ci n'a pas permis de relancer l'activité économique. Bien au contraire, elle a contribué à porter le taux de chômage de l'économie américaine à 25 % de la population active. Il a fallu la politique de soutien de la demande et de réannement pour sortir vraiment de cette situation au bout de dix ans. De même, depuis l'application assez générale des recommandations monétaristes dans les années soixante-dix, le chômage a pris partout des proportions de plus en plus alannantes. Pour qu'il y ait une reprise spontanée de la demande à la suite d'une stabilisation, il faut que la demande soit élastique à des prix en baisse par rapport au revenu, ce qu'elle n'est pas si le revenu luimême est en baisse du fait de la récession et du chômage. En tout cas, rien ne pennet de constater jusqu'à présent la substitution espérée du chômage futur. En admettant même que, sous la pression monétariste, l'économie tende spontanément à long terme à un retour au plein-emploi, des tensions sur les prix réapparaîtraient nécessairement qui requerraient, selon les économistes néo-keynésiens, compte tenu des progrès de productivité, un taux de chômage d'équilibre croissant. Si la courbe de Phillips n'est pas stable, toute politique d'échange entre chômage et inflation est compromise. De même que, selon Friedman, une politique de la demande visant en priorité le plein-emploi ne peut pas simultanément éviter une inflation croissante, de même, selon ces auteurs, une politique recherchant en priorité la stabilité des prix ne pourrait pas y parvenir sans un chômage croissant. Le coût social d'une telle méthode de stabilisation deviendrait donc fatalement insupportable tôt ou tard.
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A cela, certains ajoutent que l'application stricte du programme friedmanien, c'est-à-dire la fluctuation erratique des taux d'intérêt et des taux de change, qui serait dans ce système considérable, ne pourrait qu'avoir des effets déstabilisants à court terme sur l'activité économique, soit dans le sens de la récession, soit dans celui de l'expansion. Le gain en stabilité du niveau général des prix à moyen terme s'accompagnerait donc d'un retour aux caractéristiques inquiétantes de l'économie de la fin du XIX< siècle et du début du xx· siècle. En outre, comme les taux d'intérêt (et les taux de change) tendent à s'élever à moyen terme du fait de la raréfaction de l'offre de monnaie, le conflit entre faible croissance de la masse monétaire et faible croissance du produit peut ne pas cesser de s'aggraver. En effet, non seulement les taux d'intérêt élevés aggravent l'endettement réel de l'Etat, non seulement ils alourdissent la charge financière et dégradent ainsi les marges des entreprises, obligées de continuer d'emprunter parfois massivement pour survivre et de prévoir d'ailleurs des hausses de prix ultérieures pour amortir cette dette, mais en outre ils requièrent par eux-mêmes une croissance supplémentaire de la masse monétaire. Il s'agit là d'une contradiction interne grave de la politique monétariste. L'idée que les taux pourraient s'abaisser durablement en cas de politique monétaire restrictive en fonction de simples considérations psychologiques (théorie des anticipations rationnelles) n'est guère plausible. Elle se trouve radicalement démentie dans les expériences monétaristes tant anglaise qu'américaine. En réalité, compte tenu de l'inélasticité de la demande de capital, les taux d'intérêt, comme tous les autres prix, tendent spontanément à s'élever. Ils ne s'abaisseraient qu'en raison d'une forte progression de l'offre de capital, c'est-à-dire soit d'un abandon des restrictions et d'une relance des crédits bancaires, soit d'une augmentation de l'épargne des ménages, qui redeviendrait élastique au rendement et cesserait d'être résiduelle. Mais cette seconde solution est improbable et ne se trouve pas vérifiée dans la réalité (32). Donc, sauf relâchement des restrictions monétaires, la hausse des taux d'intérêt est à moyen terme irréversible et plus la création monétaire se fait restrictive, plus elle tend à la renforcer. Dès lors la relation entre taux d'intérêt et taux d'inflation s'inverse : bien loin de suivre à la
(32) L'arbitrage se fait entre chômage et inflation et non entre consommation et épargne. La pensée keynésienne trouve confirmation sur ce point. Malgré une forte progression des taux d'intérêt depuis une dizaine d'années dans les pays développés, on ne constate aucune progression notable du taux d'épargne des ménages, bien au contraire. La réduction récente de la consommation dans certains pays est due à celle du revenu et non à l'augmentation de l'épargne. Seule la structure de l'épargne se transforme (par exemple transfert des comptes des caisses d'épargne vers les titres à court et long terme, mieux rémunérés). - Il est vrai que plus les taux d'intérêt s'élèvent, plus se déprécie la valeur du capital ancien (obligations et actions) constitué par les épargnants, ce qui ne les incite guère à un effort supplémentaire d'épargne. - Voir notre article, Réflexions sur le taux d'intérêt, Journal des Caisses d'El?argne, Paris, 1972. Voir aussi J. Fau, La rémunération du eapital et de la monnaIe, Paris, 1'n7.
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baisse l'amélioration éventuelle des anticipations inflationnistes, les taux d'intérêt, par leur rigidité, consolident l'inflation courante ou aggravent la récession. Sauf si le marché financier est essentiellement accaparé par les emprunts publics et si l'endettement privé se restreint, les hauts taux d'intérêt ne font qu'entretenir à long terme les hauts taux d'inflation ou les hauts taux de chômage (33). Le fond du problème est la relation entre d'une part la demande monétaire et d'autre part l'activité réelle ou les prix. Les monétaristes ne contestent pas que toute restriction de la demande affecte d'abord la production et l'emploi. Mais leur espoir est qu'au bout de quelque temps la demande cesserait d'affecter le niveau de l'emploi pour agir sur le niveau des prix et qu'ensuite, malgré une demande modérément croissante en fonction des progrès de productivité, le niveau d'activité s'élèverait sans entraîner le niveau des prix. Or la réalisation d'un tel processus exige des comportements qui sont à l'opposé de ceux que l'on a pu observer depuis plusieurs décennies et dont Keynes a montré, dès 1936, le caractère purement hypothétique. Face à une demande à croissance faible, les entreprises ne sont nullement incitées à développer leurs capacités de production, et ce d'autant moins que les seuls progrès de productivité suffisent à y faire face (34). Même le ralentissement éventuel de la hausse des salaires, induit par le chômage, ne serait dans ce cas pas suffisant pour déclencher une accélération de la croissance, à supposer bien entendu - hypothèse également hasardeuse - qu'une baisse durable des salaires réels soit de nos jours encore souhaitable (35). La politique monétariste peut entrer ainsi dans un cercle vicieux: la croissance du produit s'affaiblissant, la progression de la masse monétaire s'avère toujours encore inflationniste et tout resserrement de ses normes renforce cumulativement son effet dépressif et stagflationniste. D'autre part et surtout, le projet monétaire repose sur une analyse purement quantitative de la demande, qui ne tient pas compte,
(33) La crise durera aussi longtemps que l'on s'efforcera de faire monter le prix relatif du capital et de faire baisser celui du travail. La lutte contre la stagflation serait probablement moins desservie par une politique monétaire expansive, c'est·à-dire par une politique visant à redresser les profits par la compression des intérets plutôt que par celle des salaires. Il est vrai que le niveau des taux d'intérêt intervient également dans la tenue du taux de change, mais une concertation internationale permettrait sans doute de baisser le niveau moyen des taux d'intérêt tout en conservant leur structure internationale. (34) Dans ce cas, les entreprises ne cessent pas de vouloir investir, mais elles auront tendance à le faire dans d'autres économies plus dynamiques ou plus prometteuses à long terme ou sous des formes spéculatives. (35) Rappelons à nouveau que les politiques de déflation pratiquées lors de la grande crise avaient échoué en partie à cause de l'impossibilité d'obtenir une baisse suffisante des salaires nommaux et une baisse encore plus profonde des prix. Et que la relance éventuelle des investissements par hausse des profits, suite à une compression des salaires réels et non par développement de la demande finale, est celle d'investissements de substitution de capital au travail, qui tendent simplement à se substituer à la formation de capital circulant et donc à aggraver le chômage.
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à côté de l'intensité, de l'élasticité de la demande. Or, comme on l'a longuement vu précédemment, la demande finale est de nos jours en moyenne très peu élastique. En supposant même que le fort ralentissement de la progression des revenus nominaux, provoqué par la politique de restriction monétaire, entraîne une certaine amélioration de la réaction des ménages aux prix, de multiples secteurs demeureraient où la rigidité de la demande privée ou publique permettrait des hausses de prix. La stabilité du niveau général des prix exigerait alors des baisses de prix dans des secteurs dont le marché serait moins inélastique ou dont la gestion serait moins inflationniste (et qui en seraient donc pénalisés) ou bien dans des secteurs où les progrès de productivité correspondants ne seraient pas nécessairement assurés. Or, il paraît hasardeux de supposer que les entreprises concernées réagiraient à la contraction de la demande sectorielle par de telles baisses plutôt que par la réduction de leur production et le retrait de leur capital, puisque cela exigerait des taux d'élasticité de la demande extrêmement élevés et aujourd'hui improbables. Ou bien donc la politique poursuivie échouerait ou bien, si elle réussissait, elle opérerait une sélection régressive et injuste au profit des entreprises ou des salariés les plus inflationnistes (36). Les partisans d'une politique monétariste se targuent volontiers de ne défendre que les intérêts de la collectivité et de ne privilégier ou défavoriser aucune catégorie sociale. En réalité il n'en est rien. En dehors de ses effets sélectifs pervers entre les entreprises, déjà évoqués, une politique monétaire restrictive représente et sert objectivement, comme Reder l'a déjà souligné, les intérêts des ménages capitalistes et rentiers et des fonctionnaires, dont le statut garantit la stabilité de l'emploi et la progression automatique du revenu, les deux catégories ayant tout à craindre de l'inflation et rien à craindre de l'arrêt de la croissance, du moins à court terme. En ce sens l'adoption d'une telle politique est significative de tout un état d'esprit. Elle sert aussi, dans une certaine mesure et surtout à court terme, les intérêts du secteur bancaire et financier, puisque ces producteurs ont, comme les autres, avantage à raréfier l'offre de leurs produits et à relever leurs prix. Mais en redistribuant les revenus du capital au profit des prêteurs et au détriment des investisseurs et en accroissant durablement les coûts de l'intermédiation financière,
(36) Les banques font toujours leurs meilleurs bénéfices en période de récession, celle-ci augmentant toutefois aussi leurs risques et leurs créances douteuses ou même irrecouvrables. Elles gagnent alors sur l'exploitation, mais risquent de perdre sur le bilan, ce qui les oblige aussi à constituer des provisions croissantes et à accroître le coût de leur intermédiation. - L'un des effets les plus paradoxaux de la politique de restriction monétaire est aussi de favoriser le secteur public et non marchand (qui peut toujours assurer le financement de sa demande ou de ses investissements par l'impôt ou l'emprunt), en pénalisant ou en évinçant d'autant plus lourdement le secteur privé de l'économie, où se trouve pourtant la source de l'essentiel de l'offre effective et donc d'une stabilisation durable.
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cette politique affaiblit financièrement les entreprises, dessert les intérêts des détenteurs de capitaux investis et elle pèse de tout son poids sur les salariés dont le statut ne garantit pas l'emploi. Elle bénéficie donc essentiellement aux agents improductifs ou indirectement productifs et pénalise fortement les agents du secteur pr~ ductif privé (37). Rien ne permet donc d'affirmer que la politique de progression modérée de la masse monétaire entraînerait à la longue plutôt un effet positif sur les prix qu'un effet négatif sur la production. L'arbitrage appartient aux entreprises et on ne voit pas l'intérêt que celles-ci auraient à choisir l'expansion de la production de préférence à la hausse des prix. Les deux ne sont pas parfaitement substituables et l'analyse révèle, comme nous l'avons indiqué à plusieurs reprises, qu'un chef d'entreprise a en règle générale intérêt à choisir la réduction de l'activité et n'a aucun intérêt à préférer la solution de la baisse des prix, surtout s'il subit lui-même les restrictions de crédit. Le choix de la première solution n'est pas une simple question d'habitude ou d'anticipation, mais le résultat d'un calcul économique tout à fait rationnel. Il serait même plus indiqué, le cas échéant, d'augmenter les stocks plutôt que de stabiliser les prix, dès lors que le taux d'inflation possible est supérieur au coût du stockage. Il suffirait donc que le freinage de la masse monétaire globale affecte inégalement les diverses demandes, ce qui est tout à fait conforme à l'inégale intensité des besoins, pour que simultanément les prix augmentent pour certains biens, tandis que les quantités produites diminueraient pour les autres. La politique monétariste veut changer, par la monnaie, les comportements de fixation des prix des entreprises. Mais ces comportements dépendent d'autres facteurs, et ne changent pas en fonction de la variation de la masse monétaire. La restriction monétaire n'affecte donc pas nécessairement les prix, mais toujours les quantités.
(37) Il Y a donc quelque chose de surprenant dans l'attachement viscéral au libéralisme pur et dur et à la politique de rigueur monétaire que manifestent les représentants politiques de la Droite et même, dans leur très grande majorité, les patrons et capitalistes petits et moyens. Aucune politique ne pèse aussi unilatéralement sur le secteur privé de l'économie, alors que le secteur public se trouve épargné par son pouvoir légal d'accroissement de ses recettes ou d'accaparement du crédit pour le financement de ses déficits et le secteur international par ses possibilités de redéploiement. Aucune ne fait peser autant tout le poids immédiat de la stabilisation sur l'activité et les profits des petites et moyennes entreprises. Aucune enfin ne provoque autant de faillites d'entreprises privées et de ruines de patrimoines privés, avec leur cortège d'abus et d'injustices au bénéfice des «rapaces de la liquidation» et l'érosion rampante de l'économie privée, comme l'attestent amplement toutes les expériences faites, à commencer par la grande crise et en terminant par la récente expérience anglaise. Rien n'y fait : les classes moyennes demeurent indéfectiblement monétaristes. Il est bien vrai que le sort aveugle ceux qu'il veut perdre. Il n'y a sans doute pas de cas plus frappant d'idées contredisant aussi nettement les intérêts de ceux qui les prônent le plus, et, de plus, un bel exemple du pouvoir des idées. A moins que le «fétichisme monétaire », cette tentative de discipliner la société par la peur, ne soit une forme subtile de «sado-masochisme social "...
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Le programme de stabilisation friedmanien pourrait, dans ces conditions, aboutir aussi bien à long qu'à court terme au blocage de la croissance plutôt qu'à la stabilité des prix ou, pire encore, à la substitution de la stagflation chronique à la croissance inflationniste. Les longues périodes de contraction de l'activité qui ont accompagné dans le passé la raréfaction de la production de l'or ou de l'argent illustrent bien l'effet dépressif durable de la réduction de la masse monétaire, à moins qu'il n'y eut invention spontanée, comme au XIX" siècle, d'une nouvelle monnaie bancaire. Milton Friedman a d'ailleurs reconnu un jour qu'il faudrait sans doute plusieurs décennies de récession et de chômage pour revenir à des comportements non inflationnistes. Il est bien certain que l'arrêt durable de la croissance obtiendrait en effet ce résultat, mais au prix d'effondrements financiers, de conflits sociaux et de catastrophes politiques considérables. Le prix de la stabilité des prix serait un peu trop élevé et l'on serait tenté de reprendre à l'adresse de Friedman l'apostrophe de Sismondi à Ricardo : «Le procédé paraîtra long aux hommes qui jeûnent» ou celle de Fontenelle, sur son lit de mort, aux médecins qui venaient de lui imposer une dernière saignée: «En somme, je meurs guéri »... Il faut reconnaître que certains monétaristes n'ont pas été insensibles aux critiques qui leur ont été adressées tant en ce qui concerne l'irréalisme politique d'une stabilisation par un chômage massif qu'en ce qui concerne le risque de blocage durable de la croissance à la suite d'un brutal freinage de l'expansion monétaire. C'est la raison pour laquelle ils ont été progressivement conduits à assouplir leur programme et à préconiser d'une part une réduction seulement graduelle des taux d'accroissement de la masse monétaire (38) et d'autre part une technique de correction monétaire destinée à éliminer les avantages et les illusions de l'inflation et à alléger les charges de la «désinflation» : l'indexation des dettes et la réévaluation des actifs des entreprises (39). Dans les deux cas, il (38) Notons toutefois que certains monétaristes ont été amenés à une conclusion diamétralement opposée : la nécessité d'une réforme monétaire instantanée et radicale, comme celles qui ont brisé les hyper-inflations des lendemains de la Première Guerre mondiale en Autriche, en Allemagne ou en Pologne, avec retour simultané à la convertibilité en or. C'est notamment la proposition de Hayek, qui reproche à une désinflation graduelle d'avoir des effets tout à fait semblables à ceux de la déflation et qui préfère donc le traitement de choc. Mais il semble douteux d'une part qu'une telle réforme serait socialement et techniquement possible de nos jours, compte tenu de la nécessité d'établir, pour des raisons d'équité, une ponction équivalente sur les patrimoines réels, et d'autre part qu'elle puisse durablement interrompre la hausse chronique des prix sans établir une dépression de longue durée. (39) De nombreux économistes ont pris position, il y a quelques années, en faveur de cette technique, en liaison ou indépendamment de la croissance monétaire automatique et des changes flexibles. En Allemagne par exemple un plan inspiré de ces idées a été élaboré en 1974 par Giersch, Dürr, Watrin, Will~erodt, etc., en France par Claassen, Garello et Salin en 1978. - Notons là aUSSI, pour montrer à nouveau la confusion de recommandations fondées sur les memes analyses, que de nos jours la plupart des économistes pensent que le mal est plutôt dans un excès d'indexatIOns, partielles il est vrai.
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s'agit d'arriver à la stabilité ou au moins à une moindre inflation pal l'action sur la masse monétaire, mais sans casser l'expansion réelle en cours et sans éveiller les anticipations défavorables des chefs d'entreprise, susceptibles de provoquer récession et chômage cumulatifs.
* **
La politique de réduction graduelle du taux de progression de la masse monétaire a été appliquée dans un certain nombre de pays. Elle semble avoir une certaine efficacité pour réduire une hyperinflation cumulative. C'est ainsi qu'en appliquant cette méthode (et aussi une police très rigoureuse des salaires réels), le Chili a pu faire régresser son taux d'inflation annuel de 300 % aux alentours de 20 % sans effets sensibles sur l'activité économique (soutenue il est vrai par des investissements étrangers particulièrement élevés). A de tels niveaux d'inflation, largement artificiels, nourris par une hyper-expansion monétaire, une stabilisation progressive semble donc possible sans arbitrage défavorable pour la croissance réelle. La régression d'une masse monétaire énorme constitue alors un réel « décélérateur » d'inflation. Mais il n'en est apparemment plus ainsi lorsque les taux d'inflation se situent à un niveau moins élevé, comme c'est le cas dans la plupart des pays, où l'on n'a enregistré jusqu'à présent aucun succès durable d'une telle politique, soit parce qu'il parut impossible de l'appliquer avec généralité et constance (par exemple exemption des crédits à l'exportation, limitation des variations excessives des taux d'intérêt ou influences monétaires internationales) soit parce qu'elle entraîna un coût d'activité et d'emploi très élevé. En fait l'efficacité de la politique de réduction monétaire trouve sa limite lorsqu'elle atteint le taux d'inflation chronique, incompressible et lentement croissant, dû à l'inélasticité structurelle de la demande. Alors, elle ne provoque plus que récession et accroissement durable du chômage (40). (40) Selon les tenants de la nouvelle macroéconomie classique, si les anticipations sont rationnelles, une politique économique n'a aucun effet réel : théoriquement donc une réduction sensible de l'inflation pourrait être obtenue en peu de temps sans coûts réels. Quel bel optimisme! On cherche cependant en vain dans le monde quelques faits permettant de l'étayer. - Certains économistes américains pensent qu'une réduction graduelle de la progression monétaire, accompagnée d'une politique de l'offre (réduction de la fiscalité directe et des transferts ... ) et d'une réévaluation continue est susceptible d'assurer à la fois une désinflation plus rapide et une reprise saine de l'activité. L'expérience américaine montre que la désinflation peut être effectivement rapide, mais que la récession et le chômage massifs qu'elle requiert ne sont surmontés que grâce à une reprise de la demande financée par l'endettement public et externe. Ce succès est donc réservé à une économie bénéficiant de conditions de financement exceptionnelles. Au Chili, la même politique a fait régresser le P.i.B. de 13 % en 1982 (!), et la régression se poursuit depuis. C'est l'exemple quasi caricatural des catastrophes où peuvent mener les expériences des «Chicago-boys» dans des pays aux structures réelles fragiles. Quant à l'expérience anglaise, pourtant favorisée par des atouts pétroliers exceptionnels, elle est tout aussi dissuasive : pour réduire l'inflation de quelques points, la Grande-Bretagne est obligée d'accepter une large désindustrialisation et un chômage record (1 actif sur 6 en 1982).
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La politique de correction monétaire ou d'indexation constitue également une proposition plus réaliste et mieux réalisable que la réduction brutale du taux de progression de la masse monétaire. C'est peut-être cet aspect, en même temps que le succès de l'expérience brésilienne de 1964 à 1973 (41), qui explique le grand engouement dont elle a bénéficié pendant quelque temps et les nombreux avantages qu'on lui attribuait. On reconnaît à l'indexation généralisée des salaires, des intérêts, donc aussi de l'épargne et, indirectement, des impôts sur les entreprises ou les ménages, l'avantage d'entraîner à la fois une plus grande rationalité dans les décisions économiques (notamment dans l'investissement des entreprises ou les dépenses publiques) et une plus grande équité dans les situations et relations sociales. On lui attribue aussi un effet bénéfique sur le volume et la structure de l'épargne (allongement). Nous n'entrerons pas dans une discussion détaillée de tous les effets, dont certains paraissent très douteux, de cette solution « homéopathique» qui consiste à combattre l'inflation en la généralisant et en l'institutionalisant (42). Là aussi on pourrait dire qu'il s'agirait d'établir une assurance-incendie dans un pays où l'activité des incendiaires serait légalisée. Mais, comme se le demande Sydney Dell, «faut-il vraiment incendier toute la maison pour faire cuire un œuf» ? Il se trouve d'ailleurs d'une part que l'indexation peut, dans certaines circonstances, avoir des effets pervers sur les prix et d'autre part et surtout qu'elle ne constitue pas par elle-même le moyen de réduire le taux d'inflation, mais peut seulement être un instrument d'accompagnement facilitant la désinflation. D'abord, il faut noter que l'indexation peut avoir un effet négatif si elle assure à une variable économique quelconque une meilleure adaptation au taux d'inflation qu'auparavant. Par exemple l'indexation de l'épargne entraînerait dans beaucoup de pays, où l'épargne ne perçoit généralement qu'un revenu nul ou négatif, une hausse des coûts pour les banques et donc, indirectement, pour les entreprises, et supprimerait l'un des rares facteurs encore existants d'amortissement systématique de l'inflation par l'érosion du capital. A l'inverse, une clause d'échelle mobile pour les salaires serait apparemment bénéfique si, de ce fait, la hausse des salaires réels se trouvait suppri(41) Voir à ce sujet: Philippe Auberger, « Le modèle brésilien de lutte contre l'inflatIon», La Documentation Française, nO' 4049-4050, décembre 1973. (42) Voir à ce sujet notamment les rapports de l'O.C.D.E. et de la C.E.E., ainsi que à propos de l'indexation de l'épargne, notre article sur « L'épargne et la formaÙon du patrimoine», Les Cahiers du Crédit Mutuel, n° 8, février 1977. De nos jours l'engouement pour l'indexation généralisée semble avoir disparu; de nombreux' gouvernements s'efforcent même de réduire autant que possible les liaisons rigides entre les variables économiques, c'est-à-dire d'assurer la « désindexation ", en particulier des salaires; on s'est aussi aperçu que l'indexation constitue un obstacle aux variations des prix relatifs, fort gênant pour l'allocation efficiente des ressources. Il est vrai qu'au même moment on indexe de diverses manières les intérêts du capital et, parfois, les impôts sur le revenu ...
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mée (43). Mais une telle politique paraît difficilement justifiable sur une longue période si simultanément les autres revenus, notamment les profits, ne sont pas soumis au même traitement, et si, de ce fait ou pour d'autres raisons (par exemple chocs extérieurs), les prix poursuivent régulièrement leur ascension. Il est évident que l'indexation, qu'elle soit de droit ou de fait, a pour effet de généraliser l'évolution des prix et par là-même d'amplifier le sens de cette évolution. Si la hausse des prix connaît une décélération, les formules d'indexation répercutent et amplifient celle-ci. Si, à l'inverse, pour une raison quelconque, il y a accélération de la hausse des prix, les techniques de correction monétaire contribuent à l'aggraver (44). L'indexation ne constitue donc directement un facteur favorable que si elle intervient dans une période de décélération des prix sous l'effet de facteurs exogènes. Il est par conséquent clair que la correction monétaire ne peut constituer qu'un moyen d'accompagnement de la politique de lutte contre l'inflation. Si tous les revenus se trouvent indexés et augmentent en fonction à la fois de la hausse antérieure des prix et des progrès de productivité, il est vrai qu'il y a plus de justice qu'avec les indexations partielles et arbitraires d'aujourd'hui et aussi moins de distorsion dans les calculs économiques, mais il est clair aussi que l'inflation courante se perpétuera purement et simplement (45). Pour qu'il y ait décélération de la hausse des prix, il faut nécessairement soit une renonciation à tout ou partie des gains de productivité, soit une renonciation à une partie de la protection du pouvoir d'achat par une indexation normative et non parfaitement équitable des revenus.
* ** La technique de correction monétaire est donc indissociable d'une politique des revenus apparente ou dissimulée. Dans le cas du Brésil, il est très clair que la décélération obtenue jusqu'en 1973 a été fondée sur une politique des salaires, conçue comme facteur d'amortissement progressif du taux d'inflation. Mais dès qu'une cause exogène d'inflation a surcompensé cette discipline des salaires, ce qui s'est produit avec la hausse des prix d'importation à partir de 1974, l'inflation est (43) C'est la directive générale fixée par exemple par le gouvernement Barre en France de 1976 à 1980 et reprise par le gouvernement Mauror en 1982. Au Japon, les salaires sont plus souvent indexés sur les profits de 1 entreprise, ce qui entretient la solidarité entre les partenaires de l'entreprise et facilite la conservation conjoncturelle des emplois, mais fige la structure des revenus distribués, risque de généraliser et amplifier les fluctuations globales de l'activité et, surtout, n'exerce en soi aucun effet stabilisateur sur les prix et ne garantit nullement contre l'inflation chronique ou même conjoncturelle. (44) Comme il y a souvent un certain retard institutionnel d'adaptation, il peut y avoir un mécanisme amortisseur de l'inflation, mais très faible. (45) Même dans ce cas, elle peut s'accélérer si l'indexation des revenus tend à aggraver l'inélasticité de la demande finale, ce qui est psychologiquement fort probable.
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repartie de plus belle (46). Dans le modèle friedmanien où une politique des revenus n'est pas explicitement prévue, le même résultat doit être obtenu par freinage volontaire ou forcé des hausses de salaires par suite de la contraction des disponibilités monétaires. Si. ce freinage ne s'opère pas ou si une cause externe l'annihile, il est éVIdent que la correction monétaire ne change strictement rien au risque croissant de chômage dû aux restrictions monétaires et n'évite pas le regain d'inflation. En dépit de ces faits, Friedman estime que si les salariés n'acceptent pas, contraints et forcés, la diminution de la progression de leurs salaires réels, « il n'y a pas d'autre issue que de se résigner à une inflation sans frein ou de se rallier à la solution d'une société autoritaire régie par la force ». Sans doute pense-t-il que l'économiste fixe les données du problème et que le choix n'appartient qu'aux gouvernements. « Je suis un économiste professionnel, écrivait-il un jour, et un politicien amateur. Est-il vraiment raisonnable et dans l'intérêt du public de laisser mes opinions de politicien amateur prendre le pas sur mes jugements d'économiste professionnel?» Mais serait-il vraiment raisonnable et dans l'intérêt du public de laisser les gouvernants, impressionnés par tant d'assurance scientifique, appliquer des recommandations qui ne peuvent aboutir qu'à la ruine de la société? En réalité le monétarisme n'est qu'une version modernisée des politiques de déflation qui avaient cours lors de la grande crise des années trente et qui ont tant contribué à l'aggraver. L'échec de la politique keynésienne dans la lutte contre la stagflation a redonné audience à des idées anciennes, mais il ne leur donne pas pour autant raison. Depuis une dizaine d'années, de nombreux pays servent en quelque sorte de laboratoires d'expériences monétaristes. Le résultat est malheureusement clair. Partout où elles ont été appliquées, les règles monétaristes ont provoqué le développement du chômage sans réduire durablement l'inflation et en stérilisant même les quelques effets encore positifs qu'on pouvait espérer de politiques expansives de la demande ou de l'offre sur le chômage. La crise de l'économie occidentale, au plan international comme au sein des nations, s'est intensifiée en corrélation étroite avec la généralisation du renforcement des normes monétaires, de la hausse des taux d'intérêt, de l'instabilité des taux de change et du développement de la spéculation financière. Si l'expérience avait été poursuivie, il ne fait pas
(46) L'inflation est passée au Brésil de 80 % en 1963 à 12 % en 1973, mais, à partir de cette date, est remontée à environ 100 % en 1980. En 1983, le cruzeiro brésilien a été dévalué 52 fois par rapport àu dollar. Cette même année, le gouvernement a décidé de suspendre l'indexation des salaires. - En Israël aussi, où l'on applique depuis longtemps une indexation trimestrielle automatique des salaires et des autres revenus sur les prix, l'inflation est considérable, il est vrai dans un état de guerre ou de quasi-guerre permanent, (en 1980, 133 % - en 1983, plus de 400 %), et l'on sait que certains membres du gouvernement israélien ont été jusqu'à envisager le remplacement de la monnaie nationale par le dollar.
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l'ombre d'un doute que les mêmes causes produisant en général les mêmes effets, elle aurait abouti à une catastrophe financière analogue à celle de 1929, et peut-être même pire. Milton Friedman a reconnu un jour qu' « une bonne politique monétaire ne peut pas par ellemême guérir une économie malade». Il aurait sans doute dû ajouter: « mais elle peut l'achever» (47). A la vérité, peu d'économistes peuvent se targuer, autant que les monétaristes, d'avoir engendré de manière aussi constante des méfaits économiques et sociaux aussi considérables. Comme l'écrivait récemment Charles Dasville, « le dogmatisme monétariste coûte cher et il ne rapporte que de gros ennuis ». La politique de stabilisation monétaire, avec ou sans correction monétaire, apparaît comme une politique tendant à obtenir par la récession et le chômage une progression équilibrée du produit réel et du revenu nominal. La réalité est cependant qu'elle provoque de graves difficultés économiques et sociales, sans obtenir la stabilité durable des prix. Comme le disait dès 1980, avec une fermeté de ton assez rare, la Banque des règlements internationaux : «Qu'il s'agisse d'un choix délibéré ou d'un concours de circonstances, le recours prépondérant à la politique monétaire dans la lutte contre l'inflation soulève des problèmes d'une gravité croissante ». Ne vaut-il pas mieux, dans ces conditions, abandonner cette action indirecte, et finalement inefficace ou dangereuse, sur les revenus pour tenter d'obtenir le même résultat par une politique de régulation directe des revenus, et substituer en quelque sorte le contrat social à la discipline monétaire? C'est ce que pensent un grand nombre d'économistes contemporains.
la politique des revenus Le fondement de la politique des revenus est ce qu'Ackley a appelé la « simple arithmétique» du revenu. Si le revenu nominal augmente plus que le produit réel, il est inéluctable que le niveau général des prix s'élève. Pour que celui-ci demeure stable, il convient que le revenu nominal progresse parallèlement au produit réel. Or, tel n'est actuellement pas le cas. Les pouvoirs discrétionnaires des partenaires sociaux leur permettent d'obtenir des progressions du revenu nominal supérieures aux progrès du revenu réel, sans se préoccuper de l'effet sur l'évolution des prix. En réalité, les parte-
(47) Newsweek du 12 juillet 1982. - Les monétaristes en appellent souvent à Lénine, qui prétendait, paraît-il, qu'il n'y a pas de plus sûr moyen de détruire une société qu'en détruisant sa monnaie. En réalité, il y en a un, celui qui consiste à détruire son économie pour préserver sa monnaie.
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naires sociaux, en prétendant négocier exclusivement sur la répartition du revenu, décident implicitement aussi du niveau des prix. Celui-ci au lieu d'être une donnée contraignante devient une variable déterminée implicitement par les partenaires sociaux, de sorte que ceux-ci ne rencontrent plus aucune autre limite, dans la fixation de leurs revenus nominaux, que leur compétition pour les parts du revenu national et leur modération volontaire. Bien entendu, dès que le processus de négociation aboutit à distribuer un montant de revenus nominaux supérieur au revenu réel, l'inflation vient annuler cet excès, rendant parfaitement illusoire la hausse nominale des revenus. L'absurdité du processus aboutissant à ce résultat incite à la considérer comme le nœud du problème inflationniste et à admettre que le réglage de la formation des revenus doit être le facteur stratégique de la lutte contre l'inflation (48). Un tel réglage aurait d'ailleurs de nombreux autres avantages: économiques, puisque la discipline en matière de prix et de salaires inciterait à une amélioration de la gestion, contribuant ainsi à accroître l'efficacité et la compétitivité de l'appareil productif sociaux, puisque ce contrôle assurerait le maintien ou le retour au plein-emploi, sans récession ou dévaluation, ou la stabilité des prix, sans réduction d'activité et chômage, et permettrait enfin d'organiser une répartition consciente, progressive et équitable du revenu national, «au lieu de laisser les partenaires sociaux s'épuiser dans des luttes qui sont en fait inaptes à modifier cette répartition» - politiques enfin, puisqu'on substituerait à une mentalité de conflit et d'opposition un processus de concertation dans la paix sociale (49). Le raisonnement paraît lumineux d'évidence, comme toute déduction basée sur une identité définitionnelle. Malheureusement l'application d'une politique des revenus pleinement satisfaisante n'est pas très aisée et soulève problèmes et objections dès lors que l'on prend conscience du fait que la fixation des revenus affecte profondément toute la vie économique et sociale.
(48) Les fondements analytiques de cette politique ont déjà été évoqués dans l'Introduction. - Pour la présentation de la politique des revenus, voir entre autres, en France, les ouvrages de J. Boissonnat, P. Coulbois et J. Lecaillon. A la suite des précurseurs que furent Beveridge, Aujac et Hansen, les adeptes de cette politique sont devenus légion et impossibles à citer tous. (49) De nos jours, on considère fréquemment aussi que la politique des revenus est la condition de la compétitivité internationale et donc, de ce fait aussi, de l'équilibre extérieur et du retour au plein emploi. A la suite d'une évolution assez paradoxale, les partisans de cette politique, qui se veulent généralement néo- ou post-keynésiens, retrouvent ainsi exactement les positions de ceux qui, comme Pigou, réclamaient, au moment de la grande crise des années trente, la baisse des salaires et des profits et dont Keynes contestait alors à juste titre les idées. Il est vrai qu'ils préconisent parfois la combinaison d'une politique de stimulation de la demande globale avec la politique des revenus, mais se heurtent alors à l'objection de la contrainte extérieure.
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La première difficulté est d'ordre pratique et concerne aussi bien la détermination que l'application des normes. L'établissement de taux de progression socialement équitables et économiquement souhaitables pour les divers types de revenus est aussi délicat que le principe de hausse moyenne de l'ensemble des revenus en fonction de l'augmentation moyenne de la productivité de l'économie nationale paraît simple. La productivité partielle d'un facteur n'est pas facile à établir et le risque de contestation et de désaccords existe donc dès le départ. Il s'ajoute l'inévitable difficulté tenant à toute prévision, même s'il est toujours possible de procéder à des rectifications à la fin de la période retenue. Mais il faut aussi tenir compte des différences de nature des divers types de revenus, dont certains sont d'ailleurs assez mal connus. En ce qui concerne les salaires, les directives devront s'appliquer en tenant compte de tous les éléments directs ou indirects et en faisant abstraction de l'évolution de la productivité partielle dans chaque entreprise. En ce qui concerne les profits, résiduels et variables par définition et dont la maximisation est le ressort même de l'acte d'entreprise, il y a un problème de détermination, de compensation cyclique des pertes et finalement de normes pour la variation des prix. Les revenus agricoles posent également des questions délicates. Enfin, sous peine de figer l'allocation, il conviendrait de tenir compte de problèmes d'efficacité économique et de solidarité sociale: nécessité d'un accroissement plus rapide pour les secteurs ou professions ou régions en expansion pour attirer les travailleurs (comment calculer cet écart?) - nécessité d'une différenciation pour récompenser les efforts spécifiques de productivité des divers facteurs nécessité d'une différenciation pour améliorer la structure de la répartition dans le sens de l'équité et de la solidarité (salaires minimum, revenus agricoles ...), ou d'une réduction en vue de diminuer le taux de chômage - nécessité enfin de compenser au moins partiellement la hausse des prix ({ héritée)} du passé et, ce qui est de nos jours particulièrement important et difficile, l'inflation importée, à moins d'imposer pendant longtemps une diminution des salaires réels en comptant sur une ({ illusion monétaire)} qui n'existe plus. En supposant l'acceptation des normes d'un commun accord par tous les partenaires sociaux, leur respect effectif implique un contrôle permanent et détaillé des prix et des revenus dans les entreprises. On en arrive alors à un monde d'interventions non seulement en vue du contrôle des salaires et des profits, mais aussi à une ({ action directe sur les marges bénéficiaires par voie autoritaire ou contractuelle ; une surveillance des distributions de dividendes; une surtaxation des profits qui, sur l'espace d'un cycle, accuseraient une hausse supérieure à la norme ». Encore faudrait-il éviter dans tous ces cas de pénaliser les entreprises innovatrices et tolérer des profits élevés,
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mais justes et passagers. Que d'interventions, que de risques d'arbitraire et de contestations à tous les niveaux, que de tentatives de fraude en perspective! Il faut avoir une certaine naïveté ou une dose merveilleuse de confiance dans les possibilités de l'Etat et la bonne volonté des partenaires sociaux pour imaginer et recommander un tel appareil, qui détruirait en fait l'un des mécanismes fondamentaux de l'économie de marché, la libre négociation des revenus, et qui, à certains égards, s'avérerait plus complexe que la planification impérative elle-même (50). Devant ces exigences, on pourrait craindre que, bien loin de diminuer les tensions sociales pour le partage du «gâteau» social, une politique des revenus parfaitement conçue ne les aggraverait et par là-même accentuerait la pression inflationniste. En effet, le débat entre capitalistes et salariés ne serait pas supprimé, mais centralisé et déplacé. Au lieu de multiples conventions partielles, dont certaines sont inflationnistes, mais d'autres déflationnistes (régions peu développées, entreprises petites et moyennes sans vie syndicale, parfois secteur tertiaire ...), on obtiendrait un débat unique, national, qui risquerait fort de devenir bien plus large. Au lieu de grèves localisées et décalées dans le temps, ce sont des grèves générales qui viendraient trancher un problème et au lieu de la paix sociale, c'est un conflit social et politique bien plus grave qui risquerait de surgir si l'on soumettait à des organisations syndicales fréquemment favorables à des changements de système tous les problèmes de la répartition des revenus. Car, à ce niveau d'arbitrage, quel est le critère objectif, scientifique, qui permet de préférer une répartition de type capitaliste à une répartition de type socialiste? Les comités d'experts et le gouvernement auraient bientôt à trancher des problèmes de fond qu'ils seraient bien incapables d'arbitrer. Et, en fin de compte, c'est toute la répartition des fortunes et de la propriété qui pourrait être remise en question. Mais, au-delà de ces problèmes d'ordre pratique et à supposer que la règle du jeu soit acceptée, il convient surtout de se demander si une politique efficace des revenus serait véritablement susceptible d'atteindre l'objectif visé sans compromettre d'autres impératifs économiques et sociaux. Or, à cet égard, on peut avoir des doutes très sérieux. Le principe de cette politique est de lier l'évolution de l'ensemble des revenus approximativement à l'accroissement moyen de la productivité nationale, de manière à supprimer la contradiction entre la répartition et la production.
(50) L'observation montre d'ailleurs que même dans les pays où l'Etat dispose de pouvoirs quasi illimités, comme ceux de l'Est, il semble y avoir les plus grandes difficultés à assurer de manière permanente une progression parallèle des revenus et du produit. Voir à ce sujet l'Annexe de la III· Partie.
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Mais, tout d'abord il faut considérer que la productivité n'est pas une variable indépendante du revenu. L'agent économique fait des efforts de production en partie au moins pour accroître son revenu. C'est vrai pour le salarié escomptant primes ou augmentation du fixe et pour l'entrepreneur visant un surcroît de profit. Si l'évolution du revenu est programmée d'avance et donc dans une large mesure indépendante de l'action personnelle, il est certain qu'il n'en résulte aucune incitation particulière à l'accroissement de la productivité et il est même possible qu'il en découle une réduction des efforts de productivité, en particulier dans les entreprises à accroissement supérieur à la moyenne, où les agents économiques auront le sentiment de subir une véritable spoliation. Où serait d'ailleurs la justice d'une répartition accordant la même progression moyenne du revenu aux agents d'une entreprise performante et à ceux d'une entreprise stationnaire? L'égalitarisme s'oppose à l'équité comme à l'efficacité. On insiste beaucoup de nos jours, et à juste titre, sur les effets pervers d'impôts et de transferts sociaux excessifs sur le dynamisme économique général. Mais il est permis de se demander si celui-ci n'est pas tout autant, sinon plus affecté par la redistribution intercatégorielle et intersectorielle généralisée qui résulte de l'égalisation systématique des hausses de revenus entre toutes les catégories et secteurs et qui aboutit à la suppression de la rémunération différentielle de ceux qui assurent le surplus de l'économie, notamment de nos jours l'industrie. Ces transferts invisibles entre agents productifs et improductifs d'un même secteur ou de secteurs différents, qui aboutissent parfois même à une prime pour les agents et secteurs moins productifs, ne contribuent sans doute pas de manière négligeable à l'actuelle désindustrialisation. Or, une politique des revenus, bien loin de réduire cette désincitation, la consoliderait et la renforcerait même. Il est vrai que, bien que la concertation soit, dans son principe, une négation du mécanisme du marché, certains avancent l'idée que, dans un domaine où la loi du marché ne joue en réalité plus du tout, elle aboutit à rétablir par d'autres moyens le résultat d'une économie véritablement concurrentielle, c'est-à-dire la redistribution et socialisation des progrès de productivité par baisse des prix dans les secteurs où les progrès sont supérieurs à la moyenne. Mais cet argument néglige le fait que, dans une véritable économie de marché, les baisses sont volontaires et de surcroît destinées à provoquer un développement des ventes et, en fin de compte, un accroissement des revenus distribués dans ces secteurs. Le processus et le résultat sont par conséquent très différents. Le risque est donc grand de voir la politique des revenus, comme toutes les politiques de socialisation, de distribution ou de nivellement vers le bas, réduire les stimulants personnels et matériels et par là-même les progrès de productivité possibles. Ce risque serait d'autant plus élevé que la contrainte collective s'appliquerait au lieu et au moment de la formation et de la répartition des revenus. Le
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respect des normes ne suffirait alors pas à assurer la stabilité des prix et il aurait même l'effet pervers de provoquer un ralentissement de la croissance. Si cette éventualité peut paraître problématique tant que les normes de progression des revenus nominaux incluraient un pourcentage toléré de hausse des prix, ce qui maintiendrait une certaine illusion monétaire chez les créateurs de productivité, elle semble en revanche parfaitement probable si la progression des revenus était effectivement limitée au taux d'accroissement moyen de la productivité globale et contraignait ainsi les entreprises très performantes à choisir entre baisse des prix ou accroissement de leurs dépenses diverses, c'est-à-dire réduction de leur productivité potentielle. Le plus probable, alors, serait le progrès à l'envers, par ajustement de la productivité sur la norme de progression du revenu; comme, lors de la grande crise, la baisse des revenus entraînait l'aggravation cumulative de la dépression et de la déflation, de même aujourd'hui le freinage de la hausse des revenus risquerait de provoquer la stagflation cumulative. Le remède serait pire que le mal. Cete observation mène à une seconde objection au principe même de la politique des revenus. L'analyse de l'inflation a permis de mettre en évidence les sources très variées de l'écart inflationniste. La rémunération des facteurs est ainsi apparue seulement comme l'une des deux causes fondamentales de l'écart inflationniste, l'autre étant l'utilisation inefficiente des facteurs par les entreprises ou les administrations. Or la politique des revenus n'agirait nullement sur l'utilisation inflationniste des facteurs. Bien plus, elle aurait tendance à aggraver celle-ci dans la mesure où, pour une certaine inflation possible en vertu de l'inélasticité de la demande, une autre utilisation des facteurs permettrait de développer, à côté du revenu monétaire autorisé, une rémunération en nature ou de réduire le temps d'utilisation des facteurs ou simplement d'assurer le confort des membres de l'entreprise. Car, de même qu'il y a des substituts aux crédits bancaires, il y en a de nombreux aux revenus monétaires. Il y aurait alors réduction imprévue du taux de croissance « effectif» (aggravée à terme par la distorsion de la structure générale des revenus inhérente à une telle politique) et apparition d'une cause d'inflation imprévue. Comme le taux d'inflation est déterminé en fait par l'inélasticité de la demande, l'action sur les revenus n'en modifierait donc que faiblement et indirectement l'ampleur, elle n'en changerait que les causes apparentes (51). (51) Il faut aussi relever, à l'encontre de la politique des revenus, qu'elle ne néglige pas seulement les avantages en nature, qui complètent invisiblement de nombreux revenus dans les entreprises, et les intéréts, généralement élevés en période de stabilisation et assurant un revenu réel croissant aux détenteurs de capitaux sans risques, ainsi que les prix d'importation et les impôts et taxes en tous genres, mais en outn~ toutes les formes de plus-values sur biens réels ou titres, dues à l'inflation antérieure, qui ne supporteraient en aucune manière l'effort de stabilisation. Celui-ci pèserait donc uniquement sur les facteurs productifs et plus précisément sur les plus productifs d'entre eux. C'est évidem-
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La réalisation éventuelle d'une politique des revenus n'exclurait donc ni l'inflation ni même une stagflation durables. Ses effets ressembleraient fort à ceux de la stabilisation monétaire. En voulant rendre la progression de la dépense monétaire dans un cas, et celle du revenu monétaire dans l'autre cas, parallèle à la hausse du produit, la politique de la monnaie et la politique du revenu tentent de combattre l'inflation chronique en agissant globalement sur l'écart inflationniste. Mais l'écart inflationniste global n'est qu'un résultat de comportements multiples et complexes, eux-mêmes déterminés par l'évolution fondamentale de la demande. En essayant d'imposer directement un résultat macroéconomique contraire à celui qui résulte naturellement de ces comportements microéconomiques, on ne supprime pas ceux-ci, on les transforme tout au plus. Et dans les deux cas, la transformation risque d'entraîner des conséquences pires que le mal. Les deux politiques traduisent une sorte de fétichisme des grandeurs et des équations globales, oubliant qu'il ne s'agit que d'abstractions; elles y perdent l'efficacité ou engendrent la nocivité.
* ** Il est vrai que certains partisans de la politique des revenus, tout comme ceux de la stabilisation monétaire, ont été sensibles aux leçons de l'expérience, notamment néerlandaise, et à l'impossibilité manifeste de réaliser par ce moyen une réelle stabilisation des prix. Ils ont donc essayé, dans une optique plus réaliste, de découvrir des méthodes destinées non pas à rétablir une parfaite stabilité, mais à contribuer, avec d'autres politiques et notamment la politique monétaire et celle des prix, à la non accélération et, si possible, à la décélération progressive de l'inflation chronique. Une première idée a été de substituer à la fixation immédiate d'une norme idéale une réduction graduelle du taux d'accroissement du revenu et à des contrôles compliqués une technique fiscale tendant à pénaliser financièrement les entreprises qui accorderaient des hausses de salaires ou réaliseraient des accroissements de profits supérieurs à la norme générale édictée par le gouvernement, cette norme étant d'abord fixée à un niveau assez élevé, puis d'année en année progressivement réduite jusqu'à l'égalisation idéale entre progression du revenu et progrès de productivité réelle (52). D'autres auteurs ont
ment un non-sens économique. - Il faut remarquer à ce propos que chefs d'entreprise et salariés, obsédés et polarisés par leur conflit permanent, évoquent rarement la question des intérêts et encore moins celle des plus-values réalisées hors des entreprises, qui constituent pourtant de nos jours les formes d'enrichissement et les facteurs d'inégalité les plus importants. (52) Un plan de ce type a été développé aux Etats-Unis : la «Tax Based Incomes Policy» (T.I.P.) de Wallich et Weintraub (1971), discutée et perfectionnée par Seidman (1976), Okun, Perry, Dildine, Sunley, Slitor (1978) ... Un système de ce genre est aPl?liqué depuis 1968, dans un contexte général il est vrai très différent, en Hongne.
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proposé de remplacer la taxe fiscale, qui risquerait d'être tout simplement répercutée sur les prix, par des licences monnayables : chaque entreprise aurait droit annuellement à un montant de « licences» d'accroissement des salaires ou de la valeur ajoutée ou de «droits de crédit », conforme à la norme, et ces certificats ou «droits d'inflation» seraient négociables entre firmes «excédentaires» et firmes «déficitaires », ce qui aboutirait à la pénalisation des entreprises qui auraient dépassé la norme autorisée et à la récompense des autres (53). On découvre à nouveau à ce propos l'étroite parenté, d'ailleurs soulignée par les auteurs de ces plans, entre la politique de stabilisation monétaire et la politique des revenus. Les grands avantages de ces plans sont de proposer une technique de la politique des revenus plus réaliste et limitant l'intervention publique dans la négociation des revenus. Mais l'on y retrouve, parfois même accentués, tous les défauts intrinsèques de cette politique, dus à la théorie qui lui est sous-jacente. La responsabilité de l'inflation étant attribuée à un déséquilibre global entre revenu et produit, ces plans impliquent la fixation d'une norme globale d'évolution, dont l'application à chaque entreprise, plus ou moins performante, implique arbitraire et discrimination injustifiée au détriment des plus productifs et au bénéfice des improductifs. La plupart de ces plans ne visent d'ailleurs que la stabilisation de la hausse des salaires, ce qui a pour résultat de faciliter la répercussion de la taxation sur les prix et de laisser indéterminée l'évolution des revenus non salariaux, des profits et donc celle des prix. Cette lacune est parfois corrigée par un système annexe et compliqué de confiscation des bénéfices «excessifs », nouvelle source d'arbitraire, ou par l'obligation de maintenir une politique de la demande très restrictive, cause supplémentaire de récession et de chômage, alors que la demande effective aurait déjà une progression ralentie en raison de la stabilisation des salaires. Un système de compensation doit naturellement être prévu aussi au cas où le taux d'inflation effectif dépasserait, en raison de la répercussion de la taxe, du dérapage de la demande ou d'un choc exogène, la norme de progression des salaires. Il va sans dire que cette «police des salaires» ne séduit guère les organisations de travailleurs et est donc inapte à recueillir un consensus social raisonnable. Mais surtout, il est bien évident que (53) Ainsi Howard (1976), von Weizsacker (1976), le « Wage Increase Permit Plan» de Lerner (1978), la « Market Based Incomes Policy» de Colander (1978) et enfin le « Market Anti-inflation Plan» de Lerner et Colander (1979). - Une idée proche est la conversion des hausses salariales, au-delà de certaines limites, en fonds de participation ou fonds d'investissement salariaux, avec blocage et sous-rémunération de cette épargne forcée, politique fondée sur l'hypothèse implicite et peu crédible de l'absence d'effet de substitution sur l'épargne volontaire des salariés. En réalité, les salariés ne manqueraient pas de faire cet arbitrage patrimonial.
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son effet anti-inflationniste est plus que douteux, non seulement en raison des faits déjà évoqués, mais surtout parce que, comme toute politique des revenus, elle repose sur l'idée que l'inflation ne résulte que d'un déséquilibre nominal et non réel. Elle néglige donc les causes d'inflation tenant à l'utilisation improductive des facteurs et les effets pervers sur l'offre effective d'une pénalisation systématique des gains de productivité du fait de la généralité des normes, et d'une récompense de l'improductivité ou de la sous-rémunération des facteurs. Elle ne tient pas compte de l'incitation à toutes sortes de fraudes imaginables (substitution d'avantages en nature à la hausse des salaires, l'achat de biens ou services revenant moins cher que celui des droits). Enfin et surtout, elle est totalement inapte à annihiler la principale et constante source de l'inflation chronique qu'est l'inélasticité de la demande. L'inflation se poursuivant ainsi malgré les pénalités, celles-ci risquent tout simplement d'être systématiquement répercutées, accélérant ainsi la hausse initiale des prix. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que ces propositions n'aient guère rencontré la faveur des pouvoirs publics. Le Parlement anglais a examiné quelque temps, puis rejeté, une version de taxe sur les dépassements de salaires. Le gouvernement américain, quant à lui, a envisagé en 1978, comme complément à de simples nonnes officieuses d'accroissement de salaires, un plan d'« assurance salariale)) pour récompenser par des dégrèvements fiscaux les salariés qui accepteraient de limiter volontairement leurs revendications et respecteraient la norme. Le dégrèvement aurait «garanti» ces salariés « disciplinés» contre la perte de pouvoir d'achat due à un taux d'inflation effectif plus élevé (plan Okun 1974, repris par le Président Carter, de « Real wage insurance »). Le coût fiscal éventuel très élevé d'une telle «assurance - inflation », son caractère de subvention indÎl'ecte à des entreprises sans garantie de stabilité des prix de leur part, son effet éventuellement pro-cyclique et surtout le fait que de toutes manières les salariés « indisciplinés », dont le revenu se serait aCC1U davantage que le taux d'inflation, auraient été au moins aussi bien protégés que les autres, ont fait échouer très logiquement ce plan au Congrès. Un certain nombre d'autres pays ont, à diverses reprises, tenté de ralentir la hausse des salaires par des prélèvements sur les augmentations « excessives» (Belgique par exemple) ou par des allègements sur les impôts personnels (Suède, Autriche). L'inconvénient de ces mesures est qu'elles sont par nature inégalitaires, les impôts personnels étant progressifs et certains ménages n'y étant même pas soumis, et aussi qu'elles ont, en accroissant le revenu disponible, presque nécessairement un effet d'augmentation de la demande finale qui peut contrarier dans une large mesure l'objectif poursuivi. Dans d'autres pays, on a envisagé ou pratiqué la pénalisation d'entreprises « laxistes» par le refus de crédits ou de commandes publiques. Mais toutes ces réalisations n'ont généralement eu que des résultats limités et ont tôt ou tard été abandonnées.
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Une tentative du même ordre a été entreprise en France avec la création en 1975 d'un « prélèvement conjoncturel sur les gestions inflationnistes» des entreprises (54), qui était en réalité un prélèvement ou plus exactement une sorte d'emprunt forcé sans intérêt sur la valeur ajoutée excédentaire de l'entreprise, c'est-à-dire en définitive la pénalisation du dépassement d'une norme de progression des revenus. Le principe en était simple et ressemblait fortement à celui de la pénalisation des banques en matière de distribution de crédits. Pour les entreprises concernées (15000 grandes, représentant 50 % de la valeur ajoutée de l'industrie et du commerce) était fixée une norme de progression de leur valeur ajoutée ou «marge », composée des dépenses de personnel et du bénéfice brut (élargi aux avantages en nature des dirigeants et aux intérêts). Cette norme était applicable sous réserve d'une pondération en fonction de l'accroissement des moyens de production, des exportations et du déficit antérieur. La pénalisation fixée était d'un tiers du dépassement constaté de la norme, elle devait être déposée auprès d'une Caisse publique et devait être récupérable au bout de cinq ans. Cette technique constitue indiscutablement une variante de la politique des revenus beaucoup plus réaliste que celles qui ont été examinées ci-dessus. En choisissant de fixer une norme de progression pour la valeur ajoutée de l'entreprise, elle évite d'abord à l'Etat de prendre globalement position pour un certain partage du revenu entre capital et travail, laisse ainsi aux partenaires sociaux une marge importante de libre discussion et n'exclut pas des solutions conjoncturellement, spatialement ou sectoriellement différenciées en fonction de situations spécifiques. Elle épargne donc à l'Etat un interventionnisme détaillé et direct dans les procédures de fixation des revenus et limite strictement son rôle à l'encadrement de la progression globale de l'ensemble des revenus. Bien entendu, comme les autres propositions, en choisissant la forme de la fixation légale de la norme et de son application automatique par le biais d'une taxe, d'un certificat ou d'une sorte de « réserve obligatoire », elle évite les inconvénients d'une confrontation au sommet des partenaires sociaux et réduit considérablement les risques d'arbitraire du contrôle autoritaire et de la sanction purement administrative. Elle élimine donc dans une large mesure les difficultés de conception et de réalisation de la politique des revenus, évoquées plus haut. Techniquement, ce « prélèvement conjoncturel» constituait donc une innovation intéressante, mais était condamné à l'échec, comme les autres propositions examinées, par son fondement théorique erroné. (54) La «serisette" du nom d'un ancien Directeur de la Prévision, Jean Serisé. Les fondements en ont été exposés par Lionel Stoleru, « Taxer l'inflation ", Le Monde, 5 et 6 juillet 1974, et les mécanismes par J.P. Courthéoux, « Le prélèvement conjoncturel lO, Notes et Etudes documentaires n" 4306-4307, La Documentation Française, Paris, 1976.
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Le projet français illustre la même évolution que celle qui a mené d'une politique sélective des crédits à la politique d'encadrement global des crédits des banques, aujourd'hui pratiquée en France par les pénalisations sur les crédits. Il y a une très nette parenté, même dans le détail : par exemple l'exemption prévue pour les revenus tirés de l'exportation, comme les crédits à l'exportation échappent au plafonnement général des crédits. Cette remarque permet de bien mettre en évidence, par comparaison, les conditions d'efficacité d'un tel système : pour que l'encadrement général des revenus, tout comme celui des crédits, puisse être efficace dans la lutte anti-inflationniste, il faut que la norme de progression soit fixée assez bas, que le dépassement autorisé (accroissement des moyens de production, des exportations ...) n'annule pas dans une large mesure la rigueur de la norme, enfin que la pénalisation soit suffisamment dissuasive pour éviter le dépassement volontaire. Il s'agit là a priori de conditions non liées aux principes mêmes de l'instrument, mais aux modalités de sa mise en œuvre. On peut toutefois se demander si une application rigoureuse, et donc efficace, est possible sans risques graves pour l'activité économique et la paix sociale. Une caractéristique fondamentale de tels systèmes est en effet la non prise en compte des progrès de productivité spécifiques réalisés au sein des entreprises. Par ce moyen, consciemment mis en œuvre, doit être d'une part maintenu un certain parallélisme dans la progression des revenus perçus dans les entreprises à productivité croissante et dans celles qui ont une productivité constante ou même décroissante, et d'autre part obtenu une certaine socialisation des gains de productivité par une progression moindre des prix dans les entreprises très performantes, et par là une stabilisation progressive du niveau général des prix. Mais ce principe de toute politique des revenus a nécessairement des conséquences négatives. En premier lieu, il contraint de maintenir la norme de progression annuelle des valeurs ajoutées à un niveau relativement élevé. Quand la norme est haute, en effet, le taux d'accroissement nominal possible des revenus dans les entreprises à fort progrès de productivité peut masquer la pénalisation relative que celles-ci subissent par un effet d'illusion monétaire. Il n'en est plus du tout de même si la directive est basse, car celle-ci aboutit alors à un véritable sentiment d'exploitation ou de frustration, notamment chez les travailleurs. Si le progrès de productivité dans une entreprise est par exemple de 7 % et si la norme est elle-même à ce niveau ou même inférieure, on ne pourra pas l'éviter et on mettra les chefs d'entreprise dans la situation paradoxale de devoir refuser tant aux travailleurs qu'aux actionnaires la juste récompense de leurs apports. On pourra donc s'attendre à ce que les travailleurs, les actionnaires et les chefs d'entreprise se montrent, à juste titre, aussi allergiques à une telle contrainte qu'ils le sont à toutes les formes de contrôle direct des
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revenus ou des prix. La pression des salariés étant généralement plus puissante que celle des actionnaires, le partage de la valeur ajoutée se fera probablement au bénéfice des salaires et au détriment des profits, ce qui à terme ne peut que compromettre la compétitivité de l'entreprise. Il faut donc nécessairement, pour rendre le système psychologiquement tolérable, que la norme soit au moins légèrement supérieure au taux de progression de la productivité du travail dans les secteurs ou même les entreprises les plus performantes. Mais, dans ces conditions, l'efficacité de l'instrument risque d'être assez limitée. Un autre inconvénient, lié au premier, résulte du fait que cette norme risque de devenir dans les entreprises à productivité stationnaire un point de référence, un « plancher» de hausse des prix et des revenus alors qu'auparavant cette hausse était éventuellement inférieure. Cette égalisation des hausses de revenus crée de ce fait des distorsions dans l'allocation et l'accumulation des facteurs. En outre, et c'est le plus important, le système tend à «récompenser» les improductifs ou les mauvais gestionnaires. Il aboutit donc, et c'est la critique fondamentale que l'on peut faire à toute politique des revenus, à pénaliser les progrès de productivité et par là-même à décourager ceux-ci, voire à encourager l'utilisation improductive ou réduite des facteurs. Quelles devraient être en effet les réactions logiques des entreprises performantes, c'est-à-dire les plus utiles et les plus stabilisantes? Celle d'accroître l'acquisition, même injustifiée, de facteurs et la réalisation de dépenses susceptibles de réduire la valeur ajoutée ou celle de diminuer autant que possible les activités susceptibles d'accroître la valeur ajoutée. Dans les deux cas, on assisterait à un freinage imprévu de la progression du produit global, et en tout cas du produit « effectif », par une sorte de « grève» de la productivité ou éventuellement par évasion à l'étranger et, dans les deux cas, cette mauvaise gestion systématique serait absurdement récompensée par des incitations financières. Ce serait le progrès à l'envers. Enfin, la hausse des prix se poursuivant de toutes manières, sous l'effet fondamental de l'inélasticité de la demande et sous l'effet du freinage croissant de la production « effective », la pénalisation prévue peut être aisément répercutée sur les prix dans un certain nombre de secteurs et peut même constituer un facteur d'accélération régulière de l'inflation, contraignant en fin de compte les autorités soit à durcir le système, en provoquant la récession, soit à l'abandonner. Tout comme l'adoption d'une norme de progression des crédits est soit efficace sur les prix, mais dangereuse pour l'emploi, soit inoffensive pour l'emploi, mais inefficace sur les prix, c'est-à-dire provoque le dilemme inflation-chômage, une norme de progression des revenus risque de mener au dilemme inflation-stagnation, en étant soit efficace sur les prix, mais dangereuse pour la croissance du
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produit effectif et nocive pour le progrès économique et social, soit inoffensive pour la croissance, mais aussi inefficace sur les prix. Ces inconvénients ont été apparemment reconnus en France et, après une courte application en 1975, dans des conditions il est vrai très particulières du fait de la crise et en raison de l'hostilité des chefs d'entreprise, le «prélèvement conjoncturel» a été abandonné.
* ** La plupart des gouvernements n'ont pas tenté d'établir des systèmes aussi perfectionnés, mais aussi fragiles. Ils ont réagi à l'impossibilité de réaliser une politique des revenus parfaite à la fois dans ses normes et ses sanctions, en adoptant des procédures variées visant à freiner ou à inverser l'évolution inflationniste des revenus. La procédure la plus connue, et apparemment la plus efficace, est celle de «l'action concertée », réalisée en Allemagne fédérale sous l'inspiration, à l'origine, de l' «économie concertée» française et de l'expérience autrichienne de concertation sociale. Elle vise à obtenir, de manière formelle jusqu'en 1977 (rencontres officielles entre les partenaires sociaux et le ministère de l'Economie) puis de manière informelle, une modération volontaire des conventions salariales et des hausses de prix. Le gouvernement communique ainsi régulièrement une information sur la situation conjoncturelle générale, les prévisions macroéconomiques et les mesures politiques envisagées. Une norme d'augmentation des salaires, optimale sous l'aspect du coût et du revenu, est déterminée par les experts en fonction de quatre éléments: le taux d'accroissement prévu de la productivité moyenne du travail - l'évolution prévisible d'autres variables économiques déterminant la masse salariale : impôts et cotisations, taux d'intérêt, progrès technique labor saving, termes de l'échange - le taux de hausse prévu des prix à la consommation - le taux de chômage et l'évolution prévisible de l'emploi. Le gouvernement laisse ensuite aux organisations patronales et syndicales le soin d'appliquer volontairement cette recommandation générale aux diverses branches de l'économie, en fonction des données spécifiques des marchés respectifs et de la conjoncture des branches et sous la pression d'une politique monétaire restrictive. Le consensus social assez élevé régnant en République fédérale, la discipline des branches, l'autorité reconnue aux experts, ainsi que la pression de l'opinion publique, ont permis la réalisation d'une telle concertation, mais les résultats obtenus ont surtout été fonction de la situation économique générale : faibles en conjoncture d'expansion, ils se sont améliorés en période de récession et de chômage, patrons et salariés étant alors davantage prêts à des concessions réciproques pour sauvegarder l'activité et l'emploi. La modération des hausses de revenus permet alors de pratiquer une politique budgétaire et monétaire moins restrictive et assure donc un
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meilleur arbitrage entre chômage et inflation ainsi que le maintien de la compétitivité internationale des produits d'exportation. Elle permet aussi d'éviter les politiques de « stop and go », inévitables dans les pays où un consensus social minimal ne s'établit que dans des situations extrêmes. Mais elle requiert pour son succès une condition indispensable : la substituabilité rapide de la demande externe à la demande interne, freinée par la modération des revenus. C'est en même temps un risque important pour l'économie internationale (55). Une politique des revenus de ce type apparaît ainsi comme un complément utile de la gestion de la demande globale, mais elle ne permet apparemment pas d'assurer une stabilisation durable. Malgré son application, le taux d'inflation chronique s'est élevé à moyen terme en Allemagne comme ailleurs, et tout choc extérieur (pétrolier, monétaire ou financier) ou toute reprise sensible de l'activité y entraîne également une accélération de la hausse des prix (56). En outre, depuis quelque temps, malgré la discipline des syndicats et la baisse répétée des salaires réels, le taux de chômage continue à s'y élever tout autant sinon plus rapidement qu'ailleurs (57). C'est une évolution qui manifeste clairement les failles de la théorie fondant cette politique et qui pourrait aboutir à remettre en cause, même en Allemagne, le consensus dont cette politique bénéficie actuellement. L'expérience allemande ne paraît guère transposable dans d'autres pays, si l'on excepte la Suisse, la Norvège et surtout l'Autriche (qui a établi un système original et apparemment efficace de relations sociales parce que le même organisme paritaire a la responsabilité à la fois des prix et des revenus), en raison des particularités sociales (conceptions syndicales « raisonnables ») et économiques (forte position internationale) qu'elle requiert. Depuis
(55) On s'interroge souvent sur l'origine du fameux «consensus» régnant en Allemagne. On l'attribue fréquemment à une philosophie sociale différente de celle d'autres pays. Peut·être n'est-il dû qu'à une vision plus exacte des intérêts réels, à un degré d'intelligence économique plus élevé qu'ailleurs, et à une orientation plus nationale que catégorielle, chez les syndicalistes allemands. Ceux-ci ont pu constater en effet dans le passé que la modération des revenus intérieurs, et notamment des salaires, assure indirectement, grâce au développement des exportations et à la continuelle réévaluation du mark, un pouvoir d'achat international croissant aux revenus allemands. Un tel résultat n'est cependant ni nécessairement durable ni généralisable à l'ensemble des pays. (56) On a constaté également aux U.S.A. entre 1974 et 1979 que la baisse des salaires réels n'empêche absolument pas le développement de l'inflation. (57) Faisant référence au fameux «théorème de Schmidt", un syndicaliste allemand s'écrie : «Nous avons vu venir les profits, mais non les investissements et l'emploi ». Il apparaît en effet que l'Allemagne doit payer d'un chômage toujours plus élevé sa compétitivité extérieure, parce que celle-ci est beaucoup moins fondée qu'autrefois sur un écart d'innovation (et donc une forte inélasticité de la demande mondiale pour des produits spécifiques) et presque exclusivement sur un écart d'inflation (c'est-à-dire l'élasticité de substitution de cette demande pour des produits traditionnels). Cette évolution risque d'éroder fortement à l'avenir la puissance allemande et du même coup de remettre en cause un jour la « cogestion macroéconomique », le consensus et les cercles vertueux.
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quelques années, la France semble vouloir s'engager progressivement dans une voie semblable. C'est ainsi que le gouvernement Barre a recommandé à partir de 1976 aux partenaires sociaux, en comptant principalement sur le concours volontaire des chefs d'entreprise, et a appliqué lui-même, dans la fonction publique, la stabilisation des salaires réels, c'est-à-dire l'indexation des salaires nominaux sur les prix (les hauts salaires devant progresser un peu moins vite et les bas salaires un peu plus rapidement). L'absence de ralentissement sensible de l'inflation, indépendamment des effets du second choc pétrolier, a démontré à nouveau à cette occasion que le taux d'inflation est déterminé par d'autres facteurs et que si l'on freine les salaires, ce sont tout simplement d'autres revenus ou d'autres dépenses qui augmentent à leur place. Le nouveau gouvernement français entend, sous l'impulsion de M. Delors, et en escomptant une attitude a priori plus favorable des syndicats, aller plus loin dans cette voie. La norme de référence ne serait plus la variation constatée des prix, mais leur variation anticipée, corrigée des progrès de productivité escomptés et des mesures de politique économique engagées. Cette norme serait ainsi fixée dans une perspective de décélération progressive des hausses de prix, avec l'espoir de déclencher une « spirale de désinflation ». Des rencontres trimestrielles permettraient de faire le point de l'évolution et un processus éventuel de rattrapage serait prévu en fin d'année (58). Une telle méthode est a priori plus prometteuse que l'habituelle indexation des revenus qui reproduit de période en période l'inflation passée (sous réserve des gains de productivité). Toutefois, pour qu'il y ait une réelle amélioration, il faut d'une part qu'il n'y ait pas, pour une raison ou une autre (choc pétrolier ou imposition accrue par exemple), accroissement des coûts et d'autre part que le «rattrapage» prévu ne soit jamais que partiel. Mais, dans ce cas, certains bénéficieront de cette différence, et il n'est pas sûr que les «perdants» accepteront aisément cette inégalité de traitement. Dans beaucoup d'autres pays, les gouvernements tentent actuellement de tirer profit de la crise et du chômage massif pour remettre en cause de diverses manières, et même arriver à « casser» définitivement, les indexations de droit ou de fait des salaires sur les prix, rigidités considérées comme les responsables principales de la réma-
(58) Il faut noter que cette procédure contractuelle a fait place en juin 1982 à une procédure plus autoritaire. Devant l'accélération de la hausse des prix et du déficit extérieur et au moment d'une nouvelle dévaluation du franc, le gouvernement français a en effet décidé un blocage pur et simple des prix et des revenus pour quatre mois. En principe la politique concertée devrait reprendre ses droits à la sortie du blocage en octobre 1982, mais avec l'objectif d'une réduction globale et moyenne du pouvoir d'achat des ménages. Comme l'écrit J. Meilhand, «le blocage des salaires témoigne de la part d'un gouvernement de gauche d'une extraordinaire reconversion intellectuelle. Mais modifiera-toi! en profondeur les comportements?» (L'Usine Nouvelle, 21 octobre 1982).
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nence de l'inflation. C'est le cas aussi bien aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne qu'en Belgique ou en Italie. Devant la crise et compte tenu de l'insuffisance notoire des marges de profit et d'autofinancement des entreprises, la politique des revenus se transforme ainsi de plus en plus en simple «police des salaires », destinée davantage à la lutte contre le sous-investissement et le sous-emploi, par un transfert des gains d'inflation et de productivité sur les profits, qu'à la sauvegarde de la stabilité des prix dans l'équité des rémunérations. Jusqu'à présent, il ne semble pas que cette « désindexation» puisse se targuer de succès réels : le freinage de la hausse des salaires, considérés exclusivement comme des coftts à minimiser, contribue davantage à approfondir la crise internationale qu'à restaurer les marges des entreprises ou à renflouer les caisses de l'Etat. Il est compréhensible que, malgré tous les discours et toute l'action de persuasion mise en œuvre dans ce domaine par les pouvoirs, ces échecs et ces sacrifices inutiles continuent de provoquer l'impatience des salariés contre une pratique aussi inefficace qu'arbitraire, et ce d'autant plus qu'elle s'accompagne d'une «surindexation» des intérêts nominaux, qui assure au même moment des revenus accrus aux détenteurs de capitaux sans risques. Qu'elle soit utilisée pour un objectif d'expansion ou de stabilisation, la politique des revenus est donc loin de tenir les promesses de l'analyse qui la fonde. «Le prochain économiste qui prescrira une politique des revenus, écrit à juste titre Barry Bosworth, devra préciser pourquoi sa solution réussira quand tout le reste a échoué dans le passé» (59).
la politique des prix et de la concurrence Il reste à examiner les politiques de contrôle des prix. Il y a deux manières principales de contrôler l'évolution des prix, une manière dirigiste ou directe, par la programmation des prix, et une manière libérale et indirecte, par la politique de concurrence. Si certains pays accordent plus d'importance à l'une ou à l'autre méthode - à cet égard la France et l'Allemagne ont constitué longtemps des cas extrêmes -, la plupart des pays développés recourent, épisodiquement ou, plus rarement, en permanence, aux deux. La direction administrative des prix peut être conçue comme une mesure conjoncturelle destinée à bloquer l'emballement psychologique ou technique des prix sous l'influence de circonstances parti-
(59) Voir dans le même sens: P. Schelde Andersen et Ph. Turner, Politique des revenus en théorie et en pratique - Perspectives de l'O.C.D.B., juillet 1980.
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culières et passagères. C'est le contrôle des prix que nous avons examiné précédemment. Mais la permanence du phénomène inflationniste a entraîné dans divers pays, notamment à partir de 1970, la mise en place d'une politique des prix à plus long terme, ce qu'on peut appeler la programmation des prix, en liaison ou non avec une politique de régulation des revenus. La France constitue à cet égard l'exemple le plus caractéristique jusqu'à ce jour : prolongeant la législation instituée en 1939, l'ordonnance sur les prix de 1945 n'a jamais été abolie et, sauf durant de très courtes périodes, les prix ont pratiquement toujours été soumis à un contrôle administratif de la part d'un service permanent de fonctionnaires spécialisés. Les méthodes ont naturellement beaucoup évolué. Avec l'institution des «contrats de programme» ou d'autres conventions sectorielles, puis des «accords de programmation annuelle» conclus à partir de 1972, ou encore des «accords de régulation» ou « engagements de lutte contre l'inflation» établis plus récemment, il existe un système permanent de surveillance et de direction des prix, appuyé soit sur une action réglementaire, soit sur une concertation entre Etat et organisations professionnelles et réalisé tantôt par autorisation préalable tantôt par surveillance a posteriori et liberté surveillée (60). Cet encadrement des prix, fondé sur des normes de progression à court ou moyen terme, a été généralement justifié par l'existence de comportements discrétionnaires des entreprises, et notamment des plus puissantes d'entre elles, et par l'impossibilité d'en venir à bout par les techniques traditionnelles. Il peut l'être aussi comme le complément à la fois logique et psychologique d'une politique des salaires et comme un moyen d'inciter les entreprises à résister à des hausses excessives des rémunérations (61). Compte tenu de l'analyse que nous avons effectuée du phénomène de l'inflation chronique, il ne paraît guère contestable que la programmation des prix constitue a priori la politique la plus adaptée au mal à combattre, parce qu'elle est une politique micro-économique s'attaquant directement à la fixation des prix et à l'arbitrage
(60) Voir E. Jolivet, Contrôle des prix et stabilisation économique en France, thèse d'Etat de sciences économiques, Strasbourg, 1977. Malgré la multiplication des expériences, on ne peut dire que les services compétents aient fait preuve de beaucoup d'imagination créatrice dans le choix des critères et des méthodes d'intervention, qui auraient pu être nettement plus efficaces. Pour une présentation de la politique française, voir aussi J.P. Courthéoux, Les régimes de prix, Chrono Sedeis, 25 avril 1983. - Le contrôle des prix est également pratiqué couramment en Autriche, Norvège et Suède. Même en R.F.A., on a calculé qu'environ 25 % des prix sont administrés. (61) Les vues théoriques de Galbraith sur 1'« administration privée des prix", en particulier par les grandes entreprises, ont grandement contribué au renouveau passager du contrôle des prix, notamment aux Etats-Unis sous la présidence de Richard Nixon. En outre, devant les coûts sociaux croissants des autres politiques de stabilisation et devant les risques de dévaluation en chaîne, les inconvénients structurels du contrôle des prix peuvent, dans certaines circonstances, paraître moins graves et justifier son utilisation en tant que moindre mal.
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des entreprises entre les variations de prix et de quantités. Selon notre analyse, l'inflation permanente existe parce que l'inélasticité de la demande autorise les hausses de prix et décourage les baisses concurrentielles de prix. Dans ces conditions, il paraît logique de substituer à la défaillance durable d'une contrainte naturelle une contrainte artificielle de type juridique et d'essayer d'obtenir ainsi la discipline des comportements, nécessaire à la stabilité des prix. Dans l'économie de marché parfaite, un prix stable ou exclusivement variable à la baisse est automatiquement imposé aux entreprises. C'est cette contrainte que veut rétablir approximativement le contrôle des prix. Malheureusement, si le principe même de cette politique parait indiscutable, son application s'est généralement avérée délicate et a abouti à des résultats tout aussi regrettables que la régulation des crédits ou des revenus. La première difficulté tient à la détermination des critères pour l'évolution des prix, soit pour sortir d'un blocage, soit pour freiner progressivement un mouvement inflationniste puissant. Alors qu'en matière de politique des revenus, on se contente d'habitude d'une norme globale, la programmation des prix prend généralement en compte les facteurs très variés qui influencent la formation des prix, tels que les coûts subis par l'entreprise, la productivité moyenne ou marginale du secteur, l'augmentation des salaires, surtout dans les entreprises de main-d'œuvre, le développement souhaitable des profits et de l'autofinancement, etc. Si un blocage court peut être général, une réglementation longue est nécessairement sélective. Mais le nombre d'éléments retenus, l'importance qui leur est attribuée, le degré de répercussion toléré impliquent des choix qui évitent difficilement un certain arbitraire administratif et des discriminations économiquement ou socialement regrettables. L'information imparfaite de l'administration crée le risque de distorsions dans l'allocation des ressources et d'injustices dans la répartition des revenus. Pour déterminer la hausse tolérable et maintenir une certaine « vérité des prix », l'administration est d'ailleurs amenée à un contrôle d'autant plus lourd et détaillé qu'il se veut moins arbitraire de l'activité des entreprises. Cette immixtion dans les affaires, les servitudes bureaucratiques et la réglementation qui en résultent donnent nécessairement un sentiment de restriction de la liberté d'entreprise, qui provoque des réactions négatives. Les chefs d'entreprise tolèrent aussi peu ces contrôles de leur activité que les salariés n'admettent les atteintes à la libre négociation des revenus. Leur permanence finit par provoquer, pour des raisons simplement psychologiques, l'étouffement plus ou moins volontaire de l'esprit d'initiative et du dynamisme économique ou des phénomènes de fraude ou de révolte collective, notamment dans les petites et moyennes entreprises. Le contrôle des prix ressemble ainsi à ces médicaments en soi parfaite-
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ment adaptés à une maladie, mais qui provoquent chez les malades des phénomènes d'inhibition, d'allergie et de rejet, compromettant inévitablement leur guérison. Mais une critique plus fondamentale concerne l'application de la programmation des prix sur une période relativement longue. Tantôt pour des raisons économiques (agriculture, logement), tantôt et plus fréquemment pour des raisons pratiques ou politiques (matières premières ou biens d'équipement importés, professions libérales, commerce de détail, activités ou produits nouveaux), de vastes secteurs du système des prix échappent au dispositif de programmation ou au contrôle correspondant. En outre y échappent de droit ou de fait les impôts et taxes des services administratifs, dont le rôle indirect dans l'inflation peut être considérable. L'expérience montre que les prix les plus contrôlés parce que les plus facilement contrôlables sont généralement les prix industriels dont la progression est en moyenne la plus faible, contrairement à celle des prix des secteurs « abrités », à cause de la concurrence internationale (62). Il en résulte des distorsions importantes dans la structure générale des prix et, à terme, si elles se prolongent, dans la structure même des activités, qui peuvent être très préjudiciables à la croissance et à la spécialisation nationales: freinage de l'industrialisation au profit d'activités tertiaires (63) - freinage de l'exportation par l'impossibilité de compenser de faibles marges à l'exportation par des marges plus élevées sur les marchés intérieurs relativement protégés ou au contraire aban~ don de positions sur le marché intérieur au bénéfice d'exportations passagèrement plus rentables - freinage de la production de masse à bas prix par l'impossibilité de la financer par une production de luxe à marges croissantes ... C'est encore plus net si, à cette disparité de secteurs, s'ajoute une sélection des éléments qui déterminent la formation des prix, alors que ces facteurs sont très variables d'une activité à l'autre. Pour éviter ces distorsions néfastes pour le fonctionnement et l'évolution de l'économie, la programmation permanente des prix devrait se faire à la fois de plus en plus générale et de plus en précise. Elle devrait aussi, pour rétablir les conditions qui règnent dans une bonne économie de marché, faire baisser certains prix, en raison de progrès sectoriels de productivité, pour que le contrôle devienne tolérable pour les secteurs sans progrès de productivité ou pour éviter les rentes de situation des entreprises
(62) Cette constatation est à nuancer d!:puis quelques années, en raison de la hausse généralisée des prix mondiaux. - En outre, la pratique des conventions professionnelles, bien loin d'engendrer une «volonté individuelle de stabilisation", qui ne correspond à aucun intérêt réel, développe, dans l'industrie comme ailleurs, des comportements collectifs de limitation de la concurrence. (63) Par un triple effet: contrôle plus aisé et donc plus effectif des prix de l'industrie - répercussion de la hausse des prix tertiaires sur les coûts salariaux ou les frais généraux de l'industrie - rejet des contraintes du contrôle du tertiaire vers l'industrie par le gonflement des «marges d'achat» de la distribution (ristournes, délais de paiement... ).
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les plus performantes de leur secteur. Cependant un tel renforcement de la politique exigerait un coût administratif et un contrôle social qui jusqu'à présent ont fait reculer la plupart des gouvernements et qui aurait pour conséquence ultime, en mettant définitivement hors d'usage le mécanisme des prix, de transformer le système économique lui-même. Mais les effets sans doute les plus nocifs d'une programmation durable des prix résident dans la transformation des comportements des entreprises pour tenter d'échapper aux contraintes de ce contrôle. Bien loin de provoquer la détection des faiblesses de la gestion ou la découverte des améliorations possibles, la tutelle des pouvoirs publics développe l'aptitude en soi peu productive des négociations administratives et surtout stimule la recherche des échappatoires et des fraudes possibles: création de produits nouveaux ou modification de l'apparence d'anciens, dés incitation à diminuer constamment les coûts de production, bien au contraire, incitation au développement continu de coûts internes entrant dans les facteurs tolérés de hausse des prix, développement d'activités hors contrôle (notamment commerciales ou purement spéculatives), transfert de progrès de productivité, de profits ou même d'activités vers l'étranger, extension de «l'économie souterraine», etc. La programmation des prix provoque ainsi paradoxalement le développement de quelques-uns des comportements, qui sont à l'origine même de la hausse des prix, notamment l'administration « comptable» des prix en fonction des coûts plutôt que leur détermination «économique» en fonction de la demande et de la concurrence et l'accroissement d'une production non « effective». Le contrôle administratif de la légitimité des facteurs de hausse aboutit ainsi à la disparition de tout facteur de baisse des prix, renforce leur rigidité et consolide l'inflation chronique. Enfin, cette politique n'échappe pas au dilemme de l'inflation et de la stagnation. Car, ou bien elle accepte avec largesse la répercussion des principaux facteurs de hausse résultant des dépenses des entreprises et, dans ce cas, elle peut tout au plus éviter l'emballement psychologique des prix, «lisser» l'inflation conjoncturelle, mais non freiner l'inflation chronique, ou bien elle tente, en refusant fermement la plupart des facteurs de hausse et en étendant son contrôle à tous les types de coûts, de provoquer durablement la stabilité des prix et des revenus, mais alors elle lamine les marges, freine l'investissement, compromet l'ajustement de l'offre à la demande et provoque la pénurie et le chômage (64). Le contrôle des prix n'est qu'en apparence et (64) Il est évident que l'entreprise a généralement intérêt, en cas de fixation administrative des prix, à choisir une politique de réduction de la production, lui permettant, compte tenu de sa courbe de coûts, un rétablissement de sa marge de profit initiale, plutôt qu'une politique d'expansion de la production à marge réduite. Il s'agit là d'un arbitrage rationnel, mais qui ne fait que « refouler» ou «reporter» l'inflation courante et a en outre l'effet pervers d'engendrer ou d'accroître la pénétration des produits étrangers.
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à court terme une alternative au chômage comme moyen de régulation des prix. Il n'y a pas d'exemple, sauf pendant de courtes périodes ou bien dans une phase conjoncturelle de reprise, où les évolutions des prix et de l'emploi sont en général spontanément assez favorables, qu'une programmation des prix ait pu éviter soit une inflation relativement forte, soit une régression dangereuse des investissements et de la croissance. L'expérience de la France, qui a su diversifier et développer remarquablement la programmation des prix, tout en enregistrant dans le même temps une accélération de l'inflation chronique, est à cet égard particulièrement démonstrative. C'est la raison pour laquelle on estime généralement nécessaire la combinaison de la politique des prix et de celle des revenus, qui théoriquement permettrait de réserver les gains de productivité à l'amélioration de la marge d'autofinancement des entreprises et donc de réduire progressivement l'inflation et même la stagflation. Mais, même si, par un heureux consensus social, on parvenait à réaliser simultanément et durablement une stabilisation réglementaire des prix et des revenus, il est probable qu'on échapperait difficilement au dilemme évoqué, en raison du fait que la politique des revenus ellemême, dans l'hypothèse de son application active, est susceptible de mettre en cause la croissance. En outre, même si elle était efficace à court terme pour freiner les tendances inflationnistes, une politique des prix et des revenus ne pourrait que les aggraver à moyen terme, en consolidant l' ({ administration» des prix et des revenus hors de la logique du marché. L'ensemble des limites ou des inconvénients de la programmation des prix en a entraîné un usage généralement épisodique par les pays développés. L'échec de la politique menée dans ce domaine par les U.S.A. en 1971-1972, qui a juste permis d'éviter provisoirement l'accélération de l'inflation, a joué un grand rôle dans cette désaffection. La France elle-même s'est engagée à partir de 1978 dans la politique de libération des prix, que la plupart des autres pays avaient adoptée trente ans plus tôt, dès les lendemains de la guerre (65). En même temps, et très logiquement, le gouvernement y (65) A en juger par les premiers résultats de cette politique de libération, il ne semble pas qu'il y ait eu accélération générale par rapport à la période du contrôle, mais il ne semble pas non plus y avoir eu ralentissement durable des hausses. Ni l'une ni l'autre de ces politiques ne semble vraiment en état de répondre à l'objectif de stabilisation, étant toutefois précisé que la liberté des prix est de loin préférable pour les autres objectifs de la politique économique. - Rappelons qu'en octobre 1981 et à nouveau en juin 1982, le gouvernement français a rétabli le blocage des prix et semble vouloir revenir durablement à certaines formes d'encadrement des prix ou au moins à une liberté largement surveillée. Il est donc fort possible que l'expérience de libération des prix, de juillet 1978 à octobre 1981, n'apparaisse rétrospectivement que comme une simple parenthèse dans la politique de contrôle des prix. Il semble que l'économie française soit prise dans une sorte de «cercle vicieux de l'inflation et du contrôle des prix », dont elle ne parvient plus à se dégager. Le contrôle est à court terme apparemment justifié en raison de la rigidité structurelle des prix et des revenus. Mais celle-ci est dans une large mesure le résultat d'un contrôle pratiqué de manière quasi ininterrompue depuis près d'un demi-siècle.
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a entrepris de développer le complément indispensable de la liberté des prix, la compétition entre les entreprises, c'est-à-dire en intensifiant ce contrôle indirect des prix que constitue la politique de concurrence.
* ** La politique de concurrence a été présentée par la plupart des auteurs libéraux comme la politique fondamentale de l'économie de marché (66). L'analyse théorique et l'observation empirique montrent que, sans concurrence effective, ce système perd ses qualités essentielles et engendre à la fois l'inefficacité et l'instabilité économiques et l'injustice et l'exploitation sociales. Or, la tendance spontanée des entreprises est d'échapper autant que possible à la concurrence et d'établir des positions monopolistiques. Le maintien et le renforcement de la concurrence par les pouvoirs publics constitue donc, aux yeux de beaucoup de partisans de l'économie de marché, l'instrument stratégique et permanent de la stimulation et de la régulation de l'économie, en l'absence duquel toutes les autres politiques, notamment conjoncturelles, sont condamnées à demeurer très largement impuissantes ou à devenir perverses. Dans cette optique, la politique de concurrence apparaît nécessairement comme la méthode d'intervention la plus adéquate pour lutter contre ce dérèglement permanent de l'économie de marché que constitue l'inflation chronique. Il semble d'ailleurs évident qu'il y a un lien étroit entre l'absence de concurrence et l'existence de pouvoirs discrétionnaires des entreprises en matière de prix. Toute la théorie microéconomique de la formation des· prix, on le sait, met l'accent sur le rôle de la structure ou des comportements non concurrentiels dans la fixation et l'évolution arbitraires des prix. Dans une économie de marché véritablement concurrentielle, il y aurait certes des fluctuations du niveau général des prix, liées à la variation de la demande et donc éliminables par les techniques classiques de régulation de la demande,. mais il ne pourrait y avoir une hausse permanente des prix en raison d'une élasticité de substitution élevée. Le rétablissement ou l'intensification de la concurrence tant nationale qu'internationale sur tous les marchés de biens et services semble
(66) Notamment dans les écrits de W. Eucken et de nombreux «ordolibéraux" (Boehm, Miksch, Rasch, Bosch, Veit, Pfister, Gutowski, Watrin, Willgerodt, Maier, Meyer, Heuss, Hoppmann, Kaufer, Arndt, Stegemann, Oberendenter, Willeke, Brandt, Lene!...) publiés en particulier dans la revue Ordo, éditée à Fribourg en Allemagne. - Voir à ce sujet notre ouvrage sur La pensée économique libérale dans l'Allemagne contemporaine, Paris, 1964, et les nombreux écrits plus récents des auteurs cités, en particulier Hoppmann et Willeke, qui mettent surtout l'accent sur l'aspect dynamique de la concurrence et la nécessité d'assurer la liberté d'accès, plus qu'une structure particulière du marché.
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donc le moyen d'action le plus indiqué pour lutter contre la hausse chronique des prix et pour rendre impossible la stagflation. L'accroissement de la compétition n'aurait d'ailleurs pas que cet effet direct de dissuasion sur la hausse des prix. La concurrence exerce en outre des effets stimulants bien connus sur la croissance économique et agit ainsi indirectement en faveur de la stabilité des prix. Le freinage des hausses de revenus nominaux, que la concurrence induit dans un premier temps, pourrait être ainsi rapidement compensé par la hausse du revenu réel créé. En outre, en réduisant les spéculations et exploitations de toutes sortes et toutes les rentes de situation que l'inflation permanente entretient, la concurrence atténue aussi les tensions sociales qui contribuent à provoquer des revendications excessives. Enfin, en rétablissant le fonctionnement des lois du marché et en incitant à une dérégulation permanente, elle redonne à la politique globale, budgétaire et monétaire, une réelle efficacité contre l'inflation et le chômage conjoncturels. Il en résulte qu'il convient absolument, dans une économie de marché, de pratiquer une politique de concurrence à la fois « réactive» et «active », en luttant contre la réalisation, ou au moins contre les abus, d'ententes et de positions dominantes, et contre toutes les pratiques anticoncurrentielles ou déloyales, tant sur le plan national qu'international, et en créant ou en maintenant les conditions structurelles d'une compétition économique intense. Il est certain que les mérites de l'économie de marché vraiment concurrentielle sont considérables, comme l'ont amplement démontré de grands auteurs de l'école libérale, et notamment Walras, J.M. Clark, Mises, Eucken, Ropke, Allais et bien d'autres (67). En maintenant les producteurs sous tension, la concurrence entre les entreprises limite le plus possible les effets inflationnistes de l'inélasticité de la demande. En assurant la flexibilité de l'économie, en stimulant l'innovation et la croissance, en socialisant spontanément les progrès de productivité, en maintenant quelque efficacité à la politique de la demande, elle contribue aussi puissamment à l'élimination des inflations conjoncturelles et occasionnelles. Assurant l'efficience statique et dynamique de l'économie de marché, c'est de loin la politique de stabilisation des prix la plus recommandable parmi celles qui sont actuellement mises en œuvre. Les faits montrent d'ailleurs que les meilleurs
(67) Voir à ce sujet l'ouvrage collectif en langue allemande Stabilisierungspolitik in der Marktwirtschaft - Verein für Sozialpolitik, 1975, et d'innombrables
livres publiés depuis quelques années aux Etats-Unis, en France, dans tous les pays capitalistes et même dans certains pays socialistes redécouvrant les vertus de l'économie de marché. - Sur l'expérience allemande, voir, entre autres, les manuels de politique économique de Giersch, Pütz, Neuhauser, Dürr, Werner, Killp, Giifgen, Friedrich... ainsi que, en France, J. François-Poncet, La politique économique de l'Allemagne occidentale, Paris, 1970, et les chroniques d'A. Losser, J.P. Picaper, etc. - Sur la politique française dans ce domaine, voir entre autres : Jenny et Weber, L'entreprise et les politiques de concurrence, Paris, 1976 et Burst et Kovar, Droit de la concurrence, Paris, 1981.
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résultats obtenus dans ce domaine depuis la seconde guerre mondiale l'ont été dans des pays accordant la priorité aux mécanismes du marché et à la concurrence. Malheureusement, malgré ces qualités, il est clair aussi que la politique de concurrence ne parvient qu'à freiner, mais non à éliminer l'inflation chronique et croissante. La réalisation de cette politique, et même de la concurrence tout court, se heurte en effet, elle aussi, à de nombreuses difficultés dans les conditions actuelles de fonctionnement de l'économie. II y a tout d'abord le problème de l'opportunité d'une telle politique en raison de l'internationalisation des économies. L'ouverture au marché mondial, qui résulte de la libération des échanges, pose plutôt la question de la compétitivité internationale des entreprises nationales, surtout lorsque certains pays subventionnent ou protègent leurs entreprises. Une politique de concurrence nationale court le risque d'une sorte de boycottage de son développement économique au bénéfice des économies étrangères par le déplacement des centres de production. Ceci incite fréquemment les gouvernements à encourager les concentrations permettant d'atteindre la taille requise pour s'imposer ou simplement survivre sur le plan mondial, à assurer la compétitivité internationale plutôt qu'à développer la concurrence nationale. II est vrai que, dans ce cas, la concurrence est garantie par l'existence des entreprises étrangères entrant librement sur le marché national et que le problème doit être apprécié dans l'espace économique plus large créé par la libération des échanges. Mais les concentrations qui s'opèrent au niveau mondial et la création de grandes sociétés multinationales peuvent aussi aboutir à l'élimination d'une véritable concurrence internationale, malgré l'existence éventuelle d'une concurrence intérieure à ces grands groupes. Cette considération ne met donc pas en cause le principe même d'une politique de concurrence, surtout internationale. Mais une seconde difficulté, en supposant qu'une politique de concurrence nationale ou même internationale soit possible, tient à l'imprécision des critères permettant à l'organisme public compétent de juger si une pratique restrictive est ou non condamnable. Plusieurs normes successives ont été utilisées, puis rejetées sous l'influence soit de l'analyse théorique, soit de l'observation des faits, soit enfin des difficultés d'application. Le critère initial de la structure du marché et de la part de marché d'une entreprise, c'est-à-dire du degré de concentration, a rapidement déçu la théorie, car il n'y a pas de relation précise, comme J.M. Clark et d'autres l'avaient déjà montré, entre structure d'un marché et variation des prix (68). Malgré ces
(68) Notre analyse de l'inflation a confirmé ce point de vue. Face à une demande élastique, même un monopole est inoffensif; face à une demande inélastique, même un polypole parfait est dangereux. Et il n'est pas certain qu'un polypole soit plus favorable qu'un oligopole par exemple, à l'élasticité de substi-
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réserves, dans la pratique, la notion de «structure optimale du marché », plus ou moins précisée quantitativement par la part de marché ou le degré d'influence sur les prix, continue à servir au moins partiellement (Angleterre, Allemagne à partir de 1968, Communauté économique européenne). Le critère plus précis du degré de monopole, reflété soit dans la supériorité du taux moyen de rendement du capital de la branche par rapport au taux moyen global, soit dans la différence relative entre prix et coût marginal, laisse également à désirer dans la mesure où le calcul de la norme est très délicat et où de multiples facteurs le déterminent, qui ne sont pas tous à considérer comme négatifs. Enfin, le critère du comportement, c'est-à-dire la politique générale de la firme et notamment sa politique de prix, n'est pas plus univoque dans une économie où tous les prix augmentent sans cesse. Même la réunion de tous les critères possibles n'est pas une garantie de jugement satisfaisant. Elle implique un large pouvoir d'appréciation et un fort risque d'arbitraire. Ces difficultés incitent les organismes chargés de l'instruction à une très grande prudence, qui nuit à l'efficacité de la politique, d'une part en limitant leurs interventions et d'autre part en créant des inégalités de traitement regrettables. Seuls les abus les plus manifestes sont sanctionnés (69); beaucoup d'entraves à la concurrence subsistent, qui limitent la «concurrence praticable» et entretiennent «l'érosion rampante de l'économie de marché », selon l'expression de l'Office des cartels allemand. Mais, même en supposant que des critères valables soient retenus, l'application de cette politique pose également de vastes problèmes. L'existence d'une inflation générale et continue, notamment dans le secteur des services, montre en effet qu'il n'y a pas seulement, dans l'économie contemporaine, quelques ententes ou quelques abus de positions dominantes, mais qu'il y a apparemment aujourd'hui une généralisation des pouvoirs discrétionnaires, même dans les secteurs les moins concentrés (70). Lorsqu'on considère que pratiquement tous tution. C'est surtout l'absence d'entraves à la concurrence qui peut être un facteur décisif à certains égards : renouvellement du tissu industriel, innovation, dynamisme général de l'économie (Sylos-Labini, Bain, Modigliani...). Comme Hoppmann notamment l'a bien montré, l'important n'est pas d'établir une certaine structure de marché, mais de maintenir ou créer la possibilité des processus d'infonnation, d'apprentissage et de stimulation qu'assure la compétition. (69) et par des pénalisations souvent sans commune mesure avec les gains conSidérables obtenus. (70) Par exemple de nombreuses branches du secteur tertiaire n'ont qu'un degré de concentration très faible et, malgré cela, ne pratiquent aucune concurrence par les prix, pour les raisons générales déjà évoquées, mais aussi pour des raisons spécifiques et quasi inévitables de caractère psychologique, technique ou réglementaire. En sens inverse, on a espéré depuis quelques années, notamment en France, intensifier la concurrence et freiner la hausse des prix à la consommation par le développement de grandes surfaces. Le résultat ne semble guère probant, puisqu'on a assisté depuis lors, non seulement à l'accélération de la
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les secteurs de l'économie nationale contribuent à la hausse des prix ou s'opposent à leur baisse, et qu'il ne s'agit donc plus d'abus et d'infractions isolées, mais d'une défaillance durable de tout le système, le nombre d'interventions des autorités chargées de la répression des pratiques anti-concurrentielles devrait être considérable pour avoir une réelle efficacité. Or le nombre d'interventions effectives, même dans les pays fortement organisés à cet égard comme la R.F.A., paraît dérisoire par rapport à l'ampleur du problème. Il est vrai que, si une politique plus générale devait être appliquée, un appareil administratif beaucoup plus important et plus complexe devrait être mis en place et que le champ de l'arbitraire administratif s'élargirait en conséquence. L'intervention administrative, au nom du libéralisme économique, n'aurait alors rien à envier au dirigisme administratif le plus intense (71). Et même dans ce cas, la politique de concurrence laisserait encore en dehors de son champ d'activités l'ensemble des prix administrés et surtout les impôts et taxes de l'immense secteur administratif et public, dont la responsabilité dans l'inflation vaut largement celle des secteurs privés les plus monopolistiques. Mais, même en cas de généralisation du contrôle, il ne serait pas certain que celui-ci aurait l'effet désiré sur les prix. La première raison en est que, généralement, les entreprises peuvent justifier les hausses pratiquées par l'augmentation de leurs coûts ou la nécessité de l'amortissement et du renouvellement de leurs moyens de production. Tout un aspect du processus inflationniste, purement mécanique, échappe donc à la politique de concurrence. Il en est de même, naturellement, pour tout ce qui concerne l'utilisation improductive des facteurs, qui joue, comme on l'a vu, un rôle essentiel. Enfin, si l'on peut sanctionner éventuellement l'entrave à la concurrence, comment atteindre et éliminer « l'inaction », concertée ou non, l'abstention de concurrence, particulièrement en cas de plein-emploi ou d'inélasticité structurelle de l'offre? Une seconde raison de douter de l'efficacité de la concurrence tient ~u fait que celle-ci peut avoir en réalité deux formes: la concurrence parfaite aboutit effectivement à la stabilité ou à la baisse des prix si elle parvient à élever l'élasticité de substitution des consommateurs, mais la concurrence imparfaite, la plus souvent pratiquée de nos jours, a des effets diamétralement opposés. L'intensification de cette forme de concurrence va donc tout à fait à l'opposé de l'objectif de la stabilisation des prix. hausse moyenne des prix de détail, mais encore à l'augmentation de l'écart entre la hausse des prix de gros et celle des prix de détail. La mutation d'un marché abaisse le niveau moyen des prix à un moment donné, mais n'interrompt que passagèrement son évolution. (71) L'Office des cartels allemand demandait, il y a quelque temps déjà, que les grandes entreprises soient astreintes à la déclaration préalable de leurs augmentations de prix c'est-à-dire réclamait l'application d'une mesure typique du contrôle des pnx. "dirigisme concurrentiel» serait une tendance logique, mais une évolution paradoxale au moment où, par exemple en France, on entreprend la démarche inverse.
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Enfin et surtout, il convient de souligner à nouveau que même si les entreprises étaient disposées à se concurrencer mutuellement par la baisse au moins relative des prix, il ne serait pas certain qu'elles en seraient récompensées par l'accroissement de leur part du marché, il est même possible que le contraire se produise. Comme nous l'avons exposé longuement, une profonde évolution s'est produite dans la demande des consommateurs à cause de l'élévation générale des niveaux de revenus : la demande des consommateurs a une inélasticité croissante, voire même une élasticité perverse, par rapport aux prix. Or, dès lors que les quantités demandées ne sont que dans une faible mesure, voire pas du tout, fonction de la variation des prix, une compétition par la baisse des prix perd toute rationalité pour les entreprises, et ce même si la structure du marché et la mentalité des entrepreneurs sont parfaitement concurrentielles. C'est cette évolution qui explique en profondeur la disparition progressive de la concurrence par les prix, alors que les progrès de la productivité, plus considérables au cours des dernières décennies que jamais auparavant, auraient dû et pu constituer une puissante incitation à la baisse des prix. Dans ces conditions, même si la concentration ou ses abus ne sont pas fatals pour des raisons techniques ou économiques, comme Eucken et bien d'autres l'ont très bien montré, l'abandon de la concurrence par les prix est fatalement croIssant et irréversible pour des raisons économiques et psychologiques. Ce n'est pas l'absence de concurrence qui explique la hausse des prix, mais c'est la hausse des prix qui explique l'absence de concurrence. Ce ne sont pas les concentrations, ni la volonté ou l'intérêt des entrepreneurs, qui tuent la concurrence, mais c'est l'indifférence des acheteurs. La tentative d'obliger les entreprises à une concurrence par les prix n'aurait des chances de succès durables que si l'abandon de ce comportement était effectivement dû aux entreprises elles-mêmes, comme le suppose la théorie habituelle. Mais, à partir du moment où il apparaît que les entreprises, en se comportant ainsi, ne font que s'adapter aux indications de la demande, cette tentative est nécessairement vouée à demeurer stérile et à être perpétuellement remise en cause. Bien plus, si une restauration de la concurrence par les prix paraît déjà aujourd'hui hors de portée, elle le sera de plus en plus, au fur et à mesure que le développement économique entraînera dans tous les pays une rigidité croissante de la demande finale. Face à cette situation, on pourrait songer à développer pour conforter la concurrence, une politique des consommateurs (information publique, affichage obligatoire des prix, etc.) ou inciter et aider des groupements de consommateurs à défendre activement leurs intérêts. On agirait ainsi directement sur la cause de l'affaiblissement de la concurrence par les prix. C'est bien ce qui est entrepris dans plusieurs pays. Malheureusement le résultat n'est pas probant, pour deux raisons. La première est que, apparemment, la stimulation étatique semble se heurter à l'apathie de la grande majorité des consommateurs, encore moins motivés pour une action collective
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que pour une réaction individuelle. Les individus sont de nos jours généralement assez disposés à assister à une réunion syndicale pour assurer la défense de leurs salaires, ils le sont déjà beaucoup moins pour assister à une assemblée générale d'actionnaires en vue d'y défendre leurs dividendes ou à une assemblée politique pour éviter des hausses d'impôts. Mais ils s'intéressent encore moins en règle générale à une action collective sur les prix. La politique de stimulation des consommateurs apparaît donc comme une action artificielle, qui s'effondrerait rapidement sans soutien financier public, parce qu'elle tente vainement d'intéresser les gens à une action qui les indiffère ou pour laquelle ils sont très peu motivés. En outre l'expérience prouve, notamment aux Etats-Unis où des groupements puissants se sont constitués spontanément, que cette action collective est loin d'avoir l'efficacité d'une « défection» systématique des consommateurs individuels face aux hausses des prix. Quelques «grèves d'achat» sporadiques n'affectent que quelques produits, quelques magasins et quelques localités pendant quelque temps (avec tout l'arbitraire inhérent à une telle sélection). Elles n'empêchent pas le mouvement général et permanent de la hausse de tous les prix, que seule une grève massive et permanente de l'ensemble des acheteurs pourrait interrompre. Mais une telle action est peu praticable. On peut mobiliser tous les consommateurs pendant quelques jours ou quelques-uns pendant toute une année, mais sûrement pas tous les consommateurs tout le temps. Or, c'est cela qu'il faudrait. La politique «consumériste» n'a donc qu'une efficacité ponctuelle et limitée: elle peut empêcher quelques prix «élevés », elle ne peut empêcher des prix «croissants» (72). Qu'elle soit directe ou indirecte, la politique de concurrence ne semble pas à la mesure du phénomène inflationniste et en conséquence son intensification ne serait pas une solution : développer la concurrence imparfaite, déjà excessive, serait nuisible et développer la concurrence parfaite ne serait pas possible (73). Sans doute cette (72) La constatation de l'inefficacité des associations de consommateurs dans la lutte contre l'inflation ne signifie pas leur inintérêt total. Il est certain que ces associations ont un rôle important à jouer pour la protection des consommateurs en matière de qualité des biens et des services et de comparaisons qualité-prix entre les produits dans un espace et à un moment déterminés, domaines où elles sont d'ailleurs d'ores et déjà plus efficaces. (73) Certains auteurs suggèrent la possibilité de reporter la concurrence par les prix du marché des produits à celui du facteur travail (par ex. J.E. Meade, Stagflation, 1982). Mais c'est là une possibilité actuellement toute utopique, car elle impliquerait la liquidation ou au moins une limitation draconienne des pouvoirs des syndicats, comme le proposent aussi Hayek et quelques autres. Sans doute quelques tentatives de limitation du droit de grève se manifestentelles de-ci de-là, notamment en Angleterre, mais elles sont laborieuses et ne permettent ~as d'imaginer un résultat sensible dans un avenir proche. De toute façon, en 1 absence de pression véritable sur les prix par la demande (par l'élasticité et non par l'intensité de la demande), les contrats individuels de travail ne devraient pas entraîner une hausse des salaires sensiblement inférieure à celle des conventions collectives. Les conclusions des études sur l'efficacité des syndicats dans divers pays sont suffisamment diverses et ambiguës pour permettre à cet égard toutes les interprétations.
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politique peut-elle occasionnellement et sectoriellement obtenir certains résultats, mais il n'est même pas évident que des résultats aussi partiels soient économiquement souhaitables et moralement justifiés; de même qu'il ne serait pas bon pour l'équilibre et l'optimum économique global que seules les entreprises publiques soient contraintes d'appliquer un système de fixation de prix optimal dans un environnement privé agissant selon d'autres normes, de même une politique d'optimisation partielle, au coup par coup, en fonction de conceptions administratives, dans le secteur privé n'est pas conforme à l'optimum global. Sans doute l'existence d'une structure concurrentielle peut-elle indirectement favoriser la stabilisation des prix, dans la mesure où elle rend les entreprises plus sensibles à la politique de régulation globale de la demande et surtout en maintenant une élasticité de substitution relativement élevée. Mais elle n'empêche pas la lente et irrésistible réduction de l'élasticité directe et donc l'inévitable ascension de l'inflation chronique. L'inadéquation d'une politique de concurrence à la lutte contre l'inflation se trouve d'ailleurs confirmée dans les pays où l'existence d'une législation ancienne et assez rigoureuse, comme les Etats-Unis ou l'Allemagne, n'a pas empêché l'inflation chronique, même si elle a pu peut-être contribuer à la ralentir sensiblement par son effet dissuasif sur certaines entreprises importantes. Dans tous les pays, il apparaît que la politique de concurrence peut éviter passagèrement des prix anormalement élevés, mais n'est pas capable d'empêcher durablement des prix croissants. Or c'est cela le vrai problème de l'inflation. Toute cette analyse n'implique naturellement pas qu'il faudrait renoncer à la concurrence et, encore moins, à la possibilité de concurrencer et à la liberté d'accéder au marché, qui est une liberté essentielle au bon fonctionnement de l'économie de marché, à son dynamisme et à sa capacité d'innovation. En tout état de cause une économie de marché concurrentielle est préférable à une économie de marché dirigée. Mais il n'en reste pas moins qu'il serait illusoire d'espérer rétablir durablement la concurrence par les prix, et donc la stabilité des prix, par la politique traditionnelle de la concurrence.
* ** Après cette revue des principales méthodes de la politique antiinflationniste, il est possible de porter un jugement global. L'évolution de l'inflation et l'amélioration de la connaissance du phénomène ont provoqué la transformation et la diversification des méthodes d'intervention de l'Etat. Il n'est pas niable que la substitution croissante de méthodes structurelles ou permanentes aux techniques traditionnelles de la politique conjoncturelle constitue un progrès, en adaptant la nature des politiques économiques aux caractéristiques du mal combattu.
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Mais cette amélioration formelle est restée sans succès réel. Depuis 1965 et plus particulièrement depuis 1974, l'ampleur des inter· ventions publiques s'est considérablement accrue. De nombreux et fréquents «plans de stabilisation », combinant l'ensemble des politiques possibles, ont été mis en œuvre. Dans de nombreux pays, on a été, au nom d'une «approche globale », jusqu'à donner une orientation systématiquement anti-inflationniste à toute la politique économique, en renonçant parfois à des objectifs économiques et sociaux à long terme très importants. Même la concertation internationale, spontanée ou imposée, s'est accrue dans ce domaine, entraînant par exemple en 1974-1975 ou en 1980-1982 une synchronisation des politiques déflationnistes. Mais l'addition de faiblesses n'a jamais fait une force réelle. Et le passage d'une analyse keynésienne à l'analyse classique de la crise ainsi que la substitution progressive du monétarisme dogmatique au keynésianisme systématique n'ont pas amélioré les résultats. Certes, on a pu constater en 1975 et surtout en 1982, alors même que le taux d'inflation mondial restait élevé, une sensible désinflation dans la partie la plus développée du monde, notamment aux U.S.A., au Japon, en R.F.A. ou en Grande-Bretagne. A partir du moment où ces pays étaient prêts à comprimer durablement le revenu interne, en acceptant toutes les conséquences qui en résultaient sur l'emploi, il est bien évident que le niveau général des prix devait finir par se stabiliser. Les gains de productivité liés au «dégraissage» des entreprises et le pessimisme des anticipations peuvent même prolonger cette relative stabilité pendant une partie de la phase de reprise. Mais le succès si chèrement payé de ces nations, dont on veut faire des modèles de vertu pour les autres, s'explique essentiellement par des conditions économiques ou sociales spécifiques et des stratégies financières qu'il est impossible de généraliser sans risques graves dans une économie mondiale qui forme aujourd'hui un ensemble profondément intégré. Ces pays bénéficient en effet d'une position compétitive dominante dans l'économie internationale, qui est principalement due à l'inélasticité de la demande mondiale de leur monnaie ou de leurs produits (dollar, pétrole, biens d'équipement ...) (74). C'est cette situation privilégiée qui leur permet
(74) Où en serait par exemple la balance des paiements, le budget et le change de la Grande-Bretagne, avec la même politique et sans le pétrole? Où en serait le cours du dollar, et donc l'inflation américaine, sans son rôle international? Ces observations ne valent pas contre un mouvement naturel de décélération de l'activité. Une récession légère fait partie du mouvement cyclique normal d'une économie de marché et peut, comme une diète occasionnelle, avoir quelques effets positifs : elle accélère le redéploiement structurel, accroît la mobilité et la productivité des facteurs, rationalise les comportements, permet certaines réformes... L'atténuation systématique des fluctuations naturelles et la régularisation artificielle de la croissance ont été un abus du keynésianisme,_qui a aggravé les rigidités structurelles. (Sur ce sujet, cf. notre rapport ronéoté, Note sur les nouvelles politiques conjoncturelles, Congrès de la Mont
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de pratiquer des politiques internes rigoureuses de déflation et d'expansion de leurs exportations, éventuellement accompagnées de la réévaluation régulière de leurs taux de change, sans subir toujours de ce fait une dégradation excessive de leur activité et de leur emploi, du moins comparativement. Ce faisant, ils bénéficient de cercles vertueux, mais transfèrent une partie de leur inflation ou de leur chômage vers les autres pays, dont ils aggravent la situation et dont ils rendent la politique économique encore plus malaisée. La désinflation dans les pays dominants s'accomplit ainsi au prix de la plus longue dépression mondiale depuis la guerre, de la première contraction durable des échanges internationaux, d'une aggravation massive du chômage et de la misère et d'un endettement croissant, de l'illiquidité et même de l'insolvabilité de certains pays en voie de développement. Tous ces événements ont failli entraîner le monde dans une débâcle financière plus grave que celle des années trente et qui n'a été évitée que de justesse en août 1982 (75). Pelerin Society, Vichy, 1967.) Mais dans les cas analysés, il s'agit de récessions profondes et artificiellement provoquées qui, comme certains traitements contre le cancer, risquent, pour éliminer des cellules malsaines, d'en détruire aussi beaucoup d'autres. (75) Non seulement d'innombrables entreprises et de nombreux Etats, mais même des pays entiers étaient au bord de la faillite et contraints à la cessation de leurs paiements, tant en Europe qu'en Amérique latine. Avec un nouveau recul du revenu par tête de 5,9 %, après ceux de 1981 et 1982, 1983 aura été la plus mauvaise année pour ce continent depuis 1931! Voilà les victimes de la stabilisation des prix par la déflation dans les pays développés! Il s'agit essentiellement de nouveaux pays industriels qui, analogues à des entreprises moyennes en expansion rapide, ont des structures financières fragiles et sont donc particulièrement vulnérables aux inversions de la con~oncture. Ainsi, la moitié de la dette actuelle du Brésil est due à la détérioratlOn des termes de l'échange et à la hausse des taux d'intérêt depuis 1979, sans compter la hausse du dollar qui gonfle naturellement une dette internationale essentiellement contractée dans cette monnaie, et non à la politique nationale. On a pu constater à cette occasion que les leçons de l'histoire sont parfois retenues. La réaction très rapide du F.E.D. et l'abandon de la politique monétariste en août 1982 aux Etats-Unis à l'annonce des difficultés de remboursement du Mexique, puis dans la plupart des autres pays développés, et la concession d'énormes moratoires à une douzaine de pays assistés en sont la preuve. (En 1983, d'après le F.M.I., plus de 70 pays étaient en négociation pour un étalement de leur dette ou en ont déjà bénéficié.) L'élargissement des facilités du F.M.I. est allé dans le même sens. Depuis lors, la politique américaine est donc redevenue plus expansive, un vaste déficit budgétaire et une masse monétaire abondante assurant, malgré des taux d'intérêt encore fort élevés, une certaine reprise mondiale par la demande finale, redevenue plus efficace dans les conditions nouvelles d'une dépression profonde et de l'allègement fiscal des entreprises. En même temps, la baisse du prix du pétrole a entraîné une sorte de « contre-choc» déflationniste au plan mondial. Grâce à la fonction de «locomotive internationale,. exercée par les U.S.A., jusque fin 1984 sans doute, on aura pu repousser le spectre d'une débâcle finanCIère mondiale, qui ruinerait tous les pays, y compris ceux qui sont adeptes de cette politique, et, grâce à l'adoption d'une politique non dogmatique, qui aurait dû être pratiquée depuis le milieu des années soixante au lieu de l'oscillation entre keynésianisme excessif et monétarisme abusif, on aura peut-être créé, pour un certain temps les conditions d'un certain redressement financier. Sans un minimum de déve~ loppement, tous les efforts d'assainissement sont vains. Encore faut-il ne pas imposer aux pays débiteurs des conditions trop draconiennes dans une situation dont pour l'essentiel l'environnement inter-
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Ces résultats étaient inévitables, car les politiques monétaires ou budgétaires de déflation reposent sur l'erreur d'analyse longtemps commise lors de la crise des années trente et déjà dénoncée à l'époque par Keynes. La déflation, sorte de protectionnisme déguisé sous les déclarations d'un libre-échange dogmatique, peut procurer des avantages à un ou même plusieurs pays capables de dominer et d'exploiter les autres, mais il est mathématiquement exclu qu'elle puisse entraîner, simultanément dans tous les pays, la substitution de débouchés extérieurs aux marchés intérieurs déclinants, l'augmentation de la production compétitive, l'excédent de la balance et la réévaluation de la monnaie. En l'absence d'une politique mondiale de soutien de la croissance, elle ne peut donc provoquer, partout et en même temps, à la fois la réduction de l'inflation et la reprise de l'activité. Bien au contraire, en obligeant les pays moins puissants à s'aligner sur la politique de rigueur et de redéploiement ou à se « marginaliser» dans la dévaluation et la protection, elle ne peut qu'entraîner partout un mouvement cumulatif de dépression et donc une généralisation et un approfondissement de la crise. Le néoprotectionnisme réglementaire est le résultat fatal d'un ultra-libéralisme monétaire. La vie économique internationale s'apparente alors à un jeu à somme négative, où tous les joueurs finissent par perdre, c'est-à-dire tous les pays, y compris ceux qui sont correctement gérés. II paraît assez curieux et incohérent dans ces conditions, que cette politique ait pu avoir quelque temps le soutien de certaines organisations internationales et plus généralement l'appui de ceux qui plaident par ailleurs pour l'intégration la plus large de l'économie mondiale et pensent que le développement économique national dépend essentiellement de l'évolution de l'économie mondiale. Toutes ces politiques se ramènent finalement à la stabilisation par le chômage, contredisant ainsi d'ailleurs le postulat dichotomique des théories qui les fondent. Malgré toutes les conséquences néfastes qui en résultent, beaucoup de responsables économiques persistent à penser que l'aggravation du chômage doit être acceptée, voire même accélérée, parce que ce serait la seule méthode de désinflation véritablement efficace et durable. « Les économistes me font penser, déclare A. Sauvy, à ces médecins de Molière qui accablaient leurs patients de mots savants et préféraient les voir trépasser dans les règles plutôt que de réviser leur diagnostic.» Que penserait-on de médecins qui, pour guérir la peste, provoqueraient le choléra? Il est probable que de tels procédés paraîtront un jour
national est responsable. Les institutions financières font toujours preuve d'autant plus de rigueur dans les périodes de crise qu'elles ont été plus imprudentes dans les périodes d'euphorie. Elles sont ainsi souvent à l'origine d'un stop and go de l'évolution mondiale, tout à fait préjudiciable. Henry Kissinger aurait-il raison de prétendre que «la crise économique est trop grave pour la laisser aux experts financiers»? Il semble en fait qu'on soit parfaitement conscient des risques, tant à la B.R.I. qu'au F.M.I. et à la Banque mondiale.
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aussi incompréhensibles et même incroyables que les purges et saignées de la médecine ancienne. En réalité, il y a dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, confusion entre corrélation et causalité : le chômage se développe en parallèle avec la réduction des taux d'inflation, mais les deux résultent de la contraction de l'activité, du revenu et de la dépense. Par lui-même, le chômage n'exerce, en raison de la hausse automatique du salaire minimum légal et des revenus de compensation accordés à juste titre aux chômeurs, qu'un effet anti-inflationniste négligeable. Pas plus que l'inflation n'est un remède efficace au chômage, celui-ci n'est un véritable remède à l'inflation. Le chômage ne joue pas le rôle régulateur prévu par certaines théories, il n'assure pas une stabilisation durable et ne garantit même pas une reprise saine, qui exige en réalité une décélération plus forte des prix que des salaires, c'est-à-dire une amélioration des salaires réels. Il n'y a donc aucune justification économique à une conception socialement et moralement inacceptable (76). La création de quelques üots de stabilité relative et le retour au trend de longue durée des prix, antérieur aux chocs pétroliers, ne doivent donc pas faire illusion. Ils ne constituent que des succès artificiels puisqu'ils ont été obtenus par la stagnation de la production, la chute des prix des produits primaires et des recettes des pays en voie de développement et la mise au chômage de millions d'hommes dans le monde, et non par un développement sain de la
(76) Certains laissent entendre que la crise et le chômage peuvent avoir pour les pays développés, et notamment les pays dominants, des avantages indirects et à long terme : disparition rapide et restructuration intensive d'industries anciennes et dépassées et création d'un appareil productif hautement capitalistique et compétitif dans une perspective d'économie mondialiste; - renforcement précoce du système bancaire et financier des pays développés dans une perspective post-industrielle; - démantèlement de rigidités sociales, telles que les indexations salariales et les pouvoirs syndicaux, grâce au rétablissement d'une «armée industrielle de réserve,. et d'une certaine insécurité sociale... Dans cette optique, le coût d'entretien d'un chômeur s'avérerait plus faible que le coût financier d'un emploi moderne et la charge sociale de l'ensemble des chômeurs pourrait paraître «payante,. à long terme. Mais que vaudront les avantages de cet «assainissement,. brutal. si on peut les considérer comme tels. dans des sociétés qui subiront longtemps les conséquences de l'exclusion sociale et des dommages physiques et moraux causés à des millions d'hommes. et notamment de jeunes? (On prévoit que fin 1984 un jeune sur cinq sera sans travail dans la zone de l'O.C.D.E. En France. en 1983. un jeune sur deux est sans travail ou n'occupe qu'un emploi :précaire.) Un rapport du Joint Economie Committee du Congrès américain étabhssait en 1976 que tout accroissement de 1 % du taux de chômage américain se traduisait par une hausse de 4 à 5 % du nombre des personnes admises dans les hôpitaux psychiatriques. des suicides. des crimes. des maladies. de l'alcoolisme. de la drogue et des décès précoces ...• sans compter les tensions sociales et même raciales. Si l'inflation mine lentement la société. le chômage détruit rapidement l'homme. Prend-on en compte tous ces «coûts quand on décide de la progression des agrégats monétaires ou de la réduction des salaires réels? Que vaudra une économie assainie dans une société délabrée? Combien le redéploiement et l'assainissement souhaitables seraient plus satisfaIsants s'ils se faisaient progressivement et naturellement! 1)
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production et de l'offre, qui seul pourrait lui assurer une base durable. Et ils ne constituent que des succès éphémères, car si, malgré l'aggravation de la crise et du chômage, la part non conjoncturelle de l'inflation mondiale est demeurée irréductible et toujours supérieure à la croissance, il est évident que dès que la reprise s'amplifiera, l'accélération reprendra partout, à moins que la reprise soit immédiatement freinée pour éviter le dépassement automatique de l'offre par la demande induite. L'élimination d'entreprises marginales ou simplement financièrement fragiles, la restructuration de l'appareil productif et l'amélioration de la productivité faciliteront l'adaptation quantitative de l'offre à la demande, mais n'éviteront pas l'évolution des prix. Même le renversement des anticipations et l'abandon de certaines indexations n'y changeront rien, puisque ces phénomènes ne contribuent qu'à l'inertie des tendances inflationnistes, mais non à leur existence. Enfin la croissance de l'endettement public (dans les seuls pays industrialisés, il est passé de 21 % du P.I.B. en 1974 à 41 % en 1983) et le risque de sa monétisation au moins partielle ou de sa fiscalisation constituent un fort potentiel inflationniste ou stagflationniste. On ne peut donc pas dire que les nouvelles politiques économiques mises en œuvre depuis une vingtaine d'années, à l'échelle nationale ou internationale, aient permis des progrès réels dans la lutte contre l'inflation. Elles ont obtenu ici ou là des taux d'inflation plus faibles qu'ailleurs, mais n'ont pas empêché le taux d'inflation mondial moyen de s'élever régulièrement, et les taux nationaux actuels les plus faibles sont encore en général plus élevés que les plus forts des années soixante. Dans les meilleurs des cas, elles ont réussi à éliminer la part dérivée et variable de l'inflation due à des facteurs structurels, conjoncturels ou occasionnels, mais, malgré l'intensité des moyens mis en œuvre, elles ne sont nulle part parvenues à supprimer le foyer d'infection qui est à l'origine de l'inflation fondamentale. Ces politiques ont échoué pour une raison simple : la reconnaissance des caractéristiques structurelles de la hausse des prix ne s'est pas accompagnée d'un diagnostic exact des causes et conditions du phénomène. L'inexactitude de l'analyse théorique empêche en effet les politiques mises en œuvre de s'attaquer directement à la cause profonde de l'inflation qui est l'inélasticité de la demande finale. Comme les interventions publiques ne peuvent devenir efficaces qu'à partir du moment où elles augmentent sensiblement l'élasticité de cette demande, les méthodes habituelles qui ne touchent que les symptômes de la hausse des prix, ne peuvent être qu'indirectement et occasionnellement ou même fortuitement efficaces, un peu comme, dans la lutte contre le cancer, on constate que telle médication tantôt réussit et tantôt échoue sans raison compréhensible, parce qu'on ne connaît pas la véritable cause de ce, mal. Dans tous ces cas, on est inéluctablement conduit à augmenter sans cesse l'intensité des inter-
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ventions, à «utiliser des marteaux-pilons pour écraser des mouches », mais cela n'empêche pas la plupart de ces méthodes d'être inaptes à avoir le moindre effet, même indirect, sur la cause profonde de l'inflation et d'être donc parfaitement inutiles (77). L'erreur de diagnostic ne condamne pas seulement les politiques économiques à l'inefficacité, elle entraîne leur nocivité dans la plupart des cas. Les causes de l'inflation étant attribuées aux comportements discrétionnaires et aux structures imparfaites, les interventions visent logiquement à modifier ceux-ci. Or, bien loin d'être arbitraires et répréhensibles, ces comportements et ces structures sont déterminés par les données de l'économie contemporaine et résultent avant tout de l'adaptation parfaitement normale et même rationnelle de la production aux caractéristiques de la consommation. C'est ce « rapport de consommation» qui est, comme nous l'avons montré dans le chapitre précédent, la relation tout à fait essentielle dans la vie économique, non seulement pour l'inflation, mais pour toute évolution économique et sociale. Or, la plupart des politiques économiques pratiquées cherchent beaucoup plus à modifier directement ou indirectement le « rapport de production », c'est-à-dire principalement la répartition entre salaires et profits, alors que la faiblesse actuelle des profits n'est pas due fondamentalement à l'excès des salaires, mais à l'insuffisance des recettes des entreprises, c'est-à-dire à la faiblesse de la demande finale et accessoirement à la politique de hauts taux d'intérêt, et que l'inflation n'est pas due à l'excès des revenus, mais à l'inélasticité de la demande finale (78). En essayant de modifier certains comportements et certaines structures, tout en laissant inchangé le cadre auquel ils se sont adaptés, la politique économique mène nécessairement un combat non seulement impossible et vain, mais encore parfaitement nocif, puisqu'il aboutirait, s'il réussissait, à établir des comportements et des structures irrationnels et inadaptés à la réalité économique, sans compter les effets profondément inéquitables d'actions globales (77) Comme nous l'avons déjà relevé dans le chapitre précédent, l'efficacité de toute politique économique est conditionnée par des fondements microéconomiques conformes, c'est-à-dire des élasticités et des propensions suffisantes. Quand les valeurs critiques de ces réactions micro-économiques ne sont pas atteintes, les politiques économiques sont condamnées à l'inefficacité, voire même à la nOCivité. Et quand elles le sont, les interventions macro-économiques deviennent généralement inutiles. La politique économique devrait donc consister essentiellement en une action sur les élasticités et propensions naturelles ou, à défaut, en une substitution d'élasticités ou propensions artificielles. (78) L'histoire économique montre clairement que les grandes mutations se sont caractérisées essentiellement par un changement des rapports quantitatifs ou qualitatifs entre la consommation et la production. Ainsi la crise déflationniste des années trente peut-elle être interprétée comme une transition vers le « fordisme », c'est-à-dire un nouvel ajustement entre la consommation et la production. C'est ce circuit essentiel, déterminé par l'évolution des besoins et celle des techniques, que la lignée des économistes «hétérodoxes », de Quesnay à Keynes, n'a pas cessé de mettre en évidence, à l'encontre du courant des économistes «orthodoxes », privilégiant les rapports de production, en réalité c;ubordonnés au premier.
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pénalisant par la nature des choses avant tout les agents les plus productifs ou les moins inflationnistes. C'est la raison pour laquelle les agents économiques supportent de plus en plus mal les contraintes qu'on prétend leur imposer : malgré le ton docte et l'argument d'autorité de certains économistes et malgré la persistance de certains discours idéologiques, les milieux d'affaires commencent à se rendre compte que les politiques monétaristes menées en leur nom par les gouvernements de droite les mènent tout droit à la ruine des entreprises, et particulièrement des moins responsables et bénéficiaires de la hausse des prix, tandis que les salariés s'avisent aussi de plus en plus que les politiques des revenus menées en leur nom par les gouvernements de gauche ne font qu'accentuer la stagnation et l'injustice au détriment des salariés les plus actifs, et que dans l'un et l'autre cas l'inflation chronique n'est pas durablement extirpée mais, bien au contraire, consolidée (79). Les politiques anti-inflationnistes actuelles ont donc le grand défaut de vouloir substituer à des arbitrages parfaitement logiques des choix qui paraissent faussement souhaitables ou rationnels par
la transposition abusive de normes macroéconomiques dans un contexte microéconomique totalement inadapté. Seuls des chefs d'entreprise ou des salariés soit désintéressés, soit irrationnels, accepteraient de se plier durablement à de telles règles. Comme ce type d'agents économiques est en définitive assez rare dans l'appareil productif, les politiques anti-inflationnistes n'ont que fort peu de chances d'aboutir à des résultats valables et durables. On peut appli(79) On a souvent ?,rétendu que les gouvernements désignés démocratiquement promeuvent et defendent les intérêts des catégories sociales qu'ils représentent. Ce fut peut-être vrai autrefois, mais ce l'est de moins en moins dans les démocraties modernes, dont le fonctionnement devient parfois aussi surprenant et paradoxal que celui des économies contemporaines. De plus en plus souvent, des majorités parlementaires ou des gouvernements semblent être élus ou désignés pour faire passer auprès de leurs électeurs des mesures et faire accepter des sacrifices que les hommes politiques de la tendance opposée n'auraient eu aucune chance de leur imposer. Et ceci au nom d'un « intéret général» supposé et en fait souvent mal interprété. - Cette observation est probablement tout aussi valable pour les politiques autres qu'économiques, qui attentent non aux intérêts, mais aux valeurs de certaines catégories de citoyens ou qui mettent en cause les principes mêmes sur lesquels se fonde la légitimité et l'autorité de l'Etat dans la société. En outre, il faut malheureusement constater que les analystes du milieu politique n'ont pas tout à fait tort quand ils prétendent que celui-ci recherche avant tout ses propres intérêts. On peut prendre, à titre d'exemple tout à fait remarquable, le comportement récent de la classe politique française tout entière. Tout en tenant en général un discours de rigueur et en imposant effectivement l'austérité, notamment fiscale, aux entreprises et aux ménages, elle a réussi l'exploit de multiplier dans des proportions surprenantes en quelques années les dépenses polztiques de la nation, en augmentant en valeur réelle à tous les niveaux (communal, départemental, régional, national, social) pour des fonctions globalement inchangées soit le nombre d'élus, soit leurs indemnités exonérées d'impôts, soit les frais et double-emplois, soit tout cela à la fois. Les résultats obtenus par ces « conseils d'administration» de la nation en ont-ils été globalement meilleurs? Si l'on avait mauvais esprit, on serait tenté de dire que «les princes qui nous gouvernent au nom de la démocratie» se moquent un peu du bon peuple ...
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quer à la plupart de ces politiques, y compris la politique monétariste, la formule utilisée un jour par Milton Friedman : «Le défaut essentiel de ces mesures est qu'elles cherchent, par l'intermédiaire des pouvoirs publics, à forcer les gens à agir contre leurs propres intérêts immédiats afin de favoriser un intérêt général supposé» (80). Le résultat final des erreurs de diagnostic et de thérapeutique est que les politiques de lutte contre l'inflation ne parviennent pas à échapper au dilemme entre stabilisation des prix et stimulation de la production, et que dans la plupart des cas, elles ne le résolvent qu'en combinant augmentation du chômage et hausse des prix, tout en redistribuant arbitrairement les avantages et les inconvénients de cette évolution. Leur seul pouvoir semble être d'arbitrer entre une expansion avec inflation forte et une récession avec inflation un peu moins forte. Ou bien il y a croissance et l'inflation sévit et de plus en plus au fur et à mesure que l'accélération de la croissance favorise une production de moins en moins « effective». Ou bien il y a une stabilisation ou un léger recul de l'inflation, mais au prix soit d'un chômage accru, soit d'une improductivité croissante,
(80) L'erreur inverse est d'ailleurs aussi fréquente et provoque autant de conséquences regrettables. Un grand nombre d'insuccès de la politique économique en économie de marché se ramènent en effet à ces deux erreurs contraires et tout aussi néfastes l'une que l'autre : le « sophisme de composition" qui consiste à appliquer à l'économie dans son ensemble toutes les règles valables pour l'entreprise ou l'agent individuel, et le « sophisme de décomposition» qui consiste au contraire à appliquer à l'entreprise ou à l'agent économique toutes les normes valables pour la collectivité. Le premier est fréquent chez les chefs d'entreprise, les financiers, les syndicalistes ou l'homme de la rue, et le second chez les théoriciens purs, les politiciens, les fonctionnaires de l'économie et plus généralement l'intelligentsia. En réalité, tout ce qui est bon pour l'entreprise ne l'est pas nécessairement pour l'économie nationale, et inversement, de même que tout ce qui est bon pour une économie nationale ne l'est pas pour l'économie mondiale dans son ensemble, et inversement. Pourtant, parmi toutes les personnes qui s'estiment compétentes en matière de politique économique, et elles sont fort nombreuses, simplement parce qu'elles ont une connaissance ou une expérience micro ou macroéconomique, la très grande majorité commettent l'une ou l'autre de ces erreurs. Bien d'autres ignorances contribuent à expliquer les nombreux échecs de la politique économique : par exemple le «ponctualisme", c'est-à-dire l'application de solutions partielles sans vérification de leur conformité à la logique du système dans son ensemble; - le «comptabilisme" qui consiste à fonder la politique économique exclusivement sur les données de la comptabilité nationaie ou des modèles économétriques, méthode aussi contestable que de diriger une firme d'après les seules indications de la comptabilité d'entreprise; - le « causalisme" qui fait intervenir sur les causes apparentes des déséquilibres au lieu d'agir sur les conditions profondes de leur survenance ou persistance; « l'équilibrisme » qui ne considère que le rétablissement des équilibres et néglige le fait que toute économie en mouvement est nécessairement caractérisée par une succession de déséquilibres dynamiques et de cercles vertueux ou vicieux; - l'ignorance des failles, délais de transmission, contradictions internes et effets pervers de presque tous les instruments budgétaires, monétaires ou réglementaires; - la « manie des modèles étrangers», c'est-à-dire la transposition de solutions efficaces dans un certain contexte dans un environnement inadapté ... Rares sont les responsables économiques, et même les économistes, qui tiennent compte, dans leurs propositions ou leurs actions, de l'ensemble de ces risques ou de ces contraintes d'une matière très complexe. Il ne faut donc pas s'étonner des difficultés dans lesquelles se débattent la plupart des économies nationales et l'économie mondiale dans son ensemble.
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c'est-à-dire de la stagnation du produit « effectif ». Même si l'inflation est ainsi apparemment limitée, elle n'est en réalité que refoulée et non extirpée, et la protection collective du chômage (allocations sociales) ou l'organisation collective de l'improductivité (emplois publics ou sociaux) ne peuvent avoir pour conséquence qu'une aggravation de l'inflation ultérieure et une stagflation de plus en plus manifeste, remplaçant le dilemme par pire encore. L'inflation détruit lentement l'économie, mais les remèdes appliqués de nos jours risquent d'être pires que le mal. Rien n'éclaire mieux, à notre avis, l'erreur fondamentale d'approche et de traitement de l'inflation qu'une comparaison avec la manière dont on a initialement analysé et proposé de résoudre la pollution. Le problème est en effet identique, puisqu'il s'agit dans les deux cas d'éliminer des externalités de la croissance. Au début de la prise de conscience générale des phénomènes de pollution, il y a une quinzaine d'années, les analyses écologiques les plus spectaculaires, notamment celles du Club de Rome, aboutissaient à mettre en cause le taux de croissance de la production dans son ensemble et donc à préconiser, pour réduire ou éliminer la dégradation de l'environnement, la «croissance douce» ou même la «croissance zéro». Au même moment, un certain nombre d'adversaires irréductibles des positions écologiques opposaient à toute lutte déterminée contre ce phénomène le risque de blocage de la croissance et d'augmentation du chômage, autrement dit, avaient en tête une sorte de courbe de Phillips, c'est-à-dire une relation inverse entre pollution et chômage. Ce débat initial, abstrait, global et quantitatif, aboutissait ainsi à des contradictions aussi insurmontables que le débat traditionnel sur l'inflation, et la politique écologique faillit à l'époque s'engager dans les mêmes impasses. Mais, contrairement à ce qui s'est passé pour l'inflation, sans doute parce que de véritables techniciens ont pris le pas sur les économistes qui avaient lancé ce faux débat, l'observation des faits et le simple bon sens prirent rapidement le dessus sur des théories aussi confuses et erronées d'un côté que de l'autre. Il devint alors évident à la plupart des analystes et des responsables que les contradictions relevées jusque-là n'étaient pas dans la nature des choses, mais seulement dans l'idée erronée que l'on se faisait des choses, que les obstacles à l'efficacité de l'action ne résultaient que des préjugés de la pensée et qu'il fallait substituer à des oppositions factices une pensée exacte et une action précise. L'abandon des théories abstraites et l'observation attentive des choses montra en effet que la pollution ne résulte pas fondamentalement du rythme de la croissance générale, mais de la nature de certaines croissances bien particulières. Bien entendu, le taux général de pollution peut s'accroître en fonction du taux de croissance globale et varier avec les fluctuations conjoncturelles ou des facteurs occasionnels, mais cette relation n'est pas la cause profonde du phénomène, elle ne
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peut expliquer que la variation du taux de la pollution, non l'existence de celle-ci. Dans ces conditions, la réduction des pollutions n'implique en aucun cas un ralentissement de la croissance générale ou un refroidissement de la conjoncture, elle n'exige pas de supprimer des emplois, mais, bien au contraire, elle est susceptible d'en créer de nouveaux, elle demande seulement une action sélective sur les sources mêmes des émissions et des rejets. Sur la base de cette interprétation précise et qualitative du phénomène, fut ensuite élaborée une politique réglementaire ou financière directe et spécifique, adaptée aux divers types de pollution ou de dépollution et progressivement mise en œuvre avec des succès réels, quoiqu'encore fort insuffisants dans un grand nombre de domaines. En tout cas, à partir de là, le débat cessa d'être théorique et confus et la voie d'une action à la fois efficace et parfaitement compatible avec la croissance générale et le maintien de l'emploi fut clairement tracée (81). Il Y a donc eu, dans le cas de la pollution, un délai très court entre la prise de conscience d'un problème social et la détermination de sa solution, une adaptation rapide de l'analyse et de l'action sociales pour régler le problème de manière efficace. Au contraire, dans le domaine tout à fait comparable de l'inflation - bien que peut-être plus difficile à cerner, il faut le reconnaître -, la pensée est restée figée depuis toujours dans l'approche abstraite, quantitative et globale du phénomène et, par voie de conséquence, dans les contradictions apparentes entre des objectifs aussi nécessaires les uns que les autres et dans des débats aussi dogmatiques que stériles. C'est la raison pour laquelle l'action est, elle aussi, demeurée bloquée, depuis des décennies et même depuis des siècles, au stade
(81) Certes il faut noter que, dans ce domaine comme d'autres, certains économistes n'ont pas désarmé et tentent parfois de récupérer l'analyse de ce problème en vue de substituer les concepts et méthodes du calcul économique aux raisonnements du sens commun et du sens moral. C'est ainsi que certains théoriciens néo-classiques de l'environnement essaient d'imposer les notions de te pollution optimale,. (au lieu de «dépollution optimale lO, à la rigueur), «marché des droits à polluer "', etc. Pourquoi pas une «délinquance optimale », un «marché des droits à empoisonner son prochain », etc.? Un tel langage est révélateur du dérèglement de la pensée et de l'inversion du jugement engendrés par la pratique régulière des notions et techniques de l'analyse économique. Compte tenu de l'ambiguïté de ces termes (comme dans d'autres domaines ceux de te chômage naturel» ou d'« inflation d'équilibre »), le moment n'est sans doute pas éloigné, là aussi, où des économistes finiront par «démontrer» que la dégradation de la nature est un phénomène tout à fait inévitable et, tous comptes faits, un régulateur bénéfique de la nature! Dans la vie courante, chacun connaît des hommes qui, devant n'importe quel problème, trouvent immédiatement la réaction juste et d'autres qui immanquablement raisonnent faux et réagissent toujours de manière erronée. On peut se demander si cette distinction ne s'applique pas aussi aux sciences sociales. Il nous semble en tout cas que, malgré son ton docte et son apparence scientifique, la science économique est devenue depuis quelque temps déjà un art de parler et de penser faux en matière sociale et qu'elle rappelle beaucoup à cet égard la médecine prétentieuse et ridicule du temps de Molière.
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de l'inefficacité et de la nocivité. Mal posé, le problème n'a cessé d'être mal solutionné. Transposées analogiquement au traitement de la pollution, les politiques anti-inflationnistes révèlent clairement leur inadaptation à la nature du problème posé. La restriction des crédits n'est rien d'autre au fond qu'une politique qui, pour atténuer les effluents de quelques usines chimiques à un niveau tolérable, limiteraient systématiquement la fourniture de courant électrique pour toutes les entreprises du pays. L'action budgétaire sur la demande globale correspondrait à un contingentement des livraisons et donc de la production de toutes les entreprises. La politique des revenus serait l'équivalent d'une réglementation qui, pour réduire les déchets de quelques fabrications, rationnerait l'usage de toutes les matières premières utilisées. Le contrôle des prix équivaudrait à l'interdiction ou au contingentement de toutes les émissions, même non nocives, ou de tous les déchets, même dégradables, de la production. La politique de la concurrence, enfin, consisterait à encourager la diversification des techniques de production, en espérant que les acheteurs choisiraient spontanément les produits les moins polluants. Bien entendu, de telles interventions parviendraient mathématiquement à réduire pendant quelque temps le taux de pollution, puisque le niveau d'activité des entreprises polluantes serait affecté comme celui des autres, ce qui donnerait aux théories sous-jacentes un semblant de justification. Ces mesures créeraient en même temps récession et chômage, ce qui donnerait également une apparence de pertinence au conflit des objectifs. Mais le problème de fond ne serait évidemment pas réglé. Ces mesures ne pourraient en effet jamais, même en étant appliquées de manière très rigoureuse, supprimer totalement et définitivement les sources mêmes de la pollution; faute d'être recherchées et sanctionnées avec précision, ces sources ne seraient d'ailleurs même pas connues, et leurs auteurs n'auraient aucune raison de se considérer comme plus responsables que d'autres ni de faire des efforts particuliers, puisque chaque entreprise subirait les mêmes contraintes globales et serait pénalisée de la même manière, qu'elle soit effectivement polluante ou non. Enfin, dès que ces mesures générales seraient relâchées, notamment pour éviter une aggravation trop forte de la récession et du chômage, le taux de pollution retrouverait son niveau antérieur, voire même un niveau supérieur, selon l'évolution de la structure globale de la production. Il va sans dire que tout responsable politique de bon sens auquel on proposerait d'adopter de telles actions pour lutter contre la pollution, rejetterait sans hésiter des méthodes aussi primitives. Elles lui paraîtraient, à juste titre, à la fois inadaptées et nocives. Pourtant, sans s'en rendre compte, ces mêmes responsables utilisent depuis toujours des méthodes exactement semblables pour lutter contre l'inflation, c'est-à-dire des régulations macropolitiques ou
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macrosociales pour combattre des dérèglements microéconomiques. Bien mieux, ceux-là mêmes qui n'accepteraient jamais que la croissance fût mise en cause pour réduire la dégradation de la nature ou celle de la santé des hommes, objectifs pourtant fort légitimes, sont en général les premiers à considérer comme tout à fait naturel et inévitable de freiner la croissance générale et d'instaurer le chômage massif pour lutter contre la hausse des prix, parce que dans ce domaine, l'analyse théorique a depuis longtemps obscurci ({ la vision pleine et immédiate des choses », la science a tué le bon sens (82). En tout cas, cette comparaison très simple permet de mettre en évidence le caractère profondément irrationnel, voire même absurde, des politiques anti-inflationnistes actuelles qui tentent d'imposer une stabilisation étatique forcée en compromettant l'allocation rationnelle et l'accumulation globale des ressources productives. Même abstraction faite de leurs énormes coûts économiques, sociaux et humains, comment peut-on concevoir une lutte efficace et durable contre l'inflation en fondant cette lutte soit sur la réduction générale de la production, soit sur la pénalisation systématique de la productivité, c'est-à-dire sur le gaspillage organisé des forces productives? Il Y a là une contradiction qu'on pourrait à la rigueur admettre pour une politique conjoncturelle à court terme, mais qui à moyen terme est nécessairement néfaste et totalement opposée à l'objectif d'une croissance équilibrée et optimale. Au-delà de toute analyse économique sophistiquée, le simple bon sens indique qu'il ne saurait y avoir une stabilisation durable des prix par l'organisation collective du sous-emploi ou de l'improductivité ou par la liquidation d'une partie du capital technique et intellectuel accumulé par le travail et l'épargne de la population. De surcroît, la limitation systématique de la tendance individuelle à la maximisation du revenu, stimulant matériel fondamental de l'économie de marché, risque de réduire progressivement le rendement collectif de cette économie, et aucune société ne peut renoncer durablement à une croissance régulière et « effective ». Enfin, l'injustice de la discrimination inhérente aux normes générales et aux actions macroéconomiques de stabilisation ne peut qu'attiser l'insatisfaction et l'instabilité sociales. Il n'est donc pas possible de traiter le problème de l'inflation sans respecter simultanément les objectifs de croissance, de plein-emploi, d'équité sociale et de progrès humain. En vérité, il faut résoudre non pas seulement le problème de l'inflation, mais aussi celui du dilemme ou de la conjonction inflation(82) On serait presque tenté de dire, en forme de boutade: «pour rendre un problème social simple définitivement incompréhensible et insoluble, il faut et il suffit de le confier à la science économique". Telle est, en tout cas, la leçon de l'histoire et la loi épistémologique et praxéologique qui s'en dégage. Il y a sans doute quelque chose de faux dans la conception même de la science économique.
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stagnation, c'est·à·dire inflation·chômage ou inflation-improductivité. Rien n'implique, comme nous l'avons vu, ni en pure logique, ni dans les faits, qu'il y ait conflit d'objectifs, c'est·à-dire contradiction entre stabilité et plein·emploi, stabilité et productivité, stabilité et crois· sance. Il doit donc y avoir une méthode économique susceptible d'assurer simultanément et l'une et les autres. C'est elle qu'il s'agit maintenant de chercher, «hors des sentiers battus », et, s'il est vrai que « la nécessité est la mère de l'invention », nous devons la découvrir.
TROISI:EME PARTIE
LE SYSTÈME AUTOMATIQUE DE STIMULATION ET DE STA.BILISATION
L'instabilité ne doit pas étre réduite, mais elle doit étre éliminée. Friedrich von
HAYEK
Le système du laisser-faire devrait comporter un thermostat. Paul A. SAMUELSON
Il s'agit à présent de rechercher, sur la base de l'analyse de l'inflation et de la critique des politiques anti-inflationnistes, une technique nouvelle d'intervention. Celle-ci devrait être susceptible d'assurer la stabilité du niveau général des prix sans cependant compromettre et même, si possible, en favorisant l'expansion de la production, le plein-emploi des facteurs, l'équilibre des échanges extérieurs, l'équité sociale et la liberté économique, c'est-à-dire tous les objectifs et finalités nécessaires au progrès de la société. Le passage de l'analyse de la réalité économique à la formulation d'une politique n'est ni immédiat ni simple (1). Pour traiter un mal économique, il y a presque toujours, comme en médecine, plusieurs thérapeutiques possibles, caractérisées par un domaine, une technique ou des instruments d'intervention particuliers, et l'imagination créatrice est loin d'être au bout de ses possibilités à cet égard. Le problème est donc de découvrir celle de ces thérapeutiques qui a le plus de chances d'efficacité, le moins d'effets secondaires néfastes et qui peut être mise en œuvre le plus aisément. En ce qui concerne l'inflation ou la stagflation, les propositions sont déjà nombreuses, comme on l'a vu. Leur discussion et leur rejet facilitent en quelque sorte la tâche. A notre tour, nous proposons une nouvelle technique, celle d'un mécanisme régulateur incorporé à l'entreprise. Nous l'appellerons système automatique de stimulation et de stabilisation, en abrégé S.A.S.S., afin de bien marquer qu'il est destiné à combattre la stagflation tout comme la simple inflation, (1) La logique «heuristique» de la recherche de solutions aux problèmes économiques n'est d'ailleurs pas du tout celle de la recherche d'explications et, encore moins, celle de l'établissement de prévisions. C'est un fait souvent méconnu, notamment par les théoriciens, qui confondent volontiers relations causales ou même simples corrélations et possibilités ou même nécessités d'intervention. Un bon diagnostic des dérèglements ne suffit pas, il faut en outre, pour établir une bonne thérapeutique, respecter à la fois la logique du système et les principes de l'action efficace. Il faudrait substituer à l'interventionnisme constant et grossier qui caractérise la politique économique actuelle une technologie d'organisation et de régulation beaucoup plus fine et plus subtile, et former de véritables ingénieurs-économistes capables de concevoir la machine économique ou de perfectionner la commande du système de manière à éviter la direction permanente ou les réparations répétées.
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à réaliser simultanément l'expansion de la production et la stabilité des prix. Nous essaierons d'abord de le justifier avant de présenter ses modalités et d'analyser les problèmes et les conséquences prévisibles de son application.
1.
Les fondements du S. A. S. S.
L'analyse de l'inflation a permis d'établir que celle-ci résulte essentiellement du fait que les entreprises se trouvent dans des conditions telles que non seulement elles ont la possibilité d'augmenter en permanence les prix et éventuellement de diminuer leur production, mais qu'il est de leur intérêt le plus évident de le faire. Si cet intérêt était supprimé et remplacé par un avantage à stabiliser les prix et à augmenter la production, l'inflation et la stagflation globales, qui reposent sur les décisions microéconomiques de partage de la demande entre volume et prix, disparaîtraient tout aussitôt. D'autre part, la critique des politiques anti-inflationnistes a montré que leur échec résulte principalement du fait qu'elles tentent d'imposer aux entreprises des gestions, qui, dans les conditions où elles exercent leur activité, sont à l'opposé de leur intérêt bien compris, voire même de la rationalité économique ou de l'équité sociale, ces contraintes macroéconomiques provoquant des arbitrages microéconomiques qui créent à leur tour des dilemmes généraux insolubles. Il suit de ces deux constatations qu'une politique efficace de lutte contre l'inflation chronique doit être fondée sur des principes exactement opposés. Son but doit être d'établir des conditions telles que les entreprises n'aient aucun intérêt à pratiquer une gestion inflationniste et qu'elles aient au contraire un avantage certain à stabiliser leurs prix, tout en maintenant ou même en accroissant leur production, leur productivité et leur emploi. Il s'agit en somme de faire en sorte qu'il y ait harmonie spontanée entre les intérêts particuliers des firmes et l'intérêt général de la collectivité, ce qui constitue d'ailleurs la règle fondamentale, mais un peu trop oubliée, de toute bonne politique en économie de marché. Pour établir des conditions incitant les entreprises à réaliser volontairement le partage volume-prix le plus favorable à la collectivité, c'est-à-dire l'expansion de leur production et la stabilisation de leurs prix, deux voies principales s'offrent. On peut tenter soit de corriger les conditions naturelles défaillantes, soit de créer des conditions artificielles satisfaisantes. La première méthode ferait des marchés des biens de consommation le domaine d'intervention, puisque, comme nous l'avons vu précédemment, ce sont les actions et réactions de l'offre concurrente
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et de la demande finale aux entreprises qui expliquent le comportement de celles-ci en matière de hausse des prix. C'est l'insuffisance ou même l'absence de concurrence par les prix, c'est, plus profondément encore, la faiblesse de l'élasticité croisée et surtout de l'élasticité directe de la demande finale dans une économie en croissance, qui constituent les raisons fondamentales de l'inflation chronique. Si l'on parvenait à assurer en permanence une concurrence active par les prix ou, mieux encore, une élasticité élevée de la demande des ménages, les conditions souhaitables seraient réalisées. Mais il ne semble pas que ce soit possible. La concurrence parfaite, c'est-à-dire par la baisse des prix, disparaît dans une large mesure au bénéfice de la concurrence imparfaite, dès lors que la demande finale est inélastique. Dans ces conditions, la tentative pour établir ou rétablir un minimum de compétition par les prix est vouée à l'échec, non pas en raison des structures existantes, mais essentiellement parce que, n'éliminant pas la cause même de la concurrence imparfaite, une telle politique s'oppose à la tendance naturelle et continue des entreprises et est de ce fait constamment remise en cause d'une manière ou d'une autre. La politique de concurrence ne peut donc avoir dans ce domaine qu'une efficacité ponctuelle et épisodique; elle est inapte à assurer les conditions générales et permanentes de la stabilité des prix. L'intervention sur l'élasticité de la demande finale ne se heurterait pas à une objection semblable, puisqu'elle s'appliquerait à la condition fondamentale de l'inflation. Mais il apparait que son efficacité ne serait pas plus grande, faute de moyens appropriés et suffisants. On peut en effet aisément imaginer quelques techniques d'intervention, mais leurs effets éventuels seraient dérisoires si elles n'étaient pas mises en œuvre avec une ampleur tout à fait irréalisable. On pourrait songer d'abord à une action systématique et permanente de formation et d'information des consommateurs. Mais, même si les quelques efforts déjà tentés dans ce domaine par certains organismes publics ou privés étaient généralisés et intensifiés considérablement (ce qui rendrait cette action fort coûteuse) et s'ils étaient complétés éventuellement par une limitation de la publicité abusive ou même l'institution d'une contre-publicité active (ce qui ne manquerait pas de provoquer un mécontentement croissant des producteurs), il paraît bien douteux que le résultat puisse être autre chose qu'une très légère et bien insuffisante élévation de l'élasticité croisée et donc une faible intensification de la concurrence par les prix. Pour lutter efficacement contre le sens de l'évolution psychologique des consommateurs et la croissante indifférence et arationalité économique que l'augmentation des revenus entraîne, il faudrait une action beaucoup plus puissante, telle qu'une intervention directe sur le revenu ou la dépense des ménages. En ce qui concerne le revenu, l'objectif devrait être la limitation permanente de sa progression nominale, par exemple par la fiscalité
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directe des ménages. Il conviendrait, en utilisant l'impôt sur le revenu des personnes physiques, d'éponger systématiquement les accroissements de revenu ou, au moins, de ne tolérer que des accroissements nominaux psychologiquement ressentis comme insuffisants, par exemple de l'ordre de 1 % par an comme ce fut généralement le cas au XIX· siècle, pour que la rationalité de la dépense soit suffisamment maintenue. On voit mal comment un Etat pourrait imposer une telle contrainte, qui devrait d'ailleurs logiquement s'étendre aux revenus sociaux et à l'utilisation de l'épargne antérieure et du patrimoine, dont l'importance croissante augmente singulièrement la liberté des ménages et leur capacité de résistance aux injonctions de la politique économique. Il finirait peut-être par y arriver, mais éliminerait alors l'inflation en établissant une crise permanente ou, au mieux, l'état stationnaire de la croissance zéro, ce qui ne paraît pas encore, en l'état actuel des choses, très souhaitable. A défaut de pouvoir le faire pour le revenu, l'on pourrait tenter de contrôler la dépense, par exemple par la création d'un impôt direct très flexible sur la dépense ou l'épargne et par sa manipulation permanente en fonction de la variation des prix à la consommation. Il conviendrait de provoquer des baisses sensibles et rapides de la consommation en cas d'élévation des prix et, à l'inverse, des hausses de même ampleur en cas de diminution des prix. A supposer qu'un instrument fiscal assez souple puisse être conçu dans ce but, ses effets devraient naturellement être complétés par la variation symétrique du crédit à la consommation et surtout des achats des administrations. Mais, si une telle modulation conjoncturelle de la dépense finale, tendant à faire varier celle-ci comme si elle était très élastique par rapport aux prix, est concevable en théorie, elle paraît très difficile à appliquer et son efficacité ne serait d'ailleurs pas parfaitement garantie. En effet, comme la croissance du produit et donc celle du revenu serait en principe maintenue, la demande finale aurait une tendance spontanée à s'accroître à moyen terme, ce qui constituerait une pression permanente à la hausse des prix. Il faudrait donc, pour arriver à stabiliser les prix, non pas seulement freiner la progression, mais provoquer la régression de plus en plus ample de la dépense privée et publique, ce qui deviendrait rapidement insupportable pour la société et dangereux d'ailleurs pour le niveau d'activité et d'emploi. De plus, comme l'intervention de l'Etat ne pourrait avoir qu'un caractère assez global et que l'élasticité d'ensemble ainsi obtenue n'impliquerait pas celle de toutes les demandes finales partielles (2), la hausse du niveau général des prix se poursuivrait probablement, sous l'influence de certains secteurs au moins, puisque la formation
(2) Notamment les demandes rigides pour des raisons physiologiques (nourriture, médicaments ... ), techniques (essence, pièces détachées), psychologiques (vacances, loisirs), etc.
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et la variation des prix des entreprises ne dépendent pas de la variation de la demande globale, mais du comportement des demandes partielles. En définitive, il semble très improbable qu'il puisse exister un moyen à la fois efficace et praticable pour modifier, à l'encontre de toutes les lois de l'évolution psychologique et économique, l'inélasticité des demandes finales. Or l'impossibilité d'une direction adéquate de la consommation, comme celle d'une intensification suffisante de la concurrence parfaite, signifient que l'Etat ne peut pas amener les entreprises à renoncer volontairement à l'inflation, par le changement des conditions naturelles de la formation des prix. Il ne reste donc qu'une seule voie, celle de la création de conditions artificielles de gestion et la substitution de celles-ci aux conditions naturelles des marchés. Il s'agirait en quelque sorte, pour neutraliser les causes d'inflation tenant à la demande finale et à l'offre concurrente, de placer un écran entre les entreprises et leurs marchés et de remplacer les indicateurs et les sanctions de la réalité par des normes et des sanctions artificielles correspondant à une situation d'élasticité élevée de la demande et de concurrence active de l'offre. Puisqu'il faut renoncer, parce que c'est impossible, à imposer aux ménages la rationalité et le dynamisme souhaitables pour assurer la résistance sociale à l'inflation, il faut imposer directement aux entreprises la rigueur économique nécessaire dans leur gestion. A ce stade de notre analyse, nous aboutissons à une conclusion d'ordre méthodologique qui rejoint celle de plusieurs propositions contemporaines de lutte contre la hausse des prix. La politique des revenus et la programmation des prix ne visent à rien d'autre en effet qu'à donner aux entreprises, directement ou indirectement, des normes et des sanctions artificielles de gestion, autres que celles de la réalité économique, de manière à obtenir soit une progression des revenus parallèle à celle du produit, soit une évolution des prix plus ou moins proportionnelle à celle des coûts. Malgré les divergences profondes concernant le diagnostic de l'inflation ou la nature des normes à fixer, l'identité formelle de la méthode est tout à fait normale : la prise de conscience commune du caractère permanent et structurel de la hausse des prix et de l'inadéquation de politiques occasionnelles ou conjoncturelles mène inévitablement à l'adoption de systèmes permanents de modification artificielle des comportements. Toutefois, à partir de cette conviction commune de la nécessité d'un système de normes et de sanctions nouvelles, plusieurs orientations formelles s'offrent, tant pour la détermination des normes que pour l'application des sanctions. En ce qui concerne la nature de l'intervention, le choix est entre un système permanent ou variable pour certaines périodes, général ou spécifique à chaque entreprise, complexe ou à objectif unique. En ce qui concerne la méthode employée, le choix est, en gros, entre la direction administrative, la
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compensation publique, la concertation collective et la régulation automatique. C'est dire que l'option pour un système artificiel de normes et de sanctions peut donner lieu à de nombreuses variantes. Le choix est naturellement, dans une très large mesure, fonction de l'analyse théorique de l'inflation et de l'examen critique des autres politiques. Les variantes choisies par les partisans de la politique monétaire, de la politique des revenus et de celle des prix confirment cette liaison et c'est, comme nous l'avons vu, la raison de leur échec. En ce qui concerne surtout les deux premières de ces politiques, l'explication de l'inflation est à la fois globale et quantitative, comme si les variations du niveau général des prix résultaient de celles de grandeurs globales, elles-mêmes sommes de quantités individuelles. Il est donc logique de voir la solution dans la manipulation de ces grandeurs globales, et par voie de conséquence de fixer des normes macroéconomiques (ou, au mieux, sectorielles), générales, variables en fonction de l'évolution de l'ensemble de l'économie et enfin à objectif exclusif de stabilité. Il est aussi parfaitement conforme à l'analyse théorique d'avoir recours, dans un cas, à la contrainte publique, parce que l'Etat est considéré comme responsable, et dans l'autre cas, à la concertation collective, parce qu'on pense que les groupes sociaux sont à l'origine du déséquilibre. En vertu de notre analyse, le niveau général des prix, moyenne générale d'équilibres microéconomiques et non quotient global de quantités macroéconomiques, varie en fonction de décisions individuelles, elles-mêmes déterminées par des conditions spécifiques. Il en résulte logiquement que, pour assurer la stabilité du niveau général des prix, sans conséquences néfastes sur la production et l'emploi, des normes macroéconomiques, générales, variables et à fonction ,unique sont inadaptées, parce qu'elles imposeraient à chaque entreprise particulière des conditions de gestion vraiment artificielles, au double sens de ce mot. Il faut au contraire une «politique microéconomique », adaptée à la situation spécifique de chaque entreprise, permanente de manière à fixer les règles du jeu et à ne pas grever la gestion à moyen terme de l'entreprise de facteurs d'incertitude supplémentaire, et enfin complexe de façon à assurer aussi bien l'expansion que la stabilité dans chaque entreprise. Dans une certaine mesure, la politique de programmation des prix se fonde sur des préoccupations identiques, en raison d'une analyse théorique en termes de marchés et de gestions individuelles. Mais il est bien évident que la direction administrative est fondamentalement inapte à réaliser une «politique microéconomique» aux contraintes aussi élevées que celles que nous venons d'énumérer. Il conviendrait en effet que l'Etat, pour y satisfaire, se transformât en un immense organisme de contrôle et introduise pratiquement dans chaque entreprise un «commissaire du gouvernement» permanent. Il faudrait donc une extension et intensification considérables de
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l'habituel contrôle des prix dont les conséquences sur la psychologie et le rendement des entreprises sont déjà assez négatives. Les effets financiers, psychologiques et finalement économiques d'une telle extension des attributions de l'Etat pourraient faire préférer, tout bien pesé, la poursuite de l'inflation chronique. Enfin le contrôle des prix est fondamentalement incapable de provoquer l'expansion de la production; bien au contraire, il tend à freiner la croissance économique. Dans ces conditions s'impose tout naturellement la technique de la régulation automatique, telle qu'elle est illustrée par exemple, pour l'action sur les ménages, par l'impôt progressif sur le revenu des personnes physiques. De toute évidence, seul un mécanisme automatique incorporé à chaque entreprise est susceptible de correspondre, par ses caractéristiques, aux exigences de généralité, de permanence et en même temps de spécificité et de complexité de l'intervention souhaitable. En outre, seul un régulateur automatique est susceptible d'établir un contrôle dont le coût financier et la contrainte psychologique soient pratiquement nuls, au bout d'une période très courte d'accoutumance, et d'introduire ainsi une certaine auto-discipline à l'intérieur même des entreprises pour éviter d'avoir à la leur imposer de l'extérieur. Tels sont les fondements de l'adoption d'un système automatique de stimulation et de stabilisation.
2.
Les modalités du S.A.S.S.
Le but de l'introduction du S.A.S.S. dans la gestion des entreprises est d'amener celles-ci à respecter spontanément dans leurs activités aussi bien les objectifs généraux de la société que les avantages particuliers de leurs membres. Il s'agit, plus exactement, de réduire, sinon de supprimer totalement, l'actuelle contradiction entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, qui explique aussi bien l'inflation que les dilemmes de la politique économique, mais sans restreindre ni la légitime et stimulante recherche des avantages individuels, ni la féconde liberté d'entreprise des dirigeants, ni enfin l'utile liberté de négociation entre les partenaires sociaux. A cette fin, il convient d'établir un système de conception et d'application aussi simples que possible. Dans le domaine économique et social, plus encore qu'ailleurs, le mieux est souvent l'ennemi du bien, et seule l'expérience permet en général de progresser utilement. Au départ, il faut s'efforcer de bouleverser le moins possible des règles ou des institutions que l'évolution économique a sans doute légitimement établies et maintenir le plus possible la liberté et la souplesse d'adaptation qui font la force de l'économie de marché.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
Il Y a déjà de nos jours dans un grand nombre d'entreprises un contrôle de gestion systématique par l'établissement et l'observation de rapports significatifs, les « ratios» ; dans les autres entreprises, ce contrôle se fait intuitivement. On peut s'appuyer sur cette technique utile en complétant ou en corrigeant les ratios traditionnels, qui ne visent que l'intérêt particulier, par des normes publiques, qui assureraient l'intérêt général. C'est la détermination de ces normes, qui constitue l'aspect essentiel de l'élaboration du S.A.S.S. Il faudra ensuite établir des sanctions de la gestion des entreprises pour que les normes soient respectées. De telles sanctions existent déjà: l'entreprise fait des profits ou des pertes, et c'est la sanction du marché pour une bonne ou une mauvaise gestion; l'entreprise perçoit des subventions et des primes pour telle localisation par exemple ou bien subit des pénalisations ou des amendes pour des dommages qu'elle peut causer à ses salariés, à des concurrents, aux consommateurs ou, par ses effets externes, à l'environnement, et c'est la sanction de l'Etat pour une bonne ou une mauvaise gestion. Dans ces conditions, pourquoi ne pas pénaliser les dommages inflationnistes que certaines entreprises imposent à la collectivité et, à l'inverse, récompenser les efforts déflationnistes que d'autres fournissent au bénéfice de la collectivité? Il est essentiel de ne pas concevoir les sanctions seulement dans le sens répressif: l'économie de marché repose, dans son principe, sur la réalisation de l'intérêt général par la stimulation et la compétition des intérêts particuliers. Une politique fondée exclusivement sur des pénalisations et non, en même temps, sur des stimulants matériels est inadaptée à cette économie et ses effets d'inhibition réduisent dès le départ ses chances de succès (3). Il convient donc de construire un instrument qui soit à la fois de dissuasion et d'incitation. Il faudra enfin préciser les conditions de l'application du système et prévoir à la fois les adaptations permanentes et les mesures transitoires nécessaires.
la détermination déS normes La question qui se pose peut être formulée ainsi : à quelles conditions microéconomiques, c'est-à-dire au niveau de la gestion de chaque entreprise, l'expansion de la production globale et la stabilité du niveau général des prix sont-elles assurées? A cette question, il conviendrait de trouver une réponse basée sur
(3) On pourrait d'ailleurs multiplier les exemples, puisés dans tous les domaines de l'activité humaine, pour démontrer l'efficacité et la supériorité des processus d'apprentissage combinant « le bâton et la carotte lt.
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des éléments que la comptabilité des entreprises permet aisément de connaître. Cette nécessité entraîne l'élimination de tous les critères impliquant la dissociation des prix et des quantités de vente ou d'achat ou la connaissance de la productivité des facteurs. La comptabilité ne fournit, en règle générale, que des valeurs et ne distingue pas entre les prix et les volumes (4). Il s'agit donc de déceler des rapports de valeurs qui traduiraient correctement une gestion à prix constants. La question n'est pas de solution aisée, et ce d'autant plus qu'elle n'a jamais été explicitement traitée, à notre connaissance, en théorie économique. On peut cependant trouver un point de départ intéressant et surtout un point d'appui pour la recherche de ces normes dans l'étude classique et surtout dans l'analyse néo-classique de l'économie de marché pure et parfaite. La politique étant l'art de rapprocher la réalité de l'idéal, ce modèle de référence est tout à fait indiqué. Le recours à ce modèle utopique s'impose en effet pour deux raisons. La première est qu'il présente l'économie optimale où tous les objectifs permanents de la société sont simultanément et parfaitement réalisés: à court terme, il y a non seulement expansion et plein-emploi, mais aussi stabilité du niveau général des prix et donc nullement dilemme entre inflation et chômage; à moyen terme, il y a croissance rapide et équilibrée par accumulation, allocation et utilisation optimales des facteurs et en outre, grâce aux progrès permanents de productivité entraînés par la compétition, baisse tendancielle du niveau général des prix et donc satisfaction croissante des besoins individuels et collectifs. Puisque l'inflation est, comme nous l'avons vu, étroitement liée à tous les autres déséquilibres et distorsions de l'économie et puisqu'il s'agit de la combattre sans mettre en cause tous les autres objectifs économiques et sociaux de la société, il est bien évident qu'un modèle de l'économie optimale est une référence beaucoup plus valable que des critères partiels tels que la progression parallèle du revenu ou de la dépense monétaire et du produit. En outre, il est clair que les brillants résultats macroéconomiques de ce modèle sont obtenus grâce, en partie au moins, à des conditions microéconomiques qu'il s'agit précisément de créer artificiellement. (4) Les travaux de quelques auteurs et, en particulier, du Centre d'études des revenus et des coûts sur les «comptes de surplus)} (Burge, Geary, Stuvel, Courbis, Vincent, Massé, Bernard, Templé, Méraud, Vassal) ont montré que la dissociation des valeurs comptables entre quantités et prix est, moyennant certaines conventions et simplifications, possible, mais qu'elle exige en règle générale des enquêtes si approfondies et répétées qu'il serait impossible de l'appliquer en permanence et à grande échelle. Il y a eu aussi de nombreuses études comptables sur l'impact de l'inflation générale sur les comptes de l'entreprise, c'est-à·dire l'internalisation du déséquilibre macroéconomique par l'entreprise (une synthèse en est présentée dans : L'inflation et l'entreprise, Conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables, Paris, 1976), mais aucune, à notre connaissance, sur la traduction comptable de l'inflation produite par l'entreprise elle-même, c'est-à-dire l'externalisation du déséquilibre microéconomique par l'entreprise, problème qui nous intéresse ici.
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Dans les ouvrages de théorie économique, on insiste en général sur les hypothèses concernant la structure des marchés. Mais celle-ci n'est elle-même, comme nous l'avons vu, qu'une conséquence de certains comportements et ce sont donc en définitive les hypothèses de comportement qui sont essentielles. Dans cette optique, on peut démontrer que ce modèle exige que les chefs d'entreprise et les ménages fassent preuve d'un dynamisme et d'une rationalité économique extrêmement élevés, autrement dit, soumettent tout leur comportement à la recherche de l'avantage économique maximal. Ceci signifie pratiquement que l'élasticité de leur demande de produits ou de facteurs à la variation des prix doit être extrêmement élevée, tant à la hausse qu'à la baisse. Dans ces conditions, même si la structure de l'offre cesse d'être « parfaite », pour des raisons purement techniques par exemple, les résultats macroéconomiques demeurent les mêmes. Comme l'objet de notre recherche consiste précisément à trouver un substitut artificiel à une élasticité élevée de la demande, que les agents ne manifestent pas dans la réalité, le modèle utopique de l'économie de marché optimale a donc, pour cette raison également, une valeur heuristique certaine. Or, si l'on considère la gestion des entreprises qui correspond à la fois aux conditions hypothétiques et aux résultats macroéconomiques de cet optimum statique, on découvre que cette gestion présente deux caractéristiques dynamiques essentielles, qui constituent en quelque sorte des « ratios collectifs d'optimisation» : chaque entreprise cherche en permanence à maximiser son taux de profit, c'est-à-dire le rapport du profit au capital propre, en minimisant sa marge de profit, c'est-à-dire le rapport du profit au chiffre d'affaires (5). Le premier critère implique d'abord que l'entreprise maximise son profit total. Celui-ci constitue la différence entre les recettes et les dépenses. Les recettes sont le produit des prix et des quantités de biens vendus. Les dépenses sont le produit des prix et des quantités de facteurs achetés. Il est donc possible d'accroître le profit total par quatre moyens : augmentation des prix ou des quantités de biens vendus et diminution des prix ou des quantités de facteurs achetés. Autrement dit, l'entreprise doit développer le plus possible sa production pour bénéficier de ventes massives et d'un autre côté doit diminuer sans cesse ses coûts, c'est-à-dire assurer d'importants progrès de productivité. Elle pourrait être tentée aussi d'augmenter ses prix. Mais là intervient l'élasticité de la demande. Celle-ci non seule-
(S) Notons en passant que la théorie économique fondamentale fournit là des critères qu'une réflexion très simple aurait également permis de découvrir et de justifier: si l'on veut stimuler, il paraît indiqué de recommander l'augmentation du taux de profit et, si l'on veut stabiliser, la diminution de la marge de profit. Disons donc que ces critères répondent à la fois à l'enseignement de la théorie et au test du bon sens, ce qui constitue certainement une bonne garantie intellectuelle et offre une bonne base de départ à la recherche d'une solution efficace.
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ment interdit d'élever les prix, mais elle incite même l'entreprise à les baisser pour s'assurer les ventes croissantes que sa production requiert. Comme les entreprises concurrentes en font autant, il y a une surenchère permanente qui aboutit d'une part à une accélération des progrès de productivité et d'autre part à une minimisation de la marge de profit de toutes les entreprises. La recherche individuelle des profits aboutit ainsi, par un de ces paradoxes caractéristiques et spécifiques de l'économie de marché idéale, à la diminution relative du profit dans le revenu global et, par voie de conséquence, à l'accroissement de la part des salaires et, à travers la baisse du niveau général des prix, à une amélioration générale du pouvoir d'achat de tous les consommateurs (6). Voici donc deux caractéristiques de gestion dont la simplicité est séduisante et qui pourraient aisément être converties en normes. Il suffirait en effet de poser comme principe que tout accroissement du chiffre d'affaires, par exemple sur une période annuelle, devrait s'accompagner d'une augmentation du taux de profit et d'une réduction de la marge de profit, étant bien entendu que certains correctifs devraient ensuite être introduits. Les informations nécessaires pouvant aisément être trouvées dans les documents comptables, et même dans les déclarations fiscales de l'entreprise, il n'y aurait aucune difficulté pour appliquer ces normes. Leur utilisation ne devrait d'ailleurs pas non plus se heurter à de grandes réticences de la part des entreprises, un certain nombre d'entre elles ayant déjà des résultats conformes et prouvant ainsi leur applicabilité. Nous pouvons dès lors poser la question : si ces normes de
gestion caractérisent bien un état économique optimal, leur application artificielle dans l'économie de marché réelle de notre temps permettrait-t-elle de réaliser un état économique optimal? A première vue l'utilisation de ces deux normes paraît utile et efficace. L'obligation d'augmenter sans cesse le taux de profit inciterait chaque entreprise d'une part à développer sa productivité et d'autre part à économiser ou à utiliser le plus rationnellement possible le capital, c'est-à-dire à éviter ce gaspillage de capital qui est, comme nous l'avons vu, une des causes intermédiaires essentielles de l'inflation chronique. L'obligation simultanée de diminuer la marge de profit inciterait également l'entreprise à rechercher son profit plutôt dans le développement de la production et de la vente que dans la hausse des prix.
(6) Ces caractéristiques expliquent aussi l'absence de crises récessionnistes ou inflationnistes dans l'économie pure et parfaite: en cas de mévente, la baisse des marges permet la relance de la demande, l'amélioration des résultats et la reprise des investissements - en cas d'inflation, la hausse des marges qui s'en suit détériore fortement les ventes et donc les résultats des entreprises et les contraint à stabiliser leurs prix. La réalité est évidemment inverse : en raison, nous l'avons vu, du comportement pervers de la demande finale, c'est la hausse des marges qui améliore les résultats tandis que la baisse les détériore.
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Mais un examen plus approfondi des conditions de réalisation de ces deux normes montre que leur respect pourrait correspondre tout autant à une gestion opposée aux objectifs économiques et sociaux de la collectivité et qu'elles n'offrent donc aucune garantie absolue de gestion microéconomique conforme à l'intérêt général. En effet, l'augmentation du taux de profit et la diminution de la marge de profit peuvent traduire aussi bien l'expansion de la production et de l'emploi à prix constants et à salaires constants ou croissants que la stabilité ou même la régression de la production et de l'emploi à prix croissants et à salaires décroissants. Un exemple numérique simple, présentant les comptes simplifiés de deux exercices successifs d'une entreprise quelconque, permet d'illustrer ce raisonnement. Données Capital ........................ Chiffre d'affaires ............. Dépense .............••.•.•.•.• Profit ......................... Taux: de profit (profit/capital) Marge de profit (profit/chiffre d'affaires .•...•...•.•..•.•.••
Variation II / 1
1" Exercice
'1:' Exercice
2000000 1000000 800000 200000 10 %
2000000 1100000 888000 212000 10,6 %
+ 10 % +11% + 6% hausse
20%
19,3 %
baisse
-
Il Y aurait dans ce cas parfait respect des normes fixées, et pourtant ce résultat positif pourrait correspondre à des gestions dont les effets économiques et sociaux seraient très différents. Considérons seulement deux variantes possibles : Données Chiffre d'affaires ........ Dépense ................. dont salaires ....••.•.•. achats ••.•••..••.• frais .............. Profit .................... Nombre de salariés ......
1" Exercice 1000000 = (10000 prod. X 100 F) 800000 500000 200000 100000 200000 10
'1:' Exercice Variante 1
'1:' Exercice Variante II
1100000 = (11 000 prod. x 100 F) 888000 553000 230000 105000 212000
1100000 = (9500 prod. X 116 F) 888000 490000 190 000 208000 212000 9
11
On voit que le respect des mêmes normes peut traduire une situation idéale d'expansion, d'embauche, de hausse des salaires et simultanément de stabilité des prix (variante 1) ou bien une situation
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typique de stagflation, c'est-à-dire de récession, de chômage, de régression des salaires réels, de gonflement plus ou moins fictif des frais et enfin de hausse des prix (variante II). Cette constatation montre tout d'abord qu'il n'est pas possible d'espérer établir un état optimal en appliquant artificiellement les caractéristiques de la gestion telles qu'elles se déduisent du modèle de l'économie de marché pure et parfaite. Si la maximisation du taux de profit et la minimisation de la marge de profit produisent dans cette économie utopique des effets bénéfiques, c'est que les entreprises agissent dans des conditions idéales, c'est-à-dire pratiquent une concurrence sur les marchés des produits, qui exclut la solution de la hausse des prix, et manifestent un dynamisme sur les marchés des facteurs, qui exclut tout sous-emploi et toute baisse durable des salaires. Or, comme nous l'avons vu, une concurrence de ce type n'est possible que si la demande finale est très élastique, et le dynamisme maximal des chefs d'entreprise n'existe que si, chez eux également, les préoccupations simultanées d'expansion réelle et de rentabilité durable et croissante priment absolument tout, hypothèses de psychologie économique peu justifiées. Cet exemple montre ensuite que des indicateurs fondés sur le profit ne pourraient à eux seuls renseigner sur la qualité d'une gestion et surtout sur la conformité de celle-ci aux exigences de la collectivité. On a déjà mis en évidence cette ambiguïté du profit. Elle s'illustre facilement par la considération des quatre moyens de son développement que sont l'augmentation des prix et des quantités des produits et la diminution des prix et des quantités des facteurs achetés. Sur ces quatre moyens, les deux concernant les quantités et les conditions de production réalisent à la fois l'intérêt particulier et l'intérêt général, mais les deux autres, relevant des conditions de l'échange, c'est-à-dire la réduction de la rémunération des facteurs et l'augmentation des prix, représentent la contradiction entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, en provoquant dans un cas la baisse du pouvoir d'achat et l'exploitation des travailleurs et dans l'autre cas la baisse du pouvoir d'achat et l'exploitation des consommateurs. Il s'agit là des deux causes successives des deux grandes crises du xx· siècle, qu'il convient précisément d'éliminer l'une et l'autre pour assurer durablement la croissance équilibrée. Dans ces conditions, il faut reprendre tout le problème, mais en retenant les enseignements tout de même très utiles de cette analyse liminaire. Le premier est d'ordre formel : il doit être possible de trouver des indicateurs permettant de juger la qualité macroéconomique d'une gestion à partir de ses caractéristiques microéconomiques. Ces indicateurs doivent pouvoir être extraits des données fournies par le plan comptable de manière à être applicables à l'ensemble des entreprises. Ils doivent être généraux, de manière à ne pas limiter excessivement la liberté économique et à ne pas imposer
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des règles de gestion contraignantes, compliquées ou même inadaptées aux conditions spécifiques de certaines entreprises. Ils doivent être relatifs (rapport de grandeurs) et surtout dynamiques, c'est-à-dire traduire plutôt une évolution qu'une situation souhaitable. De cette manière, ils peuvent s'appliquer à n'importe quelle entreprise, sans qu'il y ait lieu de considérer sa situation initiale ou les contraintes spécifiques de sa gestion et évitent de fixer des normes quantitatives nécessairement arbitraires. L'autre enseignement de cette analyse est que des critères concernant le profit sont absolument nécessaires, parce que l'évolution de ce revenu joue un rôle central dans le processus inflationniste, mais qu'ils ne sont pas suffisants. La solution doit donc être recherchée dans un élargissement et une correction adéquates de ces normes traditionnelles.
* ** En ce qui concerne tout d'abord le profit, il apparaît souhaitable de remplacer ce concept théorique par une notion à la fois plus justifiée analytiquement et plus usitée pratiquement. On sait en effet que le profit peut être et est d'ailleurs dans un grand nombre d'entreprises négatif. Il serait donc plus indiqué de parler de profit ou perte. Mais la comptabilité a introduit dans l'usage courant un terme simple et qui a en outre l'avantage de n'avoir aucune connotation a priori positive ou négative, le «résultat» brut d'exploitation. Nous utiliserons donc de préférence cette expression d'ores et déjà consacrée par la pratique (7) et nous la rapporterons à l'ensemble des capitaux apportés par les actionnaires, ce qu'on appelle les capitaux propres (capital social + réserves et provisions). Bien entendu, dans le cas où certains détenteurs de capital sont également les dirigeants de l'entreprise, il faudrait inclure dans le résultat brut l'ensemble des avantages spécifiques qui leur sont attribués à ce titre. Mais l'analyse a surtout montré qu'il convient de compléter et de corriger cette première norme par une norme symétrique concernant les salaires. La progression régulière des salaires ou, à tout le moins, leur non-réduction est une évolution souhaitable sur le plan économique et social. D'un strict point de vue économique, l'amélioration des salaires est un stimulant essentiel au développement de la productivité du travail, tant parce que les travailleurs se trouvent incités à produire plus, que parce que les entrepreneurs sont incités à améliorer l'utilisation productive de la force de travail. Toute politique de compression systématique des salaires irait à l'encontre du
(7) Voir entre autres H. Culmann, Le nouveau système comptable, Paris, 1980. Il s'agit ici du «résultat brut d'exploitation après frais financiers l>.
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progrès économique. De plus, les salaires constituant le revenu principal au sein de l'économie, leur développement assure la progression régulière de la demande finale, qui est également une condition de la croissance. Sur le plan social, l'accroissement des salaires constitue une mesure de justice lorsque le travail a contribué à accroitre la productivité de l'entreprise, et il crée aussi un sentiment de sécurité parmi les travailleurs. Il serait profondément injuste que seul le capital puisse connrutre une progression relative de sa rémunération, même si les progrès de productivité du travail étaient intégralement dus au capital (développement de l'équipement) ou bien s'ils étaient totalement répercutés aux consommateurs à travers la baisse des prix de vente. Une telle pratique ne serait d'ailleurs pas admise dans les entreprises où il y a progression de la productivité : toute méthode de stabilisation reposant sur la pénalisation et le transfert autoritaire des progrès de productivité est vouée à l'échec. L'alternative entre baisse des prix ou progrès des salaires doit donc être, pour des raisons d'efficacité, d'équité et de psychologie, tranchée en faveur de la seconde solution. Dans ces conditions, le critère du taux de résultat doit être complété par une norme d'augmentation du taux de salaire, c'est-à-dire du rapport de la masse salariale au volume d'heures de travail (8). Cette correction aura pour effet d'exclure la possibilité de réaliser un supplément de résultat par la réduction de la rémunération des salariés (9). Bien entendu, il conviendrait d'inclure dans la masse salariale l'ensemble des traitements et rémunérations accessoires, ainsi que tous les avantages annexes accordés aux salariés. En ce qui concerne la norme de diminution de la marge de profit, une double correction semble s'imposer. D'abord, compte tenu des diverses causes d'inflation que nous avons examinées, il est certain que, si cette marge joue fréquemment un rôle, les autres éléments de la valeur ajoutée de l'entreprise ont les effets les plus importants. C'est d'abord le cas pour les salaires dont la progression justifiée, comme nous venons de le voir, ne doit cependant pas être excessive et entrruner ainsi la hausse des prix au détriment des consommateurs. C'est aussi le cas des fournitures et charges diverses que l'on a l'habitude d'appeler les frais de l'entreprise (frais d'achat, de vente, travaux, fournitures et services extérieurs, charges financières, frais généraux). Le risque de dépenses (8) Le nombre d'heures de travail pourrait être pondéré en fonction des grilles de classification habituelles ou de la structure mitiale des salaires. Mais à vrai dire, comme on le verra plus loin, la pondération n'est pas absolument indispensable. (9) C'est précisément ce qui se passait souvent au XIX' siècle et dans l'entredeux·guerres : la progression des profits au détriment des salaires déclenchait alors ce qu'on appelait une crise de surproduction et de déflation. Dans la seconde moitié du xx' siècle, c'est souvent l'inverse : la progression des salaires au détriment des profits contribue à l'inflation ou à la stagflation. II faut une progression équilibrée des deux.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
inflationnistes est constant dans ce domaine, et il est donc essentiel que ce type de dépenses soit soumis à une norme de minimisation permanente, qui se confond d'ailleurs avec une règle de bonne gestion traditionnelle, mais souvent violée de nos jours, soit pour des raisons fiscales soit en vertu du développement excessif des coûts de la concurrence imparfaite. Il reste enfin les charges fiscales ou parafiscales, ainsi que toutes les dépenses obligatoires imposées aux entreprises par la puissance publique. Il va sans dire que si l'Etat souhaite réellement la stabilisation des prix, il doit s'imposer à lui-même et imposer aux collectivités locales ou sociales une règle de stabilisation, sinon de réduction, de ces coûts des entreprises (10). La question n'est cependant pas simple. Si l'on considère les impôts et taxes, certaines charges parafiscales sont souvent au moins partiellement progressives (par exemple les cotisations sociales patronales), tandis que la T.V.A., en raison de sa déductibilité pour les investIssements et les exportations, peut être très variable selon les entreprises. D'un autre côté, l'Etat s'efforce aujourd'hui, par exemple dans le cadre de la lutte contre la pollution, d'imputer à certaines entreprises le coût collectif, naturellement variable, de leur activité. Ou bien il leur impose des dépenses obligatoires de caractère social, comme la formation permanente ou le logement social. En sens inverse, il accorde des subventions ou autres transferts. La meilleure solution est sans doute, dans ces conditions, de ne pas tenir compte du tout des impôts, taxes et charges obligatoires de toute nature, ainsi que des subventions et autres transferts, et de les déduire du chiffre d'affaires de référence, considéré donc hors taxes et transferts en tous genres. Le cas échéant l'Etat pourrait d'ailleurs élargir ces exemptions en vertu d'autres exigences collectives, comme la nécessité d'encourager la recherche et l'innovation au sein des entreprises, ainsi que la formation professionnelle ou le développement d'investissements élevés et risqués à maturation longue et à rentabilité différée ou encore l'implantation commerciale internationale. Ces exemptions pourraient donc être les outils de la politique de développement, comme de la politique sociale. Toutes ces catégories pourraient naturellement faire l'objet de révisions périodiques, en fonction de l'évolution des priorités économiques et sociales. A l'exception de ces charges collectives, les grandes composantes de la formation des prix au sein de l'entreprise seraient donc toutes soumises au principe de réduction de leur taux de marge : résultat, salaires, frais.
(10) En établissant une règle de stabilisation des recettes fiscales, l'Etat imposerait aux administrations l'équivalent de prix stables pour les entreprises. Ce serait un premier pas vers la rationalisation de leur gestion, tout aussi nécessaire que celle des entreprises. Mais d'autres mesures seraient encore souhaitables à cet effet. On y reviendra plus loin.
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Mais l'élargissement de la norme initiale de minimisation de la marge implique aussi une correction ou, plus exactement, une pondération de ce principe en fonction de l'évolution des moyens de production. L'analyse menée jusqu'ici était en effet fondée exclusivement sur la considération de l'activité économique de l'entreprise à court terme, c'est-à-dire dans l'hypothèse de la constance des principales méthodes et structures de la production. Or, à moyen ou long terme, l'entreprise peut être amenée à des modifications importantes dans ces domaines. C'est ainsi qu'il faut envisager le problème d'une substitution importante d'un facteur à un autre dans la production : substitution de travail à l'équipement ou, ce qui est plus fréquent et plus constant, substitution de capital au travail. En général, il est vrai, lorsqu'une entreprise procède à une mécanisation ou automatisation importante, elle est amenée simultanément à réduire le nombre total de ses salariés et à accroitre la qualification moyenne de ses travailleurs. Il y a là deux évolutions pouvant se compenser. Mais la compensation n'est pas nécessairement parfaite, et il convient donc, sous peine de créer des obstacles à une croissance régulière et optimale et éventuellement aussi des injustices, de trouver une solution à des évolutions de cette nature, qui ne cessent de se produire dans la vie des entreprises et sont nécessaires au progrès. On pourrait imaginer à cet égard de pondérer la part de chaque facteur dans la marge, en fonction de son évolution relative. Si le capital s'était accru davantage que le travail, la marge de résultat à diminuer serait relevée et celle des salaires réduite. Mais cette solution aurait le double inconvénient d'une part de figer une fois pour toutes les rémunérations respectives du capital et du travail et d'autre part de ne pas permettre à l'entreprise de tenir compte, dans sa politique de rémunération, de l'évolution de la situation sur les marchés des facteurs. Dans ces conditions, la solution la plus simple et permettant à l'entreprise d'adapter avec souplesse la répartition du revenu à l'évolution des facteurs utilisés, semble pouvoir être trouvée dans un regroupement de la marge de résultat et de la marge salariale. Dès lors, on pourrait également envisager le rattachement de la marge de frais, ce qui aurait l'avantage de donner aux salariés comme aux actionnaires et aux dirigeants un intérêt commun à diminuer les frais généraux de l'entreprise (11). Une seule norme se substituerait donc aux trois précédentes, la norme de réduction de la marge. Au sein de la marge, le partage des gains de productivité serait, comme par le passé, l'objet de la négociation des partenaires de l'entreprise, en fonction des évolutions respectives du capital et du travail, et naturellement aussi de la rareté
(11) Rappelons qu'en France par exemple les frais généraux représentent environ 50 % de la marge cumulée des entreprises.
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relative et des prix du marché de ces facteurs. Mais ce partage devra demeurer dans le cadre de la contrainte générale que fixe la norme. On obtient en définitive trois normes à respecter : augmentation du taux de résultat, augmentation du taux de salaire, diminution du taux de marge (hors taxes, subventions et dépenses de recherchedéveloppement) (12). Ces normes seraient applicables à toutes les entreprises en croissance, c'est-à-dire à toutes celles dont la valeur des achats s'accroîtrait d'un exercice à l'autre. En ce qui concerne les entreprises dont la valeur des achats diminuerait d'un exercice à l'autre, entreprises normalement minoritaires, les normes ci-dessus ne s'appliqueraient pas d'office. La baisse de la consommation intermédiaire peut en effet avoir quatre origines et aucune ne justifie l'application de ces normes. Le premier cas est celui d'une entreprise qui, par une politique d'achats intelligente, parvient à acquérir les mêmes quantités ou même des quantités supérieures de biens ou de matières premières à des prix plus bas. Il ne serait évidemment pas normal ni logique de décourager ce type de comportement parfaitement souhaitable pour le maintien de la stabilité générale des prix, alors que la diminution de la marge serait pour ces entreprises particulièrement difficile à réaliser par rapport à une valeur de référence en régression. Bien au contraire, il faut encourager une politique d'achats intelligents et le moyen peut en être précisément de permettre une augmentation de la marge. Toutefois, pour que cette pratique ne mène pas à des abus, on peut poser le principe que l'augmentation ne doit en aucun cas aboutir à l'accroissement de la valeur globale des ventes (13). Il peut y avoir un second cas de diminution du montant des achats, lorsqu'une entreprise procède, pour des raisons techniques ou économiques, à une « extension horizontale» ou diversification de ses activités et surtout si elle procède à une « intégration verticale» d'activités en amont ou en aval de sa production initiale. Dans ce cas il y a passagèrement une diminution des achats et une augmentation structurelle de la part de la marge dans le chiffre d'affaires, pour des raisons purement techniques, sans que la stabilité des prix
r
(12) En termes mathématiques, on a : ~ ~ et ~ ~ t et rD. ~ ~, r est le résultat, c le capital, s la masse salariale, t le travail, m la marge, a les achats, le point représentant le taux de variation. (13) Il se peut qu'une entreprise accroisse ses ventes et connaisse une baisse telle du prix de ses achats que la valeur de ceux-ci diminuerait malgré l'accroissement des quantités. Il faudrait donc permettre aux entreprises de se référer, quand elles y ont intérêt, à l'accroissement en volume de leurs achats. - Les achats seraient à évaluer frais de transport et transaction inclus et compte tenu de la variation des stocks de matières et fournitures; les ventes compte tenu de la variation des stocks de produits finis et semi-finis et des travaux faits par l'entreprise pour elle-même (production stockée et immobilisée). OÙ
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en soit automatiquement affectée. Il ne conviendrait pas de pénaliser ce genre d'opérations, qui peuvent être économiquement justifiées et utiles, à condition toutefois que, comme indiqué ci-dessus, elles n'aboutissent pas à une majoration de la valeur des ventes additionnées des deux entreprises, déduction faite de leurs échanges antérieurs. Si la modernisation ou le développement d'une entreprise se soldait à la fois par un accroissement de la marge et une hausse des achats, ce serait probablement (sauf preuve du contraire) le signe de son caractère irrationnel ou factice et de sa nature inflationniste. La baisse des achats peut aussi résulter de la mévente et de la régression de la part du marché des entreprises. Des situations de ce genre peuvent se présenter assez fréquemment, affectant soit une entreprise isolée soit une branche entière victime d'une diminution de la demande, d'une évolution technologique ou encore de la spécialisation internationale. Devant de telles situations, la solution la plus « économique» consisterait probablement à accélérer la reconversion ou la disparition de ces entreprises mal adaptées, en maintenant la norme de diminution de la marge. Mais les reconversions souhaitables peuvent exiger du temps et, surtout, les considérations sociales incitent à ne pas brusquer l'évolution. Il semble donc également souhaitable de tolérer dans cette situation l'augmentation du taux de marge et éventuellement la baisse du taux de salaire et du taux de profit. Même si une telle disposition devait aboutir à quelques hausses de prix sectorielles ou locales (ce qui paraît d'ailleurs douteux, compte tenu de la faible compétitivité de ces entreprises), on peut l'admettre pour maintenir un revenu minimum à certaines activités traditionnelles en déclin, en attendant leur reconversion ou leur absorption, sous réserve naturellement de la limite indiquée ci-dessus. Enfin, la baisse des achats peut résulter, comme ce fut le cas en 1975, d'une conjoncture générale particulièrement défavorable, et affecter dans ce cas la majorité ou même la totalité des entreprises. Dans une telle conjoncture, qui exclut par elle-même des pressions inflationnistes intenses, il est bien évident qu'il est souhaitable de laisser aux entreprises, dans la limite prévue, le maximum de liberté d'action pour maintenir leur activité et sauver les emplois, soit, ce qui est peu probable dans ce cas, en augmentant leur taux de marge, soit, ce qui est beaucoup plus probable, en diminuant passagèrement leurs taux de revenus. Cette marge de manœuvre supplémentaire constituerait, dans l'économie ouverte d'aujourd'hui qui n'est plus à cet égard comparable à celle du passé, un soutien anti-cyclique non négligeable aux entreprises. Comme dans les quatre cas étudiés ci-dessus, la limite est la noncroissance des ventes, il est finalement plus simple d'inverser le critère initial et de tenir compte de l'évolution des ventes plutôt que de celle des achats. Bien entendu, toutes ces entreprises, dont le chiffre d'affaires serait stable ou en diminution, pourraient volontairement se sou-
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mettre aux normes générales pour bénéficier des avantages qui y sont liés. Mais elles auraient la faculté d'y déroger sans en être pénalisées. Au terme de cette analyse des conditions microéconomiques, au niveau de l'entreprise, de l'expansion et de la stabilité, nous aboutissons aux conclusions suivantes : 1)
Normes générales 1.
Augmentation du taux de résultat : résultat d'exploitation / capital propre.
II.
Augmentation du taux de salaire masse salariale / travail.
III. Diminution du taux de marge marge / achats.
2) Exceptions générales Les normes s'appliquent à toutes les entreprises dont le chiffre d'affaires est en augmentation; celles dont les ventes sont stables ou en diminution ont la faculté d'y déroger; pour le calcul de la marge, celles dont les achats progressent davantage en volume qu'en valeur peuvent se référer au volume plutôt qu'à la valeur.
* ** Le respect simultané de ces normes devrait entraîner dans une large mesure la stimulation et la stabilisation permanentes de l'économie, tout en assurant une utilisation de plus en plus économe et productive des facteurs. La réalisation des deux normes de revenu garantit en effet l'expansion de la production et du revenu, ainsi que l'utilisation plus optimale des facteurs. Mais la réalisation de ces deux normes ne doit pas être obtenue par la hausse des prix, sans quoi le progrès serait largement fictif. La réalisation de la norme de marge garantit précisément l'absence de toute inflation due à la hausse de l'une quelconque des composantes de la valeur ajoutée. L'entreprise peut à la rigueur répercuter une hausse des prix d'achat, mais sa répercussion sera en principe affaiblie et elle n'a en tout cas aucun intérêt à l'amplifier. Cependant, si cette norme n'était pas accompagnée des deux précédentes, il pourrait y avoir stabilisation des prix dans la compétition sauvage ou la dépression. Avec les normes de revenu, la stabilisation ne peut être obtenue par la sousrémunération du travail ou le gaspillage du capital, mais doit s'ac-
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compagner d'une expansion saine du produit et du revenu; elle ne pourra être réalisée que par l'augmentation de la productivité des facteurs et la diminution des frais généraux de l'entreprise. Enfin, l'exception générale facilite les mutations économiques et sociales, mais sa limite exclut que cette tolérance puisse aboutir à la stagflation. Reprenons l'exemple numérique utilisé ci-dessus et calculons les normes correspondantes : Données Capital
.............................
1- Exercice
2" Bxercice Variante 1
2' Bxercice Variante II
2000000
2000000
2000000
Travail (nombre d'heures ouvrées)·
19000 17100 20900 (10 salariés) (11 salariés) (9 salariés) Ventes ............................. 1000000 1100000 1100000 (l0 000 prad. (11 000 prad. (9500 prad. X 116 F) x 100 F) X 100 F) Achats ............................. 190000 200000 230000 Salaires ..... ....................... 500000 490000 553000 Frais 100000 105000 208000 Résultat .•.•••..•.•••••••••••••••••• 212000 200000 212000 910000 Marge (salaires + frais + résultat) 870000 800000
...............................
Taux de résultat (résultat/capital) Taux de salaire (salaire/travail) .• Taux de marge (marge/achats) •..
0,10 26,3 4
0,106 26,4 3,8
0,106 28,6 4,8
(*) Par mesure de simplification, nous retiendrons un volume de travail non pondéré et considérerons que chaque salarié assure 1 900 heures de travail par an.
La variante 1, qui représente une évolution idéale, puisqu'il y a expansion et embauche et que, malgré une légère hausse des prix d'achat, les prix de vente demeurent stables, satisfait clairement à tous les critères posés: augmentation du taux de résultat, augmentation du taux de salaire, diminution du taux de marge. En revanche la variante II, qui illustre une situation de stagflation, a un taux de marge nettement croissant. Comme le montant des achats est en diminution, l'entreprise aurait pu bénéficier de l'exception générale si elle avait maintenu l'accroissement de sa marge dans des limites acceptables. Mais cette augmentation est manifestement excessive, ce que traduit le large accroissement de la valeur des ventes (+ 10 %). L'entreprise ne pourra donc pas bénéficier de l'exemption prévue. Si elle avait voulu en bénéficier, il aurait fallu
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
qu'elle n'accroisse sa marge que de 5 000 au lieu de 105 000 F. Dans ce cas en effet, il y aurait toujours eu accroissement de la marge de 4 à 4,1 mais le prix de vente, au lieu d'augmenter de 16 %, n'aurait augmenté que d'environ 5 %, c'est-à-dire d'un taux beaucoup plus tolérable pour une entreprise dont la part de marché et donc l'importance économique sont d'ailleurs en régression. L'utilisation de ces normes permet donc apparemment de trier entre les bonnes et les mauvaises gestions microéconomiques, de détecter les comportements valables et les comportements néfastes. Cependant cette affirmation pourrait donner lieu à trois types d'objections, qu'il convient encore d'examiner. On pourrait contester tout d'abord, sur un plan tant micro que macroéconomique, le principe de minimisation du taux de marge (frais exclus), en considérant qu'une telle norme serait susceptible de s'opposer au progrès économique général. Beaucoup de chefs d'entreprise se fixent d'ailleurs comme objectif la maximisation de la valeur ajoutée par produit. Ils sont parfois rejoints sur ce plan par des économistes critiques à l'égard du critère de maximisation du seul profit et qui considèrent l'augmentation de la valeur ajoutée comme un objectif plus large et plus valable, parce qu'intégrant l'accroissement des salaires. Enfin beaucoup de responsables de la politique économique défendent l'idée que la nation doit s'efforcer d'exporter des produits à forte valeur ajoutée et, si possible, à valeur ajoutée croissante. Cette idée est donc très répandue et mérite d'être examinée attentivement. Elle repose en fait sur beaucoup de confusions. Rappelons tout d'abord à ce sujet que l'augmentation de la valeur ajoutée par produit constitue, comme nous l'avons montré dans la première partie, la cause majeure de l'inflation chronique. Il est d'ailleurs probable que le consensus très large au sujet de cette pratique soit en grande partie à l'origine de l'occultation systématique de son rôle dans la hausse permanente des prix. Le S.A.S.S. s'oppose à l'augmentation de la valeur ajoutée par produit, mais incite au contraire à l'augmentation de la valeur ajoutée par facteur utilisé (maximisation des taux de revenu par une productivité accrue). Notons ensuite que, indépendamment même de la question de l'inflation, il n'est absolument pas possible d'assimiler d'une manière générale augmentation de la valeur ajoutée et progrès économique. L'augmentation de la valeur ajoutée nominale qui résulte seulement de la hausse de la rémunération des facteurs sans accroissement correspondant du produit effectif (valeur ajoutée réelle), ne constitue bien évidemment aucun progrès, n'assure nullement une meilleure satisfaction des besoins, bien au contraire, et n'entraîne qu'un transfert indû de revenus des acheteurs aux vendeurs. Dans l'échange international aussi bien que national, l'exploitation de cette «rente du producteur» limite le volume des ventes, réduit donc la part de
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marché possible et risque à terme de nuire à la compétitivité de l'entreprise. Elle ne coïncide ni avec l'intérêt bien compris de l'entreprise, ni avec l'intérêt national à long terme. Relevons aussi que le progrès économique, bien loin d'être toujours lié à l'augmentation de la valeur ajoutée, consiste le plus souvent en sa réduction. La baisse de la valeur ajoutée réelle par produit est la définition même du progrès de productivité et la baisse de la valeur ajoutée nominale signifie amélioration de la compétitivité de l'entreprise. Le progrès économique implique trois évolutions : accroissement des quantités produites, augmentation de la productivité et de la compétitivité et enfin amélioration de la qualité des produits. C'est seulement dans ce dernier cas qu'un problème réel peut se poser et qu'il peut y avoir éventuellement contradiction entre la norme du S.A.S.S. et le progrès économique. En effet, si l'amélioration de la qualité des produits peut être obtenue dans certains cas par l'adjonction de « caractéristiques» nouvelles par des matériaux supplémentaires (ce qui ne se heurterait pas au respect de la norme puisque les achats augmenteraient), elle peut aussi parfois résulter de l'adjonction d'une valeur ajoutée supplémentaire sous forme de travail humain ou mécanique. Dans ce dernier cas, il serait impossible de respecter la norme édictée et il faudrait donc renoncer à un supplément de qualité du produit. Cette objection est apparemment fondée et il est vrai d'ailleurs qu'une partie de l'inflation actuelle est plus apparente que réelle, en ce sens qu'elle résulte précisément de transformations qualitatives des produits. Mais l'objection peut être rejetée pour deux raisons. Tout d'abord, on peut observer que de nos jours un grand nombre de changements de biens ou services ne constituent que des améliorations apparentes dont la seule fin est de faire admettre aux acheteurs des prix plus élevés ou de provoquer un renouvellement plus rapide de l'achat. Combien de soi-disant innovations sont-elles vraiment utiles pour les consommateurs? Bien souvent elles ne consistent qu'en présentations plus attrayantes, en services annexes largement superflus ou n'aboutissent qu'à un service après-vente plus fréquent et plus coûteux. Il est bien évident que l'élimination de ce type d' «améliorations qualitatives» ne mérite pas d'être regretté. Mais à côté de ces fausses innovations, il y a en permanence aussi dans les entreprises des progrès qualitatifs réels tant en ce qui concerne les produits que les services complémentaires. Il s'agit alors d'améliorations utiles aussi bien pour la satisfaction des besoins que pour la compétitivité des entreprises. Certaines d'entre elles peuvent s'effectuer sans valeur ajoutée supplémentaire et dans ce cas il n'y a pas de problème; d'autres peuvent exiger un supplément de valeur ajoutée et dans ce cas il peut y avoir un conflit réel entre l'objectif de stabilité des prix et d'expansion de la production d'une part et
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
l'objectif d'innovation technique et d'amélioration de la qualité de la production d'autre part. Cette contradiction peut cependant être résolue aisément de deux manières. La meilleure consisterait pour les entreprises à n'entreprendre une production de qualité supérieure et exigeant donc une hausse du taux de marge que dans la mesure où, grâce à des progrès de productivité, une baisse équivalente de ce taux serait obtenue pour le même produit ou sur d'autres productions. Il y aurait alors innovation dans la stabilité moyenne des prix de l'entreprise et les nouveaux produits plus chers ne feraient pas purement et simplement disparaître les anciens qui étaient meilleur marché, mais s'y ajouteraient seulement, laissant aux consommateurs une réelle liberté de choix. L'entreprise ne serait pas immédiatement récompensée de son effort d'innovation, mais elle le serait à terme grâce à la consolidation ou à l'extension de son marché par la conquête d'une nouvelle clientèle. Une autre solution consisterait, en cas d'innovation véritablement majeure, à obtenir une exemption à la norme, justifiée par la qualité objective du produit, dans le cadre éventuellement de l'exemption générale des dépenses de recherche et d'innovation déjà évoquée cidessus. Cette solution aboutirait à quelques hausses de prix. Mais celles-ci seraient justifiées par le supplément de qualité du nouveau produit, la charge de la preuve appartenant à l'entreprise. D'autre part, elles seraient strictement concentrées dans les entreprises innovatrices, et elles seraient probablement peu durables en raison des progrès de productivité habituels dans ce type d'entreprises. Enfin, elles seraient largement compensées par toutes les baisses réalisées simultanément dans d'autres entreprises pour de multiples produits traditionnels. Il serait donc possible d'assurer au sein de l'économie la permanence d'un progrès économique véritable et la production de biens à forte valeur ajoutée réelle, sans remettre en cause le principe général de minimisation du taux de marge nominale, par une sorte de transfert financier automatique et continu au bénéfice des entreprises bien gérées, dynamiques et innovatrices. Une seconde objection, particulièrement d'actualité en cette période de crise et de chômage massif, pourrait être présentée à l'encontre, cette fois, du principe d'augmentation permanente du taux de salaire. Un grand nombre d'économistes estiment de nos jours que le seul moyen véritable pour sortir de la crise et du chômage est de réaliser une redistribution des revenus au sein des entreprises en faveur du capital, de manière à assurer une reprise durable et saine de l'investissement, autrement dit de faire baisser les salaires réels. D'autres considèrent que, dans les entreprises menacées de licenciements partiels ou même de fermeture totale, la baisse des salaires nominaux peut être le moyen le plus économique et le plus sûr pour sauver l'entreprise et éviter l'aggravation du chômage.
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Notons immédiatement qu'en cas de conjoncture défavorable et donc de recul des ventes, toute entreprise peut bénéficier de l'exception générale et peut donc éventuellement, en accord avec son personnel, réaliser une baisse des salaires pour sauver des emplois. Cette possibilité doit cependant être refusée, même en période de crise grave, à toute entreprise continuant à enregistrer une progression de ses ventes. Car une telle pratique, apparemment inspirée par des considérations économiques et sociales judicieuses mais en réalité dangereusement semblables aux théories du XIX" siècle, irait tout à fait à l'encontre de l'intérêt général de la société. En effet, ou bien elle aboutirait, si elle était relativement isolée, à une distorsion de la concurrence, ou bien elle provoquerait, si elle tendait à se généraliser, une réduction cumulative du pouvoir d'achat des salariés et donc de la demande finale. Dans les deux cas, elle mettrait en cause le bon fonctionnement de l'économie de marché en faussant l'allocation des facteurs ou en perturbant la régularité de la croissance et la stabilité de l'emploi global. Elle compromettrait donc, à court comme à long terme, les objectifs qu'elle prétend viser. C'est par de tout autres moyens, sur lesquels nous reviendrons, et en aucun cas par la réduction des salaires, qu'il convient de lutter contre la crise et le chômage. Enfin une troisième contestation des normes, de caractère microéconomique cette fois, pourrait provenir de considérations tenant à l'économie d'entreprise. Partant de l'idée que, dans l'intérêt même de la collectivité comme de ses membres, l'entreprise se doit d'assurer en permanence sa sécurité, son indépendance et son développement, on pourrait estimer que d'autres règles de gestion pourraient, au moins provisoirement, avoir leur justification. Par exemple, s'il est certes souhaitable de minimiser autant que possible la part des salaires et des frais, il conviendrait, ne serait-ce qu'en vue de l'autofinancement et de la réduction de l'endettement, de rechercher le maximum de bénéfices, y compris, lorsque la conjoncture s'y prête, par l'accroissement sensible de la marge bénéficiaire (hausse du rapport résultat/ventes). Dans d'autres circonstances, lorsque par exemple le maintien ou le développement de la part de marché l'exige, il pourrait être indiqué de minimiser le taux de rendement et d'accepter une dégradation passagère de la rentabilité pour ne rechercher que la maximisation à long terme des ventes. Il est vrai que de telles règles sont, du point de vue strictement microéconomique, parfaitement justifiées et qu'elles peuvent permettre à une entreprise de se maip.tenir et de se développer convenablement dans l'intérêt aussi bien de ses actionnaires que de ses salariés. Mais elles reposent sur une interprétatIon totalement erronée et néfaste des intérêts généraux de la .::ollectivité. La technique qui consiste à maximiser, ne serait-ce que passagèrement, la marge bénéficiaire aboutit nécessairement, sauf si elle résulte d'une compression des frais ou d'un progrès de la productivité, à la hausse de certains
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\?rix puis, à travers les indexations ou les compensations salaria1P..~. à la hausse cumulative du niveau général des prix (14). Quant à la technique de minimisation temporaire du taux de rendement et surtout la vente à perte, pratiquée souvent de manière répétitive, sélective et passagère pour «attraper» le client, elle peut certes aboutir à une stabilité ou même à une baisse passagère de certains prix, mais elle entraîne soit une concurrence excessive et ruineuse, si toutes les entreprises sont obligées de suivre l'exemple, soit une distorsion de concurrence entre les entreprises. Dans les deux cas, la régularité de la croissance et la stabilité de l'emploi, ainsi que l'allocation optimale des moyens de production dans l'ensemble du système productif national, sont menacées ou perturbées par ces formes de concurrence sporadiques, artificielles ou déloyales. Lorsque de telles règles de gestion sont adoptées, ne serait-ce que temporairement, il y a contradiction entre l'intérêt particulier et l'intérêt général, aussi bien à court qu'à long termes. Cette observation permet de préciser à nouveau la finalité de l'établissement de certaines normes de gestion pour les entreprises. L'économie libérale a fait ou laissé surgir un grand nombre de méthodes de gestion. Certaines d'entre elles sont traditionnelles, d'autres ont été inventées ou développées par des spécialistes de l'économie d'entreprise, d'autres enfin ont été imposées plus ou moins consciemment par les réglementations des pouvoirs publics. Dans l'optique de la politique économique, on peut classer toutes ces gestions en trois catégories : celles qui sont valables pour l'entreprise, mais non pour la collectivité (augmentation de la marge, hausse des frais de la concurrence imparfaite, etc.) - celles qui sont valables pour la collectivité mais non pour l'entreprise (gestions que tentent d'imposer la politique des revenus, le contrôle des prix ou la politique de la demande) - celles enfin qui sont valables à la fois pour l'entreprise et pour la collectivité (gestions tendant en permanence à la fois à la minimisation du taux de marge et à la maximisation des taux de revenu). L'objectif de l'instauration d'un code de conduite comme le S.A.S.s. est de décourager ou d'éliminer les deux premières catégories pour ne plus laisser subsister que la troisième. Il y a en somme actuellement une sorte d'indétermination dans la gestion des entreprises, qui ouvre la voie à des abus sociaux et à des déséquilibres économiques. Il s'agit, grâce à des normes constituant des critères et des mesures des performances collectives de l'entreprise plus sûrs et plus complets que les critères privés ou publics actuels, de supprimer cette indétermination pour éliminer, à leur source même, les abus et les déséquilibres de l'économie et (14) Il est vrai que certaines entreprises en arrivent, par suite d'une gestion déficiente, à avoir des marges structurellement insuffisantes, qui doivent être corrigées. Nous reviendrons sur ce problème d'adaptation qui tient souvent à un taux de rotation du capital insuffisant ou à une évolution déséquilibrée entre salaires et profits, supprimée par l'application du S.A.S.S.
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obtenir ainsi la réalisation générale et pennanente de l'expansion dans la stabilité. En supposant cet objectif atteint, il resterait bien entendu deux risques d'inflation et de récession. L'un tiendrait à une politique imprudente de la part des pouvoirs publics, puisque les impositions et contraintes collectives demeurent en dehors du champ d'application des nonnes. Ce risque paraît cependant limité. D'une part en effet, en l'état actuel de l'évolution économique où les taxes parafiscales proportionnelles sont généralement plafonnées et où les charges fiscales indirectes sont allégées par le développement des exportations, l'effet de l'imposition publique pourrait être dans de nombreux secteurs plutôt déflationniste. D'autre part, on peut supposer que l'Etat ne tiendrait pas à compromettre par sa propre action un résultat qu'il souhaite obtenir, et ce d'autant plus que les moinsvalues fiscales dues, en cas de réussite, à la baisse en valeur absolue du rendement de la T.V.A. par exemple, seraient accompagnées par des gains probablement élevés et croissants sur l'I.R.P.P. d'une part, sur la moindre progression des dépenses publiques, notamment de personnel d'autre part. La stabilité des taux fiscaux et parafiscaux est, pour le secteur public, l'équivalent de la stabilité des prix pour le secteur privé. Il serait paradoxal que l'Etat renonçât à donner le bon exemple. Il resterait encore hors du champ d'application des nonnes les achats des entreprises, qui sont la valeur de référence de tout le système. Or, comme l'analyse de la hausse des prix l'a montré, ceux-ci peuvent avoir un effet inflationniste important par l'augmentation excessive de leur prix, de leur quantité et de leur qualité. En ce qui concerne les prix d'achat, le risque se trouve probablement très limité du fait que la plupart des entreprises sont les clientes d'autres entreprises et que leurs fournisseurs seront eux-mêmes soumis aux mêmes normes de stabilisation. Il est donc probable que les prix des matières premières ou produits semi-finis d'origine nationale utilisés par l'industrie auront tendance à se stabiliser ou même à baisser et qu'il en sera de même pour les produits finis achetés par le commerce (15). En ce qui concerne les quantités relatives d'achats, on sait qu'il y a souvent une certaine tendance au gaspillage, tendance d'autant plus regrettable que certaines pénuries mondiales sont à craindre pour certains produits primaires. De même, les entreprises ne cessent de nos jours d'accroître la qualité réelle, et justifiant donc une hausse de prix (matériaux plus résistants accroissant la durée de vie des produits, dispositifs de sécurité ou anti-polluants sur les automobiles,
(15) Il n'en est pas de même pour les fournisseurs étrangers et les prix d'importation, problème d'autant plus important que la part des importations ne cesse de s'accroître dans l'offre globale et que, depuis 1970, les prix des produits primaires importés s'élèvent parfois fortement. C'est un problème que nous examinerons plus loin à propos de l'application du système.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
etc.), ou la qualité seulement apparente (primes, empaquetage luxueux, adjonction de gadgets, etc.) des produits. Ces tendances ne pourraient qu'être renforcées dans un premier temps dès lors que les achats constitueraient, comme c'est le cas dans notre système, la base de l'accroissement justifié de la valeur ajoutée. On peut imaginer plusieurs parades plus ou moins compliquées à cette éventualité, comme de contrôler l'évolution des achats et des stocks et d'y détecter des variations anormales ou d'établir pour chaque secteur une distinction très rigoureuse entre les matières et marchandises indispensables à la production des produits proprement dits et celles qui ne serviraient qu'à des améliorations secondaires ou des embellissements inutiles, en réduisant par exemple encore la liste des biens « nécessaires à l'exploitation» telle qu'elle est établie dans le régime de la T.V.A. Mais on risque alors l'arbitraire et l'on crée des sources de conflits, sans compter les frais de contrôle. Un autre risque possible, en quelque sorte inverse du précédent, est celui d'une diminution de la qualité des produits, notamment par réduction du travail de finition ou du service après-vente, en vue d'une baisse artificielle de la marge. Un tel comportement est possible, mais trouve rapidement ses limites techniques. Si celles-ci s'avéraient un jour insuffisantes pour éviter de telles pratiques, il conviendrait de renforcer la réglementation légale des produits et notamment celle de leur durée de vie garantie par le constructeur. Mais, dans ce domaine aussi, il faudrait avant tout faire confiance à des réactions inévitables de la concurrence et de la clientèle, généralement assez sensible à la qualité des produits, au lieu de recourir au contrôle et à la répression. Plutôt que de s'engager, au nom d'un perfectionnisme excessif, dans la voie des contrôles tâtillons, il faudrait toujours donner la priorité à la simplicité et laisser l'expérience jouer son rôle pour apprécier la portée exacte de la liberté des achats au bout de quelques exercices. D'une part il y aura, comme on l'a vu, deux tendances contradictoires dont le résultat final est a priori indéterminable; d'autre part le système est tel que toute fraude se heurte au bout de quelque temps à ses propres limites ou aux réactions du marché à des hausses de prix ou des baisses de qualité différentielles; enfin l'application des normes prévues est susceptible de modifier profondément les comportements et les habitudes non seulement des producteurs, mais aussi des consommateurs. Il suffirait qu'un certain nombre d'entreprises jouent pleinement le jeu pour qu'il en résultât un effet éducatif sur les ménages et de ce fait un relèvement tel de l'élasticité croisée de la demande que les entreprises moins bien gérées seraient obligées de s'adapter pour ne pas perdre d'importantes parts de marché. Il est donc très difficile de prédire exactement le résultat à moyen terme de l'application des normes prévues et il conviendrait probablement de faire évoluer le système et de le corriger sur plusieurs points. Ce qui est sûr en revanche, c'est que si
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la majorité des entreprises étaient incitées à suivre ces normes, il y aurait en tout état de cause à la fois plus de croissance et plus de stabilité des prix.
l~établissement
des sanctions
Les normes constituent les ratios d'une gestion conforme à l'intérêt général, c'est-à-dire assurant ces « biens publics» que constituent l'expansion et la stabilité. Il convient à présent de trouver un système de stimulants, qui puisse encourager les comportements souhaitables et décourager les actions répréhensibles. Il s'agit en somme, tout simplement, comme nous l'avons déjà noté, d'appliquer à l'entreprise, de manière systématique, un ensemble à la fois dissuasif et incitatif de pénalisations ou d'incitations financières, qui se trouve déjà appliqué, de manière discrétionnaire et discontinue, par l'Etat à l'entreprise pour des raisons diverses : primes d'aménagement du territoire ou de décentralisation, subventions à l'exportation, amendes pour licenciement abusif ou redevances pour dégradation de l'environnement, etc. En somme, il ne s'agit que de rendre systématique cette intervention pour pouvoir l'appliquer aux déséquilibres économiques les plus préoccupants de ce temps que sont l'inflation et la récession et, plus généralement, à la régulation de l'activité économique. Puisqu'un tel problème est, contrairement à ceux qui ont été évoqués, de nature générale et permanente, il convient nécessairement de trouver un système de même nature, qui puisse faire office de régulateur automatique incorporé à l'entreprise et qui puisse faire l'objet d'une constatation, d'une vérification et d'une sanction faciles et peu coûteuses pour l'Etat. Cette énumération des qualités souhaitables du système détermine clairement sa nature: il doit s'agir d'un système fiscal, susceptible d'un traitement sans complication ni frais supplémentaires par l'Administration des Impôts qui a déjà pour fonction d'examiner et de vérifier les comptes des entreprises et pour qui par conséquent la chose sera aisée (16). Puisqu'il faut envisager une forme de taxation, à la fois positive et négative, deux solutions s'offrent : ou bien créer un instrument fiscal spécifique ou bien utiliser un impôt déjà existant. La première solution aurait l'avantage de bien marquer le caractère strictement interventionniste, économique et non financier de l'opération. Elle aurait cependant l'inconvénient de toute innovation (16) On sait que pour l'internalisation d'externalités, deux techniques essentielles sont envisageables : la taxation positive ou négative et la négociation de droits de propriété. Cette seconde solution n'est toutefois que très difficilement réalisable pour des agrégats indivisibles d'externalités collectives et interdépendantes comme l'inflation. La taxation est donc préférable.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
fiscale aboutissant à un impôt nouveau : des complications administratives et des frais relativement élevés pour l'Etat et les entreprises et une certaine allergie des assujettis à ce genre de créations. De toute manière, une telle solution ne modifierait pas les flux financiers entre l'entreprise et l'Administration par rapport à la seconde solution. Celle-ci apparaît d'ailleurs d'autant préférable qu'il y a déjà un impôt synthétique assis sur les résultats de l'entreprise, l'impôt sur les bénéfices des sociétés (1.S.). Il est donc tout naturel de songer à faire jouer à cette contribution et, subsidiairement, à l'impôt sur le revenu au titre des bénéfices industriels et commerciaux, des bénéfices agricoles et des bénéfices non commerciaux qui ont pour l'instant une fonction essentiellement financière, un rôle économique plus important, analogue à celui que remplit pour les ménages l'impôt sur le revenu des personnes physiques. Celui-ci exerce en effet, à côté de sa fonction financière, une fonction de redistribution sociale et, indirectement, un rôle de stabilisation économique bien connu (17). Il n'y aurait rien d'extraordinaire par conséquent à utiliser l'1.S. dans un but interventionniste. Cette transformation de l'l.s. ne serait d'ailleurs pas seulement possible, elle est en outre profondément souhaitable. Si l'1.S. est un bon impôt du point de vue du rendement financier et de la tolérance psychologique, c'est, en l'état actuel des choses, un très mauvais impôt du point de vue économique et indirectement aussi du point de vue social. En effet, par ses modalités actuelles, il institue une pénalisation relative des entreprises rentables au bénéfice de celles qui ne le sont pas et crée de ce fait une véritable incitation à l'absence de bénéfices ou à la réalisation de pertes. L'1.S. est, on le sait, proportionnel aux bénéfices imposables et déclarés. Comme ceux-ci sont, dans une économie inflationniste, fictivement gonflés par l'appréciation nominale des stocks (principe « first in, first out ») et par la dépréciation réelle des amortissements (principe du coût historique au lieu du coût de remplacement), cette imposition est très lourde et très dangereuse pour le simple renouvellement du capital, surtout si l'inflation s'accélère. Elle exonère en revanche les pertes; celles-ci sont en outre déductibles des bénéfices ultérieurs. Quand il n'y a pas par ailleurs un impôt proportionnel au capital de l'entreprise, les firmes non rentables sont totalement soustraites à l'imposition directe de leurs
(17) En France, la «loi Monory », remplacée en 1982 par le «compte épargne actions », a également donné en 1977 à l'I.R. une fonction d'incitation économique pour le développement de l'épargne mobilière. Nous avions nous-même proposé un tel mécanisme, mais avec une application moins sélective et par là plus efficace pour le volume total de l'épargne longue, dans: «Epargne et inflation », Communication au Congrès de l'Union internationale du Crédit mutuel, Strasbourg, septembre 1975. - Cette formule a été l'une des rares parmi les innovations récentes de la politique économique à avoir connu une réelle efficacité et ce succès a démontré une nouvelle fois l'intérêt de la technique des incitations fiscales.
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résultats, ce qui leur permet de survivre et de freiner le développement des entreprises valables. Si, dans une économie inflationniste, la réalisation de profits ne signifie pas nécessairement une gestion productive, il est en revanche certain que la réalisation de pertes est la source d'une inflation croissante et l'indice d'une mauvaise gestion aussi bien du point de vue microéconomique que macroéconomique. Une statistique établie en 1977 indiquait qu'en France près de 50 % des entreprises ne déclaraient pas de bénéfices ou annonçaient des pertes, et ce malgré le gonflement fictif des résultats par l'inflation (18). Des proportions comparables se retrouvent dans les autres pays développés. Une telle situation est parfaitement anormale (19). Lorsqu'il ne s'agit pas de sociétés fictives, elle ne peut s'expliquer que de deux manières. La plus favorable du point de vue strictement économique serait la dissimulation légale ou frauduleuse de bénéfices réels. Dans ce cas l'entreprise aurait, malgré les apparences, une utilité collective, mais la dissimulation même de ses bénéfices est susceptible de réduire, voire même d'éliminer, cette utilité. Pour dissimuler les bénéfices, il y a trois moyens essentiels. Le premier peut être, si l'entreprise appartient à un groupe multinational ou simplement bénéficie de complicités étrangères, le transfert de ses bénéfices, sous forme de prix d'achat artificiellement gonflés ou de prix de vente anormalement bas, vers des entreprises de pays à législation ou à pratique fiscale plus favorable. Dans ce cas l'entreprise a bien une gestion valable, mais le résultat bénéfique n'en revient pas pour l'essentiel à l'économie nationale. Le second moyen de réduction des bénéfices apparents est un développement continu des investissements (y compris la variation des stocks). En vertu des règles, relativement favorables en général, de l'amortissement, en particulier le système de l'amortissement dégressif, le bénéfice imposable peut être ainsi artificiellement minoré aussi longtemps que le rythme de progression des amortissements dépasse celui des profits. Or un développement continu des investissements est, contrairement à l'opinion courante, souvent néfaste.
(18) Troisième Rapport du Conseil des ImpÔts, 1977. Il est vrai que certaines de ces sociétés, peut-être la moitié d'entre elles, sont elles-mêmes fictives et ne sont maintenues en vie que pour des raisons fiscales. (19) et même incompréhensible pour un pays dit «capitaliste» : d'après les statistiques, le pourcentage d'entreprises réalisant des bénéfices est plus élevé dans les pays socialistes(!) où la part des bénéfices prélevée par l'impôt est d'ailleurs généralement inférieure à 50 %. Par exemple en U.R.S.S., elle était en 1969 de 40 % sur les sociétés, de 35 % sur les coopératives et de 25 % sur les organisations sociales (selon P. Giraud, «Le système fiscal dans les pays socialistes », Statistiques et Etudes financières, juin 1972). Un taux de 50 % qui rend l'Etat quasi-actionnaire pour moitié de l'ensemble des entreprises n'est, en dehors même de tous les inconvénients du principe même de cet impÔt, pas normal dans une économie reposant sur la propriété privée et la libre entreprise.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
D'une part il peut s'agir, en partie du moins, d'investissements de prestige n'ayant qu'une faible utilité productive; c'est fréquemment le cas quand les bénéfices réels sont le résultat pur de l'inflation et non celui d'un accroissement des quantités vendues. D'autre part, même si le développement de l'investissement reflète un accroissement des ventes et la volonté de développer la production, c'est un signe de suréquipement et de surdéveloppement par rapport à l'évolution réelle de la demande si le taux d'accroissement des amortissements dépasse durablement celui des profits. Une telle politique ne peut alors mener qu'au gaspillage de forces productives et à l'inflation. Enfin, la dissimulation des bénéfices se fait fréquemment par le gonflement artificiel des frais généraux de l'entreprise, soit pour le bien-être des travailleurs, soit pour la commodité des dirigeants. De telles pratiques ne sont naturellement pas condamnables en soi, mais il n'est pas normal que la plupart de ces avantages en nature ne soient pas imposés au même titre que les revenus monétaires. Cela crée une inégalité de fait des contribuables devant l'impôt. Mais le développement des frais peut aussi être utilisé simplement pour assurer le prestige social de l'entreprise et de ses dirigeants ou leur influence sociale et politique. Dans ce cas, il s'agit généralement, du point de vue collectif, soit d'un gaspillage de forces productives, soit d'une utilisation de la puissance économique à des fins extraéconomiques, qui est regrettable sur d'autres plans (20). Mais l'absence de bénéfices imposables peut traduire aussi l'absence de bénéfices réels ou même l'existence de pertes réelles. Dans ce cas, elle est naturellement l'indice d'une gestion économique déficiente soit parce que la production de l'entreprise ne répond pas exactement aux besoins exprimés sur le marché, soit parce qu'elle se réalise à un coût trop élevé, soit enfin parce que l'équipe dirigeante est inefficace. Dans tous ces cas, il serait nécessaire que la collectivité retirât d'urgence à de telles entreprises les moyens de production dont elles bénéficient et qu'elles gaspillent inutilement ou bien il faudrait qu'une telle menace amenât rapidement un changement de dirigeants, d'objectifs ou de méthodes. Or l'I.S. n'entraîne rien de tel. Bien au contraire, en pénalisant relativement les entreprises rentables, il réduit l'écart entre celles-ci et leurs concurrentes inefficientes ou fraudeuses et donne ainsi à ces dernières une meilleure chance de survie. Il fausse complètement l'allocation des ressources et réduit ainsi sensiblement le rendement potentiel de l'économie. (20) Le fait que toute dépense (y compris les intérêts) diminue les bénéfices à déclarer et est de ce fait automatiquement payée pour moitié par l'Etat n'incite évidemment pas à limiter les dépenses improductives ou les gaspillages et stimule fortement la recherche des avantages en nature. D'une manière générale, on peut dire que quand l'impôt sur les sociétés est élevé et surtout quand il dépasse 50 %, le chef d'entreprise gagne plus à réduire la masse imposable des bénéfices par divers expédients qu'à augmenter cette masse imposable par l'effort économique. Et c'est généralement aussi plus facile et donc plus fréquent.
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291
L'I.S. a encore bien d'autres défauts. Il soumet le revenu du capital investi et donc à risques à une double imposition, alors que les revenus du capital simplement prêté aux Caisses d'épargne, aux entreprises, aux banques ou à l'Etat ou placé par exemple dans l'immobilier, généralement sans risques, ne sont soumis qu'à une seule imposition, au titre de l'I.R.P.P., et que les plus-values des capitaux placés en valeurs-refuges, notamment à l'étranger, échappent dans une large mesure à la fiscalité (21). Il ne faut pas s'étonner qu'une telle structure fiscale provoque chez les détenteurs de capitaux des arbitrages anti-économiques et anti-sociaux. Ils y sont littéralement encouragés par les pouvoirs publics. On souhaiterait décourager l'investissement productif, l'esprit d'entreprise et la croissance qu'on ne s'y prendrait pas autrement. En outre l'I.S. accroît l'autofinancement et l'endettement au détriment des fonds propres et donc le risque d'allocation sous-optimale des facteurs ou de fragilité financière. Enfin, en vertu du délai de recouvrement de cet impôt et des règles de l'amortissement, notamment en France, il exerce une action procyclique et déstabilisante. Il y a donc peu d'arguments en faveur de l'I.S. Ceux que ses partisans avancent le plus fréquemment sont particulièrement dénués de sens : par exemple justifier l'imposition des sociétés par la nécessité de ne pas seulement imposer les ménages, comme si les entreprises étaient des réalités indépendantes des ménages et comme si toute contribution des sociétés n'était pas répercutée automatiquement sur les ménages, de manière apparente ou dissimulée; ou bien justifier l'imposition des bénéfices par celle des salaires, comme si la très grande majorité des actionnaires n'étaient pas en même temps des salariés et souvent de gros salariés et comme s'il n'était pas possible d'imposer ces bénéfices tout aussi lourdement, sinon plus, et en tout cas beaucoup plus équitablement, au titre de l'impôt sur le revenu ou la fortune des personnes physiques. A la rigueur pourrait-on admettre une imposition forfaitaire sur les bénéfices distribués à des ménages non résidents ... Les effets anti-économiques et anti-sociaux de cet impôt sont donc tout à fait considérables. Il n'en est pas de plus antinomique à notre système économique et social et il serait possible de montrer qu'un grand nombre de dysfonctionnements de l'économie de marché résultent en droite ligne de son existence. L'on ne peut donc qu' « admirer» l'extraordinaire pesanteur des habitudes en matière (21) L'absurdité de cette double imposition du placement de loin le plus utile à la collectivité apparaît bien lorsque l'on constate que les pouvoirs publics sont de plus en plus amenés à multiplier par ailleurs les faveurs fiscales pour inciter, malgré tout, les épargnants à placer ou à conserver leurs écon~ mies en actions de sociétés plutôt qu'en simples obligations d'Etat ou comptes à terme. Des économistes aussi qualifiés que M. Allais et P. Uri ou encore Ph. Herzog se retrouvent, bien que d'orientations doctrinales très différentes, pour critiquer le maintien ou au moins la structure actuelle de cet impôt néfaste.
292
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
fiscale, qui fait maintenir depuis si longtemps un impôt aussi néfaste. Bien mieux, on trouve fréquemment dans les programmes de partis politiques ou de groupements sociaux la revendication d'un accroissement de l'imposition des profits des entreprises. On peut dire sans hésitation aucune que rien n'est plus anti-économique, plus contraire à l'intérêt réel de la collectivité et, pour tout dire, plus purement démagogique. L'I.S., tel qu'il est actuellement conçu, non seulement aide à la survie de l'inefficience économique et de dirigeants incapables, mais en outre incite à l'irrationalité économique, au développement de l'inflation, à l'évasion fiscale, à l'abus politique de la puissance économique. Il n'y a sans doute pas, dans tout l'arsenal réglementaire de l'économie, d'illustration plus parfaite des méfaits sociaux profonds d'une mesure apparemment sociale, de la contradiction entre les objectifs visés et les effets réels de l'intervention étatique (22). Un impôt valable sur les résultats des sociétés devrait avoir, même indépendamment de toute préoccupation de lutte contre l'inflation, des caractéristiques résolument opposées à celles qui sont appliquées de nos jours. Il devrait pénaliser progressivement les pertes et même la simple absence de profits (23); il devrait en revanche détaxer entièrement ou, à tout le moins, imposer dégressivement les bénéfices réalisés. De ce fait, les entreprises seraient incitées à obtenir des bénéfices, et, de plus en plus, des bénéfices
(22) En fait l'économie de marché capitaliste n'a sans doute jamais eu le régime fiscal qui convenait parfaitement à ses principes comme à ses limites. Les spécialistes qui ont essayé de définir le meilleur système fiscal n'ont consi· déré en général que l'intérêt de l'Etat et non le fonctionnement optimal du système économique global. A notre avis, un régime fiscal rationnel et adapté à ce système supprimerait toute fiscalité «de rendement» sur ces «personnes morales» que sont les entreprises (sauf naturellement en tant que simples collectrices de la T.V.A. par ex. et à l'exception de taxes bien conçues pour rémunérer les services rendus par les collectivités locales d'implantation), mais y renforcerait la fiscalité «d'intervention », à caractère strictement économique et social. Il ne s'agirait pas de procéder à de vastes et aveugles augmentations ou diminutions macroéconomiques d'impôts, dont les effets ultimes de régulation sont largement imprévisibles, mais à des taxations ou détaxations liées très précisément aux comportements microéconomiques et stratégiques souhaitables dans le cadre d'une économie de marché optimale. Une fiscalité positive et né~ative devrait être l'instrument d'intervention par excellence, sinon même UnIque, de l'économie de marché. Il n'y a pas au fond de technique plus libérale d'intervention et plus conforme aux principes de ce système puisque la fiscalité peut puissamment contraindre et inciter les agents économiques, tout en leur laissant la plus parfaite liberté et sans perturber leur égalité devant la loi, alors que c'est beaucoup moins le cas des autres moyens d'action. Il nous a toujours paru étonnant que, pour améliorer la stimulation, l'allocation et la stabilisation du système et éliminer les déséquilibres globaux et déséconomies externes, même les auteurs les plus libéraux aient souvent préféré d'autres formes d'intervention, beaucoup moins «libérales" en fait, comme la réglementation, la dépense publique et même la distribution de droits de propriété. (23) Un impôt sur les sociétés ne faisant pas de bénéfice fiscal existe dans certains pays sous forme d'impôt sur le capital, intrinsèquement beaucoup plus valable qu'un impôt sur les seuls bénéfices, surtout s'il est déductible de l'impôt sur les bénéfices. - Voir à ce sujet en particulier J. Grosclaude, L'impôt sur ta fortune, préf. de P. Amselek, Paris, 1976.
SYSTÈME AUTOMATIQUE DE STIMULATION ET DE STABILISATION
293
fondés sur d'autres sources que l'inflation. Elles seraient aussi indirectement amenées à limiter l'autofinancement et à accroître la distribution des bénéfices. Par voie de conséquence, malgré les apparences, les revenus du capital propre, qui cesseraient d'être gaspillés ou dissimulés, seraient en définitive davantage imposés, non seulement au titre de l'1.S., mais aussi et surtout au titre de l'1.R. Telle serait une imposition des sociétés économiquement et socialement valable.
Compte tenu de ces faits, il n'y aurait donc aucun inconvénient, mais, bien au contraire, tout avantage à transformer l'1.S. en un instrument de régulation de l'activité économique. Ceci impliquerait d'en faire un impôt sanctionnant efficacement la qualité macroéconomique de la gestion des entreprises, c'est-à-dire sanctionnant le respect des normes établies à cet effet. Nous avons vu que trois normes liées peuvent être considérées comme des indicateurs valables d'une gestion conforme à l'intérêt général de la société : l'augmentation des taux de résultat et de salaire et la diminution de la marge de valeur ajoutée. Il conviendrait donc que la charge de l'impôt soit d'autant plus faible que l'entreprise aurait mieux respecté ces normes et· inversement qu'elle soit d'autant plus lourde que l'entreprise se serait davantage écartée de ces normes. Dans ces conditions, les principes de l'impôt sur les sociétés devraient être modifiés. Tout d'abord l'impôt aurait une application plus large: au lieu des seuls bénéfices, on retiendrait tous les résultats de l'entreprise, que ceux-ci soient déficitaires ou bénéficiaires. Ensuite, il aurait un caractère plus qualitatif et sélectif: au lieu de la considération mécanique et statique du résultat apparent d'un exercice, il y aurait prise en compte d'une part de l'origine du résultat et d'autre part de son évolution. Pour un même résultat mathématique, l'imposition serait différente selon les méthodes qui auraient permis de le réaliser et selon les tendances qu'il manifesterait par rapport aux résultats du passé. L'impôt récompenserait les méthodes et évolutions favorables et pénaliserait les autres. Il pourrait donc être un impôt aussi bien négatif que positif. Compte tenu de ces principes généraux, plusieurs modalités fiscales sont évidemment concevables et il conviendrait de laisser le soin de choisir les plus valables à des spécialistes qualifiés de ces questions. A titre de simple illustration technique, voici un système qui pourrait correspondre à ces principes : L'impôt sur les résultats des entreprises (1.S.) aurait un taux général de X %. Admettons, par réalisme, que ce taux serait, comme
294
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
c'est actuellement le cas en France, de 50 % (24). En principe donc, l'entreprise devrait verser au fisc 50 % de ses bénéfices, et aussi de ses pertes. Cette règle générale aurait essentiellement pour objectif d'établir l'égalité de traitement des entreprises et de décourager les gestions à perte en imposant aux entreprises déficitaires une ponction sur leurs bénéfices dissimulés quand les pertes ne sont qu'apparentes, ou sur leur capital quand la gestion est inefficiente. Cette deuxième possibilité, bien que sévère, serait cependant justifiée au plan collectif par le mauvais usage qui est fait du capital et des moyens de production qu'il permet d'acquérir (25). Deux solutions techniques s'offrent pour sanctionner le respect des trois normes fixées: soit un système de majorations ou de minorations du taux général (on aurait alors un impôt progressif ou dégressif, selon le point de vue, en fonction de la progression de la marge par rapport aux achats et de la progression des revenus par rapport aux facteurs), soit un système de déductions ou de relèvements du résultat brut imposable. Etant donné que la pratique de déductions et provisions diverses est déjà ancienne et entrée dans les mœurs en ce qui concerne l'I.S., on pourrait, à titre d'illustration, retenir ici cette deuxième solution, qui a en outre l'avantage d'une plus grande simplicité. Dans ces conditions, l'entreprise qui aurait respecté les normes aurait droit à des déductions, tandis que celle qui aurait dépassé les normes devrait procéder à des majorations du résultat net imposable. Le calcul de ces abattements ou suppléments est simple. Il suffirait de distinguer pour chaque variable sa valeur de référence ou potentielle et sa valeur effective et d'en calculer la différence: - la valeur potentielle des résultats est le montant des résultats de l'exercice précédent, corrigé proportionnellement à la variation du capital propre. Par exemple si le capital passe de 2 millions à 2,1 millions (+ 5 %) et si le résultat de l'exercice initial était de 200000 F, sa valeur potentielle pour l'exercice suivant passe à 210 000 F (+ 5 %) ; - la valeur potentielle des salaires est le montant des salaires de l'exercice précédent, corrigé proportionnellement à la variation du volume de travail. Si le nombre annuel d'heures de travail augmente d'un exercice à l'autre de 10 %, la valeur de référence des salaires est celle de l'exercice initial + 10 % ;
(24) En France, ce taux est en effet actuellement de 50 % sous réserve de l'avoir fiscal institué pour limiter la double imposition et qui le ramène au mieux à 25 % pour les actionnaires nationaux. A notre avis, il faudrait ramener ce taux à 0 %, au moins pour les bénéfices distribués aux résidents nationaux, ou, ce qui revient au même, accorder un avoir fiscal de 100 %. Toutes les propositions qui suivent sont concevables avec ce taux nul. (25) Nous verrons plus loin que, pour des raisons pratiques, la rigueur de ce principe en soi valable pourrait être fortement tempérée dans l'application, sans conséquences gênantes.
SYSTÈME AUTOMATIQUE DE STIMULATION ET DE STABILISATION
295
- la valeur potentielle de la marge est le montant de la marge de l'exercice précédent, corrigé proportionnellement à la variation des achats (même mode de calcul). Le respect de la norme d'augmentation du taux de rémunération des facteurs exigerait donc que la valeur effective des résultats et des salaires soit supérieure à leur valeur de référence (26). Le respect de la norme de diminution de la marge exigerait que le montant effectif de la marge soit inférieur à son montant potentiel.
Les déductions ou majorations à effectuer seraient les suivantes: - pour les taux de rémunération des facteurs, elles seraient égales aux différences constatées; - pour le taux de marge, elles seraient égales au double de la différence constatée. Ce doublement est destiné, compte tenu du taux d'imposition de 50 %, soit à confisquer intégralement au bénéfice de la collectivité les accroissements inflationnistes de la marge soit à récompenser totalement les réductions déflationnistes de cette marge (27). Avec ces déductions ou majorations, le résultat imposable au titre de l'1.S. serait modifié selon la formule suivante : Ri = Rn - [2(Mp - Me) + (Re - Rp) + (Se - Sp)] où Ri = résultat imposable Rn = résultat net = résultat brut après déduction des amortissements et provisions = résultat imposable sans S.A.S.s. Mp et Me = marge potentielle et effective Re et Rp = résultat brut effectif et potentiel Se et Sp = masse salariale effective et potentielle. Toutefois, dans le cas où il y aurait accroissement excessif de la marge, c'est-à-dire Mp < Me, il n'y aurait pas déduction pour les taux de rémunération si Re > Rp ou Se > Sp, mais seulement majoration si Re < Rp ou Se < Sp. Cette disposition est destinée à décourager la hausse des revenus par accroissement de la marge.
(26) En cas de pertes initiales, c'est-à-dire de résultats négatifs, il conviendrait naturellement que la valeur effective des pertes soit au contraire inférieure li. leur valeur potentielle. (27) La confiscation intégrale des accroissements inflationnistes peut paraître sévère. Elle est cependant parfaitement justifiée, à la fois économiquement, socialement et moralement. De plus, sur un plan technique, elle est indispensable pour éviter toute tentative de répercussion antérieure de la redevance d'inflation par une hausse de prix particulièrement forte et toute revendication salariale fondée sur une hausse meme légère du niveau général des prix et donc susceptible de l'étendre ou de l'amplifier. Pour être efficace, la dissuasion doit être totale.
296
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
Un exemple chiffré simplifié (28) permet d'illustrer l'application de ces règles et leurs conséquences dans quatre cas exemplaires : - celui très favorable du respect intégral des normes (variante 1) ; - celui assez satisfaisant de la stabilité de la marge et de la hausse des salaires et du résultat (variante II) ; - celui peu satisfaisant de l'accroissement de la marge avec cependant hausse des rémunérations (variante III) ; - celui, enfin, très défavorable d'évolution négative sur tous les plans. On peut constater que l'I.S. cesse d'être un impôt proportionnel et devient un impôt soit progressif soit dégressif selon les cas et que le résultat après impôt de l'entreprise varie ainsi fortement selon la qualité macroéconomique de sa gestion. Les deux variantes dont les gestions sont satisfaisantes bénéficient d'une amélioration sensible de leur résultat. Dans la variante l, en particulier, cette progression récompense une gestion idéale pour la collectivité puisqu'elle contribue à l'expansion de la production et du revenu et à la baisse des prix, en même temps qu'une gestion idéale pour l'entreprise elle-même par la baisse des frais, la hausse des salaires et des dividendes et, grâce à un résultat brut croissant, la garantie de l'avenir. Alors que ce comportement « parfait» aurait valu à l'entreprise, dans les conditions actuelles de l'économie, une légère régression de son résultat (35000 à 34500 F), celui-ci progresse de 35000 à 50000 F et le taux de rémunération du capital s'élève de 5,8 % à 8,2 %. La variante II illustre une gestion bonne pour les actionnaires et les salariés, mais sans avantage ni inconvénient pour le niveau des prix. Elle est récompensée par une progression du résultat net, mais moindre que dans le cas précédent, ce qui est logique. A l'opposé, les deux variantes dont les gestions ne sont pas satisfaisantes du point de vue macroéconomique se trouvent pénalisées par une régression de leur résultat. La variante III constitue l'exemple de résultats bénéfiques pour les salariés et les actionnaires de l'entreprise, mais obtenus au détriment de la collectivité par la hausse des prix. Les avantages retirés de cette opération se trouvent intégralement confisqués et, bien loin de réaliser des bénéfices supplémentaires, l'entreprise enregistre une baisse de son résultat et du taux de rémunération de son capital.
(28) Ne tenant notamment pas compte des pertes et profits et plus ou moinsvalues non liées à l'exploitation, ni naturellement des taxes, subventions et dépenses de recherche - développement, qui ne doivent effectivement pas entrer en ligne de compte pour le calcul des sanctions du S.A.S.S.
297
SYSTmm AUTOMATIQUE DE STIMULATION ET DE STABILISATION
Données
2e Exercice avec S.A.S.S.
1Exercice sans S.A.S.S.
Var. III
Var. II
Var. 1
Var. IV
Travail (nombre d'heures ouvrées)
...............
20000
20500
20500
Capital ...................
600000
612000
612000
Achats (+ stock initial - stock final) •.
300000
315000
315000
315000
315000
Marge .................... dont Frais ............. Salaires .......... Résult. brut d'expl.
700000 100000 400000 200000
725000 100000 420000 205000
735000 105000 420000 210000
745000 105000 420000 220000
745000 145000 405000 195000
Chiffre d'affaires .•••..••
1000000
1040000
1050000
1060000
1060000
Résultat brut d'exploitat.
200000
205000
210000
220000
195000
- Déductions traditionn. (amortissements et autres provisions)
-
130000
20500
612000
612000
-----
-
70000
Résultat net .............
20500
136000
-
136000
69000
74000
20000 10000 1000
0 10000 6000
-
136000
-
136000 59000
84000
± Majorations ou déductions nouvelles Variat. relat. marge x 2 Variation relat. salaires Variation relat. résultat
-
-
-
ImpÔts sur soc. (50 %)
Résultat net après impÔt
-
35000 35000
-
38000
70000
Résultat imposable ...... -
-
19000 50000
+
58000
-
29000 45000
20000 0 0
+ + +
104000
-
20000 5000 9000 93000
52000 -
46500
32000
12500
Taux d'imposition effectif impÔt
--rés. net
50 %
28%
39 %
62 %
79 %
Cette régression est encore plus sensible dans la variante IV qui révèle une gestion non seulement contraire aux intérêts généraux, mais encore néfaste et dangereuse pour l'entreprise elle-même et ses membres (réduction des revenus, contraction du résultat brut, sans doute due à la dissimulation frauduleuse et qui menace l'avenir de l'entreprise).
298
L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
Si l'on compare le résultat net après impôt, tel qu'il résulte de l'application du S.A.S.s., avec celui qui aurait été obtenu dans les conditions habituelles de fonctionnement de l'économie, on constate d'importantes différences: Var. 1
Var. II
Var. III
Var. IV
Résultat net après impôt sans S.A.S.S. . .............
34500
37000
42000
29500
Résultat net après impÔt avec S.A.S.S. . ...•.....••••
50000
45000
32000
12500
Différence .......... En % ................
+ 15500 + 44,9 %
+ 8000 + 21,6 %
- 10000 - 23,8 %
- 17000 - 57,6 %
En considérant la première ligne, il apparaît clairement que l'économie actuelle établit une hiérarchie des résultats tout à fait anormale. C'est la gestion III, c'est-à-dire l'une des deux plus inflationnistes qui obtient la récompense la plus élevée, tandis que la variante l, la plus satisfaisante à tous égards, ne se trouve qu'en troisième position, précédant seulement de peu la gestion soit frauduleuse, soit néfaste de la variante IV (29). Avec l'application du S.A.S.S., qui entraîne une redistribution inter-entreprises des impôts
(29) Ce tableau illustre tout à fait les développements antérieurs de cet ouvrage sur les causes de l'inflation (hausse de la marge) et de la stagflation (hausse de la marge et baisse des taux), sur les causes de l'échec des po1itiques anti-inflationnistes habituelles et sur les conséquences perverses de l'économie inflationniste sur les comportements économiques, et l'inversion des valeurs sociales qui en résulte. Il existe certainement dans l'économie actuelle un certain 'nombre d'entreprises qui ne prospèrent que grâce à l'inflation, alors qu'un grand nombre d'autres sont correctement gérées, mais en sont mal récompensées ou même pénalisées. La sélection économique se fait ainsi à rebours, ce qui à terme ne cesse d'affaiblir l'économie nationale.. On en a~ confirmation dans une étude de l'I.N.S.E.E. concernant l'efficacité et la rentabilité des divers secteurs de l'économie française au cours de la période 1959-1969. Il apparaît que durant cette période, certains secteurs (bâtiment, services et commerces) médiocres en progrès de productivité globale des facteurs ont eu des rendements très élevés, tandis qu'à l'inverse, l'énergie par exemple, en tête pour le progrès d'efficacité, se trouvait en dernière place pour la rentabilité. Pour les quatre branches industrielles (équipement, consommation, intermédiaires, alimentaires), par contre efficacité et rentabilité semblaient aller de pair. Il s'agit là bien entendu d'études globales qui n'excluaient nullement des exceptions dans chaque branche, mais il n'en reste pas moins que la hiérarchie normale des résultats se trouvait faussée pour un grand nombre d'entreprises par cette distorsion entre efficacité technique et rendement économique et par cette évolution des «termes de l'échange intérieur» au profit des secteurs abrités et au détriment des secteurs industriels, à la fois exposés à la concurrence internationale et chargés d'assurer le surplus global et extérieur de l'économie nationale. Mais, lorsque la répartition du profit global est davantage fonction de la capacité d'augmenter les prix que de l'utilité de la production ou du progrès de la productivité, le système économique a nécessairement un rendement décroissant et un fonctionnement de plus en plus défectueux.
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et des bénéfices, c'est une hiérarchie normale et proportionnée aux mérites qui se trouve rétablie: l'entreprise qui baisse ses prix obtient les bénéfices les plus élevés, celle qui stabilise ses prix obtient des bénéfices importants, celle qui augmente ses prix voit ses bénéfices diminuer et celle qui augmente ses prix tout en gérant mal ses affaires est fortement pénalisée. A la fois l'efficacité et l'équité sont restaurées. Il semble possible d'affirmer que, dans ces conditions fiscales nouvelles, toutes les firmes auraient intérêt à choisir les variantes l et II et que, par l'ensemble de ces optimisations partielles, le fonctionnement de l'économie deviendrait automatiquement plus conforme à l'optimum global de la théorie. Tout se passerait en effet alors comme si les consommateurs étaient rationnels et donc comme si les producteurs étaient en concurrence effective par les prix, comme si la demande était très élastique et donc comme si les prix de vente étaient non plus une variable instrumentale, mais une contrainte fixe des entreprises, obligeant celles-ci à déterminer leur production en fonction du prix du marché et de la productivité des facteurs. On se rapprocherait ainsi, par la correction fiscale, des résultats caractéristiques d'une économie parfaite (30).
* ** En conclusion, il convient de rappeler que la solution présentée ici ne constitue qu'une des variantes techniquement possibles et que ses normes comme ses sanctions pourraient être modifiées au vu de l'expérience en vue d'obtenir des effets plus sensibles ou même de réaliser des objectifs différents (31). Pour régler automatiquement le chauffage d'un immeuble, on peut changer les seuils de sensibilité du thermostat ou même remplacer celui-ci par un autre plus perfectionné et plus sensible. Ceci ne met pas en cause le principe même de l'emploi d'un dispositif de régulation automatique, mais concerne son adaptation à des conditions ou à des exigences nouvelles. Ainsi devrait-on également procéder avec les systèmes de régulation automatique de la gestion des entreprises, en commençant par installer (30) Cet exemple chiffré montre aussi clairement la supériorité d'un système de redistribution fiscale, tel que le S.A.S.S., sur les solutions dirigiste (augmentation générale de la fiscalité) ou libérale (diminution générale de la fiscalité) habituellement appliquées. Une politique purement répressive décourage les gestions favorables. Une politique purement incitative n'élimine pas les gestions défavorables. Pour obtenir avec certitude les résultats optimaux, il faut à la fois la carotte et le bâton, l'incitation et la désincitation fiscales. Et avec ce principe « inflateur payeur et déflateur payé», il y a imputation et internalisation correctes et justes du bénéfice ou du coût social de l'entreprise. (31) Si l'on disposait déjà de modèles de simulation valables pour les entreprises, on pourrait tenter de tester cette première solution, et d'autres éventuellement. Malheureusement, l'élaboration de tels modèles en est seulement à ses débuts (voir notamment les travaux de Bienaymé, Vitry, Echard, Hénin, Pouchain et Pollin, ainsi que des chercheurs attachés aux Centrales des bilans) et est objectivement handicapée par l'extrême diversité des entreprises.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
un dispositif peut-être imparfait mais simple, puis en le perfectionnant progressivement en fonction des leçons de l'expérience. Il y a cependant de sérieuses raisons de penser que, même sous cette forme encore grossière et peut-être imparfaite, le S.A.S.s., à condition d'être appliqué dans de bonnes conditions, est susceptible d'obtenir progressivement les résultats visés.
3.
L'application du S.A. S.S.
Comme pour toute innovation, il convient encore de s'interroger sur les problèmes ou les difficultés qui pourraient surgir à l'occasion de sa mise en œuvre, puis au cours de son fonctionnement, et d'indiquer quelques adaptations nécessaires ou souhaitables. La réalisation du système poserait d'abord un problème d'adaptation. Certes les normes retenues sont suffisamment générales pour être très largement applicables et, comme elles concernent des évolutions et non des situations, elles dispensent de ce fait même de multiples corrections. Mais il n'en reste pas moins quelques difficultés à résoudre en ce qui concerne certains secteurs particuliers. L'application serait probablement aisée pour toutes les entreprises industrielles et commerciales soumises à l'I.S., qui assurent la plus grande part de la valeur ajoutée globale de l'économie (32). Il n'en serait pas de même pour les exploitations non soumises à l'I.S., pour l'agriculture dont de nombreux prix sont fixés et modifiés par décision publique, pour les services (hors commerce moderne) dont l'activité économique a souvent des caractéristiques techniques particulières. Dans tous ces cas, très différents les uns des autres, il doit cependant être possible de trouver la solution soit par une adoption progressive, soit par une adaptation spécifique du système. L'efficacité de celui-ci serait naturellement d'autant plus élevée que son application serait plus large. En ce qui concerne les exploitations commerciales ou artisanales de caractère familial mais imposées selon le bénéfice réel, la confusion habituelle de la majeure partie des salaires et des profits inciterait à ne demander que l'augmentation du taux de revenu brut d'exploitation par rapport à la variation pondérée du capital et du travail. Il en serait de même pour les exploitations agricoles. Pour celles-ci, l'évolution de la valeur ajoutée devrait évidemment aussi prendre en compte la fixation officielle des prix. Tant que cette (32) Relevons ici en particulier que le S.A.S.S. entraînerait la solution du problème des marges de distribution, auquel notamment le gouvernement français s'est depuis longtemps vainement attaqué tant :par le contrôle des prix que par le développement puis le freinage de l'implantatIon de grandes surfaces.
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pratique serait maintenue, la rationalité économique commanderait de demander dans ce secteur l'augmentation plutôt que la diminution de la marge par rapport tant aux achats qu'au travail et au capital financier et foncier. Un jour cependant, l'agriculture devrait pouvoir être soumise au régime général. Le problème le plus complexe est certainement celui du secteur des services, à l'exclusion du commerce. Car, dans ce secteur, la référence aux achats, pour l'évolution de la valeur ajoutée, n'a pas toujours une signification suffisante pour déterminer l'évolution de la production effective. Si l'industrie transforme des matières premières ou produits semi-finis en biens, le secteur tertiaire transforme en général des moyens de production en services, et les achats ne jouent habituellement qu'un rôle secondaire. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle plusieurs de ces activités ne sont pas sous le régime de la T.V.A. Dans ces conditions, il conviendrait d'examiner cas par cas les diverses professions. Dans certaines on pourrait envisager le système général (restauration par exemple); pour d'autres, la référence des achats serait adaptée, en prenant, par exemple, pour les établissements financiers, les charges d'exploitation bancaire, pour les assurances le montant des indemnisations ou des garanties accordées; pour d'autres enfin, qui disposent aisément de données en volume précises, on choisirait celles-ci (par exemple pour les entreprises de transport les tonnes-kilomètres transportées, pour les hôtels les nuitées assurées, pour les professions libérales le nombre pondéré d'actes accomplis), etc. Si la stabilité est assurée dans les grands secteurs d'activité, les autres y seront d'ailleurs automatiquement contraints sous la pression des habitudes et des utilisateurs. La norme d'augmentation du taux des salaires et des profits (ou des deux confondus) demeurerait naturellement valable partout. On peut s'interroger également sur l'application éventuelle d'un S.A.S.S. à des établissements autres que ceux du secteur privé, notamment ceux relevant de l'économie dite sociale et du secteur public. Il n'y aurait a priori aucune raison de ne pas soumettre au régime général le secteur coopératif et mutualiste de production, de consommation ou financier qui, dans l'intérêt même de ses membres comme de la collectivité, doit être soumis à des normes de gestion analogues à celles du secteur privé, la maximisation des ristournes remplaçant celle des bénéfices. Il semble aussi n'y avoir que des avantages à soumettre le secteur associatif à des critères de bonne gestion et, sinon à la recherche de résultats positifs, du moins à la minimisation de résultats souvent durablement et cumulativement négatifs. Si l'on recule devant l'imposition des associations sans but lucratif, du moins pourrait-on demander que ces sociétés présentent, à l'appui de leurs demandes de subventions, des évolutions financières conformes aux normes de bonne gestion, car le coût de ces organismes pèse, indirectement certes, mais tout autant que celui des entreprises ordinaires, sur le niveau général des prix.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
Il reste enfin l'immense secteur administratif public ou semipublic, dont nous avons vu que la contribution à l'inflation est considérable, non parce qu'il est public, mais parce qu'il bénéficie d'une position monopolistique légale. Il y aurait donc certainement intérêt à lui appliquer les normes et les sanctions du S.A.S.S., moyennant certaines adaptations, dans tous les cas où cela serait possible (établissements publics, administrations à budget autonome, organismes sociaux, et surtout tous les établissements « mixtes », qui échappent souvent de nos jours à la fois aux contraintes du marché et aux disciplines de l'administration). Quant aux administrations classiques dont les services ne sont pas individualisables, elles devraient être contraintes, par d'autres moyens, à une rationalisation continue de leurs structures et de leurs gestions, de manière à stabiliser elles aussi ces sortes de prix globaux et forfaitaires que constituent les impôts (33). Un autre problème est celui de la transformation de l'impôt sur les bénéfices en un impôt sur les résultats, c'est-à-dire sur les profits et les pertes, qui exigerait naturellement des délais importants. Certes, on peut être convaincu qu'une grande partie des entreprises qui affichent actuellement des pertes dissimulent en réalité des bénéfices sous diverses formes ou bien ont des réserves considérables de productivité. Pour ces entreprises, la tolérance de l'impôt devrait être élevée, d'autant plus que le système récompenserait dans un premier temps même les progrès purement apparents. Mais il faut tenir compte du fait que les bénéfices dissimulés sont parfois à la base d'emplois et de revenus, au sein ou en dehors des entreprises, dont la réduction brutale ne serait pas souhaitable. Ce risque de récession et de chômage ponctuels serait naturellement encore beaucoup plus grand si l'on voulait en peu de temps forcer les entreprises réellement déficitaires à assurer leur rentabilité. Dans ce domaine il faut donc viser un assainissement progressif et prendre des mesures transitoires. La solution la plus simple consisterait sans doute à fixer le
(33) Une règle de bonne gestion publique impliquerait d'individualiser et d'autonomiser au maximum les administrations, d'une part en substituant au contrôle parlementaire vague et très lointain un conseil de surveillance composé d'usagers et d'autre part et surtout en substituant à un financement public forfaitaire t nécessairement arbitraire, un système de quasi-prix et en incitant à la réalisatIon d'un quasi-profit, distribuable aux fonctionnaires concernés. Plus encore que les entreprises, qui demeurent toujours soumises à une certaine compétition, les administrations auraient absolument besoin à la fois d'un intéressement aux objectifs et d'une régulation financière externe. Compte tenu du fait que dans un pays développé, elles produisent de nos jours environ un quart des biens et services utilisés, on peut mesurer les immenses gains de productivité que l'application de nouveaux principes de gestion permettraient de réaliser. Actuellement, l'utilisation du produit fiscal restreint tout autant l'efficacité du secteur public que sa perception compromet l'efficience du secteur privé de l'économie. Il faudrait revoir tout le système. Peut-être conviendrait-il dans ces conditions de revenir un jour sur ce très vieux principe fiscal qu'est la «non-affectation» des impôts. Avec un S.A.S.S., l'autogestion des administrations tout comme la privatisation des services publics pourraient être réalisées sans risques pour les usagers comme pour la collectiVité.
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taux de l'I.S. applicable aux pertes à un niveau à l'origine très faible, puis de l'égaliser en un certain nombre d'années à celui de l'I.S. applicable aux profits : on pourrait commencer par exemple par un taux de 5 % la première année, puis 10 % la seconde et ainsi de suite. La charge initiale serait relativement faible, surtout pour les entreprises qui amélioreraient relativement leur situation, mais toutes les entreprises concernées connaissant à l'avance son alourdissement progressif seraient incitées à prendre les mesures d'assainissement nécessaires. Si, pour des raisons de caractère plus politique ou social qu'économique, on reculait devant le principe même de l'imposition des pertes, une autre solution pourrait être la seule application des majorations et déductions prévues. Les entreprises déficitaires ne seraient donc pas imposées en proportion de leurs pertes, mais seulement en proportion de l'aggravation de ces pertes, c'est-à-dire de la détérioration supplémentaire de leur situation. A l'inverse, celles dont la situation s'améliorerait bénéficieraient d'une aide fiscale correspondant aux déductions prévues ci-dessus et se verraient donc soutenues dans leur effort d'assainissement et de rentabilisation de leur gestion (34). Un traitement spécial devrait sans doute être envisagé pour les entreprises nouvellement créées, qui doivent souvent, pour s'imposer, accepter une marge de valeur ajoutée anormalement faible et qui enregistrent fréquemment des pertes au cours des premiers exercices sans que ce fait traduise nécessairement une mauvaise gestion. On pourrait ne leur appliquer le S.A.S.S. qu'au bout d'une période de 3 à 5 ans par exemple ou bien ne leur appliquer que les pénalisations et majorations comme dans le cas des entreprises déficitaires. Ce serait aussi un moyen non négligeable d'aider au développement et surtout au renouvellement et à la diversification du tissu productif. En cas de fusion d'entreprises, la solution s'impose: il suffirait d'additionner les données des entreprises avant leur fusion. Il conviendrait aussi d'adapter le système au cas des entreprises dont les résultats sont soumis à des variations cycliques d'origine extra-économique, par l'adoption de modalités spécifiques. Pour les sociétés ayant des activités à l'étranger, les résultats de celles-ci devraient être dissociées et non soumises aux normes du S.A.S.s. Enfin, si l'observation révélait que dans certains secteurs les marges sont, pour des raisons particulières, manifestement trop faibles, un régime transitoire permettant le relèvement de ces marges (34) Si, comme nous le suggérions plus haut et comme ce serait hautement souhaitable, on supprimait totalement l'impôt sur les bénéfices des sociétés, au moins sur la part correspondant à un taux d'intérêt normal ou sur la part distribuée aux actionnaires résidents, ce système pourrait être étendu à toutes les entreprises.
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
à un niveau convenable devrait être envisagé. De telles adaptations, qui devraient naturellement toujours être strictement limitées dans le temps, seraient possibles dès lors que le régime général du S.A.S.S. assurerait la stabilité du niveau général des prix. Des exceptions sont
d'autant plus aisées que les règles sont appliquées plus largement et plus efficacement.
* ** Après avoir déterminé le champ d'application, il conviendrait de préciser les conditions de la mise en œuvre du système. A cet égard une première question se pose : cette correction fiscale, sous forme de récompenses ou de pénalisations, doit-elle intervenir une seule année ou durer aussi longtemps que sa cause n'a pas disparu? En théorie, c'est la seconde solution qui s'imposerait. En pratique, il pourrait s'avérer que la première suffirait. L'entreprise qui aurait accru sa marge serait en effet doublement pénalisée par rapport à celle qui aurait baissé la sienne: par l'écart de l'imposition initiale et la perte de trésorerie qui en résulte d'abord, par l'écart des prix de vente ensuite qui, dans une économie à prix plus stables, devrait rétablir l'élasticité croisée de la demande et affecter les parts de marché. En outre, la perspective de bénéficier à son tour d'une déduction fiscale s'y ajouterait pour l'inciter à baisser ultérieurement sa marge. On pourrait donc se contenter, dans un premier temps, de poser le principe d'une seule correction fiscale, quitte à revenir sur ce principe si l'expérience en montrait la nécessité, soit dans l'ensemble de l'économie soit dans certains secteurs seulement (35). En outre, pour renforcer le respect des normes du S.A.S.S., en responsabilisant et en motivant les chefs d'entreprise, on pourrait instituer, notamment dans les grandes entreprises, une relation légale entre la rémunération des dirigeants et des administrateurs et le montant des déductions ou majorations du S.A.S.S., donnant ainsi aux dirigeants eux-mêmes un intérêt personnel supplémentaire à une bonne gestion (36). (35) Peut-être une solution intermédiaire (application pendant deux ou trois ans) serait-elle optimale? Il serait souhaitable de faire quelques simulations, en fonction des chiffres d'affaires et bénéfices actuels ainsi que du taux d'intérêt en vigueur et surtout du délai de recouvrement de l'impôt, pour déterminer la meilleure solution, de manière à ce que l'inconvénient de la taxation ou l'avantage de la détaxation dépasse sensiblement l'intérêt de l'inflation. Il faut noter qu'en cas de stabilité du niveau général des prix, l'obtention d'un bénéfice supplémentaire, même pendant un seul exercice, constitue un avantage financier important pour l'entreprise en augmentant durablement sa trésorerie et sa capacité d'autofinancement en valeur réelle et en diminuant d'autant ses frais financiers ultérieurs. Et c'est l'inverse pour l'entreprise pénalisée. (36) Il conviendrait naturellement aussi que les rapports des commissaires aux comptes en fassent obligatoirement état et attirent ainsi l'attention des actionnaires et des salariés sur des évolutions éventuellement défavorables. Rien n'exclurait naturellement la présentation simultanée, avec ces ratios dynamiques, d'indicateurs statiques moyens du secteur d'activité, pour nuancer le cas échéant le jugement à porter sur la gestion. En tout cas, les normes du S.A.S.S. pourraient constituer d'utiles «indicateurs d'alerte» pour tous les partenaires de l'entreprise.
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La mise en œuvre du S.A.S.S. poserait également des problèmes de transition, et plus précisément le choix entre une application immédiate et une application progressive des normes et sanctions prévues. Apparemment, l'adoption d'une méthode progressive semblerait être la sagesse, notamment pour absorber les effets de l'inflation antérieure sur les revendications des salariés. On pourrait donc fixer un minimum décroissant de hausse tolérée de la marge en fonction de l'inflation antérieure et de la part des frais de personnel dans la marge de l'entreprise. Mais en réalité cette solution compliquée et fatalement arbitraire ne s'impose nullement, parce que l'application des normes du S.A.S.S. n'empêche absolument pas la hausse de la marge. Elle ne s'oppose qu'à l'augmentation du taux de la marge. Or l'inflation de la période antérieure se répercute automatiquement sur la valeur des achats (et du stock) de la première période d'application. Elle permet donc une augmentation équivalente de la marge sans pénalisation. Autrement dit, il est parfaitement possible de choisir l'application immédiate et intégrale des normes et sanctions du S.A.S.S., solution qui a en outre l'avantage de la simplicité et de l'absence d'arbitraire (37). Mais l'adaptation de la législation fiscale ne s'achèverait naturellement pas avec la mise en œuvre du système. Comme pour tous les types d'impôts, des problèmes imprévus ou imprévisibles ne cesseraient de surgir, qui exigeraient des corrections ou des dérogations. On peut imaginer notamment des tentatives de fraude. Mais celles-ci devraient être relativement limitées pour deux raisons. La première est que cet impôt n'a pas seulement un caractère dissuasif et pénalisateur, il est également incitatif et procure des avantages financiers non négligeables à ceux qui se soumettent à ses normes. La seconde raison est que ce système est dans une large mesure auto-sanctionnant, puisqu'une fausse déclaration peut éventuellement assurer un avantage fiscal pendant un exercice, mais implique automatiquement, à moins d'une escalade très risquée de la fraude, une aggravation de la charge fiscale pour les exercices ultérieurs (38). Le problème le plus délicat est celui de la valeur des achats et des stocks. Comme nous l'avons déjà indiqué, il faudrait d'abord observer l'évolution des comportements à la suite du « processus
(37) Bien entendu, rien n'exclurait les adaptations spécifiques pour les situations particulières, par réduction ou étalement des pénalités éventuelles. - En outre, au fur et à mesure que la désinflation progresserait, il faudrait procéder à des mesures d'aménagement de la dette des entreprises, c'est-à-dire une réduction légale et proportionnelle des taux d'intérêt anciens ou une possibilité légale de conversion ou de remboursement anticipé. Cette adaptation serait absolument indispensable pour éviter l'alourdissement réel des charges financières et le blocage des investissements qui pourrait en résulter. (38) Comme pour la T.V.A., il Y a probablement un risque d'accroissement des ventes sans facture au stade du commerce de détail. Mais avec le développement prévisible des paiements électroniques, ce risque devrait progressivement s'affaiblir.
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d'apprentissage» déclenché par les sanctions du S.A.S.S. Les entreprises n'ayant plus aucun avantage financier à aligner leurs prix sur ceux de leurs concurrents, il est très probable que, dans un premier temps, de grands écarts de prix se manifesteraient pour les mêmes produits et que, dans ces conditions, les entreprises les moins performantes courraient le risque de perdre d'importantes parts de marché. La possibilité d'une régression de la clientèle serait d'autant plus grande que le complément habituel des écarts anormaux de prix, c'est-à-dire l'importance démesurée de la publicité, serait limité par le respect des normes. Enfin le gonflement du résultat des entreprises performantes donnerait à celles-ci des moyens de compétition supérieurs par une sorte de «cercle vertueux », alors que les entreprises moins performantes subiraient un «cercle vicieux» de régression. Elles n'auraient donc aucun intérêt à élever durablement la valeur de leurs achats. Il y a d'ailleurs dans ce domaine un excellent moyen de contrôle indirect et de surcroît assez précis : ce sont les relevés périodiques de prix effectués par les statisticiens. Si l'on constatait une tendance durable à la hausse moyenne des prix de certains produits, ce serait le signe d'une surévaluation permanente des achats nécessaires, c'est-à-dire soit d'un gaspillage volontaire de quantités soit de prix d'achat artificiellement gonflés. Il y aurait donc lieu de procéder au contrôle des entreprises concernées ou bien, si le phénomène affectait toutes les entreprises du secteur, de donner le pouvoir à l'Administration, de renforcer passagèrement ou d'allonger sur plusieurs exercices, pour ce secteur, la pénalisation de l'augmentation de la valeur ajoutée, jusqu'à ce que les prix se stabilisent .
••* L'application de cette réforme fiscale pourrait aussi avoir des conséquences pour la gestion de l'Etat lui-même, notamment des conséquences financières, qui pourraient exiger un certain ajustement de l'ensemble du système fiscal. Dans les pays développés, l'impôt sur les sociétés représente en effet une part relativement importante des ressources fiscales (entre 3 et 10 %) (39). Or, dans l'hypothèse la plus favorable d'un respect très large des normes, c'est-à-dire d'une réussite parfaite de la dissuasion et de l'incitation, le rendement de cet impôt pourrait en être fortement affecté, puisque les déductions seraient alors très nombreuses. Et la tendance générale à diminuer les marges de valeur ajoutée aurait naturellement aussi pour effet dans ce cas de réduire le produit de la T.V.A. La réussite de la stabi-
(39) En outre l'application du S.A.S.S. pourrait entrainer la suppression d'autres impôts, comme par exemple en France la taxation spécifique de certains frais généraux, dont le caractère à la fois forfaitaire et discriminatoire n'est pas économiquement très satisfaisant et qui deviendrait inutile.
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lisation des prix s'accompagnerait donc d'une régression et peut-être aussi d'une certaine instabilité des rentrées fiscales. A vrai dire, une régression régulière des rentrées de l'I.S. ne serait pas en soi un phénomène regrettable, dans la mesure où cet impôt n'a pas, comme on l'a vu, de fondements économiques valables et dans la mesure où un prélèvement fiscal en baisse contraindrait l'Administration ellemême aux. efforts de rationalisation et de productivité qui sont demandés aux. entreprises. Mais, en fait, les problèmes financiers de l'Administration ne devraient pas être aussi sérieux. qu'il peut paraître à première vue, bien au contraire. Il faut d'abord noter que le système est à court terme auto-régulateur. L'élasticité de l'I.S. serait en effet, avec le S.A.S.s., supérieure à 1 : le rendement s'élèverait plus que proportionnellement aux. bénéfices en cas d'inflation et moins que proportionnellement en cas de déflation. Les rentrées fiscales augmenteraient donc modérément à la suite d'une stabilisation ou d'une baisse des prix, c'est-à-dire à un moment où l'Etat lui-même bénéficierait de ce fait d'une stabilisation ou d'une baisse de ses dépenses nominales. Dans ce cas il y aurait aussi, et ce n'est pas un avantage négligeable, tendance automatique au rééquilibre des finances des organismes de Sécurité Sociale, par stabilisation ou baisse des dépenses et poursuite de l'augmentation des recettes. Les rentrées fiscales de l'Etat augmenteraient en revanche très fortement et plus que proportionnellement si les prix s'élevaient et contraignaient l'Etat à des dépenses nominales accrues. En situation moyenne, avec un niveau général des prix stable, il devrait y avoir compensation approximative de l'ensemble des récompenses et pénalisations. Dans ce cas il n'y aurait pas transfert entre les entreprises et l'Etat, mais simple redistribution entre entreprises bien gérées et entreprises mal gérées (40). A moyen terme, l'évolution devrait être plutôt favorable aux. finances publiques. En incitant les entreprises à réaliser des bénéfices croissants et en amenant en particulier les entreprises déficitaires à obtenir des résultats positifs, le système devrait progressivement accroître le rendement de l'impôt sur les sociétés. Il faut d'ailleurs noter que les déductions n'étant accordées qu'une seule fois, pour obtenir de nouveaux. avantages, les entreprises seraient sans cesse contraintes de renouveler leurs efforts et que tout retour en arrière entraîne des pénalisations. De plus, comme les entreprises auront intérêt à déclarer des résultats croissants, la fraude fiscale devrait
(40) L'exemple chiffré simplifié qui a été utilisé ci-dessus, avec deux entreprises à gestion déflationniste et deux à gestion inflationniste, illustre de manière très schématique une telle situation. On peut constater que la redistribution fiscale peut se faire sans diminution du montant çlobal de l'imposition. Natutellement le résultat d'un mécanisme purement mcitatif et sauvegardant la liberté des agents économiques est aléatoire et difficilement prévisible.
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spontanément se réduire (41), ce qui élargirait d'autant la base de l'impôt tout en réduisant les frais de contrôle et leurs inconvénients psychologiques. Enfin, dans la mesure où les bénéfices croissants donnent lieu à des distributions croissantes aux actionnaires et dans la mesure où les chefs d'entreprise auront aussi intérêt à faire état des avantages en nature accordés à leurs salariés, c'est le rendement de l'impôt sur le revenu des personnes physiques qui devrait s'élever régulièrement et sans doute fortement. Il n'est donc pas du tout certain que l'application du S.A.S.S. ait nécessairement pour conséquence, même en cas de baisse du niveau général des prix, une réduction des rentrées fiscales. Si c'était néanmoins le cas, la baisse des prix permettrait d'ailleurs à l'Etat de relever sans dommage les taux de la T.VA. pour s'assurer des ressources supplémentaires (42).
* ** A côté de tous ces problèmes d'adaptation de la législation fiscale, la mise en œuvre du S.A.S.S. devrait être accompagnée de deux actions économiques tout à fait complémentaires et indispensables au succès de l'opération.
(41) Notamment la fraude de filiales de sociétés multinationales, qui auraient dorénavant tout intérêt à déclarer des résultats positifs et croissants, au lieu de transférer éventuellement leurs bénéfices vers des «paradis fiscaux ». Le S.A.S.S. permettrait donc, tout en maintenant le libre échange, d'éviter la dissolution du système productif national dans l'économie mondiale et rétablirait, sans contrôle administratif discriminatoire, la primauté des autorités nationales sur les sociétés transnationales. -- De même la fraude de «l'économie souterraine" ou «free tax economy» tendrait dans une certaine mesure à se résorber spontanément. On pourrait éventuellement renforcer cet effet automatique de moralisation fiscale en permettant aux entreprises de déclarer progressivement des avantages non monétaires, même anciens, comme rémunérations supplémentaires du capital ou du travail, en les faisant passer dans le compte d'exploitation, du poste des frais à celui des rémunérations. On ferait ainsi apparaître progressivement et on soumettrait à l'impôt sur le revenu des avantages en nature, privilèges et revenus «réels» nombreux et variés, aujourd'hui largement dissimulés (comme l'ont montré, en France, la «Commission des inégalités sociales» du VII' Plan, présidée par J. Méraud, et plus récemment, F. de Closets dans Toujours plus, Paris, 1982). Seule une «monétarisation» générale de toutes les rémunérations en nature est susceptible de créer les bases d'une évaluation comparative et donc d'une véritable équité économique et fiscale. (42) En fait l'accroissement du prélèvement fiscal dans le revenu national n'est admissible que s'il y a une mutation des besoins de la population en faveur de besoins collectifs indivisibles. En l'absence d'une telle évolution le prélèvement doit demeurer stable et, comme on l'a dit plus haut, l'Etat devrait faire de son côté un effort de rationalisation et d'économie dans ses dépenses, équivalent à celui des entreprises. II ne lui sera pas possible d'imposer cet effort permanent aux entreprises sans y soumettre aussi ses administrations et sans diminuer autant que possible les frais généraux de la nation. Les solutions évoquées ci-dessus permettraient sans doute d'améliorer le rendement des services publics, dont certains recèlent des réserves de productivité considérables. Si tel était le cas, il faudrait en profiter, à notre avis, pour abaisser prioritairement et progressivement le taux moyen de 1'1.5. et assurer ainsi un transfert régulier de ressources des administrations, et indirectement des ménages, vers les entreprises, transfert particulièrement souhaitable de nos jours.
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La première de ces actions est la neutralisation des impulsions inflationnistes susceptibles de provenir de l'étranger à travers les importations. Cette neutralisation est nécessaire pour deux raisons. La première tient au fait qu'à la suite de la spécialisation internationale, pour de nombreux biens de consommation l'offre dépend de nos jours de fournisseurs étrangers. Si le coût de la vie devait continuer à s'élever de ce fait, les entreprises nationales 'seraient soumises à des revendications salariales parfaitement justifiées qui rendraient très difficile voire impossible le respect de l'ensemble des normes, même dans les entreprises bien gérées. L'application du système pourrait donc être compromise. La seconde raison est encore. plus importante. Elle concerne les biens d'équipement et surtout les biens de production (matières premières et produits énergétiques) nécessaires aux entreprises et dont beaucoup proviennent exclusivement de l'étranger. Si les prix d'importation de ces biens s'élèvent, la valeur des achats s'en trouve automatiquement relevée et, dans ce cas, même le respect intégral des normes n'assurerait plus la stabilité des prix. Les prix des produits primaires ont une caractéristique supplémentaire : ils sont très fluctuants à court terme. Or la fluctuation à la baisse comme à la hausse modifierait brutalement la valeur des achats, rendant ainsi particulièrement aléatoire la réalisation des normes par les entreprises. De cette manière aussi la réussite de l'opération serait gravement compromise. L'élimination de l'inflation importée est donc le complément indispensable de l'instauration d'un mécanisme de stabilisation intérieur. Il y a une quinzaine d'années encore, ce problème aurait été assez simple à résoudre, parce que l'importance des relations internationales pour l'approvisionnement des divers marchés intérieurs était bien moindre et surtout parce que les prix internationaux étaient dans l'ensemble relativement stables à moyen terme. Même une hausse légère des prix d'importation aurait pu être acceptée sans grand risque puisque la réduction de la marge de valeur ajoutée à tous les stades de la transformation et de la distribution des produits importés aurait permis de limiter voire d'éliminer la répercussion de cette hausse sur les prix de vente intérieurs. Il aurait alors suffi d'instituer aux frontières un mécanisme de compensation des fluctuations trop importantes des prix des produits primaires. Depuis 1970 et surtout depuis la crise pétrolière, l'ampleur des hausses et des fluctuations des prix d'importation s'est, on le sait, considérablement accrue, avant tout pour les produits primaires. Et il conviendrait donc absolument d'éliminer ces deux perturbations d'origine externe. En ce qui concerne la hausse moyenne des prix d'importation, le moyen le plus simple de neutralisation est évidemment une rééva-
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luation du taux de change. Dans le cas de la baisse, il faudrait naturellement appliquer la dévaluation. L'idéal, pour éviter toute spéculation, serait un ajustement permanent mais faible, un «glissement» du taux du marché adapté aussi exactement que possible au mouvement moyen des prix, avec modification périodique de la parité officielle, lorsque celle-ci deviendrait nécessaire. Une réévaluation progressive est parfaitement envisageable et ne constituerait pas une gêne pour les producteurs et les exportateurs nationaux puisque les prix intérieurs progresseraient normalement moins vite que ceux des produits étrangers et que, daris ces conditions, la compétitivité des entreprises nationales serait maintenue. De toutes manières le taux de change aurait normalement tendance à s'élever en vertu de la parité des pouvoirs d'achat; il s'agirait donc uniquement de précéder et de régulariser cette tendance. La neutralisation de la hausse moyenne des prix d'importation ne serait cependant pas suffisante. Certains prix peuvent évoluer très différemment de la moyenne, et en outre connaître des fluctuations importantes. Pour éliminer cette perturbation particulièrement gênante pour les biens de production, il faudrait instituer pour ceux-ci un mécanisme de compensation aussi simple que possible. On pourrait par exemple faire varier le taux de la T.V.A. prélevée à l'importation, en hausse ou en baisse, de manière à maintenir, compte tenu du taux de change, un prix en monnaie nationale assez stable. L'on pourrait également envisager un système de «montants compensatoires » analogue à celui utilisé dans le cadre de la politique agricole commune (43). Avec de telles interventions il devrait être possible d'éviter l'inflation importée. Bien entendu toutes ces interventions ne seraient justifiées que pour des variations de prix d'importation très importantes. Pour des hausses ordinaires, le mécanisme même du S.A.S.S. est suffisant, puisqu'il implique à tous les stades de la production et de la distribution des produits un amortissement progressif de la hausse du prix d'importation. Progressivement cette capacité d'amortissement de chocs exogènes devrait d'ailleurs s'élever considérablement, avec la modification durable des gestions des entreprises. Et naturellement, ces techniques discrétionnaires d'intervention pourraient totalement disparaître lorsque les prix étrangers seraient euxmêmes stabilisés efficacement.
(43) En France, le ~ouvernement a pris l'habitude, depuis la crise pétrolière, de répercuter systématIquement la hausse (et non la baisse) du prix du pétrole, pour inciter à des économies d'énergie. Une telle politique pourrait être poursuivie, dans la mesure où ses effets inflationnistes seraient compensés par la baisse des prix d'un grand nombre d'autres biens.
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Une seconde politique devrait nécessairement accompagner pendant quelque temps l'institution d'un S.A.S.S., à savoir une politique active d'expansion. En effet, quelles que soient les précautions et les transitions éventuelles dans l'application du système, l'élimination de l'inflation chronique par le développement de la productivité aurait inévitablement durant un certain temps des conséquences sur l'emploi et le revenu dans certains secteurs ou dans certaines zones à productivité insuffisante. C'est la raison pour laquelle la mise en place du système devrait s'effectuer dans une phase conjoncturelle de rétablissement du plein-emploi et s'accompagner d'une politique active de relance. Une politique de soutien de la demande globale par le développement soit des dépenses publiques soit de la consommation des ménages est en effet le complément naturel de cette réforme stabilisatrice, car, contrairement à ce qui se passe avec les autres politiques anti-inflationnistes, les mesures de relance ne pourront alors stimuler que dans la mesure où elles ne pourront déstabiliser. L'Etat pourrait donc et devrait même entretenir en permanence un climat d'expansion facilitant le reclassement des chômeurs éventuels, dès lors que la croissance effective serait inférieure à la croissance potentielle (44). Par la suite, une fois que les principales adaptations dans les gestions et les structures auraient été réalisées, une croissance forte et équilibrée devrait s'entretenir pour l'essentiel spontanément. En effet, dans le cadre d'un tel système, les entreprises seraient amenées à déterminer leur production et à établir leur programme d'investissement non en fonction des variations conjoncturelles de la demande, mais exclusivement en fonction de ses tendances à moyen terme, c'est-à-dire de ce qu'on peut appeler la demande permanente, nationale et étrangère. Celle-ci étant régulièrement croissante, sous l'influence des hausses de revenus et éventuellement des baisses de prix, la production aurait elle-même les mêmes caractéristiques.
* **
(44) La disparition de l'inflation nationale devrait en outre automatiquement améliorer l'expansion et l'emploi par la stabilisation du pouvoir d'achat et par la réalisation d'un excédent extérieur croissant et l'effet de multiplication qui en résulte, et cet excédent faciliterait à son tour une politique nationale de relance. Toutefois, compte tenu de l'intégration internationale des économies, il serait probablement souhaitable d'envisager plutôt une politique concertée de relance internationale qu'une politique strictement nationale (par exemple une politique keynésienne mondiale par relance initiale de la demande des pays les plus démunis, comme le suggère un plan de M. Lauré repris en France par Y. Eichenberger, Ph. Lamour, A. Barrère et M. Angelopoulos et, plus récemment, même par M. Clausen, président de la Banque mondiale ... ).
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L'objet de ce chapitre était de découvrir une arme efficace pour la lutte contre l'inflation sans réduction et même avec encouragement de l'expansion. Il nous semble que le système proposé devrait permettre une stabilisation progressive et sans doute même une lente réduction du niveau général des prix. Ce résultat serait obtenu de trois manières : la diminution ou au moins la stabilité de la marge à tous les stades de la production et distribution d'un produit l'incitation à l'accroissement de la productivité globale des facteurs, cette incitation jouant aussi bien pour les salariés que pour les apporteurs de capitaux - l'élimination progressive des entreprises ou des dirigeants inefficaces et donc une allocation toujours plus efficiente des facteurs. Les entreprises qui survivent, ou même prospèrent, dans l'économie inflationniste grâce à la hausse des marges et à la baisse des taux devraient modifier leur comportement ou céder progressivement leurs moyens de production à celles qui vivent et se développent dans une économie stable grâce à la baisse de leurs marges et à la hausse de leurs taux. Les entreprises utilisant la demande qui leur est adressée pour augmenter leurs prix et baisser leurs quantités devraient disparaître au profit de celles qui satisferaient la demande en augmentant les quantités et en baissant les prix. Le partage rationnel de la demande nominale entre volume et prix ne serait plus celui d'aujourd'hui et l'inflation devrait donc automatiquement décliner et finalement disparaître, non pas par le freinage de l'activité, mais par la rationalisation des gestions et des structures économiques et le développement continu de la productivité. En effet, contrairement à ce qui se passe de nos jours, cette stabilisation des prix ne devrait pas entraîner une réduction de la croissance. Bien au contraire, le second résultat visé par le système proposé est une stimulation de la croissance. Celle-ci serait également obtenue par les facteurs déjà responsables de la stabilité des prix, c'est-à-dire grâce à l'incitation permanente à la productivité des facteurs de production et à l'amélioration continue de l'allocation de ces facteurs au sein des entreprises ou entre les diverses entreprises ou les diverses branches de l'économie. L'incitation faite aux entreprises d'augmenter les taux de rémunération des facteurs de production peut se faire en effet par l'accroissement des revenus nominaux, mais la contrainte d'une marge décroissante ou stable élimine cette possibilité. Le principal moyen d'accroissement des taux de rémunération est donc l'augmentation de la productivité globale des facteurs, c'est-à-dire l'amélioration de leur utilisation, de leur combinaison ou de leur affectation. L'entreprise devra donc s'efforcer de déceler et réduire sans cesse tous ses emplois improductifs ou faiblement productifs, modifier le rapport entre usages improductifs et usages productifs, libérer du travail et du capital inutile ou bien lui trouver une affectation utile. Une croissance accélérée de la production « effective» résultera de cette mobilité accrue des facteurs au sein des entreprises ou entre elles.
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Avec le S.A.S.S., qui requiert à la fois la maximisation des revenus et la minimisation des marges, il n'y aurait plus aucune contradiction entre expansion et stabilité. Bien au contraire, plus l'expansion serait vive, plus la stabilité serait grande et, au cas où l'expansion ralentirait, il y aurait tout intérêt à la soutenir. Il en résulte a fortiori qu'en cas de chômage massif, comme de nos jours, une politique de relance continue de l'activité serait à nouveau praticable et devrait être mise en œuvre à grande échelle pour rétablir le plein-emploi. L'action sur la demande globale redeviendrait en effet positive, dès lors que le système de fixation des prix en serait indépendant. En
établissant les fondements microéconomiques de la stabilité du système économique, le S.A.S.S. créerait aussi les conditions d'une nouvelle efficacité des politiques macroéconomiques. Si l'on admet que le S.A.S.S. permettrait d'obtenir ces résultats, il est évident qu'il remplacerait avantageusement les tentatives actuelles pour stabiliser les prix par la politique des prix ou des revenus ou par la politique de concurrence. Les résultats positifs que visent ces politiques seraient obtenus avec plus d'efficacité et à moindre coût et sans certaines conséquences négatives sur la rapidité et la régularité de la croissance. Le S.A.S.s. est au fond une politique des revenus, puisqu'il établit une liaison entre l'accroissement des revenus et celui de la production de l'entreprise dans la stabilité ou la baisse des prix; il Y a donc une discipline des revenus, mais juste et favorable puisque l'ajustement est spécifique à chaque entreprise, concerne aussi bien les profits que les salaires et se fait autant par la hausse du produit réel que par le contrôle du revenu nominal et que le surplus de productivité globale de l'entreprise est réparti entre toutes les parties prenantes; dans les secteurs rares sans aucun progrès de productivité, l'indexation de fait sur les autres revenus et prix disparaît, la marge reste stable et la hausse des revenus est nulle, mais le pouvoir d'achat peut s'accroître par la baisse du niveau général des prix; et ces résultats sont atteints volontairement, sans les problèmes complexes d'une politique imposée ou négociée des revenus et en conformité avec les principes élémentaires de la justice. Le S.A.S.S. est aussi une politique de concurrence puisque les entreprises sont amenées à se comporter comme si les structures du marché étaient parfaites et à pratiquer de ce fait une compétition par les prix même si elles n'en ont pas subjectivement l'intention; et ces résultats sont atteints sans un appareil complexe d'enquête et de juridiction et des décisions plus ou moins délicates ou arbitraires, mais grâce à des amendes ou des récompenses évaluées et attribuées automatiquement. Le S.A.S.S. est aussi une politique de l'offre puisqu'il vise à combattre l'inflation par le développement de la productivité des entreprises, mais une politique plus complexe et plus efficace parce que complétant les incitations par les pénalisations et appliquant ces interventions fiscales non de manière générale et indifférenciée, mais de manière précise aux variables de commande de la production et de la formation des prix. Le S.A.S.S. est enfin et
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surtout un vaste auto-contrôle des prix, plus efficace, plus juste, plus général, moins compliqué, moins discrétionnaire, moins coûteux, moins nocif et plus stimulant que le contrôle administratif des prix et beaucoup mieux acceptable parce que ne mettant en cause ni la croissance économique ni la liberté d'entreprise ni la stimulation matérielle des efforts. La liberté des prix demeurerait entière, mais ce serait une liberté «programmée» par la collectivité, et cela changerait tout. Une seule hypothèse conditionnerait tous ces résultats : que les chefs d'entreprise soient prêts à réagir à des incitations financières, mais n'est-il pas raisonnable de supposer qu'ils feraient tout pour échapper aux pénalisations fiscales et pour bénéficier des déductions fiscales liées à la réalisation des normes? Le système de régulation automatique que nous recherchions devait avoir plusieurs caractéristiques partiellement contradictoires: simplicité, rationalité, généralité, spécificité et conformité à l'intérêt général en même temps qu'aux intérêts légitimes des agents économiques. Il semble qu'on puisse appliquer ces divers qualificatifs à l'ensemble de normes et de sanctions proposé. En effet, le S.A.S.S. ne soumet pas les entreprises à des contraintes bureaucratiques intolérables ou à des complications gênantes, mais seulement à de nouvelles «règles du jeu» simples, justes et compréhensibles de tous. Au lieu des critères discrétionnaires des entreprises et des sanctions aléatoires du marché, il établit des critères officiels et des sanctions fiscales. Mais la contrainte sociale est minimale, puisqu'il ne fixe que des objectifs déjà adoptés de manière partielle et intermittente, qu'il n'impose pas les méthodes, mais sélectionne seulement les plus favorables à l'avantage collectif et qu'il ne repose que sur des incitations financières. Mais, en définissant enfin un code de conduite légal sans ambiguïté et sans arbitraire et un système de sanctions juste, il lève l'indétermination et supprime l'incohérence actuelle des finalités poursuivies et des modalités appliquées, détermine clairement les fonctions collectives et les récompenses normales des entreprises et leur donne ainsi une nouvelle légitimité sociale. On pourrait dire, en utilisant le langage des théoriciens de la firme, que le S.A.S.S. n'est rien d'autre qu'un «système de direction participative par objectifs», appliqué aux entreprises elles-mêmes, un système d'« intéressement» des entreprises à la bonne marche de l'économie nationale, au lieu de ces « systèmes autoritaires de direction par contraintes » que constituent les politiques économiques actuelles (45). (45) Octave Gélinier écrit justement que «les hommes les meilleurs ne seront motivés que s'ils voient clairement l'utilité de leur tâche aux yeux de l'intérêt général », Direction participative par objectifs, Paris, 1968. Voir aussi du même auteur : Morale de l'entreprise et destin de la nation, Paris, 1965 et Morale de la compétitivité, Paris, 1981, ainsi que : Varenne, Morale et management, Paris, 1%8; Tabatoni et Jarniou, Les systèmes de gestion, Paris, 1975; P. Schevin, L'utilisation des tableaux de bord par les systèmes de direction par objectifs, Mém. d'exp.-comptable, Strasbourg, 1977, et, bien entendu, les ouvrages classiques de Peter Drucker et Herbert Simon.
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L'institution d'un microsystème de programmation de leur gestion ne priverait pas les entreprises de leur initiative, pas plus que ne le font les ratios privés couramment utilisés; elle les laisserait entièrement libres d'organiser kur tâche à leur guise et d'utiliser tous les moyens ou critères qui leur paraîtraient utiles, elle leur laisserait même la liberté de relever les prix à leurs risques et périls, mais elle les obligerait insensiblement à pratiquer un diagnostic de leur gestion plus soigneux et plus constant que ce n'est le cas actuellement et à l'améliorer ainsi en permanence. A vrai dire toutes les entreprises correctement gérées utilisent déjà des techniques plus ou moins élaborées de contrôle de gestion. Pour celles-ci, la différence serait donc seulement qu'aux ratios visant uniquement l'intérêt microéconomique de l'entreprise s'ajouteraient des normes tendant à faire respecter l'avantage macroéconomique de la collectivité, sans contredire cependant les règles les plus traditionnelles d'une bonne gestion (46). Les entreprises ne seraient pas contraintes d'adopter des comportements irrationnels ou désintéressés. Bien au contraire, elles seraient incitées à rechercher la maximisation de leurs bénéfices par les techniques les plus classiques de la compression des frais et de l'utilisation productive de leurs moyens de production, en procédant sans cesse aux ajustements structurels ou fonctionnels nécessaires dans les domaines de la production, de la commercialisation et du financement. Il leur serait seulement déconseillé, dans leur propre intérêt, de rechercher ces bénéfices dans la compression des salaires, comme autrefois, ou dans l'augmentation des prix, comme de nos jours. Une « rétroaction» artificielle incorporée à l'entreprise et substituée à la fois à l'action collective des salariés et à la pression individuelle des consommateurs, les en dissuaderait et constituerait la double garantie indispensable pour la croissance régulière et (46) Les grands capitalistes américains du début du siècle (par exemple Sloan, président de la General Motors, et bien d'autres) avaient établi des critères tout à fait semblables, en vue d'une production de masse rentable. La seule innovation concerne la maximisation du taux de salaire, nouvel objectif officiel de la firme avec celle du taux de profit, mais cet objectif est, comme on sait, déjà largement entré dans les mœurs, faisant de notre système économique un système à certains égards mi-capitaliste, mi-travailliste. En outre ces règles, comme ces sanctions, correspondent très exactement à celles que tous les théoriciens de l'économie de marché attendaient de son fonctionnement idéal. Leur tort fut seulement de croire que celui-ci s'établirait spontanément. Nous savons aujourd'hui qu'on ne peut le réaliser qu'artificiellement. En effet, dans de nombreuses grandes entreprises, dirigées technocratiquement selon la fonction d'utilité de leurs dirigeants, on a considéré le profit distribuable comme un coût à minimiser et la marge comme l'objectif à maximiser. Ces entreprises sont ainsi devenues leur propre fin et ont donc inversé leur fonction au sein de la société. En outre, depuis la crise, la politique économique elle-même incite les entreprises à considérer à nouveau le travail comme une variable instrumentale et les salaires moyens comme un coût à minimiser. Mais ce type de régulation ne peut qu'approfondir la crise. Au contraire, le S.A.S.S. implique que l'on considère le capital et le travail comme des partenaires et le taux de salaire aussi bien que le taux de profit comme un objectif à maximiser. Un tel modèle n'est pas seulement socialement plus souhaitable, il se trouve qu'il est aussi économiquement plus efficace et qu'il est même indispensable à la croissance équilibrée de l'économie.
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équilibrée de l'économie. Certaines méthodes de gestion devraient donc disparaître, mais toutes les autres demeureraient. En les appliquant systématiquement, les dirigeants pourraient aisément faire la preuve du dynamisme économique et de la valeur sociale de l'initiative individuelle et de la libre entreprise. Certes, le respect de ces règles ne signifierait jamais que les entreprises seraient gérées de la manière absolument la plus efficace et la plus utile à la collectivité. Mais il signifierait à coup sûr que l'ensemble de l'appareil productif progresserait sans cesse vers une plus grande efficacité en même temps que vers une plus grande stabilité. Le S.A.S.S. ne ferait donc pas de l'économie réelle une économie parfaite, telle que l'implique le modèle qui a servi de référence, mais il aurait pour conséquence d'assurer une optimisation continue et de rapprocher sans cesse l'économie réelle de l'économie idéale, ce qui est la finalité d'un bon système économique et l'objectif fondamental de la politique économique (47).
(47) En ce sens, bien qu'il s'agisse en apparence d'une modification assez limitée du cadre juridique de l'activité des entreprises, une telle réforme de l'organisation économique, qui se situe au-delà de l'alternative traditionnelle entre libéralisme et interventionnisme, pourrait avoir à la longue des conséquences très profondes sur le fonctionnement et le rendement de l'économie de marché et sur l'évolution économique, sociale et morale de ce système. On trouvera une première analyse de ces effets dans notre document de référence, Théorie opérationnelle..., op. cité, p. 389-517.
ANNEXE
STABILISATION AUTOMATIQUE, ECONOMIES SOCIALISTES ET ECONOMIES EN VOIE DE DEVELOPPEMENT
Les révolutions font plus de bruit que de bien. Raymond ARON
Bien que l'analyse de l'inflation et de sa domination ait été conduite dans le cadre du système économique des pays capitalistes développés, il n'est sans doute pas sans intérêt d'examiner le problème, même sommairement, sous l'angle de l'autre type d'organisation et de l'autre stade de développement. Le problème est en effet mondial. Si les économies socialistes parviennent à « refouler» l'inflation pendant de longues périodes, grâce à un contrôle des prix beaucoup plus permanent, systématique et rigoureux qu'en Occident, à un développement important et largement involontaire de l'épargne ou de la thésaurisation des ménages et à un gonflement massif et continu des subventions budgétaires pour les biens soumis à l'indice officiel du coût de la vie, la nécessité de relever les prix, en raison de la hausse accumulée des coûts et des subventions, n'en devient que plus impérieuse au bout d'un certain temps. On obtient alors une inflation apparente discontinue, qui se traduit, à intervalles irréguliers, mais de plus en plus rapprochés, par des relèvements massifs des prix sur les marchés officiels (1), tandis que les prix des produits non soumis au contrôle, ceux des marchés parallèles de l'économie souterraine ou « seconde », augmentent régulièrement et fortement comme en Occident (2). Dans les (1) Avec des hausses de l'ordre de 20 à 100 % ou davantage (p. ex. 200 à 300 % sur certains biens de consommation courante en Pologne en février 1982) provoquant des réactions d'autant plus vives de la population, parfois même des contestations sociales ou politiques violentes et entraînant généralement un recul, au moins partiel, des autorités, qui s'efforcent alors de mieux étaler dans le temps les hausses nécessaires ou de les dissimuler dans des produits «nouveaux» apparents ou d'accorder certaines compensations, nécessairement illusoires à terme, sous forme de revenus supplémentaires. (2) L'inflation des pays de l'Est s'explique donc de deux manières : sur les marchés libres, elle est due, comme à l'Ouest, à l'inélasticité de la demande des ménages, inélasticité d'autant plus forte que ces marchés n'offrent que des biens essentiels ou introuvables ailleurs et recueillent toute la pression de revenus excédentaires et de l'épargne résiduelle forcée, inutilisables sur les marchés officiels - sur les marchés officiels s'applique, comme à l'Ouest en cas de contrôle des prix, un phénomène de rejet et de gestion inefficiente et laxiste de la part des entreprises, et ce d'autant plus qu'à l'Est le contrôle des prix s'accompagne en outre d'un vaste contrôle des quantités et des qualités; par contre, lorsque les prix officiels sont relevés pour rétablir la vérité des prix, l'élasticité de la demande des ménages s'avère très forte, allant jusqu'aux révoltes collectives, parce que ces relèvements étant plus discontinus et plus massifs qu'à l'Ouest, sont de ce fait plus sensibles aux consommateurs et donc moins bien tolérés par eux.
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pays en voie de développement, l'inflation est généralement à la fois continue, comme dans les pays capitalistes, et massive, comme dans les pays socialistes, et représente l'un des plus lourds handicaps pour le développement de ces économies. Cette identité des problèmes montre une nouvelle fois, s'il en était besoin, la faiblesse de l'influence des institutions, comme des structures économiques, sur les phénomènes de l'économie fondamentale, dont elles ne font que modifier la forme ou le rythme. Si le niveau général des prix augmente de manière discontinue, par décision de l'Etat, ou de manière continue, par mécanisme de marché, c'est sans doute parce que, ici comme là, se manifestent les mêmes causes tenant aux comportements imparfaits des consommateurs et aux gestions imparfaites des entreprises et des administrations. Dès lors, on peut penser que le problème appellerait, ici et là, des solutions identiques.
* ** En règle générale, le système socialiste est fondé sur deux éléments essentiels: l'appropriation collective des moyens de production et la planification impérative des gestions et des prix des entreprises. On a longtemps cru que ces deux principes étaient inséparables, bien que le socialisme ait eu, à l'origine, une forte tendance anti-étatiste et anti-autoritaire. La réalisation, à partir de 1948, en Yougoslavie et, à partir de 1968, en Hongrie, d'économies de marché socialistes a apporté la preuve du contraire. Elle n'a pas jusqu'à présent démontré la supériorité technique, sociale et politique de cette combinaison (on constate une croissance plus forte et plus satisfaisante, mais un chômage et une inflation plus élevés), mais elle a en tout cas établi de manière irréfutable sa possibilité et sa viabilité. Il n'en demeure pas moins que dans la majorité des pays socialistes, c'est en substituant la propriété collective à la propriété privée et le plan au marché que les révolutionnaires communistes ont cru pouvoir assurer l'intérêt général de la collectivité, c'est-à-dire l'efficacité économique et l'équité sociale. A vrai dire, cette substitution n'a jamais été intégrale et à certains égards l'économie socialiste demeure une économie de marché. A l'exception de certains biens précis, il n'y a pas distribution administrative des biens de consommation aux ménages. Par conséquent, même contrôlé, le marché essentiel, qui est celui des relations entre entreprises et ménages, demeure et oblige l'Etat socialiste à avoir, outre la planification de la production, une politique économique d'ajustement du produit et du revenu, de l'offre et de la demande finale, des préférences collectives de production et des préférences individuelles de consommation, politique tout aussi délicate que celle des Etats capitalistes. Seuls sont donc supprimés les marchés inter-entreprises, faisant de l'appa-
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reil productif une immense entreprise unique, composée de milliers ou centaines de milliers d'établissements (3). Il est clair que le premier élément du système, le statut des moyens de production, n'a, comme en système capitaliste, qu'une influence indirecte sur l'inflation refoulée, c'est-à-dire dans la mesure seulement où le détenteur des capitaux, en l'occurrence l'Etat, n'exige pas ou ne parvient pas à obtenir une rémunération réelle suffisante et donc une utilisation rationnelle et productive de ses capitaux. C'est un problème qui s'est effectivement posé dans les pays socialistes où l'on a pu constater, à leurs débuts, une tendance au suréquipement et au gaspillage du capital, ce qui a amené progressivement les autorités à imposer aux entreprises le versement d'intérêts et de taxes sur les fonds productifs et à les intéresser à la réalisation de profits supérieurs à ceux exigés par le plan (4). Si le mode d'appropriation n'influe donc que marginalement sur l'inflation, la planification impérative, qui a remplacé la direction par le marché, est au contraire au centre du processus puisqu'elle détermine la gestion et les prix pratiqués par les entreprises. La technique de la planification centralisée, autoritaire et détaillée a été abondamment décrite, analysée et discutée tant en théorie qu'en pratique. Après une phase d'affrontements idéologiques entre les économistes de l'Est et ceux de l'Ouest à son sujet, la théorie de l'optimum économique et social, qui est une théorie des opérations plus que des agents économiques, a permis de ce fait l'établissement d'un dialogue fructueux sur la base de critères objectifs, rationnels et indépendants de l'évolution historique ou des systèmes juridiques et a contribué à relativiser dans l'esprit des économistes des deux côtés l'importance des réformes institutionnelles, simples moyens
(3) Ceci éclaire bien l'étroite parenté pratique et théorique des problèmes de direction et de contrôle des économies socialistes, «économies à entreprise unique,. ou «capitalisme monopoliste d'Etat ", et des grands groupes ou holdings capitalistes à établissements diversifiés, qui ont d'ailleurs souvent aussi une "planification centrale,. plus ou moins impérative et détaillée. (4) Ce n'est pas le moment ici de débattre du principe de l'appropriation collective des moyens de production pour de grandes entreprises collectives de l'industrie et des services. Mais, comment ne pas s'étonner de son maintien dogmatique et obstiné dans l'agriculture, lorsqu'on sait qu'en U.R.S.S. les par· celles laissées à l'initiative privée, qui représentent seulement 1,5 % des terres cultivables, fournissent un tiers de la production totale et que ce grand pays doit importer une part importante de son alimentation, notamment des Etats-Unis, dans un monde qui risque d'en manquer un jour. Hors de toute polémique doctri· nale, on peut rappeler que dès l'Antiquité, les philosophes, et même, parmi eux, certains précurseurs du communisme des biens, estimaient que la propriété indi· viduelle de la terre assurait mieux le respect et le soin souhaitables du patrimoine et l'incitation nécessaire aux efforts personnels de valorisation, et que Sismondi par exemple s'opposait, au début du XIX" siècle, à la constitution de grandes propriétés capitalistes, parce que «la richesse territoriale est d'autant plus productive que le cultivateur a une plus grande part dans la propriété du sol. » Le succès de l'expérience hongroise dans ce domaine atteste la valeur toujours actuelle de ces anciennes recommandations de simple bon sens.
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altematifs et non fins absolues de l'organisation sociale (5). Sans vouloir entrer dans cet immense et complexe débat qui met en cause, au-delà des options économiques, des choix politiques et philosophiques (6), on peut se contenter ici d'une observation centrale pour notre raisonnement. La théorie économique fondamentale permet d'établir que l'allocation et l'utilisation des ressources, conformes à l'optimum économique et social, sont atteintes soit par un marché parfait, soit par un plan parfait, tous deux caractérisés par un système de prix et un ensemble de gestions idéals. Cette affirmation générale devrait être immédiatement nuancée par des observations, d'ailleurs parfaitement symétriques : le marché parfait néglige les besoins sociaux et les déséconomies collectives externes, innove à l'excès en matière de produits et de processus, implique des coûts de transaction élevés et croissants en fonction de l'interdépendance économique et fournit une information à long terme insuffisante; le plan parfait néglige les besoins individuels et les déséconomies privées, innove insuffisamment en matière de produits et de processus, implique des coûts de direction élevés et croissants en fonction de la diversification économique et fournit une information à court terme insuffisante. Nous négligerons ici, pour simplifier, ces aspects du problème et nous en tiendrons à l'idée essentielle que l'optimum ne peut être atteint que par un plan tout aussi parfait que devrait l'être le marché. Pour réaliser la croissance équilibrée et optimale, il ne suffit donc pas purement et simplement, comme le pensent fréquemment des non-économistes, de substituer à la direction inconsciente du marché la direction volontariste de l'Etat, au processus de coordination économique le processus de détermination politique, mais il faut encore que le plan soit plus parfait ou moins imparfait que le marché. Car, (5) Rappelons simplement que des économistes communistes aussi réputés et influents qu'Oskar Lange, qui fut dans les années cinquante vice-président du Conseil en Pologne, ou l'académicien russe Kantorovitch, Prix Nobel d'économie, ont adopté la théorie néo-classique de l'optimum. O. Lange est célèbre pour avoir démontré, avant la guerre, que c'était justement le socialisme qui pouvait réaliser l'économie de marché pure et parfaite de la théorie, parce qu'ayant concentré la propriété du capital, il pouvait sans difficulté établir une structure concurrentielle optimale des entreprises. On critique fréquemment de nos jours le modèle néo-classique de l'optimum économique et social, alors que sa valeur normative est incontestable et dépasse le cadre de l'économie capitaliste de marché. On pourrait en penser ce que disait G.B. Shaw du christianisme : «Son seul défaut, c'est qu'il n'a jamais été appliqué". Voir notamment d'O. Lange, On the economlc theory of socialism, 1936, et de V. Kantorovitch, Calcul économique et utilisation des ressources, trad. franç. Dunod, 1963. Comme le dit très bien Lionel Stoleru, « après Einstein, les économistes avaient eux aussi trouvé l'unité dans la relativité". (6) La seule énumération de la littérature demanderait des volumes. Pour une présentation claire et objective des principaux problèmes des économies socialistes, voir en France le manuel de Marie Lavi~ne : Les économies socialistes sovié· tique et européennes, Coll. U, Armand Colm, Paris, 1970, et François Seurot, Les économies socialistes, Que Sais-je?, Paris, 1983, ainsi que les travaux de Henri Denis, Pierre Kende, Maryse Lamps, G. Sokoloff, P. Bénard, H. Lorenzi, S. Latouche. Sur les problèmes généraux de la planification, voir, entre nombreux autres, Guy Caire, Planification, Ed. Dalloz, Paris, 1972.
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si, pour une raison ou une autre, « l'arbitraire de la bureaucratie» est aussi manifeste que «l'anarchie du marché », la croissance de l'économie sera tout aussi déséquilibrée et sous-optimale, et sans doute plus durablement. Que des «faux priX» ou des «gestions inefficientes » soient établis par le plan ou par le marché, le résultat final est strictement le même : l'allocation et l'utilisation des ressources ne sont pas optimales, l'avantage de la collectivité n'est pas maximisé, des déséquilibres et des distorsions apparaissent, sous d'autres formes que dans l'économie de marché, mais avec des conséquences tout aussi néfastes. Or, la réalisation d'un plan parfait est, pour des raisons que le simple bon sens suggère et que l'analyse et l'observation confirment bien évidemment, affectée d'un degré d'improbabilité au moins aussi élevé que celle d'un marché parfait. Les conditions pour l'établissement et l'application d'un plan parfait par les organes de l'Etat dans une économie complexe sont en effet extraordinairement difficiles à remplir : connaissance approfondie et prévision sûre de l'ensemble des besoins de consommation et des capacités de production et de leur évolution aussi bien à court qu'à long terme - procédures idéales de choix et de calcul - respect permanent des directives centrales par les instances d'exécution à tous les niveaux grâce à des techniques complexes de contrainte ou de stimulation idéologique ou économique - information constante sur toutes les perturbations de caractère psychologique, technique ou monétaire - parade efficace aux mutations de l'environnement international, ... et tout cela sous la contrainte que les coûts matériel et immatériel de la planification et du «contrôle» de la «sphère réelle », travail non directement productif, demeurent inférieurs aux avantages visés (7). La nature des hommes et l'état des techniques étant ce qu'ils sont, tant la conception que l'exécution d'un plan ne peuvent être, dans les hypothèses les plus favorables, que très approximatives par rapport aux critères de la parfaite rationalité, et ce au détriment de la productivité et de la satisfaction des besoins de la société. L'économie socialiste de la réalité n'est donc qu'une économie à rationalité plus ou moins limitée, qui oscille nécessairement entre l'inflation et la pénurie ou combine les deux, de même que l'économie capitaliste est soumise au dilemme inflation ou chômage ou réalise la stagflation, avec, là aussi, selon les caractéristiques nationales, des résultats plus ou moins négatifs, mais toujours imparfaits. Il se trouve même que, contrairement à ce qui se passe avec l'économie de marché, qui devient relativement plus efficace aux stades avancés du développement, ces défauts de l'économie planifiée tendent à s'aggraver au fur et à mesure que le développement accroît la complexité de la production et de la distribution des biens, requiert leur adaptation à (7) Ces « coûts d'administration» de l'économie planifiée ont leur équivalent dans les «coûts de transaction" (prospection et publicité) de l'économie de marché, auxquels il faut encore ajouter les coûts du contrôle bancaire.
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la division internationale du travail et à la transnationalisation des activités et élève la production des services, moins aisément planifiable encore que celle des biens (8). Les économistes socialistes ont généralement très bien compris ces problèmes et, alors qu'en Occident, on a tenté depuis le milieu du XIX' siècle de corriger le marché par des interventions de l'Etat, dans les pays socialistes, on a essayé périodiquement depuis soixante ans, de corriger le plan par des mécanismes de marché, les conceptions de la place du marché dans l'économie planifiée étant aussi nombreuses et divergentes que les points de vue occidentaux sur le rôle de l'Etat dans l'économie de marché et les résultats étant en fin de compte tout aussi décevants. Les économies de plan, même réformées, demeurent tout aussi éloignées du modèle de l'économie parfaite que le sont les économies de marché, même corrigées, et souffrent, sous des formes différentes, de maux identiques et croissants : excès permanent du revenu et de la masse monétaire sur le produit, faible qualité des biens, stocks d'invendus, bureaucratisation, improductivité du travail, gaspillage de moyens de production, fraude, favoritisme et parasitisme, rationnement apparent ou déguisé, quantitatif ou qualitatif, files d'attente, marché noir, etc. (9). L'économie (8) Par ailleurs, la théorie des systèmes montre que le mécanisme d'essaisélection et même le hasard et l'incertitude qui caractérisent le fonctionnement de l'économie de marché et que le plan s'efforce justement d'éliminer, sont certes facteurs de perturbation, mais aussi facteurs permanents de réorganisation et de dynamisation, donc fort utiles au progrès (Atlan). En outre, le vaste marché offre spontanément beaucoup plus d'informations économiques utiles que le plan le plus volumineux ne peut en contenir. Enfin, les pouvoirs dispersés et toujours menacés des grandes firmes de l'économie de marché sont sources de dysfonctionnement moins profonds et moins durables que le pouvoir concentré et permanent d'une bureaucratie d'Etat. En sens inverse, on peut avancer en faveur de l'économie planifiée que plus l'économie se développe, plus son industrie se concentre, ce qui a automatiquement pour effet de substituer de plus en plus la «coordination interne» des activités par le plan (privé ou public) à la «coordination externe» par le marché. Mais la concentration n'est jamais ni irréversible ni générale, notamment dans le secteur tertiaire, et, en tout état de cause, le maintien d'une décentralisation aussi large que possible des centres de décision accroît les chances de progrès et réduit les risques d'erreur collective. Aucun système n'atteint l'idéal, mais il semble bien que, malgré tous ses défauts, l'économie de marché en soit le moins éloignée. (9) Tout cela aboutissant, comme à l'Ouest, à une vaste production dissimulée ou non « effective ». Sur toutes ces défaillances de l'économie planifiée, voir, en particulier, les grands débats et la littérature suscités en U.R.S.S. par le fameux article de l'économiste soviétique Liberman, publié le 9 sept. 1962 dans la « Pravda» sous le titre : « Plan, profit et prime» et poursuivis sous l'impulsion de Trapetznikov, Nemchinov, Stroumiline, Novojilov, Malychev et, plus récem· ment, Valovoï et, dans d'autres pays socialistes, par Lange, Brus ou Sik. Liberman critiquait le conflit d'intérêts permanent entre l'Etat et les entreprises soumises à un contrôle bureaucratique paralysant, le gaspillage du capital et l'exploitation peu intensive du travail faute de stimulants matériels, etc. et proposait le remplacement de nombreux indices planifiés par le «critère synthétique exprimant le résultat économique final de l'entreprise» et permettant l'autonomie de gestion des entreprises, la responsabilisation des dirigeants et l'intéressement des travailleurs, à savoir le profit. - En 1982, les économistes de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. à Novosibirsk ont à nouveau défendu des thèses semblables, mais le gouvernement soviétique aurait, semble-t-il, tranché en faveur d'une solutIon plus administrative, « le renforcement de la discipline du travail,. (Pravda, 7 août 1983).
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planifiée fait alors place à une économie administrée et l'économie étatique se transforme en un vaste « économat ». Et là aussi, de même que dans les systèmes de marché, «il devient de plus en plus clair, comme le note un observateur averti, que tous les actes des dirigeants aboutissent davantage à aggraver les problèmes qu'à les résoudre ». Dans ces conditions, on peut se demander s'il n'y aurait pas également intérêt, pour améliorer le fonctionnement et le rendement de l'économie socialiste complexe, à substituer au plan impératif une autre technique d'organisation économique, plus simple, moins exigeante, moins bureaucratique, peut-être moins parfaite en théorie, mais plus efficace et plus équitable en pratique et, enfin, parfaitement compatible avec tout système macroéconomique, celle d'une régulation et orientation automatiques des prix et des gestions des entreprises et la substitution de la programmation centrale à la planification impérative. Telle est en effet, à notre avis, une alternative possible, même dans les pays socialistes, pour rendre la croissance économique plus équilibrée et plus optimale. Ce serait en même temps sans doute le moyen de faire progresser la société socialiste. Si le problème des réformateurs du système capitaliste est d'éliminer les injustices dues au fonctionnement défectueux du marché, celui des réformateurs du système socialiste est d'éliminer les dominations liées à la planification autoritaire. On se demande fréquemment de nos jours comment établir le « socialisme dans la liberté », mais on relève rarement le lien étroit entre planification impérative et absence de liberté politique et de justice individuelle. Ce ne sont pas tant les institutions socialistes au sens strict, c'est-à-dire le mode d'appropriation collective des moyens de production - une telle situation existe, parfois sur une très large échelle, dans les pays occidentaux -, mais c'est la planification centralisée et autoritaire qui implique le contrôle étroit, tant psychique que matériel, des individus. Sans cette soumission totale des hommes à l'Etat, entreprise unique, soumission qui est d'ailleurs de plus en plus difficile à obtenir, le plan n'aurait plus aucune chance de réalisation, même approximative. Autant la démocratie politique est le complément naturel et le correctif le plus puissant des résultats de l'écon~ mie de marché, autant la dictature politique est le complément et le régulateur indispensables de l'économie planifiée. Le «socialisme dans la liberté» n'a donc de chances réelles d'existence que si, par un moyen ou un autre, l'Etat peut être amené à renoncer à sa direction étroite de l'activité économique. Cette condition n'est pas suffisante, mais elle est certainement nécessaire pour établir la liberté. Paradoxalement, c'est peut-être dans les régimes socialistes qu'une automatisation de l'économie correspondrait le mieux à l'évolution antérieure de la réglementation des entreprises. Depuis longtemps en effet, la gestion des entreprises y a été soumise à la réalisation d'indices planifiés imposant les objectifs macroéconomiques de la collectivité. La situation y était donc exactement l'inverse de
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celle de l'économie occidentale dans laquelle les entreprises ne poursuivent en principe que les fins micro économiques de leurs membres. A partir du début des années soixante surtout, on a même compris dans les pays de l'Est, qu'il fallait rétablir des stimulants microéconomiques et assurer grâce à ceux-ci la réalisation spontanée des objectifs globaux. On a donc introduit dans la gestion des entreprises des ratios nouveaux, des indices en valeur plutôt qu'en quantité, et en particulier des ratios de rentabilité, déterminant notamment la part du profit ou « fonds de stimulation », attribuée aux dirigeants et aux travailleurs, en même temps qu'on réduisait l'importance de la planification centrale au bénéfice de quelques mécanismes de marché. Malheureusement cette conception, en soi excellente, n'a pas été concrétisée avec bonheur. D'abord parce qu'au lieu de normes d'évolution, simples, relatives et générales, on a choisi l'établissement de normes de situation, complexes, absolues et spécifiques à chaque entreprise. Le but visé était une structure aussi optimale que possible des résultats de chaque entreprise à un moment déterminé. Mais un tel optimum équilibré et statique est, même s'il est théoriquement satisfaisant, largement arbitraire dans sa détermination, et n'aboutit donc qu'à des résultats incertains ou médiocres. Plutôt que de viser la perfection planifiée à tout moment, il vaut bien mieux rechercher une tendance moins programmable certes, mais permanente et générale, à l'amélioration, une optimisation déséquilibrée peut-être, mais efficiente. Ensuite, il y a eu échec parce que dans la plupart des pays, et en particulier en U.R.S.S., la direction des entreprises par ces normes ne s'est pas accompagnée d'un assouplissement important de la planification administrative centrale : la plupart des prix (des dizaines de milliers) ont été maintenus sous le régime de la fixation étatique, l'établissement de « relations directes» de marché entre les entreprises et la libéralisation des échanges ont été diversement restreints, la disposition du capital n'a pas été rendue libre, mais seulement décentralisée, l'autonomie de décision en matière d'embauche ou d'équipement est demeurée restreinte, la gestion a été maintenue sous la contrainte d'autres indices planifiés nombreux et divers, bref la planification centrale s'est assouplie, mais non profondément modifiée, il y a eu déconcentration plus que décentralisation et l'autonomie des entreprises n'a été que partiellement établie (10). (10) Les économistes socialistes ont toujours estimé, et sur ce point ils ont parfaitement raison, que les entreprises ne doivent pas être laissées entièrement libres de fixer les principales finalités et modalités de leur activité. Mais ce principe juste n'implique absolument pas la fixation détaillée de tous les aspects de cette activité par l'administration centrale, comme c'est encore le cas dans les pays socialistes. Le nombre d'indicateurs matériels et financiers - de quantité, de poids, de dimension, de qualité, de productivité, de rentabilité - encore imposés aux entreprises est considérable, et d'autant plus paradoxal que la plupart visent très exactement à obtenir des entreprises ce que le marché obtient d'elles en général de manière tout à fait automatique. (Sur les problèmes très compliqués de l'élaboration des primes moyennes et mar-
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Seule la Hongrie a, à partir de 1968, sous l'appellation de «nouveau mécanisme économique », limité la planification centrale et créé une véritable économie de marché, en accordant aux entreprises l'autonomie de gestion et de compétition, tant sur le marché international que national, corrigée comme en Occident, par une politique budgétaire et monétaire, une politique des prix (alignés sur la structure des prix du marché mondial) et une politique de la concurrence, et en engageant même une dénationalisation de certains secteurs. Si l'on met à part le maintien du protectionnisme et de l'inconvertibilité de la monnaie nationale, que les autorités hongroises souhaitent d'ailleurs abolir, et surtout l'interdiction légale des licenciements, mais qui sera prochainement assouplie, l'économie hongroise fonctionne depuis lors à peu près comme celle de la Yougoslavie (11). Mais ces réformes, qu'elles aient été marginales ou plus radicales, n'ont pas donné tout à fait les résultats escomptés, tant sur le plan économique que social. L'introduction des mécanismes du marché, ou la substitution d'incitations aux directives, si elle a assuré un meilleur assortiment de produits, n'a guère permis d'éviter le ralentissement de la croissance, elle a souvent ajouté aux défauts du plan ceux du marché (innovations artificielles, transactions spoliatrices, coûts supplémentaires d'intéressement des dirigeants et des travailleurs, frais nouveaux de commercialisation, absentéisme croissant), et surtout elle a contribué à révéler «l'inflation refoulée» et, là où ces mécanismes ont été le plus appliqués, comme en Yougoslavie ou en Hongrie, à découvrir le «chômage déguisé» jusque-là, sans compter l'accroissement de la dette extérieure.
ginales attachées au respect de ces indicateurs, qui rejoignent d'ailleurs fort logiquement ceux posés par l'attribution des primes dans les grandes sociétés en économie capitaliste, on peut consulter les articles de nombreux économistes soviétiques ou occidentaux dans le Journal of Comparative Economies.) Les responsables économiques de ces pays devraient relire les pages célèbres de David Hume sur l'exploit permanent du marché, drainant vers Londres des marchandises innombrables et les plus variées, en provenance de tous les coins du monde, pour satisfaire très exactement, avec précision et sans la moindre directive centrale, toutes les demandes exprimées. Ce miracle d'autodirection se renouvelle quotidiennement. Sur ce point, l'économie de marché n'a jamais failli et demeure le système économique imbattable. Il semble donc fort peu raisonnable de se priver des avantages de ce mécanisme tout aussi inoffensif qu'efficace pour la satisfaction exacte des besoins de la population. (11) C'est ainsi que la Hongrie a établi, début 1980, avant d'adhérer au F.M.I., un plan de stabilisation et de redressement économique qui ressemble comme un frère à celui de Mme Thatcher en Grande-Bretagne, avec la perspective de faillites d'entreprises et de licenciements nombreux, mais considérés comme nécessaires. Comme tous ceux qui découvrent les évidentes vertus de simplicité et d'efficacité des mécanismes automatiques naturels par rapport aux directives centrales autoritaires, sans en regretter encore les défauts, - ce fut déjà le cas des Yougoslaves dans les années cinquante -, les économistes hongrois actuels ont pour le marché l'enthousiasme des débutants et proclament des conceptions ultra-libérales, du plus pur style XIX' siècle. Rappelons également que la Tchécoslovaquie était sur le point d'adopter la même orientation lors du «printemps de Prague» en 1968, mais en l'accompagnant d'une libéralisation politique qui a provoq!lé l'intervention militaire de l'U.R.S.S. et d'autres pays du Pacte de Varsovie.
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L'explication de ces échecs divise actuellement les économistes socialistes qui, comme leurs collègues occidentaux, se partagent en deux camps : les orthodoxes sont tentés d'y voir la confirmation de l'inaptitude fondamentale du marché et des mécanismes financiers de régulation à assurer l'optimum économique et social, tandis que les réformistes incriminent le maintien des contraintes et dysfonctionnements propres à toutes les organisations bureaucratiques et la structure trop oligopolistique, et donc insuffisamment concurrentielle, des entreprises, héritée du passé. Comme en Occident, le débat économique s'enlise et la société demeure bloquée entre deux orientations tout aussi irréalisables l'une que l'autre : le retour à la planification totalement impérative, parce qu'il est clair aujourd'hui que la direction centrale, quantitative et qualitative, d'une économie à un stade avancé et intensif du développement dépasse le seuil de compétence étatique, ou la fuite vers le marché véritablement libre et la vérité des prix et des revenus, parce qu'il est tout aussi clair que la direction par le marché entraîne des conséquences qui dépassent le seuil de tolérance sociale (12). En réalité, l'explication des échecs doit être cherchée, là aussi, dans une toute autre voie : ces réformes n'ont pas abouti, à notre sens, parce que les réformateurs de l'Est ont eu généralement à la fois une trop grande confiance et une trop grande méfiance dans le marché. Plus exactement, ils n'ont pas pris dans l'économie de marché ce qu'il y a de meilleur et laissé ce qu'il y a de pire, ils ont fait l'inverse. Et ils n'ont ainsi pu réaliser ni les objectifs essentiels de la société ni l'harmonisation des intérêts individuels et de l'intérêt général. Les gouvernements des pays de l'Est ont en effet cherché, conformément aux propositions des réformateurs et d'ailleurs aussi aux conceptions traditionnelles même à l'Ouest, à corriger le plan, conçu comme instrument d'orientation à long terme, par le marché, conçu comme instrument d'adaptation à court terme. Or notre analyse a montré que c'est précisément cette flexibilité du système des prix
(12) Certains observateurs pensent plutôt que l'évolution des sociétés socia· listes est actuellement bloquée par l'idéologie politique et la bureaucratie admi· nistrative. Cette interprétation sociologique ne nous paraît pas convaincante. Certes, il y a dans l'économie socialiste développée, comme dans l'économie capi· taliste d'ailleurs, un déclin naturel des conditions idéologiques propres à nourrir une révolution contre le système ou même à provoquer une véritable évolution. En outre, il est bien connu qu'aucun parti unique et aucune administration omnipotente n'ont jamais renoncé de bon gré à leurs pouvoirs ou à leurs privilèges. Mais l'expérience historique enseigne qu'une telle résistance s'affaiblit lorsque ces organes prennent eux-mêmes pleinement conscience de leur laxisme croissant et de leur incapacité à améliorer durablement la situation et surtout lorsqu'il y a un certain consensus intellectuel pour un changement déterminé. Ce fut le cas au cours des années soixante, où des réformes finirent par s'imposer et furent acceptées. Or, il n'y a pas actuellement de consensus intellectuel possible autour de l'une ou de l'autre proposition, tout simplement parce que, comme en Occident, les expériences anciennes ou en cours démontrent le caractère dange· reux ou insuffisant des deux orientations. La reprise, politiquement si souhaitable, des réformes de libéralisation économique, ne pourra avoir lieu que lorsqu'une solution vraiment indiscutable sera proposée et pourra donc s'imposer à tous.
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en fonction de la demande, qui entraîne l'inflation chronique et suscite le chômage conjoncturel. Une réforme permettant à la demande d'influencer les prix ne peut donc que substituer aux problèmes anciens de l'économie planifiée de nouveaux problèmes, tout aussi graves et insolubles. Il faut choisir un autre type de réforme. La demande doit déterminer la quantité et la qualité des produits, mais non leur prix, qui doit rester stable ou baisser avec les coûts. La croissance intensive, le .. progrès de productivité et l'adaptation de l'appareil productif aux besoins effectifs de la population, que visent aujourd'hui les économistes socialistes, doivent donc être recherchées dans une autre direction, réalisant une synthèse nouvelle entre centralisation et décentralisation économiques : établissement d'une autonomie totale des entreprises face aux marchés des produits et des facteurs, nationaux ou étrangers, et libre fixation des prix, mais sans rétablissement de l'influence apparente et illusoire de la demande sur ces prix. Avec un système automatique de régulation, tel que le S.A.S.S., c'est-à-dire avec des normes d'évolution faisant dépendre les prix exclusivement des conditions de production, comme ce serait le cas dans une économie parfaite, l'économie de marché, qu'elle soit socialiste ou capitaliste, ne donnerait que le meilleur d'elle-même. Le niveau des prix libres tendrait alors à se stabiliser, tandis que la structure des prix tendrait spontanément vers son état optimal. Dès lors, la planification impérative de la production deviendrait dans une large mesure inutile. Le plan central pourrait ne plus être qu'un plan étatique de productions hors marché, de consommations collectives et éventuellement de créations d'entreprises nouvelles, ainsi qu'un programme classique de maintien des grands équilibres et de redistribution des fruits de la croissance. Et, dans ces conditions, on devrait pouvoir réaliser - sans remettre en cause le socialisme une libéralisation économique sans risques, c'est-à-dire une réduction sensible de la bureaucratie, et, à sa suite, sans doute, tôt ou tard, l'abolition des principales contraintes sociales et politiques.
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Qu'ils aient adopté un système capitaliste, socialiste ou mixte, les pays en voie de développement ont pour objectif économique principal de susciter et amplifier leur développement économique (13). Dans l'engouement pour les idées keynésiennes, qui régnait au lendemain de la deuxième guerre mondiale, on avait cru qu'il suffirait, afin de lutter contre ce sous-emploi à l'échelle mondiale qu'est le sous-développement, que, sous une forme ou une autre, il y ait injection de pouvoir d'achat dans l'économie pour que jouent les processus de multiplication et d'accélération et qu'un développement cumulatif soit ainsi déclenché. Mais on sait qu'une politique de stimulation keynésienne peut avoir des effets aussi bien négatifs que positifs. Les conséquences positives sur le développement économique sont en principe l'expansion des productions, puis l'augmentation des emplois, enfin l'extension de la consommation populaire ou de masse. Les conséquences négatives sont généralement l'inflation accélérée, l'importation accrue et enfin la spéculation ou l'évasion des capitaux, les trois phénomènes étant d'ailleurs intimement liés (14). Or, on a rapidement dû constater que, malgré la présence massive de capacités oisives, et notamment d'une immense thésaurisation collective de travail, qui est d'ailleurs en même temps la plaie et la chance du développement, ce sont les effets négatifs qui l'emportent largement dans ces «nations prolétaires» (P. Moussa), compromettant ainsi la vigueur et la régularité de la croissance et du développement (15). Ce résultat est d'abord dû bien entendu à l'absence d'un
(13) En général, ces pays se réclament d'une forme plus ou moins originale et efficace de «socialisme national,. et se dotent d'un régime économique combinant, en doses variables, capitalisme et socialisme ainsi que plan et marché. La littérature sur le sous-développement est abondante et bien connue. Parmi tous ces livres, on peut consulter notamment les ouvrages classiques de Rostow, Lewis, Gendarme, Austruy... , ainsi que M. Rudloff, Economie politique du Tiers Monde, Paris, 1968. (14) Dans les pays en voie de développement joue beaucoup plus nettement encore qu'ailleurs, l'mfluence de l'accroissement de la masse monétaire sur l'accé· lération de l'inflation. Voir à ce sujet l'ouvrage déjà ancien, mais toujours instructif d'A. Chabert, Structure économique et théorie monétaire, Paris, 1956. Mais là aussi, la cause profonde de l'inflation chronique est, comme on l'a vu, l'inélasticité de la demande. (15) Il ne faudrait cependant pas croire, comme cela arrive fréquemment, que les pays du Tiers-Monde ne progressent pas. En réalité, depuis trois décennies, leur taux de croissance moyen est largement supérieur à celui des pays développés. Même le taux de croissance par tête est, en général, malgré une expansion démographique considérablement supérieure, égal à celui des pays développés, qui connaissent d'ailleurs à présent les mêmes problèmes avec les politiques keynésiennes. Mais ce taux de croissance pourrait et devrait être encore beaucoup plus élevé, notamment grâce au "transfert pétrolier» qui a quintuplé ou sextuplé en dix ans le transfert antérieur de l'aide privée et publique au développement, au bénéfice il est vrai de certains pays seulement. Aujourd'hui il ne convient donc plus de parler du Tiers monde. Il y a au moins quatre grandes catégories très distinctes : les pays pétroliers ultra-riches; les nouveaux pays industriels, ultra-dynamiques et déjà en voie de différenciation; les autres pays en voie de développement souvent confrontés à la crise de l'endettement et aux contraintes de l'ajustement externe; et enfin la vingtaine de pays stagnants et ultra-pauvres, qui constituent le Quart monde.
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grand nombre de facteurs structurels conditionnant l'obtention des effets positifs des dépenses, tels que l'infrastructure matérielle de la production et des échanges, un encadrement technique qualifié, un niveau culturel suffisant des travailleurs, des structures sociales et un système de valeurs adéquats, sans compter l'influence négative qu'exerce souvent la pesanteur du «modèle occidental de développement ». La création des conditions d'un développement dynamique et autocentré est bien entendu progressivement réalisable par effort autonome et aide internationale, mais elle provoque inévitablement, dans un premier temps, l'aggravation des effets négatifs de la croissance et en particulier la hausse très forte des prix. Celle-ci constitue donc un frein particulièrement puissant au développement et un aspect essentiel de ce qu'on appelle les «cercles vicieux» du sousdéveloppement. L'inflation est, comme nous l'avons vu, nécessairement plus intense dans les pays en voie de développement que dans les économies développées, d'une part à cause de la faiblesse structurelle de l'élasticité de la demande et d'autre part à cause de l'importance des investissements collectifs à effet productif décalé. Elle est aussi généralement aggravée par la rigidité particulièrement forte de la demande nationale des produits étrangers, ce qui provoque la hausse rapide des prix d'importation et par conséquent une accélération supplémentaire de la hausse du niveau général des prix. Il n'est pas étonnant dès lors que prolifèrent des activités surtout importatrices et spéculatives, au détriment d'un développement national réel (16). Dans ces conditions, il est bien évident qu'une lutte active et efficace contre l'inflation constitue un préalable essentiel à l'accélération du développement, et que c'est peut-être pour ces pays qu'un système automatique de stabilisation pourrait avoir le plus d'effets économiques positifs, par l'élimination d'un des principaux obstacles au développement, tout en ne provoquant pas de bouleversements sociaux ou politiques insupportables. Il serait d'abord très avantageux pour ces économies fort dépendantes que cesse la hausse incessante des prix dans les économies plus développées, car leur capacité d'importation en serait fortement améliorée. Mais, l'application interne d'un système automatique de stabilisation serait encore plus bénéfique, par l'incitation à substituer des activités productives à des activités de distribution ou de spéculation et des investissements domestiques aux placements de capitaux à l'étranger. Enfin, sans risque d'accélération de l'inflation, l'intensification du développement
(16) L'amélioration sensible des termes de l'échange et l'accroissement des revenus extérieurs enregistrés depuis quelques années par les pays pétroliers et d'autres pays producteurs primaires peut naturellement améliorer la capacité de développement de ces pays, mais, là aussi, à condition que l'inflation y soit limitée efficacement. Voir à ce sujet, entre autres, M. Chatelus, «De la rente pétrolière au développement économique ,., dans : La péninsule arabique d'aujourd'hui, Paris, 1983.
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autonome par une politique de stimulation monétaire bien conçue, accompagnée d'un «protectionnisme éducateur », serait une technique parfaitement praticable. Cependant, on peut se demander si toutes les normes valables pour les économies développées seraient transposables telles quelles à des pays en voie de développement. Ce serait certainement le cas pour la maximisation du taux de résultat et la minimisation du taux de marge. Mais, dans ces économies où il y a un immense sous-emploi apparent et déguisé, il serait sans doute contraire à l'intérêt de l'ensemble des travailleurs potentiels d'imposer immédiatement aux entreprises la maximisation du taux de salaire. Celle-ci ne devrait être introduite qu'à partir du moment où l'on approcherait du pleinemploi structurel. Ce moment serait d'ailleurs d'autant plus rapidement atteint que la rentabilisation provisoirement plus élevée du capital provoquerait un afflux rapide et massif d'investissements étrangers et internationaux. En attendant, on devrait se contenter, autant que ce serait possible, d'une norme de stabilisation du taux de salaire dans les entreprises et les administrations.
CONCLUSION
Le champ du possible est toujours plus grand
qu'on ne le pense. TOCQUEVILLE
Une grande crise comme celle qui affecte l'économie mondiale et surtout l'économie européenne depuis une dizaine d'années, n'est pas seulement conjoncturelle, elle n'est même pas principalement structurelle, elle est avant tout fonctionnelle et institutionnelle : c'est le signe d'une grave défaillance du fonctionnement du système économique, c'est-à-dire du mode de régulation et par conséquent du type d'organisation de l'économie. Elle révèle que le système ne parvient plus à assurer la croissance équilibrée ni par ses mécanismes automatiques ni par ses régulations étatiques. Elle impose donc un réexamen des conditions théoriques et pratiques de l'expansion dans la stabilité. Tel a été l'objet de ce livre. *::: *
Nous avons d'abord essayé d'établir un diagnostic exact de l'instabilité nominale chronique et plus précisément de l'inflation de longue durée. La théorie courante considère que celle-ci a pour cause l'excès du revenu et pour condition l'excès de la monnaie par rapport au produit. En réalité, il est apparu qu'il fallait inverser cette proposition. Une observation méthodique et une interprétation systémique des faits nous ont permis en effet de montrer que l'inflation chronique tient à l'insuffisance de la production effective et plus précisément qu'elle a pour cause fondamentale non la rémunération, mais l'utilisation des facteurs dans les entreprises,· qui vise à accroître la valeur ajoutée et surajoutée au produit, et pour condition première non la création de monnaie, mais la croissance du revenu des ménages, qui aboutit à diminuer et même à supprimer l'élasticité de la demande des produits aux prix. Cette donnée psycho-économique fondamentale, négligée par la théorie habituelle, a pour conséquence de laisser les prix presque exclusivement sous l'influence de l'offre et d'accorder ainsi une liberté d'action excessive aux entreprises et aux administrations. Celles-ci ayant en général tout intérêt à relever sans cesse leurs prix ou leurs taxes et n'ayant aucun intérêt à les stabiliser et a fortiori à les baisser, pratiquent spontanément des gestions discrétionnaires par lesquelles le coefficient de capital s'élève, l'offre effective devient une fonction décroissante de la production et la marge une fonction croissante du prix. Tel est, sous
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L'EXPANSION DANS LA STABILITÉ
l'apparence des choses, le processus essentiel de l'inflation chronique et croissante, des mécanismes additionnels assurant sa propagation et sa généralisation et des facteurs occasionnels, conjoncturels et structurels aboutissant, selon les cas, à freiner ou à accélérer cette tendance permanente ou à établir la stagflation. La distribution des crédits et la répartition des revenus contribuent à déterminer l'inflation dérivée et par conséquent le processus et le rythme de l'inflation apparente, mais non l'existence même et la permanence du phénomène. L'inflation chronique est donc fondamentalement une inflation volontaire des producteurs. Elle n'est pas la baisse de la valeur réelle du revenu monétaire, mais la hausse de la valeur fictive du produit réel. Elle apparaît et se développe tel un cancer, parce que le mécanisme naturel d'orientation et de contrôle des entreprises ne fonctionne pas correctement dans une économie de marché non stationnaire. Les prix augmentent parce qu'ils peuvent augmenter, telle est la condition nécessaire et suffisante de l'inflation. Plus qu'un déséquilibre macroéconomique, l'inflation est au fond, comme la pollution, une externalité microéconomique de la production, qui surgit lorsque la croissance du revenu annihile le processus de régulation des prix par la réaction des consommateurs, c'est-à-dire la rétroaction négative qui devrait être la variable de commande du système. La science économique analyse depuis longtemps ce processus, mais elle n'a su prendre pleinement conscience ni de son importance pour la variation du niveau général des prix ni surtout de sa défaillance inévitable, générale et croissante. Au contraire, elle n'a cessé d'admettre, dans ses modèles généraux du fonctionnement de l'économie, les postulats de la neutralité nominale de la production, de la stabilité nominale endogène et de la régulation automatique des prix. La réalité est que, pas plus que le plein-emploi, la stabilité des prix n'est l'état normal et garanti de l'économie. Comme la théorie des systèmes l'établit, tout ensemble dont les éléments sont excessivement «libérés» et «s'auto-finalisent» au lieu d'être contraints par des «répresseurs» à remplir leur fonction spécifique au sein de l'ensemble, tend à se désintégrer dans un désordre spontanément croissant. L'instabilité nominale n'est pas due à la perturbation exogène de l'économie par le système politique ou social, mais résulte essentiellement du dérèglement spontané du système économique lui-même et de l'inversion de son fonctionnement qui en résulte. Ce sont des forces endogènes tenant au développement de la consommation et par voie de conséquence au dérèglement de la production, qui tendent à élever régulièrement le niveau des prix, et la capacité d'autorégulation du système, élevée en cas de stagnation économique, tend à devenir nulle en cas de croissance.
* **
CONCLUSION
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Nous avons ensuite examiné la stabilisation étatique. Avec un diagnostic erroné, parce que fondé sur des postulats inexacts, il est fatal que les politiques économiques mises en œuvre pour lutter contre l'instabilité de la croissance s'avèrent déficientes ou même nocives. Les mieux orientées parmi ces interventions, comme la politique de l'offre, celle de la concurrence ou de la consommation, ont une efficacité limitée. Elles évitent des prix élevés, mais non des prix croissants. Elles peuvent donc obtenir un constant ralentissement, mais non l'élimination de la tendance inflationniste. Au surplus, elles n'ont qu'une fonction complémentaire. Le rôle principal est en effet dévolu à deux méthodes dont les effets immédiats sont plus sensibles, mais en revanche profondément nocifs pour la production: la stabilisation monétaire et la politique des revenus. Ces deux politiques sont fondées sur les postulats de séparabilité, c'est-à-dire l'affirmation de la possibilité de réaliser la stabilisation nominale sans affecter la stabilité réelle de l'économie et d'agir par la direction macroéconomique ou la concertation macrosociale sans perturber l'allocation et l'accumulation microéconomiques. L'irréalisme de ces prémices politiques, qui prolongent dans le domaine de l'action l'inexactitude des postulats théoriques, entraîne évidemment l'inadéquation de ces interventions. Leur mise en œuvre déterminée est certes susceptible de briser l'accélération de l'inflation et même de réduire fortement, si elle est maintenue avec fermeté, le rythme de la hausse des prix. Mais ce résultat est toujours payé d'un prix très élevé : le freinage de la croissance, voire même la stagnation économique, et surtout l'aggravation massive du chômage. Bien plus, en pesant exclusivement sur le financement du secteur marchand et sur la répartition des revenus monétaires, elles agissent sur des causes induites et passagères de l'inflation mais épargnent totalement le foyer d'infection véritable du mal. En outre, en opérant de manière globale, elles pénalisent essentiellement les agents et les entreprises les moins inflationnistes, mais épargnent ou même favorisent les plus inflationnistes. Au lieu d'améliorer l'arbitrage microéconomique entre les quantités et les prix qui détermine l'évolution macroéconomique de la production en volume et en valeur, elles contribuent à le détériorer et entretiennent elles-mêmes à long terme le dilemme entre inflation et chômage et la contradiction, plus fondamentale encore, entre la stabilisation réelle ou nominale des processus et l'allocation efficiente des ressources. Elles sont aussi bien économiquement inadaptées ou dangereuses que socialement et moralement contestables. On ne peut donc pas davantage compter sur la stabilisation de l'Etat que sur la régulation du marché pour échapper à l'alternance entre la stagnation équilibrée et la croissance déséquilibrée. Dans l'économie stationnaire, la régulation étatique est inutile, dans l'économie dynamique, elle est inefficace ou même néfaste. Il n'y a pas plus à espérer d'un renforcement ou d'un perfectionnement de la
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politique économique, qu'elle soit d'inspiration classique ou keynésienne, que de l'abandon de toute intervention et du simple rétablissement des mécanismes du marché. L'alternance périodique du dirigisme et du libéralisme n'est pas davantage la solution; une telle évolution serait en réalité une involution, une régression vers les formes d'organisation du passé, historiquement dépassées. L'analyse comme le bon sens incitent à penser que, dans ce domaine comme dans d'autres, face à des perturbations répétées, profondes et durables, et l'intervention et l'abstention doivent faire place à l'organisation. Seule une révision bien conçue du mode de régulation du système peut constituer une solution valable et durable, en même temps qu'une véritable issue à la crise actuelle.
* ** C'est dans cet esprit que nous avons finalement proposé, pour assurer l'expansion dans la stabilité, de substituer une fois pour toutes au mécanisme naturel de régulation, nécessairement défaillant, tout comme à l'intervention étatique, inefficiente ou nocive, un automatisme artificiel de caractère juridique et fiscal, le S.A.S.S., qui assurerait une sorte de pilotage automatique de l'économie. Le principe du « système automatique de stimulation et de stabilisation » est simple. Comme le mécanisme naturel qu'il remplace, il s'applique directement aux centres microéconomiques qui déterminent à la fois la croissance et l'équilibre, c'est-à-dire les entreprises, auxquelles il donne des orientations et incitations optimales que le marché ne fournit pas spontanément. Plus précisément, en pénalisant la hausse des marges et la baisse des taux et en incitant au contraire à la baisse des marges et à la hausse des taux, il ôte aux entreprises tout intérêt à augmenter leurs prix ou à diminuer leur production, mais leur donne au contraire un intérêt réel à stabiliser leurs prix et à étendre sans cesse leur production et leur offre effectives, en même temps que le revenu correspondant. C'est donc un instrument visant à obtenir artificiellement, par la fixation légale des critères et sanctions de la gestion des entreprises, que celles-ci se comportent comme si la demande était infiniment élastique et le consommateur parfaitement souverain et qu'elles fassent ainsi librement ce que commande l'intérêt général. Une telle innovation institutionnelle constituerait une réforme très limitée de l'organisation de la vie économique, puisqu'elle n'exigerait qu'une légère modification de l'impôt sur les sociétés, mais elle pourrait avoir d'importantes conséquences. Il ne s'agirait en fait que de lever l'indétermination du comportement des entreprises, qui est actuellement à l'origine du meilleur comme du pire, en sélectionnant et en promouvant parmi les gestions déjà pratiquées par les entreprises exclusivement celles qui permettent d'assurer le bon fonctionnement du système global. Mais, dès lors que les intérêts particuliers
CONCLUSION
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des entreprises coincideraient spontanément avec l'avantage collectif de la société et que les facteurs de déséquilibre ou de distorsion seraient refoulés à leur source même, l'économie de marché retrouverait toutes ses vertus. Soumise à un système de prix stables ou décroissants, qui déterminerait la production au lieu d'être déterminé par elle, et rendue dans une large mesure insensible aux fluctuations conjoncturelles, aux pressions sociales et aux stratégies internationales, l'économie de marché programmée connaîtrait à la fois un fonctionnement stable et un rendement maximal, par une allocation, une accumulation et une répartition en permanente optimisation. En outre, en rétablissant la fiabilité et la capacité d'autorégulation du système et en harmonisant les gestions des entreprises et les objectifs de la société, ce nouveau mode de régulation cybernétique, techniquement plus efficient et moralement plus évolué que les précédents, rendrait la politique économique et sociale dans une large mesure inutile, tout en n'exerçant qu'une contrainte minimale. Les règles générales fixées se substitueraient en effet sans difficulté à une multitude de réglementations et d'interventions publiques et permettraient donc une large et définitive libéralisation de l'économie, en particulier en matière de prix et de revenus, tout en garantissant la justice des transactions économiques et des relations sociales. Toutefois, en soumettant la gestion décentralisée des entreprises, et éventuellement même celle des administrations, à la programmation centrale de la société, le S.A.S.s. restaurerait aussi l'autorité et l'efficacité de l'Etat. Débarrassé de l'obligation d'intervenir de manière répétée, massive et détaillée dans la vie économique pour modifier constamment les conséquences générales des comportements individuels, l'Etat retrouverait ses fonctions naturelles de producteur d'ordre et de justice par l'organisation générale et l'intervention ponctuelle et occasionnelle. Il réduirait d'autant ses charges financières. En outre, la substitution d'une commande microéconomique à une intervention macroéconomique dont l'efficacité est de plus en plus réduite par la nature des choses, rétablirait, sans mettre en cause l'intégration mondiale, la souveraineté économique de l'Etat, c'est-àdire sa capacité à contrôler l'évolution de l'économie nationale à l'encontre des mécanismes internationaux et des pouvoirs multinationaux. Enfin et surtout, grâce à ce régulateur automatique de la gestion des entreprises, la société n'aurait plus à choisir entre la peste de l'inflation et le choléra du chômage ou, pire encore, à supporter les deux dans la stagflation. La stabilité et la vérité des prix modifieraient profondément le partage quantité-prix au sein des entreprises et donc la logique de fonctionnement du système économique. La stabilisation des prix serait obtenue non par la récession et le chômage, mais au contraire par l'expansion et le plein-emploi. Il n'y aurait donc plus contradiction entre la croissance et l'équilibre. Le sentier de croissance équilibrée deviendrait le sens unique de l'évolution économique.
TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS
7
INTRODUCTION
17
La défaillance de la science économique 22 L'erreur de la recherche économique 33 Le problème théorique et pratique central 38 Le point faible de la théorie économique 43 La révolution toujours nécessaire 52 Les trois étapes 70 PRJ!MIImE
PARTIE
ANALYSE DE L'INSTABILITE NOMINALE
1.
Introduction ............................................
75
Les causes de l'inflation ................................
76
Analyse empirique 76 Formulation théorique 88 Annexe 1 - Production et inflation dans la littérature économique 98 II. -
Les conditions de l'inflation
100
Approche théorique 101 Analyse empirique 107 Explication historique 116 Annexe II - Elasticité et inflation dans la littérature économique 123 III. -
Les mécanismes de l'inflation .......................... 128 Le processus central 128 Le taux d'inflation chronique 133 Facteurs de consolidation et d'amplification 137 La fluctuation dans le temps 146 La divergence dans l'espace 150
Synthèse ..................•............................. 159
DEUXIÎlME PARTm
CRITIQUE DE LA STABILISATION ETATIQUE
Introduction ,.,:.'", .. ;',',.................................... 175 1.
Les politiques conjoncturelles et discrétionnaires La politique de la demande 176 L'action sur les coûts 184 Le blocage des prix '187
176
II. -
Les politiques structurelles et programmées Politiques de la croissance et de l'offre 190 La politique de stabilisation monétaire 199 La politique'des revenus 215 La politique des prix et de la concurrence 230
189
Conclusions
243 TROISIÎ!ME PARTm
LE SYST.EME. AUTOMATIQUE DE STIMULATION ET DE STABILISATION
Introduction .............................. :............. 259 1.
Les' fondements du S.A.S.S. ............................ 260
II.
Les modalités du S.A.S.S. .... ........................... 265 La détermination des normes 266 L'établissement des sanctions 287
III. -
L'application du S.A.S.S. ................................. 300 Synthèse ....................:. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 312 Annexe - Stabilisation' automatique, économies socia, listes et économies en voie de développement 317 333
CONCLUSION
)'
..
:
Imp. Bosc Frères, Lyon. -
Dépôt légal nO 7955
-
Octobre 1985