Peter Coulmas
l LES CITOYENS DU MONDE Histoire du cosmopolitisme
Traduit de l'allemand par Jeanne Étoré
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Peter Coulmas
l LES CITOYENS DU MONDE Histoire du cosmopolitisme
Traduit de l'allemand par Jeanne Étoré
Ouvrage publié avec le concours du Centre national du Livre
Albin Michel
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation-Maison des Sciences de l'homme, Paris et de Inter-Nationes, Bonn.
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/9 9S Toute aventure humaine, quelque singulière qu'elle paraisse, engage l'humanité tout entière. Jean-Paul Sartre,
Saint Genet, comédien et martyr
Édition originale allemande: WELTBÜRGER: GESCHICHTE EINER MENSCHHEITSSEHNSUCHT
©1990 by Rowohlt Verlag GmbH, Reinbek bei Hamburg
Traduction française: © Éditions Albin Michel S.A., 1995 22, rue Huyghens, 75014 Paris ISBN 2-226-07906-8 ISSN 1158-4572
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Avant-propos
C'est la première fois que l'on tente d'écrire une histoire du cosmopolitisme de ses origines à nos jours. Dans aucune des langues que je connais, je n'ai trouvé de titre correspondant. Les études sur le cosmopolitisme à différentes époques, en particulier aux deux plus importantes, l'époguel!.dléni§.tigue et le sont nombreuses. Ne serait-ce qu'au cours de ces dernières décennies, alors que le sujet n'intéressait plus guère, d'importants ouvrages ont paru - surtout en français, en anglais et en italien - traitant de ces périodes et de différents aspects du cosmopolitisme: les voyages, l'exil, l'étranger. Nous manquons toutefois de présentations générales. On a certes publié de nombreux traités - d'histoire des idées ou des institutions - sur l'internationalisme 1, où des chapitres particuliers analysent aussi lepnénomènedu cosmopolitisme. Mais en dépit de nombreux recoupements, il s' issues il est vrai d'une racine universaliste commune,
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dernier est de nature unitaire et vise l'humanité entière comme un groupe social unique, tandis que l'internationalisme se fonde sur les nations 2 ll, dit une définition trop étroite, mais commode et par conséquent répandue. On peut se demander pourquoi seules des périodes particulières de l'histoire du cosmopolitisme ont été étudiées. C'est précisément qu'il d'histoire du cosmopolitisme dans sa totalité, en tout cas pas au sens où ifpeut y avoir une histoire de la polis grecque, de l'architecture des temples birmans ou de la microbiologie, autrement dit d'un sujet se trouvant en perpétuelle évolution historique. Le cosmopolitisme, que ce soit en tant qu'idée ou en tant que
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LES CITOYENS DU MONDE
comportement, ne présente aucune continuité à travers les millénaires - ni dans le cadre d'une histoire de la pensée, ni dans celui d'une histoire événementielle. Les interruptions sont même visibles en lexicologie. Dans le Historisches Handworterbuch der Philosophie3, nous trouvons un article, abondamment nourri de citations et de références, qui, après les auteurs de l'Antiquité depuis Anaxagore jusqu'à saint Augustin, saute un millénaire. Après une rapide allusion à Dante, on passe sans transition aux textes de référence de la Renaissance jusqu'à nos jours, d'Érasme à Oswald Spengler. Il semblerait que dans l'intervalle le cosmopolitisme ait été inexistant. réalité, il allcul1.ç période de l'histoirege,
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.. avait disparu de la conscience des éléments cosmopolites subsistaient, certains individus se considéraient et se comportaient comme des tenants du cosmopolitisme, qui régnait en maître en certains points du monde - par exemple à Constantinople sous 1'« ère byzantine ». Cela a donné naissance à un cosmopolitisme 1conjoncturel - après ou avant la lettre: le concept n'était pas J employé, pas même pensé, mais il se créait des situations dont l'enfi semble des caractéristiques se ramène pour nous au phénomène du 1 cosmopolitisme. Les couraQts cosmopolites - transposés dans l'audelà, mais même en ce qui concerne le monde d'ici-bas -., ont été par lstreligion_et la philosophie chrétienté était une communauté de fidèles aux yeux de qui ni les frontières ni les origines n'avaient la moindre importance. En outre, au !; Moyen Age, sur les dangereuses routes d'Europe, circulaient des voyageurs de tous les pays. Pèlerins, commerçants, gens du voyage se rencontraient, et ces contacts les initiaient au cosmopolitisme. En cette époque de petites communautés fermées, il était extrêmement et de pouvoir raconter chez SOI 'ce que 1on avait decouvert adleurs. Le suis un_5::it<2Yengu mOQÇk..>? - , puis érigé par _trine rédOminante our.. __ _ .tes _une cu ture mixte2.E__ 0 ue et repris -après u?J).9gd d'un. _ml __ .et à l'époque des .., . grands empires, des empires unlvëi-
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AVANT-PROPOS
saux, beaucoup de civilisations en ont connu. Les religions universelles proclament à l'échelle de la planète leurs vérités comme seules sources de salut. La Chine ne se définissait-elle pas comme l'empire du Milieu, aurour duquel se disposaient en cercles concentriques les autres pays par ordre d'importance décroissante? Dans l'association originale de ses différents éléments, le syndrome ..
.. et n'a.·pas d'h()!.I1QIQggedans.d'.Çlutres '6Vffisation.s. La primauté universellement reconnue de la civilisation internationale d'inspiration européenne, que tous les pays du monde s'efforcent d'adopter et d'assimiler à l'heure actuelle, reflète le caractère spécifiquement européen de cette aspiration au cosmopolitisme 5. Celui-ci est le produit de fuct<:urs umte alX, 1 erte, qui ont reçu selon lesepoqüês-dëSinterprétauons et es pon erauons différentes. L'horizon du cosmopolite se définit en remier lieu comme' l' universum terrestre, e mon e entier, pour SI etriqué et SI Imité dans l'espace qu'il ait pu être à ses débuts, quand bien souvent le « monde» ne dépassait pas la chaîne de montagnes la plus proche. Le cosmopo-l lite s'est en revanche fixé pour mission, dès les temps les plus anciens, de découvrir le monde, de l'explorer, de le peupler, et le cas échéant de le conquérir. La foi dans le progrès de l'histoire, jointe à tout ce qui précède - sans jugement de valeur - est la condition même d'une appréhension cosmopolite du monde. Au de,ce monde doit li-cogcenu mêffiê en second lieu de l'universalité. Sans la paix, la volonté universaliste et unitaire serait restée vide et purement théorique. La paix a été, à travers toutes les époques, un des vœux les plus chers de l'humanité, dont la réalisation moins d'intensité et d'urgence ici-bas ou était recherchée avec plus dans l'au-delà. Mais c'est Erasme 'qui le premier a érigé en principe politique absolu la néœssité d'un monde sans guerre. La tolétance à l'égard des êtres d'autre nature et d'autre confession résulte de l'impératif de paix: c'est une autre composante du cosmopolitisme. Au cœur de cet univers uni et acifi ue çlQit - en troisième lieu re n j erté, en a.i . .. cos- \ mopolite doit pouvoir se déplacer librement et sans entraves, agir en toute liberté, aussi bien sur le plan de la participation politique que de l'épanouissement de la personnalité individuelle. Les liens telluriques, sociaux ou religieux doivent être rompus ou tout près de se rompre. C'est uniquement sur cette base que peuvent se développer la sociabi-
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LES CITOYENS DU MONDE
AVANT-PROPOS
lité, le raffinement, une certaine assurance face à l'altérité, et la supériorité du cosmopolite dans son allure. Le monde est un champ d'expérimentation sans bornes, que le cosmopolite traverse, explore, étudie, parcourt, observe - conformément à la très ancienne devise des marchands: « Le monde est mon domaine. » Le terme de cosmopolitisme est utilisé, conjointement ou concurrentiellement, dans deux sens certes liés, mais différents l'un de l'autre. D'un c.ÊE.0n entend par là la cosmopolis stoïCienne était la communauté suprême réunissant tous les hommes et tous les dieux. Au fil des millénaires, on finit par désigner sous le nom de cosmopolites tous ceux qui prétendaient avoir partout sur la planète un droit à la citoyenneté et tenaient pour illégi- . times les frontières, fermetures et exclusions, interdictions d'entrer ou ' de sortir d'un pays, et autres obstacles et barrières. _D'un autre côté, le cosmopolitisme 'intérêt orté à des êtres et à des j?ays étrangers. Les cosmopolites sont es in ividus disposés à faire un effort pour acquérir des informations sur les , étrangers ou dialoguer avec eux - par exemple en apprenant des ': langues étrangères ou en voyageant dans des pays étrangers - et \ qui par conséquent n'ont aucune difficulté à vivre hors de leur pays JiJ,i à traiter avec des étrangers. . du cosmopolitisme se situent toutes les pensées introverties qui clôturent les petites unités fermées et s'orientent vers une idéalisation naïve et archaïque du groupe. En dépit de toutes les rechutes de la pensée dans le nationalisme en cette fin de XX" siècle, cette position est ressentie de plus en plus souvent comme désuète. En l'espace de quelques millénaires, les hommes ont exploré la planète, ils en ont pris possession et se sont organisés en unités de plus en plus vastes. Des groupes d'importance croissante se sont formés. Au moins sur le plan de la technique et de la science, de la communication, de la circulation et de l'économie, notre planète est devenue un tout. Quant à savoir si ce processus, fréquemment interrompu mais poursuivi sans faille, ira ou non jusqu'au point considéré jusqu'à présent comme utopique d'une union de l'humanité entière, c'est une question d'avenir que nous n'avons pas à élucider ici. Ce point est défini comme objectif ultime, c'est ce qu'enseignent non seulement les nombreuses formules où la notion de « monde» intervient sous une forme ou sous une autre - de « citoyen du monde» à « guerre mondiale », voire « guerre civile mondiale », depuis « littérature mondiale» jusqu'à «économie mondiale », axe international, exposition universelle, renommée mondiale, domination mondiale (et par analogie avec tout cela le néologisme cosmopolitique) - , mais c'est ce que
montrent aussi de nombreux appels ou réflexions d'hommes politiques et d'intellectuels dans ce sens. A l'époque où a été rédigé cet avant-propos, le président de la République fédérale d'Allemagne, von Weizsacker, rappelait aux diplomates accrédités à Bonn, lors de la réception du nouvel an 1988, qu'ils devaient aider à créer un monde uni (et non pas un premier, deuxième, tiers ou quart monde, dont il n'était aucun besoin) ; une revue financière britannique 6 prévoyait la création d'une monnaie universelle (<< appelons-la phénix »), que l'évolution des événements rendrait inéluctable à plus ou moins long terme; le linguiste Harald Weinrich définissait le « plurilinguisme» comme «l'état naturel de l'être humain en tant qu'être social? » ; et le président Mitterrand recommandait l'apprentissage de plusieurs langues étrangères comme moyen de communiquer à l'échelle universelle. L'internationalisme occupe nos contemporains. Le planétarisme est un terme brûlant d'actualité - malgré les revers nationalistes qu'ont engendrés les XIX· et xx· siècles. Le monde en
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Nous n'insisterons pas sur ce terme de «rêve» qui pourrait éveiller des associations psychologiques que nous n'aurions pas voulues. Les enchaînements et les filiations historiques d'une époque à l'autre sont difficiles à rétablir. Mais on retrouve bien le besoin inlassable de recommencement et l'inébranlable désir d'unité, appelé pothos chez Alexandre le Grand, saudade chez les Portugais, et réapparaissant chez Nietzsche sous le nom de Fernweh (littéralement, mal du lointain). Le sujet de ce livre est donc le processus complexe et embrouillé de de l'unification -progressive Ce processus a priS de multiples nouveaux départs et revêtu des dénominations diverses qui traduisaient des modifications et des nuances au niveau des principes et des intentions. Ce que l'on recherchait dans l'Antiquité sous le nom de COS-l( mopolitisme s'est appelé à d'autres époques universalisme, internationalisme ou globalisme. L'essentiel est de constater que cet objectif, qui s'est perpétué tout au long de l'histoire de l'humanité, a conditionné les hommes. La Société des Nations, les Nations Unies et autres institutions et organisations supra- et plurinationales marquent des étapes sur cette voie, même si le but n'a pas encore été atteint. La multiplicité des orientations et des définitions de principe explique en dernière instance qu'aucune histoire du cosmopolitisme n'ait encore été écrite.
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CHAPITRE PREMIER
Le monde
Unité de la création: les mythes - Unité de la pensée: les philosophes ioniens - Unité de pouvoir: Sumer - Les titres - Navigation et voyages - Hospitalité - Compte-rendu sur le monde de l'époque: Hérodote
L'homme vit dans le monde. Il pourrait donc en quelque sorte se considérer par nature comme « citoyen du monde» au sens le plus simple d'habitant bénéficiant d'un droit de séjour sur cette terre. Il n'en est naturellement pas ainsi. Car pour que pût être conçue l'idée de citoyen du monde et de cosmopolite, il fallait que le monde s'inscrive comme une unité dans la conscience des hommes et que la notion même de citoyen existât. Cela demandait un gros effort d'imagination et cela devait durer très longtemps, bien plus longtemps que les millénaires écoulés depuis le début de l'histoire connue. Nous ignorons à quelle date exacte l'homme a commencé à se représenter le monde comme une unité, mais nous savons que cela a été nécessairement à l'ère préhistorique. En effet, même chez les peuples et dans les cultures dont nous remontons les traces le plus loin dans le passé - en Mésopotamie - les mythes, les titres et les cartes géographiques témoignent d'une vision universaliste du monde. Il fallut attendre des millénaires pour que fût franchie l'étape suivante et qu'apparût la notion de citoyen. Certes Sumer, « où l'histoire a commence;) », était déjà une culture urbaine. De nombreuses villes et cités-Etats rivalisaient entre elles et se trouvèrent à certaines époques réunies en empires par de puissants monarques. Il n'y avait toutefois pas dans ces villes de citoyens avec des
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COSMOPOLIS
droits et des devoirs politiques. Le droit de tous les hommes libres de décider en toute autonomie de la vie politique de la communauté, défini et conçu en tant que tel, est une innovation historique mise en pratique pour la première fois dans la polis grecque à partir du VIe siècle av. J.-c. Et il fallut encore attendre le IV siècle pour qu'un citoyen, Diogène de Sinope, prétendît pour la première fois être « citoyen du monde». ans les temps les plus anciens, l'unité du monde se à l'homme d'une triple façon: sous forme d'tirie"iffimense exten-
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Nous avons de multiples preuves que le problème de .. 'unité occupa depuis très longtemps l imagination des peuples, de leul2 prêtres et de leurs rois. ans la définition même de leur science, les géographes déclarent: «Man S world includes what can be perceived on or (rom the surface of the earth 2 » - l'univers de l'homme comprend tout ce qu'il perçoit sur ou de la surface de la Terre. En ce qui concerne les peuples anciens, il faut ramener cette définition aux parties du monde qui leur étaient connues ou qu'ils se représentaient comme telles. On ne visait ni ne délimitait alors ni l'étendue ni les frontières de la planète, ni même d'un continent. Les représentations les plus anciennes du monde se réduisaient à l'espace exploré par les contemporains, auquel on adjoignait des régions dont on soupçonnait l'existence ou que l'on connaissait par ouï-dire. Elles ne dépassaient jamais ce que l'on considérait comme les « bouts» du monde. Le fleuve amer Marratu, dont les flots entouraient le disque terrestre sur la carte babylonienne comme le fleuve Océan chez les Grecs, était la frontière du monde. Et les « autels d'Alexandre », sur les rives de ffiyphasis qUI se jetait dans le delta de l'Indus, avaient été érigés par le grand conquérant en l'honneur du dieu Océan et de sa sœur et épouse Téthys: ils marquaient la limite orientale de la terre habitée (oikoumené gé), commeles Colonnes d'Hercule sa limite occidentale. «Le monde de l'Antiquité était extrêmement limité», conclut en résumé Christian Lange 3• Le theatrum,mundi de l'Odyssée allait à l'ouest jusqu'en Sicile, au sud jusqu'en Egypte, au sud-ouest jusqu'en Asie Mineure et au Levant, et au nordl·usque chez les Cimmériens établis sur le côte septentrionale de a mer Noire, même si on avait connaissance de l'existence d'autres territoires.
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LE MONDE
Unité de la création: les mythes Les tentatives pour ramener la multiplicité des apparences à une origine mythico-religieuse commune remontant aux temps préhistoriques sont plus importantes encore que les projections dans l'esla création, de pace. La multitude de cosmogonies aneen-commun, aè.mm<:s. L'homme s'y voit âssigner une place et se situe à ·partit-ae U:15e nombreuses cultures présentent le commencement et la création de l'être comme succédant au chaos et à l'obscurité, ou considèrent que les différentes formes de l'être en sont issues. Pour les Sumériens, le commencement était représenté par la colline initiale ou montagne du monde, jaillissant de l'océan des origines; chez les Phéniciens, la source de la création était l'œuf universel que l'on retrouve chez les orphiques sous la forme de l'œuf d'argent. Pour les tribus d'Australie, de Mélanésie et d'Indonésie, d'Amérique du Nord ou du Sud et du nord de l'Asie, l'origine de toute chose était l'arbre du monde, chez les Germains c'était un frêne universel, chez d'autres encore c'était un pieu universel, ou les lianes légendaires par lesquelles les chamans grimpaient au ciel. Dans la mythologie indienne, la terre entière était représentée sous la forme d'une immense coupe à thé reposant sur les dos de trois éléphants géants eux-mêmes appuyés sur la carapace d'une gigantesque tortue. Les religions des mystères orphiques concevaient aussi le monde comme une unité au sein de laquelle une loi immuable régissait le cycle cosmique du devenir et de la mort, ainsi qu'en témoigne cette ligne: Hadès et Zeus et Hélios et Dionysos sont un, un même dieu en tous 4.
L'homme lui-même était pris dans le cycle des apparences, suivant la doctrine de la transmigration des âmes. Tous ces paraboles, ces développements légendaires et ces métaphores traduisaient l'aspiration de l'homme à ramener ses expériences les plus disparates à une seule et même source; ainsi était donc posé dans la mythologie le postulat de l'unité de tout ce à quoi l'homme se trouvait faire face dans son existence, de tout ce qu'il vivait et de tout ce qui lui arrivait. Il « occupe peu à peu des régions de plus 1 en plus étendues de la planète, leur confère une dimension cos- 1 mique selon le modèle exemplaire révélé par le mythe cosmogonique. Grâce à ce mythe, l'homme devient à son tour un créateur.
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A première vue, il se contente de répéter inlassablement le même geste archétypique, mais en réalité il poursuit inlassablement sa conquête du monde, l'organise, et transforme le paysage naturel en cadre culturel. C'est le grand secret du mythe cosmogonique: il pousse l'homme à créer et ouvre constamment de nouvelles persà son esprit créateur 5 ». e la même façon, on cherchait dans la multiplicité et la diversité des apparences des règles générales, calquées le plus souvent sur ! les observés dans la : la naissance, la croissance, . la degenerescence et la mort, les saIsons, la marche des astres. On déterminait en même temps des périodicités avec le cycle des aeôns, des âges d'or, d'argent et d'airain, ou le rythme des jours, avec par exemple le trajet du dieu soleil Râ d'est en ouest par-dessus le Nil et son retour au point de départ à travers le royaume des morts. Quel que soit l'angle sous lequel on considère les représentations des temps les plus anciens, l'univers formait un tout. Pour si grandiose et admirable qu'ait pu être le premier éveil de l'esprit humain, ce n'était encore qu'une toute première étape. L'idée de l'unité du monde s'exprimait sous une forme codée, c'était plutôt une supposition qu'une définition exacte et conceptuelle. Les formules universalistes n'étaient rien de plus que d'audacieuses prémonitions. L'homme n'avait pas encore accédé au stade de l'interrogation cosmologique, dans l'optique de laquelle le monde pourrait être compris comme un tout organisé. Personne ne recherchait encore systématiquement son origine ni les modalités de son évolution, personne ne tentait d'en saisir la nature profonde ni le sens ontologique, personne ne se préoccupait de son tétos et ne se souciait de sa finalité. Même les tentatives babyloniennes plus tardives d'explications du monde - en dépit de leur précision descriptive et narrative - n'obéissaient pas à un esprit de rationalité. « La première règle de la conscience occidentale, "connais-toi toimême", aurait été incompréhensible pour un Mésopotamien, et l'impératif qui en découle selon lequel "l'étude adéquate - véritable - de l'humanité passe par l'homme" lui aurait semblé une absurdité irréfléchie, voire dangereuse. Aux yeux du Mésopotamien, l'univers concret dans son ensemble était l'objet essentiel d'une investigation obstinée sans interposition de son propre moi entre l'observation et son objet. Sans doute n'y a-t-il jamais eu de civilisation qui mît un plus sincère acharnement à accumuler les informations en évitant toute sorte de généralisation ou d'explication par des principes 6. »
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Unité de la pensée: les philosophes ioniens Les qrecsfurent. les premiers à se fixer AvecTapparition de hi notion 1 CIëCôsmos (ordre), ils dépassèrent les visions pittoresques et mythiques de la création du monde et les maximes de la pensée magique, 1 déterminées par la croyance religieuse et directement liées à la pratique, et ils accédèrent à une étude rationnelle des faits empiriques. Ils pénétrèrent ainsi sur le terrain de la science et de la philosophie; le premier à le faire fut Thalès de Milet. Les historiens de la philosophie présocratique 7, pour définir cette nouvelle appréhension du monde, ont souligné son opposition avec l'ancien univers des mythes et ont vu là un net progrès. Très tôt les Grecs, dotés d'une grande faculté d'abstraction, ont analysé leurs conceptions religieuses pour ce qu'elles étaient: les produits d'une imagination artistique. A des croyances mythiques se substitua l'univers d'uni logos qui pouvait prétendre expliquer naturellement la Profondément impressionnés par l'observation du changement - vie et mort, épanouissement et flétrissure - , les p4ilosophes ioniens, et surtout le principal d'entre eux, Parménide d'Elée, « ont posé comme première question philosophique celle de l'unité cachée de l'être tout entier, qui ne se manifeste pourtant jamais que dans la pluralité et la scission, la variété et la diversité de l'expérience 8 ». Cette question, pour si évidente qu'elle puisse paraître rétrospectivement, personne encore sous le soleil n'avait eu l'idée de la poser. Elle le fut pour la première fois au VIe siècle av. ] .-c. dans la ville de Milet en Asie Mineure - à la jonction entre l'Orient et l'Occident - sous la forme extrême de la recherche d'une « matière . réduction à un noyau ou à un acte de création initial fut ainsi! élevée jusqu'à la clarté de la pensée rationnelle et se condensa en un « abstract materialism 9 ». Les physiciens recherchent encore aujourd'hui cette « matière originelle », l'ultime unité non sécable, et sur cette voie ils vont toujours plus loin dans le domaine subatomique. L'eau (Thalès), l'air ou le pneuma (Anaximène); l'indéfini, encore indistinct, to apeiron (Anaximandre) qui est infini, « pour que le devenir ne s'arrête jamais JO» ; l'esprit (Anaxagore 11) qui est en lui seul et pour lui-même éternel 12 ; le feu (Héraclite) « qui toujours a été, toujours est et sera 13 » et qui symbolise la fusion des contraires (Héraclite) ; le tout-un, éternellement pareil, sphérique, immobile, le hen kai pan, plus spirituel que l'esprit (Xénophane 1
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COSMOPOLIS
d'Élée 14) ; la notion la plus abstraite de toutes, le nombre, et les rapports numériques (Pythagore et les pythagoriciens) ; et pour finir l'atome, l'insécable (Démocrite): tout cela était conçu par les grands précurseurs de la pensée humaine comme les ultimes éléments (composants) de l'être - toujours dans une acception matérielle - , les stoikheia, comme les racines, rhizomata, du tout (Empédocle): matière et énergie ne se distinguaient pas et formaient naturellement un tout. démarche décisive des philosophes grecs consista à dépasser l'apparence extérieure des choses_en une_,!rkhé, un principe d'où on pouvait faire découler toutesIês apparenceiles présocratiques, en pionniers incontestés de la recherche scientifique, développèrent ainsi pour la première fois la théorie d'un univers obéissant à des lois irrévocables, ne connaissant ni l'arbitraire ni la fantaisie, et fonctionnant systématiquement selon la loi de causalité; même si c'était avec des résultats pour une part assez rudimentaires, ils posèrent la base d'une cosmologie scientifique. Le monde était considéré comme un tout organisé, l'homme comme une partie de ce tout. Cette percée philosophique était la condition de la poursuite de l'étude et de l'exploration de l'univers, qui seraient les nouvelles tâches de leurs cadets.
LE MüNDE
Le monde n'était toutefois pas conçu et envisagé dans son unité uniquement en tant qu'espace géographique et lieu de séjour de l'homme, il n'était pas non plus pensé exclusivement en fonction
de son origine mythique et religieuse, ou en tant que principe philosophique et scientifique: un même projet historique avait aussi revendiqué l'unité en tant qu'ordre politique et cherché à l'instaurer par des combats sanglants. Des hommes habités d'une puissante volonté de pouvoir essayèrent de dépasser les limites des territoires qu'ils connaissaient et que peuplaient leurs semblables. Nous nous trouvons encore une fois ramenés au commencement de l'histoire. A partir de 2700 av. J.-c., écrit Lionel Casson, « les plus puissants [des Sumériens] eurent l'idée de soumettre leurs voisins 1 ». Cette formulation, qui donne à penser que c'était le fait du caprice, signifie tout de même que le désir d'annexion n'est en aucun cas une donnée immuable de la nature - résultant d'une malédiction de la race, du péché originel, de la précarité des choses de ce monde, de « la fragile disposition du monde» (Kleist) ou encore du conditionnement agressif du psychisme humain - mais, comme le dit Toynbee, « une habitude acquise 17 » dont on peut et doit se défaire. En tout cas, à partir de ce moment-là, les puissants attaquèrent les tribus et ethnies voisines, les soumirent, et poursuivirent dans ce sens - d'une façon tendanciellement insatiable - jusqu'à la fin ultime, l'unification du monde. L'unité du monde se manifesta 30iïs la forme de la domination n'apportait pas uniquement l'unité et l'ordre, mais aussi une douloureuse oppression, les Sumériens le savaient déjà. C'est à Sumer, puis à Sumer et Akkad - puisque c'est ainsi que f).1t appelé le pays après la première fusion avec les Sémites et leur Etat d'Akkad - , que vit le jour au tournant du quatrième et du troisième millénaire av. ].-c., à l'aube des temps historiques, la première grande civilisation. Ces peuples, qui jadis firent trembler le monde et dont l'existence engloutie sous les sables du désert a été littéralement oubliée au cours des deux derniers millénaires, ont été découverts au XIX" siècle - non pas par les fouilles des archéologues, mais grâce aux déductions logiques de déchiffreurs, philologues et linguistes. Les structures politiques des Sumériens nous intéressent ici dans la mesure où ils inventèrent en quelque sorte les premières techniques précises de power politics, ou, plus exactement, dans la mesure où ils sont les premiers pour qui nous disposions de sources qui nous en instruisent. La poésie qui décrit les phénomènes de cette politique de pouvoir rend « à nos oreilles un son familier ». Car jusqu'à ce jour encore, l'humanité n'a pas renoncé à ce type de politique. ________ Les premiers postulats de formules universalistes qu'un roi ait\ énoncés dans une intention politique datent de Sumer, que les 1
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l'homme etThumanitlaaÎJ.sleur ensemble; ils postulèrent par principe la commune appartenance de tous ceux qui avaient visage humain. En dépit de leur intégration à la polis, envers laquelle ils se savaient des devoirs, ils portèrent le regard au-delà de ses limites étroites. Dès le début, la religion orphique des mystères l'emporta sur les cultes traditionnels locaux de l'époque archaïque, trop étriqués pour la sensibilité nouvelle des contemporains qui s'inscrivaient dans un cadre plus large. L'orphisme ne compta que quelques milliers d'adeptes, mais exerça une influence très grande. Ce fut la première religion du monde qui ne fût pas donnée de naissance. La nouvelle doctrine portait un message auquel les individus étaient libres de se rallier 15.
Unité de pouvoir: Sumer
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Hébreux et les Grecs appelèrent plus tard Babylone. De même que les dieux fondaient des ordres hiérarchiques - aux temps heureux où tous les peuples adoraient le dieu du vent Enlil et parlaient tous la même langue - , le « père-seigneur, père-prince, père-roi Enki 18 » régnait sur les hommes. Il nous est resté, comme image de sa position de pouvoir, les autoglorifications épiques de la puissance, du pouvoir et de la magnificence - lesquelles du reste n'ont toujours pas disparu de la politique des peuples et des nations. Sumer, fondée sur le cours inférieur du Tigre et de l'Euphrate qui suivaient alors des cours très proches, fut l'un des premiers fruits de l'irrigation, comme les autres grandes civilisations du fleuve Houang-ho, de l'Indus et du Nil. Cette innovation, qui marqua une étape historique universelle, instaura une première forme de division du travail au sein d'une société dont l'agriculture fut alors en mesure d'entretenir une minorité chargée de l'invention et des plans, de la fabrication, de l'administration, du service du pouvoir, bref de libérer une minorité pour la spécialisation 19. C'est alors que furent posées les bases d'une civilisation urbaine - avec des prêtres-princes, une hiérarchie de fonctionnaires, une direction centrale de la main-d'œuvre, un ordre militaire et un système de justice rationnels, et un clergé servant un panthéon de trois mille six cents dieux d'origines diverses. L'influence la plus marquante de cette civilisation sur la postérité résulta de l'invention de l'écriture (cunéiforme) et du système numérique (sexagésimal) fondé sur le chiffre 360 (nombre de jours de l'année solaire). Pour la première fois dans l'histoire, on pouvait ainsi dégager des phénomènes politiques et sociaux des lois de fonctio.!!Qement prévisibles. Ces institutions et ces conceptions universalistes de Sumer ont exercé une influence déterminante sur l'Occident. Toutes les communautés préhistoriques se formèrent et disparurent sans laisser trace de leur civilisation; pour la première fois fut établie à Sumer une société dont l'influence se répercute jusqu'à nos jours: « Le rayonnement de l'Antiquité sumérienne a exercé sur notre monde des effets d'une puissance telle qu'on ne l'observe que très rarement - entre les cultures de la Chine et de l'Inde, de la Grèce classique, de la Chrétienté et de l'Islam. Ces effets se sont presque exclusivement orientés vers l'Occident - à un point qui nous autorise à intégrer clairement la culture sumérienne à l'histoire de l'évolution de l'Occident 20. » Il n'y a évidemment aucune tradition vivante, directe ou indirecte, de Sumer au présent, ce qui rend plus ardue la compréhen-
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sion de la mentalité de cette époque: « un hiatus de quatre fois mille ans nous sépare irrémédiablement 21 ». Pourtant la civilisation occidentale demeure attachée par d'innombrables racines aux conquêtes matérielles et intellectuelles des Sumériens. Les analogies avec la polis grecque et le monde des dieux de l'Olympe, même si elles sont parfois superficielles, sautent aux yeux. Nous avons d'un côté comme de l'autre des divinités locales de la cité, des princes rivaux menant une constante lutte de pouvoir; d'un côté comme de l'autre des sanctuaires, ziggourats ou acropoles dominant les villes; d'un côté comme de l'autre, une très ancienne tradition littéraire de chants héroïques récités dans les cours, pour ne mentionner que quelques ressemblances. Les souverains sumériens réussirent à constituer à l'intérieur et au-delà des frontières de la Mésopotamie un empire géant pour les conceptions de l'époque, où ils réalisèrent au moins un début d'unité culturelle. Sargon 1er qui, au dire des sumérologues, mérite bien d'être appelé « Sargon le Grand », était un redoutable ambitieux. Échanson de son maître et roi Lougalzagesi, il monta sur le trône après une période de troubles: soulèvements de monarques locaux et attaques de l'extérieur des frontières. Premier souverain d'Orient, il fixa sa résidence dans une ville qu'il avait lui-même fondée: Akkad. Avec ses unités mobiles, qu'il avait organisées en une armée permanente comptant, semble-t-il, cinq mille quatre cents guerriers, « lesquels mangeaient touS les jours devant lui », il partit en campagne contre la lourde armée sumériennne engoncée dans son ordre de bataille, battit le « seigneur des territoires », le grand roi Lougaizagesi, illustre mais vieillissant, « qui avait toujours vaincu », exposa le vaincu dans une cage d'infamie devant le temple d'Enlil, dévasta les villes qui lui résistaient, de telle sorte « que même les oiseaux ne pouvaient plus y loger 22 », soumit en quelques valeureuses campagnes les montagnards du Nord, arriva jusqu'aux forêts de cèdres du Liban et aux monts de Tauride avec leurs mines d'argent, parvint à l'ouest jusqu'à Chypre après une expédition maritime, à l'est jusqu'à Elam, et fonda ainsi le premier « empire universel ». Les historiens qui estiment que cette notion peut s'appliquer la justifient d'un côté par la dimension géographique du territoire dominé, qui recouvrait « dans toute sa longueur et dans toute sa largeur» l'ensemble du monde d'Asie Mineure connu à cette époque - par les expéditions commerciales et les ca;npagnes guerrières (c'est plus tard qu'on tenta d'y indure aussi l'Egypte) ; a'un autre côté, on considère essentiellement comme universaliste ce qui chez Sargon trahissait une extraordinaire volonté de pouvoir
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et de conquête: la prétention à être reconnu comme seul et unique monarque de ce rang, sans aucun égal à côté de lui. Cette prétention se traduisit, comme il était déjà habituel à cette époque, par l'attribution de titres imposés à des sujets ou à des rivaux. Au début, les attributs contenus dans ces titres permettaient aux souverains de dépasser les limites du territoire qu'ils dominaient réellement, témoignant ainsi d'aspirations territoriales, revendiquant un droit de propriété, anticipant sur de futures conquêtes. Par la suite, ils s'attribuèrent des titres universaux pour exprimer leur grandeur et leur pouvoir universel.
Les titres Dans la période sumérienne ancienne de Meslim (2600-2500 av. ].-c.) nous connaissons l'existence d'un monarque du même nom, roi de Kisch (dont on ne retrouve toutefois pas la trace dans les listes des rois), qui par une sorte d'agression protocolaire se faisait appeler « roi de tout le territoire », ce qui revenait à déclasser les autres. Lougalzagesi, qui se vantait d'avoir fait régner l'ordre dans son empire et « rendu les routes sûres 23 », prit après sa victoire sur son suzerain le titre de « roi d'Uruk» ; après qu'il eut soumis d'autres villes, « autant que de l'herbe 24 », le dieu du vent, Enlil, « Seigneur de la tempête », qui investissait et révoquait les rois, lui permit de conquérir le premier « tous les pays étrangers du levant jusqu'au couchant» en lui aplanissant « les chemins de la mer inférieure (golfe Persique) en passant par le pays des deux fleuves (la Mésopotamie) jusqu'à la mer supérieure (Méditerranée) », où les hommes devraient désormais vivre en paix. Ces aspirations universalistes font de Lougalzagesi le premier grand conquérant de l'histoire. Sargon le' continua de développer la rhétorique expansionniste. Il se nomma dans cette langue très imagée « maître des quatre régions du monde », réclamant l'obéissance de « la totalité des hommes ». La __fuÇQ.l} .
1 2.0uvoir;..tes spécialistes Je la mythQt;gie expliquent la signification de ce thème par son contenu interne. L'homme primitif, qui se sent « jeté» dans le monde et n'arrive pas à s'y bien situer, cherche des repères spatiaux et les trouve par exemple dans cette claire et simple division quadripartite 25. 26
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Un successeur de Sargon, Naram-Sin, modifia le titre pour souligner ses victoires, adoptant une formule encore plus exhaustive : « roi des quatre pays (ou rives) du monde ». D'après Joan Oates, cette désignation restait toutefois encore « relativement modeste ». A un moment donné de son règne, Naram-Sin s'attribua des qualificatifs qui étaient jusqu'alors le privilège exclusif des dieux. Sur ses propres inscriptions, son nom fut désormais précédé du déterminant désignant la « divinité », autrement dit du signe cunéiforme signifiant « dieu », placé normalement devant le nom d'un dieu. Dans les textes qui lui sont dédiés, le vocabulaire montre encore moins de retenue: ses « serviteurs» s'adressent à lui non seulement comme à un être de nature « divine », mais le nomment « dieu d'Akkad» dans la pleine acception du terme 26. Le grand pas - on hésite à parler de progrès, tout au moins d'un point de vue moral, étant donné le processus de guerres et de conquêtes qui a fait l'histoire de l',humanité - , au-delà de la volonté autosuffisante de fonder des Etats et des empires au besoin par la violegce, résidait dans l'aspiration consciente au pouvoir universel. Les Egyptiens, porteurs de l'autre grande civilisation de cette époque, restèrent liés aux crues et décrues de leur fleuve; ils vivaient dans une immense oasis et montraient quelque tendance au repli sur soi. Les thèmes universalistes étaient néanmoins présents dans leurs conceptions poljtiques. Eux-mêmes donnaient de la fusion entre Haute et Basse-Egypte, dont le pharaon portait les deux couronnes, une interprétation œcuménique - uniquement dans le sens d'une communauté dans l'espace qui était le sien depuis les origines - comme le feraient par la suite les Grecs 27 • Ce principe était représenté symboliquement par le cérémonial du couronnement, qui sur un point rejoignait l'idée sumérienne des quatre régions du monde. Le pharaon, incarnation du dieu-soleil Râ, devait tirer une flèche aux quatre points cardinaux pour marquer symboliquement son pouvoir sur l'univers tel qu'on se le représentait; il était ensuite intronisé quatre fois 28 • Par la suite, nous trouvons des formulations et des prétentions universalistes démesurées dans toutes les régions du monde. Le prophète Isaïe décrit l'insatiable volonté de conquête du roi assyrien dans la langue extraordinairement concrète de l'Ancien Testament: « l'ai reculé les frontières des peuples et pillé leurs trésors. l'ai renversé dans la poussière les habitants. Ma main a saisi, comme au nid, les richesses des peuples. Comme on ramasse des œufs abandonnés, j'ai ramassé toute la terre, et pas un battement d'aile, pas un bec ouvert ni un pépiement 29.» La vision la plus ambitieuse 1
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celle de Xerxès. D'après un récit d'Hérodote, le Grand Roi se promettait, une fois les Grecs vaincus, de « faire des airs des cieux la frontière de l'empire des Perses (...) Le monde entier lui sera soumis, au Grand Roi, roi des rois, roi de tous les pays, roi de la terre immense et au-delà encore 30 ». Un demi-millénaire plus tard, Shâhpur le' grossit encore le titre dans le sens de la même emphase expansionniste, se nommant « roi de l'Iran et du non-Iran », autrement dit de tous les territoires du monde, étendant encore le contenu en ajoutant « maître de l'univers, descendant des dieux, frère du soleil et de la lune, compagnon des étoiles 31 ». Ù Moyen-Orient et en Extrême-Orient, comme dans les tribus d'Amérique centrale et du Nord, les populations eurent aussi très tôt, et manifestement sans influence extérieure, la vision d'un monde conçu comme unitaire. Le « Fils du ciel » régnait en Chine sur « tout ce qui se trouve sous le ciel»; et c'était là de toute évidence non pas l'expression d'une volonté de domination, mais celle d'un rang indubitablement supérieur à tous les autres. Nous pouvons conclure en résumé ?'y eut jamais de se soit . et les :-rempire élu Milieu, le peuple élu, lef>euple des Grecs par opposition à l'immense masse des Barbares, Rome, urbs et urbs aeterna, La Mecque, nombril du monde, sont autant de témoignages de ces conceptions.
hommes. Ce processus, qui s'étendit dans le temps sur toute la durée de l'histoire jusqu'à nos jours, prit plus de quinze mille ans et se déroula à une vitesse croissante.
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en une c lllV r toutes les creatures rtant humain, n'est jamais apparue et ne s'est:,9-évelo .. .. =sIalt y..erse1 . . L'idée d'une « libre coexistence entre puissances amies ou nvales », de princes plus ou moins puissants, mais fondamentalement égaux vivant en bonne entente, n'était pas non plus concevable pour les penseurs préchrétiens 32 • Les amphyctyonies grecques, sociétés assermentées de paix et de conciliation, qui ont pu être considérées comme 1'« embryon de l'organisation internationale », ne réunissaient qu'un petit nombre de cités (et pas de cités « barbares »), et la plus célèbre d'entre elles, qui avait son siège à Delphes, en réunissait douze; son influence politique était faible. Le « monde) des temps anciens était, en dépit de la grandiloquente rhétorique de l'unité que pratiquaient ses souverains, « étroitement limité» au territoire accessible pour chacun d'eux. Par la suite, il fallut élargir l'horizon au champ d'action respectif des
Après la sédentarisation, la vision que l'homme avait de son univers commença de s'élargir de manière passionnante, surtout à partir du moment où les peuples primitifs apprirent à construire des embarcations leur permettant de parcourir de longues distances, même si ce n'était que de jour, en été, uniquement par beau temps, et le long des côtes. La plus ancienne représentation picturale de bateau à voile primitif date du quatrième millénaire av. J.-c. Au troisième millénaire, des bateaux de commerce circulaient entre l'Égypte et les pays du Levant, d'où les marchandises - bois de construction, minerais, métaux précieux - étaient acheminées par voie terrestre jusqu'à Sumer; de même, des bateaux circulaient entre l'Egypte et l'Arabie sur la mer Rouge et le long du golfe Persique jusqu'à la côte nord-ouest de l'Inde. Pour les Phéniciens, que les historiens anglo-saxons, se fondant sur leur propre expérience et leur propre terminologie, qualifient de « merchant adventurers ), le monde était représenté par la zone maritime que contrôlaient leurs qateaux: c'est-à-dire la Méditerranée orientale, y compris la mer Egée, et les côtes sur lesquelles ils avaient établi des comptoirs - depuis le Croissant fertile jusqu'en Grèce, en passant par la Crète. Les connaissances et nautiques ainsi acquises étaient préservées comme des secrets d'Etat _ comme deux mille ans plus tard chez les Portugais. La vision du monde du Romain cultivé, au début du ne siècle av. J.-c., englobait déjà toute la zone s'étendant de la Bretagne et de la Scandinavie au nord-ouest jusqu'à Ceylan au sud-est, ce qui ne représentait toutefois que dix pour cent environ de la surface des terres, et tout au plus trois pour cent de celle des mers. Les étendues immenses des grands océans restaient encore inconnues. ." Au sein de ce monde connu, des voies de circulation et maritimes furent progressivement ouvertes et reliées entre elles ) comme les mailles d'un filet. Dans certaines régions, des services 1 réguliers de transport et de poste furent instaurés dès l'époque \ sumérienne. Les villes les plus anciennes de l'histoire entretenaient entre elles des relations sinon régulières, du moins institutionnali- 1 sées. Des courriers officiels transmettaient des documents gouverne-
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mentaux, posant ainsi les bases de relations de politique extérieure. Importateurs et exportateurs transportaient leurs marchandises, et les pèlerins se rendaient sur les lieux saints. ê processus irréversible d'extension du monde connu était activé par des pionniers inventifs et audacieux, des éclaireurs, marins et explorateurs, qui éprouvaient le besoin de s'échapper des lieux où le destin les avait jetés et de partir au loin, de pénétrer dans des régions inconnues - bref, de voyager. Leurs motivations furent dès le départ très diverses, d'ordre à la fois et idéologique; elles se différencièrent encore beaucoup au fil du temps, sans que pour . autant des , .mobiles ou des objectifs radicalement nouveaux sOlent venus s y ajouter. êtres humains ont exploré leur univers depuis les temps les plus reculés. L'exploration systématique de 1'« univers 1), indépendamment de toute finalité précise, est comme la philosophie l'œuvre des Grecs de l'époque classique, qui, de façon empirique, c'est-à-dire par des entreprises spécialement conçues à cet effet, résolurent d étendre leurs connaissances géographiques et topographiques pour se faire une image structurée du monde. C'est ainsi que l'expédition individuelle - par opposition au déplacement de tribusêritièfëSqUl se pratiquait à l'origine, aux migrations, aux voyages de commerce et aux campagnes guerrières - devint un ouvel objectif de l'humanité. Certes - comme tous les peuples anciens - les Grecs entreprirent leurs premiers voyages par nécessité, pour satisfaire leurs besoins matériels. Le manque de nombreux biens économiques, en particulier de métaux et de produits de luxe rares 33, dont on savait qu'ils existaient au Proche-Orient, stimula le commerce; mais seule IlIa volonté délibérée d'acquérir des connaissances géographiques ,e,t ethnologiques transforma le sens et la fonction du voyage. C'est à . l' tam, ou J nat,ue,a -.kCaie gé.ll@té u' par c_Ii:. ri ye. ut 'd 1 UJ-Y: Vivaient <::!-. e ëe premier stade de Prnvestissement conscient et de l'intégration de l'étrangeté à son propre univers s'exprima tout d'abord au travers et il est tout à fait significatif que nous devions à ra Grèce la première œuvre de ce genre qui, par son ouverture et le désir de savoir qu'elle exprime, devait influencer le genre humain pour des siècles. Le héros de cette grande épopée, qui dans sa dimension universelle n'a pas son pareil, Ulysse, aspire comme tous 1
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les autres rois et chefs de la guerre de Troie à rentrer chez lui, mais contrairement à eux, il en est constamment empêché par Poséidon qu'il a offensé. Tourmenté par l'inguérissable nostalgie de son épouse Pénélope et par le mal du pays (<< voir ne fût-ce que la fumée s'élevant de sa terre, et puis mourir 34 »), mais accompagné et protégé par Pallas Athénée, il explore, découvre et étudie le monde de son époque. Les innombrables aventures qu'il connaît au fil de ses errances dans la Méditerranée, ses naufraçes, son « indicible douleur de la perte de ses compagnons qu'il n a pu empêcher (<< leur aveuglement les perdit 35 Il), ses séjours qui ne sont pas toujours désagréables en des lieux où il est poussé par les vents - 36 par exemple les années qu'il passe auprès de la magicienne Circé ou de la belle nymphe Calypso 37 - font l'objet des vingt-quatre chants de l'Odyssée. Le leitmotiv des voyages, qui font d'Ulysse un explorateur et un touriste malgré lui, est formulé clairement dans l'invocation initiale à la muse: « Dis-moi C..) le héros qui tant erra, 38 (...) qui visita les villes et connut les mœurs de tant d'hommes • » Au cours de ses voyages, Ulysse n'entre pas en contact uniquement avec des hommes de toute la terre habitée, Blancs et Noirs, Grecs et Barbares, mais aussi avec des créatures fabuleuses, des géants (<< aussi hauts que le sommet d'une montagne Il), des demidéesses qui ont des dons de magiciennes, et même avec des morts de l'Hadès. Le héros, qui déjà pendant la guerre de Troie s'est révélé plein de ruse, habile en toUS les arts, capable de surmonter toutes les situations, devient, par le fait du destin qui est le sien au cours de son périple de retour, un homme qui connaît et comprend le monde, un cosmopolite, si l'on veut déjà recourir à cette notion. Les rencontres avec les étrangers étaient dangereuses. « lei, on ne supporte guère les étrangers 39.» Ce vers exprime toute la pensée mitive : l'inconnu est te)él..c.rélin __ili-.;gji.sl:..=Les routes et les mers étaient peu sûres; voleurs, brigands, pirates dépouillaient et même tuaient parfois les voyageurs. Si un étranger arrivait par malheur dans l'inhospitalière Tauride, c'en était fait de lui, il était sacrifié aux dieux; lorsque Poséidon poussa Ulysse et ses compagnons dans les bras des Lestrygons, ces derniers les « harponnèrent » comme des poissons et les dévorèrent 40. « La sécurité (le celui qui arrivait de l'extérieur posait un réel problème, et si Athènes attirait au début du VIe siècle les voyageurs et les immigrants, c'est précisément parce qu'ils y jouissaient d'un séjour sûr 41 .» 1)
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-Plus l'étranger était différent, plus il éveillait de crainte, moins il • était bienvenu - comme le dit objectivement Danaos dans Les Suppliantes: «Je suis étranger par le costume et par les mœurs 42. » Mais chez Homère déjà, l'étranger est aussi respecté. L'attitude généreuse de Nausicaa est très nettement mise en valeur dans l'Odyssée. Contrairement à ses compagnes de jeu, qui s'enfuient à l'approche d'Ulysse naufragé et couvert de vase, cette fille de roi prend son courage à deux mains et va à sa rencontre pour le conduire auprès de son père. Car du fait même de l'insécurité générale, l'hospitalité était très prisée chez les Grecs; à l'époque archaïque, c'était la condition même de la circulation régulière des voyageurs et des échanges diplomatiques. Les cours et les familles se devaient mutuellement l'hospitalité et elles étaient liées par des rituels immuables; à partir du ye siècle, l'accueil des étrangers devient une fonction publique précisément définie et confiée tour à tour à chacun des membres de la communauté. Le proxenos, spécialement ( chargé de s'occuper de l'hôte étranger, lui fait connaître son nouvel \ environnement, l'aide dans ses démarches auprès des autorités; et il joue en même temps le rôle d'interprète. Du reste, en grec { moderne, proxenos signifie encore aujourd'hui consul, et l'une des attributions d'un consul est la représentation des étrangers et des :eurs de sa nationalité dans le pays qui le reçoit. L'fiôte était sacré (de même que l'ambassadeur, «nouveau type de voyageur 43 »). Pèlerins ou voyageurs cherchant refuge au pied des autels, ils étaient tous placés sous la protection de Zeus et d'Athénée et étaient désignés comme xenios ou bien xeniaJk mot si ni l 'la foi «étran er, ennemi» et «hô ami invité »):--IeS commandements sacrés e hospitalité étaient cautionnés par la religion, le manquement à ces principes était sanctionné par des châtiments divins. L'étranger était d'abord présenté à la communauté de la maison ou de la cité, il s'asseyait à la table du maître de maison, se voyait octroyer un endroit pour dormir et avait donc Le droit à la protection personnelle de son hôte contre les passage de .. .. , un grand en .. cie communautésJ!!sque_!!. f " et iso 'e' rs le _ L Odyssée est un véritab e manuel traitant de cette corrélation entre pays étrangers, voyage et prise de possession du monde. Les expériences heureuses du héros y sont relatées avec autant de détails que 1
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les tourments du périple: qu'il nous suffise de rappeler ici quelques des Phéaciens, les justes séquences, la vie merveilleusement Abies qui habitent dans le Nord ou les Ethiopiens, « irréprochables» en dépit de leur peau noire. De grandes parties de la narration sont des récits du héros lui-même qui, après avoir révélé son identité aux hospitaliers Phéaciens, leur raconte comme le ferait un rhapsode ses riches expériences à la cour du roi Alcinoos. Cela produit, par rapport aux événements relatés, un effet de distanciation qui relativise les tourments, pour si palpitante, émouvante et vive que soit la façon dont le héros, qui se sait toujours loin de sa terre natale, raconte ses expériences heureuses ou malheureuses. En même temps, on perçoit dans son récit le plaisir que trouve le narrateur à ses expériences de voyage et à la rencontre avec l'inhabituel, l'inconnu, l'extraordinaire, qu'il s'agisse du cyclope Polyphème, à qui Ulysse réussit à échapper par la ruse 44, de Charybde, qui trqis fois par jour aspire l'eau 45 pour la recracher ensuite, de l'outre d'Eole 46 qu'ouvrent prématurément ses compagnons et d'où s'échappent tous les vents de la tempête, ou de la déesse de la mer Leucothéa qui, pleine de sollicitude, sauve Ulysse du naufrage avec son voile 47. Le voyage devient l'objet d'une histoire qu'on se raconte le soir, et du stade de la transmission directe d'une réalité vécue passe au rang d'œuvre littéraire. Le besoin de voyager et de se préparer littérairement au voyage se perpétua au cours des siècles suivants. Solon « partit dix ans de son pays pour voir le monde », mais en fait, si l'on en croit le jugement d'Hérodote, c'était plutôt « pour ne pas être contraint de révoquer telle pu telle de ses propres lois 48 », édictées pour guérir les maux de l'Etat athénien. Les guides de voyage purement informatifs, periplous décrivant les côtes, portulans et autres ouvrages de ce genre, furent produits en masse, mais ont pour la plupart disparu, ou bien il ne nous en reste que des fragments. Anaximandre de Milet dessina une carte du monde que son compatriote Hécatée utilisa pour ses voyages. Les logographes, ainsi dénommés par Thucydide, comme les écrivains professionnels Hécatée, Phérécyde, Xanthos et autres, traitaient parfois accessoirement de thèmes de voyage dans leurs ouvrages de géographie ou de topographie.
Compte-rendu sur le monde de lëpoque: Hérodote C'est Hérodote qui franchit les étapes suivantes et décisives vers une rationalisation des voyages et une systématisation des expériences de voyage: il est le premier à thématiser l'histoire, et ouvre 33
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ainsi de nouvelles dimensions à l'historiographie, comme les Ioniens l'avaient fait pour la philosophie. Si l'on considère Hérodote comme le « père de l'historiographie », c'est qu'il fut le premier à définir le sujet de ses études historiques -la formation et l'organisation de l'Empire perse et son agression contre la Grèce - et à analyser méthodiquement l'évolution de son sujet; auparavant, ainsi que nous le montrent les Généalogies ou Histoires d'Hécatée de Milet, il n'y avait que des chroniqueurs, notant sous forme de calendriers les événements locaux. Hérodote fut en même temps le père des correspondants à l'étranger et des chroniqueurs de voyages, dans la mesure où il fut le premier à partir avec un programme établi pour récolter des informations sur place. Il se rendit sur les lieux où s'étaient déroulés des événements historiques, là où il pouvait rencontrer des populations et des personnes susceptibles de lui fournir des renseignements de première main. Il résume brièvement son programme, sans préjugé et avec une parfaite tolérance, au début de son analyse exhaustive de l'état du monde à son époque: « Ce qu'Hérodote d'Halicarnasse a pu apprendre, il l'a exposé ici, pour que ne s'efface pas avec le temps ce qu'ont fait les hommes, que ne tombent pas âans un oubli sans gloire les actes extraordinaires qu'ont accomplis tant les Barbares que les Hellènes, et surtout pour que soit dit pourquoi ils se sont fait la guerre 49 • » Hérodote poursuivit donc la tradition rhapsodique du récit des actes glorieux des héros, mais il le justifie clairement: il fixe ces récits par écrit afin que les événements manifestement considérés comme importants soient arrachés à l'oubli. L'événement se trouve ainsi transformé en histoire, et l'historien place son message sous le nouvel impératif rationnel de la recherche empirique et de l'objectivité. Historien du contemporain, il s'efforçait d'établir par ses propres moyens et sur place « comment les choses s'étaient réellement passées ». Observateur indépendant, extérieur à toutes les parties, il relativisait même l'affirmation jusqu'alors généralement aâmise, et que personne ne songeait à contester, d'une différence fondamentale entre Hellènes et Barbares, sans pour autant remettre en cause la fierté de ses propres origines. Ce faisant, il décrétait en quelque sorte accessoirement l'égalité entre les hommes, qui serait l'une des conditions de la pensée et du comportement cosmopolites de l'avenir. Les critiques ultérieurs montrent bien ce que cette pensée avait d'inhabituel et de progressiste. Lucien, par exemple, transforme les «hauts faits des Grecs et des Barbares» en «victoires grecques et défaites barbares 50 ». Dans la présentation de ses travaux, Hérodote fut aussi le premier
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à employer la méthode critique. Il cite ses sources, interroge d'autres informateurs, compare leurs déclarations concordantes ou contradictoires, met en doute les récits qui lui sont faits lorsqu'ils lui paraissent invraisemblables ou inconciliables, et se retire, lorsqu'il n'a pas d'autre possibilité de recherche, sur la position relativiste du chroniqueur: «Je ne saurais dire si les choses se sont passées ainsi ou autrement. » Bref, il prend ses distances par rapport aux événements qu'il relate - adoptant même le ton de la froide objectivité lorsqu'il s'agit de phénomènes extraordinaires dont il remet en question la véracité, en observateur critique. Ou encore il se contente de reproduire des documents, s'agissant de réalisations extraordinaires de l'étranger qu'il n'a pas observées de ses propres yeux, (à proxicomme l'impressionnante route iplpériale perse de mité du golfe Persique) jusqu'à Ephèse sur la mer Egée, avec ses étaEes régulières - ancêtres des auberges et des hôtels - , ses dispositifs de sécurité et son système de poste qui permettait la transmission des ordres. Hérodote avait toujours comme critère de référence la situation en Grèce. Il semble que sa devise ait été: je présente le matériau, que le lecteur se fasse son propre jugement. Les idées cosmopolites ne sont pas encore présentes dans ses Histoires. L'époque n'était pas encore mûre pour cela. Mais les conditions préalables sont réunies et les fondements posés pour que ces idées prennent naissance. Les voyages d'exploration à l'étranger fournissent une vision intellectuelle beaucoup plus étendue, permettent des comparaisons historiques et géographiques, sans oublier l'ouverture d'esprit et le raffinement social dont Horace définira plus tard le caractère intellectuel comme « nil admirari» : discrète supériorité de l'homme qui a l'expérience du monde et que, contrairement au provincial naïf, rien ne saurait étonner. On d'appréhender le monde dans son unité. C'était un premier pas, et décisif. Pour parvenir au cosmopolitisme, il faudrait d'autres pas en avant. L'habitant de territoires isolés et le sujet des princes devaient \ se transformer en citoyens participant eux-mêmes à la vie politique. )
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. L'évolution vers la notion de citoyen du monde a suivi une double voie, correspondant aux deux termes constitutifs de la fori mule, suivant une double orientation, objective et subjective. On a ! d'abord considéré le monde comme une entité extérieure globale, sans vouloir en faire pour autant un espace de peuplement entier ni un champ d'action unique de l'humanité; ensuite s'est dégagé de la société, où il se trouvait inséré, l'individu, organisant sa vie et 1 ses activités de façon responsable et rationnelle à l'intérieur du groupe. Il a appris à se concevoir comme citoyen, membre actif du groupe au sein duquel il exerçait une participation déterminante. 1 Bien entendu, il n'y a pas d'interdépendance directe entre les deux il évolutions qui se sont déroulées à des millénaires d'écart dans des ,1 i régions très éloignées les unes des autres. SeuIl'examen rétrospectif il! semble montrer que ces évolutions convergeaient toutes vers un ! même point. En fait les événements s'entremêlent pour faire jaillir , la nouveauté. Le citoyen est un produit relativement tardif de l'his1 toire. Et l'une des conditions de son apparition _ sinon lé} seule : - a été la fondation de villes telles qu'elles existaient déjà en Egypte (,\-et en C'était dans la ville que se réalisait le progrès. En Egypte comme en Mésopotamie, à l'ère de cette civilisation des villes, ainsi que nous l'avons vu, de puissants monarques Ont réuni sous leur pouvoir de vastes territoires autour de plusieurs grandes cités. Ces rois, en même temps représentants du culte ou
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incarnant la divinité, furent très vite assistés d'adjoints chargés de l'administration des sanctuaires, de la régulation des rivières, de la c:analisation et de la répartition de l'eau, etc. La délégation du pouvoir à des personnes ou à des instances spécialement nommées à cet effet entraîna la constitution de buteaucraties directement placées sous l'autorité du roi. Par ailleuts un certain nombre d'activités distinctes firent naître des corporations spécialisées; il y avait non seulement les paysans et les prêtres, mais aussi les voyants et oracles, les juges, les artisans, les marins. Les résidences royales drainaient du personnel de service; de l'intérieur des terres venaient des solliciteurs, des curieux, des assistants; de la cour naquit la ville résidentielle. Celle-ci prit des pr()portions considérables, ainsi qu'en témoiRnent les fouilles. Il est âifficile de dire si des formules comme « 1océan de maisons de Babylone 1 » en donnent une idée exacte. En tout cas, dans ces villes, comparables à cet égard aux métropoles d'époques ultérieures, régnait déjà une circulation intense; il s'y déroulait de nombreuses rencontres, des cérémonies cultuelles auxquelles assistaient les masses; les membres de la classe supérieure se livraient à un déploiement de pompes et de fastes, et témoignaient extérieurement de leur richesse par leur foule de serviteurs, l'opulence et la possession d'objets de luxe pour leur usage personnel. _0 "_ Mais pour si grands, si puissants et si brillants qu'aient pu être dans leur apparence extérieure certains habitants de ces villes, on ne pouvait encore les qualifier de citoyens. Il leur manquait, sous ces régimes despotiques, l'indépendance et la marge de liberté nécessaires au développement de l'individualité, de sa dynamique et de son esprit de travail; il leur manquait donc précisément les qualités qui deviendraient par la suite nécessaires et déterminantes pour la constitution d'une cité reposant sur ses citoyens. Ces qualités s'exprimèrent pour la première fois chez les Grecs, qui eurent l'élan spirituel et l'imagination politique qu'il fallait pour déclencher le processus qui devait aboutir à l'existence du citoyen à l'inté- i rieur d'une communauté fondée sur la coopération de tous et) appelée la polis. Les origines de la polis, dont les débuts remontent à l'époque mycénienne, nous intéressent moins ici que le type humain du citoyen, le polites, dont le trait caractéristique fondamental est défini comme « un fort besoin d'autonomie, qui le pousse à se faire son jugement personnel sur les choses qui l'entourent et à organiser ensuite sa vie comme il l'entend 2 ». Les cités longuement décrites dans les épopées homériques, la
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Troie de Priam, la ville des Phéaciens sur laquelle règne avec clémence Alcinoos ou l'Ithaque d'Ulysse, seraient plutôt selon les conceptions modernes des villages où tout le monde se connaît. Les habitants de ces cités vivaient au sein d'une société essentiellement paysanne, au-dessus de laquelle s'élevaient les familles nobles. Les membres de ces dernières n'avaient plus besoin de conduire euxmêmes la charrue, ils jouissaient de privilèges considérables, avaient pour serviteurs ou sujets les descendants des tribus soumises ou des familles appauvries. Sur l'agora, la place du marché, ou à la lesche, salle de réunion, les hommes en âge de se battre s'assemblaient pour traiter les affaires, régler leurs différends, prenaient au sein de l'assemblée du peuple, sous l'égide du « conseil des nobles» de plus en plus influent, des dispositions pour le bien commun. Ils participaient à cette vie encore extrêmement modeste de la cité, appelée déjà polis, et dans cette mesure ils étaient déjà des polites ou citoyens - mais pas encore au sens ultérieur du terme, impliquant des devoirs et des droits bien définis. Les Grecs de l'époque archaïque vivaient complètement immergés dans la communauté, sans exigences individuelles, selon les commandements et les règles traditionnellement établis, tels qu'ils leur avaient été transmis par les ancêtres ou, comme ils disaient, imposés par les dieux. La Jerne, bonne réputation, se ramenant à ce que les autres disent de vous 3, déterminait leur propre conscience de soi et jouait un rôle décisif quant à leur influence au sein de leur société et à leur réussite dans la vie.
La polis
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Ce n'étaient pas la nation, le territoire national ni le pouvoir que l'on peut considérer comme les éléments structurels de l'Etat moderne, qui constituaient la substance de la polis, mais la communauté des citoyens, source du pouvoir politique et des impératifs du droit. Au terme de ses études de politique constitutionnelle, Aristote définissait la polis comme « une communauté d'êtres libres et égaux », « un ensemble de citoyens détenteurs de droits politiques 4 », autrement dit capables de prendre les principales décisions nécessaires dans la cité. Cette forme d'autodétermination démocratique fait la fierté des Grecs, hommes libres, qui ne se plient pas aux despotes. La littérature est pleine de récits et d'allusions témoignant de cet état d'esprit 5. Les citoyens libres ne constituaient toutefois qu'une part de
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la communauté, le reste se composait de métèques et de périèques 6, non libres, dont la hiérarchie variait quelque peu d'une cité à l'autre. La spécificité, et la nouveauté, de la polis était la communauté d'hommes libres, restée jusqu'à nos jours un exemple et un "JI1odèle impérissables. « Système et théorie de l'autodétermination 'rte sont développés à l'origine dans le cadre de la polis qui a pris . ainsi un rang imprescriptible dans l'histoire universelle 7. )} , Si les poleis (pluriel de polis) sont apparues en Grèce c'est A une constellation particulière du monde politique qui ne s était présentée jusqu'alors. Des divergences d'intérêts et du débat d'idée ,·aillit l'extrême variété qui fait l'attrait et l'animation de la vie hel énique. entr5 La dynamique de ce processus était alimentée par le sentiment qui se mamfestait de Ta TéÏçou'Ia plUs claire tous les quatre ans au travers . de la trêve sportive divine des Jeux olympiques, par opposition au monde extérieur des Barbares), et les querelles et les intEigues ll.!ttes d'inflllence personn,më'ei-·p9Iitique;-les. et_ de paix entre les différents groupes J!Ql1.Y91f.
La concurrence qui augmentait la productivité, la comparaison des forces entre les meilleurs, devint en Grèce une des caractéristiques de l'existence. Les villes se disputaient l'influence et le pouvoir, mais aussi le rayonnement et la valeur d'exemple. Chacun voulait dépasser l'autre, et personne ne voulait rester inférieur. Comme aucune de ces nombreuses communautés n'accéda au statut de grande puissance susceptible de déclasser les autres, chacune put se développer selon la loi qu'elle s'était donnée à l'origine. Seul Xerxès, ayant hérité de ses ancêtres l'empire le plus vaste de l'histoire, fit une tentative - qui au regard de ses conquêtes antérieures ne pouvait paraître que modeste - pour inclure d'un coup à son grand empire le monde désordonné de ces poleis grecques et réduire leur agitation. Il échoua devant la puissance de ces poleis, autrement dit devant la volonté de liberté de leurs citoyens. Inversement, cette épreuve renforça intérieurement les poleiset leur valut un nouvel essor. « La démocratie est fille de la victoire; l'impérialisme nourrit la \ démocratie 8 » ; en effet, d'après l'historienne de l'Antiquité, Marie- t Françoise BasIez, Xerxès stimula en l'occurrence la volonté de liberté et la résistance des attaqués. Le pluralisme et le particularisme du monde grec, qui firent sa gloire mais causèrent aussi la faiblesse qui le mena à sa fin, résultèrent de là au moins autant que de la particularité géographique et de la diversité de ce pays mi-continental mi-insulaire.
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Partout se libérèrent néanmoins des forces intellectuelles, morales et politiques de la plus haute intensité qui poussèrent les Grecs à sortir de l'exiguïté de leur terre natale pour partir au loin et permirent une extraordinaire vague de colonisation_du vm e av. }.-c. Selon l'interprétation traeITtionnelIe ê.feShistoriens, s'appuyant sur les écrivains de l'Antiquité, des vagues d'émigrants quittèrent les villes surpeuplées - pour les critères de l'époque-, souffrant du manque de terres et de la pauvreté, pour s'étaolir sur les côtes de l'Asie Mineure où ils ne rencontrèrent pas de résistance notable. Mais en fait « l'archéologie, la géographie et le simple bon sens laissent supposer que le commerce précéda la prise de possession des lieux, et que pour quelques-unes des premières colonies ce furent les relations commerciales et non pas la composition des sols qui décidèrent de l'implantation (...) II serait absurde de prétendre nier que les considérations commerciales soient intervenues dans les raisons de la fondation de certaines colonies et qu'elles aient même été parfois prépondérantes (...) II est sûr en tout cas qu'on ne pouvait tirer d'informations sur les lieux susceptibles de se prêter à un développement colonial que des récits de marchands 9 ». L'historien Paul Faure pense de façon encore plus pragmatique que lorsqu'on parle pompeusement de motivations commerciales, il ne s'agit pas de la vente de céréales, mais « de s'en procurer aux meilleures conditions et de conquérir des terres 10 ». En tout cas, dans un mouvement de grande envergure mais ponctuel, on fonda des villes jusque sur la côte nord de la mer Noire et tout autour de la Méditerranée - avec des zones de concentration comme le sud de l'Italie, la Sicile, la Cyrénaïque, la Tunisie, le sud de l'Espagne. II ne fait aucun doute que ces phénomènes d'émigration et de colonisation ne se déroulèrent pas toujours de façon idyllique comme ont voulu le faire croire les historiens anciens, et que les choses se firent même SOuvent très brutalement Il. Tous les émigrants n'étaient pas volontaires, certains étaient tirés au SOrt 12, ainsi que le rapporte Hérodote; ceux qui revenaient déçus étaient renvoyés sans ménagements. Quant au rapport avec les populations autochtones, les Grecs ne s'en sortirent pas toujours par d'habiles transactions, la flatterie et la ruse; ils usèrent souvent de la violence. Dans l'ensemble les nouvelles implantations, qui en dépit de leur prétendue autonomie restaient familialement et commercialement liées aux villes mères, ne s'établirent pas dans des espaces déserts, mais en des lieux où ne s'était encore instauré aucun pouvoir politique structuré: les colonisateurs n'eurent pas à pénétrer à l'intérieur des terres, car - contrairement à leurs descendants des débuts de
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l'époque moderne - ils n'avaient pas besoin de se ménager pour des raisons de sécurité un glacis ni une zone stratégique de repli. Avec les populations locales, d'un niveau de développement culturel inférieur, on instaura ou l'on poursuivit des relations commerciales avantageuses pour les deux parties: les autochtones se inêlèrent aux nouveaux arrivants et finirent par s'assimiler. Ces activités intenses contribuèrent à rendre plus indépendants les colonisateurs ; elles élargirent aussi leur horizon, créant par conséquent les conditions d'une évolution vers le cosmopolitisme.
La colonisation
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Avec la colonisation, les Grecs, partout où ils s'établirent, accédè- \ rent à une vision du monde plus ouverte que tout ce qu'on avait l'u connaître jusqu'alors. Les relations avec leurs compatriotes a' « outre-mer », et dans des proportions plus restreintes avec les populations étrangères, « barbares », s'étendirent et s'intensifièrent. Certes la navigation et le commerce avaient déjà propulsé loin de chez eux les Grecs des temps préhomériques ; mais seule l'exploration colonisatrice des côtes de l'Asie Mineure, de l'Mrique du Nord et du sud de la Russie consacra la fondation d'un monde grec soudé tout autour de la mer Egée, et s'étendant jusqu'à la mer Noire et à la Méditerranée occidentale. On intégra l'étranger, les communications avec les implantations extérieures devinrent une pratique qui ________ allait de soi. Les colons étaient des étrangers qui rencontraient des étrangers." Ils devaient organiser leur existence en dehors de leur pays, arriver à s'imposer, et en contrepartie se montrer réceptifs à l'égard des étrangers. Ils apprirent que la xénophobie primitive allait à l'encontre de leurs propres intérêts et qu'elle était nuisible à la communauté. Platon résume le débat dans un passage des Lois d'une \ étonnante modernité: « En même temps qu'il n'est pas possible de se refuser subitement à recevoir des gens d'autres pays, et à interdire les voyages en d'autres pays, ce serait en outre, aux yeux du reste des hommes, un procédé sauvage et rude, le procédé des gens qui usant de ce terme intolérable de "bannissement des étrangers", témoignent aussi, pensera-t-on, d'une disposition à se comrlaire en eux-mêmes et à être intolérants à l'égard des autres. Or, i ne faut jamais faire peu de cas de la bonne ou mauvaise opinion que les autres se font de notre valeur morale 13. » La volonté de contact avec 1 l'étranger ne fit que se développer. Un certain nombre de Grecs de
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entrèrent au service de potentats asiatiques _ comme 1 membres de leur garde du corps, mercenaires, « soldats voyageurs », comme disent les poètes, ou bien ils devinrent pirates (du reste pas aux dépens des Hellènes) 14. Ils perdirent ainsi la protection de leur polis, devinrent des marginaux, coupés de la communauté des citoyens; ils ne pouvaient s'appuyer que sur les tyrans _ parfois versatiles - qu'ils servaient, et n'entretenaient de relations qu'avec leurs frères d'armes. Mais en tout cas, ils étaient en contact avec des étrangers, découvraient des régimes politiques différents, des sociétés et des pensées différentes, ce qui contribua d'une façon générale à élargir les horizons des Hellènes. La navigation faisait peur. « On échappe difficilement au malheur (...) Il est affreux de mourir dans les vagues 15 », écrit Hésiode, qui se place manifestement dans la perspective du paysan sédentaire, le « rat des champs». Pourtant tout le monde se mit à voyager. Les médecins voyageaient, parce que les villes _ faisant de la surenchère sur les honoraires qu'elles offraient _ se disputaient leur grand art dès le VIe sièçle ; les devins voyageaient pour se rendre auprès des hommes d'Etat et des grands généraux qui devaient lancer des appels publics (par exemple pour les Jeux panhellénistiques) ou des déclarations de guerre à l'ennemi; les sportifs voyageaient pour participer aux compétitions; les poètes et rhapsodes pour se produire dans les cours; les artisans _ sculpteurs, graveurs d'ivoire - déplaçaient leurs ateliers sur les lieux où se construisaient de grands édifices, sanctuaires et autres; les pèlerins voyageaient pour se rendre sur les lieux sacrés ou consulter les oracles; les « prêtresses de l'amour» voyafeaient, diffusant de nouveaux cultes érotiques parfois prohibés 1 ; enfin, les bannis voyageaient - malgré eux - , condamnés à quitter leur terre natale, ils erraient sur les routes en quête d'un asile. ceux qui en
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Cet équilibre social relativement bien établi se modifia au fil L'égalité initiale des polites libres réunis au sein de lai . ,tommunauté confraternelle ne subsista pas. Les nobles abusèrent! Jlouvent de leurs pleins pouvoirs judiciaires pour en tirer profit. On leur reprochait leur présomption et leur excès de pouvoir, l' hybris, punissaient les dieux. Surtout les paysans libres se trouvèrent souvent au bord de la ruine par suite de mauvaises récoltes, des ravages de la guerre ou des variations des cours. Ils n'étaient plus en mesure de payer aux propriétaires terriens les tributs habituels, contraints d'entrer à leur service ou de contracter des dettes auprès des seigneurs plus favorisés, moyennant quoi - suivant une loi s'est bien souvent répétée dans l'histoire - ils finissaient asservIS. Cela entraîna, aux VIlle et VIle siècles, des tensions sociales qui prirent figure de révolution de classe. Les membres des couches sociales appauvries, qui ne s'accommodaient plus de leur situation, rendirent les « grands» responsables de la situation catastrophique. Un mouvement de révolte sociale s'attaqua aux possédants qui cc s'engraissaient». Les « rois dévoreurs de présents» vivaient oisifs dans leurs châteaux et leurs résidences de campagne aux dépens des gens simples. L'agitation sociale devint un état latent. Il se forma une sorte de prolétariat constitué d'hommes libres ruinés et expropriés, de travailleurs temporaires et de mendiants - les « ventres creux» de la Révolution française - qui, se lançant dans une lutte de classe, appelèrent à la révolte et voulurent prendre par la violence et le pillage ce qui leur serait revenu de « droit». Théognis, qui défendait les mœurs de la noblesse traditionnelle, déclarait ouvertement sa rancœur et rêvait de « boire leur sang noir 18 ». . Hésiode au contraire illustre le destin de la classe inférieure; le premier poète qui se place dans l'optique de l'homme qui travaille, du paysan libre mais pauvre ou du journalier prolétaire, et qui préfère louer le labeur de rous les jours que les glorieuses actions extraordinaires des guerriers héroïques. « Le travail laborieux, lui aussi, te rend digne aux yeux des éternels. Et aussi à ceux des hommes: ils ont horreur des gens oisifs 19. » _ Il semble qu'à ce rournant historique l'instrument du
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ment social ait été la revendication d'un droit écrit, auquel on pût se référer et qui garantît en cas de litige l'assurance de la justice face à des prétentions rivales·.bu se diké qui c!9mCela ne suffisait pas encore à fonder logiquement le principe du droit en tant que catégorie juridique. La diké, «fille virginale de Zeus, glorieuse et vénérée des dieux 20», revêtit néanmoins la valeur consacrée d'une garantie constitutionnelle. Le droit et la qUIaetermina l'allure oe 1a li. auyre sièc:!e. La JUStice dânslapènsée et dans Tès'aères- fut dès lors èonsidérée comme l'areté suprême. Elle refoula les valeurs traditionnelles - qualités physiques et maîtrise de l'existence pratique, force, courage, adresse, ruse - telles que nous les voyons exaltées surtout dans les récits homéri1 ques. C'est ainsi que débuta la codification juridique de la vie en société, qui encore aujourd'hui commande, de plus en plus largement, notre existence. au niveau constitutionnel sous la forme de la de m,!iIltenir la cohésion loi, nomq!,"Ç-'.éçait ICl_nQ. de la communauté, autrement dit de la gouverner et de radministrer dé el prévisibk... le greç, en ce qui concernaitlavie p()li!ique, un rôle essentiel qui dans les cultures plus anciennes revenait le plus souvent. a!l fQflQélteufde la Lycurgue, pour Sparte, Solon, pour Athènes, fixèrent des normes non seulement de gouvernement au sens étroit du terme, mais de coexistence au sein d'une société civilisée. /"'---['l1omme devint selon la définition d'Aristote un zoon politikon, : animal politique. L'appartenance à la polis était et resta le principal ' privilège de l'individu; l'intégration, la reconnaissance de la ; citoyenneté à des étrangers était un acte officiel, qui se pratiquait ! de façon plus ou moins libérale ou restrictive selon la situation de lIa cité. Il arrivait même parfois que 1'« acquisition de la citoyenneté par mariage» soit refusée. Le citoyen yariantQ: l'accent mi§.. devoirs à Sparte, et au Athènes. ._. -.-- - _ Sur le mode de vie à Sparte, nous n'avons d'informations directes qu'à travers les poèmes didactiques jdéalistes de Tyrtée et la vision rétrospective et romantique de 1'« Etat des Lacédémoniens» chez Xénophon, qui était favorable à cette ville de Sparte gouvernée par une caste de guerriers. Réunis dans des camps, soumis à une stricte discipline, ces derniers dominaient la vie communautaire; des pay-
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Fans périèques
leur assuraient par le travail de leurs mains cette de soldats; toutes les tâches autres que militaires étaient par des sujets totalement dépendants, dépourvus de tout lIroit. Tous les ans, par une sorte de rituel routinier, on déclarait . Officiellement la guerre aux Messéniens vaincus, qui se rebellaient Jtûiodiquement dans de nouveaux accès de haine. Ce régime de t1Utes qui s'était durci à un stade d'évolution primitif, déterminé pile la discipline tribale au lieu du civisme, était considéré chez les t2recs comme le modèle de l'éthique guerrière traditionnelle.
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La liberté individuelle et la liberté politique Athènes constitua aussi initialement une unité assez fermée, politiquement fondée à l'origine par un législateur. Solon, élu en 597 arChonte dOFé des pleins pouvoirs extraordinaires pour guérir le «mal de l'Etat», souda par sa réforme législative l'association encore assez instable de puissants seigneurs au sein d'une entité politique. La première de ses mesures fut une réforme agraire qui apurait les dettes, la seisakhtheia (allègement des charges), et souIagea la misère des petits paysans; les « esclaves par dettes» furent li6érés de leur « servitude ignominieuse» et réintégrés au corps des citoyens libres. Celui qui jusqu'alors n'avait travaillé que pour gagner son pain quotidien eut désormais un deuxième cadre de référence et un deuxième lien: son statut politique. Il devint citoyen, avec des droits et des devoirs, portant sa part de responsabilité dans le destin de la polis. Le verbe politeuesthai - exercer une activité politique ou d'homme 80Iitique -'- fut spécialement créé poui"désigner cette fOnCtion -; 1 a gâtâela même signification en grec moderne dans la langue de tous les jours. L'homme n'était plus un simple idiotes, c'est-à-dire qu'il ne menait plus une existence strictement privée; il était membre actif de la cité. Solon fait de la prise de position dans le débat politique un devoir du citoyen. Il ne doit plus se tenir à l'écart, mais assumer sa part de responsabilité dans le destin de la communauté en se formant une opinion et en la déclarant. Cela conduisit souvent les Athéniens, au tempérament assez vif et toujours en quête de nouveauté, à des actions parfois irréfléchies et à des débordements belliqueux que Thucydide déjà jugeait superflus 21. _La particulière d'Athènesàlaformation c:l'toyen consista à lier la liberté de l'individu àu destin de
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la Il était libre, au sens de la participation politique, puisqu'il n'était pas commandé par des étrangers; il était aussi personnellement libre, au sens de la maxime athénienne libérale-libertine plus tardive: « Vivre selon son plaisir. » « Chez nous, il n'y a pas d'interventions de l'Etat dans la vie de chacun, proclamait fièrement Thucydide, et nul ne voit d'un mauvais œil que quelqu'un mène sa vie comme il lui plaît 22.» Mais Platon remettait en question cette devise lancée à la légère en essayant d'en analyser le sens profond, qui ne pouvait être le bon plaisir subjectif de chacun, mais devait être le bien objectif, auquel l'homme devait aspirer par nature 23. Cet équilibre entre liberté et inféodation produisit à l'époque de la Grèce classique un des plus riches épanouissements de l'esprit humain. Mais pour finir l'indiscipline l'emporta, la liberté prit des traits explicitement hédonistes: le devoir de citoyen ne fut plus conçu que comme un fardeau dont il fallait se débarrasser pour se consacrer aux plaisirs plus raffinés de l'existence - la discussion philosophique avec des amis, 1'« Aphrodite dorée», la pratique des arts. C'est entre autres choses pour cette raison qu'Athènes perdit au cours de la guerre du Péloponnèse la suprématie militaire et .politique qu'elle avait conservée bien longtemps: le rayonnement intellectuel se perpétua néanmoins jusqu'à la fin de l'époque et au début de l'époque chrétienne byzantine. / Leatoyen a atteint ainsi son plus haut degré de développement. L'individu était manifestement toujours indissociablement lié à la polis, et il ne pouvait se concevoir que dans son cadre. Celui qui, pour quelque raison que ce filt, vivait en dehors de cette structure juridique, banni ou réfugié, était considéré comme apatride, apolis; ayant perdu ses droits de citoyen, il était le plus pauvre de tous les hommes, tout le monde le méprisait, personne ne l'honorait ni ne l'aimait. La volonté délibérée de rompre le lien à la patrie pour une cause plus vaste ou plus noble n'était pas encore envisagée, comme elle pourra l'être par exemple chez Aristippe, disant presque en manière de bon mot de tous les lieux de la terre il était à même distance de l'Hadès 2 et plaidant ainsi par anticipation en faveur d'une attitude cosmopolite. Les fondements conceptuels des premières visions d'une citoyenneté du monde étaient posés: l'idée de f l'unité du monde allait bientôt s'exprimer sous de multiples formes pour aboutir à la maxime de l'universalisme le plus ouvert: « Mon , champ est le monde. »
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CHAPITRE 3
Le citoyen du monde
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Le droit des dieux s'effondre - Si les chevaux avaient des dieux - Nul ne naît esclave
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A peine les hommes avaient-ils appris à se représenter le -monde (Omme une unité cohérente et à se considérer eux-mêmes comme les artisans de leur destin (au sein de la cité) qu'apparut, là encore chez les Grecs, 1idée du citoyen du monde, du cosmopolite, qu'aucune origine maternelle chtonique, aucune communauté territoriale, aucune loi exclusive ne lie à un lieu précis, et qui au contraire, guidé par son esprit, et ne tenant aucun compte des frontières jugées arbitraires, revendique le monde entier pour lui et pour tous les autres êtres humains, se sentant ou voulant partout se sentir chez lui. --Cette conception générale se dessina sous de multiples facettes au cours d'un processus qui dura des siècles. Au fil de cette évolu- \ tion, les deux termes de la formule se transformèrent. La notion de 1 monde, à l'origine purement géographique et spatiale ou physique, l'rit ultérieurement, en particulier dans le cadre de l'hellénisme, une dimension culturelle et humaine, et atteignit son apogée métaphysique dans la philosophie chrétienne avec l'opposition entre ici-bas et au-delà. La notion de citoyen, elle aussi à l'origine indissociablement liée à la polis, s'étendit et évolua dans le sens du cosmopolitisme individualiste. --------Ce processus prit un temps considérable. Et il convient d'en examiner les tout premiers débuts. L'historien américain Hugh Harris constate à juste titre: « Selon une conception prédominante,
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qui mérite, me semble-t-iI, d'être rectifiée, la pensée gr,ecque n'a pas dépassé le stade du patriotisme étriqué de la cité-Etat et de l'insurmontable gouffre entre Grecs et Barbares avant l'époque d'Alexandre et l'école des stoïciens. Mais en fait des germes de cette idée du cosmopolitisme sont déjà présents au tour début de l'époque classique '. » Même si la notion et le contenu explicites du cosmopolitisme n'étaient pas encore formulés à cette date, on retrouve rétrospectivement les éléments qui devaient donner naissance à cette pensée. Nous avons déjà signalé quelques aspects universalistes - les doctrines de la création du monde et de sa domination, et les voyages d'exploration dans les régions lointaines - à propos de la naissance de la notion rationnelle de monde se dégageant de sa conception mythique. Dans la scène émouvante où le vieux Priam prie Achille de lui remettre le corps de son fils Hc;ctor, qu'Achille a tué, ce ne SOnt pas deux princes, deux chefs d'Etat ou chefs d'armée parient, mais deux êtres humains qui se savent soumis au destin , et savent qu'il y a des lois qui ne valent pas uniquement pour une cité. Le roi des Troyens demande qu'Achille ait pitié, « en Souvenir de son 3 père », et Achille prend pitié, en dépit de son immense colère, eu égard à « sa tête blanchissante, son menton blanchissant 4 » ; et par humanité, il fait « laver et oindre à l'écart, pour que Priam ne le voie pas 5 », le corps d'Hector horriblement mutilé. L'humanité l'emporte sur les oppositions nationales et politiques. Nous trouvons la même idée de l'universalité humaine chez les tragiques. Eschyle dépeint la guerre contre les Perses dans la perspective de l'ennemi vaincu - « Europae succubuit Asia » (l'Asie fut vaincue par l'Europe) - sans mépris, avec compréhension et même sympathie; il dépasse l'interprétation nationaliste étroite. Le destin les mortels pèse sur tous, amis et ennemis: « Il faut pourtant supportent les tristesses que leur envoient les dieux . » Même l' hybris dont Xerxès s'est rendu coupable, en se surestimant assez pour mettre en jeu tout l'héritage de son père Darius, est aux yeux d'Eschyle l'instrument des dieux. Il présente Atossa, mère de Xerxès, comme une personne juste et objective en lui faisant poser une question rhétorique: « Dis-moi qui entama la lutte: les Grecs? Ou mon fils, s'assurant au nombre de ses vaisseaux? » Mais le messager répond: « Ce qui commença, maîtresse, toute notre infortune, ce fut un génie vengeur, un dieu méchant, surgi je ne sais d'où? »
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différents critères. Des propositions en forme d'aphorismes suffit bien souvent, comme par exemple pour Anaxagore, qui au négli&er sa, et sa répond en la s ë':ÎtJJlaln au ciel: « C est la qu est ma patne .» Ou pour Herachte, ,ficlésigné parfois comme un précurseur et annonciateur de la pensée parce qu'il fut le premier à affirmer qu'un même ordre :S,du monde était valable pour tous. Sa maxime est lapidaire: « A est commune la pensée 9. » 1ft". .à ouvrir, une brèche, dans ce monde grec divisé en Jleis régteLpar âiHerenteSTois, rel,!tivi.sè. , t (a vâleur des ordres établis jusqu'alors. Ils opposerent à la loi .tique une loi géIléralement valable et ,universelleGlent humaine. Hippias d'Elis, suivant en cela les conceptions de "PLitOn, formula cette idée en termes clairs: « Je pense, mes sei'tneurs ici présents, que nous somme tous parents, amis et conci.eoyens : de par la nature, et non de par la loi 10. » Pour autant que
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Comme souvent en matière d'histoire des idées, on attribue la paternité du cosmopolitisme à différents philosophes. On se réfère
... 1 « eXlstenn,ahste de l AntiqUIté ». sur ses ongmes, il repondait qu il était cosmopolite, citoyen du monde: il voulait ait;lsi s'élever au-dessus des querelles mesquines et étriquées des cités-Etats et proclamer son indifférence la vie politique au jour le jour de ses contemporains 11. Avec sa devise, que l'on qualifia par la suite de provocatrice, sur la « refonte de la monnaie humaine 12 » - c'était initialement une allusion à une falsification de monnaie, dans laquelle son père était imptiqué _ il formula sur le mode didactique une nouvelle philosophie de fexistence. Son élève Cratès de Thèbes, issu d'une famille aisée, illustra l'attitude en question en renonçant à sa richesse et à son ,rang social. Il suivit son maître la besace sur le dos et en haillons: ,. Je suis un citoyen des pays qui ont nom Pauvreté et Obscurité, invulnérable au destin, un concitoyen de Diogène 13. » L'évolution vers la citoyenneté du monde débuta avec le citoyen, non pas que celui-ci ait étendu son champ d'action et de prétention de la cité au monde, puisque le monde en tant qu'entité politique n'existait pas à cette époque et n'était même pas esquissé. Les visions impériales, titres et attributs des grands rois et des grands empires orientaux étaient bien connus des Grecs, mais ne déterminaient en rien leur pensée ni leur action politique·l:
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fait de la pression du pouvoir d'en haut, mais parce que les besoins de la population avaient chanE;é. Les éléments fondamentaux de l'ordre traditionnel de la polis furent remis en question.
Le droit des dieux s'effondre
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La stabilité de la polis, cimentée par la loi et la coutume, commença à se défaire. Dans tous les domaines, à partir du VIe et surtout au ye siècle, un mouvement se fit sentir dans la société grecque qui la rendit plus réceptive à tous les germes de nouveauté. Il s'instaura' une atmosphère extraordinaire d'ouverture à la communication. Que cette ouverture ait été possible, en ces temps de sttuctures fermées et d'appartenances exclusives, reste un des phénomènes les plus étonnants au seuil de l'âge classique. L'exclusivité de la polis fut brisée. Les personnages de cette époque ne se contentaient plus d'être corinthiens ou thébains, pas même d'être grecs: ils savaient qu'ils l'étaient. Mais le panhellénisme des jours de fête ne constituait pas un ciment solide dans la vie quotidienne. Ainsi l'esprit indépendant éprouva-t-ille besoin de s'attacher et de se vouer à la communauté plus vaste, même si elle était abstraite, des citoyens du monde. --Dans cette conjoncture se forma une nouvelle catégorie sociale, à qui son mode de vie itinérant conférait une vision plus vaste. Ce furent les sophistes, maîtres itinérants qui, sans poste fixe, allaient de ville en VIlle portant leur savoir et leur message, et devinrent une véritable institution de la vie grecque. Ils poursuivaient une tradition. Aux temps homériques, les rhapsodes allaient de cour en cour assumant par leurs chants, qui réjouissaient leur auditoire, à la fois la fonction de chroniqueurs, qui retenaient et transmettaient ce qui valait la peine qu'on s'en souvienne, et de porteurs d'informations nouvelles, apprenant et communiquant aux autres au cours de leurs voyages toutes les nouveautés méritant d'être connues. A la fin de l'époque archaïque étaient venus s'y ajouter les hérauts, oracles et autres voyageurs allant de place en place et formant une classe à part, privilégiée et bien considérée. Cela produisit au sein de la société sédentaire une nouvelle forme de mobilité qui élargit les horizons. Les membres des classes conservatrices considéraient que les sophistes jouaient avec les mots, ils passaient pour des «trafiquants de la nourriture de l'âme », qui «colportaient une fausse sagesse creuse 14 », ou encore, comme Xénophon le fait dire à Socrate, ils étaient des « putassiers 15 », parce
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'ils vendaient leurs maximes contre de l'argent - « ils parlent ur tromper 16 ». Le terme « sophiste» a conservé cette connota',on péjorative dans le langage actuel. ,; En réalité, les sophistes représentaient un nouveau type humain " . faisait son apparition parce qu'il correspondait à un besoin ial. La vie initialement simple et clairement organisée au sein la cité s'était compliquée parce qu'avec l'augmentation de la pulation, avec les activités économiques et les procédures du gouoement démocratique de plus en plus diversifiées, les vieilles us nobles de la kalokagathia (valeur physique et morale) ne suffi, ieot plus à remplir les tâches nouvelles. Le cheminement com,tiqué des échanges commerciaux, qui demandaient des accords '<:ontractuels, les mécanismes administratifs de décision et les procéff dures d'élection aux instances exécutives rendaient nécessaires des :t',connaissances spécifiques qui ne pouvaient pas s'hériter par le privix, lège aristocratique du « sang divin )) et de la simple appartenance à . la classe supérieure, mais devaient être apprises. -;;;::::::::: Les sophistes se chargèrent précisément de transmettre ces connaissances et de cerner ces problèmes. A la morale en soi, incontestée, se substituèrent des opinions que seul le raisonnement rationnel permettait de former. Ainsil'intellectuel fit-il son entrée sur la oliti sa on enseIgnement ne portaIt pmstoutëfOls sur les phénomènes de la nature, mais sur les problèmes d'actualité de l'histoire et de la vie en société, langage, religion, politique, éthique, furmer destouveJpants dont as __ la tradition ils se considéraient comme des enseignants pour le peuple et non pas comme des érudits, leur objectif était moins la pure connaissance que l'influence politique. La dimension formatrice de leur activité, émanant de la poésie, leur semblait aussi naturelle qu'à leurs auditeurs. Ils conce.: vaient leur œuvre pédagogique comme une initia.tion à la techné pohtl<ïÙe nécessaire à la conduite des affaires de t'Etat. même __ on prawS_llILegrtau,e<Jj"",,,, pour en examigerle mor'fet Les impératifs qui semblaient jadis aller de soi étaient remis en question; les valeurs considérées comme généralement valables et immuables, les comportements paradigmatiques paraissaient désormais dépendre de l'époque et des circonstances; les pensées découvertes au fil des voyages et mises en relation de plus en plus fréquemment les unes avec les autres eurent un effet
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désintégration sur l'ordre établL A partir du moment où des conceptions (fivérgentesTalsaient partie intégrante des normes fondamentales de la vie sociale, où bien et mal, justice et injustice variaient d'un endroit à l'autre, se définissaient parfois même de façon opposée - par exemple, le mariage entre frère et sœur, considéré en Grèce comme une chose répugnante, ne posait pas de problèmes dans les grandes civilisations orientales - , l'autorité et l'assurance étaient minées. « Le droit divin s'effondre 17. » Une certaine méfiance quant à la validité absolue des principes traditionnels commença à les i9piennes successives.. sur la matière originellê. avaient .. la comparaisonçies différents nomo(çQlJ1pr()fIlitla foi Qa11S en tant que tel.
Si les chevaux avaient des dieux
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En outre, les débuts de la production massive de lois, et la lutte démocratique, humaine, trop humaine, entre les groupements de personnes et d'intérêts, ébranlèrent les principes fondamentaux de . la société. La comparaison engendre le scepticisme..A cet . aussi, les sophistes s'inscrivaient dans une tradition. Le doute est un constituant de base de l'esprit dans toute sa lucidité. Ainsi Xénophane de Colophon, qui avaIt quitté sa terre natale dès l'âge de vingt-cinq ans et rassemblé au fil de ses errances des expériences qu'il avait appris à comparer, s'offusquait-il de la vision anthropomorphe traditionnelle des dieux de l'Olympe - « ils volent, trompent et se trahissent mutuellement 18 » - que son esprit critique lui faisait apparaître comme des créations de l'homme. « Les Ethiopiens se représentent leurs dieux noirs avec le nez camus, les Thraces au contraire les voient roux aux yeux bleus 19. » Nous ne savons donc pas comment ils sont réellement. Et Xénophane formulait son raisonnement de façon encore plus provocatrice: « Si les vaches, les chevaux ou les lions avaient des mains, s'ils étaient capables de peindre et de créer des œuvres pareilles à celles des hommes, les chevaux représenteraient des chevaux, les vaches des images divines semblables aux vaches et créeraient des formes semblables aux leurs 20. » Hécatée de Milet écrivait dans la toute première phrase du plus ancien traité d'histoire grec: « J'écris ceci, comme je le crois vrai; car ce que racontent les poètes ne me semble qu'un ridicule tissu de contradictions 21. » Anaxagore exprimait la même idée de façon encore plus brutale, lorsqu'il qualifiait les théo-
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jc:s _ traditionnelles, il faut bien le dire - des Grecs de « fausses» " «purement imaginaires 22 ». Sur quoi ce philosophe sans préjugé, ;..dessus de la fierté patriotique, fut banni d Athènes par un Jtoyen «réactionnaire» attaché à la religion traditionnelle, pour piété (il considérait le soleil comme une masse de pierre en 23!) et affinités avec les Perses» (medismos). Xénophane fut le ier Occidental accusé et condamné par le pouvoir étatique ur avoir pratiqué librement une recherche scientifique, et il .bIe n'avoir échappé à la mort que grâce à l'amitié de Périclès. sophistes e tout ré" u é loi..:_Rien n'était tabou, rien n'échappaitl .:_ analyse rationnelle; non seulement les attributs, mais 1 l'existence des dieux étaient remis en question d'un point de vue \ ."idéologique critique. Dans la pièce satyrique Sisyphe de Critias 24, 1 dieux étaient définis comme 1'« invention» d'un homme intelliFo _ dans le but d'intimider les citoyens et de les dissuader de t commettre de mauvaises actions. Même si, dans cette configuration, on concédait à 1'« inventeur» des dieux des motivations éthie . 'ques (ce qui ne serait plus le cas pour ses successeurs des xvu et 'XIX" siècles, auxquels on reprocherait de défendre pour leur propre p'rofit les « inepties» de la religion: « tromperie de curés », « opium peuple »), la pensée des philosophes éclairés de la Grèce antique \ visait à ébranler et à relativiser la valeur de la foi: puisqu'en réalité les dieux n'existaient pas et n'étaient que des outils employés pour discipliner les citoyens. Cela valait aussi pour le nomos, considéré comme absolu que d'origine divine. Les sophistes analysèrent, percèrent à jour et \ dénoncèrent comme une pure convention néfaste l'ordre fondé sur 1 cene règle. Protagoras niait qu'il y eût une religion, une morale et 1 un droit absolus. Car l'homme était la mesure (Je toute chose. Cette proposition apodictique du premier et du plus illustre de toUS les sophistes répondait à la question que l'on s'était posée pendant des. générations sur l'origine des lois, de la morale et des institutions: \ il proclamait que la civilisation traditionnelle (depuis le culte des dieux, en passant par les distinctions entre nobles et roturiers, 1 hommes libres et esclaves, Hellènes et Barbares, jusqu'aux principes 1 d'éducation) n'était pas l'œuvre des dieux, pouvant prétendre à une \ validité absolue, mais une invention des hommes n'ayant que valeur relative. Le nomos jadis sacré perdit de son rayonnement, devint même désuet et ne fit plus autorité que pour les esprits La définition des . valeurs traditionnelles comme les produits la Jorrnation
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__ .devait plus _que notre hig()i!<:J__çellli la _nature est intem-..e.orelfe, lit-on pour la premlere rois chez le médecin 't Ippocrate. Ce fut un tournant de la pensée. La hiérarchie des valeurs s'était inversée en son contraire, on avait franchi 1e..E
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Nul ne naît esclave . Dans sa
'tlli a revêtu nature est conçue au contraIre comme - uneJoi .s.llpériellre et préétaiique : nature est synonyme._4'e raison. Au contraire du « dtoit » du plus fort, que déjà Hésiode qualifiait avec mépris de loi des bêtes féroces, les philosophes instituèrent _ eux-mêmes un idéal qui serait donné par la nature, le La nouvelle doctrine affirmait qu'il était naturel à11iOmme oe se montrer humain, d'agir en tant que tel, de faire ce qui le distinguait de l'animal et l'élevait au-dessus de lui. Selon ce principe, l'homme se sait essentiellement commandé non pas par l'instinct et la volonté 1 de pouvoir, mais par l'esprit et la raison. Ainsi était posée pour la
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Ifemière fois sur le plan politique l'égalité entre tous les hommes, 'ce qu'il leur était naturel de vivre en fonction d'une loi supére et qu'ils étaient par nature portés à agir de façon raisonnable humaine. L'égalité ainsi fondée entre tous les hommes allait à ;CI1contre des privilèges particuliers (du citoyen) ou des libertés - 'culières (de la noblesse). L'idéal de it à la démocratie traditionnelle de Ta citéer-(fonna naissance à L'égalitarisme qui -, favorisait -les n-possédants et les déshérités contenait une dynamique révolunnaire. « Dieu a naître tOUS les hommes libres, enseignait le . , _,phisre Alcidamas d'Elée, la nature n'a fait personne esclave 26. » 1 _ statutJ'Uf!dique donc:: une injustice l 'tirent a mIse, le resultat de 1oppreSSIOn de 1homme par 1homme, , ::,:;aes faibles par les forts. Il était dans la nature (divine et raisonnable) r _ l'homme de respecter son prochain reconnu comme égal et •_,,.d'être solidaire avec lui; il était contre nature que l'homme se laisse idominer par l'instinct de pouvoir et s'abaisse au point de soumettre _"_ de réduire en esclavage ses semblables. Ce 9-ui s'appliquait à la h__ _ se transposer de1açon analogue au :ièmmes, ainsi qu'on peut le conclure des moqueries d'Aristophane ]L'ASsemblée des femmes, Lysistrata), de même qu'au \ ,Grecs et La notion de Barbare, terme formé sur une ono- ( IIlatopée, désignait initialement les étrangers, par exemple les Troyens, qui parlaient une langue incompréhensible pour les Grecs. ,Us ne passaient pas pour inférieurs, leurs nobles étaient égaux des rois et princes grecs. La notion ne prit une connotation péjorative qu'à partir des guerres médiques (490-479) avec la propagande de guerre nationaliste: les Hellènes se considérèrent dès lors comme d'un rang supérieur, précisément parce qu ils étaient hellènes, les étrangers leur étant inférieurs par le corps et par l'esprit, par l'origine, la morale et la force, précisément parce qu'ils étaient étrangers. On les regardait de haut, on les excluait ostensiblement des manifestations sportives panhellénistiques et de la célébration des mystères. Le terme barbaros ne désigna plus dès lors une personne qui parlait un charabia apparemment incompréhensible, mais un être mal dégrossi, sans foi ni loi et plein de cruauté. « Les Grecs étaient voués à gouverner, les Barbares à servir 27 », telle était l'opinion prédominante. Cette discrimination inhérente à la tradition aristocratique fut contestée très tôt. Antiphon d'Athènes, par exemple, le plus ancien orateur de l'Attique, déclarait: « Tous les hommes, Grecs ou Bar-
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ple, remis à lui-même, qui se détachait des ordres établis et les 1 ettait souvent en question, pour tirer ses règles de sa propre \ 'son. Le facteur déterminant était toujours chez lui la liberté, mais liberté individuelle et non plus politique. Cette liberté pouvait .éantir toute appartenance, mais elle ne le devait pas nécessaire,. ,ent; elle permettait aussi bien l'engagement que l'indifférentisme 'Politique. Mais en tout cas cette classe d'intellectuels modernes 'individualisteS ne visait pas des groupes fermés, elle était par prin. ouverte, dépassait les frontières, s'adressait à touS les hommes ",U monde entier. Au moins intentionnellement, le citoyen se transen citoyen du monde. Werner Jager fait s'étendre cette sur des siècles lorsqu'il déclare: « De l'ouverture du l gouffre entre la loi politique et la loi cosmique, un chemin direct 'lnène au cosmopolitisme de l'époque hellénistique. Il ne manque pas parmi les sophistes de penseurs qui aient explicitement tiré cette conClusion de leur critique du nomos. Ce sont les premiers cosmopolites 30. »
bares, sont tous égaux en tout. On le voit à ce qui par nature est nécessaire à tous les hommes. Ils ont tous le moyen de se le procurer de la même façon, et en tout cela ni un Barbare ni un Hellène ne sont différents de nous. Car nous expirons tous de l'air par la bouche et par le nez, et nous mangeons tous avec les mains 28. » Il considérait en elles-mêmes comme des signes de barbarie les distinctions entre nobles et hommes ordinaires, Grecs et Barbares: l'esprit démocratique égalitaire s'élevait contre le traditionnel privilège du sang. On chercha désormais non plus les différences, mais les points communs. Les notions limitatives et distinctives comme étranger ou barbare furent dénoncées comme relatives, variant en fonction du lieu de référence. C'était exprimé par exemple à travers la formule: « Anacharsis parle une langue étrangère pour les Athéniens, mais les Athéniens en font tout autant pour Anacharsis.» Cette découverte percutante devint un des thèmes de la littérature. « Ovide, dont le parler latin faisait rire "ces sots de Gètes" de la ville de Tomes où il était exilé, conclut, vexé: "Ici, c'est moi qui suis barbare et que personne ne comprend", et saint Paul exprime cette idée de façon tout à fait générale: "Lorsque je ne comprends pas le sens de son discours, je deviens un Barbare aux yeux de celui qui parle et lui devient un Barbare à mes yeux 29 ."» Cette relativisation conduisit progressivement à accorder l'égalité aux étrangers. Dans la phase transitoire, les étrangers qui adoptaient la culture grecque n'étaient plus considérés comme barbares. L'esprit rendait égaux. de la relativité des rapports interhumains entraîna la découverte que l'homme était au centre de toutes choses. On en déduisit d'une part le principe politique révolutionnaire de i l'émancipation des serfs, esclaves et autres défavorisés, d'autre part 1 une possibilité de transcender cet ordre par une aristocratie de l'esj prit, avec une élite d'individus libres et supérieurs qui ne seraient liés aux groupements traditionnels. furent donc des intellectuels qui, au ye siècle, s'échappèrent de l'univers traditionnel des petites cités grecques rivales pour préparer de nouvelles évolutions sur une échelle plus vaste. Leur philosophie de l'égalité n'annonçait pas encore explicitement une orientation cosmopolite, mais elle la préparait. La notion de citoyen connut, par suite de la mobilité physique et intellectuelle de l'époque, une réinterprétation qui permettait et suggérait même de l'élargir à celle de citoyen du monde. Le polites libre, qui participait 1\ à déterminer le destin de sa communauté et le sien propre sans être Lsoumis à aucun seigneur, se changea en individu à la pensée auto-
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la Renaissance, il apparaît comme un galantuomo, au XVIlf siècle comme un monarque éclairé, et à l'époque romantique comme un bienfaiteur universel qui unit l'Orient et l'Occident. Aux yeux de . Nietzsche, Alexandre est le surhomme qui a conduit une époque à se dépasser. Les historiens allemands du début du siècle virent en lui une sorte de Bismarck, l'unificateur du monde grec; dans les années de l'idéal anglo-saxon d'une Société des Nations, il fut considéré, par W.W. Tarn 4 par exemple, comme l'apôtre de l'équilibre et de la conciliation, précurseur de l'unification du monde. En Iran, l'historien français Paul Faure, l'a entendu surnommer, avec une colère vieille de mille ans, « Alexandre le Petit 5 ». Mais même actuellement, où la mode n'est pas à l'héroïsme, cet historien qui par ailleurs se rallie plutôt à la position que traduit le vers de 6 Brecht: « Le jeune Alexandre conquit l'Inde. Lui tout seul ? » et attribue les exploits d'Alexandre essentiellement à ses techniciens, ingénieurs, inventeurs de machines de guerre, constructeurs de navires et de fortifications - reconnaît que « ses succès demeurent une énigme 7 ». ------" Mais quelle que soit la façon dont on interprète les impulsions 1
CHAPITRE 4
L'empire cl'Alexandre
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Les éléments de la pensée cosmopolite étaient donc réunis et conceptuellement définis quand un événement temporel modifia le cours de l'histoire en créant des données politiques nouvelles. Car c'est alors qu'entra en scène Alexandre le Grand, l'unique, l'homme qui de ,l'avis de Voltaire « changea le visage de l'Asie, de la Grèce et de l'Egypte et donna au monde une orientation nouvelle 1 », cette force de la nature, megale physis, qui par la « grande hellénisation (...) a ouvert la voie aux autres nations, et sans qui », d'après le jugement quelque peu excessif de Jacob Burckhardt, «nous ne saurions sans doute que fort peu de choses des Grecs et n'aurions même guère envie de savoir le peu que nous saurions 2 ». La vision que l'on a pu avoir d'Alexandre a changé au cours de l'histoire. Cela s'explique par les partis pris des différentes époques, d'autant plus que les historiens ne disposaient d'aucune Source écrite directe; ce que nous savons est tiré de travaux rédigés des siècles plus tard 3. Alexandre est tantôt révéré comme un protecteur et sauveur de l'humanité, tantôt maudit comme un despote et bourreau, représenté tantôt comme un demi-dieu, tantôt comme un demi-fou. Au Moyen Age, surtout pendant les croisades, il nous est présenté sous les traits d'un héroïque chevalier sillonnant l'immensité de l'Orient pour connaître l'aventure et faire la preuve de sa valeur. A
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ries la pensée cosmopolite. Mais de leur doctrine philosophique de la rupture du lien traditionnel avec la cité de naissance et du postulat selon lequel l'homme était partout chez lui parce qu'il était citoyen du monde, il y avait un long chemin à parcourir jusqu'à l'action créatrice d'Alexandre intégrant l' œcumené au sein d'un seul empire. Le monarque voulait la diffusion universelle du régime politique établi. Il voulait faire connaître à tous les habitants de l'empire universelles avantages de la vie au sein de la cité grecque, sans se rendre compte exactement que la particularité de celle-ci résidait précisément dans l'autodétermination de ses citoyens. L'empire devait en tout cas veiller activement à la vertu et au bonheur 1 de tous, il devait __ \lniverselle cosmopolite lem()dèle hellénique.. Le cosmopoTitisme n'était donc pas pour Alexandre le Grand l'idéal philosophique du sage, mais la voie our parvenir à imposer son objectif politique universaliste. I s'y employa par tous les moyens. «Au pays du Nil il était descendant des pharaons, à Babylone il s'inclinait devant le dieu Marduk, aux yeux des Perses il voulait paraître le successeur légitime des Achéménides. Ainsi tous les vieux empires universels se sont-ils penchés sur du nouveau royaume universel 10. » /" C'est l'idée d'Alexandre d'un empire du monde réunissant tous ( les peuples qui ouvrit franchement cette percée où s'engouffreraient Iles stoïciens, avec leur théorie selon laquelle il fallait ignorer les j des. d'origine historique ,mettre à leur \ place «l humamte homogene de la culture eclatree» (Eduard ! Meyer). Le cosmopolitisme devint la maxime de l'avenir. Les doctrines stoïciennes déterminèrent la pensée de l'Occident, y compris i ses extensions vers le sud et vers l'est, pendant un demi-millénaire, plus longtemps que ne l'avait fait jusqu'alors ou que ne le ferait jamais par la suite aucune école philosophique, depuis l'époque hellénistique jusqu'à une date avancée de l'Empire romain. Le fait que l'objectif ait été défini a joué un rôle décisif pour l'avenir. Lorsque les Macédoniens, sous le règne de Philippe II puis de son fils Alexandre, devinrent la grande de la Grèce, le monde des citoyens libres au sein des cités-Etats grecques était sur le point de se détruire lui-;même en l'espace de quelques décennies. Les forces politiques des Etats morcelés s'étaient épuisées dans l'effort requis par les guerres médiques et par les grandes réalisations du siècle de Périclès. A l'épanouissement fit suite une période d'agitation et de désordre. La guerre du Péloponnèse éclata; Athènes ne domina plus les mers, Sparte perdit sa position prépondérante, la brève
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hégémonie de Thèbes sur la Grèce s'effondra presque aussitôt. Les Grecs, dans leurs poleis, jusqu'alors maîtres de leur destin devinrent objets de la politique. On décidait de leur sort à l'étranger - en Perse, en Syrie, à Babylone. «La Grèce sera désormais spectateur du drame qui commence alors, et des Grecs y participeront des deux côtés Il. »
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Le premier Etat territorial Le but et l'originalité d'Alexandre, poussé par un désir titanesque ce pothos, que découvre chez lui Arrien qui toujours transfigure ses héros -, furent d'essayer de réaliser effectivement cette vision de l'unité universelle conçue depuis les origines de Sumer; il fut le premier visionnaire de l'action, un technicien de la guerre poursuivant un rêve romantique, un « rêve bien plus grand que toutes ses conquêtes 12 ». La notion de monde n'était alors qu'une exagération (Ubertreibung), le monde n'était pas découvert, ses frontières restaient inconnues; Alexandre n'a jamais atteint ni apparemment jamais projeté d'atteindre les vastes régions de l'est de l'Inde, du nord et de l'est de l'Asie dont on avait au moins entendu parler. L'Inde faisait partie de l'empire de Darius, dont la soumission complète et définitive devait nécessairement sembler au grand conquérant une tâche impérative. Le fait qu'il ait abandonné le Pendjab conquis au prix de rudes combats semble pour les uns la preuve qu'il ne visait pas la domination du monde; les projets et expéditions maritimes (Indus, mer Caspienne, tour de l'Arabie) prouvent au contraire aux yeux des autres ses intentions universalistes. Mais dans les deux optiques il est considéré comme un unificateur et un pasteur de l'humanité, dont les vastes plans visaient, sur l'immense territoire qu'il gouvernait, à intégrer les hommes au sein d'une unité intercommunicante, de transformer en « frères» les représentants d'ethnies étrangères les unes aux autres. «Quelle qu'ait pu être la motivation d'Alexandre, il est le plus grand catalyseur du creuset hellénistique 13. » Il se fonda tout d'abord sur des victoires militaires qui nous semblent encore incroyables aujourd'hui. A peine avait-il surmonté les cabales de la cour à la mort de son père qu'il anéantit tous les adversaires qui cherchaient à lui résister - les cités grecques révoltées, qui dès lors le reconnurent à la suite de Philippe comme hegemon autokrator, chef autocrate dans la lutte contre les Perses. et l'intuition créatrice -
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Par mesure punitive de pure intimidation, totalement disproportionnée, la rebelle cité de Thèbes fut entièrement rasée, exception faite des temples et de la maison où était né Pindare: on discerne très tôt ces gestes symboliques, en même temps que de propagande, qu'affectionnait Alexandre. Il écrasa les populations guerrières du nord des Balkans, franchit le Danube au cours d'une expédition surprise, satisfaisant ainsi à la fois son besoin démesuré d'exploits et attirant sur lui l'admiration craintive de ses contemporains; il libéra - avec l'approbation enthousiaste des nationalistes panhellénistes - les implantations ioniennes et éoliennes en Asie Mineure, balaya les régimes oligarchiques et tyranniques qui avaient trouvé des arrangements avec les Perses et instaura à leur place des démocraties sur le modèle hellénique; il poursuivit inlassablement ses campagnes jusqu'au cœur de l'Empire perse, venant partout libérer du joug perse les peuples opprimés, vainquit au terme de combats sans merci l'armée de Darius, pour revendiquer ensuite le titre de « roi d'Asie », prenant bien soin de mettre en garde le monarque perse: « N'aie pas l'audace de te prétendre mon égal dans tes lettres. Si tu as besoin de quelque chose, adresse-toi à moi comme au maître de tolJt ce qui t'appartient 14. » Alexandre assujettit ensuite la Syrie et l'Egypte, établit sa domination sur l'empire du Grand Roi, franchit enfin sur l'Hindou Kouch les frontières du monde mythique de l'Inde tout auréolé de légendes - avec ses fakirs et ses stylites, l'immolation des veuves par le feu déjà pratiquée à l'époque, les gourous coupés du monde, les éléphants de guerre et les terribles pluies de mousson qui aujourd'hui encore interrompent toutes les opérations militaires. Mais l'Inde ne constituait pas un objectif en soi au même titre que l'empire du Grand Roi. Le romantisme de l'entreprise impressionna beaucoup les contemporains, mais elle ne fut pas d'un effet durable; ni l'esprit ni les institutions de la Grèce ne prirent racine en Asie. L'Inde demeura étrangère et lointaine pour Alexandre - comme pour ses soldats qui finalement, au terme d'un dramatique affrontement qui avait duré trois jours, imposèrent la retraite avant qu'il ait pu atteindre, à l'est, la « fin du monde », la rive du fleuve Océan. L'expédition analogue à l'ouest dont il rêvait peut-être, le grand roi n'eut même pas le temps de la projeter. Usé par ses efforts et ses débordements, il mourut de la malaria, en l'an 323 av. J.-c., à Babylone, d'où il s'apprêtait à ouvrir une route mari,time contournant la presqu'île d'Arabie jusqu'à la mer Rouge et l'Egypte. Le cadavre embaumé du monarque mort à l'âge de trente-trois ans fut exposé par Ptolémée 1er sur l'agora d'Alexandrie, et il y resta 62
jusqu'à ce que, plus d'un demi-millénaire plus tard, à la fin du IV" siècle, des chrétiens fanatiques interdisent son culte. Alexandre n'en demeura pas moins jusqu'à l'époque moderne un héros sans cesse paré de nouveaux attributs qui inspira un grand nombre de légendes, de romans et de films. Tout au début de cette longue série d'interprétations se trouve un roman épistolaire fondé en partie sur des sources authentiques, en partie sur des documents fictifs, qui fut sans doute composé au 1er siècle av. J.-c., mais que l'on attribue à l'historiographe de la cour d'Alexandre, Callisthène. Cette œuvre du « pseudo-Callisthène », présentation populaire des grands événements historiques, a été exploitée en de multiples ouvrages. En même temps, Alexandre fut souvent assimilé au type du héros homérique maniant admirablement la ruse, surmontant toutes les difficultés; au Moyen Age - surtout en France 15 - on projeta sur l'image du grand fondateur d'empires l'idée (catholique) de l'empire universel. Les historiens de la littérature dénombrent jusqu'au XVIe siècle quatre-vingts versions du roman de la vie d'Alexandre, témoignant toutes que les parties purement légendaires du récit, par exemple le voyage d'Alexandre dans la nuit «ernelle où il aurait pour un peu trouvé l'eau de la vie, son voyage dans les airs, sa descente au fond de la mer, ou l'oracle de l'arbre de la sagesse, ont fasciné l'imagination de la postérité au moins autant que les véritables exploits du héros. L'histoire de ce grand Jroi existe dans trente langues; son personnage a été en quelque sone extrait de l'histoire pour devenir un paradigme apparaissant toujours sous de nouvelles formes. « Après être devenu égyptien, il devint éthiopien, perse, indien, puis goth, saxon, franc, slave, et pour finir Cette perpétuelle "métempsycose" d'Alexandre ne fut rien d autre qu'une tentative des différents peuples de s'approprier Alexandre le Grand. Il pénétra jusque dans les textes religieux et les livres saints. L'Ancien Testament "prophétise" le règne d'Alexandre, et le Coran le présente comme un envoyé de Dieu tour punir les hommes 16. » Nous le retrouvons enfin à l'époque . moderne sous les traits du héros de western américain. Si ce chef d'armée et grand conquérant que fut Alexandre revêt tpour nous une telle importance, c'est que la conquête de ces : Jmmenses territoires impliquait aussi dans son esprit leur explora"tion et leur découverte. Les campagnes d'Asie servirent à développer lits connaissances géographiques, ethnologiques, botaniques, zooloet autres. L'entretien parfois somptueux et extrêmement onéde la cour et des camps militaires (avec, à Damas par exemple, de mille cuisiniers, musiciens, tresseurs de couronnes, prépara!
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teurs d'onguents, etc.) comportait aussi celui de toute une équipe de savants, géographes, historiens, naturalistes et écrivains. Ce n'est pas pour rien qu'Alexandre avait été élève d'Aristote, philosophe de culture et d'esprit encyclopédiques. Il hérita de cet homme illustre, à qui son père avait confié son éducation, l'idée impérative que l'esprit devait gouverner toutes les actions humaines. L'équipe scientifique qui accompagnait l'expédition notait dans le journal de guerre et retenait pour l'examiner ultérieurement tout ce qui paraissait inconnu aux Grecs. Les bematistes (bema = pas, ceux qui comptent les pas) mesuraient dans les pays étrangers les distances qui intéressaient aussi bien les stratèges que les observateurs et les savants, et ils établissaient ensuite des cartes précises. Les historiens, écrivains, astronomes, naturalistes consignaient dans leurs notes toutes les particularités du paysage et de la nature, étudiaient les ustensiles des peuples étrangers, les réunissaient et envoyaient des spécimens chez eux. Les expéditions maritimes ne servaient pas uniquement à des fins militaires mais aussi d'exploration. Différentes expéditions, par exemple le long de la côte ouest de l'Arabie jusqu'à la chaîne du Deir par la route de Bab el-Mandeb 17, sont consignées par Théophraste. C'est aussi Théophraste qui, dans sa Géographie aes plantes, a réuni les découvertes botaniques de la suite d'Alexandre et les a traitées à sa manière; et le « morceau de bravoure » de ses travaux, sur le figuier indien géant banian, témoigne « d'une si géniale perspicacité morphologique que deux mille ans après elle éveille encore notre admiration 18 ».
le représentant et de l'unité de l'empire. L'égalité entre Macédoniens, Perses, Egyptiens et Babyloniens ainsi qu'entre les Grecs d'Asie Mineure et ceux du continent ou des îles, dont les cités ne faisaient pas partie de l'empire mais lui étaient simplement « associées», impliquait la relativisation de sa propre supériorité grecque. Alexandre ne voulait pas régner sur les Perses en tant que roi des Macédoniens, mais être simultanément et au même titre roi des Macédoniens et roi des Perses. Cette volonté de s'élever audessus de soi-même pour tendre à l'universel était, dans son intention même, un projet inouï. Car pendant des siècles l'opposition entre Hellènes et Barbares s'était solidement ancrée dans les esprits, même si elle avait été nuancée avec le temps. Mais Alexandre se plaçait au-dessus de ces différences; il pensait avec les sophistes que le véritable critère distinctif n'était pas l'origine ethnique mais la valeur morale de la personne humaine. Suivant la célèbre formule d'Isocrate, c'est l'esprit (dianoia) et non pas le sang (genos, physis) qui fait le Grec 19. Droysen note à ce propos dans l'optique nationaliste du XIXe siècle: « Sa plus grande audace fut ce dont les moralistes [ !] lui font jusqu'à ce jour le plus sévère reproche: il détruisit l'outil avec lequel il avait commencé son travail (...) la satisfaction de la fière haiD;e d:s Hellènes Barbares 20. » . Alexandre n avait pas eu de peille a passer outre aux hens et aux . • limites étroites de l'appartenance locale ou nationale. Bien que de , sang royal, il avait appris très tôt à transcender son patriotisme dynastique pour régler sa conscience sur ses vastes conquêtes, effectives ou projetées. Il n'eut jamais la nostalgie de sa patrie; s'élever au-dessus de la dignité du roi de Macédoine ne lui fut donc pas une tâche difficile. Faire passer au second plan son héritage hellénique était plus \t délicat. Que ce fût un Démosthène, un Aristote ou Alexandre luimême, les Grecs étaient encore motivés par l'aspiration du panhellénisme. Avec la citoyenneté du monde, le grand roi anticipait sur son temps. Bien sûr, l'Orient attirait depuis longtemps, surtout un homme comme Alexandre, qui connaissait les récits des historiens ethnographes sur les pays étrangers. Les voyages dans l'empire du Grand Roi étaient à l'ordre du jour. Les spécialistes grecs ''Sculpteurs, médecins, artisans des métiers d'art, voyants et même mercenaires engagés dans les troupes et les gardes du corps - tra. vaillaient au service des riches et dispendieuses cours d'Asie Mineure et de Persépolis: la stèle trilingue de Letoon (grec, ara'ttléen, dialecte populaire) témoigne de ces rapportS 21. L'Orient res"tait néanmoins un monde étranger, qu'Alexandre ne ressentait pas
La fusion des nations La mission civilisatrice à travers laquelle il s'efforçait d'ennoblir sa volonté de pouvoir revêtit une singularité supplémentaire du fait même que les conquêtes impériales d'Alexandre furent toujours guidées par un esprit cosmopolite. Dès le début de ses campagnes, il poursuivait le vaste projet de fondre au sein d'une même unité supérieure, supra- ou transnationale, les différentes ethnies et peuples de son empire, qui devait être plus qu'une simple addition de peuples soumis. C'est pourquoi il ne voulait pas apparaître aux yeux de ses nouveaux sujets comme un étranger, intrus et oppresseur, mais être l'un des leurs, le roi se présentant sous le même jour à tous les sujets de son empire indépendamment de leur origine, observant la même distance, promettant à tous la même justice et la même protection. Il voulait faire oublier le conquérant derrière
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comme le sien. Pour souligner l'orientation générale de la politique d'Alexandre, certains historiens présentent comme une de ses grandes vertus d'avoir sacrifié l'identité et les aspirations de sa ptopre nation à sa domination du monde. Mais ce n'est pas tout à fait juste, dans la mesure où l'élément hellénique était en même temps défini comme généralement humain, parce que correspondant à la raison et à la mesure. L'objectif cosmopolite s'inscrivait dans ce cadre: « cosmopolitisation » était - au moins entre autres - synonyme d'hellénisation. Alexandre comptait « dépasser l'idéal asiatique 22 ». Les étrangers, de leur côté, se vantaient de leur culture grecque; ainsi les potentats d'autres nationalités, par exemple parthes, se qualifient-ils ultérieurement de philhellènes 23. Les Romains aussi, par exemple Antonin le Pieux ou Néron, étaient flattés de ce qualificatif, figurant même sur certaines monnaies qui Ont été découvertes. On pourrait établir un parallèle avec le sentiment qu'éprouverait aujourd'hui un président américain flatté d'être considéré comme un « ami de l'Europe ». L'élévation de sa propre nation au rang de modèle et de critère universel est un thème récurrent de l'histoire du cosmopolitisme, que nous qualifierons d'universalisme national et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir. C'est la tentative d'ériger en normes généralement humaines et obligatoires les valeurs de son propre ordre national limité. Pour Alexandre, le problème n'était pas de sacrifier sa grécité, mais de trouver un compromis entre les différentes formes de pensée et de vie des principales populations qui composaient son empire. C'était une entreprise difficile, presque impossible; en effet, comment des Grecs avec l'organisation de leurs cités, où la libre expression des citoyens sur l'agora et au sein du conseil était un droit inaliénable et imprescriptible du citoyen, pouvaient-ils être mis à égalité avec des nobles perses ou des prêtres babyloniens, chez qui la dévotion à la hiérarchie semblait depuis des temps immémoriaux un des impératifs du respect de soimême? Sans parler des chasseurs de têtes primitifs qui vivaient de leur côté dans des contrées inaccessibles de l'empire perse suivant leurs coutumes d'origine. On ne pouvait pas trouver de critère commun - si ce n'est l'idée purement formelle de l'unité en ellemême, qui se matérialisait en la personne du souverain absolu et se traduisait par la paix entre les peuples soumis. Alexandre, maître de tous les peuples, considérait que sa mission était d'imposer à l'empire universel et à ses sujets l'unité, la coexistence pacifique, l' homonia tant invoquée et l'union ,des cœurs. A travers une image symbolique que nous transmet Eratosthène et
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qui est contenue dans la prière à Opis, « un des tournants de l'histoire 24 », il ordonnait aux Hellènes et aux Barbares de se mêler comme dans un calice d'amour universel. Ils devaient, proclamaitil, considérer le monde comme leur véritable patrie. Alexandre se considérait comme un bienfaiteur de tous les peuples, à qui il apprenait à dépasser les frontières et les préjugés nationaux pour servir l'humanité. La noblesse perse, dont l'aide et la coopération lui étaient nécessaires pour administrer l'empire, comprit ce devoir de loyauté dynastique à l'égard du nouveau souverain. Mais les nobles conservateurs n'étaient pas prêts pour autant à se rallier à la pensée cosmopolite du roi qui s'exprimait à travers sa politique égalitariste. De plus en plus isolé par ces idées que ses Macédoniens trouvaient tout aussi étranges et saugrenues, Alexandre chercha donc à fonder l'empire universel; c'était le moyen de faire valoir la supériorité de sa propre personne dans toute sa majesté. L'unité de l'empire, de ses peuples et de ses sujets se reflétait dans la personne du souverain omnipotent. Sa personne, sa volonté, son pouvoir absolu devaient être la mesure de toute chose.
Hellénisation de l'Orient Cette unification et cette fusion devaient être un processus à double sens, avec une hellénisation de l'Orient et une orientalisation du monde hellénique. Alexandre comprit très tôt, ne fût-ce que pour des raisons administratives, la nécessité de la pplyglottie. Il incita donc les Grecs aussi bien que les Perses et les Egyptiens à apprendre les différents idiomes et langues de l'empire. L'intégration de cet empire géant était impensable autrement. La langue grecque fut adoptée dès l'époque d'Alexandre (et surtout sous l'autorité des diadoques), en particulier dans les couches supérieures de la population des villes de l'Empire perse, dont les représentants entretenaient des rapports avec les officiers et administrateurs grecs, et aussi par les femmes et les membres de leurs familles, à la suite de mariages avec des soldats grecs; mais ce n'était pas assez pour opérer un changement de langue, comme ce fut le cas ultérieurement dans de grandes parties de l'Empire romain ou sous la domination des Arabes.
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Fondation de villes Alexandre, qui en était conscient, misa donc sur la fondation de villes, dont il espérait - comme aujourd'hui dans les premières implantations industrielles du tiers monde - un effet de spillingover sur les campagnes. Mais cet effet resta très modeste: les villages conservèrent le mode de vie traditionnel et la langue du pays. Au sein de l'Empire perse, dont Alexandre se considérait de plus en plus comme le souverain légitime, les villes étaient cantonnées dans quelques régions, en particulier en Asie Mineure et en Mésopotamie; dans d'autres régions, comme l'est de l'Iran, il n'yen avait absolument pas, il fallait des implantations radicalement nouvelles. Alexandre fonda apparemment de nombreuses villes nouvelles. Sept d'entre elles au moins reçurent le nom du souverain, depuis Alexandrie en Egypte jusqu'à Alexandria-Eschate, l'actuelle Leninabad. Sur le delta du Nil, le roi fonda, suivant ses propres conceptions de l'urbanisme et des échanges commerciaux, une métropole qui allait devenir un prestigieux bastion extérieur de la culture hellénique de la cité. Les nouvellc;s installations du port servirent le commerce entre la Grèce et l'Egypte qui a gardé jusqu'à nos jours une importance considérable. La ville a conservé pendant deux millénaires et demi son caractère cosmopolite, gréco-oriental, réunissant une foules d'ethnies et de cultes différents: les poèmes narratifs très précis de Constantin Cavafy et les romans élégiaques, tout en tonalités pastel, de Lawrence Durrell rendent cette atmosphère historique. La Magna Graecia, qui faisait le tour de la Méditerranée avec ses nombreuses implantations nouvelles, s'étendit vers l'Asie et dans ce que nous appelons aujourd'hui le Proche-Orient. Les villes étaient organisées sur le modèle de la polis grecque. La citoyenneté était accordée avant tout aux Grecs qui s'établissaient comme soldats dans ces cités nouvelles. Il arrivait certes que des autochtones obtiennent la citoyenneté, à condition qu'ils s'hellénisent par la langue et le comportement. Ils devenaient en quelque sorte « membres d'honneur» de la communauté grecque 25. Déjà Alexandre encouragea cette assimilation en faisant donner une éducation grecque à des jeunes gens indigènes - on parle de trente mille _ enrôlés dans des unités militaires.
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Orientalisation du monde hellénique Le mélange des populations et le phénomène d'acculturation se firent aussi par déplacement d'importants groupes de population, comme l'avaient déjà pratiqué les Assyriens. Dans l'empire d'Alexandre, ces transplantations, qui n'allaient pas sans douleur pour les personnes concernées, étaient appelées, dans le vocabulaire cru qui correspondait aux mœurs de l'époque, somaton metagogai, déplacement de corps. Pour désigner des phénomènes comparables on parle aujourd'hui très pudiquement d'« échanges de populations», même lorsque les displaced persons n'ont été déplacées que dans un sens. On devrait y ajouter la «purification ethnique» propre à la guerre en Yougoslavie. Parallèlement aux efforts d'hellénisation de vastes territoires de l'Empire perse, Alexandre s'efforça d'orientaliser les Grecs. En particulier les troupes et les colons étaient censés se montrer réceptifs et s'adapter aux cultures asiatiques. Le souverain lui-même respectait les coutumes et les mœurs des étrangers, n'enfreignait pas leurs usages, même lorsqu'ils lui paraissaient incompréhensibles, honorait aussi les dieux étrangers - ce qui allait de soi pour n'importe quel Grec - et participait à leur culte. Enfin il adoptait des éléments de la culture étrangère - depuis le cérémonial de la cour jusqu'au droit pénal. Pendant les campagnes de Perse, il interdit au moins par moments le pillage habituellement admis et s'efforça de limiter par tous les moyens l'oppression des civils autochtones. Il faisait exécuter publiquement et démonstrativement les satrapes - gouverneurs de région - grecs ou perses, qui se rendaient coupables de délits de cet ordre. Certains aspects extérieurs de son comportement royal, qu'il empruntait aux despotes orientaux, montraient jusqu'à quel point il était prêt à aller dans ce sens. Lui-même et ses chefs apprenaient le perse et s'habillaient comme les Perses. L'extraordinaire déploiement de pompe et de luxe dans l'habillement, le personnel domestique, les festins et l'entretien de la cour était contraire aux maximes de la mesure hellénique, tout comme la cruauté du rapport avec les sujets, dont la santé, l'intégrité physique et même la vie ne pesaient pas lourd face à la volonté, voire à l'arbitraire du souverain et à ses humeurs changeantes d'alcoolique. L'histoire des campagnes est pleine d'événements, d'épisodes et de gestes qui témoignent de l'esprit largement cosmopolite du monarque ou peuvent tout au moins être interprétés dans ce sens. Après sa défaite, le roi Darius s'enfuit, abandonnant son camp militaire avec ses femmes et tous ses parents au vainqueur qui, loin de
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leur faire aucun mal, témoignant d'une parfaite « maîtrise de soi 26 », les traita avec une courtoisie chevaleresque, leur rendit tous les égards dus à leur rang et ne les laissa manquer de rien. Cette attitude répondait à une nécessité tactique -la mère et les enfants du Grand Roi étaient de précieux otages - , et c'était aussi la satisfaction de l'orgueil - le vainqueur tout-puissant pouvait se montrer généreux; enfin elle s'inscrivait dans la ligne de la pensée cosmopolite d'Alexandre. Il fut si touché par la mort du roi Darius (assassiné pour qu'il ne tombe pas aux mains de l'ennemi) et la précarité de la grandeur des hommes que, dans « un acte spontané du cœur », qui bouleversa tous les témoins et observateurs ultérieurs, il quitta son manteau royal et l'étendit sur le corps de l'ennemi défunt 27. L'historien viennois Fritz Schachtermeyr, dont l'ouvrage, par ailleurs fort érudit, est un chant de louange enflammée à la gloire d'Alexandre, écrit que ce serait une erreur de ne voir dans ce comportement « qu'un geste théâtral, une mise en scène romantique, un acte de pure propagande. C'était l'effet d'une force spontanée d'ordre symbolique (...) Lorsque Alexandre faisait des sacrifices aux dieux aux tournants de son destin, donnait le signal du départ en lançant sa lance ou plus tard son flambeau, c'était (...) pour prêter à l'événement en lui-même l'éclat adéquat. Il y avait toujours dans de tels actes quelque chose de sacerdotal, de prophétique. On aurait dit que, tout étonné, il se faisait l'interprète des échos créateurs qui résonnaient en lui 28 ». Le processus d'orientalisation se traduisit de la façon la plus claire et la plus spectaculaire avec la coutume perse du baisement de pieds, qu'Alexandre voulut imposer à la cour. Mais il ne s'obstina pas à l'exiger lorsqu'il se heurta sur ce point à une sérieuse résistance de la part des troupes grecques. La proskynese, signe de dévotion à l'égard des popes, pratiquée encore couramment aujourd'hui dans l'orthodoxie grecque, semblait totalement incompréhensible à cette époque, parce qu'un Grec ne pouvait pas rendre un hommage réservé aux dieux à une personne humaine, fût-ce le roi, qui en tant que chef d'armée n'était tout de même que le premier parmi des égaux.
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Noces collectives à Suse
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Alexandre fit à cet égard un acte spectaculaire. Bien que déjà marié avec la fille du satrape perse, Roxane, la « perle de
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l'Orient29 », il prit comme épouses légitimes et égales la fille aînée et la fille cadette du roi Darius, puisqu'il avait droit en tant que Grand Roi à plusieurs épouses. Mais il ne se contenta pas de cet acte témoignant d'une alliance dynastique symbolique qui servait les intérêts de l'empire. Toujours démesuré, Alexandre voulut organiser des noces collectives pour tisser entre les deux peuples des liens si étroits que, dans un avenir proche, Grecs et Perses se fondraient en une seule nation. Au cours d'une immense fête 30 qui dura cinq jours et dont la valeur symbolique et la démesure devaient dépasser et dépassèrent tout ce qu'on avait pu voir jusqu'alors - le roi fit distribuer en présents neuf mille calices d'or massif-, quatre-vingt-dix Grecs, choisis par le roi en personne parmi les Grecs de la haute noblesse et de l'aristocratie de l'armée, furent mariés à des filles de la noblesse perse; dix mille soldats grecs épousèrent en même temps leurs compagnes asiatiques. Ils reçurent tous une dot considérable. Leurs descendants devaient faire l'avenir de l'empire. Même s'il faut compter avec l'exagération des historiens dans les nombres qui nous sont indiqués, on comprend que cet acte ait occupé l'imagination des nations. Jamais aucune initiative comparable n'a été prise au cours des millénaires. Les critiques d'Alexandre ont condamné comme antinaturels et barbares ces « accouplements forcés », imposés de l'extérieur. Mais ce n'est pas juste, dans la mesure où, pour les dix mille soldats, il s'agissait le plus souvent de la simple légalisation d'une situation existante. Ces grands projets d'Alexandre ne prirent pas l'ampleur et ne furent pas couronnés du succès qu'il espérait. Après sa mort, un grand nombre des nouveaux mariés, incapables de surmonter leur nationalisme et hostiles à la politique d'intégration, répudièrent leurs femmes et retournèrent dans leur patrie macédonienne. Le monarque ne réussit donc ni à unifier l' œcumené ni à fondre ensemble les nations. A peine avait-il lâché les rênes que l'empire lui-même se désintégra. Sous son règne absolu, la fondation de la cosmopolis fut certes envisagée, mais elle ne se réalisa pas ; la société cosmopolite de citoyens libres et égaux s'esquissa à l'horizon de cette époque, mais elle ne se concrétisa pas. Les impulsions que donnèrent l'imagination débridée d'Alexandre, sa volonté inflexible et ses actes inouïs, se répercutèrent toutefois à travers les siècles et modifièrent la marche du monde. L'idée d'égalité et d'« amour» entre les hommes çesta une des aspirations éternelles de l'humanité. Le modèle de l'Etat universel avec un gouvernement central avait été conçu, ébauché dans
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la réalité, et il ne disparut plus jamais de la conscience des hommes. Cette réunion de peuples et de nations, même si elle n'était encore qu'esquissée, représentait étant donné les dimensions de l'empire - et le réseau de voies de communication assez peu développé malgré les routes royales, les relais de poste et la monnaie universelle, dareikos - une réalisation extraordinaire. Elle posait les fondements de cette unité culturelle hellénique qui allait s'élaborer progressivement et au sein de laquelle se définiraient un nouveau type humain, un nouvel esprit et une nouvel1e société.
CHAPITRE 5
La société cosmopolite des stoïciens
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Enfants de Zeus, frères par nature - Une société sans étrangers Les esclaves sont aussi des hommes - Humanité et dignité humaine Koinê et cultes syncrétiques - Un Versailles égyptien
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Les stoïciens formulèrent une doctrine du cosmopolitisme qui fut en vigueur pendant tous les siècles de l'époque hellénistique et de l'Empire romain, et qui l'est restée jusqu'à nos jours. Pratiquement aucun élément théorique fondamentalement nouveau et susceptible de modifier sa structure interne ou les exigences extérieures qui en résultent n'est jamais venu s'y ajouter. Le cosmopolitisme des sophistes était issu du désir de l'individu d'échapper aux ordres préétablis, aux liens telluriques, aux appartenances de caste, à la loyauté à l'égard de la polis, et de se développer en tant que personne. Avec l'appui de la raison, qui se posait tomme autonome et prétendait à la validité universelle, l'individu ; qui allait toujours de 1avant et faisait sans cesse de nouvelles découvenes aspirait à l'émancipation et à la liberté. Dans un monde en train de s'ouvrir, il recherchait, pour employer un concept , moderne, la réalisation de soi-même. Cet individualisme était potentiellement porteur de tendances anarchiques et de ferments de discordes, car un si fort courant d'émancipation risquait nécesIélirement d'engendrer des dissensions, et une telle volonté d'affirmation de soi-même menaçait nécessairement de dégénérer en querelles. Mais, en fait, les divergences d'opinions n'entraînèrent pas de graves conflits, car si les sophistes, les représentants de la raison et les philosophes se considéraient certes comme des maîtres
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à penser, exerçant sur leurs élèves l'influence qui en découlait, ils ne remuèrent jamais les masses. Leur action porta toujours sur des individus. Les sophistes ne voulaient rien savoir des banalités de la vie quotidienne, ni de ce qu'ils estimaient être la politique de clocher de leurs poleis. Même à l'intérieur des grands empires, ils choisissaient le recul. Lorsque Alexandre demanda au célèbre cynique Cratès s'il souhaitait que fût reconstruite sa ville natale de Thèbes dévastée, celui-ci, impassible, répliqua par une question en lui demandant quel sens cela pourrait-il bien avoir, puisqu'un autre Alexandre viendrait sans doute encore détruire la ville nouvelle 1. Des penseurs de l'envergure d'un Cratès, qui allait dans les maisons pour inciter au bien et avait reçu de ce fait le surnom d'« ouvreur de portes 2 », attendaient du pouvoir politique seulement qu'il leur assure la sécurité et la possibilité de se consacrer à leurs objectifs supérieurs en vivant dans la paix et le confort. Ils anticipaient sur une idée qui a occupé une place essentielle au sein du libéralisme moderne, le minimal state, dont l'objectif principal était d'assurer la prospérité, le « bonheur» et la liberté de l'individu; ce « régime de gardiens»,- en termes péjoratifs - représentait exactement l'opposé de l'Etat idéal embl.ématique de l'époque classique grecque, lequel était censé selon Platon et Aristote assurer le règne de la morale sur la, terre, autrement dit la vie juste et bonne des citoyens au sein de l'Etat et pour lui. Dans la vie comme dans la pensée des Grecs essentiellement préoccupés d'éthique, la communauté avait traditionnellement priorité sur l'individu, dont la liberté et la faculté de décision autonome dépendaient entièrement des obligations et des droits au sein de la politeia, du régime politique. Au contraire, les rationalistes grecs ne s'intéressaient ni ne participaient - pas plus que tous ceux qui leur succédèrent - à la vie des poleis ni à leur destin, qui ne leur semblaient que les aléas arbitraires de «l'humain trop humain », sans aucun rapport avec les règles supérieures d'une existence guidée par la raison, règles auxquelles le sage cherchait à se conformer. Si communauté il devait y avoir, les philosophes chercosmopolichaient donc refuge sous la représentation abstraite tisme. Ils étaient du reste très éloignés de l'idée d'un Etat universel englobant toute la planète et nécessairement investi d'un immense pouvoir, qui permettrait un modç de vie cosmopolite. Mais même l'utopie politique de l'absence d'Etat ne leur était pas encore présente à l'esprit. Ils ne projetaient en aucune façon la dissolution des communautés politiques existantes - selon la formule d'Euripide
que l'on cite si fréquemment: « Partout dans les airs, l'aigle est chez lui; sur toute la terre l'homme noble est dans sa patrie 3 • » La cosmopolis était plutôt conçue comme une vision idéale ou, ce qui était philosophiquement moins contraignant, comme un rêve utopique au sens des romans politiques à la mode à cette époque. « La grande polis n'offrait pas seulement au stoïcien un substitut extérieur d'Etat concret; elle devenait aussi pour lui une expérience religieuse, qui confér.ait à la de sa 4 grandeur qUasI dlvme, malS aUSSI de sa responsablhte • » Le deuxième élément constitutif du cosmopolitisme stoïcien à Alexandre, dont le principe polirique fOndamenral était l'éçalité entre les différents peuples - qui ne devaient former ne seule communauté. Leur orientation cosmopolite visait 1identification (et non pas la distance par rapport) à la vie communautaire. Les hommes commençaient d'apprendre à vivre dans des cadres plus étendus, à se sentir frères au sein d'une seule et même communauté sur cette terre, ce qui fait dire à W.W.Tarn de façon partiale mais sur juste: « Ce pas Zénon (fondateur de l ecole stoIClenne) malS Alexandre le ventable 5 initiateur» du bouleversement cosmopolite •
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Enfants de Zeus, frères par nature rf:es philosophes de l'école stoïcienne associèrent le principe indikidualiste des sophistes au principe social d'Alexandre. Ils enseignèrent que tous les hommes - non seulement les Hellènes, mais aussi les Égyptiens, les Celtes ou les Juifs - participaient de raison universelle, le logos, qui gouvernait le monde, et qu'ils par conséquent égaux et apparentés entre eux: « Frères par nature et descendants de Zeus 6. » Ils formaient toUS ensemble un politikon systema, une communauté de vie rationnelle, étaient soumis aux mêmes commandements et astreints aux mêmes devoirs, liés par un même rapport d'amour les uns avec les autres. La loi universelle F.tant valable pour tous les hommes, la coexistence dans le monde cosmopolite par constitution. Le monde représentait pour les stoïciens la matérialisation de la pensée rationnelle universelle. L'économie programmée et le déroulement harmonieux des phénomènes sur cette terre leur semblaient le témoignage et la preuve de cette rationalité. Le sage stoïcien s'inscrivait donc dans la ligne de son prédécesseur sophiste puisque, individualiste comme lui, il se fixait son propre développement
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intérieur pour objectif de pensée et d'action. Il s'efforçait lui aussi de réaliser le bonheur de 1existence par un art de vivre pratique et recherchait l'indépendance intellectuelle, après le renoncement aux passions et aux tentations de la vie quotidienne. Son idéal de vie était la galene tes psyches, la mer étale de l'âme, suivant une formule poétique, et l'ataraxia, la paix de l'âme. Les stoïciens recherchaient non la gloire mais la tranquillité, non l'influence sur leur présent et la survie dans la mémoire de la postérité, mais l'indifférence aux aléas du quotidien; leur objectif était de se situer au-dessus des choses. Leur maxime était tathe biosas, vivons cachés, dans le calme. Mais le sage stoïcien dépassait les cyniques et les sophistes dans la mesure où - bien que ce fût en contradiction apparente avec son individualisme initial- il se soumettait aux règles éthiques de la communauté. De même que les philosophes-rois de Platon _ occupés en soi par une tâche supérieure, à savoir la contemplation des idées -prenaient sur eux, même si c'était à contrecœur et en faisant un effort sur soi-même 7, de descendre de temps à autre dans l'univers des ombres de la prétendue réalité et acceptaient parfois d'assumer les tâches du gouvernement, les stoïciens se sentaient obligés de servir la communauré. La raison ordonnant, pour accéder à la félicité, un comportement vertueux, ils faisaient preuve de compassion et de solidarité à l'égard de leurs semblables. Et comme ils savaient se contrôler, ils se pliaient à la tâche ingrate de l'exercice du pouvoir. Seul le sage, du fait de sa perfection, était capable de guider ses concitoyens sur la bonne voie et de les attacher à l'exercice d'une activité sociale. La sagesse leur assurait la félicité, mais les liait en même temps à la communauté. La philanthropie du cynique se transforma chez le stoïcien en obligation morale: il se transcendait lui-même, non seulement par une démarche métaphysique, mais aussi dans l'accomplissement d'une tâche sociale; il était concerné par le destin de ses semblables au même titre que le médecin par la maladie de ses patients. Ce dernier s'efforçait de guérir leurs douleurs physiques, tandis que le premier essayait de les détourner de leurs erreurs intellectuelles, de leurs débordements et de leurs superstitions, pour les ramener sur la bonne voie de la raison. Bref, le stoïcien était koinonikos, tourné vers la société: « En tant qu'hommes, nous sommes faits pour coopérer de même que les pieds, l:s mains, les paupières, la et 8 », observaIt plus tard 1empereur et phIlosophe stoïcIen Marc Aurele. La communauté, vis-à-vis de les stoïciens se sentaient obligés, n'était du reste pas la cité-Etat, produit de l'évolution historique, dont les cyniques aspiraient à se libérer, mais cette totalité
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du monde dont Alexandre avait eu la vision, l'humanité constituée de ses membres, les individus. Le cosmopolitisme ne représentait donc plus une forme d'indifférentisme politique, une dérobade devant la responsabilité éthique, mais se posait dans la solidarité humaine ainsi que l'exigeait la maxime stoïcienne de la vertu. L'expérience de l'empire d'Alexandre engendra l'idée de l'Etat universel. Dans son poème didactique de jeunesse, La République, Zénon de Kition (Chypre) rêve d'un univers unifié, sans frontières et sans entraves, au moins en ce qui concerne les hommes. Il exprime par là un espoir rayonnant qui n'a pratiquement plus jamais quitté l'humanité depuis ce temps. La cohésion de l' œcumené ne devait pas être maintenue par la contrainte de la loi, mais par cette libre adhésion des individus qui s'exerce quotidiennement et que Zénon appelle l'amour, par une force supérieure - dont les dénominations ne sont que des palliatifs, prédestination, nature, raison, droit, vertu ou Zeus, pour désigner la force qui a tout produit par ellemême et à laquelle remonte tout ce qui existe. La cosmopolis présentait naturellement des traits utopiques. Le droit n'y avait besoin ni de juges ni de tribunaux, le culte ni de prêtres ni de temples, le commerce et les échanges d'aucune monnaie. Comme aux temps les plus reculés de l'innocence, on pouvait se passer de loi écrite, il n'y avait pas de mariage, pas de propriété privée. L'harmonie régnait, comme dans toutes les utopies, par le seul pouvoir de la raison. Toutefois l'idée maîtresse du cosmopolitisme ne dispensait pas l'homme de ses obligations pratiques à l'égard des communautés plus restreintes au sein desquelles il vivait. Si l'idéal de la fraternité selon Alexandre devait un jour se réaliser, il ne le pourrait - telle était la déduction qui relativisait la doctrine - qu'à l'intérieur des communautés politiques existantes, qui méritaient d'être perpétuées, et non pas par le moyen de leur dissolution. Le sage devait donc, selon Zénon, s'adapter aux règles sociales en vigueur, se marier, avoir des enfants, les élever et toujours demeurer dans la légalité.
Une société sans étrangers Au sein de la cosmopolis, communauté d'égaux, la notion d'étranger devenait superflue. Nul n'était étranger pour l'autre, ou ne devait en tout cas l'être, car l'origine n'importait pas plus que le rang ou l'état. Bien entendu ce postulat ne s'est jamais vérifié. Les
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liens naturels à la communauté de vie où l'on avait grandi ne pouvaient pas être purement et simplement abolis par l'impératif d'égalité de la raison. Mais l'idée de l'origine commune de tous les hommes exerça un effet extraordinairement civilisateur sur les hommes de cette époque. Dans les sociétés primitives, la paix et l'amitié n'allaient pas audelà des liens du sang au sein de la famille ou du clan. L'étranger, celui qui n'appartenait pas au groupe, n'avait aucun droit et était bien souvent considéré comme un ennemi potentiel qui menaçait les ressources alimentaires, le territoire et la sécurité du groupe, dans la mesure où il n'était tenu ni au respect de lois qui n'étaient pas les siennes ni à un comportement pacifique. Aussi estimait-on juste - selon la loi naturelle du plus fort - que, lors de la prise d'une ville, le vainqueur ait le droit de tuer les hommes et de vendre les femmes et les enfants comme esclaves - c'est un thème récurrent de la littérature 9. La pratique du rapt par les pirates n'était pas moins courante, et elle conduisait aussi à l'esclavage. , C'est seulemept peu à peu grâce \à la et. ; commerce, on 1a vu - que s etabhrent les regles de 1hospltallte, et qu'elles se développèrent pour Eroduire par la suite un droit des é étrangers et des immigrés. Les ois cruelles des temps les plus anciens ne furent progressivement atténuées et relativisées qu'à la suite de la transformation des besoins économiques et des exigences sociales qui en découlaient. Si l'on voulait échanger avec ses voisins des marchandises, conclure des mariages ou nouer tout autre type de relations, si l'on voulait naviguer sur les mers et faire du commerce, il fallait définir et appliquer les modalités d'une coopération pacifique avec une garantie mutuelle de sécurité. En Grèce déjà Lycurgue fit édicter une loi aux termes de laquelle ses concitoyens n'avaient pas le droit de vendre les citoyens libres d'autres poleis grecques faits prisonniers. La coutume de déclarer inviolables certains lieux allait aussi dans le sens de l'humanisation de la guerre: les réfugiés y étaient à l'abri de toutes les persécutions. Des traités d'amitié furent aussi conclus entre les différentes villes; ils assuraient aux citoyens ainsi liés les mêmes droits et un traitement de faveur par rapport aux autres étrangers: isopolitie et isogorie (égalité de droits et de statut au sein de la politeia, sur l'agora, au marché). Cela signifiait en pratique qu'ils obtenaient de bonnes places aux Jeux panhelléniques et pour les représentations théâtrales, qu'ils avaient le droit de prendre part aux festins publics - ce qui était de la plus haute importance en un temps où, comme il n'y avait ni auberges ni restaurants, étranger en était remis à la générosité de 78
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son hôte. Mais, au sein de la cosmopolis, ces privilèges et ces faveurs étaient conçus comme des droits universaux. Tout le monde pouvait être citoyen et prétendre au même traitement, tout le monde ... devait se sentir partout chez soi. La concitoyenneté n'allait toutefois pas sans problèmes.
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Les esclaves sont aussi des hommes La pire inégalité, l'esclavage, était depuis les temps homériques '" une institution sociale bien établie. Aristote ne définissait-il pas ,'if, encore les esclaves comme « des possessions animées» ? Ils étaient la propriété de leur maître, qui pouvait disposer d'eux à son gré. «Celui qui par nature ne s'appartient pas, appartient à un autre, '. mais est quand même un homme, est par nature un esclave 10. » Moses Hadas qualifie cette définition de « révoltante Il » : c'est en même temps une pétition de principe, puisque le fait d'être par nature esclave est expliqué par celui d'être par nature la propriété d'un autre. C'est pourquoi le même auteur dit à juste titre du principe d'égalité instauré ultérieurement que « ce fut peut-être la plus grande conquête de l'époque hellénistique 12». Les sophistes avaient toutefois déjà polémiqué contre l'injustice de l'esclavage. Celle-ci paraissait d'autant plus grande aux yeux des stoïciens. Chrysippe de Soli (Cilicie), par exemple, posait la question rhétorique suivante: « Tu traiterais quelqu'un d'esclave, alors que tu es toi-même esclave de tes désirs sexuels et de la débauche 13 ? » Les stoïciens n'allèrent toutefois pas jusqu'à réclamer l'abolition de l'esclavage là où il existait déjà, car ni la vie ni l'économie n'auraient pu fonctionner sans le travail des esclaves. En revanche, ces philosophes s'élevèrent résolument contre l'idée que les esclaves fussent non seulement inférieurs par leur statut légal, mais aussi par le . sang. Des penseurs réactionnaires comme Théognis croyaient . encore que l'esclave se reconnaissait ne serait-ce qu'à son attitude f extérieure soumise, « le cou courbé 14 ». C'est pourquoi les stoïciens r réclamèrent avec insistance que les esclaves soient traités humaine: ment. L'éloquente image de Chrysippe pour montrer qu'en dépit de tous les principes d'égalité les hommes restent différents les uns : des autres - par la personnalité, les aptitudes et les conditions de ; vie - semble très réaliste: «Rien ne pourra rien changer au fait qu'au théâtre certaines places soient meilleures que d'autres 15. » est précisément pour cette raison que les philosophes stoïciens Ulsistèrent pour atténuer la dureté de l'esclavage: ils y réussirent en
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particulier en cherchant à cette anomalie manifestement irrémédiable une nouvelle justification. Ils interprétèrent le phénomène comme une tâche éthique pédagogique: les catégories et les peuples inférieurs devaient être maintenus en servitude pour leur propre bien. C'est le même argument qu'employèrent plus tard les colonisateurs les plus subtils à l'adresse des peuples auxquels ils refusaient l'indépendance - à cause de leur manque de maturité politique. Sur le plan de la critique idéologique, ces légitimations peuvent être considérées comme des alibis pour perpétuer l'oppression et l'exploitation des opprimés, esclaves ou peuples colonisés. Historiquement, ce n'est toutefois pas cet aspect qui importe, mais la nouveauté qui annonçait l'évolution future. Elle aboutirait finalement, même si ce n'était qu'au bout de deux millénaires et demi, après bien des rechutes et dans des conditions socio-économiques complètement différentes, à l'abolition et à la proscription complète et inconditionnelle de l'esclavage. Sous l'influence des impératifs d'égalité et d'autonomie individuelle définis par l'éthique cosmopolite, le statut légal et le mode de vie des esclaves de l'époque hellénistique puis romaine furent assouplis et rendus plus humains. Les esclaves des mines d'argent, de mercure et d'or du Laurion, de Nubie, de Cappadoce et plus tard d'Espagne, qui travaillaient avec des criminels, vivaient l'enfer sur cette terre. Leur taux de mortalité était effroyablement élevé; les descriptions d'un Posidonius font encore frémir aujourd'hui: c'est une tache noire sur la brillante image de l'époque hellénistique. Avec l'essor de l'économie et du capitalisme agraire pendant la période hellénistique et sous l'Empire romain, le besoin d'esclaves augmenta dans des Froportions que l'on n'avait pas prévues. De véritables chasses à 'homme étaient organisées - par les pirates qui exposaient et vendaient leur marchandise vivante dans les ports, mais aussi par les publicains qui, avec l'accord tacite des autorités dans les provinces, fournissaient aux contribuables contre un dédommagement correspondant les « outils vivants» dont ils avaient besoin dans leurs exploitations. Sur les grands marchés comme celui de Délos, les esclaves furent vendus par dizaines de milliers à certaines périodes. Désespérant de leur sort, ceux-ci se révoltèrent parfois, dans les lieux les plus divers de l'Empire romain. Des révoltes sanglantes et des massacres inhumains, réprimés par l'armée de façon non moins inhumaine, ébranlèrent les structures sociales du monde de l'Antiquité. Il fallut attendre l'ordre bien établi de l'époque impériale pour que ce danger s'estompe progressivement. Les esclaves employés dans les maisons ou dans les petites entre-
prises menaient contraire une existence supportable et souvent même agréable. Beaucoup étaient affranchis, les liberti se transformaient en liberi. D'autres, ayant accédé à un niveau supérieur de culture grecque, devenaient des maîtres à penser, philosophes et intellequels, et ils exerçaient en tant que tels une influence considérable. Epictète qui vécut, d'abord esclave puis affranchi, dans la Rome de Néron et de Domitien, avait une réputation de grande sagesse. Térence, esclave « importé» d'Afrique du Nord, puis hellénisé, devint l'un des auteurs de comédie les plus influents de Rome. Et c'est à Sénèque, de Cordoue, que nous devons la stichomythie qui vaut tout un programme: « Ce sont des esclaves? oui, mais des hommes; des esclaves? oui, mais d'humbles amis; des esclaves? oui, mais des compagnons d'esclavage, si tu veux bien réfléchir ue nous sommes, eux et nous, également au pouvoir de la fortune 1 • » · L'amélioration de leurs conditions de vie fut pour une bonne la conséquence de la redéfinition de la notion d'esclave. Conçu ljadÎS comme une res, une chose, il finit par être considéré comme un être humain investi des droits d'une personne. Dans les nombreux textes narratifs ou argumentatifs de l'époque, il était rare que ne figurât pas un chapitre de considérations pragmatiques et morales sur le thème « du maître et de l'esclave». Dans la Nouvelle Comédie, qui constituait un genre en soi, l'esclave jouait souvent ·Iie rôle de confident astucieux et finaud, ou au contraire lourdaud. ,. I.e théâtre revêtait ainsi une fonction pédagogique et morale qui, 'COut en servant de soupape sociale, légitimait la réalité. La formule i des stoïciens « nul homme n'est esclave par nature» devint à . l'époque hellénistique une maxime que bientôt personne n'osa contester. " Aux yeux des chrétiens, qui reprirent sur ce point l'idée fonda".. mentale de la sagesse stoïcienne, la distinction entre maître et i. 'esclave parut totalement négligeable pour le salut de l'âme. Saint Paul, ne s'embarrassant guère du commandement d'égalité entre les hommes, pouvait donc formuler à leur adresse cette injonction: «Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et respect, · en simplicité de cœur, comme au Christ 17. »
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.Humanité et dignité humaine
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le champ du cosmopolitisme universel, les différences { sociales s'estompèrent donc peu à peu, relativisées parce que ramenées au niveau de la généralité humaine. Tout homme, indépen-
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damment de sa position dans la société, se vit accorder la dignité humaine. C'est ainsi que la pensée stoïcienne évolua de l'axiome d'égalité à l'idée d'humanité, qui s'exprimait par la tolérance à l'égard des plus faibles, moralement fondée parce que découlant du devoir de sollicitude active à l'égard de ses semblables qu'imposait la raison universelle, par l'amour et l'amour du prochain. Cet idéal, dont le sage stoïcien voulait donner l'exemple dans la vie en recommandant à ses semblables de le suivre sur cette voie, a contribué, en ces temps de luttes de pouvoir passionnées, de troubles politiques et dynastiques, à soutenir la foi des contemporains en l'éthique et en la valeur humaine, et il a conféré à la notion d'humanité une validité et une efficacité qui se sont ensuite constamment régénérées au fil des millénaires. L'idée d'humanité recouvrait tout l'espace entre les pôles opposés que sont d'une part l'exigence suprême que l'homme est susceptible de s'imposer et d'autre part la réalité souvent moins glorieuse de « l'humain trop humain» : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto 18» (Homme je suis, rien de ce qui est humain ne m'est étranger), proclamait fièrement Térence. A l'exigence idéale de force intérieure, de courage moral, de noblesse et de souveraineté s'opposait la compréhension intellectuelle pour la faiblesse - non seulement la faiblesse de la chair, comme dans le christianisme, mais aussi la faiblesse de caractère et ses incapacités: « Video meliora proboque tamen deteriora sequor 19 » (je vois certes le bien et je le loue, mais je suis la mauvaise voie). La force intérieure de l'âme est illustrée de façon paradigmatique par le mépris du pouvoir et des puissants, et les contemporains prenaient pour modèle Diogène qui, à la question d'Alexandre lui demandant d'exprimer un souhait qu'il pût lui exaucer, aurait répondu: « Ote-toi de mon soleil 20. » La sensibilité au malheur d'au,trui témoigne aussi, mais à l'inverse, de ce même esprit: Scipion Emilien versa des larmes à la vue de Carthage en flammes, évoquant à l'intention de Polybe qui se trouvait à ses côtés l'éventualité d'un revirement du destin 21. Humanité, dignité humaine et cosmopolitisme figurent depuis sur la même liste de revendications morales de l'homme, ce sont des notions complémentaires dont le contenu intellectuel et social est en dernier ressort identique. Les commandements de l'éthique s'adressaient à l'homme en tant que tel - et non pas aux Grecs, aux Perses ou aux Syriens en particulier - car il se situait au-dessus des contraintes historiques, conscient de sa dignité, dans le champ sans frontières du cosmopolitisme. Les principes cosmopolites commencèrent de s'appliquer dans
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les vastes territoires des États réunis par Alexandre, qui peu à peu donnèrent naissance à l'Empire romain ou furent absorl:iés par cet empire. Ils englobaient toutes les côtes de la Méditerranée et allaient de l'océan Indien jusqu'à l'Atlantique, réunissant de nombreuses communautés nationales et ethniques - depuis les Scythes et les Sarmates sur la rive nord de la mer Noire jusqu'aux Nubiens à la frontière sud de 1'« Afrique» telle qu'on la connaissait alors, là où commençaient les terres inconnues dont les géographes ne savaient dire qu'une chose: « Hic sunt leones» (il y a des lions). Les centres de ce monde gréco-romain se décalèrent au fil des siècles vers l'ouest, de la Grèce vers l'Italie, de l'Asie Mineure vers l'Espagne, de la Mésopotamie eF de la Syrie vers la Numidie, l'actuel Maghreb _ avec pour axe l'Egypte « du diadoque qui dominait la cUlture universelle» Qacob Burckhardt). Les siècles tumultueux de l'époque hellénistique virent, comme nous l'avons indiqué, de violentes luttes de pouvoir et de succession, des empires et des dynasties s'épanouirent puis s'effondrèrent, l'empire des Séleucides « se transporta» d'Asie Mineure en Syrie et en Mésopotamie; rois, satrapes et condottieri, enfants de la guerre en somme, conquéraient le pouvoir au terme de campagnes dévastatrices, et l'étendaient ensuite pour immédiatement après le partager ou le perdre; toutes les formes de meurtres, des parents, des frères et sœurs ou des époux, étaient à l'ordre du jour - c'était suivant un jugement ultérieur des historiens qui peut paraître cyniÇlue, mais n'en est pas moins réaliste, un bon moyen de protéger l'Etat de la guerre civile. Sinistre époque où le meurtre, la prise d'otages et la tOITure étaient considérés comme les armes les plus normales dans la lutte pour le pouvoir! Par la guerre, la révolte et la violence, les puissances espéraient parvenir à réaliser le vieux rêve d'Alexandre, le pont entre l'Est et l'Ouest, l'empire unifié, et c'est ainsi qu'elles justifiaient leurs actes; elles aussi s'inscrivaient dans la tradition des bâtisseurs de la cosmopolis. Les peuples se heurtèrent les uns aux autres, leurs représentants .s'influencèrent mutuellement, tirèrent des enseignements les uns des autres et apprirent à se tolérer, ils s'habituèrent à coexister, se mêlèrent, se fondirent en populations homogènes; beaucoup parlaient le grec, surtout ceux qui voulaient réussir; la plupart le comprenaient; il y avait donc une littérature et une éducation qui reliaient entre elles les populations, mais il fallut attendre un peu plus tard pour qu'il y eût aussi une culture relativement homogène placée sous la coupe de la doctrine stoïcienne. L'historien Droysen a forgé pour désigner cet ensemble de phénomènes la notion d'hel-
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lénisme. On entend par là l'essence même de la spiritualité et des coutumes émanant de la Grèce et qui, dans les siècles qui suivirent le règne d'Alexandre, se mêlèrent aux influences culturelles et religieuses des civilisations autochtones, non grecques. Les réceptions diverses et multiples du modèle grec (d'abord sous l'Empire romain) et ses nombreuses « renaissances» ne se référaient qu'indirectement au modèle de l'Antiquité classique: la filiation passait par l'hellénisme. Cela suffit à prouver que l'hellénisme fut une culture féconde et non pas, comme on le prétendait autrefois, une culture dégénérescente 22 , et que ce ne fut pas non plus une culture hybride, au sens de « stérile» et non pas au sens où Rostovzeff emploie ce concept, voulant exprimer la juxtaposition d'une culture de classe supérieure avec une culture populaire 23.
de la Gaule). Mais on s'explique plus difficilement que les Romains, qui possédaient déjà à cette époque une littérature latine, aient adopté sans contestation la koiné. Ils témoignèrent par là d'un grand talent politique, car ils assimilèrent la culture grecque et en tirèrent profit sans se laisser submergçr par elle. Le grec leur facilitait les relations avec les cités et les Etats qui se trouvaient de jure ou de ftcto ou. à Rome suiv:ant "classe pohuque dmgeante des Romams s aperçut VIte que 1hellemsation culturelle et linguistique constituerait un ciment indispensable et un important facteur de stabilisation de l' Imperium romanum. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le philosophe juif Philon ait loué l'empereur Auguste pour avoir étendu le domaine linguistique hellénique. Les Romains anciens, puristes, critiquaient bien sûr systématiquement la mode de parler grec ou, pour . reprendre une expression de Fichte dans son Discours à la nation Allemande, la « mode de l'étranger». Caton vilipendait les graeculi (de même qu'aujourd'hui certains Américains considèrent leurs alliés européens comme de « petits Européens» incapables d'exercer le pouvoir). Cicéron stigmatisait dans ses polémiques l'amollissement et le luxe grecs des Romains par trop hellénisés qui ne pouvaient en définitive « qu'être des propres à rien 25». Ces attaques fonctionnaient toutefois à double sens. Les Grecs cultivés considéraient les Romains qui ne parlaient pas un grec tout à fait pur avec le même mépris qu'ont les Britanniques parlant l'anglais d'Oxford pour touS ceux qui, par la naissance ou l'éducation, n'ont pas reçu cette grâce. , Des hommes d'origines, de coutumes et de mœurs différentes se ï trouvaient réunis à l'époque h,ellénistique et vivaient ensemble, pour la plupart dans des villes (l'Egypte qui n'en comptait qu'un petit nombre constituait à cet égard une exception), le plus souvent dans des villes fondées par Alexandre et ses successeurs. La polis continuait d'exister, elle était administrée selon le droit élaboré et éprouvé dans la Grèce ancienne; les citoyens se réunissaient au sein
Koiné et cultes syncrétiques Le principal moyen d'unification, à partir des conquêtes d'Alexandre, fut la langue grecque, la koiné, que les peuples de l' œcumené utilisaient volontiers, un peu comme on utilise dans le monde actuel l'anglais ou l'américain. Les Grecs eux-mêmes étaient rarement bilingues, ils n'en avaient pas besoin - autre similitude avec les Anglais ou les Américains de nos jours - et le manifestaient avec l:ieaucoup d'orgueil.,Encore au le' siècle ap. ].-c., l'auteur d'un récit de v9yage dans l'Erythrée indiquait comme suprême vertu du roi d'Ethiopie qu'il savait le grec. Et un peu plus tard encore, Lucien employait le même argument: pour savoir qui d'Alexandre ou d'Hannibal devait avoir la priorité devant Minos qui régnait sur l'empire des morts, il faisait dire au second: « J'ai tiré au moins un profit de mon séjour dans le monde souterrain, Minos, c'est que j'ai aussi appris le grec, de sorte que même à cet égard celui-ci [Alexandre] n'a aucun avantage sur moi 24. » La primauté de leur langue priva toutefois les Grecs de la supériorité de culture et de pouvoir qu'assure le bilinguisme. On comprend aisément que le grec se soit imposé comme langue de communication de l' œcumené de cette époque, si l'on considère les pays qui étaient alors historiquement sur la touche, soit que l'époque de leur grand rayonnement fût passée (c'était le cas de la Mésopotamie) et que leur culture figée ne fût plus en mesure de rivaliser avec celle des Grecs, soit qu'ils n'aient pas encore développé de civilisation équivalente ni de rayonnement égal (c'était le cas des tribus et des peuples de la mer Noire, de certaines régions d'Asie et
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se maintenir dans la société. Chaque commune avait le droit de s'administrer à sa manière: elle vivait suivant son organisation traditionnelle, ses croyances et ses usages.
Un Versailles égyptien Mais ces po/eis avaient perdu leur fonction politique au sein des nouveaux grands empires. Si les citoyens grecs de l'époque classique étaient littéralement des copropriétaires (ils percevaient des céréales et autres tributs, même l'obole du théâtre) et corégents de la cité (ils participaient aux décisions politiques par leurs discours et leurs votes sur l'agora), en revanche, au cours des siècles ils perdirent la participation directe aux affaires de l'Etat. La polis souveraine se transforma en municipum, pour employer un concept romain ultérieur, ville de province dont l'autonomie se bornait à l'administration locale. Ce qui comptait, c'était les cours royales qui, immédiatement après la mort d'Alexandre, devinrent non seulement des centres de pouvoir et de fastes, mais aussi des foyers de développement littéraire, scientifique et artistique. Alexandrie connut sous le long règne des Ptolémée un rayonnement inouï et incomparable. Mais la vie de cour se çiéveloppa aussi dans d'autres métropoles, à Pergame, dans la lointaine Séleucie, à Tyr et dans la nouvelle capitale florissante de l'empire des Séleucides, Antioche, futur siège des patriarches. Richesse et raffinement, gaspillage et vices étaient les pôles entre lesquels oscillait l'existence brillante dans la royale Alexandrie. Déjà Ptolémée 1er Soter - le Sauveur: surnom que lui avait donné Rhodes, reconnaissante de l'aide décisive qu'il lui avait apportée-, général d'Alexandre, se présentait non seulement comme un victorieux guerrier, mais aussi comme un protecteur de la littérature et en particulier de la célèbre bibliothèque détruite ultérieurement par les Romains et dont les historiens regrettent encore aujourd'hui les milliers de rouleaux de papyrus. Le mécénat faisait partie intégrante de la majesté du souverain, au même titre que le fait de se présenter soi-même dans la plus grande magnificence extérieure, couvert d'or et de pierreries. Les femmes - belles et puissantes sœurs, épouses soucieuses de leur rang même lorsqu'elles étaient délaissées, maÎtresses intelligentes et séduisantes - jouaient un rôle déterminant sur le plan politique; beaucoup s'appelaient Cléopâtre avant la reine qui donna un fils à César. Deux autres Cléopâtre, mère et fille, se partagèrent successivement le même homme, Ptolémée VII
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Euergète II, l'une en tant qu'épouse, l'autre en tant qu'amante incestueuse. Les favoris, hommes ou femmes possédant la beauté physique, exerçaient souvent une influence démesurée. La vie de la cour - avec son luxe, sa fièvre de grands travaux, ses festivités, qui se déroulaient souvent sur les embarcations du Nil que l'on qualifiait de « palais flottants », ses clans rivaux, ses flatteurs et ses bouffons - a pu être comparée à celle de Versailles. Les cours étaient des lieux de rencontre, où des hommes d'origine et de nationalité différentes entraient en contact, se mêlaient et oubliaient leurs origines ; en ce qui concernait les femmes, les artistes et les esclaves, on négligeait de toute façon plus facilement les critères extérieurs de différenciation par la couleur de peau, la nationalité ou la religion. L'atmosphère était empreinte d'un parfum de cosmopolitisme, et une attitude cosmopolite présidait, même en l'absence de théorie, aux rapports entre les hommes. Si la religion était le principal déterminant culturel qui commandait le comportement des hommes et de leurs communautés, la confluence de différentes religions sur un même territoire, leur rencontre et leur fusion progressive devaient nécessairement revêtir une certaine importance pour les populations considérées et leur interpénétration. Le panthéon grec s'ouvrit sans réticence aux dieux étrangers. La superposition, l'association et la conciliation d'éléments de croyance différents voire opposés prirent des formes diverses dans des objectifs divers. Les divinités étrangères attrayantes par leur exotisme et les cultes orgiaques furent importés et adoptés par les peuples que la raison, l'analyse critique et l'ouverture au monde avaient rendus incertains dans leur croyance d'origine: ils 1 les adaptèrent à leurs propres besoins, les hellénisèrent. Des modes apparurent et se répandirent à toute allure sur l'ensemble ou cerI, "taines parties des vastes territoires jadis conquis et réunis par Alexandre. Le syncrétisme anarchique, avec ses divinités « composites », sembla la solution harmonieuse des contradictions nationales et religieuses, les divinités étrangères n'étaient pas liées au territoire " de naissance, car elles s'adressaient aux âmes et non pas aux citoyens. Les noms doubles et les identifications entre les divinités permettaient de laisser subsister des divinités concurrentes et de perpétuer leurs cultes. Le Zeus grec fut assimilé au Jupiter romain, la divinité perse Mithra à la divinité phrygienne Attis. Outre la koiné, la religion syncrétique, l'hellénisation de l'école et tout l'appareil puissamment symbolique de la classe supérieure, l'élément qui contribua le plus à l'unification des différentes communautés ethniques fut sans doute l'attrait qu'exerçait sur les popu-
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LA SOCIÉTÉ COSMOPOLITE DES STOïCIENS
lations étrangères le mode de vie grec: l'allégresse sereine, l'urbanité et la politesse des rapports humains, la tranquille désinvolture d'une jeunesse dorée, libérée de tout souci matériel, son élégance et ses modes, le raffinement de la littérature. Les classes dominantes privilégiées des peuples non grecs voulaient prendre part à la dolce vita des Hellènes, s'initier à leur éducation et à leur culture supérieures, découvrir des mœurs plus raffinées. Cela allait jusqu'aux aspects matériels de la vie quotidienne - les rues pavées, les installations sanitaires plus développées, un bon système d'adduction d'eau. Le mélange des peuples fut placé sous le signe de l'hellénisation: il est fréquent qu'une civilisation de niveau supérieur se révèle aussi la plus forte et s'impose. Il se forma à cette époque « une sorte d'internationale de la culture à base hellénistique 26 ». Cela n'excluait naturellement pas les influences directes en sens inverse. Non seulement les cultes plus bariolés, opulents et orgiaques de l'Orient éveillèrent chez les Grecs le plus vif intérêt et suscitèrent constamment de nouvelles adhésions, mais les Grecs s'initièrent même à la pratique de mystérieuses sciences étrangères, comme l'embaumement des morts. Ils se trouvaient désormais en contact direct avec les singularités de l'exotisme - l'or, le sang, la débauche - , qui les avaient fascinés depuis les récits d'Hérodote. Le processus d'hellénisation et d'évolution vers le cosmopolitisme s'étendit sur des siècles et ne prit jamais fin. La fusion entre les différents peuples et leur intégration au sein d'une culture unificatrice se poursuivirent inéluctablement, même si ce ne fut pas toujours suivant la même dynamique. Dans l'Empire séleucide, régime dynastique sous l'autorité de souverains grecs, à l'origine sur un ancien territoire de colonisation grecque, l'hellénisation, pratiquée par les ,pouvoirs officiels, se dçroula sans entraves et avec succès; dans l'Egypte, qui formait un Etat unifié avec une culture élaborée au cours des millénaires, les autochtones opposèrent au contraire des résistances considérables. Mais là aussi, le vent des temps nouveaux de l'hellénisation soufflait si fort que la partie mixte de la population assimilée tout d'abord, puis de plus vastes cercles adhérèrent à la nouvelle culture commune. En définitive, la culture hellénistique fut le résultat du plus grand mélange de population et du plus puissant courant d'assimilation de l'histoire économique, sociale et humaine jusqu'à cette époque. Une unité cosmopolite d'un nouvel ordre de grandeur était en train de se former, l' œcumené sembl:tit devenir réalité, les hommes, au moins ceux des groupes les plus privilégiés, commençaient à se sentir chez eux dans tous les pays civilisés qui leur étaient accessi-
bles; ils fais:lient du commerce, échangeaient leurs expériences et leurs connaissances, entreprenaient des voyages pour rejoindre des hommes qui partageaient la même pensée ou exerçaient le même métier (ainsi qu'en témoigna la visite du philosophe Carnéade à Rome qui à l'époque fit sensation vers l'an 155 av. ].-c.). Les ouvrages grecs étaient présents partout, leurs auteurs n'écrivaient plus pour un cercle privilégié de concitoyens, mais pour tous ceux qui parlaient et entendaient le grec, c'est-à-dire pour le « monde exprimée sur entier ». L'idée cosmopolite que les stoïciens le plan conceptuel et illustrée par l'image de l'Etat universel, la cosmopolis, parvint à son plein épanouissement: c'était le principe de la « communis humani generis societas 27 » ; pour la première fois se répandait une civilisation universelle unifiée. Le monde cosmopolite n'était naturellement pas pour autant encore né. Et ce non seulement parce que les territoires hellénisés étaient seuls censés constituer l' œcumené, mais aussi parce seules les classes supérieures cultivées recevaient l'empreinte du cosmopolitisme, et que celui-ci ne pénétrait pas jusqu'aux racines du peuple. L'hellénisme était une culture citadine, pratiquement coupée de la population autochtone. L'hellénisation se faisait irrépressiblement, mais lentement. D'après saint Paul, à son époque, c'est-à-dire à l'époque romaine, en Asie Mineure, on parlait phrygien et galatéen; et d'une façon générale, les langues indigènes étaient toujours en dehors du grec par de larges couches de la population. , En Egypte et en Syrie, le copte et l'araméen prédominaient. Il n'y eut pas de perte linguistique - comme plus tard lors de l'expansion arabe en Mrique du Nord et en Mésopotamie. Les cultures populaires autochtones persistèrent et continuèrent de se développer, elles opposèrent au modernisme et au progrès qu'apportait l'influence hellénistique la résistance à laquelle on pouvait s'attendre. Les masses restèrent attachées à leurs traditions anciennes. C'est grâce aux classes supérieures de l'époque hellénistique que le cosmopolitisme, tel que l'avaient défini les stoïciens, fut mis en pratique dans la société et devint du même coup un thème récurrent de l'histoire. Si l'hellénisme eut un jour fait son temps et s'il ne fut pas à la hauteur du défi que lui lançaient les nouvelles forces à qui devait appartenir l'avenir (l'Empire romain, la révélation chrétienne et les envahisseurs germaniques), c'est que la marche de l'histoire le voulait. A la place du projet et du grand rêve cosmopolites s'instaurèrent, au cours d'un processus qui dura des siècles, des formes nouvelles de liens communautaires, de nouvelles transcendances, de nouvelles visions. La loyauté politique des diverses popu-
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lations à l'égard de l'Empire romain était certes sous-tendue par l'accoutumance à l'idée du cosmopolitisme, la pax romana assura aux peuples de cette époque un ordre pacifique (que l'histoire a assurément idéalisé rétrospectivement) dans le bien-être et la prospérité, mais l'Empire finit quand même par s'effondrer. Un nouvel universalisme de l'au-delà s'annonçait 28, qui subsuma l'idée du cosmopolitisme hellénistique sous une autre forme historique.
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CHAPITRE 6
Byzance: un dieu, un empire, un empereur
Changement d'orientation: la référence à l'au-delà - La pax romana - Le Saint Empire romain « hellénique» - Tradition du droit romain et religion orthodoxe - Empire d'Orient, Empire d'Occident - Une armée disciplinée et une administration efficace - Les décisions de Constantin - Leprimat du basileus - Lingua franca : le grec - L'apostolat slave La reine des villes
Lorsque le monde hellénistique, unité culturelle constituée d'empires qui se combattaient avec acharnement, passa progressivement sous l'autorité romaine, les idées et les pratiques cosmopolites furent mises hors d'usage et tombèrent dans l'oubli pour un millénaire et demi. C'est un ptocessus inhabituel par sa dimension dans le temps, qui toutefois s'inscrivait dans la logique interne du cours de l'histoire. Car le grand moment de l'universalisme grec, de l'esprit libre, de l'individu indépendant et des sociétés ouvertes qu'étaient devenues les poleis avec l'apparition des sophistes touchait à sa fin. Une nouvelle ère universelle commençait, avec des structures fermées et des hiérarchies établies. Les aspirations cosmopolites ne s'inscrivaient plus dans ce contexte. Les idées et les valeurs nouvelles suscitèrent chez les hommes de cette époque des attitudes et des actions nouvelles. C'est seulement à partir du XIIIe siècle, lorsque l'individu entreprit les premiers efforts prudents et tâtonnants pour sortir de sa dépendance culturelle et sociale et qu'une fois de plus, toujours poussé par le même besoin d'indépendance, il réclama comme un
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droit naturel sa liberté dans tous les domaines de l'existence, que les principes cosmopolites furent réactivés - en liaison avec les grands voyages d'exploration et les grandes découvertes des XV" et XVIe siècles. La transformation capitale issue du cosmopolitisme qui s'était développé après le rèf?ne d'Alexandre résulta de la naissance, de la consolidation et de 1expansion de Rome et de son empire. Un puissant centre de pouvoir se constitua; il étendit son empreinte profonde à l'ensemble du « monde habité» qui représentait jusqu'alors le territoire potentiel de la cosmopolis. De même que la limaille de fer prend une certaine disposition dans un champ magnétique, les peuples, les tribus et les hommes s'organisèrent et se soumirent à un certain ordre au sein de la nouvelle zone d'influence. A la place de la pluralité d'États de l'époque hellénistique, qui laissait à l'individu la liberté de poursuivre ses objectifs propres, il s'instaura avec l' Imperium romanum un régime de pouvoir au sein duquel les peuples et les hommes se voyaient assigner leur place et devaient accomplir une certaine tâche. Toutes les impulsions qui structuraient socialement les individus et les communautés en les intégrant à une hiérarchie partai,ent du centre. Depuis le consul et les hauts fonctionnaires de l'Etat jusqu'au travailleur agricole, chacun avait une place bien définie qui lui assurait protection et sécurité en compensation de ses devoirs. Cette organisation hiérarchique du pouvoir et des responsabilités qui émanait de Rome et s'étendait systématiquement sur tput l'Empire va4dra, daps la période qui suivit, aussi bien pour l'Eglise que pour l'Etat. L'Eglise développera encore le système en fondant sa propre organisation en provinces et diocèses, calqués sur les divisions administratives et géographiques de l'Empire, et en créant de prêtres sur le modèle du corps des fonctionnaires une romams. Le nouveau régime marqua une profonde cassure en ce qui concernait la position de l'individu dans la continuité historique et sociale. L'homme des temps nouveaux tirait la vision qu'il avait de lui-même du service de la communauté et de la satisfaction de ses exigences ici-bas. Contrairement au polites, qui se fixait lui-même ses impératifs et choisissait son organisation politique, l'homme nouveau se considérait comme intégré à un système préétabli auquel il ne pouvait rien changer. Sa principale vertu avait nom obéissance, alors que celle du polites avait été le libre choix et la coresponsabilité.
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Changement d'orientation: la référence à lau-delà Les hommes de cette époque, ou en tout cas les membres de la couche sociale qui déterminait l'esprit du temps, ne se sentaient pas aussi libres que l'oiseau qui ne tient aucun compte des frontières terrestres et considère que le monde entier lui est ouvert; ils se définissaient par référence à des objectifs supra-individuels en ce bas monde ou dans l'autre. L'individu cherchait à se transcender et, à travers la solidarité avec ceux qui partageaient sa pensée, il luttait pour la patrie, la République ou l'Empire, auxquels il prêtait une valeur métaphysique; ou bien, en surmontant tous les désirs terrestres, il se vouait au divin. De sombres angoisses, pareilles à celles qui s'étaient exprimées à travers les cultes orientaux, s'emparèrent de la conscience hellénique, jusqu'alors d'une souveraine clarté, et poussèrent l'individu de cette époque à se réfugier derrière des barrières protectrices. Les vertus suprêmes n'étaient plus la liberté universelle, mais la fusion avec quelque chose de plus haut, le renoncement et le sacrifice de soi-même - depuis « dulce et decorum est pro patris mori» (il est doux et bon de mourir pour la patrie), jusqu'au martyre subi dans la joie. Les principes individualistes de l'Antiquité - liberté, développement de soi-même, imagination, jouissance des plaisirs de ce monde, ou encore paix intérieure, aventure, ambition, curiosité, ouverture au monde s'étaient usés au fil des siècles d'indiscipline hellénistique et n'étaient plus valables. ). Les voyages, les expéditions d'exploration et de commerce, qui avaient constitué l'une des activités les plus marquantes de l'Antiquité et représentaient en même temps une condition fondamentale du comportement cosmopolite, tombèrent donc en désuétude. La mobilité fit place à la sédentarité. Les changements de domicile n'étaient admis que lorsqu'ils étaient institutionnalisés, intégrés au système et par conséquent contrôlés - comme c'était le cas dans le cadre des opérations militaires, des missions diplomatiques relativement rares, des pèlerinages sur les lieux saints, croisades incluses, et des tours des compagnons artisans au Moyen Age. Tous ceux qui autrement abandonnaient leur lieu de résidence fixe et établi -:.... Tziganes, membres d'une corporation ambulante, démarcheurs, acteurs ou artistes de cirque - étaient sinon méprisés, du moins considérés avec une certaine méfiance. Et Ulysse, modèle de tous les explorateurs curieux et en quête d'avehture, était voué aux enfers ) par Dante, parce qu'il donnait à « l'impatience de voir le monde et
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de tout découvrir 1 » priorité sur la vertu chrétienne et statique de la pitié due en tant que père à son épouse et à son fils. Dans le catalogue des vertus, tant romaines que chrétiennes, qui divers comportements, ne figuencourageaient et rait aucune qualité qui s apparentât de quelque façon au désir de liberté. Les quatre vertus platoniciennes cardinales, qui restèrent incontestées jusqu'à l'époque romaine, étaient le courage, la force d'âme (andreialconstantia), la sagesse (sophia, phronesis/sapientia), la mesure (sophrosyne) et la justice (dikaisyneljustitia); les vertus théologiques, au contraire, avaient nom: foi, espérance et charité; le développement de la personnalité n'était recherché en aucune façon. La liberté, considérée à l'origine comme le moteur premier de l'individu, devenait une indépendance présomptueuse, une forme de révolte contre l'ordre établi, une révolution contre les puissances légitimes sanctifiées par la durée, et en dernière instance une rébellion contre Dieu Lui-même. En échange de cette liberté perdue, l'individu recevait - au moins à titre de promesse - le bien suprême de la protection collective, la paix extérieure, la sérénité intérieure, la communion en Dieu. Le fondement même du cosmopolitisme se dérobait sous lui, l'idée stoïcienne de la cité universelle, de la cosmopolis, n'avait plus aucun rayonnement, elle devenait incompréhensible. Le souverain clément que fur Marc Aurèle illustra mieux que tout autre la juxtaposition de ces deux principes, tout çn étant luimême persuadé d'être citoyen de la cosmopolis, « cet Etat, le ,plus ancien et le plus digne de tous, au sein duquel les différents Etats étaient un peu comme des, maisons 2». Sa formule: « En tant qu'Antonin, j'ai Rome pour Etat et pour patrie, en tant qu'homme le cosmos 3», est restée gravée dans nos mémoires et agite encore les imaginations.
Entre l'idée cosmopolite et celle de territoire dominé, il n'y avait pas une opposition exclusive, mais une tension ftuctueuse. Le monde était organisé au sein de l'Empire romain. Avec l'assimilation de l'Empire à l' œcumen é, le postulat cosmopolite selon lequel tous les hommes ont la même patrie quelle que soit leur origine se trouvait réalisé; il n'était donc plus besoin de pOUïsuivre cet objectif; la politique des empereurs visait de toute façon l'universalisation de l'Empire, ainsi que le montra en particulier la Constitutio
Antonina (212 ap.].-C.) qui accordait le droit de citoyenneté aux habitants libres de l'Empire. La réaliré de l'organisation de l'Empire, à laquelle vint s'ajouter celle de l'Eglise, se s!1perposa aux visions et aux théories cosmopolites. L'Empire et l'Eglise représentaient leurs propres conceptions universalistes, au service desquelles ils investissaient toute leur puissance politique et spirituelle. Les deux conceptions étaient également universalistes dans la mesure où elles partaient du principe que leur position respective était incomparable. En effet, l'Empire ne fut pas le seul à être sans pareil, jusqu'à sa diyision (en 395 ap. ].-c.) et à la chute de l'Empire d'Occident. L'Eglise aussi s'attribuait, en dépit des nombreux cultes qui rivalisaient entre eux en ces siècles syncrétistes, une position sans comparaison possible avec une autre forme de croyance; et elle pouvait le faire à juste titre prétendait à la fois à la dans la mesure où seul le « catholicité» et à l'orthodoxie. L'Eglise était universelle, elle étendait potentiellement (étant donné l'objectif final de l'histoire qui devait être réalisé par sa mission) son pouvoir à l'humanité entière - sans tenir compte d'aucun caractère distinctif entre les tribus et les peuples: les apôtres partaient prêcher à les hommes et dans toutes les langues la vraie parole de Dieu 4. L'Eglise proclamait par la propre parole de Dieu la vérité absolue, seule valable et capable d'assurer la félicité, elle exigeait du croyant une adhésion inconditionnelle, et parfois même que le fils quittât père et mère pour le ChristS. Les hommes de cette époque s'en estimaient satisfaits. Pline l'Ancien souhaitait que la pax romana durât éternellement et priait « les dieux de préserver éternellement ce bienfait 6 ». L'état de tranquillité et de paix qui fut atteint au siècle d'or de l'Empire, sous les Antonins, fut tant apprécié qu'Edward Gibbon définissait encore cette période comme celle où l'espèce humaine avait atteint le degré suprême de bonheur. L'historien anglais n'en veut pour preuve que cette formule de propagande marquante, tirée du traité In Romam de P. Aelius Aristide: « Le monde entier est désormais perpétuellement en jo,ur férié. » Et encore deux siècles après Aelius, Eusèbe, Père de l'Eglise et biographe de l'empereur Constantin, employait la même image: « Les hommes ne craignent plus désormais leurs anciens oppresseurs, ils passent jour après jour dans une brillante fête 7.» Le cosmopolitisme changea donc de fonction et de signification. D'objectif moral et politique de l'humanité qui motivait sous l'hellénisme les cercles concernés, il se transforma en attribut ornemental de la réaljté de l'Empire et en représentation allégorique de la mission de l'Eglise.
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La pax romana
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,Les nouvelles puissances universelles qu'étaient l'Empire et l'Eglise concevaient aussi bien le monde que le citoyen dans un sens nouveau, résultant de leur propre universalisme. Jusqu'à la fin de la période hellénistique, le « monde» était l' œcumené. Rome fit ensuite l'amalgame entre le monde et l'Empire: les frontières du monde s'arrêtaient à celles de l'Empire. Ce qui ne lui était pas soumis et ne devait pas l'être pouvait rester ignoré.. Pour les chrétiens de leur côté, le «monJe» était l'opposé de Dieu, c'était le lieu de la beauté, mais aussi celui du péché. Dans ce système dualiste, l'ici-bas ne se définissait que par rapport à l'audelà et n'était compris que sous cet angle - comme une vallée de larmes, où l'homme est mis à l'épreuve pour son futur salut. Les dimensions terrestres n'étaient pas prises en compte, les immensités infinies du monde n'importaient qu'en fonction du salut, dans la mesure où elles étaient habitées aussi par des enfants de Dieu qui, s'ils ignoraient la vraie religion, aspiraient à la connaître pour être sauvés. Les habitants du monde n'étaient plus considérés, dans la perspective de la religion, comme des citoyens, rp.ais comme des croyants, réunis au sein de la communauté l'Eglise, participant de l'eschatologie et du capital de grâce de l'Eglise, et confiés aux prêtres. Les individus ne se distinguaient pas - en tout cas selon les conceptions du christianisme primitif - par leur origine, leur état ni aucune autre appartenance, mais faisaient tous partie de la communauré universelle des croyants - égaux devant Dieu. Contrairement au cosmopolite qui considérait le monde comme son domaine d'action, le croyant se considérait comme membre de la communauté eschatologique en tant qu'enfant de Dieu. C'était elle le véritable sujet de l'histoire, elle seule donnait à la vie de l'individu un sens et un but. La fonction et la position de l'individu se modifia de façon comparable au sein de la structure temporelle de l'Empire. Le citoyen devint un sujet. L' Imperium romanum était constitué de citoyens, dont le bien et la fierté suprêmes étaient la citoyenneté. L'Empire du Moyen Age se structura en fonction des critères de suzeraineté et de loyauté, de haut en bas. L'individu jadis libre s'était vu assigner en tant que membre de commUJ;tauté une place fixe dont il ne pouvait plus se libérer. L'Etat et l'Eglise, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, médiatisaient l'individu, le privaient Je la responsabilité de lui-même et de son autonomie en l'intégrant à des organisations établies. Des éléments de cosmopolitisme - qui ne furent pas absorbés
par les temps nouveaux - subsistèrent tourefois comme fondement de l'histoire. Ils n'eurent pas uniquement valeur de mémoire. Dans un univers non cosmopolite, un certain nombre d'attitudes cosmopolites se maintinrent parce que c'était des normes de comportement établies. Elles allaient faire le lien avec les siècles ultérieurs où le cosmopolitisme agiterait à nouveau les esprits.
La tradition cosmopolite subsista le plus fort et le plus durablement à Byzance, qui en dépit de tous les aléas de son histoire exista un millénaire entier, exerçant un puissant rayonnement sur les peuples de l'Orient et de l'Occident avec lesquels elle fut constamment dans un rapport d'interaction et d'échange, ou d'affrontement, politique et dipJomatique, ,militaire et culturel. Ni l'histoire des empires, des Etats et des Eglises occidentaux, ni celle des Perses, du califat arabo-islamique et des Seldjoukides, ou de l'Empire ottoman ne peuvent se comprendre sans les influences directes des Byzantins. Byzance apparut tout d'abord comme la continuation organique de l'Empire romain (continuatio Imperii romani) dont le rétablissement (recuperatio) fut tenté à plusieurs reprises - par exemple sous Justinien et six siècles plus tard sous Manuel le' Comnène: avec succès à court terme, mais sans jamais aboutir à la parfaite restauration (renovatio) de la domination romaine universelle. Le rêve de restauration de l'Empire unifié, suivant la formule de Justinien « un roi, une loi, une foi », reprise ensuite par les rois francs, ne fut jamais totalement abandonné et imprègne «[tout] le millénaire byzantin 8 ». Ce rêve, légèrement modifié selon les époques, détermina la nostalgie et la résistance cachée ou déclarée des Grecs au sein de l'Empire ottoman plurinational, depuis la chute de Constantinople (1453) jusqu'à la fondation et la constitution définitive du nouvel Etat grec, qui se fit progressivement et s'étendit sur un siècle (1821-1913). Il fut encore une fois repris sous une forme politique et se termina définitivement après l'échec de l'expédition des Grecs en Asie Mineure en 1922 pour libérer Constantinople «( la grande idée »). La division de l'Empire romain par Théodose le' (395) ne fut pas un acte d'arbitraire dynastique, même si l'empereur était fasciné , par l'Orient 9 - ne serait-ce qu'à cause de la conception orientale .t du titre d'empereur; la décision fut déterminée par les données démographiques et économiques de l'Empire. Les provinces orien-
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Le Saint Empire romain « hellénique»
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tales, qui avaient une population plus nombreuse et plus dense, formaient un tout; c'était là que se trouvaient les grandes villes dont l'économie florissante intensifiait le commerce et accélérait l'évolution. L'artisanat, la production commerciale, la banque et le crédit se développèrent, et le pouvoir dirigeant se concentra en ces points centraux qui prirent aussi la prééminence culturelle.
Face aux crises de l'époque, par comparaison avec les structures occidentales, l'Empire d'Orient se révéla plus stable et plus résistant. Dix siècles durant ce fut un - et la majeure partie du temps lecentre de la culture et de l'histoire européennes. La stabilité de Byzance était d'autant plus étonnante que l'Empire était presque constamment mis à l'épreuve dans deux zones frontalières particulièrement menacées, et que se menait presque en permanence une guerre sur deux fronts. Du nord pénétraient les envahisseurs slaves, germains et d'autres ethnies, contre lesquels le centre défensif était situé sur le cours inférieur du Danube. Le deuxième front était localisé en Syrie et en Arménie, où arrivaient de l'est des popula-
tions asiatiques, Perses, Mongols, Arabes, Seldjoukides et Turcs en marche vers l'ouest. Cette défense de « l'Europe ou la Chrétienté» est l'un des plus grands mérites que les historiens occidentaux reconnaissent à Byzance. La politique internationale byzantine était menée à grande échelle avec souplesse, elle était imaginative et adaptable. « Elle a conservé tout au long de neuf siècles la même qualité universelle. Les principes que l'on discerne dans cette politique dépassent de loin toutes les expériences historiques de développement national et d'affirmation de l'identité nationale. Solidement ancrée dans ses fondements culturels, elle donne une mémorable illustration de l'infaillible aspiration humaine à instaurer et à préserver l'ordre dans le chaos 10. » Le fait que l'Empire ait pu résister si longtemps aux tensions internes n'est pas moins significatif. Sur ce territoire étendu, de nombreux peuples européens et asiatiques coexistaient sous la même domination. Après le déplacement du centre de gravité de l'Empire tomain d'Occident vers l'Empire tomain d'Orient, les Grecs, refoulés pendant les siècles romains et ne jouissant plus que de la prédominance culturelle, réussirent à reprendre la vitalité nécessaire pour devenir le peuple dominant de l'Empire, pour contraindre les autres peuples membres, qui se différenciaient fortement par leur origine, leur organisation sociale et leur degré de civilisation, à s'intégrer à un ordre de paix, et même pour les assimiler en majeure partie sur les plans tant religieux que politique et culturel. Ce fut un remarquable exemple d'intégration réussie. « La maîtrise de la langue grecque, la reconnaissance de l'Empire, le rattachement à l'orthodoxie sont les traits caractéristiques du vrai Byzantin, qui peut par ailleurs très bien être d'origine arménienne, syrienne ou slave. Seul le nationalisme moderne a troublé ici la vision de la réalité Il. » Byzance elle-même portait certes la marque de la civilisation grecque, mais elle était plurinationale et ouverte. Par analogie avec le « Saint Empire romain germanique», on peut considérer l'Empire byzantin comme un « Saint Empire romain hellénique», dans la mesure où l'un comme l'autre étaient issus de l' Imperium romanum, considérés comme tels, et ont représenté des structures supranationales modelées par l'esprit chrétien. L'Empire d'Occident n'avait de « germanique» que son empereur, les provinces italiennes ne portaient pas la marque de l'influence allemande, la communauté religieuse et culturelle se fondait sur le latin. Au contraire,
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Tradition du droit romain et religion orthodoxe Byzance consolida sa position par l'interaction de la volonté d'hégémonie et de la tradition du droit et de l'administration de l'Empire romain, du christianisme orthodoxe, de la langue grecque et de la culture hellénistique mêlée d'éléments orientaux. Son pouvoir s'étendit, à l'époque de son extension maximale (sous Justinien), du sud de l'Espagne jusqu'au cours supérieur de l'Euphrate, et du Danube jusqu'à l'Mrique du Nord. Il arriva au cours de son histoire qu'il se bornât aux légendaires rempans de Constantinople, et la ville fut même prise une fois par les armées des croisés (1204) ; un empereur latin régna par la grâce de l'Occident. Plus tard (sous Jean V et Manuel II : 1354-1402), Byzance tomba finalement sous la dépendance des Ottomans, à qui elle payait tribut et qui considéraient les empereurs byzantins comme leurs vassaux. Du point de vue culturel, dans toutes les régions non islamisées du monde méditerranéen, les changements politiques n'affectèrent en rien la prédominance grecque tout au long du millénaire byzantin; la langue, la religion et la culture grecques conservèrent leur statut.
Empire d'Orient, Empire d'Occident
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dans l'Empire d'Orient, par suite de l'effondrement de l'élite temporelle et spirituelle, l'élément grec était prépondérant. Byzance se considérait comme la continuation de l' Imperium, l'Empire qui avait pour mission l'extension et l'accomplissement mystique du christianisme; dans cette mesure elle se rattachait au monde occidental. Mais en fait elle servit pendant la majeure partie de son existence de pont entre l'Orient et l'Occident, entre d'une part les grands empires et les grandes cultures orientales qui se pressaient à ses portes, dont Byzance avait capté et fait sien le charme exotique, et d'autre part l'Occident encore largement informe et polymorphe, avec son esprit rationnel qui atteignit son sommet avec la scolastique, ses luttes de pouvoir particulières comme la querelle des Investitures, sa mission et ses entreprises de colonisation orientées vers l'est, celle par exemple des chevaliers teutoniques, son front de défense contre l'Islam au sud-ouest, front qui produisit pendant un demi-millénaire au sud de l'Espagne une culture mixte des plus raffinées, avant que la péninsule se tourne dans les siècles ultérieurs vers l'Atlantique et les terres inexplorées d'outre-mer. Les nombreux contacts, en particulier les contacts commerciaux et diplomatiques que les Byzantins entretenaient avec les pays proches et lointains d'une part, et d'autre part les relations quotidiennes entre les différents groupes ethniques et linguistiques à l'intérieur de l'Empire réunissaient les conditions d'une existence de plus en plus cosmopolite. De toutes parts s'infiltraient dans le groupe de voisinage le plus étroit des étrangers avec leurs exigences particulières et leurs caractères spécifiques; ils brisèrent - bien plus tôt qu'en Occident - les structures autarciques et rendirent coutumier le rapport avec ceux qui venaient d'ailleurs. Cela valait aussi bien pour la classe supérieure dirigeante que pour les classes moyennes commerçantes, et même pour les classes inférieures qui, dans les armées et au cours des campagnes guerrières, découvraient sur les frontières de nouvelles régions et entraient en contact avec de nouvelles populations. En dépit de l'assurance grecque, il arriva aussi que des empereurs d'origine étrangère montent sur le trône (par exemple les Syriens Léon III et Constantin V). Les contacts avec l'Occident répandirent des modes nouvelles à Byzance, où en ces siècles d'extrême raffinement on recherchait la nouveauté du côté de l'Occident en développement. Plus tard, le contact avec les croisés exerça sur les Byzantins une influence sensible. «Ce n'était plus les pompes majestueuses d'allure orientale dont s'étaient entourés jadis les empereurs byzantins dans leur
grand palais sur la Corne d'Or, mais une élégance chevaleresque, plus légère, d'inspiration occidentale 12. » Les jeux de l'hippodrome se changèrent en tournois à la façon occidentale et les écrivains prirent pour modèles les chansons de gestes et les romans d'aventures - un peu de la même manière qu'aujourd'hui les modes américaines prévalent en Europe. « Et même si, comme c'est toujours le cas lors de la rencontre de deux cultures inégales, la moins développée - c'était alors la culture occidentale - subissait sensiblement l'influence de la culture supérieure, arabe, syrienne ou byzantine avec laquelle elle entrait en contact, elle exerçait aussi pour sa part une influence considérable 13. » Les contacts entre les peuples eurent un effet de polissage évident sur les sujets de l'Empire, surtout à Constantinople. Les contemporains soulignaient et admiraient explicitement l'attitude souveraine et légère des habitants. Certes, ce n'était pas là le fait d'une idée ni d'une intention cosmopolite, mais la conséquence annexe d'une évolution conjoncturelle générale. L'atmosphère cosmopolite résultait de la coexistence spatiale d'hommes d'origine différente au sein d'une organisation commune de pouvoir et de paix, ce n'était pas une conviction philosophique ni une volonté délibérée qui visait la constitution de la cosmopolis comme patrie commune à tous les hommes. C'est pourquoi, dans les ouvrages spécialisés, l'Empire plurinational byzantin est rarement qualifié de cosmopolite 14.
Pour affirmer l'existence de cet État plurinational qui manquait de cohésion interne naturelle, Byzance avait besoin avant tout d'une armée puissante. La défense du territoire contre les agressions des voisins et l'obéissance des sujets ne pouvaient s'obtenir qu'à ce prix. L'Empire n'aurait pas subsisté sans une organisation militaire inspirant la peur, et reconstruite du reste après chacune de ses défaites. L'importance de l'armée au sein de l'Empire est illustrée en particulier par le fait que, sur quatre-vingt-huit empereurs, au moins trente furent issus de ses rangs. Le, pouvoir n'était pas militaire, mais l'armée constituait - avec l'Eglise, la cour et l'administration un des piliers de la monarchie. L'administration byzantine, qui s'était formée dans la tradition de l'administration romaine, était la plus efficace de l'Europe et du Proche-Orient à cette époque. L'Empire était administré de façon fonctionnelle et efficace. La répartition des compétences et l'organi-
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sation des régions étaient claires et adaptées aux exigences de la vie pratique. Le travail quotidien s'effectuait par des actes officiels. La célèbre formule du roi d'Espagne, Philippe Il : « Quod non est in aetis non est in mundo » (ce qui ne figure pas da9s les actes n'existe pas dans le monde), qui exprime l'idéologie de l'Etat technocratique moderne, peut en principe déjà s'appliquer à l'administration de l'Empire byzantin. Aucun autre pays ne pouvait présenter une organisation comparable. Cela valait en dépit des plaintes, pourtant justifiées, des contemporains. L'administration byzantine avait pour tâche principale d'assurer la stabilité de l'Empire et l'intégration des multiples groupes ethniques. Dans toutes les parties de l'Empire devaient régner non seulement la fidélité à l'empereur et à la foi orthodoxe, mais aussi le même droit et les mêmes structures politiques. C'était encore un facteur de mixage et de fusion cosmopolite. Outre les institutions, deux autres facteurs assuraient l'unité et la cohésion de la monarchie: premièrement, le christianisme grec orthodoxe; deuxièmement, la langue et la culture grecques de l'Antiquité, qui s'étaient répandues aux siècles de l'hellénisme et conféraient à l'Empire une forme d'esprit homogène.
Le facteur décisif de restructuration de l'Empire romain d'Orient fut, en ce IV" siècle extrêmement sensible à toutes les impulsions religieuses, la christianisation. Elle résulta de décisions de l'empereur Constantin le Grand qui opérèrent une transformation qualitative de tous les aspects de l'existence. Par sa victoire au pont Milvius sur le Tibre (312) sur son rival Maxence, il se fit le souverain incontesté de Rome et de l'Occident. Pour la suite du cours de l'histoire, la légende selon laquelle cette victoire aurait été due à une vision que - d'après le récit d'Eusèbe -l'empereur aurait eue juste avant la bataille joua un rôle décisif: une croix de feu serait apparue au ciel de midi, portant inscrite la maxime: « En touto nikas» (en latin: « in hoe signo vinees », sous ce signe tu vaincras). Cette formule resta aux siècles suivants la maxime des soldats chrétiens partant à l'attaque. L'édit de tolérance de Milan (313) qui fit suite à ces événements mit officiellement fin aux persécutions contre les chrétiens. Il y avait tant de chrétiens dans les armées impériales qu'en homme politique d'expérience, Constantin jugea habile de leur accorder la liberté religieuse.
Après quelques autres victoires, Constantin, qui en dépit du déplacement du centre de gravité vers l'est se considérait comme un empereur romain, put convoquer en l'an 325 le premier concile œcuménique à Nicée, où il espérait, du reste ,en vain, régler les querelles dogmatiques et renforcer l'unité de l'Eglise. Les troubles internes se poursuivirent néanmoins et ils aggravèrent l'opposition confessionnelle historique qui aboutit finalement au schisme. Ce concile de Nicée eut pour conséqJlence secondaire l'établissede l'empereur sur l'Eglise, qui fut un principe ment du constitutif de l'Eglise orientale même s'il ne fut pas toujours incontesté. Les décisions théologiques du concile ne prenaient valeur de loi politique et juridique que par un édit impérial. Et les empereurs surent très bien, par une mise en scène et une gestion du personnel politique habiles, utiliser les conciles et les synodes pour affermir leur autorité, même sur le plan spirituel. Certes, sur le plan de la pratique politique religieuse quotidienne, les patriarches, évêques et dignitaires de l'Eglise manifestèrent aussi leur pouvoir religieux autochtone. En matière de dogmes et de rites - comme le montra par exemple la querelle des Images - ils ne se soumettaient que di,fficilement aux vœux de l'empereur, et plus d'un prince de l'Eglise se voulait partenaire ou adversaire égal du basileus: les princes spirituels défendirent surtout avec acharnement, et dans l'ensemble avec succès, leurs privilèges matériels. Dans le processus de reconstruction de l'Empire par Constantin, au concile de Nicée firent suite en 336 la fondation de la nouvelle capitale, qui reçut le nom du souverain, Constantinople, puis le baptême de Constantin par Eusèbe sur son lit de mort (337), qui revêtit une profonde signification symbolique et f51cilita l'instauration ultérieure du christianisme comme religion d'Etat (avec l'interdiction des cultes païens) au concile œcuménique de Constantinople (381). D'après l'historien anglais Trevor-Roper, par sa double décision de se convertir à la religion chrétienne et de fonder une nouvelle capitale imprenable sur le Bosphore, Constantin exerça « peut-être la plus puissante influence qu'aucun homme ait exercée jusqu'alors depuis le Christ sur l'histoire de l'Occident. Comment imaginer ce qui serait advenu du monde ou du christianisme si l'Empire romain n'était pas devenu chrétien, ou si le droit romain et la culture grecque n'avaient pas été préservés à Constantinople pendant les invasions barbares et musulmanes 15 ? » L'indépendance de la « deuxième Rome» résulta de ces événements qui changèrent le cours de l'histoire. Perpétuant la même continuité, les Grecs se désignent encore aujourd'hui comme des
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Les décisions de Constantin
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Romains» (Rhomioi) dans la langue de tous les jours - ils reprennent ainsi la dénomination que se donnaient les Byzantins euxmêmes, se disant romains (chrétiens) par opposition aux Hellènes (paiens). La principale différence avec le Saint Empire romain germanique réside dans le fait qu'en Occident le pouvoir politique et le pouvoir ecclésiastique suivirent une évolution dualiste au cours de la rivalité qui opposa pendant des siècles l'empereur au pape, tandis qu'à Byzance, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel fusionnèrent dans l'auForité suprême de l'empereur. La hiérarchie de l'Eglise fut mise au service de la monarchie; l'empereur jouissait d'un pouvoir illimité selon la formule que nous devons aussi à Eusèbe: « Un Dieu au ciel - un empereur sur la terre comme vicaire du Christ. » Il se disait lui-même kosmikos autokrator, autocrate temporel, tenant sa puissance universelle et unique du pacte nouvellement conclu par le populus romanus avec le Dieu chrétien. Il était élevé au-dessus de tous les mortels, au niveau du transcendantal. Les sujets mettaient le genou à terre devant lui et lui vouaient un culte divin, alors qu'Alexandre avait en vain cherché à obtenir de ses soldats grecs la proskynese. Le basileus apparaissait même, dans la légende, comme le treizième apôtre: l'iconographie le représentait entouré des apôtres, à la place du Christ. A Byzance, on ne comprenait pas, on regardait même avec un mépris à peine dissimulé et parfois même affiché ouvertement, la rivalité de pouvoir qui existait en Occident entre le pape et l'empereur, qui s'estimaient tous deux, ainsi qu'en témoignaient leur titres, les héritiers directs des Césars: l'empereur s'arrogeait le grade militaire d'imperator augustus pour exprimer sa majesté suprême, et les papes portent encore aujourd'hui le titre des archiprêtres pàiens de Rome: pontifex maximus. L'idée d'un Dieu dont l'Empire n'eût pas été également de ce monde était aussi contraire à la pensée politique byzantine que celle d'un empereur qui eût abaissé sa majesté jusqu'à attendre unç tutelle et une direction spirituelle du pape: d'un prince de l'Eglise qui - contrairement aux patriarches byzantins - prétendait à l'unicité, à la souveraineté et enfin au pouvoir politique et militaire. Les papes s'arrogeaient le droit de faire et de défaire des alliances, de destituer des rois et de délier les sujets de leur serment de fidélité. Selon la vision byzantine, radicalement opposée, l'unité ,politique de l'Empire s'alliait à l'universalité et à la catholicité de l'Eglise que Constantin avait imposées en éliminant le polythéisme. Cela rendait à la fois possible et nécessaire l'omnipotence de l'empereur, qui
du reste demeura incontestée pendant des siècles, même en Occident. Le pape était comme tous les évêques sujet de l'empereur à Byzance, et en tant que tel obligé à l'obéissance, quelles que fussent par ailleurs ses compétences spirituelles. En tant que descendant de l'imperator romain, l'empereur était en effet la source de tout pouvoir légitime. Même les souverains des « royaumes barbares» sur les territoires de l'Empire romain disloqué reconnaissaient - même s'ils exerçaient en fait un pouvoir souverain - l'autorité suprême de l'empereur. Et à un personnage « horrible» et souillé de sang comme Phocas, qui avait accédé à l'Empire par le meurtre, un pape comme Grégoire le Grand témoignait néanmoins encore le respect qui lui était dû, lui écrivant en ces termes: « Ad serenissimum atque
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piissimum patrem nostrum.
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Dans cette optique, c'était donc à l'Empire byzantin et à nul autre que revçnait, dans les plans eschatologiques divins, la mission d'appliquer l'Evangile dans le culte et les rites et de l'apporter au monde entier en convertissant les païens. C'était la fin manifeste que Dieu avait assignée à l'humanité au cours de son passage à travers les temps. L'idée, empruntée à l'Ancien Testament, d'un peuple élu de Dieu, ayant à remplir une mission eschatologique, avait été reprise par les Byzantins et intégrée à leur théologie politique. Leurs pratiques politiques courantes - querelles de partis, cabales de cour, intrigues familiales, révolutions de palais, guerres multipliant les supplices les plus cruels (en particulier les yeux crevés et le bûcher), que l'historien Psellos décrit avec horreur 16 - tiraient de là une légitimité transcendant l'histoire. Dans la conscience de la classe dirigeante byzantine, toutes ses entreprises politiques revêtaient un caractère extraordinaire: c'était la volonté de Dieu. , L' œcumené connue réunissait toujours une foule d'Etats et d'empires rivaux de droit propre et prétendant à l'universalité - ainsi le Saint Empire romain, l'Empire du Grand Roi perse et celui des califes, dont l'apparition détruisit l'unité hellénocentrique du monde méditerranéen, pourtant longtemps préservée. Byzance n'en tenait pas moins à sa spécificité: l'enosis du plus grand nombre, et pour finir de tous les peuples de l'Orient et de l'Occident, sous le sceptre de l'empereur incarnant la vraie foi demeurait l'objectifpolitique absolu. Al'origine des efforts d'unification on trouvait en dernier ressort la partition de l'Empire, dont découljll'opposition avec le pape, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. L'Eglise byzantine lui reprochait: premièrement, de bafouer l'autorité unique des conciles et des synodes en matière théologique, ainsi que l'avait montré l'adjonction du filioque au credo;
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deuxièmement, de ne pas reconnaître le primat traditionnel des patriarches œcuméniques de Constantinople en tant que primus inter pares parmi les autres patriarches de même rang (de Jérusalem, d'Antioche, d'Alexandrie), et de maintenir au contraire la primauté de Rome; troisièmement, enfin, de contester l'exclusivité du pouvoir politique de l'empereur, comme cela avait été fait de façon provocatrice avec le couronnement de Charlemagne en l'an 800 et comme cela se reproduisit à plusieurs reprises au fil des siècles, en particulier après la prise de Constantinople au cours de la quatrième croisade (1204), humiliant l'empereur et détruisant l'Empire, les Francs se taillant au sein de cet empire universel disloqué leurs propres principautés - Nicée, Trébizonde, Jannina, et plus tard Morée - , au lieu de venir en aide aux chrétiens opprimés par les T ures. L'amère formule « mieux vaut le turban turc que la mitre papale 17 » date de cette époque; et elle devait coûter cher aux Occidentaux, car les Turcs furent bientôt aux portes de Vienne.
quette et de titres ne représentaient peut-être pas grand-chose par rapport à la réalité politique, mais pour les contemporains elles exprimaient quelque chose d'essentiel. Avec les adeptes d'autres croyances, les hérétiques et les païens, il n'était pas plus possible de parvenir à un équilibre définitif qu'il n'était possible pour le basileus de concéder l'égalité de rang et de naissance à des inférieurs. Les adeptes d'autres religions devaient tout simplement être convertis à la foi orthodoxe; les hérétiques amenés au repentir ou éliminés. La tolérance se pratiquait non pas pour des raisons théoriques mais pour des raisons politiques et pragmatiques. Avec l'islam, puissant adversaire, on entretenait pour une part des relations diplomatiques correctes, parfois même des rapports courtois qui se reflètent dans les deux littératures. Mais ce n'étaient là que des concessions tactiques. Dans la pratique politique, on concluait certes des compromis lorsque les circonstances le vo,ulaient. Il arriva plus d'une fois, par exemple, que pour raison d'Etat, et contrairement aux règles de l'égalité de rang, une porphyrogénète (une princesse née dans la pourpre des appartements impériaux prévus à cet effet) fût mariée au-dessous de son rang. Etant donné cette haute opinion qu'avaient d'eux-mêmes les Byzantins, on comprend que la chute de Constantinople, qui s'annonçait pourtant depuis longtemps, et la dislocation définitive de l'Empire en l'an 1453 aient fait une énorme impression sur les peuples de l'Empire comme sur ceux de l'Europe et du Proche-Orient. La victoire des Ottomans - un peu comme la destruction de Rome en 410 - ne fut pas tant considérée comme un tournant politique, si important fût-il, que comme un malheur d'ordre métaphysique, comme la venue de l'Antéchrist.
Le primat du basileus La dimension métaphysique de l'histoire byzantine ne se manifesta nulle part de façon plus évidente qu'à travers la position et la primauté de l'empereur. Le basileus -l'empereur Hérakléios reprit ce titre du Grand Roi de Perse à la fin de la dynastie des Sassanides _ avait toujours refusé de reconnaître comme ses égaux d'autres monarques. Cela ne lui était du reste pas possible pour des raisons religieuses, puisqu'il était seul à défendre la vraie foi. Le titre de basileus, que l'on traduit habituellement par empereur, ne pouvait être attribué qu'à lui, selon les conceptions byzantines elles-mêmes; les autres souverains devaient prendre en compte cette différence qualitative et se contenter du titre plus modeste de roi. L'étiquette byzantine investissait des trésors d'imagination et d'immenses efforts dans ces questions de préséance et de titres. On essayait toujours d'allier sous de nouvelles formes la sollicitude diplomatique au respect de la hiérarchie. Même des souverains aussi puissants que Charlemagne et Otton le Grand ne se virent pas accorder l'égalité de rang. De son côté, Frédéric Barberousse, prétendant lui aussi à l'universalité de son pouvoir et se fondant sur la mystique de l'Empire, ne concédait que le titre de « roi des Grecs» au basileus, dont le pouvoir était du reste fortement compromis à cette époque. Ces questions d'éti-
Le deuxième instrument de pouvoir intellectuel, jouant le rôle d'un facteur d'intégration entre les peuples, était, outre l'orthodoxie, la langue grecque, avec les coutumes et la culture grecques, dont la supériorité sur les modes de vie et les formes d'expression autochtones n'a guère été contestée depuis l'Antiquité - quoi que puissent objecter quelques linguistes désireux de combattre l'ethnocentrisme. L'influence de la culture et de la civilisation supérieure sur les peuples étrangers avait conféré leur caractère spécifique aux campagnes d'Alexandre, marqué les siècles de l'hellénisme et de la fin de l'Empire romain et se maintint, pareille à elle-même, pendant
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le millénaire byzantin. La continuité par elle-même accentua l'empreinte de la culture dominante. Le grec était et resta la lingua franca, dans laquelle communiquaient les différents groupes linguistiques. Le déplacement de la capitale vers la Rome de l'Orient entraîna une phase intermédiaire de prédominance du latin. Avec la cour et l'administration, on emprunta la langue des Romains, mais elle ne s'implanta pas. Le grec l'emporta aussi bien comme langue officielle et administrative que comme langue du culte, des écrits théologiques et de la littérature. Pendant des années, « les malheureux Byzantins ne semblèrent que de pâles copies des Grecs décadents (...) leur art stéréotypé était figé et manquait d'inspiration, leur régime de gouvernement était jugé statique et inefficace, leur littérature plate. "Byzantinus est, non legitur" (c'est un Byzantin, on ne peut pas lire ça) était la maxime générale 18». La notion péjorative de byzantinisme exprime cette appréciation qui a toujours prévalu en Occident. Hegel n'écrivait-il pas encore: « L'histoire de l'Empire romain hautement civilisé, où on serait tenté de croire que l'esprit du christianisme pourrait être saisi dans toute sa vérité et sa pureté, nous présente une série de mille ans de crimes incessants, de faiblesses, de bassesses et de mollesses, le tableau le plus horrible et par là même le plus inintéressant (...) intrigues des gens de cour, meurtre ou empoisonnement de l'empereur par ses propres femmes ou fils, femmes s'adonnant à tous les vices telles sont les scènes que l'histoire fait défiler devant nos yeux jusqu'à ce que l'édifice véreux de l'Empire romain d'Orient soit détruit en 1453 par les Turcs 19. » La recherche moderne a placé toutefois les partisans de cette thèse devant une question difficile à résoudre: « S'ils étaient si inférieurs que cela, comment ces malheureux Byzantins ont-ils réussi à subsister si longtemps après l'effondrement de l'Occident? Comment expliquer Haghia Sophia? Et un millénaire entier, n'est-ce pas un peu trop long pour un déclin continu 20 ? » Ou pour emprunter la formulation encore plus percutante de HansGeorg Beck: « Quelle peut bien être la nature d'une décadence qui se mille ans et plus 21 ? » Dans 1ensemble, les souverains byzantins s'efforcèrent de s'attacher les populations soumises en recourant spontanément à la protection de l'Empire, par la tolérance et une administration clémente. L'hellénisation ne fut pas généralement imposée, mais escomptée comme un effet qui devait aller de soi. A une époque où la scolarisation n'était pas obligatoire, il n'y avait pas de risque d'oppression linguistique, exception faite des déplacements de populations. Au moins au début, les Byzantins accordaient aux 110
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étrangers une grande autonomie dans le règlement de leurs propres affaires, ainsi que des mesures de faveur, par exemple les exemptions d'impôts, pour faciliter l'assimilation progressive. Les principaux suPPOrts de la politique d'unification et d'intégration étaient les prêtres, qui se trouvaient à la fois sur le front de la religion, de la langue et de l'Empire. C'est pourquoi l'empereur couvrit ses provinces d'un réseau d'évêchés, qui poursuivaient leur œuvre de christianisation essentiellement sur les frontières est et nord de l'Empire. Dans le cadre de cette politique, des groupes de populations turques et arabes établis dans le banat de Vardar (en Croatie) et en Crète furent convertis au christianisme. Certains peuples résistèrent à cette grécisation, parce qu'animés très tôt par un désir d'identité nationale, ils restèrent attachés à leur langue d'origine et développèrent leur propre littérature - les Ibères du Caucase, les Syriens, les Arméniens, les Coptes.
L'apostolat slave A l'échelle de l'histoire universelle, la plus grande entreprise d'extension fut - vue d'aujourd'hui - l'intégration des peuples slaves à l'Empire et à la culture byzantins. Au cours de quelques expéditions de pillage, à l'époque des grandes migrations de populations, les Slaves avaient déjà pénétré jusque dans le Péloponnèse et ils s'étaient établis, par la guerre ou pacifiquement, sur les territoires assez importants dont ils s'étaient emparés. La mission des frères originaires de Thessalonique qui prirent, dans un monastère grec de Rome, les noms de Cyrille et Méthode ne fut qu'un début dont personne à l'époque ne pouvait imaginer les conséquences historiques. Pour l'Empire vieillissant, le contact avec les Slaves fut un rajeunissement revigorant (un peu comme la rencontre des Romains et des Germains), et c'était en outre une tâche d'une envergure immense. Les « apôtres des venus de Byzance fondèrent par leur travail de traduction (Evangiles, Actes des apô. tres, liturgie) l'écriture cyrillique et la langue littéraire d'où sont issus le vieux slave liturgique (le slavon) et le bulgare ancien. La religion byzantine fut ainsi transmise aux tribus de l'Ouest et du Nord, du Sud et de l'Est. La haute civilisation et la véritable histoire des peuples jusqu'à la formation des États nationaux dans la lutte contre l'Etat plurinational turc, et surtout celle de la puissante extension russe sous les tsars et leurs successeurs soviétiques, ne 111
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sauraient se comprendre indépendamment de la politique de christianisation et d'hellénisation byzantine. L'empire russe de Kiev, comme les régimes bulgares et serbes, adoptèrent, transformèrent et insufflèrent à leur tour une nouvelle vie à la culture gréco-chrétienne. Constantinople servit de modèle à l'aménagement des nouvelles capitales et à la construction des édifices de prestige, et elle resta pendant des siècles l'un des objectifs de l'expansion russe. Les peuples slaves assimilèrent, en même temps que la doctrine orthodoxe, la pensée grecque et ils calquèrent donc leur conception du droit politique sur la conception byzantine. L'institution du souverain et autocrate chrétien trouve son accomplissement dans l'absolutisme du tsar rvsse, qui, en tant que garant de la foi orthodoxe et protecteur de l'Eglise, était « oint» et se situait en dehors du droit terrestre. Byzance ne se contenta pas d'exercer une influence féconde sur les peuples slaves, elle établit avec eux de nombreux rapports politiques et militaires, et noua des relations dynastiques et des alliances familiales. Le prince Vladimir de Kiev reçut pour épouse, en échange de son ralliement à l'orthodoxie par le baptême, la porphyrogénète Anna et il entra ainsi dans la famille impériale byzantine. La christianisation des Slaves ne conduisit pas à leur hellénisation; les Grecs ne furent que les accoucheurs du monde nouveau. En revanche, l'augmentation de son rayonnement grandit le prestige et l'éclat de Byzance et lui valut un nouvel essor après la période de déclin du XIe siècle.
Rayonnement, originalité exemplaire, capacité d'assimilation des influences étrangères, fusion entre des populations hétérogènes, esprit cosmopolite supérieurement développé à la suite de siècles d'interaction entre des tendances multiples et contradictoires à l'intérieur de l'Empire unifié et considéré comme unique: tous ces facteurs se concentraient comme dans le foyer d'un mitoir concave dans la capitale, métropole cosmopolite, étonnamment urbanisée, qui constituait un microcosme à côté duquel il ne faut pas oublier qu'existaient toujours les provinces avec leur vie rude et leurs mœurs assez brutales. Placée dans une situation géographique favorable, à la charnière du continent européen et du continent asiatique où se croisaient les longues voies commerciales de l' œcumené de cette époque, reliée à un port sûr et bien aménagé où s'échangeaient toutes les marchandises du monde, « grand marché univer-
sel », comme on le dirait de Londres, centre de la vie intellectuelle où se réunissait l'élite internationale comme Paris, creuset de nationalités comme New York, plaque tournante des voyageurs de tous les horizons qui allaient jusqu'en Chine, la grande ville de la Corne d'Or, la plus brillante métropole de l'Empire pendant des siècles, était connue et enviée en Orient comme en Occident. Nulle autre ville n'aurait pu se mesurer à Constantinople. Nulle part ailleurs il ne régnait cette atmosphère d'ouverture sur le monde, pas plus à Bagdad, ville des Abbassides toute scintillante d'émaux et de miroirs, que dans l'artistique ville de Grenade à l'époque du plus grand épanouissement de la cohabitation arabo-espagnole, ou qu'à la cour du roi de Sicile, Frédéric II de Hohenstaufen, le « sultan converti » qui aimait la littérarure et les arts. On ne pouvait pas la comparer non plus à Alexandrie, qui conservait pourtant son importance économique, pas plus qu'à l'Antioche des patriarches. Pékin et Karakorum limitaient leur influence à leurs propres régions et ne se prêtaient donc pas non plus à la comparaison. En Occident, l'essor des grandes villes ne débuta qu'à une date ultérieure. Rome enfin, qui à l'instar de Constantinople se considérait comme le centre de l'ancien empire, était certes devenue la métropole du christianisme occidental et incarnait l'idée de « l'universelle ville sainte de la paix éternelle au milieu de l'humanité en lutte », et cela était censé suffire à « lui assurer pour toujours l'amour de l'humanité22 ». Rome était donc en quelque sorte un patrimoine commun de l'humanité. Mais elle avait perdu depuis les invasions barbares sa position de centre politique du monde et, dans la rivalité entre l'empereur et le pape, sa primauté unique. Les affrontements des factions de la noblesse et du peuple l'avaient fait sombrer dans l'obscurité et la misère. La culture et la civilisation étaient en dégénérescence; la désertification intellectuelle effrayait aussi bien Dante que Pétrarque. Au XIIIe siècle encore, où la jeunesse estudiantine de l'Occident se retrouvait à Paris, et où furent fondées les grandes universités italiennes de Bologne, Padoue et Naples, Rome n'avait toujours pas d'école scolastique. En comparaison, Constantinople était à tous égards supérieure. La « reine des villes» se distinguait par la beauté de ses jardins, l'incomparable somptuosité de ses édifices, l'éclat du basileus et des grands de l'Empire, le luxe et la parure des femmes et la richesse de ses habitants. Psellos dit à titre comparatifque « tous les trésors rassemblés en Ibérie et en Arabie, toutes les richesses découvertes chez les Celtes et les Scythes étaient contenus dans un seul palais de Constantinople 23 ». La piété des moines et le prix des reliques qu'ils conservaient dans leurs monastères, « mille fois plus précieuses que les ors et les pierreries du
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La reine des villes
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palais impérial », rehaussaient encore l'éclat de la ville. Le monde entier avait le regard rivé sur cette ville qui avait « la protection particulière de Dieu» : c'était la ville par excellence, que l'on appelait, comme les Grecs l'appellent encore aujourd'hui, la polis 24 • On manque de mots pour dépeindre le merveilleux orieptal de cette cité chrétienne. Les écrivains de la terre entière, depuis Etienne de Novgorod jusqu'aux chroniqueurs des croisades, rivalisèrent d'exagérations à son propos. Geoffroy de Villehardouin, qui affirme n'avoir encore jamais rien écrit qui fût contraire à la vérité, témoignait « n'avoir encore jamais rien vu d'aussi beau que Constantinople (...) Je peux assurer que tous ceux qui ne connaissaient pas Constantinople contemplèrent la ville avec la plus extrême attention, car jamais ils n'auraient pu se représenter un lieu aussi grandiose dans le monde 25». A l'intérieur des fameux remparts de la ville se trouvaient autant de merveilles du monde, disait-on, que l'Antiquité avait pu en compter au total, à savoir sept, « dont elle s'ornait comme si c'étaient des étoiles ». Il y avait en particulier le feu grégeois, dont le secret aurait prétendument été révélé au premier empereur chrétien par un ange; il s'agissait en réalité d'un explosif découvert par l'architecte Kallinikos, un composé chimique qui brûlait à la surface de l'eau et qui dans les opérations maritimes terrorisait l'adversaire; la basilique Sainte-Sophie, qui selon la formule de Procope « semblait suspendue par une chaîne d'or à la voûte du ciel» ; ou encore la salle tournante 26 - grâce à un mécanisme actionné par la brise marine - qui impressionnait beaucoup les hôtes de marque étrangers et que les troubadours décrivaient à leur auditoire dans les châteaux forts de l'Occident où soufflaient des courants d'air glacés. A Constantinople, où se concentrèrent à cette époque cinq cent mille, et selon d'autres estimations un million d'habitants, il y avait « plus d'églises que l'année ne compte de jourS», et les chrétiens allaient prier devant leurs iconostases illuminées de cierges et parfumées d'encens. On échangeait dans les bazars des produits de tous les grands pays du monde, on fabriquait dans les échopes les objets les plus raffinés. A l'université fondée en 1045, les plus illustres érudits enseignaient les humanités et les sciences naturelles, le droit et la médecine. La faculté de théologie - à la suite de la réforme de Psellos, génie universel de son temps qui, « un peu semblable à un Voltaire 27 », se distingua aussi bien en tant qu'érudit et homme de lettres qu'en tant qu'historien et satiriste, administrateur et ministre - donna l'exemple aux universités occidentales de la division des études telle qu'elle se pratiquait dans l'Antiquité (trivium:
grammaire, rhétorique, dialectique, sorte de propédeutique, suivie du quadrivium: arithmétique, géométrie, musique, astronomie). Les jeux et autres manifestations, qui faisaient de Constantinople la capitale du show-business et que les empereurs accueillaient avec joie et empressement « pour amuser le peuple », n'étaient pas moins variés: courses de chars, combats d'animaux à l'hippodrome qui comptait quarante mille places, représentations théâtrales, surtout d'œuvres populaires de comique burlesque, mystères, pantomimes, spectacles de cirque. « En un temps où il n'y avait pas de presse imprimée, l'hippodrome était le seul lieu de la liberté d'expression de l'opinion publique, qui imposa plus d'une fois des décisions au gouvernement 28. » Un mélange des populations les plus diverses confluait vers cette ville qui contenait toutes sortes de merveilles - aussi bien dans les quartiers agités, surpeuplés, bruyants, occupés par le bas peuple, qui comptaient « presque autant de voleurs que de pauvres », que dans les calmes jardins ombragés et les palais ornés d'arcades des plus riches et des plus puissants. Des aventuriers espéraient faire fortune dans cette ville qui offrait une foule de possibilités. Ils venaient de tous les horizons: Scandinaves ou Noirs qui servaient dans la garde, Varègues « hauts comme des palmiers», mercenaires latins, Khazars, Hongrois, Tatars; à l'époque des croisades, des milliers et des milliers de croisés en route pour le Saint-Sépulcre s'arrêtèrent sur le Bosphore. Dans les ruelles tortueuses et encombrées comme sur les places publiques, dans les villas et les palais de marbre des hommes de races et de nationalités différentes se rencontraient, apprenaient à se connaître et découvraient leurs pensées et leurs modes de vie différents, ils s'habituaient à l'élément étranger que l'homme cantonné dans les limites étriquées d'une existence rurale ressentait comme hostile. Seule l'urbanisation permit de corriger l'équivalence étranger = emîemi.. A l'époque byzantine tardive, sous lës--Comnènes (1081-1185) et sous les Paléologues (1261-1453), alors que le déclin et la décadence de l'Empire s'accompagnaient d'un raffinement croissant, on commença non seulement à admettre le métissage, mais à lui trouver du charme. Une population gréco-latine mixte vit le jour au temps des principautés franques et latines des Baudouin de Flandre, Jean de Brienne ou Robert Guiscard: ces métis appelés « Gasmoules» alliaient les deux cultures 29. Les habitants de Constantinople avaient, comme ceux de toutes les métropoles mondiales, une attitude supérieure et désinvolte, ils avaient désappris à s'étonner de la nouveauté, de l'inhabituel et de
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la différence. Ils considéraient tous que tout allait de soi, qu'ils savaient tout, puisque dans leur grande cité le sublime et le bizarre étaient le lot de tous les jours. L'attitude cosmopolite leur était donnée au berceau. Non seulement chez les diplomates expérimentés qui frayaient à la cour de l'empereur d'Allemagne ou des doges de Venise, chez les navigateurs et commerçants, grands voyageurs que leurs affaires conduisaient jusqu'à Boukhara ou Prishtina, en Crimée ou sur le Nil, mais aussi chez les petits artisans, journaliers, domestiques, soldats et employés de l'administration qui constituaient la masse turbulente, facilement agitée et encline à la révolte, cette attitude élaborée au fil d'une éducation séculaire était devenue une seconde nature. Ainsi vécut et resplendit Constantinople, « dans la joie et le pittoresque», un millénaire et plus, même dans les temps de misère, quand la ville était assiégée, ou encore - par exemple au temps de l'empereur Romain 1er Lécapène - quand il ne restait à l'Empire, de ses possessions occidentales, que le glacis européen de Constantinople, ou quand, après la perte des provinces asiatiques, sous les Héraclites, au vue siècle, il ne conservait de ce côté-là que le périmètre de la capitale. Constantinople était la source d'énergie à laquelle l'Empire puisait périodiquement le courage qu'iIlui fallait pour faire tourner une fois de plus le sort en sa faveur. La ville survécut tout un siècle à l'Empire. Et même après 1453, elle conserva son importance politique et religieuse en tant que siège de la Sublime Porte (ce qu'elle demeura jusqu;en 1923, lorsqu'Ankara fut choisie comme nouvelle capitale de l'Etat national turc) et des patriarches œcuméniques (ce qu'elle est encore aujourd'hui). Au début du xxe siècle, Constantinople était encore une des villes les plus cosmopolites du monde. C'était pour une part non négligeable la conséquence de la faiblesse de l'Empire ottoman. Devant l'effondrement imminent de cette structure étatique, toutes les grandes puissances avaient intérêt à être présentes, ce qu'illustre de la façon la plus évidente le fait que les Britanniques, les Français, les Allemands et les Italiens entretenaient leurs propres administrations postales, la poste du sultan n'étant plus fiable. Le dernier reste de cosmopolitisme a disparu dans la deuxième moitié de ce siècle avec l'expulsion des Grecs; la ville elle-même, qui n'est plus capitale même si elle demeure la plus grande ville du pays, a conservé son éclat. L'État plurinational byzantin présenta, surtout au temps de sa plus grande extension et du brassage des populations par-delà les frontières ethniques et territoriales, des aspects cosmopolites qui
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BYZANCE: UN DIEU, UN EMPIRE, UN EMPEREUR
étaient contenus dans sa constitution, mais jamais il ne développa de théorie ni de doctrine cosmopolite. Byzance cherchait la réalisation de l'idéal chrétien et l'accomplissement mystique de l'orthodoxie. Outre cette perspective métaphysique, un autre facteur était en contradiction avec l'esprit cosmopolite de l'Antiquité: la haute opinion (également héritée de l'Antiquité) qu'avait de lui-même le « peuple des seigneurs» grecs par rapport aux ressortissants de l'Empire d'origine et de nationalité différentes, qui continuaient à passer pour des Barbares - en tout cas tant qu'ils n'étaient pas hellénisés. Le sentiment d'unicité et de supériorité, la conscience « d'être plus parce qu'on était grec 30 », n'abandonna jamais les Grecs byzantins. Le cosmopolitisme ancien ne réapparut qu'à la Renaissance, qui reçut de Byzance des impulsions essentielles. Les idéaux classiques, en particulier la doctrine platonicienne, furent transmis à l'Italie par des érudits comme Gemiste Pléthon. L'esprit de l'époque soufflait dans une autre direction, puisque les Grecs reprirent finalement leurs anciens noms. Les Romains occidentaux, les Byzantins et les Grecs d'Orient redevinrent alors des Hellènes. « Cette désignation n'eut désormais plus rien d'infamant et à partir de 1204 l'hellénisme réapparaît comme critère d'identification nationale: les érudits et les monarques l'emploient, parfaitement conscients de ce qu'il signifie, le peuple se retrouve sous ce nom 3'. »
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CHAPITRE 7
Saint Augustin: la nouvelle vision du monde
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SAINT AUGUSTIN: lA NOUVELLE VISION DU MONDE
- que ce soit déjà dans cette vie ou uniquement après la mort - en s'engageant sans réserve au service de ce monde, non pour leur propre compte, mais pour que s'accomplisse le monde de la vérité 1. )} Dans le cadre de cette évolution, la vie en ce bas monde se ttouva dévalorisée par rapport à la vie dans l'au-delà; elle n'avait plus d'importance qu'en tant que période transitoire d'épreuve précédant la « vraie» existence, toute différente, après la mort. Dans l'Empire d'Orient, ce processus de transformation et de redéfinition des valeurs s'est déroulé de façon linéaire: à partir de la christianisation, l'empereur y joua le rôle de garant de l'ordre nouveau de l'Empire. Il assignait aux peuples, aux ethnies et aux individus au nom du Seigneur - leur place dans le monde et dans la structure de la société; il fixait leurs devoirs et leurs droits, leurs missions et leurs compétences, et leur promettait en échange ptotection et sécurité. L'individu se pliait avec gratitude à cet ordre nouveau directement issu du système tomain, même s'il était profondément transformé par la nouvelle croyance. Il ne prétendait plus, étant son propre maître et portant la responsabilité de lui-même, choisir sa place dans le monde, et trouver parmi tout un éventail de formes de croyances celle qui lui convenait, ni même décider en toute liberté du cours de sa vie, selon la maxime cosmopolite: « Ubi bene
ibi patria. »
Le cosmopolitisme, en tant qu'objectif théorique, tomba dans l'oubli en Occident comme à Byzance. Les principes éthiques de l'école stoïcienne, qui un demi-millénaire durant avaient dominé le monde hellénistique et romain, furent assimilés par la pensée chrétienne, mais avec une modification de leur contenu. L'homme, penseur et chercheur, ne se contentait plus, comme il l'avait fait jusqu'alors dans l'Antiquité, d'étudier les lois du cosmos, de la na,ture et de la vie, en formulant des impératifs pour l'individu, l'Etat et la société. Il s'interrogeait désormais sur le Dieu unique, créateur et principe de l'univers, et sur les lois et les commandements que ce Dieu avait - lui-même ou par l'intermédiaire de ses représentants - révélés à l'homme. « A tous les efforts de la religion pour mettre au service des objectifs terrestres de l'homme - parmi lesquels peut du reste figurer la recherche d'une vie agréable après la mort - les puissances naturelles, les esprits et les dieux, le nouvel "âge métaphysique" va substituer une tout autre chose, à vrai dire inverse: ce ne sont pas les dieux que l'on incite par les moyens du culte à aider les hommes, mais les hommes que l'on destine et prépare, que l'on entraîne, par une doctrine du salut, à aider (si l'on peut dire) au "royaume des cieux", et ce en devenant les citoyens actifs d'un tout autre royaume, celui du vrai monde et
En Occident, l'évolution suivit un cours tout différent, à bien des égards opposé. Si l'Empire d'Orient se distinguait par la continuité, la situation dans la moitié occidentale de l'ancien Empire fut marquée par de profondes tuptures et de terribles bouleversements. A une structure centraliste, moniste, alliant le pouvoir temporel au pouvoir spirituel entre les mains d'une autorité suprême en Orient, s'opposait en Occident un système polycentrique, éclaté en de multiples royaumes, qui se révéla à la longue plus capable d'évoluer que l'ordre politique et religieux figé de l'Empire d'Orient, parce qu'il permettait aux forces les plus diverses, et le cas échéant contradictoires, de s'épanouir. La rivalité entre le pape et l'empereur (d'abord de l'Empire byzantin, puis du Saint Empire romain germanique), qui à partir du V' siècle ne fit que s'aggraver, coûta certes successivement à l'un comme à l'autre sa suprématie et sa prétention au pouvoir universel, mais l'Occident s'en trouva renforcé. L'aristocratie féodale et les
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L {ecumené romaine
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SAINT AUGUSTIN: LA NOUVELLE VISION DU MONDE
princes qui se combattaient vécurent ces tensions et ces schismes comme des défis et ils mirent en place, à travers l'affrontement avec le pouvoir impérial et papal, les structures territoriales modernes, le système dynastique et enfin national de notre continent, qui connut son extension maximale avec la découverte du nouveau monde et son plus puissant rayonnement intellectuel avec l'essor des sciences au temps de la Renaissance et de l'humanisme, précisément à l'époque où l'unité de la chrétienté se désintégrait pour ne plus être que le souvenir nostalgique qu'évoqueraient Novalis, Saint-Simon, de Maistre ou Donoso Cortés, donnant en exemple à l'Europe qui s'acheminait vers les guerres mondiales l'universalisme médiéval. Au cours des cinq derniers siècles du millénaire, l'évolution des deux moitiés de l'Empire divergea également sur un autre plan. L'Empire byzantin conserva dès le départ le caractère résolument urbain qui prédominait en Asie Mineure et en Mrique du Nord, tandis que l'Occident devenait de plus en plus rural. La cosmopolite Constantinople était la reine des villes; Rome au contraire, la Ville éternelle, déclina et perdit son éclat: principauté autonome ou république, sous l'autorité de souverains francs, normands, byzantins, des Hohenstaufen, ou des représentants du pape, elle prit un caractère provincial. Il fallut attendre le début du deuxième millénaire pour que les dynasties princières, les autorités épiscopales ou les républiques bourgeoises donnent naissance aux nouvelles métropoles qui prospèrent encore aujourd'hui, et où, avec la redécouverte du passé hellénistique, les principes et les modes de vie cosmopolites purent se développer à nouveau. Les prétentions universalistes des monarchies temporelles ou ecclésiastiques étaient - comme aux débuts de l'histoire politique de l'humanité - de présomptueuses autojustifications ou des tentatives pour légitimer des conquêtes et des expansions effectives ou projetées, mais elles relevaient aussi d'une mission métaphysique à l'égard de soi-même. Lorsque, par exemple, Eusèbe enseignait qu'il fallait « unir l'humanité dans la concorde 2 », il formulait très tôt un suprême impératif providentiel des chrétiens; le thème allait se perpétuer mille ans.
En l'an 476, le dernier empereur romain d'Occident, Romulus Augustulus, fut détrôné par le « Barbare» Odoacre. L'Empire romain cessa d'exister en tant qu'unité organisée, même si les con-
temporains ne s'en rendirent pas compte très clairement parce que, comme l'a souligné en particulier Pirenne, « cela ne fit guère de changement dans la vie des hommes 3 » ; les Anglais disent: « The past dies hard» (le passé a la vie dure). Mais avec le temps les coordonnées fondamentales de l'existence traditionnelle se trouvèrent quand même modifiées. La puissance économique des provinces déclina, les villes s'appauvrirent, la loyauté des sujets se détériora, la classe supérieure, qui menait en parasite une vie de plaisir, n'eut plus prise sur la population paysanne de plus en plus écrasée par les impôts en augmentation permanente. L'insécurité, l'insatisfaction et la peur de l'avenir s'installèrent. Un besoin confus de consolation et de salut naquit au cœur des hommes, qui se plongèrent avec une véritable fièvre dans les formes de croyances importées de l'Orient qui circulaient dans l'Empire. Le culte de Mithra, avec le sacrifice du taureau qui était censé expier les péchés du monde, et le manichéisme (du nom de son fondateur perse Mani, crucifié en 276), dans lequel, comme chez Zoroastre, la terre était le théâtre de la lutte entre le bien et le mal se disputant l'âme humaine, se répandirent sur de vastes régions de l'Empire. Les légions, déplacées de frontière en frontière, véhiculaient ces importations religieuses; on peut encore voir les ruines des temples et des lieux de culte de cette époque dans les pays germaniques, en Bretagne et en Espagne. En Italie et dans le nord de l'Mrique, ce furent les chrétiens qui reçurent un afflux de nouveaux adeptes. Leur fanatisme, qui allait jusqu'à braver la mort, et leur adhésion à des dogmes aberrants et irrationnels comme celui de l'Incarnation, de la résurrection de la chair et de la Trinité, qui ne pouvaient éveiller chez un Romain cultivç qu'incompréhension et répulsion, mirent en péril la religion d'Etat tolérante et de pure forme. Stylites, moines et ermites, avec leur ascétique mortification de la chair, excitaient l'imagination des contemporains en quête de piété authentique et d'une promesse de salut. Les facteurs déterminants de la victoire de la nouvelle religion, en Occident comme en Orient, furent l'absolu qu'elle revendiquait, la vie éternelle qu'elle promettait, la charité qu'elle prêchait et surtout l'universalité qui caractérisait ses dogmes et son commandement de paix. Les frontières étatiques et les particularismes humains n'étaient rien - pas plus que dans la cosmopolis - au regard des dogmes et des impératifs issus de la transcendance. Mais il fallait encore porter la bonne nouvelle aux incroyants, par-delà les frontières. Là encore, dans le christianisme comme dans la philosophie stoïcienne, les différences terrestres n'étaient rien au regard de l'éga-
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Angoisses métaphysiques, consolation céleste
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lité devant Dieu, laquelle devait mettre fin à la discorde et à la guerre. La doctrine chrétienne redonna au principe universaliste et pacifiste une dynamique nouvelle, d'orientation toutefois opposée à celle du cosmopolitisme stoïcien. Le citoyen du monde stoïcien était tourné vers le monde, le nouvel universalisme « catholique» et son pacifisme se détournaient au contraire du monde pour s'orienter vers l'au-delà, au moins dans la mesure où l'existence terrestre n'était jugée qu'en fonction des catégories de la transcendance. La foi nouvelle s'adressait à l'humanité dans son ensemble aussi bien qu'à chacun de ses membres, elle ne concernait toutefois pas leur existence en ce bas monde, mais la promesse de leur salut dans l'autre. Le cadre de cette pensée universaliste pacifiste fut défini par la personnalité puissante de saint Augustin dans les vingt et un livres de La Cité de Dieu. Cet homme, dont l'humanité et la richesse intellectuelle, les contradictions théologiques et philosophiques, la rectitude et la piété profonde influencèrent les croyants et les penseurs les plus divers, marqua tout le Moyen Age. Sa Civitas Dei était la lecture préférée de Charlemagne et d'Otton le Grand. Dans le conflit entre les empereurs et les papes, les deux parties empruntèrent leurs arguments à saint Augustin. Et tant Wycliffe que Hus, Luther et Calvin se référèrent à son expérience subjective de Dieu. Pascal et les jansénistes furent encore marqués par sa doctrine de la prédestination. C'est trois ans après l'attaque contre Rome, prise et réduite en cendres en l'an 410 par le chef des Wisigoths Alaric, et en liaison directe avec ce scandale historique et métaphysique qui ébranla les contemporains - car en dépit de toutes les défaites, Rome était encore Rome, et elle était restée indemne depuis l'invasion gauloise en 390 av. J.-c. -, qu'Augustin, évêque d'Hippone (plus tard Bône) en Algérie, par conséquent originaire d'Mrique du Nord comme Tertullien et d'autres chrétiens, entreprit d'écrire sa théologie politique et son traité de philosophie sociale. Il voulait, à travers cette œuvre polémique, faire pièce aux interprètes païens et aux observateurs de l'époque qui considéraient le malheur dont était frappée Rome comme la conséquence de l'expulsion des dieux anciens par les chrétiens et qui auraient donc vu d'un œil tour à fait favorable de nouvelles persécutions contre ceux-ci. Cette recherche de boucs émissaires n'avait rien d'inhabituel. Les masses fanatisées ont toujours attribué facilement la responsabilité des catastrophes naturelles ou politiques, disettes, épidémies et défaites, à des personnes ou à des groupes étrangers ou devenus
suspects, que ce fussent les chrétiens à cette époque, les juifs plus tard, et tous les étrangers avec le nationalisme du XlXe et du XX" siècle. « Les chrétiens aux lions! », tel était alors le cri de haine contre les individus différents, adeptes d'une croyance nouvelle. Augustin ne se contenta pas d'inverser cette argumentation. Cyprien l'avait déjà fait en montrant dans une œuvre apologétique ( qui défendait la nouvelle doctrine chrétienne contre les religions juive et païennes) que le cataclysme qui venait de s'abattre sur Rome punissait au contraire la fidélité de la majorité des habitants de l'Empire aux anciens dieux, et leur refus de se convertir à la doctrine du seul et unique vrai Dieu. Augustin alla encore au-delà de cette interprétation. Il intégra l'événement inouï de l'année 410 à un panorama de l'histoire universelle, ou plus exactement il enseigna qu'il fallait le considérer comme un épisode de l'histoire du salut et du drame eschatologique de l'humanité. Son esprit philosophique pénétrant découvrit ainsi d'autres problèmes fondamentaux. La réflexion sur lui-même et sur sa propre vie le conduisit à constater avec effarement - et il fut le premier à le faire dans l'histoire - que la personne unique d'Augustin était devenue un problème pour elle-même: « Mihi quaestio factus sumo » Il découvrit la terrible gravité de la prétention individuelle de l'homme qui, se voulant à l'image de Dieu, devait comprendre sa vie comme un phénomène unique qui ne se répéterait jamais, autrement dit comme un phénomène historique. Tout instant, toute action et toute erreur étaient définitifs, toute décision, si elle n'était pas effacée par la grâce du pardon divin, demeurait éternellement irrémédiable. L'impiroyable auto-analyse à laquelle il se livre dans les Confessions, la révélation de sa propre histoire intérieure prennent une dimension littéraire qui lui est propre. Le se augustinien marqua l'ouverture d'une nouvelle séquence de l'histoire de la philosophie et de la psychologie. , Dans sa réflexion politique sur l'Etat, Augustin posa la question du sens transcendantal des événements terrestres, autrement dit du cours de l'histoire, et il introduisit ainsi un thème nouveau dans la pensée occidentale. La vision antique du monde, où les dieux et les hommes jouaient le rôle qui leur était imparti, était statique. Le devenir, la précarité et l'évanescence des choses, grands thèmes tragiques grecs, avaient déjà été évacués par les présocratiques, en particulier Parménide, au titre de 1'« apparence» à laquelle s'opposait l' « être» impérissable, que Platon avait finalement défini en une vision grandiose comme l'empire des idées éternelles, sans devenir
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SAINT AUGUSTIN: LA NOlNELLE VISION DU MONDE
et immuables. La nature et l'homme étaient considérés comme donnés et immuables, et cette conception statique valait aussi pour ceux qui, comme Héraclite, ne considéraient pas le monde sous la catégorie de l'être, mais sous celle du devenir. L'« éternel retour de l'identique» était le mouvement statique: «Ce monde-ci c...) a toujours été, est, et sera: feu dont les flammes éternellement renaissent et s'éteignent à proportion 4. » L'image de la marche du monde représentée par un feu dont les flammes renaissent éternellement symbolisait un état de repos, l'harmonie de la vie. Aristote, lui aussi, tout en reconnaissant la réalité du mouvement qu'il plaçait même au centre de sa philosophie, ne faisait par là qu'étirer le temps jusqu'à ce qu'il s'annule dans l'immobilité. Il enseignait que le mouvement résultait d'un manque, d'une carence, qu'il était aspiration à la perfection, amor Dei, puisque Dieu en tant que source de tout mouvement mettait précisément le monde en mouvement en s'attachant l'amour des hommes, et que les hommes tendaient vers lui, autrement dit vers la perfection. En téléologie, la fin oblitère le processus qui y conduits. Augustin, le premier, s'inscrivant dans la ligne de la pensée juive, a su rendre dynamique et historique la vision traditionnelle du monde et opéré par conséquent en Occident la magna commutatio, le grand changement d'époque, qui permit de franchir le pas et de sortir de l'Antiquité.
Avec sa remise en question chrétienne de la pensée traditionnelle, saint Augustin déclencha la première révolution copernicienne de la philosophie. L'Antiquité considérait l'ordre établi et immuable du cosmos, le déroulement des phénomènes naturels et humains comme téléologiques et harmonieux, et dans cette mesure louables et divins. Pour le chrétien qu'était saint Aup,ustin, le cosmos et l'humanité ne se concevaient au contraire qu à titre d'histoire, de drame du salut avec un commencement et une fin - création, évolution, épreuve et rédemption. Ne serait-ce qu'avec la transformation des cosmogonies mythologiques en mythe de la création, la statique de l'Antiquité était renversée. Le monde n'existait plus de toute éternité, il était le résultat d'un acte de volonté de Dieu, qui pour mettre fin au néant avait créé le monde et les hommes. L'histoire conçue comme mouvement et transformation de la création revêtait un sens nouveau par rapport à la conception antique selon laquelle le manque trouvait sa satisfaction. L'histoire serait désor-
mais la mission que Dieu confiait aux hommes, le défi qu'il leur lançait. Le Dieu créateur est antérieur et supérieur à tout l'être, qu'il a créé parce qu'il est vie inépuisable et amour débordant. Saint Augustin s'oppose violemment aux stoïciens, qui comptent avec des conjonctures «dans lesquelles le même phénomène se renouvelle et se répète éternellement dans la nature des choses, et où donc toujours et sans cesse le cercle des mondes, tels qu'ils viennent et passent, doit se fermer...Loin de nous, dis-je, une croyance pareille! Car le Christ n'est mort qu'une seule fois pour nos péchés; mais ressuscité des morts, il ne mourra pas une seconde fois et la mort ne l'emportera plus jamais sur lui 6 ». Saint Augustin porte le même jugement que le Psalmiste: « Seuls tournent en rond ceux qui sont sans Dieu.» L'action cyclique, sans but, serait absurde, échapperait au sens que Dieu a donné aux hommes, qui est d'aller de l'avant. Dans l'esprit de saint Augustin, l'objectif de la, marche du monde, pour autant qu'elle se situe dans le cadre de l'Etat et de la société, est d'établir la paix (toujours incertaine, toujours menacée) en arrivant à faire l'unité entre les hommes tournés vers le royaume des cieux. Dans la pensée de l'Antiquité, la paix n'était pas un objectif prioritaire, la guerre ne constituait pas un mal en soi, elle offrait au contraire au plus valeureux l'occasion de faire la preuve de son courage et de sa force, et d'accéder ainsi à la postérité. La nouveauté, c'est qu'appliquant jusqu'au bout le commandement de paix chrétien 7, Augustin présentait aussi la paix politique sur cette terre comme un impératif transcendantal. La guerre n'était et pas seulement la conséquence de la division entre les des contradictions de ce monde - même des chrétiens et des Etats se combattaient mutuellement, comme jadis les Grecs et les Etats grecs entre eux - , la guerre était la conséquence du péché originel. Aucun auteur avant Augustin n'a présenté aussi radicalement la guerre comme une injustice et une aberration en soi. Il se demande s'il y a vraiment quelque chose de grand et de louable à envahir les peuples et à les soumettre par la guerre, et il conclut finalement: «Remota itaque justitia quid sunt regna nisi magna iatrocinia B ?» (sans la justice, les empires ne sont rien d'autre que de grandes bandes de brigands). Cette r-ffirmation encore inouïe à l'époque signifie que « seul est juste un Etat qui se place sous l'autorité du vrai Dieu chrétien et observe son commandement de paix. La véritable justice ne peut exister qu'au sein de la communauté dont le fondateur et le chef est le Christ'> ». Il n'est évidemment de paix qu'au royaume des cieux, dans « la merveilleuse concorde de
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Le défi de Dieu aux hommes
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la jouissance de Dieu et de la satisfaction réciproque en Dieu; or, la paix de toutes choses est le calme de l'ordre 10 ». L'évêque d'Hippone, qui connaissait le monde, était du reste assez réaliste pour relativiser son jugement lorsqu'il en était besoin. C'est ce qui arriva lorsque - confronté à la loi terrestre de la division et de la discorde - il prêta à la guerre, qui se révélait en dernier ressort inévitable sur cette terre, une valeur positive en lui conférant toutefois pour fonction d'être l'instrument de la paix. « Pacis igitur intentione geruntur bella 11 » (si l'on faisait la guerre, ce ne pouvait donc être que pour l'amour de la paix). « Car tout le monde cherche à travers la guerre la paix, et personne à travers la paix la guerre. Et même ceux qui perturbent la paix dans laquelle ils vivent ne haïssent pas la paix, ils veulent seulement la changer selon leur idée et leur plan; ils ne veulent pas qu'il n'y ait plus du tout de paix, mais au contraire qu'il y ait une paix, selon leur rré (...) Même les bandits vivent en paix avec leurs compagnons 1 », sans quoi ils ne pourraient pas réaliser leurs mauvais desseins. L'idée que l'on fait la guerre pour l'amour de la paix ne constitue pas, ainsi que le souligne saint Augustin, une justification même indirecte de la guerre. Même si la motivation détermine la qualité de l'action, dans la vie matérielle, c'est ainsi que l'on ouvre grand la porte au mal. Car on peut toujours trouver de bonnes raisons pour faire la guerre. On peut avec le même argument justifier la guerre, prétendre qu'elle sera la dernière pour parvenir à la « paix éternelle» (séculière). D'ailleurs cette théorie de la « der des ders» pour parvenir à l'abolition de la guerre est invoquée par tous les utopistes, depuis Emeric Crucé 13 et l'abbé de Saint-Pierre 14, jusqu'au président Wilson, au moment de faire entrer les Etats-Unis dans la Première Guerre mondiale.
Toute terre étrangère est une patrie Aux yeux des chrétiens, néanmoins, la paix ne serait atteinte qu'à partir du moment où elle serait aussi universelle que la doctrine chrétienne et vaudrait pour tous les hommes sans distinction aucune. Saint Augustin se référait aux sources bibliques et à la tradition stoïcienne, selon lesquelles les hommes sont tous enfants de Dieu et par conséquent frères voués à la paix. L'unité de l'espèce humaine était déjà illustrée par l'Apocalypse de Jean, dans laquelle il est dit au Christ: « Tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation; tu as fait d'eux 126
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pour notre Dieu une royauté de prêtres régnant sur la terre 15 » dans l'harmonie des parties avec le tput, condition de la paix dans le calme de l'ordre. Le message de l'Evangile n'est lié à aucun ordre terrestre. A l'instar des stoïciens, saint Augustin considère l'humanité comme un tout. Origine et nationalité sont indifférentes par rapport à la différence entre chrétien et non-chrétien. Déjà aux yeux âe Paul, « il n'est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d'incirconcision, de Barbare, de Scythe, d'esclave, d'ho!Jlme libre, il n'y a que le Christ, qui est tout et en tout 16 ». Dans l'Epître à Diogène composée en grec sans doute vers la fin du ne siècle, épître didactique et apologétique, il est dit que les chrétiens Grecs ou Barbares - s'adaptaient tout naturellement par leurs coutumes et leur vêtement aux différents lieux où ils s'établissaient, car « toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère 17 », patrie dans la mesure où partout ils étaient in Christo, et terre étrangère dès lors que la patrie prétendait prendre le pas sur la communauté confessionnelle. Zénon ou n'importe quel autre stoïcien aurait pu écrire la même chose; toutefois l'argumentation qui suit chez saint Augustin révèle la différence profonde entre les universalismes stoïcien et chrétien. « Car ils sont citoyens du Ciel », est-il dit chez saint Augustin; l'explication stoïcienne eût été peu différente: « car ils sont citoyens de la cosmopolis », C est-à-dire de la communauté terrestre et non pas céleste. La chrétienté était, comme la cosmopolis, une communauté visant l'universalité, mais à la différence de celle-ci c'était une communauté réunie par une croyance mystique. L'universalisme stoïcien demandait seulement que les hommes accordent moins d'importance à leurs appartenances terrestres - ethniques, nationales, culturelles - et se considèrent comme membres de l'humanité dans , sop ensemble, sans pour autant négliger leur devoir vis-à-vis de l'Etat. L'évêque expérimenté suivait là-dessus les stoïciens. Il connaissait et reconnaissait la valeur de l'ordre étatique et louait donc l'amour de la patrie. Le contraire serait revenu à inçiter le citoyen à l'insoumission et à la révolte - même contre l'Eglise. Mais la reconnaissance des obligations terrestres à l'égard des différentes entités politiques relevait seulement d'une volonté pragmatique. L'ordre supérieur était le genre humain, dont l'unité devait se réaliser au sein de la Cité de Dieu. Civitas Dei et civitas terrena, royaume de Dieu et royaume terrestre, SOnt aussi opposés que le bien et le mal, l'amour de Dieu et l'amour de soi, l'absolu et le contingent, et cette opposition ne fait que con-
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firmer la parole de Jésus: « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Les deux royaumes sont néanmoins apparentés et imbriqués l'un dans l'autre, puisque c'est la même humanité qui, à travers sa migration dans le temps historique, doit passer des royaumes de ce monde à la Cité de Dieu. L'unité de l'espèce humaine résulte de sa descendance commune d'Adam, et la discorde qui persiste à diviser l'humanité perpétue celle de ses deux fils: Cain, qui par une libre décision, en fondant une ville, s'est tourné vers l'empire de ce monde, la possession, la puissance et la violence, et Abel, qui toujours étranger - « tanquam peregrinus 18 » - , parcourt toute la terre et se fait assassiner par son frère. Mais cette discorde va vers son règlement, l'humanité vers sa réconciliation avec elle-même qui fera suite à la séparation des justes et des méchants au Jugement dernier. Un cosmopolitisme qui ne se fût réalisé que dans la pensée du monde d'ici-bas n'était plus possible selon Augustin, et tant que sa doctrine resterait en vigueur. « Cet Etat céleste », écrit-il pour expliquer l'interpénétration des deux royaumes sur cette terre et en même temps sa conception universaliste de l'humanité (curieusement sans aucune référence à la race ou à la couleur de peau bien qu'il fût romain d'Afrique du Nord), « appelle à lui au cours de son voyage sur cette terre des citoyens de tous les peuples et il réunit une communauté de pèlerins de toutes les langues, sans se soucier d'aucune différence de coutumes, de lois et d'institutions servant à l'instauration ou au maintien de la paix sur cette terre. Il n'en abolit ni n'en détruit aucune, il les préserve et les applique plutôt, pour si différentes qu'elles soient d'une nation à l'autre, toutes orientées vers le même objectif de la paix sur cette terre, dans toute la mesure seulement où elles n'entravent pas la religion qui enseigne à adorer le seul et unique vrai Dieu tout-puissant. Ainsi la Cité céleste sert-elle dans ses pérégrinations la paix terrestre 19. » En dépit du commandement de paix, l'unité de l'humanité sur cette terre perdit de son importance. Le principe universaliste s'estompa, sa composante cosmopolite devint exsangue. Il ne pouvait unitaire en ce bas monde. On ne finalement pas y avoir songeait même pas à un Etat universel, on ne pouvait pas y songer - étant donné la situation réelle de l'époque: des évêques de même rang qui reconnaissaient certes l'empereur de Constantinople comme autorité suprême et source de toute légitimité, mais administraient en toute autonomie leurs diocèses dans les royaumes « barbares ». Le cosmopolitisme reculait encore dans le champ de vision de l'époque.
CHAPITRE 8
L'Occident: unité et paix
Les puissances universelles en lutte - La primauté du pape Moines et sectes - L'unité culturelle de la chrétienté Lingua franca : le latin
Le cosmopolitisme était mort. Dans les pays et les fiefs qui s'étaient instaurés sur le terriroire de l'Empire romain d'Occident, on se préoccupait plutôt d'organiser un tant soit peu la vie des hommes. Il y avait mieux à faire que de poursuivre de présomptueux idéaux universalistes, sans même parler d'en faire les objectifs de la politique concrète. Mais, sur le terrain de l'histoire, le vieux rêve de l'humanité continuait de se développer secrètement sous des formes déguisées. Le thème universaliste et celui de la paix, éléments essentiels du cosmopolitisme, demeurèrent actifs même après saint Augustin et contribuèrent au processus d'ouverture progressive du monde. L'unité de la chrétienté, la mission chrétienne universelle, le pape ou l'empereur comme « maître du m9nde Il, la monarchia universalis, l'imperium mundi, la société des Etats chrétiens, l'instauration de la paix ou de la trêve du Dieu (pax ou treuga dei), l'aplanissement des conflits temporels dans l'esprit du christianisme: tels étaient les sujets dont traitèrent les auteurs après saint Ausgustin, que ce fût par piété authentique, fondée sur 1obéissance à Dieu et la communion avec Lui, par désir de se conformer à la pensée traditionnelle et de participer à l'atmosphère générale, ou par une volonté personnelle de pouvoir, qu'elle empruntât ou non la voie des institutions. Les vieux rêves â'unité et de paix, qui avaient semblé réalisés au 129
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sein de l'Empire romain, réapparurent sous l'enveloppe chrétienne, ils s'emparèrent des esprits, furent projetés à l'horizon de l'époque comme des objectifs politiques possibles, et poursuivis sans relâche par de vains efforts toujours renouvelés. « Le Moyen Age, écrit Christian Lange qui glorifie ce temps, a sacrifié son sang le plus noble et la meilleure partie de ses forces intellectuelles et politiques à l'impossible tâche qu'est la fondation de l'Empire universel'. » La nature inaccessible de cet objectif et la vanité de ces efforts n'avaient d'égales que la puissance de l'imagination et la force de volonté des hommes de cette époque. La parole de Jésus était du reste diamétralement opposée à cette vision supérieure qui se rapportait à l'humanité dans son ensemble. Le christianisme des origines était inspiré par l'objectif individualiste que représentait le salut de chacun dans l'attente du royaume de Dieu. Le règne de Dieu, cantonné initialement au Ciel, se trouva ramené par l'incarnation à un proche avenir, où les hommes mèneraient une vie exempte de péché, « dans la contemplation et la jouissance de Dieu» (visio et fruitio Del). A cela était associée l'idée du rejet du « monde », empire de Satan, qui savait soumettre et utiliser à ses fins la libre volonté de l'homme égaré dans le péché. Le croyant vivant dans l'obéissance à Dieu, cherchant le salut dans la pureté de son cœur, renonçait donc au bonheur terrestre et à l'implication dans les événements de ce monde, pratiquait l'abstinence sexuelle, se défaisait de tous ses biens icibas et se gardait de toute volonté de pouvoir qui aurait été signe d'orgueil et de présomption: puisque le pouvoir revenait à Dieu seul dans Sa magnificence. Ces tendances à une fuite hors du monde, « acosmiques », détournèrent les chrétiens des premiers siècles des missions de dimension universelle - qui étaient pourtant également contenues dans le message de Jésus - , de l'exercice du pouvoir spirituel et temporel - au titre de représentants du Seigneur - d'une part, et d'autre part de l'unification de la communauté et de la conversion des infidèles, que le Christ en personne avait spécialement confiées pour tâche à ses disciples. Ses messagers devaient prêcher la vraie foi et le nouveau message de paix dans toutes les régions du monde. Ce message était universel, il n'était particulièrement attaché à aucun peuple ni à aucune civilisation. C'est le point de départ de l'engagement du christianisme universaliste et irénique pour l'humanité entière. La christianisation du monde ençraîna l'acceptation des institutions temporelles, en particulier de l'Etat; elle s'accompagna donc de l'instrumentalisation, de la domestication, voire de
la sanctification du pouvoir et de la violence, et devint avec l'extension géographique du christianisme l'une des tâches primordiales du clirétien, voire la plus noble. L'Église conclut sa paix avec le « monde », le christianisme se sécularisa, s'adapta aux exigences et aux lois de l'existence terrestre. Christianisation du monde et sécularisation du christianisme s'accomplirent en parallèle. Seules les deux évolutions conjuguées permirent la formation d'une culture prétendant à l'universalité, qui permit le développement ultérieur des conceptions cosmopolites. La croyance en la seule nouvelle doctrine supraterrestre et le commandement d'amour envers Dieu et envers ses semblables en Dieu n'auraient pas suffi à fonder une société chrétienne. C'est seulement avec la diffusion du christianisme, d'abord au sein de communautés isolées et sans lien, puis au sein des Églises ériscopales après leur consolidation, et enfin avec la conversion souverains, en particulier le roi mérovingien d un certain nombre Clovis (496), que les Eglises se virent attribuer de plus en plus de tâches qui avaient des temporelles, en particulier les missions caritatives, que les Etats germaniques encore peu développés n'assumaient pas ou n'assumaient que dans une proportion insuffisante: secours aux pauvres, prise en charge des vieillards, des malades et des infirmes, et protection des individus poursuivis ou mis au ban de la société, dans la mesure où les familles ne s'en occupaient pas. L'évêque devint ainsi peu à peu l'instance compétente pour les indigents et tous ceux qui avaient besoin d'être proétant donné les conditions tégés. Il prit dans la société extrêmement difficiles dans lesquelles vivait la grande masse de la population, les petites guerres incessantes, les conflits tribaux, les cruelles invasions barbares, et un droit pénal d'une dureté inimaginable pour nous aujourd'hui - une place primordiale qui renforça l'influence chrétienne sur les événements temporels. L'unité sociale et culturelle vers laquelle s'orientait le christianisme avait plusieurs dimensions. Elle visait en premier lieu l'extension spatiale. L'objectif était de réunir les territoires chrétiens en une unité qui vivrait dans la paix et que les contemporains considéreraient comme « le monde », le cercle culturel fermé dont ils faisaient partie. La deuxième dimension de la paix et de l'unité concernait les hommes, les âmes qui faisaient partie du corpus mysticum christianorum, mais aussi le nombre infini de ceux qui n'étaient ni baptisés ni convertis, et qui vivaient surtout dans les campagnes. Le langage a gardé la trace de cette association: paganus, « païen », s'est
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retrouvé dans « paysan ». Le christianisme a été, dans les premiers siècles, une religion des villes. C'est seulement peu à peu que les Églises épiscopales entreprirent de christianiser la population rurale et que la nouvelle religion se diffusa à partir des centres urbains. Potentiellement, la communauté des fidèles était illimitée, tous les enfants de Dieu devaient être sauvés; mais en fait, presque le monde entier était voué à la damnation; par rapport au nombre infiniment supérieur de païens, d'idolâtres et de musulmans, le nombre des chrétiens était ridiculement faible - et même parmi eux, beaucoup restaient assez tièdes et indifférents; on était loin de l'accomplissement du commandement d'unité chrétienne: « Ut omnes unum sint Il (que tous deviennent un). Cet objectif universel était, aux premiers temps du christianisme, celui de la communauté spirituelle et non pas politique. L'objectif n'était pas la domination du monde, mais la paix sur la terre.
Petri). Les empereurs et les princes, de leur côté, ne se sont jamais mêlés directemenç des querelles dogmatiques. Dans cette mesure, l'autonomie de l'Eglise a toujours été respectée, elle aussi. Le pape et l'empereur se disputèrent la priorité pour la réalisation de l'unité chrétienne. Et, de ce fait, le véritable objectif se déplaça vers la lutte pour la suprématie entre les deux pouvoirs. Cette rivalité l'emporta sur l'objectif de l'universalité, et l'hostilité sur la paix qu'il s'agissait d'établir. La monarchia universalis si souvent invoquée était tout aussi irréelle que le pouvoir universel du pape. Le Saint Empire romain germanique se limitait pratiquement à l'Allemagne et à l'Italie, et sur les grands pays occidentaux l'empereur prétendait tout au plus à une primauté nominale. Le serment de vassalité pas systématiquement l'obéissance en matière politique. Les cités-Etats italiennes se déclaraient indépendantes depuis toujours. Et plus d'un seigneur de la noblesse relevait la tête selon la pittoresque devise du seigneur des Baux de Provence: « Race d'aiglon - jamais vassale ». De leur côté, les légistes français qui définissaient leur roi comme « empereur dans son pays» et le disaient « souverain pardessus tout », chacun de ses sujets pouvant toujours faire appel à la justice du roi, attaquaient par là à la fois les prétentions de l'empereur etcelles du pape. Le pouvoir universel des empereurs allemands ne fut en tout cas jamais inscrit dans l'histoire. « L'idée du dominium mundi était un thème littéraire, relevait de la théologie de l'histoire, d'un schéma hiérarchique purement théorique; car personne ne la revendiquait ni ne la reconnaissait 2• »
Les puissances universelles en lutte Ce double impératif - terrestre-géographique et supraterrestreprosélyte - a produit une contradiction aux conséquences très lourdes, qui a déchiré l'Occident pendant des siècles, l'opposition entre sacerdotium et imperium. Pour l'accession à la paix universelle, la fin et les moyens étaient contradictoires, puisque l'unité était représentée par deux instances, qui devaient inévitablement entrer en rivalité. Au demeurant, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, tous deux sous le signe de la croix, même lorsqu'ils se combattaient ouvertement avec la plus extrême violence, ne se sont jamais ressentis comme des forces ennemies de l'histoire du monde, mais plutôt comme des institutions complémentaires nourrissant les mêmes intentions et sachant bien séparer leurs domaines, mais à qui il arrivait ponctuellement de s'égarer, chacun rejetant naturellement à chaque fois la faute sur l'autre. On essaya pendant des siècles de parvenir à une délimitation précise, elle ne fut jamais considérée comme impossible, et jamais non plus elle ne fut atteinte. L'instance spirituelle s'est toujours explicitement abstenue de se mêler des différends entre les puissants de ce monde, que ce fussent les querelles des souverains entre eux ou avec leurs vassaux. L',Église n'a jamais eIJe-même tiré l'épée, elle en a laissé le soin à l'Etat ou a chargé l'Etat de prendre les mesures nécessaires à cet effet (ce qui n'a toutefois pas empêché le pape, en tant que prince de ses territoires en Italie, de faire la guerre pour le patrimonium
Il en allait différemment des prétentions papales à la primauté universelle. Pas à pas, d'abord indirectement puis ouvertement, le primat du pouvoir spirituel fut établi. En tant que défenseur de la juste foi, defensor fidei, le plus fort matériellement se soumit au plus faible, parce que les prières du pouvoir spirituel portaient la bénédiction suprême. Le plus puissant se savait également des devoirs vis-à-vis de la foi. Dans cette exigence était déjà contenue la doctrine des deux glaives, développée plus tard et que l'érudit Alcuin, ministre de Charlemagne, exposa en termes marquants. « Le pouvoir est divisé, son bras temporel porte le glaive de la mort, le bras spirituel la clef de la vie. Mais les deux pouvoirs doivent se soutenir mutuellement; le temporel doit protéger les prêtres, le
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spirituel solliciter par sa prière la bénédiction de Dieu sur l'autre, de sorte qu'une communauté réunie sous le Dieu unique jouisse de la paix sur la terre 3. » Les docteurs de l'Église enseignaient que « les deux glaives appartenaient à Pierre, il tient l'un dans sa main, et l'autre. à sa disposition s'ill'uge qu'il en est besoin 4 ». L'un était tiré par l'Eglise, l'autre pour e le. Le pape, qui sur le siège apostolique put, dès le ye et le VIe sjècle, prétendre sans conteste à la primauté absolue au sein de l'Eglise d'Occident, ne se contenta toutefois pas de cette collaboration égale entre les deux pouvoirs. Il imposa sa suprématie, d'abord avec prudence, puis comme une exigence absolue. Le pape revendiqua même le droit de destituer l'empereur. Cela pouvait s'expliquer dans le cadre d'une certaine conception religieuse du monde. Car le pape avait aussi à répondre devant Dieu des actes et des manquements des souverains. Il s'instaura, au moins en théorie, une théocratie pontificale. Pierre, que Jésus avait fait seul fondateur de son Église, jouissait d'une primauté absolue. Quant à la distinction, également inscrite dans la Bible, selon laquelle Dieu et l'empereur avaient chacun son domaine respectif, ce pape s'appliqua systématiquement à l'ignorer.
Au fil de l'histoire événementielle, l'Église connut à plusieurs reprises des périodes de déclin (en particulier aux VIe, IX" et XIe siècles) résultant d'une baisse d'intensité de la foi et des abus patents auxquels se livraient les autorités ecclésiastiques. Les cultes païens et les superstitions subsistaient, à peine couverts d'un voile chrétien: les cultes des anciennes divinités et des esprits de la nature, la croyance aux miracles, les rites de sorcellerie et d'exorcisme, l'infraction au célibat des prêtres, la luxure, etc., continuaient de se pratiquer couramment. Le pire des maux était la vente des charges ecclésiastiques, en particulier celle des sièges épiscopaux, appelée simonie, pratique résultant de ce que les rois étaient initialement à la tête des Églises. Les charges du sommet de la hiérarchie étaient attribuées aux plus fidèles vassaux - même s'ils n'avaient aucune formation théologique préalable, ni la moindre intention de se souà une discipline et à une règle de vie chrétiennes. L'Eglise échappa à la sécularisation totale essentiellement grâce à deux phénomènes. Premièrement, on assista à une nouvelle flambée de piété rigoureuse dans les monastères, qui devinrent des centres
d'austérité morale, de discipline et d'obéissance à la règle religieuse. Deuxièmement, l'Église fut protégée de la dislocation, dont les papes et les évêques étaient bien forcés de constater qu'elle constituait un péril réel, par l'apparition des sectes, qui pendant des siècles, par leur exigence de retour au christianisme des origines et à l'imitatio Christi, menacèrent l'Église de l'intérieur. Les sectes jouèrent en quelque sorte le rôle de mauvaise conscience de l'Église, en luttant avec une totale intransigeance pour la spiritualité, contre la superficialité et la sécularisation de l'institution ecclésiastique, de ses organisations et de ses représentants. Pour si différentes qu'aient pu être les sectes, en ce qui concernait les thèmes de leurs revendications et de leur révolte, leurs objectifs souvent aberrants, leurs organisations souvent populistes et démocratiques et leur comportement au quotidien, elles avaient toutes en commun une même préoccupation religieuse: la recherche affective de la proximité de Dieu, qui était l'affaire des cœurs, des âmes et de leur (mystique) exaltation. Même si les médiévistes n'ont pas encore tout à fait éclairé les ultimes intercommunications entre les nombreuses sectes, il apparaît néanmoins de plus en plus clairement que de nombreux liens, rapports d'interdépendance et filiations associaient entre eux ces différents groupes, qui constituèrent en définitive un même grand mouvement, quoique récemment quelques chercheurs entendent le contester. Les grands thèmes des nombreuses tentatives de réforme de l'Église furent toujours soulevés, repris, réinterprétés de multiples façons et propagés par les sectes. Les humiliates de Lombardie et les vaudois, qui se répandirent du nord de l'Espagne, en passant par la France, l'Italie et l'Allemagne, jusqu'en Pologne et Hongrie, se vouaient à une vie apostolique; dans la pauvreté la plus absolue, ils parcouraient tous les pays en prédicateurs itinérants, apprenant à chaque fois la langue locale dans laquelle ils prêchaient, pour se rendre compréhensibles à tous ceux qu'ils voulaient convertir; quelques-uns d'entre eux, comme Pierre de Bruys, rejetaient pour cette raison le baptême des enfants, ce qui donna naissance par la suite aux hérésies baptiste et anabaptiste. Des branches plus extrémistes poussèrent la mortification du corps jusqu'à la flagellation: des ascètes extatiques se livraient à leurs exercices dans les rues et sur les marchés, appelant la population à se convertir et à se repentir. Beaucoup de membres des sectes refusaient le travail, parce que celui-ci les aurait distraits de leur vraie vocation; moines mendiants (franciscains), ils s'en remettaient à la charité des riches, surtout pour attirer l'attention par leur mode de vie sur ce péché
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qu'était le gouffre séparant pauvres et riches. Les commandements d'amour (tendre l'autre joue) et l'interdiction de tuer étaient appliqués à la lettre. Les cathares (ou néomanichéens) condamnaient la guerre et la peine de mort, interdisait même de tuer les animaux (à l'exception des reptiles). La référence commune des sectes était l'individu, qu'il s'agissait de gagner à une foi personnelle authentique, et non pas à un comportement conventionnel à l'égard de l'institution. Elles recherchaient l'assentiment personnel de l'individu, et du même coup dévalorisaient, tant dans leur contenu que dans leur signification, les moyens objectifs de la grâce -, les sacrements - dont disposait l'institution rédemptrice que l'Eglise prétendait être. Les sectateurs les plus extrémistes, qui ne témoignaient pas la moindre compréhension pour les nécessités, les contraintes et les imbrications de ce monde et s'attachaient à la pure spiritualité, considéraient l'institution de l'Église comme une construction abstraite, figée, superflue, nuisible à la communion avec Dieu. Ils condamnaient la prétention du pape à exercer un pouvoir en ce bas monde, voyaient même parfois en lui une forme d'Antéchrist. Les chiliastes messianistes prophétisaient pour une date très proche - autour de l'an 1000 - la fin du monde, inspirant ainsi la peur à leurs contemporains et espérant par là les inciter à se convertir et à abandonner le\.!;rs biens en ce bas monde, qui tomberaient alors aux mains de l'Eglise. Encore au XIIIe siècle, pourtant bien plus ouvert, Joachim de Flore prédisait la fin du monde pour l'an 1260. Le mouvement des sectes était individualiste en ce qui concernait la proximité de Dieu, à laquelle le croyant accédait personnellement par la foi; il était universaliste, dans la mesure où son message s'adressait à tous les hommes sur la terre. Les membres des sectes se, répandirent pendant des siècles dans toute l'Europe. Comme l'Eglise, ils ignoraient les frontières étatiques. Leur patrie était le Ciel, et sur la terre ils ne se sentaient chez eux qu'auprès de leurs coreligionnaires. Poussés par l'irrépressible élan des marginaux et des exclus, et désireux d'accomplir leur mission apostolique, ils se déplaçaient et migraient pour échapper aux terribles sanctions de l'Inquisition, qui persécutait les hérétiques. Pourchassés par l'Église officielle, ils abandonnaient leur patrie d'origine, émigraient, circulaient clandestinement, rejoignaient ceux qui partageaient leur croyance: en termes modernes, ils passaient dans la clandestinité. Ils se considéraient eux-mêmes et passaient pour des sans-abri, sortis de l'ordre de la société. C'est ainsi que s'effectua le jumelage historique entre sectarisme et émigration, qui atteignit son apogée à l'époque des guerres de religion. Les adeptes des sectes avaient le
sentiment de constituer une entité unie, au-delà des particularismes nationaux, ils coopéraient le plus souvent avec leurs homologues des régions voisines, ainsi que Le Roy Ladurie le montre de façon détaillée dans son étude sur Montaillou 5. On ne peut toutefois pas dire que les sectes aient développé une idéologie cosmopolite en ce qui concernait la communauté de ce monde. Les membres de secte, en particulier les cathares (les « purs »), dont le nom déformé en Ketzer gésigne en allemand tous les hérétiques, et qui représentent dans l'Eglise occiden,tale le type même de l'hérésie, se considéraient comme une contre-Eglise avec leur doctrine dualiste: d'un côté le monde divin, de l'autre le monde terrestre des plaisirs coupables (union sexuelle, absorption de chair animale) créé par Satan. En leur heure de gloire, ils constituèrent une communauté bien organisée, largement ramifiée, avec son dogme, ses rites, une hiérarchie épiscopale indépendante, des conciles internationaux et une distincentre membres (perfecti) et simples adeptes {cretion dentes}. L'Eglise romaine se défendit avec succès: elle fit éliminer les chefs de la secte par l'Inquisition dominicaine et attira de son côté ceux qui restaient hésitants. Dans le midi de la France, les campagnes d'extermination contre les albigeois, à l'encontre de qui le pape Innocent III avait prêché la croisade (1208-1229), furent d'une incroyable cruauté: après la prise de la forteresse de Montségur par les troupes royales, les représentants de l'Inquisition firent brûler vifs deux cents cathares. La base de l'hérésie était localisée dans le Languedoc, qui se souvient aujourd'hui de son identité traditionnelle, différente de celle du reste de la France. Les possessions du comte Raymond VI de Toulouse, « le plus grand comte de la terre », égal des empereurs et des rois, furent confisquées par l'Église et réparties entre les conquérants pourvu qu'ils se réclament de la vraie foi. « L'hérésie fut étouffée dans des flots de sang. A la fin du siècle une cathédrale d'Albi nouvellement construite et une nouvelle université de Toulouse, érigées à titre de bastions de la vraie foi, dominaient un pays dévasté"mais ramené à l'orthodoxie6. » La victoire défensive de l'Eglise sur les sectes entraîna finalement une plus grande imbrication entre ici-bas et au-delà, monde terrestre et divin, et elle provoqua du même coup la poursuite et quasi l'accomplissement de la christianisation en Occident. Mais inversement, l'accent mis sur l'individu et sur sa liberté de conscience atténua le dogmatisme de la doctrine et eut finalement pour résultat la tolérance à l'égard des autres croyances. L'impulsion de la subjectivité et de la conviction individuelle a continué d'agir. De la révolte des sectes, la voie royale de la liberté conduisit, au cours
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d'un processus qui dura un demi-millénaire, en passant par tous les mouvements réformateurs - réforme des villes, du droit civil, Renaissance et Réforme - aux Lumières, à la libération de la science, aux droits de l'homme, à la philosophie humaniste et au réveil du cosmopolitisme. L'un dans l'aurre, les ordres monastiques et les sectes produisirent un nouvel essor des forces internes de l'Église - aussi bien en ce qui concernait l'intensité de la foi que l'exercice extérieur du pouvoir. Les phénomènes et les périodes de déclin furent une fois de plus dépassés par un puissant effort du corpus christianum. Tous les efforts visaient directement ou indirectement, mais systématiquement, l'accession à la primauré et à la prédominance. «Ceux qui dourent que l'Église prétendait aux deux pouvoirs, spirituel et temporel (...), se moquent des sources ou ne les connaissent pas», déclare même un auteur catholique comme Arquillière 7. Considérée sous cet angle, son affirmation selon laquelle l'empereur aurait menacé l'hégémonie chrétienne universelle vise certes à l'apologie de la papauré, mais elle ne manque pas d'une certaine logique.
Déjà pour les Pères de l'Église, la ligne de démarcation à l'intérieur de l'espèce humaine n'était pas tracée en fonction des origines, mais de la foi. Était chrétien celui qui professait le christianisme. Le critère ne devait plus changer. La chrétienté constitua donc un ensemble bien intégré de nationalités et de principaurés diverses empreintes de la même spiritualité. Même l'historien moderne, peu enclin aux idéalisations, résiste difficilement au charme particulier de l'unité de la chrétienté au Moyen Age. Une même vision de l'univers, de la nature, de la vie et de l'homme unissait « les provinces les plus éloignées de ce vaste Empire spirituel 9 ». Un même chef suprême, le pape, se trouvait à la tête de cette communauré. Il n'avait certes pas entre les mains la direction politique du monde, même si on a bien souvent voulu le prétendre. Mais il représentait l'autorité morale par excellence, que ni les empereurs, ni les rois, ni les seigneurs, ni les docteurs de l'université ou les nouveaux maîtres du commerce ne pouvaient ignorer. La bénédiction de l'Église était indispensable au lancement de toure entreprise, que ce fût pour introniser un souverain, baptiser un navire ou rendre la justice.
L'unité culturelle de la chrétienté
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Le résultat durable de l'universalisme et du pacifisme d'inspiration religieuse fut la formation d'une culture chrétienne unitaire qui, prenant sous sa coupe les structures ethniques et familiales subsistantes, put être appelée à partir de Grégoire VII la « chrétienté » ou le « peuple chrétien» 8. L'Europe, qui globalement avait déjà les structures nationales que nous lui connaissons aujourd'hui, était devenue une zone unifiée: Irlandais et Anglais, Français, Espagnols, Italiens, Allemands, Polonais, Scandinaves, Hongrois et même les peuples slaves constituaient des nationalités distinctes qui vouaient obéissance à leurs princes dynastiques. Leurs membres étaient gouvernés selon leur droit traditionnel, avec des lois et des libertés particulières; ils parlaient chacun leur langue et se savaient pourtant unis par la croyance commune. Leurs représentants se sentaient frères dans la même quête du salut que leur promettait une même Église. Les ftontières étatiques qui auraient pu les séparer n'existaient pas à leurs yeux, même si du fait de la sédentarité, de l'existence des serfs attachés à la terre, on ne pouvait pas parler de liberté de circulation. Les appartenances nationales et ethniques traditionnelles n'importaient plus guère à partir du moment où l'on se référait à l'au-delà.
Le principal facteur d'intégration de la chrétienté - outre le dogme, le rituel et le pape - fut indéniablement, après le recul du grec en Occident pendant les siècles de l'ère chrétienne, le latin, langue commune de l'Eglise. Langue de la liturgie, des conclaves, des conciles et des encycliques, le latin constitua le fondement de la civilisation chrétienne unifiée. Il y eur non seulement une lingua franca érudite, qui permit aux théologiens de tous les pays de communiquer entre eux et établit la base d'une nouvelle vie intellectuelle à connotation théologique, commune à toute l'Europe, mais les premières œuvres littéraires occidentales, en majeure partie religieuses, s'exprimèrent aussi en latin. En Irlande et en Grande-Bretagne, où l'esprit et les courumes romaines se perpétuèrent le plus longtemps, en Gaule et en Germanie, en Espagne et en Italie, s'éveillèrent des forces nouvelles, qui différaient par leur caractère national et leurs classifications par genre, mais avaient en commun une même source d'inspiration religieuse et la même expression latine. C'est à partir du droit canon rédigé en latin, et par opposition à lui, que s'institua, en renouant avec le jus romanum, la tradition du droit et de l'administration européenne.
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L'existence d'une lingua franca permettait les relations internationales, ouvrait des horizons, encourageait la mobilité. C'est ainsi qu'au sein d'une société stable se nouèrent des contacts par-delà les frontières et les pays. La chrétienté formait une unité, le pape en était le symbole. Toutefois à partir du xn e siècle, le souverain pontife exagéra, provoquant non seulement l'hostilité de l'empereur, mais aussi et surtout celle des princes nationaux et de leurs juristes. Un an après la publication de la bulle Unam sanctam, Boniface VIII subit en 1303 la défaite d'Agnani, qui fut une humiliation brutale et revêtit une lourde signification symbolique. L'envoyé de Philippe le Bel, Nogaret, frappa au visage ce pape chenu qui prétendait excommunier le roi de France. La papauté tomba sous la coupe du roi et dut établir sa résidence en Avignon (1309-1415). Papes et antipapes Le grand schisme régnèrent dès lors côte à côte et en se d'Occident entraîna des troubles à sa mesure,: l'Eglise, qui avait su passer sous silence le premier schisme avec l'Eglise d'Orient (1054) et en minimiser l'importance par une habile propagande, et qui se présentait toujours comme une puissance universelle, cessa cette fois de l'être, et ne put désormais plus prétendre non plus assurer la trêve de Dieu, la pax terrena. Parmi les causes de la chute du pouvoir pontifical - querelles théologiques, formation de nouvelles structures investies d'un pouvoir politique (noblesse, villes, universités) - l'un des facteurs déterminants fut que la papauté avait cessé d'être un pouvoir purement spirituel. Elle s'était laissé entraîner sur le champ de bataille adverse et avait perdu ce faisant son autorité sans pareille, exclusivement fondée sur la spiritualité. Ce changement de niveau du débat eut des implications sensibles pour la renaissance du cosmopolitisme; les théories universalistes trouvèrent une nouvelle justification. Avec Dante, Marsile Ficin et leurs contemporains apparaît une nouvelle pensée; ils marquent le grand tournant de la philosophie politique, qui se fonde dès lors sur des considérations purement temporelles 10. Que ce fût pour défendre la suprématie de l'empereur ou la souveraineté des rois et princes territoriaux, on employait des arguments purement laïques, inscrits dans le monde terrestre. Dante recherche des critères strictement pragmatiques pour définir les moyens d'établir et d'assurer l'ordre et la paix sur cette terre. Même s'il pense naturellement en fonction des principes religieux de son temps, il ne se fixe pas pour objectif le postulat idéal d'une paix des cœurs dans la foi, mais la réunion des conditions nécessaires pour empêcher les princes et leurs peuples de faire la guerre. Il était assez réaliste pour tenir
compte de la multiplicité et de la diversité des peuples, de leurs gouvernements, et des oppositions qui en résultaient, et pour conseiller de les reconnaître en tant que telles. « Car les peuples, les Empires et les cités ont leurs particularités qui demandent pour leur réglementation des législations différentes (...) C'est pourquoi la formule selon laquelle l'humanité peut être gouvernée par un seul souverain suprême ne doit pas être comprise comme si les plus petites dispositions de la moindre petite localité devaient directement émaner de lui (...) Nous serions plutôt tentés de penser que c'est uniquement en ce qui concerne les questions les plus générales que l'humanité peut être gouvernée par un monarque ou guidée par une règle commune vers la paix. Cette règle ou cette loi, les souverains locaux doivent la recevoir de lui Il.>> Pour toutes les questions locales et régionales l'autonomie devait être de règle. Suivant cette doctrine, l,a société universelle se serait donc présentée comme une sorte d'Etat fédéral avec, au sommet, un gouvernement monarchique, les « citoyens de l'Etat universel 12 » devant obéir pour toutes les questions de la vie quotidienne à leurs souverains locaux, tout en se sachant les sujets de l'empereur du monde à qui ils devaient obéissance. Les pays où s'instaura une royauté absolue, en particulier l'Angleterre et la France, poussèrent si loin les conceptions de Dante qu'ils perdirent de vue la paix universelle de l'humanité, de la chrétienté ou de la société internationale des États, pour ne plus s'attacher qu'à la paix intérieure, qu'on appela à partir du xn e siècle la paix publique. Pour la perpétuation de l'esprit universaliste, ces changements méritaient d'autant plus d'être soulignés qu'ils exprimaient des tendances ,d'évolution (encore imperceptibles pour les contemporains) vers l'Etat territorial et la fin de l'unité de la culture chrétienne fondée sur le lien religieux. La véritable origine de la pensée moderne de la souveraineté ne fut pas l'opposition entre l'empereur et le pape, mais la revendication d'indépendance de la couronne de France par rapport à l'Église. Cette évolution vers la sécularisation suivit en Occident un cours analogue à celui des événements qui s'étaient produits à Byzance. Les deux communautés chrétiennes constituées sur le territoire de l'Empire romain, dont nous avons montré qu'elles avaient des conceptions divergentes de la religion et du pouvoir temporel, présentaient aussi de nombreuses analogies. Aussi bien à l'est qu'à l'ouest, les deux chefs de l'Eglise, le basileus et le pape, se considéraient comme les successeurs des empereurs romains en même temps que les représentants du Christ. De part et d'autre apparurent des struc-
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tures théocratiques. Pour exercer leur pouvoir elles poursuivirent, d'un côté comme de l'autre, le développement de bureaucraties et de hiérarchies qui assuraient le fonctionnement de ces grandes communautés selon les principes de l'administration et du droit romains. Enfin, en Orient comme en Occident, l'Église se sentait tenue à observer le commandement de la mission; elle s'étendit à l'étranger, établit des contacts et des communications vers l'extérieur et créa ainsi les cOI).ditions d'une vie cosmop,olite. L'Église d'Orient poussa jusqu'en Egypte et dans la lointaine Ethiopie ; dans ces deux pays subsistent encore aujourd'hui de grandes communautés ecclésiastiques coptes fermement attachées à leut tradition. Les progrès de l'islam anéantirent certes les acquis de la christianisation en Palestine, en Syrie, en Mésopotamie et en Perse. En Occident, l'Église chercha d'abord à faire du prosélytisme vers l'est, avec la conversion des populations slaves et la colonisation orientale, puis dans le monde entier, et c'est en Amérique latine qu'elle enregistra ses plus grands succès. En Orient comme en Occident, la langue et la culture, grecques à l'est, latines à l'ouest, furent les principaux facteurs d'unification sociale et culturelle entre les populations hétérogènes, au moins en ce qui concernait leurs classes dirigeantes. Il se forma donc à l'est comme à l'ouest de grandes zones d'intégration, où les hommes circulèrent et où les marchandises furent transportées librement et sans entraves. Les frontières des entités politiques ne constituaient pas des barrages, même en temps de guerre: les voyageurs pouvaient les franchir sans autre formalité. Il n'y avait pas de taxes Sut les échanges et sur les marchandises, même si les droits de péage pour emprunter les routes et les ponts se prélevaient couramment et compliquaient les affaires des commerçants. Rien ne s'opposait non plus à la diffusion des idées d'un pays ou d'une région à l'autre, même si les « hérésies» religieuses étaient combattues en Orient comme en Occident par l'épée et par le feu. Il se constitua ainsi, des deux côtés, de grandes zones plurinationales dans lesquelles se développa un cosmopolitisme conjoncturel sans idéologie cosmopolite. Des contacts se nouèrenr entre les représentants des différentes communautés ethniques et linguistiques. Les hommes furent donc amenés à regarder au-delà de leur cercle étroit. La coopération pardelà les frontières leur donna l'expérience du monde, leur fit parfois adopter un mode de vie cosmopolite. Néanmoins, en dépit des principes d'unité et de paix, les théories cosmopolites ne furent formulées ni dans la moitié orientale ni dans la moitié occidentale du monde chrétien. La pensée cosmopolite, POut autant qu'elle
existait, était liée aux circonstances, elle ne se présenrait pas comme une idée d'avenir. Enfin les deux communautés se développèrent à peu près à la même époque, même si ce fut pour des raisons différentes et selon des modalités différenres. L'effondrement de l'Empire byzantin résulta de l'affronrement avec les Turcs, qui depuis des siècles pourleur poussée vers l'ouest. A la place de Byzance s'instaura l'Etat plurinational ottoman qui, après d'énormes conquêtes territoriales au départ et de lourds revers par la suite, s'intégra quand même au système inrernational et ne s'effondra finalement qu'après la Première Guerre mondiale. La fin de l'universalisme occidental se fit très progressivement et presque sans rupture avec, à l'intérieur du domaine matériel et spirituel de la chrétienté, le développement de nouvelles forces qui pour se réaliser opérèrent de profondes transformations: la Réforme et la Contre-Réforme, la Renaissance et l'humanisme, et surtout le renforcement du pouvoir des princes qui, que ce fût à l'échelon national ou sur des territoires plus restreints, imposèrent leur souveraineté absolue. L'organisation suprême de la chrétienté perdit de sa force. Au sein des différentes sociétés qui se refermaient sur ellesmêmes, le besoin de mouvement et la curiosité, la mobilité et l'extension horizontale se firent sentir à partir du XIe siècle et ouvrirent la voie vers un avenir aux dimensions nouvelles, qui involontairement et presque accessoirement favorisèrent le réveil du cosmopolitisme.
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L'Europe des !Xe et xe siècles - après le brusque effondrement de l'Empire carolingien - ne présentait presque plus aucune ressemblance avec le monde de l'Empire romain. Dans les villes, qui pour une bonne part subsistaient, la culture urbaine s'était éteinte. L'artisanat spécialisé et le négoce, qui reliaient entre eux les pays et les régions, n'étaient plus des forces économiques déterminant les activités au sein des sociétés; en tout cas leur volume s'était considérablement réduit 1. Les guerres et les épidémies avaient entraîné une baisse de la démographie. Pour compenser les dégâts des- inondations, les effets des mauvaises récoltes et autres catastrophes naturelles, il n'y avait pas d'institutions capables d'orienter les habitants de toute une région vers une action coopérative et solidaire. La population avait subi un appauvrissement sensible, elle vivait à un stade de civilisation primitive et était contrainte, pour assurer sa subsistance, de s'appuyer sur les structures du groupe familial ou sur celles de la cour. Les objets d'art, les produits de luxe et les biens culturels se situaient au-delà de tout ce dont pouvait rêver l'homme du commun; seuls les monastères et les églises avaient quelques besoins en la matière, qui le plus souvent étaient satisfaits par les membres de leur propre communauté.
Les voyages et les communications, les échanges et les transports de marchandises étaient presque au point mort. Les fameuses voies romaines, qui existent encore aujourd'hui, ou dont on a pu reconstituer très exactement le tracé grâce à des vues aériennes ou à des images de satellite, véritables artères vivantes de l'Empire, qui reliaient le centre gouvernemental et administratif aux provinces et permettaient le déplacement des légions à marche forcée de frontière en frontière, ces grands axes avec leurs bornes (militaria), jalonnant très exactement les distances à partir du forum romain, leurs tours de guet et leurs sanctuaires dédiés à Mercure, dieu des Voyages, avaient périclité faute d'entretien. La poste romaine, le cursus publicus, qui existait depuis l'époque d'Auguste, avait peu à peu cessé de fonctionner régulièrement. Le fondement de l'existence était l'agriculture; la plus grande masse de la population vivait à la campagne, le plus souvent en habitat dispersé autour du château seigneurial. Les villages ne se formèrent que vers la fin du millénaire, les nouvelles fondations de villes et le nouvel essor de cités anciennes survinrent au XIe siècle. On subsistait essentiellement sur une économie naturelle d'échange, qui s'était instaurée à la place de l'économie monétaire et de l'organisation du crédit hautement élaborées à Rome. Du fait des attaques des Normands au nord, des Arabes au sud et des Hongrois à l'est d'une part, et d'autre part du pillage et du banditisme de grand chemin, qui étaient devenus des sources de revenus quasi normales de la petite noblesse, il régnait en outre dans les campagnes un climat d'insécurité totale: c'était le « droit» du plus fort. Les plus faibles, autrement dit ceux qui n'étaient pas en mesure de se défendre eux et leurs familles, parce qu'ils devaient gagner leur pain à la sueur de leur front, confiaient, en échange de tributs en nature et de prestations de services, le soin de leur sécurité aux plus puissants,. qui considéraient la chasse, les tournois et le métier de la guerre comme les seules activités dignes de leur rang. Ils firent entourer de rempartS les localités et construire pour les protéger des tours de garde, des forteresses et des citadelles. Ainsi s'instaurèrent des rapports de dépendance fixes qui assurèrent à long terme la stabilité sociale. La stratification sociale était considérée comme voulue par Dieu. Les hommes, qui vivaient sans connaître de besoins, ne songeaient pas au changement; une génération succédait à l'autre dans la voie qui lui était tracée. Presque personne ne savait lire ni écrire, dans aucune couche de la société. Seuls les monastères perpétuaient la tradition culturelle. L'horizon intellectuel des hommes de cette époque était très étriqué,
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CHAPITRE 9
La route, lieu de rencontre: mobilité et extension horizontale
Une atmosphère d'essor nouveau - Les pèlerinages Un tourisme religieux - Les croisades - Les voyages commerciaux Les marchés et les foires - Les voyageurs - La curiositas
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il ne couvrait que ce qui se passait dans leur environnement immédiat. Il ne pouvait pas y avoir de contacts en dehors du groupe le plus restreint, pas plus qu'il ne pouvait naître d'intérêts dépassant la nécessité pratique. L'étranger, l'inconnu n'exerçait aucun attrait, la curiosité qui se manifesterait plus tard n'était pas encore une motivation susceptible de faire bouger les gens. A peine savait-on que de l'autre côté de la montagne vivaient aussi des hommes. Les idées cosmopolites ne pouvaient pas se développer. Il n'en était pas besoin et il n'en était pas question.
Une atmosphère d'essor nouveau Les choses changèrent presque d'un coup à partir du milieu du siècle. Aux périodes de stabilité et d'uniformité firent suite le changement et l'agitation. Le génie de l'Europe, son charisme et son charme résident dans l'animation créatrice de ses peuples, qui ne supportent pas plus les longues périodes de calme qu'une trop longue hégémonie. Les Européens sont avides de savoir, assoiffés de nouveauté et de liberté. Ils commencèrent donc, au début du deuxième millénaire de notre ère, à sortir des structures sociales et des formes de pensée établies. La mobilité devint le signe des temps. D'une société qui semblait à tout jamais immuable naquit, suivant l'heureuse expression de Karl Bosl, une « société d'essor nouveau 2 ». Pour le propos qui nous occupe, cette atmosphère de renouveau européen importe en particulier dans la mesure où elle impliquait le détachement de la glèbe, le dépassemen't du « localisme » et l'assouplissement des frontières médiévales rigides. Au sein d'une société qui se vantait d'un ordre presque fixe, ou n'évoluant en tout cas que très lentement, le dynamisme et la mobilité devinrent des facteurs déterminants. Les hommes, brusquement en éveil, furent pris de l'envie de bouger. Trois facteurs surtout les incitaient à prendre la route. Et trois groupes furent poussés à quitter les limites étroites de leur terre natale pour se lancer vers l'inconnu. Premièrement, les pèlerins, poussés par l'ardeur religieuse, partaient pour les lieux saints en suivant le commandement de Dieu qui leur ordonnait de prêcher la foi en terre étrangère 3 • Le pèlerinage correspondait à un courant de l'époque, il devint une mode. Il faut noter au passage que des motivations moins pieuses intervenaient aussi - soif de profit, désir d'aventure, sans oublier la curiositas, le désir de savoir. Deuxièmement, colporteurs, marchands et négociants entrepreXIe
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naient, au péril de leur vie et en courant de gros risques économiques - qui n'avaient d'égaux que les bénéfices éventuels - , de grandes expéditions pour acheminer des marchandises d'un point à un autre. Enfin se déplaçaient, de ville en ville et de pays en pays, chanteurs et acteurs, écoliers ou étudiants qui ne voulaient plus se contenter du plaisir de la contemplation de Dieu que leur promettait si ardemment saint Augustin, et voulaient découvrir pour leur part les domaines et les beautés de ce monde; entraient dans cette catégorie tous ceux qui cherchaient leur véritable patrie non pas au ciel mais dans l'immensité du monde. Les routes étaient donc un triple lieu de rencontre pour les téméraires, curieux, avides d'expériences nouvelles, qui s'écartaient des habitudes ancestrales et recherchaient le contact avec l'étranger. Par l'intermédiaire des pèlerinages, du commerce et de ce vagabondage, on redécouvrit en ces siècles le voyage: c'est ainsi que s'établirent les nouveaux contacts fructueux avec un univers jusqu'alors inconnu, sans lesquels le raffinement des mœurs, le progrès, la culture et la coexistence cosmopolite sont inconcevables. Il y a toujours eu un certain degré de mobilité. Les déplacements du haut Moyen Age se limitaient toutefois à des minorités dont les représentants prenaient la route pour assurer leurs obligations professionnelles ou sous la contrainte des circonstances. C'étaient les empereurs et les grands de l'Empire avec leurs suites souvent nombreuses qui - pour maintenir au sein de l'Empire au moins une apparence d'ordre et de pouvoir effectif - se déplaçaient de château en château et de villa en villa en suivant les grandes routes des armées, ce qui nécessitait une programmation au sommet assez importante; les prélats et les moines qui se rendaient aux conciles ou dans les monastères étrangers; les agents financiers des puissances séculières ou ecclésiastiques; les collecteurs d'impôts; les réfugiés, exclus, bannis - à la suite de changements personnels ou politiques - poussés de-ci, de-là, au gré du destin.
Les pèlerinages Le phénomène inouï en ces temps d'essor nouveau est que certains voyageaient de leur propre chef et dans leur propre but. Le coup d'envoi fut donné par les pèlerins qui, à la suite d'une décision personnelle, se mettaient en route pour les sanctuaires religieux. Pour toutes les religions, c'est sur les lieux saints que la divinité est
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le plus encline à se manifester, elle-même ou par personnes interposées (théophanie, hagiophanie), et à donner des preuves particulières de sa grâce. Depuis les temps les plus anciens, surtout les jours de fêtes commémoratives et de fêtes régulières, les fidèles se rendaient sur les lieux sacrés pour prier devant les autels, interroger les oracles, allumer des cierges, faire des sacrifices, se recueillir dans les sanctuaires, adorer les reliques, suivre des processions. Le pèlerinage fut l'une des principales motivations de déplacement de l'humanité. Cela vaut pour toutes les grandes civilisations antiques de la Méditerranée et de l'Asie. Les lieux de pèlerinage indiens comptaient parmi les plus anciens, avec surtout la ville sacrée de Bénarès où rêvait de se rendre tout Indien pieux pour se plonger dans les eaux purificatrices du Gange. J-!érodote 4 rapporte que, non pas une mais plusieurs fois par an, les Egyptiens partaient dans leurs grosses embarcations sur le Nil pour aller assister aux grandes fêtes religieuses. Juifs, Grecs et Romains avaient leurs lieux de pèlerinage. Mahomet fit du pèlerinage une obligation: tout musulman doit être allé à La Mecque au moins une fois dans sa vie. Chez les chrétiens, le pèlerin considérait les risques et les peines qu'il endurait au cours du voyage, y compris la mort éventuelle, comme des mérites personnels qui pourraient lui valoir la faveur de la Vierge et des saints. Le pèlerinage - peregrinatio (on sacralisa un terme utilisé initialement par les Romains de la classe supérieure pour désigner leur déplacement de villa en villa pendant l'été) s'inscrivait en outre dans la ligne de l'idée chrétienne selon laquelle l'homme n'est qu'un hôte de passage sur cette terre, un voyageur en route vers la Jérusalem céleste. L'une des puissantes motivations des pèlerinages fut très tôt le désir des fidèles en premier lieu de suivre les traces du Seigneur, de Marie, des apôtres et des saints, et de se transporter ainsi dans leur vie, mais aussi d'avoir entre les mains des preuves tangibles de la Passion, et si possible de les rapporter dans leur pays, où parents et amis les attendaient pour participer ainsi indirectement au pèlerinage - plus d'une fois dans l'espoir d'une guérison miraculeuse. On cherchait des reliques, on en trouvait, on les négociait. Non seulement les pèlerinages assez proches sur le tombeau d'un martyr ou d'un saint local - qui faisaient suite bien souvent à la visite d'un sanctuaire païen situé sur le même lieu, et toujours dans la même intention: bénédiction des enfants, guérison, conjuration des cataclysmes, épidémies, sécheresses, mauvaises récoltes, ou pardon des péchés - , mais même les longs voyages pouvant durer des mois et des années jusqu'aux principaux sanctuaires chrétiens
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s'inscrivirent très tôt dans l'imagination et la pratique des chrétiens comme l'un des sommets de leur expérience en ce bas monde. Le plus grand pèlerinage du temps des origines date de 326, un an après que Constantin eut érigé le christianisme en religion officielle. L'impératrice mère Hélène avait alors fait à titre individuel un pèlerinage en Terre sainte et fit savoir immédiatement à Byzance qu'au terme de patientes recherches elle avait découvert la vraie croix sur laquelle était mort le Christ. La nouvelle suscita une émotion profonde à Constantinople comme dans toute la chrétienté 5• De nombreux fidèles partirent pour la « capitale du christianisme ». Dès la fin du IV" siècle, le voyage à Jérusalem était devenu une mode qui donna naissance, sur les lieux de cultes et sur ceux où se sont produits des miracles, à un tourisme organisé rassemblant des milliers de pèlerins.
Un tourisme religieux Les pèlerinages en Terre sainte furent organisés rationnellement, avec une division du travail systématique. Moines et prêtres se spécialisèrent dans les fonctions de guides (periegetes); ils initiaient les nouveaux arrivants au monde étranger où ils entraient, les logeaient, leur indiquaient l'emplacement des lieux saints. Suivant le modèle romain des hospitia ou deversoria construits le long des grands axes de communication du cursus publicus, ou encore des mansiones luxueusement aménagées, où pouvaient être logés et nourris des groupes officiels, il y avait aussi en Palestine des maisons indépendantes, en dehors des églises ou des monastères, qui servaient d'auberges ou de foyers pour pèlerins (pandocheia, xenodocheia). La ville changea de visage, note Aetheria, première femme pèlerin qui nous ait laissé un journal de voyage. « La consécration du Saint-Sépulcre », en l'an 335, se fit « dans des pompes mythiques: or, mosaïques, marbre précieux. L'empereur Constantin dépensa des sommes énormes pour l'ornementation des églises. On fondait constamment de nouvelles églises et de nouveaux monastères 6 », écrit Kyriakos Simopoulos, résumant ainsi, dans son œuvre très documentée, ce qui se passait en Palestine, vu de Constantinople. Les étrangers étaient accueillis sur les lieux saints suivant un rituel établi , - baiser de paix, lavement de pieds. A Jérusalem, ces «hôtels» ecclésiastiques pouvaient abriter plus de trois mille pèlerins: dans les hauts lieux de pèlerinage des siècles suivants, en particulier Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle, ce nombre augmenta encore con-
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sidérablement. On comprend ce goût du pèlerinage si l'on songe qu'il régnait autour des sanctuaires en question une atmosphère d'exaltation mystique et de croyance au miracle qui plongeait les contemporains dans le plus grand ravissement, parce qu'elle était toute différente de la morne existence qu'ils menaient chez eux. En Occident, le réseau des routes de pèlerinage et des auberges de pèlerins se qéveloppa et se ramifia avec l'extension de la foi chrétienne. Les Ecossais et les Anglais avaient leurs propres auberges sur leur itinéraire à travers le royaume des Francs. De célèbres hospices étaient entretenus au passage des cols des Alpes. Un foyer spécial, la schola francorum, fut fondé à Rome pour accueillir les pèlerins francs; de telles scholae peregrinorum existaient pour les Saxons, les Frisons et les Lombards. Les riches pèlerins, qui arrivaient avec de somptueux présents dans la ville des catacombes, consacraient souvent une bonne part de leut fortune à ces œuvres. Il ne faut toutefois pas ignorer l'interaction réciproque des motivations religieuses et politiques. « Dans l'universalisme religieux [l'élément politique] se manifestait à travers la mission universelle et la "guerre sainte". Non seulement l'expansion politique et l'expansion religieuse allaient généralement de pair, mais elles se renforçaient mutuellement. Très souvent l'apogée de l'extension du pouvoir politique coïncida avec l'action et la réussite de la mission 7. » Les pèlerinages s'institutionnalisèrent de plus en plus. Les pèlerins portaient un costume particulier, un chapeau à larges bords, un manteau gris, un bâton, un insigne et une besace, ils n'étaient évidemment pas armés. Ils se rassemblaient à dates fixes et partaient en groupes nombreux, marmonnant souvent des chants de pénitence, sous la direction d'un guide qui connaissait bien les conditions et les périls du voyage. Outre Rome et Jérusalem, on fréquentait d'autres lieux de pèlerinage plus ou moins célèbres et à la mode selon les époques: Kevlaar, Vierzehnheiligen, Echte,rnach, Padoue, Assise, Czenstochau, Saint-David, Saint Andrew en Ecosse. La plus fameuse route de pèlerinage d'Europe conduisait à travers la France et le nord de l'Espagne sur la tombe de saint Jacques de Compostelle, où les fidèles affluaient en grand nombre de tous les pays. Le clergé s'adapta à cette fréquentation internationale. Cela se faisait déjà dans l'Antiquité. Ainsi Hérodote rapporte-t-il que la prophétesse de l'oracle ptoïque qui était celui des Thébains s'exprimait dans la langue de Carie 8; certains prêtres «se contentaient pour leur part d'imiter les idiomes des barbares 9 ». De même à l'ère chrétienne les représentants du clergé qui connaissaient des langues étrangères permirent aux fidèles venus de l'étranger de se confesser
dans leur langue lorsqu'ils ne savaient pas ou pas suffisamment le latin. Actuellement encore, les églises catholiques que visitent les touristes offrent aux croyants des confessionnaux où ils peuvent parler leur langue. Les pèlerins circulaient en si grand nombre qu'il fallut composer spécialement à leur intention des guides comportant les indications géographiques et les conseils pratiques nécessaires, « remplissant à peu près la même fonction que l'actuel Guide Michelin 10 ». Le plus ancien « guide de pèlerinage» qui nous ait été conservé est l'œuvre d'un bourgeois de Bordeaux qui se rendit à Jérusalem en l'an 333. Il fallait dès cette époque, pour entreprendre un pèlerinage, des papiers délivrés par les autorités - là encore sur le modèle grec et romain. C'étaient des certificats et des lettres de protection destinés à assurer la sécurité des voyageurs et à faciliter leur admission en pays étranger. De même que nos passeports actuels, ils contenaient une description de l'identité de la personne et l'indication de l'objet de son voyage. On certifiait que les voyageurs partaient dans une intention sainte et sacrée, qu'ils n'étaient ni marchands ni courriers, et n'avaient donc pas à payer de péages. Avec les fidèles, une foule de profiteuts suivirent cette première vague de grands déplacements de l'Europe médiévale: trafiquants, aventuriers de tous ordres, faussaires, brigands, prostituées de toutes origines et de toutes classes, et qui du reste n'étaient pas mises à la disposition des voyageurs uniquement dans les auberges romaines, puisque déjà en Mésopotamie on y trouvait de la bière et des femmes 11. Les pèlerins les plus pieux en étaient offusqués, les plus faibles d'entre eux succombaient plaisir de la chair. La légende de la pécheresse repentie, Marie l'Egyptienne, est le récit d'une de ces existences aux premiers temps de l'ère chrétienne. Pendant dix-sept ans, cette belle femme avait « aux yeux de tous pratiqué la luxure, non pas pour de l'argent, Dieu m'est témoin. Je ne prenais rien en échange, même quand on me l'offrait. Je voulais seulement séduire le plus grand nombre d'hommes 12••• » On peut se faire une idée de l'ampleur que prirent finalement les pèlerinages lorsqu'on sait que Charlemagne conclut avec Haroun al-Rachid un accord qui faisait de l'empereur germanique le « protecteur du Saint-Sépulcre» et assurait la sécurité des pèlerins chrétiens. Le sultan accordait en même temps aux chrétiens l'autorisation de construire un monastère latin à Jérusalem; le calife abbasside escomptait s'assurer de cette façon l'appui de Charlemagne dans sa lutte contre la dynastie rivale des Ommeyades. Une autre interprétation veut que ce soit au contraire le roi des Francs qui se
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soit assuré l'appui du calife. Par le fait qu'il acceptait de se faire le protecteur du Saint-Sépulcre il devenait en quelque sorte le vassal âu sultan, et se trouvait associé à lui par un lien de fidélité; cela correspondait à la sensibilité de l'époque. C'est la raison pour laquelle plus d'un historien tend à penser que l'idée était issue « plutôt de la cour de Bagdad que de celle d'Aix-la-Chapelle 13 ». Mis à part la satisfaction d'aspirations religieuses, le pèlerinage était aussi l'occasion d'expériences marquantes en ce bas monde. Le voyage en lui-même, bien souvent unique déplacement important '; de toute une vie, revêtait en ces temps de sédentarité une valeur que l'on ne peut guère se représenter aujourd'hui. Les pèlerins vivaient une foule d'expériences extraordinaires, surtour lorsqu'ils se rendaient dans des pays exotiques où ils découvraient par exemple des espèces animales qu'ils ne connaissaient pas - comme les troupeaux de buffles sur les rives du Jourdain. Ils exploraient au cours de leurs longues et pénibles marches des régions inconnues, atteignaient à une journée de marche de Saint-Jacques-de-Compostelle la « fin de la terre », finis terrae, qui était la pointe extrême de l'Occident où le soleil se couchait, et qui symbolisait la mort. Ils étaient confrontés au phénomène de l'étranger et des étrangers. Les expériences relatées dans les itineraria de l'époque ont trait essentiellement aux apparitions, reliques, légendes et à tout ce qui se rapporte aux saints. Les pèlerins n'en prenaient pas moins conscience de la diversité de l'environnement naturel et social, et plus d'un revenait changé. En tour cas, dans le cercle des siens, celui qui avait fait un pèlerinage était seul à pouvoir parler du vaste monde, c'était l'homme d'expérience, l'homme cultivé. L'homme moderne habitué à lire des documents et des journaux ne peut guère se représenter l'effet de la parole vivante sur un esprit non prévenu et ignorant.
Les historiens, avec quelques variations selon leur orientation et les circonstances extérieures, ont toujours considéré ces grandes expéditions chrétiennes comme l'expression d'un essor de la foi qui ne pouvait être interprété que d'un point de vue eschatologique, comme une guerre sainte (illustrée par une image littéraire: « Dieu a organisé un tournoi entre l'enfer et le paradis »), comme un phénomène d'hystérie collective et de fanatisme religieux - c'est la vision de l'époque des Lumières - , ou comme « une deuxième
grande migration, le départ de populations et de nations indigentes en quête de terres plus riches, (...) une expansion de l'Europe vers l'Est, une forme de colonisation et d'impérialisme médiéval 14 ». Les croisades étaient appelées passagium generale - par opposition au passagium parvum, pèlerinage individuel. Non seulement les croisés recevaient du pape la promesse de la rémission de leurs espérer d'autres péchés (remissio peccatorum), mais on leur bienfaits qu'ils obtiendraient par la grâce de l'Eglise: affranchissement pour les serfs, annulation de l'excommunication et même remise de dettes. Les motivations qui animaient ceux qui partaient pour la croisade étaient diverses et multiples. Après tout, c'était le commandement du Christ: « Deus 10 volt. » La mission à l'origine purement religieuse des milites christiani, libérer le Saint-Sépulcre du pouvoir des infidèles, à laquelle appela en langue française le pape Urbain II en l'an 1095 à Clermont-Ferrand, deux ans après que l'empereur Alexis Comnène eur lancé un dramatique appel à l'aide pour Byzance menacée par les Turcs, subit une transformation au cours de ces entreprises qui furent les plus vastes de toute l'ère chrétienne, s'étendirent sur deux siècles et se prolongèrent même au-delà de leur échec et de la défaite. L'impulsion religieuse initiale fut détournée vers des objectifs politiques, sociaux ou individuels. L'ardeur de la foi, qui avait suscité un enthousiasme et déclenché un mouvement de masse sans pareil, fit place à des rivalité acerbes et souvent sans merci entre les différents contingents de ces armées, attisant en outre les ardeurs nationales: Français, Allemands, Anglais prétendaient tous à la prééminence et au commandement. Même si l'on ne peut ignorer ces phénomènes de dégradation, les croisades furent, par l'intention initiale et l'aspiration première, mais aussi dans les interprétations et les récits qu'en livrèrent a posteriori les participants et qui excitèrent les imaginations, des pèlerinages religieux, d'une dimension, d'une durée et d'une ardeur jamais atteintes ni auparavant ni par la suite. Elles furent aussi pour les participants l'occasion de deux expériences qu'ils ne recherchaient pas à l'origine, mais qui revêtirent une importance déterminante pour la suite de leur existence: la mobilité et l'élargissement de leur horizon. Aucune autre entreprise, depuis lors, n'a entraîné des Occidentaux en aussi grand nombre loin de leur terre natale, et en aucune autre occasion les voyageurs lointains n'ont découvert autant de sensations nouvelles qu'au cours de cette rencontre avec l'Orient. C'est un univers véritablement fabuleux qu'évoquaient les
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croisés, ou leurs enfants et petits-enfants, lorsqu'ils revenaient chez eux sains et saufs. Rumeurs et propagande contribuaient à faire apparaître les croisades comme une guerre sainte et nécessaire; il fallait aussi justifier aux yeux des croisés leurs propres crimes, eux qui pénétraient à Jérusalem en tuant et brûlant tout sur leur passage et, pour reprendre la formule de l'auteur anonyme de la Gesta jrancorum, se retrouvaient dans le temple de Salomon « du sang jusqu'aux chevilles 1s ». Les croisés ne s'en établirent pas moins en Syrie et en Palestine, ils y demeurèrent près de deux siècles et s'accoutumèrent à y vivre en dépit de combats incessants. Nombre d'entre eux apprirent la langue du pays, syrien, arabe, turc, selon les cas ; certains devinrent de semi-Orientaux, adoptèrent l'identité de « Galiléens », épousèrent des Syriennes, des Arméniennes, des musulmanes converties, commencèrent à ressentir l'Orient comme une seconde patrie. Il se développa une forme de « coexistence pacifique entre les différentes communautés religieuses 16 », comme cela se produit régulièrement dans des circonstances favorables et comme cela a encore été le cas au Maghreb jusqu'à une date récente. Au fur et à mesure que se prolongeaient les séjours, en particulier à partir de la troisième croisade, les nouveaux venus en terre étrangère se libérèrent de leur xénophobie, ils observèrent les Orientaux d'un regard plus neuf, firent l'expérience directe du contact avec eux, d'abord sur un plan militaire, de chevalier à chevalier, puis politique: ils se virent contraints de mener des pourparlers qui devaient aboutir à des accords et des traités 17. D'après les sources de l'époque, il y aurait même eu des tractations pour une alliance dynastique entre le frère du sultan Saladin et la sœur de Richard Cœur de Lion. « L'invincibilité de l'Islam, dont les combats de la deuxième croisade avaient apporté la preuve à tous, fit qu'on reconnut de plus en plus l'Orient comme une grande puissance bien établie qu'il fallait laisser vivre suivant ses propres lois. La rencontre avec l'Islam en tant que puissance spirituelle égale, dont la lutte était soutenue par une ardeur religieuse égale à celle des armées chrétiennes, permit d'accéder à un premier stade de tolérance humaine et religieuse. La personnalité du sultan Saladin, que les sources contemporaines présentaient comme une personne cultivée à l'esprit chevaleresque, contribua beaucoup à cette évolution. Comme les chrétiens, il menait une guerre sainte pour la défense des lieux de culte de sa foi à Jérusalem. Les hommes de l'époque louaient sa clémence et sa justice, ainsi que sa générosité envers les habitants de Jérusalem 18. »
Ceux qui voyagèrent en Orient perçurent la supériorité de la culture arabe d'abord à travers ses aspects matériels. Les infidèles avaient des bains publics et privés, nouveauté qui suscitait la plus grande admiration chez les frustes guerriers du Nord. Les charpentiers, tailleurs de pierre et artisans d'art qui suivaient les croisades s'émerveillaient devant les décorations architecturales en filigrane, les ornementations de bois sculpté et de pierre taillée, les émaux et les objets de verre teinté, surtout des maîtres artisans syriens. On retrouve à travers la description du Château Merveille de Parsifal les œuvres merveilleuses qui ornaient le palais des souverains abbassides à Bagdad. Le gothique français s'inspira de l'architecture arabe. Les croisés et les souverains des royaumes nouvellement fondés divulguèrent le secret jusqu'alors soigneusement gardé des lames de Damas et le transmirent aux manufactures de leur pays d'origine. Le sucre et d'autres mets raffinés furent exportés en Occident - ce qui entraîna un sensible affinement du goût. Les langues d'Europe occidentale conservent, dans leur patrimoine de mots d'emprunt, de nombreux termes datant de cette époque (amiral, arsenal, câble, chaloupe, magasin, mousseline, gilet, satin) qui témoignent de « l'ancienne supériorité maritime des Arabes 19 ». Les influences intellectuelles ne furent pas moins importantes, depuis l'humanisation des formes de combat jusqu'à la sublimation de l'érotisme. Ces transformations culturelles se reflétèrent - sous une forme évidemment stylisée - dans les descriptions de la poésie des trouvères et troubadours allemands et français et dans les récits épiques. Au païen à l'air féroce qui répandait la terreur se substitua le noble chevalier et homme de cour qui présentait déjà certains traitS du galantuomo de la Renaissance et s'entendait aux jeux subtils de l'amour courtois. Les croisades perdirent de plus en plus leur caractère de pures guerres de religion pour se transformer en guerres ordinaires. La haine aveugle des païens passa pour un signe de fanatisme provincial et rétrograde, indigne d'un noble chevalier ayant l'expérience du monde. En effet, chrétiens ou musulmans, les chevaliers obéissaient aux mêmes règles et respectaient les mêmes valeurs. « Les Allemands, les Français, les Anglais étaient chevaliers, mais les Sarrasins, dont on apprit bientôt à priser les vertus guerrières dans les armées chrétiennes, l'étaient aussi (...) La guerre était menée avec une dureté et une cruauté extrêmes, mais le combat devint souvent une sorte de sport, il revêtit comme la vie dans son ensemble un style chevaleresque et se rapprocha du tournoi 20. » Il arrivait même que les « païens» passent pour avoir la part la plus noble, comme on peut le voir dans le passage cité maintes fois
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sur le combat du prince païen Feirefiz avec Parsifal. Lorsque l'épée du chrétien se brise après le coup porté sur son adversaire musulman, celui-ci renonce généreusement à tuer son ennemi désarmé. Et le poète note avec une touche d'ironie: « Le païen, au cœur noble, dit alors courtoisement dans un français qu'il parlait avec l'accent païen: "Je vois bien, valeureux chevalier, que tu en serais réduit à poursuivre le combat sans épée; mais que je de gloire avec toi ? Ne bouge pas, et dis-moi qui tu es 1 ?" » On découvre à la fin que Feirefiz est un frère de Parsifal, preuve symbolique de l'identité entre chrétien et non-chrétien, puisque les deux hommes sont de même sang; les divergences confessionnelles ne sont qu'extérieures et trompeuses - comme on le constate un demi-millénaire plus tard dans Nathan le Sage de Lessing, où dans le même esprit de conciliation, mais exprimé cette fois explicitement, le sultan Saladin reconnaît en la personne du templier le fils de son frère. Ces nobles portraits de l'ennemi musulman étaient le plus souvent conçus dans une intention pédagogique; les adversaires devaient se considérer et se traiter comme des êtres humains, faire passer leur commune humanité avant l'appartenance de groupe. Personne n'a jamais prétendu que ce fût le reflet exact de la réalité. « Toute la vie aristocratique du Moyen Age tardif est la tentative de jouer un rêve 22 • » Sous l'influence de l'idéalisme critique rationnel et démystificateur, cette conception est actuellement rejetée par certains historiens des sociétés et de la littérature comme une illusion culturelle romantique. On veut bien admettre qu'il y ait eu fusion entre les deux cultures, ou en tout cas une forme d'interaction, dans les pays où les deux communautés coexistèrent longtemps, comme en Espagne et en Sicile, mais non en Orient, où l'intermède relativement bref des croisades n'aurait pas permis une telle interpénétration. Le médiéviste Jacques Le Goff, en particulier, défend la thèse selon laquelle les deux communautés, en dépit de périodes d'accoutumance mutuelle, auraient conservé leurs traditions, leur mentalité et leurs comportements. Presque aucune tradition étrangère n'aurait été adoptée. Les latins encore barbares n'avaient du reste pas grandchose à offrir aux musulmans 23. L'événement des croisades créa néanmoins de nouvelles dispositions humaines et un nouvel état d'esprit chez les contemporains. L'Occident s'ouvrit à la spiritualité et aux sciences du monde arabe, à la philosophie grecque transmise par les Arabes, enfin à la perspective de renouveau intellectuel et d'esprit d'entreprise: le temps des
grandes découvertes était proche. L'étranger fut moins lointain. Les voyages, même dans les pays éloignés, parurent tout à coup des initiatives normales. La transition avec les siècles des grandes expéditions maritimes outre-mer se fit progressivement, elle fut amorcée par les voyageurs qui se rendirent en Orient, et c'est alors que s'esquissèrent également les premiers signes de tolérance. Ce que le contact avec les musulmans avait enseigné aux croisés fut repris sous une autre forme par les humanistes de la Renaissance: l'idée que la voie familière n'était pas nécessairement meilleure que celle que suivait l'étranger. L' humanitas valait pour tous les hommes et tous les peuples. Des éléments du cosmopolitisme se renforçaient, imperceptiblement mais sûrement.
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Les voyages commerciaux Un deuxième groupe social fut pris du même désir de bouger et d'échapper aux structures figées du cadre de vie médiéval: celui des artisans et marchands. Jusqu'au milieu du xe siècle, tous les domaines terriens vivaient en autarcie même en ce qui concernait la construction (aussi bien pour les matériaux que pour la f!1aind'œuvre). Mais à partir de ce moment-là, les puissants de l'Eglise et du monde laïque prirent l'habitude de faire venir d'abord des pays voisins, mais bientôt aussi de plus loin, des maîtres artisans pour édifier leurs églises, leurs monastères, leurs châteaux et leurs palais. Il se forma une corporation autonome de bâtisseurs dont, à l'époque des cathédrales, les « loges» marquèrent le haut Moyen Age. Les artisans s'installaient pendant des années et des décennies sur les chantiers, ils entraient en contact avec les autochtones, se liaient avec des étrangers, épousaient des filles d'autres pays et provinces. Ils élargissaient leurs connaissances, découvraient des techniques et des outils nouveaux, de nouvelles expressions, des langues et des dialectes étrangers. Le ton des rapports devint plus policé, les appréciations et les jugements plus ouverts, c'était un début d'ouverture au monde. Les débuts du commerce et de la classe commerçante furent modestes. Certes, même au temps où le négoce n'était pas organisé, on pratiquait aussi des activités marchandes. Il fallait bien, en particulier, assurer l'approvisionnement des grandes cours; des fourriers s'acquittaient de cette tâche, acheminant contre dédommagement ce dont il était besoin, mais ils faisaient plutôt office d'agents de la cour que de commerçants indépendants. Il y avait aussi des mar-
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chands qui achetaient et vendaient des marchandises au coup par coup. Avec la poursuite du développement, de nouveaux besoins se manifestèrent toutefois sur les anciennes routes de commerce. Parmi tous ceux qui faisaient la route, apatrides, vagabonds, sansabri, les plus entreprenants profitèrent de ce mode de vie itinérant pour échanger ou vendre tantôt un ballot d'étoffe, tantôt une quenouille confectionnée de leur main ou une arme volée. Il se développa et s'établit une sorte de colportage lointain. Cette évolution fut lente, hésitante. Car les communications étaient encore assez difficiles aux XIe et XIIe siècles - et pas seulement par comparaison avec l'époque du cursus publicus. Les routes étaient en mauvais état, les ponts tombaient en ruine, l'insécurité était générale: bandits et voleurs de grand chemin menaçaient les voyageurs, surtout lorsqu'ils transportaient des marchandises. Les commerçants durent en tenir compte. Ils s'efforcèrent de conjurer les risques de deux façons. D'abord en organisant leurs entreprises en coopératives, en achetant et vendant en compte commun leurs marchandises - cuivre, textiles, fourrures, objets d'orfèvrerie, vin, et plus tard les épices et les soieries d'Extrême-Orient, si recherchées. Ensuite, en faisant garder leurs convois - caravanes de bêtes de somme chargées de sacs, de caisses et de ballots, et qui souvent cheminaient pendant des mois - par des mercenaires lourdement armés.
L'offre créant la demande, le besoin encouragea la poursuite du développement du commerce. Plus on transportait de marchandises, plus on veillait à l'entretien et à la sécurité des routes. Les marchands s'en chargèrent eux-mêmes en ouvrant des passages à travers des régions impraticables, en trouvant des raccourcis, des auberges sûres et des étapes bien situées. Princes et seigneurs s'aperçurent vite que le commerce pouvait être pour eux une intéressante source de revenus. Ils prélevèrent, pour la construction et l'entretien des routes et des ponts et pour la protection des voyageurs, des taxes que les marchands n'hésitaient pas à acquitter, espérant ainsi réduire leurs risques. Les commerçants, qui se voyaient contraints initialement de convoyer au loin leur marchandise l'épée à la main, purent, à partir du moment où la sécurité fut mieux assurée, rester chez eux, dans leur « bureau» et se cantonner à l'organisation et à la mise en place des dispositions financières. Ils confièrent désormais
l'acheminement de leurs marchandises à une corporation spécialisée de transporteurs. Leur réseau s'étendit. Ils fondèrent des filiales. Aux foires locales traditionnelles, hebdomadaires, mensuelles ou annuelles, s'ajoutèrent à partir du XIIIe siècle des foires internationales (à Bruges, Anvers, Lyon, Genève, Francfort-sur-le-Main, Francfort-sur-l'Oder, Leipzig). Pirenne les compare aux expositions universelles bien ultérieures, « car personne ni rien n'en était exclu. Tous les hommes, de quelque nationalité qu'ils fussent, et les marchandises de toutes sortes y étaient bien accueillis 24 ». Les marchés et les foires avaient leur propre loi. Les seigneurs de l'endroit garantissaient la paix et accordaient des libertés et des privilèges qui augmentaient l'attrait et le rayonnement de ces lieux de rencontre. Pour la durée de l'organisation de la foire et à l'intérieur d'une zone bien délimitée, participants et visiteurs bénéficiaient d'une juridiction particulière, qui les mettait à l'abri des peines encourues pour des crimes commis ailleurs. Les lois canoniques contre l'usure étaient abolies, les intérêts autorisés - jusqu'à une certaine limite. Comme les pèlerinages, les foires étaient des lieux de contact. Des hommes d'origines, de nationalités et de classes différentes se rencontraient, découvraient mutuellement leurs coutumes, saisissaient l'occasion de cet échange. Au sein de la société de cour, surtout bien évidemment sur les territoires frontaliers, la connaissance des langues étrangères fut considérée dès le XIe siècle comme une nécessité pour la vie de cour et même pour « la coexistence pacifique entre les peuples 25 ». Beaucoup de princes se vantaient de leur plurilinguisme. Du roi Henri II d'Angleterre il nous est dit qu'il « possédait la connaissance de toutes les langues qui existent entre la mer du Nord et le Jourdain 26 ». Pendant les jours de foire, les étrangers arrachés à leurs activités commerciales habituelles s'adonnaient au plaisir: le phénomène va de soi et n'est pas propre au Moyen Age. L'éloignement du cadre protecteur de la patrie créait une atmosphère favorable au divertissement, à la détente, aux tentations coupables et bien souvent aux plus grands débordements. Il y avait entre autres les fêtes populaires avec les beuveries, les bagarres et autres excès, en opposition radicale avec l'idéal chevaleresque de la « mesure» et de la belle harmonie. Les hommes de cette époque s'adonnaient à la passion du jeu dans des proportions que l'on ne peut plus imaginer au xxe siècle; plus d'un jouait aux dés toute sa fortune et même sa femme. C'est tout à fait compréhensible en un temps où il n'y avait pas de distractions dans la vie quotidienne et où l'ennui latent était ressenti comme
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Les marchés et les foires
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une véritable plaie. On essayait aussi de s'en libérer par ce moyen grossier et populaire. La principale transformation qu'opéra le commerce, et celle qui eut le plus de conséquences, ce fut la liberté de circulation qu'acquirent les marchands, et qui était une condition spécifique de leur travail. Qui vivait un an et un jour à l'intérieut des murs d'une ville en devenait automatiquement citoyen libre. L'air de la ville rend libre, disait-on. S'adaptar.t aux pays étrangers et à leurs habitants, les marchands abandonnèrent leurs coutumes rurales. Il se forma ainsi des arisrocraties, des patriciats, qui se définirent par l'opposition entre ville et campagne, et poussèrent plus tard leur sentiment de supériorité jusqu'à opposer la grande ville à la province. Tous ceux, y compris les seigneurs féodaux, qui vivaient loin de tout, à la campagne, étaient considérés par les entreprenants citadins - chez qui confluaient la richesse et la culture, les divertissements et la vie à la mode - comme de véritables sauvages. Les étrangers et les relations cosmopolites, que fréquentaient surtout les négociants des métropoles marchandes et des ports, revêtirent un grand prestige. La notion de cosmopolitisme au plein sens du terme ne peut pas encore être employée à cette époque. Mais avec leur mobilité et leurs rencontres internationales, les marchands étaient sur la voie d'un mode de vie cosmopolite.
par la poésie de la route qui mène à l'inconnu et peut-être à l'aventure. La patrie, la demeure et la communauté familiale leur paraissent trop étriquées, la vie dans ces cadres trop monotone. Parmi ces voyageurs sans domicile fixe, ce qui était une tare pour les conceptions de l'époque - non habentes certum domicilium et souvent considérés comme sans foi ni loi parce que sans feu ni lieu, il y avait des représentants des couches supérieures de la société comme du bas de l'échelle. Une minorité intellectuelle émancipée d'ecclésiastiques ayant reçu l'ordination et des moines défroqués, des étudiants « en rupture de ban », des laïcs qui prenaient la route en se prenant pour des missi, messagers, à la recherche d'une cure ou qui, lassés d'une vie sainte et ascétique, quittaient leur communauté pour se joindre aux vagabonds de tous ordres: acteurs et jongleurs 28, ménestrels de rang social et de niveau artistique divers, archipoetae et mimi qui, pratiquant un art jugé en lui-même coupable mais finalement toléré parce que pédagogique, se produisaient jusque dans les monastères, ainsi que troubadours, trouvères, minnesdnger, goliards (de gueule, gueulard), compositeurs qui interprétaient leur ambitieuse poésie dans les châteaux et y étaient bien accueillis, surtout par les dames. De même les hérauts donnaient à leurs annonces un tour littéraire au cours des tournois de chevalerie et nourrissaient une ambition artistique correspondante 29. Il y avait aussi les bouffons et les clowns, dompteurs, montreurs d'ours, funambules, acrobates, forains et acteurs qui présentaient leurs spectacles populaires sur les champs de foire; à cela venait s'ajouter le groupe le plus misérable de tous ceux qui faisaient la route, le peuple des mendiants, aveugles, infirmes, vagabonds déracinés, prostituées, voleurs professionnels 30. Tous s'étaient ou avaient été exclus de l'ordre social, ils n'étaient soumis à aucun rapport de subordination ni de dépendance établi, ne bénéficiaient donc de la protection d'aucun pouvoir. Leur condition était Etend: le mot allemand qui désigne la misère signifie à l'origine « sans pays ».
Les voyageurs Le dernier groupe qui fit bouger la société chrétienne fut celui des voyageurs au sens le plus large du terme, ceux qui recherchaient la mobilité en tant que telle. Les pèlerins se rendaient sur les lieux saints pour se conformer à la volonté de Dieu. Les marchands quittaient leur patrie pour acheter des marchandises sur des terres lointaines et les vendre avec un certain profit. Les voyageurs au contraire prenaient la route uniquement pour quitter leur lieu de résidence. Leur démarche n'était pas très différente de celle des jeunes de ce siècle qui, avant comme après la Première Guerre mondiale et dans les années soixante et soixante-dix, partirent on the road27 • Ils étaient poussés les uns et les autres par la curiositas, le besoin humain et intellectuel de nouveauté et de changement, préférant la voie royale du voyage à la sécurité du jardin potager et de l'atelier. Les uns comme les autres fuyaient la civilisation ; voyageurs médiévaux et routards modernes cherchent la distance pour la distance, pour le changement qu'apporte le nomadisme. Ils sont attirés
Une élite de marginaux développa, pour se protéger psychologiquement, une forme perverse d'orgueil de caste. Ce facteur, conjugué à la mobilité sociale et à la curiositas, produisit un syndrome évolutif qui contribua puissamment à ébranler la société chrétienne. Ceux qui prenaient la route étaient très différents par leur origine,
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La curiositas
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leur éthique et la conception de leur propre existence. Voyageurs, vagabonds et marchands avaient un autre point commun que la mobilité: ils rejetaient délibérément le sens de l'au-delà, la quête du salut et l'ascèse qui marquaient l'esprit de leur temps, et ils se tournaient résolument vers le monde d'une façon toute païenne. Les voyageurs ptoclamaient à la face du monde que la vie terrestre valait aussi la peine d'être vécue en tant que telle, sans se vouer perpétuellement aux délices célestes, et que les plaisirs du vin et de l'amour contrebalançaient largement les joies de l'au-delà. Cet abandon de la pensée chrétienne et de la morale traditionnelle se faisait dans un mouvement de révolte anarchique contre les injustices de la société en place :
contre la duplicité morale des puissants de ce monde (( Je vis dans la Babylone de l'Occident », écrivait Pétrarque à propos d'Avignon sous le règne des papes, « cette ville répugnante »), contre le pur conformisme religieux qui ruinait la spontanéité, la chaleur et l'émotion, et que stigmatisaient aussi les sectateurs. Ces groupes d'anticonformistes non adaptés en tiraient évidemment des conséquences opposées: davantage de piété chez les sectateurs, davantage de matérialisme chez les voyageurs. Mais les uns et les autres se fondaient sur une critique réformatrice, prenant parfois même des accents de lutte des classes contre l'establishment, spirituel et temporel. Les satires sociales vilipendèrent pendant des siècles les mêmes anomalies et les mêmes injustices. Les thèmes les plus riants des voyageurs étaient le plaisir, la joie de vivre, 1'« éloge du monde»; cette notion camouflait aussi le libertinage et la plus fruste jouissance: le vin, les femmes et les dés. A en juger par les textes rédigés en latin et dans les différentes langues nationales, la déesse Vénus présidait à la vie sur la route, dans les auberges et les tavernes, suivant la formule « in taberna mori» de l'archipoeta, persuadé que l'on pouvait de la sorte aussi trouver grâce aux yeux du Juge de ce monde. Le lyrisme témoignant de la sensibilité la plus délicate et l'obscène poésie de bordel se complétaient. Ils avaient en commun la maxime: « Vivons comme des dieux» (imitemur superos), telle qu'elle s'exprimait à travers les chansons de route inspirées d'Horace et d'Ovide. Les dieux de l'Olympe redécouverts étaient aux antipodes du Dieu unique du christianisme qui se détournait du monde, et ce contraste avait un
aspect provocateur. La nouvelle orientation vers le monde s'exprima aussi, dans les poésies des itinérants, par un sens de la nature inspiré du canon de la beauté classique, quelque peu tombé en désuérude avec le christianisme, tourné vers l'au-delà. On peut dire que les gens de la route avaient adopté le mode de vie épicurien et le goût de la nature, qui avaient été l'apanage culturel des classes supérieures et qu'elles avaient délaissés, en particulier le sensualisme érotique. Les nobles se livraient à la pratique paradoxale du « service d'amour courtois» qu'ils rendaient publiquement aux femmes mariées - en bonne part à la demande de l'époux et pour rehausser son prestige - , les dames ne devant naturellement pas se laisser surprendre par leurs maris dans les secrètes activités galantes dont elles rétribuaient les exploits chevaleresques de leurs amants. « Dans ce code il n'y avait pas la moindre cohérence », conclut l'historienne américaine Barbara Tuchmann, portant là un jugement un peu trop général 32 • Joachim Bumke écrit de façon plus nuancée: « On peut interpréter l'amour courtois comme le contraire de ce qui se passait en réalité. Tout y était différent : au lieu de la violence et de l'absence de scrupules s'imposait un comportement distingué, conforme aux règles de l'étiquette de la cour; au lieu d'une sexualité visant exclusivement la satisfaction du besoin physique, une culture érotique dans laquelle le talent musical, l'éloquence et la formation littéraire occupaient une place de choix; au lieu de l'infériorité et de l'exploitation de la femme, un nouveau rôle dans lequel la dame était maîtresse du jeu tandis que le seigneut devenait serviteur. La conception d'une société nouvelle, meilleure, avec l'amour comme valeur centrale, était par définition une idée poétique, qui a été exprimée essentiellement par les poètes et en majeure partie aussi inventée par leurs soins 33. » L'éloge du monde, les préoccupations séculières et temporelles - sublimées dans la spiritualité - furent aussi exprimés par les élèves et étudiants qui, à partir du XIIe siècle, allèrent d'une université à l'autre et de maître en maître; un grand nombre d'entre eux s'employaient de temps en temps, pour gagner leur vie, comme scribes, messagers et précepteuts de jeunes nobles. Ils partageaient les plaisirs tout à fait terre à terre des autres voyageurs, mais étaient aussi motivés par la curiosité intellectuelle et le désir de parvenir à une explication rationnelle du monde. Les réponses dogmatiques des théologiens ne suffisaient plus à cette jeunesse; le précepte chrétien traditionnel: « Crois, et ne cherche pas! » était remis en question de toutes parts. Sur les interminables routes où circulaient les grands de ce monde avec leur suite, les marchands avec leurs cargai-
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Prendre, rafler et piller, Voilà la triple foi du pape 31
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sons, les forains avec leurs animaux et leurs roulottes, les pèlerins avec la croix, les étudiants itinérants commencèrent à donner le ton. Ils acquirent face à la noblesse et au clergé une nouvelle assurance, fondée non plus sur la propriété du sol ou la proximité de Dieu, mais sur la culture et la civilisation de ce monde. Tout leur prestige social résidait non plus dans leurs possessions et leurs titres, mais dans leurs capacités et leur savoir. Cette évolution bourgeoise vers une aristocratie fondée sur le mérite contribua aussi à l'ébranlement de la société chrétienne traditionnelle et à l'avènement des temps modernes, dont l'univers intellectuel comporterait la volonté d'émancipation et l'aspiration à l'ouverture cosmopolite. Au seuil de ce changement s'inscrit la curiositas 3 , que nous avons déjà rencontrée,à maintes reprises, la soif d'en savoir plus que ce qu'enseignait l'Eglise: c'était ce désir intellectuel qui poussait les jeunes voyageurs à partir sur les routes d'Europe. Dans les monastères et autres grandes écoles du continent, on se posait les mêmes questions, surtout sur le rapport et l'ordre de priorité entre la foi et le savoir; on discutait, on philosophait, on théorisait pour savoir si la raison était ancilla theologiae - servante de la théologie - , si elle servait à expliquer et à interpréter la foi, ou si inversement la foi se trouvait ravalée à une fonction subalterne selon la formule d'Anselme de Canterbury: « Credo ut itelligam» -l'appréhension des corrélations par la pensée et par le savoir devenant la finalité, la foi le moyen de nos efforts de connaissance. Le règne incontesté de l'ordre chrétien avait dépassé son apogée. Certes, toutes les interrogations étaient toujours formulées au nom de la juste foi, toutes les idées nouvelles conçues comme un retour aux valeurs traditionnelIes ; mais l'agitation inteIIectuelIe qui se faisait sentir de toutes part, le mécontentement face à l'ordre établi, le désir de réformes, étaient les signes de l'avènement de quelque chose de nouveau. La principale fonction des étudiants itinérants qui sillonnaient les routes d'Europe, y rencontraient leurs pareils originaires d'autres régions et d'autres catégories sociales, et communiquaient avec eux, était, du point de vue de notre étude du cosmopolitisme, de transporter informations et idées par-delà les frontières, en des territoires placés sous une souveraineté étrangère. De nouveaux centres de la vie intellectuelle se formèrent, non plus à Jérusalem et à Rome, hauts lieux du christianisme, mais à Paris, Bologne et Padoue, où furent fondées les premières universités nouvelles - deux générations après la réforme universitaire de Michel Psellos à Constantinople 35 • Paris surtout, qui dès le XIIe siècle, avant même la fondation effective de l'université (reconnue seulement en 1211 par le pape
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Innocent III en tant que corporation légale), avait acquis un considérable rayonnement par l'intermédiaire de Bérenger, Anselme de Canterbury, Roscelin et Jean de Salisbury, devint une métropole de la science. L'attribution des chaires à des enseignants de toutes nationalités entraîna le développement d'une vie intellectuelle cosmopolite. De toutes les régions d'Europe, les étudiants affluaient vers les professeurs de philosophie et de théologie, qui étaient plus de cinq cents sur les bords de la Seine. Les hommes de cette époque, non seulement les jeunes, mais même les générations plus anciennes, étaient animés d'un esprit nouveau.
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CHAPITRE 10
La renaissance du cosmopolitisme
Déclaration de guerre aux grands de ce monde - Machiavel Bodin, Hobbes: l'État souverain - La complainte de la paix: la propagande pacifiste d'Érasme - La guerre par bêtise
Le contenu de la pensée cosmopolite ne se modifia pas dans la suite de son histoire. Les humanistes qui - d'abord en Italie puis dans toute l'Europe - ranimèrent les aspirations à la citoyenneté du monde reprirent au contraire des modèles de l'Antiquité. Leur principal champ d'activité était la studia humanitatis, les bonnae litterae, qui dans l'esprit de la nouvelle génération d'hommes cultivés semblaient le seul moyen de connaître les valeurs idéales redécouvertes et de les servir. Les Grecs et les Romains avaient défini les normes d'une existence digne tant pour l'individu que pour l'État et la société, et ils avaient énoncé les règles canoniques de l'art, de la science et de la philosophie. Leurs notions clés avaient nom l'individu et la raison; elles étaient en opposition avec les concepts directeurs du Moyen Age: communauté (du salut) et grâce (divine). Les humanistes reprirent souvent à la lettre les conceptions du cosmopolitisme de l'Antiquité, en particulier chez les stoïciens. Dante Alighieri, chassé de sa ville natale de Florence en 1302 à la suite de luttes entre les différentes factions locales, rejeta une offre d'y revenir « dans des conditions indignes» en faisant le commentaire suivant: « Ne puis-je pas voir la lumière du soleil et des astres de partout 1 ? » Cosmopolite avant l'heure, il surmonta la nostalgie de sa patrie par l'acceptation intérieure de l'exil. Comme Diogène
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LE VASTE MONDE
LA RENAISSANCE DU COSMOPOLITISME
de Sinope, il déclare encore ailleurs: « Ma patrie est le mondeZ. » Aristippe employait une image assez éloquente, disant que le chemin de l'Hadès était à même distance de tous les points du monde3, et il déclarait très explicitement: « Je ne m'enferme pas dans une politeia, au contraire, je suis partout étranger 4 • » Thomas Morus, humaniste canonisé, donna une version positive de la même formule en déclarant que le chemin du Ciel était à même distance de tous le points de la terre 5. Cicéron énonce une règle de sagesse pragmatique triviale - « patria est ubieumque est bene 6 » - qui fut réinterprétée par un humaniste en fonction d'une catégorie d'activité précise: « To,ut lieu où s'établit un homme instruit est une bonne patrie 7. » Erasme refuse la citoyenneté de Zurich que lui offre en 1552 Zwingli en déclarant: « Me velle esse civis totius mundi, non oppidi B » ; il veut être citoyen du monde entier et non pas d'une seule ville. Ce qui avait changé par rapport à l'Antiquité classique, c'étaient les circonstances extérieures, le cadre historique, le contexte social dans son ensemble. Le cosmopolitisme antique avait été le simple produit de l'extension du monde hellénistique, où la pluralité de langues, de nationalités, de cultes et de philosophies impliquait une forme de tolérance humaine et intellectuelle en accord avec la diversité de l'ensemble, où l'acceptation de l'étranger, et même de l'originalité, était de bon ton. L'équilibre entre les intérêts contradictoires, ce que la koiné appelait l' harmonia, s'était établi par la relativisation des oppositions, leur transposition sur un plan esthétique et leur sublimation humaine en la personne du sage toujours à la recherche de la paix de l'âme. Le cosmopolitisme moderne était au contraire une vision théorique qui contrastait et contrebalançait en quelque sorte la réalité de l'Italie de cette époque; on opposait la liberté du vaste monde aux étroites frontières du monde réel. La nouvelle catégorie d'intellectuels cosmopolites (composée de des universités et des écoles supérieures indépendantes de l'Eglise, précepteurs des cours princières ou de riches bourgeois, fonctionnaires au service des souverains, chanceliers, secrétaires, rédacteurs de discours et de correspondances, conseillers) qui défendaient leur propre point de vue s'opposait délibérément sur le sujet qui nous occupe aux nouveaux détenteurs du pouvoir, petits tyrans, despotes et usurpateurs poursuivant des rivalités et des intrigues perpétuelles, se livrant constamment à des actes de violence et guerroyant sans cesse. Les hommes nouveaux traçaient à partir de leur étude passionnée de l'Antiquité, sans aucun esprit critique, le tableau d'un monde qui
n'existait pas mais devrait exister à l'avenir - un univers de liberté, de mobilité, de tolérance et de paix, où les oppositions religieuses, dynastiques et autres n'interviendraient plus. Le cosmopolitisme devenait un appel et une mission, l'essor de l'individu vers un monde nouveau. Les cosmopolites de l'Antiquité Vivaient dans de vastes empires multinationaux et polyglottes, les humanistes de la Renaissance dans de minuscules principautés ou cités-États rivales qui se livraient une guerre cruelle, se combattant aussi bien par la ruse que par la violence. On serait quasiment tenté de qualifier déjà de cosmopolite l'attitude du citoyen qui, chassé de Florence, aurait trouvé asile et protection aUfrès d'un souverain ami de Rimini: se sentant apatride et émigré, i développait les mécanismes d'adaptation cosmopolites correspondants et se considérait comme un homme qui, n'ayant plus besoin de la sécurité de son lieu d'origine, était partout chez lui. Enfin le cosmopolitisme antique avait trouvé son plein épanouissement aux dernières lueurs d'une culture certes prestigieuse et intéressante mais qui était en train de s'éteindre; tandis que le cosmopolitisme de la Renaissance se développa au contraire à l'aube claire d'une époque d'essor nouveau, tournée vers l'avenir, débordante d'activité et de curiosité, qui se permettait toutes les audaces. La différence d'atmosphère n'aurait guère pu être plus grande. Aussi les humanistes de la Renaissance voulurent-ils, contrairement à leurs prédécesseurs de l'Antiquité, quiétistes avant la lettre, exercer une action novatrice. Ils ne rejetèrent pas la maxime stoïcienne du lathe biosas, retrait des affaires du monde, mais ils n'appliquèrent pas pour autant cet impératif. Certes les érudits de la Renaissance aspiraient à la sérénité tout autant que les sages de l'époque hellénistique. L'œuvre créatrice du penseur comme celle de l'artiste s'exécute mieux dans le calme de la vita solitaria que dans l'agitation du monde. Cette existence oisive - « proeul negotiis 9 », en dehors des affaires - était accordée aux privilégiés qui avaient la chance de vivre à la campagne, dans la villa de quelque riche ami, où ils pouvaient mener une vie de plaisir, jouissant d'un domaine intermédiaire, ésotérique et exclusif. Enfin, l'objectif ultime des humanistes était, d'après un grand nombre d'historiens, l'épanouissement de la personnalité pour parvenir à la perfection de l'individu humain sur le modèle gréco-romain. D'où le reproche de fuite dans la retraite silencieuse d'une existence purement privée qui impliquait le renoncement à toute activité politique. Cette argumentation n'est pas convaincante. En fait, si les huma-
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nistes fuyaient la vita activa, c'était pour se consacrer plus intensivement à des études qui débouchaient sur l'engagement pour un certain nombre d'objectifs politiques: premièrement, la liberté de l'individu, revendication éminemment politique puisqu'elle ne pouvait être satisfaite que par la restriction du pouvoir des plus grands; deuxièmement, et découlant immédiatement du point précédent, la paix, cause radicalement en contradiction avec l'occupation préférée des grands de ce monde qui passaient le plus clair de leur temps à faire la guerre pour étendre leur pouvoir, conquérir de nouveaux territoires et conserver toute leur gloire. Le cosmopolitisme des humanistes n'était donc pas «la pensée de ceux qui n'étaient pas personnellement engagés politiquement ou qui étaient apolitiques, et ne se laissaient trouoler par rien de ce qui inquiétait les patriotes \0 », mais un parti pris ouvert contre les puissants et, si l'on veut, une déclaration de guerre à la guerre.
Ce phénomène marque à bien des égards le début de l'époque moderne: premièrement, parce que des intellectuels indépendants entreprirent la lutte contre les puissants; deuxièmement, parce qu'on s'efforça délibérément de rallier à cette cause une opinion publique, dont les débordement erratiques et irrationnels basculèrent parfois dans l'utopie; et troisièmement, parce que l'individu essaya désormais de se libérer des contraintes existantes par sa propre force, c'est-à-dire avec l'aide de son seul entendement, pour organiser sa vie en fonction de ses propres conceptions personnelles du bonheur - dans la paix et la liberté, sans l'entrave de frontières, dans l'immensité universaliste. Ainsi s'amorça une évolution qui se prolongea pendant des siècles et qui n'instaura certes pas miraculeusement le règne de la paix sur la terre, mais qui opéra quand même de profondes transformations de la vie politique et dont on peut encore affirmer qu'elle fut à l'origine hisrorique d'événements comme la fondation de la Société des Nations ou ges Nations Unies. Lorsque des hisroriens « réalistes» présentent Erasme 11 comme un pur moraliste et qu'on ramène ses principes pacifistes et ses efforts en faveur de la paix à une noble mais naïve foi dans la raison et la perfectibilité de l'homme, on
méconnaît le projet initial du grand philosophe hollandais, qui était précisément de mettre à profit la liberté de l'esprit débarrassé de ses chaînes médiévales pour servir la tolérance et la paix. La maxime apparemment naïve « l'esprit humain peut ce qu'il veut» était en vérité un appel volontariste à se comporter en conséquence. On peut en dire autant des professions de foi cosmopolites que même un homme aussi soucieux de la postérité de son illustre compatriote et qui fit tant pour la servir que Johann Huizinga qualifie négligemment d'apolitiques: « Dans le classique "pasa ge patris" (toute parcelle de cette terre m'est une patrie) l'accent était mis sur l'état de bonheur que l'ho,mme sage et bon pouvait trouver partout. C'est du reste ainsi qu'Erasme l'entendait pour son propre compte. Il n'y a Eas le moindre contenu véritablement politique dans la formule 2. » Ce jugement est erroné. On ne saurait surestimer l'influence universelle que ces conceptions « » ont exercée cours des siècles suivants sur la formation de l'Etat social et de l'Etat de droit démocratique et répuplicain. Friedrich Meinecke a dit un jour que l'effet des écrits d'Erasme avait été plus grand que toutes les actions politiques et militaires de Frédéric II de Prusse que Meinecke était pourtant loin de sous-estimer. Les objectifs fixés n'ont jamais été pleinement atteints et ne, permettent donc pas d'en juger, mais les impulsions qu'a données Erasme ont produit des transformations sociales considérables dont les répercussions se sont poursuivies jusqu'à nos jours. Le cosmopolitisme, conçu pendant tous les siècles du Moyen Age comme un désir d'unité sous l'autorité d'un même chef spirituel ou temporel - ut omnes unum sint-, déplaça à la Renaissance son objectif vers la paix terrestre. Des cohortes entières d'humanistes témoignèrent, par leurs œuvres pacifistes et leurs écrits contre la guerre, de leur participation active à la chose publique. Le sens de leur vie n'était pas celui d'une retraite hors du monde, mais d'une tentative d'exercer une action sur lui. Du coup, ces « aventuriers de l'esprit» se jetèrent dans le tumulte du monde - de même que les marchands, navigateurs, explorateurs, mécènes, etc. - , saisirent la nouveauté où qu'elle se présentât et sous toutes ses formes, recherchèrent la notoriété comme un élixir de vie; il leur fallait un public, le contact avec les masses, la celebritas urbis, par exemple avec le couronnement des poètes au Capitole que même un Pétrarque ne dédaignait pas; ils faisaient de la réclame sans la moindre pudeur pour eux-mêmes et pour leur culture, négociaient âprement avec les princes, les patriciens et les universités des honoraires élevés (de même qu'aujourd'hui les écrivains ou journalistes avec leurs éditeurs), étaient « toujours sur la brè-
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Déclaration de guerre aux grands de ce monde
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che », allant d'université en université, de telle célébrité à tel bienfaiteur, discutaient et débattaient de questions particulières comme des thèmes intéressant la généralité, entretenaient une correspondance ininterrompue avec leurs pareils et les grands de leur temps (dans une intention très explicitement éditoriale, pour une publication immédiate ou ultérieure), faisaient recopier et circuler leurs lettres et leurs traités (presque à la manière de circulaires administratives), recherchaient la proximité des puissants pour les influencer et les amener à appliquer leurs idées dans la pratique. Le cosmopolitisme ne pouvait pas se développer à l'époque de la Renaissance comme il l'avait fait à l'époque hellénistique. Et ce en raison de deux évolutions contradictoires qui dominent cette époque: d'un côté, la découverte lente et progressive, mais complète, des terres encore inconnues outre-mer rendait possible pour la première fois la création d'une communauté de citoyens du monde, qui par ses dimensions mériterait véritablement ce titre; de l'autre, et à l'opposé, la formation et la consolidation de l'État moderne souverain, dont l'instauration définitive allait à l'encontre de toutes les tendances universalistes et cosmopolites. Ce processus (le nation building) bat encore son plein dans les pays du tiers monde. Les ambitieuses aspirations universalistes de l'empereur et du pape s'étaient révélées irréalisables au Moyen Age, on vit apparaître des forces qui limitaient territorialement leurs prétentions (ce qui était contraire à toute évolution cosmopolite) mais s'arrogeaient des compétences illimitées. Les républiques italiennes se disaient « superiores non recognescentes 13 », les rois de France se voulaient « empereurs dans leur pays ». Cette formule, qui décrivait un état de fait plus qu'elle ne justifiait une revendication, était employée régulièrement, comme nous l'avons vu, dans les textes politiques de la France du XIIIe siècle. Les juristes français empruntaient au droit romain l'idée du monopole de l'autorité sur un : le souverain représentait juridiquement en sa personne l'Etat entier. Il détenait la majestas. Son pouvoir n'était pas usurpé et simplement consolidé par la coutume, mais légitime. L'auaacieuse formule: « Stat pro ratione voluntas» (la volonté à la place de la raison) était l'expression la plus extrême du pouvoir souverain absolu. La très ancienne formule des arrêtés républicains: « Tale est nostrum placitum» (tel est notre bon plaisir) se changea en pluralis majestatis (le pluriel de majesté) exprimant une volonté absolue: « Car ainsi nous plaist-il et le voulons estre faict », qui s'imposa définitivement à partir de la deuxième moitié du règne de François 1er• La signature du roi d'Espagne « Moi, le Roi» s'inspire du même esprit.
C'est Machiavel qui se fit le théoricien de sttucture qui se forma à cette époque et reçut le nom de stato, Etat, state, Staat; il disséqua au scalpel la sphère du politique dans Le Prince, l'un des écrits qui exercèrent la plus grande influence de tous les temps, où il analyse les techniques pouvoir en elles-mêmes, sans y mêler d'éléments historiques. L'Etat moderne qui nous y est décrit diffère fondamentalement des pouvoirs politiques médiévaux sur deux points. Il se constitue comme autonome, alors qu'au Moyen Age tout pouvoir était dépendant et soumis à une instance supérieure. Et il se constitue comme pure structure de pouvoir, alors qu'on s'était attaché jusqu'alors à l'idée que le pouvoir politique n'était que l'instrument de la réalisation <}.' objectifs supérieurs - religieux ou éthiques. Le théoricien de cet Etat ne pouvait donc plus s'interroger sur sa position dans l'ensemble du cadre de l'existence humaine, sur les objectifs qu'il poursuivait, bref sur la façon dont on devrait l'organiser. La question fondamentale ne pouvait plus porter que sur la nature réelle de l'Etat 14 : qu'est-il réellement? A quelles lois d'existence et de fonctionnement obéit-il? Comment sont constituées ses structures internes? Enfin, comment sont les hommes qui le composent et que le prince doit gouverner? A cette question, Machiavel apporte une réponse pessimiste: des hommes, que le Moyen Age disait à l'image de Dieu, le théoricien politique italien déclare: « Ils ne valent pas grand-chose », ils sont « tristi 15 », triste racaille. Le prince doit se fonder sur cette idée. Il a donc la mission, le droit et le devoir de contraindre ses sujets à l'obéissance de manière à assurer la paix intérieure. La rupture avec la pensée prédominante du Moyen Age chrétien ne pouvait pas être plus brutale. L'ordre politique était jusqu'alors fondé sur des normes généralement valables, qui permettaient de définir une communauté chrétienne et autorisaient donc les tendances cosmopolites. Aux yeux de Machiavel, les valeurs traditionnelles ne sont que des créations ou des conventions humaines, soumises comme tout ce qui existe sur cette terre à la loi du changement et de l'éphémère. D'eux-mêmes les hommes ne font rien de bon. Seule la contrainte extérieure, la necessità, les fait sortir de cet état. La faim et la pauvreté les forcent à travailler; les lois, les punitions et les récompenses que fixent les souverains leur enseignent ce qu'ils doivegt faire ou ne pas faire, ce qui est juste et injuste, bien et mal. L'Etat établit donc les normes qui règlent la coexistence entre les hommes. Le nouveau principe de Machiavel est: « La loi et le droit
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Machiavel, Bodin, Hobbes: l'État souverain
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par la force l> - au contraire de la maxime médiévale: « Le pouvoir pour le salut dans l'au-delà et la justice en ce bas monde. » L'idée de l'État autonome fut développée sous son aspect juridique par Jean Bodin avec la notion de souveraineté: « puissance absolue et perpétuelle d'une république ». La souveraineté ne découle pas d'une mission conf1ée par une instance supérieure, car ce serait alors cette instance (Eglise, Parlement, États) qui serait souveraine. Le prince se situe donc au-dessus des lois: « Princeps legibus solutus est. » Bodin vécut les troubles des frondes, des guerres civiles et des guerres de religion, il en souffrit. Le renforcement de l'autorité royale jusqu'au pouvoir absolu lui semblait donc le seul moyen de sauver la coexistence au sein de la communauté et de rétablir la sécurité du citoyen. Mais c'est finalement Thomas f!obbes qui poussa jusqu'à ses conséquences ultimes la théorie de l'Etat et assuma un rôle déterminant dans l'histoire des idées, formulant en termes juridiques concis ce que Machiavel avait écrit un siècle plus tôt dans un catalogue de conseils pratiques à l'usage des monarques. « Toute son œuvre est un merveilleux témoignage de la lutte intellectuelle pour la clarté et la vérité en politique. Il fut, selon son propre jugement, que la recherche tend de plus en plus à confirmer, le premier à faire de la politique une "science" au sens moderne du terme 16. » De la même manière que Bodin tire les conclusions politiques de la situation réelle en France - sous Henri IV - , Hobbes tire les conclusions de la situation existante en Angleterre - sous Henri VIII. Sur la nature de l'homme, il porte un jugement encore plus pessimiste que Machiavel. A 1'« état de nature» caractérisé par la liberté ou l'arbitraire absolu, au stade pré-étatique, « extrapolation intellectuelle de ce qui s'était réellement passé pendant la guerre civile 17 l>, l'homme apparaît comme un « fàme fù tura fàmelicus lB », animé par la faim de devenir fameux, prêt à tout instant à écraser les autres. Il est « plein de méfiance» et n'a aucune idée du bien et du mal, de la justice ni de l'injustice, ne connaît que le plaisir et la souffrance 19. Il est par nature asocial. « A l'état de nature règne le pire, à savoir la peur permanente et le risque d'une mort violente - la vie humaine est solitaire, démunie, dégoûtante, animale et brève 20• » « A l'état de nature, tous les hommes ont la volonté de nuire. l> Ils vivent dans le chaos, c'est la guerre de tous contre tous. Les passions débridées chassent les souverains. Le droit est partout incertain. C'est tout à fait l'atmosphère des drames shakespeariens. Et Hobbes conclut en résumé: « Homo homini lupus », l'homme est un loup pour l'homme; encore est-ce là une offense pour les
loups, comme a pu le dire avec une ironie cynique un compatriote de Hobbes encore plus misanthrope que lui. Dans tout le pays se faisait entendre un appel à la paix, un désir de sécurité animait tous les cœurs. Seule une autorité forte pouvait y répondre, l'État, défini comme le « Dieu mortel l> et qui n'est autre qu'un « homme artificiel (...) même s'il est de stature et de force plus grandes que l'homme naturel, pour la protection et la défense de qui il a été inventé », la machina Toujours dans cet esprit, le philosophe compare l'absolutisme de l'Etat à l'animal fabuleux de l'Ancien Testament, le Léviathan. Il fait précéder l'ouvrage du même nom, qu'il publie en 1651, de la devise tirée du livre de Job: « Non est potestas super terram quae cqmparetur ePI » (rien SU! terre ne peut en force se comparer à lui [l'Etat]). Le pouvoir de l'Etat prend son origine - juridique contractuelle complexe 22 - en lui-même, il n'a pas de limite ni ne saurait en avoir, il est indivisible, éternel, absolu. Non seulement d'après Hobbes, à l'état de nature, il n'y aras d'impératifs généralement humains découlant d'un droit nature, mais il est indubitable aussi que les « traités sans le glaive [de l'État] ne sont que des paroles creuses 23 l>. , Investi de ce pouvoir intégral et absolu, l'Etat est en mesure d'imposer la paix aux individus toujours enclins à la guerre de tous contre tous. Il leur assure la vie, la liberté et la propriété; il garantit le calme et l'ordre dans le pays 24. Par la contraJnte et le pouvoir pénal, il empêche les résistances et les heurts. L'Etat est « la guerre civile interdite par le poids du pouvoir l>. L'autorité de l'Etat s'arrête toutefois aux frontières géographiques, à la limite du pays voisin sur lequel règne un autre souverain. Dans leurs pays, les souverains ne connaissent que des sujets, des subalternes; ils ne traitent d'égal à égal qu'avec les autres souverains. Entre eux se développe une sorte de collégialité cosmopolite qui a ses propres rites supra-étatiques (l'adresse: Monsieur mon frère, ou Monsieur mon cousin). Les éléments de l'exercice du pouvoir chrétien ont été fidèlement conservés: dans les titres comme rex christianissimus (France), rex catholicus (Espagne), defensor fidei (Angleterre) ; dans la direction de conscience politique des souverains par des ecclésiastiques, en particulier les jésuites; enfin dans la formule ultérieure, « le trône et l'autel l>. Aux XVIe et XVIIe siècles, les conflits politiques et militaires étaient menés au nom de principes religieux ou confessionnels, mais en fait pour des pbjectifs dynastiques et politiques. Richelieu était cardinal de l'Eglise, il mena néanmoins contre les Habsbourg catholiques une politique avant tout nationale française, et non pas catholique.
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Les institutions (l'Empire et l'Église), les entreprises (croisades) et les usages (traités de paix par compromis et arbitrages 25) qui favorisaient le cosmopolitisme subirent une déformation au cours de cette évolution et perdirent de leur importance. De plus en plus, l'égoïsme des États souverains faisait obstacle aux réglementations supra-étatiques. Les penseurs du long terme réclamaient, constamment mais en vain, la mise en place d'une défense chrétienne occidentale contre les Ottomans: par exemple le roi hérétique hussite Georges de Podebrady qui - avec Antonius Marini - conseilla aux princes d'Europe la constitution d'une ligue contre la Turquie; de même Luther, dans son traité De la guerre contre les Turcs, ou l'humaniste Silvio Piccolomini, même une fois devenu pape (Pie 11). Les Eglises protestantes renoncèrent au moins vement à l'universalité chrétienne pour devenir des Eglises natio Dans l' l' allait pourtant vers la séparation de l'Eglise et de l'Etat. L'Eglise fut intégrée à l'État et reléguée du même coup à l'écart de la politique. L'empereur, jadis « maître du monde en ce qui concernait les choses de ce monde », devint maître d'une puissance dynastique locale, et le Saint Empire fut en définitive liquidé d'un trait de plume par Napoléon 1er au terme de cette évolution (1806). L'État, qui se savait de moins en moins soumis aux influences universalistes, se consolida et se développa, à l'intérieur comme à l'extérieur. On précisa le tracé des frontières, on supprima les enclaves territoriales, on arrondit le territoire. Les pouvoirs intermédiaires locaux - seigneurs féodaux, villes, monastères, universités, parlements - furent dépossédés de leur pouvoir. De souverains autonomes on fit des courtisans; les rivaux les plus puissants du roi devinrent les seigneurs de sa suite qui lui étaient les plus dévoués; ceux qui ne vivaient pas à la cour, dans l'entourage immédiat du souverain, étaient méprisés. « Le peuple qui sait souvent aller au cœur des choses donna à ce petit noble le nom du plus petit oiseau de proie qui existât 26 », le hobereau. Les fonctionnaires dépendants et remplaçables exerçaient leur autorité au nom du pouvoir central. Les armées de métier étaient l'irremplaçable symbole du rang du souverain, ultima ratio regum. Bref, le souverain acquit le monopole de tous les moyens matériels d'administration et d'exercice du pouvoir dans le pays. Le facteur le plus important fut le changement de Les souverains se mirent à agir en foncti9n des intérêts de l'Etat, entraînant ainsi dans la dynamique de l'Etat national les masses encore assez indifférentes à la politique. En même temps, ils abandonnè-
rent les cadres de référence ul}iversaux et cosmopolites plus larges qui continuaient d'exister. L'Etat souverain se posa comme autonome; dans sa magnificence, son affirmation de lui-même et sa pléonexie, il ne tenait plus compte des autorités universelles ni des normes généralement valables. Cela eut pour « conséquence inéluctable» ce que Christian Lange diagnostique encore comme une caractéristique de notre temps, « le règne du plus fort, la guerre permanente (...) le perpétuel état d'anarchie 27 ». Le droit international, conçu d'abord par des juristes catholiques - Francisco de Vitoria, Francisco Suarez - pour remédier à cet état de choses, puis développé et enfin même élaboré institutionnellement par Alberico Gentili et Hugo Grotius, a réglé sur de nombreux points les relations entre les Etats, mais il n'a pas endigué les rivalités de pouvoir internationales. Le problème de l'instauration d'un ordre international garantissant la paix et la stabilité, que les principes universalistes médiévaux n'avaient certes pas résolu, mais avaient au moins cherché à résoudre, ne fut plus posé, comme s'il n'en était plus besoin, au cou!s des siècles suivants placés sous le signe de la prédominance de l'Etat souverain. La guerre semblait dans ce cadre un moyen physique, naturel d'obtenir l'équilibre des forces et une paix provisoire. Cette conception était diamétralement opposée à l'idée chrétienne de la guerre qui était la conséquence ou la punition d'un péché, autrement dit l'effet de la dépravation de l'homme. Elle était désormais vécue et subie comme un malheur inéluctable, au même titre que les catastrophes naturelles, l'incendie, la grêle et les épidémies. Les hommes étaient habitués au malheur. La cruauté des peines infligées aux criminels, les massacres de l'Inquisition ou la peur de la damnation éternelle qu'entretenaient les prêtres le prouvent assez. « C'était un monde mauvais. La haine et la violence flamboyaient de toutes parts. L'injustice était puissante. Le diable couvrait de ses ailes noires une terre sinistre. Et l'humanité attendait pour bientôt la fin de toute chose 28. » L'anarchie était plus répandue que l'ordre. Dans un monde pareil, la guerre ne semblait pas être le pire des maux.
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La complainte de la paix :, la propagande pacifiste d'Erasme Tout cela changea à l'époque de la Réforme et de la ContreRéforme, avec l'aggravation des luttes confessionnelles qui fit dire
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à un contemporain: « Ce sont les guerres de religion qui nous font oublier les religions 29. » Dès lors, même dans la littérature, la guerre ne ressembla plus aux tournois et aux combats chevaleresques pour l'honneur et la gloire, mais fut !nterprétée objectivement comme un instrument indispensable des Etats qui se disputaient la première place, ou déplorée subjectivement parce qu'elle menaçait l'intégrité et le bien-être de l'individu. On ressentait, on redoutait et on décrivait les horreurs de la guerre; elles deviennent à partir du XVIe siècle, sous les formes dramatiques les plus raffinées, un lieu commun de la littérature pacifiste. Contre les conflits de l'époque s'élevèrent les humanistes avec leur message de paix et leur propagande pacifiste. Certes à la fin du Moyen Age quelques voix s'étaient déjà fait entendre pour condamner la guerre, ridiculiser la glorification et l'idéalisation des exploits guerriers et des actes d'héroïsme, louer l'idylle paisible de la vie simple du paysan à la campagne; il n'est pas de plus déplorable état que celui de soldat, disait-on, professionnellement contraint à enfreindre jour après jour les commandements chrétiens d'amour et de paix: « Guerre n'est que dampnacion 30. » Mais ces prises de position n'exprimaient que des plaintes occasionnelles. Les humanistes furent les premiers dans l'histoire à lancer une pétition de principe contre la guerre, et leurs œuvres s'inscrivent à cet égard dans la ligne du mouvement Ils ignoraient les frontières, s'élevaient au-dessus des Etats et des nations, critiquaient les puissants et la volonté de pouvoir, misaient sur la raison et la tolérance contre les intérêts et les nécessités, sur la liberté de l'individu contre le bien de l'État. Ils se définissaient eux-mêmes et leurs amis, correspondants ou élèves, comme les représentants d'une communauté d'esprits humains qui se situait au-dessus de toutes les différences, une élite intellectuelle, ils étaient homines humani et citoyens du monde. La guerre leur faisait horreur. Même une guerre juste était une chose abominable et pratiquement injustifiable. Des innocents se faisaient tuer, des femmes et des enfants sombraient dans le deuil et la misère, étaient humiliés, violés. Érasme condamne ces actes de violence impies et meurtriers, il déclare que la guerre entre chrétiens n'est pas une guerre mais une rébellion. Pour Thomas Morus, la guerre est un comportement strictement bestial, bien qu'il ne se pratique chez aucune espèce d'animaux féroces aussi couramment que chez l'homme. Et dans son roman politique Utopia, il écrit que, contrairement à ce qui se fait généralement dans presque tous les peuples, « ils [les utopistes] ne tiennent rien pour aussi peu glorieux que la gloire recherchée dans la guerre 31 ».
Lç principal représentant de la pensée humaniste contre la guerre fut Erasme, le plus grand, sinon le plus original, des érudits de son temps 32. Il plaça le thème de la paix au centre de sa réflexion politique - à la place du problème pédiéval de l'unité qui, en un temps de ,pouvoir croissant de l'Etat souverain, perdait de son actualité. Erasme, dont tout l'enseignement fut en quelque sorte celui d'un saint Augustin du monde d'ici-bas, prêcha l'unité des chrétiens; il considérait la monarchie universelle comme le meilleur régime de gouvernement, uniquement bien sûr à la condition qu'un « prince à l'image de Dieu» en assumât la tâche. Il se déclara partisan des arbitrages et des compromis internationaux pour assurer la paix, recommanda la fixation par écrit du statu quo dont les princes devraient assurer la perpétuation (éternelle) par une garantie internationale des ftontières: les territoires ne devraient être ni agrandis ni réduits, que ce soit par mariage 33 ou par traité - ce qui aurait abouti à la réalisation d'un objectif récurrent de la pensée utopique: l'abolition de la politique. Il recommanda enfin aux princes comme aux peuples la tolérance religieuse et nationale. Il fallait ql}'ils cessent de haïr l'altérité uniquement parce qu'elle était autre. Erasme critiqua courageusement le pouvoir absolu des princes et monarques qui étaient à ses yeux les fauteurs de la guerre. Suivant sa théorie, qui reste le modèle de base de l'individualisme occidental, l'homme n'est par nature ni mauvais (comme le prétendait son contemporain Machiavel) ni pécheur, mais susceptible d'être sauvé (selon la conception chrétienne), il est bon, pur et sociable. Contrairement aux animaux, il a été créé sans armes, manifestement fait par conséquent pour la paix et l'amitié, non pas pour la guerre et la haine. En héritage de Dieu (ou de la nature), il lui a été donné la raison; s'il obéit à ses lois, il peut mener une vie harmonieuse avec ses semblables. D'après cette humaniste optimiste, l'homme n'a pas besoin des verges de l'Etat pour mener sa vie dans la liberté et la paix; il lui suffit de l'intelligence et de la raison. , Poursuivant systématiquement cette argumentation, Erasme s'inscrit à l'origine d'un courant de l'histoire des idées: considérant la guerre comme un effet de la bêtise, il contribue à fonder une tradition de la pensée rationaliste qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours 34. Dans un traité maintes fois traduit, qui porte un titre marquant parce que très éloquent, Dulce bellum inexperto - la guerre n'est douce qu'à celui qui ne la connaît pas - il ne se contente plus, comme dans la satire L'Éloge de la folie, de se gausser de la démence de la guerre, de la folie des princes et de la « lourde bêtise
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des soldats », en personnifiant la folie pour lui faire faire son propre éloge, mais il s'insurge aussi contre les « querelles puériles» des grands, que ceux-ci feraient mieux de « régler par arbitrage que de vider par la vioh;nce 35 ». Les écrits d'Erasme, habités d'un « grand design for universal peace 36 » (un grand projet de paix universelle), lui valurent une immense gloire. Ses textes utopiques prophétiques 37 furent réédités à de multiples reprises, surtout l'émouvante Querela pacis (Complainte de la paix, 1517). Où qu'il se rendît, à Florence, à Sienne, à Rome, à Bâle comme à Londres, il était accueilli et célébré par ceux qui partageaient ses idées, invité à des conférences érudites, engagé dans des correspondances. Les grands de son temps, princes temporels ou spirituels, étaient en contact avec lui ou s'efforçaient de l'être. Et lui, prince de l'esprit, s'adressait à eux d'égal à égal. Il félicita François le' de porter à bon droit le titre « du plus chrétien de tous les rois» ; il en appela au pape, prenant le parti du clément Léon X, « qui a rendu la paix à notre univers », contre le belliqueux Jules II.
Le de la bêtise comme cause de la guerre fut repris à la suite d'Erasme. Des esprits aussi opposés que le truculent et pléthorique Rabelais, le sceptique et hypersensible Montaigne ou le polémi,ste satirique Jonathan Swift s'inscrivirent tous dans la tradition d'Erasme. L'auteur de Pantagruel et de Gargantua voit à l'origine des « grandes guerres (...) des causes manifestement ridicules », comme le vol de quelques pâtisseries par des vignerons affamés pendant la vendange. « Où est la foi ? Où est la loi ? Où, la raison? Où, la crainte de Dieu 38 ? » demande-t-il, révolté. De même, dans ses Essais, Montaigne déclare que la guerre, « glorifiée comme la plus haute et la plus solennelle des actions de l'homme », n'est que le « témoignage de notre idiotie et de notre imperfection », stigmatisant avec la plus extrême indignation « la science de nous tuer et de nous anéantir nous-mêmes, de ruiner et de détruire notre propre race », en quoi « même les animaux sauvages ne peuvent nous imiter 39 ». e est Swift qui se montre le plus impitoyable et le plus spirituel dans sa caricature de la comme effet de la folie et de l'intolérance des grands, lorsqu il montre, dans ses Voyages de Gulliver, que la violence et la persécution résultent de motifs insignifiants qui
provoquent des querelles sans remède, par exemple entre ceux qui portent des chaussures à talons et ceux qui portent des souliers plats, ceux qui cassent les œufs par le plus gros bout et ceux qui les cassent par le petit \:out, vilipendant ainsi le fanatisme des guerres de religion (entre l'Eglise, et les sectes) 40. Le chemin qui va d'Erasme à Swift conduit de la naïve idée optimiste du philosophe hollandais, que la raison et l'éducation pourraient mettre fin à la folie de la guerre, à l'amère constatation de l'écrivain anglais que les passions humaines susciteront toujours la et la guerre. L'esprit humain peut ce qu'il veut, enseignait Erasme dans son Enchiridion militis christiani (Manuel du soldat chrétien), Swift montre au contraire que ces espoirs sont vains. Lorsque 1'« homme-montagne» Gulliver porte secours à l'empereur de Lilliput (Angleterre) en se tenant debout dans un canal avec de l'eau jusqu'au cou, et en coupant avec son couteau pliant les cordes des ancres des navires de guerre ennemis dont il emmène cinquante dans les ports de Lilliput, l'empereur est loin de se contenter de cette victoire inespérée et du rétablissement de l'équilibre politique; au contraire, « l'ambition des princes est si démesurée, que le roi ne songe à rien moins qu'à transformer tout l'empire de Blefuscu (France) en une province qu'il fera gouverner par un vice-roi 41 ». Ce jugement exprime toute la pensée Swift: il ne fait pas valoir la contrainte objective de la raison d'Etat, qui exige d'assurer sa victoire pour ne laisser à l'adversaire aucune chance de revanche. Le cours des événements s'explique par des motivations psychologiques subjectives, Swift prêtant au monarque, des mobiles méprisables une ambition démesurée. Pas plus qu'Erasme, Swift ne considérait que la violence et la guerre étaient dans la nature des choses, mais il les met à la charge des classes gouvernantes. L'élimination de ce mal - au besoin par une révolution sociale - devenait donc un impératif moral. Le sentiment de compassion pour les souffrances qu'inflige la guerre s'est exacerbé, lui aussi. Il n'est plus issu avant tout de la pitié et de la charité chrétiennes à l'égard de la créature qui souffre, mais de la révolte contre l'outrage à la dignité de l'individu que le prince conduit au massacre. La déclaration et le commandement de la guerre, jusqu'alors privilèges incontestés des rois et attributs de la souveraineté, sont moralement dévalorisés et plus d'une fois présentés comme des crimes. Le critère de jugement est désormais l'horpme. La guerre n'apparaît donc plus comme un processus entre les Etats, elle est replacée dans un cadre qui dépasse les frontières et interprétée comme une guerre « civile ». Fénelon en tire explicite-
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La guerre par bêtise
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ment les conclusions dans son Télémaque, avec la vision utopique de la « cité de Salente 42 ». Le procès de la guerre va de pair avec une glorification de la paix, considérée au Moyen Age comme un état recherché dans l'au-delà ou limité en ce bas monde à un espace concret; on ne parlait guère de paix, mais plutôt de trêve, trêve d'Empire, trêve de Dieu, trêve de la ville, trêve de foire, etc. La paix se définit désormais comme une généralité, illimitée dans le temps et dans l'espace. Toute la liRpée d'irénistes que l'on peut considérer comme les successeurs d Erasme va de Vivès, prêchant aux monarques chrétiens, qui continuent de se combattre entre eux en dépit de l'avancée des Turcs, de s'unir pour lutter ensemble contre les infidèles, à la longue liste des utopistes politiques, naturalistes et métaphysiques - Thomas Morus, Bacon, Campanella, Emeric Crucé, avec son Nouveau Cinée (1623) redécouvert tardivement, où il pose les conditions de l'établissement d'une paix générale; il faut mentionner aussi dans ce cercle le roi Henri IV et son ministre et ami Sully43 avec son « grand dessein» qui prévoyait la coexistence pacifique de toutes les confessions chrétiennes au sein d'une Respublica Christiana fédérative, l'abbé de Saint-Pierre avec son Projet de paix perpétuelle (1715) tant controversé et Emmanuel Kant avec Vers la paix perpétuelle
tout - puisqu'ils seraient citoyens d'un même monde, ils pourraient se considérer partout chez eux et prétendre à s' partout où ils le voudraient. Au contraire au sein d'un système d'Etats souverains, qui fermaient leurs frontières et défendaient avec de plus en plus d'âpreté leur droit à faire la guerre, la pensée cosmopolite ne pouvait se manifester que comme une revendication réparatrice. Avant que les différents courants du XVIIIe siècle parviennent à faire valoir une forme de vie cosmopolite, au moins pour les classes supérieures, la planétarisation du monde avait donc ouvert à l'époque des grandes découvertes une nouvelle dimension à l'aspiration cosmopolite.
(1793).
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Les moyens et les techniques que préconisait Erasme pour la pacification du monde furent également repris et développés sous de multiples variantes par ses successeurs. Ainsi le principe du règlement pacifique des conflits et de l'arbitrage international réapparutil sous des formes toujours nouvelles. Le modèle d'arbitrage fut présenté finalement comme proposition officielle de la Suisse aux négociations de la CSCE à Helsinki. On vit aussi réapparaître avec quel1ues variantes bien chez l'abbé de Saint-Pierre que chez Kant 'idée utopique d'Erasme qui était celle du renoncement à toute modification terriroriale par suite d'héritages, d'alliances dynastiques, d'achats ou de dons, ce qui conduisait au blocage de toute transformation politique dans le sens d'un statu quo éternellement valable. Les pactes de non-agression modernes sont l'émanation de ce principe du statu quo. La notion de cosmopolitisme en tant qu'idée philosophique, postulat politique ou règle de comportement social réapparut de façon sporadique et accessoire au Moyen Age et à la Renaissance, mais ce faisant elle s'imprégna entièrement de la pensée pacifiste. A partir du moment où la paix régnerait entre les hommes, les peuples et les États, les individus pourraient se déplacer librement et aller par184
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CHAPITRE Il
L'explosion planétaire
Rome-Pékin - La terre vue de la mer: Henri le Navigateur La cupidité et la curiosité - Une mauvaise intégration des empires coloniaux - La colonisation et le heurt entre les cultures
L'exploration progressive, continue et complète de la planète, son étude topographique pays par pays, continent par continent, mais surtout océan par océan et archipel par archipel, couvrant y compris pour finir les régions polaires et les dernières îles oubliées, puis la répartition de toutes ces terres revêtirent une importance déterminante pour la suite de l'évolution du cosmopolitisme. En effet, jusqu'alors toutes les conceptions universalistes comportaient une réserve tacitement admise: on entendait par « monde» la partie du monde connue, accessible et explorée à chacune des époques respectives, et cette partie était prise pour le tout ou prétendait l'être. Cette évolution conduisit, d'après Pierre Chaunu, « des univers à l'Univers, du pluriel des univers-îles - ils ne s'ignorent pas toujours, ils ne communiquent pas vraiment, ils échangent des messages - (...) à ce que j'ai appelé, jadis, le grand désenclavement planétaire 1 ». Cette notion exprime l'idée tout à fait juste que la terre se composait jusqu'alors d'une pluralité d'enclaves connues, au sein de l'infinitude de l'inconnu, et que ces enclaves se fondirent alors en l'unité articulée du monde exploré. Depuis l'époque de la Renaissance le monde est entré en totalité dans le champ de vision des Européens puis de toutes les autres cultures. La prise de possession de la planète par l'homme est ainsi parvenue à un terme. Le vieux rêve d'unité de l'humanité s'est réalisé, au moins d'un point
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de vue géographique. Il n'y aura plus de vastes expéditions vers les territoires inexplorés de la planète. L'homme évolue désormais dans un monde exploré et connu. Nous ne reprendrons pas ici l'histoire mouvementée, dépassant toutes les limites de la mesure humaine, fantastique et parfois même incroyable des grandes découvertes dans leur ensemble. Chacun des chapitres de cette épopée, qui fut peut-être la plus grande de notre histoire depuis Alexandre le Grand, nous émeut encore aujourd'hui. Nous ne pouvons refuser notre sympathie et notre admiration à aucun de ces grands capitaines, navigateurs, explorateurs professionnels, que ce soit Bartolomeu Dias, Christophe Colomb, Vasco de Gama, Amerigo Vespucci, Pedro Alvares Cabral ou Magellan. Même les plus redoutables d'entre eux, les conquistadors les plus brutaux et sans scrupules, et plus tard encore les pirates sans pitié qui fondèrent des empires, les Balboa et les hommes comme Avila, appelé « jùror domini», les Cortés et les Pizarro, Drake et Raleigh, Fleury et Le Clerc, nous impressionnent par leur indomptable courage, leur héroïque ténacité, leur endurance, et aussi la dimension de leur atrocité. « La lutte pour les mers du monde fut un combat d'exaltés, d'anormaux et de fous, d'individus qui étaient des cas limites. Ces hommes furent toujours des marginaux, pour une part fanatiques, pour une part criminels, littéralement sans attaches. Cette expression est à prendre au pied de la lettre, car ils vivaient en dehors de tout pays, en dehors des pays et de leurs législations, dans l'extraterritorialité 2. » Au centre de ce processus séculaire, il y eut la composante maritime, 1'« océanisation de l'espace politique 3 », et il y eut à partir du XVIIIe siècle l'extension de l'historiographie à l'ensemble du globe.
Rome-Pékin Aux temps historiques, la planète Terre a été explorée aussi bien par des groupes d'envahisseurs, pillards et brigands, que par des groupes de populations et des individus civilisés qui fondèrent des villes et des États. Les Européens ont développé à cet égard une dynamique puissante <;t constante. Les Grecs de l'époque classique poussèrent jusqu'en Egypte et au Proche-Orient, Alexandre le Grand atteignit l'Inde. Au Moyen Age, il existait des liaisons commerciales régulières à travers toute l'Asie jusqu'à Karakorum et à Pékin. Certes, les risques encourus et la possibilité d'emprunter les routes des caravanes transasiatiques dépendaient de la conjoncture
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politique du moment. Il fallut attendre le règne de Gengis Khan pour que les tribus de cavaliers qui rôdaient sur les immenses steppes d'Asie fussent assez soumises et que les marchands puissent entreprendre sans péril le voyage. A la fin du XIIIe siècle, le grand khan, qui se disait « unique comme son dieu», le Ciel, contrôlait à partir de Karakorum, et plus tard de Pékin, en Chine du Nord, alors appelée Cathay, la Chine du Sud (Mangi), la Corée, le Tonkin, la Birmanie, toute l'Asie centrale et la Sibérie, la Mésopotamie, l'Arménie, l'Iran; et à partir de cet immense empire pacifié il essaya d'étendre son hégémonie à l'est sur les îles de Java et du Japon et à l'ouest vers la Pologne et la Hongrie. L'« intention des Tatars» était, comme le rapporte « tout net» Jean du Plan Carpin, « de soumettre le monde 4 ». Les voyageurs qui venaient alors de l'Occident ne rencontraient aucune borne frontière sur leur passage, ils n'avaient à redouter aucune attaque ni autre embarras, par exemple qu'on veuille leur faire adopter une croyance étrangère. Ce dernier point joua un rôle déterminant pour les missions diplomatiques qui commencèrent à devenir à la mode à l'époque - avec l'assentiment, souvent même le vif encouragement des Mongols, dont les princes escortèrent plus d'un émissaire de l'Occident jusqu'au grand khan, selon la formule de Jean-Paul Roux: « Une nouvelle fois, l'Asie invitait l'Europe s. » Les Européens, qui n'étaient pas habitués à la tolérance religieuse, se trouvaient en contact avec des Mongols qui respectaient les adeptes d'une autre confession, leurs coutumes, leurs rites et leurs prêtres, et témoignaient d'un intérêt certain pour l'altérité de l'étranger. Marco Polo relate des expériences analogues en Chine à la fin du XIIIe siècle. Kubilai Khan, au service de qui il était, avait entendu parler d'une fête de Pâques qui était l'une des plus importantes fêtes des chrétiens. Il avait immédiatement convoqué auprès de lui tous les chrétiens de la ville en les priant d'apporter leurs livres saints, qu'il avait considérés avec la plus grande attention puis baisés en signe au cours d'une grande cérémonie où on faisait brûler de l'encens. Ce comportement, dont on eut vent en Europe, en incita plus d'un à entreprendre le grand voyage vers l'Orient. Dès le début du XIIIe siècle, les papes et les rois (Innocent IV et Saint Louis) envoyèrent en mission spéciale des moines franciscains et dominicains au pays des Tatars. Ils avaient pour mission politique de déterminer si les seigneurs mongols constitueraient des alliés éventuels contre l'ennemi islamique, qui poursuivait sa progression vers l'ouest, ou si l'on pourrait au moins obtenir leur non-intervention et leur neutralité.
Ces contacts à distance entre princes occidentaux et asiatiques, et les rapports qui en étaient faits, élargirent la vision du monde des Européens qui s'intéressaient particulièrement à ces questions. Ils n'eurent pas pour autant d'effets politiques. Les missions diplomatiques échouèrent. L'Asie ne s'ouvrit pas à l'Europe. Nous devons à certains des émissaires européens de cette époque, comme Plan Carpin ou Rubruquis, des descriptions pittoresques de la vie à la cour du grand khan. Nous apprenons par exemple qu'à Karakorum étaient réunis des envoyés indiens, russes, arabes et d'autres potentats, au nombre de trois mille, et même de quatre mille selon d'autres auteurs. Les Mongols savaient de nombreuses langues (même européennes). Leur ouverture au monde, dont le statut d'immunité des envoyés et ambassadeurs (loin d'être respecté systématiquement en Occident) constituait l'un des signes, était louée de toutes parts, de même que leurs routes, leurs auberges, les relais d'approvisionnement, leurs service de poste et leur monnaie de papier, encore inconnue en Europe. Marco Polo, vénitien, passa vingt-quatre ans auprès de Kubilai Khan, sillonnant pour lui l'immense Empire de Chine. En dépit d'un don d'observation dont la précision frappe encore aujourd'hui, ses récits « merveilleux» ne furent pas crus en Europe, et les contemporains les prirent bien souvent pour des affabulations. La conception du monde héritée du christianisme des origines, désignant Jérusalem comme le centre du monde, était inconciliable avec la vision d'un vaste empire hautement civilisé ayant son propre centre à la périphérie inconnue de l' œcumené. Il fallut encore longtemps pour que les historiens accordent à la Chine une place dans la continuité de l'histoire, il fallut attendre le XVIIIe siècle, et surtout Voltaire: on s'aperçut alors que les quatre à cinq mille ans d'histoire de la Chine remontaient aux origines des temps. Et on crut découvrir le début de la civilisation humaine non plus dans ce paradis que l'on avait vainement cherché partout, mais dans l'empire extrêmeoriental. La brèche qu'ouvrit l'époque des grandes découvertes dans le déroulement de l'histoire de l'Europe et du monde eut des conséquences profondes, car l'axe de la perception des hommes s'inversa. Tant que les expéditions d'exploration, les vagues d'émigration et de colonisation se cantonnaient aux continents de la planète, la délimitation et le marquage des frontières du territoire ou des territoires réunis - les possessions - commandaient toutes les initiatives. La mai,son et la clôture sont les symboles de cet ordre. La formation d'Etats souverains exerçant une autorité exclusive sur leur
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territoire, dont nous avons retracé les débuts en Italie et l'évolution ultérieure en Europe occidentale, marqua le sommet historique de cette phase « terrestre» et territoriale de l'histoire de l'humanité. La phase suivante, considérée de notre point de vue, est placée essentiellement sous le signe de la mer, de la navigation et de la fondation d'empires maritimes. Toutes les grandes découvertes géographiques, les conquêtes et les colonisations se firent à partir du XV" siècle par mer. « The great age of Discovery was the age of the Discovery ofthe sea 7• » L'aspect le plus important de cette exploration du monde par les Européens fut incontestablement le nouveau point de vue qu'ils acquirent. Pour la première fois, ils virent la terre depuis la mer et non plus la mer comme un trait d'union entre des morceaux de terre; ainsi purent-ils concevoir la terre comme un tout relié par les mers du globe. Presque tous les grands voyages d'exploration de cette époque sont partis de cette idée. Les immenses empires du monde, dont la fondation, le développement, la défense et la dislocation finale ont fait l'essentiel du contenu de l'histoire des cinq siècles derniers, étaient constitués principalement d'un réseau de liaisons maritimes qui s'appuyaient sur tout un système de comptoirs. Les territoires conquis n'étaient en quelque sorte qu'en prime. Seule faisait exception à cette règle l'Espagne qui, selon le formulé avec quelque exagération par Herbert Lüthy, « n était pas une puissance maritime ni commerçante - ni ne le devint jamais - , mais une puissance guerrière terrestre appuyée sur un ordre de chevaliers croisés et pillards et sur une lourde infanterie, dont les conquistadors avides de terres ne fondèrent pas pour leur propre compte et pour leur couronne un empire des mers, mais un empire continental ferme et barricadé de l'autre côté de la mers ».
L'origine des grands empires coloniaux fut donc maritime et commerciale; ils ne prirent de dimension militaire, administrative et politique qu'en un second temps sous la contrainte des circonstances. Les Portugais, pionniers des voyages d'exploration modernes, fondèrent le premier empire mondial transocéanique, qui s'étendit tout autour de la terre depuis le Brésil, en passant par les côtes de l'Mrique occidentale et orientale, la petite île de Goa {qui portait le titre ambitieux de Estado da India} jusqu'à la lointaine Macao, la presqu'île de Malacca et les Moluques.
L'homme qui mit en œuvre ce processus, l'infant du Portugal, Henri le Navigateur, ne prit pas la mer lui-même, parce que ses origines royales ne le lui permettaient pas ; mais il rassembla toutes les forces de son pays au service de cette tâche, engageant ainsi l'histoire de la navigation et la marche de l'histoire universelle sur de nouvelles voies. Au cap Sagrès, la plus extrême finis terrae au sud-ouest de notre continent, il fonda son académie de navigation, la toute première du monde, où il fit venir les plus éminents spécialistes de tous les pays - navigateurs, cosmographes, cartographes, constructeurs de navires, ingénieurs, astronomes, mathématiciens. On y trouvait tous les documents écrits disponibles, les textes des écrivains de l'Antiquité comme les récits d'explorateurs et de capitaines, mais aussi des instruments et des cartes maritimes, soigneusement classés et répertoriés. L'intention de ce prince n'était pas d'atteindre ,la légendaire Atlantis, de parvenir jusqu'au royaume fabuleux d'Ethiopie, au paradis, que l'on cherchait de toutes parts depuis des siècles, ou tout au moins au royaume du légendaire prêtre Jean; il ordonnait à ses capitaines de mettre le cap systématiquement au sud et d'explorer pas à pas, segment par segment, les côtes inconnues de l'Mrique. Avec une application et une constance qui étonnent encore aujourd'hui et que ne troublèrent aucun échec, il réussit le contournement de l'Mrique, dont la possibilité était envisagée dans certains textes de l'Antiquité. La route maritime qui menait au-delà des Colonnes d'Hercule dans la mare tenebrosum avait toujours été considérée comme périlleuse et était tout entourée de préjugés anciens et d'angoisses mythiques. Le cap Bojador passait pour infranchissable, c'était prétendument la fin du monde vivant, la mer s'y épaississait sous l'effet de l'irradiation du soleil et de la chaleur torride, elle se changeait en une masse gélatineuse, et un mur d'un noir d'encre se dressait jusqu'au ciel. Le prince Henri envoya successivement cinquante et un navires 9 vers le sud, avant que le capitaine Gil Eanes réussisse dans des conditions favorables à passer le cap sans difficulté, démystifiant ainsi l'itinéraire et permettant de vaincre chez les capitaines de navire des réticences « qui relevaient pour une grande part de l'autosuggestion \0 ». On prétendait aussi qu'au sud du tropique du Capricorne, le visage de ceux qui tentaient de le franchir se colorait en noir, et que c'était en tout cas une « regio inhabitabilis propter calorem », une région du monde inhabitable à cause de la chaleur, désertique et brûlée par le soleil. A toutes ces superstitions, Henri le Navigateur opposa le témoignage de l'expérience. Avant même l'achèvement de cette exploration scientifique, dans
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laquelle le dynamique prince investit les moyens considérables que lui assurait son rang, les Portugais de leur côté avaient saisi avant tout l'intérêt pratique de ces recherches. Leurs agents de commerce établis dans de lointaines escales s'y trouvaient sans protection; ils avaient besoin de l'appui de leur pays. Ils étaient chargés de négocier dans les bazars d'Extrême-Orient des épices qu'ils emmagasinaient dans des entrepôts, en attendant l'arrivée des navires de Lisbonne qui remporteraient ces marchandises chez eux. Dans les périodes d'attente, ils étaient exposés aux attaques et aux pillages de tous ordres. D'année en année, ils éprouvaient le besoin le plus en plus urgent de la protection militaire d'une flotte stationnée et opérant dans la région, qui à son tour aurait besoin de ports d'attache et des « services» afférents. Henri le Navigateur comprit avant tous les autres qu'il faudrait employer les moyens du pouvoir politique, autrement dit faire intervenir la force armée, pour éliminer la concurrence, surtout celle de la navigation arabe, soutenir la lutte pour défendre les routes maritimes et les nouveaux territoires, et infléchir en faveur de son pays la nouvelle répartition des forces sur les mers. Vasco de Gama, né neuf ans après la mort d'Henri, réalisa le rêve de celui-ci avec son voyage aux Indes. La vision du monde de cautionnée par les autorités antiques puis par celles de l'Eglise - le disque terrestre encerclé par les mers - , était désormais caduque. L'hypothèse de certains auteurs de l'Antiquité, reprise par les Arabes, selon laquelle la Terre aurait la forme d'une boule l'emporta. Ayant 'ltteint les Indes, les hommes de cette époque essayèrent donc de gagner le continent asiatique par l'ouest, autrement dit par l'Atlantique. Dans ses calculs, qui faisaient autorité pour le « passage occidental », Christophe Colomb évaluait la circonférence de la Terre en cet endroit à Il 000 km (au lieu de 21 000), il la sous-estimait donc grossièrement et crut jusqu'à sa mort avoir réussi la traversée pour les Indes, au terme d'un voyage qui aboutit en fait aux Caraïbes et à la découverte de l'Amérique. Ce fut sans doute l'erreur la plus lourde de conséquences de toute l'histoire du monde. Mais même longtemps après qu'elle eut été éclaircie, les contemporains n'étaient pas en mesure de réaliser la portée de cette découverte pour l'histoire universelle. Quoi qu'il en soit, l'humanité accéda à cette époque à la vision planétaire propre au marin. Entre le début du XV" et la fin du XVIIe siècle (les Portugais atteignirent les Açores en 1427, et James Cook conquit pour la couronne britannique la côte sud-est de l'Australie - « Nouvelle-Galles du Sud» - en 1700), les hommes apprirent à se représenter toutes les mers reliées entre elles en une
immense étendue d'eau qui permettait au navigateur de débarquer sur n'importe quelle côte et de pénétrer à partir de là vers l'intérieur des continents. Les principales découvertes se succédèrent rapidement en l'espace de quelques décennies avant et après 1500. On découvrit des territoires, à une distance et sur une étendue qui faisaient éclater les dimensions du monde connu jusqu'alors sur le pourtour de la Méditerranée, on en mesura l'ordre de grandeur et on commença de s'en emparer. Le dernier acte de cette prise de possession de la planète par l'homme s'est terminé au xxe siècle: il n'y a plus sur la carte une seule tache blanche qui puisse exciter l'imagination de nos contemporains ni les inciter à de nouvelles explorations sur la terre. Livingstone et Stanley découvrirent à la fin du XIXe siècle les dernières tribus africaines qui n'avaient encore jamais vu d'homme blanc. Et au cours de la Seconde Guerre mondiale, des soldats américains arrivèrent sur une île perdue des mers du Sud où les autochtones les prirent pour des « dieux blancs ». L'homme d'aujourd'hui n'a plus rien de nouveau à découvrir en géographie. L'œuvre d'exploration de la planète a été entreprise par les Européens. C'est à eux que revient le mérite du dépassement des frontières étriquées du pays natal et de l'essor universaliste, tant sur le plan géographique que culturel. Vasco de Gama suivit d'abord, pour se rendre en Inde, la route déjà explorée par ses prédécesseurs; du Mozambique à Calicut (Calcutta) et pour la traversée du golfe du Bengale, il recourut ensuite à l'aide de navigateurs arabes, qui empruntaient cet itinéraire depuis des siècles et lui proposèrent leurs services de guides maritimes contre rétribution. De la même manière, des pilotes malais guidaient les capitaines de navires européens jusqu'à la presqu'île de Malacca - ils utilisaient des cartes maritimes javanaises. L'aide qu'apportèrent les navigateurs indigènes explique au moins pour une part la rapidité avec laquelle les Européens progressèrent dans les mers du Sud-Est asiatique. Ils suivaient des routes bien connues. Leur véritable mérite fut de réunir les multiples données maritimes concernant les différentes régions - connaissances géographiques, hydrographiques, informations sur le climat et les vents, cartes maritimes, techniques de navigation - en un système global fonctionnel à partir duquel ils réussirent à s'orienter. En un mot, les navigateurs européens surent, une fois qu'ils connurent de nombreux secteurs maritimes régionaux, établir leur domination sur toutes les mers et ainsi, selon la formule de Raleigh, conquérir le monde.
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Les explorateurs ne recherchaient manifestement pas seulement la richesse et le mérite au service de Dieu, mais aussi la gloire pour la postérité. Les idéaux de la Renaissance triomphaient. Les navigateurs n'étaient pas animés uniquement par une cupidité mais aussi par une curiosité sans bornes, cette curiositas qui animait les croisés et que nous avons déjà trouvée chez les voyageurs qui sillonnaient
les routes médiévales. La fonction de la curiositas était littéralement l'ouverture du monde, d'abord dans l'imagination, puis dans la réalité. La formule provocatrice, inversant les normes en vigueur jusqu'alors, plus ultra (encore plus loin), devise de Charles Quint tour à fait symptomatique, illustre la volonté irrépressible de l'homme moderne de franchir toures les barrières et les frontières, tous les obstacles. Le nouveau courant littéraire des récits de voyages reflète cette dynamique. Les quatre motivations que nous avons énumérées - cupidité, curiosité, volonté de pouvoir et prosélytisme - dont les auteurs contemporains et ultérieurs apprécièrent différemment l'ordre d'importance, se joignirent pour pousser les explorateurs sur les mers. Aucun de ces quatre facteurs n'aurait suffi à lui seul à provoquer ce mouvement ni à entraîner les transformations profondes de tous les domaines de l'existence qui intervinrent à la suite des grandes découvertes. La découverte ne constituait pas encore alors un objectif en soi au sens de la pure connaissance. Les navigateurs partaient au loin dans un bur pragmatique. On peur difficilement imaginer que l'un d'entre eux, que ce fût un Christophe Colomb ou un Magellan, se soit fixé pour objectif la découverte du pôle Nord - uniquement pour l'amour de la science. L'« explosion planétaire» (Pierre Chaunu) ne pouvait résulter que d'un syndrome de motivations unissant toutes les forces des hommes et de la société. Mais il faur alors répondre à une question qui a souvent été posée à cette époque, à savoir quelles forces particulières et quelles constellations spécifiques ont déclenché la prodigieuse dynamique de l'Occident, et dans la foulée: pourquoi est-ce l'Europe qui a exploré l'Asie et non pas l'inverse? Pourquoi n'y at-il pas eu, avant Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Magellan, un explorateur chinois, arabe, indien, ou encore polynésien ou péruvien? Pourquoi l'aventure de la découverte du globe est-elle restée, en dépit de conditions de départ à peu près identiques, un monopole occidental? Seule une brusque explosion de forces est susceptible d'expliquer, pour aurant que des phénomènes historiques d'une telle ampleur soient seulement explicables, que précisément les Européens, et non pas les représentants d'autres populations et d'autres cultures, qui ont pourtant apporté une contriburion non moins importante à l'évolution de l'humanité, soient partis à la découverte du monde. Tout au long des siècles que dura ce processus, les Européens se sont livrés une lurte sans merci pour le partage du monde. Des
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Du point de vue du niveau général de culture et de civilisation, la supériorité des musulmans sur l'Occident ne faisait aucun doute depuis les croisades. Par rapport aux grandes civilisations extrêmeorientales le décalage était encore plus sensible. Lorsque Vasco de Gama voulut remettre au nom de son roi des présents au souverain de Calicut, les fonctionnaires de la cour de l'Inde et les marchands arabes qui se trouvaient là se moquèrent de lui: de si misérables dons étaient une offense au grand m.marque de ce pays. Aux yeux des Orientaux, raffinés et accoutumés à vivre dans le luxe, et surtout des Chinois particulièrement attachés à leur tradition, les Occidentaux semblaient des barbares qui entreprenaient ces dures et périlleuses expéditions vers l'Orient non pas par supériorité mais par besoin, et ce n'était pas si inexact. Nombre d'explorateurs ont donné sans détour la cupidité et la soif de profit comme principales motivations de leurs dangereuses entreprises - qu'ils soient partis chercher de l'or et de l'argent, des terres, des esclaves ou des épices (sachant que l'on entendait par là non seulement les ingrédients culinaires servant à épicer les aliments, mais aussi les médicaments, les drogues, les teintures, les parfums, etc.). Aventuriers et navigateurs, négociants ou explorateurs, tous étaient animés par le même rêve de fortune vite faite et de bonheur. Les uns avaient entendu parler de rivières qui roulaient de l'or, de bancs de perles, de trésors cachés ou de minerais précieux, ils voulaient les trouver. Les autres espéraient faire travailler les autochtones sur leurs propres terres pour échapper aux contraintes de la vie qu'ils menaient chez eux, et accéder à une existence d'hommes libres. L'or fait le pouvoir. Christophe Colomb écrivait à ses commanditaires royaux que l'or était une chose extraordinaire, avec laquelle on pouvait faire « tout ce que l'on désirait en ce monde », et il ajoutait, de toute évidence par allusion aux indulgences: « on peur même s'en servir pour envoyer les âmes au paradis Il ». Tous recherchaient le profit matériel.
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décennies avant les succès des grandes découvertes, le pape, anticipant en sa compétence séculière sur le futur partage du monde, reconnut au roi du Portugal le droit « de conquérir les terres des infidèles, d'en chasser les habitants, de les soumettre et de les réduire en esclavage ». Les deux grandes nations de navigateurs de la péninsule Ibérique se virent perpétuellement confirmer ce droit par de nouvelles bulles, même si des considérations personnelles et politiques intervenaient aussi parfois: par exemple, le pape Alexandre VI espérait le soutien international de la couronne d'Espagne pour assurer à son fils naturel le trône d'une principauté italienne. L'Espagne et le Portugal conclurent finalement, au terme de pourparlers diplomatiques, le traité de Tordesillas en 1494, deux ans après le premier voyage de Christophe Colomb; le Portugal s'estimait satisfait des conditions de ce « partage du monde selon la volonté du pape », dans la mesure où il lui attribuait la route des Indes qui était une mine de trésors, plus la majeure partie de l'Atlantique avec l'immense subcontinent brésilien alors pratiquement encore inexploré. Le partage papal n'assura pas sur les nouveaux territoires l'entente et l'ordre paisible que l'on avait pu escompter. Au contraire, la rivalité entre les anciennes et les nouvelles puissances coloniales qui se disputaient le pouvoir politique, les richesses économiques et l'influence culturelle, y compris du point de vue de la mission, ne fit que s'aggraver au fur et à mesure que progressait l'exploration des colonies.
Une mauvaise intégration des empires coloniaux La lutte pour l'hégémonie dura pendant des siècles et vit se succéder toutes sortes de coalitions, d'oppositions, de victoires et de défaites. Le centre de cette rivalité était en Europe. Les richesses des provinces d'outre-mer, en particulier l'afflux d'or et d'argent d'Amérique, servirent les intérêts dynastiques et nationaux; les guerres européennes et coloniales furent souvent menées avec des objectifs interdépendants, selon la célèbre formule de William Pitt: « Le Canada et bien d'autres territoires furent conquis en Allemagne », par suite de la prise de position de l'Angleterre en faveur de la Prusse au cours de la guerre de Sept Ans. Les puissances coloniales défendaient jalousement l'exploitation de leurs possessions d'outre-mer à leur profit exclusif, elles les isolaient le plus possible de l'extérieur, refusaient leur accès à des tiers, ne toléraient aucune liaison transversale. Les échanges humains, cul196
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turels et commerciaux ne se déroulaient qu'entre la nation mère et la colonie, et là encore pour l'essentiel uniquement dans un seul sens, aussi et même à l'époque de la pensée économique libérale. Tout au long de l'ère coloniale, les maîtres de ces empires firent de nombreuses tentatives d'intégration interne, même si elles restèrent dans l'ensemble sans succès. II faut entendre par intégration, dans ce contexte, toutes les mesures systématiques qui, d'un point de vue strictement fonctionnel et sans appréciation morale, visaient à faire participer la population non européenne à l'organisation administrative, économique, sociale ou culturelle et au mode de vie de la puissance centrale ou à l'insérer dans cet ordre. Les travaux forcés imposés aux indigènes étaient une mesure inhumaine, moralement indéfendable; l'esclavage n'en eut pas moins sur le plan fonctionnel un effet d'intégration, dans la mesure où les esclaves s'inscrivaient dans le système de production de l'entité colonisatrice, même si c'était contre leur volonté et contre leurs propres intérêts. L'octroi ou l'adoption de la langue de la nation mère, au moins par les élites des pays coloniaux, eut des conséquences encore plus importantes pour l'intégration des empires {et l'unité des Etats nationaux qui se constituèrent à leur suite}. A la fin de l'ère coloniale, le nombre d'individus impliqués dans les rouages de la civilisation moderne scientifique et technique et qui par conséquent, en dépit de toutes les tendances particularistes nationales, se considéraient comme faisant partie d'unités plus vastes outrepassant les frontières était de plus en plus grand. De lourdes fautes ont été commises sur cette voie. En particulier les crimes dont se rendirent coupables ceux qui opéraient sur le front de la civilisation, les explorateurs et les conquérants. Ils ont ouvert le monde, et du même coup la voie de l'avenir de l'humanité. Mais ils n'ont pas su en même temps établir sur des bases humaines les relations avec les populations qu'ils découvraient. II n'y a peut-être là rien d'étonnant, car ces explorateurs et conquérants étaient pour la plupart des êtres frustes, desperados, aventuriers, déserteurs, serfs échappés, considérant le droit du plus fort qui régnait sur les mers comme le comportement normal de l'homme. Des horreurs d'une cruauté inimaginable furent commises au cours de leurs actions. Vasco de Gama fit par exemple courser et brûler en haute mer dans l'océan Indien un navire de pèlerins arabes avec deux cents personnes à bord; et, d'après le récit, lui-même assista à cette scène épouvantable avec une froide satisfaction. Les massacres qui eurent lieu en Inde, au Congo, en Mrique du Sud, etc., restent la honte de la colonisation occidentale. 197
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L'un des aspects les plus sinistres, qui représente une régression par rapport à la norme atteinte à la fin du Moyen Age et sous la Renaissance en ce qui concernait les rapports entre les hommes, fut la forme d'esclavage pratiquée aux colonies, surtout la chasse aux esclaves, les marchés et les importations d'esclaves en Amérique centrale pour travailler dans les plantations. L'esclavage, qui reposait le plus souvent sur la corvée agraire, fut un statut social très répandu dans toutes les sociétés. Même la première grande civilisation non fondée sur un régime despotique, la polis grecque, s'appuyait sur le travail d'esclaves qui étaient le plus souvent des étrangers prisonniers de guerre. Au sein de l'Occident médiéval, avec une organisation sociale moins rigoureuse, le servage se limitait le plus souvent à l'attachement à la terre et à la corvée. De même qu'aucune souveraineté n'était absolue dans le rapport de suzeraineté, aucune servitude n'était totale et irrévocable. Une certaine liberté s'était instaurée dans bien des endroits. Les individus indépendants, enclins à la contestation et à la résistance, avaient presque partout la possibilité de s'enfuir vers la ville, où au bout d'un délai de rigueur ils accédaient à la pleine liberté. Quant aux esclaves noirs des pays arabes, ils avaient un sort meilleur que les serfs d'Occident. Aux colonies s'instaurèrent, au contraire, dès le départ, des relations de nature qualitativement différente. Les conquistadors avaient besoin de main-d'œuvre bon marché pour défricher, mettre en culture et exploiter les terres. La plupart des nouveaux maîtres exercèrent selon leur bon plaisir le pouvoir qui leur était échu tout à coup et en abusèrent sans scrupule. Après les chasses organisées aux débuts de l'ère coloniale sous le drapeau portugais, appelées filhamentos dans le jargon des conquérants, et encore orientées sur des individus, les Espagnols procédèrent à des déportations massives des populations de l'Mrique. Les marchands d'esclaves arabes et les potentats noirs, qui provoquaient eux-mêmes des guerres pour se procurer des prisonniers, collaborèrent pour fournir la marchandise humaine, qu'ils allaient chercher dans des régions de l'intérieur de l'Mrique où encore jamais aucun Blanc n'avait pénétré. Le triste tableau des Noirs enchaînés par des colliers, se traînant à travers la forêt vierge vers la côte pour y être embarqués, les traversées de l'océan sur des galères occasionnant d'énormes pertes en vies humaines, et par la suite le travail dans les plantations de canne à sucre, sous les ordres de surveillants sans pitié, maniant le fouet, suscitent aujourd'hui encore la révolte et la compassion de tous.
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La colonisation et le heurt entre les cultures Les colonisateurs justifiaient leur action par un objectif chrétien qui n'était pas la véritable motivation de leur comportement. Les Maures, qui étaient apparus dans le commerce en Méditerranée dès le début du x.ve siècle et qui avaient éveillé l'étonnement qui se devait, étaient certes considérés comme des descendants d'Adam, qui avaient aussi besoin de la rédemption et pouvaient y accéder; mais beaucoup les regardaient quand même comme les représentants d'une race inférieure, plus ou moins animale, qu'il convenait de traiter en conséquence. Inversement, nombre d'Indiens croyaient les conquérants blancs « directement venus du ciel », ou, comme le montre l'histoire de Moctezuma, les prenaient carrément pour des dieux, ce qui ne faisait que renforcer les envahisseurs dans leur orgueilleux préjugé selon lequel les autochtones n'étaient que des animaux comparés à eux - erreur tout à fait honorable de la part des Indiens, comme le note Lévi-Strauss, mais macabre de la part des Européens. En tout cas, en dépit de toutes les idées développées à l'époque de la Renaissance sur la dignité humaine, les esclaves africains étaient considérés comme de simples outils de travail, et si les colons avaient un souci à leur propos, ce n'était que celui de leur rentabilité, la question se posant de savoir s'il était plus lucratif d'entretenir leur pleine force de travail en les nourrissant suffisamment et en leur accordant des pauses, ou si l'exploitation de la main-d'œuvre jusqu'à épuisement et l'achat de nouveaux esclaves reviendrait moins cher. A l'occasion du heurt entre des cultures d'origine et d'orientation aussi différentes, au moins dans la phase de départ, qui dura parfois plusieurs décennies, les conquérants et les indigènes firent souvent des expériences bouleversantes qu'ils ne dominèrent pas. On ne saurait insister suffisamment sur le choc que provoqua l'ouverture de sociétés fermées sur elles-mêmes, vivant jusqu'alors sur le mode traditionnel. Les envahisseurs blancs trouvaient totalement incompréhensibles les comportements et les coutumes des « sauvages ». Ces derniers étaient encore moins capables de comprendre la façon dont se présentaient des envahisseurs « civilisés ». Urs Bitterli, qui prend parti pour les peuples colonisés, utilise pour illustrer sa position l'exemple de la prise de possession d'une île des Bahamas par Christophe Colomb, telle que la raconte son fils. « On ne saurait dénoncer de façon trop percutante l'absurdité de cette scène. Tout le cérémonial de la prise de possession, dont les Espagnols veillent - comme ils feront toujours - à ce que le déroulement soit for199
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mellement parfait, ne pouvait éveiller chez les autochtones nulle autre réaction qu'un étonnement sans bornes. Les airs solennels de ces étrangers, les costumes particulièrement fastueux qu'ils avaient choisis pour l'occasion, leur pilosité très développée et presque bestiale sur le visage, contrastant avec le calvitie de plus d'un de ces marins - toUt cela et bien d'autres choses encore plongèrent les Arawaks dans une état de stupéfaction incroyable 12. » Il faut encore considérer comme une chance la différence linguistique. Car les autochtones purent ainsi prendre la cérémonie des Blancs pour un rite magique. La prise de possession en tant que telle, ils n'auraient pu en effet la comprendre, puisque l'idée de propriété privée leur était étrangère. Les uns comme les autres étaient dépassés. Il fallut des générations pour que s'amorçât une forme de compréhension mutuelle. Les préjugés, les erreurs et les malentendus acquis à l'étranger furent aussi accumulés par les étrangers. Cela empoisonna le rapport entre les deux groupes et s'opposa au rapprochement cosmopolite entre les races. Au Nouveau Monde, les Espagnols tombèrent sur des hommes qui vivaient nus, dont ils mentionnent brièvement qu'ils vivaient encore à l'âge d'or: sans gouvernement, sans armes, sans argent, sans poids et mesures, sans justice et sans peines, sans éducation des enfants, bref libres et égaux, comme de « nobles sauvages» dans un bonheur paradisiaque éternel. Christophe Colomb souligne avec un étonnement toujours renouvelé, dans son livre de bord 1.\ que les Indiens vivaient nus et dépouillés de tout vêtement, tels que Dieu les avait créés. Il les trouve dociles et sans méchanceté, gentils, généreux, timides, aimables, prêts à donner tout ce qu'ils possèdent. A l'idéalisation succède vite la malédiction. Déjà Christophe Colomb - dans le récit de son deuxième voyage - parle de méfiance, de répression et de meurtre. Plus les Blancs rencontrent de difficulté, plus ils noircissent le tableau. Dans leur quête obsessionnelle de l'or, ils se heurtent à la résistance et à la défense de ceux qu'ils présentaient au départ comme des enfants du paradis, paisibles et généreux. La méfiance engendre la méfiance, à la cruauté répond une cruauté encore plus grande. Les récits jadis idylliques du Nouveau Monde, qui semblaient inspirés d'Ovide, se remplissent désormais de visions d'horreur. « La découverte que le paradis terrestre était peuplé d'enfants de Satan plongea les Blancs dans le désarroi 14.» Ils avaient l'habitude de la torture et de la cruauté, mais devant le cannibalisme et les mutilations obscènes que subirent leurs compatriotes, ils n'éprouvaient qu'horreur et incompréhension. Les indigènes des colonies, qui agissaient ainsi 200
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par superstition, pour accomplir un rite ou pour se venger, furent alors dépeints comme des animaux à visage humain. Ces expériences gâchèrent pour un temps infini les relations entre les Blancs et les hommes de couleur; l'oppression ne nuit pas moins aux oppresse4rs qu'aux opprimés. Le souvenir de l'époque coloniale n'a pas été effacé par la décolonisation. Il arrivait aussi, il faut toutefois le noter, que des esclaves soient traités humainement aux colonies. En tant qu'interprètes, guides ou pisteurs, ils accédaient à des positions privilégiées; les concubines, dont les enfants grandissaient sans discrimination dans le cercle des frères et sœurs légitimes, étaient le plus souvent intégrées à la famille. Déjà Christophe Colomb mentionnait dans son livre de bord qu'il avait compris qu'il « sauverait les indigènes et les convertirait à notre sainte foi bien mieux par l'amour que par l'épée» et il songe à leur faire des cadeaux « pour s'en faire des amis 15». Cela correspondait à sa conception religieuse, visant l'union de l'Occident et de l'Orient sous la direction du Christ. Par la coexistence forcée entre les races, surtout en Inde occidentale et au Brésil, ainsi que l'a montré mieux que tout autre le sociologue brésilien Gilberto Freyre, est née une culture mixte exemplaire dans la perspective de l'histoire universelle. A la différence des Espagnols qui tenaient les autochtones dans un mépris racial, les Portugais se montrèrent bons et tolérants à leur égard. Ils étaient fortement attirés par les femmes indiennes et leur ardente sensualité. « Peuple difficile à classer entre l'Europe et l'Mrique 16», ils se sont mêlés sans réticence aux peuples d'autres races - maures, mozarabes, arabes, berbères - tout au long de leur histoire. Parmi tous les peuples colonisateurs, ils furent ceux qui « fraternisèrent le mieux avec les races considérées comme inférieures ». Leur philosophie n'y a pas été pour rien. Chez l'étranger, ils redoutaient non pas le sang d'une autre race, mais la mauvaise croyance, l'hérésie. Cela a marqué l'histoire du pays. Le Brésil resta ouvert aux étrangers, Français, Espagnols, Allemands, Anglais pourvu qu'ils fussent catholiques. Les Portugais ont ainsi « puissamment contribué à la démocratisation raciale du Brésil » et à l'évolution cosmopolite du monde. Il faut aussi rendre hommage aux courageux efforts des prêtres, fonctionnaires et intellectuels espagnols qui, à partir de Bartolomé de Las Casas et à sa suite, attirèrent l'attention sur les injustices de l'autre côté de l'océan et réclamèrent leur élimination. Enfin, on ne saurait porter de jugement équitable sur ce heurt violent entre les cultures sans mentionner les codes de lois monumentaux et d'inspi201
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ration progressiste qui furent élaborés pour la protection des Indiens. Contrairement aux Noirs, les Indiens étaient constitutionnellement les sujets du roi d'Espagne et pouvaient donc revendiquer sa protection. C'est pourquoi Charles Quint interdit très tôt aux conquistadors la conquête de nouveaux territoires. Philippe Il interdit par décrets royaux, « que nul n'osa enfreindre», les mariages mixtes et le métissage racial pour protéger la partie la plus faible de la population, et il exigea de ses compatriotes qu'ils respectent les coutumes des indigènes. La chose était nouvelle et fort inhabituelle en un temps où le pillage se pratiquait quotidiennement et où la responsabilité à l'égard de subalternes était encore inconnue. Parry prête à ces gouvernements un « sens profond de la responsabilité à l'égard des peuples soumis de race étrangère» et il s'en explique: « Cette responsabilité était plus que la clémence politique de souverains expérimentés. Elle était ressentie comme un devoir moral, découlant de la religion et de la pensée humanitaire (...) Cette évolution fut essentiellement le fruit de la réflexion des théologiens et juristes espagnols du xvr< siècle 17. » Toutefois entre l'idéal et réalisation, entre la loi et son application, il y avait un gouffre. Etant donné que l'acheminement d'une information ou d'un ordre par la poste aux colonies et le retour prenaient entre un an et un an et demi, et que, dans leur environnement étranger, les colons, qui menaient une véritable lutte pour la vie, échappaient à tout contrôle de la part des fonctionnaires, ces lois humanitaires étaient quasiment inapplicables et sans effet. Il fallut attendre l'invention du bateau à vapeur au XIXe siècle pour que les colonies pussent véritablement être gouvernées à partir de la nation mère. De même que la colonisation, qui couvrit en plusieurs vagues successives la totalité du globe, la décolonisation fut ensuite un processus et une réalisation spécifiquement européens. Rudolf von Albertini illustre cette démarche par une comparaison: « A la différences des conquérants anciens, qui très souvent s'étaient mêlés aux populations conquises et n'apparaissaient donc plus comme une classe dominante "étrangère" mais "interne", dans la domination coloniale européenne, gouvernants et gouvernés restèrent clairement séparés. Même si l'Europe a pu croire sa position de pouvoir assurée pour une certaine durée, les responsables au moins savaient qu'ils étaient et resteraient "étrangers dans le pays". Cela produisit un "syndrome de pouvoir" à fondement racial, où le sentiment de supériorité, la peur et l'insécurité devant le "monde étranger" se mêlaient étroitement: on recherchait la distance sociale. Le pouvoir colonial n'était en aucune façon uniquement répressif, et les moyens
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de répression ne furent employés que rarement après l'instauration factuelle du pouvoir; mais gouvernants et gouvernés savaient qui en disposait (...) Les uns ne pouvaient pas renoncer à leur monopole de pouvoir, ni laisser échapper de leurs mains la "fonction d'autorité" ; les autres devaient plus ou moins s'adapter à la "situation coloniale" et se voyaient exposés finalement à un processus d"'aliénation" et à un "refus de leur identité" tant que le transfer ofpower n'était pas chose faite 18. » L'histoire coloniale européenne fut à tous égards - tant par son ampleur que par son dénouement - un cas particulier. Dans d'autres cultures, les choses se passèrent plus simplement. Les conquérants arabes envahirent aux VIle et VIlle siècles toute l'Mrique du Nord et l'Asie Mineure (jusqu'à Samarcande, Boukhara et la vallée de l'Indus) et ils arabisèrent une grande partie des populations de ces pays en s'unissant à des femmes indigènes et en imposant ,leur religion et leur langue. Les habitants de toute la ceinture d'Etats qui va du Maroc au golfe Persique se considèrent et se désignent encore aujourd'hui comme arabes, en dépit de toures les différences où l'origine et la tradition jouent un certain rôle. « Une fois que les Arabes furent devenus musulmans, ils assimilèrent à leur croyance, à leur langue et même à leur type physionomique un plus grand nombre d'étrangers que ne le fit jamais aucune aurre race, y compris les Grecs anciens, les Romains, les Anglo-Saxons et les Russes 19. » Un peu de la même manière, les Russes, qui en 1650 encore vivaient dans une petite principauté autour de Moscou, ont réussi en l'espace de deux siècles à s'étendre jusqu'au Caucase, à la mer Blanche et au Pacifique, à infiltrer, à découvrir et à coloniser les territoires conquis. Mais contrairement à ce qu'ont pu croire de nombreux observateurs, sous les tsars puis sous le régime soviétique, ni le tsarisme ni le communisme n'ont réussi à intégrer ou à assimiler les populations autochtones, qu'elles se considèrent comme des peuples, des nationalités ou des nations. Moscou lutte encore aujourd'hui avec elles, et même par les armes - ainsi que le montre le triste exemple de la T chétchénie. Les empires coloniaux d'Occident, de leur côté, se sont disloqués. Cela s'explique en partie par le fait que c'était des empires maritimes. Les colonies étaient séparées et très éloignées de la nation mère, elles étaient « outre-mer» (la notion est employée depuis les croisades), elles échappaient donc au contact direct et continu avec la puissance dominatrice. Mais il y eut un facteur plus important: la présence dès le départ, dans toutes les nations occidentales, d'esprits libéraux qui s'élevèrent contre l'injustice de la conquête, de
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l'oppression et de l'esclavage et prirent parti pour les populations locales - depuis Las Casas, en passant par les philosophes des Lumières, qui considéraient les primitifs comme de « beaux» et « nobles» sauvages, jusqu'à Macauly, qui donna aux Indiens un système scolaire moderne, et au romantique de l'Arabie et proconsul du Maroc, le maréchal Lyautey, qui voulait conserver aux villes autochtones leur cachet d'origine. Quelles qu'aient été les motivations respectives de ces critiques, qu'ils aient agi pour des raisons chrétiennes, morales et libérales ou économiques et pragmatiques, les attaques des ressortissants du pays contre la pratique coloniale de leur gouvernement contribuèrent beaucoup à remettre en question toute l'entreprise coloniale en tant que telle. Bien entendu, les commerçants, hommes politiques et militaires, plus durs, se sont contentés de rire de ces adversaires philanthropes et idéalistes pour qui ils n'avaient que mépris. Mais l'effet à long terme des idées éclairées et humanitaires se fit sentir, une fois que les puissances coloniales eurent épuisé leurs forces après les deux guerres mondiales. C'est au travers des idées libérales que l'Europe se distingua des autres cultures dans son originalité unique par rapport à l'histoire universelle. Colonisation et décolonisation, bien qu'opposées, vont de pair comme les deux faces d'une médaille. On peut dire rétrospectivement que la chute des empires coloniaux, la décolonisation, était contenue dialectiquement dès le départ dans leur formation. Elle se déroula finalement en trois phases: _ la déclaration d'indépendance des Etats-Unis en 1776 et, à sa suite, celle des colonies de peuplement blanches de la Grande-Bretagne Australie, Canada, Nouvelle-Zélande et Mrique du Sud; l'indépendance des colonies d'Amérique latine au temps des guerres de Napoléon ; et enfin l'abandon et l'indépendance tout d'abord de l'Inde en 1947 et, avec une rapidité inattendue, des derniers territoires coloniaux d'Mrique, d'Asie et d'Océanie. Après ça, le monde ne se retrouva certes pas politiquement unifié, mais quand même structuré de façon uni(orme suivant le principe territorial. Il n'était plus que d'Etats souverains, et eux seuls rivalisaient: les jeunes Etats qui ont accédé récemment à l'indépendance en faisaient partie et voulaient faire valoir leur identité politique. C'est pourquoi la Conférence afro-asiatique de Bandung en 1955 - immédiatement après le début de la décolonisation - suscita une si puissante exaltation chez les intéressés. Les peuples de couleur et leurs chefs, qui se connaissaient à peine, se
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rencontrèrent pour la première fois en une occasion solennelle, ils firent connaissance, se réunirent au sein de comités de décision. Le verrouillement des empires d'outre-mer se maintint des années après la décolonisation. Ainsi, dans les années soixante encore, les communications téléphoniques entre les anciennes colonies de la France et de l'Angleterre, par exemple entre les deux capitales assez peu éloignées du Ghana et de la Côte-d'Ivoire, Accra et Abidjan, ne pouvaient s'établir que par l'intermédiaire de Paris et de Londres. « La situation coloniale subsiste 20 », estime, à juste titre au moins sur ce point, Albert Memmi. L'ouverture du monde à la suite des grandes découvertes a créé ou renforcé les conditions requises pour le développement du cosmopolitisme à l'échelle du globe. L'exploration des terres nouvelles entraîna des relations plus étroites entre les hommes de différentes cultures. Les rencontres avec des étrangers constituèrent des épreuves qui à vrai dire ne furent conçues comme telles et comme une mission historique qu'à une date ultérieure.
lA RÉPUBLIQUE DE L'ESPRIT: LE XVIII< SIÈCLE
CHAPITRE 12
La république de l'esprit: le
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siècle
L antinationalisme - La montée des intellectuels - Les salons: l'esprit, le commerce du monde, la conversation - Les émigrants - Les sociétés patriotiques - La fraternité et la paix - L 'humanité et la tolérance La torture - La peine de mort - L'esclavage - L'individu et la raison - La curiosité, les stéréotypes nationaux et la psychologie des peuples Trois exemples: Lamprecht, Fougeret, Goldsmith - La langue universelle, la polyglottie et les grandes langues du monde La vie littéraire internationale
Les idées et les comportements cosmopolites redécouverts à l'époque de la Renaissance et donnés en exemple par certains cercles de la société furent repris au temps des Lumières, la « bienfaisante lumière », développés encore, et ils trouvèrent alors leur réalisation la plus complète jusqu'à ce jour. Une véritable fureur cosmopolite s'empara des esprits; ce mouvement d'enthousiasme faisait partie intégrante de l'atmosphère d'essor nouveau et de la philosophie du progrès qui animaient toute l'Europe de cette époque, y compris les provinces américaines. Selon la formule précise de D'Alembert dans son discours préliminaire à l'Encyclopédie qui a valeur de programme, les philosophes des Lumières voulaient « changer la façon commune de penser 1 ». D'Alembert ne constatait-il pas, au milieu du siècle, « dans toures nos idées s'est opéré un changement notable: un changement qui, par sa rapidité, promet un bouleversement encore beaucoup plus grand pour l'avenir (...) Depuis les principes
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des sciences jusques aux fondements de la religion révélée, des problèmes de la métaphysique jusques à ceux du goût, de la musique à la morale, des controverses théologiques aux interrogations de l'économie et du négoce, de la politique aux droits des peuples et au droit civil, tout a été discuté, analysé, soulevé 2 ». Une fermentation générale était en cours. Le continent presque tout entier, constatait Voltaire, a tourné au cours des cinquante dernières années son visage vers la tolérance 3, l'Angleterre, où « la liberté est née 4 », et la France, où bat le cœur de l'Europe, jouant en l'occurrence le rôle central. Même dans l'Italie opprimée par l'ardeur de la Contre-Réforme et le pouvoir du clergé, les forces du renouveau et de l'essor universalistes s'animèrent sous les illuministi: Milan et Naples furent les phares de ce courant. Et aussi la Russie, qui restait sous le joug d'une monarchie absolue au pouvoir illimité, s'imprégna avidement des idées nouvelles avec des monarques éclairés comme Pierre le Grand et Catherine II. C'est la péninsule Ibérique qui resta la plus retardataire. A l'époque de Hume et de Voltaire, on en rit encore aujourd'hui, les érudits de l'université de Salamanque, la plus grande université espagnole, débattaient pour savoir quelle était la langue des anges et si le ciel était fait d'un liquide pareil au vin ou du métal dont on coulait les cloches 5. Mais, pour finir, les idées nouvelles pénétrèrent en Espagne et au Portugal, elles émurent les cercles concernés et les incitèrent à jeter un coup d'œil à l'étranger et à rencontrer leurs pareils. C'est donc à juste titre qu'on qualifie le XVIIIe siècle de siècle cosmopolite, même si les peuples ne devinrent naturellement pas cosmopolites du jour au lendemain, et si les dirigeants poursuivirent leur politique et leurs guerres toujours au nom de la raison dynastique et bientôt de la raison d'Etat ou de gouvernement. L'esprit, lui, soufflait dans une nouvelle direction. La formule de Diogène « je suis citoyen du monde» fut employée par les principaux penseurs de cette époque, que ce fût Hume ou Voltaire, à titre de profession de foi: « 1 am a citizen of the world », « je suis un cosmopolite ». On cherchait des précurseurs pour ancrer cette idée dans le passé. Déjà Pierre Bayle, qui composa à lui seul son Encyclopédie, et donna à ses successeurs les impulsions décisives, déclarait que l'historien devait « oublier qu'il était d'un certain pays, élevé dans une certaine religion, qu'il était tenu à la gratitude à l'égard de tel ou tel (...) lui demande-t-on d'où il vient, il doit répondre: "Pas plus français, qu'allemand, anglais ou espagnol, je suis un citoyen du monde, je ne suis ni au service de l'empereur ni au service du roi de France, mais au service de la
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vérité; elle est ma seule reine à qui j'ai prêté serment d'obéissance 6." » Montesquieu résumait la même idée en déclarant que plus on se montrait bon sujet, plus on devenait mauvais historien. S'il savait une chose, assurait-il, qui pût le servir mais fût nuisible à sa famille, il ferait tout pour l'ignorer. S'il savait une chose qui pût servir sa famille, mais non sa patrie, il s'efforcerait de l'ignorer. S'il savait une chose qui pût servir sa patrie, mais fût nuisible à l'Europe, ou qui pût servir l'Europe mais fût nuisible à l'espèce humaine, il la considérerait comme un crime 7. Voltaire, sinophile, se réclamait de l'universalisme de la Chine et voyait en Confucius et ses émules les successeurs des premiers cosmopolites. Joseph Addison reprenait la même idée sous une forme différente, déclarant dans son Spectatorqu'il se considérait comme « danois, suédois, français selon les moments 8 », et comme citoyen du monde. Diderot, dans un épanchement d'émotion, écrivait à son ami philosophe écossais David Hume: « Mon cher David, tu appartiens à toutes les nations, et tu ne demanderas jamais son extrait de naissance à un malheureux. Je me vante d'être comme toi citoyen de la grande cité universelle 9 », et il le priait à cette occasion de lui apporter une aide matérielle pour un ami tombé dans le besoin. Thomas Paine écrit dans un style pathétique: « My country is the world, my countrymen mankind lO » (mon pays est le monde, mes compatriotes l'humanité). Gaetano Filangeri, qui avec son œuvre capitale, Scienza della legislatione, fit pénétrer les Lumières sur le terrain du droit constitutionnel et de la législation, estimait que « le philosophe était citoyen de tous les lieux et de tous les temps Il ». Wieland, que les Français qualifiaient par euphémisme de Voltaire allemand, était persuadé que « seul le citoyen du monde pouvait être un bon citoyen », car lui seul « pouvait accomplir la grande œuvre à laquelle nous sommes voués, qui est de développer la culture, la raison et la noblesse de l'humanité, et dont le fruit est le bonheur public et général 12 ». Kant démontrait dialectiquement que la nature de l'homme le poussait « à se tirer de la paresse et de la suffisance oisive (...) pour que les forces de l'humanité ne s'engourdissent pas », de telle sorte « qu'enfin ce qui est la plus haute intention ae la nature, d'arriver à un état de cosmopolitisme généralisé (...) un jour ou l'autre se réalise 13. » Ql}ant à Thomas Jefferson, il inscrivait la mission universaliste des Etats-Unis dans la Déclaration d'indépendance: l'Amérique agit pour l'humanité entière, ce qu'il exprime far une variante de la formule de Cicéron:
philosophiques vivaient dans une atmosphère d'euphorie que l'on a peine à se représenter aujourd'hui. « Vous qui vivez au XVIIIe siècle, et surtout vous dont la vie commence en ce siècle, connaissez votre bonheur 15 », proclamait François-Jean de Chastellux, homme de lettres, prévoyant que l'avenir réserverait encore des temps meilleurs. Helvétius se félicitait en termes dithyrambiques de la victoire du dieu bon sur le dieu mauvais. « L'enfer s'anéantit lui-même, le ciel est sur terre 16. » L'empire de l'obscurantisme est vaincu. La nuit est finie. « L'aurore, annonciatrice du soleil, va bientôt paraître 17. » Les « philosophes », puisque c'est ainsi qu'on appelait les intellectuels, étaient persuadés que les vieux mécanismes d'oppression étaient en train de se désagréger - surtout dans la moitié du siècle - , que les pratiques de la justice pénale, de l'Eglise et de l'État (depuis l'Inquisition jusqu'à la torture) étaient dépassées et seraient abolies. Même Voltaire, toujours critique, tirait un bilan positif, concluant qu'il y avait plus de bien qt}e de mal sur la terre. La raison avançait à grands pas: heureux les Etats qui avaient leurs Platons 18. « L'heure des philosophes a enfin sonné 19 », déclare aujourd'hui encore avec une visible satisfaction l'historien des idées italien Franco Venturi. Même les rois et les empereurs - Frédéric II, Catherine II ou Joseph II - étaient en train de reconnaître qu'ils ne pouvaient pas se passer du conseil et de la direction des philosophes. Tout en n'oubliant pas de rappeler que c'était eux, les souverains, qui prenaient les décisions et devaient en assumer la responsabiIitéZo. Mais dans l'ensemble l'Europe intellectuelle reconnaissait - au moins par moments - qu'elle vivait dans « le meilleur des mondes possibles », selon la définition de Leibniz.
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Ubi libertas ibi patria 1
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Les hommes de cette époque qui se penchaient sur les problèmes
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L'antinationalisme Les contraintes d'un patriotisme provincial et chauvin traditionnel devaient être définitivement dépassées. C'était la conviction commune des « philosophes 21 », dont les auteurs et collaborateurs de l'Encyclopédie pouvaient se considérer comme l'avant-garde. En remontant plus loin, on peut situer le début du cosmopolitisme des Lumières chez les auteurs anglais plus anciens, Bacon, Newton et Locke. « Les propagandistes des Lumières furent les Français (...) mais leurs (...) pionniers furent les Anglais 22. » Outre la déraison, la superstition et l'intolérance religieuse, les penseurs des Lumières attaquaient essentiellement le nationalisme étriqué dont les proclamations n'étaient à leurs yeux que les préjugés d'hommes ignorants
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et incultes. Voltaire considérait le patriotisme vulgaire comme un mélange d'amour de soi et de préjugés; Samuel Johnson y voyait « le dernier refuge d'un vaurien»; Pope déclarait qu'un n'était qu'un fou; aux yeux de Locke la division du monde en Etats séparés et indérendants n'était qu'un effet de la nature mauvaise de qu'i fallait surmonter 23 • Lessing rêvait qu'il « y eût dans chaque Etat des hommes qui aillent au-delà des préjugés de la population et sachent exactement où le patriotisme cesse d'être une vertu 24 ». Isodoro Bianchi, écrivain du cercle de la revue Notizie dei letterati, éprouvait pour l'idée de patriotisme une répulsion telle qu'il prononça ce jugement extrême: « Qui ne considère pas le monde entier comme une seule et même famille et ne voit pas en outre dans les habitants des antipodes ses frères gardera toujours un cœur vulgaire et ne saura jamais aimer 25. » Dans son récit de voyage autobiographique, Le Cosmopolite, Fougeret de Montbron montre qu'il se désolidarise de son pays. Au cours d'un séjour à Lisbonne, il demande à son ambassadeur un passeport pour l'Angleterre. « [M. de Chavigny] me demanda si j'avais oublié que nous étions alors en guerre avec l'Angleterre. Je lui répondis que non; mais que j'étais habitant du monde, et que je gardais une exacte neutralité entre les puissances belligérantes.» Et, pleinement conscient du caractère paradoxal de sa requête, Fougeret ajoute: « Si M. de Chavigny ne goûta point mes raisons, au moins eut-il la bonté de se rendre à mes instances. Il me donna un passeport 26 • » L'esprit cosmopolite s'empara aussi des spécialistes des sciences de la nature au temps de leur premier essor. A l'occasion d'un voyage en France, où ils furent fêtés avec le plus grand enthousiasme, bien que, encore une fois, la France fût alors en guerre avec l'Angleterre, les physiciens anglais Humphrey Davy et Michael Faraday se comportèrent comme s'ils venaient juste de lire la conversation de Fougeret avec son ambassadeur. Davy note: « (..•) si les deux pays ou les deux gouvernements sont en guerre, les savants ne le sont pas (...) Nous ferions mieux d'atténuer la brutalité des hostilités nationales par l'entremise des hommes cultivés 27. » Une anecdote à propos de Benjamin Franklin témoigne du même esprit. Sans y être véritablement habilité, l'ambassadeur américain à Paris ordonna « à tous les capitaines et comgIandants de navires de guerre, qui par décision du Congrès des Etats-Unis se trouvent actuellement en guerre avec la Grande-Bretagne, [de] ne pas considérer les savants anglais comme des ennemis, mais des amis communs de l'humanitélS ». Pour autant que l'on sache, aucune mesure n'a été prise à l'encontre de cette disposition. La
formule cosmopolite « amis de l'humanité» pour désigner les savants était du reste déjà celle qu'avait employée le duc d'Albe, lorsque, occupant les Pays-Bas, il avait donné ordre de mettre en sécurité les érudits. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pacifiste américain Garry Davis adopta une attitude analogue à celle de Fougeret lorsqu'en mai 1948 il alla déposer son passeport à l'ambassade des Etats-Unis à Paris, se proclama premier citoyen du monde et planta sa tente, du reste rapidement enlevée par la police, devant le palais de Chaillot où siégeaient les Nations Unies, « sur le territoire de l'ONU ». L'initiative ne trouva pas un terrain aussi favorable qu'au XVIIIe siècle. L'audacieux cosmopolite retint certes l'attention des médias ravis de tout écart par rapport à la normalité, et il reçut de nombreuses déclarations de sympathie, même d'Albert Einstein, ainsi que de grands écrivains français, Emmanuel Mounier, Albert Camus, André Breton. Mais ses idées cosmop91ites, surtout la volonté de ne relever de la compétence d'aucun Etat ni gouvernement en particulier, furent considérées comme les excentricités d'un Américain mélancolique, et non pas comme les visions du prophète d'une ère nouvelle.
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La montée des intellectuels Ces pensées optimistes et ces généreux idéaux étaient défendus surtout par les intellectuels - étonnamment unis et en harmonie en dépit de toutes les différences personnelles ou nationales et de toutes les divergences d'opinion. Ils estimaient constituer un groupe, instructuré, mais soudé et dépassant les frontières, qui avait sa propre loi. Ils se rencontraient dans un certain nombre de centres, formaient des cénacles, voyageaient pour se rendre à des conférences où ils échangeaient leurs idées, et furent les premiers à vivre de leur plume. Ils transformèrent ainsi la république d'érudits des humanistes de la Renaissance en « république des lettres » du XVIIIe siècle. Les intellectuels de cette époque n'étaient plus représentés essentiellement par les philologues qui se consacraient aux études classiques, mais par les clercs, les « gens de lettres ». Ils n'étaient pas exempts de toute ambition scientifique, mais l'activité scientifique était plutôt à leurs yeux un passe-temps qu'ils pratiquaient en amateurs. Holbach se vantait de ses recherches sur les minéraux et les métaux, Condillac de ses connaissances physiologiques, Turgot était économiste, d'Alembert physicien de talent (le principe de D'Alem-
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bert}. Les intellectuels se voulaient avant tout enseignants, maîtres à penser. Diderot écrivait: «Le juge dit le droit, le philosophe enseigne au juge ce qui est la justice et l'injustice. Le soldat défend sa patrie; le philosophe enseigne au soldat ce qu'est la patrie. Le prêtre ordonne à son peuple d'aimer et de respecter les dieux; le philosophe enseigne au prêtre ce que sont les dieux. Le souverain règne sur tout ; le philosophe enseigne au souverain où sont l'origine et les limites de son autorité2 9• » Les «philosophes» ne se lassaient pas de stigmatiser les préjugés et la superstition, l'intolérance et le fanatisme des prêtres et de vilipender l'aristocratie pour son oisiveté et son inutilité sociale. Le rapport des philosophes au grand et beau monde était ambivalent (comme celui de toutes les classes montantes à la classe supérieure établie). D'un côté, ils polémiquaient contre les privilégiés, de l'autre, ils voulaient à tout prix être socialement reconnus par eux. Ils imitaient leur raffinement et leur mondanité, cherchaient à se faire admettre dans leurs cercles, mais développaient en même temps un sentiment de supériorité ou tout au moins d'égalité du fait de leur esprit. Ils gagnaient en prestige et exerçaient une influence croissante. En se définissant comme les représentants de l'esprit, les philosophes introduisirent un élément nouveau dans l'échelle des valeurs sociales traditionnelles. L'aristocrate fondait son sentiment de primauté sur ses attributs héréditaires, le sang et la propriété du sol: le pouvoir fondé sur la naissance; le bourgeois s'appuyait sur les biens acquis par son métier: le pouvoir par la richesse; mais l'intellectuel se fondait sur les connaissances acquises: savoir égale pouvoir. Outre la dimension de l'esprit, les intellectuels introduisirent aussi l'idéal cosmopolite dans l'échelle des valeurs. Les têtes couronnées et les princes en titre devaient jusqu'alors conclure des mariages avec des princes ou de même rang qu'ils ne pouvaient trouver que dans d'autres Etats. Les nobles dans leurs châteaux forts, seigneurs de province, entretenaient une mentalité provinciale. C'est seulement après l'écrasement des frondes féodales, en France sous Henri IV, qu'ils furent attirés à la cour du roi et adoptèrent dans la capitale les principes cosmopolites qui y avaient cours. La nouvelle élite, constituée des intellectuels, se situait socialement entre les couches traditionnelles. Elle ne formait pas une classe dépendant de la naissance, pas plus qu'une classe au sens de communauté économique. Ses membres étaient d'orientation et de conviction cosmopolites et antinationalistes. Leurs origines sociales et familiales allaient du semi-prolétariat à la haute noblesse - et il
en fut ainsi tout au long du XVIIIe siècle, sur trois générations de « philosophes », que l'on peut représenter par les noms de Montesquieu (1689-1755), Rousseau (1712-1778) et Kant (1724-1804). Franklin (fils de savonnier), Diderot (fils de coutelier), Rousseau (fils d'horloger), Paine (fils de corsetier) étaient issus d'un milieu d'artisans modestes. Grimm, Kant, Lessing, Wieland, Lichtenberg grandirent dans des familles de pasteurs et de professeurs, d'un niveau culturel élevé mais avec des moyens économiques limités. Le père de Voltaire était notaire, celui de Jefferson ingénieur civil et juge de paix. L'historien Gibbon était issu d'une riche famille de marchands, le père d'Helvétius était le médecin personnel de Marie Lesczinska, femme de Louis XV; d'Alembert était le fils naturel de Mme de Tencin et devint officier du génie. Étaient sortis des rangs de la noblesse, le marquis de Condorcet, Condillac et son frère Mably, le baron d'Holbach, Turgot, baron de l'Aulne, Cesare Beccaria, le comte de Volney, le baron Ernst Chrisrof von Manteuffel, cosmopolite érudit, aventurier politique et fondateur de la Société des alétophiles (amis de la vérité). La « petite troupe des philosophes» était un groupe de travail international qui se définissait sociologiquement par ses grands esprits, son art et ses œuvres. Chacun, d'où qu'il vînt, en faisait partie, à partir du moment où il se considérait, ne serait-ce qu'intellectuellement, comme en faisant partie, et où les autres estimaient qu'il était des leurs. Les signes extérieurs de cette appartenance étaient la fréquentation de certains lieux de rencontre, cafés, caves, bars à huîtres, où se rendaient les plus illustres, les invitations occasionnelles ou régulières dans les salons, enfin l'inscription dans des clubs, loges, sociétés savantes ou académies. Le Congrès pour la liberté de la culture 30, fondé à Berlin après la Seconde Guerre mondiale, avec les relations qu'il entretenait dans le monde entier et ses revues, au nombre d'une trentaine dans les années cinquante et soixante, publiées dans un nombre à peu près égal de pays (Monat, Preuves, Encounter, Cuardernos, Forum, Tempo Presente, jusqu'à la Solidarity philippine), était une lointaine réeercussion de cette culture intellectuelle cosmopolite. Sous l'influence de la recherche moderne sur les mentalités, on conteste l'idée du rôle directeur des philosophes. Des historiens anglo-saxons 31 mettent en doute la thèse selon laquelle la Révolution fut la lutte d'une bourgeoisie éclairée grâce à l'œuvre des philosophes, révoltée par les injustices de la monarchie, contre une aristocratie féodale rétrograde, pour prendre sa part du pquvoir. Ces conceptions ne seraient que de romantiques images d'Epinal, de simples légendes historiques. Les intellectuels n'auraient jamais
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constitué qu'une faible minorité. La bourgeoisie, de son côté, aurait été d'orientation très nettement conservatrice à l'époque. La campagne obéissait toujours aux prêtres. Et la « majorité silencieuse» du temps de la Révolution lisait les manuels d'édification de l'Église et non pas les traités pleins d'esprit de Voltaire ou de Rousseau. Les masses avaient besoin de leurs traditions anciennes pour la naissance et pour la mort, de leurs fêtes et de leurs usages traditionnels pour les mariages ou les fêtes de saints, et non pas des visions progressistes des philosophes. Pour si intéressants et méritoires que soient les résultats, du reste presque exclusivement quantitatifs, de la recherche moderne sur les mentalités, ils ne sauraient guère ébranler les vieilles théories fondamentales. Car tout le monde sait quand même que les idées nouvelles ne sont jamais défendues au départ que par une minorité, que les masses restent attachées à la croyance ancienne et qu'elles n'acceptent le renouveau et ne s'y adaptent que lentement et avec hésitation. Par conséquent, même si les manuels d'édification chrétienne ont été davantage lus à l'époque de la Révolution que les œuvres des philosophes, ce furent néanmoins les philosophes qui dessinèrent le nouveau visage de l'avenir.
Le lieu de rencontre le plus caractéristique des intellectuels était les salons, dont les premiers furent ouverts dès le début du XVIIe siècle par des dames de la haute aristocratie comme la marquise de Rambouillet, qui domina la vie intellectuelle de la capitale pendant un demi-siècle, la spirituelle Mme de Sévigné ou, issue d'une famille de la noblesse de province, Mlle de Scudéry. On soignait dans les salons « la galanterie, le bel air et le beau langage », on manifestait la plus extrême courtoisie à l'égard des femmes, on entretenait le raffinement, un style de conversation gracieux et léger. La conversation était du reste considérée comme le principal moyen de rapprochement, elle était l'objectif explicite de ces rencontres. Il s agissait, sans trop approfondir, mais sans non plus rester totalement superficiel, d'exposer ses propres vues, de la façon la plus brillante et la plus palpitante, la plus élégante et la plus amusante possible, et d'accueillir celles des autres avec aisance et gentillesse. Il fallait éviter outre le « genre ennuyeux », jugé intolérable, ce pédantisme, auquel Montaigne avait déjà consacré tout un
chapitre des Essais 32 • On ne pouvait imaginer de plus dur reproche que celui de s'enferrer sur un sujet, vouloir à tout prix avoir raison, grossir de petites choses - bref ne pas avoir le sens du commerce au monde. Dans sa revue Il Caffè, Alessandro Verri écrivit luimême un article sur ce thème, où il stigmatisait]'éternel ennui des pédants qui veulent tout savoir et écrivent beaucoup, et il résumait son jugement en une formule concise: « MoIte parole, e poche cose 33 » (beaucoup de mots pour pas grand-chose). On pouvait aborder tous les sujets et rien n'était tabou - pourvu qu'on les traitât avec la légèreté et le bon goût de rigueur: la religion et la tolérance religieuse, si chère au cœur des hommes de cette époque, le fanatisme et la superstition, la société et les privilèges de classe qui devaient finalement déclencher la Révolution, sans oublier aussi et surtout la philosophie et les Lumières que le siècle lui-même s'était données pour emblèmes. On évitait toutefois de parler politique ou affaires dans les salons; même à l'époque du fondateur de la banque franco-écossaise et virtuose de l'inflation John Law, qui tint en haleine tous les esprits, il était considéré comme de bon ton de ne pas mettre ces problèmes sur le tapis, par égard pour l'hôtesse qui redoutait les trop violentes altercations entre les messieurs. Les salons eurent pour principale fonction sociale l'affinement des mœurs et l'intégration des catégories sociales. Le monde de la noblesse, essentiellement masculin, dont les occupations préférées étaient les chevaux, les chiens et la chasse, avait souvent - même dans les châteaux et à la cour - un comportement et un langage grossiers et plus d'une fois obscènes. L'influence civilisatrice des femmes et de leur nouvelle forme de rapports humains sur l'ensemble de la nation fut considérable. Les salons s'inscrivirent ainsi dans la ligne des cours d'amour de Provence au Moyen Age et des cercles littéraires de femmes à l'époque de la Renaissance. Paris compta par moment jusqu à huit cents salons nommément répertoriés dans le Dictionnaire des précieuses, avec leur adresse. L'affinement des mœurs et de la vie sociale alla de pair avec l'élargissement du progrès de la connaissance. « C'est une philosophie et une science traitables que l'on soutient ici. Non seulement les idéaux politiques, mais même les idéaux théoriques, éthiques, artistiques sont définis par et pour les salons. En matière de science, l'urbanité devient la mesure et le critère de la véritable intelligence. La société est l'air dans lequel on vit, dans lequel seuls la vraie science, la vraie philosophie et le vrai art peuvent prospérer. Toutes les aspirations politiques et morales doivent aussi prendre leur source là; seule la croissance et l'extension de la culture intellectuelle et du commerce
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Les salons: l'esprit, le commerce du monde, la conversation
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de la société peuvent laisser espérer un renouveau de l'avenir politique et moral 34. » La sociabilité correspondait donc à un nouveau besoin social d'échange intellectuel et humain. La société créa des lieux de rencontre pour y répondre. Le salon littéraire prit figure de nouvelle réalité sociale, dont l'importance peut se mesurer par exemple à « l'étonnante modestie avec laquelle la petite-fille du grand Condé essayait de se faire inviter à un souper de la marquise de Lambert 35 ». Le ton du salon était donné par celle qui le tenait. Mme de Tencin était une illustre femme d'esprit. Après une jeunesse passée dans un monastère d'où elle s'échappa, elle se jeta dans les aventures amoureuses les plus mouvementées. Un marquis se suicida pour elle, sur quoi elle fut, brièvement, incarcérée au Châtelet. Sa carrière fut jalonnée d'intrigues politiques, de,dettes éhontées et de sombres affaires d'argent. Pareille à Marie l'Egyptienne 36, à l'âge de quarante-cinq ans, elle mit fin à cette existence pour ouvrir un salon qui satisfaisait aux plus hautes exigences. Son jugement littéraire mesuré et son goût infaillible présidaient aux conversations et firent en même temps d'elle une « découvreuse» et protectrice de talents. D'autres salons avaient une forme de distinction moins rigoureuse, tant en ce qui concernait les mœurs, plus relâchées que les opinions, plus extrémistes, qu'on y échangeait sans se gêner - ainsi par exemple chez Mme Helvétius, où se firent entendre vingt années durant des critiques sociales qui préparèrent la révolution de 1789. L'atmosphère était encore plus détendue chez Mlle Quinault, actrice, où de nombreux hôtes se rendaient à l'issue de soirées éprouvantes. La vertueuse Mme Geoffrin, issue de famille bourgeoise, et qui faisait partie des parvenus, avait son style particulier. Dans son salon, « la citadelle des philosophes 37», on n'entendait pas une parole équivoque. Aucune idée osée, aucune formulation grossière n'était permise. Elle accueillait avec une libéralité encore plus grande les hôtes étrangers, par exemple le très vif ambassadeur de Naples, Caraccioli, l'envoyé suédois, le baron Creutz, homme d'esprit, le philosophe peut-être le plus influent de cette époque, David Hume, l'abbé Galiani, personnage contestable et contesté, Francesco Algarotti 38, qui était chez lui dans toutes les métroeoles, Horace Walpole, fils du ministre, le célèbre ambassadeur des EtatsUnis et ami de la France, Benjamin Franklin, et son successeur et futur président, Thomas Jefferson. Mme Geoffrin soutenait généreusement les artistes étrangers. Non seulement elle créa ainsi un climat cosmopolite, mais elle favorisa également l'échange d'idées et de styles étrangers. Elle jouissait d'une notoriété immense, inima-
ginable pour l'époque moderne. Les cours étrangères employaient aes correspondants et envoyaient des agents dans son salon, pour être informées au moins indirectement des hôtes qui s'y trouvaient et des conversations qui s'y déroulaient. De nombreux princes lui adressaient des invitations et des demandes ou sollicitaient une invitation. Elle ne quitta Paris qu'une seule fois, pour rendre visite à son protégé Stanislas Auguste après sa montée sur le trône; il la reçut comme une reine. En route vers la Pologne, en dépit des représentations pressantes de son ami Melchior Grimm, elle refusa de s'arrêter à Berlin, car elle ne considérait Frédéric II « ni comme un grand souverain ni comme un souverain vertueux». Elle préféra faire halte chez l'impératrice Marie-Thérèse à Vienne. Son voyage à travers l'Europe fut une véritable marche triomphale. Les salons différaient dans leur aménagement et leur structure: ils étaient aristocratiques et dispendieux ou bourgeois et simples. On y invitait une poignée d'hôtes pour des dîners intimes ou bien on organisait de grandes réceptions pour cent personnes et plus. Les dames recevaient deux fois par semaine ou tous les jours. Mais la distribution était bien réglée. On invitait le dimanche « les gens du monde (...) et le mardi les intellectuels », ce vocable encore employé aujourd'hui désignant les savants, les écrivains et les artistes. Les jeux n'étaient pas autorisés ce jour-là, parce qu'ils auraient nui à la conversation. La composition sociale de ces réunions était l'art et le secret de l'hôtesse. Car seul un bon mélange pouvait assurer l'attrait du cercle et le piment de la conversation: financiers et abbés galants, écrivains, diplomates et courtisans, fort heureux d'échapper aux monotones cérémonies versaillaises étouffées par l'étiquette, architectes, peintres et acteurs trouvaient dans les salons l'occasion de faire connaissance et de lier des relations entre eux. « Les gens de cour apprenaient à raisonner, les gens d'esprit apprenaient à converser. Les uns cessaient de s'ennuyer, les autres d'être ennuyeux. De part et d'autre on éprouvait également le besoin de s'occuper et de se divertir. Les uns s'instruisaient en passant quelques heures à leur table de travail, les autres en la quittant pour quelques heures. L'aristocrate frivole apprenait dans le rapport avec l'intellectuel éclairé à exercer son jugement et devenait par là même digne que celui-ci le ravisse par son écriture 39 », écrivait de façon tout à fait pertinente l'abbé Claude-Henri de Voisenon, ami de Voltaire. Les créateurs avaient une chance d'entrer en contact avec des mécènes, qui de leur côté trouvaient accès à la vie intellectuelle. Shaftesbury portait un jugement encore plus général sur les avantages des salons: « Nous nous polissons, nous faisons disparaître par frottement des uns avec les autres nos angles et nos aspérités par une sorte
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d'amicale collision. Limiter cette forme de rencontre, signifierait nécessairement qu'on laisserait se rouiller l'entente entre les hommes 40. » Dans ce jeu d'interaction sociale et littéraire, que Peter Gay désigne à juste titre, même si c'est un brutal, comme la poursuite de la guerre par d'autres moyens 1, les couches de la société, séparées par leur origine et la mission qu'elles se fixaient ellesmêmes, se trouvèrent rapprochées. Chacun des groupes constitutifs développa une fierté que légitimait aussi bien l'histoire que la tradition, et s'éleva avec une médisance voluptueuse et marivaudesque au-dessus des autres. Par ailleurs le conflit à l'intérieur du salon entraîna une connaissance mutuelle et une relative tolérance. Tous savaient qu'ils étaient socialement dépendants les uns des autres. Aristocrates et intellectuels commencèrent à se rapprocher mutuellement, élargissant ainsi la couche dirigeante alors même qu'ils étaient par nature adversaires, les uns se réclamant de leur sang, les autres de leur esprit; les uns considérant avec mépris ces misérables existences d'écrivailleurs, les autres dénonçant la vacuité du privilège social et de l'étiquette de la cour. Les salons et celles qui les tenaient assumaient aussi une fonction médiatique et de communication, qui revient aujourd'hui à la presse et à la télévision. En ces lieux de rencontre, les cercles et les personnes intéressés s'informaient des derniers événements de la vie intellectuelle. On y faisait connaître les œuvres les plus nouvelles, c'était là que s'organisait leur lancement. Et cela valait aussi pour le mécénat. Mme de Tencin, par exemple, protectrice de Montesquieu, acheta presque toute la première édition de L'Esprit des lois, pressentant avant tout le monde l'importance capitale que revêtirait cette œuvre pour l'évolution des idées; elle distribua les exemplaires aux amis et connaissances dont elle estimait qu'ils pourraient jouer le rôle de diffuseurs. Montesquieu mesurait très bien l'importance des femmes à cet égard, et la commentait comme suit: « (...) C'est qu'il n'y a personne qui ait quelque emploi à la cout, dans Paris ou dans les provinces, qui n'ait femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire 42. » Même l'entrée à l'Académie française se préparait et se décidait bien souvent dans les salons. Montesquieu fut admis dans le cercle des quarante immortels par l'entremise de Mme de Lambert, Marivaux par celle de Mme de Tencin, d'Alembert grâce à Mme du Deffand, Marmontel, Sautin et d'autres à l'initiative de la toute-puissante Mme Geoffrin, La Harpe et Chastellux grâce à Mlle de Lespinasse. Comme à Paris, dans d'autres villes - de Lisbonne jusqu'à
Saint-Pétersbourg - , des femmes intelligentes, séduisantes et ambitieuses ouvrirent des salons. L'historien des salons, Georges Picard - qui en l'occurrence ne témoigne pas d'une attitude particulièrement cosmopolite - revendique «la vie de salon» comme « un phénomène purement français, vraisemblablement le produit du sens de la sociabilité et de l'amour de la conversation, éléments typiques du caractère national français 43 ». Pourtant, dans les métropoles moins importantes, hommes de lettres, artistes et penseurs recherchaient aussi des contacts sociaux, des échanges intellectuels ou plus simplement des informations sur la vie intellectuelle proche ou lointaine; ils cherchaient également la possibilité de faire connaître leurs œuvres et de se révéler à un public qui s'intéressait aux créateurs de talent. A la différence de Paris, il manquait le plus souvent aux salons étrangers l'allure du « grand et beau monde », les contacts internationaux, le souffle du cosmopolitisme. Dans les petites villes de résidence allemandes où se réunissaient les grands esprits de la nation, Wieland, Herder, Goethe, Schiller, Schlegel, etc., il venait de temps en temps des étrangers, le plus souvent des « touristes goethéens» qui demandaient à être reçus une fois chez le grand homme. Dans les soirées de la belle duchesse Anna Amalia, réservées alternativement, suivant le modèle parisien, aux peintres, musiciens, poètes et beaux esprits, de même qu'aux thés de Johanna Schleiermacher, on trouvait des hommes de lettres étrangers, des officiers d'occupation français, etc. Mais ce n'étaient que des hôtes de passage, des voyageurs étrangers, non pas comme à Paris des étrangers qui faisaient partie du cercle et se savaient chez eux.
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Les émigrants Les salons prirent une connotation spécifique et spécifiquement cosmopolite dans les années révolutionnaires, post-révolutionnaires et sous le régime napoléonien, où des flots d'aristocrates français en fuite cherchèrent refuge avec leur suite dans les pays voisins. Des colonies entières se formèrent et s'établirent avec leurs propres revues, leurs théâtres, leurs clubs, leurs temples. A Hambourg et dans les environs, la colonie française comptait à la fin du XVIIIe siècle quarante-quatre mille émigrés, la petite ville de Münster quatre mille. C'est à Coblence que se forma l'armée des Princes. Dans de nombreux endroits régnait une atmosphère de divertissement et d'oisiveté datant de la veille de la Révolution et qui donna lieu à plus d'une remarque amère. L'émigré fit l'objet de nombreux
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portraits littéraires, éveillant la pitié des uns, parce que chassé de son pays et devenu apatride, suscitant l'admiration des autres, comme quelqu'un à qui était donnée la grâce de la vie simple. La sensibilité des émigrés à 1'« exotisme» des impressions nouvelles dont ils étaient assaillis fut la révélation d'un trait particulier. Le rapprochement binational dans les «pays d'accueil» fut conçu et présenté comme un cosmopolitisme de toute l'Europe. Les Français découvrirent par exemple avec stupéfaction le mode de vie anglais; ils ne pouvaient pas s'accoutumer au vide morose des dimanches londoniens, et au sujet de plusieurs villes de résidence allemandes, les ducs, duchesses et leurs confidents rapportaient que, par exemple à Trèves, « qui est un vrai tombeau », régnaient la tyrannie et l'intolérance. Qui n'allait «au sermon quatre fois par semaine et à vêpres tous les jours était presque regardé comme impie 44 ». Les récits de voyage prirent une extension infinie. Ces représentants cosmopolites de l'émigration se rassemblèrent au fil des années mouvementées qui séparèrent la Révolution français du Congrès de Vienne dans de nombreux centres internationaux où les poussait le vent du changement et du hasard. Nous les trouvons à Naples chez Lady Hamilton, qui séduisit non seulement l'amiral Nelson et la cour de l'ambassadeur britannique, mais attira aussi dans son salon des artistes de toutes nationalités; chez l'ambassadeur de Prusse à Rome, Wilhelm von Humboldt, qui se montrait un hôte merveilleux pour tous les grands esprits de l'époque qui séjournaient dans la Ville éternelle; chez les dames de l'aristocratie vénitienne qui tenaient leur cour littéraire dans les cafés de la place Saint-Marc; chez la comtesse Mopox à Madrid; dans les salons de dames de l'aristocratie russe dont Joseph de Maistre relate les réceptions dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg; dans les petites capitales, et surtout au petit château de Coppet, où Mme de Staël, ennemie jurée de Napoléon, avait dû s'enfuir. Plusieurs amis la suivirent de Paris dans son exil suisse, que Sainte-Beuve a appelé (( le congrès permanent de la pensée pendant la période napoléonienne ». L'hôtesse, qui accueillait ses nombreux admirateurs et, lorsqu'elle ne circulait pas entre la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche et la Russie, tenait sa porte ouverte aux esprits créateurs de son temps, s'acquit le titre de (( reine du cosmopolitisme ». Son petit palais, non loin de la route de Genève à Lausanne, pouvait à juste titre, selon Charles Dédeyan, rivaliser pour la période en question (( avec Paris, Londres et Weimar 45 ».
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Les sociétés patriotiques Le même besoin de communiquer avec des gens de même opiI}ion qui avait fait naître les salons, les clubs, et les cafés au sein des Etats nationaux unifiés fit naître dans les Etats dont l'unification nationale n'était pas encore faite, l'Allemagne et l'Italie, des ligues et des sociétés patriotiques. Elles étaient structurellement situées sur les mêmes lieux et ne poursuivaient qu'en apparence des objectifs opposés - patriotiques au lieu de cosmopolites. Elles luttaient contre les mêmes adversaires, formulaient les mêmes revendications et défendaient les mêmes idéaux, seulement avec un décalage: leurs objectifs d'unification n'étaient pas l'humanité, mais - sur cette voie - la patrie, quelles que fussent ses dimensions du moment. Le plus souvent il s'agissait d'obtenir pour le petit coin de terre sur lequel on était né l'indépendance ou tout au moins une part d'indépendance. Cette revendication des patriotes s'adressait au souverain régnant et aux classes supérieures traditionnelles à qui on reprochait l'oppression, l'abus de leurs privilèges, l'exploitation, etc. - au nom des idéaux philosophiques du XVIIIe siècle: justice, humanité, liberté, respect de la Constitution. Patriotes et cosmopolites avaient en commun le pathétique thème républicain de l'autodétermination, que les uns entendaient en un sens national, les autres universaliste, mais dont tous escomptaient également la guérison du corps social malade - souffrant par exemple d'abus révoltants, comme ceux que subissaient aussi bien les sujets des princes allemands que ceux des princes italiens envoyés servir et mourir dans des armées étrangères, dit vendus, pour combler le déficit chronique des caisses de l'Etat. C'est pourquoi les notions de patriote et de cosmopolite ont souvent un emploi synonyme à cette époque. Le grand économiste Pietro Verri n'écrivait-il pas dans une lettre à son frère Alessandro, à propos d'un ami commun, le comte Sarmani, aue c'était ( à la fois un vrai cosmopolite et le patriote le plus loyal 4 ». Un exemple permet d'illustrer cette corrélation: la lutte de libération des Corses contre Gênes, lutte vaine bien que très appréciée des Français et des Anglais, dont le chef et le symbole devint Pasquale Paoli qui gouverna l'île de 1765 à 1769 - en dictateur et usurpateur ou au contraire en patriote éclairé, selon l'orientation de l'observateur. Il essaya de civiliser ce peuple de montagnards qu'étaient les Corses, de les accoutumer à l'ordre étatique et à la législation et de canaliser leur farouche désir d'indépendance au service du progrès économique. La population insulaire était toute221
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fois trop restreinte et elle n'avait pas la maturité sociale requise pour que cette tentative de nation building ait pu réussir. La Corse vivait encore dans une quasi-anarchie; les familles féodales pratiquaient la vendetta et les luttes de clans. Les efforts de Paoli pour se débarrasser du « joug colonial », comme on le dit parfois aujourd'hui, restèrent sans succès. A la suite de ces évolutions, les contemporains estimèrent établi que l'avènement de l'ère du cosmopolitisme était irrévocable, même si l'on se trouvait encore dans une phase transitoire. Ainsi repriton pour les développer simultanément en ce siècle tous les thèmes qui avaient tissé au fil des millénaires la trame du cosmopolitisme - depuis l'immense empire supranational d'Alexandre le Grand, en passant par la tolérance religieuse qui assura longtemps sa cohésion à l'Empire romain, jusqu'à l'individualisme fondé sur la raison qui avait été prôné pour la première fois par les sophistes.
social 49 », et de construire ainsi paix à partir de la base. Sur le plan politique, l'union fédérale d'Etats - sur le modèle américain, qui faisait l'objet d'une grande admiration dès avant l'indépendance - semblait le bon moyen de parvenir à l'ordre pacifique du monde. L'Assemblée des nations de Volney, l'ouvrage de l'abbé de SaintPierre, Projet de paix perpétuelle, le livre de Thomas Paine, Republic ofthe World, celui de Jeremy Bentham, A Plea for a Universal and Perpetuai Peace, le projet philosophique de Kant, Vers la paix perpétuelle, sont autant d'exemples de projets pacifistes qui se sont maintenus jusqu'à nos jours sa. Richard Price croyait possible que « l'on réussît par là à exclure la guerre du mondeS! ». La guerre ne passant donc plus comme au Moyen Age pour la conséquence inéluctable du péché, mais étant désormais interprétée comme un malheur causé par les passions aveugles des princes et de leur serviteurs, les efforts pacifistes des philosophes des Lumières se dirigèrent avant tout vers l'abolition de l'arbitraire et de la tyrannie et l'instauration de systèmes républicains qui permettraient d'assurer la paix. Les progrès des sciences de la nature devaient être suivis d'un progrès de la philosophie morale, décJarait Franklin, « à savoir la découverte d'un plan, qui inciterait les Etats à régler leurs conflits sans préalablement se rompre le cou ». Les sceptiques comme Voltaire, Hume ou Kant doutaient au contraire que l'humanité pût accéder d'un coup à cette vision pacifiste. Car « du bois tordu dont est fait l'homme, on ne saurait rien menuiser qui soit droit 52 ». Ou, pour reprendre encore les paroles de Voltaire, « tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs 53 ». Cela ne peut que favoriser les conquêtes, les actes de violence et les guerres. D'une façon générale toutefois, tous les philosophes restaient attachés au principe pédagogique selon lequel l'homme était améliorable, le règne de la raison arriverait et le triomphe de la morale était assuré. Car tous se refusaient à reconnaître comme Machiavel un droit particulier des rois et de la politique. Ces quelques vers d'un poème adressés par Voltaire à Frédéric II en témoignent:
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La fraternité et la paix
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Tous les hommes sont faits pour vivre ensemble, proclamait Voltaire, les chrétiens ne sont pas les seuls à devoir se tolérer entre eux : « Je vais plus loin: je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes comme nos frères. "Quoi, mon frère, le Turc? le Chinois? le Juin" » Et, fidèle à sa théorie, il répond résolument: « Le Siamois, oui, sans doute; ne sommes-nous pas tous enfants du même père, et créatures du même Dieu 47 ? » L'humanité forme une unité, car tous les hommes présentent outre les mêmes caractères physiques et les mêmes dispositions, les mêmes motivations, passions, espoirs, angoisses, vertus et défauts. Condorcet, le dern!er des encyclopédist<:,s, aurait voulu voir à la place des nombreux Etats indépendants un Etat universel englobant l'humanité entière, dont la fondation était à la fois souhaitable et inéluctable. L'historien britannique Schlereth souligne à juste titre que « si les Lumières sont si obstinément attachées au principe de l'unité de l'humanité (...) c'est à la fois la cause et l'effet de la volonté des philosophes de servir leur idéal cosmopolite 48 ». De l'idée de fraternité découlait l'exigence morale de paix qui avait pris depuis saint Augustin une tonalité de cosmopolitisme chrétien. Ce fut sans doute chez les francs-maçons qu'elle s'exprima de la façon la plus intense, puisque leur principe « universaliste» consistait à « admettre dans leur ordre tout homme digne, de disposition convenable, sans distinction de pays, de religion ni de statut
J'aime peu les héros, ils font trop de fracas j Je hais ces conquérants, fiers ennemis d'eux-mêmes, Qui dans les horreurs des combats ont placé le bonheur suprême, Cherchant partout la mort, et la faisant souffrir A cent mille hommes leurs semblables 54.
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L 'humanité et la tolérance
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Ces deux règles de comportement constituent un deuxième ensemble de thèmes du cosmopolitisme. Elles se réfèrent au modèle du sage, celui qui se laisse exclusivement guider par la raison. C'est la forme suprême de l'être humain. Il se tient à l'écart des passions qui égarent le sens et les actions des hommes, s'élève au-dessus des appartenances mesquines qui provoquent inévitablement des divisions et des conflits, se soumet aux lois de la nature, devient homo humanus. Cet idéal a été défini par les stoïciens. Les cosmopolites de l'époque des Lumières ont fait revivre la figure du sage en la personne du philosophe qui enseigne la sagesse dans la pratique de l'existence, et indique, même et surtout aux souverains, selon quels principes ils doivent gouverner pour assurer le bonheur de tous. Le « philosophe » est érigé en modèle; il prend la place qu'ont occupée tour à tour le saint et le martyr, le héros et le chevalier, le cortegiano et l'honnête homme. Les idéaux cosmopolites des philosophes convenaient très bien aux événements de l'époque. Après les guerres de religion et les persécutions sanglantes, l'aspiration à la conciliation et à l'équilibre était devenue un besoin général. Si l'on voulait considérer les hommes avant tout en tant que tels en non pas comme calvinistes, juifs, catholiques ou quakers, il fallait relativiser ce qui les séparait et faire ressortir au contraire ce qui les reliait. Le progrès devait aller dans ce sens. Les penseurs de cette époque n'en finissaient pas de s'indigner que les luttes les plus âpres aient pu être menées au nom d'un même et unique Dieu. « Ceux que l'on nomme les papistes mangent Dieu sans pain, les luthériens Dieu et le pain, tandis que les calvinistes, venus après eux, mangent du pain sans honorer Dieu 55 », se moquait Voltaire. La tolérance, d'abord religieuse puis politique, devint donc le commandement suprême des philosophes. Les fanatiques de tous ordres étaient considérés comme des ignorants, victimes de préjugés aveugles; la superstition 56 passait pour le pire ennemi d'une humanité conduite par la raison. Les prêtres obscurantistes poursuivaient les philosophes de leur haine et de leurs sarcasmes. « Ecrasez l'infâme» devint chez Voltaire le ceterum censeo de sa campagne pour la tolérance; la formule abrégée « ecrlinf» figurait au bas de ses lettres; le vocable « écrasez» n'était du reste lui-même pas particulièrement tolérant. Aucune opposition n'a semé autant de dissension que le conflit religieux; « la discorde est le plus grand mal du genre humain, constatait-il, et la tolérance en est le seul remède 57 ».
La revendication de la tolérance ne se traduisait pas uniquement par des théories abstraites, on menait au contraire des campagnes concrètes actives pour abolir les pires débordements de l'intolérance. C'est même dans ce domaine que les philosophes des Lumières obtinrent leurs succès les plus importants et les plus durables. En dépit de l'ironie blessante qui s'exerce contre la foi dans le progrès, il reste incontestable que les prophètes de la raison à cette époque ont donné l'impulsion nécessaire et contribué activement à l'humanisation du droit pénal 58, à la dénonciation de la torture, jusqu'alors pratiquée et admise, et à l'abolition de l'esclavage. Voltaire s'élève contre la torture dans un des articles les plus virulents en même temps que les plus objectifs de son Dictionnaire. A l'origine, écrit-il, on mettait les poucettes aux voleurs communs et on leur brûlait la plante des pieds pour les forcer à avouer la cachette des biens volés, mais les conquérants utilisèrent bientôt ce moyen dès lors qu'ils soupçonnaient ceux qu'ils avaient soumis de nourrir de mauvais desseins à leur égard - « comme, par exemple, celui d'être libre». Le seul fait d'être soupçonné justifiait déjà la mort et la torture. « ( ••.) cela même tient je ne sais quoi de la Divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d'entrailles, les convulsions de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la Providence. Or, comme les premiers despotes furent, de l'aveu de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils l'imitèrent tant qu'ils purent. » Voltaire couronne sa polémique en lui donnant un tour antinationaliste avec le récit de la fin du juvénile et téméraire chevalier de La Barre, à qui les juges d'Abbeville commencent par arracher la langue, trancher les mains, et qu'ils font finalement exécuter par cinq bourreaux, parce qu'il a chanté des chansons impies et n'a pas retiré son chapeau devant une procession de capucins, et qui encore au pied de l'échafaud déclare fièrement « qu'il n'aurait pas cru que l'on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose 59 ». « Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont des mœurs fort douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame les vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle que la française», commente Voltaire avec une venimeuse raillerie 60. Avec Voltaire et les encyclopédistes, c'est surtout le spécialiste
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italien du droit pénal, Cesare Beccaria, dont Melchior Grimm disait qu'il était « un des plus grands esprits de son temps 61 », qui dans son Trattato dei delitti e delle pene (Traité des délits et des peines, 1764) attaquait la torture, produit de la déraison et de l'horreur. Elle n'a aucun pouvoir dissuasif puisqu'elle se pratique en cachette, et n'améliore pas non plus ses victimes. La dureté et la cruauté exercent seulement l'effet inverse, les criminels et leurs crimes deviennent encore plus cruels. La torture fut finalement abolie officiellement, en 1740 en Prusse, pays modèle de l'absolutisme éclairé, en 1784 dans l'Autriche de Joseph II, et en France sous la Révolution. Mais elle se pratique encore au xxe siècle dans de nombreux États.
enseignait que la société n'avait aucun droit à priver un de ses membres de la vie que Dieu lui avait donnée. Les contemporains furent plongés parfois dans le trouble le plus profond par ces revendications humanitaires. Ainsi Voltaire rapporte-t-il qu'un « bon et honnête ministre huguenot prêcha et écrivit que les damnés auraient un jour leur grâce, qu'il fallait une proportion entre le péché et le supplice, et qu'une faute d'un moment ne peut mériter un châtiment infini. Les prêtres, ses confrères, déposèrent ce juge indulgent; l'un d'eux lui dit: "Mon ami, je ne crois pas plus l'enfer éternel que vous; mais il est bon que votre servante, votre tailleur, et même votre procureur le croient 63 ." »
L'esclavage
La peine de mort
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La pendaison, l'exécution de la peine de mort est un droit très ancien, « sanctifié» par la durée, sanctionné par des rites correspondants, revendiqué par tous les souverains; on peut suivre la trace sanglante des bourreaux à travers les millénaires. Son abolition, ne fût-ce qu'à titre de revendication morale, supposait déjà un bouleversement révolutionnaire de la conscience. Cette revendication, que Beccaria défendit avec le plus d'insistance, reposait sur l'idée qu'il fallait fondamentalement faire la di,fférence entre le péché et le délit. Selon la doctrine chrétienne de l'Eglise, l'infraction au droit divin devait être réparée par la pénitence; l'âme du pécheur puni était même sauvée par la destruction de son corps. Selon la conception séculière des philosophes des Lumières, la sanction était prononcée au contraire dans le seul intérêt de la société. La justice pénale fut démythifiée, elle perdit sa dimension métaphysique et démoniaque. Il n'était plus question de droit absolu à la sanction, mais seulement de son opportugité. Le bonheur de chacun étant reconnu comme l'objectif de l'Etat, il fallait aussi que la justice servît cet objectif. Et l'homme étant considéré comme fondamentalement perfectible 62, l'amélioration - en termes modernes: la réinsertion dans la société - de celui qui avait enfreint les lois de la société était l'objectif naturel de la peine. La peine de mort n'avait donc aucun sens. « L'expérience prouve que l'exécution de la peine de mort n'a jamais rendu personne meilleur », proclamait dans cet esprit Catherine de Russie à l'article 210 de ses Instructions même si au cours de son règne elle ne manqua pas de s'écarter des maximes éclairées dont on la glorifie à titre posthume. Beccaria 226
Enfin les philosophes s'élevèrent contre l'esclavage, même si le problème leur était moins proche, dans la mesure où il ne se pratiquait sous ses formes les plus cruelles qu'aux colonies, et ils réclamèrent son abolition au nom de l'humanité. Les hommes de cette époque restaient fascinés par les habitants des territoires d'outremer même un quart de millénaire après leur découverte. On dévorait les récits de voyages, authentiques ou fictifs. Théoriciens politiques et romanciers traitaient des pays exotiques et par conséquent aussi de l'esclavage. L'abbé de Saint-Pierre inscrivait l'abolition de l'esclavage sur la liste des devoirs d'un gouvernement universel. Dans Candide, Voltaire n'épargnait pas à Pangloss, pourtant déjà tant éprouvé et d'un optimisme inébranlable, les souffrances de l'esclavage des galériens. Montesquieu et Buffon, Hume et Adam Smith lançaient des protestations d'horreur. Franklin développa une active campagne journalistique pour que le Parlement britannique se penchât sur la question de l'esclavage et il rarticipa à la fondation de la London Society for the Abolition 0 Slavery. On fonda en France la Société des amis des Noirs. Et le thème de l'abolitionism resta d'actualité pour les Américains jusqu'à la deuxième moitié de ce siècle.
L'individu et la raison Le troisième élément qui favorisa l'essor du cosmopolitisme fut le rationalisme éclairé dont toute la pensée était axée sur l'individu en tant que porteur de la raison. Les humanistes de la Renaissance 227
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avaient traité ce sujet dans l'optique d'une opposition entre l'audelà et le monde d'ici-bas. Les philosophes éclairés l'interprétèrent comme une lutte de l'individu contre l'autorité aveugle et la tradition creuse, contre le pouvoir des princes et l'arbitraire du clergé. La raison est la lumière de la vérité qui s'instaure à la place de celle de la grâce. Les pères étaient aveugles dans leurs préjugés, les fils sont éclairés par le rationalisme des Lumières. Cette idée revient des milliers de fois sous de multiples formes, elle est même parfois tout simplement répétée - en application anticipée des techniques publicitaires du xxe siècle! Inversant les valeurs dans l'éditorial de sa revue, Pietro Verri publiait sous le titre «Au temple de l'ignorance » la caricature d'un vieux couple répétant sans arrêt comme un disque rayé: «Jeunes gens, jeunes gens, écoutez-moi, ne vous en remettez pas à vous-mêmes. Ce que vous ressentez en vous-mêmes n'est qu'illusion; croyez-en les anciens et soyez sûr que tout ce qu'ils ont fait est bien fait (...) jeunes gens, jeunes gens, la raison est pure chimère, si vous voulez distinguer le vrai du faux, suivez l'opinion de tous ceux qui pensent que la raison est une chimère 64. » Kant résumait par la formule d'Horace sapere aude (ose user de ton entendement) l'aspiration profonde de ses contemporains qui souhaitaient, pour mener une vie responsable, s'émanciper de la tutelle sous laquelle ils s'étaient mis eux-mêmes.
A la différence de leurs précurseurs cosmopolites, les philosophes se sont montrés de plus en plus curieux de l'altérité des autres peuples, même s'ils ne les considéraient plus comme étrangers. Ils se sentaient partout chez eux, non pas parce que la situation était la même partout, mais parce qu'ils savaient s'adapter aux différents pays et aux différents milieux et n'étaient nulle part étrangers, parce qu'ils parlaient les langues étrangères et pouvaient constamment adopter au cours de leurs inlassables voyages l'allure extérieure en vigueur. A Londres, ils se sentaient anglais, à Paris français, à Milan italiens. Ils aimaient le changement, l'étrangeté était précisément ce qui les intéressait. De même que les multiples couleurs du prisme quand on les fait tourner s'additionnent pour donner du blanc, le nouveau cosmopolitisme résultait de la fusion de la multiplicité de tempéraments nationaux.
Même la définition des Lumières revêtait d'après Peter Gay des tonalités différentes selon les « Les, Français prenaient un malin plaisir à l'opposition entre l'Etat et l'Eglise et c'est ce qui nourrissait leurs campagnes pour la liberté d'expression, pour une humanisation de la justice pénale, ainsi que leur polémique contre la superstition. Les intellectuels britanniques étaient assez contents de leurs institutions politiques et sociales. Les rationalistes allemands enfin étaient impuissants et presque apolitiques (...) Au sein des Etats italiens touchés par les idées nouvelles, essentiellement la Lombardie et la Toscane, les réformateurs trouvaient un public ouvert et bénéficiaient d'une attention bienveillante de la part des autorités. Les Britanniques avaient leur révolution derrière eux, les Français étaient en train de créer les conditions d'une révolution, les Allemands n'osaient même pas encore rêver de révolution, et Italiens procédaient à une révolution pacifique avec l'aide de l'Etat 65. » Les nouveaux cosmopolites empruntaient à chaque pays ce qui leur plaisait, à l'Angleterre l'architecture de jardins à l'imitation de la nature, à la France la mode, à l'Italie les recettes de cuisine. Ils se montraient éclectiques - par cosmopolitisme - dans leurs goûts, polyglottes dans leur mode de communication linguistique, pluralistes dans leurs orientations. Ils étaient donc en mesure de mieux juger les autres nations et de se montrer tolérants à l'égard des étrangers. La fascination pour les peuples étrangers devint une véritable mode. L'anglophilie dégénéra en anglomanie, voire en imitation servile. David Hume était tellement séduit par la France qu'il écrivit à un compatriote qu'il était « certes citoyen du monde, mais que s'il devait s'identifier à un pays, ce serait la France 66 ». La francophilie battit tous les records dans la deuxième moitié du siècle. Que ce fût Beccaria ou Franklin, Lessing ou Gibbon, ils estimaient tous que la France était le pays qui satisfaisait le mieux leurs aspirations cosmopolites. La psychologie des peuples, la découverte progressive du « tableau des nations 67 », devint un des sujets de conversation favoris, un jeu de société, et l'est restée jusqu'à nos jours chez les diplomates qui, tenus professionnellement de changer souvent de pays, passent pour cosmopolites. Montesquieu forgea la notion d'« esprit des nations» qui fut interprétée de multiples façons; Voltaire l'élargit dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations; Friedrich Karl von Moser la germanisa dans un sens national, Herder et les romantiques allemands parlèrent du Volksgeist. George Sand cherchait à atteindre 1'« âme du peuple 68 » (au sens des classes populaires dépendantes). Les hommes de lettres se
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ruèrent véritablement sur le sujet. Montesquieu fit décrire les Français, et plus précisément les Parisiens, par deux visiteurs persans imaginaires 69. Il dissimula son analyse critique de la situation en France sous des observations apparemment naïves qui étaient censées s'imposer à l'étranger à travers la distance qui était la sienne. Ce qui pour les Français relevait du quotidien le plus banal suscitait le plus extrême étonnement: l'arroeance des grands, la pratique presque courante de la corruption, la légèreté des femmes, le gaspillage des privilégiés, la frivolité des discours. Après sa propre nation venait le tour des nations étrangères, auxquelles Montesquieu attribue presque toujours des caractères négatifs, avec de surcroît des généralisations abusives. « Sont stigmatisés, la cupidité des Hollandais, la superstition des Italiens et des Espagnols, le spleen des Anglais - parce que dans les Provinces-Unies, du fait de leur politique tolérante à l'égard des représentants d'autres confessions, on peut faire de bonnes affaires; parce qu'il règne dans les pays sous l'influence du pape une bigoterie inimaginable depuis la ContreRéforme; parce que les tolérants insulaires du Nord ont admis maintes bizarreries individuelles 70. » Sous la rubrique « Esprit d'une nation», Friedrich Karl von Moser écrivait dans ses Reliquien: « Chaque nation a son grand ressort moteur. En Allemagne c'est l'obéissance, en Angleterre la liberté, en France l'honneur du roi et ainsi de suite 71. » Aux Allemands Rivarol reprochait leur grossièreté et leur inaptitude à une conversation raffinée, Mme de Ferroney leur tendance à l'abstraction et la lourdeur de leurs méditations, Rousseau critiquait la « rustrerie teutonne». Bref, les intellectuels se répandaient avec plaisir en observations sur le caractère des nations, interprétées ensuite comme les témoignages d'un goût ou d'une expérience cosmopolites. La première phrase de l'ouvrage de Fougeret de Montbron, Le Cosmopolite, est: « L'univers est une sorte de livre dont on n'a lu que la première page quand on n'a vu que son pays 72. »
cifiques nationaux apparaissent à l'évidence, même si les œuvres relèvent de genres différents. Au récit de voyage du pessimiste Français s'opposent les lettres fictives d'un Chinois en tournée en Europe à « Fuam Hoam, premier président de l'académie de l'étiquette de Pékin, Chine» de l'auteur satirique anglais, et une série de chroniques journalistiques anonymes du propriétaire terrien et homme de lettres prussien, les édifiantes « Annales de l'humanité et de l'inhumanité, de la raison et de l'irrationalité, de la morale et de l'immoralisme pour le monde d'aujourd'hui et la postérité?3 ». Goldsmith suit l'exemple de Montesquieu. Le Chinois Altangi considère Londres et l'Europe avec une distance géographique et culturelle encore plus grande que le Persan, mais son jugement n'en est pas moins pertinent. La leçon cosmopolite de ces récits épistolaires est la suivante: en dépit de leurs yeux bridés et de leur nez écrasé, « les Chinois et nous sommes assez pareils ». Les Anglais bornés à une conception nationale, de l'avis du critique - s'étonnent que leur visiteur extrême-oriental bien que « né si loin de Londres, qui est comme chacun sait l'école de l'intelligence et de la sagesse », jouisse de quelques talents. Les Chinois se demandent de même comment les Européens, si éloignés de la Chine, sont capables de penser avec une telle rigueur et une telle précision. « Ils n'ont jamais lu nos livres, c'est tout juste s'ils peuvent déchiffrer nos idéogrammes, et pourtant ils parlent et raisonnent comme nous. » La relativité des jugements est du reste énoncée sans répit sur de multiples points. Les Européens accordent à l'argent plus d'importance que les Chinois: « Vous vous plaisez dans la surabondance, je me contente du nécessaire 74. » Par comparaison avec cette parodie autocritique de la situation anglaise qui se donne un accent supérieur, Le Cosmopolite de Fougeret est une attaque virulente, souvent venimeuse, contre les pays où se rend le voyageur et contre la France elle-même. La différence résulte du tempérament personnel et de la biographie de l'auteur, toutefois la spécificité française se reflète aussi dans l'acuité rationnelle et la perspicacité de la polémique. L'expérience de Fougeret rend son amertume compréhensible: sa perpétuelle critique des détenteurs du pouvoir, frisant l'anarchisme, éveilla la méfiance de la police, il fut arrêté à plusieurs reprises, banni et même exposé publiquement enfermé dans une cage. Le Cosmopolite comme ses autres écrits lui permettent de déverser son mépris sur tout le monde et d'exprimer son cynisme à l'égard de tous, même des Anglais qu'il respecte au départ pour leur libéralisme, mais dont il finit par dire « qu'ils sont des fous sérieux et
Trois exemples: Lamprecht, Fougeret, Goldsmith Même le cosmopolitisme, les différentes nations le vécurent et l'exprimèrent chacune à sa manière. Trois écrivains, de trois pays différents, se font les porte-parole de la même pensée cosmopolite. Si l'on compare Der Weltbürger de Jakob Friedrich Lamprecht (I741-1742) avec Le Cosmopolite de Fougeret de Montbron (I750) et Citizen ofthe World (I760) d'Oliver Goldsmith, les facteurs spé230
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tristes», alors que « nous sommes des fous gais et joyeux ». A ses compatriotes, il reproche tous les traits de caractère considérés alors comme typiquement français: paresse, absence de sérieux, goût du plaisir et de l'intrigue, corruption. Que ce soit en Espagne ou au Portugal, à Venise, à Naples ou en Hollande, à Hambourg ou en Russie, tous ses voyages ont eu pour effet qu'il a « appris à haïr par raison ce qu'il haïssait d'instinct 75». Son cosmopolitisme est d'ordre négatif: tous les pays sont également mauvais, le présent est en décomposition - à l'époque du progrès - , les vertus anciennes ne sont plus respectées. Telle est la maxime de ce « don Juan de la haine 76 ». Sa variante cynique de la formule de Cicéron: « Ubi bene ibi patria» est: « Je me trouve bien partout, hormis en prison 77. » La troisième publication, dont le titre même renferme la notion de cosmopolitisme, Der Weltbürger (Le citoyen du monde), est empreinte de l'esprit du provincialisme allemand. L'auteur se présente lui-même dans le premier paragraphe de la première page comme un homme de quarante-trois ans, « qui habite sur son domaine, non loin de B..., et ne demande pas d'autre bonheur que de terminer là ses jours. Ce village m'a été légué en ligne directe par mes ancêtres, et les actes qui justifient cette propriété ont été établis en un temps où les Allemands avaient autant de fidélité et de foi que de courage 78 ». La modestie, la vertu et le sens du bonheur simple dominent l'inspiration de ces lettres. Pas d'esprit français, pas d'humour anglais, pas d'urbanité italienne: le pendant germanique de l'esprit des Lumières est plutôt une sagesse idyllique du monde. « Chaque pays a les Lumières qu'il mérite », juge Peter G ay 79. La revue se propose « de servir et de plaire, non pas de railler et d'attrister 80 ». Le chroniqueur a fait dans sa jeunesse, en compagnie de son précepteur, un voyage d'éducation de cinq ans à travers le monde, dont il tire le bilan cosmopolite dans les termes suivants: « Nos voyages ont été heureux, et sa compagnie m'a été d'une aide toujours présente pour tout ce que je pouvais désirer apprendre. l'ai recueilli des milliers de trésors, dont une infime minorité des hommes fait grand cas, mais que je tiens à rapporter à mes lecteurs dans ce qui va suivre 81. » Le voyage d'éducation ne l'a toutefois pas incité à utiliser ses expériences dans sa vie de tous les jours; « au contraire le chemin glissant de la cour ne m'a pas semblé présenter plus d'avantages qu'il ne m'a révélé de périls et d'inquiétudes, et j'étais persuadé que l'on pouvait aussi être dans calme un bon citoyen, un ami serviable et un membre utile de l'Etat 82 ». Dans les
éditions ultérieures de la revue furent publiées, suivant le même esprit, de violentes lettres de lecteurs sur cette attitude que le philosophe Fichte condamna plus tard sous le nom de « xénomanie 83 ». Elles stigmatisaient les « imitateurs des folies étrangères couverts d'argent et d'or 84 », et se moquaient de l'orgueil d'un certain voyageur qui, s'étant rendu en France et ne pouvant pas considérer comme « agréable, de bonnes manières et raisonnable quiconque n'était jamais allé à Paris de sa vie », ne répondait « à aucun interlocuteur qui ne parlât français avec lui 85 ». La fougueuse critique de l'imitation de l'esprit français et des mœurs parisiennes était d'actualité, et elle n'était pas sans justification à l'époque où elle se déchaîna en Allemagne. Effectivement il ne suffit pas de se comporter comme un Français pour être un homme du monde, ni de mêler quelques lambeaux de français à sa conversation pour être cosmopolite. Vingt-cinq ans encore après la publication de Der Weltbürger, Lessing écrivait indigné: « Nous sommes encore les fanatiques imitateurs de tout ce qui est étranger, et surtout encore et toujours les admirateurs serviles de ces Français que l'on n'admirera jamais assez; tout ce qui nous vient d'outre-Rhin est beau, charmant, merveilleux, divin; nous préférerions nous boucher les yeux et les oreilles que de devoir en juger autrement; nous nous laissons persuader de prendre la grossièreté pour l'aisance, l'insolence pour la grâce, la grimace pour l'expression, une cacophonie de vers pour de la poésie, des braillements pour de la musique plutôt que de douter le moins du monde de cette supériorité 86. » Et Herder stigmatise aussi la « gallicomanie », « qu'il faudrait appeler Franzosensuchten bon allemand 87 ». Les Allemands ne sont pas encore une nation, ils commencent à peine à développer en littérature un sentiment national, surtout dans les nombreux écrits « patriotiques ». L'esprit cosmopolite ne se développe en Allemagne que dans la deuxième moitié du siècle, d'une façon du reste tout à fait distincte du cosmopolitisme occidental en général. En Europe occidentale, les intellectuels partent de la réalité sociale, leur démarche est politico-pragmatique. Les multiples différences entre les nations sont reconnues en tant que telles, admises et dépassées par le cosmopolitisme. En Allemagne au contraire, l'impulsion est d'ordre philosophique et scientifique. La maxime « l'homme est la mesure de toute chose» vaut depuis Herder en passant par Goethe jusqu'à Wilhelm von Humboldt. On dépasse les différences nationales, ou plus exactement on ne les perçoit pas. Car l'humanité est transférée du monde extérieur, avec sa multiplicité de formes, dans l'espace intérieur de l'âme. Les penseurs des Lumières en Allemagne et les classi-
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ques allemands se préoccupent avant tout de la pureté et de la clarté de l'âme individuelle, « la pureté intérieure du cœur 88 » ; ils se concentrent sur ce qu'il y a de véritablement humain, le contraire de «l'humain trop humain». L'humanité, qui concerne tous les hommes et représente une aspiration universelle, se réalise à travers la victoire de la morale sur les sens, de la culture sur la nature, de la raison sur l'instinct animal. Dans les nations occidentales et méridionales au contraire, l'aspiration de l'individu au bonheur est non seulement considérée comme normale et légitime, mais la pursuit of happiness est même, inscrite comme un droit fondamental dans la Constitution des Etats-Unis et peut donc être rangée au nombre des objectifs étatiques. En Allemagne, l'idéal est opposé, il vise à dépasser la poursuite naturelle du bonheur, à vaincre en soi le vieil Adam pour accéder à une humanité supérieure. Le fondement métaphysique de la raison est en contradiction complète avec le rationalisme matérialiste des philosophes anglais et français, qui considèrent la religion comme une superstition et la révélation comme une tromperie des prêtres (Voltaire: « métaphysique? - ballon de vent »). L'opposition entre ces interprétations du monde se traduit aussi dans les conceptions différentes du processus historique et politique. Chez les Allemands, l'élément national est « transcendé » à ce stade par l'humanité au sens de généralité universelle; chez les penseurs occidentaux, le cosmopolitisme s'exprime par la juxtaposition variée de la pluralité des nations. Pour que cette juxtaposition se transforme en collaboration cosmopolite entre les nations, il faut trouver des moyens d'entente et d'association, qui se développent de plus en plus: connaissance des langues étrangères, traductions, information littéraire par-delà les frontières linguistiques, voyages et séjours dans les pays étrangers. La polyglottie devient à la mode et passe pour preuve d'une orientation cosmopolite. Le cosmopolite est désormais polyglotte, les deux notions étant parfois employées de manière interchangeable. Car seul celui qui comprend la langue des autres nations peut aussi se sentir chez lui dans d'autres pays et ressentir le monde entier comme une immense patrie.
La langue universelle, la polyglottie et les grandes langues du monde Dans les temps anciens, les classes cultivées du monde chrétien communiquaient (même oralement) en latin. Mais la langue uni-
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verselle n'était plus à l'ordre du jour à une époque placée sous le signe de la diversification nationale de l'Europe et par conséquent d'un début de polyglottie. Certes au XVIIe siècle, quelques philosophes isolés comme Descartes ou Comenius, s'engageant sur la voie des Lumières et de la réalisation de l'union de l'humanité dans la paix par la diffusion du savoir et de la raison, avaient déjà prôné la création d'une langue universelle. On essaya à plusieurs reprises de constituer un vocabulaire philosophique généralement compréhensible. Leibniz, qui voulait pour sa part la fondation d'une religion universelle, avait même inventé pour couronner sa pensée cosmopolite une langue écrite composée d'idéogrammes chinois. Les cosmopolites du XVIIIe siècle poursuivirent cette idée. Condorcet projetait la fondation d'un institut universel de l'érudition qui se consacrerait à la création d'une langue universelle. Voltaire regrettait, comme d'Alembert, que le latin en tant que moyen de communication entre savants ait été évincé par les langues nationales. En même temps s'amorçait un mouvement inverse bien que visant le même objectif. On cherchait et l'on trouva dans le français une nouvelle langue, compréhensible de tous, une koiné moderne. Ainsi que l'écrit Rivarol dans sa réponse primée au concours de l'Académie de Berlin en 1784 89 : «L'Europe a accédé à une telle puissance que l'histoire n'a pratiquement rien connu de comparable : le nombre de capitales, la fréquence et la rapidité des expéditions, les moyens de communication publics et privés ont créé une immense république et l'ont contrainte à décider du choix d'une langue 90. » Du fait de l'extension du pouvoir de la France depuis le règne de Louis XIV et de la fascination irrésistible qu'exerçait la langue de la clarté, le français prétendait au rang de langue universelle et il devint en même temps la langue internationalement reconnue par les diplomates. La France a conservé ce privilège linguistique jusqu'à la Première Guerre mondiale, bien que la grande nation ait depuis longtemps dû céder sa place aux deux pays anglo-saxons. C'est seulement en 1918, à la Conférence de Paris, que le président Wilson imposa à titre égal l'anglais comme langue de négociation et langue de la diplomatie. Le français et l'anglais sont devenus, comme jadis le grec, l'araméen et le latin, les grandes langues du monde, employées par des peuples qui avaient leur propre langue maternelle, dans les classes supérieures ou comme langues de communication, exerçant par conséquent une fonction de liaison cosmopolite. Les langues des deux grands empires coloniaux se sont toutefois différenciées par leur réception. Les Britanniques tolérèrent les variantes linguis-
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tiques qui s'étaient développées sur les différents territoires: américain, australien, afro-anglais, etc. Les Français au contraire ont toujours défendu leur langue officielle contrôlée par l'Académie française et ainsi reconnue en tant que telle dans le monde entier - en bonne partie grâce à l'envoi de professeurs à l'étranger. Il n'y a pas lieu cependant de prévoir un éclatement de la langue anglaise - comparable à celui que connut autrefois le latin qui a donné naissance à la multiplicité des langues romanes - car les différences se limitent essentiellement à l'accent; « l'autorité de la langue écrite 91 », surtout en tant que langue scientifique internationale, est si forte que son homogénéité ne semble pas menacée. Il a fallu attendre le xxe siècle pour que les littératures puissent vraiment être considérées à l'échelle du globe, parce que la zone de diffusion linguistique, surtout en ce qui concerne l'anglais, est devenue universelle: non seulement des savants de toutes les nationalités et de routes les disciplines, voulant retenir l'attention d'une audience internationale, publient de plus en plus en anglais; mais même les auteurs littéraires qui écrivent ou sont traduits en anglais trouvent une audience à l'échelle correspondante. Les grandes langues du monde permettent la communication internationale et le rapprochement cosmopolite entre les nations.
d'autres langues. A Paris, on créa des collections spéciales comme la Bibliothèque anglaise et la Bibliothèque allemande. L'université de Copenhague ouvrit une chaire de littérature française. Mme de Staël, qui jugeait la littérature française stérile par comparaison avec les « littératures du Nord », fit connaître aux Français non seulement Shakespeare et Ossian, mais aussi les classiques et les romantiques allemands à travers son propre livre débordant d'admiration: De l'Allemagne (1813). Le soin apporté aux traductions constitua un facteur important pour la découverte de la vie culturelle étrangère. Paris devint la capitale de la traduction et du même coup la plaque tournante internationale de la littérature. Les transcriptions françaises permirent de faire connaître des textes de toutes les nations jusqu'en Russie et en Espagne. Si Alexander Pope exerça dans toute l'Europe une influence aussi considérable, les nombreuses traductions de ses ouvrages, vingt-deux de ses Pastorals (1709), trente-six de son Essay on Criticism (1711) et cinquantecinq de Essay on Man (1733-1734), n'y furent pas pour rien 95. Enfin les correspondances entre intellectuels, que les humanistes entretenaient déjà activement, constituèrent un lien cosmopolite entre les nations par-delà les frontières. La correspondance devint une véritable maladie. Voltaire a laissé vingt-deux mille lettres. En un temps où la plupart des contacts humains à distance se font par téléphone, fax ou ordinateur, on ne peut plus guère se représenter l'importance de la lettre qui n'a rien de comparable avec la brièveté de l'échange oral. La lettre est un document auquel le destinataire réagit sous la même forme, avec un décalage de temps, qui lui laisse la possibilité de réfléchir, qu'il s'agisse d'une correspondance savante ou d'un billet doux. Les correspondants du XVIIIe siècle - à la différence de leurs précurseurs de la Renaissance qui écrivaient aussi et peut-être surtout pour la postérité - s'adressaient aux hommes de leur temps. Ils voulaient se faire comprendre de leurs contemporains et entretenir des relations tant privées qu'intellectuelles avec l'étranger. La littérature épistolaire témoigne, surtout lorsqu'elle s'adresse à des destinataires étrangers, de la volonté de s'informer les uns des autres et de tracer au partenaire un tableau de la vie intellectuelle et littéraire de son propre pays.
La vie littéraire internationale Le besoin de faire circuler l'information par-delà les frontières devint si intense au XVIIIe siècle que les intellectuels organisèrent pour la première fois une vie littéraire internationale. Ils le firent par différents moyens: la fondation de revuesfériodiques comme Le Journal étranger, dont le rédacteur en che Deleyre soulignait le caractère cosmopolite en divisant la revue en sections spéciales, italienne, anglaise, allemande, polonaise, et en assurant par l'intermédiaire de correspondants dans les différentes capitales un compte-rendu exhaustif et permanent des nouvelles parutions et des mouvements de la vie intellectuelle du moment. Les relations ne s'entretiendraient pas à l'avenir, écrit Deleyre, « d'Etat à État et de cour à cour, mais entre les villes, les sociétés et les citoyens 92 ». Les revues dont le nombre ne cessa d'augmenter - jusques et y compris dans l'émigration 93 - devinrent un véhicule de plus en plus influent de la culture cosmopolite. On publia des œuvres étrangères, transcrites - « après Babel 94 » -- dans la langue nationale pour le public qui ne connaissait pas
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CHAPITRE 13
La rechute dans l'universalisme national
Le républicanisme - Le parterre fleuri des nations: Herder, WielandLa philosophie du langage et l'identité nationale: Humboldt« Les cosmopolites sont des hommes de n'importe où » : Schlosser, Arndt, de Maistre - Le scandale de l'orgueil national: Fichte
Le cosmopolitisme, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, avait atteint un sommet. Les classes intellectuelles dominantes de toute l'Europe étaient pénétrées du sentiment satisfaisant que le pas décisif était franchi sur la voie de l'unité et que le vieux rêve universaliste se réaliserait dans un avenir assez proche. L'impression d'avancer sur la bonne voie était générale et incontestée. L'univers cosmopolite ne paraissait plus simplement un beau rêve, mais une possibilité réelle et une nécessité pressante. L'histoire semblait s'orienter vers la formation de groupes de plus en plus étendus et, pour finir, vers l'unité de l'humanité. Certes, il restait encore quelques obstacles à surmonter: les despotes et les obscurantistes, qui se sentaient menacés dans leur existence même par les idées et les impulsions nouvelles. Jusqu'alors, seuls les membres des classes supérieures et surtout de l'élite intellectuelle s'étaient ralliés à l'avant-garde des Lumières, se considéraient comme citoyens du ; monde et adoptaient un comportement cosmopolite. Mais à plus; ou moins long terme, on le croyait tout au moins, le cosmopolitisme allait se changer en un fleuve puissant et absorber des groupes de plus en plus nombreux; on avait même déjà pensé aux peuples colonisés. L'avenir appartenait à la civilisation universelle en voie de perfectionnement. 1
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L'enthousiasme cosmopolite antinational trouva un souffle nouveau avec la Révolution de 1789, dont beaucoup de contemporains mesurèrent très tôt la dimension historique universelle. Hendrik Steffens évoque rétrospectivement le climat de ce moment, de ce « merveilleux lever de soleil», comme disait Hegel lui-même 1. Il avait alors seize ans, son père l'avait appelé ainsi que ses frères auprès de lui et leur avait dit: « Mes enfants, je vous envie, quelle beJle et heureuse époque s'ouvre devant vous! » Et le fils confirme: « Epoque merveilleuse effectivement, ce n'était pas uniquement une révolution française, mais une révolution européenne, elle était là, elle prenait racine dans des millions d'âmes, de grands esprits clairvoyants mesuraient cette puissance universelle, ils s'inclinaient même devant elle; le verdict avait été prononcé contre un temps en voie de dégénérescence, une victoire était définitivement remportée sur une situation dégradée et désastreuse 2. » Le sommet du cosmopolitisme marqua en même temps un revirement. Les forces particularistes adverses, patriotisme et nationalisme, progressaient. Non pas au départ dans le sens d'une opposition antagoniste, mais comme un complément nécessaire. Simplement, l'évolution que nous avons vue au chapitre précédent avec les sociétés patriotiques, à un stade où patriotisme et cosmopolitisme étaient des notions synonymes, se poursuivait. Le changement fondamental s'exprima par le fait qu'un certain nombre de penseurs remirent en question la validité absolue de l'idéal humanitaire et unitaire, proclamant que le cosmopolitisme et le patriotisme n'étaient certes pas synonymes mais devaient aller de pair. Ainsi Johann Bernhard Basedow définit-il comme « parfait cosmopolite » celui qui est en même temps chez lui un « ardent patriote 3 ». Et il justifie cette conception - en contradiction avec le cosmopolitisme des débuts des Lumières - dans un texte intitulé Agathokrator, sorte de manuel d'éducation du prince à la manière du Télémaque de Fénelon, en déclarant que les deux forces lui semblent indissociablement liées: « Mes objectifs et mes travaux sont à la fois patriotiques et cosmopolites (....) un patriote russe ou espagnol doué d'esprit ne pourrait pas, sous prétexte que la découverte ou la première utilisation aurait eu lieu au Danemark ou dans quelque autre endroit, se sentir libéré du devoir de soutenir au maximum une chose si bienfaisante: donc les savants et les cosmopolites, de près ou de loin, tendront avec plaisir leurs mains pleines de sollicitude vers une œuvre si propice 4 • » Pour si évidentes que semblent ces thèses de l'assimilation par parallélisme, il était clair que le patriotisme minerait progressive-
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ment l'idéal cosmopolite - même s'il n'en avait pas l'intention et ne le fit qu'imperceptiblement au départ - , qu'il le rendrait progressivement moins crédible et le forcerait POut finir à une retraite historique. Le XIXe siècle, dont on peut dire qu'historiquement il commença avec la Révolution, fut le siècle du patriotisme, du sentiment national, et finalement du nationalisme et de l'impérialisme. Le cosmopolitisme disparut presque entièrement du tableau de l'époque, il chercha et trouva naturellement refuge dans certains milieux qui y étaient prédestinés. Le cosmopolitisme a continué d'exister tout au long du XIXe siècle, il persiste encore jusqu'à nos jours dans certains recoins particuliers: l'aristocratie européenne, dont les membres sont apparentés et alliés entre eux, la diplomatie internationale et les milieux des artistes, des sportifs, des dandys, des play-boys et des chefs de ces entreprises qui outrepas. sent les frontières et ont été appelées plus tard multinationales. Cosmopolitisme et patriotisme s'entremêlent à partir du milieu du XVIIIe siècle de multiples façons. Nous étudierons ce phénomène sous trois aspects : premièrement, du point de vue de la politique constitutionnelle: le républicanisme du XVIIIe siècle, qui se fondait sur le modèle romain et s'en réclamait, était issu de l'individualisme moderne, inscrit également à la base de l'éthique cosmopolite, mais il soutenait en même temps - du fait de la participation du citoyen à l'État - le courant national ; deuxièmement, à travers la philosophie humaniste universaliste, qui découvrit dans l'étude du langage en tant que principale forme d'expression de l'homme la signification de la singularité et s'engagea ainsi sur la voie nationale; troisièmement, à travers l'assimilation par la philosophie de l'histoire d'égoïsmes nationaux à des objectifs universaux, ce que nous appelons l'universalisme national.
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Le républicanisme Le cosmopolitisme repose sur l'idée que les individus libres et égaux déterminent eux-mêmes leur destin et cherchent en fonction de leurs propres critères leur place dans le monde. Les liens patriotiques sentimentaux, l'attachement à son vallon ou à sa montagne, à sa prairie ou à son ruisseau ne sont pas niés, mais ils n'atteignent pas aux sommets de l'universel humain, cosmopolite. Au XVIIIe siècle comme aux époques plus anciennes, les puissances tradition-
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nelles, soucieuses de conserver le pouvoir temporel ou spirituel sur leurs gens, de maintenir à la terre les petits métayers et les serfs corvéables, dans la paroisse les fidèles, et sous la coupe de l'État les sujets, étaient hostiles au mode de vie et à la mobilité du cosmopolite. Les penseurs des Lumières, défendant les droits inaliénables des opprimés, s'élevèrent avec indignation contre ce pouvoir arbitraire des souverains, de la police et du clergé. La maxime de l'époque, que le jeune Schiller met en exergue de sa pièce Les Brigands, était « In tyrannos»: contre les tyrans. On ne trouvait rien de plus méprisable que d'œuvrer « au service des princes ». L'homme vertueux n'avait pas à se soumettre aux humeurs des puissants, des princes despotiques ni des courtisans intrigants, estimaient les hommes de cette époque, champions de la liberté et de la participation politique. De la fondation d'une république ou tout au moins d'un ordre constitutionnel, on se promettait un tournant qui marquerait une amélioration décisive. Il scellerait la fin de la monarchie féodale et instaurerait l'ordre de la Rais<;>n. Les sujets deviendraient des citoyens, mais les citoyens d'un Etat, cives, et non pas des citoyens du monde, des cosmopolites. Le tournant de l'évolution du cosmopolitisme vers le patriotisme se situa en 1792 avec le début des guerres révolutionnaires. Par leur affrontement avec la royauté, qui prit valeur emblématique pour toute l'Europe, les révolutionnaires français se considérèrent comme l'avant-garde de l'humanité. Le terme même d'humanité, dans le vocabulaire révolutionnaire, avait valeur de profession de foi. Avec la promulgation des droits de l'homme et du citoyen et l'instauration effective d'un régime constitutionnel et pour finir d'un régime républicain, ils établirent la liberté et la participation politiques; et ils revendiquèrent à ce titre la validité universelle. Les idées cosmopolites des Lumières semblèrent prendre une réalité politique. L'écrivain Marie-Joseph Chénier (frère cadet d'André et moins connu que son aîné) exprima cette aspiration à l'universalité par un geste particulièrement chargé de signification symbolique. Le 24 août 1792 - c'est-à-dire après la chute et avant l'abolition définitive de la monarchie (10 août-21 septembre 1792/ an 1) - , accompagné de plusieurs hommes de lettres, il vint demander à l'Assemblée législative qui venait d'être convoquée qu'elle considère comme « alliés du peuple français» un certain nombre d'écrivains étrangers qui par leurs écrits avaient « miné les fondements de la tyrannie et préparé les voies de la liberté 5 ». On est frappé de l'analogie de cette démarche avec celle de Benjamin Franklin, ordonnant, comme nous l'avons vu, à la flotte américaine, en pleine 244
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guerre contre l'Angleterre, de considérer les savants anglais comme des « amis de l'humanité G ». L'idée était de faire élire à la Convention nationale ceux que Chénier appelait « ces bienfaiteurs de l'humanité ». « L'élite des hommes réunie de tous les points de la terre ne semblerait-elle pas le Congrès du monde entier? » Sous l'effet de cette ardente rhétorique, l'Assemblée adopta par décret la proposition de Chénier. Ainsi obtintent droit de cité le philosophe de l'utilitarisme, Jeremy Bentham (<< le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ») ; James Macintosh et David William, qui avaient lutté en Angleterre contre le plus puissant adversaire de la Révolution, Edmund Burke; les abolitionnistes Clarkson et Wilberforce, parce qu'ils avaient épousé la cause des Noirs; les Américains George Washington, Alexander Hamilton, Thomas Paine; des pays germanophones, Klopstock, Schiller, l'éditeur Campe, l'excentrique Anacharsis Cloots, qui était entré très tôt au Club des Jacobins et dès 1790 avait conduit à la tribune de l'Assemblée constituante une ambassade de trente étrangers, « au nom desquels il proclame l'adhésion du monde à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen », geste pathétiquement humanitaire d'une exaltation que l'on peut difficilement se représenter aujourd'hui; le pédagogue suisse Pestalozzi et le héros polonais de la liberté T adeusz Kosciuszko. Anacharsis Cloots, Paine et Priestley furent ensuite élus à la Convention (1792) - ce que ce dernier refusa. Cette action n'a évidemment changé ni la marche de la Révolution ni le cours de la politique française, elle n'avait qu'un caractère démonstratif. Elle n'en a pas moins imprimé une marque cosmopolite unique dans l'histoire universelle. Même les armées françaises qui franchissaient les frontières territoriales le faisaient au nom des plus nobles idéaux de l'humanité, auxquels vintent du reste s'ajouter très vite de puissantes motivations nationalistes françaises. Les Girondins voyaient dans la guerre un moyen de semer la révolution parmi les peuples étouffant sous le joug des despotes. Mais en même temps, la France était désireuse d'assurer ses « frontières naturelles », la nature servant en l'occurrence ses propres intérêts. Sous l'effet de la première défaite devant les troupes autrichiennes, puis également devant les armées prussiennes, dont le commandant en chef, le duc de Brunswick, réclama la capitulation sans condition des forces françaises sous l'autorité du roi, la nation encore tout animée d'ardeur révolutionnaire commença à craindre un revirement hostile à la Révolution; elle n'avait pas encore vécu les tribunaux révolutionnaires ni la Terreur de Robespierre. L'Assemblée législative déclara « la patrie en danger» 245
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(juillet 1792). Elle en appelait donc au sentiment patriotique de la nation. La proclamation de la « grande guerre patriotique» par Staline en 1941, après l'attaque de l'Allemagne hitlérienne, constitue un parallèle historique presque identique; devant le danger, en dépit de leurs idéologies universalistes révolutionnaires, les détenteurs du pouvoir en appellent avec succès à l'instinct de défense patriotique du peuple qui a l'amour de son pays et qu'un lien archaïque attache à la terre. Les peuples « libérés» par les armées françaises ne réagirent pas différemment. Ils ressentirent vite leurs « libérateurs », surtout sous Napoléon, comme des occupants, qui perpétraient contre eux les mêmes ap-ressions que toutes les troupes étrangères, qui réquisitionnaient, s installaient à leur aise et déguisaient leurs besoins, si ce n'est leur caprice, en loi martiale; et surtout, sous la pression des événements, la population locale subissait une rude exploitation économique. Les idéologies cosmopolites n'avaient guère d'impact, face à cette oppression concrète et tangible. L'étape suivante fut le Congrès de Vienne, qui établit la paix en Europe pour un siècle. L'ordre nouveau et à sa suite la Restauration éveillèrent chez les populations allemandes et italiennes, soumises au rigoureux contrôle légitimiste, l'esprit d'indépendance nationale et de résistance libérale et démocratique {« radicale»). La révolte couvait dans les régions dépendantes du sud et de l'est de l'Europe. Les mouvements libéraux, les soulèvements nationaux et les guerres de libération se réclamant de la Révolution française firent vaciller le despotisme des tsars, l'hégémonie autrichienne de la monarchie plurinationale et la Sublime Porte, affaiblie et paralysée par la politique d'oppression qu'elle n'avait cessé de pratiquer. Cela entraîna de nouvelles oppressions (partage de la Pologne), de multiples interventions, l'écrasement des nouvelles révolutions (l830,1,848), et des populations assoiffées de liberté se détachèrent des Etats nationaux pour fonder leurs propres États indépendants (Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, 1815-1831, Grèce 1821-1830, Serbie 1804-1878, Monténégro 1860-1878, Bulgarie 1878-1908). Les mouvements patriotiques et les intérêts nationaux dominèrent dès lors - avec des décalages dans le temps -la politique de toute l'Europe en voie d'industrialisation. Les gouvernants, se conformant aux principes de la souveraineté (entre-temps intériorisés par les peuples), cherchèrent de plus en plus exclusivement à imposer l'avantage national. La communauté de l'Europe dans la paix se ramena à la concertation des monarques européens entretenant entre eux des rapports cosmopolites, l'idéal supérieur du cosmopolitisme tomba dans l'oubli.
Avant que le vaste idéal cosmopolite du XVIIIe siècle bascule dans le patriotisme étriqué du XIXe, que l'égocentrisme national supplante la tolérance universaliste, les nations européennes traversèrent une période transitoire où l'opposition entre universalisme et patriotisme fut ressentie comme une cohabitation harmonieuse. Les révolutions et les mouvements nationaux qui conduisirent à 1848 ont été vécus comme résultant d'une préoccupation commune à toute l'Europe. L'un des traits les plus marquants fut l'enthousiasme philhellénique qui attira les ressortissants de différentes nations vers la Grèce et aboutit à la formation d'une sorte de communauté cosmopolite. C'est en ce sens et en leur nom que des auteurs comme Byron, Chateaubriand ou Wilhelm Müller écrivirent leur poésie empreinte d'un lyrisme de la liberté, de passion pour l'Antiquité et de nostalgie de l'âge classique. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, seuls les patriotes aspiraient encore à l'autodétermination républicaine. Car les nations entretenaient alors entre elles, suivant l'opinion prédominante à l'époque, non pas un rapport antagoniste mais un rapport complémentaire - à travers la lutte qu'elles devaient mener ensemble contre les « princes ». De même que Dieu créant la nature n'a pas créé seulement des lys et des roses, mais aussi le muguet, il a modelé l'espèce humaine en différentes nations. L'humanité, suivant cette vision à forte composante esthétique qui prédomina depuis Herder jusque chez les romantiques, était semblable à un parterre multicolore, arrangé par un jardinier céleste, réunissant toutes les nations qui vivaient en paix les unes avec les autres et louaient le Créateur pour la réussite de son œuvre. « De même que les fleurs, les arbres et les plantes voisinent dans leur multiple beauté, de même que les oiseaux et le reste des animaux évoluent en groupes et formations divers, n'ayant pourtant tous qu'une terre et qu'un ciel, de même Dieu a créé différents les pays, les peuples et les langues, pour qu'il y ait du jeu, de l'attrait, de la lutte et du plaisir sur cette terre 7. » L'association de l'unité cosmopolite à la $pécificité nationale demeura toutefois limitée à l'imagination poé.tique et à la théorie intellectuelle; dans la réalité politique, les nations, de plus en plus conscientes de leur identité et de leur particularisme, commencèrent à développer leur vouloir-vivre les unes aux dépens des autres. Avec le temps, cependant, l'intérêt porté aux différents pays et peuples et surtout à la spécificité historique qu'ils avaient chacun
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Le parterre fleuri des nations: Herder, Wieland
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développée ne cessa de croître. Herder l'explique: « Pas plus que dans la nature deux feuilles d'un même arbre ne se ressemblent, il n'est pas deux visages ni deux organismes humains identiques 8. » La multiplicité et la diversité sous lesquelles apparaît l'homme, les transformations auxquelles il est soumis, séduisent le philosophe qui cherche à saisir l'histoire de l'humanité dans la totalité de son déroulement. Mais l'uniçé se réalise par la somme des aspects spécifiques et particuliers. « Etant donné que cependant l'entendement humain recherche l'unité dans toute diversité et que l'entendement divin, qui lui sert de modèle, a mêlé partout sur la terre la pluralité la plus diverse à l'unité, de l'immense empire des métamorphoses nous pouvons aussi en revenir ici à la formule simple: l'espèce humaine n'est qu'un seul et même genre sur cette terre 9. » Le jugement de Wieland sur l'état de l'humanité à son époque obéissait au même désir d'harmonisation. Seul méritait à ses yeux le grand nom de cosmopolite celui « que ses principes et ses opinions dominantes, par leur pure harmonie avec la nature, rendent apte à agir dans le cercle qui est le sien pour le bien suprême de l'immense cité de Dieu 10 ». Et c'était de préférence le bon citoyen. L'imbrication entre les notions de cosmopolite et de patriote s'effectuait par l'intermédiaire de la notion morale du devoir. Seul,celui qui, dans le cercle étroit de la famille, de la commune et de l'Etat, remplissait son devoir à l'égard de ses semblables pouvait en même temps prétendre répondre aux exigences de l'humanité, que Wieland assimile même, par le vocable choisi, à l'ancienne représentation de la civitas Dei. Sous cet angle, le grand interprète de son temps laisse entrevoir l'image d'un parterre fleuri des nations, déclarant, dans le style alambiqué de l'époque, que seuls les adeptes de la pensée cosmopolite « considèrent tous les peuples de la terre comm.e autant de branches d'une même famille, et l'univers comme un Etat, dont ils sont les citoyens avec d'innombrables autres êtres doués de raison, pour entretenir suivant les lois générales de la nature la perfection du tout, chacun étant à sa façon particulière et à sa manière occupé de son propre épanouissement Il ». La vie est un processus cathartique, un inlassable effort pour atteindre à la perfection humaine. « Si flatté que soit l'homme de ce que la divinité ait bien voulu le prendre pour apprenti en lui laissant le soin de son apprentissage ici-bas, c'est bien tout de même la preuve de l'imperfection de notre destinée sur la terre 12. » La vie entière est un apprentissage. Mais l'humanité et l'éducation érodent peu à peu l'ouverture cosmopolite. L'objectif universaliste absorbe tout l'intérêt que porte au monde le cosmopolite qui veut se sentir
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chez lui dans tous les pays. La voie de l'humanité est transférée dans l'espace intérieur de l'âme. Les scènes nationales qui occupent le cosmopolite ne sont plus prises en considération dans la quête universaliste de la perfection. Enfin le pas décisif, le saut du cosmopolitisme au patriotisme, se fit par la philosophie du langage. Les cosmopolites du XVIIIe siècle ne s'interrogeaient pas sur le devenir ni la nature du langage et des langues. Ils admettaient la pluralité des langues comme donnée. Leur souci était uniquement de remédier à la confusion babylonienne par le principe cosmopolite de l'apprentissage de différentes langues nationales ou par l'imposition d'une langue universelle.
La philosophie du langage et l'identité nationale: Humboldt
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Le combat patriotique contre l'invasion étrangère dans la langue, que nous avons déjà vu chez Lessing et Lamprecht dans la revue Der Weltbürger, et que poursuivirent Herder et Humboldt, engendra une vision nouvelle du problème linguistique. Aux yeux de ce penseur de Prusse-Orientale qu'était Herder, la langue est une manifestation de l'esprit national: il entend dans la langue allemande battre le cœur de la nation. A travers la pluralité des langues se révèle la présence de Dieu sur la terre. Herder, fils de pasteur, était si profondément persuadé de l'origine divine de la langue, qu'il défendit parfois la thèse selon laquelle l'homme ne pouvait pas s'élever seul de l'animalité à l'humanité, mais avait besoin à cet effet de l'assistance des anges. « Si la langue est l'organe de nos forces intérieures, le moyen de notre formation et de notre éducation les plus profondes, nous ne pouvons pas recevoir de bonne éducation autrement que dans la langue de notre peuple et de notre pays; une éducation dite française, ainsi qu'on l'a effectivement appelée, en Allemagne doit nécessairement déformer et égarer des âmes allemandes. Il me semblait que cette proposition était aussi claire que le soleil de midi. Par qui et pour qui a été créée la langue française? Par des Français pour des Français. Elle exprime des notions et des situations qui s'inscrivent dans leur univers et dans le cours de leur vie. » Qui n'a pas la chance d'apprendre dès son plus jeune âge sa langue dans sa pureté et son authenticité « aura une pensée déviée, son cœur restera froid aux objets, qui auront été à tout jamais soustraits à sa sensibilité dans sa jeunesse ». Herder passe de la métaphysique de la langue nationale à la sociologie du langage. Du fait que les classes supérieures - y com-
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pris le roi de Prusse - s'exprimaient en français, la langue allemande s'est inévitablement appauvrie, elle est devenue l'idiome des classes inférieures. « Noblesse et langue française sont devenues une seule et même chose; on a eu honte de la nation allemande, comme on a honte d'une tache dans la famille. » C'est ainsi que l'unité de la nation a été fragmentée en états et classes divers. «Lorsqu'on parlait allemand à quelqu'un, c'était forcément un domestique (on ne parlait français qu'avec les personnes de même rang, exigeant d'elles qu'elles pratiquent ce jargon, signe de l'entrée dans la société qui avait reçu une bonne éducation, emblème d'un état, d'un rang et de sa distinction) ; à la domesticité on parlait comme on doit parler aux valets et aux servantes, un allemand de domestiques, parce qu'on ne connaissait pas de meilleur allemand, ni d'allemand plus raffiné, et qu'on pensait à leur propos sur ce mode; la chose s'étant perpétuée sans encombres un siècle entier à quelques rares exceptions près, il n'y a vraimentlas de quoi nous étonner que la nation allemande soit si en retar , qu'elle ait tant régressé et soit devenue dans des catégories entières de la société aussi vide et méprisable qu'elle semble malheureusement selon le jugement général des autres nations en Europe. Jusqu'au temps de Maximilien, la nation allemande, même si on avait souvent abusé de son honneur, était encore une nation honorée (...) Depuis que des peuples étrangers l'ont dominée à travers leur langue et leurs usages, depuis Charles Quint, elle décline. La Réforme a créé des divisions, les intérêts en ont créé d'autres. C'est d'abord le cérémonial espagnol qui est venu chez nous, ensuite les princes, dauphins et généraux se sont mis à écrire en italien, jusqu'à ce que peu à peu, à la suite de la glorieuse guerre de Trente Ans, presque tout l'empire, dans les cours comme dans les classes supérieures, soit devenu une province du goût français. Le caractère allemand était dès lors perdu pour ces catégories 13. » Herder considérait l'humanité et la patrie comme interdépendantes: le divin s'exprimait également à travers l'une et l'autre. Mais la pondération changea. L'esprit national, la langue nationale et la patrie revêtirent une valeur sentimentale qui éclipsa toutes les autres. Wilhelm von Humboldt voyait, lui aussi, dans la différenciation entre les nations, en particulier du point de vue intellectuel et linguistique, la voie royale de la culture supérieure. Par sa structure intellectuelle et sa vie, ce futur ministre de la Prusse était un individualiste cosmopolite dans le style du XVIIIe siècle. Par méfiance républicaine contre la tentation du pouvoir, il souhaitait un Etat 250
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faible 14, le minimal state, suivant la terminologie moderne. Mais les courants et la sensibilité de son temps modifièrent son orientation; comme beaucoup d'autres intellectuels, il devint d'année en année de plus en plus patriote au cœur de l'Europe post-révolutionnaire. Dans une profession de foi épistolaire qu'il adressa de Paris à Goethe, il écrit: « Qui s'occupe de philosophie et d'art est attaché à sa patrie plus authentiquement que tout autre. J'en ai encore fait l'expérience ici sur Alexandre [son frère] et sur moi (...) la philosophie et l'art ont davantage besoin de sa propre langue, que la sensibilité et la pensée se sont constituée et par laquelle elles ont à leur tÇ?ur été formées 15. » Ces réflexions l'amèneront plus tard à écrire Uber den Nationalcharakter der Sprachen 16, Du caractère national des langues (fragment de 1822) Les expressions de la pensée ne sont plus universellement valables, comme l'entendait la philosophie rationaliste du XVIIIe siècle, mais présentent une diversité nationale, la conception mutuelle des divers particularismes s'opposant toutefois, suivant la tradition cosmopolite, au principe grossier d'un patriotisme égoïste. Nourrissant le même intérêt que les cosmopolites de l'époque des Lumières pour la psychologie des peuples, Humboldt songea au cours de ces années à fonder une nouvelle science, l'anthropologie comparative, qui serait destinée à étudier 1'« esprit vital », le « caractère de catégories entières d'hommes, surtout celui des nations et des époques 17 ». Sous l'effet de l'expansion napoléonienne, comme beaucoup de ses contemporains, le futur ambassadeur de Prusse à Rome, où sa maison serait tout à fait cosmopolite, éprouvait néanmoins plus fortement le sentiment national. « En plein milieu de la France, je me sens encore plus foncièrement allemand que par le passé 18 », écrivait-il, se vantant de la supériorité de la formation philosophique des Allemands sur la légèreté de la pensée française. Lors de la fondation de l'université de Berlin, en 1810, les principes nationaux aussi bien que les principes humanitaires et civiques étaient en vigueur. « S'il y a une idée qui, tout au long de l'histoire, accède visiblement à une plus large validité, si une idée prouve la perfectibilité de toute l'espèce humaine, tant contestée et encore plus mal comprise, c'est celle de l'humanité, le désir d'abolir les frontières d'hostilité que les préjugés et les opinions partiales de tout ordre dressent entre les hommes, et de traiter le genre humain entier sans distinction de religion, de nationalité ni de couleur comme une immense ethnie étroitement confraternelle 19. »
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« Les cosmopolites sont des hommes de n'importe où » : Schlosser, Arndt, de Maistre
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Une polémique violente était menée depuis la fin du XVIIIe siècle contre le cosmopolitisme, auquel on reprochait son effet de nivellement et d'effacement des différences nationales et régionales. J.G. Schlosser écrivait avec une ironie mordante: « Qui est tout à fait à l'aise chez soi, ou qui au contraire ne se plaît plus chez soi, ou qui n'a pas de patrie, qu'il devienne cosmopolite - et qui l'est n'approche jamais ma patrie! Le citoyen de partout est comme l'ami de tout le monde 20. » La fascination de l'humanité cosmopolite universelle avait faibli, on se moquait de la tolérance à l'égard de tous, ce n'était plus qu'un des traits de 1'« ami de tout le monde». A l'horizon se profilait l'identité nationale, à l'intérieur de laquelle on pensait que l'individu se retrouverait. Le bon bourgeois allemand, qui n'avait peut-être pas appris à se sentir suffisamment allemand, voyait en la personne du citoyen du monde un opportuniste sans racines, « froid comme neige 21 ». Ernst-Moritz Arndt regrettait aussi que par leur xénophilie et leur comportement cosmopolite les citoyens du monde soient devenus « neutres»; « ils perdent la marque particulière et spécifique, qui serait censée les distinguer, en tant que peuple, de tous les autres peuples; ils perdent tout amour et toute fierté d'eux-mêmes en tant que nation: ils deviennent un peuple de n'importe quel monde, des citoyens de n'importe où; mais par cet égarement et cet affaiblissement de leur spécificité ils sont sur la voie la plus directe pour devenir précisément ces hommes de n'importe où que l'on appelle esclaves ou . juifs 22 ». La formule est devenue à la mode chez les étudiants des . fraternités du XIXe siècle 23 • Hitler la reprendra, traitant l'aristocrate hongrois et infatigable défenseur de l'idéal laneuropéen Coudenhove-Kalergi de « bâtard de n'importe qui 2 ». Le traditionaliste Joseph de Maistre, grand seigneur tout à fait cosmopolite pour sa part, rejeta de la même manière le cosmopolitisme, déclarant au nom de sa philosophie conservatrice antirationaliste: « Il n'y a point d'hommes dans le monde; - j'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir jamais rencontré de ma vie. » « C'est uniquement pour le plaisir de faire un paradoxe », écrit Brunetière, commentant cette expression qui n'est pas particulièrement originale, « que le très catholique de Maistre oublie précisément ce jour-là que Rome
ne connaissait que des chrétiens, [et] non des Italiens et des Français, des Chinois et des Annamites 25. » Etant donné toutefois que le cosmopolitisme se fonde sur l'être humain en tant que fiction, abstraction ou idéal, cette négation de l'être humain exprime aussi le rejet du cosmopolitisme. Anticipant encore un peu plus, nous citerons parmi les adversaires du cosmopolitisme un autre auteur nationaliste borné, représentatif de son époque, Edmund Pfleiderer qui a traité explicitement du binome « cosmopolitisme, patriotisme» (Cosmopolitismus und Patriotismus, 1874). Ce professeur de Kiel détecte « sous la bannière du cosmopolitisme flottant au vent (...) l'Internationale, ou mieux l'Antinationale d'observance noire et rouge ». Dans « cette surestimation surexaltée de l'attrait du lointain, cet accent mis partialement et exclusivement sur la généralité et la totalité », il ne voit qu'une « escroquerie»; chez le cosmopolite, un « grand phraseur de naissance », dans les droits de l'homme, « dont seraient prétendument privée la partie prétendument majeure de l'humanité », une « farce », et dans la pensée cosmopolite un débordement « de l'allégresse estudiantine (...) - je suis chez moi partout, je suis connu partout, et partout où je me trouve bien est ma patrie - la suite de la vie, la vie sérieuse impose d'autres exigences ». La pensée petite bourgeoise et le jugement négatif porté sur l'étranger s'allient chez Pfleiderer à la fierté autosatisfaite de la fondation du Reich, qui lui semble la preuve que « seule une nation bien protégée et solidement structurée par le patriotisme de ses ciroyens 26 » peut se permettre une pensée cosmopolite, tout au plus comme « accessoire décoratif ». La phase intermédiaire de conciliation entre cosmopolitisme et nationalisme et le tranfert progressif de l'inflexion de l'humanisme vers le cosmopolitisme s'achèvent en victoire du nationalisme, dès lors qu'un groupe particulier est érigé en universel et sa propre nation confondue avec l'humanité. Nous appelons universalisme national cette orgueilleuse glorification nationale, résultant d'une assurance trop grande ou de trop profonds sentiments d'infériorité. Nous en avons trouvé au cours de nos recherches des exemples multiples à routes les époques - depuis le peuple élu, spécialement lié à Dieu, en passant par le peuple de la « langue à vocation universelle », jusqu'à « God's own country» ou à la « patrie de tous les travailleurs». Le déguisement de l'égocentrisme collectif sous des objectifs universaux obéit à des motivations diverses. L'exagération épique voulait que le petit roi se fit appeler souverain du monde. Les représentations du salut incitèrent les fidèles à faire de leur
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(Revendication de la liberté de pensée auprès des princes d'Europe qui l'ont opprimée jusqu'à présent), il se livre à une critique républicaine de la monarchie féodale traditionnelle qu'il estime dépassée; la pensée optimiste utopique qui sous-tend la Révolution est déjà affichée sur la page de titre, qui donne l'ouvrage pour paru à « Héliopolis, la dernière année de l'obscurité ancienne 28 ». Se voulant héritier du rationalisme éclairé et de la philosophie kantienne de la raison, Fichte situe son époque dans la succession des âges de l'histoire du monde qu'il définit ainsi 29 : a) règne de la raison à l'état d'innocence ;
b) apparition du péché sous l'effet de la contrainte et de la foi avel,l.gle; c) époque présente, où l'homme se libère par l'insoumission révolutionnaire de l'autorité régnante pour se trouver en état de péché accompli; d) époque de la science de la raison, « où la vérité est reconnue et aimée comme le bien suprême» ; et e) époque de l'art de la raison, où l'humanité choisit librement la voie de la raison - « en état de légitimité et de sanctification parfaites ». L'histoire universelle s'achemine donc sur la voie de la raison vers l'autodétermination de l'homme; dans la phase finale, toutes les contradictions juridiques et sociales dont souffre l'époque présente se résolvent au sein d'un royaume d'égalité et de justice absolu: c'est l'avènement du royaume de Dieu. Ce royaume cosmopolite et universel, réunissant tous les êtres humains, est compris chez Fichte en un sens historique. Il est concrétisé par l'État, représentatif de tous, cosmopolite, et donc « au sommet de la culture ». Fichte donne une définition du cosmopolitisme dans un texte de 1806, Der Patriotismus und sein Gegenteil (Le patriotisme et son contraire) : «Le cosmopolitisme est la volonté dominante que l'objectif de l'existence du genre humain soit atteint pour l'ensemble du genre humain. Le patriotisme est la volonté que cet objectif soit atteint avant tout à l'intérieur de la nation dont nous sommes les membres et qu'à partir de là ce succès se répande à tout le genre humain 30. » Dans la constellation historique, le cosmopolitisme doit donc nécessairement se transformer en patriotisme. «Ainsi tout cosmopolite devient-il tout nécessairement, par le biais de son cantonnement à la nation, patriote; et à l'intérieur de sa nation, le patriote le plus puissant et le plus actif est du même coup le cosmopolite le plus actif, puisque l'objectif ultime de la formation d'une nation est quand même toujours que cette formation s'étende à tout le genre humain 31. » Mais quel est l'État qui est parvenu au stade d'évolution le plus avancé et qui peut soutenir les autres pour qu'ils accèdent à l'objectif universel, « quelle est la patrie de l'Européen chrétien véritablement cultivé? D'une façon générale, c'est l'Europe, plus particulièrement, c'est à chaque époque respective l'Etat parvenu au plus haut degré de culture. L'État qui se trompe dangereusement périra forcément avec le temps, et il cessera donc de se trouver au sommet de la culture. Mais c'est précisément pourquoi, du fait qu'il s'effondre et doit nécessairement s'effondrer, que d'autres viennent,
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Chez Johann Gottlieb Fichte, le syndrome de l'universalisme national poussé à son paroxysme devient un véritable scandale de la philosophie de l'histoire. Le philosophe de l'idéalisme allemand se fait, dans ses œuvres de jeunesse, l'ardent défenseur de la Révolution française et de son cosmopolitisme. Dans son texte polémique de 1793, d'un pathétisme grandiloquent, Zurückforderung der
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LA RECHUTE DANS L'UNIVERSALISME NATIONAL
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Église la seule puissance rédemptrice. Le besoin de légitimation poussa les fondateurs d'empire à donner à leurs conquêtes ou à leur primauté (empire du Milieu) un sens universel. Ces explications, qui peuvent en même temps être comprises comme des excuses, ne suppriment pas le caractère répugnant et moralement condamnable de l'universalisme national. Car c'est une forme d'agression intellectuelle et politique que d'attribuer à sa propre nation un rang universel, auquel les autres ne peuvent prétendre. Lorsque ensuite ces dernières, comme c'est inévitable, proclament à leur tour leur particularité universelle et s'élèvent audessus des autres, l'affrontement est prévisible. Déjà, la dissociation entre l'État s'instaurant souverain et les instances suprêmes de la chrétienté et de l'humanisme ouvrait, ainsi que le constate à juste titre Théodore Ruyssen, «une ère d'anarchie complète (...) Elle a exposé l'Europe à toute une série de guerres interminables et dévastatrices, inscrites dans l'histoire sous le nom de leur durée: guerre de Cent Ans, guerre de Trente Ans, guerre de Sept Ans 27 ». Enfin, au temps du nationalisme et de l'impérialisme, l'orgueilleuse présomption universaliste a abouti à une anarchie internationale sans exemple dans l'histoire. L'évolution de ce courant nationaliste a été particulièrement durable et marquante en Allemagne.
Le scandale de l'orgueil national: Fichte
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et parmi ces autres, se distingue l'un d'entre eux, et ce dernier se trouve désormais au sommet où se trouvait d'abord l'autre. Que ceux qui sont nés de la terre, qui voient da1].s le terroir, le fleuve, la montagne leur patrie, restent citoyens de l'Etat englouti; ils conservent ce qu'ils ont toujours voulu et qui les rend heureux; l'esprit solaire sera toujours irrésistiblement attiré et se tournera toujours vers la lumière et la justice 32. » Fichte, « l'homme au visage de fer, aux traits sculpturaux, avec ses yeux ardents qui pénètrent rout», assigna au peuple allemand le rôle d'éclaireur, au nom de sa supériorité en science et en philosophie. Seul l'Allemand pouvait prétendre à cette primauté de l'esprit, « car c'est sous lui que la science a vu le jour, c'est dans sa langue qu'elle est inscrite: il y a tout lieu de croire que la nation qui a eu la force d'engendrer la science renferme aussi les plus grandes capacités de saisir ce qu'elle a engendré. Seul l'Allemand peut le vouloir; car lui seul peut à travers la possession de la science, et la possibilité ainsi acquise de comprendre le temps en général, se rendre compte qu'elle est l'objectif le plus immédiat de l'humanité. Cet objectif est le seul objectif patriotique possible; lui seul peut englober dans l'objectif de sa nation l'humanité entière; par opposition, à partir de là, avec l'extinction de l'instinct de la raison et l'avènement du pur égoïsme, le patriotisme de toute autre nation doit prendre un tour égocentrique, étriqué et hostile au reste du genre humain 33 ». La France, jusqu'alors à la pointe des nations, a perdu sa priorité, depuis que Napoléon a trahi l'idéal de liberté de la Révolution française pour devenir un despote et un oppresseur. « L'Angleterre veut perpétuer sa domination commerciale (...) elle ne veut pas vraiment la l·ustice 34 • » A travers son analyse de la « xénomanie 35 », dont il sou igne, comme Herder, qu'elle est un critère de séparation entre les classes, il affirme: « Nous avons raison. Naturel de la part de l'Allemagne, arbitraire et artifice de la part de l'étranger sont les différences fondamentales 36. » Il approfondit encore la chose: « La véritable différence fondamentale est de savoir si l'on croit à un élément absolument premier et originel dans l'être humain, à la liberté, à la perfectibilité infinie, au progrès éternel de notre genre, ou si l'on ne croit à rien de tout cela, et si l'on pense au contraire comprendre et saisir que tout ce qui se produit est à l'opposé. Tout ceux qui vivent la nouveauté, parce que créateurs ou productifs eux-mêmes, ou qui, ce don ne leur étant pas échu en partage, laissent au moins de côté l'insignifiant et guettent attentivement le moment où le flot de la vie originelle les atteindrait, ou qui, s'ils n'en sont pas encore là, pressentent
tout au moins la liberté, et ne la haïssent ni ne la craignent, mais l'aiment: tous ceux-là sont des êtres authentiques, ils sont considérés en tant que peuple, un peuple originel, le peuple par excellence,
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celui des Allemands 37 •
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Fichte ne fut toutefois pas le seul à parer le peuple allemand du titre de peuple universel et à le placer au sommet de son temps. Déjà Friedrich Schlegel formulait la même idée six ans avant les Patriotische Dialogen (Dialogues patriotiques), dans une ode dont le titre avait l'accent d'une profession de foi: « Aux Allemands. Au début de l'année 1800 » : L'esprit européen s'est éteint j en Allemagne coule La source des temps nouveaux. Ceux qui y boivent Sont de vrais Allemands j les héros en cohorte Partout se répandent, élèvent à la nature Le Franc au sang vif, l'Italien, et Rome s'éveille, Et la Grèce dont les dieux jadis s'éteignirent Reste jeune en honorant ses pères 38.
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D'autres contemporains ont aussi cru déceler en Allemagne la source de forces nouvelles, mais aucun n'a poussé la partialité ou l'amour pour sa propre nation à un point aussi extrême, aucun n'a rendu le nationalisme aussi universel que Fichte. Il n'avait manifestement pas conscience de la monstruosité de ses discours en forme de sermons, de ses écrits polémiques et de ses dialogues. Nulle part il ne se soupçonne le moins du monde de partialité nationale, en élisant les Allemands « peuple authentique», étant lui-même allemand, et déniant à tout autre quelque valeur exemplaire. Il fait également partie de ceux dont Zimmermann disait: « Presque toutes les nations portent sur le nez les lunettes de l'amour de soi 39. » Cet homme qui, en dépit de son cosmopolitisme théorique, menait une existence provinciale tout à fait étriquée et ne cormaissait guère l'étranger (mis à part une période où il fut précepteur à Zurich et un voyage officiel à Varsovie où il ne remporta aucun succès), n'hésitait pas à dénier aux grands peuples voisins toute créativité et à les jeter à la poubelle de l'histoire. Tous ceux qui ne font pas partie du « peuple originel» sont de simples « appendices de la vie (...) Au sein de la nation qui jusqu'à ce jour se nomme le peuple par excellence ou la nation allemande, à l'époque nouvelle s'est au moins manifesté quelque chose d'originel et une puissance créatrice de nouveauté: enfin une philosophie qui s'est elle-même clarifiée tend à cette nation le miroir dans lequel elle peut identifier
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en termes clairs ce qu'elle a toujours été par nature, sans en avoir la lucide conscience, et ce à quoi elle a toujours été destinée; et en fonction de ces claires notions, et avec un art réfléchi et libre, elle est sollicitée d'achever d'elle-même l'accomplissement de ce qu'elle doit être 40». Fichte poussa à l'extrême l' hybris de la surestimation nationale: « Si l'Allemand ne prend pas par la science le gouvernement du monde, au terme de toutes sortes de tribulations ce seront les tartares, les nègres, ou les tribus d'Amérique du Nord qui le prendront, et mettront fin à l'existence d'autrefois 41. )) Anticipant enfin sur l'idéologie du « am-deutschen-Wesen-wird-die- Welt-genesen)) (c'est l'Allemagne qui guérira le monde), Fichte décrétait dès 1807: « Si l'Allemagne ne sauve pas le niveau de culture de l'humanité, il n'y aura guère d'autre nation européenne pour le faire 42. )) Les interprètes classiques du nationalisme de Fichte ont certes perçu la prétention à l'universalité pour sa propre nation, mais ils n'y ont vu en aucune façon une offense aux autres nations. Ils justifient sa conception par fait qu'il ne songeait pas à la nation allemande divisée en petits Etats, mais se fondait sur une idée de l'Allemagne issue de la pensée de l'humanité et proche du cosmopolitisme. Lorsque, après la défaite d'Iéna, qu'il considéra comme une « catastrophe nationale )), il essaya de revigorer le peuple allemand par ses Discours à la nation allemande, il se posa en grand « Allemand, non pas issu du Prussien et du Saxon, mais du cosmopolite; et ce non pas parce qu'il abandonna ou rejeta l'idéal cosmopolite, mais parce qu'à ses yeux l'Allemand, et lui seul, pouvait être le porteur et le réalisateur de cet idéal. Ainsi son cosmopolitisme devint-il un patriotisme allemand 43 )). De toute évidence, c'est un pur hasard si Fichte est allemand! Et l'interprète n'hésite pas à affirmer: « Si Fichte avait été dans le cas de reconnaître qu'un autre peuple pouvait à lui seul accomplir cette mission, il aurait fait siennes les motivations cosmopolites, tout à fait indépendamment du lieu de naissance, du pays et de la patrie. )) Fichte n'a toutefois formulé nulle part de pareille hypothèse, qui eût été du reste totalement contraire à son naturel. Mais elle lui servit de justification, un peu comme l'interprétation de Meinecke selon laquelle Fichte aurait vu dans la nation allemande « une sorte de peuple élu 44 )) ! Comme si cette conception archaïque n'était pas déjà assez! L'interprétation idéaliste selon laquelle Fichte renonce au « patriotisme du tertoir )) est au centre de toutes les tentatives de justification de son idéologie. Sa pensée « n'a pas gardé l'odeur de la glèbe 45 )). Il assigne à 1:« esprit solaire )), écrit Meinecke, la charge de se détourner de son Etat, si jamais celui-ci chute, et de se tourner 258
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vers « où sont la lumière et la justice 46 )). Que l'État dont pourrait éventuellement se détourner 1'« esprit solaire)) puisse aussi être l'État allemand, Meinecke l'affirme certes, mais ce n'est pas chez Fichte. Les historiens de la philosophie réaffirment sans cesse l'identité entre cosmopolitisme et patriotisme. Ecourons Windelband: « Ce patriotisme des Discours à la nation allemande ressemble au cosmopolitisme comme un frère jumeau 47. )) Kuno Fischer: « Le cosmopolitisme de la doctrine de la science et le patriotisme des Discours à la nation allemande sont une seule et même notion 48. ) Même des auteurs plus récents jugent le nationalisme de Fichte anodin. Ainsi Rainer Pesch considère-t-il « le rêve de Fichte d'une Allemagne serait l'État le plus exemplaire d'Eutope [qui] n'a pu se réaliser 9 )) comme une hypothèse historique normale; il ne voit pas la dimension spécifique de l'universalisme national. Dans sa monographie sur Fichte, Wilhelm G. Jacobs se réclame du jugement de son auteur sur la Révolution française pour expliquer que l'appel au soulèvement national contre Napoléon « ne relevait pas chez Fichte du nationalisme fruste, mais de l'idée de liberté 50 )). Même au cours d'une manifestation organisée à Halle à l'occasion du deux centième anniversaire de la naissance de Fichte, pour le défendre contre l'accusation d'avoir été l'un des défenseurs de l'idéologie du « amdeutschen-Wesen-wird-die- Welt-genesen», on protège Fichte en le qualifiant de façon assez piquante de « démocrate bourgeois 51 ». Et Roland Meister prétend qu'avec « sa déclaration de guerre au "rêve d'une monarchie universelle" faisant miroiter la paix à travers l'hégémonie universelle et niant la spécificité des nations )), Fichte se situe sur « le terrain des luttes de classe réelles 52 )). Toutes ces interprétations s'appuient sut le fait incontesté que Fichte a conçu une Allemagne idéale. Elles en déduisent que le reproche de nationalisme agressif et d'universalisme national combatif n'est pas recevable. C'est une erreut, nous semble-t-il. Le patriotisme du terroir et le lien à la patrie sont des sentiments relativement innocents et inoffensifs, la glorification d'une nation est au contraire une idée dangereuse qui rabaisse et nie les autres nations. L'expérience de la patrie, « expérience familiale à plus grande 53 )), a une fonction protectrice, intériorisée, elle confère à ceux qui en font partie à tous les stades (du village, du voisinage, de la région) un sentiment d'intimité et de protection par rapport à un monde extérieur ressenti comme une menace. L'universalisme national est au contraire dirigé vers l'extérieur, il est d'un dynamisme agressif, vise une transformation utopique du monde. Pré259
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férer son propre peuple aux autres, sa propre patrie à l'étranger, est humain et naturel, même si cela correspond à un stade encore assez rétrograde de l'évolution vers l'unité du genre humain. La formule « il vaut mieux (pour un Cosaque) être enterré au bord du Don qu'au bord de l'Elbe 54» est une formule romantique, traditionaliste, qui exprime un sentiment tout à fait compréhensible. Le cercle étroit est sentimentalement plus cher à l'individu que le cercle plus éloigné. La distinction qu'établit Bouterwek entre l'ordre naturel et l'ordre rationnel dans lequel on se considère soi-même comme membre de sa maison, citoyen de sa commune et citoyen du monde paraît évidente. Tout le monde n'est pas capable de s'élever aux sommets métaphysiques de l'humanité ni de s'ouvrir à l'immensité de la conception cosmopolite du monde; on s'en tient de préférence au cercle de sa famille et de son pays. Nul ne s'en offusque. e' est du nationalisme au sens du pacifique parterre fleuri des nations. En revanche, prêter à sa propre nation une mission universelle et rédemptrice de l'humanité, qui présente par-dessus le marché un caractère exclusif - seuls les Allemands peuvent l'assumer-, constitue une menace existentielle pour les autres, dont l'épanouissement à égalité de droits se trouve ainsi compromis. Il ne vient jamais à l'esprit de Fichte l'idée pourtant simple que d'autres nations puissent au même titre, même si c'est pour d'autres raisons, affirmer leur primauté dans l'histoire du monde et formuler des exigences correspondantes, en se référant par exemple à leurs révélations religieuses, à leur exploration du monde et à leur action pédagogique colonisatrice, ou à leur influence sur la formation du goût et la création artistique. L'aspect destructeur de la philosophie de l'histoire de Fichte et de sa conception des nations provient de ce qu'il a vidé de leur sens les derniers restes de vision universaliste du monde en les projetant sur sa propre nation idéalisée. Le nationalisme extrémiste se trouve ainsi légitimé, l'éthique cosmopolite est étouffée. Un des effets de cette pensée: « Des foules d'écoliers allemands ont grandi avec l'impression que c'était Fichte qui avait vaincu Napoléon 5'. » Sur l'histoire plus récente, caractérisée par un fanatisme et une intolérance croissants, on ne saurait surestimer les funestes conséquences de l'universalisme national.
CHAPITRE 14
Les milieux cosmopolites
Le microcosme de la métropole universelle - Moscou, Pékin, Tokyo Alexandrie, Rome, Vienne, Berlin - New York, Londres, ParisL'immigré - L 'hostilité aux grandes villes - La psychologie de l'habitant des métropoles - Les hôtels, les paquebots, les grands trains internationaux - Les diplomates, les banquiers, les artistes, les sportifi et les savants Les travailleurs étrangers et le tourisme de masse
En dépit de la deuxième vague d'expansion et de colonisation des grands États européens, le cosmopolitisme recula au XIX· c::.t au XX" siècle devant les actions nationalistes et impérialistes des Etats souverains; il perdit de sa force dynamique, devint parfois l'objet de railleries en tant que moralisme naïvement idéaliste, sans consistance face aux dures réalités de l'insatiable expansionnisme politique et économique des États nationaux. La notion de cosmopolitisme chuta à la fin du XIX· siècle dans l'échelle des valeurs culturelles et sociales, donna leur titre à de multiples revues qui ne servaient qu'une forme de divertissement distingué - même en Inde et en Australie, nous trouvons des magazines cosmopolites, Cosmopolitan Revues, et un auteur anonyme signe: By a Cosmopolitan; à l'heure actuelle, Cosmopolitan est un magazine féminin dont le cosmopolitisme consiste essentiellement en ceci qu'une maison d'édition américaine le diffuse dans le monde entier en de nombreuses langues. Le roman Cosmopolis 1 a été en son temps un best-seller. Son contenu cosmopolite se réduit toutefois à une banale histoire de liaisons, de scènes de jalousie, de douteuses affaires d'argent et de duels dans la high society romaine. La transformation du climat intellec261
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tuel est sensible jusque dans les disciplines scientifiques spécialisées. Les académies, les congrès et les revues spécialisées qui s'inscrivaient à l'origine dans la tradition cosmopolite de la république des savants ont évolué sous la pression des événements politiques dans un sens national 2. Les comportements et les idées cosmopolites se sont retranchés dans un certain nombre de réduits. Tandis que les nations et leurs couches dominantes poursuivaient de plus en plus ouvertement des objectifs expansionnistes, quelques élites de la société - haute noblesse, intellectuels, artistes, représentants de la haute finance ont continué de vivre dans un contexte international, et la vie cosmopolite a poursuivi son développement dans certains centres urbains. Toutefois les cosmopolites des XIXe et xxe siècles n'étaient plus, à quelques exceptions près, comme Heinrich Heine en son temps, de combatifs pionniers, à l'instar de leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle qui voulaient une véritable réforme de la vie des nations dans le sens du cosmopolitisme, mais des privilégiés qui pouvaient se permettre de mener leur existence sans tenir compte des appartenances nationales. Les membres des élites bourgeoises de la productivité Ont fourni un travail inlassable et scellé dans le cadre de la concurrence nationale les fondations de la prospérité actuelle. En même temps les groupes financiers et économiques apprirent à travailler en collaboration, tandis que la classe supérieure jouissait des avantages de la communauté cosmopolite. Il ne faut pas sous-estimer l'importance de ces milieux cosmopolites. Leur fonction historique a consisté et consiste toujours à préserver les principes structurels du cosmopolitisme pour l'avenir, quand il en sera de nouveau besoin - de même que pendant 1'« éclipse» millénaire qu'a connue au Moyen Age le cosmopolitisme, les idées et les comportements cosmopolites Ont été « perpétués» à Byzance et dans d'autres milieux.
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Le nationalisme s'est développé principalement à partir des centres des capitales et villes de résidences gouvernementales, où siégeaient les autorités, les institutions et organisations nationales. Le cosmopolitisme prospère au contraire dans les métropoles internationales. Nous entendons ici par métropoles internationales, non pas les grandes agglomérations très étendues comme Mexico, Tokyo, Sao Paulo, Shanghaï, avec leur dix à vingt millions d'habi-
tants, leurs larges boulevards, leurs banlieues misérables, leur circulation supra-saturée, mais les villes qui, tant par leur esprit que par leur taille, exercent un rayonnement dans le monde et se considèrent comme des centres suprarégionaux. Les spécialistes de la géographie économique, des communications et de la démographie, qui prennent essentiellement pour critères des données naturelles et quantitatives, n'établissent aucune distinction entre grande métropole et métropole internationale. Une métropole internationale se définit par l'influence qu'elle exerce sur le monde extérieur et par celle que celui-ci exerce sur elle. L'esprit cosmopolite est une composante indispensable de la métropole universelle. Répondant à cette définition, il n'y a aujourd'hui que trois métropoles universelles au monde: Paris, Londres, New York. Dans ces métropoles universelles, le pouvoir politique, la puissance économique et financière, la présence des médias, le potentiel scientifique et la productivité artistique se concentrent à un degré qui n'est atteint nulle part ailleurs. Le mode de vie qui s'y est instauré du fait de la densité culturelle se caractérise par un rythme accéléré et revêt une valeur normative: c'est là que l'époque atteint son sommet, là que sont prononcés les verdicts d'appréciation. Tout écart par rapport au modèle de la métropole universelle semble « pitoyablement provincial (...) lourd et, ce qui est encore plus épouvantable, dépassé 3 ». L'habitant de la métropole universelle méprise celui qui n'en est pas. « La ville universelle est le modèle du vaste monde en petit, elle renferme dans ses murs toutes les classes, tous les peuples, toutes les langues 4. » Là, et nulle part ailleurs, les autochtones et les étrangers partagent le sentiment de vivre au centre du monde, de participer à tous les événements capitaux, à toutes les transformations et à toutes les décisions importantes, et par conséquent de ne pas devoir se soucier du reste du monde. Le monde est dans leur périmètre. C'est pourquoi - en tant que structure culturelle (et non pas bien évidemment comme unité d'approvisionnement) - la métropole universelle est autarcique. L universalité porte sur la dimension culturelle. Dans cet édifice de pierres et de matériau humain, qui se détache du paysage naturel et contraste avec lui, se reflète non pas la variété constitutionnelle de la planète, mais la diversité aux multiples facettes des individualités intellectuelles, des structures politiques, des découvertes scientifiques et des créations artistiques. « Une telle métropole universelle, constatait le géographe Karl Ritter à l'occasion d'un séjour à Paris en 1824, est le produit artificiel de l'histoire, c'est le fruit le plus artificiel que la terre puisse porter, l'édifice le plus compliqué de la
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Le microcosme de la métropole universelle
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civilisation d'un peuple 5. » Sur l'espace le plus restreint se pressent à l'intérieur d'un microcosme les formes d'expression humaines les plus diverses et les plus contradictoires. La métropole universelle est une carte modèle et un abrégé de la culture dans le temps et dans l'espace. Pareilles à des strates géologiques, les couches historiques se superposent. Les monuments du passé marquent de leur empreinte le présent. Comme l'a dit un jour Jacques Chirac, en sa qualité de maire de Paris il se sentait aussi conservateur du Paris historique. Mais il avait parfaitement conscience que la ville n'a pu devenir ce qu'elle est devenue que parce qu'elle s'est toujours montrée ouverte à toutes les nouveautés et à la modernité. La métropole universelle outrepasse ses frontières non seulement dans le temps, mais aussi dans l'espace. Elle est, selon l'heureuse formule de Germaine Tillon, « à la fois la ville la plus nationale et la plus internationale du pays» ; la plus nationale, dans la mesure où toutes les forces dynamiques de la province sont tournées vers la métropole et ne peuvent se faire valoir véritablement que là; la plus internationale, dans la mesure où elle attire tout ce qui est étranger, l'accueille et l'assimile. Son pouvoir d'intégration est pratiquement illimité précisément du fait de ses multiples strates. Elle est bâtie à cet égard comme un château baroque: dans l'ensemble, aménagé au goût de l'époque, s'insèrent des emprunts architecturaux et ornementaux venus de l'étranger, un cabinet turc d'un côté, une pagode chinoise de l'autre, un intérieur persan avec des effets de miroirs: mais l'unité du tout n'en est pas moins conservée.
a!1ssi bien par ses habitants que les comme
une VIeIlle vIlle russe, assez pauvre et endormIe, une vIlle « intime », pe!1 de circulati?n et vie mais parce qu Il lm manque toUjours 1echange Intellectuel Incontrôlé, l'enrichissement mutuel entre des groupes variés - tant dans le domaine de l'expérience intellectuelle que dans celui de l'extravagance sociale. La même chose vaut aujourd'hui pour Pékin. En dépit de l'ouverture économique, la Chine est encore un univers en soi, à bien des égards même un univers à part, qui n'est pas encore venu à bout de son passé, le passé ancien, qui fait la fierté de cette nation, pas plus que de celui de ce siècle, des seigneurs de la guerre, de la révolution, de la guerre civile, du régime de Mao Tsé-toung. Et surtout le retard économique est comme un poids qui pèse en permanence sur cette capitale, dont les vastes avenues sont encombrées de foules de cyclistes: on a pu parler à son propos de village uni-
versel.
Nombre de métropoles que l'on qualifie couramment de métropoles universelles n'en sont pas, parce qu'il leur manque à cet effet des traits essentiels, l'empreinte de l'étranger et l'esprit cosmopolite résultant de l'échange intellectuel. Moscou, par exemple, l'un des plus grands centres religieux de l'Eglise orthodoxe, la troisième Rome, qui a été un temps la «capitale universelle de la classe ouvrière» et le centre du communisme mondial, un creuset vers lequel affluent encore de nombreux groupes de populations de l'ancien Etat soviétique: Ukrainiens, Estoniens, Lettoniens, Kirghiz, Ouzbeks et Arméniens, athées, chrétiens, musulmans ou membres de sectes diverses. En dépit de cette concentration humaine, Moscou n'est pas une métropole universelle, même pas depuis le changement; non pas tant parce qu'elle est
C'est pour d'autres raisons que Tokyo n'est pas non plus une métropole universelle. Le rayonnement de la capitale japonaise reste encore limité. Malgré la diffusion internationale de plus en plus étendue de la littérature japonaise, les réalisations scientifiques internationalement reconnues et les cohortes d'artistes japonais qui peuplent les festivals, expositions et manifestations musicales de tous les continents, les Japonais commencent à peine à s'imposer. Le Japon est une société ouverte, tout le monde peut se rendre à Tokyo sans crainte d'aucune surveillance ni interdiction. La capitale japonaise est un point de rencontre international d'hommes d'affaires, d'hommes politiques, de savants, de sportifs, de musiciens, de réalisateurs de cinéma, une ville très recherchée pour l'organisation de congrès. C'est pourquoi un excentrique comme Luigi Colani, représentant type de la métropole internationale, qui se dit «designer total» (rejoignant l'inspiration du chef-d'œuvre total), peut justifier son installation à Tokyo par cette déclaration provocatrice: « Londres est finie depuis longtemps, Milan et Rome sont des villages, Paris est mort 6• » Mais la décision du Japon de poursuivre une politique double, et dans cette mesure paradoxale, alliant la recherche de la puissance économique à l'abstention militaire, a affaibli sa position politique dans les premières décennies de l'aprèsguerre; il semble qu'actuellement Tokyo soit en train de modifier ses priorités; la vieille ambition politique se fait à nouveau sentir. Cela s'exprime aussi dans un autre domaine. La difficulté extraordinaire de la langue japonaise a toujours dissuadé beaucoup d'étran-
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Moscou, Pékin, Tokyo
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gers d'en entreprendre l'apprentissage. On a pu s'en apercevoir déjà lors de l'échec de la tentative de fonder une « sphère de coprospérité» dans le Pacifique extrême-oriental à la fin de l'ère coloniale. Le japonais ne se prête guère à jouer le rôle de deuxième langue ni celui de lingua franca assurant une fonction de ciment culturel? Aussi les étudiants des régions du Pacifique parachèvent-ils leurs études plus fréquemment dans les universités américaines que dans les universités japonaises pourtant plus proches. C'est précisément l'un des objectifs du gouvernement japonais: obtenir pour un avenir proche - grâce à l'allocation de bourses et autres aides l'inscription de cent mille étudiants étrangers dans les universités du pays. D'après les critères de classification purement numériques de l'ONU, le japonais n'est pas considéré comme une langue universelle, ce qui provient en partie - de même que pour l'allemand - de ce qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au moment où les langues officielles ont été choisies, juste après la fondation de l'ONU mondiale, le Japon, comme l'Allemagne, était un pays vaincu. Il s'efforce actuellement de faire du pays et de sa capitale des centres d'attraction internationaux. Tokyo est dans cette mesure en train de devenir une métropole universelle.
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Il n'a pu exister de métropole à prétention universelle baignant dans une atmosphère cosmopolite qu'à partir du moment où existaient la liberté civique et la liberté individuelle - apparues pour la première fois en Grèce. Alexandrie est donc, vue sous cet angle, la première métropole universelle de l'hisroire ; son éclat s'est perpétué pendant des siècles et elle n'a été éclipsée que par la Rome impériale, sans perdre pour autant son caractère spécifiquement cosmopolite. Alexandrie est devenue très vi te une métropole universelle et l'est restée éronnamment longtemps. Nouvellement fondée (à côté de Rhacôtis, ville phénicienne) par Alexandre le Grand, elle s'épanouit vite, fut la résidence des Ptolémée, ville commerçante, port, centre cosmopolite, scientifique et artistique, et elle conserva ce rang en dépit du cours changeant de son destin sous les dominations hellène, romaine, perse, égyptienne et arabe. A la fin du XVIIIe siècle, Alexandrie n'était plus qu'une bourgade de quatre mille âmes; un demi-siècle plus tard, sous l'influence britannique, comme c'était une ville commerçante internationale à forte composante grecque,
elle retrouva pour quelques décennies son éclat traditionnel. Du reste, plus d'une fois dans notre histoire, des métropoles internationales se sont développées côte à côte: Alexandrie se maintint à côté de Rome, de même s'épanouirent, en même temps que Rome et la Rome d'Orient, Grenade, Constantinople et Bagdad; Madrid et Vienne, les deux métropoles habsbourgeoises de l'empire colonial universel et de la monarchie plurinationale d'Europe centrale; Vienne et Istanbul dans l'Empire ottoman; enfin aux XVIIIe et XIX" siècles, deux capitales nationales, Paris, Londres, et pour finir aussi Berlin devinrent des centres internationaux. De l'accession de New York au rang de métropole universelle après la guerre de Sécession de 1861 à 1865, Oswald Spengler a pu dire avec l'exagération qui le caractérise, mais d'une façon néanmoins assez juste, que c'était « peut-être l'événement le plus lourd de conséquences du siècle dernier 8 ». D'autres métropoles universelles encore, dont l'heure est passée par suite des aléas de l'histoire, ont néanmoins su conserver longtemps leur atmosphère cosmopolite. Rome par exemple, la Ville éternelle, capitale de l'Empire, métropole de la chrétienté occidentale, avec ses chefs-d'œuvre artistiques incomparables de l'Antiquité classique, du Moyen Age religieux et de la Renaissance, est aujourd'hui une ville qui, pour reprendre la formule du maire, doit apprendre à devenir moderne; la métropole de la alta moda, qui est sur le point de supplanter la haute couture parisienne, exerce pourtant encore l'attrait d'une métropole universelle cosmopolite. Les Romains, pour qui il n'y a rien de nouveau sous le soleil, nous enseignent l'alliance de l'affabilité à une légère supériorité cynique et à une tolérance qui permet au prince et à l'artisan, à la bibliothécaire et à l'actrice de cinéma d'entretenir des rapports entre eux sans distance de classe. Alberto Moravia a su capter dans ses romans le charme de la société romaine. Vienne, de son côté, qui après l'effondrement de l'Empire en 1918 est devenue la capitale surdimensionnée d'une petite république, a conservé en dépit de l'étroitesse de l'Autriche une allure de métropole universelle, non seulement à cause de l'architecture urbaine grandiose du Ring, sur le modèle des grands boulevards parisiens, et des palais des nobles allemands, italiens, bohémiens ou hongrois, les Schwarzenberg, Piccolomini, Lobkowitz, Esterhazy, mais aussi en tant que lieu de rencontre international. La tradition intellectuelle, artistique, musicale et théâtrale, la confluence de tous les courants de la culture européenne en un même lieu, l'art de vivre d'une population accoutumée depuis longtemps au contact
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Alexandrie, Rome, Vienne, Berlin
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avec les étrangers confèrent encore aujourd'hui à Vienne son caractère particulier. Le jugement de Stefan Zweig vaut toujours: « Il était doux de vivre là, dans cette atmosphère de tolérance intellectuelle, et inconsciemment chacun des citoyens de cette ville a été formé pour devenir, par-delà les nations, cosmopolite, citoyen du monde 9• » La ville qui resta le moins longtemps métropole universelle fut Berlin. « Sur le diamètre de cette zone de construction de l'unité universelle (...) l'axe de la civilisation d'Occident en Orient, New York-Paris-Cologne-Hanovre-Berlin-Posnan-Varsovie-Minsk-MoscouVladivostok ID », après les débuts ambitieux du règne de Frédéric II et de la période suivante, avec l'action de Voltaire, Mendelssohn, des tomantiques, de Fichte, de Humboldt et de Hegel, elle amorça à partir de la fondation de l'Empire, en 1871, son accession au rang de méttopole universelle et se trouva dès lors rivale de Paris et de Londres. Berlin se fit la réputation d'une ville « ouverte sur le monde, voluptueuse, mouvementée et intellectuelle II », et finit par être internationalement reconnue comme la capitale culturelle de l'Europe. « C'est à Berlin que sonne la pendule de l'histoire. De 1904 à 1934, l'esprit universel a été ici, sinon chez lui, du moins hôte permanent. Et tout ce qu'il y avait en lui de jeune et de moderne, de ptogressiste et même d'un peu frivole, logeait autour du Kurfürstendamm 12. » Si Berlin a cependant été considéré par des milieux conservateurs comme le lieu de la dépravation des mœurs, de la frivolité et de la décadence, et calomniée sous le nom de « Chicago-sur-la-Spree» ou « Parvenupolis », c'est la preuve par la négative de sa qualité de méttopole universelle. Jusqu'à une date avancée de la Seconde Guerre mondiale, l'esprit cosmopolite s'y est maintenu. Tatiana Metternich, émigrante russe blanche, qui toute jeune avait ttouvé refuge au ministère des Mfaires étrangères, écrit dans ses souvenirs: « Le Berlin des années de guerre était devenu un point d'attraction essentiel pour beaucoup de jeunes gens des territoires périphériques les plus lointains de l'ancien "Saint Empire tomain germanique", qui pour ou contre leur gré se trouvaient désormais réunis au sein du "Troisième Reich" (...) Peut-être leur amitié pour nous leur procurait-elle le sentiment de faire encore partie du cercle culturel occidental, qui était leur unique héritage et l'une des principales cibles des venimeuses diatribes de Goebbels 13. » Au lendemain de la réunification, l'ancienne et nouvelle capitale allemande nourrit l'ambition de redevenir une métropole universelle.
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New York, Londres, Paris Enfin, les trois métropoles d'aujourd'hui sont universelles aussi bien par leur structure interne que par l'effet extérieur qu'elles produisent ; elles sont ç[aqnosphère sosPl9.p()Ute. Çes trois villes ont un point commun essentiel, l'importance centrale de leur légende; elles entretiennent toutes trois leurs propres ambitions, sont constamment tournées vers l'innovation et l'avenir. Elles réalisent toujours dans des domaines nouveaux des choses exceptionnelles, déterminantes pour leur époque, universellement valables. New York, qui constitue un cas particulier dans la mesure où ce n'est pas une capitale, est le centre financier et boursier du monde, abrite l'Organisation des Nations Unies, fixe les critères du marché de l'art, joue le rôle de métropole de l'opéra, de centre cinématographique, de citadelle des médias, et elle fascine les hommes du monde entier par son show-business qui brasse des milliards. L'impériale Londres a acquis son image de métropole universelle pour une bonne part grâce à la City et à la démocratie de Westminster qu'elle abrite. La Chambre des communes passe pour la mère de tous les parlements. Les institutions qui se concentrent autour de Whitehall et ont développé un style inimitablement imposant sont considérées comme un modèle d'appareil, fonctionnant avec des agents en nombre relativement restreint, mais ayant reçu une formation de premier ordre et motivés par une éthique. Londres, port mondial, aéroport international, avec toujours un reste d'éclat de sa gloire de capitale d'un empire mondial, « est la plus grande agglomération de vies humaines, le compendium le plus complet du monde. Le genre humain y est mieux représenté que partout ailleurs 14 ». Paris enfin, que Montesquieu appelle « le siège de l'Empire d'Europe 15 », est depuis le Moyen Age, aussi bien à ses propres yeux qu'à ceux de l'étranger, la métropole de l'esprit, du goût, du raffinement des mœurs et des bonnes manières, de la politesse des rapports humains, de l'aimable sociabilité, de l'art de vivre le plus sublime - avec l'image de la Parisienne qui donne le ton à toute cette société. Paris reste, comme le disait Goethe, la ville « où les esprits les plus éminents d'un grand empire se trouvent réunis en un seul lieu et s'instruisent et se défient à travers l'échange, la rivalité et l'affrontement quotidiens 16 ». Au cours des derniers siècles, c'est en tant que centres d'empires territoriaux très étendus que les trois villes ont acquis leur style universel et cosmopolite. Londres et Paris régnaient sur leurs colo-
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nies, leurs protectorats, leurs possessions et territoires sous mandats disséminés dans le monde entier. Cela supposait que des représentants du gouvernement, des militaires, des hommes d'affaires, des enseignants, des médecins, des administrateurs, des ethnologues, des globe-trotters soient envoyés sur tous les continents; ils y restaient parfois en poste pendant des années ou des décennies, découvraient la vie outre-mer, acquéraient dans le meilleur des cas une culture cosmopolite au contact des populations et des races étrangères et par la même occasion une certaine ouverture au monde. Dans les cas moins favorables, qui étaient les plus fréquents, cela ne faisait au contraire qu'exacerber l'orgueil national et racial des ressortissants de la nation mère. La décolonisation et la désintégration des empires coloniaux n'ont pas amoindri l'importance de ces métropoles. Londres et Paris sont toujours les repères par rapport auxquels s'orientent les jeunes nations. Le voyage dans la métropole française ou anglaise est, pour tous ceux qui veulent réussir dans leur propre pays, et arriver à quelque chose, un élément socialement indispensable de la formation personnelle. Depuis l'indépendance des colonies, le nombre d'étudiants de couleur qui viennent terminer leurs études à Londres et à Paris, y élargir leurs horizons et y acquérir le vernis de la métropole cosmopolite ne fait que croître d'année en année. Les nations de couleur réunies au sein de Commonwealth et de la Communauté des États francophones savent bien qu'en matière de relations internationales, dans certains domaines, elles ne peuvent arriver à s'imposer que par l'intermédiaire des anciennes capitales des empires coloniaux. Elles ont besoin du soutien du gouvernement français ou anglais si elles veulent, par exemple, obtenir la satisfaction de leurs revendications auprès du Fonds monétaire international, ou lorsqu'elles demandent que les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football aient lieu dans leur pays; elles ont besoin des éditeurs, des marchés du livre et du climat intellectuel de Londres ou de Paris si elles veulent que soient traduites, publiées et diffusées les œuvres de leurs écrivains ou de leurs chercheurs. New York revêt également à certains égards cette fonction de centre de liaison entre la vingtaine de républiques du double continent américain, qui après s'être détachées de Madrid ou de Lisbonne recherchent toujours leur identité post-coloniale à travers le contact, souvent conflictuel, avec les courants intellectuels et artistiques modernes du monde entier concentrés à New York. Du fait de son caractère universel, la métropole excite l'imagina270
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tion des hommes, elle sollicite leurs forces. Chaque métropole a développé son propre mythe cosmopolite et elle occupe ainsi l'univers des représentations des contemporains. Vue de l'extérieur, la métropole est un abrégé de l'humanité, de l'intérieur, c'est un microcosme universel. Son offre est si énorme qu'elle présente à ses habitants comme aux visiteurs un choix infiniment varié, non seulement de biens de consommation matériels et de possibilités les plus invraisemblables, mais aussi d'individualités et de destinées, d'occasions et de chances.
L'immigré L'une des catégories les plus remarquables et les plus marquantes de cette palette universelle, de ce réservoir créatif qu'est la métropole, est constituée par les étrangers, qui affluent du monde entier et se réfugient dans la métropole, s'y installent et contribuent à lui conférer son style cosmopolite. Les principaux groupes parmi eux sont les intellectuels, exerçant librement la créativité de leur esprit, les diplomates, qui jouissent du plus grand prestige, la fonction principale dans la vie matérielle étant celle des hommes d'affaires qui établissent les contacts entre les peuples et leurs économies, comme c'était déjà le cas il y a trois mille ans. Les intellectuels étrangers sont pour une part des exilés et des émigrés, qui ont voulu échapper à la police ou aux autorités centrales de leurs pays d'origine, pour une part simplement des cosmopolites, que leur penchant incline vers l'étranger et qui recherchent l'air du vaste monde, qui ont besoin des multiples incitations de la métropole pour leur travail ou leur création, qui éprouvent le besoin de visiter les ateliers de leurs collègues, les galeries, de voir les salles de répétition et d'être présents aux vernissages de toute dernière actualité et aux premières, de discuter dans les cafés et dans les clubs, dans les salles de rédaction et les agences de presse, de critiquer, de polémiquer. Ces intellectuels, au nombre desquels il faut désormais compter aussi les artistes, et même le vaste groupe des agents, intermédiaires, spécialistes de la publicité, correspondants étrangers, s'intègrent habituellement vite et totalement; ils SOnt sans racines, dans la mesure où ils ne se sentent pas liés à un pays par leur origine; ils s'estiment avant}out voués à leur « cause» et, uniquement en second lieu, à leur Etat ou à leur nation; ils font partie du genre des êtres cosmopolites, sociables, plurilingues, extravertis qui savent s'assimiler (contrairement aux introvertis, qui 271
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se tournent vers une vie monastique enfermés dans leur tour d'ivoire et constituent l'autre catégorie des hommes d'esprit). Les métropoles en tirent profit; par la voie de ce brain-drain, nombre de brillants esprits échappent à leur pays d'origine, surtout lorsqu'il s'agit de petits pays offrant peu de possibilités. De même que les différentes couches sociales, les régions et les dialectes se frottent les uns aux autres dans la capitale et que se constituent ainsi une unité nationale et une langue commune, le processus de « déprovincialisation ) s'effectue au sein de la métropole universelle à un niveau supranational. On voit se dessiner un style de vie cosmopolite en même temps que le type humain de l'universaliste. Les frontières et les œillères nationales disparaissent. Au bout d'un certain temps, ['individu qui vit dans une métropole perd l'allure mal dégrossie et la maladresse du provincial. Les costumes locaux, les coutumes ancestrales, la folle fierté de la différence s'estompent progressivement au sein de la cosmopolis. La tolérance de la métropole universelle s'étend à l'échelle planétaire.
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L 'hostilité aux grandes villes La métropole universelle est par nature accueillante à l'égard de l'étranger. Elle ne le redoute pas, mais l'intègre et l'assimile. La xénophobie et la fermeture aux autres sont des attitudes provinciales. T ourefois depuis une trentaine d'années, elles se font sentir aussi dans les métropoles par suite de l'immigration massive d'hommes du monde entier qui cherchent du travail ou demandent l'asile dans les grandes villes des pays riches. Les œuvres romanesques et cinématographiques récentes ont traité ce sujet sous de multiples angles. Quelle que soit la tournure que prennent les choses à cet égard, les métropoles universelles, si elles demeurent les centres innovateurs de la cuhure moderne, auront toujours la faculté qui leur permet d'intégrer socialement les étrangers dans un délai assez bref, d'assimiler les coutumes et les goûts qu'ils importent dans l'ensemble de la société qu'ils viennent enrichir, et elles contriburont ainsi à un élargissement cosmopolite de la vie moderne. Si au contraire les pessimistes de la civilisation - les Spengler 17, Toynbee 18, Lavedan 19, Mumford 20 , Gravier 21 - voient confirmer leur thèse selon laquelle la ville, et en particulier la métropole, serait une « tumeur sociale» ou une « maladie de la société», tout pronostic est superflu, puisque toute évolution nouvelle est alors diagnostiquée comme une étape sur la voie de l'autodestruction
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progressive et de la mort de la civilisation industrielle à l'ère du rationalisme moderne. Métropole universelle et cosmopolitisme apparaissent dans cette optique organique comme des phénomènes de dégénérescence découlant de l'opposition entre cuhure et civilisation : les villes géantes « reproduisent le gigantisme absurde» des temps modernes, elles sont en expansion permanente jusqu'au stade de la « conurbation» instructurée, débordante, supprimant la différence entre ville et campagne, dont les masses de population sont « pareilles à une armée battue et en déroute ». La métropole universelle, patrie anonyme de l'intelligentsia et des cosmopolites, qui ne sont que des nomades apatrides, est aux yeux des adversaires critiques du progrès une « ville» qu'ils soupçonnent de vouloir « anéantir» cette « campagne» dont ils ont une vision romantique. Au sein de ces grands édifices qui, après un bref épanouissement, s'acheminent vite vers leur dégénérescence, et contre lesquels le sociologue Hans Paul Bahrdt déclare qu'on a polémiqué « avant même qu'ils existent 22 », se développent les mécanismes antinaturels qui accélèrent leur déclin: économie monétaire et capitaliste, soif de profit au lieu de la satisfaction des besoins vitaux, sport au lieu du travail physique, luxe et gaspillage, plaisir ou réalisation personnelle de l'individu dans des relations avec des partenaires au lieu du soin d'une famille tourné vers l'avenir et la postérité - « au lieu d'enfants, ils ont des conflits psychologiques 23 ». On attribue à « l'atmosphère de serre de la métropole» tous les vices, on projette sur elle tous les préjugés, toutes les angoisses, tous les mécontentements. Cette critique antimoderniste rétrograde 24, qui implique le renoncement à une amélioration du bien-être matériel des couches les plus larges de la population, s'oppose à la thèse qui est la nôtre, selon laquelle la métropole universelle - en dépit des erreurs et des défectuosités indéniables résuhant de ses dimensions - est actuellement le moteur de l'évolution cuhurelle, parce qu'il n'est pas d'autre lieu, aussi circonscrit, où les individus, les opinions et les intérêts divers entrent en contact et s'enrichissent mutuellement de façon si intensive et si permanente. C'est pourquoi au sein de la métropole universelle se développe cet élément constructif d'une société moderne dépassant les limites des frontières et correspondant aux dimensions de la vie moderne qu'est le cosmopolitisme. Il s'exprime à travers la pratique de la vie de la métropole en tant que dynamique exigeant quotidiennement l'unité, et non pas à titre d'idéologie d'une classe supérieure oisive au sens de la class de Veblen 25 - dont le livre, qui porte exclusivement sur les Etats-
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Unis, omet du reste de mentionner la composante cosmopolite de l'élite de la fortune. La métropole universelle parce au quotidien l'unité mliî.la.ture-. Le-mixage et l'intégration des différents groupes débutent à l'intérieur de la ville elle-même. La métropole « renferme », comme l'écrit Ernst Robert Curtius à propos de Paris, « patries __ les nabitants ont Te sentIment d. a pp artell1r. « Quant aux ParlSlens de- peut leür-'appliquer la formule de Dumas père: "Quand on est né dans une grande ville comme Paris, on n'a pas de patrie, on a une rue." » Cela vaut aussi bien pour les autres métropoles. Il y a des Londoniens qui ne sont encore jamais sortis de Fulham, des New-Yorkais qui n'ont jamais franchi les limites du Bronx et pour qui la Cinquième Avenue ou Pall MalI sont des terres étrangères. Au fur et à mesure qu'elles s'intègrent dans la métropole universelle, ces petites patries tendent à perdre leur caractère propre et leur spécificité. Inversement la ville s'imprègne de plus en plus de leurs particularités. Moptmartre n'est plus aujourd'hui la colonie de peintres de la Belle Epoque, Greenwich Village n'est plus le Quartier latin américain où vivaient, observaient, écrivaient un Henry James, un Hemingway 0'.1 un Henry Miller; du vieux Village comme de Soho il ne reste plus qu'un décor vide. On trouve aujourd'hui les intellectuels chez leurs éditeurs et leurs agents de Madison Avenue. Homogénéisation et nivellement sont le prix à payer pour le changement et le progrès. On méUQP()le, e_t même ce n'a rien à voir ensemble est assimilé. Les contraires et les InconciliabIeSsë-é6t'01ënt: le lùxe et: les sIums, labeauié -et Ta laideur repoussante, le rite imposant des pompes officielles pour les cérémonies nationales et la pauvreté publique, les miséreux cherchant un quignon de pain dans les poubelles - un spot particulièrement affectionné par la télévision: le beau monde des millionnaires dans leurs merveilleux hôtels particuliers avec leurs entrées de marbre tapissées de miroirs et les splendides jardins suspendus donnant sur Central Park, le bois de Boulogne et Hyde Park et, tout à côté, la criminalité professionnelle et organisée, la prostitution en limousine, la mafia internationale du trafic de drogue, un microcosme nocturne du vice et du crime. Il y a tOut dans la métropole: big money et élite, mode raffinée et mode démente, mais il y a aussi la masse des bons pères de famille qui
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après leur travail boivent une chope de bière au pub ou un verre de vin au bistrot avant de rentrer chez eux regarder la télévision. Et à côté de cela encore, les milliers d'originaux, du génie au crétin, les existences romanesques et les biographies tragiques. L'individu moyen ne s'y trouve pas mêlé. Mais il sait leur existence, et la possibilité de rencontrer ce type de personnages fait de lui un représentant de la métropole universelle. Ainsi, par exemple, il observera peut-être, en passant et en hochant la tête, les messieurs tout à fait sérieux qui, en frac et chapeau haut de forme, vont au Père-Lachaise déposer des bouquets de violettes sur la tombe de George Sand et déclamer ses textes de théâtre en buvant du champagne; il découvrira aussi des visiteurs de salons orientaux où l'on fume de l'opium, emportés par des rêves où s'élargit la conscience, des participants à des messes noires, des rites d'exorcisme, des sacrifices de coqs, des cérémonies vaudou; il verra sur un journal des boulevards l'annonce de la voyante qui aide de riches aristocrates anglaises à distraire leur ennui et sera informé de ce qui se passe dans les « cours» des souverains ou présidents destitués, chassés, enfuis, exilés, qui, le plus souvent parfaitement pourvus matériellement, se trouvent quand même !emis à la solidarité et à la reconnaissance des majestés et des chefs d'Etats en place; il aura aussi toutes les informations pour les passionnés des courses hippiques et les bookmakers qui espèrent se sauver de leur mal de vivre en remportant le gros lot; il verra les pittoresques clochards et les princes de la mendicité méprisant la consommation comme à l'époque des Folies Bergère et de Lautrec, dont les descendants font partie aujourd'hui des cohortes d'inadaptés dépendants de l'aide sociale: rockers et punks, bagarreurs et asociaux, poètes de graffitis et peintres de fresques, qui continuent d'exercer leur métier assez peu orthodoxe dans le métro de New York - de moins en moins sûr en dépit de la présence des policiers lourdement armés qui y circulent - , et dont les produits se vendent très cher quelques années plus tard dans les galeries à la mode. Le crime et la misère font partie intégrante des métropoles au même titre que le pouvoir et ses fastes. Elles Les existences obscures et les aventuriers esperent y faIre fortune sans travailler. Et, dans l'anonymat, le délinquant voit une chance supplémentaire de ne pas être découvert. Ce n'est pas par hasard que l'action des romans policiers classiques se déroule de préférence à Londres ou à New York.
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La psychologie de l'habitant des métropoles
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Les hôtels, les paquebots, les grands trains internationaux
Elle découle de l'universalité de ce mode de vie. Dans son immense ville, il a tour et trouve tout, il est saturé de beaucoup de choses qui coupent le souffle au provincial. Son inébranlable désinvolture et son arrogance souveraine sont proverbiales. Horace, poète à succès de la Rome impériale, a exprimé ce trait de caractère par la formule stoïcienne « nil admirarp7 », ne s'étonner de rien; le Berlinois a avec son humour populaire une formule équivalente, du genre « on va pas nous la faire ». Le New-Yorkais enfin plaisante sur ses affiches avec une supériorité incommensurable: « Build star wars defence or learn Russian. » Rien n'impressionne l'habitant des métropoles. Il n'est pas d'opinion, de courant artistique, de mode de vie assez bizarre ou aberrant qui ne trouve adepte - surtour parmi les jeunes dont l'un des plaisirs principaux est la provocation, la surenchère et l'exagération; la tolérance va jusqu'à admettre l'absurde et l'extravagance. Les habitants des métropoles ne se tournent donc que rarement et pas très volontiers vers l'extérieur, ils n'en ont pas besoin. Leur ville est le monde, ils n'ont pas de raison de chercher ailleurs les -èvenêments. Leur univers s'arrête au pourtour de leur ville et les provinciaux sOliCparfois mIeuxInformés de la vie artistique que les Parisiens ou les New-Yorkais eux-mêmes. Ce qui se passe au-delà des murs de leur ville n'existe pas pour eux. Ces manifestations ne sont à leurs yeux que des répétitions générales. Leur psychologie est à peu près la même que celle des producteurs de comédies musicales à New York, qui testent d'abord un nouveau spectacle sur une scène de province avant de s'aventurer dans les théâtres de Broadway dont la location est très onéreuse. La première a quand même lieu à New York! Le mode de vie de l'habitant d'une métropole universelle se caractérise enfin par la vigilance .gllin'est. avec des individus nouveaux fe contraint à vivre perpetuellement en état d'alarme. On le provoque, il doit réagir. On lui pose une question, il doit répondre, s'affirmer. Dans le milieu hypersensible de la métropole, enclin à la critique immédiate et acerbe, la défaillance, si brève soit-elle, ne se pardonne pas. Celui qui faillit doit en supporter les conséquences - baisse dans l'estime générale, perte de prestige social, sortie ou rejet hors de la communauté de ceux « qui sont dans le coup ».
Si la métropole universelle est « le reflet d'un vaste monde en petit» où « se rencontrent des représentants de toures les classes, de multiples nationalités et des individus qui parlent de nombreuses langues 28 », l'hôtel international est un reflet en miniature de la métropole. La clientèle des grands hôtels est aussi un milieu international : hommes d'affaires, acteurs célèbres, sportifs de haut niveau et leur suite, musiciens, équipages d'avion, journalistes. Mais contrairement à l'immense population de la métropole universelle, les clients des grands hôtels ne sont pas issus de « toures les classes ». Ces « auberges» modernes sont au contraire occupées par les représentants d'une seule et même classe, les plus éminents et ceux qui gravitent dans leur entourage immédiat. Ils ont en commun leur appartenance à la catégorie des nantis - au sens le plus large du terme - , qu'ils soient eux-mêmes riches ou que leurs firmes, leurs institutions et organisations règlent pour eux des notes de frais élevées et leur assurent ainsi le niveau de vie des riches. Ce sont les privilégiés de la société productive moderne, ceux à qui leur extrême mobilité a valu le surnom de jet-set society. Les critères d'appartenance ne sont plus en l'occurrence l'origine, le sang, le nom ou la lignée, mais la fortune, la position et les revenus. Le milieu de l'hôtel produit comme la métropole l'intégration des différentes catégories professionnelles en une même catégorie sociale. Les grands hôtels ont repris d'une certaine façon la fonction des salons, lieux de rencontre du grand monde. La présence de nombreux étrangers fait régner dans leurs salles une atmosphère cosmopolite. Les clients baignent dans le luxe et le confort. Une armée de serveurs spécialisés, qui ont pris la place des anciens laquais, veille à leur bien-être. Mais contrairement à ce qui se passait dans les salons, où les invités parlaient plusieurs langues, les clients des hôtels d'aujourd'hui, en particulier les Américains et les Anglais, considèrent comme un service allant de soi que le personnel connaisse leur langue. Psychologiquement, c'est un sentiment d'extraterritorialité qui domine, même s'il n'y a pas d'immunité pour les voyageurs étrangers, pas de convention de Vienne au sujet des hôtels. Contrairement au salon fréquenté par un cercle d'habitués, que venaient seulement agrandir de temps en temps des étrangers, l'hôtel, entreprise commerciale, a une clientèle qui va et vient. Certains ne viennent qu'une fois, d'autres reviennent régulièrement pour des foires, congrès, etc. Mais il règne toujours l'anonymat souhaité. L'hôtel ne donne aucune impression d intimité, il n'y a
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pas de dame de la maison, même si les plus grands établissements engagent des dames au nom à particule pour les étages de réception. Les hôtels n'organisent pas de réunions de philosophes et d'hommes de lettres; mais il s'y tient des congrès et des conférences où débattent des spécialistes, que ce soit des directeurs d'IBM sur les techniques de marketing ou des professeurs de philosophie sur l'épistémologie à l'époque de Goethe. Les rapports à l'intérieur d'un hôtel sont totalement impersonnels, ne serait-ce qu'à cause du roulement de personnel et de clientèle qu'implique la taille de l'entreprise. Mais le style de l'établissement donne au public l'impression que les clients sont « entre soi ». C'est pourquoi les habitués manifestent à l'égard des non-habitués la même arrogance méprisante que les habitants de la métropole universelle à l'égard des provinciaux:. Et ils tiennent à faire montre de leur statut privilégié aujourd'hui comme hier - par une réserve distinguée ou une indiscrétion patente: le yacht remplaçant la chasse, le jet privé la voiture attelée de quatre chevaux:. L'hôtel est un lieu de passage, de la maison vers un autre objectif, le client de l'hôtel est en voyage, loin des contraintes de chez lui. Cela favorise les rapports sans engagement, une ouverture à l'autre et des formes particulières d'intimité, précisément parce qu'on ne rencontrera peut-être plus jamais le partenaire. L'homogénéité, l'anonymat et la mobilité sociale sont des éléments qui font l'extraquotidienneté de l'hôtel et créent les conditions de situations extrêmes - depuis le bref rapport érotique jusqu'au suicide. Même aux époques où les principes moraux étaient moins permissifs qu'aujourd'hui, le vice et le péché n'étaient pas seulement tolérés, mais on s'en vantait (comme bien souvent dans les milieux des classes supérieures). L'hôtel international est 1'« espace romanes 29 » par excellence, un peu comme l'hôtel sur rails ou l'hôtel sur 1océan. Romanciers et scénaristes n'ont cessé de situer leurs actions dans ce milieu excitant (Thea von Harbou : Menschen im Hotel; Maurice Dekobra: La Madone des sleepings; Agatha Christie: Le Crime de l'Orient-Express; The Prince and the Showgirl avec Marilyn Monroe). L'architecture des grands hôtels - de même que l'aménagement des paquebots géants et des voitures de la Compagnie internationale des wagons-lits (depuis 1872) - reflète à la fois la continuité et le changement des milieux: d'hébergement des étrangers. Les grands hôtels fin de siècle s'inscrivaient dans la tradition des palais princiers avec le gaspillage d'espace normal à cette époque (entrées, salons, jardins d'hiver, bureaux:) et les petits couloirs des chambres des
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domestiques au service de ces «maîtres» aristocratiques et oisifs, qui n'avaient que mépris pour le travail rétribué. Entre-temps, les établissements hôteliers ont imité l'architecture fonctionnelle des et des .sièges d'entreprise, ils mettent à la dispositlon de leurs cltents plscmes, fitness center, salles de conférence, tous les attributs du confort du millionnaire. Enfin les hôtels internationaux: sont - là encore comme les métropoles internationales - des lieux où la vie cosmopolite a trouvé, au sein d'un monde où prédominent la pensée et les structures nationales, non cosmopolites, une patrie provisoire. Ces hôtels revêtent aussi une fonction cosmopolite dans la mesure où ils portent la civilisation occidentale dans des contrées du monde encore inconnues. Conrad Hilton est devenu le symbole de ces chaînes d'hôtels (Intercontinental, Sheraton, Nikko, etc.) emblématiques de la civilisation moderne des voyages. Lui-même et ses successeurs ont poussé leurs avant-postes jusque dans les pays du tiers monde, et ils s'inscrivent - un peu au même titre que les constructeurs des chemins de fer et des réseaux routiers transcontinentaux: dans la tradition des pionniers de l'époque coloniale. Ils ont créé des unités modernes dans des régions du monde où il n'yen avait pas et facilité ainsi la diffusion de la société industrielle moderne. De même que les navigateurs des XV et XVIe siècles, ils ont ouvert des routes vers les terres inconnues, favorisé ainsi la circulation internationale et servi le cosmopolitisme. Ce ne sont pas des motivations idéalistes qui président à leurs initiatives. Hilton écrit dans son autobiographie, très instructive à cet égard, à propos de l'ouverture d'un de ses hôtels: «Mon plaisir, c'était d'acheter des hôtels, l'aventure, le défi. Cet état béni représentait une seule chose pour moi: je pouvais de nouveau me permettre de rêver 30. » Comment ignorer la ressemblance psychologique avec les récits des explorateurs ! Nulle Fart il n'est question de mission civilisatrice. Mais les hommes d'affaires affiuent aujourd'hui des lieux: les plus éloignés vers ces hôtels stéréotypés sur le modèle américain où ils vivent dans un cadre qui satisfait aux exigences hygiéniques de notre temps, sont servis et disposent surtout d'un réseau de communications qui fonctionne. Ce n'est pas par hasard que ces hôtels ont été conçus d'emblée comme de petites villes, avec des galeries de boutiques où l'on peur se procurer aussi bien les articles de tous les jours que les articles de luxe. Un fragment de la civilisation occidentale se transporte dans le tiers monde, un fragment du tiers monde est découvert, l'unification du monde progresse, une brèche est ouverte au cosmopolitisme.
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Pour certains groupes sociaux qui, par nécessité ou par goût, voyagent fréquemment et s'intéressent à l'étranger, le cosmopolitisme est une pensée naturelle, qu'ils appliquent dans leur vie de tous les jours, et qui ne fait donc pas l'objet d'une analyse thématique ni d'une défense polétI].ique. Ces cosmopolites admettent la structuration du monde en Etats nationaux avec ses enclaves cosmopolites, telle qu'elle est, même si quelques-uns d'entre eux rêvent d'un monde plus unifié. Parmi ces groupes, les diplomates jouissent d'un prestige particulier, bien qu'en tant qu'envoyés des nations ils ne soient pas particulièrement voués au cosmopolitisme. Ils doivent au contraire représenter de façon exemplaire leur propre nation jusque dans leur mode de vie; occupant leur poste à l'étranger, ils doivent, selon les cas, adopter un comportement brésilien, danois ou japonais particulièrement caractéristique. Mais en dépit de la détermination nationale, ils sont aussi cosmopolites, d'une part à cause de leur mission internationale, de l'autre à cause de leur forme de vie L'objectif de l'exercice de la diplomatie est l'équilibre entre les Etats, même si parfois la corruption et l'espionnage sont pratiqués, aujourd'hui encore, par des services secrets abusant de l'immunité diplomatique 31, et qui faisaient jadis partie intégrante et incontestée de la tâche d'un diplomate. Les ambassadeurs vivaient donc dangereusement, ainsi qu'en témoignent entre autres les comptes-rendus de mission auprès du Grand Turc. C'est à nouveau le cas aujourd'hui avec les attentats et les prises d'otages. Depuis que les diplomates bénéficient d'un statut international particulier et qu'ils constituent un corps autonome par-delà les frontières, ils sont soumis à une double législation - nationale et supranationale - et ont un double devoir de loyauté, à l'égard de leur propre pays et à l'égard du pays hôte. Ils défendent les objectifs de leur propre gouvernement, mais ils le font toujours en tenant compte des objectifs du gouvernement auprès duquel ils sont accrédités. Même au cours d'une période conflictuelle, l'éthique déontologique du diplomate veut qu'il garde toujours ouverte la porte de la négociation. La rupture des relations diplomatiques et les déclarations de guerre (<< Excellence, mes passeports ») sont annoncées suivant le rituel de rigueur, avec l'expression du regret et de l'espoir d'une rapide normalisation. La paix est l'objectif permanent du diplomate, l'axe de
tout Dans cette mesure il obéit à une loi supérieure, supra-etatlque. La deuxième raison, plus superficielle, du cosmopolitisme des diplomates est le mode de vie itinérant. Les membres des services des Affaires étrangères atterrissent au cours de leur carrière dans les pays les plus différents, ils se connaissent, sont au courant de l'avancement de leurs carrières respectives, de leur destin humain. Ils reçoivent dans leurs salons, meublés en acajou sur le même modèle dans le monde entier, des hommes politiques et des artistes, des hommes d'affaires et des magnats, des intellectuels et des savants, dans l'atmosphère de luxe qui s'impose. Beaucoup de leurs hôtes considèrent d'un regard franchement méprisant le conformisme vide de leurs cocktails et de leurs dîners ennuyeux, mais ils viennent quand même tous, dès lors qu'ils sont invités, profondément persuadés que l'osmose sociale de personnalités aussi diverses leur est également profitable. Les diplomates vivent entre eux dans leur ghetto, leurs enfants fréquentent souvent - pour des raisons linguistiques - des écoles spéciales. Ils adoptent donc très tôt des attitudes cosmopolites, savent évoluer dans la haute société: l'élégance, l'air détendu et l'impassibilité, même face aux pires contrariétés et aux soupçons les plus infâmes, sont des traits qui chez eux vont de soi. Leur psychologie ressemble sur ce point au stoïcisme de l'habitant des métropoles à qui rien ne peut faire perdre son calme. L'éducation du diplomate est tout entière conçue dans ce sens. Il est formé pour les cas de crise, les situations imprévisibles qui à plus ou moins grande échelle se présentent toujours à un moment ou à l'autre de sa vie. Il doit être capable de conserver son sang-froid et de se montrer toujours serein, ce qui entraîne évidemment un certain manque de spontanéité, une certaine affectation et une sorte d'arrogance. Le métier de diplomate est facilité par l'homogénéité sociale; un code supranational de principes politiques de base préside à son comportement. En dépit de la démocratisation de ce corps aujourd'hui recruté suivant des critères d'aptitudes, de nombreux traits de comportement sont restés les mêmes jusqu'à ce jour. Même si l'autonomie de l'ambassadeur se trouve considérablement restreinte par les moyens de communication modernes et si son activité est ramenée, comme il s'en plaint souvent, à celle d'un facteur, chef de l'étiquette et guide de voyage très bien rémunéré, il n'est guère d'autre métier qui ait conservé un tel'prestige et des traditions aussi solides. Car les relations entre les Etats et leurs aléas n'ont pas beaucoup changé; et surtout le corps diplomatique a su défendre
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ses privilèges, de la façon distinguée qui convenait à son état, mais aussi « du bec et des dents ». Après chaque révolution on a essayé aussi régulièrement que vainement de modifier son statut, mais les transformations se sont cantonnées à des aspects superficiels. Les principaux éléments - immunité, exterritorialité, exemption fiscale, fortes primes et indemnités compensatoires - ont été conservés. Et les ambassadeurs, surtout de nouveaux régimes politiques, aiment à se faire appeler Excellence. Les diplomates se savent essentiellement dépendants de leur nation, mais par leur mode de vie et leur attitude ils se sentent en même temps cosmopolites. Cosmopolitisme du reste tout aussi superficiel que leur nationalisme, ça va de soi. L'activité des artistes, savants, financiers et sportifs est soumise elle aussi à des lois universellement valables et, dans cette mesure, cosmopolites, qui se rapportent à l'activité elle-même et non pas au groupe. Le médecin traite le patient en fonction des règles de sa science - indépendamment de l'origine ou du statut du patient. La primaballerina assoluta, la patineuse sur glace dansent, le pianiste, le champion de tennis jouent, l'architecte construit sous tous les climats et tous les régimes. Le juriste, le technicien des voyages dans l'espace ou le philosophe poursuivent leurs recherches suivant un immuable impératif de vérité. Tous aspirent à être reconnus - si possible internationalement - , ce qui leur vaut en même temps de plus hauts fe'/enus. Même l'écrivain, dépendant de la langue, autrement dit limité spatialement dans son rayon d'action direct, vise la diffusion internationale - grâce à la traduction. Le marché international de la traduction s'étend en proportion de la densification des contacts entre les nations. Si la technique des machines à traduire arrive à la perfection, la littérature deviendra véritablement universelle, ce sera l'avènement d'un cosmopolitisme littéraire, l'ère goethéenne de la littérature universelle deviendra réalité, et la confusion babylonienne des langues sera au moins partiellement surmontée. Le cosmopolitisme du monde de la finance est d'une autre sorte. Banquiers, magnats, responsables politiques de l'activité financière se savent responsables de la stabilité de l'ordre économique du monde, du fonctionnement des marchés boursiers internationaux dont dépend en dernier ressort la « prospérité des nations ». L'argent coule, sa principale caractéristique est la liquidité; les instituts financiers et monétaires réagissent aux moindres changements de la situation internationale, qui change d'heure en heure en fonction des lois de l'offre et de la demande. Les Bourses enregistrent aussi
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les moindres déviations. La haute finance internationale se veut cosmopolite parce que ses intérêts sont de plus en plus universels, et parce qu'elle sait franchir les barrières des taxes douanières, impôts et autres - ainsi que le prouvent les sociétés multinationales. Elle l'est aussi parce que ses représentants vivent dans un environnement cosmopolite: ils ont leurs quartiers généraux dans les métropoles universelles, se rencontrent dans les hôtels internationaux, font partie de la jet-set society et se donnent les allures correspondantes; ils défendent la cause du cosmopolitisme. C'est ainsi qu'ils justifient leurs activités qui ne visent que le profit matériel et sont donc souvent considérées comme douteuses. Les cercles du commerce international, des sociétés d'export-import et des compagnies maritimes défendent un cosmopolitisme libéral défini à peu près de la même manière, qui toutefois ne les empêche pas de demander des subventions gouvernementales et de prétendre y avoir droit. Enfin les hommes d'affaires étrangers ont pris de plus en plus de poids dans la métropole internationale de notre temps. Ils doivent connaître, pour entretenir des échanges internationaux, les coutumes et les formes à respecter par les deux parties ou plus dans le déroulement et la conclusion des transactions. Ils développent de ce fait des habitudes communes, de la vieille règle « un homme, une parole », du « tope-là» en signe de reconnaissance des dispositions convenues, aux contrats modernes préimprimés, l'élément décisif pour que se réalise une affaire profitable pour tous étant que des règles communes soient admises et appliquées, que le processus soit donc prévisible. Les savants agissent aussi conformément à des règles généralement et internationalement valables, qui du reste ne cachent pas qu'elles sont issues d'un idéal de caste. Lors de l'ouverture des congrès internationaux, les hôtes sont souvent accueillis selon un protocole rigide par des formules conventionnelles. Et dans l'analyse des problèmes ou les observations critiques qui sur le plan scientifique visent à anéantir l'interlocuteur, on conserve toujours des formes de politesse impliquant la déférence mutuelle. Même si certains estiment ces formes désuètes et byzantines, s'ils pensent qu'elles devraient être révisées, elles permettent néanmoins d'assurer que la conférence se déroule sans heurts. Que ce soit sur le terrain de sport, au bureau ou dans la salle de conférence, une place est toujours garantie par un certain nombre de règles à la communauté cosmopolite, qui représente pour des hommes de nationalités différentes et d'intérêts divergents une
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A l'échelle de l'histoire universelle, le cosmopolitisme partiel peut tout au plus se ranger sous la rubrique du titre de Lessing d' « éducation du genre humain ». L'unité, la paix et la pensée cosmopolite ont été les objectifs que des esprits engagés ont poursuivis sans les atteindre. La foi dans le pouvoir de la raison n'a pas suffi à motiver et à mobiliser les masses. L'intégration et l'homogénéisation progressives des groupes régionaux et nationaux se sont révélées plus urgentes. Au xxe siècle, des couches plus larges de la population se trouvent engagées sur la voie du cosmopolitisme. Depuis une date récente des foules considérables de travailleurs étrangers (immigrés, emigrati) affluent vers les pays occidentaux. Elles exercent une influence ne serait-ce que par leur présence, leur langue, leurs us et coutumes (depuis l'alimentation jusqu'aux rapports entre les sexes) ; la population locale découvre des modes de vie différents dans son existence de tous les jours, elle les côtoie et s'y accoutume, pratique la tolérance, adopte un comportement urbain et cosmopolite. Les vertus de l'aristocratie de l'argent et de l'esprit descendent le long de l'échelle sociale, se démocratisent. Sérénité à l'égard des autres, admission de la différence, xénophilie et cosmopolitisme gagnent aujourd'hui aussi dans de larges couches de la population. Le tourisme de masse déplace tous les ans des millions d'Européens, d'Américains, de Japonais, et même entre-temps des ressortissants d'autres f'.tats. Non seulement les Anglais, qui ont du fait de leur climat défavorable et des nécessités de l'Empire une tradi-
tion, ancienne, des voyages,. ou les Allemands, la nostalgie de 1ItalIe a trouve son expreSSIOn dans les « voyages d apprentissage », mais même les Français, qui jusqu'à la Seconde Guerre mondiale répugnaient à quitter leur hexagone et passaient de préférence leurs vacances sur les possessions qu'ils avaient héritées en province, et d'autres peuples encore ont découvert récemment l'attrait du lointain et se sont pliés au mot d'ordre de l'industrie touristique. Les hommes d'aujourd'hui qui se rendent dans des contrées inconnues il ya un demi-millénaire, inaccessibles il y a encore deux siècles, sont sociologiquement analogues aux millions de travailleurs étrangers affluant vers le monde du travail des pays industrialisés. Les deux groupes partent pour l'étranger, les uns par besoin, parce que leur pays ne leur assure pas de travail ni de quoi manger, les autres par excès de richesse et pour le plaisir. Les uns comme les autres découvrent des pays étrangers; les travailleurs immigrés font étroitement connaissance avec un pays, où ils s'établissent pour des années ou des décennies, les touristes découvrent le plus souvent plusieurs pays - qu'ils ne voient toutefois que superficiellement parce qu'ils n'y font qu'un bref séjour, restent sur une plage, dans un hôtel, voient une rue commerçante et visitent quelques monuments et curiosités, les rencontres approfondies avec les autochtones étant le plus souvent exclues, ne serait-ce que pour des raisons linguistiques, ou fortuites et extérieures. Cette forme de brusque contact culturel entre des peuples à différents stades d'évolution ne produit naturellement pas comme par magie des cosmopolites. Sept années passées à travailler à la chaîne chez Ford à Cologne ne suffisent pas à faire d'un Turc ou d'un Italien un cosmopolite, pas plus qu'un séjour de techniciens allemands largement payés pour monter une installation au Bangladesh ou au Pérou ne les transforme en globe-trotters. Les portiers d'hôtel polyglottes, les contrôleurs de wagons-lits et les hôtesses de l'air présentent certes des traits cosmopolites, mais ne SOnt pas des cosmopolites. Il manque dans tous les cas l'enrichissement mutuel des esprits. Pour la majorité des touristes, le séjour dans un pays étranger ne signifie pas grand-chose au premier abord. Ils veulent se reposer, faire du sport, se détendre. Plus d'une fois ces expériences du lointain renvoient notre contemporain à lui-même et à son propre espace étriqué. On apprécie doublement les roulades au chou de son pays après la découverte des plats de mouton fortement additionnés d'ail ou de gingembre du Proche ou de l'Extrême-Orient auxquels on a trouvé tout au plus un « goût intéressant ». « L'autosatisfaction philistine de savoir qu'on n'est pas comme les autres est
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patrie unificatrice. Tous ces cosmopolites qui font partie de groupes spécifiques n'exercent qu'une action partielle. Ainsi la haute aristocratie européenne dont les membres sont apparentés ou alliés entretient à l'intérieur de ses cercles des rapports cosmopolites; à l'égard de ce qu'on appelle la « bourgeoisie », elle exerce en revanche un esprit de caste exclusif. La définition de l'identité personnelle se fait en fonction de critères non pas nationaux mais sociaux, elle n'est donc pas universelle. Le comportement des sportifs, des savants, des financiers n'est pas différent: leur cosmopolitisme supprime les barrières nationales, mais en élève en même temps d'autres, professionnelles ou sociales. Aucun de ces groupes ne recherche ni n'atteint la véritable universalité humanitaire. Mais le champ de vision s'élargit, on tolère les étrangers, on les trouve même enrichissants, le monde est de plus en plus considéré comme une unité.
Les travailleurs étrangers et le tourisme de masse
L'ÉPOQUE MODERNE
souvent le seul résultat du voyage. Les expériences brèves et sélectives ne font que renforcer la connaissance préalable le plus souvent négative de l'autre nation, elles ne la rectifient ni ne l'étendent. Quant au contact plus prolongé des travailleurs immigrés avec les autochtones, il produit souvent au lieu d'un rapport culturel profitable pour les deux parties un heurt xénophobe entre les cultures 32. » Ces incontestables travers du tourisme ont suscité l'appréciation négative de l'esprit rétrograde du pessimisme culturel. Les vagues annuelles de départs estivaux ou hivernaux qui s'emparent des peuples sont interprétées comme des phénomènes de dégénérescence de la civilisation de masse de l'époque moderne. Des millions d'individus, prétendument incapables d'aucune forme d'expression vitale autonome et spontanée, se soumettent aveuglément aux ordres de la consommation et de la mode de l'industrie touristique, foncent de pays en pays suivant des directives extérieures (pour revenir en disant: nous avons « fait» le Sri Lanka, la Malaisie et Bali). Nous ne partageons pas ce point de vue. Même si les critiques font un effort d'objectivité dans leur analyse des faits, ils méconnaissent la signification hisrorique d'une telle évolution, ne seraitce que par les dimensions qu'elle a prises. Pas plus que les contacts de coopération ou de cohabitation à grande échelle avec les ressortissants de nations étrangères, les contacts touristiques ne peuvent à long terme rester sans influence. Le fait que d'importants groupes entrent en contact avec des étrangers, ne serait-ce que passivement, en prenant simplement connaissance de leur existence, qu'ils observent leur mode de vie et leurs méthodes de travail, qu'ils les imitent même le cas échéant, ne peut pas ne pas opérer à distance une transformation des consciences. Pour si superficielles que restent les relations personnelles de la population autochtone avec les travailleurs immigrés, leurs effets se font déjà très nettement sentir aujourd'hui, même si les réactions et les débordements xénophobes montrent qu'ils ne vont pas toujours dans la direction souhaitée. Les coutumes alimentaires si profondément significatives de la mentalité des peuples témoignent clairement de cette influence. L'adoption de denrées ou d'épices étrangères (dont l'importation d'Extrême-Orient a été l une des principales motivations des grandes découvertes) et l'insertion de recettes inconnues dans les fiches de cuisine locale sont des indicateurs fiables de la rencontre des cultures et du changement culturel. Si la ménagère allemande a appris en l'espace de quelques années à préparer des aubergines et des courgettes, c'est en partie à cause de l'évolution de l'import-
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export, des techniques de transport et de la publicité, mais aussi de la disposition à adopter ces légumes étrangers, que cuisinent les travailleurs immigrés, et qui témoigne d'un sensible élargissement de l'horizon depuis l'époque où un proverbe allemand disait explicitement qu'il fallait se méfier de tout ce qu'on ne connaissait pas. La dégustation de mets étrangers nous rapproche de l'étranger, comme une raison de ne plus le mépriser. Ces évolutions positives du contact entre les cultures n'agissent que lentement. Lespeuples mettent du temps à accorder moins d'importance aux différences qui les séparent, mais dès aujourd'hui les voyages touristiques n'ont pas pour seul effet de renforcer les préjugés; beaucoup se rendent compte par eux-mêmes qu'il y a aussi, à l'étranger, des gens de valeur, agréables et intéressants. L'objectif de se détendre demeurera naturellement la motivation principale du touriste à l'étranger, l'évolution cosmopolite n'est qu'un effet secondaire de son déplacement. Les transformations de la conscience n'en sont pas moins inéluctables. La pancarte Le paysage de Cézanne incite le touriste étranger qui circule sur l'autoroute du Sud à visiter la maison du peintre, à aller découvrir ses tableaux au musée de la ville la plus proche, pour voir jusqu'à quel point ils correspondent au paysage qu'il vient d'admirer, à les comparer avec les œuvres d'autres peintres locaux. La cusiosité est éveillée et conditionne le comportement, surtout chez les enfants qui, entrés en contact avec l'étranger dès l'âge le plus tendre, ne le considèrent même plus comme tel. Cet effet pédagogique du tourisme est difficile à mesurer, mais il est indéniable. L'esprit provincial étriqué, qui enseigne que ce qui nous est propre est toujours ce qu'il y a de plus juste et de mieux, est sinon dépassé en l'espace d'une génération, du moins remis en question. Le monde s'ouvre, se colore; on apprend à tolérer, voire à apprécier, l'étrangeté. La conscience de l'unité de l'humanité s'étend, le cosmopolitisme se démocratise, gagne petit à petit des couches plus larges. Pour les élites privilégiées, à qui les voyages dans les pays lointains sont restés exclusivement réservés pendant des décennies, le tourisme de masse représente indiscutablement une perte de qualité de vie. Des millions d'autres en profitent.
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CHAPITRE 15
Planétarisation et désintégration
L 'humanité, communauté de larmes - Aucun pays ne reste extérieur La suprématie de l'Etat - Pseudomorphose de l'internationalisme - L'angoisse de l'immensité - La quête d'identité - Une autocritique de l'eurocentrisme - Les espoirs et les craintes pour l'avenir à la politique mondiale -
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grand paradoxe de ce siècle réside en ceci que nous avons atteint dans le monde entier un degré extrême de sentiment national au moment même où, de tour point de vue rationnel, nous devons trouver les moyens de surmonter le nationalisme 1. » Le philosophe berlinois Ernst Tugendhat aborde le problème sur un ton encore plus alarmant que Barbara Ward, et il déclare: « Il est assez invraisem que l'humanité survive encore longtemps si le système actuel d'Etats souverains subsiste 2 • » Il faut dire de surcroît qu'aux tendances unificatrices s'opposent les appartenances non seulement nationales, mais encore régionales et locales. Le xxe siècle s'est caractérisé par des guerres qui ont fait des millions de victimes, des millions d'hommes morts pour la gloire des nations; le non-respect des droits de l'homme et la négation des libertés civiques sont parvenus à un degré de systématisation encore jamais atteint et ont produit une violence et une cruauté inouïes. L'ouverture cosmopolite du monde s'est retranchée dans des enclaves isolées. Deux siècles après que Voltaire et Goethe ont proclamé l'homo humanus objectifde tous les hommes - juifs ou bouddhistes, Anglais ou Chinois - , la notion de cosmopolitisme est devenue une injure dans la bouche de Staline et de Hitler. L'art moderne était condamné
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non seulement parce qu'incompréhenbsible et «dégénéré », mais aussi parce que cosmopolite. Maurice Barrès a proclamé une « vérité française 3 ». Un physicien de grand renom a publié sous le nazisme une Deutsche Physik 4 (Physique allemande). Frantz Fanon transpose le credo nationaliste en une polémique anticolonialiste. « Le vrai, c'est ce qui protège les autochtones et perd les étrangers (...) Et le bien est tout simplement ce qui leur fait du mals.» Et les ethnologues modernes, qui se veulent les porte-parole d'une philosophie de la décolonisation, relativisent et rejettent finalement l'idée d'une vérité humaine unique et universelle au nom de la tolérance pour des modes de vie et de pensée qui diffèrent selon les nations, et qu'ils présentent comme équivalents. L'homme, et plus spécialement encore le cosmopolite, est ravalé au rang de notion abstraite; l'humanisme « démasqué » comme moyen déguisé de faire valoir des intérêts particuliers, et la revendication du respect universel des droits de l'homme passe pour une forme d'« impérialisme (des droits de l'homme) occidental ». Le recu! de la pensée cosmopolite se ressent même dans le domaine lexical. Les explications du terme cosmopolitisme deviennent de plus en plus brèves et de plus en plus rares G. Les critères de choix des entrées de dictionnaires sont pour une bonne part nationaux; ce n'est pas l'importance des personnes ou des événements répertoriés, mais leur appartenance nationale qui détermine que le sujet soit traité ou non. Des écrivains français de deuxième voire de troisième ordre ont droit souvent, dans le Larousse, à de plus longs articles que des écrivains américains et italiens de premier plan, et la même chose vaut, mutatis mutandis, pour le Brockhaus (allemand) ou l'Eneyclopaedia Britannica. Le catalogue de la Library ofCongress dénie toute importance au « cosmopolitisme» en le classant sous la rubrique « internationalisme»; en ce qui concerne l'Allemagne, pas plus dans le Lexikon der Politik 1 que dans le Historisches Lexikon zur politischsozialen Sprache in Deutschland8 , il n'y a d'entrée « cosmopolitisme » ni même de renvois à ce terme. En dépit de ce bilan négatif, le XX" siècle a vu en l'espace de quelques décennies un inimaginable gain d'universalité. Aussi loin que remonte la mémoire, c'est la première fois que la planète qu'habite l'homme est devenue une unité historique - aussi bien du fait de l'ubiquité des techniques d'information, de l'extension d'une économie fondée sur la division du travail et la coopération et, enfin et surtout, de la menace que font peser sur la survie de l'espèce humaine la force nucléaire découverte par l'homme, la surexploitation des ressources du sous-sol, la destruction de l'environnement et les autres défis planétaires auxquels l'humanité se trouve confrontée. L'humanité est et se sait touchée
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dans son ensemble, dans le sens positifcomme dans le sens négatif. Cela devrait nécessairement, ne serait-ce qu'à long terme, et pour autant qu'est évitée la catastrophe universelle que l'on redoute, favoriser le cosmopolitisme. L'universalisme gagne du terrain dans les domaines qui depuis l'époque des Lumières ont été le plus profondément marqués par la civilisation moderne: science et technique, économie, industrie, circulation et communications. On a réalisé dans ces domaines les progrès prédits au cours des siècles précédents. Nous sommes tous aujourd'hui des global players.
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pour des acquisitions territoriales, mais pour l'accès au marché international et la possibilité de s'imposer au cœur de la rivalité entre les unités de production. L'économie mondiale s'organise en fonction des produits et non plus des régions. On cherche à conquérir des marchés, non plus des territoires. Les conflits économiques transnationaux supplantent donc les affrontements entre nations.
Aucun pays ne reste extérieur à la politique mondiale
L 'humanité, communauté de larmes Politiquement, l'humanité n'est pas plus capable d'agir, mais elle est devenue pour la première fois une communauté de larmes et de souffrance. D'un point de vue philosophique, abstrait, le genre humain dans son ensemble a été de toute éternité opposé à la nature et à ses forces. Mais cela n'a jusqu'à présent jamais entraîné d'action coordonnée de l'humanité entière. Même les catastrophes naturelles - tremblements de terre, inondations, épidémies, famines et glaciations - n'ont jamais touché que des zones géographiquement limitées. En revanche, depuis Hiroshima, tous les habitants de cette terre sont, et presque tous se savent, menacés par les nouveaux éléments. « Les frontières ne sauraient arrêter le "nuage radioactif", écrit André Glucksmann, il ignore le sacro-saint droit des à l'autodétermination et ne témoigne aucun respect pour les Etats qui se reconnaissent mutuellement le droit de disposer librement de leur population 9. » D'un point de vue positif, le fait que depuis les voyages dans l'espace, l'humanité puisse s'observer elle-même et sa planète comme une unité nous enseigne la même chose: la télévision diffuse tous les soirs dans tous les foyers, comme un service allant de soi, la carte météorologique communiquée par les satellites. Nous sommes entrés ainsi dans l'ère planétaire, où du reste nous ne nous sentons pas encore très à l'aise. Cela a des conséquences capitales pour l'évolution politique. Selon les prophéties des politologues, à l'avenir la yiolence et les guerres seront dépassées et dysfonctionnelles 10, car l'Etat souverain qui s'efforçait de résoudre les conflits politiques par ses propres moyens a perdu son rôle exclusif. Les luttes politiques actuelles ne se livrent pas, comme c'était presque toujours le cas jusqu'à présent, 290
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Une autre forme d'unification du monde et de l'humanité s'est opérée par le fait qu'il ne peut y avoir de groupes existant isolément et sans communication avec les autres. Le monde est divisé en pays souverains, mais aucun d'entre eux ne peut se situer en dehors de la marche universelle de la politique et de l'économie. La « révolution universelle de l'occidentalisation» (Theodor von Laue) a unifié la planète et l'humanité; nul ne peut plus se soustraire à l'impératifdu système industriel. Les pays du tiers monde, qui commencent à peine de s'y intégrer, subissent une « transmutation culturelle », ils se voient contraints par les circonstances extérieures à s'adapter aux modèles occidentaux, pour si difficile que cela leur paraisse, et même s'ils y mettent très longtemps. Cela engendre un facteur supplémentaire d'imbrication: la « comparaison envieuse [il faut entendre par là : qui provoque l'envie] de tous avec tous [qui] instaure une unité universelle encore jamais connue, suscitant les pires problèmes politiques ». Les pays moins favorisés ont toujours le regard rivé sur les mieux placés et comparent leur niveau de vie à celui des autres. « L'humanité [habite] un immeuble universel construit par l'Occident, obéissant à des règles universelles découlant de l'évolution occidentale 11. » L'universalité n'est toutefois pas nouvelle, dans la mesure où l'esprit qui s'incarne dans la science et la recherche, la technique et les arts, ne s'est encore jamais laissé arrêter par le tracé fortuit des frontières terrestres; il est par essence universel. Et même si les grands projets de recherche civils et militaires sont placés sous le sceau du secret, étant donné la vitesse à laquelle progresse la science moderne, les mesures arrêtées sont vite dépassées, de sorte qu'avec un certain décalage dans le temps la disponibilité universelle des résultats de la recherche reste assurée. Il n'en allait pas différemment dans le passé: par exemple, la technique du feu grégeois a d'abord été consignée comme un secret d'Etat, mais ce secret fut bientôt divulgué; et jusqu'au début du XIXe siècle, les savants jouissaient encore d'un statut (cosmopolite) privilégié, dans la 291
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L'évolution politique va à l'encontre de culturel. Nous assistons à un renforcement sans exemple de l'Etat national - aussi bien vers l'extérieur (en ce qui co!1cerne les forces qui interviennent dans la concurrence entre les Etats) que vers l'intérieur (dans l'imaginaire des citoyens). L'État souverain, gorgé de l'assentiment de toutes les couches de la nation, devient le seul
vainqueur incontesté sur la scène de l'histoire. A l'issue de la Première Guerre qui à l'époque représentait encore le monde, a ete orgamsee de bout en bout sur la base des entités nationales, en vertu du principe de Wilson du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Les monarchies plurinationales - monarchie danubienne, Empire ottoman - éclatèrent sous l'assaut des mouvements de libération nationale. A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, cette réorganisation se répéta à l'échelle mondiale. Les empires coloniaux européens se disloquèrent. En l'espace de deux décennies, plusieurs dizaines de nouveaux États, à commencer par l'Inde, le « joyau de la couronne britannique », accédèrent à l'indépendance. Et tous, même l'Inde et la Chine, qui par leur structure interne sont plutôt des unités culturelles que des nations, se donnèrent d'emblée l'allure d'Etats nationaux, pour pouvoir s'intégrer sous la même forme que les autres à la grande famille des nations. Le monde entier est structuré en États nationaux. Il semble que soit universellement admise la thèse du général de Gaulle selon laquelle les nations seraient le seul sujet de la politique, et les tentatives d'instaurer à leur place des organisations internationales ou supranationales (par exemple le communisme) ne seraient que des « maladies infantiles ». Les Etats nationaux constituent actuellement les seuls facteurs d'ordre qui fonctionnent sur le plan de la politique à grande échelle, même s'ils ne sont plus à la hauteur des défis planétaires de notre, époque. Le jugement du sociologue Edgar Morin qualifiant les Etats nationaux de « monstres paranoïdes» est extrême et partial, mais fondamentalement pertinent. Quelles que soient les intentions et idées qui commandent l'action des dirigeants politiques, les Etats se considèrent a priori eux-mêmes comme des ennemis potentiels, et leurs ressortissants comme des suspects. « Ils s'affrontent comme des dinosaures et des ptérodactyles, dans une furie de sang de plus en plus démente. Ils ne reconnaissent aucune loi supérieure à leur volonté barbare. Les traités sont toujours des chiffons de papier que déchire tout nouveau rapport de forces. Ils sont incapables d'aimer et sont dépourvus de conscience. Et nous, individus, nous, humanité, dépendons totalement des ivresses, fureurs et cruautés de ces monstres ouraniens 14. Le sort de la planète est entre leurs mains 15. » L'État national jouit d'une suprématie absolue. Toute perte de puissance de l'un est, dans la pensée commune, une augmentation de puissance pour l'autre. Les États ne cessent donc d'augmenter leut armement et poussent ainsi une tradition millénaire jusqu'au surréalisme, dans la mesure où une génération d'armes après l'autre est fabriquée pour
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mesure où même les secrets militaires relevant de leur domaine leur étaient révélés 12. Les prodigieuses homogénéisations de ce siècle en résultent. On a atteint entre-temps les objectifs suivants: l'universelle accessibilité de l'individu par les moyens de la poste et des services de messageries, du téléphone et du fax, qui acheminent les informations, les images, les paquets, et même de l'argent jusque dans les endroits les plus retirés. Après plusieurs tentatives - avec la poste chinoise, la poste impériale perse et le cursus publicus romain - on a enfin réussi à instaurer avec l'Union postale internationale une institution durable qui englobe toute l'humanité. Le téléphone permet la communication orale directe (même de plusieurs participants, en conférence). Et la facilité de la communication est encore améliorée par l'invention d'appareils que l'on emporte avec soi (téléphone portable) ; le transport universel des personnes et des marchandises en tous points du monde. La mobilité planétaire ne cesse de croître; non seulement les hommes d'affaires, les hommes politiques, les savants et les sportifs sillonnent les continents et les océans, mais même les touristes, pour qui le séjour dans les régions les plus exotiques du monde est devenu tout à fait courant. Les entreprises internationales de partenariat privé complètent cette évolurion : Hertz et Avis louent dans le monde entier leurs véhicules à une clientèle internationale; la participation universelle aux événements du monde par l'intermédiaire des médias électroniques et de la presse. Il n'est pas évident que la « prolifération progressiste des médias universels 13 » soit aussi considérable que le croient les journalistes; mais il est sûr qu'à l'ère de la télévision les hommes atteignent un degré d'information encore jamais connu, qui permet à des cercles de plus en plus larges de participer - démocratiquement - à la vie publique en connaissance de cause. Cela n'exclut certes pas le risque de banalisation des nouvelles et de leur contenu, l'événement se trouvant ravalé au niveau du spectacle, ni l'insensibilisation du public à l'horreur.
La suprématie de l'État
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être non pas utilisée, mais détruite. La paix n'est aujourd'hui encore qu'l!n produit de la peur. Les autres formes de concurrence entre les Etats et de légitimation de leur puissance - telles que les pratiquèrent par exemple en leur temps les princes de la Renaissance et les monarques absolus, avec le développement du mécénat ou la construction d'édifices - ne sont même pas envisagées. Cette suprématie de l'Etat national a pour conséquence néfaste d'empêcher les hommes politiques de se consacrer en priorité aux tâches qui s'imposent à l'humanité dans son ensemble ou tout au moins dans de vastes régions du monde: garantie et maintien de la paix, protection de l'environnement sous toutes ses formes, contrôle du climat, de l'explosi,on des migrations, des problèmes de la faim. Les Etats souverains, qui ont pourtaIlt parfaitement saisi l'urgence de ces problèmes, ne sont pas pour autant capables de dépasser le stade de la collaboration intergouvernementale qui est encore leur seule façon d'aborder ces problèmes. Les égoïsmes nationaux sont plus forts que les pécessités de la survie de l'humanité. Non content de cela, l'Etat national est aujourd'hui aussi le premier critère de classification politique et sociale, en quelque sorte le principe suprême de définition de l'identité personnelle. La plupart des hommes se considèrent avant tout comme les représentants de leur nation, ils ne mettent pas en avant la classification professionnelle, sociale ni religieuse, même si cette dernière les détermine plus profondément 16. Il est rare que l'on présente un hôte étranger dont on attend la venue comme protestant, tory ou informaticien, on le dira au contraire presque toujours danois, argentin ou syrien. De même les groupements internationaux et supranationaux Organisation des Nations Unies, syndicats, associations sportives, Églises ou même l'Internationale socialiste (en contradiction flagrante avec l'intention de départ) - sont structurés en fonction des appartenances nationales. La même chose vaut pour les organisations scientifiques, qui se donnent des structures nationales. La répartition des postes au sein des organes représentatifs des organisations internationales s'effectue toujours suivant le principe des quotas nationaux, appliqué tacitement ou explicitement. Dans l'ensemble, la détermination nationale est si forte que même les fonctionnaires des Nations Unies, du FMI, de l'Union européenne et autres institutions, pourtant par destination cosmopolites, supranationaux et polyglottes, ne peuvent pas ignorer ni tout au moins faire passer au second plan leur origine nationale. Pendant leurs sessions de travail à Bruxelles ou à Strasbourg, à New York ou à Paris, ils sont institutionnellement « dénaturalisés». Ils
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?nt une admirable de l'équilibre des intérêts mteretatIques, sont des professlOnneis des mécanismes de consultation et de coordination intergouvernementales, habitués de la par-delà les mais ne sont pas cosmopolItes, ce sont des representants de leurs natIons respectives. Ils entretiennent des rapports sociaux et amicaux dans le cercle de leurs compatriotes, logent de préférence comme ils logeraient dans leur pays, les Italiens dans des appartements, les Allemands en maisons individuelles, etc. Ils recherchent très exactement à l'étranger la chaleur du pays natal. La plupart attendent l'avenir, la retraite, dans leur Fionie, leur Bourgogne ou leur Bragance natale, et non pas dans les scintillantes métropoles cosmopolites. Il leur manque deux côtés du cosmopolitisme, aussi bien la foi dans la nécessité de l'universalisme que le plaisir du particularisme étranger. La puissance démesurée de l'État moderne ne s'exprime pas uniquement à l'extérieur mais aussi à l'intérieur. Les citoyens abdiquent leur indépendagce. Leur liberté est moins réprimée qu'elle n'est absorbée par l'Etat. Même au sein des démocraties libérales, les contraintes ,bureaucratiques restreignent la liberté d'action des citoyens. L'Etat distribue et subventionne les contrats de recherches civile et militaire et de production industrielle; il exerce ainsi une influence déterminante sur le marché du travail. Dans ces conditions, les mouvements nationalistes extrémistes et xénophobes - par exemple, contre les travailleurs immigrés prospèrent. Des démagogues nationalistes et racistes du genre d'un Le Pen en France, des groupements néonazis en Allemagne et en Autriche, et des néofascistes extrémistes en Italie polémiquent contre les étrangers au nom du principe de l'origine nationale: qui n'est pas des nôtres n'a rien à faire chez nous. Ceux qui défendent les demandeurs du droit d'asile font partie de la « mafia cosmopolite» qui s'élève contre la « France française 17 ». La xénophobie s'exprime d'une manière particulièrement malhonnête lorsque l'intégration des immigrés est présentée, prétendument dans leur propre intérêt national, comme un « génocide culturel ». Les demandeurs du droit d'asile sont encore plus maltraités. Ils ne sont pas considérés comme des « cosmopolites forcés 18», mais comme des mendiants intrus qu'il convient de maintenir à l'extérieur du pays en fermant les frontières. Le passeport Nansen des apatrides n'est plus une marque d'honneur pour des personnes qui, en s'élevant courageusement contre des lois et des pratiques antilibérales, se sont rendues indésirables dans leur propre pays, ont dû le quitter et peuvent prétendre bénéficier de la solidarité internatio-
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L'internationalisme, pseudomorphose du cosmopolitisme, est un aspect particulier de l'universalisme. Cosmopolitisme et internationalisme ont la même origine intellectuelle, s'inscrivent dans la même tradition de l'histoire universelle, sont des variantes du même grand rêve et poursuivent les mêmes objectifs: la paix et l'unité de l'humanité. Les thèmes universalistes et pacifistes commandent l'histoire des théories et des activités de tous les internationalistes, les « touges» (socialistes) aussi bien que ceux que l'on appelle polémiquement les « noirs» (religieux) et les « gris» (libéraux). Seul le vocabulaire a changé au départ. A la place de la maxime cosmopolite quelque peu grandiloquente « tous les hommes deviennent frères 19 », s'est instauré le mot d'ordre du Manifeste du parti communiste: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » L'évolution conceptuelle vers l'internationalisme s'est d'abord déclenchée parce que la dynamique cosmopolite du XVIIIe siècle s'était épuisée et avait basculé dans 1'« universalisme national» de l'idéalisme allemand, puis dans un simple nationalisme impérialiste. Par ailleurs, le cosmopolitisme des Lumières était un produit des classes supérieures qui ne convenait plus à l'époque nouvelle. Au XIX" siècle, de nouvelles classes, les patrons et les travailleurs, s'emparèrent de la question. Il s'agissait désormais de faire progresser l'unité de l'humanité dans sa dimension économique. Marx assigna à la bourgeoisie la tâche d'organiser le marché international qui renforcerait les oppositions sociales. Menée systématiquement, la lutte des classes, moteur fondamental de l'histoire, était censée faire avancer la révolution universelle. La bourgeoisie disparaîtrait ainsi définitivement de la scène historique pour faire place à cette société d'égaux (<< de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ») dont de nombreux théoriciens (Proudhon), philanthropes (Owen), hommes politiques (Garibaldi) et fondateurs de sociétés secrètes (Mazzini, Blanqui) ont défini le projet depuis le début du XIX" siècle. Ce processus, qui était aux yeux Marx la logique même de l'histoire, devait aboutir à la fin de l'Etat, simple instrument de la classe dominante pour l'exploitation des classes ouvrières; à sa place s'instaurerait une administration gérée par les citoyens eux-mêmes. Avec l'État s'éteindrait aussi la concurrence entre les États et la paix régnerait sur la terre. Deux révolutions d'envergure séculaire, la
révolution .russe ,0 et la rév?lution chin?ise (948) et quelques autres petltes revolutlons subsequentes (TIto en Yougoslavie en 1948, Castro à Cuba en 1959) se sont directement inspirées de Marx. Elles n'ont pas atteint leurs objectifs ambitieux. Le projet internationaliste s'est soldé par la dictature, le régime policier, la répression et le mépris de l'homme, les camps de concentration et la fin du socialisme en Union soviétique. Les éléments universalistes contenus dans la théorie socialiste pâlirent au cours de la tentative de leur transposition dans la réalité politique. Les Internationales socialistes se voulaient des organisations englobant l'humanité entière, mais elles n'ont presque rien fait dans ce sens. La Première Internationale (Association internationale des travailleurs, fondée à Londres en 1864 et dont le dernier congrès eut lieu en 1877) n'aborda guère les problèmes politiques et s'épuisa pratiquement en discussions théoriques. Même Karl Marx ne réussit pas à donner à l'Internationale une solide structure supranationale; l'opposition sociale-révolutionnaire anti-étatique menée par Bakounine était trop forte. La Deuxième Internationale (fondée par l'union des partis sociaux-démocrates et des syndicats à Paris en 1889), après exclusion des anarchistes, admit d'emblée la pluralité des entités étatiques et essaya d'atteindre ses objectifs essentiellement marxistes par des moyens parlementaires. Les sections nationales travaillaient largement de façon autonome. Les manifestations internationales, par exemple pour la journée de huit heures, eurent valeur de signaux, mais n'entraînèrent aucune percée internationaliste. La rhétorique souvent pathétique (<< Les travailleurs n'ont pas de patrie; il n'y a pas de socialisme français, ni allemand, ni belge: il n'y a qu'un socialisme prolétarien», Jean Jaurès au cinquième congrès de 1900) pouvait dissimuler le fait que la question décisive du primat de l'Etat et de l'attitude de l'Internationale face aux exigences militaires imposées aux citoyens n'avait jamais été posée; le principe de la défense nationale resta incontesté dans presque toutes les sections. Dans la situation de crise de 1914, les contradictions et les ambiguïtés théoriques prirent figure d'antagonismes irrémédiables. La question de la guerre figura certes à l'ordre du jour de tous les congrès à partir de 1889 ; on débattit de résolutions selon lesquelles le« prolétariat » devrait réagir au « cas de guerre» par la révolte, la grève générale et le refus d'obéissance. Mais il se révéla très vite qu'il existait certes un monde des nations, mais qu'il n'existait pas de monde des travailleurs ni du prolétariat. La classe ouvrière s'était intégrée sans protester àl'ordre social existant des États nationaux, et elle était prête
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nale ; il discrimine au contraire celui qui en est porteur et fait de lui un apatride, apolis, tout juste toléré officiellement.
Pseudomorphose de lïnternationalisme
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à les défendre. Lorsque la situation internationale s'aggrava, une vague patriotique nationaliste submergea le continent européen. Ainsi s'effondrèrent les illusions de 1'« internationalisme rhétorique ». Les chefs de la Deuxième Internationale, prisonniers de leurs idéologies fort éloignées de la réalité, s'étaient ttompés en croyant que les principes de la révolution universelle motivaient les travailleurs. Ils se sentaient naturellement liés, par un devoir de loyauté nourri de facteurs inconscients, à la patrie, et non à l'humanité. A la fin de la guerre et à la suite de la révolution russe fut fondée à Moscou en 1919 la Ttoisième Internationale (communiste) ou Komintern, définie d'emblée comme un instrument de la politique d'hégémonie soviétique. Les partis membres devaient renoncer à leur autonomie et leur union était organisée suivant le principe soviétique du centralisme démocratique. Lénine pensait depuis longtemps que les chefs de la Deuxième Internationale avaient trahi le prolétariat international, surtout en votant les crédits de guerre, et que seul le Parti communiste pouvait poursuivre le ptocessus révolutionnaire. Mais, avec Staline, la dimension internationaliste du mouvement révolutionnaire universel fut définitivement annulée par la fixation de l'objectif conjoncturel du « socialisme dans un seul pays ».
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Le paradoxal retour en force du nationalisme s'est ptoduit en dépit de la multiplication de facteurs universels de l'activité scientifique et technique, et de l'orientation de la vie économique vers les marchés planétaires. ].-es citoyens sont à nouveau disposés à se laisser embrigader par l'Etat et cette « renationalisation » ne peut s'expliquer que par l'angoisse qu'éptouve l'individu devant les défis que lui lance la planétarisation. Les contemporains reconnaissent certes l'importance des postulats universaux. Ils se préoccupent intensivement des problèmes de l'écologie, de l'énergie nucléaire et de la technologie génétique. Mais ils se sentent dépassés par l'ampleur des réformes qui s'annoncent. Pour se soustraire à cette sollicitation excessive, ils se réfugient dans les petites communautés qui semblent leur assurer une protection ou tout au moins psychologiquement une certaine chaleur, ou se retirent dans la coquille locale, régionale, nationale qui leur est familière. L'individu, sur la défensive, recherche instinctivement la communauté, le soutien du voisinage et de la proximité - et non pas, comme le cosmopolite, la généralité, l'indépendance, la distance et le lointain. Ce dernier apparaît de ce fait comme une entité abs-
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L'angoisse de l'immensité
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qui n'a guAère de et a perdu toute empreinte specIfique, un « etre de n Importe ou, lIsse comme une anguille 20 », non allemand, non bavarois, non munichois: un néant. Dans la polémique nationaliste, cosmopolite devient synonyme d'extérieur à la communauté, « décadent », juif en somme. Le syndrome archaïque de « l'étranger est l'ennemi », né de l'angoisse et d'un sentiment d'infériorité, réapparaît. Peu après la fondation de l'empire allemand, le parti national s'éleva, « au nom de l'autoconservation des nations, contre une "humanité" doctrinaire et un cosmopolitisme pleurnichard, réclamant l'expulsion de tOl;ls les Juifs d'Allemagne ». L'écrivain Paul de Lagarde déclarait laconiquement: « Il faut rompre avec l'humanité: car notre but n'est pas ce qui est commun à tous les hommes, mais uniquement ce qui nous est spécifiquement propre 21. » « La terre, elle, ne ment pas », déclarait Pétain aux Français pendant la guerre, nous ne pouvons nous en remettre qu'aux nôtres.
La quête d'identité Ces termes à la mode que sont l'identité et la réalisation de soi-même trahissent un besoin en la matière. Dans son acception actuelle, le terme identité vise le contraire de ce que l'on entend par cosmopolitisme. Le comportement cosmopolite se fonde sur l'individu qui considère le monde comme sa sphère d'évolution et de développement, où tous les hommes sont semblables et frères. Les groupes humains existants aujourd'hui - avant tout les nations - apparaissent dans cette optique comme des libres associations, résultant d'un « plébiscite de tous les jours 22 ». On est français ou allemand « par adhésion, non par imprégnation 23 », par un acte de volonté délibérée et non par destination naturelle. « L'identité nationale n'est pas en définitive un état de choses biologique - qui d'entre nous a pour ancêtre un Gaulois? mais culturel: on est français par le fait qu'on s'exprime dans une certaine langue, qu'on intériorise une certaine culture, et qu'on participe à une vie politique et économique 24. » Le cosmopolite n'ignore, ne nie et ne méprise en aucun cas les différences qui se sont historiquement instaurées entre les nations et autres gtoupements d'affiliation. Mais il ne leur prête aucune qualification mystique ou métaphysique comme dans les formules germaniques « les nations sont des pensées de Dieu », les peuples sont « directement liés à Dieu », ils sont investis d'une « mission historique ». Le cosmopolite veut entrer en contact avec les nations étrangères, leurs habitants, leurs institutions, leur littérature et leur philosophie, toujours dans l'optique de l'humanité unique et de 299
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ses impératifs généraux et primordiaux impliquant l'atténuation des différences nationales ou provinciales pour parvenir à un style de vie urbain et ouvert sur le monde. Il ne s'arrête pas aux particularismes, mais les assimile - au fil d'une anamnèse culturellepersonnelle - et les « transcende» au sens hégélien du terme: les différences résultant de l'origine locale sont préservées, ou continuent tout au moins d'agir dans la mémoire; mais elles sont effacées dans la mesure où elles sont en contradiction avec les critères de détermination supérieurs; et elles sont élevées à un niveau supérieur dans la mesure où elles marquent aussi la personnalité du cosmopolite. Tzvetan Todorov, Bulgare émigré en France, écrit à juste titre dans son important ouvrage Nous et les autres: « Si les contacts actuels agissent dans le sens du rapprochement, le poids de l'histoire, qui ne disparaît jamais, pro4uit (...) un effet en sens contraire. De plus, la constitution d'un Etat universel n'est pas pour demain, et les populations humaines ont besoin de se penser différentes (...). Les différences se déplacent et se transforment; elles ne disparaissent pas 25. » Bernard-Henri Lévy, héritier des Lumières, ne conçoit pas du tout l'intellectuel cosmopolite dont il entonne la louage comme un déraciné, il sait parfaitement lui assigner un « lieu», une patrie et même une nation, mais « c'est une nation ouverte. C'est une nation dont il ne cesse, dans la mesure même où il parle, de traverser, transcender, transgresser la frontière ». L'intellectuel cosmopolite « a un territoire, oui, mais ce territoire est toujours un point de départ. Une invitation au voyage et à!' exil. Il est un lieu de traversée avant d'être un lieu où d'enracinement 26 ». Le cosmopolite n'est pas un individu sans prédicat, mais tout à la fois un habitant d'Audierne, un Breton, un Français, un Européen et un homme à qui rien de ce qui est humain n'est étranger. Et qui ne renonce pas à la note spécifiquement cosmopolite, à la particularité cosmopolite, pour l'exprimer paradoxalement. L'existence cosmopolite ne se déroule pas dans une monoculture cosmopolite, mais dans l'affirmation d'une diversité de formes de vie qui se stimulent et s'enrichissent mutuellement. Les partisans de la primauré de l'identité historique, au contraire, ne partent pas de la généralité, mais du particulier. L'individu, le terroir, la nation les intéressent par leur spécificité unique et infailliblement identifiable, par les caractéristiques qu'ils ne partagent pas avec les autres. Cet éloge de l'identité nationale et de l'esprit des nations, que Herder 27 développe pour la première fois dans son analyse du cosmopolitisme et avec les meilleures intentions humanistes, conduit progressivement à vider de sa substance la perspective universaliste atteinte avec les Lumières. Herder voulait lutter 300
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contre le nivellement et l'uniformisation. Alain Finkielkraut citant Renan, critique les conséquences de ce mouvement: « La belIe idée du Volksgeist se révèle vite l'explosif le plus dangereux des Temps modernes 28. » Guy Scarpett,a adopte une position polémique identique dans son intéressant Eloge du cosmopolitisme, déclarant que la « défense des différences» glisse vers 1'« affirmation des inégalités biologiques» entre les nations 29, et se solde par la discrimination des étrangers et des Juifs (par exemple dans le procès Dreyfus) et par les principes d'expansion (espace vital), par l'agressivité politique et la glorification de la guerre. La catastrophe des deux guerres mondiales, et surtout de la seconde, n'a pas guéri du nationalisme, comme on a pu l'espérer et le croire en 1945, la partie de l'humanité qui avait été touchée, à savoir les sociétés industrielles évoluées. Il y a toutefois une différence qualitative. La bonne conscience naturelle des nations, leur volonté de s'affirmer et de s'imposer, au sens des Mommsen, Treitschke, Barrès, Péguy, D'Annunzio, Kipling, de même que la devise par trop significative de Mussolini, le sacro egoismo, n'ont plus autant de prise sur les peuples. L'« adoration mystique de la nation», le désir de nombreux individus d'appartenir à une nation forte et de prendre leur part de sa gloire, que Julien Benda stigmatisait dès 1927 dans son pamphlet La Trahison des clercs; le patriotisme du « wright or wrong-my country» ; la peur du « déracinement 30 » ou de la « souillure» par des éléments étrangers; la haine nationaliste accumulée, qui se manifeste aujourd'hui dans le tiers monde ou éclate en ex-Yougoslavie, ont considérablement régressé dans les pays industrialisés, occidentaux par rapport à l'avantguerre. Après l'effondrement des Etats plurinationaux, la violence et la haine flambent toutefois à nouveau sur leurs territoires - Union soviétique, Yougoslavie. Mais aucun gouvernement ne se glorifie plus de jouer les conquérants; même les grandes puissances, qui ne s'embarrassent guère de scrupules, déguisent les entreprises expansionnistes en soutien apporté à des « mouvements de libération» ou à des gouvernements légitimes mis en péril par des partisans « terroristes ».
Une autocritique de l'eurocentrisme C'est dans la définition de leur politique à l'égard du tiers que la mauvaise conscience a le plus fortement influencé les Etats occidentaux. On rejette sur les anciens empires coloniaux la « responsabilité » de leurs conquêtes impérialistes, de la répression politique et militaire, du retard économique et de l'absence de 301
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développement culturel des populations locales. Les ethnologues surtout veulent à tout prix « rendre» aux jeunes nations leur dignité d'États indépendants, attribuant le caractère de nations à des tribus et à des unités culturelles vivant à l'intérieur de frontières administratives arbitrairement tracées par les puissances coloniales. L'autocritique occidentale - surtout de l'anthropologie culturelle américaine 31, de l'ethnologie française 32 et de la sociologie allemande - a dangereusement poussé à l'extrême ses convictions relativistes en matière de culture. Dans leurs efforts soutenus par l'UNESCO pour défendre les droits des populations de couleur contre la présomption des Blancs, assimilée directement et sans la moindre gêne au racisme nazi, les critiques ont perdu de vue les valeurs culturelles universelles. Leur problème n'est plus d'aider les pays en voie de développement scientifique et technique sur la voie de la modernité, mais au contraire de les renforcer dans leur être. La doctrine de l'esprit des nations a défini l'homo humanus comme un produit spécifiquement européen. Moyennant quoi il n'y a pas une culture universelle, une vérité unique que les peuples auraient atteintes pas à pas dans un effort commun, même s'il n'était pas coordonné, mais uniquement des cultures et des vérités plurielles, « l'humanité existe au pluriel 33 ». Les Européens ne sont alors plus rien d'autre que des « indigènes de leur continent ». Il n'y a donc plus de différence de principe, et peut-être même pas de différence de degré entre l'arrangement des coquillages d'un collier polynésien et la construction d'une cathédrale romane: les deux sont les émanations d'une culture ethnique qui a sa cohérence interne. Ce relativisme culturel n'est pas pour rien dans la xénophobie actuelle. « Le vrai est défini par le "nôtre" 34. » Les ethnocentristes extrémistes se dispensent aussi du devoir de lutter pour l'attribution des droits de l'homme et du citoyen aux habitants du tiers monde. Pour assurer à ces peuples leur autonomie culturelle, ils sont finalement amenés à justifier - c'est arrivé la trique et le servage. Car ces éléments font également partie intégrante de la tradition et de l'identité culturelles de certains peuples. Exiger toutefois des Européens qu'ils tolèrent sans broncher les pratiques inhumaines de stades d'évolution culturelle plus primitifs (les châtiments corporels les plus cruels, comme l'amputation de membres en punition de menus délits de vol, ou la mutilation sexuelle des femmes dans certains pays musulmans) est contraire aux impératifs moraux les plus élémentaires. Théoriquement, identité nationale et cosmopolitisme sont dans un rapport complémentaire, selon le principe de subsidiarité fédéra-
liste: la communauté la plus étroite assume autant de tâches que possible, l'entité plus large entre en fonction dès lors que les forces de la précédente ne suffisent plus. Cela suppose que les dispositions, les compétences et les tâches supérieures aient priorité. Le droit de l'humanité, exprimé à travers les droits de l'homme, prime sur le droit national, de même que ce dernier sur le droit local et communal. Les régionalistes sont de l'avis contraire. La devise empruntée au tiers monde « small is beautifùl» fait florès en Occident. La culture locale est à la mode, ce qui se traduit par la reprise de costumes, d'usages et de danses considérés depuis un certain temps comme désuets, l'entretien de monuments et des commémorations historiques de personnalités locales. On réactive les parlers locaux, le dialecte n'est plus considéré comme une contrefaçon ridicule et dépassée de la langue officielle, mais comme un mode d'expression ayant sa propre dignité. Alors qu'encore au début de ce siècle, on faisait de la propagande pour les créations artificielles de langues universelles 35 comme l'espéranto, le volapük, l'interlingua, l'universal ou l'unitario 36, censées répondre aux besoins universaux de l'humanité, on cherche aujourd'hui à maintenir vivants ou à faire revivre des idiomes oubliés ou condamnés à une proche disparition - breton, occitan, frison. Ces nostalgiques regards sur le passé s'opposent à la marche de l'histoire vers entités plus grandes. On fait même l'éloge du petit Etat 37. Les petites unités sont prétendument de dimension plus contrôlable et plus humaine. L'individu se retrouve en elles, peut agir en fonction de ses forces en personne libre et responsable, n'est pas contraint à se soumettre à une bureaucratie qui l'écrase; en tout cas le poids qui pèse sur lui est moindre à cet égard. Incontestablement, la vie sur le mode local traditionnel lui demande moins d'effort. « Seulement, peut-on lire dans un article de la Neue Zürcher Zeitung, nous investissons une énergie démesurée pour assurer les arrières de nos particularismes et de nos spécificités 38. » Ces derniers temps, ce sont surtout des écrivains français qui ont dénoncé le caractère douteux de la lutte pour les « sources », le « terroir », le « berceau », avec les archaïsmes qui s'ensuivent: provincialisme culturel et « refus d'une confrontation d'ordre international». Guy Scarpetta, qui n'assigne à son livre d'autre but que de « manifester une résistance à la sourde complicité des nationalismes et des microenracinements 39 », juge d'un point de vue cosmopolite que ces mouvements sont « loin d'être innocents». Et de la même manière, Alain Finkielkraut, dans son brillant essai La Défaite de la pensée, cite pour l'approuver le romancier et essayiste Gombrowicz qui se demande:
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Un Français qui ne prend rien en considération en dehors de la France est-il plus français? ou moins français? » La réponse de l'auteur polonais est sans ambiguïté: « En fait, être français c'est justement prendre en considération autre chose que la France.» Finkielkraut trouve dans cette ouverture cosmopolite le charme que « la France a longtemps exercé sur les étrangers chassés de leur propre pays par la bêtise haineuse des partisans de l'esprit national 40 ». Les mouvements régionalistes et folkloriques ne sont naturellement pas à rejeter en bloc. Le sentiment opiniâtre du paysan fier de son village est tout à fait légitime lorsqu'il l'incite à intervenir pour la fondation d'un musée régional, témoignant par là du besoin de rattraper un retard d'activité culturelle. Le droit d'être autre que les autres fait partie du patrimoine incontesté d'une culture libérale et humaniste. Les communautés régionales coopératives comme Euregio ou ArgeAIp (groupements de communes hollandaises et allemandes, et de provinces autrichiennes, suisses, allemandes et italiennes), qui s'efforcent de trouver des solutions aux problèmes pratiques communs de l'écologie et du tourisme (protection de la flore et sécurité des pistes de neige), correspondent aussi à des initiatives tout à fait légitimes. La quête d'identité nationale et régionale par crainte de la standardisation et de l'uniformisation de la vie est également compréhensible. On attaque, au nom d'une identité européenne pluraliste, la culture du Coca-Cola et la « macdonaldisation }) en tant qu'expressions d'un américanisme obéissant exclusivement à des motivations commerciales et matérialistes. La pierre d'achoppement n'est pas en l'occurrence l'unification, mais le nivellement par la base -les schémas hollywoodiens préétablis qui manquent d'inspiration personnelle.
Dans le monde actuel, qui devient de plus en plus complexe, les motivations universalistes et particularistes, les facteurs planétaires et régionaux, les idées cosmopolites et anticosmopolites coexistent sans lien, et même bien souvent sans que les personnes intéressées s'en aperçoivent. L'entité plus vaste est ressentie selon les cas comme une promesse ou une menace, un objet de rêve ou d'horreur. L'objectif ultime d'une humanité unifiée, qu'on arrive à peine à se représenter encore, est pour les uns l'espoir et l'unique possibilité de mettre un terme à l'ère des guerres et des conflits violents et de relever les défis planétaires; pour les autres, il marque l'avènement de l'État totalitaire, qui non seulement absorberait les particularismes locaux et régionaux,
mais anéantirait la liberté qui, résultant de la diversité, est la véritable victoire de l'histoire du genre humain. Optimistes et pessimistes voient respectivement le cours de l'histoire s'acheminer vers une issue positive ou négative, portent un jugement positif ou négatif sur le progrès, qui conduira Thumanité à une meilleure qualité d'existence pour les uns, à sa perte pour les autres. Le Club de Rome, comme on l'a dit dans un résumé ironique, n'a pas laissé aux hommes du XXI e siècle d'autre choix que de mourir de faim ou de soif, d'être empoisonnés ou de se massacrer mutuellement pour cause de surpopulation. Umberto Colombo, génois, président de l'ENEA, affirme au contraire: « Le monde d'aujourd'hui est pour tous [souligné par moi, NdA] ses habitants un monde de loin plus agréable à vivre que celui d'aucune époque du passé. Il n'y a jamais eu d'âge d'or disparu, et si jamais il pouvait en exister, il serait à venir. En vérité, la science et la technologie nous donnent de nouveaux espoirs 41. }) Seulement nous vivons actuellement dans un univers techniquement et scientifiquement unifié par un réseau d'interdépendances, mais politiquement encore mal organisé; les règles universelles de la coexistence et des rapports entre les hommes n'ont pas été fixées. On ne voit pas se profiler de nouvelles universalistes, de conceptions civilisées des rapports entre les Etats. Depuis un demisiècle, les propositions qui vont dans ce sens sont d'une étonnante fadeur, elles sont confuses et sans rayonnement. Tel fut le cas par exemple de l'International Campaign for World Government, lancée en 1937 par Rosika Schwimmer, qui suivant la lecture communiste, visait à transformer les Nations Unies en mécanisme de domination universelle, à en faire un instrument de l'impérialisme mondial américain, à travers la mystification du règne international du droit (Rule ofLaw 42) ; du mouvement Union Now de Clarence Streit 43, qui pendant la Seconde Guerre mondiale trouva de nombreux adeptes, surtout auprès de la jeunesse américaine, mais tomba dans l'oubli après la fondation de l'ONU; de la théorie du One World de Wendell Willkie 44 , qui retint l'attention internationale grâce à son titre percutant, mais ne comportait aucune idée originale et ne servait qu'à préparer la candidature présidentielle de l'auteur; du Programme de désarmement international du prix Nobel de la paix Noel-Baker, ou du plaidoyer de Gunnar Myrdal pour mettre fin à la pauvreté du tiers monde 45 • Tel fut aussi le cas du mouvement actuel du New Age, qui déclare révolue l'ère cartésienne et newtonienne de la connaissance rationnelle et logique du monde, et reprend, dans la ligne de Teilhard de Chardin, les prin-
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cipes et les idées mystiques des sciences naturelles modernes, associées à des conceptions sectaristes du salut (<< la dernière chance de l'humanité ») pour les vendre sous forme de best-sellers. Toutes ces réflexions sont restées sans effet. , Pour la première fois se pose aujourd'hui aux hommes et aux Etats, aux gouvernements et aux penseurs, le problème de trouver par la pratique politique une organisation universelle de l'humanité, d'entreprendre «le dur travail de la paix universelle, qui n'est pas plus éloignée de nous que cette fin du monde si souvent évoquée ». La paix universelle n'est pas pour autant définie comme un état paradisiaque, exempt de tout conflit, mais comme une tâche perpétuelle et infinie, un processus peut-être interminable. « La tâche de présenter une théorie politique sous la forme de politique universelle - de mêI!le qu'Aristote a présenté la "politique" comme la politique de l'Etat - devra être entreprise par un classique de la pensée politique de l'avenir, un classique cosmopolite 46 • » L'une des principales conditions de ce processus d'universalisation du cadre de la réflexion, que nous avons tenté de cerner dans ce livre à l'aide de la notion de cosmopolitisme, est le franchissement d'une nouvelle étape vers l'éclairement de la conscience. Il faut - devant les irrationalismes qui redeviennent à la mode - détruire l'idée traditionnelle selon laquelle des contraintes métaphysiques condamneraient le genre humain à une éternelle discorde engendrant la violence. Il faut, par touS les moyens du rationalisme moderne, faire comprendre à tous les peuples du monde que la guerre n'est ni un bon moyen ni un moyen nécessaire pour parvenir à la réalisation d'objectifs politiques de l'organisation du monde. Tout au long de l'histoire jusqu'à ce jour, les monarques et les philosophes ont présenté la guerre comme la conséquence ou la punition des erreurs humaines. On avançait tantôt la malédiction de l'espèce, tantôt le « péché originel », le « tragique », la « fragile disposition du monde 47 », et aujourd'hui l'agressivité naturelle de l'homme, pour expliquer le caractère prétendument inéluctable des affrontements violents entre les hommes et les peuples. On a même rendu Dieu responsable de ce triste état de choses, ou bien on l'en a au contraire justifié par des théodicées. Cette prise de conscience est indissociablement liée à la définition d'un objectif qui veut que l'humanité s'oriente désormais, et dans la paix, sur la voie de plus grandes unités. Cela suppose des renoncements à la souveraineté au profit de solutions fédéralistes permettant d'éviter les dangereuses concentrations de pouvoir.
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Notes
AVANT-PROPOS 1. Christian L. Lange, Histoire de l'internationalisme, vol. 1-3, publications de l'Institut Nobel norvégien, Christiania, 1919. Cet ouvrage volumineux, très bien documenté, et toutefois inachevé, est placé sous le signe du principe d'une Société des Nations, dont l'auteur retrouve les origines occidentales dans la pensée pacifiste et le droit des gens jusqu'au XVII' siècle. Vol. 2 en collab. avec August Schon, vol. 3 de ce dernier seul (allant respectivement jusqu'en 1815 et 1914). Théodore Ruyssen, Les Sources doctrinales de l'internationalisme, 3 vol., Paris, 1954, 1958, 1962. Autre ouvrage de référence sur les progrès de l'unification de l'humanité. M. Russel, Theories ofInternational Relations, New York, 1936. Wilhelm Grewe, Epochen des Volkerrechts, Baden-Baden, 1985. 2. Christian L. Lange, op. dt., vol. 1, p. 12-13. 3. Historisches Handwiirterbuch der Philosophie, éd. Joachim Ritter et Karlfried Gründer, Darmstadt, 1974. 4. Théodore Ruyssen, op.dt., vol. l, p. 18. 5. Stephan Frhr von Welck, Weltraum und Weltmacht. Überlegungen zu einer Kosmopolitik, Europa-Archiv, 1/1988, p. Il sq. 6. « Get ready for the Phoenix », in The Economist, 9 janvier 1988, p. 9. 7. Harald Weinrich, « Mit den Nachbarn in ihrer Sprache reden. (Parler à ses voisins dans leur langue), in Frankfurter Allegemeine Zeitung, 7 novembre 1987 (suppl. « Bilder und Zeiten »).
LE MONDE 1. Samuel Noah Kramer, L'histoire commence à Sumer, Paris, 1986. 2. Preston E. James, Ali possible Worlds. A History of Geographical Ideals, Indianapolis, New York, 1972, p. 2. 3. Christian L. Lange, Histoire de l'internationalisme, Christiania, 1919, vol. 1. p. 19. 4. Orphicorum Fragmenta, éd. O. Kern, 1922,21, 239.
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5. Die Schopfungsmythen. Aegypter, Sumerer, Hurriter, Hethiter, Kanaaniter, Israeliten,
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préface de Mircea Eliade, Darmstadt, 1980, p. 18. 6. J. J. Finkelstein, « Mesopotamian Historiography », in Proceedings ofthe American Philosophical Society, vol. 107, 1963, p. 463. 7. P. ex. Zeller, Gomperz, Capelle, Nestle. 8. Heinz Heimsoeth, Die sechs grossen Themen der abendliindischen Philosophie Berlin-Steglitz, 1934, p. 19. 9. Frederic Coplestone S.]., A History ofPhilosophy, vol. l, Greece and Rome, Londres, 1951, p. 21. 10. Aristote, Physique, III, 8, 208a, 8. Il. Aristote, De l'âme, l, 2, 405a, 13 sq. 12. Hermann Diels, Fragmente der Vorsokratiker, éd. Walther Kranz, Berlin, 1956 (8' éd.), vol. 2, Anaxagore, 59, 12. 13. Ibid, Héraclite, B 30. 14. Ibid, vol. l, Xénophane, 21. 15. Lewig R. Farnell, The Higher Aspects ofGreek Religion, Oxford, 1896, p. 139. 16. Lionel Casson, Reisen in der alten Weit, Munich, s.d. (1976), p. 22. 17. Arnold J. Toynbee, Memchheit - woher und wohin ? Pliidoyer ftr den Weltstaat, Stuttgart, Berlin, Cologne, Mayence, 1969, p. 130. 18. Samuel Noah Kramer, op.cit., p. 129. 19. Arnold J. Toynbee, op.cit., p. 63. 20. Hartmut Schmokel, Das Land Sumer. Die Wiederentdeckung der ersten Hochkultur der Menschheit, Stuttgart, 1956, p. 159-160. 21. Jean Bottéro, Préface à Samuel Noah Kramer, op.cit., p. 29. 22. Eduard Meyer, Geschichte des Aitertums, vol. l, 2' partie, « Die altesten geschichtlichen Volker und Kulturen bis zum 16. Jahrhundert », Darmstadt, 1977, p.519. 23. Joan Oates, Babylon. Stadt und Reich im Brennpunkt des alten Orient, Bergisch Gladbach, 1983 (Londres, 1977), p. 40. 24. Eduard Meyer, op.cit., p. 453-454. 25. Die Schopfungsmythen..., op. cit., p. 15. « L'orientation, c'est-à-dire en dernier ressort la division du monde entre les quatre points cardinaux, fut en quelque sorte la fondation du monde. L'homogénéité de l'espace inconnu était d'une certaine façon synonyme de chaos. La définition d'un "centre" par le croisement de deux lignes droites et la projection des quatre horizons sur les quatre points cardinaux fut véritablement la création du monde. Le cercle - ou le carré construit à partir d'un centre - était une imago mundi. » Ou pour le dire autrement (p. 12) :« La prise de possession d'un territoire inconnu ou étranger, la fondation d'un village, la construction d'un sanctuaire ou simplement d'une maison étaient autant de répétitions symboliques de la cosmogonie. De même que tout l'univers visible se développe à partir d'un centre en direction des quatre points cardinaux, le village s'établit autour d'un croisement. » 26. Joan Oates, op.cit., p. 51. 27. F. Doornik, Ear/y Christian and Byzantine Philosophy, vol. 1, Washington, 1966, p. 16. 28. Heinz Gollwitzer, GesciJichte des weltpolitischen Denkens, vol. l, « Zeitalter des Imperialismus und der Weltkriege », Gottingen, 1982, p. 37.
29. Isaïe, 10.13-14. 30. Walter Schücking, « Die Organisation der Welt " in Festgabe ftr Paul Laband, vol. l, Tübingen, 1908, p. 541. 31. Aziz S. Atiya, Crusade, Commerce and Cultures, Bloomington, Indiana, 1962, p.25. 32. Christian L. Lange, op.cit., vol. l, p. 20-21. 33. Karl Wilhelm Welwei, Die griechische Polis, Stuttgart, Berlin, Cologne, Mayence, 1983, p. 45-46. 34. Odyssée, I, 57-58. 35. Ibid., I, 7. 36. Ibid, X, 210 sq. 37. Ibid, V, 55 sq. 38. Ibid, l, 3. 39. Ibid, VII, 32. 40. Ibid, X, 124. 41. Marie-Françoise Basiez, L'Étranger dam la Grèce antique, Paris, 1984, p. 34. 42. Eschyle, Les Suppliantes, vers 496. 43. Marie-Françoise Basiez, op. cit., p. 59. 44. Odyssée, IX, 105 sq. 45. Ibid, XII, 113. 46. Ibid, X, 60.
47. Ibid., X, 105. 48. Hérodote, l, 29-30. 49. Hérodote, 1, proemion. 50. Hugh Harris, «The Greek Origins of the Idea of Cosmopolitanism », in The International Journal ofEthics, vol. 38, Chicago, 1927-1928, p. 5. LE CITOYEN 1. Hans Freyer, Weltgeschichte Europas, vol. 2, Wiesbaden, 1948, p. 110. 2. Max Pohlenz, Griechische Freiheit, Heidelberg, 1955, p. 5. 3. Platon, Les Lois, XII, 950 :« Voilà pourquoi c'est, dans le plus grand nombre des États, une bonne recommandation à faire que d'engager les citoyens à honorer d'une façon privilégiée la bonne réputation dont on jouit auprès de ses concitoyens. » 4. Aristote, Politique, 1279 a 21, 1274 b 41. 5. Eschyle, Les Perses, vers 242 : Atossa, mère de Xerxès, déclare à propos des Grecs vainqueurs :« Ils ne sont pas esclaves, soumis à personne. » Ou encore, chez Hérodote, VI, Il :« C'est à la pointe du couteau, hommes ioniens, que se décidera notre destin, si nous serons libres ou asservis. » 6. Les métèques sont des étrangers, le plus souvent artisans et commerçants, avec des devoirs et des droits, certes restreints mais bien définis, au sein de la cité athénienne. Les périèques sont au contraire à Sparte des hommes libres qui cultivent les terres les plus pauvres, administrent eux-mêmes leurs villages, mais ne jouissent d'aucun droit politique dans la cité lacédémonienne. 7. Karl Wilhelm Welwei, Die griechische Polis, Stuttgart, Berlin, Cologne, Mayence, 1983, p. 301.
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NOTES
8. Marie-Françoise Basiez, L'Étranger dans la Grèce antique, Paris, 1984, p. 90. 9. John Boardman, Kolonien und Handel der Griechen. Vom spiiten 9. bis zum 6Jahrhundert, Munich, 1981 (Londres, 1964). la. Paul Faure, La Vie des colons grecs de la mer Noire à l'Atlantique au siècle de Pythagore, VI' siècle av. I-e, Paris, 1978, p.48-52. 11. Pythagoras, akousmata ka; symbo1a, in Hermann Diels, Fragmente der Vorsokratiker, éd. Walther Kranz, Berlin, 1956, vol. 1, p. 462-466. 12. Hérodote, IV, 153. 13. Platon, Les Lois, XII, 950. 14. Hérodote, VI, 17. 15. Hésiode, Les Travaux et !es Jours, 684, 687. 16. Marie-Françoise Basiez, op. cit., p. 50-58, 171. 17. Werner Jager, Paideia. Die Formung des griechischen Menschen, Berlin (l936) 1954, vol. 1, p. 161. 18. Théognis, Élégies, 346-349. 19. Hésiode, op. cit., 309-310. 20. Ibid., 256-257. 21. Thucydide, livre 1, 70. 22. Ibid., livre II, 37. De même chez Plutarque, Lycurgue 24 : « A Athènes, chacun pouvait vivre comme il l'entendait, à Spane, nul n'avait ce droit.» 23. Platon, La République, 557 A-C. 24. Aristippe, Fragments, 85.
21. Hécatée, Histoires. 22. Aristote, Métaphysique, I, 3.984 b 15 sq. 23. Diogène Laërce, op. cit., II 8-10. 24. Critias, l'un des trente tyrans, qui tombe en 403 dans la guerre contre Thrasybule, est issu de famille noble, mais fait partie en tant qu'écrivain des sophistes. Hermann Diels, vol. 1, op. cit., fr. 25. Drame satyrique de Critias, Sisyphus satyrikos. 25. Platon, Gorgias, 482 E sq. 26. Aristote, Rhétorique, III, 3 p, 1406 b, Il. 27. Euripide, Iphigénie à Aulis, vers 1400. 28. Hermann Diels, op. cit., B fr. 44 B. 29. Julius Jüthner, Hel!enen und Barbaren. Aus der Geschichte des Nationalbewusstseins, Leipzig, 1923 p. 50. 30. Werner Jager, Paideia. Die Formung des griechischen Menschen, Berlin (l936) 1954, vol. 1, p. 412.
L'EMPIRE D'ALEXANDRE 1. Voltaire, article « Alexandrie », in « Questions sur l'Encyclopédie, par des amateurs », 1773, p. 145-150. 2. Jacob Burckhardt, Grieschische Kulturegeschichte, vol. 4 (vol. Il, éd. complète), Berlin, Leipzig, 1931, p. 40S. 3. Surtout Arrien de Nicomédie, au milieu du Il' siècle, qui dans son Anabase se fonde sur les œuvres disparues du roi Ptolémée et du chef d'armée d'Alexandre, Aristoboulos ; en outre Plutarque, Quinte-Curee, etc. 4. William Woodthorpe Tarn, Alexander der Grosse, vol. 1 et 2, Darmstadt, 1968, p. 150,152,748. 5. Paul Faure, « Le mystère Alexandre le Grand », in L'Histoire, nO 57, juin 1983, p.35. 6. BerroIt Brecht, Fragen eines !esenden Arbeiters, Gedichte III, Francforr/Main, 1967, p.657. 7. Paul Faure, op. cit., p. 39. S. Arrien, Anabase, VII, 11. 9. Plutarque, De ftrtuna Alexandri, chapitre VI. la. Hermann Bengtson, Griechische Geschichte. Von den Anfiingen bis in die Romische Zeit, Munich, 1950, p. 407. Il. Michael Rostovzeff, Geschichte der Alten Welt, vol. l, Der Orient und Griechenland, Leipzig, 1941, p. 383. 12. Wl1liam Woodthorpe Tarn, op. cit., p. 821. 13. Moses Hadas, Hellenistische Kultur. Werden und Wirkung (Hellenistic Culture, Fusion and Diffùsion, New York, 1959), Stuttgart, 1963, p. 32. 14. Arrien, II,14. 15. Par exemple Albéric de Besançon, Lamberr le Tort, Alexandre de Bernai. 16. Georg Veloudis, Alexander der Grosse. Ein alter Neugrieche. Tusculum Schriften, 435, Munich, 1969, p. 9 sq. 17. Perer H6gemann, « Alexander der Grosse und Arabien », p. 81, in Zetemata, Monographien zur klassischen Altertumswissenschaft, nO 82, Munich, 1985.
LE CITOYEN DU MONDE 1. Hugh Harris,
«
The Greek Origins of the Idea of Cosmopolitanism », in The
International Journal ofEthics, vol. 38, octobre 1927, p. 2. 2. Iliade, XXIV, 525-526. 3. Ibid., XXIV, 485. 4. Ibid., XXIV, 516. 5. Ibid, XXIV, 583. 6. Eschyle, Les Perses, vers 293. 7. Ibid., vers 351-354. 8. Anaxagore, B 14. 9. Héraclite, B 113. 10. Platon, Protagoras, 337 C. 11. D. R. Dudley, A History ofCynism, Londres, 1937, p. 34 sq. 12. Platon, Protagoras, 337 C. 13. Diogène Laërce, Vies, VI, 93. 14. Platon, Le Sophiste, 213 B. 15. Xénophon, Mémorables, l, 6 et 13. 16. Xénophon, La Cynégétique, 13, S. 17. Sophocle, Œdipe à Colonne, vers 908-910. 18. Hermann Diels, Fragmente der Vorsokratiker, Xénophane, 12 fr. 14., 19-22. 19. Ibid., Xénophane, 24 fr. 16. 20. Ibid., Xénophane, 25 fr. 15.
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NOTES
18. Hugo Brem, Botanische Forschungen des Alexanderzuges, Leipzig, 1903, p. 159. 19. Isocrate, IV, 50. 20. Johann Gustav Droysen, Geschichte des Hellenismus, vol. 1, livre 2; Geschichte; Afexanders des Grossen, Tübingen, 1952, p. 286-287. 21. Fouilles de Xanthos VI. La stèle trilingue de Letoon, Paris, 1979. 22. Pierre Jouquet, L 1mpérialisme macédonien et l'hellénisation de l'Orient, Paris, 1972. p. 17. 23. Constantin Cavafy, Présentation critique de Constantin Cavafy 1863-1933, suivie d'une traduction des Poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Paris, Gallimard, 1978. « Surtout, n'oublie pas qu'après les mots Basileus et Soter doit figurer en caractères élégants: Philhellènes. » 24. William Woodthorpe Tarn, Hellenistic Civilisation, Londres, 1927, p. 69. 25. Moses Hadas, op. cit., p. 28. 26. Arrien, IV, 19. 27. Plutarque, op. cit., 43, 5. 28. Fritz Schachtermeyr, Alexander der Grosse. Das Problem seiner Personlichkeit und
20. Plutarque, Vies parallèles, « Alexandre et César., Alexandre, 14. 21. Polybe, XXXVIII, 21, 1. 22. Michael Rostovzeff, Geschichte der alten Welt, vol. l, Der Orient und Griechenland, Leipzig, 1941, p. 44. 23. Ibid., p. 389. 24. Lucien, Dialogues des morts, « Alexandre et Hannibal '. 25. Cicéron, De oratore, II, 265. 26. Julius Jüthner, Hellenen und Barbaren. Aus der Geschichte des Nationalbewussffeins, Leipzig, 1923, p. 51. 27. Cicéron, De officiis, livre III, chap. 6, §28.8. 28. Paul, Épître aux Galates, III, 28.
seines Wirkens. Osterreichische Akademie der Wissenschaften, Philosophische Klasse, Sitzungsbericht 285, Vienne, 1973, p. 165. 29. Jacob Burckhardt, op. cit., p. 419. 30. Arrien, IV, 4.
lA SOCIÉTÉ COSMOPOLITE DES STOïCIENS 1. Diogène Laërce, VI, 93.
2. Ibid., VI, 86. 3. Euripide, fr. 1034 N. 4. Max Pohlenz, Die Stoa, vol. 1, Gottingen, 1959, p. 137. 5. William Woodthorpe Tarn, Alexander der Grosse, Darmsradt, 1968, p. 748. 6. Zénon, Dise., 1, 13. 7. Platon, La République, livre VII, 519 sq. 8. Marc Aurèle, Pensées, II, 1. 9. Par exemple dans les comédies de Ménandre où esr souvent dépeint le rapport familier entre esclaves et hommes libres. 10. Aristote, La Politique, l, 1253 b. 11. Moses Hadas, Hellenistiche Kulfur. Werden und Wirkung (Hellenistic Culture. Fusion and Diffusion, New York, 1959), Stuttgart, 1963, p. 22. 12. Moses Hadas, « From Nationalism to Cosmopolitianism )', in Journal of the History ofIdeas, 4, 1963, p. 107. 13. Max Pohlenz, Stoa and Stoiker. Die Gründer Panaitios, Poseidonios, Zurich, 1960, p. 140. 14. Théognis, Élégies, 535. 15. William Woodthorpe Tarn, Hellenistic Civilisation, Londres, 1927, p. 273. 16. Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre XLVII. 17. Paul, Épître aux Éphésiens, 6, 5. 18. Térence, Heautontimoroumenos, 1, 1,25. 19. Ovide, Métamorphoses, 7, 20 sq.
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BYZANCE: UN DIEU, UN EMPIRE, UN EMPEREUR 1. Dante, Enftr, chant XXVI, tercet 22-23. 2. Marc Aurèle, Pensées, III, Il,2. 3. Ibid., VI, 44,6. 4. Actes des apôtres, 17. 5. Matthieu, 10,37; 19,29. 6. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXVII, 1 i. 7. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, livre X, 9-7. 8. Hans-Georg Beek, Das byzantinische Jahrtausend, Munich, 1978. 9. A. A. Vasiliev, History ofthe Byzantine Empire, vol.!, Madison, 1928, p. 77. 10. Ekkehard Eickhoff, Macht und Sendung. Byzantinische Weltpolitik, Stuttgart, 1981, p. 49. Il. Hans Joachim Harre!, Byzanz und Slawen, Weimar, 1951, p. 139. 12. Georg Ostrogorsky, Geschichte des Byzantinischen Staates, Munich, 1952, p. 302. 13. Charles Diehl, Figures byzantines, deuxième série, Paris, 1948, p. 13. 14. Par exemple chez Janis Kordatos, Blüte und Veifall von Byzanz, Athènes, 1974, p.16-17. 15. Hugh Trevor-Roper, Der Aufitieg des christlichen Europa 325-1492, Vienne, Munich, Zurich, 1971 (The Rise ofChristian Europe, 1965), p.34-36. 16. Michael Psellos, Chronographia. Londres, 1953, Penguin Books, vol. II, p.2-3. 17. Jean-Paul Roux, Les Explorateurs au Moyen Age, Paris, 1985, p. 34. 18. E.R. Sewter, préface à Chronographia, op. cit., Londres, 1953, Penguin Books, p.9. 19. G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Stuttgart, 1961 (4' édition du jubilé), p. 433,436. 20. E. R. Sewter, op. cit., p. 9. 21. Hans-Georg Beek, op.cit., p. 13. 22. Ferdinand Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter. Vom V. bis zum XVI. Jahrhundert, voU -4, Munich, 1978, livre 6, chap. l, p. 468. 23. Michael Psellos, op. cit., livre l, p. 31. 24. Le nom turc de Constantinople s'inscrit dans cette tradition. Istanboul vient du grec eis ten polin (nous allons dans la ville). 25. Villehardouin, La Conquête de Constantinople.
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NOTES
26. Charles Diehl, Byzance. Grandeur et Décadence, Paris, 1919, p. 120. 27. Charles Dieh\, Figures byzantines, première série, Paris, 1948, p. 249. 28. Cité d'après AA Vasiliev, History ofthe Byzantine Empire, op. cit., p. 191. 29. Charles Diehl, Figures byzantines, deuxième série, op. cit., p. 18. 30. Carl Schneider, Kulturgeschichte des Hellenismus, 2 vol., Munich, 1967, 1969, vol. 1, p. 5. 31. Apostolos Vakalopulos, Griechische Geschichte von 1204 bis heute, Cologne, 1985, p. 21.
5. Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan, Paris, Gallimard, 1979. 6. Hugh Trevor-Roper, Aufitieg des christlichen Europa, Vienne, Munich, Zurich, p.155. 7. H.- X. Arquillière, L'Augustinisme politique, Paris, 1934, p. 129"140. 8. La notion de chrétienté est déjà employée par le pape Nicolas 1" (858-867), mais il faut attendre le XI' siècle pour qu'elle prenne un sens politique. 9. Novalis, Die Christenheit oder Europa. Ein Fragment, 1799, p. 1. 10. Hans Kelsen, Die Staatslehre des Dante Alighieri, Vienne et Munich, 1905, p. 23. 11. Dante, De monarchia, chap. 10. 12. Hans Kelsen, op. cit., p. 132.
SAINT AUGUSTIN : LA NOUVELLE VISION DU MONDE 1. Johannes Kühn, « Das Zeitalter der "Kirche" und die Metaphysik des ersten Jahrtausends vor Christus », in Leipziger Universitiitsreden, n017, 1948, p. 4. 2. Eusèbe, Die Geschichte der Kirche vor Christus bis zu Konstantin, Penguin Books, 1965, nOlO. 3. Henri Pirenne, Naissance de l'Occident (Mahmud et Charlemagne), Amsterdam, 1939, p. 133. 4. Héraclite, B 103. 5. Heinz Heimsoeth, Die sechs l'ossen Themen der abend!4ndischen Metaphysik, Berlin-Steglitz, 1934, p. 165. 6. Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 21. 7. Matthieu, 5,9. 8. DolfSternberger, « Die Wurzeln der Politik », in Schriften, Francfort, 1978, voU, p.318. 9. Saint Augustin, La Cité de Dieu, XII, 19. 10. Ibid, XII, 22-33. 11. Ibid, XIX, 11-13. 12. Ibid, XII, 22-33. 13. Emeric Crucé, Le Nouveau Cinée ou Discours d'Estat représentant les occasions et moyens d'establir une paix générale, et la liberté du commerce par tout le monde, Paris, 1623. 14. Abbé de Saint-Pierre, Projet de paix perpétuelle, 1713. 15. Apocalypse, 5, 9-10. 16. Paul, Épître aux Colossiens 3,11. 17. Cité d'après Ernest Renan, L'Église chrétienne, vol.VI : Histoire des origines du christianisme, Paris, 1925, p. 423. 18. Saint Augustin, op.cit., XV, 1. 19. Ibid
LA ROUTE, LIEU DE RENCONTRE : MOBILITÉ ET EXTENSION HORIZONTALE 1. Dietrich W.H.Schwarz, Sachgüter und Lebensformen, Einjùhrung in die materielle Kulturgeschichte des Mittelalters und der Neuzeit, Berlin, 1970, p. 167-168 :« C'est
1. Christian L. Lange, Histoire de l'internationalisme, Christiania, 1919, vol. 1, p. 69. 2. Karl Bos\, Europa im Aufbruch, Munich, 1980, p. 293. 3. Théodore Ruyssen, Les Sources doctrinales de l'internationalisme, vol. 1, Paris, 1954, p. 84. 4. Ibid., p. 97.
pourquoi le commerce démarra, qui avait déjà pris à l'époque préhistorique une certaine importance, augmenté sous l'Empire romain, et subi effectivement au début du Moyen Age quelques revers - mais jamais dans les proportions où on a pu le croire avant les recherches de Pirenne et de Dopsch. » 2. Karl Bos!, Europa im Aufbruch, Munich, 1980. 3. Matthieu, 28,19; Marc, 16,15. 4. Hérodote, II, 58/60. 5. Kyriakos Simopoulos, Les Voyageurs étrangers en Grèce, Athènes, 1984, vol. 1, p.29. 6. Ibid, p. 29-30. 7. Heinz Gollwitzer, Geschichte des weltpolitischen Denkens, vol. 1, Gottingen, 1982, p.39. 8. Hérodote, 1, 134. 9. Marie-Françoise BasIez, L'Étranger dans la Grèce antique, Paris, 1984, p. 60. 10. Lionel Casson, Travel in the Ancient World, Londres, 1974, p. 187. 11. Ibid., p. 204. 12. Hans-Georg Beek, Byzantinisches Lesebuch, p. 301 sq. 13. Aziz S.Atiya, Crusade, Commerce and Culture, Bloomington, Indiana, 1962, p.37. 14. Ibid., p. 18-19. 15. AC. Krey, The First Crusade. The Accounts of Eye Witnesses and Participants, Gloucester, Mass., 1958, p. 256. 16. Aziz S. Atiya, op. cit., p. 34-35. 17. Joinville, La Vie de Saint Louis, chap.x. 18. Friedrich-Wilhelm Wemzlaff Eggebert, Kreuzdichtung des Mittelalters, Berlin, 1960, p. 134-135. 19. Philip K. Hitti, Précis d'histoire des Arabes, Paris, 1950, p. 141. 20. Herman Schneider, Heldendichtung, Geistlichendichtung, Ritterdichtung, Heidelberg, 1925, p. 199. 21. Wolfram von Eschenbach, Parsifal, XV, 744-25, 745-3.
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L'OCCIDENT: UNITÉ ET PAIX
LES CITOYENS DU MONDE 22. Johan Huizinga, Herbst des Mittelalters, Munich, 1924, p. 48. 23. Jacques Le Goff, Le Moyen Age, Paris, 1962; La Civilisation de l'Occident Paris, 1964. 24. Henri Pirenne, op. cit. 25. Joachim Bumke, Hofische Kultur, Literatur und Gesellschaft im hohen Mittelalter, Munich, 1986, vol. 1, p. 112 sq. 26. Ibid., vol. 2, p. 436-437. 27. Jack Kerouac, Les Clochards célestes, Paris, 1974, p.94. « "Mafiana'; she said.
"Everything'll be allright tomorrow... " It was always mafiana. » 28. J. Ribard, Un ménestrel du XIV' siècle : Jean de Condé, Genève, 1969, p. 89 jongleurs, ancêrres des ménesrrels, mais branche, si l'on peur dire, non évoluée. » 29. RolfSprandel, Gesellschaft und Literatur im Mittelalter, Paderborn, 1982, p. 121. 30. Wolfgang Hartung, Die Spielleute. Eine Randgruppe der Gesellschaft des Mittelalters, Wiesbaden, 1982, p. 4. 31. Carmina Burana, rranscriprion de Carl Fischer, Zurich, Munich, 1974, 1, 45, 1, p. 120 sq. 32. Barbara T uchmann, Der Jerne SpiegeL Das dramatische 14. Jahrhundert, Düsseldorf, 1980, p. 74. 33. Joachim Bumke, op. cit., vol. 2, p. 569. 34. Hans Blumenberg, Die Legitimitiit der Neuzeit. Der Prozess der theoretischen Neugierde, Francforr, 1973. Saint Augusrin considérair encore la curiositas comme un vice : « La main rendue vers l'arbre de la connaissance a fair dégénérer la soif de savoir inconrrôlée en une vana cura d'une funesre dépravarion» (p. 110). Thomas d'Aquin, qui a déjà une pensée plus progressisre er plus orienrée vers le monde, déclare : « Omnis scientia bona est », mais il fair encore la différence entre le désir légirime de connaissance (studiositas) er son hypertrophie démesurée, la curiositas (p. 128-131). 35. Michel Psellos, Chronographia, Londres, 1953, vol. 2, p. 2-3. « ( •••)
LA RENAISSANCE DU COSMOPOLITISME 1. Dante, De vulgari eloquio, livre 1, chap. 6, ciré d'après Jacob Burckhardr, Die Kultur der Renaissance in Italien, éd. complère, vol. V, Srurrgart, Leipzig, Berlin, 1930, p.98. 2. Jacob Burckhardr, ibid., p. 98-99. nore 11. 3. Arisrippe, Fragments, 85 (Teles ap. Stob. III 40, 8). 4. Arisrippe, Xen. mem. II.U3. 5. Thomas Morus, Utopia, livre 1. 6. Cicéron, Les Tusculanes, 5.108. 7. Jacob Burckhardr, op. cit., p. 99. 8. Érasme, A 1314, 3. Ciro d'après Johann Huizinga : « Erasmus über Varerland und Narionen », in Gedenkschrift zum 400. Todestag des Erasmus von Rotterdam, Bâle. 1936, p. 34. 9. Horace, Épodes, 2,1. 10. Alfred von Martin, Soziologie der Renaissance, Munich, 1932, p. 88. Il. Cf. Kurt von Raumer, Ewiger Friede, FriedensruJe und Friedenspliine seit der Renaissance, Fribourg, Munich, 1955, p. 13 : « Que la Querela pacis (er avec elle touS
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NOTES les écrirs pacifisres du philosophe de Rorrerdam) éraient en dernier ressort un appel à la morale er non pas une analyse sysrématique ou même une étude direcrrice pour parvenir à une solution pratique ou intellectuelle du problème de la paix, on s'en rend compre surtour au rravers des diverses invecrives que son verdicr lance non seulement sur la guerre mais sur le guerrier - er ce avec une force qui passe roure mesure. » 12. Johann Huizinga, op. cit., p. 34. 13. Surtour Venise, qui se définissair rraditionnellement comme {( née indépendanre» er prérendair n'avoir jamais éré soumise à l'empereur romain ni à l'Empire. 14. Machiavel, Le Prince, chap. 15. 15. Ibid., chap. 18. 16. Bernard Willms, Thomas Hobbes, Das Reich des Leviathan, Munich, Zurich, 1987, p.20. 17. Iring Ferscher, Einleitung zum {( Leviathan », Neuwied, Berlin, 1962, p. XXII. 18. Hobbes, Leviathan, chap. I, 13. 19. Ibid., chap. I, 41, 66, 75. 20. Ibid., chap. l, 96. 21. Job, 41, 25. Cf. Carl Schmirr, Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes, Hambourg, 1938. 22. Georg Jellinek, Allgemeine Staatslehre, Berlin, 1914, p. 207-209. 23. Thomas Hobbes, Leviathan. Herausgegeben und eingeleitet von Iring Fetscher, Neuwied, Berlin, 1966, chap. 17. 24. Hobbes, De cive, XII, 5. 25. D'après les études de Nowacowich (Les Compromis et les Arbitrages internationaux du XIf au XV siècle, Paris, 1905), de 1147 à 1475 on a enregistré un compromis ou un arbirrage rous les deux ans. Christian Lange, cirant Nowacowich, exprime dans son Histoire de l'internationalisme (Chrisriania, 1919, vol. 1, p. 127) son regrer que « la prarique de l'arbirrage internarional n'air pas continué de se développer, mais air au conrraire connu une fin brurale ». 26. Marein Gohring, Weg und Sieg der modernen Staatsidee in Frankreich, Tübingen, 1946, p. 20. 27. Chrisrian L. Lange, op. cit., p. 133. 28. Johann Huizinga, Herbst des Mittelalters, Munich, 1924, p. 34. 29. François de la Noue, Discours politiques et militaires, in H. Hauser, François de la Noue, rhèse de philosophie, Paris, 1892. 30. Johann Huizinga, op. cÎt., p. 143. 31. Thomas Morus, Utopia, chap. {( De la guerre ». 32. Karl von Raumer, op. cit., p. 8-9. 33. Érasme, Querela pacis, livre III. 34. Barbara Tuchmann, Die Torheit der Regierenden, Francfort, 1984, p. Il. 35. Christian Lange, op. cit., p. 162 sq. 36. Francis Wrigley Hirsr, The Arbiter in Londres, New York, 1906, p. 271. {( The foureh day : perperual peace, or rhe federation of rhe world. » 37. Par ex. Encheiridon militis christiani (Manuel du soldat chrétien), Laus stultitiae (L'Éloge de la folie), les adages de 1508 avec l'essai qui fir sensation Dulce inexperto bellum (1514) er l'Institutio principis (De l'éducation du prince) (1516), sorre de modèle pour le futur empereur Charles Quint.
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LES CITOYENS DU MONDE Rabelais, Gargantua, chap. 31. Montaigne, Les Essais, livre 2, chap. XII :« Apologie de Raimond Sebond ". Jonarhan Swift, Les Voyages de Gulliver, Ire partie, chap. 4. De même qu'Emeric : « Faut-il vraiment faire la guetre pour des diffétences de cérémonial? » (Nouveau Cinée, préface). 41. Ibid., chap. 5. 42. Hans Freyer, Die politische Insel. Eine Geschichte der Utopien von Platon bis zur Gegenwart, Leipzig, 1936, p. 124 43. Le projet, parfois attribué à Henri IV en personne, n'a été rédigé que vingt ans après la mort du roi, par Sully. 38. 39. 40. Crucé
L'EXPLOSION PLANÉTAIRE 1. Bartolomé Bennassar et Pierre Chaunu, L'Ouverture du monde, XlV-xv{ siècles. Histoire économique et sociale du monde, voU, éd. Pierre Léon, Paris, 1977, p. 15. 2. Hellmut Diewalt, Der Kampf um die Weltmeere, Munich, Zurich, 1980, p. 140. 3. Ibid., p. 10. 4. Jean-Paul Roux, Les Explorateurs au Moyen Age, Paris, 1985, p. 124. 5. Ibid., p. 101. 6. Marco Polo, The Travels, éd. Ronald Lathan, Penguin Classics, Middlesex, 1959, chap. « Kubilai Khan », p. 119. 7. Johan Horace Parry, The Discovery ofthe Sea, Londres, 1975, p. VIII. 8. Herbert Lüthy, In Gegenwart der Geschichte. Die Epoche der Kolonisation und die Erschliessung der Erde. Versuch einer Interpretation des europiûschen Zeitalters, Berlin, 1967, p. 221. 9. Günter Hamann, Der Eintritt der südlichen Hemisphare in die europaische
Geschichte. Die Erschliessung des Aftikaweges nach Asien vom Zeitalter Heinrichs des Seefahrers bis zu Vasco de Gama, Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, vol. 260, Vienne, 1968, p. 57. 10. Ibid., p. 51. Il. Chrisrophe Colomb, Select Documents, éd. Jane, vol.2, p. 104. 12. Urs Bitterli, Die« Wilden" und die« Zivilisierten ». Grundzüge einer Geistes- und Kulturgeschichte der europaisch-überseeischen Beziehungen, Munich, 1976, p.88-89. 13. Chrisrophe Colomb, Bordbuch, Sammlung Diederich, Brême, 1956, p. 104, 122, 158. 14. Howard M. Jones, 0 Strange New Wor/d, Londres, 1965, p. 20. 15. Christophe Colomb, op. cÎt., 1.Reise, p.89-90. 16. Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves. La formation de ta société brésilienne, Paris, 1974 (Lisbonne, 1931), p. 27 sq., 180,348. 17. H.J. Parry, Zeitalterder Entdeckungen, Zurich, 1963, p. 625. 18. Rudolf von Albertini, Europaische Kolonialherrschaft 1880-1940, Zurich, 1976, p.385. 19. Philip K. Hitti, Histoire des Arabes, Paris, 1950, p. 9. 20. Albert Memmi, Portrait du colonisé, Paris, 1975, passim.
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NOTES lA RÉPUBLIQUE DE L'ESPRIT : LE XVIII< SIÈCLE
1. Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers, par une société de gens de Lertres. 2. D'Alembert, Éléments de philosophie,. mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, Amsterdam, 1758, IV, 1. 3. Voltaire, Traité sur ta tolérance, Œuvres complètes, Paris, 1893, vol. 25, chap.IV, p.426. 4. Voltaire, Lettres sur les Anglais, lertre IX : « Sur le gouvernement ». 5. Hugh Thomas, La Guerre d'Espagne, Paris, 1961, p. 45. 6. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, 1734 (5' éd.), vol. 5, article « Usson ", Remarque F, p. 524. 7. Montesquieu, Mes pensées, in Montesquieu par lui-même, éd. Jean Starobinski, Paris, 1957, p. 154. 8. Spectator, 19 mai 1711. 9. Diderot, Correspondance, éd. Georges Roth, Paris, 1962, 22 février 1711. 10. Thomas Paine, Complete Writings, voU, The Rights ofMan, 1791-1792, p. 414. Il. Gaetano Filangeri, Scienza della legislatione, Venise, 1807, vol.2, p. 174. 12. Christoph Martin Wieland, Gesprache unter vier Augen. Samtliche Werke, vol.31 , p. 158-159, Leipzig, 1797, reprint Hambourg, 1984. 13. Emmanuel Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, 1784, phrases 4,7,8. 14. Staughton Lynd, Intellectual Origins of American Radicalism, chap. 5 : « My country is the World", Londres, 1969, p. 132-134. 15. François-Jean de Chastellux, De la félicité publique, cité d'après Paul Hazard, Die Herrschaft der Vemunft, Hambourg, 1949, p. 384. 16. Helvétius, cité d'après Paul Hazard, op. cit., p. 46. Presque identique mot à mot : Melchior Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, l or janvier 1770 (sermon philosophique du nouvel an). 17. Melchior Grimm, op. cÎt. 18. Isidoro Bianchi, Meditazioni su vari punti, Crémone, 1788, p. 151. 19. Franco Venturi, L'Europe des Lumières, Mouton, Paris, La Haye, 1971, p. 200. 20. Frédéric II de Prusse (prince héritier) à Christian Wolff, 23 mai 1740, in Friedrich der Grosse, éd. Otto Bardong, Darmstadt, 1982, p. 76. 21. Le terme « philosophe" a été admis dans l'acception que lui ont donnée les penseurs français des Lumières à la suite de la publication anonyme de l'essai parfois attribué à Diderot: Le Philosophe (1743). 22. Peter Gay, The Enlightenment, voU et 2, Londres, 1967, 1969, vol.1, p. 11. 23. Thomas J. Schlereth, The Cosmopolitan Ideal in Enlightenment Thought, Notre Dame, Londres, 1967, p. 105. 24. Gotthold Ephraim Lessing, Werke, éd. Georg Witkowski, Leipzig et Vienne, s.d., Falk und Ernst, Gesprache filr Freimaurer, 2. Gesprach, vol.7, p. 382. 25. Cité d'après Franco Venturi, op. cit., p. 199. 26. Fougeret de Montbron, Le Cosmopolite ou le Citoyen du monde, collection Ducros, Paris, 1970, p.122 (Londres, 1750). 27. Chrisroph Meinel, Nationalismus und Intemationalismus in der Chemie des Xix<
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NOTES
Jahrhunderts, in Perspektiven der Phannaziegeschichte. Festschrift jùr RudolfSchmitz zum 65. Geburtstag. éd. Peter Di/g, Graz, 1983, p. 226. 28. Thomas J. Schlereth, op. cit., p. 30. 29. Diderot, Essai sur les règnes de Claude et Néron, Œuvres complètes. p. 248. 30. Cf. Peter Coleman, The Liberal Conspiracy. The Congress for Cultural Freedom and the Struggle for the Mind ofPostwar Europe, chap. 4 : « Encounter : Our greatest Asset », et chap. 5 : « Magazines Against the Tide », Londres, 1989. 31. Robert Darton, In Search ofthe Enlightemnent : Recent Attemps to Create a Social History ofIdeas. Journal ofModern History, 1971, p. 113-132. On trouvera une vision d'ensemble dans Jacques Solé, La Révolution en questions, Paris, 1988, p. 19-38. 32. Montaigne, Les Essais, livre 1, chap. XXV : « Je dirois volontiers que, comme les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop d'huile; aussi l'action de l'esprit, par trop d'étude et de matière... » 33. Alessandro Verti, Saggio di legislatione sul pedantismo, in Il Caffi, reprint sous la dir. de Sergio Romagnoli, Milan, 1960, p.198-199. 34. Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufklarung, Tübingen, 1932, p. 360-361. 35. Benedetta Craveri, Madame du Deffand et son monde, Paris, 1987, p. 159. 36. Hans-Georg Beck, Byzantinisches Lesebuch, p.301 sq. 37. Roger Picard, Les Salons littéraires et la société française 1680-1789, New York, 1979, p. 19. 38. Ida Frances T reat, Un cosmopolite italien du XVllf sifcle : Francesco Algarotti, université de Paris, faculté de lettres, thèse, 1913. 39. Abbé Claude-Henri de Voisenon, cité par Roger Picard, op. cit., p. 15. 40. Antony Shaftesbury, Essay on the Freedom of Wit and Humor (édition allemande : Werke. 1, p.45-46). 41. Peter Gay, op. cit., p. 177. 42. Montesquieu, Lettres persanes, « Le dernier de la lune de Chaval », Paris, 1717. 43. Roger Picard, op. cit., p. 19. 44. Duc de Castries, La Vie quotidienne des émigrés, voU, Paris, 1966, p.66-67. 45. Charles Dédeyan, Le Cosmopolitisme européen sous la Révolution et l'Empire, vol. 1, Paris, 1976, p. 130. 46. Franco Venturi, Italy and the Enlightenment. Studies in a Cosmopolitan Century, Londres, 1972, p. XIX. 47. Voltaire, Traité sur la tolérance. op. cit., p. 479. 48. Thomas J. Schlereth, op. cit., p. 34. 49. Gotthold Ephraim Lessing, vol. 7, p. 390. 50. Theodor Hartwig, Der kosmopolitische Gedanke. Gesammelte Aufiiitze zur Geschichte und Kritik der Humanisierungsbestrebungen der Menschheit. Ludwigsburg in Würtb, 1924, p. 53-54. « En tant que maçons tous les hommes de toutes les nations, de tous les parlers, de toutes les ethnies et de toutes les langues sont des nôtres ( ) La ligue des francs-maçons a pour objectif de devenir une ligue de l'humanité ( ) son enseignement est (...) l'élément affectif symbolique du cosmopolitisme sentimental par opposition avec le cosmopolitisme rationnel et conceptuel de l'intellect. » 51. Richard Priee, Observations on the Importance of the Benefit of the American Revolution and the Means ofMaking it a benefit to the World. Londres, 1785, p. 15, cité d'après Thomas J. Schlereth, op. cit., p. 121.
52. Emmanuel Kant, op. cit., phrase 6. 53. Voltaire, Dictionnaire philosophique (1765), article « Égalité », classiques Garnier, p.176. 54. Voltaire à Frédéric II, lettre du 26 mai 1742. 55. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Transsubstantiation ». 56. Cf. par ex. baron d'Holbach, La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition, Londres, 1768. 57. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Tolérance ». 58. On évoquait déjà à Byzance ce problème du rapport entre la faute et la sanction. Michael Psellos, Chronographia, Penguin Books, 1956, Fourteen Byzantine Rulers, vol. 2, Constantine, VIII, p. 54. 59. Voltaire, La Mort du chevalier de La Barre, Œuvres complètes, Paris, 1893. vol.26, p.262-263. 60. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Torture ». 61. Melchior Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, 1" août 1765. 62. Par ex. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur lïnégalité panni les hommes, première partie, Œuvres complètes, 1969, p. 142. 63. Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Enfer ». 64. Il Caffi, ossia breve e vari discorsi distribuiti in fogli periodici. Guignio 1764Maggio 1765, reprint sous la dir. de Sergio Romagnoli, Milan, 1965, p. 25. 65. Peter Gay, op. cit., p. 4. 66. Hume à Gilbert Elliot, 22 septembre 1764. Letters, voU, p. 470, in Thomas J. Schlereth, op. cit., p. 3, note 8. 67. Antoine de Rivarol, Discours sur l'universalité de la langue française, éd. Marcel Hervier, Paris. 1929, p. 56. 68. George Sand, Un hiver à Majorque, Paris, 1842, 1" partie, chap. 4. 69. Montesquieu, Lettres persanes, 1721. 70. Charles Dédeyan, op. cit., vol.1, p. 84. 71. Karl Friedrich von Moser, Reliquien, Francfort, 1776, p. 176. 72. Fougeret de Montbron, op. cit., p. 35. 73. Friedrich Lamprecht, Der Weltbürger. Gesammelt von Freunden der Publizitiit, Germanien, 1791-1792. 74. Oliver Goldsmith, The Citizen ofthe World (Letters ofa Citizen ofthe World to his Friends in the East), Collected Works, 1760, Oxford, 1966, préface des éditeurs, p.13 er 18. 75. Fougeret de Montbron, op. cit., p. 59. 76. Franco Venturi, L'Europe et les Lumières, Paris, 1971, p. 109. 77. Fougeret de Montbron, op. cit., p. 130. 78. Friedrich Lamprechr, op. cit., 2 février 1741. 79. Peter Gay, Why was the Enlightenment?, in Eighteenth Century Studies, presented to Arthur Wilson, éd. Peter Gay, New York, 1972, p. 70. 80. Friedrich Lamprechr, op. cit.• 2 novembre 1741. 81. Ibid., 2 novembre 1741. 82. Ibid., 2 février 1741.
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NOTES
83. Johann Gordieb Fichte, Reden an die Deutsche Nation (Discours à la nation allemande), 5' discours. 84. Friedrich Lamprecht, op. cit., 2 novembre 1741. 85. Ibid., 10 août 1741. 86. Gotthold Ephraim Lessing, Hamburgische Dramaturgie, Hunderterstes, -zweites,
14. Wilhelm von Humboldr, Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staates zu bestimmen, 1792, Akademieausgabe, vol. 1, p. 97 sq.
-drittes, -viertes Stück. 87. Johann Gottfried Herder, Brieft zur BefOrderung der Humanitat, lettre 111, in Sammtliche Werke, éd. Bernhard Suphan, Berlin, 1881, vol. 18, p. 157. 88. Gorrhold Ephraim Lessing, Die Erziehung des Menschengeschlechts, § 61, 80. 89. "Qu'est-ce qui a fair de la langue française la langue universelle de l'Europe; par où mérite-r-elle cette prérogarive ? Esr-il à supposer qu'elle la conserve? • 90. Antoine de Rivarol, op. cit., p. 43. 91. Florian Coulmas, Sprache und Staat, Studien zur Sprachplanung und Sprachpolitik, Sammlung Goschen 2501, Berlin, New York, 1985, p.182-184. 92. Le Journal étranger, novembre 1756, p. l sq., ciré d'après Franco Venturi, op. cit., p. 58. 93. Par ex. le Mercure universel de l'Europe qui exerça une grande influence, la Gazette de la Grande-Bretagne, le Courrier de Londres. 94. Cf. George Steiner, After Babel Aspects of Language and Translation, Londres, 1975. Trad. fr., Après Babel Une poétique du dire et de la traduction, Paris, 1978. 95. Charles Dédeyan, op. cit., voU, p. 5. LA RECHUTE DANS L'UNIVERSALISME NATIONAL 1. G.W. F. Hegel, Philosophie der Geschichte, Werke, éd. Gloc1mer, Stuttgart, 1949, vol.11, p. 557. 2. Hendrik Steffens, Was ich eriebte, 1840-1843, "Knabenjahre in Kopenhagen., Sammlung Diederich, 1938, p. 46. 3. Johann Bernhard Basedow, Agathokrator : oder von Erziehung künftiger Regenten, Leipzig, 1771, p. 206. (Agathos : bien; kratein : régner.)
4. Ibid. 5. Chariez Dédeyan, Le Cosmopolitisme européen sous la Révolution et l'Empire, Paris, 1976, vol.1, p. 228-229. 6. Thomas J. Schlereth, The Cosmopolitan Ideal in Enlightenment Thought, Norre Dame, Londres, 1977, p. 30. Cf. dans le présent ouvrage chap. 12. 7. Johann Gottfried Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 1782-1791, 7' livre, p. 72. 8. Ibid., p. 72-73.
9. Ibid. Christoph Martin Wieland, Siimmtliche Werke, 1797, vol. 30, Leipzig, 1794p. 171. Ibid., p. 167 sq. Johann Gottfried Herder, op.cit., Siimmtliche Werke, éd. Suphan, vol.13, Berlin p. 350-351. Johann Gottfried Herder, Briefé zur BefOrderung der Humanitiit, lettre Ill, in Sammtliche Werke, vol.18, p. 161. 10. 1811, 11. 12. 1881, 13.
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15. Wilhelm von Humboldr à Goerhe, lettre du 18 mars 1799. 16. Wilhelm von Humboldt, Ober den Nationalcharakter der Sprachm, Akademieausgabe, volA, p. 420. 17. Wilhelm von Humboldr, Plan zu âner vergleichenden Anthropologie, 1795, Akademieausgabe, voU, p. 384. 18. Wilhelm von Humboldr à Jacobi, lettre du 26 ocrobre 1798. 19. Wilhelm von Humboldr, Oberdie Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaus, Akademiausgabe, vol. 6,1" panie, p.114 sq. (§ 4). 20. J.G.Schlosser, Kleine Schrijien 2, 1780, rééd.l972, p. 237. 21. C.FD. Schubarrh, Gedichte, 1802,2' vol., p. 258. 22. Ernsr-Moriez Arndr, Ober Volkshass und über den Gebrauch einer fremden Sprache, in EM Arndts Schrijien fUr und an seine lieben Deutschen, mter Theil, Leipzig, 1845, p. 376. 23. Gordon A. Craig, Deutsche Geschichte 1866-1945, Munich, 1978, p. 190. 24. David P. Calleo, Legende und Wirklichkeit der deutschen Gefahr, Bonn, 1980, p.174. 25. Ferdinand Brunerière, "Le cosmopolitisme er la littérarure nationale », in La Revue des deux mondes, octobre 1895, p. 636. 26. Edmund pfleiderer, Kosmopolitismus und Patriotismus, Berlin, 1874, Zeit und Streitfragen, deutsche Hefte, n036, p. 4,5,11,14,40. 27. Theodore Ruyssen, Les Sources doctrinales de l'internationalisme, vol. 2, 1958, p.90-91. 28. Héliopolis =- ville du soleil. 29. Johann Gottlieb Fichre, Grundzüge des gegenwiirtigen Zeitalters, Berlin, 1806, 1" conférence, p.17, in Werke, éd. Immanuel Fichre, vol. VII, p. 11. 30. Johann Gortlieb Fichte, Der Patriotismus und sein GegenteiL Patriotische Dialogen. 1806-1807, in ibid., vol.III, p. 229.
31. 32. 33. 34. 35. 36. 37.
Ibid. Ibid., vol. VII, p. 212. Ibid., vol. III, p. 234. Ibid., Entwurfeiner politischen Schriji,.vol. VII, p. 554. Ibid., Reden an die deutsche Nation, vol. VII, p. 338. Ibid., vol. VII, p. 337. Ibid., vol. VII, p. 374. 38. Friedrich Schlegel, Siimmtliche Werke, vol.9, Vienne, 1846, p. 11. 39. Ritter I.G. von Zimmermann, Vom Nationalstolz. Zurich, 1758, p. 7. 40. Johann Gortlieb Fichte, Reden an die deutsche Nation, 7' discours, in ibid., vol.
VII, p. 121-122. 41. Johann Gortlieb Fichre, Der Patriotismus und sein Gegenteil, op. cit., p. 243.
42. Ibid., p. 266. 43. Hans Schulz, Einleitung zu Fichtes ({ Der Patriotismus und sein GegenteiL Patriotische Dialoge 1806-1807", p. 28, in ibid., vol.VII, p. IV. 44. Friedrich Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat, Berlin, 1907, p. 99.
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NOTES
45. Wilhelm Windelband, Fichtes Idee des deutschen Staates, discours à l'université de Strasbourg, 1890, p. II. 46. Friedrich Meinecke, op. cit., p. 96. 47. Wilhelm Windelband, op. cit., p. II. 48. Kuno Fischer, Fichte. Leben, Werke und Lehre, Heidelberg, 1900, 3< édition, p.627. 49. Rainer Pesch, Die politische Philosophie Fichtes und ihre Rezeption im Nationalsozialismus, Kassel, 1982, p. 40. 50. Wilhelm G. Jacobs, Johann Gottlieb Fichte, Rowohlt Monographien, Reinbek, 1984, p. 125. 51. Dieter Bergner, « Johann Gottlieb Fichte und seine Bedeutung für die Gegenwart », in Jenaer Reden und Schriften. Neue Folge, n04. 52. Roland Meister, Ideen vom Weltstaat und der Weltgemeinschaft im Wandel imperialistischer Herrschaftsstrategien, Berlin, 1973, p. 17. 53. Staatslexikon, éd. Hermann Sacher, Fribourg-en-Brisgau, 1927, article « Heimat », p. 1148. 54. Fedor Stepun, « Heimat und Fremde », in Kalner ZeitschriftfUr Soziologie, 19501951,3.2, p. 6-18. 55. Fritz K. Ringer, Die Gelehrten. Der Niedergang der deutschen Mandarine 18901933, Stuttgart, 1933 (Cambridge, Mass.,1969), p. 11 1.
12. Horst Krüger, Der KuifUrstendamm. Glanz und Elend eines Boulevards, Hambourg, 1982, p. 51. 13. Tatiana Metternich, Bericht ânes ungewahnlichen Lebem (Londres, 1976), Vienne, 1978, p. 107. 14. Lewis Mumford, op. cit., p. 656. 15. Montesquieu, Lettres persanes, XXIII. 16. Goethe, Conversations avec Eckermann, 3 mai 1827. 17. Oswald Spengler, op. cit., II, p. 104, 131. 18. Arnold J. Toynbee, op. cit., vol. 2, p. 43. 19. Pierre Lavedan, Histoire de l'urbanisme, vol. 3, p. 53. 20. Lewis Mumford, op. cit., p. 629, 648. 21. Jean-François Gravier, Paris et le désert français en 1972, Paris, 1972, p. 106. 22. Hans Paul Bahrdt, Die moderne Grossstadt, Reinbek, 1961, p. 16. 23. Oswald Spengler, op. cit., Il, p. 122. 24. Cf. Klaus Bergmann, Agra"omantik und GrossstadtJèindschaft. Marburger Abhandlungen zur Politischen Wissenschaft, vol. 20, Meisenheim a. Glan, 1969, p. 1 sq., 37. 25. Thorstein Veblen, Theory of the Lâsure Class, New York, 1962, p.30 : « The lift of leisure is beautifùl and ennobling in al! civilised men s eyes» (La vie de loisirs est belle et ennoblissante aux yeux de tous les hommes civilisés). 26. Ernst Robert Curtius, Die franzasische Kultur, Berlin, Leipzig, 1930, p. 171. 27. Horace, ÉpUres, I.6.1b : « Ne s'étonner de rien - seule chose qui puisse rendre et maintenir l'homme heureux. » 28. Arnold Toynbee, op. cit., p. 43. 29. Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Au coin de la rue l'aventure, Paris, 1979, p.144. 30. Conrad Hilton, Die Welt bei mir zu Gast, Munich, 1960, p. 220. 31. James Reston, « Diplomacy : Remake Old Rules », International Herald Tribune, 15 juin 1986. 32. Urs Bitterli, Alte Welt-Neue Welt, Munich, 1981, p. 17 sq.
LES MILIEUX COSMOPOLITES 1. Paul Bourget, Cosmopolis, Paris, 1982. 2. Guiliano Pancaldi, « Cosmopolitismo e formazione della communità scientifica italiana (1828-1939) », in Intersezioni. Rivista di storia delle idee 2, Bologne, 1982, p.331-343. 3. Lewis Mumford, Die Stadt. Geschichte und Ausblick (The City in History, 1961), Cologne, Berlin, 1963, p. 628. 4. Arnold Toynbee, Gang der Weltgeschichte (A Study on History), vol. 2, Kulturen im Übergang, Zurich, 1958, p. 243. 5. Karl Ritter, 26 août 1824, in Friedrich Ratzel, Politische Geographie, Munich, 1923, p. 298. 6. Zeitmagazin, 4 juillet 1986, p. 6. 7. Lorsqu'on traduit à l'intérieur d'autres groupes de langues d'après Frank Gibney, « il faut recouper l'étoffe de la pensée, de manière à ce qu'elle entre dans l'autre langue, à partir du japonais, [il faut] au contraire tOut démonter et tout tisser à nouveau à partir du fil », in Zwei zaghafte Riesen : Deutschland und Japan seit 1945, éd. Arnulf Baring et Masamori Sase, Zurich, 1977, p. 20. 8. Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes, vol. II, Munich, 1922, p. 117 (Le Déclin de l'Occident). 9. Stefan Zweig, Die Welt von Gestern, Berlin, 1947, p. 29. 10. Martin Pfannschmied, « Probleme der Weltstadt Berlin ", in Zum Problem der Weltstadt. Festschrift zum 32. Geographentag, Berlin, 1959, p. 9. Il. Golo Mann, Friedrich von Gentz. Geschichte ânes europiiischen Staatsmannes, Zurich, Vienne, 1947, p. 29.
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PLANÉTARISATION ET DÉSINTÉGRATION 1. Barbara Ward, Five Ideas that Change the World. The Aggrey-Fraser-Guggisberg Lectures, Londres, 1959, p. 115. 2. Ernst Tugendhat, « Überlegungen zum Dritten Weltkrieg », in Die Zeit, 27 novembre 1987, p.76-77. 3. Maurice Barrès, Mes Cahiers, vol. 2, p. 86 ; vol. 1, p. 88 : « La vérité, les vérités il n'y a pas. Il y en a une pour chaque homme. » 4. Philip Lenard, Deutsche Physik, quatre volumes, Munich, 1936. 5. Frantz Fanon, Les Damnés de la te"e, Paris, 1961. 6. Même en des temps plus anciens, il est arrivé que le terme soit oublié ou qu'il ne soit mentionné qu'accessoirement. Le Dictionarium universale latino-gal!icum, Paris, 1721, par exemple, indique sous la rubrique « Cosmopolis" uniquement la ville de Porto Ferraio, qui porte ce nom sur l'île d'Elbe.
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NOTES
7. Dictionnaire politique de Piper en 6 vol., édité par Dieter Nohlen, Munich, 1985 et s.
Alain Finkielkrauc, op. cit., p. 57. Guy Scarpetta, Éloge du cosmopolitisme, Paris, 1981, p. 19. Maurice Barrès, Les Déracinés. Le roman de l'énergie nationale, Paris, 1898. Il y a déjà un demi-siècle Melvin M. Knight déclarait (cf. article « Backward countries », in Encyclopaedia of the Social Sciences, New York, 1931) : « No people are
8. Geschichtliche Grundbegriffi. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, éd. Otto Brunner, Werner Conze, Reinhard Kosellek, Stuttgart, 1972. 9. André Glucksmann, « Die Pest von Tschernobyl », in Frankfùrter Allgemeine Zeitung, 20 juin 1986, p. 25. 10. Ersr-Otto Czempiel, Gewalt in der Gesellschaftswelt. Bliitter jùr deutsche und Internationale Philosophie, 1/1994, p. 36. Il. Theordor H. von Laue, Die Ausbreitung der « westlichen » Kultur ais Weltrevolution betrachtet. Beitriige zur Konfliktforschung, 2.1987, p. 5-26. 12. Christoph Meinel, « Nationalismus und Internationalismus in der Chemie des 19. Jahrhunderrs '" in Perspektiven der Pharmaziegeschichte, Festschriftjùr Rudti/fSchmitz zum 65 Geburtstag, éd. Peter Dilg, Graz, 1983, p. 226. 13. Gerd Bracher, « Grenzenlose Welt der Medien », in Europiiische Rundschau Wien, 1985, nO 3, p. 10. 14. Par haine, le titan Uranus, dieu du Ciel, rejeta dès leur naissance ses enfants au fond de la terre (Gaia) et en réponse Chronos, dieu du Temps, le châtra avec l'aide de Gaia. 15. Edgar Morin, Pour sortir du xx< siècle, Paris, 1981, p. 350. 16. D'après un sondage de la Sofres (en juillet 1986), à la question « Définissezvous », 68 % des personnes interrogées répondaient en premier lieu non pas par le sexe, l'âge, la profession, l'allure extérieure, la position sociale, la réussite ou quelque autre critère, mais tout simplement par la déclaration : « Je suis français. » 17. J.-M. Le Pen, in Le Monde, 20 seprembre 1988, p. 8. 18. Charles Dédeyan, Le Cosmopolitisme européen sous la Révolution et l'Empire, vol. 1, Paris, 1976, p. 76. 19. Friedrich Schiller, « Hymne à la joie », Horenausgabe, vol. 19, p. 62. 20. D.F. Kattenbusch, « Vaterlandsliebe und Weltbürgertum », in Theologische Studien 1914, Hallensische Rektoratsrede, 12.1913, p. 395. 21. Geschichtliche Grundbegriffi. Historisches Lexikon, op. cit., article « Antisemitismus». 22. Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation?, in Œuvres complètes, vol. 1, Paris, 1947, p.904. 23. Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Paris, 1987, p. 114. 24. Dominique Schnapper, « Unité nationale et particularismes culturels », in Commentaires, Paris, été 1987, n° 38, p. 361. Cf. La Mosaïque France. Histoire des étrangers et de l'immigration en France, sous la direction d'yves Lequin, Paris, 1988. 25. Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, 1989, p. 93. 26. Bernard-Henri Lévy, Éloge des intellectuels, Paris, 1987, cité dans Globe,
BHL», p.xx.
«
Exclusif
27. Johann Gottfried Herder, Siimmtliche Werke, éd. Bernhard Suphan, Berlin, 1881, Auch eine Philosophie der Geschichte, vol. 5, p. 510 : « Le préjugé est bon en son temps car il rend heureux. Il réunit les peuples en leurs Centres, les rend plus fermes sur leurs bases, plus épanouis dans leur être, plus ardents et aussi plus heureux dans leurs penchants et leurs Hns. »
326
28. 29. 30. 31.
backward in the context oftheir own culture. » 32. Claude Lévi-Strauss, qui estime que « le plus important, sinon le seul objectif de l'ethnologie », consiste « à analyser et à interpréter les différences entre les cultures» (Anthropologie structurale, p. 19), déclare absurde de considérer une culture comme supérieure à une autre (p. 413) et il écrit :« Aucune société n'est fondamentalement bonne; mais aucune non plus n'est absolument mauvaise; toutes offrent à leurs membres un certain nombre d'avantages compte tenu d'un degré d'injustice à peu près constant partour» (Tristes tropiques, p. 347). 33. Alain Finkielkraut, op. cit., p. 72. 34. Tzvetan Todorov, op. cif., p. 23. 35. Cf. Sowjetsystem und demokratische Gesellschaft. Elne vergleichende Enzyclopiidie, Fribourg, Berlin, Vienne, 1969, vol. 3, p. 284 : « Avec le développement d'un langage prolétarien universel à côté des langues de culture l'Érat national deviendrait superflu : "Mais parvenu à ce stade, (...) les conditions seraient aussi réunies pour que reculent et finissent par disparaîrre complètement d'abord les langues des plus petites nations; et pour que finalement l'humanité civilisée dans son ensemble adopte une même langue et une même nationalité" (Kautsky, 1908, p. 17).» 36. Mario Pleyer, Unitario. Entwurf ciner Universalsprachc, manuscrit imprimé, Bensheim, 1989. 37. Gerd-Klaus Kalrenbrunner (éd.), Lob des Kleinstaates. Vom Sinn überschaubarer Lebensriiume, Fribourg/B., 1979, p. 133-143. 38. Iso Camartin, « Vermessenes Zuhause. Zwischen Heimatgefühl und Kosmopolitismus », in Neue Zürcher Zeitung, 11-12 janvier 1987. 39. Guy Scarpetta, op. cif., p. 18 sq. 40. Alain Finkielkraut, op. cit., p. 125. 41. Umberto Colombo, « Technologie und die Globalisietung der Weltwirtschaft », in Europiiische Rundschau 1987, nO 4, p. 20. Cf. à ce propos : Gunther S. Stent, The
Coming of the Golden Age. A View of the End ofProgreSJ. Published for the American Museum ofNatural History, New York, 1969. Spécialiste de biologie moléculaire, Stent parvient à partir d'une analyse des sciences modernes, dont plusieurs sont arrivées à leurs fins (par ex. la géographie), des artS plastiques modernes et de la musique. à la conclusion que dans un délai assez proche l'humanité entière sera parvenue grâce à la science et à la technologie à un degré de prospérité qui rendra superflu l'affrontement entre les grandes puissances, comme Marx le prévoyair déjà. Une minoriré de uncommon men, qui feront progresser la science et servironr les hommes, se trouveront face à une majorité de common men, qui ressentiront l'oisiveté - un peu à l'exemple des Polynésiens - non pas comme un ennui oppressant, mais comme un bonheur. Contrairement à ce qui se passe en Europe, particulièrement en Allemagne, et aux États-Unis, ces considérations font déjà l'objet de réflexions sérieuses. 42. Roland Meister, Idem vom Weltstaat und der Weltgemeinschaft im Wandel imperialistischer Herrschaftsstrategien, Berlin (est), 1973, p. 38.
327
.....
,
LES CITOYENS DU MONDE 43. Clarence Kirchman Streit, Union Now with Britain, New York, 1941 ; du même auteur : Union Now, a Proposai for an Atlantic Federal Union ofthe Pree Nations, New York, 1949. 44. Wendell Willkie, One Wor/d, New York, 1943. 45. Gunnar Myrdal, The Chal/enge of Wor/d Poverty. A Wor/d Anti-Poverty Program in Outline, New York, 1970.
46. Dolf Sternberger, « W as ist ein politischer K1assiker ? », Conférence de Wolfenbüttel, 5 mai 1988. 47. Heinrich von Kleist, Die Marquise von O., éd. Erich Schmidt, Leipzig et Vienne, s.d., p. 294.
Table
Avant-propos
.
9
COSMOPOLIS .. 17
1. Le monde
Unité de la création : les mythes Unité de la pensée: les philosophes ioniens Unité de pouvoir: Sumer Les titres Navigation et voyages Hospitalité Compte-rendu sur le monde de l'époque: Hérodote
.. .. . . . .. .
La colonisation . Une révolution de classe: nomos et diké La liberté individuelle et la liberté politique ..
Le droit des dieux s'effondre Si les chevaux avaient des dieux Nul ne naît esclave
4. L'empire d'AJexandre
26 29 32 33 36 38 41 43 45
2. Le citoyen La polis
3. Le citoyen du monde
19 21 22
47
.. 50 . 52 .. 54
58
Le premier Etat territorial
61
329
LES CITOYENS DU MONDE
La fusion des nations Hellénisation de l'Orient Fondation de villes Orientalisation du monde hellénique Noces collectives à Suse
5. La société cosmopolite des stoïciens Enfants de Zeus, frères par nature Une société sans étrangers .. Les esclaves SOnt aussi des hommes Humanité et dignité humaine Koiné et cultes syncrétiques Un Versailles égyptien
.-,
TABLE
64 67 68 69 70
73 75 77 79 81 84 86
9. La route, lieu de rencontre: mobilité et extension horizontale •....... 144 U ne atmosphère d'essor nouveau Les pèlerinages Un tourisme religieux Les croisades Les voyages commerciaux ." Les marchés et les foires Les voyageurs La curiositas ,. '"
,
LE VASTE MONDE
10. La renaissance du cosmopolitisme CHRISTIANOPOLIS
6. Byzance: un dieu, un empire, un empereur Changement d'orientation: la référence à l'au-delà
La pax romana
Le Saint Empire romain « hellénique» Tradition du droit romain et religion orthodoxe Empire d'Orient, Empire d'Occident Une armée disciplinée et une administration efficace Les décisions de Constantin Le primat du basileus Lingua ftanca : le grec L'apostolat slave La reine des villes
7. Saint Augustin: la nouvelle vision du monde . L' œcumené romaine Angoisses métaphysiques, consolation céleste Le défi de Dieu aux hommes Toute terre étrangère est une patrie 8. L'Occident: unité et paix Les puissances universelles en lutte La primauté du pape Moines et sectes L'unité culturelle de la chrétienté Lingua ftanca : le latin
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93 95 96 99 100 100 103 104 108 109 111 112 118 119 120 124 126 129 132 133 134 138 139
146 147 149 152 157 158 160 161
Déclaration de guerre aux de ce monde Machiavel, Bodin, Hobbes: l'Etat souverain La complainte de la paix : la propagande pacifiste d'Érasme La guerre par bêtise 11. L'explosion planétaire Rome-Pékin La terre vue de la mer: Henti le Navigateur La cupidité et la curiosité Une mauvaise intégration des empires coloniaux La colonisation et le heurt entre les cultures
12. La république de l'esprit: le XVIIIe siècle L'antinationalisme " La montée des intellectuels Les salons: l'esprit, le commerce du monde, la conversation Les émigrants ., , patnotIques .. Les SOCIetes La fraternité et la paix L'humanité et la tolérance La torture La peine de mort L'esclavage ,.., L'individu et la raison La curiosité, les stéréotypes nationaux et la psychologie des peuples " Trois exemples: Lamprecht, Fougeret, Goldsmith
169 172 175 179 182 186 187 190 194 196 199 206 209 211 214 219 . 221 222 224 225 226 227 227 228 230
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LES CITOYENS DU MONDE
La langue universelle, la polyglottie et les grandes langues du monde La vie littéraire internationale
Dans la même collection 234 236
ROGER ARNALDEZ
À la croisée des trois monothéismes, une communauté de pensée au Moyen Âge
L'ÉPOQUE MODERNE
13. La rechute dans l'universalisme national Le républicanisme Le parterre fleuri des nations: Herder, Wieland La philosophie du langage et l'identité nationale: Humboldt « Les cosmopolites sont des hommes de n'importe où » : Schlosser, Arndt, de Maistre Le scandale de l'orgueil national: Fichte
241 243 247 249 252 254
14. Les milieux cosmopolites
261 Le microcosme de la métropole universelle 262 Moscou, Pékin, Tokyo 264 Alexandrie, Rome, Vienne, Berlin 266 New York, Londres, Paris 269 L'immigré 271 L'hostilité aux grandes villes 272 La psychologie de l'habitant des métropoles 276 Les hôtels, les paquebots, les grands trains internationaux .. 277 Les diplomates, les banquiers, les artistes, les sportifs et les savants 280 Les travailleurs étrangers et le tourisme de masse 284
15. Planétarisation et désintégration L'humanité, communauté de larmes Aucun pays ne rest<:, extérieur à la politique mondiale La suprématie de l'Etat Pseudomorphose de l'internationalisme L'angoisse de l'immensité La quête d'identité Une autocritique de l'eurocentrisme Les espoirs et les craintes pour l'avenir
Notes
ISTVAN BIBo
Misère des petits États d'Europe de l'Est ,
ISAIAH BERLIN
A contre-courant. Essais sur l'histoire des idées Les Penseurs russes Le Bois tordu de l'humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme JACQUES BERQUE
Relire le Coran MARCEL DETIENNE (dir.)
Transcrire les mythologies MANUEL DE DIÉGUEZ
Essai sur l'universalité de la pensée française JEAN GODIN
La Nouvelle Hypnose
288 290 291 292 296 298 299 301 304
Freud en Italie. Psychanalyse du voyage
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État des lieux de la psychanalyse
BERNARD GROETHUYSEN
Philosophie et histoire ANTONIETIA ET GÉRARD HADDAD GILLES UPOUGE
Utopie et civilisations SERGE LECLAIRE et L'APUI HENRI MALER
Convoiter l'impossible. L'utopie avec Marx, malgré marx