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La couverture est dessinée par Horst Widmann.
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LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC
La couverture est dessinée par Horst Widmann.
FERNANDO BELO
Lecture matérialiste de l'évangile de Marc Récit - Pratique - Idéologie 3e édition
LES ÉDITIONS DU CERF 29, bd Latour-Maubourg, Paris 1976
© Les Editions du Cerf, 1974.
Para 0 Nuno Teotonio Pereira e para os outros companheiros
Aux frères du Brésil et du Chili. Dans un même contexte de féroce et sanglante répression, il y a dix-neuf siècles, a été écrit l'évangile de Marc. En mémoire aussi des Noirs massacrés en Afrique australe. Répression et massacres, selon la bonne tradition de l'Occident, sont le fait de gens qui souvent se disent chrétiens. Suprême méconnaissance de l'Evangile, aveuglement sans retour
Mas mais do que tudo isto é Jesus Cristo que nao sâbia nada de finanças nem consta que tivesse bibliotec3. Fernando Pessoa
Evocation
de père et mère qui surent devenir frères, le soir du vieux maître au clair regard sous sa chevelure grise, tué du fait de la Bêtise quelques mois avant la fête de ma sœur à nom de prophète qui par mort et folie ne cherchait que la vie puis il y a la Fille de la forêt il y a Clara il y a André.
TABLE DES SIGLES
a,b,c,... al ,a2, ... AA ACT ANAL A.T. BAS B.J. CHR D
DD F.
F.S. OEO J 1, II
lb lm m~b
M.H. M.P. M.P.A. M.P.C. M.P.E.
M.P.F. M.P.Fas. M.P.subA. MYTH N.T. P QI, Q2, Q3 R.B. l, R.B. II S 1-873 S22 b3 SOC STR STR AA STR J STR Z SYMB Tg~Tf
TOP
scènes du récit de Marc actants « adversaires :. code actionnel code analytique Ancien Testament code basileïque Bible de Jérusalem code chronologique document deutéronomiste du Pentateuque actants « disciples " actant « foule » formation sociale code géographique actant « Jésus » actant(s) « individuel(s) » actant « guéri » (ou « béni ») actant « malade» ou « avec manque» passage de « malédiction » à «bénédiction :. matérialisme historique mode de production mode de production asiatique mode de producLion capitaliste mode de production esclavagiste mode de production féodaliste mode de production féodal-asiatique mode de production subasiatique code mythologique Nouveau Testament document sacerdotal du Pentateuque questions du code AN AL deux textes de Roland Barthes (cf. bibliographie) séquences du récit de Marc séquence 22, scèn~ b3 code social code stratégique stratégie des « adversaires » stratégie de Jésus stratégie zélote code symbolique traduction du texte grec de Marc au texte français analysé ici code topographique
SOMMAIRE
Tntroduction : C/X ou la problématique .............. Première partie.
-
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LE CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION
(essai de .théorie formelle) ......................
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Deuxième partie. -
LE MODE DE PRODUCTION DE LA PALESTINE BIBLIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . •
Chap. I. Chap. II. -
L'ordre symbolique de l'ancien Isra,ël. La Palestine du rr siècle de notre ère.
61 63 93
Troisième partie. - LECTURE DE MARC . . . . . . . . . . . . . • Chap. 1. - Comment lire Marc : analyse structu-
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rale ou· analyse textuelle du récit? ... « N'avez-vous jamais lu »... Marc? .. Relecture de Marc ...............
129 141 313
ESSAI D'ECCLÉSIOLOGIE MATÉRIALISTE.
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Chap. II. Chap. III. Quatrième partie. -
cjx ou la problématique
Ce texte est le fruit d'une passion et d'une naiveté. De la passion mon écriture porte les traces, d'une lutte corps à corps avec le texte de l'idéologie bourgeoise-chrétienne qui a tissé des années durant mon champ de parole, lutte texte à texte avec mon corps ainsi prisonnier. La naiveté fut celle dè croire qu'un simple licencié en théologie, étranger par surcroît, pourrait, hors des circuits universitaires, tenter de croiser, dans un jeu inter textuel plein d'embdches, des concepts venant de champs épistémologiques très différenciés : exégèse de l'Ancien et du Nouveau Testament, histoire, sémiotique, matérialisme historique, philosophie. Les « spécialistes :. de ces diverses disciplines ne manqueront pas de crier au scandale, voire à la vulgarité. Il reste que l'enjeu dernier, rendre possible la confrontation entre une pratique politique se voulant révolutionnaire et une pratique chrétienne ne se voulant plus religieuse, me semblait valoir les risques de l'aventure. Et quoi qu'il en soit de la sévérité' des critiques éventuelles, le plaisir que j'en ai tiré pendant les cinq 'ou six ans de ce travail d'écriture ne me· sera pas ravi. Dans une Eglise qui rime de plus en plus avec crise, le fait nouveau depuis quelques années est le surgissement, en Amérique et en: Europe latines, d'une génération de chrétiens qui se veut résolument marxiste, dans son jargon comme dans ses analyses, dans ses engagements politiques comme dans ses polémiques stratégiques. Nouveau au sens fort car, plus qu'en certaines assemblées néo-religieuses de jeunes, c'est là le seul lieu où l'on puisse discerner les germes possibles de nouvelles formes de référence à la tradition évangélique. Cela ne va cependant pas sans difficultés, la plus nette étant l'étouffement dans lequel cette référence-là risque de sombrer, par son impossibilité à prendre corps dans les pratiques concrètes et
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dans le discours qui les porte. Une question souvent posée donne la mesure de l'enjeu : la foi n'est-elle pas une idéologie contradictoire avec les pratiques de libération dans lesquelles on essaie d'être partie prenante? Sur quel terrain épistémologique peut-on poser cette question? Celui du matérialisme historique (M.H.) où se situe le concept d'idéologie, ou celui de la théologie où se situe celui de foi? Il semble bien que le discours théologique, après trente ou quarante ans de grande productivité, est en train de s'essouffler : Je renforcement de la crise du christianisme ne fait qu'accentuer le vide théologique qu'elle engendre, vide d'ailleurs chiffrable en termes d'édition. On se complaît de divers côtés à répéter que ce vide est le symptôme d'une crise du langage de la foi, qu'il faudrait réinventer un « autre » langage où elle puisse retrouver « son ~ sens. Ce qu'il y a d'abord de bizarre dans ce diagnostic, c'est la réduction du spécifique chrétien au seul niveau du langage : la trilogie traditionnelle n'était-elle pas celle de foi/espérance/charité? Quel geste exclut ainsi les deux dernières? Je crois qu'il serait aisé de montrer que cette exclusion est le symptôme de la prise que la théologie traditionnelle garde sur ces discours des gens du métier, par le biais de vieilles dichotomies comme âme/corps, transcendance/immanence ou Dieu/monde ... Mais, d'autre part, cette réduction au seul niveau du « langage» n'exclut-elle pas aussi des phénomènes assez encombrants, comme ceux qui relèvent de l'économie et du politique? Il faudra plutôt changer de terrain, ce qui d'ailleurs semble indi en termes politiques, selon une analyse dans le champ épistémologique du matérialisme historique. L'un de ses concepts clés étant celui de pratique (praxis, comme on disait naguère), on pourra répondre à la question si l'on arrive à définir ce « quelque chose » du spécifique chrétien en termes de pratique. Or, il se trouve que parmi les textes concernant les origines chrétiennes, les évangiles ont la structure d'un récit : tout récit étant le discours sur/de une pratique, c'est peut-être là qu'il faudra mener l'enquête.
LA PROBLÉMATIQUE
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On pourra ensuite, mais sur le terrain des pratiques politiques concrètes de lutte de classes, confronter de façon vérifiable celles-ci avec la c pratique chrétienne :. définie : y a-t-il convergence, conflit, contradiction? S'il fallait raconter le récit de l'écriture de ce texte, il faudrait évoquer d'abord une ébauche présentée comme mémoire de licence en théologie à l'Institut catholique de Paris en 1968, de laquelle n'est resté que le choix de l'évangile de Marc comme objet d'analyse. Pourquoi celui-ci ? Les raisons apparaîtront plus· loin, disons seulement que ce n'est pas un hasard que Marc soit le parent pauvre des évangiles, oublié au profit des autres, plus riches de discours, d'enseignements, plus élaborés théologiquement. Comme ce n'est pas un hasard que les théologiens et les c: spirituels :. préfèrent Paul ou Jean/aux synoptiques et que, par contre, ceux-ci aient été privilégifs par toute une tradition de lecteurs qui, rompant avec la bO\,lrgeoisie, ont essayé de nouer des contacts avec les classes prolétarlen:n~~ : les mouvementS se réclamant de Charles de Foucauld, les·~ réV{sions de vie ~ de la J.O.C. et similaires, les prêtres-ouvriers, etc. Marginale, cette lecture, qui n'échappait d'ailleurs pas à l'idéologIe religieuse dominante, n'a jamais réussi à s'imposer· à l'exégèse plus « scientifique ~ ; c'est pourtant là que j'ai puisé longtemps, que j'ai trouvé mes toutes premières questions et le fil qui m'a guidé tout au long de ma démarche. Acculé par les circonstances à un isolement qui ne s'est rompu que récemment, le hasard des lectures de référence, des trouvailles en librairie, n'a pas peu joué dans le choix des textes qui, petit à petit, sont venus se croiser et s'agencer" dans ma lecture-écriture. La lecture de Marc m'a posé au début deux questions: comment le lire, comment l'interpréter? Elles ont engendré deux démarches assez distinctes que j'ai alternées au gré des humeurs, en maintenant pour chacun~ d'elles une certaine autonomie. Pour guide de lecture, j'ai pris R. Barthes (que J. Kristeva est venue compléter plus tard) : du lent passage d'une analyse structurale du récit en général à une analyse textuelle s'accrochant plutôt à ce récit, il sera question le moment venu. Beaucoup plus hasardeuse et tâtonnante fut la recherche d'une conceptualité marxiste visant à rendre compte du rapport du « représe:q.té ~ du récit à la formation sociale où il est censé s'être déroulé, la. Palestine du 1er siècle de notre ère. Le chapitre introductif sur le concept de « mode de production ~ pose des questions épistémologiques difficiles, dont sa brièveté ne permet pas
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de rendre compte, et c'est pourquoi il a semblé bon de m'attarder un peu ici sur sa genèse. Après avoir travaillé un certain nombre de textes de l'école althussérienne' (pourquoi Althusser? parce qu'il a 'mis de l'ordre philosophique dans la mêlée des textes marxistes), j'avais fait une première constatation : en dehors de quelques allusions aux formations sociales non capitalistes, ces travaux ont porté de façon privilégiée sur le mode de production capitaliste, et là encore c'était surtout de l'instance économique, et en partie de la politique, qu'il était question. Il me fallait donc trouver ailleurs des matériaux pour une tlléorie de l'idéologie, et j'ai navigué de la linguistique de Benveniste aux travaux philosophiques de J. Derrida, en traversant la Traumdeutung de Freud et quelques textes de et sur J. Lacan. La question de savoir comment accorder ces divers apports restait cependant tout entière. Avec cette autre : ne voulant pas faire de l'exégèse pour l'exégèse, de l'histoire pour l'histoire, quel rapport établir entre la formation subasiatique de l'ancienne Palestine et cette autre, le capitalisme monopoliste d'Etat, où nous nous battons? ' La première piste m'est venue des althussériens et de leur théorie épistémologique. D'une part la distinction matérialisme . dialectique/matérialisme historique (cf. Pour Marx, pp. 25, 31 s.), et de l'autre les allusions de Balibar à c l'absolument invariant des éléments qui appartiennent à toute structure sociale (une base économique, des formes juridiques et politiques, des formes idéologiques) :. (Lire le Capital, II, pp. 192 s.) et à la possibilité d'un tableau comparatif des' formes des différents modes de production (cf. ibid., p. 211), m'ont incité à m'installer carrément au niveau du matérialisme dialectique et à m'essayer à une espèce de théorie formelle de cet invariant-là, malgré les risques d'emboîtement méthodologique et les résistances qu'une telle démarche ne peut éviter de susciter. L'autre apport décisif a été celui de J. J. Goux, Numismatiques, texte qui met en relief de façon saisissante l'isomorphie de la genèse des formes d'échange, à laquelle aboutirent Marx dans les premiers chapitres du Capital pout l'échange économique, Freud dans les Trois essais sur la sexualité pour les pulsions sexuelles, Lacan pour la genèse du « moi :., Marx' encore en quelques notes sur la monarchie, et enfin Derrida pour le logocentrisme dans la métaphysique occidentale. Même si j'ai pris quelques libertés par rapport à Goux, l'homologie des modes de circulation que je propose relève fondamentalement de son apport. Il ne me fut dès lors pas très difficile d'étendre l'homologie à ]a production et à
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la consommation et de tenir ainsi le cadre des concepts à faire jouer. Quelque chose résistait encore, d'apparence mineure, qui a eu après coup des conséquences inattendues : les quelques références à la question de la sGuillure dans le texte de Marc m'ont amené à lire l'essai de M. Douglas, dont le mérite a été de m'introduire dans un univers que je ne soupçonnais guère. Sa méthode me laissant sur ma faim, une remarque de L. de Heusch dans la préface m'a conduit aux deux grands essais de G. Bataille sur l'érotisme et l'économie. générale. (Naïf, j'ignorais la méfiance de la plupart des marxistes vis-à-vis de ces essais.) Ceux-ci m'ont permis d'abord une incursion audacieuse dans les textes législatifs de r Ancien Testament et d'y trouver les grandes lignes de l'ordre symbolique qui joue. encore dans les textes évangéliques ; ensuite le remaniement de la fresque sur le concept de mode de production de façon à y tenir compte de deux niveaux que j'ai appelés l'infra- et la superstructure. Je comblais ainsi une autre lacune des textes althussériens, celle qui concerne les sociétés dites primitives (à l'exception de E. Terray, certes, mais celui-ci n'utilise que des concepts préfabriqués). ' Après cette brève évocation, il sera peut-être plus simple de comprendre comment les questions du lieu de lecture (décisive dans Marc) ; des conditions de possibilité de la révolution dans un subasiatisme, permettant de confronter Jésus avec les zélotes et amenant la précision des concepts de détermination et de clôture ; des rapports du messianique aux religions judaïque et chrétienne amenant à une théorie de la religion; enfin de l'articulation des désirs et de l'utopie des « actants :. du récit avec les équivalents généraux du subasiatisme ; de comprendre comment ces questions ont eu un rôle dans la formalisation proposée du concept de mode de production. Il y a donc eu deux démarches théoriques assez autonomes pendant un certain temps et puis, après, leur croisement dans le procès d'écriture. Ce deuxième temps a été celui des surprises : en quelque sorte, je suis devenu le spectateur vigilant du travail de production théorique s'accomplissant. En effet, tout s'est passé comme si, dans le procès d'écriture, les concepts d'eux-mêmes travaillaient et produisaient d'autres concepts. Ce fut d'abord la production du concept de subasiatisme de la Palestine du 1er siècle de notre ère, « vérification :. de la validité du modèle théorique proposé que j'ai fait travailler sur les matériaux plus ou moins désorganisés fournis par les historiens de métier. Ainsi, par exemple, la découverte du rôle surdéterminé du
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Temple de Jérusalem comme nœud de concentration des contradictions de la formation sociale et les incidences de cette découverte sur la lecture de Marc. Ensuite, l'interprétation de cette lecture est devenue un essai d'ecclésiologie matérialiste, mise en place de concepts pouvant éventuellement· rendre compte des transformations complexes 'subies par les ecclesia primitives, et des Eglises qui les ont réprimées et remplacées. En quelque sorte, une contribution à l'histoire du christianisme primitif en perspective matérialiste. (L'importance du concept d'invariant dans la constitution de cette ecc1ésiologie est manifeste.) Enfin, une problématique théorique spécifique s'est donnée à lire dans ce travail, sous forme de l'ébauche d'une théorie des rapports entre récit, pratique et idéologie. Le dernier chapitre de l'essai sur le mode de production pose la question qui se développe à travers tout l'essai d'ecclésiologie. Pourrai-je prétendre à ce que cet apport éclaire la question très controversée du théoricisme althussérien? Le rapport théorie/pratique serait alors à poser par le biais d'une théorie du récit. De même le procès intenté à son antihumanisme pourrait trouver une réfutation de ce genre : il n'y a d'humanisme que celui des hommes révoltés, comme dirait Camus; ce qui dans les pratiques des hommes et des classes du passé peut donner des clefs pour notre destin, ce serait leur subversivité, j'entends celle qui a porté des fruits de libération à la fois du pain, des corps et .de la parole (de lecture et stratégie), celle qui a opéré une ouverture du paysage quotidien de la répression, une fenêtre sur les « lendemains qui chantent ». En résumé, autour d'une lecture de Marc, noyau textuel de cet essai, une triple problématique se tisse : 1° d'exégèse et d'histoire biblique; 2° d'articulation théorique de récit, pratique, idéologie; 3° d'ecclésiologie matérialiste, permettant de changer les termes de la question initiale des rapports entre pratique politique révolutionnaire et pratique chrétienne. Dans cette triple problématique, il s'agit toujours, si l'on peut dire, de faire lire Marc par Marx: C/X donc, s'il est permis de rendre ainsi hommage à l'admirable « S/Z » de R. Barthes. En conclusion de l'esquisse de ce programme ambitieux, il faut ajouter que la lecture n'en sera pas toujours aisée, hélas! car très probablement beaucoup de lecteurs trouveront ici ou là une région théorique avec laquelle ils ne seront pas suffisamment familiarisés. Je reviens au point de départ. Rien dans ce texte n'est
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neutre, le· parti pris, sinon la prise de parti, est annoncé clairement. Arrivé dans le champ d'une épistémologie/ matérialiste et d'une problématique révolutionnaire, j'aurais pu, comme tant d'autres, laisser tomber l'ensemble de l'édifice idéologique religieux qui avait passionné ma jeunesse. Mais de mettre ainsi une pierre sur le passé, ne risquerait-on pas de le voir surgir autrement, de le laisser agir de façon déguisée? J'ai donc préféré prendre les devants et m'attaquer au texte décisif, à l'évangile lui-même, essayer de régler mes comptes avec lui. Une période de psychanalyse m'a permis de voir que je n'avais pas tort : la convergence du travail de la parole sur le divan avec ce travail d'analyse textuelle par l'écriture est apparue bientôt. C'est une autre grille de lecture que je propose : il faut lire ce texte comme un essai tâtonnant pour sortir du terrain où l'on a vécu avec plaisir pendant longtemps, à la manière de l'enfant qui apprend à marcher et expérimente des espaces jusqu'alors interdits, de l'écolier qui, dans la peine mais mû par une passion naïve, apprend à lire et à écrire. Paris, le 30 octobre 1973.
N. B. Le lecteur que la première partie, très technique, rebutera, gagnera peut-être à commencer tout de suite par la deuxième. La continuation de la lecture lui dira s'il lui faut, et comment, regarder de plus près ce qui aura été sauté d'abord.
PREMIÈRE PARTIE
LE CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION Essai de théorie formelle
1. PRATIQUE, INSTANCE, FORMATION SOCIALE Pratique : « Tout processus de transformation d'une matière première donnée déterminée, en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens (de " production ") déterminés 1. » HYPOTHÈSE 1 - Si l'on retient trois types généraux de c produits :., à savoir les « biens économiques », les systèmes des places des agents de_ la formation sociale (F.S.) et les textes 2, on pourra définir trois ...
Instances: ensembles structurés de pratiques concernant un même type général de produits, respectivement économique, politique et idéologique 8. Chaque instance comporte des régions et des champs plus ou moins complexes 4 ; leur caractère structuré 5 implique une logique spécifique, d'où la thèse althussérienne de l'autonomie respective de chaque instance.
2 - Dans chacune des trois instances, on peut distinguer trois modes : de production, de circulation et de consommation 6.
HYPOTHÈSE
1. L. AL11IUSSER, Pour Marx, p. 167. Sur le pourquoi et le comment de .cet « essai de théorie formelle », voir les pages ci-dessus sur la problématique. Plus long à l'origine, cet essai a été condensé dans une alternance de .définitions de concepts et d' « hypothèses », ce dernier terme signalant, sous forme volontairement interrogative, ce que je crois être des propositions de mon cru (ayant, bien sûr, des incidences sur les définitions conceptuelles). 2. Produits de l'écriture, dans un sens large (c;lerridien) qui comprend aussi le langage oral. 3. Ce sont les trois instances qu'Althusser retient à la suite d'Engels (Pour Marx, p. 238). 4. Ainsi, par exemple, la région théorique dans l'instance idéologique. 5. Voir une définition de « structure» dans J. GUICHARD, pp. 181 ss. 6. Les termes sont de Marx: cf. BALIBAR, p. 202. P. 216, il semble justifier d'avance cette thèse.
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Formation sociale : l'ensemble complexe, formant un tout structuré, des diverses instances distinctes et relativement autonomes, lesquelles s'articulent les unes aux autres selon des modes de détermination spécifiques, fixés en dernière instance par l'instance écono.mique '. Dans une F.S. historique, cohabitent plusieurs modes de production, dont l'un est dominant par rapport aux autres; les transformations historiques impliquent des distorsions, décalages et survivances entre des formes relevant des diverses instances 8.
2. INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURE HYPOTHÈSE 3 A partir de cette analyse par Bataille de la fonction des interdits : , « Il y a dans la nature et il subsiste dans l'homme un mouvement qui toujours excède 9 les limites, et qui jamais ne peut être réduit que partiellement ( ... ) Dans le domaine de notre vie, l'excès se manifeste dans la mesure où la violence l'emporte sur la raison. Le travail exige une conduite où le calcul de l'effort, rapporté à l'efficacité productive, est constant. TI exige une conduite raisonnable, où les mouvements tumultueux qui se délivrent dans la fête et, généralement,. dans le jeu, ne sont pas de mise. Si nous ne pouvions refréner ces mouvements, nous ne serions pas susceptibles de travail, mais le travail introduit justement la raison de les refréner. Les mouvements donnent à ceux qui leur cèdent une satisfaction immédiate 10 : le travail, au contraire, promet à ceux qui les dominent un profit ultérieur 10 ( ... ). La plupart du temps (sic), le travail est l'affaire d'une collectivité, et la collectivité doit s'opposer, dans le temps réservé au travail, à ces mouvements d'excès contagieux dans lesquels rien n'existe plus que l'abandon immédiat à l'excès 10. C'est-à-dire à la violence. Aussi bien la collectivité humaine, en partie consacrée au travail, se définit-elle dans les interdits 11 sans lesquels elle ne serait pas devenue ce monde du travail U qu'elle est essentiellement 11. :.
7. Cf. L. ALTHUSSER, Lire le Capital, II, pp. 42 s. 8. C'est la logique spécifique de chaque instance (de ses régions et champs), leurs articulations, les dominances, distorsions, décalages, survivances, et la détermination en dernière instance, qui constituent l'objet du M.H. comme science de l'histoire. 9. Souligné dans le texte. 10. Je souligne. Il. Souligné dans le texte. 12. BATAILLE, L'érotisme, pp. 45 s.
LE CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION
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à partir donc de cette analyse, on peut définir un niveau infrastructural d'articulation des trois instances. Infra-économique : la structuration d'un procès de production impliquant l'ajournement de la consommation. 1nfra-politique ou symbolique 18 : le champ concret des rapports entre les corps des agents de la F.S., en articulation avec L'ordre symbolique : le texte' des interdits ordonnant ce champ,
ce texte étant une· région de l'instance idéologique. HYPOTHÈsE 4 - Le symbolique (champ et ordre) est le domaine, notamment, des rapports de parenté, de la reproduction physique des agents de la F.S. A partir de la définition lacanienne d'identification (<< la transformation produite chez le sujet quand il assume une image 14 :., dite c imago :t dans ]a théorie analytique 111), on peut dire que le procès fondamental du symbolique est la production, par le biais de l'imago du père dans le sujet-fils, d'un rapport spécifique père/fils. Infra-idéologique : constitué par un langage oral 1S articulé comme
système d'éléments signifiants différenciés qui s'instaure dbmme différent du c réel :. de la F.S. et permet de le lire, c'est-à-dire l'organiser selon des classifications sémantiques spécüiques, d'une part ; la fonction, dans ce langage, du discernement de la violence de la mort pour la préservation de la vie, discernement donc de la vie/mort, d'autre part 17. HYPOTHÈSE 5 - Le -superstructural, surdéterminant toujoursdéjà l'infrastructural, est le niveau des formes concrètes organisées des diverses instances, dont il va être 'fuestion dans la suite. HYPOTHÈSE 6 La contradiction vie/mort, liée soit à la manducation de cadavres, soit au cycle naissance/mort de la reproduction physique des agents de la F.S., est spécifique du
13. Le terme « champ symbolique ~ est emprunté à R. Barthes: c Le champ symbolique est occupé par un seul objet, dont il tire son unité; (... ) cet objet est le corps humain ~ (S/Z, p. 220); c'est l'un des codes de sa lecture du récit de Balzac: ce n'est pas un hasard, car le champ symbolique n'est repérable que dans des récits. Le terme c ordre symbolique ~ est emprunté, lui, à Lacan, où il désigne le langage comme lieu de la Loi fracturant le Sujet; c le terme " ordre " d'ailleurs désigne une dimension à part, définie et spécifiée par ses seules articulations internes ~ (A. RIFFLETLEMAIIlE, p. 127). 14. 1. LACAN, p. 94 (je souligne). 15. Ibidem. 16. Selon la célèbre thèse stalinienne. 17. Selon BATAILLE, L'trotisme, p. 34 s, le c passage de l'animal à l'homme ~ se fait par le travail, les interdits et la conscience de la mort.
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niveau infrastructural, c'est pourquoi son discernement est une fonction qui relève de l'infra-idéologique.
3. MODES DE PRODUCTION ECONOMIQUE, POLITIQUE, IDEOLOGIQUE (M.P.EC., M.P.POL., M.p.m.) HYPOTHÈSE 7 A partir de la définition althussérienne de . pratique on peut définir homologiquement les modes de production de chaque instance 18.
Forces productives : relation entre les agents producteurs (force de travail) et les moyens de production, y compris les matières ' premières 19.
8 20 - Dans la force de travail il faut considérer un élément textuel, le programme, effet des lectures antérieures du procès de travail par les agents producteurs ; la lecture fte ce programme par les producteurs, intrinsèque à la force de travail, est un élément d'articulation superstructurale des instances économique et idéologique. HYPOTHÈSE
Rapport de production : relation de propriété économique 21 entre les appropriateurs du surplus des produits économiques et les: moyens de production. Mode de production économique: la combinaison spécifique de: ces deux relations définissant le type de M.P. au sens strict.
9 - Si les appropriateurs du surplus sont les. producteurs eux-mêmes ou l'ensemble des agents de la F.S., on dira un M.P.EC. autoproducteur (F.S. sans classes sociales) ; si ce sont des non-producteurs, formant une classe distincte de celle des producteurs, on aura un M.P .EC. de classes, travaillé par une contradiction économique superstructurale. HYPOTHÈSE
18. « Mode de production ~ au sens strict. Dans un sens plus large, M. P .. désigne le système des trois instances et, d'une façon encore plus large, le tout de la F.S., par le biais du M.P. (au second sens) qui y est dominant. 19. Selon la diversité des· formes des produits (et de leurs valeurs d'usage), la division technique du travail et la spécialisation des agents seront plus. ou moins grandes. 20. Dans une analyse qui dépend de Balibar (cf. p. 204 8S), j'introduis par cette hypothèse un élément qu'il ne considère pas et s'inspire de Th. HERBERT (Réflexions ..., pp. 134 ss., Remarques ... , pp. 75, 77). Cependant, cf. BALIBAR, pp. 239, 319. 21. Distincte de la « propriété juridique », élément de l'instance politique (cf. BALIBAR, pp. 209. s.).
LE CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION
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Autonomie : force politique intrinsèque aux agents la qui les fait
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LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MA,RC
Matière première idéologique : ensemble des' textes déjà produits" dont la lecture aura donné à l'agent la compétence (en terminologie chomskyenne) pour produire un nouveau texte comme produit idéologique. Moyens de production idéologique : les structures linguistiques 18dont la possession définit la compétence de l'agent, à savoir : sémantiques (des structures rapportant entre eux les éléments signifiants, selon des régions sém~ntiques) et syntaxiques (des struc-· tures rapportant entre elles les fonctions ou lieux de la phrase qu'y occupent les éléments signifiants). Forces inscriptives : relation entre les producteurs de textes (force d'écriture) et les moyens de production. Rapport idéologique : relation entre les appropriateurs idéologiques et les structures linguistiques. Elle s'établit par des mécanismes spécifiques, les idéologies. Mode de production idéologique: la combinaison spécifique de ces. deux relations. HYPOTHÈSE 12 La fonction des idéologies est d'organiser les régions sémantiques selon des codes déterminés III - que je dirai codes paramétriques - dans le but de permettre la lecture (nécessaire à la reproduction des structures de la F.S.) des textes produits dans les diverses pratiques '0. Les. codes paramétriques produisent toujours-déjà la (idéo)logique qui commande la classification des éléments signifiants dans des sémantiques régionales. HYPOTHÈSE 13 Le code dominant concerne toujours la région spécifique de l'instance idéologique, à savoir celle du discernement vie/mort. HYPOTHÈSE 14 Quand les éléments appropriateurs dans la relation idéologique sont l'ensemble des agents de la F.S." on dira un M.P.IO. autogrammatique (sans classes) 31 ; quand
28. Je fais abstraction des écritures autres que linguistiques, type pictographique, etc. 29. La science linguistique moderne a réussi, comme chacun sait, à analyser les structures syntaxiques avec plus ou moins de bonheur; mais par contre, y compris pour Chomsky, elle a échoué devant les structures sémantiques : j'y verrais, à la suite de Cl. HAROCHE, P. HENRY, M. paCHEUX (La sémantique et la coupure saussurielllle : lallgue, lallgage, discours, in Lallgages n° 24, décembre 1971, Ed. Didier-Larousse, Paris) un symptôme indiquant que celles-ci sont le champ privilégié du travail des idéologies. 30. Où un élément textuel a été posé comme leur étant constitutif (cf. hypothèse 8 et le concept de c moyens d'ordre politique :t). 31. L'autogrammatisme n'est possible que dans une pluridimensionnalité des divers procès d'écriture, sans que le langage oral domine les écri~ures
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il y a une caste de spécialistes du langage, oral et/ou écrit, - scribes, clercs, intellectuels - qui s'approprie les idéologies produisant une certaine déformation de la lecture de la F.S. par les autres agents, au profit de la classe dOmÏIJante, on dira un M.p.m. logocentrique (F.S. de classes), travaillé par une contradiction idéologique superstructurale.. HYPOTHÈSE 15 - TI ne peut y avoir autogrammatisme sans autoproduction et autogestion.
4. MODES DE CIRCULATION ECONOMIQUE POLITIQUE, IDEOLOGIQUE HYPOTHÈSE 16 - A partir de l'analyse de l'isomorphisme des formes d'échange de J. J. Goux, on peut poser deux types principaux de modes. de circulation : le troc (correspondant aux trois premières phases de la forme valeur : simple, développée, générale) et la circulation à appareil.
Mode de circulation économique : procès de détournement des biens économiques de ]a sphère de la production à celle de la consommation 3l!. Troc économique: pour qu'un produit A devienne marchandise, c'est-à-dire échangeable contre un autre produit B, une autre marchandise, une relation de comparaison s'établit entre A et B : le « corps de A ), sa valeur d'usage, est ignoré, et l'équivalence avec le « corps de B » lui définit une valeur d'échange. L'équivalence se fait sur les temps de travail nécessités par chacune (travail abstrait ou social), de façon à ce que xA = yB (x et y étant les quantités de chaque marchandise). C'est la forme simple de la valeur. Si l'on considère les marchandises A, B, C, etc., A est comparée avec toutes les autres : xA = yB = ue, ... : c'est la fOrme développée de la valeur d'échange. Quand une marchandise X est privilégiée comme étalon de mesure de la valeur de toutes les autres: xA = yB = uC = ... = aX : forme générale de la valeur. Ainsi, chaque marchandise acquiert une valeur fixe correspondant
au temps de travail moyen nécessité pour sa production :
x a
autres (cf. ce que Leroi-Gourhan appelle c mythogramme ., cité par . J. DERRIDA, De la grammatologie, p. 127). 32. La genèse des formes d'échange ou circulation économique a été analysée par Marx dans les trois premiers chapitres du Capital, dont ce qui suit est un résumé fort succinct. Cf. la discussion du concept d' II: autosubsistance » (degré zéro de la circulation) par E. 'TERRAY, pp. 145,58.
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pour A, -
y
pour B, -
u
pour C, etc. Dans ce système de troc, les a a producteurs sont, en principe, égaux entre eux : tous les travaux s'équivalent pour l'unité de temps 8S. C'est donc, en soi, un procès de circulation d'une F.S. autoproductrice. L'appareil monétaire : constitué par un système de monnaies qui circulent en parallèle avec le système des marchandises. Historiquement, l'appareil monétaire est venu se centrer sur l'or comme équivalent général de toutes les marchandises, à la place de X. Il a une triple fonction: imaginaire, symbolique et réelle. 1 Un rapport imaginaire, sorte d'identification, s'établit entre l'or et chaque produit, qui constitue celui-ci comme marchandise, en l'affectant d'une valeur d'échange sous forme de prix (c quelque chose d'idéal :., dit Marx). L'ensemble des rapports imaginaires érige, d'autre part, l'or à la place d'équivalent général, avec abstraction de sa valeur d'usage, superflue, comme préciosité, pour la consommation : retranché de la circulation, son « corps » devient étalon des valeurs d'échange, érigé comme la loi qui règle la circu lation par ce rôle de mesure des prix (exprimés en unités de poids d'or). 2 0 Les monnaies fonctionnent comme des symboles (des représentants) de l'or dans la circulation. Tandis que, dans le troc, la circulation se fait selon la formule M - (x) - Ml, x n'étant qu'un calcul idéal, non matérialisé, de la valeur des marchandises M et Ml échangées, ici la monnaie A circule aussi et fait circuler : elle est un instrument de circulation. M - A - Ml entraîne Ml - A - M2, ceci entraîne M2 - A - M3, etc., la monnaie circule sans s'arrêter, représentante de l'impératif du prix fixé imaginairement en poids d'or. Son rôle symbolique (métal, papier) ne joue que dans sa circulation, la monnaie ne sert qu'en s'échangeant contre les marchandises. 3° L'existence réelle des monnaies permet, au contraire du troc, que le procès M - A - Ml soit arrêté à M - A: elle permet l'accumulation d'une réserve de monnaies, la thésaurisation, dont le possesseur peut acheter sans avoir vendu, donc produit. Dans certaines condition,s politiques et idéologiques, mais au niveau strictement économique, l'appareil monétaire permet l'apparition d'une classe d'agents de la F.S. non producteurs, les marchands 34. Le cycle de 0
33. E. MANDEL, pp. 9-11, donne plusieurs exemples historiques de cette comptabilité des temps de travail pour l'échange. 34. Avec le développement de l'industrie, cette classe a pu acheter les moyens de production et devenir une classe capitaliste; ces moyens de production, ayant été produits, sont susceptibles d'une valeur d'échange. Par
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l'échange M - A - Ml (du producteur au consommateur) devient A - M - A' pour le marchand (ni producteur ni consommateur) qui part de A (argent thésaurisé) pour arriver à A' = A + L\A, où L\A est le profit du marchand, lui permettant de consommer sans produire. Marx a appelé L\A la plus-value. La fonction réelle. de l'appareil monétaire se vérifie soit dans la réserve du trésor, soit dans le paiement postérieur à l'échange (crédit) : la monnaie vaut par son poids réel en or, en « personne-d'or », et non plus comme simple représentant 35. Mode de circulation politique: procès d'échange des agents parmi les diverses places fonctionnelles de la F.S. Autogestion (ou « troc » politique) 36 : la désignation du détenteur de la fonction d'autorité se fait selon des critères divers 37, elle peut être mise en cause par l'autonomie des agents (contrôle de l'autorité). Appareil d'Etat: prenons l'exemple de la monarchie absolue dans la transition du féodalisme au capitalisme 38, dont le but a été de limiter strictement les ~entres de pouvoir féodal (et des maîtres de corporations) et de créer un appareil d'Etat à centre de pouvoir unique ag couvrant tout l'espace de la F.S~; ceci comme condition politique du M.P.C. 4o • A l'instar de l'appareil monétaire, un agent est retranché de la circulation, perdant sa valeur corporelle, pour être érigé à la place d'équivalent général, de par la loi réglant la circulation des agents : c'est le roi.
lO Un rapport imaginaire s'établit entre le roi et chaque agent, par lequel celui-ci est constitué comme sujet du roi, avec une valeur
contre, le sol non cultivé n'a pas de valeur· d'échange: la terre a donc dû être appropriée politiquement (asiatisme, esclavagisme, féodalisme). Là où l'on achète des terres, c'est par une fiction juridique leur assignant un prix purement spéculatif, relevant donc du politique. 35. C'est une fonction qui devient manifeste notamment dans les périodes de crise monétaire. 36. J. J. Goux inclurait ici plutôt des formes d'Etats précapitalistes où la circulation des agents est limitée, bien sûr, par leur appartenance de classe; ceci n'est pas dissimulé (comme non plus la forme de surplus approprié), il y a maître et esclave, seigneur et serf: on ne pourrait même pas parler d'Etat pour ces appareils politiques, à la limite. 37. Soit l'âge et le « savoir » des aînés (TERRAY, pp. 125 s.), la compétence à la chasse (ibid., p. 119), etc. 38. Un phénomène semblable s'est produit dans l'empire romain à l'égard des citoyens, non pas des esclaves : son droit a été repris par la bourgeoisie. 39. Détenu par le roi: « l'Etat c'est moi ». 40. Là où il n'y avait que des paysans, leur valeur d'agent producteur était égale pour tous, ce qui permettait la visibilité du rapport politique féodal : ils sont facilement échangeables, à la manière du « troc :..
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d'échange, la sujetabilité 41 autre que sa valeur d'agent, c'est-à-dire, sa corporalité. Sa circulation est réglée par la Loi (le système juridique l ensemble de textes normatifs,dont la lecture assigne aux agents leurs places) qui, dans son principe, n'a à faire qu'avec des sujets abstraits, imaginaires. Le roi, occupant le centre du pouvoir, siège de la Loi, prend des mesures ordonnatrices, c'est-à-dire mesure Jes valeurs de sujetabilité des agents, censés être tous égaux (abstraitement) devant la Loi (du roi). Le roi est paternel: cette sujetabilité se fait par la production d'une imago surdéterminant l'imago parentale qui a introduit le corps de l'enfant (fils-sujet) dans la circulation infra-politique (de la constellation familiale). 2 0 Pour rendre effective la régulation de la circulation, l'appareil d'Etat déploie' dans .l'espace de toute la F.S. un réseau de fonctionnaires détenteurs du pouvoir du roi en .tant que ses représentants symboliques (la tenue). Ds sont les iristruments de la circulation des agents, rendant effectifs localement les commandements de l'ordre, avec sa double face d'interdit et d'ordonnance. 3 0 Cette double fonction de l'appareil d'Etat se fait par le biais (imaginaire, symbolique) du texte de l'idéologie politique dans la mesure où celle-ci, par voie d'identification, trouve un consensus des agents, lequel (aliénation de leur autonomie d'agents) les a constitués comme sujets. Quand il y a révolte des agents (crise politique) 41, voulant reprendre leur autonomie politique, leur corpo'ralité, entre en scène la fonction réelle de l'appareil d'Etat: le pouvoir politique s'exerce « en personne » comme répression, la force des armes' obfigeant, non pas les « sujets :. mais les corps des agents, à occuper leur place. Dans la répression armée, la mystification du « sujet:. imagihaire éclate : c'est bien les corps qui sont arrêtés, emprisonnés, parfois torturés et même tués. Le secteur armé de l'appareil d'Etat, trésor du pouvoir politique, joue tout le temps sous forme de menace (crédit du pouvoir de la classe dominante) car il est toujours déjà en réserve pour n'importe quelle éventualité de crise. Le cycle de la circulation politique est bouclé : le pouvoir armé, au début de la domination de classe, se trouve aussi à son terme 43. Mode de circulation idéologique : procès de détournement des l
41. C'est cette 4: sujetabilité » produite par l'idéologie juridique qui entraîne ce que N. Poulantzas appelle 4: l'effet d'isolement» (Pouvoir politique et classes sociales, p. 230). ' 42. Que ce soit le fait d'un d'entre eux, d'un groupe ou d'une masse importante. 43. Ainsi se trouvent spécialisés politiquement un certain nombre d'agents de la F.S. (fonctionnaires, juges, militaires, etc.), en nombre croissant avec la quantité de surplus de la production économique.
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textes (oraux et/ou écrits) de la sphère de la production (de l'écriture, au sens de Derrida) à celui de la consommation, de la lecture. HYPOTHÈSE 17 -
La circulation du système de signifiants sonores constitutif du langage oral se fait selon un mode empirique obéissant à la fonction première de l'instance idéologique, celle de la communication (circulation) entre les agents . .'~
Troc » idéologique : ce mode empirique est celui d'une dénOmination des objets rée.1s (choses, actions, qualités" etc.) selon le système de la perception (les traditionnels 5 sens) : il procède à l'étiquetage de ces objets par un signifiant S, créant une correspondance biunivoque entre chaque S sonore et l'image perçue du type d'objet désigné (ex. : « maison» se colle comme étiquette aux images visibles, tactiles, des constructions de résidence des agents). Comme il existe plusieurs objets de ce type, cette dénomination produit, en plus de la valeur matérielle du S, une valeur idéale, le signifié s, permettant la circulation du langage comme communication, le'« troc » des textes oraux 44. HYPOTHÈSE 18 -
La mise en place d'un appareil logocentrique 45 a été rendue possible, d'une part par l'invention de l'écriture alphabétique, d'autre part par la production, due à des scribes (spécialistes de l'écriture), de textes gnoséologiques 46 selon un mode spéculatif 47 visant à un effet de connaissance du système du « réel ». L'écriture alphabétique entraînant une « confusion » avec la langue orale 48 et celle-ci jouant un rôle politique dominant 49, ce mode spéculatif n'a pas réussi à se' dégager du mode empirique de la communication. C'est, il me semble, ce qui a permis l'érection d'un signifiant, le logos, comme équivalent général des autres signifiants, sa mise au centre de la circulation des signes 50 dans ces textes spéculatifs.
44. Signifiant S et signifié s sont des termes introduits par F. Saussure dans.la linguistique moderne : le couple Sis sera isomorphe de celui de valeur d'usage/valeur d'échange et de corps/sujet. 45. Cette analyse dépend des travaux de J. DERRIDA, De la grammatologie, via J. J. Goux, Numismatiques. 46. Concept défini plus loin, pp. 54 s. 47. Cf. L. ALTHUSSER, Lire le Capital, l, pp. 65 ss. (<< la reconnaissance en miroir» de l'idéalisme). 48. Par la correspondance entre les phonèmes et les lettres. 49. «Ce qui implique le système de la " polis ", c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments politiques du pouvoir. EUe devient l'outil politique par excellence, la clé de toute l'autorité de l'Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui » (J. P. VERNANT, p. 44). 50. Le signe est J'unité résultante de la corrélation entre le S et le s, selon Saussure.
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HYPOTHÈSE 19 Selon les F .S. (on y reviendra), ce logos peut être « divin,> et l'on parlera de théocentrisme, le texte spéculatif dominant étant théologique; ou bien « humain ~, et l'on parlera de logocentrisme dans un sens strict, le texte spéculatif dominant étant philosophique et régnant sur les textes dits scientifiques 51.
Appareil logocentrique : prenons le signifiant « dieu ». Son érection l'oppose à l'ensemble de toutes les choses, au cosmos, selon la différence fondamentale ciel/terre 5\ sur laquelle on aura le loisir de revenir. Toutes les choses sont nommées par un signe, le signe du nom du dieu se retrouve par là en opposition avec tous les autres signes, du système desquels il a été retranché 52\)18.
1 0 Retranché comme source transcendante du cosmos, il est constitué, par le fait même de l'érection, dans un rapport imaginaire (ou idéal) avec chacun des sigIÏes : il est le signifié idéal qui permet le fonctionnement spéculatif des signes, la mise en valeur de chaque signifié comme relation aux objets nommés. Cette relation imaginaire passe par les « consciences ~ des sujets connaisseurs et c'est ce qui permettra, d'abord chez les Grecs, plus tard chez les idéologues bourgeois de façon plus radicale, que sa place centrale soit occupée par le logos, raison ou pensée du sujet humain. Le son, signifiant du signe oral, émis par la voix, est opposé au signifié mental, intérieur, inaudible. C'est donc l'expérience « intérieure » de la pensée (voire l'expérience religieuse) qui est le lieu de constitution de ce rapport imaginaire, où s'affirme la dominance du signifié sur le signifiant (et aussi du langage oral sur l'écrit) 58. 2 0 L'opposition dieu/cosmos ou pensée/réel permet que l'équivalent général des signes joue un rôle régulateur de leur cir-
51. Derrida parle de logocentrisme dans les deux cas, le fonctionnement l'appareil idéologique étant le même, et cependant foncièrement théologique. 52. Je ne pense pas que G. DHOQUOIS (p. 104) ait raison en parlant de la « pensée orientale» comme « foncièrement moniste ~. Le texte de J. BANU, sur lequel il se fonde, parle certes de « l'image du cosmos comme univers unitaire » (p. 288) mais parce qu'il ne relève pas suffisamment, à mon sens, la dualité « dieu/cosmos » comme structurante du texte idéologique (il la signale p. 291, n. 2) : l'opposition entre l'Etat et les communautés villageoises est lue, idéologiquement, en rapport avec celle « dieux/champs, femmes» (cf. pp. 293 s). Cf. en outre, J. P. VERNANT, pp. 106-109 et mes analyses concernant la Palestine, plus loin. 52 bis. Dans le judaïsme il n'est plus prononcé du tout. 53. C'est pourquoi le thème de l'expérience (vitale) de la présence joue un rôle si important dans le logocentrisme, comme Derrida l'a montré. c Je pense, donc j'existe », l'expérience de la pensée constitue le je pensant comme mesure des signifiés produits. de
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culation dans les textes gnoséologiques : ils sont mis en rapport entre eux par des structures (idéo)logiques qui, au niveau idéal signifié-pensée, commandent leur jeu textuel (par exemple, les \ oppositions âme/corps, lesprit/matière, sujet/objet, nature/culture, etc.). C'est-à-dire que les signes jouent dans ces textes le rôle symbolique de représentfl~ts du dieu-logos et simultanément (effet de dénomination) de repr~'sentants des objets réels. C'est ai,nsi que, au lieu de produire la con aissance du système du réel, les signes, en référant aux images perçu s des choses, produisent un effet spéculatif, comme un miroir, ~~ reflet du cosmos 64. 3 0 Ces textes gnoséolog~qlles, produits comme ensemble complexe d'éléments différents, sont ainsi toujours-déjà travaillés par l'effet de dénomination du langage oral; la « communication :. surdétermine la production (récriture, chez Derrida), en l'effaçant, la raturant, la refoulant. On trouve la troisième fonction de l'appareil logocentrique comme pouvoir idéologique réel : en empêchant la connaissance, au sens théorique, des rapports qui structurent le réel, les rapports de classe notamment, des lacunes textuelles, des blancs non remplis, sont comblés par des métaphores qui viennent orner le texte comme symptômes de l'idéologie. Cette rhétorique joue donc dans le texte gnoséologique une fonction répressive de la connaissance, du concept qui la produirait. Un exemple : la dogmatique, ce que~ les textes théologiques appellent eux-mêmes le trésor de la foi, invoquée, comme réserve du pouvoir idéologique réel, dans la répression des textes qui en faisaient la subversion, les textes hérétiques. En situation de crise, ouverte, c'était ,alors au nom du dieu, l'équivalent principal des signes, que l'on torturait ou que l'on brûlait les porteurs de ces textes '5. De même la raison, en guerre contre la scientificité marxienne ou freudienne, enfermant les « fous » dans les asiles, ou encore ici pour exorciser les communistes, là pour psychiatriser les contestataires, etc 116. 54. Toute la critique althussérienne de l'évidence et la vision, dans la connaissance idéaliste, l1~s essences abstraites de l'existence (Lire le Capital, l, pp. 41 ss.) porte, il CIl-') semble, sur cette domination du dénominatif sur le spéculatif. 55. Cet essai voudrait permettre de poser de façon rigoureuse la question du lieu politique du texte théologique, et ceci à partir de Marc, du texte évangélique lui-même., Par exemple, y a-t-il des différences structurales entre la théologie de l'Inquisition et ceBe qui condamne Jésus à mort pour blasphème? 56. J'ai pris comme exemple d'appareil idéologique celui qui travaille les textes gnoséologiques occidentaux, parce que les travaux épistémologiques de L. Althusser et de J. Derrida me l'ont permis. Il y aura peut-être d'autres appareils idéologiques, concernant les récits (ici on analysera le travail de l'idéologie théologique dans l'effacement du récit marcien), les rituels, les formes pictographiques, etc. Quel rapport gardent-ils avec le théo- ou Je logocentrisme ?
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5. ,L'ARTICULATION SUPERSTRUCTURALE DES INSTANCES Articulation : question décisive dans le M.H.; l'analyse de la logique spécifique de chaque instance ou de l'une de ses régions et de leur autonomie 57, doit être complétée par celle des déterminations qu'exercent sur elles les autres instances et/ou régions. Economique/politique: dans les F.S. non capitalistes, l'appropriation du _surplus de production se fait visiblement, sous forme directement politique, les deux instances ne sont pas autonomes 58. Dans les F.S. capitalistes, elle est directement économique, sous forme de plus-value soustraite aux salaires et cachée dans les \Jrofits : il y a une autonomie spécifique des deux instances 59. Economique/idéologique HYPOTHÈSE 20 - L'articulation superstructurale de ces deux instances se fait, d'une part, au niveau des forces productives, autour du programme économique qui, en tant que texte, se situe aussi dans l'instance idéologique; d'autre part, au niveau des rapports de production. HYPOTHÈSE 21 L'appareil théocentrique est spécifique des F.S. à agriculture empirique dominante dans la production; le logocentrique, des F.S. où la production industrielle est dominante. Théorie de la religion Idéologie religieuse : la production agricole empirique a comme moyens de production dominants la terre, le sol cultivé, et dominés les divers outils, semences, etc.; l'énergie utilisée est celle des agents, voire des animaux de trait Sur ces moyens-ci les agents de production ont un contrôle réel. Par contre, il y a une autre sorte d'énergie qu'ils ne contrôlent point : celle du soleil et de l'eau de pluie (même s'il y a des procès d'irrigation). D'autres éléments, tels la neige, les vents, la grêle, peuvent venir s'opposer à la production. Tous ces éléments ont en commun de venir d'en haut, du ciel (en opposition spatiale avec la terre, où la production a lieu). Dans le texte des forces productives, il y a un blanc en ce qui concerne la connaissance du procès biologique de la repro57. Cf. la définition d'instance, p. 23. 58. Cf. BALIBAR, p. 220. ' 59. Cf. BALIBAR, pp. 220 s.; POULANTZAS, Pouvoir politique ... , pp. 26, 54 ss.
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duction des semences et de la croissance végétale : ce blanc est comblé par le texte religieux, qui s'articule au programme intrinsèque aux forces productives. Celles-ci ont ainsi un rôle déterminant dans la constitution du code paramétrique dominant l'idéologique: celui de l'opposition ciel/terre, le ciel étant entendu comme siège du dieu qui occupe le centre de l'appareil théocentrique et la terre comme le lieu des agents producteurs qui ont le fruit de leur travail comme condition de vie (d'abondance), les malchances de la production entraînant la mort (la rareté). Les rapports de production assurent la clôture de l'idéologique : le dieu est représenté comme « seigneur :. et les hommes comme ses « serviteurs », à l'instar des rapports politiques de pouvoir 60. HYPOTHÈSE 22 - D'une façon très générale, on peut caractériser les religions en trois grands types, selon leur rapport . à l'instance économique, quitte à ce que d'autres différences pertinentes se manifestent à l'analyse historique au-dedans de chacun de ces types.
Religions tribales,' propres aux F.S. embryonnaires et sans' classes sociales, elles s'organisent autour des cultes des dieux locaux, liés aux ancêtres de la tribu (et déterminés donc par les rapports de parenté) ; la récitation des mythes concernant \le(s) dieu(x) ont un rôle prépondérant dans ces cultes: ils ordonnent l'espace idéologique de la F.S., la victoire dans le combat .engagé par un ou plusieurs dieux contre d'~utres permettant la séparation du ciel et de la terre et mettant fin au chaos originel. Un principe d'ordre idéologique est ainsi produit qui organise les codes paramétriques classificateurs du « réel » de la F .S. Religions d'Etat quand, au gré du développement des forces productives et des échanges marchands et guerriers, un ensemble de tribus est soumis à un appareil d'Etat 61, le dieu du clan ou de la tribu originaire du chef de cet Etat est érigé en dieu d'une religion théocentrique d'Etat, le roi ayant partie plus ou moins liée avec ce dieu. TI peut en résulter une coexistence, plus ou moins tendue, entre les cultes tribaux et la religion d'Etat, voire un polythéisme 62 ; avec les transformations de la F .S. et selon les aléas de la contradiction Etat/communautés villageoises, la religion théocentrique peut l'emporter et engendrer un monothéisme 63. 60. Sur les concepts de « détermination » et de « clôture », voir plus loin, pp. 47 ss. 61. Asiatique ou esclavagiste; le cas du M.P.F. européen diffère du fait de l'héritage romain de l'appareil ecclésiastique. 62. Comme en Iran (voir plus loin, pp. 108 s.). 63. Ce fut le cas en Israël, après la réforme de Josias (cf. von RAD, l, pp. 186 ss.).
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Religions sectaires (ou d'intériorisation) : elles surgissent avec le développement des centres urbains; les villes étant l'effet d'une plus grande spécialisation du travail et d'un accroissement des échanges, elles sont le lieu d'une nouvelle classe d'artisans et commerçants, à côté et en dépendance des classes dominap.tes et dominées. Cette classe échappe aux relations de forces productives agricoles auxquelles se rattache la religion théocentrique, mais non pas à la domination politique de la classe-Etat (F.S. de type asiatique) ou de la classe tenante de l'appareil d'Etat (esclavagisme, féodalisme en transition vers le capitalisme), notamment pour ce qui est des impôts. D'autre part, les forces productives de cette classe poussent à l'individualisation du travail, créant un espace pour « l'intériorité :., mais la laissant politiquement en porte à faux, sans possibilité de se constituer en force sociale capable de transformer les rapports de domination politique auxquels elle est soumise. Se mouvant dans l'espace idéologique de la religion dominante, des sectes se forment, privilégiant une religion intérieure (ou de salut) d'expérience directe du dieu présent dans l'âme du fidèle 64. L'idéologie, quand elle ne peut pas permettre la libération par la transformation des structures de la F.S., promet cette libération dans le plan de l'imaginaire : « la religion est l'opium du peuple », c'est surtout vrai de ce troisième type de religion. L'idéologie de la raison : l'industrie se caractérise par la technicité, la scientificité de son programme économique qui remplit le blanc du texte agricole empirique : la raison humaine prend la place centrale du dieu dans . l'appareil idéologique, et c'est le logocentrisme
64. Un exemple est donné par J. P. Vernant pour la transformation d'un M.P.subA. en M.P.E., la Grèce du VIe siècle avant J.-C. Ce que j'ai dit explique, me semble-t-il, l'apparition, « en marge de la cité et à côté du culte public, des associations fondées sur le secret, sectes, confréries et mystères (... ), sociétés initiatiques (... ) confinées sur un terrain purement religieux. Dans le cadre de la cité, l'initiation ne peut plus apporter qu'une transformation « spirituelle ~, sans incidence politique (... ). A tous ceux qui désirent connaître l'initiation, le mystère offre, sans restriction de naissance ni de r'lng, la promesse d'une immortalité bienheureuse qui était à l'origine privilège exclusivement royal; il divulgue dans le cercle plus large des initiés les secrets religieux appartenant en propre à des fami11es sacerdotales (... ). La révélation (... ) réserve aux initiés un sort sans commune mesure avec la condition ordinaire du citoyen. Le secret prend ainsi, en contraste avec la publicité du culte officiel, une signification religieuse particulière : il définit une religion de salut personnel visant à transformer l'individu indépendamment de l'ordre social ~ (pp. 52-53). Plus loin (pp. 71-77), est montré le parallélisme entre ces religions (orphiques, du moins), et les acquisitions du droit politique de la république grecque: on ne peut pas ne pas rapprocher la différence corps/citoyen. produite par le droit, de cette autre corps/8me, présente aussi bien d'ailleurs dans la philosophie naissante.
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bourgeois &3. Cet appareil est remanié mais ne disparaît point 6e : la science produite par la raison se propose de" promouvoir le progrès, c'est-à-dire, comme naguère le dieu agricole, de donner l'abondance, la vie, aux agents de la F.S., et de combattre la rareté, la famine, la maladie, bref, la mort. L'histoire, récit idéologisé de la conquête des pouvoirs économique, politique et idéologique par la bourgeoisie, remplace les mythes et les histoires saintes des religions : c'est l'histoire de la victoire de l'homme sur le dieu et la nature, de l'homme devenu « seigneur» à son tour. Cette seigneurie continue de reproduire idéologiquement les rapports .de production entre les nouveaux seigneurs et leur prolétariat. Mais l'universalisation de la notion abstraite «homme » dissimule et rend efficaces ces rapports: les prolétaires, devenus « sujets :1> politiques par l'effet du juridique, reprennent à leur compte le chant de l'idéologie bourgeoise, ils se sentent aussi « seigneurs :1> de la nature, tout en étant réellement objets producteurs soumis à la domination bourgeoise, objets qui ne se distinguent point de la « nature », car les moyens de production qu'ils utilisent ne leur appartiennent guère. HYPOTHÈSE 23 - La fonction commune à ces deux idéologies dominantes est celle d'organiser, à leur niveau, la F.S., de façon à exclure ce qui la menace, la violence au sens de Bataille. Mais tandis que cette violence était assumée en partie par le sacré de l'idéologie religieuse comme purificatrice, la raison logocentrique se veut elle-même purificatrice par le progrès qu'elle prodigue, et elle prétend exclure toute violence 67.
Le logoc~ntrisnl.e a des .incidences: a) sur le politique (le sexe, l'un des lieux majeurs de la violence, est exclu avec le corps par le « sujet» abstrait: le vieil interdit religieux sur le sexe est reproduit, \l'idéologie bourgeoise est austère et puritaine comme condition de l'embrigadement des classes exploitées à la production industrielle) ; b) sur [' économique (l'idéologie technocratique~ couvrant les rapports d'appropriation de la plus-value par des rapports entre les techniciens-qui-savent et les ouvriers-qui-ne-savent-pas, est reHYPOTHÈSE 24 -
65. Lequel, par son articulation avec les programmes c: techniques ~ des forces productives industrielles, diffère du logocentrisme grec: le logos grec reste « divin ), l'agriculture empirique étant la production dominante. 66. Le remplacement a été le fait d'une longue lutte. idéologique opposant la raison à la foi. 67. Voici quelques couples significatifs de l'~ppareil : civilisé/sauvage, raison/folie, rationnel/irrationnel, réel/imaginaire (soit rationnel/illusoire), lumière/ obscurantisme, ordre/désordre, culture/nature, bref raison/déraison.
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produite par le système scolaire comme condition de la reproduction du capitalisme) ; c) sur la lutte de classes (la F.S. se donne comme hautement rationalisée, comme « la meilleure possible », tout autre projet d'une F.S. industrielle non capitaliste est exclu comme utopique, irréaliste, et les pratiques révolutionnaires comme folie, violence, danger, délire). Politique/idéologique,' leur articulation se fait pour la reproduction des conditions de possibilité de la F .S. Les appareils politiques reproducteurs d'appareils idéologiques décisifs pour cette fonction sont le couple famille/école, remplaçant famille/église dans le M.P.F. 68. La famille se charge de la reproduction physique des corps des agents et de celle de l'ordre symbolique (au-dedans des classes respectives), l'école de celle de la compétence productive, les deux codes paramétriques dominants de la F .S. HYPOTHÈSE 25 TI faut bien distinguer appareil politique et appareil idéologique. L'appareil politique concerne la circulation ou échange des agents parmi les places de la F.S. : soit dans la production économique (appareils politiques de la région économique) conditionnant directement les 'rapports de production : ainsi la bureaucratie d'une entreprise capitaliste); soit dans la production de l'ordre politique global (l'appareil d'Etat) ; soit dans la production idéologique (appareils politiques de la région idéologique, telles l'école, les églises). Je me distancie donc de L. Althusser 69 qui appelle ces derniers « appareils idéologiques d'Etat », ne concevant pas d'appareil pDlitique autre que celui de l'Etat, ce que Poulantzas critique 70, mais je me distancie de celui-ci également, car il ne fait pas la distinction affirmée dans cette hypothèse 25 71.
68. Cf. L. ALTHUSSER, Idéologie et appareils idéologiques d'Etat, p. 19. Les premières pages de cet article exposent de façon très accessible la question de la reproduction dans le capitalisme des conditions de la production. 69. Ibid., pp. 12 ss. 70. Fascisme et dictature, pp. 332 s. Le terme « appareil économique :. (BETTELHEIM, ibid., n. 7) désigne ce que j'ai appelé « appareil politique de la région économique », tandis que chez moi, il désigne l'appareil monétaire. Il ne s'agit pas de simples querelles de mots : c'est la thèse léniniste de l'unité de l'Etat comme « facteur de la cohésion de l'ensemble des niveaux d'une unité complexe (la F.S.) » (POULANTZAS, Pouvoir politique ... , pp. 43 s.) qui fait question; cette unité ne devient-elle pas « fétichiste :., si tout est « appareil d'Etat » (y compris la « famille » pour Althusser)? 71. Je prends l'exemple de l'appareil clérical romain : il est appareil politique avec ses fonctionnaires (évêques et prêtres) ; il organise la production idéologique, la circulation des prêtres, les mouvements apostoliques; il sanctionne les transgressions, etc., et aussi collabore ou résiste aux pouvoirs politiques (Etat ou autres). Son équivalent principal est le pape de Rome, le dogme de son infaillibilité marquant le début de sa centralisation moderne.
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6. LES MODES DE CONSOMMATION ET LE SYSTEME DES CLASSES SOCIALES 72
Mode de consommation économique,' région de l'instance économique où viennent aboutir la production et la circulation. Del1'lande économique 73 " le champ de ces demandes est l'ensemble des « besoins économiques» 74 d'une F.S. Utopie,' l'analogon, pour la F.S., de la pulsion freudienne «< force constante tendant à la suppression de tout état de tension »75). L'utopie étant étymologiquement ce qui n'a pas de lieu, de topos, il me semble que le terme convient pour désigner cette quasi-pulsion qui est en deçà de toute F.S., insaisissable en elle-même et repérable seulement dans ses effets. Pour que l'analogie soit complète; il faudrait trouver un autre terme pour désigner l'analogon social du désir. N'ayant pas trouvé de terme satisfaisant, et au risque d'un~ certaine imprécision, je garde le même terme d'utopie pour ce quasi-désir toujours déjà marqué historiquement par la structure économique de la F.S. 76. Cependant, ce qui détermine le fonctionnement politique c'est la production idéologique religieuse (catéchisme, prédication, liturgie, etc.) réglée textuellement par l'appareil idéologique, avec ses codes dogmatiques, rituels, moraux, etc., autour de l'équivalent principal, le dieu catholique, voire Jésus-Christ. Détermination, car c'est ceci qui assure le fonctionnément du tout, les rapports idéaux avec le dieu constituant les agents en fidèles (à l'instar du « sujet »). Si ces rapports sont détruits, et les exemples ne manquent pas ces deux derniers siècles, ou bien l'appareil clérical fonctionne en ghetto, ou bien il commence à s'enrayer parce que perdant sa fonction idéologique spécifiqu~ : les prêtres ne sont plus lus, dans leur habit clérical, comme représentants de J .-C. L'Etat ou les patrons (même « fidèles ») lisent ce même habit comme représentant symbolique de l'évêque ou du pape (auprès de qui ils protestent, par exemple, contre un prêtre politisé), donc selon l'appareil politique. 72. Ce qui suit (n° 6 à 8) a comme objet l'articulation des trois instances entre elles. 73. Terme emprunté analogiquement à la psychanalyse lacanienne, où demande est en rapport avec la pulsion freudienne et le désir (cf. A. RIF· FLET-LEMAIRE, pp. 269 ss.). La pulsion, chez Freud, relève de i'en-deçà du psychique, tout en contenant une qualification érotique, et n'y est présente que par le biais d'une représentation. Le désir, selon Lacan, se distingue de la pulsion par 1e fait que c'est son objet érotique qui le définit comme désir de cet objet; à la pulsion correspond donc une pluralité de désirs. 74. Terme ambigu par la biologisation qu'il recèle: il semble « naturel », non historique (cf. ALTHUSSER, Lire le Capital, II, p. 139). 75. A. RIFFLET-LEMAIRE, p. 270. 76. Là où il faudra distinguer, je dirai utopie-pulsion ou utopie-désir, respectivement. Là où l'on trouvera utopie sans autre précision, c'est de l'utopie-désir qu'il s'agit.
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LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC HYPOTHÈSE 26 Poursuivant l'analogie, je dirai que la satisfaction de l'utopie-désir se réalise dans la consommation des corps des produits économiques, à quoi correspond la valeur d'usage chez Marx. Mais l'objet (a) social, la terre (-mère), manquant toujours-déjà, la réalisation de la satisfaction utopique ne peut être que partielle, et j'introduis la notion de dépense chère à Bataille: dans toute F.S., il y a une part maudite du surplus qui est dépensée de façon improductive et consumée en pure perte. La consumation économique viserait à combler, sous une autre forme que celle de l'utilité, cet écart entre la demande économique et la consommation réelle.
Mode de consommation politique : région de l'instance politique où s'effectue· concrètement le champ politique comme systématisation des places des agents de la F.S., assurant la .cohésion de la F.S. Utopie d'ordre :. analogon de la pulsion de mort freudienne 77 qui porte la production politique comme réponse aux commandes d'ordre politique; son jeu est en sens inverse de l'utopie-pulsion, parant au danger de désagrégation ch~otique que celle-ci implique toujours. HYPOTHÈSE 27 C'est l'utopie d'ordre qui engendre les tensions résultant de l'ajournement de la consommation économique (cf. hypothèse 3); l'utopie-désir tend à dissoudre cette tension accumulatrice de violence politique, ce qui se fait dans la fête, déchaînement de la violence utopique, transgressant sporadiquement la Loi politique: c'est la consumation politique 78. La fête transgresse plus ou moins partiellement les interdits portant sur le sexe (caractère orgiaque de la fête) et sur le meurtre (guerre primitive 79, tournoi chevaleresque, compétition sportive, voire suicide 80), renvoyant à cet étrange excès de la vie, dans son essence de prodigalité, qui a permis) à Bataille d'écrire que « à l'extrême nous voulons résolument ce qui met notre vie en danger :. 81. 77. Reprise par Lacan. 78. Dont un exemple extrême est rapporté par R. Caillois pour certaines peuplades océaniennes (cité par BATAILLE, L'érotisme, pp. 73 s.). 79. Sur la guerre comme fête, luxe, avant de devenir guerre calculée, cf. BATAILLE, ibid., pp. 83-89. 80. Que les Asiatiques ont poussé à des formes rituelles : le hara-kiri, le suicide par le feu des bonzes vietnamiens ... 81. Ibid., p. 95. Aujourd'hui les romans comme les films de violence permettent de vivre ce danger par procuration, à l'abri du danger (cf. ibid., p. 96), selon un procès d'identification qui fait de ces récits une forme de consumation idéologique.
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Mode de consommation idéologique: la connaissance (non théori· que) du « réel» de la F.S. par ses agents, à travers la lecture des textes idéologiques (qui répondent à des questions idéologiques).
28 - Cette « connaissance» (empirique et/ou spéculative) est l'effet des signifiants qui nomment les objets (substantifs) et les actions (verbes), travaillés sémantiquement par les codes paramétriques. L'utopie-désir est toujours-déjà marquée par cette sémantique nominative lui désignant son objet; celui-ci étant, en tant que « réel », perçu selon des images, le rapport qu'on a décelé entre les noms et les images dans l'effet de dénomination est ainsi le fait spécifique de l'utopie-désir dans l'instance idéologique : son objet manquant est la fusion avec le cosmos. HYPOTHÈSE 29 Cette utopie-désir, ne se confondant pas avec les désirs individuels qu'elle détermine, n'est pas une réalité simple mais très diversifiée, autant que les procès de production de chaque instance. C'est pourquoi, en plus des utopies concernant les produits économiques, on trouve aussi des utopies d'autorité ou de pouvoir (politiques) et d'autres concernant les textes idéologiques. HYPOTHÈSE 30 L'écart entre les questions et les lectures est comblé diversement par des procès d'écriture non utiles pour la « connaissance» de la F.S., à savoir religieux et/ou « artistiques» (communion avec les victimes sacrées, contemplation mystique et/ou esthétique, etc.) BIbis : la consumation idéologique, je la désignerai par le sacrificiel (dans un sens large qui a l'avantage de connoter la vie et la mort) BI. HYPOTHÈSE 31 Le jeu des utopies, qui se marque dans les différences utile/inutile, quotidien/fête, profane/sacré, se révèle donc être contradictoire: c'est le niveau infrastructural de la contradiction de n'importe quelle F.S. et son enjeu est la vie/mort (cf. hypothèse 6). HYPOTHÈSE
Sphère du propre " définie par la diversité des corps des agents de la F.S. et de leurs désirs individuels; elle est marquée dans les signifiants qui différencie'nt chaque agent : les produits qui 81 bis. Mis en rapport par Bataille avec la fusion érotique. 82. Le culte religieux et ses temples, les monuments inscrivant dans l'espace de la F.S. les lieux de la fête, les produits pictographiques ou sculpturels, les mythes ou la c littérature 1)0, seront donc à analyser en analogie avec la sublimation freudienne, comme effet de la violence qui menace la F.S., violence que les formes sacrificielles contiennent dans son déchaînement. De l'art, on dit qu'il est le fruit de la passion, c'est-à-dire de la violence, de la mort : il est sacrificiel.
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relèvent de son habileté (ou « créativité :.), de sa compétence propre, de sa force corporelle (ou de sa puissance), enfin, en rapport avec son « visage », son nom propre. La sphère du propre est la sphère du corps. HYPOTHÈSE 32 Les agents étant toujours-déjà groupés, leurs sphères du propre sont propriété de leurs groupes avant qu'ils puissent se l'approprier en révolte, et d'abord elles sont propriété de leur parenté : avant d'avoir un nom propre, on a un nom de famille. Le jeu des désirs de chaque corps est déterminé par le jeu des utopies de son groupe ' d'appartenance. Le système des classes sociales : après un certain seuil de développement des forces productives, des armes et de la spécialisation idéologique des forces inscriptives, quelques groupes, de par leur utopie, se sont approprié les sphères de propriété d'autres groupes, en réprimant de façon surdéterminante leurs utopies. HYPOTHÈSE 33 Un deuxième niveau de contradiction surdéterminant la contradiction infrastructurale est venu spécifier ces F.S. : la contradiction entre deux (ou plusieurs) classes, comme contradiction superstructurale. La transition s'est ainsi opérée historiquement vers les F.S. de classes.
F.S. de classes : cette violence d'appropriation a eu comme effet la formation d'un système de classes surdéterminant les systèmes parentaux et lignagiers des sociétés sans classes, dites aussi sociétés segmentaires 88. Dans les F.S. de classes, le surplus approprié par la classe dominante est en grande partie consumé par celle-ci sous forme de richesse ou luxe. C'est comme objet de luxe que l'or deviendra l'équivalent principal de l'appareil monétaire, capable ainsi de séduire l'utopie des classes productrices et déplaçant son objet sur les signifiants de richesse que déploie la classe dominante, et sur l'or lui-même au stade de développement suffisant des formes marchandes de circulation. Mais les voies laissée~ à l'utopie des classes dominées sont strictement contrôlées par la Loi politique déterminée par la reproduction des rapports de production économique, c'est-à-dire par les intérêts économiques de la classe dominante 84. Ceux-ci sont en contradiction superstructurale avec 83. Ces sociétés ont été étudiées, du point de vue de l'Anthropologie politique, par G. BALANDIER. Les F.S. sans classes ne m'intéressant pas ici directement, je ne me suis pas référé à ce texte'; je crois cependant que la définition du politique que j'ai donnée, plus générale que celle de Poulantzas, s'accorde avec les concepts principaux de Balandier (voir notamment son chap. III). 84. Pour le concept d' « intérêts de classe », voir POULANTZAS, Pouvoir politique ... , pp. 116-120.
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ceux de la classe dominée, contradiction qui surdétermine la .ten~ sion (contradiction infrastructurale) propre au p'olitique. Il y a donc surtension politique dans les F.S. de classes, c'est pourquoi l'appareil d'Etat y est nécessaire, l'identification des « sujets :. avec son équivalent général engendrant, de par l'utopie d'ordre, la soumission, voire la peur, de la classe dominée, à laquelle des fêtes sont laissées mais dans des limites bien précises 8:1. Enfin l'appareil idéologique, excluant les classes dominées de la « connaissance :. de la F.S., s'articule, par son équivalent principal, dieu ou logos, avec celui de l'Etat 86. Les formes sacrificielles s'établissent alors à un niveau purement imaginaire à travers des mécanismes d'identification; leur jeu analogue au rêve ayant comme fonction d'entretenir le sommeil du corps social (formes développées du culte religieux dans les F .S. théocentriques, formes sectaires, romans et films de consommation courante, etc.).
7. LES MODES DE CONSOMMATION COMME LIEUX DE LECTURE DE LA F.S. HYPOTHÈSE 34 -
Les procès de kcture empirique des instances et de leurs articulations dans les F.S. de classes 87 sont toujours-déjà déformés par des mécanismes spécifiques selon ce que Marx a appelé, pour l'économie marchande, la fétichisatïon 88. Fétichisation : à la suite de la scission des produits entre objet
utile et objet de valeur, le procès d'échange qui met les marchandises en équivalence entre elles produit la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles, en leur conférant une valeur d'échange qui « semble» être dans le produit, comme quelque chose qui est de la nature même des choses. (Le consommateur achète comme si le prix qu'il paie était le propre de la chose elle-même 89.) 85. L'équivalent principal de l'appareil d'Etat est un agent dont le corps est retranché parmi les corps des combattants : le roi est d'abord un « héros », un corps exceptionnellement vaillant à la guerre (cf., mutatis mutand;s, le chef charismatique). 86. Le dieu, en rapport soit avec les animaux sacrifiés soit avec les ancêtres, donc avec le meurtre du père (cf. le mythe freudien du parricide primitif. Totem et tabou, pp. 163 ss.), ne pourra devenir équivalent général de l'appareil idéologique qu'en raison de ce « meurtre » qui l'a érigé, offert à la communion des corps vivants comme consumation de la vie. 87. Je laisse de côté les F .S. sans classes. 88. Le Capital, pp. 68-76. ' 89. Ce que montre le travail théorique de Marx, c'est que, sous ce fantasme, se cache un « secret ~, un « rapport social des hommes entre eux» (celui des temps de travail de leur production).
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Lieu idéal4te de lecture économique : les consommateurs, dont l'utopie est fascinée par les signifiants de richesse et par l'argent, lisent le texte des prix « par les yeux » de l'équivalent général, l'or, dont l'érection a comme effet l'ouverture d'un lieu de lecture fantasmatique ou idéaliste. Lieu matérialiste de lecture économique : mais comme ils consomment quand même les corps des marchandises, les consommateurs peuvent toujours lire aussi du lieu matérialiste, à condition d'opérer une rupture avec le lieu idéaliste, avec la fascination qu'ils subissent : ils peuvent se rendre compte de l'inégalité de consommation entre eux, producteurs, et leurs patrons, non-producteurs, et effectuer en conséquence une grève pour le réajustement de la consommation, par exemple. HYPOTHÈSE 35 - La lecture matérialiste du procès de production est la condition d'une luUe économique de classes.
Lieu idéaliste de lecture politique : opérant la scission entre les corps des agents et leur valeur abstraite de sujets, le texte juridique et celui de l'idéologie politique bourgeoise ouvrent un lieu de lecture idéaliste, où les agents fascinés par les signifiants de pouvoir (parures, tenues, etc.) et intimidés par les armes, lisent selon le discours du pouvoir, « par les yeux ~ de l'équivalent principal, et trouvent naturel l'ordre politique existant. Lieu matérialiste de lecture politique : la répression des corps des agents, au niveau du sexe comme des contraintes de travail et maladies qui en résultent, de la fatigue comme des prisons, etc., permet ]a rupture avec cette fascination et intimidation et la lecture matérialiste de l'inégalité des places (pouvoir/non-pouvoir), donc de la conjoncture politique. (ex. l'avortement). C'est le lieu de l'engagement de la lutte politique de classes. Lieu idéaliste de lecture idéologique : le texte idéologique mis en place' par l'érection du logos (ou du dieu) opère la scission entre le signifiant (toujours-déjà dans un corps textuel) et le signifié (constitué en rapport imaginaire au logos et aux choses) : il ouvre ainsi le lieu idéaliste d'une lecture empirique ou spéculative de la F.S., selon les codes de l'appareil logocentrique, les éléments de l'ensemble isolés de ce qui les détermine. Lecteurs fascinés par' l'évidence rationnelle (ou la révélation divine), voire par la beauté littéraire ou l'autorité docte des spécialistes idéologues, les agents ne lisent que « par les yeux :1> de la raison (ou de la foi), selon ses codes. HYPOTHÈSE 36 Toujours une lecture déformée de la F.S. est proposée qui joue sur les deux niveaux de contradiction
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de la F.S. pour présenter l'infra structural comme déterminant le superstructural. En fait, seul celui-ci est réductible par une transformation révolutionnaire de la F.S. : le mécanisme de déformation idéologique masque le réductible par l'irréductible, le super- par l'infrastructural. La société est organisée selon la volonté du dieu ou la loi de la nature et! ou de la raison, bref, suivant la formule de Leibniz,elle est « le meilleur des mondes possibles ~. Lieu matérialiste de lecture théorique: c'est du côté de la matérialité des corps des agents et de leurs produits que le lieu de lecture matérialiste peut être ouvert par la rupture avec la fascination idéaliste. C'est du côté des luttes économiques et politiques du prolétariat que, le masque idéologique se déchirant par l'accès à la problématique que posent ces luttes, la production théorique de textes matérialistes est devenue possible, d'abord du fait de Marx, et poursuivie après et maintenant en maints domaines 90.
8. DETERMINATION ET CLOTURE Champ économique: le système de l'ensemble des demandes économiques d'une F .S. HYPOTHÈsE 37 - Il est composé de trois champs principaux, se rapportant respectivement à la reproduction restreinte de la F.S. (champ 1), à sa reproduction élargie (champ II) 91 et à la dépense (champ III). Le champ économique a des limites historiques, il est déterminé par l'ensemble des procès de pro90. Qu'il reste des lacunes, que la production théorique, en phase de reproduction élargie, n'ait pas de terme et soit trop souvent récupérée par l'idéalisme, que les divers appareils n'aient pas encore été démantelés, tout ceci n'empêche pas la reconnaissance que la lutte matérialisme/idéalisme se· poursuit depuis une centaine d'années. Mais elle reste trop le fait des « spécialistes intellectuels » : il reste encore aux travailleurs à prendre la parole de « l'analyse concrète des situations concrètes » et de la stratégie conséquente, comme condition de la libération de la consommation et de la dépense, de l'ordre qui permettra l'érotique et la fête, du libre jeu du langage au niveau des corps, du sacrificiel et de la « culture » révolutionnarisés. Une remarque: on peut parler du lieu idéaliste, dans la mesure où il s'agit de celui de l'équivalent général, c'est un lieu; par contre, on doit dire les Heu x de lecture matérialiste, car il s'agit d'un pluriel, d'une multiplicité, celle des diverses situations concrètes, des différents corps, produits, écritures. C'est dire l'importance des discussions analytiques et stratégiques dans les luttes concrètes, pour dégager un terrain commun, car personne ne possède la bonne lecture. 91. Restreinte: sans augmentation du champ de la production; élargie: avec augmentation du champ de la production.
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duction, les forces productives concrètement existantes dans la F.S. Champ politique: le système de l'ensemble des ,commandes d'ordre de la F.S. 38 - Il est composé de trois champs principaux, se rapportant respectivement aux rapports de production économique comme condition de sa reproduction (champ l, occupé par les appareils politiques économiques), à la cohésion de la F.S. (champ II, occupé par les appareils familiaux et d'Etat) et à la production idéologique (champ III, occupé par les écoles, églises, presse, etc.). Le champ politique est déterminé par l'ensemble des procès de production d'ordre, les forces ordonnatrices existant concrètement. HYPOTHÈSE
Problématique : ensemble complexe et structuré de questions (ou problèmes) relatifs à la connaissance (ou méconnaissance) d'une région donnée du « réel » de la F.S. Champ idéologique: le système de l'ensemble des problématiques d'une F.S. HYPOTHÈSE 39 li est composé de trois champs principaux, se rapportant respectivement aux programmes économiques (champ 1), les interdits (morale) et le texte juridique (champ II) et la fonction de discernement de la vie/mort (champ III). li est déterminé par l'ensemble des procès d'écriture (au sens large) existants. HYPOTHÈSE 40 - Les déterminations dont on vient de parler sont intrinsèques à chaque ip.stance comme ensemble de pratiques : elles produisent les limites non visibles, au-dedans desquelles des pratiques sont possibles. Les rapports de' production économique, ceux d'appropriation de l'ordre et les rapports idéologiques ont, eux aussi, un effet délimitatif dans leurs instances respectives, distincts et combinés avec ces déterminations : je les appellerai clôtures 92.
41 - Tandis que la détermination définit le champ de toutes les conditions de reproduction de chaque instance de la F.S., la clôture, la surdéterminant, restreint ce champ aux seules possibilités de reproduction selon les rap-
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92. Distinction non saisissable dans les F.S. sans classes, où détermination et clôture coïncident. Ainsi sera une F.S. « communiste », si on y arrive.
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ports de classe : les possibilités concernant la transformation de la F.S. en F.S. sans classes sont exclues DS. Surdétermination " les diverses instances ont aussi des effets surdéterminant les champs des autres, et même au-dedans de chaque instance certaines régions en déterminent d'autres, tout ceci étant l'effet toujours-déjà combiné de la détermination et de la clôture. Althusser a formulé une double thèse concernant ces effets de surdétermination : 1 Dans toutes les F.S. historiques, il y a une instance, et une seule,. dont les effets surdéterminant les autres sont dominants, il y a toujours une instance (dont le mode de production est) dominante: on dit qu'elle surdétermine la F.S. 2° La thèse de Marx concernant la détermination de la F.S. en dernière instance par le mode de production économique est formulée ainsi : l'instance économique détermine en dernière instance la F.S., soit qu'elle y ait le rôle dominant, soit qu'elle détermine laquelle parmi les instances politique ou idéologique a le rôle dominant dans la F.S. C'est cette seconde thèse qui justifie le nom de matérialisme historique que porte la science de l'histoire constituée par les textes de Marx. 0
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Une analyse concrète d'une F.S. concrète, notamment pendant les phases de transition entre modes de production différents, aura à préciser cette surdétermination, un bon symptôme étant le jeu des déterminations réciproques des équivalents généraux. Saturation des champs: l'écart entre la demande utopique et les demandes économiques réellement satisfaites joue sur l'utopie comme défi à le combler, lequel peut être relevé, dans la mesure du surplus de production disponible, par un effet de croissance, de reproduction élargie (champ II de l'économique). On peut cependant arriver à un point de saturation au-delà duquel aucune croissance significative ne soit plus possible; soit par l'effet de la détermination (pénurie de force de travail à la suite d'une héca-:tombe, épidémie ou guerre, ou son excès : chômage non réabsor93. Il y a des clôtures inscrites visiblement : les murs des cl: propriétés privées ». les frontières des Etats, etc. Un débat important oppose Althusser et Derrida dans la question de la clôture idéologique; tandis que le premier pose une « coupure épistémologique » marxienne dégageant le terrain du M.H., Derrida défend que les « sciences» sont encore prises dans la clôture logocentrique : « Je ne crois pas à la rupture décisive, à l'unicité d'une " coupure épistémologique ", comme on le dit souvent aujourd'hui » (Positions, p. 35). De même pour arriver à une F.S. radicalement communiste, il faudra une suite de ruptures avec le monétaire, l'appareil d'Etat. Dans cette logique, je ne peux pas non plus prétendre à ce que ce texte échappe au logocentrisme.
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bable par manque de moyens de production ou stagnation des programmes de production) H, soit par l'effet de la clôture des rapports de production économique. Ce dernier cas peut amener à une saturation politique intérieure de la P.S. (exaspération de l'exploitation par les rapports de production tant économiques que politiques) et provoquer une explosion utopique. D'autre part, la saturation politique peut être le fait de la plus grande force armée de la F.S. voisine, la guerre en étant la conséquence : à guerre d'occupation correspondra guerre de libération, l'enjeu étant toujours la reproduction de l'une et l'autre des F.S. 95.
9. SUBASIATISME ET ESCLAVAGISME Modes de production historiques: G. Dhoquois 96 distingue historiquement la « sphère asiatique » et la « séquence pré-capitaliste» : là il distingue asiatique (M.P.A.), subasiatique (M.P.subA.), para-asiatique et féodalité asiatique (M.P.F.as), ici l'esclavagisme (M.P.E.) et le féodalisme européen (M.P.F.) comme types principaux de F.S. de classes non capitalistes (F.S. nonC.).
43 - On peut distinguer les F.S. nonC des capitalistes ainsi : dans celles-là l'agriculture empirique est dominante (couvrant surtout le champ 1), dans celles-ci l'industrie technicis€e ; là, la reproduction élargie (champ II) du fait des forces productives est mince, ici très grande; l'appareil monétaire règle la circulation dans l'ensemble de l'instance économique des F.S.C., tandis qu'il est à peu de choses près exclu des champs 1 et II, et parfois même du III des F.S. nonC. : les HYPOTHÈSE
94. Ce fut le cas du bas Moyen Age, qui s'en sortit à court terme par le jeu des hécatombes. Cependant, la saturation économique des forces productives avait comme conséquence une large part de dépense du fait des seigneurs et marchands: en plus de leur luxe, c'étaient les bonnes œuvres (aumônes aux paysans chassés de leurs terres par l'appropriation latifondière et donc chômeurs, dons à l'Eglise sous forme d'indulgences, messes de suffrage, temples, abbayes, etc.). Bataille, à la suite de Tawney (qui reprenait à son tour la célèbre thèse de M. Webr.r sur le protestantisme et les origines du capitalisme), montre comment la constitution du texte théologique protestant, en rupture avec le catholique dominant et s'articulant autour de la distinction foi/œuvres (d'où tout mérite salutaire était exclu, le salut venant ex sola fide) , a permis d'arrêter cette énorme dépense en faveur des oisifs privilégiés (dans les F.S. du Nord de l'Europe) et d'endiguer le surplus disponible vers l'accumulation capitaliste (cf. La part maudite, pp. 163-178). 95. Cf. au chapitre suivant le cas de l'esclavagisme romain. 96. Pour l'histoire, essai d'histoire matérialiste comparative, que l'on ne saurait trop recommander comme introduction au M.H. par un historien. Il est permis de sauter le premier chapitre.
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rapports de production économique y sont directement po1iti~ ques (production dominante). HYPOTHÈSE 44 - Dans les F.S. nonC., la reproduction élargie est souvent importante du fait des rapports ~e production instaurés par guerre : leur champ II est celui de la production d'armes et de constructions d'Etat (palais, châteaux, temples, routys, travaux hydrauliques ... ) ; le champ III est dominé par la production d'objets de luxe ne profitant qu'à la classe dominante, il est le champ de ses intérêts économiques. HYPOTHÈSE 45 - Une autre -classification des F.S. de classes pourrait opposer le groupe P (M.P.A., suhA, F.as, M.P.F.) et le groupe S (M.P.E., M.P.C.). Groupe P : les F.S. où il n'y a pas de différenciation entre les champs l et II de l'instance politique, l'appareil d'Etat ayant prise sur l'ensemble de l'instance économique. Les producteurs ont donc la possession (P) des moyens de la production dominante; la classe dominante se confond avec l'Etat, « classe-Etat :.. Groupe S : le champ l du politique est dominé par des appareils politiques privés, l'appareil d'Etat joue surtout dans le champ II 9T : les producteurs sont séparés (S) des moyens de la production dominante (esclavage, salariat industriel). Il y a donc propriété privée de ces moyens de production par une classe, le droit qui la conditionne produisant la distinction privé/public spécifique du groupe S ; d'autre part, « l'Etat y a un rôle de coercition au profit de la classe' dominante 98 ~, sans confusion entre les deux. Sphère asiatique : les diverses formes asiatiques se caractérisent par l'opposition entre la classe paysanne organisée en communautés villageoises, au-dedans desquelles les rapports de parenté jouent un rôle important dans l'organisation sociale 911, d'une part, et la classe-Etat s'appropriant directement le surplus, d'autre part. M.P. Asiatique: l'Etat agit directement sur les forces productives 97. Tandis que le M.P.C. atomiste ou libéral appartient clairement au groupe S, le Capitalisme monopoliste d'Etat se caractérise par l'intersection croissante des appareils politiques privés (monopoles) et de l'Etat; l'Union soviétique pourrait être caractérisée comme une espèce de « capitalisme asiatique », avec « classe-Etat» et séparation S; une F. S. « communiste ~ sera un P industriel, où l'auto productivité, instance dominante, déterminera l'autogestion et l'autogrammatisme. 98. G. DHOQU 01 S, p. 132. 99. Cf. ibid., p. 71. A la différence du M.P.F., où l'organisation parentale des paysans a été brisée par le M.P.E., les « liens contractuels ~ entre le seigneur et les paysans ayant la primauté sur les rapports de parenté (cf. ibid., p. 141). Dhoquois estime qu'on ne saurait parler d'Etat pour le M.P.F. : je crois au contraire que la structure de l'appareil, telle qu'on l'a dégagée par ses trois fonctions, s'y retrouve, mais réduite à ce qu'on pourrait ~ppeler « degré zéro de l'Etat »~
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par le biais de grands travaux hydrauliques d'irrigation à partir des fleuves, sans lesquels l'agriculture ne serait pas possible 100. M.P.subasiatique " l'Etat n'interfère « qu'au ·niveau des rapports de production, en prélevant une bonne part du surproduit et en contrôlant aussi une part des échanges, pacifiques et guerriers » 101. HYPOTHÈSE 46 C'est le jeu des guerres entre F.S. voisines qui expliquerait en général le subasiatisme : une F.S. en situation de croissance (reproduction élargie), due à une aristocratie guerrière à utopie conquérante, arrive à contrôler les F.S. voisines jusqu'à ce qu'elle arrive à la saturation (grand accroissement de la dépense comme luxe) et devienne, soit la proie d'une autre F.S. conquérante à son tour, soit un M.P.Fas 10\ de par les conflits entre le roi et l'aristocratie.
Révolte " la classe productrice, dans un mouvement d'explosion utopique, impose à la classe dominante des changements politiques en vue de défendre ses intérêts économiques, tout en restant classe dominée. Révolution " processus de transformation du M.P. économique dominant d'une F.S. par l'imposition d'un autre M.P. ; une classe dominée, mais pas nécessairement la classe productrice de la production jusqu'alors dominante, prend le pouvoir d'Etat détenu par la classe qui cesse d'être dominante (ex. : les diverses révolutions industrielles, française, russe, nombre de révolutions anticoloniales). Révolution (radicalement) communiste,' processus de transformation d'une F.S. de classes en une F.S. sans classes, où sont abolis les appareils monétaires, d'Etat, idéologiques. Jamais encore complètement réalisée, la double révolution chinoise (1949, révolution culturelle prolétarienne) est celle qui semble la plus proche de cette définition utopique. HYPOTHÈSE 47 La chance révolutionnaire des villageois d'un M.P.subA. serait le retour aux formes « communautaires » primitives, mais cela leur est impossible puisqu'ils sont exclus de l'appropriation des armes; en fait, la « protection militaire » de l'Etat ou des classes féodales finit par être
100. Ce qui oblige à nuancer l'appartenance du M.P.A. au groupe P : en effet, les paysans n'ont pas la possession complète des moyens de pro.duction, car les œuvres hydrauliques en sont une partie essentielle. Ce qui a comme conséquence que la seule chance des paysans face aux abus de l'Etat est la révolte, comme en Chine, pour en appeler « d'un despote mal éclairé à un despote bien éclairé» (DHOQUOIS, p. 105, n. 109). 101. DHOQUOIS. p. 105. J'ajoute à sa liste l'Iran ancien, avant le grand empire achéménide. . 102. Cf. DHOQUOIS, pp. 137 s., pour la définition de celui-ci.
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pour eux la condition d'une certaine permanence dans l'ordre politique, car autrement ils iraient en changeant de maître à la faveur des aléas des guerres 103. Genèse et fin du M.P.E. : tous les M.P. du groupe P ont en commun un secteur plus ou moins développé d'échange relevant du champ économique III, comme on l'a vu, avec un artisanat spécialisé, souvent d'ouvriers d'Etat, celui-ci contrôlant les échanges. Aussi, sauf pour la Phénicie, la mer n'a pas joué un rôle appréciable dans ces F.S. Il est probable que ce soit dans le développement assez intensif du commerce maritime que se trouve le secret de l'originalité du M.P.E., commencé en Grèce et mené à ses ultimes conséquences par Rome, d'autant plus que l'on retrouve la même spécificité dans la transition du M.P.F. au M.P.C. La Grèce a connu un M.P. par~asiatique 104 du temps de la royauté mycénienne qui, le pays ne se prêtant pas aux grands travaux et étant très morcelé, n'a pas réussi à se maintenir, une fois sa phase de croissance arrivée à terme : la bureaucratie royale s'est écroulée et un M.P.Fas lui a succédé dont la classe dominante a, peu à peu, « la division de la Grèce en une multitude de cités» 105 aidant, été « à l'origine du progrès des échanges» maritimes, « certaines cités (allant) très loin dans la spécialisation du commerce et de l'artisanat » 106. Ce progrès a exigé un grand. développement de l'initiative individuelle et donc une base économique appropriée : l'absence d'un Etat fort a permis un renversement par rapport au groupe P, que Dhoquois exprime par « un rôle qualitativement moindre de l'Etat et un rôle qualitativement supérieur de la propriété privée »107. Cette séparation des champs 1 et II du politique, avec le développement du marché maritime, entraîna un bouleversement dans les rapports de production : le besoin d'agents producteurs a obligé la classe dominante à se les procurer en grand nombre et ceci s'est fait (captifs de guerre, petits propriétaires endettés, etc.) sous forme d'esclavage, à si grande échelle que l'esclavagisme est devenu le mode de production dominant (pas exclusif, bien sûr) 108. 103. L'histoire de ces P.S. (comme les M.P.A. et M.P.P.) n'est-elle pas une suite indéfinie de guerres, rapines et pillages où les uns s'enrichissent sur la rnine des autres? q: Ruinés par les guerres et les pillages, Oes paysans du M.P. germanique) avaient dû se mettre sous la protection de la noblesse nouvelle ou de l'Eglise, puisque le pouvoir royal était trop faible pour les protéger; mais cette protection il leur fallut l'acheter chèrement », écrit Marx (cité par GODELIER, p. 68). 104. DHOQUOIS, pp. 111 ss. 105. Ibid., p. 128. 106. Ibid., p. 129. 107. Ibid., p. 123. 108. L'esclavage existait auparavant dans les asiatismes, sous forme domestique, patriarcale ou d'Etat.
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« Fondé sur l'initiative privée et les rapports d'échange, l'esclavagisme est éminemment précapitaliste. C'est le droit romain quia établi magistralement le droit classique de la propriété privée, qui est aussi absolu que possible et va jusqu'à l'abusus » 109, et que le M.P.C. n'a fait que reprendre et développer selon ses besoins. Les Romains, forts de leur art militaire; étendirent leur empire esclavagiste à toute la bordure de la Méditerranée, dans une phase de croissance sans égale dans l'Antiquité; la contradiction esclavagiste s'est aiguisée et la phase de dépense (grand luxe des classes dirigeantes, formation de couches urbaines chômeuses et nourries par l'Etat) a mené à l'effondrement, non sans que l'empire ne résiste pendçmt quelques siècles encore par un renforcement inouï de la bureaucratie d'Etat et de son appareil répressif et par l'idéologisation religieuse de l'empereur, le fameux culte du César Geu entre les équivalents généraux politique et idéologique).
10. RECIT, PRATIQUE, IDEOLOGIE (ou fonctions du récit dans le mode de production) 48 - Je propose ici une typologie des textes dans certaines F.S., obtenue par recoupement de deux' analyses différentes de E. Benveniste, valables également pour la langue grecque (celle de Marc) et française (celle de la traduction de Marc et de cet essai) : les systèmes de la personne/nonpersonne 110 et histoire/discours 111. HYPOTHÈSE
Textes locutifs ou discours: correspondent aux discours chez Benveniste. Textes narratifs: correspondent à l'histoire chez Benveniste, avec cette précision que les formes verbales sont celles de verbes d'action. Textes gnoséologiques : ils se situent dans le système de la non-personne, les formes verbales étant celles de verbes d'état 112 (le discours 109. DHOQUOIS, p. 130. 110. Personne : caractérisée par les pronoms je/tu; non-personne : absence de tout pronom, marquée par le il (cf. BENVENISTE, pp. 225 ss.). 111. Histoire : « récit d'événements passés », dans le système de la nonpersonne et articulant les trois temps du verbe autour de l'aoriste; discours:
dans le système de la personne Ge/tu, ici, maintenant, démonstratifs) et articulant les temps du verbe autour du présent, avec exclusion de l'aoriste. (Cf. BENVENISTE, pp. 237 ss.). 112. Cf. BENVENISTE, p. 197 (Voir aussi son analyse de la phrase nominale, à caractère ~ sentencieux ~, pp. 151 ss.).
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peut s'y articuler, notamment par l'utilisation du présent, comme un « niveau de l'auteur ')). HYPOTHÈSE 49 Les textes glloséologiques supposent toujours des textes narratifs comme matière première (cf. hypothèse 54) et procurent un « effet de connaissance» (idéologique ou théorique) du « réel d~état » paramétrique, ne changeant pas avec la durée; celle-ci, par contre, est constitutive du « représenté » des textes narratifs, selon une loi de successivité 118. HYPOTHÈSE 50 Le texte narratif, récit au sens large, est le texte sur la pratique, racontant une ou plusieurs pratiques. Tenant compte de la remarque de Benveniste selon laquelle dans l'histoire (le récit) « personne ne parle, les événements (les pratiques) semblent se raconter eux-mêmes; (son) temps fondamental est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne d'un narrateur » 11\ on peut dire que le récit est le discours de la pratique, le texte sans narrateur où la pratique se raconte elle-même. HYPOTHÈSE 51 - La F.S. étant un ensemble complexe de pratiques structurées, son texte idéologique est en grande partie un texte narratif, un ensemble de récits, texte sans commencement ni fin, se reprenant indéfiniment. Pourquoi raconte-t-on des pratiques? Parce qu'on doit pratiquer de nouveau : les récits sont, d'une façon générale, des grilles de lecture pour les récits en train de se faire, les récits encore ouverts sur leur achèvement. Si les agents produisent et lisent des récits, c'est parce qu'ils y cherchent des clefs pour leurs pratiques.
Rapport du récit à la relation idéologique 115 : celui de la pratique racontée (contenant un élément textuel comme constitutif) par le récit, aux codes paramétriques de la relation idéologique. HYPOTHÈSE 52 - On peut repérer deux fonctions pour le récit dans une F.~. donnée : instauration et/ou reproduction des codes paramétriques de la F .S. (récits mythiques 116, « histoires saintes » des religions théocentriques érigeant le dieu 117, « histoire bourgeoise » érigeant le logos 118, récits de consommation 119) ; subversion de ces codes en vue de leur transfor-
113. 114. 115. 116. 117. 118. 119.
Voir plus loin le concept de « code séquentiel ~ (pp. 133 s.). p. 241 (<< événement» renvoie à « pratique »). Définition, p. 28. Cf. p. 37. Ibid. Cf. p. 39. Cf. p. 42, n. 81, p. 45.
BENVENISTE,
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LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC
mation. C'est de ces derniers la suite.
qu~il
va être question par
HYPOTHÈSE 53 Les transformations des Modes de Production (du féodalisme au capitalisme, révolutions russe, chinoise, vietnamienne, etc.) supposent, avant les luttes de classes révolutionnaires, des pratiques plus ou moins localisées et restreintes (économiques, politiques, idéologiques, théoriques) qui ont été le fait soit d'individus soit de petits groupes: des pratiques subversives des structures de la F.S.
Subversivité : ses conditions générales de détermination peuvent être énoncées comme suit : l'ensemble des forces productives détermine les limites strictes de toute pratique subversive économique, celui des forces ordonnatrices celles de toute pratique subversive politique, celui des forces inscriptives (ou l'ensemble des textes oraux et écrits) celles de toute pratique subversive théorique. D'autre part, les clôtures définissent des limites que la classe détenant le pouvoir ne peut pas permettre de transgresser: la subversivité est donc possible si ces pratiques se déplacent hors du champ des clôtures, en rupture vers les lieux matérialistes de lecture. Compétence de l'agent : est l'effet, inscrit dans son corps, de toutes ses pratiques antérieures, comme habileté économique, force politique, compétence de lecture/écriture. La compétence détermine le champ des possibilités de pratiques de l'agent. (Ex. : dans l'ensemble de tous les textes déterminant le champ idéologique d'une F.S., chaque agent est déterminé par les lectures concrètes qu'il a faites.) HYPOTHÈSE 54 Toute pratique qui s'effectue dans les limites du champ défini par la détermination et surdéfini par la clôture obéit à une loi de répétition. EUe ne peut pas moins être dite, dans sa singularité, que par un texte, narratif, et sa connaissance théorique se fait statistiquement, par le travail des concepts théoriques sur un ensemble de narrations qui se répètent. Ahsl, par exemple, pour faire travailler le concept de « salaire » sur une production économique concrète, il faut rassembler les narrations des paies concrètes effectuées par le capital à la force de travail : on pourra alors produire la con~ naissance chiffrée des salaires. La toute première « matière première » de la production théorique, c'est un ensemble de récits répétitifs (les « faits »).
Connaissance théorique de la subversivité (ou HYPOTHÈSE 55) : la question que pose cette connaissance théorique est la suivante: en ,rompant avec la (les) clôture(s), la pratique subversive se « libère »
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de la loi de répétition, sort en dehors du statistique (vieille question du déterminisme et de la « liberté »). Singulière, elle est racontée par un 'récit, celui de la nouveauté produite. Constatation historique : il y a eu des pratiques subversives, sans quoi on ne trouverait jamais qu'une seule F.S. se reproduisant indéfiniment. Que les F.S. se soient transformées (et non plus seulement reproduites, fût-ce de façon élargie), cela suppose une suite de pratiques subversives, non seulement par rapport aux clôtures, mais aussi aux déterminations (une nouvelle machine, une nouvelle science rompent avec les déter... minations antérieures, en élargissant ou. transformant le champ respectif). Comment cela? Non pas d'un 'coup, mais par un long et lent travail, une genèse : première sortie hors de la clôture idéologique qui permet une lecture de celle-ci, l'écriture programmatique d'un autre un peu différent et donc une première pratique un peu subversive. Nouvelle(s) lecture(s), nouvelle(s) écriture(s), nouvelle(s) subversivité(s). Ce qui a eu lieu dans le champ toujours possible entre la clôture ,et la détermination va en élargissant le champ de celle-ci. Ainsi, la dialectique entre ces lectures, écritures et subversivités (lutte économique, politique, idéologique ou théorique, voire jouant sur les trois instances) peut permettre, à un certain seuil, d'arriver à la production d'un nouveau qui imposera par la suite sa reproduction élargie. La pratique subversive est donc le fait d'un lent développement (à cause du ,« strict» de la détermination) que l'on peut dire métaphoriquement séminal, jus'qu'à la production des fruits nouveaux. Comment donc sa connaissance théorique est-elle possible? Singulière, elle est racontée dans un récit, une suite de récits : c'est ce récit qu'il faut analyser par une méthodologie sémiotique. La science historique, Je rvï.H., ne peut donc faire l'économie de l'analyse des récits subversifs, que je distinguerai des narrations de reproduction par le terme de récit. Le récit de la subversivité, le récit subversif, c'est le récit 120. Le rapport entre la pratique subversive et son récit est tel que de celle-là on ne connaît que ses fruits et le raconté. En racontant, Je récit subvertit les codes idéologiques qui s'opposent à la subversivité en question; subversif lui-même, il ouvre dans le texte de la F.S. l'espace des nouvelles pratiques. Annonceur de la subversivité, le récit permet sa lecture, donc sa 120. Cette dialectique séminale de la pratique subversive explique qu'il ne puisse y avoir de pratique théorique qu'en rapport avec des pratiques subversives : ce sont celles-ci qui instaurent, par sa rupture même, Je lieu de la lecture théorique : théorie et pratiques subversives sont dialectiquement liées. Ainsi, par exemple, .pas de science physique sans des pratiques techniques nouvelles (l'expérimentation, comme on dit), de science politique sans luttes politiques, etc.
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reprise, son élargissement, son extension. Place décisive et mécon... nue du récit dans la révolution. Récit et idéologie : "il reste que ces récits subversifs, dans la mesure même de leur efficace pour la transformation de la F.S., peuvent être repris dans le nouveau champ idéologique. La relation idéologique, à partir des transformations opérées dans ses codes, retravaillera le récit pour le mettre au service de sa reproduction, récit réidéologisé. L'objet de cet essai est l'analyse d'un récit subversif et du travail idéologique qui déjà s'y opère.
DEUXIÈME PARTIE
LE MODE DE PRODUCTION DE LA PALESTINE BIBLIQUE
a) La lecture du texte de Marc sera introduite par un petit chapitre méthodologique. S'agissant d'une lecture politique, il faudra mettre en rapport le « représenté » du récit, ce qu'il raconte, avec le champ social où il est censé avoir lieu, la Palestine du er 1 siècle de notre ère. Cette deuxième partie aura ainsi comme objet, par le travail des concepts déjà mis en place, la production du concept de cette formation sociale (F.S.). Les matériaux historiques très abondants qui la concernent sont, en général, le fait d'exégètes qui ont tendance à valoriser les questions idéologiques, religieuses, et à sous-estimer le rapport de celles-ci aux structures économiques et politiques. Dans les limites de la compétence de quelqu'un qui n'est pas du métier et travaille de seconde main, l'ai été amené à écrire ces deux chapitres comme condition de la lecture de Marc, de la rupture épistémologique avec l'exégèse bourgeoise dominante. b) La première partie du texte de von Rad \ que l'on utilisera ici souvent, donne un bon aperçu de l'histoire de l'ancien Israël. On pourra y caractériser trois périodes assez différenciées : celle des diverses tribus sans classes sociales, dont les éléments d'analyse sont très fragmentaires et la reconstitution historique assez problématique; celle de la formation d'un subasiatisme 2 plutôt fragile, dû à la constitution d'un appareil d'Etat qui, œuvre des rois David et Salomon, s'est aussitôt coupé en deux après la mort de ce dernier; celle du judaïsme postérieur à l'exil de Babylone, subasiatisme dominé par une caste de grands prêtres et une aristocratie de riches propriétaires terriens, toujours soumis politiquement à des empires voisins, depuis les Iraniens Achéménides jusqu'à l'esclavagisme romain, au dernier siècle avant J.-C.
1. Théologie de ['Ancien Testament, l, pp. 15-96. 2. Sur le concept de c subasiatisme », cf. plus haut, pp. 50 ss.
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LE MODE DE PRODUCTION DE LA PALESTINE
c) A ces trois moments principaux correspondent trois états des textes sacrés de la religion hébraïque : les mythes oraux des diverses tribus d'abord; puis leur agencement par écrit dans de grands récits sur l'origine d'Israël et la compilation de sa législation en deux collections distinctes, au temps de la monarchie; la réécriture, enfin, de ces textes, relevant de quatre couches principales. (J, le yahviste ; E, l'élohiste ; P, le sacerdotal et D, le deutéronomiste), dans un seul texte, clôturé par des rédacteurs sacerdotaux après l'exil: la Torah.
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L'ordre symbolique de l'ancien Israël 1. LA QUESTION DE LA LOI a) On sait l'importance de la Loi dans les textes bibliques en général et la polémique dont elle est objet dans certains passages_ du Nouveau Testament: elle jouait donc un rôle très grand dans la Palestine du 1er siècle. Comment analyser ce rôle et l'articuler avec les autres instances de la F.S. ? La Loi constitue ce qu'on a défini dans notre première partie comme l'ordre symbolique réglant les. rapports entre les corps des agents de la F.S., son champ symbolique 1. Cet ordre symbolique étant le domaine notamment des rapports de parenté 1&, si l'on tient compte de la remarque faite sur l'importance que ceux-ci conservent dans l'organisation sociale des F.S. de la c sphère asiatique:. s, on est en droit de poser comme postulat d'analyse la permanence de sa logique propre, originaire de l'époque tribale, tout au long de la monarchie subasiatique. L'analyse de cette logique se fera donc, un peu à la manière des ethnologues, sur les textes législatifs qui nous sont parvenus, sans. tenir compte de la diachronie de leurs diverses couches; on suppose donc que tout ajout s'est inséré dans une logique synchronique qui ne s'est pas , déformée jusqu'à la clôture de la Torah. b) Il nous faudra trouver la systématicité des interdits et ordonnances 4, apparemment empiriques, compilés dans ces textes légis1. Cf. p. 25. Bataille écrit: « Ce qui est en jeu dans l'érotisme est toujours une dissolution des formes constituées, de ces formes de vie sociale, régulière, qui fondent l'ordre discontinu des individualités que nous sommes :. (L'érotisme, p. 23, je souligne). Le champ symbolique se caractérise par sa résolu. tiolt, toujours menacée de dissolution (cf. l'expression c vie dissolue ~, in L'hotisme, p. 22). 2. Cf. mon hypothèse 4, p. 25. 3. Cf. p. 51. 4. Cf. le concept de « moyens d'ordre politique :., p. 27.
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latifs, parmi lesquels on privilégiera les deux ensembles plus longs : celui du Lévitique (document P) et celui du Deutéronome (document D). On tombe sur une question exégétique très embrouillée, celle de deux notions à la fois distinctes et liées : l'impureté et le péché. Citons E. Beaucamp : « Le caractère primitif, au niveau de l'A.T., de (la) notion biblique d'impureté, n'est que trop évident. (... ) Péché et impureté sont en réalité deux notions originellement et fondamentalement distinctes : elles ont toujours coexisté, sans que jamais l'une ne se substituât à l'autre (... ). On ne saurait certes nier que le péèhé et l'impureté représentent deux catégories de pensée assez proches l'une de l'autre, et qui souvent interfèrent. On notera même à ce sujet une certaine confusion, parfois, dans le vocabulaire biblique Il. :. Je vais développer deux thèses que l'on pourrait formuler ainsi: lOTI existe dans les textes législatifs de l'A.T. deux systèmes distincts, celui de la souillure et celui de la dette, le premier étant dominant dans les textes relevant du document sacerdotal P et le second dans les textes élohiste E et deutéronomiste D (son élaboration étant plus achevée dans ce dernier). Ces deux systèmes ont des logiques très parallèles, par quoi ils sont en rapport étroit. 2° A partir d'une certaine époque de la monarchie subasiatique, le rapport entre ces deux systèmes relève d'une dialectique qui e~t celle d'une lutte de classes. c) Le champ symbolique était organisé en Israël autour de trois centres, dont chacun correspond à l'une des trois instances de la F.S. " trois centres de consommation: la table, la « maison» (au sens de parenté, que marquent les guillemets) et le sànctuaire ; consommation donc d'aliments dans le repas, des corps dans l'activité sexuelle, idéologique dans le sacrifice religieux. Successivement, ces centres symboliques seront l'un des fils guidant l'analyse. d) J'illustrerai le double principe qui joue dans la logique du système de la souillure par un exemple anodin. « Tu ne sèmeras pas autre chose dans ta vigne, de peur de rendre sacrée la récolte: et le fruit de ta semence, et le fruit de ta vigne. Tu ne laboureras pas avec un bœuf et un âne ensemble. Tu n'auras pas de vêtement tissé mi-laine, mi-lin» (Dt 22, 9-11) 'l, 5. P. 71 (suit une discussion de sémantique hébraïque). Voir aussi von RAD, l, pp. 230-245.
6. Formation sociale, cf. pp. 23 s. 7. Les citations bibliques, sauf pour le texte de Marc, seront faites d'après la Bible de Jérusalem.
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Blé et vigne, bœuf et âne, laine et lin sont, dans la classif.ication taxinomique hébraïque,. dans les codes paramétriques de la F.S. 8 , des éléments incompatibles entre eux; en faire une unité (de récolte, de joug au travail, de vêtement) serait un mélange, une confusion, une violence à la raison classificatrice, ce qui est exclu comme sacré. Selon le même principe sera exclue la bestialité, par exemple. Mais, par ailleurs, on ne pourra non plus coupler des éléments compatibles que s'ils sont différents : 1'inceste sera interdit parce que union de la même chair, 1'homosexualité parce que union du même sexe, là aussi il y aurait confusion. Si l'on suit la thèse de Mary Douglas 9, on dira que pur et impur s'opposent d'abord comme le formel, le classifié, le compatible et l'informe, le confus, le mélangé. Le système symbolique s'organise ainsi en Israël, à l'instar des autres sociétés humaines, en défense d'abord contre la violence qu'est la souillure, 1'impureté du confus, de l'informe, et ceci par le double principe de l'incompatibilité et de la différence 10. Selon Bataille, la souillure est à concevoir à partir de 1'horreur des cadavres humains, en proie à la violence de la corruption, de la pourriture de la mort 11 ; l'organisation rationnelle du travail de production, de la vie quotidienne, exige, en conséquence, des interdits portant sur le souillé, parant à la menace, au danger représenté par celui-ci. Les centres du symbolique seront des foyers de pureté, d'où on exclut 1'impur, l'informe, le non-différencié, le dissolvant des formes. La consommation dont il est question dans la table, Je sexe, le culte du sanctuaire, est une fusion, une consumation désirée comme but de la vie humaine, comme bénédiction, entre deux éléments différents mais réciproques, compatibles l'un avec l'autre: l'homme et sa nourriture, les corps masculin et féminin, le Dieu et son peuple. C'est la vie. . La souillure, malédiction, est confusion, dissolution des .éléments en cause, et on la refusera jusqu'au simple contact, jusqu'au . toucher, l'impur étant, dans sa violence, contagieux. C'est la mort. e) Outre celle-ci, une autre violence est à prévenir, et donc 8. Cf. mon hypothèse 12, p. 28. 9. De la souillure,' « La réflexion sur la saleté implique la réflexion sur le rapport de l'ordre au désordre, de l'être au non-être, de la forme au manque de forme, de la vie à la mort» (p. 27). La préface de Luc de Heusch dit bien l'importance et les limites de ce texte. 10. Le terme « violence », apport théorique de G. Bataille, marque l'une des lacunes de M. Douglas. Il. L'érotisme, pp. 48 ss.
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interdite selon un deuxième système: c'est la violence de l'agression humaine, et le système de ses interdits; je l'appellerai système de la dette (habituellement traduit par péché). Ce système suppose aussi deux principes qui s'excluent comme don/dette, à l'instar du pur/souillé: à un principe d'extension de la corporalité (et plus largement de la « sphère du propre 12 » qui le prolonge: nourriture, femmes, dîmes) comme don, générosité, solidarité, fête, s'oppose un principe de restriction, comme offense du corps : vol, meurtre, agression, inimitié, désolation. Pourquoi le terme dette? Je n'ai pas voulu utiliser celui de « péché'?, car son sens. moderne est assez différent du .sens biblique, et j'ai préféré celui de dette qui sous-tend la sémantique araméenne du terme que le N.T. traduit par aphesis, rémission (des péchés) 13. Contre lui, il yale fait que parmi les termes pour « péché » qu'analyse von Rad 14, ne se trouve pas celui de dette; par ailleurs il connote à nos yeux un certain juridisme qui ne semble pas. s'accorder avec la description de désordre désagrégatif du « péché hébreu 15 ». Cependant, le même von Rad souligne que le « livre de l'alliance :., première compilation des interdits du système en question, s'est formé à partir d'une législation primitive sur les dettes 16 ; par ailleurs, le débiteur qui ne peut pas acquitter ses dettes devait se louer comme esclave, lui et sa famille, au créancier, jusqu'à pouvoir payer son rachat, ce qui montre que la dette engageait le corps du débiteur jusqu'à la servitude, et cela, on le verra, concerne bel et bien le système de la dette.
2. TABLE ET SOUILLURE a) Le système de l'alimentation était réglé, en Israël, par un principe de classification r~posant sur la distinction entre le pur (mangeable) et le mélangé, l'hybride, le non-pur (non-mangeable) 17. Pour les animaux terrestres, les caractères de la classification sont énumérés comme suit: « Tout animal qui a le sabot fourchu, fendu en deux ongles et qui rumine, vous pouvez le manger :.
12. 13. 14. 15. 16. 17. tique
Cf. plus haut, pp. 43 s. Cf. BRATCHER, p. 12, cité plus loin, p. 142. Vol. I, p. 231. Cf. plus loin, p. 84. Von RAD, I, p. 37. Comme' M. Douglas l'a bien vu, chap. 3, c Les abominations du Lévi».
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(Lv Il, 3) 18. Pour les aquatiques : « Tout ce qui a nageoire et écailles et vit dans 1'eau, mers ou fleuves, vous en pouvez manger :) (Lv Il, 9b). Pour ceux qui volent: «Toutes les bestioles ailées qui marchent sur quatre pattes, vous les tiendrez pour immondes :. (Lv Il, 20). De même : « Toutes les bestioles qui rampent sur terre, vous n'en. mangerez pas car elles sont immondes ~ (Lv Il, 42). Ailes et quatre pattes, d'un côté, ramper sur le ventre de l'autre, relèvent donc de l'hybride, ce sont des éléments incompatibles entre eux. La table, la consommation au repas est ainsi sujette à une loi stricte : « Telle est la loi concernant les animaux (...) : elle a pour but de séparer le pur et l'impur, les bêtes que l'on peut manger de celles que l'on ne doit pas manger » (Lv Il, 46-47). b) Pourquoi cette séparation et cet interdit? Un autre précepte du Lévitique peut l'éclairer: « Tout homme de la maison d'Israël ou tout étranger résidant parmi vous qui mangera du sang, n'importe quel sang, je me tournerai contre celui qui a mangé ce sang, et je le retrancherai du milieu de son peuple. Oui, la vie de la chair est dans le sang ) (Lv 17, 10). Le sang versé, c'est la fin de la vie, c'est la mort. Or c'est bien la mort que l'alimentation a pour but de prévenir, de combattre chaque jour. D'autre part, vivre, c'est se nourrir de la mort, manger des cadavres. La mort est ainsi au cœur de la vie, et la table est un des lieux où cette lutte s'effectue. D'où l'extrême· circonspection qui doit l'entourer, la rigueur absolue des principes concernant l'alimentation. c) On peut sans doute trouver une vérification de cette explication dans la législation sur les excréments (qui doivent être exclus de l'enceinte du camp militaire, Dt 23, 13-15). Il s'agit ici de l'impur, l'informe, l'indifférencié par excellence. Mais aussi, comme le signale B1taille 19, c'est une partie du corps qui se perd, se retranche : l'ordure est en rapport avec la mort. Dans le judaïsme, le lieu où brûlent les ordures, la Géhenne, deviendra la métaphore de l'enfer, lieu de l~ mort éternelle.
3. « MAISON :. ET SOUILLURE a) La ~ maison ), c'est-à-dire la parenté, s'établit sur le principe de la différence : mari et femme viennent de deux chairs 18. C'est lm cIitère de tribus de bergers. 19. La part maudite, p. 27.
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différentes. L'interdit de l'inceste se ,formulera donc ainsi: « Aucun de vous ne s'approchera de la chair de son corps » (Lv 18, 6) ou bien : « Tu ne découvriras pas la nudité de (... ) : elles sont ta propre chair, ce serait un inceste :. (Lv 18, 17), ces deux « définitions » ouvrant et clôturant respectivement la liste exhaustive des cas d'inceste, où l'on ne trouve qu'une seule exception : les rapports entre un homme et la femme du frère de sa mère ne sont pas interdits. Tous les autres rapports de proche parenté le sont, soit qu'il s'agisse de la propre chair de l'individu, soit de celle de son père, de sa mère, de son frère ou de sa sœur, et c'est toujours sa chair à lui. Or, comme le commente la Bible de Jérusalem 20, « une chair ne se féconde pas elle-même ». C'est aussi l'échange des femmes qui est impliqué dans ce principe. Mais il est permis de suivre Bataille 21 et de voir, au principe même de cet interdit, la volonté de contenir le sexe conçu comme violence, désir de la chair qui menace, qui, s'il n'était pas interdit, rendrait impossible l'organisation du travail et de la vie quotidienne à la maison 22. b) Le principe de différence sexuelle amène 1'interdit de l'homosexualité (Lv '18, 22), confusion du même sexe, ainsi que celui de la bestialité (Lv 18, 23), union d'éléments incompatibles: « Ce serait une souillure. :.'
c) Et cette liste d'interdits sur le sexe, excluant, limitant strictement la violence de la chair, se clôt : « Ne vous rendez pas impurs par aucune de ces pratiques. C'est par elles que se sont rendues impures les nations que j'ai chassées devant vous. Le pays est devenu impur, j'ai sanctionné sa faute et le pays a dû vomir ses habitants » (Lv 18, 25). C'est donc de la pureté de l'espace habité qu'il est question, le champ symbolique se détermine comme un espace pur,' hors duquel tout ce qui est impur est retranché, expulsé.
d) C'est ,le cas notamment des cadavres, qui rendent impur tout cc qui les touchera, un homme pour sept jours (Nb 19, Il). Et 1'011 retrouve là, avec les ordures, quelque chose de structurant du champ de la souillure, car c'est là que la violence de la mort est on ne peut plus affirmée, c'est là donc qu'elle doit être niée.
20. Note à Lv 18, 6. 21. L'érotisme, pp. 58 S8. 22. Il est la condition de « l'espace d'une maison nettoyée, le ménage fait, à travers laquelle se déplacent de respectables personnes, à la fois naïves et inviolables, tendres et inaccessibles » (ibid., p. 240).
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Les cadavres doivent être ensevelis 2\ même s'il s'agit d'un pendu condamné à mort pour crime capital (Dt 21, 23). e) De ceci, on peut rapprocher le lépreux, c'est-à-dire celui qui sécrète du pus, et voici encore un signe de pourrissement, de la mo~t qui guette (Lv 13). Les maladies, si elles ne sont pas dites expressément impureté, ne sont pas moins un « châtimept :. (Dt 28, 21 .. 22) et dans le judaïsme on y verra un esclavage de Satan.
f) Signe de violence, à la' fois du sexe et de la mort, le sang menstruel et celui de l'accouchement rendent impures les femmes pour 7 jours et 40 ou 80, respectivement (Lv 15, 19-28; 12), (et on est tenté d'y voir un signe de l'infériorité de la femme en Israël), comme le sperme éjaculé (Lv 1, 16) ou la blennorragie (Lv 15, 1-13), rendent impurs l'homme et tout ce qu'il touche. Là aussi, comme pour les ordures, il s'agit de pertes du corps humain : les organes, orifices du corps par où se produisent ses pertes, sont bien les parties' honteuses 2\ des. parties liées de très près à la souillure. Ceux qui en subissent la violence deviennent des intouchables tout le temps de leur impureté, c'est-à-dire qu'ils sont séparés des purs dans l'espace de la maison, de la vie quotidienne.
4. SANCTUAIRE (TEMPLE) ET SOUILLURE
a) Les sanctuaires (après la réforme de Josias, le seul Temple de Jérusalem) sont leIieu du sacrifice, où l'homme israélite (et tout le peuple) entre en communion (consumation idéologique) avec son Dieu. Mais cette communion est réservée aux purs, le sacrifice étant le lien même avec la source de la pureté. Il est aussi, du coup, le lieu de la purification, et celle-ci se fait par le moyen du sang versé des victimes expiatoires, à la place de l'homme: c'est l'effet de la violence (sur l'animal) qui est capable d'exclure la violence de la souillure. b) Ce n'est pas n'importe quel animal qui peut être victime : il faut qu'il soit, non seulement ull animal pur mais, parmi ceux-ci, qu'il soit « sans défaut » (Lv 1, 3, passim), c'est-à-dire : « sans aucune tare : vous n'offrirez pas à Yahvé d'animal aveugle, estro23. L'érotisme, pp. 51 s. 24. lbib., pp. 64 s.
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pié, mutilé, ulcéré, dartrique ou purulent:. (Lv 22, 21-22) ; bref, on ne peut sacrifier que des animaux qui ne soient pas en proie à la violence de la mort. c) Toute une caste de prêtres est réservée pour ce service; ils sont l'objet de soins spécifiques pour ce qui est de la pureté de leur sang. Ds ne doivent se marier qu'à des filles d'Israélites purs 25, pas prostituées, pas chassées par leur mari (Lv 21, 7) ; les grands prêtres, eux, ne peuvent prendre qu'une « vierge d'entre les siens» (Lv 21, 14). Ds ne doivent pas non plus se rendre impurs « près du cadavre de l'un des leurs, sinon pour sa parenté la plus proche : mère, père, fils, fille, frère ~, voire « pour sa sœur vierge :. (Lv 21, 7-3). Mais le grand prêtre « ne viendra près du cadavre d'aucun mort et ne se rendra impur ni pour son père, ni pour sa mère :. (Lv 21, Il). Eux seuls, et leurs familles, peuvent manger les viandes consacrées des victimes des sacrifices (Lv 22, 2), même s'ils sont infirmes (Lv 21, 22). Cependant, « aucun homme (prêtre) ne doit s'approcher (pour offrir sacrifice) s'il a une infirmité, que ce soit un aveugle ou un boiteux, un homme défiguré ou déformé, un homme dont le pied ou le bras soit fracturé, un bossu, un rachitique, un homme atteint d'ophtalmie, de dartres ou de plaies purulentes, ou un eunuque» (Lv 21, 18). Comme pour les victimes, ne sont bons pour le sacrifice que les prêtres sans défaut; on retrouve ici l'un des principes ordonnateurs du champ symbolique hébreu : au-dedans du pur, il y a encore « totalement pur ,,/« moins pur ~, celui-ci étant impropre au culte, de même que l'impur l'est à la consommation. Or le « moins pur:. est le non-parfait, celui qui a des défauts, en un mot : le non-comblé. D lui manque quelque chose, il n'est pas complètement béni.
5. SENS DU SYSTEME DE LA SOUILLURE
a) Au niveau du système pur/souillé, il y a donc un effort permanent des Israélites pour garder en état de pureté leurs tables, leurs « maisons » (parenté), leurs sanctuaires, et, si l'effort est permanent, les interdits multipliant les mises en garde, c'est que la menace de la souillure, elle aussi, est permanente. Même si l'on ne peut pas toujours « substantialiser :. dans l'espace de la F.S. 25. J. JiREMIAS, Jérusalem au temps de Jésus, p. 291.
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un espace pur comme le Temple et un espace impur (comme les cimetières, les lieux des ordures hors du camp habité) de façon tout à fait nette, il reste que le but de la Loi c'est justement le tracé de cette frontière de séparation, la netteté du dessin de ce champ symbolique à double visage. Je cfois que seule la conception que Bataille expose dans L'érotisme permet de· comprendre le pourquoi de ce qu'on peut appeler la dialectique pur/souillé : elle correspond à une dialectique antérieure, celle de vie/mort, et dans celle-ci il n'y a pas d'extériorité de l'une par rapport à l'autre, car la mort, selon Bataille, est au cœur même de la vie. S'il y a souci permanent autour des nourritures et de la pureté de la table, c'est que l'on ne mange que des cadavres. S'il y a souci permanent autour du sexe, c'est que le désir sexuel est une violence doublement mortelle : en elle-même, et c'est la thèse essentielle de Bataille, qui estime que les interdits concernant l'inceste, par exemple, ne sont qu~ particularisat~ons d'un interdit général non formulé portant sur le danger sexuel 26 ; mais aussi à la longue, les enfa~ts 'qui résultent de l'activité sexuelle venant prendre la place de leurs parents. Si, finalement, c'est le sang versé des victimes, le souillé, qui sert à purifier l'autel et les offrants, c'est qu'au cœur même de la bénédiction accordée par Dieu à l'Israélite pur et juste (l'abondance de nourriture et d'enfants), la malédiction de la mort travaille contre lui. La vie, dit Bataille, n'est qu'un immense et luxueux gaspillage, où tout meurt pour que la vie continue, débordante. Voici comment le Lévitique parle du sang : « Oui, la vie de la chair est dans le sang. Ce sang, je vous l'ai donné, moi, pour faire sur l'autel le rite d'expiation pour vos vies'; car c'est le sang qui expie pour une vie. Voilà pourquoi j'ai dit aux enfants d'Israël : " Nul d'entre vous ne mangera de sang " » (Lv 17, 11-12). C'est que le sang, c'est la vie et c'est la mort, c'est le souillé qui purifie. b) La conception de Yahvé lui-même décèle cette contradiction : lui, le saint, source de toute sainteté, le séparé de la souillure, n'est-il pas tel que, de le voir, les hommes meurent 21?
26. Pour les anciens Hébreux: Ex 20, 26 (les « parties honteuses,», 1 S 21, 6; Lv 15, 18 ; Dt 23, 11 ; 2 S 6, 20; 11, 11 (cités par von RAD, l, p. 240). 27. Ex 19, 21 ; 33, 20; Lv 19, 2; Nb 4, 20.
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§. TABLE ET DETTE a) Elargissons ici le sens de table à celui des fruits du travail d'agriculture et d'élevage : ce sont ces fruits qui remplissent la table de l'Israélite, ce sont eux qui déterminent son avoir, sa richesse, son abondance. Le principe de l'extension implique la donation d'une dîme triennale « de tous les revenus» « au lévite, à l'étranger, à la veuve et à l'orphelin » (Dt 26, 12), c'est-à-dire à tous ceux qui n'ont pas de champ, aux pauvres, en somme. Ceux-ci peuvent manger du raisin et les épis du voisin jusqu'à satiété, sans en mettre dans le panier (Dt 23, 25-26). Les restes des moissons, des gaulages et des vendanges appartiennent aux pa\lvres (24, 19-21) - les petits vols des pauvres sont donc légitimés ; les gages des prêts ne sont pas saisis (24, 10), ils seront rendus le soir s'il s'agit de pauvres (24, 12-13); pas de prêt à intérêt (23, 20); le salaire doit être payé chaque soir (24, 14-15). Tous les sept ans, les gages des prêts non remboursés. seront. rendus et les débiteurs seront quittes (Dt 15, 1-11). De même, l'esclave juif doit être libéré au bout de sept ans de service (en général, on tombait esclave quand on devenait débiteur insolvable 28) et renvoyé avec les mains pleines (Dt 15, 12-18). Cette septième année, pendant laquelle la terre sera laissée en jachère: « Tes compatriotes indigents pourront s'en nourrir» (Ex 23, Il), c'est l'année dite sabbatique. Le droit de rachat sur les terres vendues à cause de la disette (<< la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m'appartient et vous [Israélites] n'êtes pour moi que des ét~angers et des hôtes », Lv 25, 23) 29 se complète par l'année jubilaire (de 50 en 50 ans), pendant laquelle la terre et la propriété rurale reviennent à l'ancien propriétaire (Lv 25, 23-55). Bien que cela, selon de Vaux ~o, n'ait jamais été mis à exécution (et pour cause) le principe de l'extension y est manüeste, de même que son but, la justice, l'égalité sociale: « il n'exploitera pas son prochain ni son frère ;) (Dt 15, 2) ou « qu'il n'y ait donc pas de pauvre chez toi » (Dt 15, 4).
28. De VAUX, Les Institutiomî de l'Ancien Testament, I, p. 129. 29. Le système de la dette suppose donc une propriété de type « asiatique :. (cf. plus loin, p. 95, n. 5 et p. 102). 30. Op. cil., I, p. 268.
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b) Corrélatif à ce principe de l'extension, joue celui de la restriction comme interdit : « tu ne voleras pas :. (Dt 5, 19), « tu ne désireras ni (la) maison (de ton prochain), ni son champ, ni son serviteur ou. sa servante, ni son bœuf ou son âne : rien de ce qui est à lui » '(Dt 5, 21). Cette deuxième formulation désigne le lieu de la violence qu'il s'agit de conjurer : le désir portant sur ce~ qui permet à l'autre de subsister, sa table, désir qui est à l'origine de la violence d'agression. Transgresser cet interdit, c'est la dette (le péché) : c'est une autre espèce de désordre, de violence, qui menace la formation sociale. Les prophètes ne manqueront pas de la dénoncer comme cause des malédictions qui tombent sur Israël. C'est cette violence, en effet, on y reviendra, qui est la source du régime de classes, de l'enrichissement des uns par rapport aux autres, de la· formation de la grande propriété.
7. « MAISON:. ET DETTE
a) Le corrélatif de l'interdit de l'inceste est l'exogamie, c'est la grande thèse de Lévi-Strauss. Bataille 81 montre bien comment le don des femmes, par le père ou le frère, à un autre homme, est à situer non du côté du mercantilisme mais plutôt de celui de la fête, de l'effusion, il relève donc du principe d'extension. Si l'on se représente, à l'envers des possibilités indéfinies de mariage pour un homme dans nos sociétés modernes et de l'inquiétude actuelle face à la croissance démographique, « la tension inhérente à la vie en groupes restreints que l'hostilité sépare :., on peut « s'imaginer l'inquiétude à laquelle la garantie de la règle (exogamique) répond SB :. : inquiétude concernant l'acquisition de femmes mais aussi l'engendrement d'enfants. C'est là un aspect que Bataille néglige dans l'article cité (et qu'il relève ailleurs) et qui est cependant décisif pour la compréhension du système hébreu. En effet, tout Juif est soucieux de sa « maison >, la grande bénédiction consiste à avoir beaucoup d'enfants qui la prolongeront de génération en génération 3Sr Là encore, on retrouve la lutte de la vie contre la mort : les ancêtres continuent, par leur nom, à 31. L'érotisme, p. 228. 32. Ibid., p. 226. 33. Tandis que l'eunuque, « l'homme aux testicules écrasés, ou à la verge coupée, ne sera pas admis à l'assemblée de Yahvé» (Dt 23, 2).
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persister dans leur descendance. C'est le sens de la promesse l Abraham. vieux et sans enfants légitimes : « Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer ( ... ) telle sera ta postérité. :. Et avant : « ... ton héritier (sera) quelqu'un issu de ton sang :. (Gn 15, 4-5). Dans une autre tradition : « Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je, magnifierai ton nom qui servira de bénédiction :. (Gn 12, 2). C'est aussi ce qui explique la« loi du lévirat » : le frère de quelqu'un mort sans laisser d'enfants doit prendre sa veuve comme épouse, « et le premier-né qu'elle enfantera relèvera le nom de leur frère défunt, dont ainsi le nom ne sera pas effacé d'Israël :. (Dt 25, 5-6). b) A cette triple extension (exogamie, procréation, persistance du nom) s'opposent, comme principe de restriction, trois interdits. D'abord, l'adultère : la femme « reçue :. par un homme, elle devient sa possession, elle appartient dorénavant à sa « maison :., l'adultère est donc un vol: « Tu ne commettras pas d'adultère~ (Dt 5, 18), inverse du don exogamique 34. La femme étant donneuse d'enfants 85, il est aussi le risque d'un mélange de sang introduit dans la maison de son mari (<< le bâtard ne sera pas admis à l'assemblée de Yahvé ~, Dt 23, 3). C'est pourquoi elle doit être tuée surIe-champ, même si elle n'est que fiancée 86. On est bien dans le système de la dette, ce que signale l'interdit : « Tu ne convoiteras pas là femme de ton prochain » (Dt 5, 21), désignant le désir et sa violence. En réciprocité avec l'extension de la vie qu'est la procréation, le principe de restriction pose l'interdit majeur du système de la dette: « Tu ne tueras pas:. (Dt 5, 17). De même que, dans le système de la souillure, c'est la violence de la mort (intrinsèque, si l'on peut dire), qui est l'objet principal des interdits, de même l'obJet déterminant des interdits du système de la dette c'est le , meurtre (la mort comme agression de l'extérieur). Enfin, à l'affirmation de la vie par le nom de la « maison :. s'oppose, comme dette, la diffamation: « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton frère :. (Dt 5, 20). Au tribunal, il faut deux ou trois témoins pour établir la cause et, s'il s'avère que 34. Certes, le divorce est admis, objet d'une procédure juridique spéciale (le mari doit « rédiger pour elle un acte de répudiation :1>, « elle quitte sa maison [à lui] :1>, Dt 24, 1-2), mais c'est aussi un acte de possesseur, un droit exclusif du mari (cf. de VAUX, l, p. 60). 35. La stérilité est la plus grande honte d'une femme, cf. 1 SI; Le 1, 25. 36. Sauf si cela se passe à la campagne et que la fille ait pu crier au secours sans avoir été entendue, et soit donc exempte de dette (Dt 22, 22 88.), ce qui met un point d'interrogation à l'interprétation que j'avance ici.
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le témoignage est mensonger, « vous le traiterez comme il méditait de traiter son frère ~ (Dt 19, 15-19), la «.méditation :. renvoyant aussi au cœur, au désir. c) Voyons de plus près le mariage : « L'homme quitte son père et sa mère (c'est-à-dire sa " maison ", sa chair) et s'attache à sa femme et ils deviennent une seule chair ~ (Gn 2, 24); cette « seule chair », fusion des deux chairs, on l'a vu, pourra devenir féconde; il s'agit toujours du principe de l'extension de la «maison» dans l'exogamie. Mais la « maison» du père devant survivre dans celle du fils, le principe de restriction interdit aux enfants d'abandonner: ceux qu'ils ont un jour quittés : c'est le sens du « honore ton père et ta' mère (...) afin d'avoir longue vie et bonheur sur la terre » (Dt 5, 16) 81. d) Le but de l'exogamie est 1'établissement de tout un tissu de rapports familiaux entre les diverses « maisons », le renforcement des rapports de clan, de tribu, de nation, bref les rapports de sang, le principe d'extension exogamique engendrant ainsi ce que les. textes appellent souvent « la maison d'Israël ». De celle-ci par contre (principe de restriction) sont exclus les païens, le mariage avec eux étant interdit expressément (Dt, 7, 1-4) : aussi le système de la dette ne joue-t-il pas envers les païens comme envers les Juifs : ils peuvent, voire doivent, être tués en cas de guerre (Dt 20, 16-18), ou du moins être assujettis (Dt 20, Il), devenir esclaves à jamais (Lv 25, 44), on peut leur prêter à intérêt (Dt 23, 21), ils sont exclus de 1'assemblée de Yahvé (Dt 23, 4-7). Cette exclusive ne fera que s'accentuer après 1'exil, les Juifs devenant de plus en plus mêlés aux païens en Palestine et surtout dans la Diaspora : plus le tracé de la frontière raciale et symbolique entre Hébreux et païens est fragile, plus l'idéologie doit le ~enforcer.
e) Tout cela se s~tue dans l'instance politique qui structure une formation sociale de façon à ce que celle:-ci puisse survivre dans l'ordre, de génération en génération : survie des « noms », des « maisons », des « tribus », de la « maison d'Israël» 38. Le système de la dette vise à assurer cette survie, et à son interdit fondamental, celui de tuer, peuvent se réduire tous les autres : du vol (de
37. Cf. plus loin, p. 197. 38. Il n'y a donc aucune idée de survie dans un au-delà ni de croyance à une résurrection des morts; celle-ci n'entrera dans le texte çle l'idéologi~ juiv~ qu'au ne siècle avant J .-C.
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ce qu'un chacun a besoin pour vivre, lui et sa famille) tère, du faux témoignag~ (Dt 5, 17-20) 40.
30,
de l'adul-
8. SANCTUAIRE (TEMPLE) ET DEITE a) Le culte de Yahvé s'oppose comme don/dette (péché) au culte des dieux des peuples étrangers qui côtoient Israël. Ainsi d'abord les lieux de culte: « Vous abolirez tous les lieux où les peuples que vous dépossédez (par la conquête de la Palestine) aurQnt servi leurs dieux, sur les hautes montagnes, sur les col... Hnes, sur tout arbre verdoyant : vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles, abattrez leurs pieux sacrés, brûlerez au feu les images sculptées de leurs dieux, et vous abolirez leur nom en ce lieu. A l'égard de Yahvé, votre dieu, vous agirez d'autre sorte. Vous ne vïendrez trouver Yahvé, votre dieu, qu'au lieu choisi par lui, entre toutes tribus, pour y placer son nom et l'y faire habiter. Vous y apporterez vos holocaustes et vos sacrifices, vos dîmes et les présents de vos maisons, vos offrandes votives et vos offrandes volontaires, les premiers-nés de votre gros et de votre petit bétail, vous y mangerez en présence de Yahvé, votre dieu, et vous vous répartirez tout ce que vos maisons auront apporté, vous et vos maisons bénies de Yahvé, votre dieu » (Dt 12, 2-7). TI Y a don à Yahvé des victimes, des holocauste~ et sacrifices, des dîmes (triennale : pour le lévite ou prêtre 41, pour l'étranger, la veuve et l'orphelin 42 : Dt 14, 28-29; et annuelle : dîme des fruits, des champs et premiers-nés, à consommer à Jérusalem : Dt 14, 22-23 fil). considérés comme sacrés : Dt 26, 14. Le texte cité relie tout cela au Temple, lieu du don à Yahvé, de ce que Bataille appelle « la part maudite ) (sacrée), ce qui est à dépenser, à consumer comme excès en perte (par rapport à la consommation utile, quotidienne, profane) 44. 39. Cf. la remarque de von RAD, I, p. 169 : f l'interdiction du vol aVl\it en vue originalement le cas spécial du rapt humain (cf. Ex 21, 16; Dt 24, 7) » et c sa signification a été généralisée sous la forme que nous connaissons ». extension donc du vol du corps à toute la « sphère du propre ». 40. La Bible de Jérusalem (éd. 1955) faisant remarquer en note que ces 4 versets n'en font qu'un seul dans la version grecque, ceci laisse entendre que les traducteurs .lisaient les 4 interdits comme n'en faisant qu'un seul. . 41. Dans le Deutéronome, les lévites ont, du point de vue qui est ici le mien, la même place que les prêtres dans le Lévitique. 42. Ceci concerne aussi la table. 43. Cf. J. JEREMIAS, Jérusalem au temps de Jésus, p. 192. 44. La part maudite, pp. 60-62, 79 s.
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b) De même, un jour par semaine, le sabbat est donné (consacré) à Yahvé, on n'y ~ravaillera pas (Dt' 5, 12-14), comme le temps des fêtes, où se consumera, dans l'exubérance et la joie, la dîme annuelle; et c'est d'abord la Pâque : « ( ... ) au lieu choisi par Yahvé pour y faire habiter son nom (. .. ), tu mangeras avec (la victime) des azymes, un pain de misère, car c'est en toute hâte que tu as quitté le pays d'Egypte ; ainsi tu te souviendras, tous les jours. de ta vie, du jour où tu sortis du pays d'Egypte (. .. ) et tu ne feras aucun travail » (Dt 16, 1-8). Ainsi la fête des Semaines et la fête des Tèntes (Dt 16, 9-15), liées à la moisson et à la vendange. c) Mémoire de l'exode, de la libération de la servitude, du passage de la malédiction à la bénédiction, mémoire de l'alliance conclue entre Yahvé et Israël comme dieu et peuple, à la manière de l'époux et de l'épouse, mémoire de la prise de possession de la terre de Palestine: le récit (avec celui de la promesse aux Patriarches, aux ancêtres des tribus) de la constitution d'Israël comme peuple rassemble celui-ci dans le lieu où le nom de Yahvé habite, le Temple de Jérusalem. d) Principe de restriction : « Tu n'auras pas d'autres dieux que moi. Tu ne feras aucune image sculptée qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre (pas d'images d'animaux ou de figures humaines). Tu ne te prosterneras pas devant ces images ni ne les serviras (comme font les autres peuples) C..). Tu ne prononceras pas le nom de Yahvé, ton dieu, à faux» (Dt 5, 7-11). Les images de ces dieux-là, leurs noms, seront abolis, disparaîtront. Aussi les peuples qui occupent la Palestine doivent-ils être exterminés : « Tu les dévoueras à l'anathème ces Hittites, ces Amorites, ces Cananéens, ces Perizzites, ces Hivvites, ces J ébuséens (. .. ) afin qu'ils ne vous apprennent pas à pratiquer toutes ces abominations qu'ils observent pour leurs dieux : vous seriez en dette 4F> contre Yahvé, votre dieu» (Dt 20, 17-18). On retrouve ici un principe semblable à celui que l'on a trouvé dans le système de la souillure : il faut éviter la contagion, non plus des corps, mais des cœurs. C'est d'ailleurs aussi pour éviter cette contagion que les assassins, les incestueux, les adultères, les débauchés doivent mourir : « Tu feras disparaître d'Israël le mal » (Dt 22, 22 ; cf. 21, 21) 46. C'est, il me semble, en rapport avec cette conception du cœur, 45. « Vous pécheriez », dans la traduction de la B.J. 46. Cf. von RAD, p. 234.
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lieu du désir, qui commande le système de la dette (c circoncisez votre cœur et ne raidissez plus votre nuque ~, Dt 10, 16), qu'il faut comprendre l'iqterdiction des images sculptées : celles-ci fascinent les cœurs, attirent les désirs, comme des signifiants visibles, touchables, « œuvre de mains d'artisan ;) (Dt 27, 15), à quoi s'attachent l'or et l'argent : « Vous brûlerez les images sculptées de leurs dieux, et n'irez pas convoiter l'or et l'argent qui les recouvrent. Si vous vous en empariez, vous seriez pris au piège :. (Dt 7, 25). Israël, lui, a d'autres moyens pour connaître son dieu : ~ sa parole », sa voix « parlant du milieu du feu », « les épreuves, les signes-, les prodiges, les combats. à main forte et à bras étendu :. par lesquels Yahvé est allé chercher Israël en Egypte ; « c'est à toi qu'il a donné de voir tout cela, pour que tu saches que Yahvé est le vrai dieu et qu'il n'yen a pas d'autre :. (Dt 9, 32-35). En un mot, c'est la puissance, la force de Yahvé, racontées dans les récits de l'Exode, qui sont le moyen de le connaître. Aux images séduisantes des dieux étrangers, des « riens » (Lv 19, 4), « faits de main d'homme, du bois et de la pierre, incapables de voir et d'entendre, de manger et de sentir » (Dt 4, 28), s'oppose donc la « puissance » de Yahvé, manifestée, signifiée dans l'histoire d'Israël, à remémorer de génération en génération (Dt 6, 20-25) 41.
9. BENEDICTION ET MALEDICTION a) Les deux livres qui exposent les deux systèmes, le Lévitique et le Deutéronome, s'achèvent par une liste des bénédictions et des malédictions qui suivront le peuple selon qu'il respecte ou transgresse les. interdits des deux systèmes : « Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction:. (Dt 30, 19) 48. Ces listes sont trop longues pour être transcrites ici, mais leur lecture éclaire nettement le sens des deux systèmes. Si l'on respecte les interdits, c'est-à-dire si l'on conjure les deux types de violence qui menacent la formation sociale, la bénédiction sera assurée : « Vous mangerez votre pain à satiété et vous habiterez dans votre pays en sécurité. Je mettrai la paix dans le 47. Il ne s'agit donc pas d'opposer visible/invisible, matériel/spirituel, car le récit concerne aussi le « visible :t, la puissance de Yahvé se manifestant « visiblement ). 48. Lv 26 et Dt 28, celui-ci achevant ce qu'on appelle « le deuxième discours de Moïse ~ qui couvre la plus grande partie du livre.
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pays (... ). Je vous ferai croître ct multiplier » (Lv 26, 5.6.9). « Bénis seront le fruit de tes entrailles, le produit· de ton sol, le fruit de ton bétail, la portée de tes vaches e.t le croît de tes brebis (...). Yahvé commandera à la bénédiction d'être avec toi, en ton grenier comme tes travaux, et il te bénira dans le pays que Yahvé ton dieu te donne» (Dt 28, 4.8). La bénédiction c'est donc la fécondité : des champs et du bétail, et c'est l'abondance dans la table, le rassasiement; des entrailles de la femme, et c'est la multiplication des enfants, la permanence du nom de la « maison » de génération en génération ; c'est-l'extension de la maison d'Israël, qui s'accroîtra dans la paix et sera grande parmi les nations, rendant connu le nom de Yahvé. Pour assurer cette fécondité, il faut que, dans le cycle vie/mort, celle-là l'emporte sur celle-ci. Par exemple, il faut que la semence tombée à terre meure et que sous l'action de la pluie, au. bon moment 49, en sortent des fruits en abondance. Et cela, seul Yahvé qui est au ciel peut le faire : « Yahvé ouvrira pour. toi les cieux, son trésor excellent, pour te donner en son temps la pluie qui tombera sur ton pays » (Dt 28, 12), lui seul peut féconder la terre, lieu des hommes, abreuver les bétails, etc. Tout dépend donc de Yahvé pour Israël. b) Cette différence essentielle ciel/terre commande la conception idéologique qui organise les deux ordres. symboliques que nous analysons. Elle commande, par exemple, le principe de la différence entre les deux chairs qui se fécondent. Le ciel et la terre sont en réciprocité mais très nettement séparés et différenciés. A leur image, il faut séparer le pur et l'impur, le pur étant l'espace de la fécondité, de la vie, de la croissance, de la multiplication, de la bénédiction; et l'impur, le souillé, étant au contraire l'espace de la stérilité, de la mort, de la malédiction, de la violence à conjurer. « Soyez saints car moi, Yahvé, votre dieu, je suis saint » (Lv 19, 2), c'est-à-dire : « Séparez-vous de la souillure. »
c) Et l'on peut maintenant préciser le sens du système de la dette. La terre que l'homme travaille, où il vit avec son bétail, ne peut que recevoir la pluie qui lui est donnée pour la féconder : le don est donc à l'origine de la fécondité, de la bénédiction. Ce qui explique le principe de l'extension commandé par le don : ce que Yahvé a donné à l'homme, celui-ci doit le donner à son semblable qui en manque ; comme il est rassasié, il doit rassasier aussi son frère. De même, sa fille qui lui a été donnée, il doit 49. I.e soleil aussi, mais, dans ces pays méditerranéens, c'est la pluie qui est Je pJusprécieux.
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la donner à un homme qui veut une épouse pour avoir, à son tour, des enfants. Et les victimes, les dîmes données à Yahvé, le temps du sabbat et des fêtes que l'on chôme pour le donner à Yahvé, ne font que marquer ce caractère de don qui, est celui du travail et de l'abondance de la table. Donner de son abondance, de sa bénédiction, de même que veiller sur la pureté, est donc le gage de la poursuite de la bénédiction. Donner de ce qu'on a est le seul moyen d'avoir encore, il faut perdre pour recevoir. d) Mais en même temps, le don pare à la convoitise de l'abondance des autres, de leur avoir, de leur vie, de leur, bénédiction. Pare donc à la violence contre son prochain, son frère, son égal. Le but du principe de l'extension est précisément l'égalité entre les hommes et entre les maisons: « Qu'il n'y ait donc pas de pauvres chez toi » (Dt 15, 4); « tu aimeras ton prochain comme toimême» (Lv 19, 18). C'est contre cette égalité que joue la violence de la convoitise, qui tend à faire des uns des riches et des autres des pauvres. D'où le principe de la restriction, l'interdit de cette convoitise : « TI (l'Israélite) n'exploitera pas son prochain ni son frère ~ (Dt 15, 2).
e) Mais il faut pousser plus loin : Yahvé n',est pas le dieu de n'importe quel peuple dans n'importe quel pays. TI est le dieu du peuple d'Israël à qui il a donné « un pays où ruissellent le lait et le miel » (Dt 6, 3), un pays qui lui appartient, donc qu'il fait féconder. Le don du pays, déjà promis aux ancêtres (cf. Gn 12, 1), « le pays qu'il a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob, de te donner;) (Dt 6, 10), est donc à la mesure de la bénédiction, est déjà la première bénédiction, gage de toutes les autres 50. C'est là que se situe l'importance primordiale du récit de l'exode: comment Yahvé 'a fait sortir Israël de la servitude en Egypte, de la malédiction, l'a fait traverser le désert et lui a donné le pays. Le Décalogue, qui est la somme des interdits du système de la dette, commence par cet appel : « Je suis Yahvé ton dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de la servitude » (Dt 5, 6).
f) Le don du pays se marque dans le récit des combats pour sa possession; ces combats s'inscrivent aussi dans 'le système de la dette car ils sont la conjuration de la violence d'agression aux frontières d'Israël, venue des autres nations. Elles. sont « plus nombreuses et plus fortes que toi » (Dt 9, i), elles ont « des 50, Cf, von RAD, I, p. 202.
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chevaux, des chars et ont un peuple plus nombreux que toi :. (Dt 20, 1). Mais « tu n'en auras pas peur, car Yahvé ton dieu est avec toi, lui qui t'a fait monter du pays d'Egypte (... ); que votre cœur ne faiblisse pas (... ). Les scribes diront ceci au peuple [suivent trois recommandations concernant les soldats qui ont une bénédiction à recevoir, maison neuve, vigne. non vendangée encore, fiancée : cf. 2, 30] : qui a peur et sent mollir son courage? Qu'il s'en aille et retourne chez lui, afin de ne pas faire fondre comme le sien le cœur de ses frères :. (Dt 20, 1.3.8), c'est-à-dire de ne pas les contaminer. Les chapitres 7 et 8 développent longuement ce thème qu'Israël est peu nombreux face aux autres peuples et que, cependant, il les vaincra, comme déjà ce fut le cas en Egypte (Dt 7, 17-21), en tirant la conclusion de cette démesure au combat: « Garde-toi de dire en ton cœur: c'est ma force, c'est la vigueur de ma main qui m'ont procuré cette puissance 5\ Souviens-toi de Yahvé ton dieu, c'est lui qui t'a donné cette force, qui t'a procuré cette puissance » (Dt 8, 17-18). Or, les chars, c'est le propre d'une armée de métier, d'une armée d'Etat (comme sera celle de David 52), à quoi le Deutéronome oppose ce que von Rad appelle la « guerre sainte », que nous dirions aujourd'hui « guerre populaire », assurée par la « mobilisation des paysans libres 53 » : il explique que cette conception ancienne - on la trouve chez Josué et les Juges - a été reprise par les lévites dans leur effort réformateur antimonarchiste. Cette conception rehaussant le courage des combattants face à la peur revient, en fait, à opposer la force des corps à la faiblesse (des corps) que supposent les armements 54. On est bien dans le symbolique donc, et le caractère de don de la force signale le sys'tème de la dette. La force n'excluant pas la ruse, cette conception se lit dans le récit de la prise de Madiân par Gédéon (Jg 7, 3 : « Yahvé dit à Gédéon : .. , le peuple qui est avec toi est trop nombreux pour que je livre Madiân entre tes mains; Israël pourrait en tirer gloire à mes dépens et dire : " c'est ma propre main qui m'a délivré " »), ou bien dans celui de David avec Goliath (<< David répondit au Philistin : " Tu marches contre moi avec épée, lance et javelo~, mais moi je marche contre toi au nom de Yahvé " >, 1 S 17, 45). 51. « Pouvoir », dans la traduction de la B. J. 52. Von RAD, I, p. 47. 53. Von RAD, I, pp. 61 et 73. 54. On retrouve une autre conception de Bataille : cette force des corps au combat est en rapport avec le désir du risque, « dans la mesure où ils peuvent (c'est une question quantitative - de force), les hommes recherchent les plus grandes pertes et les plus grands dangers» (L'érotisme, p. 96). Cf. mon hypothèse 27, p. 42.
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g) L'enjeu entre Yahvé (selon Dt) et les dieux des autres peuples se précise donc. Ceux-ci accordent préférence au pouvoir de la richesse, au pouvoir des armements, au pouvoir politique de leurs rois, leurs images sont des signifiants liés à l'or et à l'argent (Dt 7, 25)~ aux chevaux et aux chars de combat (Dt 20, 1) 55. Contre ces signifiants, l'absence des images de Yahvé et la mémoire du récit de la force de Yahvé marquent la prépondérance du principe du don. On trouve la crainte des abus royaux dans les réserves faites à l'idée de royauté en Israël : « Qu'il (le roi) n'aille pas multiplier ses chevaux, et qu'il ne ramène pas le peuple en Egypte pour accroître sa cavalerie (...), qu'il ne multiplie pas le nombre de ses femmes, ce qui pourrait égarer son cœur. Qu'il ne multiplie pas à l'excès son argent et son or (... ). li évitera ainsi (en observant la loi) de s'enorgueillir au-dessus de ses frères ... ~ (Dt 17,16-17.20). Le récit de 1 S 8 de la demande d'un roi par le peuple (<< établis-nous un roi pour qu'il nous régisse, comme les autres nations ~, 8, 5) expose l'exploitation que celui-ci fera de ses frères, et c'est là la raison du refus que Samuel oppose à cette demande, tout en étant à la fin contraint d'y céder. « A la place où les religions païennes vénéraient les idoles, écrit von Rad 56, Israël situait la Parole et le Nom de Yahvé », c'est-à-dire le récit de sa puissance dont la mémoire, notamment pendant les fêtes pascales, révélera aux générations successives d'Israélites la source de sa bénédiction : « Tu diras à ton fils : " nous étions esclaves de Pharaon, en Egypte, et Yahvé nous a fait sortir d'Egypte par sa main puissante " » (Dt 6, 21).
h) Si, par contre, on ne veille pas à la séparation du pur et du souillé, celui-ci l'emporte et c'est la malédiction, la violence, qui tombera sur Israël. Si l'on ne pare pas à la convoitise et à sa violence (vol, adultère, meurtre, diffamation, culte des images des dieux étrangers), celle-ci l'emportera. Au lieu du rassasiement et de la multiplication, ce sera la désolation, la peste, la famine, la stérilité, la servitude sous d'autres peuples. La lecture des listes des malédictions est étonnante et je ne retiens que ceci : « Le fruit de ta terre et le fruit de ta peine~ un peuple que tu ne connais pas les mangera. Tu ne seras jamais qu'exploité et écrasé. Ce que verront tes yeux te rendra fou » (Dt 28, 33-34). C'est le spectacle d'un peuple et de ses enfants livrés à la fureur d'une violence
55. Voici une citation d'Isaïe, relevée au hasard : c son pays (d'Israël) est plein d'argent et d'or et d'immenses trésors; son pays est plein de chevaux ct de chars sans nombre; son pays est plein d'idoles» (Is 2, 7-8). 56. Von RAD, I, p. 193.
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inouïe Uadis condition d'Israël en Egypte selon le récit de l'Exode) qui rendra fou celui qui le contemple. i) Le système de la dette se résume dans le concept d'alliance entre. Yahvé et Israël, alliance d'amour entre les deux parties, mais à l'initiative de Yahvé : « Si Yahvé s'est attaché à vous et vous a choisis, ce n'est pas que vous soyez les plus nombreux de tous les peuples : car vous êtes les moins nombreux d'entre tous les peuples. Mais c'est par amour pour vous et pour garder ,le serment juré à vos pères que Yahvé vous a fait sortir à main forte et t'a délivré de la maison de servitude, du pouvoir ·du Pharaon, roi d'Egypte. Tu sauras donc que Yahvé est le vrai dieu, le dieu fidèle qui garde son alliance et son amour pour mille générations à ceux qui l'aiment et gardent ses commandements :. (Dt 7, 7-9). « Ecoute, Israël: Yahvé votre dieu est le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force 57 :. (Dt 6, 4-5). Aimer c'est donner; en terminologie de 'Bataille c'est consumer, c'est perdre; voler, tuer, c'est être en dette, et donc être perdu, maudit. j) Le Décalogue, résumé des interdits de la dette, est au cœur de cette alliance, de même que le commandement d'aimer son proche, son voisin, comme soi-même (Lv 19, 18), résumé du don. « A condition de garder tous ses commandements; il (Yahvé) t'élèverait ( ... ) au-dessus de toutes ces nations qu'il a faites, en honneur, en renom et en gloire, et tu serais un peuple consacré à Yahvé » (Dt 26, 18-19) : la bénédiction de Yahvé fera d'Israël une grande nation aux yeux des autres, celles-ci « auront connaissance de toutes ces lois, ils s'écrieront : " il n'y a qu'un peuple sage et aimé, c'est cette grande nation" » (Dt 4, 6). Déjà Gn 12, 3 ouvrait cette perspective à Abraham : « Par toi se béniront toutes les nations de la terre. » La bénédiction de Yahvé fait multiplier Israël, par sa puissance, par son don, et c'est là la gloire de Yahvé, venu « habiter » en Israël selon la conception qui domine le Lévitique : « La gloire de Yahvé remplira toute la terre :. (Nb 14, 21) 58, ceci non pas par un « départ» des Israélites vers les nations, car, au contraire, ce sont elles qui viendront au pays d'Israël, au pays béni. L'eschatologie que développeront les prophètes est déjà contenue dans ]a conception que les livres du Pentateuque se font de la bénédiction de Yahvé.
57. « Force », selon la traduction de la B.J. 58. Traduction de von RAD, l, p. 183.
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a) C'est le moment d'insister sur le caractère approximatif de ces réflexions, que seul un travail approfondi de spécialistes, portant notamment sur la sémantique hébraïque et tenant compte des diverses couches textuelles et de leur origine historique, pourrait confirmer ou infirmer. Je ne prétends pas faire ici travail d'historien : je ne fais que lire les versions françaises actuelles de ces textes, telles qu'elles nous sont données, et essayer d'y trouver une logique dans l'organisation des deux systèmes, qui pourra ensuite servir de guide dans la lecture du récit évangélique de Marc. C'est dans cette visée que je poursuis. TI s'agit maintenant de confronter les deux systèmes, pour relever ce en quoi ils se ressemblent et ce en quoi ils s'opposent relativement. b) La pureté, on l'a vu, c'est la fécondité, la multiplication; c'est donc la bénédiction, le don de Yahvé : comme ce que j'ai appelé le principe d'expansion ou don dans le système de la dette. Par contre, la souillure, c'est la pourriture, la mort, la déperdition, l'amoindrissement: l'équivalent aussi du principe de restriction. Je l'ai souligné aussi, le châtiment des « débiteurs» (ou pécheurs), leur mort, soit la séparation entre justes et pécheurs, résulte du souci d'éviter la contagion des cœurs, de même que la séparation du pur et du souillé préserve les corps purs de la contagion de l'impureté. Ceci est intrinsèque à l'idée même de dette (péché), si l'on en croit von Rad : « Avec (l'acte mauvais) c'était une puissance malfaisante qui aurait été libérée et qui, tôt ou tard, se tournerait contre le coupable ou contre son entourage »S9 et Smend qu'il cite 60 : « Le péché semble être pour les Juifs une puissance qui conduit le pécheur à la ruine parce qu'elle est, au, fond, identique au châtiment. :. C'est-à-dire que la dette, comme la souillure, c'est la violence qui désorganise par contagion la formation sociale, qui la ruine : elle est la malédiction. On pourrait encore faire remarquer que, si les domaines des deux systèmes s'excluent mutuellement, sauf peut-être 61 pour le cas d'inceste, le terme qui me semble marquer le maximum de souillure, celui d'abomination (cf. Lv 18, 27.29 qui résume avec ce 59. Von RAD. I, p. 233. 60. Ibid., n. 1. 61. « Peut-être» car à première vue l'inceste relève aussi de la « violence d'agression » et appartiendrait donc aux deux systèmes. Tel ne semble pas être le cas, car le Deutéronome et le Décalogue notamment l'ignorent.
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terme la liste des souillures sexuelles les plus graves), est repris souvent dans le Dt pour des fautes qui relèvent nettement du système de la dette (par ex., Dt 25, 13-16) s'. c) Une autre analogie: le système de la dette recèle une contradiction semblable à celle que l'on a repérée dans celui de la souillure. C'est que la bénédiction, l'abondance, sont génératrices de la convoitise d'en avoir plus; ainsi la bénédiction elle-même risque de développer dans son sein la violence qu'est la malédiction. « Garde-toi d'oublier Yahvé ton dieu en négligeant ses commandements, ses coutumes et ses lois que je te prescris aujourd'hui. Quand tu auras mangé et seras rassasié, quand tu auras bâti de belles maisons et les habiteras, quand tu auras vu rimltiplier ton gros et ton petit bétail, abonder ton argent et ton or, s'accroître tous tes biens, que tout cela n'élève pas ton cœur. N'oublie pas alors Yahvé ton dieu ... ~ (Dt 8, 11-14) «puisque tu n'auras pas servi Y ahvé ton dieu dans la joie et le bonheur que donne l'abondance de toutes choses ... :. (Dt 28, 47) (cf. Dt 6, 10-13). Là où il y a abondance, même si une partie est dépensée en don, en perte, il y a croissance dans la richesse. Et croissance du risque de la convoitise, de l'expropriation du plus faible pour plus de richesse, risque donc de croissance de la dette, rançon de la malédiction. Comme dans le système de la souillure, la mort (malédiction) est au cœur de la vie (bénédiction). Cette contradiction est à l'origine de la formation des sociétés de classes, et Israël, bien sûr, n'y a pas échappé. d) Il s'agit donc d'une même logique dans les deux systèmes, d'une même dialectique bénédiction (= pureté = don)/malédiction (::;: souillure = dette), vie/mort. On dirait même qu'il n'y a au début qu'un seul système tellement ils semblent coïncider. Cependant, même le spécialiste qui, en me lisant, ressentir~ des résistances face à ce que lui semble une simplification, m'accordera : lOque dans la description que j'ai faite des deux systèmes, les domaines en question s'excluent mutuellement, comme deux types de violence ; 2 0 que je n'ai pas forcé les textes en faisant la description du système de la souillure sur le texte du Lévitique et de celui de la dette sur celui du Deutéronome. Celui-ci ignore pratiquement ce qui est la souillure pour le Lévitique; lequel par contre n'ignore· 62.« Abomination, qui est le terme le plus couramment employé (142 fois) pour exprimer la répulsion de Dieu [dans le cadre de la souillure, F.B.] ( ... ) vise aussi l'injustice sociale [donc la dette, F.B.] » (E. BEAUCAMP, p. 65). .
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LE MODE DE PRODUCTION DE LA PALESTINE
pas la dette, mais lui accorde nettement une place moindre, et même (dans tout le document P, dit sacerdotal) a l'air d'ignorer le Décalogue, somme des interdits du système de la dette, au grand étonnement de von Rad 63, comme le Décalogue, lui, ignore l'inceste! Ceci ne me semble pas un effet du hasard, et il s'agit maintenant d'expliquer la relative opposition entre ces deux systèmes, certainement tardive, mais qui ne s'expliquerait pas si leur distinction, elle, n'était pas archaïque.
Il. SOUILLURE, DETTE ET SOCIETE DE CLASSES
a) Parmi les quatre documents-sources des premiers livres de la Bible, on tient généralement J et P comme issus des milieux de la cour monarchique de Jérusalem, clergé y compris; et E et D de ceux du nord de la Palestine, organisés politiquement à part après la mort de Salomon et décimés au VIlle siècle avant J.-C. par l'invasion des Assyriens, une partie de la population se réfugiant au sud et y emportant ses traditions. Deux traditions théologiques différentes se retrouvent dans la littérature prophétique: celle concernant l'exode d'Egypte, l'alliance du Sinaï et la conquête de la Palestine - tradition du Nord, dont Osée, Jérémie, Ezéchiel et le deutéro-Isaïe font notamment état et une autre, monarchique, développant une théologie de l'alliance avec David, le roi oint, et du choix dè Sion, colline sur laquelle le Temple de Jérusalem a été bâti, comme demeure de Yahvé - tradition du Sud, qui est notamment celle d'Isaïe. Ces deux traditions restent indépendantes, même si les trois derniers prophètes de la première liste n'ignorent pas le davidique et le sionique 6'. Or, il est piquant de remarquer que tous les prophètes, même Isaïe, rejoignent le ':Deutéronome dans une dialectique qui les oppose aux milieux de la cour subasiatique et du clergé de Jérusalem 65. Cette dialectique, qui engage les deux systèmes de la souillure et de la dette, relève, il me semble, d'une lutte de classes, comme je vais essayer de le montrer. b) L'exploitation des communautés villageoises d'Israël par 63. Vol. l, p. 206, n. 3. 64. Von RAD, II, p. 187, 203. 65. Le Temple étant un sanctuaire royal à côté d~s autres avant la réforme de Josias, ses prêtres étaient en fait des fonctionnaires royaux, selon von RAD, l, p. 47,
L'ORDRE SYMBOLIQUE DE L'ANCIEN ISRAËL
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l'Etat subasiatique est ainsi décrite par von Rad : « Malgré les lacunes de nos informations, nous pouvons fort bien nous représenter que la population campagnarde, structurée patriarcalement, n'a pas laissé s'installer au-dessus d'elle cette grande nouveauté, la monarchie, sans réagir. Objections religieuses mises à part, la royauté comportait une limitation sensible des droits et une surcharge appréciable des conditions économiques de la paysannerie indépendante. Le " droit du roi " que Samuel est censé avoir présenté au peuple (l S 8, 11-17) est visiblement formulé d'un bout à l'autre en termes tendancieux (sic), cependant les particularités de ce droit royal n'ont pas été inventées. Le roi a bel et bien prélevé dans la jeunesse du pays des soldats de métier pour renforcer ses garnisons. Il a mis la main sur des terres, pour se constituer, un peu partout dans le pays, des domaines et il a recruté de la maind'œuvre dans la paysannerie, pour les entretenir. Il a téql;lisitionné d'autres propriétés pour en doter ses familiers (1 S 22, 7). TI a imposé toute la population rurale pour pouvoir faire face à l'entretien de sa cour par des livraisons en nature (1 R 4, 7 ; 20, 14) et même la population féminine n'était pas sûre d'échapper à sa mainmise, car il lui fallait des parfumeuses, des cuisinières et des boulangères. Il est facile d'imaginer ce que la libre paysannerie d'Israël, qui vivait encore dans un sentiment d'indépendance nomade, a dû ressentir devant ces intrusions dans sa vie. La plus violente réaction s'exprime dans le refus total de la royauté qu'expose la fable de Jotham, qu'on a décrite comme la plus violente poésie antimonarchique de la littérature universelle 66. :. , c) La logique du système de la dette, qu'on a analysée, est certainement celle des anciennes tribus présubasiatiques ; elle correspond à « la vieille éthique fraternelle des tribus nomades voisInes (où) prend racine, bien avant la sédentarisation, le vieux droit israélite» 67. L'archaïsme de l'idée de bénédiction 118 et de celle du « péché» comme malédiction,. comme· puissance malfaisante 69, me semble hors de doute également. Or, la visée du système de la dette, on l'a vu, était l'égalité sociale (<< on est surpris de voir à quel point le livre de l'alliance part d'une égalité juridique de tous devant la loi et d'une notion 66. Von RAD, I, pp. 60 s. Suite à cette mise à part des « objections religieuses », von Rad fait une distinction entre « social » et « religieux » qui révèle l'idéologie bourgeoise gouvernant l'exégèse contemporaine : « Ce n'est pas un parti pris religieux qui persifle si cruellement la monarchie, mais un parti pris social. » Cette idéologie interdit de comprendre le système de la' dette. 67. Ibid., p. 38. 68. Que von RAD nie, cependant, vol. J, p. 202. 69. Voir les citations faites p. 84.
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LE MODE DE PRODUCTION DE LA PALESTINE
de solidarité commune »70) : « qu'il n'y ait donc pas de pauvres chez toi:. (Dt 15, 4) ; il tendait précisément à éviter un système de classes, une monarchie subasiatique. Que le Deutéronome n'ait été écrit que quatre siècles après l'irréparable, l'installation de celle-ci, montre seulement que la « foi en Yahvé :., acceptant la monarchie 71, n'a pas déterminé le social, mais n'exclut pas notre présupposé que sa logique reste la même que celle du vieil Elohiste. Si l'on faisait l'exégèse des textes prophétiques, je crois que l'on confirmerait aisément la conclusion brutale qui déjà se dégage et que les exégètes bourgeois évitent systématiquement 71 : le régime de classes instauré par David, l'exploitation du frère par le frère, c'est cela la malédiction qui est tombée sur Israël et l'a amené à la désolation et à l'exil. On verra que l'évangile de Marc se situe dans ce même champ de lecture de l'histoire d'Israël. d) Ce n'est évidemment pas la lecture qu'en fait la classe sacerdotale, d'abord liée à la cour monarchique et, après l'exil, la remplaçant. Que, dans le Deutéronome, l~s lévites, « toute la tribu de Lévi » (Dt 18, 1), soient considérés comme les prêtres de Yahvé, et que P, dont le Lévitique, insiste par contre sur l'institution d'Aaron et sa descendance comme caste sacerdotale d'un côté et le reste des lévites de l'autre, la différence prêtre/lévite étant toujours bien marquée 73, cela est déjà un symptôme du conflit qui oppose les milieux auteurs des. deux documents D et P, de la contradiction campagne/cour 74 à laquelle ce conflit se rattache, symptôme donc des différents lieux de lecture 75. Car cette lecture de classe que les prêtres font de l'histoire d'Israël dépend, bien sûr, de leur fonction cultuelle et va jusqu'à se refléter. dans ce que j'ai appelé le système de la souillure, qui est au cœur du culte et est, par définition, l'affaire des prêtres, comme est leur affaire le discernement, dans les cas douteux, de ce qui est pur et ce qui est souillé (voir par èxemple, la lèpre, Lv 14). Le culte est en effet le lieu de la purification du souillé purifiable, de la conjuration de la violence qu'il représente 76. Plus encore, 70. Von RAD, l, p. 38. 71. Cf. Dt 17, 14 ss et von RAD, l, p. 73. 72. De VAUX va même jusqu'à nier l'existence de classes sociales en Israël l, p. 108. 73. Von RAD, l, pp. 214, 219. 74. Ibid., p. 73. 75. Cf. plus haut, pp. 45 ss. 76. Von Rad décrit le culte comme don « pour Yahvé ~, pour qu'il se souvienne et écarte sa colère du pays (l, p. 213); selon Pedersen, avec qui von Rad n'est pas d'accord pour des raisons qui semblent relever de son idéologie « protestante », « le centre de l'idée israélite de sacrifice (est) dans la tentative de maintenir la bénédiction sur le bétail et les fruits » (von RAD, l, p. 223, n. 3), ce qui s'accorde avec l'analyse proposée ici.
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selon P, c'est la violence même de la naissance qui' sépare la tribu lévitique des autres fT, tribu où la caste sacerdotale est privilégiée. e) Comme je l'ai montré, c'est la violence de la mort qui est conjurée par les interdits portant sur la souillure, cette violence qui s.e rapporte à la contradiction que j'ai appelée infrastructurale, contradiction irréductible, à laquelle toute F.S. est affrontée 78. Par contre, la violence qui porte le système de la dette, relevant du meurtre comme agression, se rapporte à la contradiction superstructurale, qui, elle, est réductible 78. Or, la lecture du Lévitique nous a montré que le système de la dette, s'il n'en est pas absent (bien que le Décalogue le soit), est en quelque sorte confondu avec celui de la souillure, nettement dominant, tandis que le Deutéronome les distingue tellement que le système de la souillure s'efface devant celui de la dette qui prend le premier plan, signalé symptomatiquement par l'importance majeure du Décalogue, à la suite du « code de l'alliance ~ (E). Pourquoi ceci? Pour le savoir, il suffit d'interroger les porteurs des deux textes. Von Rad montre que le Deutéronome est la fixation par écrit d'une vaste activité de prédication des lévites du royaume du nord, engendrant un mouvement réformateur qui a précédé les bouleversements cultuels de l'époque de Josias 80 : il est le fait d'une pratique très nettement réformiste. C'est donc parce que ces lévites se battent pour une .réforme de la F.S. qu'ils affirment la primauté du système de la dette, dont le domaine est justement celui du réductible. Au contraire, une pratique conservatrice relevant de la classe dominante, comme l'était celle de la caste sacerdotale de Jérusalem, gagne à maintenir la confusion des deux systèmes et à affirmer la prépondérance du système concernant l'irréductible. Les prêtres étant fonctionnaires du roi, la centralisation du culte au Temple de Jérusalem avec le rejet de tous les autres sanctuaires (paradoxalement, ce fut le fait de la réforme deutéronomiste) a consolidé leur position sur l'ensemble de la F.S., jusqu'à ce qu'ils se retrouvent avec le pouvoir politique après que les Babyloniens aient emporté la monarchie. Or, c'est de cette époque postexilique que date la 77. Les lévites remplaçaient les enfants premiers-nés de toutes les « maisons» d'Israël, de « ceux qui ouvrent le sein maternel» (Nb 7, 16, ouverture violente qui les fait appartenir à Yahvé (Nb 7, 17) : s'ils n'étaient pas rachetés (Nb 3, 40 ss) et remplacés par les lévites, « ils devaient être sacrifiés à Yahvé» (von RAD, l, p. 220), leur sang versé purifiant la souillure de la naissance. De cette pratique archaïque sont restés les sacrifices d'animaux, dont on a vu le sens, au centre du système de la souillure. 78. Cf. mon hypothèse 31, p. 43. 79. Cf. mon hypothèse 33,. p. 44. 80. Von RAD, l, pp. 70 ss.
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dernière rédaction du document P et la canonisation (fixation en c canon :.) de l'ensemble de la Torah, P étant en quelque sorte le ciment qui assure 1'unité des textes opposés entre eux. Ce faisant, la caste sacerdotale au pouvoir clôt le livre et s'en rend maîtresse: par cette double clôture, textuelle et politique, la primauté du système de la souillure s'est affirmée de telle façon qu'il va commander, dans 1'idéo10gique, le judaïsme, jusqu'à la disparition du (second) Temple, auquel son destin a été lié dès la monarchie subasiatique. C'est ainsi, par ce geste 81 d'affirmation de la primauté du système de la souillure, dont le raffinement des rituels 811 et la multiplication des sacrifices d'expiation 83 ne sont que le corollaire, que leur pouvoir de classe se trouvera dorénavant bien fondé dans le texte sacré. /) D'autre part, le système de la dette étant réduit à une casuistique juridique relevant des tribunaux, la violence de meurtre est oubliée comme violence d'appropriation à l'origine de la formation des classes sociales 84 et le pouvoir politique utilise la Loi pour réprimer les « violences » des petits, voire leurs révoltes 85. Et pourtant, la prédication des lévites deutéronomistes et des prophètes avait pour objet le déclenchement de mouvements contre l'injustice de classe! La primauté du système de la souillure a une autre incidence qu'il n'est pas inutile de souligner, si l'on se prépare à lire le récit de Marc. Elle tend à réduire le récit de la puissance de Yahvé, à le mettre en réserve dans un passé révolu (dans la clôture sacerdotale, la Loi clôt le récit) et à empêcher qu'il reprenne vie devant le légalisme sacerdotal et 1'immense édifice du culte, structuré selon la cadence des saisons et des années. Elle tend donc à empêcher le prophétisme, sa critique des institutions subasiatiques et son annonce d'une future action de Yahvé 86. A quoi le Deutéronome opposait le critère de discernement des vrais prophètes : « Si ce prophète a parlé au nom de Yahvé et que sa parole reste sans effet et ne s'accomplisse pas, alors Yahvé n'a pas dit cette chose-là » (Dt 18, 22), c'est le critère de la puis81. Qui corrobore mon hypothèse 36, p. 46 s. 82. Von RAD, I, p. 220. 83. Ibid., p. 236. 84. Les riches, d'ailleurs, se légitiment comme des « bénis» par Yahvé, leur abondance étant le signe de leur « justice ». 85. Il y en a peut-être un indice dans la mention que fait von RAD, I, p. 231, que « le mot le plus fort pour péché (soit celui qui) signifie " révolte ", " rébellion ", peut-être à l'origine ~, contestation de la propriété " (Ex 22, 8) ». Pour les distorsions du système de la dette, voir un exemple, p. 120,
n.53.
86. Von
RAD,
I, pp. 91 ss.
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sance de la pratique des prophètes; mais « si quelque prophète (...) te propose un signe ou un prodige et qu'ensuite ce signe ou ce prodige annoncé arrive, s'il te dit alors: " allons suivre d'autres dieux que tu n'as pas connus et servons-les ", tu n'écouteras pas les paroles de ce prophète » (Dt 13, 2-4) : le critère de la puissance reste soumis à celui de la fidélité à l'alliance. Il s'agit donc de discerner les nouveaux récits qui se réclament -du récit fondateur : selon le Deutéronome, la Loi reste ouverte sur de nouveaux récits pro.:. phétiques 87. g) Je reviens, au terme de cette thèse audacieuse, à la modestie qui convient aux amateurs, aux non-spécialistes. Je ne sais pas si ce que j'ai posé est vrai, je le crois seulement. C'est le sens dans lequel devrait travailler, selon moi, une exégèse matérialiste de l'A.T. : mettre à jour ce processus idéologique concernant les deux systèmes de l'ordre symbolique de l'ancien Israël, en tenant compte de ce qui est déjà à l'œuvre dans tous les textes que nous connaissons, tous déjà du temps de la monarchie. Ce qui me semble probable, c'est que cette mise à jour impliquerait des révisions de la sémantique hébraïque établie, car il reste possible que l'exégèse idéaliste dominante l'ait travaillée dans le sens de ses intérêts de classe. Et la lecture du Deutéronome et des prophètes serait le lieu privilégié de cette mise ajour. Il y a quand même de quoi justifier mon audace : lisez, par exemple, la n.2, p. 174, de von Rad, l, où il cite M. Noth sur la question de la « bénédiction » comme récompense ; ce second exégète, plein d'érudition, n'arrive pas à accepter les bénédictions promises à Israël s'il obéit à la Loi, parce que ceci impliquerait l'idée « catholique » de mérite! Ailleurs 811, on essaye de montrer que les sacrifices israélites, de soi, n'agissaient pas « ex opere operato » ! P. 202, c'est le « matérialisme du salut» du Deutéronome qui est le résultat d'une « lente évolution », « car la foi en Yahvé des temps plus anciens n'osait pas encore établir une liaison 87. Ce geste idéologique de promotion de la problématique concernant la violence infra structurale, l'irréductible de la mort, du sexuel, de la maladie, le « problème du mal et de la souffrance », comme on disait, au détriment de la contradiction superstructurale concernant l'exploitation des classes, « le problème social », le réductible, ce geste qu'a accompli la classe sacerdotale de Jérusalem en laissant le système de la dette dissimulé par celui de la souillure, n'est-il pas toujours accompli par l'intelligentsia bourgeoise? Il suffit par exemple de voir l'importance qu'elle accorde à la psychanalyse courante, à un certain érotisme, à la drogue, à la question de la mort, etc., comme moyen de laisser dans l'oubli la lutte des classes, la « justice ~ des tribunaux qui remplit les prisons de pauvres gens et laisse les gros à leurs affaires, etc. L'irréductible, Je métaphysique, là encore, efface le changeable. 88. Pp. 228-230.
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entre son dieu et les bienfaits du pays agricole :.. Et pourtant, von Rad fait état du rapport entre les textes et les questions économiques et politiques, du moins il y fait attention, commè on a pu l'apprécier par la longue citation qu'on a faite p. 87, beaucoup plus que les exégètes catholiques ! Devant un tel monde exégétique, qui implique un investissement scientifique énorme pour pouvoir arriver à faire du travail sérieux sur les textes originaux, et se meut dans une telle idéologie, on pourra peut-être excuser mon incursion de « curieux :. dans ces textes vénérables.
2
La Palestine du 1er siècle de notre ère
1. L'ARTICULATION SUBASIATISME-ESCLAVAGISME
a) On a supposé dans le chapitre précédent que la F.S. de l'Israël ancien était un M.P.subA. ; il s'agit maintenant de l'analyser, dans son état final. A vrai dire, l'histoire de la. Palestine s'est déroulée entièrement. dans la « sphère asiatique:. l jusqu'aux guerres d'Alexandre (mort en 323 avant J.-C.) ; elle a eu le temps de se structurer et même de se restructurer; ce n'est pas tellement le subasiatisme (en l'absence de travaux d'irrigation importants, caractéristiques du M.P.A.) qui fait problème, mais bien son articulation avec le M.P.E. : son -« hellénisation » d'abord, contre laquelle se soulevèrent les Maccabées au ne siècle, sa « romani-. sation :. ensuite, après que Pompée l'ait intégré dans l'empire romain (63 avant J.-C.). Le résultat fut le développement dans le M.P .subA. d'un large secteur· de commerce privé à rapports marchands, ce qui d'ailleurs a été aussi le cas de grand nombre d'asiatismes dans leurs phases plus développées Il. La question que l'on aura à décider est celle de savoir si le subasiatisme reste dominant ou dominé, quelles transformations il subit.
b) La question semble facile pour ce qui est de la Judée, géographiquement d'accès assez difficile et tout orientée autour de Jérusalem et de son Temple: il semble bien que c'est le subasiatisme qui reste dominant, on le verra. Par contre, il sera plus dilficile de trancher pour ce qui est de la Galilée, traversée par deux grandes routes commerciales, l'une liant la mer (Ptolemaïs, en Syro-Phénicie) à Damas, l'autre reliant cette ville à Jérusalem, en suivant la vallée du Jourdain, et po1itiquement soumise au pouvoir des
1. Cf. plus haut, pp. 50 S8. 2. Cf. G. DHOQUOIS, p. 87.
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Hérode tout au long du lOF siècle, séparée donc de la Judée. Du point de vue agricole, le contraste est aussi flagrant entre la sèche Judée et la fertile Galilée où la pluie n'est pas rare. On y trouvera donc plus facilement des grandes propriétés et des populations non juives adonnées au commerce, tandis que les Juifs y sont en grande majorité des paysans 3. Ce mélange de races n'était pas sans rendre les Galiléens suspects d'impureté aux yeux des Judéens, mais ne les empêchait pas d'être assez nationalistes : c'est là que toujours ont eu leur origine les divers mouvements de zélotes. c) L'ennui, c'est que l'on dispose de beaucoup plus d'informations concernant la Judée et Jérusalem (notamment la vraie mine dans laquelle j'ai beaucoup puisé : J. J eremias, Jérusalem au temps de Jésus 4) qUe pour la Galilée, et ce qui va suivre ne peut pas ne pas s'en ressentir. On ne dispose pas non plus, mais c'est la règle pour une grande partie de l'histoire ancienne, de données statistiques concernant l'économie et ce sera donc les données relatives au politique et à l'idéologique et aux diverses luttes du 1er siècle, désignant les intérêts de classe qui s'y jouent, qui nous guideront dans l'analyse, en grande partie qualitative, qui va suivre.
2. L'INSTANCE ECONOMIQUE : PRODUCTION ET CIRCULATION a) L'agriculture et l'élevage. Au niveau des forces productives, l'agriculture est empirique (charrues sans roues, faucilles). On produit du blé en Transjordanie, Galilée et Samarie. En Judée, moins propice à la grande agriculture, vin, olives, fruits, légumes, céréales. Des forêts permettent la production de bois. On élève des moutons et des chèvres en Judée et du gros bétail dans les plaines de la côte et en Transjordanie. Les porcs, animaux impurs, ne sont pas élevés en Palestine (Mc 5, 1-20 se passe en pays étranger). Pour ce qui est des rapports de production, dans les communautés de villages, les paysans sont de petits propriétaires (la division du travail n'est pas très poussée) et ils doivent payer un tribut à l'Etat : c'est un secteur de subasiatisme, la propriété est de soi collective mais, en fait, travaillée individuellement et soumise à l'héritage; le dehors des villages reste « terre communale ;). A 3. Cl. GUIONEBERT, pp. 17 ss. 4. Il sera cité très souvent dans ce chapitre, mais par commodité on ft omis les références, facilement repérables à travers sa table des matières.
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cÔté de ces petits paysans, il y a un large secteur de production sous forme de grandes propriétés foncières ; y travaillent soit des journaliers salariés (cf. Mt 20, 1 ss), qui sont souvent aussi des petits paysans villageois, soit des esclaves (en nombre réduit, à en croire Jeremias). Très souvent des intendants organisent le travail pour le compte du maître résidant en ville (cf. Lc 16, 1 ss.), ou bien celui-ci a des métayers (cf. Mc 12, 1 SS.) 5. De même, les paysans vi~ageois élèvent quelques bêtes autour de leur maison, tandis que de grands propriétaires engagent des bergers pour leurs immenses troupeaux 6. La mer de Galilée se prête à la pêche selon des techniques variées, allant jusqu'à de gros filets de près de 500 mètres de long, ce qui suppose des équipages de six à huit pêcheurs et plusieurs barques. La terminologie de Lc 5, 7.10 semble indiquer une production de coopération simple, avec péréquation des bénéfices. b) L'artisanat est développé surtout dans les villes et notamment à Jérusalem, pour les. vêtements (laine, lin, tissage; foulons, tailleurs, corroyeurs), pour l'alimentation (huile, boucherie, fromage, œufs, boulangerie), pour la construction (charpentiers, forgerons). Il y a aussi des potiers, des porteurs d'eau, ainsi que des fabricants d'onguents, aromates, parfums, artisans d'objets de luxe, orfèvres, fabricants de sceaux, copistes, etc. En règle générale, -les artisans travaillent à leur compte. c) L'Etat embauche de son côté des milliers d'ouvriers (recons-
5. Cf. p. 102 la citation de Baron sur le caractère de « propriétairestenants» qui était celui de cette propriété, ce qui n'a pas d'incidences économiques mais plutôt politiques. « Dans la plupart des formes de base asiatique, J'unité rassembleuse qui se situe au-dessus de toutes (les) petites communautés apparaît comme le propriétaire supérieur ou l'unique propriétaire (ici, c'est le dieu), les communautés réelles comme des possesseurs héréditaires :b, écrit Marx, cité par Godelier (pp. 63 s.), qui écrit ailleurs : « Le mode de production asiatique ~voluerait par le développement de sa contradiction vers des formes de sociétés de classes dans lesquelles les rapports communautaires ont de moins en moins de réalité par suite du développement de la propriété privée » (p. 89), laquelle a été encouragée en Palestine par l'occupation du M.P.E. romain. Cf. le chapitre XI de R. VAUX, l, qui cependant semble ne pas avoir su reconnaître complètement le caractère « asiatique » de la propriété en Israël. 6. L'historien d'Israël Baron estime que « nous ne savons que très peu de choses sur la proportion relative de la grande propriété et de la petite propriété foncière dans la Palestine ancienne. Le pays semble n'avoir pas connu une concentration de la propriété foncière entre les mains d'un petit nombre de propriétaires, semblable à celle qui avait caractérisé les latifundia italiens. Voilà pourquoi ce fut le petit exploitant agricole juif et non le grand propriétaire possesseur d'esclaves qui resta toujours l'épine dorsale de l'agriculture palestinienne et même de la société juive en général:. (l, p. 372).
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truction du Temple, palais d'Hérode, monuments, aqueduc, murailles) : ouvriers de la pierre et du bois, sculpteurs, orfèvres, fabricants de mosaïques, etc. On parle, vers les années 60 après J.-C. de dix-huit mille hommes employés ainsi par l'Etat. d) La considération du mode de circulation nous permettra de mieux cerner les deux secteurs économiques de la Palestine : l'un caractérisé par les villages, l'autre par les villes. Dans les villages, la circulation est réduite à certains produits artisanaux spécialisés (Jésus est charpentier dans un village) et elle se fait par « troc ». Pour l'essentiel de la production, ces villages vivent en régime d'autosubsistance. Le surplus de cette production est versé soit au Temple, comme impôt annuel (le didrachme), soit au bas clergé comme dîme, soit au temps des fêtes, comme seconde dîme qui doit être dépensée à Jérusalem. C'est bien la « base» d'un subasiatisme qui se dessine ici. Les villes, auxquelles on rattachera les grandes propriétés foncières et les grands troupeaux qui les desservent, sont par contre le lieu d'un commerce assez intense, autour soit de la cour d'Hérode (à Tibériade, fondée l'an 17 après J.-C. par Antipas) et des routes du commerce international en Galilée, soit de Jérusalem en Judée. La source productrice de ce commerce, pour ce qui est de l'agriculture et du bétail, ce sont les grandes propriétés dont les intérêts économiques se trouvent ainsi liés aux villes et spécialement à Jérusalem, où afflue une quantité de pèlerins sans doute très importante, que Jeremias évalue à 60000 pour la fête de Pâques. Une classe de gros marchands assure cette circulation; ils s'intéressent aussi au commerce d'esclaves et de matières premières; les métaux (or, argent, bronze, fer) sont importés de l'étranger. Ces pèlerinages justifient aussi le commerce des artisans de J érusalem qui tiennent boutique pour la vente directe sans intermédiaire, soit en rapport avec le Temple (animaux pour les sacrifices, souvenirs), soit l'hôtellerie, soit les produits de grand luxe. On remarquera que tout ceci relève de la dépense; C'est le champ III de l'économique qui soutient Jérusalem. 1
e) Le commerce est réglé par un appareil monétaire: les monnaies juives circulent à côté des étrangères : romaine (denier), grecque (drachme d'argent), phénicienne, ce qui est un indice de l'internationalité du commerce en Palestine et des pèlerins juifs venus des quatre coins du monde d'alors. L'importance de ce commerce et son rapport avec la grande propriété explique que les journaliers travaillant pour celle-ci soient payés en argent (un denier par jour de travail selon Mt 20,1 ss.),
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comme du reste les fonctionnaires et ouvriers du Temple, paraît-il assez bien rémunérés 7.
1) Ce qui ressort très nettement du texte de Jeremias ici utilisé, c'est l'importance économique et financière du Temple de Jérusalem, avec ses immenses recettes, se composant des dons affluant du monde entier, des taxes prévues par la Loi sous forme de l'impôt du didrachme, du commerce des victimes, de l'acquittement des vœux, des livraisons de bois, etc., et en outre, des revenus de ces biens-fonds. En contrepartie, il y a d'énormes dépenses, avant tout pour les travaux de reconstruction du Temple commencés l'an 20 avant J.-C. et terminés entre les années 62 et 64 après J.-C. Ce Trésor est administré ·par les grands prêtres, trois parmi eux étant les trésoriers en chef, avec une troupe de fonctionnajres sous leurs ordres. TI s'agit de « finances. publiques :., trésor d'Etat n'appartenant pas en droit à la noblesse sacerdotale qui les administre, mais dont elle retire des revenus réguliers. Les familles des grands prêtres (quatre familles ont fourni la plupart des grands prêtres de l'époque de l'occupation romaine) disposent de grandes richesses, étant aussi, probablement, propriétaires fonciers. En outre, le commerce d'animaux dans l'enceinte du Temple (Mc 11, 15) appartient à une de ces familles, sans doute celle de Anne. g) En un mouvement opposé à celui de la rentrée à Jérusalem des taxes venues des Juifs dispersés hors de la Palestine dans tout l'empire romain, l'impôt perçu par les Romains occupants du pays draine une partie importante du surplus palestinien vers Rome. La Judée verse 600 talents par an ~ux Romains, ce qui équivaut à 6 millions de deniers, un denier représentant une journée de salaire agricole. L'impôt se répartit ainsi : le tributum (impôt personnel et impôt foncier), l'annona (contribution annuelle destinée à assurer les besoins des troupes de garnison, en nourriture comme en corvée) le publicum (impôts indirects et douanes, généralement affermés à des « publicains:. qui se chargent d'en assurer le recouvrement). h) Ce qui vient d'être' dit peut déjà nous permettre de caractériser, du point de vue économique, la F.S. de la Palestine du lei' siècle. 10 Le secteur des villages, on l'a vu, définit la « base ~ des communautés. villageoises caractéristiques du M.P .subA, l'EtatTemple définissant sa super-structure qui s'approprie leur surplus. 7. De l'avis de loin, p. 120).
JEREMIAS
(pp. 147 s.), contre lequel celui de Baron (cf. plus
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2° Le secteur marchand, d'un autre côté, avec son arrière-plan de grande propriété, relève plutôt des formes marchandes courantes dans le M.P.E. romain, à cette différence près que l'esclavage se.mble y être restreint. Cependant, le Temple comme Trésor est le pôle économique de cette circulation, spécialement en Judée, ce qui montre que ce secteur est à comprendre aussi, du moins partiellement 8, comme appartenant au M.P.subA., car l'on sait que l'asiatiSme développé a comporté un secteur de propriété et commerce privés '. D'un autre côté, l'impôt du didrachme, perçu des Juifs de la diaspora, rend cette figure subasiatique assez particulière : c'est là un symptôme de la fonction sociale propre au Temple et qui justifie l'Etat 10, on y reviendra à propos de l'idéologique. En résumé, il y a une forme composite où le subasiatisme semble dominant en Judée et le secteur marchand lié au commerce international du M.P.E. dominant en Galilée. Le tout cependant est surdéterminé par le M.P .E. du fait de son intégration dans l'ensemble de l'empire romain, le tribut perçu étant le rapport économique visible entre le M.P.subA. et le M.P.E. On y reviendra à propos du politique.
3. L'INSTANCE POLITIQUE a) Il Y a deux difficultés concernant le symbolique dans la Palestine du 1er siècle. La première consiste dans la connaissance de l'ordre symbolique (texte, donc idéologique) qui jouait effectivement, car ce que nous avons longuement analysé dans le chapitre précédent a subi au long des siècles des transformations dues aux transformations sociales elles-mêmes. TI en sera question au chapitre suivant. La deuxième consiste dans la connaissance du champ symbolique concret, et notamment des différences entre les villages et les villes, entre la Galilée et la Judée. On fera seulement les. remarques suivantes. Qu'il y ait un décalagè notable entre l'ordre symbolique et le champ réel, le symptôme le plus évident en est le fait que toute une force sociale s'est orga8. A l'exclusion du commerce international, soumis au « publicum ~. 9. 1 R 9, 26-10, 29 présente Salomon comme un grand commerçant: le commerce était alors le fait de l'Etat. Selon de Vaux (l, p. 123), c'est après l'exil qu'un commerce privé s'est développé, dans le judaïsme sacerdotal. 10. Au sens où Engels dit que c partout, une fonction sociale est à la base de la domination politique '> (cité par GODELIER, p. 62).
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nisée depuis le second siècle avant J .-C. : les pharisiens, qui se définissent par la rigueur de l'observation de l'ancien ordre symbolique; c'est donc que le reste de la population était bien moins ferme dans cette observation. Notamment, un certain nombre de métiers, dont Jeremias analyse quelques listes 11, sont réputés en eux-mêmes comme impurs et leurs agents comme souillés: parmi eux, relevons les publicains, collecteurs du « publicum » pour les Romains, qui constituent, comme partout ailleurs dans l'empire, une classe parasite, détestée des masses et condamnée par les dirigeants intellectuels. Par ailleurs, un certain nombre de gens transgressent notoirement la Loi dans l'un ou l'autre de ses commandements, et sont eux aussi mis à part comme pécheurs. Enfin, impurs et exclus, les « malades mentaux » sont censés possédés par un esprit impur, un démon. Une deuxième remarque consiste à relever le souci, devenu très intense du fait du mélange fréquent des Juifs avec les païens (surtout en Galilée, mais aussi en Judée), de la pureté de leur origine juive, de leur sang et de l'absence de mélange, chez les ancêtres, avec du sang païen. Pour exercer des droits civiques très importants 12, il faut prouver que l'on est d'origine légitime; même le simple Israélite connaît ses ancêtres les plus. proches et peut indiquer à laquelle des douze tribus il remonte. Depuis le retour de l'exil, la preuve de l'origine légitime est devenu le véritable fondement de la communauté du peuple restauré. ·Cela est décisü surtout pour les familles des lévites, des prêtres et des grands prêtres. Jeremias analyse longuement la division de la société .en trois grands groupes·: les familles d'origine légitime, celles d'origine illégitime atteintes d'une souillure légère et celles dont l'origine illégitime est frappée d'une souillure grave. La troisième remarque concerne les villages : ici, le symbolique est probablement beaucoup mieux respecté, les. rapports de parenté jouant encore à fond leurs rôles économique, politique et idéologique propres aux F.S. sans classes 18. b) Au niveau suprapolitique, concernant les rapports d'autorité ou de pouvoir politique 14, il faudra là aussi tenir compte de la distinction entre le secteur villages et le secteur villes. Dans ceux-là, les rapports d'autorité permanents sont les rapports au-dedans de la parenté, de la « maison ». De façon non permanente, un conseil des anciens se réunit soit pour régler des affaires 11. 12. 13. ) 4.
Pp. 399 S8. Ibid., pp. 392 ss. ; mais il y allait aussi de l'h~ritag~. Cf. GODELIER, p. S5 et mon hypothèse 11, p. 27. Cf. mon hypothèse 10, p. 27.
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communales, soit comme tribunal en cas de litige ou de transgression de la Loi 1&. De ce conseil font partie les « anciens :., c'est-àdire les chefs de « maisons » juives, choisis en fonction de la pureté de leur sang d'origine, et un prêtre pour les questions concernant la souillure et la pureté. Pour les villes, les mêmes conseils existent, mais accaparés par les chefs des familles plus riches, la « noblesse laïque :) : ils correspondent déjà à des rapports de pouvoir, à des rapports de classes, car il s'agit là des tenants des centres de l'appareil du pouvoir politique et des entreprises économiques, que sont les grandes propriétés agricoles. Dans leurs tribunaux siègent aussi des scribes, qui ont parcouru un cycle d'étude régulier de plusieurs années, et peuvent prendre des décisions personnelles dans les 'questions de législation religieuse et de droit pénal : ordonnés à quarante ans, ils sont autorisés à être juges dans les procès criminels et à porter des jugements dans les procès civils. Souvent des prêtres ont la formation de scribes. Ce cycle d'étude concerne, en effet, outre le religieux dont il sera question plus loin, une casuistique assez compliquée d'interprétation des anciens textes législatifs, relatifs aux deux systèmes de la souillure et de la dette, témoignant là encore du décalage entre ces textes et les changements intervenus dans le champ symbolique du fait des transformations sociales. c) Parmi tous les conseils d'anciens, celui qui joue le premier rôle est celui de Jérusalem, le Sanhédrin, dont le pouvoir politique s'étend à toute la Judée, et le pouvoir idéologique à toute la Palestine, voire à la diaspora des Juifs de par le monde. Il est à la fois le tribunal suprême (criminel, politique et religieux) et le siège du gouvernement, du pouvoir d'Etat en Judée. Il est donc le centre de la superstructure d'Etat du M.P .subA., depuis l'an 6 après J.-C., quand la Judée devint province procuratorienne. TI est constitué par soixante et onze membres : « les grands prêtres, les anciens et les scribes ». Les « grands prêtres » sont les prêtres en chef qui occupent un· poste permanent au Temple et qui, en raison de cette fonction, ont voix au Sanhédrin où ils constituent un groupe bien défini; le groupe des anciens. se compose de chefs de familles patriciennes de Jérusalem ; les « scribes ~, en majorité pharisiens, sont le parti du peuple et représentent la foule en face' de l'aristocratie, aussi bien du point de vue religieux que social. Mais (de 6 avant J.-C. à 66 après J.-C.) c'est l'aristocratie sacerdotale et laïque, d'observance sadducéenne, qui y joue le rôle déterminant. 15. Cf. de
VAUX,
I, pp. 212, 235.
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Siégeant dans le Temple, présidé par le grand prêtre en exercice, le caractère religieux du Sanhédrin couvre idéologiquement sa fonction politique; cependant à l'instar de tous les autres conseils d'anciens, il n'est pas permanent et ne fonctionne que sur convocation pour des affaires graves. L'appareil d'Etat, qui s'approprie le pouvoir politique à Jérusalem et en Judée de façon permanente, est constitué seulement par le groupe des grands prêtres du Sanhédrin. Le centre de cet appareil est le grand prêtre, dont le rôle religieux fonde idéologiquement ce lieu politique depuis la chute de la monarchie et le retour de Babylone .. Cependant, tandis qu'à l'origine il s'agissait d'une fonction à vie héréditaire, au 1 er siècle de notre ère le procurateur romain, à la suite des Hérode, nomme et destitue les grands prêtres à sa guise, dans n'importe quelle famille sacerdotale. Au-dessous de lui, se situe un autre prêtre en chef, le commandant du Temple, qui, outre la haute surveillance du culte, a en main la puissance policière suprême. TI dirige donc le secteur répressif de l'appareil d'Etat dans le Temple et c'est cette police-là, constituée de lévites, qui a dû arrêter Jésus. En plus des sept surveillants du Temple, qui en détiennent les clefs, contrôlent l'accès dans les parvis et assurent aussi le maintien de l'ordre extérieur, la troisième fonction de prêtre en chef est celle des trois trésoriers, chargés de l'administration des revenus du Temple, de ses réserves, de s~s richesses, bref, des finances du Temple . . Une foule de fonctionnaires, prêtres, lévites et simples laïques assurent le fonctionnement de cet appareil politique du Temple, dont le rôle est aussi celui d'appareil d'Etat pour toute la Judée. d) Cet appareil d'Etat subasiatique strictement juif est cependant contrôlé par l'appareil d'Etat du M.P.E. romain. Celui-ci a installé, depuis l'an 6 après J.-C., un procurateur chargé directement de la Judée (et de la Samarie), tandis que la Galilée d'Hérode Antipas demeure sous la dépendance du légat romain de Syrie. Pour bien marquer l'autonomie interne laissée à l'appareil d'Etat juif, le procurateur réside à Césarée (Samarie) au bord de la mer, où stationnent les troupes d'occupation (trois mille hommes environ, recrutés en Syrie et en Palestine, mais en dehors de la population juive). TI ne monte à Jérusalem que pour les grandes fêtes juives : le reste du temps, une cohorte de soldats commandée par un tribun constitue la garnison de la capitale. Lors de ses venues, le procurateur s'occupe des cas de peines capitales, le droit d'exécution pour raisons politiques lui étant réservé.
Cette autonomie n'en est pas moins contrôlée. D'une part, par
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le biais du droit de nommer et de déposer les grands prêtres, que les Romains ont gardé à la suite des Hérode, et qui, en fait, s'est exercé de façon telle que seules quatre familles sacerdotales plus puissantes ont fourni des. grands prêtres: ainsi les Romains s'assurent la totale dépendance de ceux-ci. D'autre part, les Romains s'assurent aussi la dépendance des « anciens », la « noblesse laïque ». Je cite Baron 16 : « L'aristocratie foncière ne se sentait pas entièrement assurée dans la possession de ses biens, puisque toute la terre appartenait théoriquement à l'Etat 11. Elle avait été trop souvent décimée ou expropriée arbitrairement par Hérode et les autres chefs de l'Etat (... ) depuis le temps où les Ptolémée avaient établi " les grands domaines " et les avaient confiés à des maîtres individuels aux fins d'une exploitation directe ou indirecte mais avaient soumis le propriétaire tenant à une destitution arbitraire toujours possible ». Ainsi promise à la menace permanente d'expropriation par les Romains « la classe des propriétaires fonciers développa ces traits de servilité envers les supérieurs politiques et de totale absence de pitié envers les subalternes, qui contraignirent souvent ces derniers à s'enfuir et à se joindre aux bandes de brigands qui battaient la campagne. C'était là la solution extrême à laquelle recouraient, d'ordinaire, les paysans opprimés et les esclaves du monde ancien :.. De plus, « c'était parmi les. anciens du Sanhédrin et les autres anciens des grandes familles que (le procurateur) choisissait d'habitude les fonctionnaires pour les impôts, les décaprotes. Ces décaprotes, chargés de répartir entre les citoyens soumis à l'impôt le tribut imposé à la Judée par les Romains, répondaient sur leurs propres deniers de son versement exact :. 18. C'est ainsi que l'appareil d'Etat romain, tout en laissant une marge d'autonomie interne à l'appareil juü et ne se réservant que quelques fonctions décisives, n'en contrôlait pas moins indirectement les classes tenantes de cet appareil. On y reviendra dans l'analyse de la conjoncture de lutte de classes de la Palestine du lU siècle. 16. I, p. 376. 17. C'est là une caractéristique de l'a~iatisme qUI Ignore la « propriété privée » typique du M.P.E. et du M.P.C., comme on l'a vu : c'était le Dieu d'Israël qui était censé être le Seigneur de tout le pays. Je crois que cette considération devrait mener à une relecture des paraboles évangéliques sur les maîtres et les serviteurs (par exemple, Mt 25, 14 ss.). Elles sont moins « paraboliques » qu'il ne paraît : la logique qui les sous-tend est celle du système de la dette, prolongée dans une perspective eschatologique, et elles visent les c patrons » et les tenants du pouvoir politique. Le c vrai patron » va venir bientÔt pour le jugement et ceux qui n'ont pas été fidèles au don (don/dette) seront châtiés. Or, on les lit d'habitude selon l'optique de la c propriété privée ~ occidentale, comme si celle-ci était cautionnée par eUes ! 18, J. JERBUAS, p. 308 (cf. Baron, l, p. 368~,
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4. L'INSTANCE IDEOLOGIQUE a) C'est, selon la définition que nous en avons donné plus haut, l'instance de la production (écriture), circulation (entre les agents) et consommation (lecture) des textes de la F.S. On peut parler au singulier, car finalement il n'y a qu'un seul texte incessamment repris, continué, élargi, lu et réécrit, texte toujours déjà approprié idéologiquement, dans sa sémantique complexe, par divers codes. Dans la Palestine du 1er siècle, le texte oral se fait dans la langue courapte dans tout le Proche-Orient depuis quelques siècles, l'araméen, tandis que le travail d'appropriation idéologique se fait à partir de textes écrits au long d'une histoire vieille déjà d'une dizaine de siècles, les plus anciens l'étant en hébreu, la langue ancienne d'Israël, devenue « langue sacrée :.. La majorité de la population étant analphabète, l'accès à ces textes écrits est réservé à une caste de « spécialistes :) de l'écriture, les scribes (grammatai, dans le grec du Nouveau Testament), dont il a déjà été question plus haut à propos de leur rôle politique. Le lieu de leur fonction spécifiquement idéologique est la synagogue, où, tous les sabbats, la population de la ville ou du village se rassemble et les écritures anciennes sont lues et commentées. Une autre caste, celle des prêtres, a un' rôle idéologique spécifique : celui des rites de purification, et le haut-lieu de leur production idéologique est le Temple. Avant d'en venir aux effets dans le texte de la F.S. de ces, deux productions idéologiques dominantes, on s'attardera un peu sur les procès de lecture/écriture à la synagogue. b) Considérons d'abord le texte qui y était lu et commenté : la Torah et les prophètes. Je prendrai les textes non pas dans leur histoire mais déjà constitués en un ensemble clos depuis les temps du retour de Babylone et le début du judaïsme palestinien. La Torah est constituée de six livres (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, Josué), dont une part du contenu forme quatre récits. 10 D'abord (Gn 1-11) des récits concernant les origines du monde et de l'humanité, cene-ci étant, depuis le premier couple humain, dans une situation de contradiction que nous avons appelée infrastructurale 19, la « chute :. mythique de ce premier couple ayant entraîné la violence dans le sexuel, le travail et la mort. 19. Cf. mes hypothèses 6 et 31, pp. 25 et 43.
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2° Le reste du livre de la Genèse (Gn 12-50) raconte les origines du peuple d'Israël, à travers les récits de ses trois grands ancêtres, Abraham, Isaac et J aéob et de la promesse qui leur fut faite par Yahvé d'un pays, d'une large descendance et de la bénédiction qui leur adviendrait comme abondance, bonheur et prééminence face aux autres nations, bénédiction qui contrecarrerait les effets de la contradiction infrastructurale. 3° Les quatre livres suivants (Exode à Deutéronome) contiennent des récits concernant la formation du peuple d'Israël comme peuple de Yahvé, à partir de sa libération d'Egypte sous la conduite de Moïse, à qui, pendant un séjour de quarante ans au désert, Yahvé avait proposé une alliance 20 : « Désormais, si vous m'obéissez et respectez mon alliance, je vous tiendrai pour miens parmi tous les peuples :. (Ex 19, 5), formule que les prophètes reprendront sous forme lapidaire : « Ils seront mon peuple et moi je serai leur dieu. » 4° Finalement, le livre de Josué contient le récit de la conquête du pays de Canaan par les tribus d'Israël, se terminant (Jos 24) par le ~écit de l'assemblée des douze tribus à Sichem, avec' ratification de l'alliance mosaïque 21 : le pays a été donné par Yahvé à Israël en accomplissement des promesses faites aux patriarches. A.insi, selon cette grande structure narrative Promesse/Accomplissement, s'achève le récit des origines d'Israël. Mais cet achèvement est, du point de vue de la rédaction même du texte, une ouverture sur le récit à venir, sur la prolongation de la bénédiction aux générations suivantes ; ceci est marqué par la place, dans la Torah, des textes législatifs qui remplissent surtout les livres du Lévitique et du Deutéronome, dont 17analyse a été 'faite : la bénédiction ne sera donnée que dans l'obéissance à cette loi donnée par Yahvé à Moïse. Le récit domine la Loi.
c) Les livres prophétiques (Juges, Samuel, Rois, Chroniques, et les Prophètes proprement dits) débutent par le récit du passage de la « confédération de tribus » à la monarchie (J g, 1 et 2 S,IR 1-11), David et Salomon y sont présentés comme ayant réussi la grande étape de la promesse accomplie (cf. notamment la description de la grandeur de Salomon, 1 R 3-10 : c'est le récit de la gloire d'Israël devant les autres nations). Cette gloire cependant tourne court et le reste des livres des 20. Métaphore venant des « alliances » politiques auxquelles les F.S. asiatiques du Proche-Orient avaient recours depuis le 2e millénaire avant J.-C. 21. Selon von RAD, l, p. 25, il faut voir dans ce récit très ancien « la fondation de l'amphictyonie de l'ancien Israël », c'est-à-dire la confédération des tribus.
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Rois, repris postérieurement par les Chroniques, est le récit de la malédiction que la monarchie a entraînée sur Israël jusqu'à la déportation de ses classes dirigeantes en Babylonie. Les livres des prophètes, d'avant et d'après l'exil, mêlent des récits aux oracles comminatoires ou consolateurs de quelques grandes personnalités religieuses, qui, tout au long de ces siècles de malédiction dominante, lisent les récits qui leur sont contemporains à la lumière de la Torah. Ils commencent à annoncer une future intervention de Yahvé d'abord conçue comme proche, ensuite comme lointaine 22, intervention guerrière pour rétablir Israël dans la bénédiction et lui assujettir les nations ennemies. C'était, chez les prophètes du VIlle siècle, le « jour de Yahvé :. que l'on attendait. Les conceptions eschatologiques ont changé selon les prophètes et les époques. Isaïe a placé au centre de son espérance le retour d'un roi descendant de David, oint (messie) par Yahvé, qui rétablirait le droit (le système de la dette) en Israël. Cette espérance messianique s'est maintenue jusqu'au temps de Jésus et traverse le texte de Marc, comme on le verra. D'autres prophètes, J érémieet Ezéchiel surtout, ont annoncé, métaphorisant sur l'alliance sinaïtique brisée par l'infidélité d'Israël et de ses rois, une nouvelle alliance que Yahvé ferait avec son peuple, sans omettre d'ailleurs le messianisme davidique. Le deutéro- et le trito-Isaïe ont proposé la vision d'une nouvelle Jérusalem, Sion rétablie, que les nations étrangères chercheraient pour y connaître la Loi de Yahvé et trouver, elles aussi, le bonheur de sa bénédiction. Les images de repas d'abondance et gratuits, des noces, de Jérusalem comme ville de justice, de fêtes pleines de liesse, attestent au long de la littérature prophétique qùe c'est toujours la bénédiction de Yahvé qui est attendue, à la mesure de la conversion d'Israël à la loi de Yahvé-, du rétablissement du système de la dette. . Cette structure textuelle, on la retrouvera par la suite, et notamment chez Marc; elle est spécifique de la rédaction juive des récits. On écrit, on lit des récits pour éclairer à cette écriture, à ces lectures, les pratiques contemporaines, les récits en train de se faire. Mais, je le signale tout de suite, cette métaphorisation du récit premier d'Israël, marquée par le terme nouveau (nouvel exode, nouvelle alliance, loi nouvelle), est le lieu du leurre où tombera toujours l'exégèse bourgeoise, à la suite de celle qui l'a précédée : le nouveau se passe dans les cœurs (J r, Ez), on crie donc à l'intériorisation. On verra le pourquoi de cela, mais il faut dire tout de suite que, chez les prophètes, les perspectives sont toujours ter22. Cf. von
RAD,
II, pp. 102, 235.
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restres : c'est toujours de la bénédiction matérielle, sur terre, qu'il est question chez eux. En effet, il s'agit toujours du destin collectif d'Israël dans le pays que Yahvé lui a donné. Voici donc un premier ensemble de textes, les textes sacrés, dont la lecture et le commentaire sont le travail idéologique des. scribes. Après la récitation de la prière introductive et des dix-huit bénédictions, le culte synagogal du sabbat se poursuit : « On procède à ·la lecture du texte sacré : la Torah d'abord, puis les prophètes (collection juive). Cette lecture est faite en hébreu, langue liturgique, devant un auditoire palestinien, et en grec dans la diaspora. Mais, en Palestine, les sections du texte sacré choisies pour la lecture sont aussitôt traduites en araméen : c'est l'origine des targum 28. :. d) Avant de continuer sur les textes, oraux et écrits, qui circulent dans la Palestine du 1er siècle, il faut considérer en elle-même la classe des scribes qui en a été le producteur. La classe sacerdotale devenue dominante dans le judaïsme post-exilique marginalisa la problématique eschatologique ouverte par les prophètes 24. Ils ont clôturé la Torah et leur lecture du texte sacré devient de plus en plus conservatrice. Ce faisant, ils libèrent un espace de production textuel qui sera occupé par les scribes, dont le développement ira croissant tout au long des siècles jusqu'à ce qu'ils acquièrent la place idéologique prépondérante qui est la leur à l'époque qui- nous intéresse. Qui sont les scribes, du point de vue économique? Il y en a qui sont 'des prêtres, soit du haut soit du bas clergé. Viennent ensuite - et c'est la grosse masse des scribes - des gens des autres couches du peuple : marchands, artisans ; la plupart appartiennent aux couches non fortunées de la population. Mais comme il leur était défendu de se faire payer leur activité et que beaucoup n'avaient pas de métier, c'est avant tout de secours que vivent les scribes. Comme il ne se trouve point de paysans parmi eux, il faut bien conclure que la grosse majorité des scribes font partie de ce qu'on pourrait appeler la petite bourgeoisie des commerçants et
23. Introductiol/ à la Bible, Il, p. 62. 24. « Cette vision (des prophètes) devait se perdre sous l'influence du code sacerdotal et de sa théologie cultuel1e non eschatologique. A mesure que le temps passait, il· semble que la consolidation de la communauté cultuelle post-e~i1jq\1e ait comblé les espoirs de restauration de bien des rapatriés, évinçant de façon toujours plus systématique les idées eschatologiques. Non pas que celles-ci n'aient plus eu de propagateurs à l'époque; mais l'aristocratie sacerdotale qui était au pouvoir à Jérusalem écarta toujours davantage l'attente eschatologique, la forçant pour finir à s'exprimer en marge de la communauté ~ (von RAD, II, p. 257). La clôture sacerdotale invertit ainsi Je rapport récit/loi : fixé dans le passé, le récit est dominé par la loi.
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artisans de la Palestine : leurs intérêts idéologiques correspondent donc aux intérêts économiques et politiques de cette classe. « Le savoir est seul et unique à représenter la puissance des scribes :», dit Jeremias, c'est-à-dire que leur pratique idéologique est une fonction idéologique décisive : Jeremias parle de « l'influence dominante des scribes sur le peuple» et va jusqu'à les considérer comme une « nouvelle classe supérieure », « à côté de l'ancienne classe supérieure constituée par la noblesse héréditaire du clergé et du laïcat », ayant accès au Sanhédrin lui-même. e) On trouvera comme caractéristiques de la pratique idéologique des scribes trois types de textes : ' 10 Ceux qu'on appelle textes de sagesse, dont le livre de Job reste l'un des plus significatifs. Quelque chose change : parmi ces marginalisés, la problématique individuelle prend le premier plan, les textes s'interrogent sur leur destin personnel, sur le malheur de leur condition quand ce sont précisément eux qui sont restés fidèles à la loi de Yahvé. Est-ce que les promesses ne sont pas contredites, la malédiction s'avérant être le fruit d'une p~atique de pureté et de don conformément à la loi? Le livre de Job, si l'on fait abstraction du début (Job 1-2) et de son happy end (Jb 42, 7 ss.) qui sont postérieurs, ne trouve pas de réponse à cette question, pas plus que Qohelet (dit « l'Ecclésiaste)), de nombreux psaumes ou les autres sages : ils continuent d'espérer au-delà de leur angoisse, mais cependant c'est bien la mort qui les attend. D'autres s'intéressent à la connaissance de la nature et de la société e~ donnent des règles de conduite individuelle, tels les Proverbes ou le Siracide (dit « Ecclésiastique'»). 2 0 Les textes targuminiques, surgis « dans le cadre du culte synagogal ), constituent « une tradition sur l'interprétation des textes de l'Ancien Testament » : lecture-écriture sans cesse reprise et s'élargissaht dans ce que A. Paul appelle l'Intertestament qui c ne s'épanouira que plus tard, dans l'univers du judaïsme rabbi~ique 16 ) , après le 1er siècle de notre ère. 3 0 Mais les textes les plus représentatifs peut-être pour la période qui nous concerne, ce sont ceux qu'on a appelés apocalyptiques, apparus dans la période qui va de l'an 200 avant J.-C. à l'an "100 après J.-C. Leur problématique, d'importation étrangère, est celle de la connaissance de la nature et de l'histoire, d~ms la « présupposition qu'il existe une analogie générale entre l'action salvatrice de Dieu et l'ordre de la nature ~ ». L'influence de littératures étrangères à Israël s'observe d'abord 25. A. PAUL, p. 429. 26. Von RAD, II, p. 273.
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dans la rupture avec la tradition prophétique : le message des prophètes est enraciné dans l'histoire du salut, c'est-à-dire dans des traditions d'élection bien définies, tandis que les auteurs des apocalypses présentent une vue de l'histoire dans laquelle tout est suspendu au fait que le cours de l'histoire est fixé depuis le début dans un enchaînement prédéterminé. Les prophètes ~e sont tus définitivement; l'auteur apocalyptique, à l'instar des auteurs perses, a reçu ,une révélation secrète (notamment à travers des songes) qu'il ne transmet qu'à des initiés. L'apocalyptique a une place certainement très importante dans le cycle d'étude qu'il faut accomplir pour devenir scribe. Et par ailleurs les éléments constitutifs de la sémantique propre à ces textes sont entrés dans le texte idéologique d'Israël et sont bien présents dans les. textes néotestamentaires, notamment dans celui de Marc que l'on va lire (ce que j'appellerai le code mythologique). Il nous faut donc regarder' de plus près cette sémantique, et puisqu'elle a été l'effet intertextuel des textes religieux perses, on fera un bref résumé de ceux-ci. f) La Perse (ou l'Iran) des Achéménides était un M.P .subA. (sans travaux d'irrigation importants), qui a constitué le premier grand empire de l'ancien Proche-Orient (Vie à Ive siècles avant J.-C.), qui engloba des M.P .A. comme la Mésopotamie et l'Egypte. On y retrouve successivement les trois types de religion dont il a été question 27, le passage des religions tribales à un polythéisme d'Etat étant indiqué ainsi par Benveniste : « L'ancien Iran, cet agrégat de peuples' et tribus, les uns sédentaires, les autres nomades, qevait pratiquer des cultes assez différents. La religion dite mazdéenne a progressivement gagné une grande partie de l'Iran ancien 28. ) Dans le mazdéisme, il y a un dieu principal, Ahuramazda, créateur du monde qu'il gouverne avec le concours d'aùtres dieux secondaires. et qui est lumière céleste et sagesse. La différence ciel/terre est donc primordiale. A l'instar de la souillure chez les Juifs, il y a un monde du mal, des ténèbres, où règnent des dieux maléfiques, les démons (les daiva). L'univers idéologique mazdéen .est ainsi celui d'un combat entre forces du Bien et forces du Mal, reflétant le mode d'existence de tribus guerrières, en proie à la convoitise de leurs voisins et au désir de les dominer. . Or le roi est aussi le souverain de l'univers, le maître du cosmos, une image terrestre du dieu, et la sagesse est aussi son attribut 27. Plus haut, pp. 37 s. 28. Je me servirai, en les interprétant, d'un texte collectif déjà ancien, La civilisation iranienne, et de celui de Widengren, Les religions de ['Iran.
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essentiel de gouvernement; l'Iran attendait de son roi qu'il fît tomber la pluie nécessaire, qu'il fertilisât la terre : on est bel et bien dans une religion « asiatique ;), telle que Banu Fa décrite. Le troisième type de religion, plus ou moins contemporaine des mystères grecs, a été le fait de Zarathoustra, à une époque de sédentarisation et d'urbanisation. A partir de « révélations :. personnelles, il prêche une religion de salut intériorisé, une expérience religieuse individuelle : chaque fidèle qui a pris parti et combat pour le Bien est le lieu d'une bataille intérieure contre les. forces du Mal; aux batailles multiples mais épisodiques de la vieille mythologie, ne succède qu'une seule guerre entre le Bien et le M&l. Le fidèle vainqueur recevra sa véritable récompense, après la mort, des mains de Ahuramazda : ainsi, ce qui était prérogative royale devient-il accessible aux fidèles, avec, comme conséquence, l'avènement d'une perspective d'immortalité et la séparation nette entre le dieu et le roi 29. C'est donc du lieu intérieur d'une sagesse révélée que Zarathoustra prêche le salut, lequel éclatera au grand jour lors d'un jugement dernier par le feu, quand un rédempteur, le « Vivant :., reviendra et que bons et méchants auront le sort qu'ils ont mérité. En rapport avec ce jugement, apparaît la croyance en une résurrection de la chair. Ces divers thèmes 'du combat Bien/Mal et du rôle qu'y jouent les démons, d'un jugement eschatologique, du rédempt~ur et de la résurrection, étrangers à l'idéologie de l'Ancien Testament, on les retrouvera dans les apocalypses, et l'on accepte communément qu'ils y sont l'effet de la religion de Zarathoustra. Comment s'étonner de cette intertextualité? C'est Cyrus qui a permis le retour en Palestine des exilés juifs de Babylone, c'est Darius qui a permis la reconstruction du Temple, c'est Artarxerxès qui a permis à Néhémie de venir gouverner Jérusalem et reconstruire ses murailles ; bref, la restauration d'Israël sous la forme du judaïsme est l'œuvre des rois perses. g) TI reste à préciser les conditions politiques de ce travail inter-idéologique. La littérature apocalyptique est apparue à une époque précise et d'un seul coup. Elle prolonge en partie les traditions de la littérature de sagesse, notamment la science de l'interprétation des rêves et celle des oracles et des signes, mais. elle innove dans ce qui est probablement le trait spécifique le plus certain de l'apocalyptique : une échappée sur la fin de l'histoire, sur un jugement universel et une rédemption, donc une perspective
29. La religion de Zarathoustra est antiroyale, Widengren prouve que les rois achérriénides n'y ont pas adhéré (p. 166 ss.),
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ouverte sur l'accomplissement de l'histoire 80. Malgré le scepticisme de von Rad sur ]a possibilité de connaître les cercles porteurs de ces idées 8\ il est facile de voir quels événements, en ,Palestine, ont bouleversé sa problématique politique et justifient une nouvelle production textuelle intervenue si massivement : c'est le soulèvement des Maccabées et ses conséquences. Ainsi, en dehors de la littérature apocalyptique, on retrouve dans le second livre des Maccabées (12, 38-46) l'apologie de la résurrection des morts : « Car s'il (Judas) n'avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts. :) On est donc amené à pens:er que c'est cette « lutte sainte :. qui fut le lieu de l'appropriation de la croyance perse à la résurrection dernière, eschatologique, la mort de ceux qui luttent pour Yahvé étant sans cela un non-sens, une pure malédiction. C'est ce soulèvement des Maccabées qui est à l'origine du parti des pharisiens, car il se pourrait qu'ils se rattachent aux Assidéens, que 1 M 2, 42 appelle « association de juifs pieux, hommes valeureux d'entre Israël et tout ce qu'il y avait de dévoué :.. Or, les scribes sont, depuis leur début, les chefs et les membres influents des pharisiens. « Ce sont, semble-t-il, les milieux pharisiens qui sont les grands producteurs d'apocalypses :., écrit Guignebert 31, et Jeremias : « les écrits apocalyptiques du judaïsme tardif conœnaient les enseignements ésotériques des scribes :. pharisiens 33. En effet, c'était surtout des marchands, des artisans, et des paysans qui faisaient partie des communautés pharisiennes, et certainement la place des paysans y était plutôt restreinte : on se trouve donc, à l'instar des cercles zoroastriens et des cercles grecs du VIe siècle av. J.-C., en face de gens de la petite bourgeoisie des villes, et le rôle de l'apocalyptique et de son espérance dans l'accomplissement eschatologique est typique d'une classe en détresse politique S\ comme est typique la vision pessimiste sur l'homme et sur l'histoire qui marche à sa ruine, qui· est celle de la plupart de ces textes. 35. A preuve encore du lieu politique de cette litté30. Cf. von RAD, II, pp. 275 ss. 31. Ibid., p. 264. 32. P. 159. 33. P. 322. 34. A propos de Daniel, von RAD, II, p. 283, écrit que l'auteur c se tient sans aucun doute du côté de ceux qui affrontent la détresse, en la subissant plus qu'en la combattant ». Or, on retrouvera une fraction radicalisée des pharisiens, les zélotes, plus axés, eux, sur les paysans, menant tout au long du 1er siècle la lutte armée contre les Romains et s'inspirant, eux aussi, de l'espérance apocalyptique : ils retournent à la source de ces textes, si l'on peut dire. 35. « Le mouvement de l'histoire universelle, représenté par des images symboIiquC's, montre une croissance du Mal. Cette vision de l'histoire est donc
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rature idéologique, le fait que, à l'inverse des tendances de la littérature sapientielle à s'intéresser davantage à la destinée individuelle, ici c'est le collectif qui l'emporte à nouveau, même si l'individuel tient une bonne place. h) Ces apocalypses contiennent tout un tableau des choses dernières, dont les principales composantes sont décrites par Guignebert selon deux types eschatologiques différents : l'un millénariste (pendant mille ans - chiffre perse), l'autre, plus simple et plus proche de la vieille idée du royaum~. Retenons de ce tableau : « 1° le Messie ne se manifestera sans doute pas inopinément; divers phénomènes effrayants précéderont et annonceront sa venue : guerres, famines, catastrophes de tout genre ( ... ). 2° le Messie (... ) sera précédé par le prophète Elie (cf Si 48, 10) qui descendra du ciel où il a été ravi tout vivant. (... ) 4° L'arrivée du Messie provoquera la coalition des méchants, conduits par un chef qui n'est pas encore, semble-t-il, désigné avec beaucoup de précision, et dont le type ne s'achèvera que dans l'apocalyptique chrétienne: ce sera l'antichrist. 5° L'armée du mal sera vaincue, mais on hésite sur la désignation de son vainqueur. Tantôt c'est Dieu lui-même qui manifeste _sa puissance, tantôt c'est le Messie, armé de la force de Yahvé. La seconde opinion est la plus répandue. . 6° La défaite des mauvais sera suivie de l'inauguration du bienheureux règne messianique. Le Messie, prince de la paix, trônera à Jérusalem; mais la cité sera renouvelée par une purification profonde (par le feu) ou même remplacée par une cité céleste descendue toute construite d'en haut. Et en elle et autour d'elle habitera le peuple élu, rassemblé de la Dispersion et rétabli dans tout son éclat. Quelquefois, c'est à ce moment qu'on place la résurrection des justes d'Israël. Dans le royaume de Dieu on connaîtra une paix sans inquiétude, une prospérité sans accident, une allégresse sans mélange. (... ) 8° Alors les morts ressusciteront. Longtemps on n'a parlé que de la résurrection des justes, les autres demeurant à jamais oubliés dans la poussière du schéol 36; puis la logique de la notion de rémunération 87 a imposé l'idée du châtiment des mauvais à côté de celle de la récompense des bons ( ... ). On entend d'ordinaire cette résurrection au sens d'une restauration des corps mis en terre.
extrêmement Pessimiste (... ) l'histoire universelle conduit à un " abîme " à une " grande ruine " :. (von RAD, II, p. 268). 36. Pas d'immortalité de l'âme, à l'inverse des Iraniens. Cf. l'argumentation de 2 M 12, 38 S8. citée p. 110. 37. Selon la logique de la justice royale.
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9° Sur le jugement dernier s'affirment de sérieuses divergences. D'aucuns croient à deux jugements : le premier placé après le triomphe du Messie sur ses ennemis et le second à la fin du règne messianique, après la résurrection générale. C'est, en principe, Dieu qui est considéré comme le juge et qui jugera. 10° Le jugement établira un partage entre les hommes. Les bons recevront en récompense le privilège d'entrer, en compagnie des anges, dans le séjour de Dieu, de, contempler sa face divine, de participer à sa gloire ( ...) et ils vivront sans fin. Quant aux réprouvés, ils se.ront, avec les démons, précipités dans la géhenne et ils n'en sortiront plus jamais. C'est. beaucoup plus tard que s'introduira dans les. croyances juives (... ) l'idée qui forme comme le couronnement de tout le système eschatologique des Perses, celle du rétablissement du monde entier, de toute la création, y compris les esprits mauvais, dans le bien et la paix 38. :. i) L'effet sur l'idéologie de la Palestine des textes perses s'est aussi ressenti dans le code dominant de cette instance, marqué par l'opposition ciel/terre : à l'instar des textes zoroastriens, la distance entre le ciel et la terre s'affirme beaucoup ici. La fin de l'ancienne prophétie a amené la fermeture du ciel, son silence (<< il n'est plus de prophète· et nul parmi nous ne sait jusqu'à quand :., se plaint le psalmiste, Ps 74, 9) : il n'y aura dorénavant de place que pour des révélations secrètes, par des songes et des visions, comme le mystère révélé au « prophète Daniel ~, bref, que pour l'expérience religieuse d'initiés, les seuls à qui le ciel s'ouvre le temps d'une vision. Mais celle-ci, ou du moins son interprétation, ne vient pas directement du Dieu, mais à travers des intermédiaires, des anges. C'est encore un effet de la distanciation du Dieu. De même « s'élabore une théorie des intermédiaires, des hypostases qui sont les ouvriers ou les suppléants de Dieu dans son œuvre de créateur et de recteur du monde: l'esprit de Dieu, la parole, la présence, la gloire, la sagesse (qui) sont, du reste, presque aussi difficiles à définir que Dieu lui-même car elles sont précisément destinées à éviter les n.otions claires » (Lagrange); de même toute une hiérarchie d'archanges et d'anges. constitue une cour divine Cà l'instar des rois asiatiques), dont les plus bas placés assurent la communication ( ... ) entre Dieu et les hommes, leur transmettant les révélations divines et emportant leur prière d'en bas jusqu'au trône de Dieu 39. En outre se développe une démonologie} et ici l'effet des textes 38. 39.
GUIGNEBERT, GUIGNEBER:.
Le monde juif vers le temps de Jésus, pp. 158-160. p. 119.
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perses est plus décisif, car par leur biais, c'est la malédiction qui cesse de venir de Dieu pour être rapportée à des esprits mauvais ; ils ont un « chef :., Satan (à l'instar de Ahriman, le mauvais esprit perse), et sont conçus comme une armée opposée à celle de Dieu : on devine les mauvais partout, on leur attribue tous les accidents de la vie, les maladies. et spécialement, sous la rubrique de possessions, toutes les maladies nerveuses 40. C'est-à-dire que les démons occupent dans ce tableau idéologique la place de la souillure dans l'ordre symbolique juif. L'enjeu des destinées terrestres, soit collectives, soit individuelles, est ainsi doublé, en quelque sorte, d'un combat entre les troupes célestes et les troupes de Satan, l'adversaire de Dieu, à l'instar de celui du Bien et du Mal dans l'idéologie iranienne. Donc, encore une fois, le ciel se distancie de la terre et un troisième terme est introduit: l'abîme, siège des. démons. On l'a vu, le jugement dernier se fait par corrélation des justes avec les anges et des méchants avec les démons : à la fin, il y aura ciel·1 et enfer (ou géhenne) 41. Le schéma du code dominant, mythologique, est donc caractérisé par l'opposition haut/bas, respectivement ciel/terre, l'élément abîme (correspondant au fond de la mer) y apparaît comme « plus bas que la terre ~. En outre, dans la considération du niveau terre, la montagne est un lieu « plus haut », plus proche du ciel, et ceci déjà depuis la révélation à Moïse sur la montagne du Sinaï, comme celle d'Elie à l'Horeb. Elle est donc le lieu privilégié des théophanies. On aura ainsi : ciel (montagne)
dieu (astres, anges) (intermédiaires humains: Moïse, Elie)
terre abîme (mer)
hommes démons
De ce schéma hautjbas découlent aussi les mouvements descendant/ascendant, celui-là étant le fait de la pluie (les eaux au-dessus du ciel, Gn 1, 7, qui descendent sur la terre : Ps 104, 1-30), celui-ci du sacrifice (le terme hébreu pour holocauste, 'olas, signi40. Ibid., p. 123. 41. Plus rigoureusement, le terrestre sera transfiguré par le céleste, la différence ciel/terre s'estompera, la clôture eschatologique du récit d'Israël (et de tous les récits) renvoyant à la Genèse de tout récit, au récit primordial : « au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », le te/os à l'archè. 42. Lieu pour brûler les ordures (cf. TAYLOR, p. 411).
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fie monter) et de la prière, qui monte vers Dieu au ciel. Hénoch (Gn 5, 24) et Elie (2 R 2, Il) sont montés au ciel, selon un mouvement ascensionnel .que l'on va retrouver chez Marc. Le désert représente un espace ambigu, la terre non habitée, non écrite: il est le lieu de l'épreuve (comme l'exode), de la tentation, car les démons y ont accès, bref, le lieu par excellence du combat spirituel. j) Voilà donc pour ce qui est des textes écrits, circulant dans le discours des agents de la Palestine au rr siècle, dont la production est le fait de la classe des scribes. S'y ajoute tout un secteur fondamental de l'instance idéologique, celui qui concerne le langàge rituel du culte, dont le centre est le Temple de Jérusalem, lieu de la consumation économique. La classe porteuse de ce langage est celle des prêtres: au sein du peuple juif, le clergé constitue une· communauté de tribu fortement organisée qui fait remonter sa généalogie jusqu'à Aaron, et à l'intérieur de laquelle le sacerdoce se transmet par héritage. Elle est divisée en vingtquatre classes sacerdotales, comprenant tous les prêtres dispersés en Judée et en Galilée, .lesquels doivent venir à Jérusalem à tour de rôle assurer le service quotidien des sacrifices du Temple. Audessous d'eux, les lévites forment le « clerus minor », divisé aussi en vingt-quatre groupes et appartenant héréditairement à la tribu de Lévi: ils sont seulement chargés de la musique du Temple et des services inférieurs, annexes au culte, comme celui de police et surveillance des portes du Temple. En fait, du temps de Jésus, il y a chez les Juifs un clergé qui, au total, comprend en chiffres ronds 18 000 prêtres et lévites. L'essentiel de leurs ressources repose sur le paiement par la population de la dîme des produits du sol mais de larges couches du peuple ne paient pas, ou de façon insuffisante, les taxes, ce qui fait que la foule des prêtres vit pauvrement. Ils sont donc obligés d'exercer une profession là où ils résident; c'est principalement un métier manuel. Si l'on tient compte de ce qui a été dit de la noblesse sacerdotale du point de vue économique, on s'aperçoit qu'il y a de profonds contrastes entre la grande masse des prêtres et les prêtres en chef appartenant pour la plupart à l'aristocratie sacerdotale, et donc . des oppositions d'intérêt entre le haut et le bas clergé. A côté du rôle d'appareil idéologique dans le culte au Temple de Jérusalem, les prêtres ont, là où ils habitent, le rôle de discernement du pur et du souillé, que le Lévitique leur attribue, et cela leur donne en beaucoup d'endroits une fonction dans les cours de justice.
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k) Ainsi, tandis que les scribes définissent dans une casuistique très raffinée 48 l'ordre symbolique, c'est-à-dire les prescriptions et observances de la vie quotidienne, des prêtres dépendent les jugements définissant le champ symbolique concret. Tout le monde n'accomplit pas ces prescriptions très rigoureuses, et c'est ce qui explique l'existence de communautés closes de pharisiens, qui vivent selon la stricte orthodoxie, en particulier selon les prescriptions sur la dîme, la pureté concernant les aliments et leur ablution, le sabbat et les heures de prière 44. Les prêtres, comme la majorité des scribes, prennent une grande part au mouvement pharisien, en opposition au parti des sadducéens, auquel appartiennent les prêtres en chef et les anciens, noblesse sacerdotale et noblesse laïque et aussi certains scribes, bref, les classes dirigeantes. La théologie conservatrice de ces derniers s'en tient strictement au texte même de la Torah et se trouve donc en 'opposition tranchée avec la tradition orale des scribes pharisiens, contestant notamment toutes les spéculations apocalyptiques sur l'eschatologique, et niant la résurrection des morts. On y reviendra à propos de la lutte idéologique de classes. . 1) En résumé, les divers textes idéolQgiques inscrivent ces codes dans les discours des agents de la F.S., de même que la casuistique (dans la prédication synagogale comme dans les tribunaux et le discernement pur/souillé du fait des prêtres) et les. rituels inscrivent ces mêmes codes dans les pratiques gestuelles quotidiennes de ces mêmes agents, voire dans leurs corps (purs/souillés plus ou moins gravement) et dans celui des produits (aliments, espaces d'habitation et de travail, autres objets). De même, les structures économiques inscrivent les. signifiants de richesse et de pauvreté (opposition riches/pauvres), comme les politiques ceux du pouvoir et de la situation subie de domination (opposition « grands »/ foule).
m) Pour finir, considérons les effets d'écriture de l'idéologique dans l'espace de la F .S. de la Palestine du 1er siècle. Celui-ci est écrit soit géographiquement, soit topographiquement, au sens moderne du terme. Le discours idéologique sur cet espace a comme 43. La casuistique est le texte qui, symptôme du décalage entre l'ancien ordre symbolique et le champ symbolique contemporain, essaie de l'effacer. Ce décalage est le résultat des transformations de la P.S. et était déjà le lieu
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effet de l'orienter symboliquement : « La Palestine, Jérusalem et le Temple de Jérusalem représentent chacun et simultanément l'image de l'univers et le centre du monde ~, écrit M. Eliade 45, c'est-à-dire que tout l'espace à l'intérieur et à l'extérieur de ces frontières est valorisé positivement ou négativement selon pureté (ou plus grande pureté) et souillure (ou moins grande pureté) : ainsi, comme on l'a remarqué, la Galilée est vue comme moins pure que la Judée, soit à cause de la plus grande proportion de païens qui y habitent, soit à cause de sa sitllation géographique éloignée par rapport à Jérusalem et son Temple. Par ailleurs, le discours mythologique s'inscrit aussi sur ce dernier en en faisant l'axe du monde, le lien par excellence entre la terre et le ciel : « Flavius Josèphe écrivait à propos du symbolisme du Temple que la cour figurait la " mer " (c'est-à-dire les régions inférieures), le sanctuaire représentait la terre et le Saints des saints le ciel (Ant. Jud., III, VII, 7) ~, note encore M. Eliade 46. Centre du monde, cela devient, dans les concepts que j'ai mis en place, centre du champ symbolique d'Israël, et le Temple n'est cela que parce qu'il est cet axe reliant la terre au ciel : le Saint des saints, naguère lieu de la présence de Yahvé, est le lieu mythologique où le ciel touche la terre, où la terre touche ,le ciel, et c'est pourquoi seul le grand prêtre peut y entrer, une seule fois par an, le jour de l'expiation. C'est pourquoi tous les Juifs doivent, selon la Loi, venir en pèlerinage à .Jérusalem trois fois par an, pour les grandes fêtes. C'est pourquoi, tout Juif, où qu'il vive, se tourne vers le Temple au moment de la prière, de la même manière que les musulmans s'inclinent dans la direction de La Mecque quand ils prient. C'est pourquoi tous les mouvements messianiques, très nombreux à l'époque, tendent vers Jérusalem. Beaucoup de gens s'établissent à Jérusalem pour mourir dans cet endroit sanctifié et pour être enterrés là où auront lieu la résurrection et le jugement dernier. Détaillons encore. « La Mishna parle de dix degrés de sainteté (ou pureté): ils étaient situés en cercles concentriques autour du Saint des saints : 1. le pays d'Israël; 2. la ville de Jérusalem; 3. la montagne du Temple; 4. le hêl, terrasse avec une balustrade qui la séparait du reste de l'esplanade du Temple; cette balustrade marquait les limites que les païens ne pouvaient dépasser ; 45. Le sacré et le profalle, p. 39. 46. Ibid., pp. 36, 39.
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le parvis des femmes 47 ; le parvis des Israélites ; le parvis des prêtres ; l'espace entre l'autel des holocaustes et l'édifice du Temple; l'édifice du Temple; , le Saint des saints, 48. :.
Ce sont donc les ségrégations du champ symbolique, avec ses frontières raciales et de pureté, qui se trouvent ainsi inscrites dans l'architecture du Temple, cette « image du monde >, comme le disait Eliade.
5. LES ARTICULATIONS DES INSTANCES ET LEURS CHAMPS RESPECTIFS a) Pour arriver à définir avec précision la conjoncture de la lutte des classes dans la Palestine, il nous faudra maintenant reprendre l'ensemble des trois instances que nous venons d'analyser isolément, pour considérer leur articulation et ensuite les déterminations et clôtures des trois champs définis par ces, instances. Prenons d'abord le M.P .subA. en lui-même.
b) Après ce qu'on a dit, il est aisé de conclure que l'articulation des instances économique et politique est celle d'un subasiatisme : les rapports de production dominants se jouent entre les communautés villageoises et l'appareil politique d'Etat qui prélève l'impôt. Celui-ci est prélevé aussi sur la production et la circulation du secteur défini par les villes.
c) L'articulation des instances politique et idéologique, à l'époque que nous étudions, est caractérisée, d'une part, par la nondistinction entre les appareils politiques d'Etat et l'appareil politique-idéologique sacerdotal : ce sont les prêtres en chef, sous le pouvoir du grand prêtre, qui détiennent le pouvoir politique (il en va autrement en Galilée, et même en Judée au temps des Hérode). D'autre part, et ceci depuis toujours, par le caractère sacré de la Loi, réglant, au niveau de l'ordre symbolique, la circulation des corps. d) Finalement, l'articulation de l'économique et de l'idéologique 47. Et des enfants mineurs. 48. JEREMIAS, p. 117.
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se manifeste dans le rÔle de siège de l'Etat qui est celui du Temple. Dans une agriculture déterminée par le degré peu développé des forces productives 49, et par 'ailleurs saturée du point de vue de la croissance par l'occ~pation étrangère, depuis l'instauration du judaïsme au VIe siècle avant J.-C., c'est le champ économique de la dépense (champ III) qui détermine le Temple comme lieu de l'Etat. Ainsi, se joue la détermination en dernière instance du M.P.subA. par l'économique, du seul point de vue interne de la F.S. : c'est l'instance économique qui détermine la domination interne de la F.S. par l'instance idéologique. e) Du point de vue externe, c'est l'articulation du M.P. subA. et du M.P.E. romain qu'il faut considérer. Celui-ci, par sa force militaire d'occupation et par le pouvoir politique conséquent du procurateur romain, exerce la domination politique sur .la Palestine. La clé de la détermination en dernière instance de cette domination politique se trouve, bien sûr, dans la base économique esclavagiste de l'empire romain qui assure le pouvoir politique sur tout' le monde « civilisé :. de l'époque, du fait de son armée très' puissante, financée avec les impôts prélevés sur les F.S. occupées militairement 110. f) Si l'on regarde maintenant du côté des champs des trois instances de la F.S. et de leurs déterminations et clôtures, on expliquera le lieu privilégié que le Temple occupe dans ce subasiatisme. Dans une production très strictement déterminée par le degré des forces productives, soit dans l'agriculture, soit dans l'artisanat et l'industrie d'Etat, la clôture du champ économique est assurée par l'appareil monétaire et son équivalent principal, l'argent, la circulation que celui-ci règle étant en outre soumise au Temple comme Trésor, comme finances publiques. Un signe marque cette place dominante du Temple dans l'économie: l'or qui le recouvre : les portails recouverts d'or et d'argent, les lampadaires et ustensiles sacrés en or et en argent, la façade recouverte de plaques d'or, comme le mur et la porte entre le vestibule et le saint, etc., 49. « Nous n'avons guère de preuves qu'aucun progrès majeur ait été réalisé dans la technologie ou l'organisation» (BARON, I, p. 345). 50. Ma thèse est donc qu'il y a dominance de l'instance idéologique du fait du seul M. P. subA., ce qu'illustre bien le didrachme payé par les Juifs de la Diaspora, et dominance de l'instance politique du fait de son intégration dans le M.P.E. Celle-ci n'est pas sans déterminer celle-là : dominé politiquement par des étrangers depuis six siècles, le M.P .subA. n'a pu assurer sa cohésion interne que par la dominance idéologique (rôle accru du Temple, rôle des grands prêtres dans l'appareil d'Etat interne, place de l'eschatologie apocalyptique dans l'idéologie zélote).
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jusqu'au Saint des saints, dont les murs sont recouverts d'or ... L'or était, dit-on, si abondant à Jérusalem, et spécialement dans le Temple, qu'après la prise de la ville, une immense offre d'or submergea toute la province de Syrie; il en résulta, au dire de Josèphe, que la livre d'or s'y vendit la moitié de son ancien prix 51. La clôture du fait de l'impôt prélevé par les Romains vient surdéterminer cette clôture interne au M.P.subA. g) Le champ politique, déterminé d'une part par le champ symbolique et d'autre part par l'appareil d'Etat (Sanhédrin et appareil exécutif sacerdotal), c'est encore le Temple, siège de cet appareil qui, dans la figure du grand prêtre et de ses vêtements fonctionnels, assume le rôle central d'équivalent prindpal de l'iilStance politique du M.P.subA. Le procurateur, lui, est le fonctionnaire, le « représentant » de l'empereur romain: un deuxième équivalent principal clôture en surdétermination le champ politique, et c'est le César.
n) Le champ idéologique, nous l'avons décrit comme dominé par le code mythologique, dont l'axe est précisément le Temple de Jérusalem, définissant le centre du champ symbolique. Les Romains respectant l'autonomie idéologique des pays qu'ils occupent, à ce niveau le Temple joue seul son rôle. L'équivalent principal, c'est le Dieu d'Israël, présent au Temple. i) On peut résumer cette analyse en disant que le Temple, dont la fonction spécifique est idéologique, apparaît en fait, dans ce subasiatisme particulier, comme un élément surdéterminé par les trois instances économique, politique et idéologique, donc comme le lieu de condensation des contradictions internes (au M.P.subA.) de chaque instance. C'est tellement vrai que sa destruction en 70 par l'armée de Titus a entraîné l'effondrement de la F.S. : l'unité du judaïsme ne sera plus (sauf la brève parenthèse de la guerre juive, en 130 après J.-C.) qu'idéologique: il n'y aura plus d'Etat juif jusqu'à la seconde moitié de notre siècle. Cette triple contradiction interne est surdéterminée par celle qui représente son intégration de force dans le M.P .E.: à la fois économique (l'impôt prélevé), politique (occupation militaire), idéologique (la présence, dans le pays donné par Yahvé aux Juifs, de ces parens au sang souillé). Le jeu de ces deux contradictions nous donnera la clé de la conjoncture de la lutte des classes en Palestine, dont la connaissance 51.
JrRUIP.S.
p. 43.
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seule pourra nous permettre une lecture politique du récit de Marc.
6. LA LUTTE DE CLASSES EN PALESTINE
a) Essayons de brosser le tableau de la lutte des classes, en nous servant surtout de l'histoire d'Israël de Baron 52. On peut affirmer que les conditions économiques de la Palestine ressemblent, à bien des égards, à celles des pays voisins, l'Egypte et la Syrie. Considéré dans son ens.emble, ce coin sudoriental de la Méditerranée est, économiquement, la région la plus avancée de l'Empire romain. Malgré le fait que la Palestine possède des richesses naturelles considérables et se suffit à elle-même sur le plan économique, les privations des. classes laborieuses, rurales et urbaines, ont été multipliées par l'effort fait pour lier l'économie de la Palestine à celle de l'empire et sous le poids toujours plus lourd du joug fiscal. Nous n'avons, malheureusement, aucune information touchant le mouvement des prix en Palestine à cette époque, mais il est vraisemblable que les mêmes facteurs, qui contribuèrent à élever constamment le prix de la vie dans le pays voisin qu'était l'Egypte, exercèrent aussi une pression inflationniste dans une Palestine surpeuplée. Les méthodes de perception deviennent d'autant plus impitoyables, la concussion d'autant plus effrénée et universelle, que les fonctionnaires coloniaux romains ne restent que relativement peu de temps en place et essayent d'amasser la plus grande fortune possible dans un court espace de temps. Bref, les masses vivent dans une horrible pauvreté. D'un côté, les dîmes religieuses et l'année sabbatique « qui représentent des charges à peu près insupportables même dans les régions les plus fertiles du pays 53 :. ; de l'autre côté, la contribution aux Romains, qui atteint le quart de la récolte chaque année ou tous les deux ans, doivent avoir rend u la vie du fermier palestinien extrêmement difficile. C'est pourquoi la dîme aux prêtres n'est guère payée, on l'a vu. Pour les villes, le panorama n'est guère meilleur. Les bas salaires des ouvriers qualifiés et encore plus des manœuvres, les nombreux chômeurs,' l'existence d'un « lumpenprolétariat :1), la possibilité de se trouver des esclaves, rendent la lutte purement 52. BARON. J, pp. 335-382 : n. pp. 640-659. . 53. Voici un bon exemple de la distorsion du système de la dette: l'année sabbatique promulguée contre les grands propriétaires devient une charge intolérable rour les petits paysans!
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économique du salarié absolument désespérée. D'où la rareté des gÎ'èves dans tout le monde gréco-romain et leur presque totale absence en Palestine. Souvent les salariés et les esclaves des grands propriétaires sont contraints de s'enfuir et de se joindre aux bandes de brigands qui battent la campagne. Ce brigandage (pas seulement des esclaves fugitifs mais aussi des ouvriers libres réduits à la misère) devient un trait permanent de la vie palestinienne. Mais, ,dans la situation qui prévaut alors, une lutte de classes ne peut avoir de signification que si elle a pour objectif final la conquête du pouvoir. Ainsi certains de ces brigands prennent les armes non pas seulement pour se tirer d'affaire eux-mêmes, mais aussi pour aider le peuple tout entier. Ds voient dans l'oppression romaine la matérialisation de tout le mal. C'est de cette manière que se constitue la faction des zélotes 5\ laquelle, durant des décades, mène une lutte de guérilla désespérée contre les Romains, tentant de créer un Etat juif contre Rome. La Galilée, la région la plus riche et la plus populeuse, avec les nombreux refuges qu'offrent ses montagnes, a été le berceau et devient le foyer permanent des divers groupes qui constituent cette secte belliqueuse, dont le premier mouvement de révolte, conduit par Judas de Galilée, est résumé comme suit par la Bible de Jérusalem qui le place l'an 4 avant J .-C., après la mort d'Hérode : « Sabinus (procurateur des biens d'Auguste en Syrie) vient à Jérusalem pour faire l'inventaire des ressources du royaume d'Hérode (ayànt en vue le recouvrement de l'impôt) : vive opposition et troubles dans tout le pays. Ici se place sans doute la révolte de Judas le Galiléen (Ac 5, 37) et du pharisien Saddoq qui prêche le refus de l'obéissance et de l'impôt à Rome (origine des Zélotes). Sabinus fait appel à Varus (légat de Syrie) qui pourchasse partout les rebelles; deux mille sont crucifiés 55. ~ Par contre, les grands propriétaires bénéficient de la hausse des prix agricoles ; leurs grands domaines, tant royaux 156 que privés, sont suffisamment nombreux pour régler le rythme de la production et des prix. Cette classe dominante juive (grands prêtres, grands propriétaires fonciers, grands. commerçants, Hérode et ses hauts fonctionnaires) profite au maximum de la conjoncture, étant politiquement solidaire, on l'a vu, des occupants, qui s'appuient sur eux : en outre, sa corruption et le discrédit des grands prêtres du fait de leur illégitimité sont des raisons suffisantes pour que les classes populaires soient pleines de mécontentement envers eux, 54. « Brigands » et « terroristes » (zélotes) seront rendus dans Marc par le même terme grec : lêstês. 55. B.J., éd. 1955, p. 1652; éd. 1973, p~ 1819. 56. D'Hérode en Galilée; ajouter ceux de l'Etat-Temple en Judée.
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notamment la petite bourgeoisie de Jérusalem (la foule que l'on retrouvera en Marc Il et 12, hostile aux notables du Sanhédrin) qui· cependant dépend étroitement du Temple du point de vue économique. b) Comment cette lutte de classe se traduit-elle au niveau idéologique? L'enjeu se situe autour des perspectives eschatologiques développées par les textes apocalyptiques, qui sont le bien des pharisiens et que refusent par contre les sadducéens, dans la logique qui était déjà celle de la classe sacerdotale après l'exil 57. Ne participant pas à l'utopie des classes populaires, l'eschatologie, y compris la perspective d'une résurrection des morts, leur est étrangère, tenus qu'ils restent à une lecture stricte des anciens textes. L'horizon utopique que dessine cet eschatologisme et qui était déJà, au fond, celui de l'ancien Israël, pourra être caractérisé d'après les « béatitudes :. évangéliques. Sa figure dominante est celle du royaume de Dieu 58 qui s'établira sur terre et où les pauvres, c'est-à-dire les classes dominées, auront la place privilégiée : « Heureux vous les pauvres car le royaume de Dieu est à vous :. (Lc 6, 20). Il se compose d'une triple dimension selon les trois instances : le rassasiement (<< vous serez rassasiés :., Le 6, 21) ; la possession du pays et de la terre «< ils auront la terre en héritage », Mt 5, 4), ce qui implique la domination des Juifs sur les nations étrangères ; finalement, au niveau idéologique, la vision de Dieu «< ils verront Dieu », Mt 5, 8 ; « ils seront appelés fils de Dieu », Mt 5, 9), ce qui représente la consumation idéologique, selon l'idée ancienne que voir Dieu c'est mourir. Parmi les tenants de ces perspectives eschatologiques, trois groupes se différencient : les esséniens qui, estimant le Temple profané par des grands prêtres illégitimes, se sont organisés en communauté à part du champ symbolique juif centré sur le Temple, et dont l'incidence sur la lutte des classes, s'est, du coup, amoindrie 59; les pharisiens, dont la base sociale d'artisans et petits commerçants, privés de force politique, les a amenés à s'intéresser
57. Aussi l'importance exclusive attribuée au Temple par les sadducéens était contestée par les pharisiens qui, considérant le « judaïsme mondial plus que les sadducéens, dont l'horizon était nécessairement borné aux frontières de ]a Palestine (... ), commencèrent de souligner les éléments de ]a religion et de la foi qui étaient applicables aux Juifs hors de la Terre Sainte aussi bien ». Ainsi, le sabbat, la synagogue, la loi, etc. (BARON, II, p. 650). 58. s~on une métaphore politique venant de la cour asiatique. 59. Il se rallièrent cependant aux zélotes quand la guerre éclata en 66 (BARON, II, p. 658).
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plutôt à « l'~utre monde 60 ) et qui s'y préparent surtout par le piétisme et le légalisme dans l'observance de la Loi; finalement, les zélotes, qui, tout en étant pharisiens pour l'idéologie religieuse, comptent sur la lutte armée contre les Romains, ces païens qui souillent le pays d'Israël, pour instaurer le royaume de David; ils attendent un Messie guerrier pour diriger cette lutte décisive et leur base de recrutement est, par excellence, les paysans surexploités. Ainsi Guignebert écrit : « L'espérance messianique sous la forme d'attente d'un roi davidien qui restaurera la gloire d'Israël est presque exclusivement populaire (... ); du moins a-t-elle été le ferment de l'agitation juive, le principe des grands soulèvements contre Rome 61. :. « Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel » (Dn 7, 13), « roi juste et victorieux, humble et monté sur un âne, sur un ânon, petit d'une ânesse ~ (Za 9, 9), « fils de David » (on dit couramment·: « le règne de la maison de David ), pour signifier les temps messianiques), ces diverses conceptions concernant le type du Messie attendu 62, sont l'objet de discussions parmi les écoles pharisiennes, sans que l'accord se fasse. N'empêche que cette espérance eschatologique-messianique joue un rôle décisif dans les divers mouvements de révolte contre les Romains, qui surgissent pendant tout le 1er siècle de notre ère jusqu'à la guerre de 66. c) De cette guerre, racontée en détail par Josèphe dans son récit La guerre juive, on aura une description assez vivante dans P. Prigent, La fin de Jérusalem. Il nous suffira ici de quelques remarques mettant en relief les divers intérêts des classes en lutte. La classe paysanne, villageois et salariés de la grande propriété est la plus souffrante, on l'a vu : ses adversaires sont les Romains d'abord, mais aussi les noblesses sacerdotale et laïque, les grands prêtres et les anciens des récits évangéliques. Elle a dû fournir le contingent le plus important des troupes zélotes : « Il y avait parmi ces révolutionnaires bien des patriotes très ardents et des hommes remplis d'enthousiasme religieux, mais aussi beaucoup d'esclaves et des ·gens sans aveu, comme la lie du peuple (sic) 63 », ce qui' renvoie sans doute à ce qu'on appelait 'am ha-ares (le peuple de la terre), ce groupe de la population, dont l'éducation juive était 60. Mais BARON, II, p. 643, estime que « le contraste qui oppose le caractère du judaïsme pharisien, plus orienté vers l'autre monde, et celui de la religion des prophètes concernant principalement la vie d'ici-bas, n'est pas aussi grand qu'on l'a affirmé ». 61. P. 161. 62. Guignebert « insiste sur le silence des mbhirn rmcie,,<; tOllc:hl':n~ la conception des souffrances dl1 Messit" » (P. 171), 6~. JrRH.,"~~, Ç),
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considérée avec beaucoup de défiance par les pharisiens les plus sévères. Mais la guerre étant commencée à Jérusalem face à la préten.. tion du procurateur romain, Florus, de « réquisitionner dix-sept tala petite bourgeoisie des artisan~ lents du Trésor du Temple et commerçants s'est sentie concernée dès le début et, avec eux, nombre de prêtres du bas clergé et de scribes pharisiens. Par contre, la classe dominante est considérée comme alliée des Romains et quand, en 68, les zélotes prennent la ville et le Temple, Anne tombe l'un des premiers, suivi de la plupart des notables. Quel est le but du mouvement zélote, en ce qui concerne le régime qu'ils veulent instaurer en Palestine, une fois les Romains refoulés? On peut le présumer par leur geste. D'un côté, ils mettent le feu, dès 66, aux archives des actes juridiques concernant les dettes : cela. montre « à quel point dans le mouvement zélote le facteur social fut important », dit Jeremias 65. Et Prigent en écho : « Les zélotes rêvaient-ils d'une réorganisation de la propriété plus conforme à la volonté de Dieu 66? » D'autre part, ils élisent par tirage au sort un· nouveau grand prêtre parmi les vieilles familles pontificales légitimes mises en marge du suprême sacerdoce depuis 172 avant J.-C., un homme simple, exerçant un métier manuel. Enfin, ils défendent le Temple avec acharnement pendant toute la guerre et notamment dans son dernier épisode. Cela montre qu'il ne s'agit pas pour les zélotes d'une « révolution» mettant fin au M.P.subA., mais bel et bien d'une « révolte ;) pour restaurer celui-ci sur des bases plus pures. TI y a de quoi faire penser au mouvement deutéronomiste, mutatis mutandis, notamment la question de la monarchie ne se posant plus : le mouvement zélote est réformiste, l'idéologie religieuse centrée sur !e Temple de Jérusalem y tient une place déterminante, à quoi s'ajoutent les intérêts économiques liés au Temple de la petite bourgeoisie de ·la ville de Jérusalem; les familles pontificales corrompues ayant été bannies, le grand prêtre n'en garde Ipas moins le centre du pouvoir d'Etat subasiatique. C'est le seul projet envisageable par les zélotes du fait des déterminations qui jouent sur eux; comme pour les deutéronomistes et les Maccabées, une révolution communiste n'est aucunement à leur V(
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64. L'équivalent de 17 fois 10 000 deniers, un denier étant le salaire journalier d'un ouvrier agricole (cf. JEREMIAS, p. 135, n. 71 et p. 174, n. 6): SOIt, en prenant comme salaire moyen d'un ouvrier fmnçais actuel 60 NF/jour, environ 10 millions de NF ... (?). 65. P. 172. 66. P. 18, n. 1.
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portée 67. Il est peut-être important, avant d'aborder la probléma.. tique de la définition politique de la pratique de Jésus selon Marc que l'on sache qu'il ne faut pas s'attendre à une « révolution communiste :t telle qu'aujourd'hui le projet peut en être dessiné : on aura le loisir de confronter la stratégie de Jésus avec celle des zélotes, mais au sein d'un M.P.subA.! Voilà pourquoi on s'est donné tant de peine pour le définir ! Revenons au projet politique des zélotes : non seulement il est le seul qu'il leur était possible de concevoir, mais c'est en luimême un projet 4: humainement:. voué à l'échec, et c'est peutêtre la raison pour laquelle le messianisme joue tellement chez eux, qui s'attendent à une intervention miraculeuse de Dieu' au cas où les choses ne leur seraient pas favorables. La pulsion utopique n'en joue pas moins, comme en témoigne le récit que Dion Cassius 68 fait de la dernIère scène de combat au Temple de J érusalem déjà en proie aux flammes: 4: Les Juifs résistèrent avec plus d'ardeur que jamais; comme si c'était pour eux un bonheur de tomber près du Temple et pour sa défense. Le peuple était rangé dans le vestibule, les conseillers sur les degrés, les prêtres dans le sanctuaire même. Bien qu'ils fussent peu nombreux contre une grande armée, ils ne succombèrent que lorsqu'une partie du Temple eut pris feu. Alors les uns se jetèrent volontairement sur les épées des Romains, d'autres s'entr'égorgèrent, se tuèrent ou sautèrent dans les flammes. Tous croyaient, ces derniers surtout, que ce n'était pas un désastre mais la victoire, le salut, le bonheur 69 de périr avec le Temple. » « TI y a longtemps que nous avon.s résolu de n'être asservis ni aux Romains ni à personne, sauf à Dieu... », fait dire Josèphe au chef zélote de Massada 70, au début de la scène qui s'est terminée par le suicide collectif des neuf cent soixante habitants de la ville femmes et enfants compris 71. Tels sont les zélotes! d) Concluons. Josèphe raconte que Titus a voulu épargner le Temple et fut désobéi par ses soldats. On conteste souvent cette version d'un traître juif, ami du futur empereur 72, il semble cependant qu'il ait raison : c'était une source appréciable de tributs que les Romains ont ainsi perdue! En effet, la destruction du Temple a été l'effondrement du subasiatisme : le secteur agricole et mar-
67. 68. 69. 70. 71. 72.
Cf. mon hypothèse 47, pp. 52 s. p. 43. C'est la consumation totale, en terminologie de Bataille. Le dernier réduit juif tombé devant les Romains, en 73 après J.-C. PRIGENT, pp. 63-65. Ibid., p. 42, n; 3. PRIGENT,
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chand, qui subsistera au nord de la Palestine, fonctionnera désormais dans le cadre du M.P.E., le judaïsme devient définitivement rabbinique, les scribes pharisiens en prenant la direction idéologique : il devient définitivement diasporique aussi.
TROISIÈME PARTIE
LECTURE DE MARC
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Comment lire Marc · analyse structurale ou analyse textuelle du récit ? a) Comment lire un récit? Interrogeons Roland Barthes. Ce que j'ai appelé l'effet de dénomination d'une langue 1 correspond à ce que Barthes, à la suite de Hj.emslev, appelle la dénotation 2 : elle se tient dans la célèbre formule saussurienne du signe comme correspondance entre un signifiant et un signifié (S/s). Les discours ou textes locutifs 3 pourront être définis par la domination de cet effet dénotatif ou de dénomination. Réservons le nom de texte aux complexes de langage où un autre effet est dominant, celui que Hjemslev appelle connotation. Barthes définit ce dernier comme « une détermination, une relation, une anaphore, un trait qui a le pouvoir de se rapporter à des mentions antérieures, ultérieures ou extérieures à d'autres lieux du texte (ou d'un autre texte) "" :.. Leur ensemble « constitue une tresse (texte, tissu et tresse, c'est la même chose) 5 :.. C'est le règne de la connotation qui fonde la typologie des textes 6, le caractère plus ou moins limité de leur pluriel. Certes, ceci ne vaut que pour certains textes, car « il n'est pas sûr qu'il y ait des connotations dans le texte moderne' », opposé par Barthes au « texte classique ~. Chez J. Kristeva, cette opposition est dite' relevant respectivement de l'idéologème du signe (le texte classique bourgeois) et de celui de la signifiance (le texte moderne), celui-ci étant l'objet privilégié de sa sémanalyse. 1. Cf. p. 33 . . 2. Eléments de sémiologie, pp. 163 ss. ; S/Z, p. 13. 3. Cf. p. 54. 4. S/Z, p. 14. 5. Ibid., p. 166. Julia Kristeva définit le texte comme « un appareil translinguistique qui restitue l'ordre de la langue, en mettant en relation une parole communicative visant l'information directe [soit la dénotation, qui H appartient, comme la phrase, à la linguistique proprement dite ", BARTHES, L'analyse structurale du récit, p. 8] avec différents types d'énoncés antérieurs ou synchroniques » (Le texte clos, p. 113) : cette « relation ~ est la « connotation » de Barthes. 6. S/Z, p. 14. 7. Ibid.
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LECTURE DE MARC
Laissons ce dernier qui ne nous intéresse pas ici et considérons le troisième idéologème historiquement existant dans la tradition textuelle occidentale, que Kristeva appelle l'idéologème du symbole, antérieur à celui du signe qui est le propre des espaces des économies d'échange. Ce qui, selon Kristeva, caractérise l'idéologème du symbole (propre à « la société européenne jusqu'aux environs du XIIIe siècle 8 ~, comme à la république grecque 9), c'est d'être « une pratique sémiotique cosmogonique 10 », le lieu de « la pensée mythique (... ) qui se manifeste dans l'épopée, les contes populaires, les chansons de geste, etc. 11 ». Et voilà pourquoi, en opposition aux textes, classiques, relevant de la sémiotique du signe, je préfère appele!r ces textes qui relèvent du symbole 12 des textes mythiques : en effet, « dans la logique (du symbole) dit Kristeva, deux unités oppositionnelles sont exclusives 13 :., comme dans ce que j'ai appelé code mythologique, et je poserai comme caractéristique des textes mythiques la domination (ou la clôture, selon Kristeva) de ces textes par un code mythologique. Ce sera le cas du récit évangélique de Marc. On aurait donc trois types de textes : Le discours, degré zéro du texte, où le dénotatü règne et où le système du personnel (je/tu, système verbal du présent ici/maintenant, démonstratifs ... ) définit le champ des locuteurs comme référentiel de la locution : c'est le domaine de la communication. A l'autre extrémité, le texte poétique, au sens moderne, où tout est jeu de signifiance, où il n'y a que productivité textuelle (au sens kristévien) et d'où la représentativité est exclue. Entre les deux, les textes où joue le connotatü, penchant du côté du productif mais toujours travaillés par le dénotatif, le référentiel, le « représentatif ~ : ce sont les récits mythiques et classiques, comme d'ailleurs aussi les textes gnoséologiques a. b) Il y a deux Barthes : celui de l'Introduction à l'analyse structurale du récit 13 et celui de SjZ, lecteur de la nouvelle de Balzac, Sarrasine, procédant à ce qu'il appelle une analyse 8. Le texte clos, p. 116. 9. Le texte du roman, p. 25. 10. Ibid. 11. Ibid.
12. Le tem1e « symbolique » pris par KRISTEVA au philosophe américain V. W. QUINE, Réification of unil'ersals (cité in Le texte clos, p. 116), est d'acception logique, tout autre donc que l'acception qu'il revêt dans mon texte, d'inspiration lacanienne. 13. Le texle cio!, p. 116. 14. Cf. pp. 54 s. 15. Cité ici R.B. I.
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textuelle, en rupture avec l'analyse structurale à laquelle il avait introduit. TI nous faudra apprécier l'enjeu de cette rupture d'analyse. R.B.I. se proposait de c décrire et classer l'infinité des récits» ; c il (lui) faut donc U une théorie " (au sens de " modèle hypo. thétique de description ") et c'est à la chercher, à l'esquisser, qu'il faut d'abord travailler. L'élaboration de cette théorie peut être grandement facilitée si l'on se soumet dès l'abord à un modèle qui lui fournisse ses premiers termes et ses premiers principes. Dans l'état actuel de la recherche, il paraît raisonnable de donner comme modèle fondateur à l'analyse structurale du récit la linguistique elle-même 16 » . Ce modèle dépendra d'abord du concept linguistique de « niveaux de description », emprunté à Benveniste 17, ensuite de celui de c fonctions », dérivé de Propp, et d' « actions », pris à Greimas (mais celui-ci a travaillé aussi à partir de Propp), de « narration ;1> enfin, dépendant d'une linguistique de la communication 18. Bref, linguistique et Propp, telles sont les deux influences avec lesquelles il va y avoir rupture. Car les contes étudiés par Propp relèvent des textes mythiques et le modèle qu'ils ont fourni risquait fort de .devenir une machine à réduire les récits à du déjà connu 19, risque intolérable pour Barthes quand il voudra lire un texte « classique ». C'est donc Propp, ainsi que Greimas et son école, qui sont renvoyés : l'analyse textuelle, travaillant un « texte unique jusqu'à l'extrême du détail >, « c'est reprendre l'analyse structurale du récit là où elle s'est jusqu'à présent arrêtée : aux grandes structures ), « c'est substituer au simple modèle représentatif un autre modèle dont la progression même garantirait ce qu'il peut y avoir de productif dans le texte classique :., « c'est éviter de la structurer de trop, de lui donner ce supplément de structure qui lui viendrait d'une dissertation et le fermerait : c'est étoiler le texte ·au lieu .de le ramasser 20 >. De même, dans le récit classique, la part du narrateur est beaucoup trop grande pour ·que le modèle linguistique des trois niveaux soit encore commode : ce qui est économique pour l'analyse du dénotatif de la phrase devient trop encombrant pour l'analyse du connota tif textuel. En fait, entre 1965 et 1967, Barthes a changé le champ de ses intérêts d'analyse : ce ne sont plus les « structur~s :. du récit i
16. R.B. l, pp. 2 et 3. 17. Ibid., p. 5. 18. Cf. c 111 communication narrative )0, R.B. 1, p. 18. 19. Comme, par exemple, les « exercices sur de courts récits » bibliques, auxquels se livre G. VUTI.tOD in LanRages. juin 1971, pp. 24 5S. 20. S/Z, pp. 19-20.
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LECTURE DE MARC
en général qui tentent sa lecture, mais bien la « structuration :. .d'un seul texte pris dans sa différence, dans la pluralité de ses sens, dans ce creste :. que le modèle structural laisse tomber; le travail de production textuelle qui s'y joue, ou, si l'on '. veut, le travail de l'écriture, au sens de Derrida, l'effet de ce travail étant le texte, ce tissu de connotations. De l'ancien modèle structuré selon plusieurs concepts ne restera que ce que l'on pourra à peine appeler modèle, deux concepts très souples : celui de connotation, dè~ corrélats de sens, et celui de rassemblement des connotations, et c'est le code. Ils suffisent pour définir deux points essentiels : - D'une part le texte comme travail: « Le texte, pendant qu'il se fait, est semblable à une dentelle de Valenciennes qui naîtrait devant nous sous les doigts de la dentellière : chaque séquence engagée pend comme le fuseau provisoirement inactif qui attend pendant que son voisin travaille; puis, quand son tour vient, la main reprend le fil, le ramène sur le tambour, et au fur et à mesure que le dessin se remplit, chaque fil marque son avance par une épingle qui le retient et qu'e l'on déplace peu à peu; ainsi des termes de la séquence : ce sont des positions océupées puis dépassés en vue d'un investissement progressif du sens. Ce procès est valable pour tout le texte. L'ensemble des codes, dès lors qu'ils sont pris dans le travail, dans la marche de la lecture, constitue une tresse (texte, tissu et tresse, c'est la même chose) 21. :Jo - D'autre part, l'opération de lecture : « Lire est un travail de langage. Lire c'est trouver des sens, et trouver des sens c'est les nommer; mais ces sens nommés sont emportés vers d'autres noms; les noms s'appellent, se rassemblent et leur groupement vient de nouveau se faire nommer 22. » Lire est donc repérer les codes et les nommer, allant et venant, traversant le texte. C'est donc relire. « La relecture, opération contraire aux habitudes commerciales et idéologiques de notre société qui recommande " de jeter " l'histoire une fois qu'elle a été consommée (" dévorée "), pour que l'on puisse alors passer à une autre histoire, aèheter un autre livre; opération qui n'est tolérée que chez certaines catégories marginales de lecteurs, les enfants, les vieillards et les professeurs, la relecture est ici proposée d'emblée, car elle seule sauve le texte de la répétition (ceux qui néglig~nt de relire s'obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel 2s • :. 21. S/Z, pp. 165-166. 22. Ibid., p. 17. 23. Ibid., pp. 22-23.
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c) Entre ces deux Barthes, entre analyse structurale et analyse textuelle, me faut-il choisir? Mon projet de lecture concerne un 'récit du type mythique; l'analyse structurale peut me rendre service, notamment parce que cette lecture vise à un essai théorique, 14 et non pas la pure sémiotique 25. Mais d'un autre côté, il est évident, surtout après S/Z, que je ne peux reprendre les schémas de Propp et de Greimas et qu'il faut lire le récit de Marc comme un texte unique, donc en faire, autant que possible, une analyse textuelle. Mais il faut faire celle-ci en tenant compte de celle-là, suivre R.B. II sans oublier R.B. 1. Ce n'est pas forcément le trahir, car il y a quand même continuité dans la rupture qui va de l'un à l'autre. En effet, quand il définit la connotation comme relation des sens ou lieux du texte, il ajoute qu'elle « peut être nommée diversement (fonction ou indice, par exemple) 26 :1) et plus loin qu'elle « se détermine à travers deux espaces: un espace séquentiel, suite d'ordre, espace soumis à la successivité des phrases, et un espace agglomératif 26 bis », ce qui renvoie aux concepts de l'analyse structurale. Là, fonction désignait « les plus petites unités narratives », leur critère étant le sens 27, un « petit groupement de fonctions » y était dit une séquence et ce qui vient d'être dit agglomératif était appelé « paramétrique ». On fera donc ainsi : fonction sera équivalent à connotation, groupement de fonctions structurées entre elles équivaudra à code.
d) Précisons les quelques types de codes, à la suite de R.B.I. Il y a « deux grandes classes de fonctions, les unes distributionnelles, les autres intégratives, », selon qu'elles jouent au même
niveau de sens ou bien des « inférieurs aux supérieurs 28 :) : on parlera respectivement de fonction proprement dite et d'indice ID. Première distinction entre fonctions cardinales ou noyaux (telles qu' « on ne peut supprimer un noyau sans altérer l'histoire :) racontée) et catalyses (remplissant l'espace narratif entre les noyaux 30). Il est donc possible de distinguer la structure séquentielle des codes, des fonctions proprement dites. « Une séquence (selon Claude Brémond) est une suite logique de noyaux, unis entre eux par une relation de solidarité (au sens hjemslevien de double 24. Ce qui est « autorisé ~ expressément par RB. dans S/Z, p. 21. 25. Comme c'est le cas de L. MARIN, par exemple, dans sa Sémiotique de la passion. 26. S/Z, p. 14. 26 bill. Ibid., p. -13. 27. RB. I, p. 6. 28. Sur le concept de « niveaux de sens » du récit, emprunté à la linguistique de Benveniste, cf. RB. I, pp. 4-6. 29. RB. I, pp. 8-9. 30. Ibid., pp. 9-10.
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LECTURE DE MARC
implication; deux termes se présupposent l'un l'autre) : la séquence s'ouvre lorsque l'un de ses termes n'a point d'antécédent solidaire et elle se ferme lorsqu'un de ses termes n'a plus de conséquent 81 1> ; elle se caractérise donc par une suite de termes impliqués entre eux selon une logique de successivité, l'ordres des termes de séquences selon un axe chronologique avant/après étant constitutif du récit comme type de texte, de façon telle qu'il y ait toujours ouverture et fermeture d'une séquence. c La combinaison de plusieurs séquences se prête facilement à une typologie formelle. Les cas suivants sont possibles : enchaînement, lorsque les séquences sont disposées dans l'ordre 1-2-3; enchâssement : ordre 1-2-1; entrelacement: ordre 1-2-1-2 81 • :. L'enchaînement est la règle. chez Marc, les quelques cas relevant des deux autres types n'en seront que plus intéressants. Le code des séquences, chez Marc, sera celui de tous les termes désignant les actions et leurs actants 13, et il s'articule selon les systèmes de la non-personne et de l'histoire M. Ce code sera désigné par ACT M. Ce code ACT, chez Marc, contient cependant deux autres codes (ou sous-codes) d'une importance particulière. Le premier, analogue au code herméneutique de S/Z (<< les différents termes [formels] au gré desquels une énigme centre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile 1>, n'apparaissant pas « dans un ordre constant 88 1» sera le code des lectures ou analyses que les actants feront du récit ACf : c'est pourquoi je préfère le nommer code analytique et l'indiquer par ANAL. En tant que termes de ACT, ses verbes seront des verbes locutifs, introduisant les discours ou énoncés des actants; c'est dans ceux-ci que la logique de cette lecture ou analyse sera repérable; ici, ANAL dépasse ACT, limité à l'énoncé narratif, ce qui justifie qu'il soit conçu comme un code autonome. Ce qui est dit ici ACT (actionnel), dans S/Z est aussi prodirétique, en rapport avec la praxis, l'action, comme sa délibération 81,
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31. Ibid., p. 13. 32. DUCROT et TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, éd. Seuil, p. 379. 33. Terme proposé par Greimas pour marquer que l'on analyse les c personnages ~ d'un récit ( non pas selon ce qu'ils sont mais selon ce qu'ils font 1> (R.B. l,p. 17, je souligne). On analyse le texte, et non pas le « phénomène raconté 1>. C'est ainsi que « Jésus 1> sera le plus souvent indiqué J, les disciples OD, les adversaires AA, les actants individuels 1, les « malades 1> lm, etc. (cf. table des sigles). 34. Cf. p. 54, n. 11 0 et 111. 35. Comme en S/Z, p. 75. 36. P. 26. 37. S/Z, p. 25, et aussi R.B. l, p. 13.
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avec cette précision que « dan~ le récit; ce qui délibère l'action. ce n'est pas le personnage, c'est le discours :.. Tout terme verbal de ACT est donc choix, délibération. TI se trouve que, chez Marc. certains actants auront souvent des moments tout particulièrement importants de choix stratégiques, les stratégies des uns se définissant en. rapport avec les stratégies des autres. On sera donc amené à privilégier un code stratégique, deuxième sous-code de ACT. dont les termes définiront la constellation des actants, qui se laisseront ainsi classer en fonction de leur stratégie par rapport à l'actant principal. Ce code sera indiqué STR. Là encore ce seront les énoncés des actants qui, débordant ACT, permettront sa structuration. En plus, il sera clair que ANAL et STR auront des rapports très étroits, les stratégies étant conséquence des lectures faites de .l'ACT, du récit. Voilà donc pour les codes séquentiels chez Marc. e) Restent les indices, deuxième des grandes classes de fonctions. La caractéristique qui oppose les codes indiciels aux codes séquentiels, c'est que les termes des. premiers appartiennent à des relations paramétriques 38 qui se. maintiennent constantes tout au long du récit, quel que soit leur lieu dans l'ordre de la successivité des noyaux. Ces codes, sont l'effet, dans le texte-récit, des. codes paramétriques du texte idéologique de la F.S. 39 où il est produit, par un effet qui s'approche de ce que Kristeva nomme l'inter-textualité 40. Dans le texte de Marc, représentatif 4\ cet effet est voulu tel selon une logique de vraisemblance, quitte à ce que l'analyse historique décèle ici ou là des décalages ou distorsions entre les codes paramétriques jouant dans le texte et ceux que cette analyse aura reconstitués comme étant les codes paramétriques de la F.S. On reviendra plus loin sur cette question, car les lectures de Marc par l'exégèse bourgeoise sont lourdement hypothéquées dans cette problématique. Distinguons chez Marc : le code topographique (TOP) concernant les .termes indicatifs de lieux dont le géographique (GEO) sera un sous-code ; le chronologique (CHR) concernant les indirqtifs de temps, marquant explicitement la suc38. R. B., l, p. 10. 39. Cf. p. 28. 40. Reprenant Bakhtine; c tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d'un autre texte ~ (Le texte clos, p. 146). 41. R.B. l, p. 9, écrit: c: Ces deux grandes classes d'unités, fonctions et indices. devraient permettre déjà un certain classement des récits. Certains récits sont fortement fonctionnels (tels les contes populaires) et, à l'opposé, certains autres sont fortement indiciels (tels les romans psychologiques) :. : ceci me semble renvoyer à la typologie proposée plus haut, mythiques/clas· siques.
136
LECTURE DE MARC
cessivité et, en fait, d'importance secondaire. Le code mythologique (MYTH) concerne les termes relevant de ce que nous avons déjà' défini comme le code mythologique de la Palestine du 1er siècle. Le code symbolique (SYMB) a rapport soit à l'ordre symbolique (idéologique), soit au champ symbolique tel qu'il a été défini en référence déjà à Barthes 42. Le code social (SOC), lui, réfère les termes en rapport avec des fonctions économiques, politiques ou idéologiques, donc sociales, termes faisant donc partie aussi, comme les autres, du 'texte de la F .S. Reste à préciser un dernier code qui n'est ni séquentiel ni paramétrique, mais tient des deux. Il y aura en effet des ACT, des ANAL, des STR, relevant d'actants divers et souvent opposés, de ce que j'appellerai leurs « pratiques :., dans le sens général de « ce que l'actant fait >, sans préjuger, au niveau de l'analyse du récit, du contenu théorique qui reviendra à ce concept dans l'essai de ma quatrième partie. Le récit de Marc a comme objet principal la pratique d'un actant Jésus (1), en référence auquel" se définissent tous les autres actants. Or il se trouve que le déroulement du récit dessinera un champ de cette pratique, impliquant des termes des divers codes, séquentiels et paramétriques : ce champ, je le désignerai comme « basiléïque ;) (de basiléia" = royaume), nomination que je ne pourrai justifier qu'en cours de lecture 43. Ce sera le code BAS. f) Comme c'est le cas pour les autres textes bibliques, le texte de Marc, connu par des manuscrits relevant de traditions différentes, compte un certain nombre de variantes, en général d'importance secondaire, sauf pour ce qu'on appelle la « finale canonique » (Mc "16, 9-20), nettement tardive et qu'on exclura de notre lecture, mais dont on essaiera d'expliquer textuellement l'insertion après coup. Le texte qui sera l'objet de notre lecture est un texte français (Tf), obtenu sur traduction du texte grec (Tg), établi par K. Aland 44. Cette tradh~tion a été faite d'après celles de la Bible de Jérusalem et du ~ouveau Testament du chanoine Osty ; on a recom:u aussi à l'Analysis de Zerwick, dans le but de garder autant que possible au texte son caractère littéral, afin de ne pas laisser perdre un certain nombre de connotations du texte grec, sacrifiées par Osty et la B.J. en faveur d'un français plus littéraire 45. Quand
42. 43. 44. choix 45.
Cf. p. 25. Cf. p. 175. A une seule exception (Mc 5, 40, S 25 g) je me remets donc à son parmi les multiples variantes. Ceci ira au point même de garder l'article pour les noms propres (le
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ANALYSE STRUCTURALE OU TEXTUELLE
on aura à justifier telle ou telle traduction, on notera Tg
~
Tf.
g) A cheval entre les deux Barthes, les opérations de lecture que je vais définir brièvement se ressentent de cette double assise, structurale et textuelle. L'opération essentielle, celle du repérage patient des codes, a été définie page 132 : longtemps je n'ai lu que structuralement, finalement je crois pouvoir caractériser à· bon droit cette opération comme textuelle. Par contre, le découpage ne suivra pas les « lexies » des' versets bibliques mais se fera structuralement, dans l'énoncé narratif. Celui-ci a été d'abord coupé selon les syntagmes nominaux et les syntagmes verbaux; puis, ces tout petits noyaux ont été rassemblés en scènes, selon que leur jeu se fait sans intervention d'autres actants que ceux concernés par le premier noyau. Ces scènes se regroupent à leur tour en des séquences, avec un double critère : l'ouverture et la fermeture doit être telle que, même si c'est implicitement, la séquence se tienne ellemême ~ comme un petit récit, avec un sens narratif nommable ; le terme du code topographique est, en règle générale, le même pour toute la séquence (parfois cependant un déplacement y aura lieu). Finalement, selon des critères qu'il faudra préciser à chaque fois, mais où le GEO jouera toujours un rôle important, les séquences seront intégrées en quelques grandes-séquences. Les séquences seront numérotées S 1 à S 73, et, au-dedans, leurs scènes respectives par a, b, etc. Par exemple, la quatrième scène de la séquence vingt-trois sera indiquée S 23 d. La troisième opération consistera dans l'analyse du niveau narrateur/lecteurs, où il sera possible d'aborder la question de la structuration du récit. A ce niveau, et au vu de quelques « contradictions » dans la structure du récit, manifestes par luimême, on sera amené à faire une lecture symptomale, qui mettra en lumière la fonction idéologique (ou théologique) de l'écriture de Marc. On se justifiera plus longuement le, moment venu. 11) Je me bagarrerai souvent contre l'exégèse bourgeoise et son
J éSliS, le Pierre, etc.) : le parti pris qui a présidé à ce côté littéral du
texte, à l'inverse de ce qu'on fait couramment, est celui de marquer qu'on lit un texte étranger, produit dans une F.S. bien différente de la nôtre. le refus du « littéraire » est donc le refus de rendre « moderne :., comme « paro1e divine qui nous parlerait encore aujourd'hui », le récit évangéliqt;e; ce refus est à liïe comrae rupture avec une « théologie de l'inspiration » qui, pour récupérer cette « parole divine », efface le texte comme pïOdllction. 46. Ce qui lÙ:5t pas vrai des scène~.
138
LECTURE DE MARC
idéalisme. Marquons ici la portée iémiotique du terme récit employé. Le récit est un texte : toute la méthode de lecture ici engagée ne fait que travailler sur le texte-récit, voire sur les codes (textuels) de la F.S. qui y sont cités. En règle générale, l'exégèse bourgeoise classique, toute portée vers le « référend ) réel, historique, du texte analysé, s'égare dans sa lecture et finit bien souvent par escamoter la matérialité du texte. Pour elle, c'est l'histoire (et non pas le récit) qui compte d'abord; cette exégèse s'inscrit dans l'historicisme idéaliste. Dans l'histoire de l'exégèse des trois évangiles dits synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) il y a eu deux moments que l'on peut qualifier de « matérialistes :.. D'abord, la théorie des deux sources (Wilke, Weisse, Holtzmann) posée dès 1838 4 ', postulant que Matthieu et Luc dépendent de Marc dans le matériel commun aux trois synoptiques et d'une source de discours de Jésus (dite Q), dans le matériel commun à Matthieu et Luc et absent chez Marc. Cette théorie, acceptée par la plupart des exégètes allemands et anglo-saxons, et rejetée par la plupart des Français, est illustré par Kümmel 48 • Ensuite, vers les années 1920, la Formgeschichte (Schmidt, Dibelius, Bultmann) étudia l'histoire des formes, c'est-àdire les transformations subies par chaque « péricope :. indépendamment des autres, avant leur rassemblement dans les trois synoptiques actuels, ces transformations étant expliquées par l'utilisation catéchétique ou liturgique de la péricope dans les communautés chrétiennes primitives, leur « lieu vital) (Sitz im Leben) 411. Dans les années 50, on a complété cette méthode par la Redaktiongeschichte, étudiant l'histoire de la rédaction de chaque évangile 50. On a pu rompre ainsi en partie avec l'historicisme, mais la survalorisation des communautés chrétiennes destinataires du texte a fait évacuer, avec la problématique de « l'histoire de Jésus », le récit-texte lui-même 111. Tous les exégètes, cependant, même les rares incroyants, dépendent d'une idéologie religieuse qui reste l'obstacle majeur à une exégèse matérialiste. i) Niveau narrateurs/lecteurs : au lieu de lire ce qui relève de ce niveau après la lecture des séquences, il me semble préférable de le faire dans le commentaire lui-même. TI faut donc
47. Cf. KÜMMEL, p. 39. 48. Pp. 42-60. Voir aussi S. McLouGHLlN, c Les accords mineurs Mt-Lc contre Mc et le problème synoptique - Vers la théorie des deux sources ». 49. Cf. KÜMMEL, pp. 40-42. 50. Un e:xemple de cette méthode appliquée à Marc, c'est MINETTE DE TILLESSE,
51.
Le secret messianique dans l'évangile de saint Marc.
TlHYNt C'fl ~
"n {'~emr'e e",tr&nt'l. Cf. l'hUi loin, p. 317, n. 6.
ANALYSE STRUCTURALE OU TEXTUELLE
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le caractériser ici brièvement, quitte à y revenir plus longuement le cas échéant. Depuis les débuts du ne siècle après J.-C., la rédaction de ce texte est attribuée à un chrétien nommé Marc. En fait, on ne sait rien de lui. On prend ici le mot Marc pour désigner le texte lui-même. S'il arrive qu'on veuille indiquer l'auteur, on écrira « Marc ). Plus important est le fait de savoir où et quand le texte a été écrit. Pour cela, seule la critique interne du texte peut fournir des indices. Rappelons ici la thèse de Minette de Tillesse 52 : « Le second évangile a dû être composé dans les années qui ont suivi immédiatement le sac de Jérusalem, à savoir en 71 ou 72 (...). La langue même de l'évangile manifeste que l'auteur est un Juif hébraïsant : il connaît bien les Ecritures et les cite généralement d'après l'hébreu ou d'après le Targum araméen (4, 12). Il écrit pour des non-Juifs (7, 3-4), comme la langue même de son évangile et les traductions des mots techniques araméens (5, 41 ; 7, Il ; 15, 34)" le manifeste~t. ~ Pour ce qui est des lecteurs : « La communauté chrétienne de l'an 71 à laquelle s'applique le mieux cet ensemble de traits (certaines distances par rapport à la chute de Jérusalem, persécutions récentes qui l'ont ébranlée jusqu'aux fondements, existence de renégats à cause de cela) est sans doute celle de Rome, traditionnellement considérée comme destinataire de l'évangile de Marc ~, ce que confirment « les mots latins employés par Marc sa :). C La persécution romaine de Néron (64-67) a précédé de peu la destruc:" tion de Jérusalem (70). ( ... ) Sans doute avait-elle cessé. Néanmoins elle avait certainement fait de nombreuses victimes dans presque toutes les familles chrétiennes de Rome. En outre, d'après la tradition, elle avait enlevé à cette communauté décimée ses deux chefs, Pierre et Paul. (.... ) Tous ces événements (la guerre des Romains contre les Juifs) ont dû raviver la haine antisémite des Romains et faire peser une terrible menace de persécution sur le petit reste de l'Eglise romaine. :. On verra que notre lecture confirmera de façon décisive, il me semble, ces affirmations de Minette de Tillesse, qui, cependant, sont loin de faire l'unanimité parmi les exégètes en ce qui concerne la datation et sont plutôt rares chez les catholiques Il'. 52. Pp. 434-437. 53. Voir la liste in KllMMEL, p. 70. 54. Par exemple, Introduction à la Bible, II, p. 2Z6 s (qui date, il est vrai, de 1959) : « La critique interne précise : avant l'an 70. :. Cf. aussi KÜMMEL, p. 70 s. (c Dès lors que l'on ne peut pas citer un argument effectif pour. une année avant ou après 70, nous devons nous satisfaire de la conclusion que Marc a été écrit autour de 70. ~)
140
LECTURE DE MARC
Tandis que l'on trouvera le plus souvent le récit de Jésus (ACT) mis en rapport avec le récit dernier, eschatologique, à venir bientôt, le niveau narrateur/lecteurs, lui, rapportera le récit de J aussi aux récits ecclésiaux de la communauté de Rome, situant ces derniers entre le récit de J et le récit eschatologique 5~.
55. Ce texte était composé quand j'ai pris connaissance de Duality in Mark - Contributions ta the study of the Mark redaction (Leuven University Press), de Franz Neirynck, dont les cours à Louvain, il y a quelques années, m'ont permis d'entrer dans la forêt de l'exégèse des évangiles synoptiques. Neirynck y étudie un phénomène souvent remarqué chez Marc de « phrases doubles », ce qu'il propose d'appeler « dualité ~ de préférence à « pléonasmes, redondances et répétitions ~ (p. 71). Sa thèse est que ce phénomène ne permet pas d'en faire un critère pour y distinguer a priori, soit un proto-Marc et un deuxième rédacteur marcien (p. 44), soit tradition et rédaction; mais qu'il faudra un travail critique pour chaque occurrence (p. 72). Avant, il avait fait une remarque générale : c Dans l'ensemble, il y, a une évidence assez impressionnante, spécialement le fait que l'on peut percevoir un sorte de tendance générale dans le vocabulaire et la grarnr:naire, dans les paroles isolées et les collections de paroles, dans la construction des péricopes et des longues sections; il y a une espèce d'homogénéité dans Marc, depuis la rédaction des phrases jusqu'à la composition de l'évangile. Après l'étude de ces données on ressent une forte impression de l'unité de l'évangile de Marc. On peut formuler comme principe méthodologique que les catégories que nous avons distinguées se tiennent ensemble et qu'aucune péricope ne peut être traitée isolément (p. 37). ~ Est-ce trop forcer que déduire de cette homogénéité, de cette unité, une confirmation du bien-fondé du parti pris méthodologique de notre lecture, celui de prendre Marc comme un texte, très fortement structuré, l'étude de la synopticité, au sens des Formen et Redaktiongeschichte, ne devant relever que d'une analyse postérieure et conséquente?
ANALYSE STRUCTURALE OU TEXTUELLE
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2 « N'avez-vous jamais lu ... »
Marc? Commencement de la bonne annonce de Jésus le Messie. Tg ~ Tf : Christos ~ Messie 1. ' C'est le titre du texte. « Commencement » le signale déjà comme récit dans ses codes séquentiels qui ouvrent par un commencement et ferment par un achèvement. TI n'y a rien avant ceci, ce qui va être narré commencera par la première séquence après le titre. Une question se pose : quel achèvement pour ce commencement? On verra que c'est une question bizarre, car le texte ne connaîtra pas d'achèvement : il s'interrompra soudain, avant que toutes les séquences ouvertes soient achevées B. « De la bonne annonce ;) : c'est, on le verra, le titre du récit; celui-ci détonne donc, dans l'ensemble des textes lus (entendus) par les lecteurs comme annonce; quelque chose de nouveau est raconté et cela est qualifié comme bon. Nouveau/vieux, bon/mauvais, seule la suite pourra élucider de quels codes il s'agit. « de J ésus ~ : c'est l'actant principal du récit. « le Messie ~ : le terme connote, dans les textes idéologiques, l'envoyé de Dieu pour libérer le peuple; le narrateur reconnaît en Jésus celui-ci, le récit sera en effet le récit de sa pratique et de la reconnaissance (ANAL) de cette pratique comme messianique. Bonne annonce, en grec évangile : est devenu le titre du récit de Jésus dans le texte de l'Occident. S1
Ainsi qu'il est écrit dans le prophète Isaïe: voici que j'envoie avant toi mon annonceur pour préparer ton chemin. Une voix crie dans le désert: préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers,
1. c Nous devons toujours nous rappeler, en lisant le NT, que, dans l'esprit de ses auteurs, " Jésus-Christ" signifie d'ordinaire encore" Jésus-leMessie " » (CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, p. 98). 2. Cf. p. 313.
142
LECTURE DE MARC
al b
Jean le baptiste parut dans le désert proclamant une immersion de conversion pour l'acquittement des dettes. Et vers lui s'en allaient tont le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem et ils se faisaient immerger par lui dans le fleuve du Jourdain, en confessant leurs dettes. Et le Jean était vêtu d'une peau de chameau; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Et il proclamait en disant : il vient après moi celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de me courber pour délier la courroie de ses chaussures. Pour moi, je vous ai immergés dans l'eau, lui vous immergera dans l'Esprit saint. .
a2
(après que le Jean eut été livré)
Tg ~ Tg : aphesis ~ acquittement : « Le sens biblique du mot est celui de l'acte par lequel Dieu abolit le péché considéré comme une dette 3. :. « Ainsi qu'il est écrit ) (niveau narrateur) : l'écriture (du prophète) permet de déchiffrer la voix (de Jean). L'opposition je/tu (mon annonceur/toi, ton chemin), ici dans l'écriture, sera reprise en S 3 par la «. voix céleste ~ (tu es mon fils) ; l'écriture, au niveau du narrateur, relaie le MYTH et vice versa. Jean, l'actant de S 1, paru en S 1 a 1 et arrêté en S 1 a 2 (entre S 2 et S 3) pour ne revenir au récit que dans une rétrospection (S 30), est réduit par celui-ci -à la seule fonction d'être une voix préparant le récit (le chemin) de l'actant Jésus. Même sa pratique d'immersion (baptême) est une proclamation, donc une voix. Le chemin de Jésus est le chemin du Seigneur (que l'on attend), ses sentiers aplanis sont eschatologiques. « Dans le désert ), « vêtu d'une peau de chameau, etc. :. : Jean est connoté comme étrange, hors du système des pratiques courantes de la F.S. L'immersion (SY:MB : purification), l'acquittement des dettes (SYMB.: système de la dette) le situent du côté du ciel, dont il est la voix, le prophète (cf. S 55 b). « Il vient après moi celui qui est plus fort que moi... » : son discours prophétique reprend l'opposition Jean/Jésus, situant celui-là comme inférieur, précurseur de celui-ci (cf. S 43). A l'eau du SYMB (lavage des corps) est opposée l'immersion dans l'Esprit saint (MYTH), purificateur eschatologique, lors du jugement, c'est-àdire le lavage des cœurs (cf. S 35 pour cette opposition). « Judée, Jérusalem, Jourdain ) : TOP. « tous les habitants :. : actant Foule. 3. R.
BRATCHER,
p. 12.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... ~
143
S2 a b c
d
Et il arriva en ces jours-là que Jésus vint de Nazareth en Galilée et il fut immergé par Jean dans le Jourdain. Et aussitôt en remontant de l'eau, il vit lès cieux se déchiœr et l'Esprit tel une colombe descendre vers lui ; et des cieux, une voix : tu es mon fils bien-aimé, tu as eu ma faveur. Et aussitôt après, l'Esprit le chasse au désert. Et il restait quarante jours dans le désert, tenté par Satan, et il était avec les bêtes sauvages, et les annonceurs le servaient.
(SI a2) Après que le Jean eut été livré,
a 4: et il arriva en ces jours-là que Jésus vint:. : l'actant principal est introduit. 4: de Nazareth en Galilée » : (TOP-GEO) il n'est pas originaire de Judée, région centrale du champ SYMB juif. On le verra dans son pays, il sera question de son métier, de sa mère, de ses frères et sœurs, etc. ; donc, à l'inverse de Jean, il appartient au cadre habituel du SOC. Aussi est-il immergé comme les autres gens de F.c immergé/remontant » : descente dans l'abîme,- remontée vers la terre, selon le schéma spatial du MYTH 4.
b' « il vit :. : nouvelle scène, plus de Jean comme actant, c'est J qui aura une « vision :) comme naguère les prophètes, car le ciel longtemps' fermé Il s'ouvre de nouveau. L'immersion de Jésus reste un simple « scénario », l'eau cède à l'Esprit, suivant la proclamation même de Jean. « descendre vers lui » : encore le schéma spatial du MYTH, mais ici mettant en rapport le ciel et la terre. Cette descente de l'Esprit ouvre quelque chose : le récit de J, et pose son terme, son achèvement, comme une ascension vers le ciel, comm~ « Fils de l'homme », on le verra 6. « des cieux une voix » : c'est la voix de Dieu, située au ciel (MYTH). 4: tu es mon fils bien-aimé :. : J est posé en rapport de filiation avec le Dieu du MYTH. Cette irruption de l'Esprit sépare donc J des autres éléments de la F qui s'étaient faits immergés 4. Cf. p. 113. 5. Cf. les apocalypses, pp. 107-112. 6. D'un point de vue structural, c'est la descente et non pas la colombe qui importe ici. Les exégètes ont toujours eu du mal à trouver le paradigme sémantique où celle-ci ~crait ~l situer (cL TAYLOH, pp. 160 s.).
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LECTURE DE MARC
(baptiser) comme lui. 4: car tu as eu ma faveur ... :. : ce récit se présente donc comme un récit d'élection par le ciel, dont la voix s'adresse à J selon le système je/tu. « et aussitôt l'Esprit le chasse » : J demeure passif face aux actants relevant du MYTH 6, sa séparation sera consommée par les quarante jours au désert, comme Moïse et Elie jadis. « Satan l) (l'adversaire MYTH) : le pendant mauvais de l'Esprit saint. Celui-ci entraîne J au combat qui va venir (le terme « tentation » sera repris par le récit pour désigner l'opposition des adversaires de J). Les bêtes sauvages et les annonceurs (anges) achèvent le scénario mythique de la scène. « après que Jean :. : celui-ci disparaît du récit; J a repris son déplacement en sens inverse, le texte fait une petite boucle dans le TOP : désert ~ Jourdain/Jourdain ~ désert; J est maintenant aussi du côté du ciel, séparé du SOC. S3 a b
le Jésus vint en Galilée, proclamant la bonne annonce du Dieu, en disant : le temps est accompli et le royaume du Dieu s'est approché; convertissez-vous et croyez à la bonne annonce.
« le J vint en Galilée » : nouvelle boucle du TOP : Galilée ~ Jourdain (Judée) ~ désert (tentation) ~ Galilée. « proclamant :. : J devient voix à son tour. « bonne annonce :.' : renvoie au titre, qui en disait le commencement. « l'accomplissement du temps » : c'est aussi celui des récits qui se déroulent comme successivité dans le temps; c'est l'achèvement, la clôture dernière du texte indéfini des récits qui s'approche avec le royaume du Dieu ; cette approche sera donc le dernier récit, le récit eschatologique. S 58 l'évoquera (en l'opposant au début : la création du ciel et de la terre) comme le « passage:. du ciel et de la terre, l'annulation de la différence mythologique, cet écart qui avait inauguré le temps. Entre l'annonce et l'effectuation, reste le temps de la conversion et de la foi, dans cette proximité annoncée comme bonne, heureuse.
S l-S 3
LE PROGRAMME DU TEXTE MARCIEN
Le récit n'est pas encore commencé, il ne le sera qu'en S 6 ; ici il n'y a eu qu'un circuit de voix, de Jean, du ciel, de Jésus, la voix du ciel donnant la voix à Jésus et taisant celle de Jean, voix du précurseur. Mais le texte, lui, a déjà commencé son travail et c'est le travail de sa programmation, de la mise en texte des codes, dont l'écart rendra' possible le récit. Le code TOP d'un côté, où
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
145
la seconde boucle Galilée-.? Judée ~ (tentation) ~ Galilée anticipe sur l'itinéraire de Jésus : Galilée ~ Jérusalem (Judée) ~ tentation (et mort) -.? Galilée. Le code MYTH de l'autre, la descente posant le premier terme dont le dernier sera celui d'une ascension qui annulera eschatologiquement la différence qui permet le temps des récits. Le temps qui reste sera celui du récit de Jésus, jusqu'ici simple voix qui n'a même pas d'écouteurs. La Foule ne sera convoquée qu'en S 6, pour l'ouverture du récit de Jésus, qui cessera d'être une voix pour devenir une pratique dont le récit deviendra à son tour l'annonce du dernier récit, la bonne annonce de la clôture « des jours de tribulations ) avant la fin (S 58). Bref, selon la conception de J. Kristeva (Le texte clos), le texte (mythique ou dans l'idéologème du symbole) débute par une boucle programmatrice qui pose son ouverture/clôture, les limites qu'il ne pourra déborder, sa détermination en somme. S4 a b
c d
Comme il longeait la mer de Galilée, il vit Simon et André, frère de Simon, qui jetaient les filets dans la mer, car c'étaient des pêcheurs. Et le Jésus leur dit: venez derrière moi et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. Et aussitôt, laissant là leurs filets, ils le suivirent. Et avançant un peu, il vit Jacques, fils du Zébédée, et Jean, son frère, eux aussi dans leurs barques en train d'arranger leurs filets, et aussitôt il les appela. Et laissant leur père Zébédée dans la barque avec les journaliers, Us partirent derrière lui.
« il longeait la mer de Galilée ~ : une ligne qui sépare merl terre et qui joue dans la métaphore stratégique « je ferai de vous des pêcheurs » . Dans un mouvement inverse à celui raconté (jeter des filets dans la mer), ils retireront les hommes comme des poissons de la mer (lieu mythologique de Satan, de la mort, de l'abîme) vers la terre. « je ferai:. marque un projet de la part de J, donc une stratégie concernant « les hommes :.. « derrière moi ~, « ils le suivirent », « partirent derrière lui :. : cette suite (STR) place les quatre pêcheurs nommés (Simon, André, Jacques et Jean) au début du chemin de J, ce qui les qualifiera pour être les questionneurs (en S 58) sur la fin de ce chemin. « pêcheurs ~ (SOC) : dans une classe dominée. « ]a barque ) réapparaîtra plus loin (S 18). Avant de commencer la pratique de J, déjà celui-ci, séparé des hommes par l'Esprit en S 2, ne sera pas seul dans son récit, mais
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LECTURE DE MARC
en groupe tive.
le récit ne sera pas affaire d'individus, mais collec-
S5
al
Ils pénètrent à Capharnaüm;
a2
(et il s'en vint à travers toute la Galilée)
al Déplacement, selon le code TOP, du bord de la mer vers la ville. Opposition ville/hors ville qui deviendra vite stratégique :_ en S 18, J sera rejeté vers le bord de la mer. Cette séquence s'achèvera après S 8. S6
al b
c
d
e a2
Et aussitôt, le jour de sabbat, étant entré dans la synagogue, il enseignait. Et l'on était vivement frappé de son enseignement, car il les enseignait comme ayant autorité, et non pas comme les scribes. Et justement il y avait dans leur synagogue un homme avec un esprit impur et il se mit à vociférer : qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus le Nazaréen? es-tu venu pour nous perdre? je sais qui tu es, le saint du Dieu. Et le Jésus le réprimanda très sévèrement, en disant : tais-toi et sors de lui. Et l'esprit impur, le secouant violemment, sortit de lui en criant d'une grande voix. Et tous furent effrayés, de sorte qu'ils se demandaient les uns aux autres: qu'est-ce que cela? voilà un enseignement nouveau d'autorité. Il commande même aux esprits impurs et ils lui obéissent! Et sa renommée se répandit aussitôt de tous côtés, dans toute la contrée de Galilée. Et aussitôt, étant sorti de la synagogue,
a
Ouverture et fermeture de la séquence (ACn très nettement affirmée : « étant entré dans la synagogue »/« étant sorti de la synagogue ). Cela étant très fréquent tout au long du récit, on s'abstiendra de le signaler chaque fois. « sabbat, synagogue, scribes » : SOC. b « il enseignait... » : c'est Je premier terme qui signale une pratique spécifique de J, qui le pose comme « maître » (rabbI),
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
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titre qu'on lUI donnera s.ouvent dans le récit. Signalons cependant, on y reviendra longuement (S 22), que cet ensèignement n'est pas spécifié. Par contre, ce qui fait événement, c'est l'autorité (exousia) avec laquelle il parle : cela est marqué en contraste avec ~a pratique habituelle d'enseignement des scribes (SOC). Plus loin, ce contraste est marqué comme « nouveau ~ . A une pratique idéologique habituelle, répétitive, s'oppose une pratique nouvelle il y a différence entre la pratique du SOC et celle du J. c « esprit impur :. : MYTH. Le discours de l'esprit pose la question (ANAL) de la nouveauté de cette pratique comme opposition entre toi/nous, qui est un combat, où les esprits impurs se déclarent déjà perdants (cf. S 18, S 24) : l'enjeu de ce combat est donc dénoué d'avance, c'est-à-dire que, dans le MYTH, le ciel est déjà vainqueur de l'abîme. L'esprit attaque (STR) : « je sais qui tu es, le saint du dieu ~ : ceci renvoie à S 2 (<< tu es mon fils ) (cf. S 18, S 24); les esprits ont entendu la « voix céleste ). « tais-toi :. : contre-attaque de J qui souligne la question : qui est J? (Q 1), qui va être l'une des énigmes de l'ANAL, et yeut retenir la réponse. En effet, le· récit se propose d'amener cette réponse par le jeu des trois càdes séquentiels.· Le. MYTH (S 2, S 6 a) a donné déjà la réponse: il se pose donc en contradiction avec le récit (contradiction MYTH/ ACn, l'annulant en quelque sorte par une réponse située déjà dans la sémantique du système idéologique T. Le « tais-toi ~ se présente comme une stratégie (STR) de J, qui, faisant taire cette réponse toute faite, la nie, à charge du récit de faire ressortir plus Itard la réponse qui s'accorde à la pratique de J. « sors de lui » et l'obéissance à cette injonction: victoire de J sur l'esprit impur (ACn. Par ail:' leurs, J est dit c le Nazaréen :., selon son origine natale (S 2), ce qui .s'inscrit aussi dans le code SOC: Nazareth est un petit bourg de Galilée (cf. S 27). Le code ANAL est souligné par la Foule effrayée : « qu'est-ce que cela? :., question Q 2 qui devra commander la réponse à Q 1. c Cela :., c'est la double pratique de J : l'enseignement nouveau et la victoire sur l'esprit impur, objet de l'ACT dans cette séquence. On est bien dans le commencement du récit (ACT), le 7. C'est l'un des leurres du texte, dans lequel tombera le discours exég~ tique bourgeois qui estime connaître la signification du titre c fils de Dieu ~ (ou c saint du Dieu ~) : en fait, il produit idéologiquement cette signification, soit par la grille du discours théologique postérieur Oa dogmatique des conciles, par exemple), soit par la grille des autres textes bibliques. D'avance, il se condamne à la méconnaissance du code ANAL.
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LECTURE DE MARC
terme nouveau marquant la différence de cette pratique par rapport . aux pratiques habituelles du SOC. « sa renommée se répandit :. : le récit commence donc à circuler « de tous les côtés, dans -toute la contrée de Galilée :. (GEO). Le programme de S 3 commence à se réaliser, mais ce n'est plus « la voix :. de J qui circule, mais le récit le concernant. On verra l'importance textuelle de cette substitution (S 22). S7
al b
n alla dans la maison de Simon et d'André avec Jacques et Jean.
el
Or, le soir venu, quand le soleil se coucha, on lui amenait tous les malades ét les démoniaques, et la ville entière était rassemblée flevant la porte.
Or la belle-mère de Simon était couchée avec la fièvre et aussitôt on lui parle d'elle. c. S'approchant, n la prit par lia main et la fit se lever; et la fièvre la quitta, d et elle les servait.
f e2
g
Et il guérit beaucoup de malades affligés de divers maux et il chassa beaucoup de démons, et il empêchait les démons de parler parce qu'ils le connaissaient. Le lendemain, encore en pleine nuit, il se leva,
a2
sortit
a Synagogue/maison : au-dedans de Capharnaüm, le TOP oppose deux espaces, l'un dominé par les scribes (S 6, S 16), l'autre qui est celui de la maison de Simon, l'un des suiveurs de J, et qui sera bientôt marqué comme espace des DD (disciples). b.c.d Si l'on marque l'actant c belle-mère de Simon :. comme lm (individu en situation de malédiction), l'effet de l'ACT sera le passage de lm à lb (b = bénédiction). « La fièvre la quitta :. : m ~ b, du manque au comblement, de la malédiction à la bénédiction, celle-ci suggérée par le service· de la table. En outre, au niveau des corps (SYMB), une opposition « couchée/levée :. se marque, de même que le contact des deux corps (<< il la prit par la main :.) : le corps debout est restitué à la vie quotidienne (c elle les servait :.).
N'AYEZ-YOUS JAMAIS LU ... :.
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e 1, Le récit répandu (S 6 e) rassemble la Foule de la ville devant la porte de la maison, le coucher du soleil renvoyant au jour du sabbat, pendant lequel était interdit tout travail, comme c amener des malades :) . e2 Multiplication sommaire des récits S 6 c et S 7 c, avec marque de l'effet de puissance (m ~ b, démons chassés) et de la STR par rapport au « secret » concernant l'identité de J. S8
a b c d
et s'en alla dans un lieu désert, et là il priait. Simon partit à sa poursuite, avec ses compagnons, et ils le trobvèrent et lui disent : tout lei monde te cherche. n leur dit :' allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j'y proclame aussi, car c'est pour cela que je suis sorti.
a « dans un lieu désert :. (TOP).
en opposition à lieu habité, ville
d « tout le monde te cherche ~ : c'est la STR de la F qui est annoncée ici (déjà S 7 f) et sera reprise souvent. Signalons cependant que c'est Simon qui est le porte-parole de cette stratégie, ce qui nous permettra plus tard de mettre en rapport la STR des DD avec celle de la F. A celles-ci, J oppose sa propre STR : l'expansion géographique de sa pratique (de proclamation) à travers toute la Galilée; cette STR se marque par 4: car c'est pour cela que je suis sorti » de la ville (S 7 a 2).
S9
a b c
Et il vint à travers toute la Galilée, proclamant dans leurs synagogues et chassant les démons.
Récit sommaire, multiplicatif, de la pratique de J et qui renvoie à S 6 : « proclamant dans leurs synagogues :. est à mettre en rapport avec « l'enseignement nouveau », la < chasse des
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démons» avec le récit qui l'a suivie. La Galilée (S 3, S 6 e) est la région (GEO) de la circulation de cette pratique. L'énoncé narratif accomplit donc l'énoncé stratégique de J en S 8 d. S 8-S 9 illustrent le code que 'nous avons appelé stratégique (STR), de façon telle que S 8 pourra être caractérisé comme une séquence à dominante STR. On peut lire maintenant un terme de l'ACT que nous avons sauté en S 8 b : « il priait 8 :.. Ce qui est inscrit ici (cf. 522, 532, 554, "564) c'est le rapport entre prière et stratégie : elle est partie prenante de la narrativité et ne peut être lue que dans sa fonction dans le récit. Le TOP (lieu désert) indique la prière comme prise de distance par rapport au récit (de S 6-S 7), c'est-à-dire comme lecture par J du récit ACT, donc comme lieu de l'ANAL. S10 al b
Et un lépreu vient à lui, le supplie et, tombant à genoux, lui dit : si tu veux, tu peux me purifier• Pris de pitié, il étendit la main, le toucha et lui dit : je veux, sois purifié. Et aussitôt la lèpre partit de lui et n fut purifié. Et le mdoyant, il le chassa aussitôt, et lui dit : .vois, ne dis rien à. personne; mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moise a prescrit, en témoignage contre eux.
a2 Mais lui, une fois sorti, commença de proclamer très fort et de divulguer la parole, c Tg ~ Tf : témoignage contre eux (cf. Mc 6, 16; 13, 9-10) ; Minette de Tillesse, pp. 65-68. Poila = très fort : cf. 3, 12; 5, 38; 9, 26. ·b
L'ACT est équivalent à celui de S7 b, c. TI y a cependant quelques différences : la demande est le fait du lm (selon un discours qui met en rapport le vouloir et la puissance de J, ce' que celui-ci accepte, car il le reprend dans la parole efficace de purification), tandis qu'en S 7, c'étaient d'autres qui demandaient. Le terme « purifier :. revient quatre fois : le SYMB est bien signalé. Or, si l'on se souvient du début de ce texte, le toucher du lépreux devrait rendre J impur; et c'est précisément l'inverse, la subversion de cet ordre symbolique qui est raconté : J touche le 8. Voici encore un leurre où tombé toujours le discours exégétique bourgeois, lui qui croit savoir d'avance, d'un savoir donc idéologique, de quoi il s'a8it quand on parle de prl~re.
« 'N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
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lépreux et celui-ci devient pur. C'Cit la puisstlnce du' corps de J qui est ainsi signalée dans le code SYMB et ron voit le sens de son rapport (tu peux) avec le c vouloir:. (tu veux) : c'est le cœur de J (<< pris de pitié ~) qui, dans son corps, est la source de cette puissance de purification. Sur cet ACT, une STR s'enchaîne: ce récit Acr doit rester secret (sauf pour le prêtre qUI doit ratifier la purification), non pas dans ses effets (l'intégration du lb dans le champ de la pureté juive) mais dans, son déroulement, l'actant principal du récit y compris. '
c Cette consigne n'est pas suivie; au contraire, l'ex-lépreux commence à proclamer très fort « la parole :.. Ce terme la parole (ton logon) qui intervient pour la première fois dans le texte, a le sens évident de récit, plus précisément de récit de J (ACT); et soulignons que ~ proclamer :. (déjà trouvé en S 1 et S 3 pour indiquer l'annonce d'un récit à venir, respectivement celui de J et le récit dernier, eschatologique, mais marquant ici un récit passé) est indice du récit.
SIl a de sorte que lui, il ne pouvait plus entrer ouvertement dans' une ville, mais restait dehors, dans des lieux déserts. Et l'on venait à lui de toutes parts. b a La désQbéissance de lb a des conséquences sur la STR de J, que cette séquence énonce sommairement : l'espace des villes lui devient interdit, il reste dans les lieux déserts hors villes (TOP). Cette STR sera· renforcée en S 18, apparemment en contradiction avec cette séquen~e, car on verra J dans les villes en S 12, S 13 et S 16 (mais S 12 b montre que J est entré à Capharnaüm c1andestinem~nt et c'est parce que la F apprend qu'il est à la maison qu'elle s'y rassemble). 11 n'empêche que S .10-11 seraient mieux placés après S 17, il nous faut donc poser la question de son emplacement ici. La raison donnée habituellement (l'auteur. profite de ce que J est hors d'une ville et loin de la F pour que soit plausible son approche par un lépreux, écarté des lieux habités) ne nous avance guère, car le texte aurait pu placer S 10-S Il plus loin. Par contre, cet emplacement me semble élucidatif de la STR J, déjà amorcée en S 8-S 9. C'est qu'il a deux raisons pour cette STR, dont l'une sera donnée en S 17-S 18 (la naissance d'une STR opposée à cene de J et tendant à l'éliminer), et dont l'autre est à lire ici :
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la ville est le lieu de la F, et 1, qui déjà en S 8 a refusé la STR de la F qui le recherche, renforce ce refus. Disons, pour l'instant, que J veut éviter un succès trop voyant à l'égard de la F : il ne souhaite pas que son corps soit enfermé dans le grand cercle de celle-ci. C'est 'ce qui explique qu'il ait ordonné à l'ex-lépreux de se taire. b c et l'on venait à lui de toutes parts :t : sa STR n'est qu'à demi réussie. Il n'évite pas que les F l'entourent mais seulement que ceci se produise dans les villes. Ce mouvement, qui drainera les F hors des lieux habités (TOP), ne fera que se renforcer, dans la mesure même où la propagation de son récit multipliera ceux qui le cherchent. . S12 a b
cl
d
c2
e
Quelques jours plus tard, lui étant rentré de nouveau à Capharnaüm, on entendit : il est à la maison. Et beaucoup se rassemblèrent de teUe sorte qu'il n'y avait plus de place, même devant la porte. Et il leur annonçait la parole. On vient lui amener un paralytique porté par quatre; comme ils ne pouvaient pas le lui présenter à cause de la foule, ils défirent le toit au-dessus de l'endroit où il se trouvait et, ayant creusé un trou, ils firent descendre le grabat où le paralytique était couché. Le Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : enfant, tes dettes te sont acquittées. Or il y avait là assis quelques scribes qui se disaient dans leurs cœurs : comment celui-là parle-t-il comme ça? fi blasphème! qui peut acquitter les dettes, sinon le Dieu seul? Et aussitôt, connaissant dans son esprit qu'ils se disaient ainsi en eux-mêmes, il leur dit : pourquoi dites-vous ainsi dans vos cœurs? quel est le plus facile de dire au paralytique : tes dettès te sont acquittées, ou de dire : lève-toi, prends ton grabat et marche? eh bien! pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a l'autorité d'acquitter les dettes sur la terre ••• il dit au paralytique : je te dis, lève-toi, prends ton grabat et va-t'en chez toi. Il se leva et prenant aussitôt son grabat, il sortit devant tout le monde, de sorte que tous étaient hors d'eux-mêmes et rendaient gloire à Dieu, en disant : jamais nous n'avons vu ça.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
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Tg -:) Tf : lalein = parler, sera traduit par 4: annoncer:. quand suivi de « la parole » ou « en paraboles ). « quelques jours plus tard) : raccord (CHR) avec S Il, selon la logique narrative de la successivité. J rentre donc clandestinement (STR) à Capharnaüm, c'est-à-dire pas ouvertement (S 11 a). « on entendit : il est à la maison ~ suppose qu'il y a déjà fait des choses importantes, c'est donc le récit qui convoque la F, comme déjà en S 6 e, S 7 f. « et il leur annonçait la parole:. : semblable à l'enseignement de S 6 b (cf. S 22) : les scribes, alors évoqués, vont entrer en scène, c'est l'opposition des deux enseignements qui va être posée par le récit. cl La demande de lm est racontée par une petite stratégie d'approche du corps de J (défaire, creuser, faire descendre), la F jouant comme ,obstacle : c'est cette petite stratégie qui est dite foi par le récit (<< voyant leur foi. - cf. S 26, S 51). « enfant, tes dettes (péchés) te sont acquittééS :) : selon la logique du système de la dette, la malédiction qu'est la paralysie (m) est attribuée aux dettes de l'homme (lm), qui le retiennent du côté du pécheur séparé des justes (SYMB). d
Cette logique du système de la dette est celle des scribes (SOC), qui lisent (ANAL) le récit, en déniant à J l'autorité d'acquitter les dettes. Seul Dieu a autorité pour cela, lui qui accorde bénédiction notamment à, travers les sacrifices d'expiation (SYMB). La parole de J est donc lue comme un blasphème, et le blas~hémateur opposé au Dieu du côté duquel sont rangés les scribes, selon le schéma: Dieu (scribes)/J. J engage la discussion sous forme de leçon de lecture (ANAL) : au premier récit (cl), il en oppose un' second, à la lecture duquel il invite les scribes (<< pour que vous sachiez :.). Ce qui est donc en question, c'est l'autorité de sa parole d'acquittement, dernier terme du premier récit (S 12 cl), qu'il fait évaluer en comparaison avec une parole de guérison (<< lève-toi, prends ton grabat et marche :.), selon le critère de son efficacité, de sa puissance, marquées par le terme « facile :. (<< quel est le plus facile ... ? :.). c2 Ce mécanisme .de lecture mis en place, le second récit peut s'accomplir selon le schéma déjà trouvé: lm/Ib, l'opposition SYMB se faisant selon « couché :. /« se leva :. (cf. S 7 c). L'efficace de
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la pratique de J consiste dans la libération de la démarche de l'ex-paralytique.
e C'est la F qui lit (ANAL) ce second récit (cl-c2) en renversant le schéma des scribes, car la pratique de J leur fait rendre gloire du Dieu; celle-ci est donc située du côté du Dieu: Dieu, JI scribes. Ce deuxième récit raconte l'autorité (la puissance) de J sur le système de la souillure (mjb) , le premier (cl), sur celui de la dette. La lecture de la F raccorde les deux récits en un seul : « jamais nous n'avons ça :., le ça étant lee celui-là parle comme ça :. (autorité sur la dette) et l'accomplissement ,de la guérison du paralytique : double subversion du champ SYMB juif. Reste le terme « Fils de l'homme :. (en série av~c le terme ciel du MYTH, cf. S 42, S 58, S 66) et l'autorité c sur terre :., l'autre te.rme du MYTH, qui met en, rapport le récit ACT avec le récit dernier eschatologique. Laissons cela provisoirement, on y reviendra plus loin (S 22, S 42). S13
a b c d
e
Et il sortit de nouveau le long de la mer~ Et toute la foule venait vers lui, et il les enseignait. Et en passant, il vit Lévi, fils d'Alphée, assis à la perception des impôts, et il lui dit : suis-moi. Et se levant, il le suivit. Et le voici à table dans sa maison, et de nombreux péagers et débiteurs étaient autour de la table avec le Jésus et ses disciples, car ils étaient beaucoup, et le suivaient. Et les scribes du parti des pharisiens, voyant qu'il mange avec les débiteurs et les péagers, disaient à ses disciples : eh quoi! il mange avec les péagers et les débiteurs! Le Jésus, ayant entendu, leur dit : ce ne sont pas ceux qui sont forts qui ont besoin de médecin, mais les mala,des. Je ne suis pas venu. appeler les justes mais les débiteurs.
a c le long de la mer:. joue doublement: d'un côté il évoque S 4 (vocation des quatre pêcheurs) qui se répétera en S 13 c et permettra d et e ; d'un autre, il prépare S 18, S 22 et toute la suite des rendez-vous J IF au long de la mer. C'est justement le départage entre les disciples (DD) et la F qui y sera opéré, stratégiquement, jusqu'en S 42.
« N'AVBZ-VOUS JAMAIS LU ... )
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b
Soulignons simplement que cette scène a une structure différente de S 7 f, S 11 b, et S 12 b, où la F est convoquée par l'écoute du récit de la pratique de J. Ici, J se déplace, la F le suit, il lui fait de l'enseignement, c'est le rabbi qui la convoque. c·
Selon la même structure que S 4 (on l'analysera en S 49) ; remarquons seulement que Levi est un péager, un publicain, un percepJeur d'impôts, un exclu social (SOC). d
Péagers et débiteurs sont mis en série avec les disciples de J, de telle façon qu'on ne peut pas décider si l'énoncée car ils étaient beaucoup et le suivaient :.. (le terme c suivre:. étant la marque des DD) réfère les péagers et les débiteurs ou bien les disciples; il y a ambiguïté textuelle. D'un autre côté, le récit dessine la figure d'un cercle autour de la table, dans la maison, qui deviendra une figure décisive dans le code BAS. Table et maison (TOP) joueront métonymiquement comme indicatifs de ce cercle dont J se révélera le centre (le manger aussi appartiendra à cette série). e Les scribes, à quoi s'ajoute l'indication • du parti des pharisiens :. (SOC), lisent (ANAL) cette pratique de J (manger avec des péagers et ~esdébiteurs) comme subversive du champ SYMB juif, à la charnière des deux systèmes : les exclus du fait du système de la dette sont des impurs, leur table est un fOfer de souillure, dont tout juif pur doit rester éloigné sous peine de se souiller à son tour. Leçon de lecture (ANAL) de la part de J selon l'opposition: e ceux qui sont forts :. (ou bien portants)/c malades :., s.oit puri impur (système de la souillure), et justes/débiteurs (système de la dette). « je ne sui~ "pas venu :. (ce qui indique la STR de. J) pour maintenir le SYMB mais pour le subvertir, selon la métaphore du médecin, indicative d'une pratique de « salut :., au sens de passage de l'état de malédiction à celui de bénédiction. Ce quf opère la STR J, c'est le dessin de ce cercle, qu'on dira inscrit s~lon le code BAS, en antithèse avec les cercles de pureté propres au champ SYMB juif : c'est cette antithèse que je ~ subversion (des codes dominants) 9. C'est elle que la lecture (ANAL) proposée par lui veut faire ressortir. 9. Barthel re~re ~uw \lM série d' ~ ~tilhèiell ~ dana c SarrQine ~, les lisant inscrites dans le code SYMB (cf. par exemple, S/Z, pp. 26 St 28,
1
\
1
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LBCTURB DB MARC
S14 a b
Et les disciples de Jean et les pharisiens observaient un jeûne. Et on vient lui dire: pourquoi, alors que les disciples de Jean et les disciples des. pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas? Et le Jésus leur dit : peuvent-ils jeûner, les invités de la noce, tant que l'époux est avec eux? tout le temps qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Viendront des jours où l'époux. leur sera enlevé, et alors ils jeûneront, ce jour-là. Personne ne coud une pièce de drap non foulé à un vieux manteau; autrement, le supplément tire sur lui, le neuf sur le vieux et la déchirure devient pire. Personne ne met non plus du vin nouveau dans de vieilles outres; autrement, le vin fera éclater les outres et le vin et 'les outres sont perdus; mais à vin nouveau, outres neuves.
a Les disciples de Jean, qui a été arrêté (S 1 a2), font avec des pharisiens un jeûne, probablement pour que le Dieu le fasse sortir de cette situation de malédiction.
b Ceux qui jeûnent marquent leurs corps comme purs (SYMB), . comme justes; la question que l'on pose à J oppose ses DD, le cercle qui entoure J, au cercle de ces justes. La lecture (ANAL) que J fait de cette différence de pratiques s'inscrit d'abord dans lalogique du SYMB : l'époux est avec eux, les noces sont un temps de bénédiction, pas de raison pour jeûner; tandis qu'au contraire les disciples de Jean ont des raisons pour cela (son arrestation) ; le cercle du BAS est donc signifié par cette métaphore du banquet de noces (rassasiement autour de la table), et J, comme époux, situé en son centre: la métaphore joue sur l'antithèse manger/jeûner que 1'01: retrouvera plus loin: avoir faim/être rassasié (S 31). Les deux ~ntithèses métaphoriques qui suivent marquent la différence entre la pratique de J, que dessine le cercle, et la pratique du jeftne inscrite dans le champ SYMB juif comme neuf/vieux. D'un côté le symbolique juif est dit un vieux tissu (ou texte), qui ne supporte pas d'être cousu par un nouveau tissu (ou texte) ; d'un autre côté, comme un cadre, un ordre vieux (outre) qui ne peut pas supporter la force d'un vin nouveau. La subversion est dite claire29). Si j'ai cru bon d'opposer un code BAS au code SOC, en fait les deux étant en rapport d' « antithèse:. (lequel rejaillit sur les codes SYMB et TOP), c'est pour bien marquer que cette antithèse est l'opération, l'effet - que j'appelle subversion - de la pratique de J elle-même.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU •.• »
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ment : d~chirure du Vieux texte symbolique, Iclatement de l'ordre ancien. Par ailleurs, le terme grec que l'on a traduit par 4: supplément ~ est « plêrôma ), qui, en S 3 (plêrousthai), connotait le récit dernier, « le temps est accompli ». « viendr,ont des jours » : cette restriction est à situer au niveau du narrateur écrivant à des communautés de DD en proie à la persécution, l'époux leur ayant été « enlevé ». « ils jeûneront ce jour-là », quand ils se trouveront à leur tour en prison (cf. S 62). S15
a b
Or, un jour de sabbat, il traversait des moissons et ses disciples commencèrent à faire du chemin, en arrachant des épis. Et les pharisiens lui disaient : Vois! pourquoi font-Us le jour du sabbat ce qui n'est pas permis? Et il leur dit : n'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il fut dans le besoin et qu'il eut faim, lui et ses compagnons? comment il entra d~s la maison du Dieu, au temps du grand prêtre Abiathar, et mangea les pains de proposition qu'il n'est permis de manger qu'aux prêtres, et en donna aussi à ses compa. , gnons? Et il leur disait : le sabbat a été fait à cause de l'homme, et non pas l'homme à cause du sabbat, en sorte qu~ le Fils de l'homme est seigneur même du sabbat.
Tg ~ Tf : il y a ici une difficulté de traduction. La BJ traduit le premier verset comme suit : « ... ses disciples, chemin faisant, se mirent à arracher les épis :., ce qui implique qu'ils les !urachaient pour les manger. Telle est en effet la lecture qui sera faite par J. Cependant, la traduction correcte, que nous présentons à la suitè de P. Benoît 10, dit plutôt que c'est pour c faire du chemin» qu'ils arrachaient les épis. Matthieu et Luc ont corrigé le récit de Marc dans le sens de la leçon faite par J. La difficulté me semble insoluble. Celte séquence étant exemplaire de la structure du code ANAL, je lirai la lecture de J comme si cette incongruité textueile n'existait pas. la Le récit ACT est présenté. b
Deux lectures s'opposent, celle des pharisiens et celle de J. Les pharisiens confrontent le récit (c ils font :.) à la loi ( c ce qui n'est ptts permis, ) (SOC), selon la grille : sabbat (repos) = ne pas tra10. Exégèse et théologie, vol. III, p. 236.
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LECTURE DE MARC
vaillerjautres jours = travailler. J met en place un mécanisme de lecture (c n'avez-vous jamais lu? ;), en confrontant l'ACT avec un récit de l'AT, concernant David, selon la logique: ce que David a fait n'est pas contre la loi. Mettons les deux récits en parallèle: ils font
ce que fit David quand il fut dans le besoin et qu'il eut faim lui et ses compagnons il entra ... , mangea... , donna ... dans la maison de Dieu, pains de proposition ce qui n'est pas permis
J et ses disciples 11 ils arrachèrent des épis (pour les manger) le jour du sabbat
ce qui n'est pas permis
La logique de cette confrontation saute aux yeux : ce que le récit ACT omet (blanc), il faut le lire dans le récit de David. Si donc ils arrachent des épis, c'est qu'ils sont dans le besoin et qu'ils ont faÎIn. D'où la conclusion : le sabBat a été fait à cause de l'homme et de ses besoins et non l'inverse ; les besoins de l'homme l'emportent sur la loi du sabbat, dans le champ du BAS, dans la nouvelle économie que la pratique de J est en train d'inscrire, en subversion de celle du champ SYMB juif 1S. Ce champ BAS est justifié en fonction du dernier récit, eschatologique, auquel renvoie la référence : « Le Fils de l'homme est seigneur même du sabbat. :. S16
a
Il entra de nouveau dans une synagogue
blet il y avait là un homme ayant une main desséchée, cl
et ils l'épiaient, pour voir s'il le guérirait le jour du sabbat afin de l'accuser. .
b2
Et il dit à l'homme ayant la main desséchée: lève-toi, là, au milieu de tout le monde.
c2
Et il leur dit : est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que du mal, de sauver une vie plutôt que de la
11. L'objection étant faite aux seuls DD, l la reprend, implicitement, contre lui aussi, leur maître. 12. M. de TILLESSE, pp. 137-139, est un bon exemple de la façon dont l'érudition exégétique rate la lecture du texte. Pour lui, en effet, c le v. 27 r' le sabbat a été fait à cause de l'homme, etc. "l, intercalé avant le v. 28 r' le Fils de l'homme est seigneur même du sabbat "l ne fait que camou· fier un peu ce que cette affirmation aurait de trop bnttal :. !
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
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tuer? Mais eux se taisaient. Et les regardant à la ronde, avec colère, profondément triste de Pendurcissement de leurs cœurs,
b3
il dit à l'homme : étends la main! remise en état.
n l'étendit
et sa main fot
C'est encore la loi du sabbat (SOC) qui est en question : guérir quelqu'un est censé être un travail, donc interdit pendant le sabbat. Sa violation est un délit qui mérite la mort 13 ; ils épient donc J pour pouvoir l'accus.er. Le mécanisme de lecture (ANAL) est monté ici avant même le récit ACT, à l'instar de S 12. « lève-toi, là, au milieu de tout le monde » : dans le centre de ce cercle, J place l'homme à la main desséchée (lm), pour que son manque (besoin) devienne objet de lecture. « et il leur dit: est-il permis ... ? » : il les situe comme interprètes, lecteurs de la loi. Il ne s'agit pas de savoir ce que l'on peut ou non faire le jour du ~abbat (objet des discussions casuistiques des scribes), mais si l'on peut faire le bien ou le mal. La loi, dont l'objet est les pratiques qui mènent à la bénédiction (au bien), c'est-à-dire au salut des vies (passage de la malédiction à la bénédiction), ne peut interdire que de faire le mal, que de tuer des vies .. A cela, ils n'ont rien à répondre, c'est la logique même du SYMB qui les fait taire. Le récit ACT peut donc se dérouler (lm/lb), la lecture « il a fait un travail le jour du sabbat :. ayant déjà été remplacée par celle du BAS : « il a sauvé une vie le jour du sabbat :.. Cependant. les accusateurs n'ont pas accédé à cette lecture, à cause, dit le récit, de « l'endurcissement de leurs cœurs :.. Déjà le cœur avait été visé en S 12 : ici il est explicité comme le lieu des décisions, où se fait le départage des lecteurs, des actants, dans leur rapport à la pratique de l'actant J. Le cœur endurci ne sait pas lire la pratique de J, son récit. S17 a b
Une fois sortis, les pharisiens réunissaient aussitôt un conseil avec les bérodiens contre lui, sur les moyens de le perdre.
Les pharisiens: c'étaient donc les « ils ~ de S 16, mis en rapport en S 13 avec les scribes (SOC). « réunissaient aussitôt un conseil contre lui":. : la STR des scribes et des pharisiens (avec l'inclusion des hérodiens) a se précise, ainsi que leur place dans la 13. Cf. MINETI'E de TILLI~SSE, p. 140. 14. Qui sont les hérodiens? TI en sera question à nouveau en S 40 b et S 55 f. En fait, la réponse n'a auère d'importance (étant donné la petite
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LECTURE DE MARC
constellation des actants. Ce sont les adversaires (AA) de l'actant J, leur stratégie est de « le perdre », de défaire sa STR, ce cercle subversif du champ à la fois SYMB et SOC où ils ont la place d'un certain pouvoir idéologique. Mais par ailleurs, cette séquence S 17 achève la suite de séquences débutée en S 12. La séquence S 18 s'ouvrira sur le refuge de J du côté de la mer, ce qui reprend « il ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville:. (S Il a). On peut ici faire une pause pour relire les grandes séquences déjà retrouvées: S 5-S 9 + S 10-S Il ; S 12-S 17, et les caractériser brièvement. RELECTURE DE S 5-S 11 Après les trois séquences programmes S l-S 3 (et S 4, situant J dans un groupe, avant le début du récit du « nouveau », cette première grande séquence se déroulant à Capharnaüm d'abord et en extension sommaire à la Galilée ensuite (GEO) , se caractérise par le récit de trois types de pratique de J, (enseignement nouveau, chasse d'un esprit impur, guérison) et sa multiplication sommaire. Cette pratique suscite une stratégie de la F (F cherche J) à laquelle J oppose une STR d'absence à la F que S 10-S Il accentueront par le choix (STR) d'éviter les villes ouvertement. La grande séquence est donc celle de l'affrontement des deux STR, celle de J et celle de la F. RELECTURE DE S 12-S 17 A relire l'ensemble de ces séquences (où le TOP est plutôt incertain), on s'aperçoit que la pratique de J est systématiquement présentée comme subversive du champ SYMB juif, voire de son ordre SYMB; et ceci entraîne une stratégie des scribes, pharisiens et hérodiens (AA) , que l'on caractérisera comme stratégie de tentation, de laquelle résulte comme conséquence, en S 17, une STR d'élimination de J. Cette grande séquence est, en outr~, le lieu du déploiement du code ANAL ,comme celui des mécanismes de lecture du récit ACT, les lectures étant différentes selon le lieu (SOC) du lecteur. Notamment, la séquenre S 16 donne une clé majeure de la lecture faite par J (BAS), avec l'antithèse « sauver
place qu'ils occupent dans le récit, en dépendance d'ailleurs des pharisiens) pour notre lecture. Je renvoie quand même le lecteur à la thèse, judicieuse mais invérifiable, de C. DANIEL, in Revue Qumrân 6 (1967), pp. 31-53, selon laquelle il s'agirait bel et bien des esséniens (ses conclusions sont citées par A. FEUILLET, c La controverse sur le jelÎne »,. in N. Revue théologique, fév.mars 1968, p. 114, D. 3).
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« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
une. vie/tuer une vie :. : c'est l'antithèse qui définira les buts des deux stratégies affrontées. Remarquons encore que les deux mentions du «Fils de l'homme », la première groupant S 12 et S 13 (où il est question des « pécheurs '» et la 'deuxième S 15 et S 16 (où il e"st question du sabbat), de même que la métaphore de l'époux (renvoyant aux « noces messianiques »), mettent en rapport le récit ACT avec le récit eschatologique, dont l'annonce a été faite en S 3, sous le terme de Royaume de Dieu. On y reviendra en S 22 et S 42. S18 a b c
Et le Jésus se réfugia avec ses disciples du côté de la mer et une grande multitude de la Galilée le suivit. Et de la Judée, et de Jérusalem, et de l'Idumée, et d'au-delà du Jourdain, et d'auprès de Tyr et de Sidon, une grande multitude, écoutant tout ce qu'il faisait, vint vers lui. Et il dit à ses disciples qu'une barque fût tenue à sa disposition à ca~se de la foule, pour qu'on ne le presse pas. Car il en avait. guéri beaucoup, si bien que tous ceux qui avaient des maladies se ruaient vers lui pour le toucher. Et les esprits impurs, quand ils le voyaient, tombaient devant lui et criaient : tu es le fils de Dieu! Et il les réprimandait très sévèrement, pour qu'ils ne le fassent pas connaître.
d e
Tg -> Tf : « se réfugia (an.echôrêsen) implique ici une vraie « émigration », comme le cQde STR le montre suffisamment 15. a, b « côté de la mer », « disciples », « suivre :. : ces trois éléments renvoient à S 4 et S 13. « une grande multitude» remet la F dans le récit, après son absence en presque tout S 12-S 17. Ceci annonce l'enjeu de la grande séquence qui s'ouvre (S 18-S 42), le départage entre les DD et la F, . les cercles qu'ils forment autour du corps de J étant encore assez indifférenciés, comme on l'a remarqué en S 13.
c Le champ d'écoute du récit de la pratique de J, ici affirmé en toutes. lettres (<< écoutant tout ce qu'il faisait »), s'étend au-delà de la Galilée: soit en Judée et à Jérusalem, soit hors de la Palestine
15. Contre
LAGRANGE,
par exemple, cité dans
TAYLOR,
p. 226.
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LECTURE DE MARC
vers le sud-est (Idumée.), l'est (au-delà du Jourdain) et le nord (Tyr et Sidon). Pour la première fois, le récit ouvre la frontière juive à l'horizon de la pratique de J, ce qui fournit une première indication sur ce que sera sa stratégie. par rapport au champ SYMB-GEO israélien. d L'élément barque sera, dans la grande séquence S 18-S 42, celui qui définira le cercle J + DD et lui permettra de prendre distance, à la fois topographique et stratégique, par rapport à la F.
e, f Reprise du sommaire de S 7 e, définissant la STR de la F, avec remise en valeur du toucher du corps de J (SYMB). Bref, cette séquence S 18 n'est qu'un programme de S 18-S 42: on se trouve toujours dans le texte clos telle que J. Kristeva l'a défini. . S19
a b
Et il gravit la montagne et il appelle à lui ceux que lui, il voulait. Et ils vinrent à lui. Et il en fit douze pour qu'ils soient avec lui et pour qu'il les envoie proclamer, avec autorité de chasser les démons. Et il les fit douze : au Simon il imposa le nom de Pierre, et Jacques, le fils du Zébédée,A!t Jean le frère du Jacques, et il leur imposa le nom de Boanergès, c'est-à-dire fils du tonnerre, et André, et Philippe, et Barthélemy, et Matthieu, et Thomas, et Jacques, fils d'Alphée, et Thaddée, et Simon le zélote et Judas le sicaire, celui même qui le livra. Tg
~
Tf : Simon le zélote, Iscarioth = sicaire Ul.
a « il gravit la montagne» : dans le MYTH, c'est un lieu plus proche du ciel, lieu de la révélation à Moïse, « l'auteur » de la Loi, de l'ordre SYMB juif duquel J se pose ~n « seigneur ~ (S 15).
b « il appelle à lui ceux que, lui, il voulait» (STR) , c pour qu'ils soient avec lui» (définissant un cercle plus strict encore que celui des DD qui le suivaient) et « pour qu'il les envoie... » : pI:olongement (STR) de sa pratique en Galilée (8 9 ; cf. 828). L'évocation 16. Cf. CULLMANN, Jésus el les tholutionnaires de son temps, pp. 21-22 et les notes; et J. JEREMIAS, Les paraboles de Jésus, pp. 215 et 412.
« N'AVEZ-\'vuS JAMAIS LU ... »
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en S 18 des foules de païens prend son relief : le but de la STR sera d'envoyer les douze aux nations, au-delà d'Israël. « et il en fit douze », le texte insiste à deux reprises : c'est un chiffre qui renvoie à celui de la constitution d'Israël en « douze tribus >. Les indices se lient les uns aux autres, même si cela ne sera dénoué textuellement que plus tard : ce cercle (SYMB) de douze corps autour du corps de J (cf. S 26 par ex.) est destiné à se substituer à l'ensemble du champ symbolique d'Israël et à s'étendre parmi les nations païennes. « au Simon il imposa le nom de Pierre » : ce qui confirme l'appel de S 4 comme stratégique (<< pêcheur d'homme »), le changement de nom impliquant un changement de métier, de vocation. De même pour Jacques et Jean, qui, avec Pierre, seront à trois reprises des témoins privilégiés du récit ACT. André, lui, est exclu: pourquoi ?... Remarquons encore la traduction (<< c'est-à-dire fils du tonnerre ») marque du narrateur qui traduit, dans un autre champ linguistique, le grec, celui des païens justement, ce récit à codes juifs. « celui même qui le livra >, c'est encore le narrateur qui se démasque ici, en tant que connaisseur du récit et de son dénouement, donc en tant que tisserand de ce tissu de codes qu'est le texte.
S20 a b
Et il revient à la maison, et de nouveau la foule se rassemble, si bien qu'ils ne pouvaient même plus manger du pain.
S21 al
Ce qu'ayant écouté, les gens de sa parenté partirent se saisir de lui, car ils disaient : il est hors de lui.
S20 c
d
Mais les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient : il est possédé de Béelzeboul, et encore : c'est par le prince des démons qu'il chasse les démons. Les ayant appelés à lui, il leur disait en paraboles : comment Satan peut-il chasser Satan? si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume-là ne peut se maintenir. Et si une maison est divisée contre elle-même, cette maison-là ne pourra se maintenir. Si donc Satan s'est levé contre lui-même et s'~st divisé, U ne peut se maintenir, il est fini. Mais IJersonne, étant entn dans la maisoD de celui qui est fort, ne peut piller ses affaires si d'abord Il n'a pas ligoté cet homme fort,
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et alors il pillera sa maison. En vérité (amen) je vous dis: toutes choses seront acquittées aux fUs des hommes, les dettes et les blasphèmes autant qu'ils blasphémeront; mais quiconque aura blasphémé contre l'Esplit saint n'aura pas d'acquittement à jam,is, mais il est coupable d'une dette sans fin. C'est qu'ils disaient : il a un esprit impur. S21 a2 b c
Et arrivent sa mère et ses frères et, se tenant dehors, ils envoyèrent l'appeler. La foule assise l'entourait et on lui dit : voilà ta mère, tes frères et tes sœurs dehors qui te cherchent. Il leur répond : qui est ma mère et mes frères? et promenant son regard sur ceux qui étaient assis en rond autour de lui, il dit : voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté du Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère.
S20 a, b « maison », « de nouveau la foule se rassemble » : renvoie à S 12, donc la clandestinité se maintient. De même qu'en S 12 se marquait la quantité de la F par la remarque que la maison ne pouvait la contenir, ici cela se fait par le manque de temps pour manger (cf. S 31), le terme pain, par ailleurs, étant l'indice qui sera repris fortement dans la grande séquenc~ S 29-S 42. c «, les scribes qui étaient descendus de Jérusalem » : le centre du pouvoir idéologique (SOC) envoie des scribes faire une enquête ; le récit de la pratique de J et de l'enthousiasme des F est donc arrivé à Jérusalem. « ils disaient : il est possédé » : c'est le résultat de leur lecture (ANAL) de la question (Q2) ouverte en S 6 : quelle autorité? 'quelle puissance? Ils reconnaissent donc que J dessine un antichamp (SYMB) et ils essaient d'en discerner la puissance, qu'ils situent du côté de la souillure, dont Béelzeboul (ou Satan) est le centre 17. Cette accusation résulte de S 17, elle tend à créer, auprès. de la F, les conditions de l'élimination de J (STR AA). La deuxième accusation précise, dans l'ensemble de la pratique de J, celle de chasser les démons, ce qui permettra le développement de la réponse de J. 17. Cf. pp. 112 s. TI n'est pas sans intérêt de rapprocher cette accusation de la définition « en termes structuraux» que M. Douglas donne de la sorcellerie : « La manifestation d'un pouvoir psychique antisocial émanant de personnes qui se situent dans les- régions relativement non structurées de la société» (p. 119).
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU... )
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d « les ayant appelés à lui :. : expression qui, presque partout dans le récit, a pour objet, les DD 18. Le contexte ici semble indiquer que ce sont les/ scribes qui sont appelés pour entendre leur réponse. La clandestinité, par ailleurs, permet de lire que l'appel désigne les DD parmi la F. Cette indécision textuelle montre que l'entrelacement S 20-S 21, anticipant et préparant S 22, est le lieu du dégagement net entre les DD et les AA, et donc un lieu STR. STR et ANAL s'articulent donc entre eux, comme déjà en S 12S 17. « en paraboles » : un nouveau mécanisme de lecture est mis en place, dont la théorie sera donnée en S 22; un récit-fiction est . raconté comme grille de lecture du ré~it ACT (à l'instar du récit de David en S 15). Il y a d'abord une série parallèle de deux paraboles qui contestent la lecture des scribes (les démons chassent les démons) : un royaume dont les dirigeants luttent entre eux, une maison dont les éléments luttent entre eux, vont à leur ruine ; si donc les démons et leur prince luttent entre eux, ils vont contre leurs intérêts, ils se ruinent eux-mêmes. Ce n'est donc pas Béelzeboul qui est la clé de déchiffrement du récit de J, mais un autre X. La troisième parabole indique où il faut chercher ce X, sans cependant le nommer; cela est laissé aux auditeurs, posés une fois encore comme lecteurs. Les démons en « possession :. des corps malades, c'est la maison d'un homme fort; si la maison est pillée, c'est que le X qui réussit cela est plus fort qu'eux. Dans la logique de l'idéologie juive, il n'y a que Dieu qui soit plus fort que Béelzeboul ; à vous de conclure (ANAL).. . « en vérité je vous dis. ~ : expression que l'on retrouvera à plusieurs reprises et dont on cherchera la fonction (cf. p. 316). Remarquons le futur « ils blasphémeront :., indiquant les récits à venir, les récits ecclésiaux ; la fonction de cette expression se situe au niveau narrateur/lecteurs (cf. p. 138 s). « à jamais» « dette (ou péché) sans fin » indique toute la durée des. récits terrestres, dans le « siècle » (aiôn). L'ajout « c'est qu'ils disaient : il est possédé d'un esprit impur » situe cette conclusion de la lecture de J : les scribes blasphèment contre l'Esprit saint, qui conduit la STR de J ; c'est bien lui le X, l'adversaire de Satan (S 2), l'autorité qui explique le récit ACT de J. Ne pas savoir lire cela est une dette sans fin; en S 22, les scribes, ces détenteurs du pouvoir idéologique (SOC), seront indiqués (paraboliquement) comme étant du côté de Satan. Au niveau narrateurjlecteurs, la destruction de Jérusalem, l'abomi.. 18. Sauf S 35 c et S 42 e, mais dani le second cas on verra qu'on est en droit d'émettre des doutes sur la présence de l'actant F.
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nation de la désolation, c'est le signe de cette « dette sans fin ) des classes dirigeantes d'Israël. S21 a « Ce qu'ayant écouté, les gens de sa parenté » : le récit de la pratique arrive à Nazareth' et la parenté le lit : « il est hors de lui », c'est-à-dire qu'il est fou. Folie et possession, c'est pareil chez les Juifs : J est ainsi classé dans le champ de la souillure, de la malédiction ; la lecture de la parenté de J (SOC) est· semblable à celle des scribes; voilà la raison de l'entrelacement de S 20 et S 21.
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
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S22 al
Et de nouveau il commença d'enseigner au bord de la mer et une foule très nombreuse se rassemble auprès de lui, de sorte que, étant monté dans une barque, il s'y assied, en mer, et toute la foule était à terre, ,le long de la mer. Et il leur enseignait beaucoup de choses, en paraboles.
blEt il leur disait dans son enseignement : Ecou.tez % voici que le semeur est sorti semer, et il arriva que, pendant qu'il semait, une partie tomba au bord du chemin, et les· oiseaux sont venus la manger. Une autre est tombée sur le sol pierreux, où eUe n'avait pas beaucoup de terre, et aussitôt elle a levé parce qu'elle n'avait pas de profondeur de terre; et lorsque le soleil s'est levé, eUe brûla et, faute de racines, sécha. Une autre est tombée dans les épines, et les épines ont grandi et l'ont étouffée, et eUe ne donna point de fruit. Et d'autres tombèrent dans la bonne terre, ont grandi, profité, donné du fruit, produisant jusqu'à trente, soixante, cent pour un. Et il disait : celui qui a des oreilles pour écouter, qu'il écoute. c2
Et quand il fut seul, ceux qui étaient autour de lui avec les douze' l'interrogeaient sur les paraboles. ' Et il leur. disait : à vous fut donné le mystère du royaume de Dieu., Mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles, afin que, regardant, ils regardent et ne voient pas, écoutant, ils écoutent et ne comprennent pas, pour qu'ils ne reviennent pas et ne soient pas acquittés.
c3
Et il leur dit : vous ne saisissez pas cette parabole? alors comment comprendrez-vous toutes les paraboles? Le semeur, c'est la parole qu'il sème. Il y a ceux qui sont a~ bord du chemin où la parole est semée; quand ils ont écouté, Satan arrive aussitôt et enlève ·Ia parole semée en eux. Et de même ceux qui ont été en'semencés sur les endroits pierreux, sont ceux qui, lorsqu'ils écoutent la parole, l'accueillent aussitôt avec joie; mais ils n'ont pas de racines en eux-mêmes et sont des hommes d'un moment; survienne ensuite une tribulation ou une persécution à cause de la parole, aussitôt ils tombent. Et il y en a d'autres qui ont été ensemencés dans les épines, ce sont ceux qui ont écouté la parole mais les
et le rapport de la vierge Marie avec le célibat ecclésiastique seront peut-être des lieux que }tecclésiologie matérialiste privilégiera pour l'analyse de l'appareil idéologique religieux-chrétien dans sa fonction de répression du corps et du sexe.
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LECTURE DE MARC
soucis du monde, la séduction de la richesse et les autres convoitises les envahissent et étouffent la parole qui devient stérile. Et n y a ceux qui sont ensemencés sur la bonne terre, ceux-là écoutent la parole, l'accueiUent et portent du fruit, trente, soixante, cent pour un. c4
Etn leur disait: est-ce que la lampe arrive pour qu'on la mette sous le boisseau ou sous le lit? n'est-ce pas pour qu'on la mette sur le lampadaire? car rien n'est caché que pour devenir manüeste, rien non plus n'est demeuré secret que pour se manifester. Si quelqu'un a des oreilles pour écouter, qu'il écoute!
cS
Et il leur disait : voyez ce que vous écoutez! De la mesure dont vous mesurez, vous serez mesurés, et on y ajoutera pour vous. Car à celui qui a l'on donnera et à celui qui n'a pas on enlèvera ce qu'il a.
b2
Et il disait : il en est du royaume du Dieu comme d'un homme qui aurait jeté sa semence en terre. Qu'il soit couché ou qu'il se lève, la nuit ou le jour, la semence germe et pousse sans que, lui, il sache comment. D'elle-même la terre produit son fruit, d'abord la tige, puis l'épi, puis du blé plein l'épi. Et quand le fruit s'y prête, aussitôt il envoie la faucille, car la moisson est à point.
b3
Et il disait: à quoi aUons-nous comparer le royaume du Dieu ? par quelle parabole le figurer? c'est comme un grain de sénevé, qui lorsqu'on le sème en terre est la plus petite de toutes les semences qui sont sur la terre, mais une fois semé, il monte et devient plus grand que toutes les plantes potagères et pousse de grandes branches, au point que les oiseaux du ciel peuvent s'abriter sous son ombre.
a2
C'est par beaucoup de paraboles semblables qu'il leur annonçait la parole, selon ce qu'ils pouvaient écouter, et il ne leur annonçait pas sans paraboles;
cl
mais en particulier il élucidait tout à ses propres disciples.
a « et de nouveau il commença d'enseigner au bord de la mer :., « une foule nombreuse :., « dans une barque :. : ces. éléments
renvoient à S 18. Si l'on relit cette séquence-là, on se rend compte qu'il y avait deux structures différentes pour la foule : l'une pour la F de Galilée (S 18 a, b) dans laquelle la F suit le déplacement de J au bord de la mer (comme en. S 13 b). L'autre, par contre, (S 18 c-e), pour la F yenue de plus loin, convoquée par le récit
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
169
de la pratique de J et suivie de pratiques puissantes diverses. Or, la première structure se retrouve en 5 13 b, 520 a, b, 531 a, b, c, 545 d et se termine toujours par un enseignement à la F. La deuxième se retrouve en S 6 e, S 7 e, f, S 10 c, S Il b, S 25 d, S 26 a, S 25 e, 5 34 b, où, à la seule exception de la dernière, il est question de consignes STR par rapport à la F 20. Donc, en S 18, manque, d'un côté, l'enseignement à la F, et on le retrouve ici (al, b) ; de l'autre, la barque y est un élément stratégique qui se déploie ici (522 a 1, S 23 a 1), comme en S 21 a, f et S 38 c. On est donc en droit de conclure à un enchâssement 5 18-S 22, où S 19-5 21 apparaissent comme séquences enchâssées et où, à la rigueur, S 22 aurait dû être noté comme S 18 h, i etc., ce qu'on n'a pas fait pour des raisons de commodité. C'est-à-dire que S 18 et 5 22 ne forment, structuralement, qu'une seule séquence, qui démarque stratégiquement les auditeurs de J ~omme F, AA, DD,; les séquences ,enchâssées contenant des séquences à dominantes respectivement STR (DDjF) pour S 19 et ANAL (AA/F, DD) pour S 20-S 21, ce qui explique l'enchâssement : S 22 va en tirer les conclusions stratégiques. J assis dans la barque/F « à terre, le long de la mer » : le bord de la mer définit donc une ligne séparant J de la F, ce qui exclut la F du cercle BAS, l'entrée dans ce cercle restant dépendante du franchissement de cette ligne, qui est justement le fait des DD, eux qui (S 4, S 13) ont rompu avec leur métier, leur insertion dans le SOC et ses codes pour suivre J (cf. S 49). La' barque, comme le « en particulier» (522 cl) et la maison (cf. S 35) deviennent donc des lieux (TOP) stratégiques de la lecture BAS du récit ACT, l'espace DD (TOP-5TR). L'analyse de S 22 va nous dire pourquoi.
S 22 présente un long discours de J dont les actants-auditeurs ne sont pas les mêmes de bout en bout. al et a2 : J a affaire à la F ; ouverture/fermeture de la scène b, enchâssée par al et a2. cl, c2 : « en particulier », « quand il fut seul, ceux qui étaient autour de lui avec les douze », on est dans l'espace DD. Or bl s'adresse manifestement à la F et c3 aux DD. Reste à partager les autres paraboles. Deux critères jouent : premièrement c4 et cS sont introduits par « et il leur disait :., tandis que b2 et b3 sont introduites par « et il' disait ». Deuxièmement, bl, b2 et b3 répondent d'une même figure semailles/moisson; c4 et cS, avec les oppositions secret, caché/manifeste et l'insistance sur l'écoute, renvoient à mystère (c2) et à l'interpellation au début de 20. S 12 a, b est une structure hybride.
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c3. On aura donc al, hl, cl, c3, c4, c5, b2, b3, a2, cl, cette dernière scène c 1 désignant le début de la scène c, enchâssée entre bl et b2. TI Y a encore une difficulté : « et il leur disait... ne soient pas acquittés :. est intercalé entre la première phrase de c2 et le début de c3, qui manifestement devraient se suivre; il Y a donc un deuxième petit enchâssement. On posera qu'il relève surtout du niveau narrateur/lecteurs,' mais l'enchâssement en fait la théorie générale de l'enseignement parabolique chez Marc 21. Bref, on lira d'abord bl (c3), b2, b3 et après cl, c2, c4, ~5, l'enchâssement de c en b s'expliquant facilement par le souci de raccorder c3 à bl, l'interprétation de la parabole b 1 à son énoncé. Du point. de vue textuel, qu'est-ce qu'une parabole? On peut répondre tout de suite: toute parabole est un récit-fiction. Quelle est sa fonction? C'est un mécanisme de lecture (ANAL) du récit ACT ; c'est-à-dire que le récit se donne un miroir narratif pour pouvoir être lu, là où il est lacunaire (soit « mystère '>, « secret ;), « caché :)). D'où l'insistance : « saisisse :., « comprenez ;), « si quelqu'un a des oreilles pour écouter, qu'il écoute:., «selon ce qu'ils pouvaient écouter :., termes qui renvoient tous au code ANAL. Les récits paraboliques sont donc des clés de lecture du récit ACT. Lisons-les ainsi. Une même figure domine les trois paraboles de S 22b : celle d'une production agricole, avec les deux temps de travail, semailles et moisson, et un temps intermédiaire, la croissance de la semence dans le terrain. En quoi diffèrent-elles ? En chacune, seul l'un des trois éléments est pris spécialement en co"nsidération : respectivement, les terrains ensemencés, l'homme qui sème et moissonne et la semence .. Premier temps : « le semeur est sorti semer :. ; quelle correspondance? ~ le semeur, c'est la parole qu'il sème :., ce qui renvoie à S 12 b et à S 22 a2 (<< il leur annonçait la parole ») ; le semeur est J, ce premier temps du récit parabolique indique donc la pratique d'enseignement de J lui-mêllle, une partie de l'ACT du 21. Cf. JEREMIAS, Les paraboles de Jésus, pp. 20 ss., dont l'analyse m'a guidé. Cependant, sa méthode de lecture étant ceI1e de la Formen/Redaktiongeschichte (cf. p. 138), il aboutira à la conclusion que le petit enchâssement de c 2 « formait à l'origine un logion indépendant, introduit ici par Marc, à cause du mot " parabole ". II doit donc Ge souligne), être inter- . prété sans référence au contexte actuel » (p. 21), comme si le narrateur construisait un puzzle de pièces détachées, à lire indépendamment les unes . des autres. Ma méthode de lecture (textuelle) essaie, par contre, de lire Marc comme un tissu: elle suppose donc que, quoi qu'il en soit de la préhistoire du texte, c'est la façon dont le tout a été tissé qui doit commander la lecture. Cf. aussi M. de Tillesse, pp. 166-170.
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moins. Deuxième temps : dans le terrain fertile, la semence a « donné du fruit produisant jusqu'à trente, soixante,· cent pour un :., ce qui indique une fécondité, une bénédiction assez extraordinaire ; rapproché des deux autres. paraboles qui désignent explicitement le « royaume du Dieu ~ comme leur référent, cela nou~ permet de lire la moisson comme le récit dernier eschatologique, celui de la bénédiction arrivée à son accomplissement (<( du blé plein l'épi >, c'est le terme grec plêrês que traduit plein, renvoyant à S 3 : « le temps est accompli » ; « les oiseaux du ciel :. indique le MYTH). Le temps intermédiaire de la croissance ou de la stérilité de la semence, de son travail, c'est donc le temps du raccord entre ces deux récits, l'ACT et l'eschatologique. Prenons maintenant les paraboles ùne à une, puisque leur clé de lecture est donnée. b 1, c3 (on les lira ensemble pour faire bref) : plus que « la parabole du semeur :., titre habituel mais qui convient mieux à S 22 b2, c'est la « parabole des terrains :.. Les terrains, ce sont les écouteurs de la parole, et il s'agit de rendre compte de la diversité de leurs réactions par rapport· à une parole que tous entendent également. On se trouve devant quatre petits récits, correspondant à quatre types de terrains, d'auditeurs. Les premiers sont mis en rapport avec Satan, qui, tels les oiseaux, enlève la semence-parole. TI s'agit des adversaires SI de J, scribes, pharisiens, hérodiens, au cœur endurci (S 16), et l'on comprend la leçon de lecture, qui prolonge celle de S 20 : ceux qui sont « coupables d'une dette sans fin > ce sont ceux qui se trouvent du côté· de Satan, les scribes. J renverse leur lecture, comme s'il s'agissait d'une dénégation, au sens freudien: vous qui dites que je blasphème (S 12), que je suis possédé de Béelzeboul, c'est vous qui blasphémez, qui êtes du côté de Satan. Les derniers sont ceux qui croient à la bonne annonce (S 3 : en se convertissant), qui rompent avec le système (SOC) (S 4, S 13 c, S 49 d) et suivent J dans une pratique à son tour féconde (S 28, S 49), bref les disciples. J lit donc, dans le récit ACT, les deux pratiques extrêmes des lecteurs de sa pratique et les explique par leur rapport au systè~e (SOC) : ceux qui y ont une fonction de pouvoir (idéologique, dans ce cas concret), les AA, et ceux qui au contraire rompent avec lui, les DD (cL S 4·9 et S 50). Par contre, pour les deux terrains intermédiaires, où le récit de la rupture s'amorce mais n'aboutit pas, on ne peut retrouver dans le récit jusqu'ici aucune correspondance: en effet, on verra qu'elle
=
22. Satan l'Adversaire; c'est pourquoi on a caractérisé ces actants comme « adversaires .. (AA). A l'in!itar de Satan en S 2, eux aussi tentent 1 ($ 39, S 47, S SS f)!
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LECTURE DE MARC
vise les lecteurs de Marc, à Rome, après les persécutions de Néron 23. Avant de passer à S 22 b2, reprenons l'équivalence posée entre semence et parole. J'ai fait r.emarquer, dans le commentaire. de S 6, que la pratique d'enseignement de J n'est pas spécifiée : il n'est pas dit dans le texte quel est l'objet de cet enseignement 2'. Non plus en S 12 b (où l'enseignement est dit « parole ~), ni en S 31 c, ni en S 45 d ; tandis qu'en S 56 b il s'agira de la lecture de la l-ratique des scribes. En effet, il n'y a qu'ici, en S 22, que l'enseignement est explicité et encore une fois comme parole (S 22 a2) et en S 55 d, où il s'agit aussi d'une parabole lisant Je récit ACT. Par contre, en S Il, on l'a vu, la parole désignait le récit de la pratique de J, et pareillement en S 42 c, elle désignera le récit (anticipé) de sa passion, bref, le récit ACT, dans les deux cas. De plus, ici, l'enseignement se révèle être, lui aussi, une lecture de la pratique de J et de ses effets. Qu'est-ce à dire? La semence-parole ne consiste pas seulement dans l'enseignement de J, mais dans le tout de cette pratique, qui est, sous sa forme textuelle de récit, à lire, c'est-à-dire à voir et à écouter. Bref, la parole, c'est le récit de la pratique de J, le récit ACT lui-même. En effet, c'est par rapport à lui que les actants se diversifient et se classent comme AA et DD. Cette premièreparabole (S 22 b1) est donc, bel et bien, une théorie du récit de J donnée par le texte lui-même.! Plus précisément : une théorie de sa lecture. Voilà pourquoi le texte se transpose ici au niveau narrateur/lecteurs : cette théorie de la lecture du récit de Marc concerne aussi ses lecteurs, elle concernera encore la lecture de l"exégèse bourgeoise et la lecture même que nous sommes en train de produire ; elle développe une théorie de l'exégèse évangélique : on lit l'évangile selon l'espace que l'on occupe dans le SOC ou dans le BAS. b2
n s'agit du même champ parabolique: le « semeur» c'est donc J et la parole le met en rapport avec le travail de sa pratique dans le terrain, ce travail étant d'un côté l'effet de la semence-parole, de l'autre celui de la terre, c'est-à-dire des auditeurs (dans le temps qui va jusqu'à la moisson eschatologique). On dit d'habitude que c'est la parabole du grain qui pousse tout seul 25. Or, il me semble 23. Cf. p. 273. 24. Ce qui n'est pas le cas chez Mt et Le. 25. J. JEREMIAS, Les paraboles de Jésus, p. 214, l'a compris, se rendant compte que cette désignation exclut le semeur: il propose de l'appeler c: la parabole du paysan patient :t, la patience étant anti-zélotiste. Cependant, ce n'est pas au niveau de la patience (ni du zèle, d'ailleurs) que J se démarque des zéloteS,
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~
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que l'élément décisif est justement le rapport du semeur à ce travail fait sans lui (<< qu'il dorme ou qu'il se lève, la nuit ou le jour ») et ce rapport est explicité ainsi : « sans qu'il sache comment :b. C'est un rapport d'ignorance: le semeur J est en face d'un « secret », d'un « caché », d'un « mystère:. (S 22 c4, S 22 c2) et c'est justement le travail souterrain de sa pratique dans le cœur des auditeurs, là où elle engendre soit la stérilité, soit ·la fécondité. La parabole nous fournit donc un élément important pour la théorie de la narrativité du texte, en situant son élément secret, ce qui fait problème, donc ce qui fonde le code ANAL en tant que tel, ce qui fait que le récit soit un récit à lire après coup, dans ses effets. Et cela non pas seulement à l'égard des divers actants (AA, DD, F ou II) mais à l'égard du semeur lui-même, à l'égard de J. Si lui non plus ne sait pas d'avance les effets de sa pratique, lui aussi est engagé dans le récit, là où celui-ci est indécis, c'est pourquoi, devant la lecture qu'il fait à chaque fruit (ANAL), il doit en dégager une stratégie (STR). La logique de successivité qui est celle du récit est· donc respectée, y compris dans le jeu de l'actant J. b3 « à quoi allons-nous comparer le royaume du Dieu? :b, dans quel miroir le lire? « par quelle parabole le figurer? », quel récit (de quelle pratique ou production, de quel travail) pourra en être la figure? « c'est comme un grain de sénevé ... », c'est le travail caché de la semence qui est pris maintenant comme objet parabolique. Non plus une quelconque semence mais « le grain de sénevé:. en opposition à « toutes les semences qui sont sur la terre », lisons: la pratique de J en opposition à toutes les pratiques humaines, son récit en opposition à tous les récits que l'on raconte dans le grand texte narratif qui se reproduit incessamment dans l'instance idéologique des F.S. « La plus petite de toutes les semences :., ainsi le récit de J est un récit de petitesse: ses actants principaux (J, DD) ne se recrutent-ils pas parmi les classes des petits, des dominés? Ceux qui en bénéficient: des petites gens malades, des corps méprisés ... On le voit, ici le registre de la parabole est celui de l'antithèse, du SOC et de ses pratiques de classe avec celle du BAS (ce qui, au niveau narrateur/lecteurs, donnera: nos récits ecclésiaux de pauvres petites gens persécutés par l'appareil répressif impérial, en contraste avec les récits des grands de ce monde). Eh bien, ce récit d'une petite pratique aboutira, s'accomplira dans la grandeur (<< la plus grande de toutes les plantes potagères qui pousse de grandes branches»). « Les oiseaux du ciel:. : donc le MYTH, opposition terre/ciel. Il s'agit ici, troisième élément de la théorie du récit de Marc, du raccord entre le récit de J et le
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récit dernier, eschatologique, entre ce récit terrestre parmi les autres et celui qui les achèvera tous. Et le raccord le voici : la pratique de J est la seule qui s'achèvera dans le royaume du Dieu;, toutes les autres pratiques, celles des royaumes de ce monde, dominées par leurs codes (SOC), en seront exclues, devenues petites 26. Le texte de Marc lit ici la destruction du Temple et la prise de Jérusalem ; au niveau narrateur/lecteurs, sont donc exclues autant la pratique des classes dirigeantes d'Israël que celle des impérialistes romains. . Dernière remarque qui s'avérera utile plus tard : ce qui monte, devient grand, pousse (de la terre vers les oiseaux du ciel), cette logique de développement. de la semence connote, dans le schéma spatial du MYTH, un mouvement ascensionnel que l'eschatologique clôturera : ce sera le mouvement même du Fils de l'homme, antithétique de la descente, de l'Esprit, cet oiseau descendant du ciel (colombe) en S 2, inaugurant le récit de J au nive"au MYTH. li y a là un indice de la fonction de l'Esprit2 dans le travail souterrain, mystérieux,' de la semence-parole. Cette figure parabolique, d'ailleurs enracinée dans les vieux textes bibliques (la vigne, par exemple en Isaïe 5) :U, est une métonymie : dans une F.S. où l'agriculture est la production dominante, la bénédiction, est d'abord la surabondance de ses fruits, le rassasiement. Une partie (essentielle) de la F.S. dit le tout social. a2, cl ANAL et STR s'impliquent, on vient de le voir; que ces trois paraboles soient données comme des mécanismes de lecture de l'ACT, on peut en déduire que ce discours parabolique a aussi une fonction stratégique. C'est ce qu'énoncent S 22 a2 et S 22 cl : « c'est par beaucoup de paraboles semblables qu'il leur annonçait la parole, selon ce qu'ils pouvaient écouter et il ne leur annonçait pas sans paraboles» ; par rapport à ce qui précédait, il y a ici innovation stratégique ; en effet, la lecture ne sera plus donnée directement à la foule, et la fonction des paraboles, tel un voile, est de limiter cette lecture à leur mesure d'écoute du récit. Voilà la raison de la ligne tracée entre J et la F : en deçà de cette ligne, que l'on rf\garde donc le récit se dérouler, qu'on l'écoute et que, à partir de là, dans le terrain des. cœurs, l'on se décide ou non à franchir l~ p~.s 26. MINETTE DE TILLESSE (p. 392) a remarqué que c à chaque fois qu'il est question d'un royaume profane en Marc (S 20 d, S 30 b, S 58 b 2) ch~que fois aussi y est associée l'affirmation d'une division qui prélude à la ruine :.. 27. BARON l, p. 339 : « Les Juifs s'identifièrent si complètement a"~': Iles végétaux les plus typiques de la Palestine, que dans les comparaisons litté· raires et dans la décoration artistique, le palmier et la visne de' lrer les symboles par excellence d'Israël. ) .
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vers l'espace des DD. Car, c en particulier il élucidait tout à ses disciples ~, c'est dans l'esp~ce DD que la lecture peut être accomplie, cet espace du cercle BAS dont la dénomination peut être ici justifiée, car c'est l'espace des suiveurs de J qui s'accomplira· dans le royaume, l'espace basilêique donc. Les DD se situent du côté de J par rap~or~ à la ligne le séparant de la F. c2 « quand il fut seul » : sans la F donc. « Ceux qui étaient autour de lui avec les douze » : le cercle est à nouveau textuellement dessiné et les douze s'y distinguent des autres DD, mais n'épuisent pas le cercle : « l'interrogeaient sur les paraboles ( ...) ; vous ne saisissez pas cette parabole? Alors comment comprendrez-vous toutes les paraboles? :.'« cette parabole » : c'est le raccord de l'interprétation de b 1 qui justifie l'enchâssement de c2-c5 entre blet b2. La lecture ne va donc pas de soi, même dans le cercle BAS, ce qui étonne J. Cette incompréhension va cependant se prolonger dans. les séquences J /DD. . « à vous fut donné le mystère du royaume du Dieu :. : à vous qui m'entourez dans le cercle BAS; vous qui avez franchi la ligne. « Le mystère :. : ce travail souterrain de la serrtence-parole, de la pratique de J « du royaume du Dieu » : lequel travail est en raccord avec le récit eschatologique et annonce l'approche du royaume par ses fruits, lisibles ; il est donc parole-récit qui le proclame : la voix (S 3) qui l'annonçait est remplacée par le récit de la pratique de J. En fait, il y a ici un glissement, qu'il faut mettre sur le compte du niveau narrateur/lecteurs: le royaume du Dieu, qui, ailleurs dans le texte, est toujours exclusivement dernier, dans ce discours de S 22 est aussi déjà le récit de la pratique de J. « mais à ceux qui sont dehors » : on passe du cercle BAS à ceux qui ne franchissent pas la ligne (AA, F), ainsi la parenté de J en S 21 (comme les scribes en S 20) était restée dehors; ici c'est aussi la foule qui est dehors. « tout arrive. en paraboles :. : c'est la nouveauté stratégit.ju.e de S 22 déjà laissée à entendre en S 20 ; il y aura dorénavant deux enseignements, selon qu'il s'agit de l'espace F ou de l'espace DD. « afin que regardant ... et ne soient pas acquittés» : regarder la pratique de J, en écouter le récit, c'est la seule chose qui est .donnée à ceux du dehors. La citation d'Isaïe (6, 9-10) est à lire au niveau narrateur/lecteurs: ils n'ont pas vu, n'ont pas compris, c'est pourquoi ils n'ont pas été acquittés et Israël a été détruit comme F.S., dépossédé du champ SYMB auquel la promesse de la bénédiction eschatologique était liée.
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LECTURE DE MARC
c4 « lampe sous le boisseau, sous le lit/sur le lampadaire :. : c'est , une métaphore pour caché, secret/manifeste. Ce qui vous est ~ainte nant réservé stratégiquement et qui est refusé à ceux du dehors sera manifeste à tout le monde, lors de la venue du royaume du Dieu, de la moisson. « Si quelqu'un a des oreilles pour écouter, qu'il écoute:. : c'était la conclusion de bl ; le récit que tout le monde écoute (cf. c 3), il faut avoir des oreilles pour l'écouter, c'est-à-dire être de la bonne terre. C'est la condition (entrée dans le cercle BAS) de la bénédiction eschatologique, de la surabondance de fruits. Autrement dit, il y a un texte caché (BAS) à déchiffrer dans le texte ACT manifeste ; le terme mystère y est lié, dans la sémantique apocalyptique que l'on a déjà repérée en Daniel 2/19, 29, où' il s'agit de lire un texte caché dans le texte manifeste du rêve.
cS « regardez (prenez garde à) ce que vous écoutez ... ; de la mesure dont vous mesurez» : de votre grille de lecture, d'écoute du récit, « vous serez mesurés », votre pratique sera 'lue à la même grille. « Et on y ajoutera pour vous :., vous aurez trente, soixante, cent pour un, selon votre mes.ure de lecture et de pratique. « Car à celui qui a :. donné des fruits, « on donnera :., selon la logique du système de la dette (donnez et il vous sera donné), « et à celui qui n'a pas, on enlèvera ce qu'il a :., selon la ~ême logique (vous ne donnez pas, vous perdrez ce que vous avez) 28. C'est une indication sur la place des DD (et des douze) dans là STR de J : ils devront répandre, à leur tour, la pratique de J, être envoyés pour la circulation du récit ACT, son expansion dans l'espace (cf. S 28). LECTURE RÉTROSPECTIVE DE
S 2 À S 22
Cette théorie de la lecture du récit (ANAL) et de son croisement avec le STR va nous permettre de relire les quelques points ~TR du récit jusqu'ici. Dans S 2, le discours MYTH « tu es mon fils, tu as eu ma faveur:. s'adresse à J dans le sens d'une élection, que J lit (ANAL) comme envoi, l'Esprit le « chassant » au désert (selon un terme qui, ailleurs, indique la STR par rapport aux esprits impurs, donc toujours dans le MYTH) et inaugurant la STR de J. Le MYTH est donc au départ du récit de J; avant celui-ci il n'y a pas de récit, la venue de J au Jourdain étant sem-
28. Cf. pp. 79 s.
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blable à celle des autres éléments de la F. La « voix :. céleste et l'Esprit le dégagent de celle-ci, en fonOt l'actant principal. Par ailleurs, si c'est le récit lui-même qui s'impose à J comme objet de lecture, où il lira la puissance (la « faveur:. divine) de sa pratique, le discours mythique court-circuite le récit, se pose en contradiction avec lui. De même pour la confession des esprits impurs (S 6, S 7, S 18), qui n'ont pas besoin du récit pour lire « qui est J :. (Ql). Eviter ce court-circuitage du récit qu'est la « confession ~ des démons, voilà la raison des consignes de silence (STR) de J. Aussi, S 8 s'éclaire : la prière de J est un temps de repli sur le récit, comme s'il était nouveau aussi pour J, au moins dans le succès auprès des F : sa STR par rapport à celles-ci (S 10-S 11), y compris la consigne de silence à l'ex-lépreux, découle donc de cette prière, lieu de l'ANAL-STR de J. De même en S 12-S 17, notamment la « colère :. de J en S 16, la pratique des AA contre lui est un récit qu'il lit et dont il dégage la STR de fuite hors des villes, en clandestinité (départage de l'espace FI AA). Finalement, la nouvelle STR des paraboles, ce départage entre l'espace DD et l'espace F, est encore le résultat de la lecture que J fait des fruits de son ensemencement des divers terrains, comme aussi de son étonnement (qui reviendra à plusieurs reprises: S 23, S 33, S 35, S 40, etc.) par rapport à l'incompréhension des DD : la lecture par ceux~ci de sa pratique à lui va devenir sa préoccupation STR dominante. LA PRATIQUE DE
J
On a identifié la semence-parabole avec le récit de la pratique de J. Quelle est donc celle-ci ? Elle est triple.: - pratique puissante par rapport aux corps des lm, atteints par la souillure. ' - pratique d'enseignement, de lecture de cette pratique puissante, qui pose une triple question (le texte caché) : quelle est cette puissance? (Q2) C'est-à-dire qui est J? (Ql) Quel rapport pose-t-elle avec le récit eschatologique dernier? (Q3), son lieu étant le cOde ANAL. - finalement, pratique de subversion du champ et de l'ordre symboliques d'Israël et str~tégie qui en découle par rapport aux. F et aux AA, Son lieu étant le code STR. Triple pratique, qui est une seule pratique complexe, qui est donc parole, car toujours la parole y est déterminante, comme impératif ou comme discours, mais dont la triplicité se laisse référer à des lieux différents du corps: les mains qui touchent (cf. S 27), les yeux qui lisent, voire les oreilles qui écoutent (S 22 c2), les
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LECTURE DE MARC
pieds qui se déplacent. On retrouvera cette sémantique du corps en S 46.
S23 al
b
c
a2
Et il leur dit ce même jour, le soir venu: passons sur l'autre rive. Et laissant la foule, ils l'emmènent comme il était, dans la barque, et il y avait avec lui d'autres barques. Survient une forte bourrasque de vent, et les vagues se jetaient sur la barque, de sorte que déjà elle se remplissait. Et lui, il était à la poupe, dormant sur le coussin. Us le lèvent et lui disent : maître, cela ne te fait rien que nous nous perdions ! Et se levant, il réprimanda très~évèrement le vent et dit à la mer : silence! tais-toi! et le vent tomba et il se fit un grand calme. Et il leur dit : pourquoi êtes-vous si peureux? Comment n'avez-vous pas de foi? Ils furent. alors saisis d'une grande peur, et ils se disaient les uns aux autres : qui est-il donc celui-là, pour que le vent et la mer lui obéissent? Et ils arrivèrent sur l'autre rive de la mer,
« ce même jour ~ : raccord avec S 22 (et S 18). « le soir venu :. : la séquence se passe pendant la nuit, ce qui connote les ténèbres, l'infernal, le danger et aussi la peur.« laissant la F, ils l'emmènent ... dans la barque:. : la barque prend son statut STR, d'un côté comme éloignement de J par rapport à la F, de l'autre comme porteuse du cercle BAS, espace (ANAL) de lecture (<< n'avez-vous pas de foi? »). « forte bourrasque de vent, etc. :. : la mer comme danger. « dormant/le lèvent ~ : SYMB (impuissance/puissance du' corps). « maître :. : la lecture courante de l'ACT (S 46, S 54, S 55 e etc.), le déchiffrement de Q 1 se faisant: . maître ~ Messie. « que nous nous peJ;dions ? » : la malédiction du danger (cf. S 6 c). « réprimanda très sévèrement» : cf. S 6, ~erme STR (cf. S 42, S 51). « silence, tais-toi» : cf. S 6, la mer est donc 'infernale, visée comme les esprits impurs (MYTH). « le vent tomba et se fit un grand calme » : la bénédiction, J levé est puissant. « si peureux, pas de foi? » : la peur se connote en opposition à la foi, comme ce sera le cas en S 45 et S 73, du côté de la non-compréhension. « qui est-il donc celui-là? ~ : Q 1. « pour que le vent et la mer lui obéissent? » : Q 2. Ce. qui prolonge S 22 c 2 ; les questions de l'ANAL vont être posées dorénavant par les DD, jusqu'au point fort de S 42 (confession de Pierre). La question Q 2 renvoie à S 20 : J est le plus fort face à l'infernal.
«
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S24 al b
c
d
e f
au pays des Géraséniens. Et comme il débarquait, vint à sa rencontre, sortant des tombeaux, un homme avec un esprit impur. Il avait sa demeure dans les tombeaux et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne, car souvent on l'avait lié avec des entraves et des chaînes et il avait rompu les chaînes et brisé les entraves, et personne n'avait de force pour le dompter; et toujours, mlit et jour, dans les tombeaux et sur les montagnes, il poussait des cris et se blessait soi-même avec des cailloux. Et voyant le Jésus de loin, il accourut et se pl'osterna devant lui et cria d'une voix forte : qu'y a-t-il entre moi et toi, Jésus, fils du Dieu très-haut? Je t'adjure par le Dieu, ne me tourmente pas. Car il lui disait : sors de cet homme, esprit impur! Et il l'interrogeait : quel est ton nom? et il lui dit : mon nom est Légion, car nous sommes beaucoup. Et il le suppliait instamment de ne pas les envoyer hors du pays. Or il y avait là, sur la montagne, un grand troupeau de porcs en train de paître. Et ils le supplièrent en disant : envoie-nous vers les porcs, pour que nous y entrions. II le leUl' permit. Les esprits impurs sortirent et entrèrent dans les porcs et le troupeau se précipita du haut de l'escarpement dans la mer, environ deux mille, et ils se noyaient dans la mer. Leurs gardiens prirent la fuite' et l'annoncèrent à la ville et dans les fermes, et on vint voir ce qui s'était passé. Ils arrivent près du Jésus et ils voient le démoniaque assis (couché), vêtu et dans son bon sens, lui qui avait eu la légion; et ils furent pris de peur. Ceux qui avaient vu racontèrent comment cela s'était passé pour le démoniaque et au sujet des porcs. Et ils commencèrent à le supplier de s'éloigner de leur région.
Comme il montait dans la barque, celui qui avait été démoniaque le suppliait de rester avec lui. Il ne le laissa pas, mais lui dit : va dans ta maison près des . tiens et annonce-leur tout ce que le Seigneur t'a fait et combien il eut miséricorde de toi. h . Et il s'en alla et commença de proclamer dans la Décapole tout ce que le Jésus avait fait pour lui, et ,tous étaient étonnés. a2 g
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LECTURE DE MARC
a
« au pays des Géraséniens » : c'est dans la Décapole, terre païenne; le texte le marque par la présence des porcs, inexistants en Israël, car animaux impurs 29.
b « un homme avec un esprit impur » : il est décrit ici de façon détaillée, en opposition avec l'état, qu'il aura après que les démons auront été chassés 80. « tombeaux » : espace des morts. « homme indomptable » : donc danger pour la ville, pour la vie ; la force renvoie à la parabole de l'homme fort (S 20) ; l'agressivité envers' soi, c'est encore la mort et la folie. Les « cris » (comme l'esprit impur de S 6 et S 45), c'est la folie qui est lue dans le MYTH. A quoi s'opposera le « démoniaque assis, vêtu et dans son bon sens -», donc du côté de la vie. Bref, lm/lb.
c « qu'y a-t-il entre moi et toi, Jésus fils du Très-Haut? Ne me tourmente pas. » : comme en S 6; l'absence de consigne de silence s'explique par l'absence de F. Moi = légion (S 6 : nous perdre) : c'est donc « une armée de démons» « travaillant» dans une région donnée (MYTH). « esprits impurs », « les porcs », « se noyaient dans la mer ;) : série de souillure.
d « l'annoncèrent », « vinrent voir » : le récit convoque la F. « peur » = non-foi. Le terme « supplier » revient quatre fois dans la séquence; ajouté à la « prosternation » du démoniaque, cela indique que J est reconnu comme « puissant ;), plus fort donc que Satan (cf. S 20). « va dans ta maison, près des tiens» : pas de rupture; réintégration mais « missionnaire », car « annonce-leur » le récit de ce que « le Seigneur a fait pour toi » ; ce que le récit reprend : « ce que J avait fait pour lui ». Donc J est
du côté du Seigneur, celui-ci travaille dans le récit de J ; la puissance de J vient de Dieu. Là encore, pas de consigne de silence comme en S 10, mais son contraire: on est en pays païen, pas de danger pour J. 29. Cf. pp. 66 s, 94. 30. Cf. STAROBINSKY, Le démoniaque de Gérasa, pp. 77-81. On ne peut pas ne pas être frappé, en lisant ce texte « structuraliste », par le travail de l'idéalisme métaphysique : les distinctions terrestre/divin, p. 82, corps/âme, p. 84, sens fjguré (âme du destinataire)/sens littéral, p. 86, littéral, historique/ spirituel, p. 88-89, etc., commandent sa théorie des paraboles dans une lecture tout à fait traditionnelle : le « structuralisme » n'immunise pas contre l'idéalisme!
« N1AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... ~
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S25 a b e
d
Et le Jésus ayant gagné de nouveau l'autre rive dans la barque, ' une foule nombreuse se rassembla autour de lui et il se tenait au bord de la mer. Et arrive un des cbefs de la synagogue, appelé Jaire, qui, le voyant, tombe à ses pieds et le supplie instamment, disant : ma petite fille est à l'extrémité, viens lui imposer les mains, pour qu'elle soit sauvée et qu'eUe vive. Et îI partit avec lui, et une foule nombreuse le suivait,
S26 a b
e
d
et le pressait de tous côtés. Et une femme ayant un flux de sang depuis douze ans, qui avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins, et avait dépensé tout son avoir sans aucune amélioration et allait plutôt de mal en pis, ayant écouté les choses qu'on racontait du Jésus, viut dans la foule par-derrière et toucha son manteau. Car elle disait : si je touche au moins son manteau, je serai sauvée. Et aussitôt fut tarie sa source de sang et elle sut dans son corps qu'elle était guérie de son infirmité. Et aussitôt, le Jésus se rendant compte en lui-même de la puissance qui était sortie de lui, et s'étant retourné dans la foule disait : qui m'a touché le manteau? Ses disciples lui disaient : tu vois la foule qui te presse de tous côtés et tu dis: qui m'a touché? Mais il regardait tout autoùr pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, peureuse et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint et tomba devant lui et lui dit toute la vérité. Mais il lui dit: fille, ta foi t'a sauvée, va vers la paix (abondance) et sois guérie de ton infirmité.
S25 e
II parlait encore, quand de chez le' chef de, la synagogue arrivent des gens lui. disant : ta fille est morte, pôurquoi déranger encore le maître? Mais le Jésus, qui avait surpris la parole que l'on venait de prononcer, dit au chef de la synagogue : n'aie pas peur, crois seulement. Et il ne laissa personne l'accompagner, si ce n'est le Pierre et Jacques et Jean, le frère de Jacques.
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LECTURE DE MARC
Et üs arrivent à la Dlaison du cbef de la 8ynagoguc et il voit du tumulte, des gens qui pleurent et pous§cnt de grands cris. Et entrant, il leur dit : pourquoi ce tumulte et ces pleurs '/ L'enfant n'est pas morte mais elle dort. Et ils se moquaient de lui. Mais lui, les ayant tous chassés dehors, il prend avec lui le père et la mère de l'enfant et ses compagnons et pénètre là où était l'enfant couché. Et prenant la main de l'enfant, lui dit : Talitha koum, ce qui traduit est : petite fille, je te le dis, lève-toi. Et aussitôt la fillette fut levée et marchait, car elle avait douze ans. Et ils furent aussitôt hors d'eux-mêmes, énormément hors d'eux-mêmes. Et il leur recommanda vivement que personne ne le sût, et il dit de lui donner à manger.
g
a2
Et il partit de là,
Tg ~ Tf : l'enfant couché, c'est une variante de plusieurs manuscrits non retenue par Aland.
a, b « de nouveau, l'autre rive » : Galilée ~ Paiens ~ Galilée; la F se rassemble mais hors des deux structures qui lui sont typiques 8t, sa fonction ici n'étant pas d'actant, mais de partie du scénario.
c « un des chefs de synagogue, appelé Jaire :. : un actant occupant une fonction de pouvoir (SOC), dont le nom propre marque que c'est l'individu et non pas la fonction qui est visée, ce qui signale (comme S 49, S 55 h, S 72) qu'il y a possibilité de « foi» pour ceux-là, à titre individuel, donc que leur position de classe ne les bloque pas nécessairement. « imposer les mains », « soit sauvé :., « qu'elle vive » : SYMB. (Nous sautons S 26 enchâssée ici.)
e « est à l'extrémité, viens »/« est morte, pourquoi déranger » : le récit met en relief la mort de la fillette, il n'y aura donc pas « guérison ;) mais « résurrection ». « n'aie pas peur, crois seulement:. : peur/foi, cf. S 23 ; invitation à dépasser la peur devant la mort (souillure suprême), la foi n'est pas arrêtée par, celle-ci. e il ne laissait personne l'accompagner :.. : ]a F est refoulée. 31. Sauf si l'on considère S 25 d-S 26 a-S 25 e.
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c Pierre, Jacques et Jean :. : un cercle encore plus restreint à l'intérieur de celui des douze.
f « tumulte, pleurs, cris :. : devant la mort. « l'enfant n'est pas morte, mais elle dort :. : J atténue (STR) l'effet qu'il va produire. « Us se moquaient de lui :. : le récit renchérit sur le relief de ce qui va se passer, une «. résurrection ~, prolongeant la non-foi de ceux de S 24 c. « père, mère, ses compagnons ~ : STR de secret sur le récit, prolongeant l'atténuation opérée par lui. « la main de l'enfant ~ : SYMB/BAS, le toucher; de même « couchée/ fut levée '>; « talitha koum '> : effet de réel, citant les mots araméens, signalant la traduction, mais aussi l'importance de l'impératif, de la puissance. « elle avait douze ans :. : âge où le mariage devenait possible 32 ; elle est donc restituée non seulement à la vie, mais aussi au sexe ainsi qu'à la table (4: donnez-lui à manger:.), bref, à la bénédiction (Im~Ib). « hors d'eux-mêmes, énormément hors d'eux-mêmes :) : le passage de la mort à la vie est très souligné. « que personne ne le sût :. : STR de silence sur l'ACT, comme en S 10. Notons ici l'hésitation du texte, si l'on peut dire: d'un côté, la puissance de la pratique de J est fortement soulignée comme « résurrection », d'un autre, elle est atténuée par la stratégie de J. On y reviendra plus tard 3S.
S26
a « une foule nombreuse le suivait et le pressait de tous côtés :. : bain de foule de J; remarquons li: le suivait :., terme (STR) désignant (presque) toujours ailleurs les DD (dès S 4).
b « une femme ayant un flux de sang » : donc impure 3'. « depuis douze ans ) : comme la fillette de S 25, voilà ce qui confirme la remarque faite, car ici aussi lm/lb sera la restitution de la femme au sexe. « qui avait beaucoup souffert, ... de mal en pis :. : la description de la maladie (m) est bien niise en relief, ces séquences S 24-S 26 se distinguant de S 7, S 10, S 12 et S 16 par l'abondance des détails. « ayant écouté ) : c'est le récit de la pratique de J qui la convoque. « vint dans la foule par-derrière ~ : la F fait obstacle, comme en S 12; la stratégie de la femme pour 32. Cf. J. JEREMIAS, Jérusalem au temps de Jésus, p. 406, n. 58. 33. Cf. pp. 388 s. 34. Cf. p. 69 ..
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arriver au corps de J lui vaudra, ici aussi, le « ta foi t'a sauvée ~. c toucha son manteau :. : rendant, selon le SYMB, J impur. e car elle disait : si je le touche, j.e serai' sauvée ;) : à l'encontre de la logique du SYMB. « et aussitôt, elle fut guérie de son infirmité ;) : le récit confirme cette logique anti-SYMB. Il elle sut dans son corps :. : c'est le corps (SYMB) qui est le lieu du salut; le toucher, signalé quatre fois, rapport entre le corps de l'lm et celui de J, joue donc à l'inverse, en subversivité du champ SYMB juif, comme déjà en S 10, voire en S 25 (toucher un cadavre rend impur). « retourné ;), Il les disciples ~, « la foule' qui te presse :., c regardait tout autour » : J est le centre du grand cercle de la F ; les DD, petit cercle de « gardes du corps ;) de J. C'est' bien le centre du cercle BAS qui a été touché. « Peureuse et tremblante » : à cause de la subversion du SYMB, l'impure ayant touché le pur. « sachant..., lui dit toute. la vérité :. : le récit ACT, connoté COmme « vérité », ailleurs comme « parole » (S 10) où aussi le SYMB est dit avec insistance (purifier). « il lui dit :. : J lit le récit (ANAL) .. « sauvée ~ = guérison. « va vers la paix» : la bénédiction 35. « sois guérie» : l'impératif vient après coup, la guérison ayant déjà été arrachée par la femme, ce qui donne un ton quelque peu magique au récit; c'est la « puissance », la force du corps de J qui est racontée dans son travail, celui-ci n'étant que souligné davantage par l'absence de la parole impérative. J interroge sur le récit, bon exemple du « sans qu'il sache comment :. de la paral>ole S 22 b 2 ; sa lecture . de la c vérité :. (<< ta foi t'a sauvée ~) met en rapport la foi (travail du récit antérieur sur la femme) avec l'effet du travail de la puissance sortie du corps de J. Articulation de ce que Ricœur appelle l'herméneutique et l'énergétique, ce travail double est celui, souterrain, de la semence-parole 36. S27 a et se rend dans son pays et ses disciples le suivent. b' Le sabbat venu, il commença d'enseigner dans la synagogue. :Et les nombreux auditeurs étaient frappés d'étonnement, di. sant : d'où lui vient cela? et quelle est 'cette sagesse qui lui a été donnée? et ces choses tellement puissantes faites par ses mains? celui-là n'est-il pas 'Ie charpentier, le fils de la Marie et le frère de Iacques et de Ioset, de Iude et de Simon? et ses sœurs ne sont-eUes pas ici parmi nous? Et ils étaient scandalisés (tombés) à son sujet. Et le Iésus leur 35. Jr. 33, 6 : « Voici : je hâte leur rétablissement et leur guérison, je leur rends la santé et je leur révèle une abondance de paix et de sécurité. » 36. Cf. plus loin, pp. 346 s.
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dit: un pl'ophète n'est méprisé que dans son pays, dans sa parenté et dans sa maison. Et il ne put faire là aucune chose puissante, sauf qu'il guérit quelques malades en leur imposant ' les mains. Et il s'étonnait de leur incrédulité. « se rend dans son pays ~ : Nazareth en Galilée (S 2). « ses disciples le suivent » : c'est un des termes qui définissent la place des DD dans la STR. « sabbat :., « synagogue ~, « enseigner ~, « foule frappée ~ : renvoie à S 6, ce qui confirme les questions (ANAL) qui suivent, Q 2 (sur sa sagesse et la puissance des choses faites par ses mains 3") et Q 1 (<< n'est-il pas... :.). « le charpentier » : le métier de J qui le place dans la classe travailleuse, dominée (SOC). « le fils de la Marie » : elle est ici nommée. « le frère de Jacques, etc. :. : nommés aussi. « ses sœurs :. : il s'agit donc de la « maison:. de J (SOC). « et ils étaient scandalisés à son sujet » : littéralement « tombés ~ (SYMB). La question (ANAL) est posée, mais on ne donne pas la réponse, qui aurait consisté à dire: le charpentier, fils de la Marie ... , est un prophète, car on ne sait pas lire le passage de l'un à l'autre (que S 2 raconte comme étant le fait du MYTH). « et le Jésus leur dit » : il lit leur incrédulité que, selon le récit, il n'attendait pas (<< et il s'étonnait de leur incrédulité :.). « un prophète n'est méprisé que dans son pays, dans sa parenté et dans sa maison » : dans le lieu de production (idéologique) des codes de la F.S. ; c'est donc le lieu de lecture qui dé'termine l'incrédulité : lieu de répétition, d'habitude, d'où l'incapacité de lire le nouveau; les codes de la F.S., voilà ce qui empêche la lecture du récit et c'est encore de cela, de la force aveuglante des codes dominants que J s'étonne. « et il ne put faire... :. : ce qui corrige le quasi magique de S 26 ; la foi (lecture du récit dans le BAS) est décisive pour les guérisons, la bénédiction «< ta foi t'a sauvé :.). Eclairage de la STR ville/hors ville : la ville, lieu de domination des pouvoirs (TOP), c'est un lieu d'incrédulité; ainsi en sera-t-il de Jénlsalem. Si, par ailleurs, on se souvient 38 que la « maison :., la parenté, c'est la même chair (SYMB) , il faudra conclure que la chair, au sens précis de rapport de sang, empêche le rapport BAS au corps de J : c'est pourquoi il faut rompre avec elle (cf.S 49 d).
37. Cf. p. 177 : la pratique, que l'on dira économique, de J est nettement rattachée à ses main!). 38. Cf. pp. 67 s.
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S28 a b
c
Et il parcourait les villages à la ronde en enseig~ant. Et il appelle à lui les douze et commença de ~es envoyer deux à deux, et leur donnait autorité sur les espllits impurs. Et n leur prescrivit de ne rien prendre pour la ~oute qu'un bâton seulement : ni pain, ni besace, ni de la monnaie dans la ceinture, mais des sandales aux pieds et : ne revêtez pas deux tuniques. Et. il leur disait : où que vous entriez dans une maison, demeurez-y jusqu'à ce que vous partiez de là. Et si un endroit ne vous accueille pas et si les gens ne vous écoutent pas, en sortant de là secouez la poussière qui est sous vos pieds en témoignage contre eux. Et partant, ils proclamèrent qu'on se convertît; et ils chassaient beaucoup. de démons et faisaient des onctions d'huile à de nombreux malades et les guérissaient.
a « et il parcourait les villages ;) : les villages (TOP),' hors ville avec le bord de la mer, prolongent la STR de S Il et S 18 ; il en sera question encore dans le récit concernant la Galilée (S 31, S 34, S 40, S 41). « en enseignant :. : son enseignement n'est toujours pas explicité. « à la ronde :. : kuklô, c'est encore la figure du cercle (GEO) qui s'inscrit pour caractériser le mouvement de la scène suivante: c'est l'irradiation du cercle BAS, l'expansion de la circulation de J.
b « il appelle à lui les douze et il commença de les envoyer » : renvoie à S 19 ; c'est la STR qui avait été annoncée là et que c racontera comme son effectuation. « deux à deux » : collectif (cf. S 4). « leur donnant autorité sur les esprits impurs » : le champ de J s'étend en rétrécissant celui de Satan; comme le lisait la parabole de S 20. On remarquera que, tandis que MYTH (S 2) opposait l'Esprit saint et Satan (esprit mauvais), selon le schéma importé des Iraniens 39, le récit (ACT) oppose J et Satan : la STR de J relève de la STR de l'Esprit; donc la pratique des douze aussi. « et il leur prescrivit» : consignes stratégiques. « un bâton ~ : de routier. « ni pain, ni besace, ni monnaie, ni deux tuniques :. : des routiers pauvres, non pas comme les marchands, ni comme les pèlerins, les routiers habituels (SOC); le contraste avec le 39. Cf. p. 113.
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système est marqué très fortement, en prolongation du c charpentier ~ (S 27) et du c laissant tout,> (S 4, cf. S 49) : pas d'argent dans la pratique du cercle BAS (cf. S 31). « des sandales aux pieds ~, « qui est sous vos pieds ~ : comme on l'avait dit à propos de S 2240, les pieds signalent rnétonymiquement le niveau stratégique de la pratique BAS, pratique de routier. « deux tuniques » : le corps des douze, prolongement de celui de J avec lequel ils sont en rapport (S 19 : « pour être avec lui »). « dans une maison, demeurez-y ~ : contrepartie des consignes STR, la maison étant ici le lieu (économique) de la table, les douze seront nourris et logés par ceux qui les accueilleront. « accueillir/ne pas écouter» = ne pas accueillir: le contraste des terrains (S 22 b 1). « secouez la poussière ... en témoignage contre eux » : laver les pieds. des hôtes est le propre de qui accueille; si on ne leur lave pas les pieds, la poussière sera témoin du nonaccueil,· lors du récit dernier. c
« qu'on se convertît » : cf. S 1, S 3 ; la conversion (accueillir, écouter) est le franchissement de la ligne démarquant J + 12/F. « faisaient les onctions d'huile » : ajout par rapport à S 19 ; l'huile comme moyen de guérison, en opposition aux mains de J, marque la subordination des. douze· à J. « les guérissaient :. : leur pratique donne des fruits, elle aussi (m/b).
S29-S30 Enchâssés entre S 28 c et S 28 d. Le temps de l'envoi est une pause dans le récit; celui-ci va être relancé par S 31 dans une autre voie; S 28 achève S 18-S 19, etc. S 29 profite de cette pause pour ouvrir S 31-S 42. S 30, elle, s'enchaîne avec S 29 a, marquant à la fois la continuité et la rupture de la pratique des douze et de J avec celle de Jean le Baptiste. S29
al b
Et le roi Hérode écouta car son nom était devenu célèbre, et l'on disait : Jean le baptiste s'est levé d'entre les morts, et c'est à cause de cela que les puissances agissent en lui. D'autres disaient : c'est Elie. D'autres disaient : c'est un prophète comme les autres prophètes.
a2
Ayant donc écouté, Hérode disait : celui que j'ai décapité, Jean, c'est lui qui s'est levé.
40. Cf. pp. 177 s.
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:al . « le roi Hérode écouta » : le récit pénètre donc dans la cour d'Hérode, centre du pouvoir politique en Galilée.
b « car son nom :) : transporté par le récit. « et l'on disait :. : les lectures (ANAL) de la F répondant à la question (Q 1) « qui est Jésus? :., ce sera la question dominant S 31-S 42 par rapport aux DD, lancée en S 23. « Jean le Baptiste s'est levé d'entre les morts:. : avec a 2, marque S 30 comme rétrospection. « à cause de cela... les choses puissantes» : Q l liée à Q 2 ; déjà donc, dans le texte de la Palestine, « résurrection des morts.:. connote « pratique puissante 41 :.. « Elie » : cf. S 43. « un prophète » : cf. S 27. En effet. aucune des lectures n'est la bonne car S 1 posait J « plus fort » que Jean; « Elie » connotera celui-ci comme précurseur du Messie eschatologique (S 43); « comme les autres prophètes» indique le refus d'eschatologisme. La F n'arrive donc pas à lire le récit de J; certes, elle lit la puissance qui la fascine (cf. S 12) (et c'est l'une des raisons de la. STR de J sur le récit 42), mais non pas, selon S 16, la libération des corps (lm/lb) comme annonce de la bénédiction eschatologique, salut qui annonCe le salut (cf. S 42).
a2 La lecture d'Hérode suit celle de la F. « que j'ai décapité » culpabilité. introduit S 30 : « en effet :.. S3Q
a
En effet, c'était lui, Hérode, qui avait envoyé arrêter le Jean et l'enchaîner en prison, à cause d'Hérodiade, la femme de Philippe son frère qu'il avait épousée. Car le Jean disait au Hérode: il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère. La Hérodiade, elle, le haïssait et voulait le tuer, mais eUe ne pouvait pas, parce que le Hérode avait peur du Jean, le sachant un homme juste et saint, et il le protégeait; quand il l'avait écouté, il restait fort perplexe, et c'était avec plaisir qu'il l'écoutait.
b1
Mais vint un jour propice, quand Hérode, le jour de son anniversaire, donna un banquet aux grands de sa cour, à ses officiers et aux notables de Galilée; la fille de cette même Hérodiade entra et dansa et plut au Hérode et à ceux qui étaient là assis. Et le roi dit à la jeune fille : demande-moi tout
ee
-41. Cf. pp. 388 s. 42. Cf. pp. 334 s.
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que tu veux, et je te Il" donnerai, et il lui jura : tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. cl
Sortant elle dit à sa mère : que faut-il demander? et elle dit : la tête de Jean le baptiste.
b2
d
Rentrant aussitôt en hâte auprès du roi, elle lui fit cette demande : je veux que tout de suite tu me donnes sur un plat la tête de Jean le baptiste. Le roi devint très triste, mais à cause du serment et de ses convives ne voulut pas lui refuser. Et aussitôt le roi envoya un garde avec ordre d'apporter sa tête; celui-d s'en alla et le décapita dans la prison
b3
et il apporta sa tête sur un plat et la donna à la jeune fille
c2' et la jeune ,fille la donna à sa mère. e Ce qu'ayant écouté, ses disciples 'vinrent prendre son cadavre et le mirent dans un tombeau.
a Rétrospection donc, qui enchaîne avec S 1 a2 ; on voit mal, en effet, où le récit aurait casé cette séquence ailleurs que dans cette pause. Inceste d'Hérode : dans la logique du SYMB juü, Jean dénonce la souillure du roi, à quoi répond le désir homicide d'Hérodiade (dette, SYMB). Ambiguïté d'Hérode: il enchaîne le corps de Jean, mais écoute avec plaisir sa parole. « perplexe :. : entre le plaisir lié au désir du corps d'Hérodiade et celui de la parole de Jean,.« homme juste et saint :., pur : SYMB, ce qui engendre la culpabilité commandant sa lecture du récit de J (S 29"a2). Le cercle (<< la cour :.) du pouvoir politique est décrit comme souillé (par le jeu des désirs), répressif (du corps de Jean) et ambigu : les scènes à venir seront circonscrites dans ce cercle. b « jour propice :. : au déchaînement du jeu des désirs, à la transgression des obstacles qui s'y opposent (la loi et le plaisir dans l'écoute de la parole énonçant la loi: « il ne t'est pas permis ~). « banquet :. : le cercle des grands, officiers et notables (SOC) : la fête qui aboutira au meurtre. « dansa et plut à Hérode » : le désir d'Hérode et des assistants porte sur le corps de la jeune femme ; la danse, elle aussi, inscrit des cercles. c ce que tu veux :. : Hérode .se pose en accomplisseur du désir de la jeune femme, laquelle s'efface pour laisser désirer le désir de sa mère, bors du cercle; c'est donc elle qui va rendre le
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meurtre au cercle, au banquet (<< dans un plat ). c triste ~ : devant le meurtre, Hérode est dans l'ambiguïté, de même qu'il était perplexe devant la loi. « le décapita » : avec le corps la parole s'éteint, la tête étant le lieu du raccord des deux. ~ et il apporta sa tête ~ : la tête parcourt à l'inverse le circuit des désirs ; la cour est le lieu des désirs de mort. Remarquons que les seules digressions du récit dans le cercle du pouvoir politique (ici, S 59, S 66, S 68, S 71) seront toutes marquées par cette poursuite de la mort; ce qui caractérise nettement ce pouvoir (SOC) comme répressif et meurtrier. Notons en outre qu'à l'ambiguïté d'Hérode répondra celle de Pilate (S 68). TI Y a ici, par ailleurs, contraste entre la mort de Jean et celle de Jésus que soulignait déjà l'identification des deux en S 20 a2 et l'allusion à la résurrection, comme la scène d : le récit de Jean s'achève dans le tombeau, celui de J repartira après l'ensevelissement; les disciples de Jean se rassemblent autour de son tombeau, tandis que les « apôtres ) de J reviennent de leur mission (S 28 d). Le jeûne (absence de table) de ceux-là (S 14) contraste avec la surabondance de la table de ceux-ci (S 32). Le récit de Marc affirme la supériorité de J sur Jean, de la pratique de Jésus sur la voix que Jean (n')a (pas) cessé d'être, du Messie sur son précurseur, son Elie (S 43) : J est plus fort que Jean (S 1). S28 d
Et les apôtres (envoyés) se rassemblent auprès du Jésus et lui annoncèrent tout ce qu'ils ont fait et tout ce qu'ils ont enseigné. Et il leur dit : venez vous autres à l'écart, dans un tieu désert, et reposez-vous un peu. Car les arrivants et les partants étaient si nombreux qu'ils n'avaient même pas le temps de manger.
d les « apôtres :. : c'est la seule fois que le terme « apôtres ~ apparaît dans le texte de Marc ; il deviendra plus tard un terme technique pour distinguer la fonction des douze, (proclamateurs) de celle des DD (suiveurs) 43. « lui annoncèrent tout ce qu'ils ont fait ... et enseigné ~ : c'est donc le récit de leur pratique d'envoyés; pour la seule fois aussi chez Marc, l'envoyeur devient ici l'écouteur. Ce n'est pas qu'il devienne disciple, mais c'est justement sa lecture (ANAL) des fruits de son récit, son ignorance, qui s'y signale (cf. S 22 b2, S 26). « Venez vous autres à l'écart, dans
43. Cf. p. 36t>.
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un lieu désert :. : repris par S 31 a; le lieu désert (S8). est un lieu de distance pour la lecture/stratégie, comme S 32, la prière sur la montagne. STR d'abord par rapport à la F, dont le récit signale le nombre, qui ne laisse Je temps ni de manger ni de se reposer. S31 a b c
d
f
Ils partirent donc dans la barque vers un lieu désert, à l'écart. Et les voyant partir, beaucoup comprirent, et de toutes les villes on y accourut à pied et on les devança. En -sortant, il vit une foule nombreuse et il eut pitié d'eux parce qu'ils étaient comme dES brebis qui n'ont pas de berger. Et il commença de les enseigner longuement. Comme l'heure étàit déjà avancée, ses disciples s'approchèrent de lui et lui dirent : le lieu est désert et l'heure déjà avancée ; renvoie-les afin qu'ils aillent dans les fermes et villages d'alen· tour s'acheter de quoi manger. Mais il leur répondit: donnez· leur vous-mêmes à manger. Et ils lui dirent : faudra-t-il que nous allions acheter des pains pour deux cents deniers, afin de leur donner à manger? Mais il leur dit : combien avezvous de pains? allez voir. L'ayant su, ils lui disent: cinq, et deux poissons. Et il leur commanda 1e les faire tous s'étendre par groupes de convives sur l'herbe verte, et ils s'allongèrent par rangées de cent et cinquante. Et prenant les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeu* au ciel, il dit la bénédiction, et rompit les pains et il les donnait aux disciples pour leur distribuer. Et les deux poissons, il les partagea pour tous. Et tous mangèrent et furent rassasiés. Et l'on ramassa douze couffins pleins de morceaux et de poissons. Et ceux qui ont mangé des pains étaient cinq mille hommes. . Et aussitôt il obligea ses disciples à remonter dans la barque et à le devancer sur l'autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renvoyait la foule.
a,b La stratégie de J est déjouée par la F, dont la stratégie (à partir justement de S 8) est de chercher J (S 12, S 18, S 20). Le parallèle avec S 8 impose l'idée que S 28 était l'achèvement de la mission en Galilée (S 28 achevant S 19), et donc que S 32 est le début (STR) de la circulation de J au-delà de la Galilée. La stratégie de la F est ici particulièrement soulignée. Or, sans elle, S 31 d, e, n'aurait pas eu lieu, qui pourtant sera une séquence
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clé dans S 31-S 42 ; la STR de la F va donc infléchir le récit .". c Voyant la F, J change de STR et enseigne longuement. « il eut pitié d'eux car ils étaient comme des brebis sans berger :. : la STR de la F est donc de trouver un berger, un guide, peut-être un leader politique, ce que l'on peut suspecter de zélotisme (STR Z) 45. C'est ce que la STR de J envers la F a toujours voulu éviter et ici encore à la fin de la séquence (S 32 f). Cela sera confirmé en S 45 i. ,En S 8, les quatre disciples, plus précisément Simon, sont porte-parole de la F : leur STR prolonge donc ' celle-ci, s'inscrit aussi comme STR Z. d « fermes et villages » : TOP caractéristique des séquences S 31-S 42. « renvoie-les ... s'acheter'> : STR DD, en rapport avec le système monétaire (SOC). « de quoi manger:. : la F a faim (Fm)., « donnez-leur vous-mêmes à manger:. : J oppose une autre STR, inscrite dans la logique du système de la dette (SYMB); en remplaçant « ils ;) par « vous », « acheter ;) par « donner :.. « pour deux cents deniers ;) : les DD répondent toujours dans les limites du monétaire (SOC), ils comprennent le premier remplacement, pas le second. « combien avez-vous de pains? » : le corrélat de donner, ce n'est pas acheter, mais bien avoir.
e « par groupes », « par rangées ;) : la. F ordonnée pour le repas (remplace la table, on est dans un lieu désert avec beaucoup de monde). « prenant les cinq pains » : les pains sont rattachés aux mains. « levant les yeux au ciel» : MYTH, de même en S 37, mais pas en S 39, ni S 62. « dit la bénédiction» : au lieu de paroles impératives ; jamais ailleurs J ne « prie » avant les choses puissantes, sauf en S 37 ; les séquences de puissance de S 31 à S 41 ont des marques de « difficulté » de la part de J (S 31, S 36, 44. C'est peut-être le lieu du récit où l'aléatoire, qui est le spécifique de son jeu (cf. plus loin p. 282 et surtout pp. 361 ss.), est le mieux signalé. 45. On pose donc STR Z comme grille de lecture du récit de Marc. Plus tard, on discutera de la validité de la grille (PI" 244, 315).
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:1>
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S 37, S 41). « rompit les pains » : encore 'les mains et les pains, geste symbolique de ce récit (cf. S 40 : « quand j'ai rompu ~). « donnait aux disciples pour leur distribuer » : les DD comme relais entre le centre du cercle BAS et la F. « et les deux poissons » : récit équivalant à celui des pains, le poisson se rapportant aux « pêcheurs» (S 4) ; ne sera pas repris en S 40 ni en S 62, le récit ne valorisera pas les poissons comme les pains, au niveau du code ANAL, c'est donc aussi un effet de réel.
Insistance (STR) sur les renvois des DD (les « obligea ») et de la F (deux fois raconté). La STR J se démarque nettement de la STR Z 47. S32 Après les avoir congédiés, il s'en alla dans la montagne pour prier. « de nouveau » : renvoie à S 8 (prière) et S 19 (montagne). « il s'en alla dans la montagne» : lieu plus proche du ciel dans
le MYTH 48 que S 54 aussi mettra en rapport avec la prière, ce qui laisse entrevoir que S 19 et. S 43 indiquent aussi la prière. « pour prier» : on a remarqué que la STR de la F,en S 31 b, a infléchi le récit; donc le récit du rassasiement de la F s'est imposé à lui comme quelque chose qui surgit. Aussi le renvoi de la F et des DD (cf. S 8 et S 64) marque l'importance stratégique de S 31. C'est pourquoi, à l'instar de S 8, S 19, S 43, S 64, J doit lire (ANAL) et décider (STR) bref prier. Lieu désert (S 8, cf. S 28 d) et montagne sont des lieux privilégiés de prière (ANALjSTR), en dehors des villes ; celles-ci, privilégiées dans le SOC, sont des
46. La « multiplication » est le fascinant qui empêche de lire la bénédiction du rassasiement : l'exégèse bourgeoise, fascinée en outre par « l'eucharistie » n'arrive pas à lire cette grande-séquence S 31-S 42, et notamment S 40. 47. Ceci est marqué très explicitement par le récit parallèle de Jn 6, 15 : « Jésus se rendit compte qu'ils allaient venir l'enlever pour le faire roi; alors il s'enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. » Mais on lit Marc ici, il nous faut avancer lentement. 48. Cf. p. 113.
~94
LECTURE DE MARC
lieux où l'on ne peut pas prier 49 TOP-SOC.
:
c'est encore la subversion du
833 al b
a2
Et le soir venu, la barque était au milieu de la mer et lui tout seul à terre. Et les voyant s'épùiser à ramer, car le vent leur était contraire, vers la quatrième veille de la nuit, il vient vers eux en marchant sur la mer et il allait les dépasser. Mais eux, le voyant marcher sur la mer, pensèrent: c'est un fantôme! et poussèrent des cris. En effet tous l'avaient vu et avaient été troublés. Mais lui aussitôt parla avec eux et leur dit : courage, c'est moi (je suis), n'ayez pas peur. Et il monta auprès d'eux dans la barque et le vent cessa. Et ils étaient hors d'eux-mêmes au..delà de toute mesure,car ils n'avaient rien compris à propos des pains, au contraire, leur cœur était bouché. La traversée finie,
Tg -7 Tf : Ego eimi = « c'est moi :., comme en 858 ; tandis qu'en S 66 il faudra traduire par « je suis ». « soir/nuit » : comme en S 7-S 8 (cf. S 23). « la barque au milieu de la mer, lui tout seul à terre » : à l'opposé de S 23 où J est avec eux dans la barque. « s'épuiser à ramer, car le vent leur était contraire ~ : mer connotée malédiction, comme en S 23. « marchant sur la mer :. : puissance de J sur la mer, l'infernal. « c'est un 'fantôme, ils poussèrent des cris » : les cris renvoient aux esprits impurs (S 6, S 24, S 44), le fantôme (ANAL) jette J du côté du démoniaque (cf. S 20-S 21). « troublés:., « n'ayez pas peur» : peur = non-foi; cf. S 23 qui a ouvert, dans l'e~pace des DD, la question 0 l : qui est celui..;ci? i« . c'est moi» : en S 58 et S 66 connote le Messie; c'est donc id l'ANAL (réponse à 0 1), rétablissement de leur lecture (fantôme/moi, plus puissant que la mer). « le vent cessa :. : la mer connotée bénédiction; cependant, c'est la marche sur la mer qui est décisive comme ACT. « hors d'eux-mêmes ... , ils n'avaient (rien compris » : c'est bien l'ANAL. « à propos des pains, leur cœur était bouché » : il y avait donc, dans l'ACT de S 31, quelque chose à comprendre; l'ANAL (0 1) est mis en rapport avec Iles pains (cf. S 40). « le cœur bouché », comme les AA en S 16 '(cf. S 40). « vers Bethsaïde » (S 31 f), « arrivèrent à Génésareth :. 49. En effet, les vi1les, et surtout pendant le jour (J ne prie que la nuit), sont dominées par le texte des codes du SOC dans un discours monotone et bruyant. Dans les villes capitalistes, le bruit publicitaire devient proprement infernal, souillure de ]a parole.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
195
(S 34 a), le vent les a fait changer de direction; Bethsaïde, par ailleurs, renvoie encore à S 40. S34 a b
Ils arrivèrent à terre à Gennésareth et accostèrent. Et étant sortis de la barque, aussitôt ceux qui l'avaient reconnu parcoururent toute c~tte région et commencèrent de transporter des malades sur leurs grabats, là où l'on écoutait : il y est. Et là où il pénétrait, villages ou villes ou fermes, on déposait les malades sur les places et on le suppliait de les lai§ser toucher, ne fût-ce que la frange de son manteau. Et tous ceux qui le touchèrent étaient sauvés.
a
La traversée est en sens inverse de celle de S 28 d; la F était allée à pied; J se proposait d'en faire autant, s'il n'y avait pas . eu la tempête; c'est donc de la même foule qu'il est question. b « reconnu :), « on écoutait : il y est » : le récit, encore une fois, rassemble la F ; on transporte les malades, c'est l'autre structure de la F, par rapport à S 31 b, c. « villages ou villes ou fermes » : TOP de cette grande séquence. « dans leurs grabats », cf.' S 12. « toucher le manteau », cf. S 26. « touchèrent ... , étaient sauvés» : Im~Ib, toucher (SYMB).
S35 a b
c
Et les pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent auprès de lui, et voyant que quelques-uns de ses disciples mangeaient le pain avec les mains souillées, c'est-à-dire non lavées - ·en effet les phal!siens et tous les Juifs ne mangent pas sans s'être soigneusement lavé les mains, observant la tradition des anciens, et ils ne mangent pas ce qui vient du marché avant de l'avoir aspergé, et il y a beaucoup de choses qu'ils reçurent et observent, comme d'immerger coupes, cruches et plats d'airain donc, les pharisiens et les scribes l'interrogent : pourquoi tes disciples ne ~ comportent-ils pas selon. la tradition des anciens mais mangent le pain avec les mains souillées? Mais fi leur dit z Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, comme il est écrit : ce peuple-ci m'honore des lèvres, mais
196
d
e
f
LECTURE DE MARC
leur cœur est fort loin de moi; en vain ils me rendent culte, enseignant des doctrines qui sont des préceptes des hommes. Laissant de côté le command~ment du Dieu, vous· observez la tradition des hommes. Et il leur disait : vous méprisez très bien le commandement du Dieu pour garder l'otre tradition •. Moise a dit en effet : honore ton père et ta mère, et : que celui qui maudit son pèl'e et sa mère soit puni de mort. Mais vous, vous dites : si un homme dit à son père et il sa mère : je déclare korban, c'est-à-dire offrande sacrée, tout ce parmi ce qui est à moi dont j'aurais pu t'assister••• vous ne le laissez plus rien faire pour son père ou pour sa mère, annulant la parole du Dieu par la tradition que vous vous ~tes transmise. Et vous faites beaucoup d'autres choses semblables. Et ayant appelé de nouveau la foule à lui, il leur disait : écoutez-moi tous et comprenez! Il n'est rien d'extérieur à l'homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme. Et quand il fut entré dans la maison à l'écart de la foule, ses disciples l'interrogeaient sur la parabole. Et il leur dit : êtesvous à ce point, vous aussi, sans compréhension? ne savezvous pas que rien de ce qui pénètre du dehors dans l'homme ne peut le souiller car cela ne pénètre pas dans son cœur mais dans son ventre et puis sort vers les latrines. Ainsi il déclarait purs tous les aliments. Et il disait : ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme. Car c'est du dedans, du cœur des hommes, que sortent les desseins mauvais : fornications, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fourberie, débauche, yeux envieux, blasphèmes, orgueil, bêtise. Toutes ces méchantes choses sortent du dedans et souillent l'homme. Partant de là,
a, b Pas de rac~ord avec S 34. « les pharh.iens et quelques scribes venus de Jérusalem ~ : l'enquête des AA se poursuit pour éliminer J (S, 17, S 20). Pas de TOP signalé. « voyant que quelques-uns des disciples » : encore une pratique subversive du champ SYMB juif. « mangeaient les pains » : c'est la grande séquence dite des pains (S 31-S 42). « c'est-à-dire ... , en effet, les pharisiens et tous les juifs... :. : niveau narrateur-lecteurs, celui-là expliquant à ceux-ci les coutumes juives, les lecteurs sont donc les païens 110. « ne mangent pas :. : (deux fois) la souillure des aliments, de la table. 50. Cf. p. 139.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
197
« observant la tradition des anciens » : en effet, on ne trouve pas cette règle dans le système de la souillure, tel qu'on l'a lu dans le Lévitique 51. ,
c A la question des AA, J oppose une leçon de lecture (ANAL) de leur pratique en la confrontant avec l'Ecriture; la citation -d'Isaïe (29, 13) introduit deux distinctions qui vont commander deux lectures différentes: d'abord « lèvres/cœur >, ensuite « préceptes des hommes/commandements de Dieu -:.. « et il leur disait » : cette opposition entraîne la première lecture, où le dire de Moïse est confronté avec le dire des scribes et des pharisiens. Moïse dit de faire (honorer) 5\ ce qui équivaut à « ne pas maudire », ne pas laisser dans la malédiction. Au contraire, les scribes disent (déclarer korban) et ne font rien c pour (leur) père ou pour (leur) mère :., les laissant dans la misère, la malédiction. Conclusion : votre tradition annule la parole de Dieu, que vous 'ne lisez plus 53. Cette première lecture dévalorise donc la place « de la tradition des anciens :., la casuistique des scribes dans leurs discours idéologique (SOC), pour rétablir le système de la' dette (SYMB) comme « commandement de Dieu :., comme écriture. « et vous faites beaucoup d'autres choses semblables :. : généralisation de cela à une partie importante de la pratique des AA dans le SYMB, ce qui permet de revenir à celle dont il était question, la pureté des mains et des aliments. d « ayant appelé de nouveau la foule à lui :. : il n'en était pas question dans les scènes précédentes ; la fonction de la F est ici d'introduire la parabole et son interprétation, selon la logique de S 22, et donc aussi la maison comme espace DD, à « l'écart de la foule ». « écoutez-moi tous et comprenez » : consigne de lecture (ANAL) qui, déjà en S 22, accompagnait les paraboles. 51. La question de ces règles est discutée par les historiens; il semble admis qu'elles ont été instituées par les scribes et adoptées notamment par pharisiens et esséniens (cf. TAYLOR, p. 338 s.), ce qui explique l'expression « tradition des anciens » et l'opposition que J lui fait du « commandement de Dieu » attribué à Moïse. 52. Cette lecture de J justifie l'interprétation donnée p. 75 de ce commandement : la tradition ecclésiastique (récente ?) en a fait un « commandement » pour les enfants! 53. Or « korban » c'est le sacrifice de l'holocauste (cf. de VAUX, II, p. 293) ; ce que J stigmatise donc, c'est le geste même d'annuler le système de ]a dette par celui de la souillure, geste que nous avons vu avoir été celui de la classe sacerdotale après l'exil (cf. pp. 88 s.).
198
•
LECTURE DE MARC
Pénétrer dans l'homme/sortir de l'homme s'opposent comme nonsouillant/souillant. « les disciples l'interrogeaient sur la parabole ... sans compréhension? :1> : renvoie nettement à S 22 c2-c 3, c'est la même théorie des paraboles comme stratégie de la lecture du récit qui se joue ici. L'interprétation de la parabole oppose deux circuits d'entrée et sortie. Le premier est celui de la nourriture: aliments (dehors) ~ ventre (dedans) ~ latrines (dehors), lequel ne souille pas l'homme. D'où la conclusion du narrateur aux lecteurs: « ainsi il déclarait purs tous les aliments :., qui élargit la question des aliments impurs par le contact des mains (à table, au marché) des coupes, plats, etc., à celle des aliments impurs selon le système de la souillure qui est rune des questions des communautés ecclésiales où se mêlent chrétiens issus du judaïsme et du paganisme. Le deuxième circuit: cœur (dedans) ~ desseins mauvais (dehors) celui-là souille l'homme. Or la liste de ces « méchantes choses :. appartient au système de la dette (vol, meurtre, adultère, cupidité, les autres étant -des variantes qui peuvent aisément s'y inscrire), comme le signale d'ailleurs leur siège désigné, le cœur. La clé de l'opposition des deux circuits où les éléments ne s'équivalent pas directement (nourritures/desseins mauvais) se trouve dans le schéma dedans/dehors. Qu'est-ce à dire? Le dedans, c'est là le ventre, ici le cœur ; ce qui sort du ventre va dans les latrines (lieux souillés, ordures), ce qui sort du cœur ce sont des pratiques de dette (d'agression). Le premier circuit relevant du système de souillure spécifique aux Juifs est un circuit digestif et J l'exclut explicitement, l'annule, subvertissant encore une fois le champ symbolique juif. C'est ainsi qu'il lit le récit ACT concernant les disciples qui mangent avec des mains impures. Simultanément, il efface' une frontière (SYMB) entre Juifs et païens, et c'est la conclusion qu'en tire le narrateur, s'adressant à des lecteurs païens : tous les aliments, parcourant ce circuit digestif, sont purs. Dans le deuxième circuit, qu'y a-t-il dedans, dans. le cœur? Derrida nous a appris à nous méfier de cette opposition dans le texte philosophique occidental; les exégètes bourgeois n'en tiennent pas compte, eux qui lisent tout de suite « une religion du cœur, de l'intériorité On a vu déjà que le cœur est le lieu des lectures et des mélectures du récit (qui relève, lui, de l'extérieur, pénétrant dans l'homme par les yeux ou les oreilles). Ici, le cœur est le lieu des desseins,. du désir et de ses objets, donc des choix stratégiques, qui, en conséquence de ces lectures, engendrent des pratiques (bonnes ou mauvaises). Le cœur est donc le lieu,
5. :..
54. Ainsi
MINETTE
de
TILLESSE,
p. 147.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :)
199
dans l'homme, du croisement des lectures et des itratégies, de l'ANAL et du STR 1111. Le circuit même indique qu'il ne faut pas couper le dedans du dehors : le cœur est le lieu du texte de l'actant, intérieur en ce sens qu'il n'est pas public, accessible aux autres. La distinction dedans/dehors concerne donc ici le décalage possible entre ce texte (caché) et le texte (manifeste) des pratiques (de leurs récits plus exactement). Ce décalage permet justement l'hypocrisie que J dénonçait chez ses AA, dans l'opposition lèvres/cœurs (<< fourberie ~ y renvoie, d'ailleurs, dans la liste). J lit donc, comme dans la première lecture, la pratique des scribes et des pharisiens. Ce faisant, il reprend, mais en le menant à ses dernières conséquences, le geste des deutéronomistes et des prophètes, de privilégier le système de la dette sur celui de la souillure. Celui-ci s'est effondré avec la destruction du Temple de Jérusalem; au niveau narrateur/lecteurs, c'est la dernière frontière juifs/païens qui vient d'être effacée. S36 al b
e
d a2
s~en
aUa au pays de Tyr. Et entré dans une maison, il voulait que personne ne le sût, mais il ne put rester ignoré. Car aussitôt une femme, dont la fille avait un esprit impur, ayant entendu parler de lui, vint tomber à ses pieds. Cette femme, qui était grecque, syrophénicienne de naissance, lui demandait de chasser le démon hors de sa fille. Et il lui disait: laisse d'abord se rassasier les enfants, car il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. Mais eUe répondit et lui dit : oui, seigneur, même les petits chiens sous la table mangent les miettes des petits enfants. Et il lui dit : à cause de cette parole-là, va, le démon est sorti de ta fille. Et rentrée chez elle, elle trouva l'enfant couché dans son lit et le démon sorti. il
Et de nouveau parti du pays de Tyr,
c au pays de Tyr:. : TOP, pays étranger, païen. J sort de la Palestine (STR) la dénonciation de la « tradition des anciens ~ et la subversion du ehamp SYMB juif l'ayant mis en danger. « une femme grecque, syrophénicienne de naissance », « dont la fille avait un esprit impur :. : double souillure, de 1 et lm.
55. Cf. pp. 344
SB.
200
LECTURE DE MARC
c « lui demandait de chasser :. : demande. « laisse d'abord ... , petits chiens :. : opposition enfants/petits chiens, pour juifs/ païens, donc dans le champ SYMB. « se rassasier» : renvoie à S 31, où la foule a été rassasiée. « le pain des enfants» : c'est une métaphore (dans la séquence des pains), car la' femme ne demande pas de pain mais une pratique que J a souvent mise en œuvre en Israël et même déjà une fois à l'étranger (S 24). Le pain devient donc ici métaphore de la pratique puissante de J, comme la semence en S 22. Bref, le pain c'est aussÎ' la parole-semence et ses fruits de bénédiction. « se rassasier:. : cf. S 31, S 38, S 40 ; cependant la séquence des pains n'est pas exclue de cette pratique puissante; au contraire, c'est la métaphore de la parole-pain qui donnera la clé de cette séquence des pains (S 31-S 42). « d'abord:.. : J énonce sa STR, dont un premier temps vise le rassasiement des Juifs et un second, après épuisement de l'espace juif par la circulation de J et de son récit, le rassasiement des païens. « mais elle répond : .,. des petits enfants , : elle accepte la distinction enfants/chiens, son exclusion de la table de rassasiement des Juifs, mais elle trouve un reste dans la métaphore de J, les miettes qui, de la table, tombent pour les chiens. Elle renchérit donc dans sa demande. « à cause de cette parole-là » : J lit cette insistance comme « foi:. et lui déclare qu'elle a été efficace (<< le démon est parti» : lm/lb). « rentrée chez elle ) : l'énoncé narratif (ACT) reprend le discours de J comme s'étant produit; la STR de J a été infléchie par la parole de la femme, des païens ont été rassasiés avant que l'espace juif ait été entièrement parcouru. Bref, la frontière juive/païenne a été débloquée, de même qu'en S 35. Remarquons encore que la pratique puissante s'est produite sans que le corps de J soit présent à la fille guérie 56, ce qui prépare S 62 si l'on rattache cette absence du corps à la métaphore du pain.
S37 a
b c
il aUa à travers Sidon vers la mer de Galilée, en plein pays de
Décapole. Et on lui amène un sourd qui parlait difficilement et on le supplie de lui imposer la main. Et le prenant à part, bors de la foule, il lui mit les doigts dans les oreilles et avec sa salive lui toucha la langue. Et levant les yeux au ciel, il poussa un gémissement et lui dit: Ephphata! 56. A l'instar du serviteur du centurion, un païen lui aussi, dans Mt 8, 5-16.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
201
c'est-à-dir~": ouvre-toi. Et ses oreilles s'ouvrirent et aussitôt le lien de sa langue se dénoua et il parlait correctement. Et il leur recommanda de ne rien dire à personne. Mais plus il leur recommandait et plus eux le proclamaient. Et les gens étaient énormément frappés et disaient : il a bien fait toutes choses, il .fait entendre les sourds et parler les muets.
d
a « Sidon », « Décapole:. (GEO)
toujours en pays de païens.
c
« doigts :'J « salive :., « toucha ~ : SYMB. « yeux au ciel :., « gémissement» : difficulté de la pratique de J (cf. pp. 192 et ss.). « parlait difficilement/parlait correctement », « sourd/les oreilles
s'ouvrirent ;) : lm/lb. « hors de la foule :., « rien dire > : STR. d Consignes non SUIVIes, comme en S 10 (<< proclamaient :. le récit). « énormément frappés, ... il a bien fait :. : le récit produit l'étonnement des F, comme en S 6, S 12, S 24, S 25. «Ephphata, c'est-à-dire, ouvre-toi » : la traduction de l'araméen en grec (niveau narrateur-lecteurs) s'insère ici pour souligner le franchissement par le récit, à l'instar de S 36 et S 37, de la frontière juifs/ païens.
838 a b
c
d
En ces jours-là, comme il y avait de nouveau une grande foule, et qu'ils n'avaient pas de quoi manger, appelant à lui les disciples, il leur dit : j'ai pitié de la foule, car voilà trois jours qu'ils restent auprès de moi et ils n'ont pas de quoi manger. Si je les renvoie chez eux à jeun, ils défailleront en chemin, et il y en a parmi eux qui sont "eous de loin. Ses disciples lui répondirent : .où pourra-t-on avoir de quoi les rassasier de pain, ici dans un désert? Et il les interrogea : combien avez-vous de pains? Sept, dirent-ils. Et il prescrivit à la foule de s'étendre à terre. Et prenant les sept pains, il rendit grâces, les rompit et les donnait à ses disciples pour leur distribuer et eux les distribuèrent à la foule. Ils avaient encore quelques petits poissons. Et ayant dit la bénédiction sm' eux, il dit de les distribuer. Et ils mangèrent et furent rassasiés, et l'on ramassa les restes des morceaux : sept corbeilles. Or ils étaient environ quatre mille. Et il les renvoya.
202
LECTURE DE MARC
« en ces jours-là :. : CHR avec absence de TOP ; pas de raccord avec S 35-S 37, tandis que S 38-S 41 seront raccordés. Comparons brièvement à S 31. Ici, pas de STR de la F (<< voilà trois jours qu'ils restent auprès de moi »), laquelle est caractérisée par le manque « de quoi manger » (Fm), la perspective de la mort (<< ils défailleront »). A cela répond le « de quoi les rassasier de pain », donc malédiction/bénédiction. « j'ai pitié de la foule » : en S 31 aussi, mais il les enseignait; ici, c'est du pain qu'il faut; comme en S 36, la parole est mise en parallèle avec le pain, celui-ci .est situé aussi dans le code ANAL (déjà en S 33, cf. S 40). Incompréhension (ANAL) des disciples, comme en S 31, sans référence cependant à l'achat. Avoir sept pains/donner sept pains. Pas de « lever les yeux au ciel » ; « rendit grâces :. au lieu de « dit la bénédiction :., que l'on retrouve cependant dans le petit récit sur les poissons qui restent. Finalement, tous sont rassasiés (Pb), et il y a surabondance. Il y a moins de chiffres qu'en S 31 ; les chlifres (sept, quatre mille, sept corbeilles) seront retenus en S 40. Renvoi de la F : STR J par rapport à la F.
S39 al
Et aussitôt montant dans la barque avec ses disciples, il vint dans la région de Dalmanoutha.
b 1 Et les pharisiens survinrent c et commencèrent à discuter avec lui, réclamant de lui un signe venant du ciel, pour le tenter. Et gémissant dans son esprit, il dit : pourquoi cette génération réclame-t-eUe un signe? en vérité (amen) je vous le dis, aucun signe ne sera donné à cette génération• .b2
Et les laissant là,
a2
embarquant de nouveau,
« Dalmanoutha :. : TOP, inconnu des historiens 5'1, mais lieu des AA, donc en Galilée (GEO). « discuter », « réclamant :., « le tenter » : il n'y a pas ici de récit ACT subversif comme auparavant (S 12-S 16, S 20, S 35), mais initiative des AA comme après (S 47, S 55), où le terme tenter se retrouvera, lié à « hypocrites » en S 55 (comme déjà en S 35). C'est donc bien la stratégie des AA qui est dite tentation (à rapprocher de S 2 où Satan " tente » J). « réclamant un signe venant du ciel :. : en opposition à c venant des hommes :., cf. S 55 b. Un signe (s~me'ion) : les AA se posent 57. Cf.
TAYLOR,
pp. 360-36J.
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... )
203
donc en lecteurs, en sémiologues de la pratique de 1 (ANAL),
il.s veulent faire intervenir le ciel (MYTH), comme naguère Elie (1 R 8, 20-40). Or, on l'aura remarqué, la pratiquè puissante de J n'invoque pas le ciel (MYTH) comme élément de lecture (ANAL) depuis S 12 (où « connaissait dans son esprit » est à mettre en rapport avec, ici, « gémissant dans son esprit »). Ceci nous permet de lire le refus de J (<< pourquoi cette génération réclame-t-elle un signe? :.) : vous avez des signes suffisants dans ma pratique sur terre (cf. S 12), que la F a souvent lue, elle (S 12, S 24, S 25, S 36) ; la grille sémiologique est mjb : les vies sauvées (S 16) 58. Lisez donc ces signes-là, soyez lecteurs, sémiologues de mon récit. Le refus renvoie donc à la lecture du récit, c'est l'une des constantes des leçons de lecture (cf. S 12-S 16, S 20) ; le « cœur endurci ) (S 16) des pharisiens ne leur permet pas de la faire; mais il n'y aura pas de signes du ciel puisqu'il y en a sur terre. c en vérité, je vous dis, ... à cette génération ) : en S 42, la « génération » ce sont les Juifs (ou détenteurs du pouvoir) qui ont connu la pratique de J, sans y croire (<< génération incrédule », S 44) et devront connaître aussi celle de ses disciples. Or, ils viennent d'être vaincus par les Romains, tués ou dispersés. Cet ajout se situe donc au niveau narrateur/lecteurs et met en rapport la mélecture de ces sémiologues avec leur destin de malédiction, ce qui, on le verra, est l'une des « thèses » de Marc 59. 58. Il s'agit toujours, dans l'ANAL, dans sa structure constante de renvoi au récit ACT, il s'agit donc de lire le texte manifeste du récit et de l'interpréter comme messianique, et non pas de rechercher un quelconque signifiéspirituel-caché-derrière-Ie-signifiant-matériel, « l'esprit »caché derrière « la lettre ~, comme c'est la démarche de la théologie traditionnelle, dépendante de la philosophie grecque. Le plaidoyer du P. de Lubac pour ,le « sens spirituel » est sans équivoque (in L'Ecriture dans la Tradition) : « Cette spiritualisation est en même temps une intériorisation : qui dit spirituel dit aussi intérieur ~ (p. 31). « C'est là un point capital - le sens spirituel (... ) est le sens qui, objectivement, aboutit aux réalités de la vie spirituelle (...) il trouve sa plénitude en s'achevant dans les âmes » (pp. 34 s.). Lubac parle de l'AT, en prônant « l'abandon du sens charnel apparent de certaines prophéties » (p. 31) - ce que j'ai appelé « les perspectives terrestres » des prophètes, concernant toujours la bénédiction matérielle, sur terre (cf. plus haut, pp. 105 s.) - mais en fait il ignore systématiquement le « sens littéral ~ (ou plutôt textuel) du NT : pas plus que les pharisiens, il ne sait lire le récit ACT, l'Evangile est d'emblée pour lui spirituel (<< en spiritualisant par un processus analogue toutes les données visibles de l'œuvre du Sauveur et de son institution de salut », p. 60) : « La tradition chrétienne connaît deux sens de l'Ecriture; leur appellation la plus générale est celle de sens littéral et de sens spirituel (pneumatique) et ces deux sens sont entre eux comme l'Ancien Testament -et le Nouveau ~. (p. 115). Bref, installé dans le théologique tel qu'on le définira plus loin, Lubac ignore bel et bien c le récit messianique ), car pour lui tout commence avec c l'acte du Christ :., celui de « son sacri~ fiee, à l'heure de sa mort en croix :. (p. 143). 59, Cf. pp. 316 ss,
204
LECTURE DE MARC
S40 al b
il partit pour l'autre rh'e. Et ils oublièrent de prendre des pains, et ils n'avaient qu'un pain avec eux dans la barque. Et il leur recommandait : voyez, gardez-vous du levain des pharisiens et du levain d'Hérode. Et ils se disaient entre eux : nous n'avons pas de pains. Les connaissant, il leur dit : pourquoi vous dites-vous que vous n'avez pas de pains? vous n'avez pas encore saisi ni compris? avez-vous vos cœurs endurcis? ayant des yeux, vous ne voyez pas et ayant des oreilles, vous n'entendez pas? vous ne vous rappelez pas quand j'ai rompu les cinq pains pour les cinq mille, combien de couffins pleins de morceaux VOliS avez ramassés? Ils lui disent : douze. Et lors des sept pains pour les quatre mille, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous ramassées? Ils disent : sept. Et il leur dit : comment n~ comprenez-vous pas encore?
a2
Ils arrivent ••
a « embarquant de nouveau, il partit pour l'autre rive » : on l'a dit, la traversée en barque fait partie de la STR de J par rapport 'à la F (S 22, S 28 d, S 31, S 38), ici par rapport aux AA (<< les laissant là »). Si l'on relit les séquences, on se rendra compte de l'existence de trois suites (S 22-S 26, S 28d-S 34, S 38S 41) qui se révèlent être parallèles et raccordées justement par ces traversées de rive en rive de la mer de 9a1ilée. En S 42 et suivante, cependant, J entreprendra une nouvelle STR : il partira pour Jérusalem. Pourquoi pas plus tôt? Donc pourquoi ces trois séquences interrompues par S 27-S 28 (Nazareth et mission des douze) et S 35-S 37 (détour hors des frontières d'Israël)? Ces traversées de rive en rive, pleines de consignes stratégiques, marquent une attente de J par rapport aux DD, les séquences sur la mer (S 23, S 33, S 40) étant des séquences à dominante ANAL dans l'espace DD (barque) : qui est J? Quelle est sa pratique? « des pains " « un pain:. : c'est toujours la séquence des pains, liée à l'ANAL des DD. « recommandait:) : consigne stratégique (S 26, S 37). « gardez-vous du levain des pharisiens » : en Lv 2, Il, le levain est exclu des « mets consumés pour Yahvé », il marque « moins de pureté » et a donc ici une connotation péjorative. Si le pain connote la parole (S 36, S 38) et se situe donc dans l'ANAL, le levain, métonymiquement lié au pain, connote le discours des AA; ils ne peuvent donc lire la parole-semence, le
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
205
récit de J : c'est le levain, leur idéologie 00 qui endurcit leurs cœurs. « ils se disaient entre eux :. : les DD ne comprennent pas la métaphore. « il leur dit : pourquoi... n'écoutez pas? » : J les apostrophe, les mettant dans la même place de non-lecture que les AA (8 16, 822 c 1). « vous ne vous rappelez pas» : leçon de lecture (ANAL) des deux séquences de rassasiement des foules (831, 838). « vous ne comprenez pas encore? » : qu'y a-t-il à comprendre? Cinq pains ont rassasié cinq mille hommes. et il y a eu surabondance, douze couffins de reste ; sept pains ont rassasié quatre mille hommes, il y a eu sept corbeilles de surabondance. Or, cinq pains et sept pains sont en rapport dans les séquences respectives avec « combien avez-vous de pains? », c'est leur avoir. La séquence ACT à lire est donc : ce que· vous avez, donnez-leur, ils sont rassasiés, ramassez douze, sept corbeilles. C'est cette puissance de rassasier, en donnant ce qu'on a, et la surabondance conséquente, qu'il faut lire et les DD n'y arrivent pas. En 8 42, Pierre y arrivera : « tu es le Messie », réponse à la question « qui est -Jésus ? », que le récit a mise en place dès 8 23 et qu'il a, en 8 33, liée explicitement au récit des pains. Bref, cette réponse de Pierre, premier achèvement de l'ANAL des DD, répond. aux questions de cette séquence : celui qui, en donnant ce qu'il a, rassasie les F en surabondance, c'est lui le Messie, cette pratique-là est la caractéristique de sa messianité, ce qu'ils n'avaient pas encore compris. Voilà le pourquoi de l'attente de J : il attendait cette lecture comme fruit de sa pratique ; elle est venue, il va pouvoir entreprendre le voyage à Jérusalem, sa nouvelle 8TR 61, 841 b cI
••• à Bethsaide. On lui amène un aveugle et on le supplie de le toucher.
Et ayant pris la main de l'aveugle, il le conduisit hors du village.
60. Cf. Mt 16, 12 : « Alors ils comprirent qu'il avait dit de se méfier, non du levain dont on fait le pain, mais de la doctrine des Pharisiens. » Cf. aussi BOISMARD, II, p. 241 sur le jeu de mots en araméen permettant de passer de « levain » à « parole, doctrine ». 61. L'exégèse bourgeoise, très préoccupée de Formen- et Redaktiongeschichte, méconnaît systématiquement la lecture de cette séquence, cependant décisive. Soit que « l'affaire des pains » soit vue « comme un signe de la venue du Royaume» sans plus (TAYLOR, p. 363), soit que son c interprétation n'offre aucune difficulté» (BOISMARD, II, p. 240), la clarté de l'affaire dissimulant l'incapacité de lecture, soit encore que l'intérêt de l'exégète ne se rapporte 9u'aux lecteurs de Marc (MlNEITE de TILLESSE, pp. 412 s.), soit enfin, et c'est le plus courant, que les séquences des pains ne renvoient qu'à l'eucharistie !
206
LECTURE DE MARC
d
Et il mit de la salive dans ses yeux, lui imposa les mains et l'interrQgeait : vois-tu quelque chose? Commençant à voir, il disait : je vois des hommes, c'est comme des arbres que je les vois marcher. Après cela, il lui imposa de nouveau les mains sur ses yeux, et il vit clair et fut remis en état : il voyait tout nettement, de loin.
c2
Et il l'envoya chez lui, en disant : n'entre même pas dans le village.
« Bethsaïde » : sur le chemin vers Césarée de Philippe (S 42). Passons sur le « toucher », « la salive }) (SYMB), la conduite « hors du village » et la consigne faite (STR) ; l'intérêt de cette séquence est dans les deux étapes de la pratique puissante, celle-ci étant· racontée « au ralenti :. . « je vois les hommes, c'est comme des arbres que je les vois marcher » : réponse presque humoristique où se dit et la vue et la non-vue (car les arbres ne marchent pas), donc une étape intermédiaire entre l'aveuglement et la vue. La séquence anticipe donc S 42, où Pierre interrogé voit finalement, et elle la raccorde à S 40, où « ayant des yeux, ils ne voient pas ». « l'interrogeait » : ce verbe, dans le texte, implique presque toujours le code ANAL, soit chez les DD (S 22 c 2, S 35 d, S 43 a 2, S 44 e, S 47 c, S 58 b), soit chez les AA (S 35 b, S 47 b, S 55 h, S 66 c, 2 fois, S 68 b, 2 fois), soit chez les II (S 49 b, S 55 i), soit chez J (S 24 c, S 42 b, deux fois, S 46 a) sauf S 38 a, S 44 b, S 72 c. La particularité ici, c'est que, pour la seule fois, ce verbe est utilisé pour une question concernant la pratique puissante de J : celui-ci interroge sur ses fruits (certes parce que seul l'aveugle peut dire qu'il voit, mais cela est absent de S 51), il marque donc l'ignorance de J par rapport aux effets de sa pratique, illustrant le « sans qu'il sache comment » de S 22 b 2.
S42 a
b
Et le Jésus partit avec ses disciples vers les villages de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples en leur disant : qui suis-je, au dire des gens ? Ils lui dirent : Jean le baptiste; d'autres, Elie, et d'antres l'un des prophètes. Et lui les interrogeait : mais vous, qui dites-vous que je suis? Répondant, le Pierre· lui dit : tu es le Messie. Et il les réprimanda très sévèrement afin qu'ils ne parlent de lui à personne.
Cette séquence étant charnière dans le récit, son commentaire' sera un peu compliqué.; les retours en arrière, les digressions
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ...
~
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théoriques, la multiplication des renvois risquent de dérouter plus d'un lecteur. Le texte de Marc, pas plus que le mien, n'est linéaire, sa lecture ne peut se faire que dans cette analyse des codes qui multiplie les renvois. De même, la formulation théorique qui la commande ne pourra être retrouvée clairement et définitivement exposée dans un endroit du texte, dans une linéarité; mais c'est le tout complexe du texte « lecture de Marc », ce tissu que signalent les « cf. plus loin », « cf. p. telle », qui en donnera la clé. Cette « lecture » n'est pas, comme il peut sembler à première vue, la superposition linéaire d'un texte au texte supposé linéaire de Marc, dans un renvoi ligne à ligne, signifié à signifié, mais ce travail de tisserand sur le signifiant, que Barthes définissait si heureusement 6Z. a « vers les villages » : TOP typique des séquences après S 18. « de Césarée de Philippe:. : pays païen (STR) , Césarée connotant César, tandis que Philippe est le frère d'Hérode (S 30). Au niveau
TOP, donc, S 29 (Hérode en Galilée) -S 42 forme une grande séquence dont l'enjeu est l'annonce du passage de Galilée en pays païen (S 35-S 37).
b « en chemin » : reviendra souvent dans la grande séquence qui commertce ici. La barque, le schéma du cercle SO'1t remplacés par le schéma du chemin, que caractérise le terme suivre. Les disciples autour de J vont devenir, de façon dominante, les disciples qui suivent J. « qui suis-je, au dire des gens? » : (Q 1) comment la F lit-elle mon récit (ANAL)? La réponse renvoie à S 29, marquant donc que S 42 achève la grande séquence commencée en S 29, la séquence des pains. Ce qui est commun aux trois réponses (Jean le Baptiste, Elie, l'un des prophètes), c'est le caractère pré-eschatologique de la lecture de la foule: J n'est vu que comme un précurseur du récit dernier. « et lui les interrogeait :. : insistance sur l'interrogation dont on a vu, en S 41, l'inscription dans le code ANAL. L'insistance marque, par ailleurs, que J veut en finir (STR) avec cette attente (<< de rive en rive :., cf. S 40) : S 42 se marque aussi comme achèvement de S 18-S 42, la double interrogation distinguant « les· gens :. (la F) et « pour vous :. (les DD), l'explicitant; la . réponses à Q 1 dans l'espace F et dans l'espace DD, espaces différenciés en S 18 et S 22. 62. Cf. p. 132.
208
LECTURE DE MARC
« Le Pierre lui dit» ; Simon, porte-parole (S 8), devenu Pierre, va lire l'ACT de J et cela lui vaudra dorénavant une place prééminente parmi les DD 6a, comme leur porte-parole. « tu es le· Messie» ; on est bien dans l'ANAL (réponse à QI). « le Messie ~ apparaît pour la première fois dans le texte, hormis le titre (notez le niveau narrateur-lecteurs, qui indique que le narrateur reprend à son compte la réponse de Pierre 64), tandis que d'autres réponses ont été données : « Fils de Dieu », (le MYTH : S 2, S 6, S 18, S 24), « Béelzéboul », « fo.u » (S 21, S 22), et la liste que l'on vient de lire. Toutes ces réponses ont en commun de s'inscrire dans la sémantique du texte idéologique juif de l'époque et c'est d'abord à cela que s'oppose le terme Messie. Certes, celui-ci appartient à cette sémantique, mais le fait que la réponse de Pierre se fasse dans l'espace des DD, en séquence avec les termes du code ANAL (comme on l'a souligné surtout en S 40) précise la spécificité de cette réponse : elle est la lecture de la pratique de J, du récit ACT (déroute des esprits impurs, cf. S 20; accomplissement des corps manquants, lm/lb, cf. S 16 ; subversion du SYMB juif, cf. S 12-S 16, S 35) et plus spécialement de la pratique des pains, dont la grande séquence s'achève ici. Bref, la pratique de J est une pratique messianique, voilà ce que Pierre vient de lire ; elle annonce donc le dernier récit, le Messie étant figure eschatologique 65. On voit donc en quoi consiste la contradiction MYTH/récit ACT, que j'avais relevée en S 6 66 • « et il les réprimanda très sévèrement » : terme STR très fort, employé pour les esprits impurs (S 6 c) et la mer (S 23 b). « Afin de ne. parler de lui à personne :. : cette stratégie de silence sur la lecture de la messianité de J dans le champ du BAS indique qu'elle diffère de la sémantique courante du terme Messie, laquelle est antérieure au récit de J et est chargée d'une signification face à laquelle J prend ses distances. Tout le souci de l'actant J dans la grande séquence qui s'ouvre ici sera de faire comprendre aux DD cette différence et ses implications stratégiques. Cela se fera par une confrontation avec la STR Z, car c'est elle qui porte la signification dominante de Messie dans le texte idéologique juif : le Messie devra vaincre et expulser les Romains d'Israël et instaurer sa suprématie sur les nations païennes. Cela, l'exégèse bourgeoise l'a bien compris, mais en tombant dans le leurre de lui opposer un « Messie .spirituel ;) (politique/spirituel dans l'idéologie bour-
63. 64. 65. 66.
Ce Cf. Cf. Cf.
que Mt 16, 17-19 confirme avec éclat. p. 141. p. III s. pp. 147, 176 s.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
209
geoise) 67. Or" que la confession du ~fessie se fasse en priorité comme lecture des séquences de rassasiement des pains montre la « nonspiritualité » (bourgeoise) de Jésus le Messie, son caractère à la fois économique, politique et idéologique, et donc finalement bien politique. Bref, c'est au-dedans de la catégorie « politique " que la différence des deux messianités se fera ; J est bien un Messie « politique », mais non pas à la manière des zélotes.
67. Par exemple, CULLMANN, Jésus et les révolutio;znaires de SOIl temps, la note 1 de la p. 26 signalant, malgré lui, la contradiction de sa thèse. Par ailleurs, sa lecture de S 42, déjà ancienne chez lui (pp. 55-57, renvoyant à sa Christologie du NT) force nettement le texte marcien, il me semble, commandée qu'elle est par cette opposition politique/spirituel : c'est ce qui explique sa méfiance pour le « titre » de Messie (il parle de la « réserve » de Jésus à l'égard de ce titre, Christologie, pp. 102-110).
210
LECTURE DE MARC
8 18-842 b :
LECTURE RÉTROSPECTIVE
Faisons ici une pause, le temps de relire la grande séquence 8 18-842. L'élément qui en fait une grande séquence est la barque, introduite en 8 18 et disparue en 8 41. Les traversées de rive en rive définissent trois séries de séquences : 8 22-8 26, 8 28-S 34, 838-841 68. On a signalé l'arrêt du récit en S 28 c, qui a permis d'introduire 829-830. Or, 828 a été annoncé programmatiquement par S 19, de même que S 29 ouvre ce que 842 vient de fermer (les trois réponses de la F à la question : « qui est Jésus? ») définissant la séquence des pains, les TOP d'ouverture/fermeture étant respectivement Galilée (pays juif) et Césarée (pays païen). Finalement, 835 et 837 ne sont pas raccordés respectivement à 8 34 et S 38, tout en étant entre elles S 35-S 36-S 37. On retrouve un schéma enchevêtré comme suit :
518 519 - - - - - - S 2 8 c /
S29------~--·---S42
(païell)
(520 - S 21) (S 27) S 22 - S 26 de rive en rive
(juif) (S 30) (S 28d)
S 31- S 34 de rive en rive
S 38 - S 41 de rive en rive
S 35 - S J7 juifs/p:JÏcns
séquence des douze
séquence
séquence de la barque
68. Cf. p. 204.
d~s paill~
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
211
Lisons ce schéma à la lumière des codes ANAL/STR ce qui est en question ici, c'est ce que, depuis Wrede, on appelle c le secret messianique UD ». Les séquences où il y a des AA (S 20, S 21, S 27, S 35, S 40) ne sont pas pertinentes au niveau de cette grande séquence, leur place se justifiant par les séquences qui les précèdent ou suivent. Les actants concernés ici sont fondamentalement la F et les DD, comme S 18 et S 22 nous l'avaient déjà laissé prévoir. S 19 et S 28 (séquences des douze) racontent l'achèvement de la « mission de J » en Galilée et la part qui en revient aux douze comme ses envoyés (apôtres, S 28 d), c'est donc l'exécution de ce qui avait été programmé en S 8-S 9 (selon la logique du texte clos). S 29-S 42 (séquence des pains) lie la question « qui est Jésus? :. aux deux séquences des païens (S 31, S 38), on l'a vu. Cependant une difficulté se présente : la mission des douze en S 28 se passe avant qu'ils lisent la messianité de J, comme si celle-ci n'eût guère d'importance pour cette mission-là. Or, S 31 raconte la première séquence de rassasiement de la F par les païens comme ayant été « imposée» à J par la STR de la F, donc la lecture de Pierre en S 42, lecture de cette séquence en priorité, dépend de la nouveauté introduite en S 31 (cf. la prière de S 32). S 36 (la païenne, mère d'une fille avec un esprit impur) en plus, raconte aussi un infléchissement de la STR de J par rapport aux païens, ce que signalent aussi les points terminaux du TOP de S 30-S 42, S 35 ayant établi dans la parabole du ventre/cœur le dépassement de la frontière (SYMB) juifs/païens, que la païenne débloque par son insistance. Le texte n'étant pas plus explicite, on ne peut conclure, sauf comme hypothèse, que la STR de J change de cap avec cette séquence des pains, dans le sens d'un élargissement de l'horizon de la pratique de J et des douze au-delà des frontières d'Israël, en direction des païens, S 18-S 19 l'ayant déjà indiqué programmatiquement. On verra que c'est l'un des éléments décisifs de la confrontation entre les STR de 1: et la STR Z, qui va donner S 42-S 58, l'affaire des pains ne revenant qu'en S 62, au seuil justement du départ (STR) vers les nations païennes, via Galilée. On peut maintenant lire l'ensemble de la grande séquence S 18-S 42 : le départage (STR) entre l'espace F et l'espace DD (barque, théorie des paraboles) amène ceux-ci à une lecture de la pratique de J comme messianique, qui est opposée à la lecture de la F, cet aboutissement étant attendu par J (séquences « de rive en rive ~). 69. Objet de
MINETTE
de
TILLESSE,
Le secret messianique dans l'évangile
de Marc, où l'on trouvera l'état de la question depuis Wrede (1901) .à 1968.
212
LECTURE DE MARC
LA STRATÉGIE DITE DU SECRET ~ESSIANIQUE
Relisons les divers éléments STR de J. D'abord par rapport aux AA : il évite les villes, n'y va que clandestinement (S 18, S 36, même en pays païen), les laisse et part ailleurs (fin de S 35, S 39). Ceci est justifié par la STR des AA, voulant l'éliminer (S 17). Tous les autres éléments visent la F. Il fait taire les esprits :mpurs pour qu'ils ne court-circuitent pas le récit (S 6, S 7, S 18 et non pas S 24, car il n'y a pas de F), et ne le fassent pas avorter en précipitant un messianisme type Z. De même pour les lb (S 10, S 25, S 37, S 41), contre S 24 (pays païen) et S 26 (J fait raconter ce qui était resté caché, afin de mettre en valeur la foi de lb). Il Y a apparemment contradiction entre S 24 f (l'ex-démoniaque est envoyé proclamer le récit de J en pays païen) et S 26 b (clandestinité de J en pays païen), mais il s'agit là de STR sur le récit et ici sur la présence même de J. En effet, ces consignes de silence (sur le récit) aux guéris ont pour but de contrecarrer l'effet de la circulation du récit, d'éviter des grands rassemblements de F et, là encore, de ne pas précipiter un messianisme type Z. Par contre, les éléments STR par rapport à la F concernent la présence corporelle de J au milieu d'elles : il ne refuse pas de « guérir :., d'enseigner, de rassasier, mais ensuite il prend du champ, s'absente (ou la renvoie) ne voulant pas devenir un leader de la masse, notamment dans les villes: S 8, Sil, S 23, S 28 d, S 31 f, S 38 e. En plus, en S 22, il adopte la stratégie de l'enseignement parabolique qui ne donne plus clairement le rapport de sa pratique à l'eschatologique, dans le même but. Remarquons encore la prière en S 8 et S 32 qui accentue cette STR. Cependant, en S 8, Simon apparaît comme porte-parole de la F ; il y a des ex-zélotes dans leur groupe (cf. S 19). La STR des DD s'inscrit en continuité avec la leur, dans le même champ que Z (aussi les DD sont pareillement renvoyés en S 32). Voilà donc pourquoi l'espace des DD comme champ de lecture BAS est démarqué de celui de la F : la lecture que Pierre fait du récit de J est déjà BAS, mais le terme Messie se jouant justement dans le champ Z 70, ils doivent garder silence. TI reste que tout n'est pas joué : bien que la messianité ait été reconnue dans la lecture de l'ACT, la différence qu'elle implique par rapport à la STR Z n'apparaît pas tout de suite. Les DD, surtout Pierre, seront dans la séquence S 42-S 58 les porte-parole de la STR Z; les diffé-
=
70. Le Messie l'oint, et celui.:ci est, dans la tradition davidique, le roi d'Israël (cf. p. 123). .
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
213
rences stratégiques y seront analysées au fur et à mesure de la
montée à Jérusalem. Fermons la pause. S42
c
d
e
Et il commença à leur enseigner : le Fils de l'homme doit souffrir beaucoup et être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes et être tué et se lever fI'ois jours après. Et il annonçait la parole clairement. Le prenant à part, le Pierre commença de le réprimander très sévèrement. Mais se retournant et voyant ses disciples, il réprimanda très sévèrement Pierre et dit: va-t'en de derrière moi, Satan, ces pensées ne sont pas celles de Dieu mais des hommes. Et appelant à lui la foule avec ses disciples, il leur dit : si quelqu'un veut aller derrière moi, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix et me suive. Car qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne annonce la sauvera. Car que sert à l'homme de gagner le monde entier et de nuire à sa vie? et que peut donner un homme en échange de sa vie ? Car celui qui aura honte de moi et de mes paroles devant cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l'homme aura honte de lui quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints annonceurs. Et il leur disait : en vérité (amen) je vous dis, il y a quelques-uns parmi ceux qui sont ici qui ne goûteront pas la mort jusqu'à ce qu'ils voient le royaume du Dieu venir avec puissance.
c Tg ~ Tf : clairement (M. Tillesse, p. 308). « Et il commença de leur enseigner (... ) et il annonçait la parole clairement :. : « commença :. marque un tournant dans l'enseignement aux OD. « Annonçait la parole» renvoie à S 12 et surtout à S 22, où le passage s'était effectué entre une parole claire et une parole parabolique: certes aux DO, le « mystère» a été donné (S 22 c 2), mais après S 31, leur esprit s'étant bouché (S 33, S 40), J a dû attendre qu'ils arrivent à lire l'ACT des pains, devenu pour eux une parabole non comprise. Cela vient d'être fait. Quel est l'objet. de cet enseignement nouveau? Le texte le dit : « Le Fils de l'homme doit souffrir... », ceci semble clair et limpide, c'est le « mystère pascal », la STR de J comporte une mort pour pouvoir arriver à une résurrection 71. Méfions-nous 71. C'est la thèse de MINE'ITE de TILLESSE : « le secret messianique exprime chez saint Marc l'irrévocable et libre décision d'embrasser sa passion,
214
LECTURE DE MARC
cependant de cette limpidité, pratiquons, mutatis mutandis, ce que L. Althusser appelle ~ lecture symptomale », non pas d'un texte scientifique comme chez lui, mais du texte du récit 72. Le discours de J, dans cette scène, constitue une anticipation du récit ACT, (certes non pas dans l'énoncé narratif, à l'instar de la rétrospection en S 30 de la mort de Jean le Baptiste, mais dans le discours de J) : celui-ci est possesseur du récit à venir, du récit de sa mort, ce qui est en contradiction avec le « sans qu'il sache comment » (S 22 c2), avec le fait que le code ANAL jou~ aussi pour l'actant J, ce que le récit nous a montré à plusieurs reprises. Premier symptôme. Or quand la STR d'élimination de J par les AA (S 53 d, S 55 e, S 59) se précisera, on verra que celui-ci prend une STR de clandestinité pour leur échapper, et il faudra la trahison de Judas pour qu'il soit arrêté. De plus, quand il est près de mourir, il lancera un cri à Dieu qui l'a abandonné (S 71 d) : le récit est raconté selon la logique du « sans qu'il sache comment ;1;, en contradiction avec cette prévision (s'il doit mourir pour ressusciter, comment crie-t-il à l'abandon de Dieu quand cela arrive)? Second symptôme. Finalement, et ce sera le troisième symptôme, le doit dit une nécessité, qui, en rapport avec l'anticipation, est non seulement contradictoire avec la logique narrative que le texte a réfléchi dans le miroir de la deuxième parabole (S 22 b2), mais pose aussi la question de son statut : de quel code relève-t-elle ? D'aucun des codes séquentiels (ACT, ANAL, STR) qui s'articulent selon ladite logique narrative du texte; la proximité du « Fils de l'homme :. semble indiquer le code MYTH et l'on verra que ce n'est pas faux; mais l'indice le plus important c'est que le doit introduit le récit anticipé, lequel est possession du narrateur; c'est donc au niveau narrateurjlecteurs que l'on doit le lire de prime abord. Le texte (ne) s'achevant (pas) par le récit du rejet, de la mort et de l'annonce de résurrection de J, lesquelles ont lieu pendant la fête de Pâques, on appellera provisoirement prépascal le récit concernant ce qui se passe avant cette fête. Le narrateur, écrivant le récit à l'aoriste, se situe après la Pâque : son discours anticipant, on le dira postpascal. La contradiction qu'on est en train d'analyser sera donc dite entre le récit prépascal et le discours postpascal du narrateur. Comment caractériser celui-ci? C'est une relecture que le narrateur fait du récit qu'il possède et parce que telle est la volonté divine ~ (p. 321). Il ignore, de par sa méthode Redaktiongeschichte, que la narrativité du texte marcien dit constamment le contraire! . 72. Cf. Lire le Capital, l, pp. 14 ss,
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
215
qu'il inscrit dans un plan extérieur au récit, un plan nécessaire qui prédit le récit à venir)' qui le prédestine : le discours postpascal est ainsi un discours de prédestination et on le dira théologique, terme qu'on justifiera bientôt 73. La contradiction sera ainsi entre récit et théologie. Revenons maintenant sur l'ensemble de la scène. Enseignement nouveau, parole annoncée clairement, l'objet qui leur est assigné n'est pas au niveau du récit, car c'est un discours postpascal. TI y a changement stratégique de J par rapport au récit antécédent: en quoi consiste-t-il ? C'est-à-dire, qu'est-ce que ce récit anticipé rature dans le texte du récit ACT? Peut-on restituer le raturé, selon la logique de la lecture symptomale? Voilà ce que l'on va essayer au cours du commentaire des trois scènes (c, d, e) de la S 42, laissant provisoirement de côté ce qui relève du postpascal. Insistons ici : il ne s'agit pas en parlant de prépascal ou de postpascal de revenir à la problématique dominante de l'exégèse bourgeoise, celle de l'historicité du récit de J. On lit un texte écrit après 70 à Rome, et c'est ce texte que l'on analyse. Cette restitution, par lecture symptomale, du texte prépascal, n'est pas non plus analyse de l'histoire du texte, au sens de la Formgeschichte et de la Redaktiongeschichte. La rature dont il est question est dans le texte, et ce qu'on appelle « prépascal :. n'a (probablement) jamais été écrit. Le narrateur a raturé dans son procès d'écriture, et c'est ce procès d'écriture qui est l'objet de notre lecture. « le Fils de l'homme » : on le dira avec la scène e. c les anciens, les grands prêtres et les scribes :. : ce groupe d'actants, en tant que groupe, n'interviendra dans le récit qu'à Jérusalem (S 55 b) ; en S 45 f, parallèle de cette prédiction, on lit : « Voici que nous montons à J éru&alem et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes. :. La grande séquence qui s'ouvre ici sera en effet celle de la montée de J et des DD à Jérusalem, donc le changement STR est là : on quitte la Galilée, on prend hi route rie Jérusalem. Par ailleurs, les trois prédictions (S 42 c, S 45 b, S 45 f) posent les actants grands prêtres, anciens et scribes comme AA, ce qu'ils seront en effet. Le « être rejeté :. permet de lire cette montée à Jérusalem comme un affrontement de J avec eux, lequel est stratégiquement prévisible, à partir de S 17, S 20, S 35, S 39. d « le prenant à part, le Pierre commença de le réprimander très 73. Cf. p. 222 s.
216
LECTURE DE MARC
sévèrement:. ce dernier terme est STR 7., comme « le prenant à part :. ; c'est une STR de Pierre qui s'affirme, ou plutôt qui commence, en réponse à cette nouvelle STR de J. On est en pleine programmation de la grande séquence qui commence ici, la confrontation des deux stratégies étant sa dominante. Posons donc que la STR de Pierre est une STR Z, ce que seul l'ensemble de notre lecture peut confirmer de façon décisive. On verra d'ailleurs que le zélotisme, jouant tout au long du texte de Marc et jamais nommé, est lui aussi objet de rature textuelle 75. En bonne lecture symptomale, nous devons donc essayer de restituer STR Z. Posons donc que Pierre, primo, entend que l'affrontement ne doit pas être en priorité avec les AA, Juifs, mais contre les Romains (cf. S 45 i); secundo, contre la consigne de silence sur la messianité (S 42 b), il entend organiser, parmi la F, un groupe armé pour monter à Jérusalem se battre contre les Romains. TI y avait 4000 hommes et 5000 hommes dans les F qui furent rassasiés. N'est-ce pas ce que firent toujours les zélotes tout au long de ce siècle 76 ? « il réprimande très sévèrement Pierre » : on est bel et bien dans une confrontation de stratégies. Tg ~ Tf : '« va-t'en de derrière moi ~ et non pas « passe derrière moi :. (BJ) : le texte' grec autorise les deux versions, celle que je retiens est commandée par la confrontation avec .S 4 (<< venez derrière moi») ; cesse d'être mon disciple. « Satan » : la STR Z est placée, à l'instar de celle des AA 77, du côté de Satan. e ces pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » : pensées = stratégies, le débat central du texte de Marc est celui de la bonne STR, celle que Dieu bénira. Et en effet la STR Z s'est terminée dans la malédiction, dans « l'abomination de la désolation :. (S 58) ; elle n'était donc qu'une stratégie des « hommes » (niveau narrateur/lecteurs). e
« Et ayant appelé à lui la foule avec ses disciples » : la Fest hors du cadrt; de la séquence (en chemin vers Césarée de Philippe) et de l'espace DD où J parle « clairement :.. Elle est introduite, peut-être, pour signaler qu'elle est l'enjeu des deux stratégies qui se confrontent. « ses disciples » : le discours qui suit énumère les conditions pour être disciple de J, pour « aller derrière moi :. et « me suivre :., pour prendre part à sa STR, comme une deuxième vocation par rapport à S 4. Il se termine 74. 75. 76. 77.
Cf. Cf. Cf. Cf.
p. p. p. p.
208. 315. 121. 202.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
217
par l'évocation du dernier récit (<< Je Fils de l'homme viendra dans la gloire de son Père ~), ce qui permet de lire les oppositions « sauver sa vie/la perdra », « perdre sa vie/la sauvera », qui est celle des deux temps· (futurs) des récits à venir : celui que la STR J engage «( à cause de moi et de la bonne annonce ») et l'eschatologique. « sauver, perdre sa vie » : cf. S 6. Sauver, effet de bénédiction, joue ici dans le registre des deux récits, ecclésial et eschatologique. La difficulté de la lecture tient à la superposition sur le niveau du récit prépascal du niveau narrateur/lecteurs, visant les persécutions qu'a connues la communauté de Rome. « se renie lui-même et prenne sa croix:. : la croix est le supplice réservé aux zélotes par les Romains, l'affrontement qui va avoir lieu à Jérusalem comporte donc le risque de la croix. Dans l'échiquier des stratégies (de lutte des classes) de la Palestine, la STR J est plus proche de celle des zélotes que de celles de la classe dominante, et c'est pourquoi le texte aura tellement soin de se démarquer d'elle. C'est le même risque qui est marqué dans l'opposition perdre/ sauver sa vie, cependant dans des termes qui relèvent du niveau narrateur/lecteurs : ceux qui ont perdu leur vie dans les persécutions de Néron la sauveront lors du récit eschatologique à l'inverse de ceux qui ont eu « honte de moi et de mes paroles ) et ont renié J. « gagner le monde entier » : but de la STR Z 78, expulser les Romains et assurer la domination d'Israël sur toutes les nations païennes. « Nuire à sa vie » : dans la logique du système de la dette poussé à son extrême, car celui qui tue aura la malédiction, nuira à sa vie; les zélotes ont encouru cette malédiction. Bref, « que donnera l'homme en échange de sa vie? », dans le contexte de l'opposition des deux STR (J/Z) , le risque de la vie d'un chacun ,doit obéir à la logique de la perspective eschatologique, c'est du côté des « pensées de Dieu :. et non de « celles des hommes ) qu'il faut la risquer. Ceci dit, on ne sait pas encore, malgré les indices qu'on a, quel est le but de la STR de J ni comment le narrateur lit l'ensemble de son récit en confrontation avec celui des zélotes vaincus par Rome. Il faudra, le moment venu, relire tout ceci. « Car celui qui aura honte de moi. .. :. : l'opposition entre les deux temps de récit à venir est explicitée; récits des disciples (ecclésiaux) et récit eschatologique. « moi et mes paroles »/« le Fils de l'homme ( ... ) viendra dans la gloire », « le royaume du Dieu venir avec puissance » : il 78. Cf.
CULLMANN,
Jésus et les révolutionnaires de son temps, p. 56.
218
LECTURE DE MARC
avait déjà été question de « Fils de l'homme » (S 12, S 15) et du 4: royaume du Dieu » (S 22 b2, b3), puis, suite à la STR parabolique de J, ces expressions ont disparu du texte, de même que toute référence au récit dernier; maintenant elles reviennent dans l'espace des DD, introduites par la confession de Pierre, le Messie étant eschatologique. Or l'objet de l'ANAL en S 12-S 16 et S 22 était justement de mettre en rapport la pratique de J avec le récit dernier, c'était là le « mystère » (S 22 c2) donné aux DD. L'incompréhension de ceux-ci (S 22 c2, S 23, etc.) leur interdit de lire ce mystère; maintenant que Pierre l'a percé, J le proclame à nouveau aux DD : « et il annonçait la parole clairement :.. Ceci ne va pas sans difficultés, dues à l'enchevêtrement textuel des niveaux ACT et narrateur/lecteurs. Pour les éclaircir, il nous faut poser une grille de lecture concernant le « Fils de l'homme ». 10 Ce nom est utilisé dans le discours de J (et dans celui d'aucun autre actant, ce qui est d'ailleurs vrai de tous les textes évangéliques) et toujours dans le système verbal non personnel 79 ; ici et en S 66 c, il s'enchaîne dans un discours où J parle à la première personne; ici, en S 58 b5 et en S 66 c, le terme « Fils de l'homme » réfère au dernier récit, les « annonceurs :1> (anges), « la gloire », « les nuées du ciel » l'inscrivant dans le MYTH. Ces trois lieux textuels, on les désignera par « F.H. eschatologique :1> : rien n'indique' qu"il s'agit de J, au contraire moi/il semble indiquer que ce n'est pas le cas; tandis que le raccord entre le récit ACT de J et le récit dernier, par contre, y est manifeste (sauf en S 58 b5). Ailleurs (au début de ce discours S 42 c, S 44 c, S 45 b, f, S 50 d, S 62 b deux fois) dans les discours relevant tous du postpascal, par contre, c'est du récit ACT futur de J qu'il s'agit, c'est J qui est dit le Fils de l'homme : on les désignera par « F.H. pascal ~. S 12 et S 16, finalement, s'inscrivent dans le récit sans plus, en lecture du récit ACT: F.H. ACT 80. 20 Dans le texte de Dn 7, 13-18, le Fils de l'homme est, selon l'interprétation qu'en donne le verset 18, une figure collective, « les saints du Très-Haut », tout en étant inscrit aussi dans le MYTH «< nuées du deI »). Or les « saints du TrèsHaut », « c'est le peuple d'Israël persécuté par Antiochus Epi79. Cf. BENVENISTE, p. 228. 80. Cette répartition se trouve chez Bultmann qui, selon MlNETI'E de TILLESSE (pp. 364-366), signale que les « FR eschatologiques » ne parlent pas d'un « r~tour '> et n'identifient pas Jésus et le FR, et aussi que les c FR pascal » sont peut-être dus à « Marc :. lui-même.
~ N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ...
~
219
phane, et la célèbre vision du Fils de l'homme est la promesse apocalyptique de ce que Dieu prend sa cause en main et va bientôt lui rendre justice 81 ». Le nom de «Fils de l'homme », par ailleurs, marque l'origine terrestre de cette figure, et le mouvement de Dn 7, 13 n'est pas, comme on le dit souvent, une descente, de quelqu'un qui vient (du ciel sur la terre), mais au contraire une ascension : « le Fils de l'homme » vient vers le trône de l'Ancien 82, de l'homme vers les nuées,. bref, de la terre vers le ciel. Or l'on retrouve ce schéma ascensionnel dans quelques textes de l'A.T. 83, mais aussi dans l'une des premières lettres de Paul, 1 Th 4, 17 (<< nous les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux [aux morts qui ressuscitent d'abord] et emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs »), où l'eschatologie, inscrite dans le MYTH, est racontée comme une ascension collective des chrétiens trouvés fidèles lors du récit dernier, bref, des « saints du Très-Haut ». Bien sûr, ils . vont à la rencontre de Jésus, et ils ne sont pas dits « Fils de l'homme ». L'important ici, c'est de trouver le schéma de Dn 7 dans un texte chrétien (postpascal). On peut donc poser que ce schéma joue dans le texte de Marc au niveau prépascal, mais raturé par le postl(>ascal. . Quelles ratures? D'abord, le Fils de l'homme y est individuel, même quand il p'est pas appliqué à J (<< de son Père .» ici; opposé aux « élus » en S 58 b5). Ensuite, il est appliqué à J, dans les textes « F.H. postpascal » et « F.H. ACT », ce qui rejaillit sur les « F.H. eschatologique» : le verbe grec indiquant le mouvement du F.H. (erchomai) signifie autant« aller» que « venir », comme déjà en Dn 7, 13. Les autres lieux textuels concernant le F.H. amènent inévitablement cette deuxième signification selon un mouvement de descente qui rature celui de l'ascension, prépascal. Or l'ascension raturée est le pendant MYTH de la « descente » de l'Esprit; celle-ci inaugura le récit de J, l'ascension la clôturera. Le mouvement étant inversé 84., la clôture actuelle sera une descente de J, venant du ciel 85. Résumons donc. Changement STR, nouveauté d'enseignement ANAL. La nouvelle STR : monter à Jérusalem, avec perspective 81.
MINEITE
de
TILLESSE,
p. 381
82. BOISMARD, Synopse, II, p. 405, lit aussi ascension en Dan 7,13. 83. Concernant Henoch et Elie, cf. p. 114.
84. Ce qui illustre bien Act l, Il : « Celui qui vous a été enlevé, ce Jésus, viendra comme cela, de la mIme man;~re dont vous l'avez vu partir vtrs le ciel. » 8.5'. La finale dite « canonique » de Marc (cf. p. 313 ss) se c18ture, elle, par une « ascension » de J au ciel (Mc 16, 19).
m~me
220
LECTURE DE MARC
d'affrontement, qui n~ sera pas Z, tout en impliquant un risque de perte de vie. Le nouvel enseignement « parole claire :. : le récit de J se raccorde avec le récit dernier, « la venue du royaume du Dieu en puissance :-.. Comment est fait ce raccord? L'ascension du « Fils de l'homme :., c'est-à-dire de J avec ses disciples (derrière lui, le suivant, risquant leur vie, etc.) et la Foule de tous ceux qui ont écouté la parole 86, c'est l'horizon dernier (MYTH) de la STR de J. Dans cette STR, il n'y a pas de place pour la mort de J ; au contraire, elle est exclue .par les S 35-S 37 posant la circulation STR de la pratique de J chez les païens après les Juifs : avec les douze, il doit partir aux païens après la montée à Jérusalem. C~est un des éléments opposant ST~ JjSTR Z. On comprend aussi, toujours dans le texte et non pas dans l'historicité, que cette STR tournant court (trahison de Judas, arrestation et mort de J, fuite des douze), que le texte ait été retravaillé par le discours postpascal, pâr le théologique et son discours prédestinant la· nécessité de la mort en vue de la résurrection. Précisons encore un point : je ne prétends pas que ce soit « Marc :., écrivant vers 72 ou 73 à Rome, qui aurait fait ce travail de réécriture, ni même qu'il ait été fait en tant que tel. L'histoire de la transmission et transformation des textes, telle que la fait la Formgeschichte, ne trouvera peut-être que des textes (écrits ou oraux) toujours-déjà travaillés par le postpascal. Reste une question concernant le raccord du récit ACT avec le récit eschatologique, et elle est posée au niveau narrateur/ lecteurs (<< en vérité Je vous dis :.), car elle est devenue une question cruciale dans la communauté de Rome : Pierre et Paul morts, la génération de ceux qui ont connu J est ·en train de disparaître . .Le Royaume eschatologique viendra : mais quand? « il y a quelques-uns parmi ceux qui sont ici (debout) qui ne goûteront pas la mort jusqu'à ce qu'ils voient le Royaume de Dieu venir :. : donc, il est très proche, ce sera la « thèse :. de S 58. Ce n'est pas un hasard que cet ajout ici : la deuxième fonction du discours théologique postpascal est la justification de cette prédiction, de cette thèse de « Marc » 87. « avec puissance ~ : renvoie à la puissance du récit de J, laquelle annonce donc le récit dernier, où le texte du Royaume, maintenant caché, secret, mystérieux, deviendra alors manifeste (la « gloire de son Père :.).
86. Voici une autre raison pour l'introduction de l'actant F en S 42 e. 87. Cf. p. 318.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
221
S43 al
b
Et six jours après, le Jésus pl'end avec lui le Pierre, le Jacques et le Jean et les fait monter seuls, à part, sur une haute montagne. Et il fut changé de forme devant eux et ses vêtements devinrent resplendissants, de très grande blancheur, telle qu'aucun foulon ne peut blanchir sur terre. Et Elie leur apparut avec Moïse, et ils étaient en train de parler avec le Jésus. Et le Pierre répondant dit au Jésus : rabbi, il est bon que nous soyons ici et nous dresserons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Elie. En effet, il n'avait pas su quoi répondre, car ils étaient peureux. Et survint une nuée qui les prit sous son ombre et de la nuée vint une voix : celui-ci est mon fils bien-aimé; écoutez-le! Soudain,· regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne, sinon le Jésus seul avec eux.
a2 c
Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, sinon quand le Fils de l'homme serait levé d'entre les morts. Ils gardèrent la parole, tout en discutant entre eux qu'est-ce que se lever d'entre les mods. Et ils l'interrogèrent en disant : pourquoi les scribes disent-ils qu'Elie doit venir d'abord ? Il leur dit : Elie en effet, venant d'abord, remet en état toutes choses. Et comment donc est-il écrit du Fils de l'homme qu'il souffrira beaucoup et sera méprisé? eh bien, je vous dis qu'Elie aussi est venu, et ils lui ont fait tout ce qu'ils voulaient, comme il est écrit de lui.
a3
Et arrivés auprès •••
Tf ~ Tf : « il est bon que nous soyons ici et nous dresserons trois tentes ». Le texte grec résiste à la traduction que certains critiques proposent pour les premiers mots de Pierre : « il nous est bon d'être ici ), comme si le porte-parole des disciples exprimait ainsi leur béatitude. En fait, il affirme seulement l'opportunité de leur présence pour « dresser trois tentes 88 ». En effet, « ils étaient peureux :., comment seraient-ils béats?
al « six jours après» complètent. ~8. LÉON-DUFOUR,
raccord avec S 42,
Etudes cl'Eval/gile, p. 102.
l~s
deux séquences se
222
LECTURE DE MARC
« Le Pierre, le Jacques et le J ean ~ : témoins de la « résurrection '> de la fillette de S 25, le cercle le plus étroit autour de J. « seuls à part » : STR. « sur une haute montagne » : lieu près du ciel (MY TH) , de prière (S 32).
b « devant eux », « leur 'apparut ) : « celui-ci... écoutez-le » : la scène de vision (<< ce qu'ils avaient vu ») s'adresse aux trois, pas à J (qui est passif pendant toute la scène), tandis que S 2 s'adressait à J (<< il vit :., « tu es ... »). ( il fut changé 'de forme ( ... ) et ses vêtements ( ... ) très grande blancheur ... blanchir sur tërre :. : la blancheur s'inscrit dans le code MYTH, la· blancheur est céleste; les vêtements sont métonymie du corps (cf. S 26, S 34), c'est le corps de J (SYMB) qui est l' objet de la visiQn, « touché » par le ciel. « Elie, Moïse » : sur la haute montagne 89, évoque le Sinaï (ou Horeb) ; Moïse connote la première promesse/accomplissement d'Israël (cf. La Pâque en S 62, et le nouvel exode) ; Elie, celui qui doit venir avant le Messie 90, le dernier accomplissement. « Et Pierre répondait (à la vision) ... de ql.1oi répondre » : ce qu'il dit est désavoué par l'auteur et doit donc référer à la STR Z; peut-être les tentes pour les trois,. tandis qu'eux, forts de l'appui du Ciel, iraient rassembler une armée zélote... (cf. Ex 23, 27 ss). « peureux » : des impurs devant la puissance, comme naguère le peuple d'Israël autour du Sinaï (Ex 19, 16-23 ; 20, 18-21). « nuée» : MYTH (cf. Ex 19, 16) : en S 58 et S 66, F.H. rattaché aux « nuées ». « de la nuée vint une voix » : de Dieu (cf. Ex 20, 21 : « la nuée obscure où était Dieu»). « celui-ci est mon fils bien-aimé » : cf. S 2, renvoie à S 42 : « le Fils de l'Homme quand il viendra dans la gloire de son père ». Donc, Jésus est montré être le F.H., selon le nouvel enseignement de S 42 c-e, son corps pris dans les nuées, cans, ]a « gloire ) de son Père. « écoutez-le » : les disciples sont invités à écouter le nouvel enseignement, confirmation du fait que S 42 c met en place une seconde vocation. Au niveau postpascal, le MYTH invite à écouter la prédiction de J ; il vient cautionner le discours théologique du narrateur qui, d'après le texte,' s'enracine dans la voix divine : la nécessité de souffrance, mort et résurrection est celle du plan de Dieu, de sa STR. Le théologique se donne, non pas comme parole sur Dieu (ce sera le fait de la théologie grecque), 89. Cf. p. 113. 90. Cf. p. 11 1.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
223
mais comme discours venant de Dieu. Bref, la contradiction théologique/récit est mise en rapport avec la contradiction MYTH/récit, annulation de celui-ci par un savoir acqtJ.is d'avance sur son déroulement. Ce savoir d'avance sur le récit \ définira la structure de l'idéologie théologique dans son rapport au récit 91. « soudain » : fin de la vision. « regardant autour d'eux :. : disparition de la nuée. « ils ne virent plus personne :. : disparition de Moïse et Elie. « sinon le Jésus seul avec eux :1> : comme avant, le charpentier de Nazareth et ses disciples; la parenthèse MYTR fermée, le but de la vision étant atteint, le récit ACT reprend ; le SYMB du BAS est en rapport avec le ciel (le MYTH a touché le corps de J), J en rapport avec le F.R., la théologie est cautionnée. a2 « comme ils descendent de la montagne :) : on revient aux lieux de la pratique de J (dans la « montagne :., il n'y a pas de récit).
c « recommande de ne pas raconter :1> : STR prolongeant celle de S 42 b sur la messianité. Revenons. sur l'ambiguïté sémantique du titre de Messie. Dans le texte zélote, Messie = roi, libérateur d'Israël contre les Romains (cf. S 68-S 71) ; dans le BAS, Messie = F.R., l'accomplissement du cercle BAS en Israël et, on le verra, parmi les païens (soit, au niveau narrateur/lecteurs, accomplissement de l'ecclésialité). « sinon quand lé Fils de l'homme sera levé d'entre les morts» : la vision enclenche avec le théologique postpascal (dans le texte raturé, peut-être le terme du délai serait-il le retour en Galilée, cf. S 63). « ils gardèrent la parole tout en descendant » : niveau narrateurjlecteurs 92. TI y a une question (ANAL) posée aux DD, raturée dans le prépascal et concernant l'eschatologique, peut-être le comment de la montée du F.R. « ils les interrogèrent..., Elie doit venir d'abord?':. : avant le Messie ; donc quel est le rapport entre sa venue et ta messianité? « venir ~ : comme il est monté (ascensionnel, cf. Act 1, Il). « remet en état toutes choses » : le SYMB juif, déclarer ceux qui sont purs (système de la souillure) et justes (système de la dette). « Elie aussi est venu » : renvoie à Jean le Baptiste, venu préparer les chemins du plus puissant que lui (S 1). « ils lui ont fait tout ce qu'ils voulaient :1> :
91. Cf. plus loin, pp. 373 ss. 92. Cf. pp. 389 ss.
224
LECTURE DE MARC
la mort de Jean (S 30) en confrontation avec celle, à venir de J. Renvoie' à Eccli. 48, 10 03 , la coïncidence Jean-Elie sert la « thèse» de Marc, l'eschatologie est très proche (cf. S §8). « comme il est écrit de lui » : répond à « comment est-il donc écrit du Fils de l'homme » : discours postpascal. S44
al b
••• des disciples, ils virent une grande foule autour d'eux et des scribes discutant contre eux.
cl
Et aussitôt toute la foule, le voyant, fut effrayée et, accoul'ant, le saluait. Il les interrogea : de quoi discutez-vous contre eux?
dl
Quelqu'un de la foule lui répondit: maître, je t'ai amené mon fils ayant un esprit muet. Où qu'il le saisisse, il le précipite à terre et il écume, grince des dents et ~evient tout raide. J'ai demandé à tes disciples de le chasser et ils n'en ont pas eu la force.
c2
Mais leur répondant, il dit : génération incrédule, jusqu'à quand vous supporterai-je? Amenez-le moi.
el
On le lui amena. Et le voyant, aussitôt l'esprit le secoua et tombé à terre il s'y roulait en écumant.
d2
Et il interrogea son père : combien de temps y a-t-il que cela lui arrive? Il dit : depuis son enfance. Souvent même l'esprit l'a jeté dans le feu ou dans l'eau pour le perdre. Mais si tu peux quelque chose, aide-nous, ayant pitié de nous. Et le Jésus lui dit : si tu peux... toutes choses sont possibles à celui qui croit. Aussitôt criant, le père de l'enfant disait: je crois, aide mon incrédulité.
e2
Mais le Jésus voyant que la foule accourait, l'éprimanda l'esprit impur lui disant: esprit muet et sourd, je te l'ordonne, sors de lui et n'y rentre plus. Ét criant et le secouant très fort, il sortit. Il devint comme mort, si bien que les gens disaient : il est mort. Mais le Jésus le prenant par sa main, le leva et il se tint debout. Rentré à la maison, ses disciples l'interrogèrent en particulier : pourquoi n'avons-nous pas pu, nous, le chasser? Et il leur dit : cette espèce-là ne peut sortir que par la prière.
f
a2
Pa~
de là,
93. Cf. p. 111.
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ...
»
2,,25
Quelques remarques seulement : La F autour des DD, ceux-ci au centre du cercle, cependant impuissants à chasser l'esprit (contre S 28). A quoi répond f, la question à la maison (TOP fictif) en particulier : « cette espècelà ~ (muette; en S 24, J chasse l'esprit-légion après lui avoir demandé son nom) ne peut sortir que par la .prière. « Génération incrédule » : qui? les scribes? la F.? les OD? Le texte est indécis ; S 39 laisserait supposer les AA, ici plutôt la F. En outre, cela semble se passer en pays païen, mais à cause des scribes 94, c'est la Galilée. « jusqu'à quand. serai-je parmi vous? :. : dans votre champ SYMB, champ d'incrédulité, de mélecture; la perspective (STR) d'un départ hors de ce champ, vers les nations païennes, pointe donc iici. Le « jusqu'à quand» signale l'ignorance (le « sans qu'il sache comment ») de J sur son avenir, mené qu'il est par l'ANAL du récit. e 'routes choses sont possibles à celui qui croit :. : foi en rapport avec la puissance (cf. S 27). « il devint comme mort» : comme en S 25, la F affirme la mort, cependant que le récit (là c'était l'actant J) atténue la « résurrection» 95. Remarquons : foijprière/puissance en série dan~ cette séquence; dans le début de la « montée à Jérusalem ~ (S 45) ; cette série reviendra en S 53-S 54, achèvement de S 45. Or, cette montée est occupée par l'enseignement aux 00 de la stratégie .de la puissance, la STR J. TI semble que ce soit ce qui justifie l'emplacement de S 44 à cet endroit du récit. S45 a b
ils traversaient la Galilée et il ne voulait pas qu'on le sût. Car il enseignait ses disciples et leur disait : le Fils de l'homme sera livré dans les mains des hommes, et ils le tueront, et ayant été tué, trois jours après il se lèvera. Mais ils ne comprenaient pas le mot et avaient peur de l'interroger.
a e' partis de là ;) : le raccord est fait avec S 42 c-e, à travers S 43-S 44, des deux « prédictions » postpascales. « ils traversaient la Galilée :. : (GEO) venant du nord (Césarée de Philippe). La consigne stratégique qui suit étend la clandestinité à toute la Galilée
94. Les scribes disparaissent de la suite: on pourrait même dire que le texte ne les aura fait intervenir que pour spécifier la « génération incrédule ». 95. Cf. pp. 388 s.
226
LECTURE DE MARC
et plus seulement aux villes. La mission en Galilée est donc finie : S 5-S 9, S 18-S 28, après quoi un tournant (STR), messianique s'il en est, s'est fait (séquence des pains, S 31-S 42). Ici, la montée à Jérusalem démarre, S 45 s'entrelaçant avec plusieurs autres jusqu'en S 53. « il ne voulait pas qu'on le sût > : clandestinité (STR). « car il enseignait ses disciples ~ : ANAL dans l'espace DD. Le· Fils de l'homme : prédiction postpascale. Dans la logique de S 42 c;,.e, le texte raturé pose un affrontement J / AA à Jérusalem (ici seulement « les hommes »), et la confrontation des STR J /Z, la clandestinité semblant vouloir éviter. que la F ne monte à J ~rusalem avec J dans une perspective zélote; le ~chéma ascensionnel du F.R. est à l'horizon. « ils ne comprenaient pas :) : eux qui sont dans le champ de la STR Z. Après leur incompréhension sur sa pratique pendant la séquence des pains, résolue dans la confession de sa messianité en S 42 b, c'est sur la STR de cette messianité que porte dorénavant l'incompréhension. « ils avaient peur de l'interroger :t : à cause de l'affrontement (cf. S 45 e)? S46 a1 b
Et ils arrivèrent à Capharnaüm. Et étant à la maison, il les interrogea : de quoi discutiez-vous en chemin? Mais eux se taisaient, car en chemin ils avaient discuté entre eux qui était le plus grand.
c
Et s'étant assis, il appela les douze et leur dit : si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous. Et prenant un enfant, il le mit debout au milieu. d'eux et le serrant dans ses bras, leur dit : celui qui accueille un de ces enfants à cause de mon nom, il m'accueille, et qui m'accueille, ne m'accueille pas moi, mais celui qui m'envoya.
d
Et le Jean disait : maître, nous avons vu quelqu'un en ton nom chasser les démons, lequel ne nous suit pas et nous l'empêchions, parce qu'il ne nous suivait pas. Mais le Jésus dit : ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fera une chose puissante à cause de mon nom et bientôt après pourra parler mal de moi. Car celui qui n'est pas contre nous est pour nous. Car celui qui vous fera boire une coupe d'eau au nom de ce que vous êtes au Messie, en vérité (amen) je vous dis qu'il ne perdra pas sa récompense. Et celui qui fait tomber un de ces petits qui croient, mieux vaut pour lui qu'on lui ait passé une meule d'âne autour du cou et qu'on l'ait jeté dans
«
a2
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... )
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la mer. Et 51 ta main te fait tomber, coupe-la; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie que de t'en aller avec les deux mains dans la géhenne, au feu qui ne s'éteint pas. Et si ton pied te fait tomber, coupe-le; mieux vaut pour toi entrer dans la vie boiteux que d'être chassé avec les deux pieds dans la géhenne. Et si ton œil te fait tomber, arrache-le; mieux vaut pour toi entrer borgne dans le royaume du Dieu que d'être chassé avec les deux yeux dans la géhenne, où leur ver ne meurt point et où le feu ne s'éteint point.· Car chacun sera salé par le feu. Le sel est bon, mais si le sel devient insipide, avec quoi l'assaisonnerez-vous? ayez du sel en vous-même et soyez en paix entre vous. Et se levant de là,
a « et ils arrivèrent à Capharnaüm:. : écho de S 5 et de l'achèvement définitif de ce qui avait alors commencé. e et étant à la maison:. : espace DD à Capharnaüm (TOP). « il les interrogea;) : ANAL, J fait lire le récit des DD, leur discussion. « en chemin ) (deux fois) : schéma de la suite de J par les DD, introduit déjà par S 42 a, il sera dominant dans cette séquence de la montée à Jérusalem, de même que celui du cercle l'a été en Galilée. Notamment, la confrontation des deux STR J /Z est en rapport avec le chemin, la route. Ici, la discussion, à la suite de S 45 a, est à lire dans le contexte de la montée à Jérusalem: dans la nouvelle cité (qu'on instaurera à Jérusalem) quelle est leur place hiérarchique? (STR Z) Qui y sera le' plus grand, selon les codes dominants chez les AA ?
b « s'étant assis ) : dans la maison, le cercle se dessine à nouveau (<< au milieu d'eux ;». « le premier/le dernier, le serviteur de toUS;) : renversement du code hiérarchique, subversion du code du pouvoir politique (SOC), cf. S 50. « petit enfant :. : en série avec « serviteur ) 116. « le mit debout au milieu d'eux et le serrant dans ses bras» : (SYMB) leçon de lecture (cf. S 16), l'enfant est mis en rapport métonymique avec J, les deux corps confondus dans le centre du cercle; la série devient serviteur/petit enfant/ Jésus (cf. S 50 : « le Fils de l'homme est venu pour servir ;»,
96: CAPELLE, L'évallgile de sailli Marc, p. 130 : le même terme en araméen, talya, pour serviteur et enfant, permet l'articulation de l'énoncé sur le serviteur avec la scène de J'enfant.
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la. subversion du code politique dominant se rapportant au.. corps de J. « celui qui accueille ) : (cf. S 28) dans sa maison et à sa table, comme un hôte ; renvoie au système de la dette, le don dans la table comme condition de rassasiement, de bénédiction. A la série s'ajoute un autre terme : enfant/Jésus/ « celui qui m'envoya :., c'est-à-dire le Dieu (cf. S 2, S 43), son royaume de surabondance, de bénédiction eschatologique. Dans l'articulation des trois récits (ACT/ecclésiaux/eschatologique) leurs trois centres res· pectifs sont mis en série : Jésus, renfant-serviteur, Dieu. c
Jean lit le récit d'un autre qui « ne nous suit pas :. (et non pas : ne te suit pas) et chasse les démons en ton nom, selon ta puissance. « nous l'empêchons parce qu'il ne nous suit pas:. : STR Z. Lecture de J : celui qui « fera une chose puissante à cause de mon nom :. « ne pourra pas parler mal de moi :., car son récit se rapporte au mien,' la puissance en lui est celle de mon nom, le récit est annoncé. « celui qui n'est pas contre nous » (non AA), « est pour nous :. (D). Bref, là où il y a récit de bénédiction, là je suis. « celui qui vous fera boire une coupe d'eau :. : à nouveau le repas, dans le pays de la soif, équivalant à « qui vous accueille » (cf. S 28 c) ; parce que « vous êtes au Messie », à cause de votre pratique messianique et de sa puissance lue, malgré la subversion qù'elle entraîne, mieux à cause d'elle. « .en vérité je vous dis :. : niveau narrateur-lecteurs ; ce sont les récits ecclésiaux qui sont visés dans le futur' (<< vous fera :.). Or ces récits, à Rome, ce sont des récits de persécution, où « accueillir » quelqu'un parce qu'il est « au Messie » 97 est dangereux. « et celui qui fait tomber » : par sa pratique 98. « jeté dans la mer » : dans l'abîme de Satan (MYTH). « et si ta main, ton pied, ton œil te font tomber » (SYMB) selon la sémantique qui articule le corps avec la pratique aux trois niveaux 99 ; ce qui, est visé, ce sont les chrétiens qui ont cédé devant la persécutiùn et dont la pratique (des mains, des pieds ou des yeux) est devenue de ce fait non ecclésiale (cf. S 22 c3 et S 63 : tomber, être scandalisé ou scandaliser en rapport avec la persécution). 97. « Au Christ », dans la Pouche des Romains. Cf. TACITE, Annales, XV, 44, cité dans Ch. LEPELLEY, L'empire romain et le christianisme, Flammarion, 1969, pp: 88 ss. . 98. Cf. plus loin, pp. 297 s : la problématique des « lapsi » dans les ecclesia de Rome et l'opposition dire/faire, selon Pierre/Judas. Faire tomber ::: trahir, dénoncer un « frère ~. 99. Cf. pp. 177 s.
« N' AVEZ~VOUS JAMAIS LU... :.
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« vie, royaume du Dieu/géhenne ~ : le récit dernier,,- avec lequel les récits ecclésiaux sont mis en rapport (cf. S 4~ e); les deux suites du jugement s'opposent comme vie/mort, la géhenne étant le lieu de la souillure, de la mort, le royaume du Dieu celui de la bénédiction, de la fécondation, de la vie. « manchot, boiteux, borgne ~ / « avec les deux mains '>, « les deux pieds, les deux yeux ) : paradoxe jouant sur le .système de la souillure (SYMB) et sur l'efficace de la pratique de J (rendre la main S 16, la marche S 12, S 25, la vue S 41); devant la persécution, comme devant l'incrédulité, la puissance est emp&" chée ; malgré cela, on ne doit pas (faire) tomb'er mais poursuivre, à la recherche du Royaume et de la vie. « car chacun sera salé par le feu ~ : la persécution a une fonction de purification des pratiques, des cœurs (cf. le jugement par le feu purificateur 100). , « le sel est bon ... :. : encore le repas, assurant l'enchaînement de tout le discours de J. « le sel devient insipide :. : ceux qui tombent, dont la pratique est de trahison. « Ayez. du sel en vous-mêmes et soyez en paix entre vous » :. poursuivez ·dans la pratique ecclésiale (accueillir les enfants à votre table, donner votre pain, S 31), l'ecclesia sera en paix, bénie, même en temps de persécution. Appel donc à l'unité ecclésiale, c'est toujours du niveau n~rrateur/lecteurs qu'il s'agit, mettant en rapport les récits ecclésiaux dans le temps difficile de la tribulation avec le récit dernier qui viendra comme bénédiction éternelle avant que « quelques.. uns parmi ceux qui sont ici ne goûtent la mort » (542 el. L'alternative, « on verra les cadavres des hommes qui se sont révoltés contre moi. Leur ver ne mourra pas et leur feu ne s'éteindra pas, ils seront horreur à toute chair » (Is 66, 24), c'est la souillure éternelle. Cependant, poser cette alternative a aussi un sens au début de la montée à Jérusalem, où des persécutions s'annon... cent dans l'affrontement avec les AA.
S45 c d
il vient, dans la régio~ de Judée, au-delà du Jourdain. Et de nouveau les foules marchent avec lui et, selon son habi,. tude, de nouveau il les enseignait.
c « se levant de là, il vient dans la région de Judée ) : (ORO) OaliIée/Judée, programmé en S 2, annoncé en 542, commencé 100. Cf. p. 111.
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en S 45 a. c au-delà du Jourdain) : Jourdain-Jérusalem-Judée, série TOP en S 2, ici Jourdain renvoie à Jérusalem. d ~ de nouveau les foules ( ... ) et selon son 'habitude de nouveau... ) : deux fois de nouveau, plus « l'habitude ». C'est une structure de Galilée 101 qui ne jouera plus jusqu'en S 45i-S 53. De même que S 46 (le cercle) et S 47 (la tentation des AA), il semble que le texte les situe ici pour mémoire, comme un résumé du récit galiléen, qui d'un côté souligne le contraste avec le récit de la montée à Jérusalem, d'un autre en marque la continuité.
S47
a
b
Et des pharisiens s'approchant l'interrogèrent pour le tenter : un homme a-t-il le pouvoir de répudier sa femme? Mais répondant, il leur dit : que vous a commandé Moïse? Mais eux dirent : Moïse a prescrit d'écrire un livret de divorce et de répudier. Mais le Jésus leur dit : c'est à cause de votre dureté de cœur qu'il vous a écrit ce commandement. Mais au commencement de la création il les fit masculin et féminin; c'est à cause de cela que l'homme quittera son père et sa mère et les deux seront (vers) une seule chair; ainsi ils ne sont plus deux mais une chair. Ce que donc le Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas. A la maison, de nouveau les disciples l'interrogeaient sur ce point. Et il leur dit : celui qui répudie sa femme et se marie à une autre commet un adultère contre eUe; et si elle, ayant répudié son homme, se marie à un autre, .elle commet un adultère.
a « des pharisiens (... ) pour le tenter ) : comme en S 39, les AA prennent l'initiative. « un homme a-t-il le pouvoir de répudier sa femme ) : (SYMB) système de la dette 102, où, l'homme ayant reçu la femme comme don d'une autre « maison ), elle appartient à la « maison » de son mari ; celui-ci a pouvoir sur elle, comme sur toutes les choses de sa maison. Dans la société de classes qu'est la Palestine, le divorce est, dans les faits, un privilège de classe 10a, comme la polygamie 104, les pauvres ne peuvent pas le faire (SOC). 101. Cf. pp. 168 s. 102. Cf. p. 74 et n. 34. 103. Cf. de VAUX, J. p. 60. 104. Id.. p, 46.
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ..• >
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« votre dureté de cœur ~ : (ks AA, en S 16) c'est cette liaison de la femme au patrimoine qui est mise en question, la femme répudiée devenant' abandonnée, retournée à la 4: maison ~ de ses parents. Le divorce est un moyen de domination de l'homme sur la femme. « Mais au commencement de la création;) : J oppose l'écriture (des origines) à l'écriture de Moïse, la loi et l'alliance résultant d'une dégradation de celle-là (la loi exigée par la dureté du cœur, thème fréquent du Pentateuque). « il les fit maséulin et féminin ( ...) une chair » : la chair en opposition au patrimoine, à la richesse (SOC). « ce -que donc Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas » : J « corrige» la loi de Moïse, renvoie aux origines parce que l'eschatologique est proche, où la bénédiction sera rétablie dans 1asurabondance originelle (cf. S 58 : le temps entre la création et la fin comme temps de tribulation, de malédiction). L'union de l'homme et de la femme en une chair, l'amour, rétablie contre la domination du pouvoir de l'homme riche .(subversion du SOC). Dans l'ANAL, J fait lire Gen 2, 24, pour amener les AA à lire leur propre pratique.
b « à la' maison » : espace DD (TOP), fictif. « et il leur dit ;) : la leçon est élargie, là où il s'agissait de répudiation par l'homme, seule admise en Israël, il ajoute celle de l'homme par la femme, admise à Rome (SOC) 105. Donc, on est au niveau narrateur/lecteurs : dans les ecclesia, dont les membres appartiennent à la classe dominée, l'opposition patrimoine/ amour n'a plus de signification, l'homme et la femme sont placés au même niveau. « commet un adultère » : système de la dette (SYMB), lieu du désir comme convoitise, voire comme errance. L'ecclesia, à la suite de la conversion de la pratique des chrétiens, est visée comme lieu où l'amour de l'homme et la femme peut subsister, au-delà de cette errance du désir à la merci des équivalents principaux du SOC, la femme devenant plus que son vagin 108 et 105. Cf. de VAUX, I, p. 61. 106. « Les exemples que nous venona d'étudier nous aideront peut-être, écrit l'ethnologue M. Douglas (p. 170), à comprendre pourquoi le christianisme, à ses débuts, attachait une importance démesurée à la virginité. L'Eglise primitive, celle des Actes, donnait l'exemple : à l'encontre de la tradition juive, elle préconisait la liberté et l'égalité entre les sexes. Au Proche-Orient, à cette époque, les barrières sexuelles reflétaient l'oppression dont les femmes étaient les victimes. » Et après avoir cité Gal 3, 28 : c Les chrétiens entendaient. créer une nouvelle société, libre, où la servitude, la coercition et la contradiction n'auraient plus cours. La valorisation de la
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son sang; bref, les deux chairs peuvent devenir une chair dans le contexte ecclésial 107. S48 a b
c
On lui amenait des enfants pour qu'il les touchât, mais les disciples les réprimandèrent. Voyant cela, le Jésus se fâcha et leur dit: laissez vpnir à moi les enfants, ne les empêchez pas, car le royaume du Dieu est à leurs pareils. En vérité (amen) je vous dis, celui qui n'accueille pas le royaume du Dieu comme un enfant, n'y entrera pas. Et les. serrant dans ses bras, il les bénit, en imposant les mains sur eux.
Tg ~ Tf : pdidia : ce terme inclut les enfants depuis l'âge de huit jours jusqu'à douze ans 108. « on lui amenait ( ...) pour qu'il les touchât » : analogue au lm (S 7, S 34), mais où le toucher (SYMB) est peut-être à lire comme « promesse de bénédiction » pour un avenir incertain, tandis que, dans le cas des lm, c'était comme « accomplissement de bénédiction :.. « des enfants » : comme les serviteurs 109 et les femmes (S 47), les enfants sont la possession du père de famille, sujets à sa domination dans la « maison :. tout le temps de la production des codes de la F.S. (SOC). « les disciples les réprimandèrent» : antithèse enfants/adultes; l~s enfants, comme les femmes, sont exclus de la STR de l'espace de la lutte pour le pouvoir politique (STR Z, que le terme « réprimander:. marque: S 42 c, notamment). « J se fâcha » : STR J, rare (S 16, la colère). « Laissez venir à moi les enfants ( ... ) les serrant dans ses bras, les mains sur eux» : métonymie J/enfants (SYMB) comme en S 46. « ne les empêchez pas car le royaume du Dieu :. : donc, dans l'espace BAS, il y a un lieu pour les enfants; la STR J s'oppose ici à la STR Z (il peut y avoir des enfants dans la lutte contre le pouvoir). virginité ne pouvait être que bien accueillie au sein d'un petit groupe minoritaire et persécuté (... ). En outre l'idée de la haute valeur de la virginité convient particulièrement à un peuple qui voudrait modifier le rôle des sexes dans le mariage et dans la société dans son ensemble (Wangermann). ~ 107. Cf. plus loin, p. 356, n. 51. 108. BRATCHER, Manuel, p. 321, citant Lagrange. Or à douze ans, une fille pouvait se marier (cf. S 25). c Enfants » jouant ici en antithèse avec c adultes », il faut élargir son sens à notre c jeunes ». 109. Cf. p. 227, n. 96.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
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c le royaume du Dieu est à leurs pareils» la· pratique des enfants est celle du jeu et du plaisir, avec de l'agressivité, bien sûr, mais sans rapports de domination; ainsi sera le J;"oyaume . . « en vérité je vous dis :. : les récits ecclésiaux sont vi~és. « celui qui n'accueille pas le royaume du Dieu comme un enfant n'y entrera pas » : les réc-its ecclésiaux doivent être des récits comme ceux des enfants, de jeu et de plaisir, sans rapports de· domination, c'est la condition d'entrée dans le royaume (récit eschatologique), comme cela se marquera dans les deux séquences qui suivent où il sera aussi question de l'entrée dans le R.D. Il Y a continuité entre la pratique ecclésiale et le royaume (cf. la parabole de la semence, S 22 b 3). Le royaume du Dieu est déroutant pour les adultes du système (SOC), il pose un autre champ de société. « il les bénit » : le corps à corps avec J (SYMB) , gage de bénédiction pour ces enfants-là.
S49
a b
c
d
Comme il se mettait en' chemin, quelqu'un accourut et tombant à genoux près de lui, l'interrogea : bon maître, que ferai-je pour avoir la vie éternelle? Mais le Jésus lui dit: pourquoi me dis-tu bon? nul n'est bon que le Dieu seul. Tu connais les commandements : ne tue pas, ne commets pas d'adultère, ne vole pas, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de fraude, 'honol'e ton. père et ta mère. Mais il lui disait : maître, toutes ces choses je les ai gardées dès ma jeunesse. Alors le Jésus fixant sur lui son regard, l'aima et lui dit : une chose te manque; va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi. Mais il s'assombrit à cette parole et il s'en alla tout triste, car il avait de grands biens. Et promenant son regard autour de lui, le Jésus rlit à ses disci. pies : combien difficilement ceux qui ont des richesses entreront dans le royaume du Dieu. Les dis~iples étaient effrayés de ces paroles. Mais le Jésus, répondant de nouveau, leur dit: les enfants, combien il est difficile d'entrer dans le royaume du Dieu. Il est plus facile à un chameau de passer à travers le trou de l'aiguille qu'à un l'Ïche d'entr~r dans. le royaume du Dieu. Eux, ils étaient énormément frappés; se- disa,nt les uns aux autres : mais alors qui peut être sauvé? Fixant sur eux so~ regard, le Jésus dit : -pour les hommes i.mpo~sible, mais non pour Dieu, car toutes choses sont possibles au Dieu~ Le Pierre commença de lui dire : eh b.ien, nous; nous avons
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tout quitté et nous t'avons suivi. Le Jésus déclara : en vérité (amen) je vous dis, il n'y a personne ayant quitté maison ou frères ou sœurs ou mère ou père ou enfants ou champs à cause de moi et à cause de la bonne annonce, qui ne recevra pas cent fois plus maintenant, en ce temps, de maisons, et frères et sœurs et mères et enfants et champs avec des persécutions, et dans le temps à venir la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers premiers. a « en chemin » : c'est le schéma qui va dominer toute la séquence ; elle pose la question de la suite de J.
b « tombant à genoux Yi : sauf J aïre (S 25), il n'y a que des impurs qui le font (S 10, S 18, S 24, S 26, S 36). L'énoncé narratif marque le rapport maître/disciple que disent les discours. « bon maître (... ) pourquoi me dis-tu bon? » : l'homme lit le récit de J et la bénédiction qu'il produit. «. nul n'est bon que le Dieu seul :. : J rapporte son récit au Dieu (ANAL). « que ferai-je... vie éternelle? » : question sur la pratique juste mise en rapport avec le récit dernier (dans le champ de l'idéologie du SOC). c tu connais les commandements ... père et mère:. : J renvoie à l'Ecriture, précisément au système de la dette. « je les ai gardés :. : lecture par l'homme de sa pratique à lui, la question qu'il a posée à J signale que lui-même en ressent les limites par rapport à la bénédiction eschatologique, bref, la question qu'il pose est : comment faire pour, dans le cadre du système (SOC), avoir en partage la vie éternelle? c son regard, l'aima ) : l'énoncé narratif prépare l'appel du discursif, seule fois où le texte dit l'amour de J pour quelqu'un. L'importance de cet appel est ainsi soulignée. « . une chose te manque » : J lui propose une lecture messianique (BAS) de sa pratique: elle est inaccomplie, elle se joue dans les limites du système de la dette, qui, dans une société de classes, est déformé. « va, vends .tout ce que tu as et donne-le aux pauvres » : une chose te manque/ce que tu as, (les pauvres manquent)/ce que tu as (donne-leur), è et tu auras un trésor dans le ciel » : tu as/tu auras, récit actuel et récit dernier (MYTH) , c'est la réponse à la question de l'homme. « puis viens, suis-moi :. :. sois mon disciple, je serai ton maître.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
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Voici donc la définition de disciple selon deux temps : rupture avec le SOC/suite derrière J, comme en S 4 : laissant là leurs filets (... ) « leur père Zébédée ., /« le suivirent, partirent derrière lui » et S 13 ; « assis à la perception (... ) se levant 'b / ft. le suivit ~. Le SOC est le lieu des désirs fasciné~ par les codes car il avait de grands biens :.). dominants, ici les richesses « il s'assombrit à cette parole et s'en alla tout triste :. : la scène s'achève (<< il s'en alla :.) par le refus de l'appel, les codes dominants ont eu raison de lui, « triste :. renvoyant au cœur, c'est le système de la dette tel qu'il est lu dans la société de classes (SOC) qui est mis en question, ce que les scènes suivantes vont déployer.
«(
c Lecture par J du récit du refus du riche (ANAL, le cercle revient: « autour de lui:.) selon l'opposition: avoir des richesses/ entrer dans le royaume du Dieu, qui est dite difficile en un « crescendo :. jusqu'à impossible. Une métaphore le souligne, celle du chameau et du trou de l'aiguille qui fait la transition du « difficile :. à « l'impossible :.. Remarquons l'insistance: quatre fois l'opposition clé est posée, dans l'une .seulement manque l'allusion à la richesse, ql;li est comblée par les parallèles, cela va de soi ; deux fois le regard de J est marqué, en écho au regard jeté sur le riche ; deux fois l'effroi et la stupeur des disciples se terminent par ia question : « qui peut être sauvé :.? Comme en b, il s'agit toujours du rapport entre la pratique actuelle et le récit dernier ; cette insistance, on ne la trouve jamais ailleurs dans le texte de Marc, ce qui montre que l'on se trouve à l'une des charnières du récit, la confrontation STR J/Z qui commande la montée à Jérusalem. D'où vient donc l'étonnement des disciples? Dans le système de la dette, ,celui dans lequel s'inscrit la STR Z, la richesse est bénédiction de Dieu, marque de justice, si elle est le fait d'un suiveur de la Loi, comme ~'est le cas de l'homme invité à la suite de J. Que J omette, une fois, de nommer la richesse dans « les enfants, combien il est difficile d'entrer dans le royaume du Dieu :., en généralisant la difficulté, voilà ce qui permet de voir que la richesse est la détermination de tous les codes de la F.S., que c'est à son niveau que tout se joue par rapport au messianique et au royaume du Dieu. e qui peut être sauvé? :. : sauver est en parallèle avec « entrer dans le royaume du Dieu :., avec le récit dernier, comme déjà le programmait S 42 e. Là, sauver (sa vie) s'opposait à perdre (sa vie), et ceci selon les deux registres, de la pratique actuelle
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et du -récit dernier. Or en S 16, S 2S, S 26, S 34, et plus loin S 51, sauver marquait la guérison (m~b) des lm, effet de la puissance de la pratique de J (SYMB).· Ici aussi, « difficile, impossible :) indiquent la puissance (<< qui peut être sauvé? :)). « Pour les hommes impossible » : pour les hommes, comme ce riche, dans le cadre du système (SOC), c'est impossible; voilà la lecture du refus du riche par J, qui, une fois encore, lit le récit ACT de 1'1 (comme en S 16, sa colère lit le récit des AA). « mais non pour Dieu, car toutes choses sont possibles au Dieu:) : déjà « nul n'est bon que le Dieu seul:) était lecture de son récit à lui, J ; aussi ici, cela est possible à ceux qui me suivent, moi, dont le récit est celui d'une pratique de salut, puissante, rele.. vant de celui à qui toutes choses sont possibles. Ce qui tourne le texte vers le récit des disciples, comme Pierre le fait.
d « nous avons tout quitté et nous t'avons suivi- :) : c'est le récit inverse du riche, on est toujours dans la définition de disciple (rupture avec le SOC/suite de J). « en vérité je vous dis: il n'y a personne ... :) : le texte pose la réponse au niveau narrateurj1ecteurs, ce n'est pl~s « vous qui avez quitté » ... mais « tous ceux qui, dans les ecclesia, ont quitté... :. (premier élément de la définition de disciple). « maison ou frères ou champs :) : bref le SOC, dans les lieux de la production économique et des codes idéologiques. « à cause de moi et de la bonne annonce :) : de mon récit et de ce qu'il annonce le dernier récit (second élément de la définition de disciple). « qui ne recevra cent fois plus maintenant en ce temps ~ : comme en S 22 b (<< cent pour un :)) et dans S 31, la pratique de suiv·re J (<< écoutant la parole ( ...) et portent des fruits ), c- donnez ce que vous avez :)) est féconde de façon surabondante. « de maisons, et sœurs ... et champ ~ : comme en S 21, la « maisOn :) (parenté) est remplacée par le cercle BAS, ici par l'eccIési alité, où la famille et ses rapports et la production économique (champs) sont communs à tous, donc 1l1ultipliés. A ceci près, q~e le père quitté ne se retrouve pluS dans l'ecclésialité, où il ne doit y avoir que des frères 110. De même, on ne quitte pas sa femme 110. Comme le dit Mt 23, 8 ss : « n'appelez personne votre père sur la car vous n'en avez qu'un,le Père céleste» ; de même, pas de « maitres :. ni de « docteurs », car « tous vous êtes des frères ».C'est l'imago du père elle-même que l'ecclésialité doit effacer. Cependant, l'appareil ecclésiastique n'a-t-il pas multiplié les «pères », les c docteurs », les « maitres » (le ma!pstèr~),. en leur donnant la fonction dominante, celle de producteurs de liidEologie ., t~re,
«
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ni on ne retrouve une multiplicité de femmes, S 47 s'inscrivant contre la polygamie (une chair). Par ailleurs, on remarque que la logique du système de la dette est maintenue : à qui donne (tout ce qu'il a, étant riche, aux pauvres), la bénédiction matérielle est promise. Ce n'est pas une quelconque « vie spirituelle, intérieure ~ qui constitue la promesse du disciple de J, mais bien le rassasiement des pauvres (en rupture avec le SOC) qui suivent J. c avec des persécutions :. : c'est ce que l'ecclesia de Rome vient de connaître ; les persécutions sont engendrées par la subversivité de la pratique messianique (sauver sa vie, c'est la perdre, S 42 e). c maintenant, en ce temps-ci :. /« dans le temps à venir :. : le texte marque bien qu'il s'agit des deux temps de bénédiction,de vie, et non pas d'un temps de malédiction (maintenant) en échange d'un autre de bénédiction (pius tard). Ce qui s'oppose à la tristesse du riche qui a refusé d'être disciple. « la vie éternelle » : ce qui fait écho à la question du riche; toute la séquence n'a été que la réponse à cette question par une double lecture, celle du récit du riche et celle des récits des disciples (et des ecclesia). « Beaucoup de premiers seront derniers :. : les premiers dans le SOC, les riches. « et les derniers premiers » : vous, les disciples, derniers dans le SOC. « seront ~ : dans le royaume du Dieu, voilà la conclusion marquant nettement la subversion que le BAS opère du SOC 111. 1
111. TI est extrêmement frappant de lire dans CAPELLE, L'Evangile de saint Marc (polycopié) liJ commentaire de cette séquence. On y trouve un exemple éxtrême des déformations que l'idéologie bourgeoise de l'exégèse fait subir au texte,. recoUrant à la distinction, chère à la Formgeschichte et ft la RedalUiongeschichte, entre ce qui vient de Jésus (histoire) et ce qui est le propre des rédacteurs (Luc, Marc). Citons quelques extraits plus savoureux : « Concluons cette discussion : l'abandon tles richesses ne semble avoir été demandé par JésUs que comme moyen pour suivre Jésus. Ce qui manque au riche, ce n'est pas le fait d'aban~ donner des richesses, c'est de suivre Jésus. L'abandon des richesses, le fait même de donner aux pauvres, importe peu ~ (p. 148). « Il nous reste à expliquer le départ et la tristesse du riche (.;.). Habituellement, on interprète Cè départ c()mme un refus de suivre Jésus. Est-ce si évident à partir du texte? Peut-être ne fait-il qu'obéir. " Va ... " lui a dit Jésus ~ (p. 149). Bref, même la suite de J ne lui manque pas, car il lui obéit. L'exégèse se fait comme suit : on retrouve un « logion primitif consacré à la difficulté d'entrer dans le royaume de Dieu, sans mention de la richesse ~ (p. 150) que c Marc utilise dans une ambiimce différente en y introduisant le' danger de richesse. C'est un cas particulier:. (p. Hn .. « Pour cela, 'on a réduit le sens primitif de ce texte ~ (p. 152, "je souligne F.B.). On avait déjà annoncé les couleurs avant : « Les logia sur le danger des richesses (Mt 6, 19-24) ne débouchent pas. sur l'exigence d'abandon; ce serait une forme de légalisme contr-aire à l'intériorisation que prêche Jésus :. (p. 148, je souligne F.B). Et la conclusion : « Nous pourrons ici répondre à une question qui s'est présentée plusieurs fois à nous : s'agit-il finalement dans
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LECTURE DE MARC
545 e Ils étaient en chemin, montant à Jérusalem, et le Jésus marchait devant eux; et ils étaient effrayés et ceux qui suivaient avaient peur. f Et prenant de nouveau à part les douze, il commença de leur dire ce qui allait lui arriver : voici que nous montons à Jérusalem 'et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes, ils le condamneront à mort et le livreront aux paiens; ils le, bafoueront, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et après trois jours il se lèvera. e « ils étaient en chemin et Jésus marchait devant eux... et ceUx qui suivaient... ~ : le schéma du chemin est dessiné nettement par le texte : « montant à Jérusalem ... , voici que nous montons à Jérusalem » : c'est la séquence 45 qui est dite et par l'énoncé narratif et par le discursif de J. Schéma du chemin et montée à Jérusalem (STR) sont mis' en rapport, ce qui est un indice, que ce schéma est à dominante STR, tandis que celui du, cercle est à dominance ANAL (ou bien de la pratique puissante). c effrayés :., « peur:. : justement, l'effroi et la peur changent selon qu'ils se rapportent au cercle (S 6 d, S 12 e, S 23, S 26, S 33, S 37, S 43, S 45 b, S 49 c, S 73 c) ou au chemin (S 45 e, S 64 e) ; il s'agit ici de peur devant la perspective de l'affrontel'ensemble du texte de la question des biens matériels? Il ne semble pas. Si nous pouvons caractériser cette péricope comme le passage de l' " avoir" au " recevoir ", la richesse est seulement l'image matérielle la mieux adaptée pour exprimer l'enseignement sur une attitude spirituelle qui en fait concerne toute la vie de l'homme. Elle concerne en particulier, me semble-t-il, sa relation à autrui» (p. 154, je souligne F.B). C'est la forme récente de l'idéologie religieuse bourgeoise, faisant la navette entre l'intériorité et la relation à autrui. Dans la page suivante, les persécutions sont lues comme « tous les ennuis de la vie de famille ». Si l'on remarque que ce texte est écrit non par de vieux curés formés dans une théologie d'avant-guerre, mais par toute une équipe de jeunes exégètes, qui se veulent même un petit peu structuralistes, on comprendra l'intérêt de cette note. En effet, une séquence comme S 49 se révèle être un bon test de lecture du récit de Marc. On aboutit ici à une confrontation entre la pratique de J et de ses disciples et la pratique de ceux qui sont dans le système. Le texte fait clignoter le code ANAL, avec les insistances que l'on a soulignées, et multiplie les termes qui ont rapport à l'économique : vendre, avoir (quatre fois), donner, pauvres, trésor, grands biens, richesses (deux fois), riche. Le code ANAL répartit les mécanismes de lecture selon l'espace .où se situent les lecteurs, on l'a vu. Les distinctions intériorisation/légalisme, donc intérieur / extérieur, spirituel/matériel, qui opèrent dans ce discours jésuite, en quel lieu s.ocial sont-elles produites, si ce n'est celui de l'idéologie dominante du capi.. talisme?
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :)
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ment avec les AA à Jérusalem, ce que la scène confirme (peur parce que désarmés et non organisés, STR Z). f « prenant de nouveau à part les douze » : parmi ceux qui le suivaient (les femmes de S 71 g), la distinction DD/douze se fait plus nette depuis S 46 qui suit S 45 a. La place des douze est bien STR (cf. S 19, S 28), elle s'affirme donc dans une pallie du récit à dominance STR. « commença de leur dire ce qui allait lui arriver:. : la contradiction est dite au niveau de l'énoncé narratif lui-même, sous forme de discours indirect qui prend en charge la théologie du narrateur, la prénarration étant antinarration dans la logique narrative du texte lui-même.
S50 a b
e d
Et Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de lui, en lui disant : maître, nous voulons que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. Il leur dit: que voulez-vous que je fasse pou~ vous? Et ils lui disent : donne-nous de siéger, l'un. à ta droite, l'autre à ta gauche, dans ta gloire. Mais le Jésus leur dit·: vous ne savez pas ce que vous demandez ; pouvez-vous boire la coupe que je bois? et être immergé de l'immersion (baptême) dont je suis immergé? Ils lui dirent : nous le pouvons. Mais le Jésus leur dit : la coupe que je bois, vous la boirez et de l'immersion dont je suis immergé vous serez immergés. Mais de siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de le donner, ce sera pour ceux pour qui cela a été préparé. Et ayant écouté, les dix commencèrent à se fâcher contre Jacques et Jean. Et les ayant appelés à lui, le Jésus leur dit: vous savez que ceux qui sont censés être les plincipaux des peuples dominent sur eux et que leurs grands exercent contre eux leur pouvoir. Mais il n'en est pas ainsi parini vous; au contraire, celui qUi va devenir grand parmi vous sera votre serviteur et celui qui "a être le premier parmi vous sera l'esclave de tous. Car le Fils de l'homme ne vint pas pour être servi mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour beaucoup.
« Jacques et Jean, les fils de Zébédée :. : le rappel de la c maison :. de Zébédée indique que la demande posée relève des codes produits par la « maison:. (SOC).
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LECTURE DE MARC
b·
Cette séquence s'apparente à celle de S 62-S 63, travaillée elle aussi par la théologie postpascale. On y trouve ainsi trois métaphores pour la mort de Jésus : boire la coupe, être immergé (baptisé), donner sa vie en rançon; on les analysera plus loin lU. Cependant, la demande des places de pouvoir politique (STR Z) 118 « donne-nous de siéger... dans ta gloire :. inscrite dans la montée à Jérusalem, relève de la logique prépascale Z : on monte à Jérusalem, après ce sera le récit dernier. Le dialogue qui suit, dans lequel J connaît déjà le récit futur de Jacques et Jean, ce qui est postpascal et même davantage (puisque cela suppose que le narrateur connaît la mort des deux frères), le dialogue donc de refus de la demande pose d'abord que les places dans le royaume dépendent du récit d'un chacun, ensuite que J n'en est pas le maître (cf. S 58 b 6 : « ni le Fils :.) : le royaume ne se conquiert pas, il s'accueille (S 48). « Ce sera pour ceux pour qui cela a été préparé: » : logique prédestinatrice qui est celle du discours théologique postpascal. c « Les dix... à se fâcher contre... » : jalousie significative du fait que tous aspirent aux premières places ( pourrais-je poser que ces « rivalités » jouent touj.ours dans les stratégies de « prise de pouvoir :., telles que la STR Z ...). « Jésus leur dit: ... dominent sur eux ... exercent contre eux le pouvoir:. : c'est la logique des codes du système (SOC) (avec la nuance « sont censés :. ...) que les douze partagent; Z n'échappe pas au SOC. « mais il n'en est pas ainsi parmi vous» : subversion du code politique de domination de classes selon « grandiserviteur :., « premier/esclave ~. C'est la leçon de S 46 et de la finale de S 49 (premiers/derniers 114). Le niveau narrateurj1ecteurs joue aussi dans cette s(::ène, la conclusion illustrant cette subversion des codes par une relecture postpascale du récit de J, où s'éclaire le terme servir : c'est la pratique qui fait passer les gens en situation de malédiction à une situation de bénédiction (m~b), servir équivaut 112. Cf. p. 370. 113. « " Siéger" évoque un pouvoir de juridiction» (BOISMARD, Synopse, II, p. 316). A la page suivante, il remarque que « dans Dn 7,13 ss. le Fils de l'homme reçoit de Dieu pouvoir et domination sur les peuples ». Il y aurait donc aussi transformation sémantique partielle de « Fils de l'homme » dans sa reprise marcienne,excluant ce qui dans l'expression se prête au zélotism~ de Jean et Jacques. 114. L'Eglise comme « hiérarchie », les « princes de l'Eglise» y ayant les premières places ...
« N'AVEZ~VOUS JAMAIS LU .•• »
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à sauver. Sr l'on se rapporte à S 49, on pourrait dire que là -le disciple est défini dans son premier temps, la rupture avec le SOC, ici dans le deuxième, le service de rassasiement, de salut.
S45 g
Ils arrivent à Jéricho. En route vers Jérusalem.
S51 a b
c
d
e
Et comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un mendiant aveugle, était assis au bord du chemin. Et écoutant: c'est Jésus le nazaréen%, il commença de crier et de dire: Fils de David, Jésus, aie pitié de moi 1 Et beaucoup le réprimandaient très sévère.. ment pour lui imposer silence, mais il criait plus fort : Fils de David, aie pitié de moi! Le Jésus s'arrêta et dit: appelez-le. Et l'on appelle l'aveugle, en lui disant : confiance! lèvè-toi, il t'appelle. Et jetant son manteau, il bondit et vint au Jésus. Lui répondant, le Jésus dit : que veux-tu que jP. te fasse? Et l'aveugle lui dit: rabbouni, que je voie! Et P Jésus lui dit : va, ta foi t'a sauvé. Et aussitôt il vit et le suivait sur le chemin.
« il sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule noo'lbreuse » : hors ville (TOP), scénario de Galilée (la foule, lm qui écoute le récit: « c'est Jésus! »). La séquence comme S 45 c, d et S 47, est un rappel de la pratique puissante de J, seul cas depuis le départ vers Jérusalem; il Y a donc contraste entre la pratique de J en Galilée et en Judée. « Jésus, le nazaréen:. : originaire d'un petit bourg de Galilée (SOC). « Fils de David, Jésus:. : prépare S 45 i, où la F reçoit J en Messie davidique. Le parallèle avec S 41-S 42 s'impose : ici la F est comparée à un aveugle; là Pierre .est comparé à un aveugle qui voit déjà quelque chose mais ne verra clairement que dans une seconde étape. « beaucoup le réprimandaient très sévèrement :. : tèrme caractéristique du STR (S 6, S 42, S 48) indiquerait la STR Z (ne pas répandre ce cri zélote, par peur des Romains, car on n'y est pas préparé militairemept). « ta foi t'a sauvé » : comme en S 12 et S 26, la foi consiste en une
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petite stratégie pour traverser la F et arriver à J. c le suivait sur le chemin :. : le texte revient au schéma du chemin.
S45 h
Et quand ils approchent de Jérusalem,
Le terme de S 45, Jérusalem, approche. C'est le moment de poser la question : quel est le but stratégique de cette montée? On n'a parlé que d'affrontement avec les AA. Le texte donne une indication : le parallélisme, que tous les auteurs ont remarqué, entre les deux séquences S 52 et S 61. En effet, dans ces deux séquences, J prend l'initiative d'une petite stratégie (envoi de deux disciples) : elle aboutit ici à la séquence du Temple (S 53 c) qui engendrera la STR des AA en vue d'éliminer J; bref, l'affrontement se fait autour de la scène du Temple. Là, elle aboutira au repas lors de la fête de la Pâque ; ce sera à propos de celui-ci que le but STR (prépascal) de J pourra être éclairé.
S52 a
b
c
vers Bethphagé et Béthanie, près de la montagne des Oliviers, il envoie deux de ses disciples et leur dit : allez au village qui est en face de vous, et aussitôt en entrant vous trouverez un ânon attaclté que nul homme encore n'a monté; détachez-le et amenez-le. Et si l'on vous dit : pourquoi faites-vous ça? dites : le Seigneur a besoin de lui et aussitôt il le renvoie de nouveau ici. Ils partirent et trouvèrent un ânon attaché près d'une porte, dehors dans la rue, et le- détachent. Quelques-uns de ceux qui étaient là leur dirent : pourquoi détachez-vous cet ânon? Ils leur dirent comme avait dit le Jésus et on les laissa faire. Et ils amènent l'ânon au Jésus,
Tg ~ Tf : « montagne des Oliviers » : on traduit habituellement: « mont des Oliviers» ; le terme grec oros étant le même qu'ailleurs pour « montagne ~, c'est mon souci de littéralité qui justifie cette traduction.
a « Béthanie, montagne des Oliviers » : jusqu'en S 65, Jérusalem leur sera opposée, dans le code TOP, comme villejhors ville, à l'instar de la STR en Galilée (S Il, S 18). Ce seront des indices de l'espace DD, espace de clandestinité (STR).
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... ~
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b L'énoncé narratif reprend le discursif de J, ce qui souligne le caractère STR de la séquence. Son but est l'ânon qui, dans la sémantique des transports, s'oppose à cheval, transport du guerrier et à char, transport des rois 11S. c « et ils amènent l'ânon au Jésus » : la STR de J n'est donc pas celle d'un guerrier ni d'un roi; subversion du code zélotiste (STR J/Z) , l'ânon « que nul homme n'a encore monté ~ semblant pousser à l'extrême ce contraste puisqu'il n'est même pas entraîné aux transports. Le contraste joue d'ailleurs en ceci que S 45 i aura un scénario d'entrée d'un roi victorieux à Jérusalem (cf. Za 9, 9). C'est-à-dire que la STR de J est délibérément messianique, mais en déplaçant la sémantique zélote courante.
S45
et ils jettent sur lui leurs manteaux et il s'assit dessus. Et beaucoup de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin·, d'autres des jonchées de verdure qu'ils coupèrent dans les champs. Et ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : Hosanna (sauve-nous), béni soit au nom du Seigneur celui qui vient! Béni soit le royaume qui vient, celui de notre père David! Hosanna dans les lieux très hauts (sauvenous du Romain !). Et il entra à Jérusalem Tg ~ Tf : « W. Vischer 116 attire l'attention sur le fait que : " Hosanna dans les lieux très hauts! " (Hosanna en to'is hupsistois, Mc Il, 10) est une expression dénuée de sens lorsqu'on 'la traduit littéralement : « sauve-nous dans les cieux. :. La traduction en hébreu du texte grec donne : c hsnn bmrm » ce qui peut effectivement avoir le même sens que le grec, mais peut aussi se traduire tout autrement si on lit : « lmrm » au lieu de « bmrm » ; on a alors : « sauve-nous! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Béni soit Je règne qui vient, celui de David notre Père ; sauve-nous du Romain 117! » 115. Cf. CULLMANN, Jésus et les révolutionnaires de son temps, p. 61, bien que sa lecture diffère de la mienne. 116. W. VISCHER, Die evangelische Gemeinde Ordnung -,... Math 16, 13-20, 28, ZUrich, Evangelische Verlag, 1946. 117. G. CRESPY, « Recherche sur la signification politique de la mort du Christ ~, in Lumière et Vie, XX, n° 101, janv.-mars 1971, Lyon, p. 101.
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c sur le chemin ) : aboutissement du schéma du chemin, de la séquence 45. « ils jettent ), « il s'assit ... ) : la STR de J, celle des DD et celle de la F confluent toutes dans ce cortège d'acclamations royales 118 où l'ânon, les manteaux (populaires), les jonchées de verdure marquent le caractère pauvre et populaire du récit, d'où tout élément des classes dominantes est absent. « criaient) : le cri n'est pas traduit (Hosanna) ou bien l'est de façon déformée, sur quoi il nous faudra revenir 119. Bénédiction est invoquée, au nom du Seigneur, sur « celui qui vient, et sur « le royaume qui vient ), lequel est mis en rapport avec celui de David. « Sauve-nous du Romain! » L'attente de la F de Jérusalem est donc messianique-davidique d'un côté, selon l'enseignement des scribes (S 56); mais aussi d'indépendance nationale, avec expulsion des occupants, dans la ligne des zélotes. Bref, c'est la sémantique zélote de messianité qui s'établit autour de J et qui commandera les séquences à venir. Remarquons que se confirme la grille zélotiste que l'on a posée pour la F et pour les DD 120. « et il entra à Jérusalem dans le Temple ) : J érusalem-Temple, métonymie (SOC) qui sera reprise en S 53 et S 55 ; c'est-à-dire qu'à Jérusalem c'est le Temple qui est le lieu de la pratique de J ; monter à Jérusalem est donc monter au Temple; c'est ce qui y sera raconté qui constitue le premier des buts STR de J, indiqué par S 52.
S53 dans le Temple. Et ayant promené son regard sur toutes choses, comme il était déjà tard, il sortit vers Béthanie avec les douze.
a b
a \
dans le Temple , : le Temple est le centre du champ symbolique juif (SYMB) , organisateur de sa géographie (GEO) , aXe reliant terre et ciel (MYTH) , comme on l'a vu 121. C ayant promené son regard sur toutes choses :. : lecture de la pratique du SOC dans ce lieu central, préparant, à la façon de Marc, la scène c. C
118. 119. 120. 121.
Cf. 2 R 9, 13. Cf. p. 31S. Cf. l'p. 192, 208-216. Cf. p~. 11S sa.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
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b « il sortit vers Béthanie avec les douze» de la ville, espace DD (STR-TOP).
vers un lieu hors
S54 a
Le lendemain, comme ils sortaient de Béthanie, il eut faim.
b
Et ayant vu de loin un figuier qui avait des feuilles, il aUa voir s'il n'y trouverait pas quelque chose; et arrivant auprès de lui, il n'y trouva rien d'autre que des feuilles, car ce n'était pas le temps des figues. Et répondant, il lui dit : que plus jamais personne ne mange de ton fruit. Et ses disciples l'en- . tendirent.
c
Ils arrivent à Jérusalem.
Les deux séquences sont entrelacées, la raison en est simple : selon la STR inaugurée en S 22, S 54 est la lecture réservée aux DD (Béthanie, en chemin) de S 53. Ici le mécanisme de lecture . est mis en. place, à l'instar de S 12 et S 16. « il eut faim » : la proximité des références à David (S 51, S 45 i) et au Temple, « maison de Dieu :. (S 53), invite à se rapporter à S 15, où David, ayant eu faim, est rassasié à la maison de Dieu. « un figuier » : parabole en S 58 ; où J ne trouve que des feuilles 122. Le commentaire « car ce n'était pas le temps des figues :. qui implique donc d'avance l'inutilité d'aller voir, montre l'incohérence de la scènè au niveau du signifié; invitation donc à une lecture du signifiant, se rapportant à un autre signifié, celui de la scène entrelacée ; le figuier est parabolique. L. Marin dit joliment : « Vendeurs et acheteurs sont au Temple ce que l'absence de fruits est au figuier : signes négatifs d'une nourriture inconsommable 123. :. « il lui dit : que plus personne... le figuier que tu as maudit :. : là où il n'y a pas de bénédiction, pas de fruits, tombe une parole de malédiction, de jugement. S53 cl
Etant entré dans le Temple, il commença à chasser les vendeurs et les acheteurs dans le Temple et renversa les· tables des changeurs et les sièges des vendeurs de colombes, et il
122. Cf. Jr 8,13. 123. L. MARIN, Sémiotique de la passion, p. 55.
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ne laissait personne transporter d'objet à travers le Temple. Et il enseignait et leur disait : n'est-il pas écrit : ma maison sera appelée maison de prière pour tous les païens? et vous, vous en avez fait un repaire de brigands! Et les grands prêtres et les scribes écoutèrent cela et ils cherchaient comment le perdre. En effet, ils avaient peur de lui, car
d
c2 e
toute la foule était frappée par son enseignement. Et quand venait le soir, ils sortaient de la ville.
cl « entré dans le Temple, il commença de chasser ~ : le terme STR pour l'expulsion des esprits impurs, avec qui les expulsés sont mis en série par le récit. « Vendeurs, acheteurs, changeurs, vendeurs » : les quatre termes indiquent la pratique commerciale, réglée par l'appareil monétaire; voilà ce qui est mis en série avec les démons. Trois fois le terme Temple est écrit dans cette scène si brève. L'argent du commerce est lié au Temple, c'est pourquoi celui-ci ne donne pas de fruit. L'argent y est le maître, l'argent des commerçants. « Et il enseignait ... : maison de prière/repaire de brigands » : la lecture de J oppose la bénédiction, les fruits que le Temple aurait dû donner selon l'Ecriture (<< n'est-il pas écrit... ») à la pratique dans le Temple (<< vous en avez fait ... :.). Voilà donc précisé l'affrontement qu'on avait posé comme prévu stratégiquement par la montée à Jérusalem. Si l'on se rappelle que ce commerce était contrôlé par les grands prêtres 12" on peut conclure que ce sont eux qui sont mis en cause par la pratique subversive de J. « pour tous les païens » : le centre d'Israël serait, dans la perspective juive eschatologique, le lieu du rassemblement des païens, des nations non juives. Rien ici qui ne soit conforme à la STR Z, mais dans cette évocation des païens pointe un élément de la STR J qui est étranger aux zélotes et que les lecteurs païens de Marc ne peuvent pas ne pas lire. d « les grands prêtres :. : mis en place comme actants par le texte pour la première fois, comme en écho à « repaire de brigands :.. Annoncés depuis S 42 c comme adversaires, leur pratique ici s'enchaîne : écouter le récit de la pratique de J (expulsant les commerçants du Temple et y prenant place d'enseignement) et chercher comment le perdre. Comme les scribes et les pharisiens, 124. Cf. p. 97.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... )
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ils sont dans le texte d'emblée des AA, selon la première leçon de la parabole des terrains (S 22 b 1, c3). c2 « toute la foule était frappée par son enseignement :. : comme toujours jusqu'ici, l'enseignement est lecture (ANAL) de la pratique en rapport avec le Temple. Acclamé comme Messie la veille, J est écouté comme Messie enseignant dans le centre symbolique d'Israël. La foule sera, jusqu'en S 56, toujours dans cette pratique d'accueil favorable à J, ce qui indique le j.eu 8TR qui va suivre entre celui-ci et les AA. Le jour, la F étant avec lui, J est sûr devant les AA, il parle et discute ouvertement, ceux-ci ont peur des conséquences de sa pratique (<< ils avaient peur de lui car toute la foule ... ~).
e « Quand venait le soir :., par contre, en l'absence de la F,' « ils sortaient de la ville :., trouvant à Béthanie ou sur la montagne des Oliviers un lieu sûr, hors du champ dominé par les AA.
854
d e
f
En repassant le matin, ils virent le figuier desséché dès les racines. Et le Pierre, se souvenant, lui dit : rabbi, vois! Le figuier que tu as maudit est desséché! Et répondant, le ·Jésus leur dit: ayez foi en Dieu. En vérité (amen) je vous dis, celui qui dit à cette montagne: soulève-toi et jette-toi dans la mer, et n'hésite pas dans son cœur, mais au contraire il croit que ce qu'il parle arrive, cela lui sera. A cause de ça, je vous dis, tout ce que vous priez et demandez, croyez que. vous l'avez reçu, et cela vous sera. Et quand vous êtes debout en prière, acquittez si vous avez quelque chose contre quelqu'un, afin que votre Père qui est dans les cieux vous acquitte aussi vos chutes. Ils viennent de nouveau à Jérusalem.
d matin/soir
raccord CHR avec 8 53 f.
e
« le figuier desséché dès les racines ~ : la malédiction parabolique s'est accomplie, Pierre lit 1'efficacité de la parole de J. « Ayez foi en 'Dieu ) : (AN AL) lisez donc la parabole du figuier dans son signifié, le Temple trouvé sans fruit par le Messie.
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De même que Dieu a desséché le/figuier, il desséchera le Temple, maudit comme repaire de brigands 125. « en vérité je vous dis » : au niveau narrateur/lecteurs, après la destruction du Temple, la parabole acquiert tout son sens. e à cette montagne :. :. de Sion, sur laquelle le Temple est bâti. e jette-toi dans la mer :. : dans l'abîme de Satan (MYTH). « cela lui sera :. : cela vient de s'accomplir par les troupes romaines. « il croit que ce qu'il parle arrive :. : comme c'est arrivé au figuier, cela arrivera (est arrivé) au Temple. La lecture de la parabole est lecture de foi, lecture du manque de fruits, de la malédiction tombée sur le Temple devenu lieu de commerce, repaire de brigands. Le contraste entre J et les zélotes éclate : ceux-ci se sont battus pour le Temple, pour le libérer des païens (et des grands prêtres) : J envisage autre chose, une maison de Dieu qui « sera appelée mqison de prière pour tous lès païens ». Les lecteurs païens lisent donc cet accomplissement: leurs communautés messianiques, où ils prient, ont remplacé le Temple. Ici s'enchaîne un enseignement aux ecclesia sur la prière dans ces communautés· : de même que la prière de malédiction de J a été accomplie, ainsi leurs prières, dans la foi en Dieu, seront accomplies (cela lui sera, cela vous sera). « n'hésite pas dans son cœur :., « demandez :. selon les désirs de votre cœur : la foi, la prière sont lectures de la pratique, désir du cœur, annonce de ce qui s'accomplira; la puissance de la pratique de J, racontée tout au long du récit, posée comme question en S 44 (<< cette espèce-là ne peut sortir que par la prière :.), est enfin éclairée, mise en rapport avec la foi et la prière de J. Ce qui nous permettra de relire toutes les séquences racontant la prière de J et d'en élaborer la théorie. c debout en prière, acquittez... :. : ajout semblable à celui du sel' en S 46, l'acquittement est condition de l'unité ecclésiale, menacée par la question des « lapsi 126 :., maison de prière pour tous les païens, maison d'acquittement (système de la dette) comme condition de votre acquittement par votre Père. « qui est dans les cieux :. (MYTH) indique le jugement eschatologique annoncé par la montagne qui remplit la mer, bouleversement du code GEO en rapport avec le MYTH 127. 125. « Cf. le figuier stérile, image du jugement de Dieu et de la désolation du pays 'dans Os 2,12; 11 1, 12; Ag 2,20; Ha 3,17; Jr 8,13; Is 34, 4; à l'inverse, le figuier verdissant, symbole d'une bénédiction nouvelle dans JI 2, 22, Za 13, 11 » (KAESTLI, L'eschatologie dam l'œuvre de Luc, p. 53, D. 23). Cf. aussi p. 174 et n. 27. 126. Cf. pp. 298 s. 127. Cf. Ap. 21, 1 : lors de l'eschatologie, « de mer il n'yen a plus ~, Satan a été vaincu définitivement.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... )
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Ajoutons encore une remarque: dans la logique du « sans qu'il sache comment >, le figuier desséché est aussi parabolique pour J; car, seule fois dans le récit, l'impératif de puissance de J n'a pas été suivi tout de suite de son effet; cela lui permettra la prédiction de la destruction du Temple en 858 a, comme aussi du remplacement de celui-ci par les communautés messianiques de païens, selon la parabole de la vigne qui va suivre (8 55 d). 855 a
Et lui allant et venant dans le Temple,
b 1 viennent à lui les grands prêtres~ les scribes et les anciens, c et ils lui disaient : par quelle autorité fais-tu cela? ou qui te donna autorité pour faire cela? Mais le Jésus leur dit: je vous interrogerai d'une seule parole et répondez-moi et je vous dirai par quelle autorité je fais cela. L'immersion de Jean venait-elle du ciel \ ou des hommes? répondez-moi. Et ils se disaient les uns aux autres : si nous disons « du ciel »; il dira cc pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui? »; mais si par contre nous disons cc des hommes », ils avaient peur de la foule, car tous tenaient que Jean était un vrai prophète. Et répondant au Jésus, ils disent: nous ne savons pas. Et Jésus leur dit : et moi non plus, je ne vous dis pas par quelle . autorité je fais cela. d Et il commença de leur annoncer en paraboles : un homme planta une vigne, l'entoura d'une clôture, creusa, un. pressoir et bâtit une tour; puis il la loua à des vignerons et partit pour l'étranger. Le temps venu, il envoya un serviteur aux vignerons pour recevoir des vignerons sa part des fruits de la vigne. Et le recevant, ils le battirent et le renvoyèrent les mains vides. Et de nouveau il leur envoya un autre serviteur : celui-là aussi, ils le frappèrent à la tête et le couvrirent d'outrages. Il envoya un autre et celui-là ils le tuèrent, et beaucoup d'autres, les uns frappés, les autres"tu~s. Il n'avait plus que son fils bien-aimé. Il le leur envoya en dernier, en se disant : ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se disaient les uns aux autres : celui-ci est l'héritier; allons-y, tuons-le, et l'héritage sera à nous. Et le saisissant, ils le tuè. rent et le jetèrent hors de la vigne. Que fera le seigneur de la vigne? il viendra, perdra les vignerons et donnera la vigne à d'autres. N'avez·vous pas lu cet écrit : la pierre que rejetèrent les bâtis·
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seurs, c'est· elle qui est devenue tête d'angle; de par le SeIgneur elle fut, et elle est admirable à nos yeux. Ils cherchaient à l'arrêter mais ils eurent peur de la foule, car ils comprirent qu'il avait dit cette parabole pour eux. Et le laissant, ils s'en allèrent. Puis ils lui envoient quelques-uns des pharisiens pour l'attraper en parole Arrivant, ils lui disent : maître, nous savons que tu es vrai et que tu ne te préoccupes pas de qui que ce soit, car tu ne regardes pas au visage des hommes, au contraire tu enseignes en vérité le chemin du Dieu. Est-il permis ou non de donner l'impôt à César? devons-nous le donner, oui ou non ? Mais lui, sachant leur hypocrisie, leur dit : pourquoi me tentez-vous? apportez-moi un denier pour que je voie. Et eux l'apportèrent. Et il leur dit.: de qui est cette image et cette inscription? Et ils lui dirent: de César. Et le Jésus leur dit: ce qui est à César, rendez-le à César, et ce qui est du Dieu, rendez-le au Dieu. Et ils s'étonnèrent très fort de lui. Et viennent auprès d~ lui les sadducéens, ceux qui disent qu'il n'y a pas de résurrection, et l'interrogeaient en disant : maître, Moïse a écrit pour nous : si le frère de quelqu'un meurt et laisse sa femme et ne laisse pas d'enfants, que son frère prenne la femme et susçite une semence à son frère. Il y avait sept frères. Et le premier prit femme et mourut sans laisser de semence. Et le deuxième la prit et est mort sans laisser de semence, et le troisième de même. Et les sept ne laissèrent pas de semence. Après eux tous, la femme mourut aussi. A la résurrection, quand ils se lèveront, duquel d'entre eux sera-t-elle la femme? car les sept l'ont eue comme femme. Et le Jésus leur disait: n'êtes-vous pas dans l'erreur, parce que vous ne connaissez pas les écritures ni la puissance du Dieu? car quand on se lève d'entre les morts, on ne prend ni mari ni femme, mais on sera comme des annonceurs dans les cieux. Et sur ce qu'on se lève des morts, n'avezvous pas lu dans .Ie livre de Moïse, à propos du buisson, comment le Dieu lui dit : je suis le Dieu d'Abraham, et le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob? Il n'est pas le Dieu de morts mais de vivants. Vous êtes grandement dans l'erreur. S'avança un des sClibes, ayant entendu leur discussion et sachant qu'il leur avait bien répondu, il l'interrogea : quel est le premier commandemel1tparmi tous? Le Jésus répondit: le premier c'est: écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
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cœur, de toute ta vie, de toute ton intelligence et de toute ta force. Voici le second : tu aimeras ton proche comme toimême. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. Et le scribe lui dit : Bien, maître, tu l'as dit en vérité : Il est le seul et il n'yen a pas d'autre que lui; et l'aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer le proche comme soi-même est de beaucoup plus important -que tous les holocauste~ et sacrifices. Et le Jésus, voyant qu'il avait répondu avec intelligence, lui dit : tu n'es pas loin du royaume du Dieu. Et nul n'osait plus l'interroger. a « dans le Temple (S 53).
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en Messie (S 45 i) qui y a pris place
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« les grands prêtres, les scribes et les anciens » : que S 42 c a annoncé comme devant rejeter J, sont, pour la première fois, énoncés ensemble comme actants; la scène c sera celle de ce rejet, que le sanhédrin ratifiera (S 66). c « par quelle autorité fais-tu cela? :. : question Q2 qui, en S 6, avait été posée explicitement par le code ANAL, par rapport à 1'enseignement nouveau, contrastant avec celui des scribes. Cela se passe maintenant de façon décisive, non plus dans une synagogUè de Galilée, mais dans le Temple à Jérusalem (TOP) ; J se fait acclamer messianiquement, chasse les commerçants du Temple, y enseigne. « ou qui te donna... » : deuxième formulation (même question ou une autre?) Les AA se posent en lecteurs du récit de J (<< fais-tu cela? ») ; la question de l'autorité doit trouver une réponse dans le système sémantique de l'idéologie juive. La question que J pose à son tour semble donner les deux termes possibles : ciel/hommes (MYTH). La F a lu : il vient de par le ciel «< au nom du Seigneur », S 45 i) ; « les hommes » : manque d'autorité, car ce sont les AA qui ont le pouvoir suprême en Israël (cette réponse renverrait aux zélotes à qui les AA dénient 1'autorité). . « Jésus leur dit :. : il leur pose à son tour une question; la STR de J, en articulation avec l'ANAL, a toujours été de refuser de répondre dans le cadre de la sémantique établie, et de renvoyer à la lecture de son récit. Ici, cependant, c'est au récit de la pratique de Jean qu'il renvoie, pratique que S 1 avait racontée
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se passer en Judée et qui proclamait le récit de J. 4: répondezmoi :. (deux· fois) : savez-vous Ure la pratique de Jean, vous saurez alors lire la mienne. « ils se disaient les uns aux autres :. : le texte les fait évaluer les conséquences STR des deux réponses possibles, l'enjeu étant en définitive la F; les deux comportant des inconvénients pour eux, ils refusent de répondre. C'est leur STR qui commande ce refus et non le signifié des réponses. Bref, ils se déconsidèrent comme iecteurs du récit de J, ils avouent le lieu de leur lecture; ce faisant, ils répondent eux-mêmes à la question qu'ils ont posée : «tu n'es pas le Messie :.. Voilà le rejet. D'où la conclusion que J en tire: « Moi non plus je ne vous dis pas (clairement) par quelle autorité je fais cela. :. TI va cependant leur répondre par une parabole, qui va précisément faire lire ce r~jet messianique. d « il commença de leur annoncer en paraboles ) : récit qui permettra de lire le récit ACT en train de se faire et son aboutissement. « une vigne :) : c'est une métaphore qui se situe dans le même champ figuratif agricole que celles de S 22 b et celle du figuier. Mais la vigne, en Judée, c'est la plante la plus répandue; et, depuis Isaïe 5, elle est l'image même d'Israël, de son abondance ou de sa stérilité 128. « clôture» : la frontière politique-idéologique séparant Israël des nations païennes. Les fruits sont appropriés par ceux qui sont sur placet la classe dominante; pas de fruits pour le vrai prQpriéta.ire, Yahvé (conception « asiatique :. de la' propriété 129). « les divers serviteurs » : la parabole relit l'histoire d'Israël : les prophètes réclamaient la conversion selon le système de la dette, comme condition des fruits, de la bénédiction, du r~ssasiement; les classes dominantes les ont toujours répudiés. Bref, la lecture parabolique obéit à la logique d'une lecture de çlasses dominé~s, elle déconstruit celle des classes dominantes. « le fils bien-aimé » : selon S 2, S 43, équivalent du Messie; « l'étranger » devient l'équivalent du ciel (MYTH); la parabole rejoint le rejet de la scène c. « l'héritage sera à nous » : le Messie est le dernier envoyé, son rejet apparaît comme une appropriation définitive d'Isr~ël et de ses fruits par la classe dirigeante. « ils le tuèrent ) : ppstpascal, niveau narrateurj1ecteurs qui se superpose. « que fera le seigneur de la vigne? » : c'est l'aboutissement du récit ACT que la parabole indique. « il viepdra, perdra les vignerons ~ : niveau narrateur/lecteurs; Jérusalem vient d'être prise, le Temple détruit. « donnera la vigne à Q'autr~s :. : 128. Cf. p. 174, n. 27. 129. Cf. p. 95, n. 5.
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. aux païens-lecteurs. « n'avez-vous pas lu cet écrit? :. : la leçon de lecture (ANAL) se termine, le niveau narrateur/lecteurs étant toujours dominant; la métaphore de la vigne glisse vers celle d'u.ne construction (maison) ; « la pierre que rejetèrent les bâtisseurs :. : le rejet de J par les AA (et, en S 68, aussi par la F). « est devenue tête d'angle » : dans les ecclesia païennes, maisons de partage du pain 130. Donc, une nouvelle construction a été faite (l'ancienne tour, l'ancienne clôture ayant disparu) hors du champ symbolique d'Israël; cette métaphore de la construction refaite (ailleurs) est reprise par le texte en S 66. « de par le Seigneur elle fut et elle est admirable à nos yeux.) : c'est le narrateur qui se lie, dans le nous, aux lecteurs, dans la l~ctijre de leur ecclésialité, nouvel esp~ce de la promesse.. escha,,: tologiquè. e
La lecture que l'on vient de proposer de cette parabole, d'ail,: leurs traditionnelle dans l'exégèse, peut paraître forcer le texte du récit parabolique. C'est que nous sommes des lecteurs hors du champ idéologique d'Israël, hors de la logique interne de la métaphore de la vigne ; le récit indique tout de suite .que les AA ont bien lu la parabole : « ils comprirent qu'il avait dit cett~ parabole pour eux », qu'elle visait leur rejet de J comme de Jean, à l'instar de leurs pères (de classes) par rapport aux prophètes 131. « cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur de la foule:. : l'enjeu STR de S 53 d est indiqué à nouveau, avec insistance sur le Garactère politique de cet enjeu.
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b2· « et le laissant, ils s'en allèrent:.
STR.
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« ils lui envoient quelques-uns des pharisiens et des hérodiens :. : (cf. S 17) seule mention à Jérusalem de ceux qui ont mené, avec les scribes, la lutte idéologique en Galilée; et encore, ils s'inté-. grent ici dans la STR des grands prêtres, anciens et scribes 18'. « pour l'attraper en parole » : en fonction du procès futur.
130. Cf.' p. 28'1. 13 L C(. Mt 2J, 29-32 . . 132,. On avait décrit le M.P.subA. palestinien, au niveau de la lutte idéolo-
gique de classes, comme opposant pharisiens/sadducéens, çeux-ci se rattachant aux gr~nds prêtres, aux anciens et à leprs scribes. Le texte cependant met ces classes idéologiquement adverses en position de ~ collaboration :t, J étant donc. posé comme leur ennemi commun ». En effet, sa STR menace
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g « Maître, nous savons que ... :. : le texte répond : c sachant leur hypocrisie :. . « est-il permis ou non de payer l'impôt à César? :. : J lit leur question comme une tentation (S 39, S 47) ; laquelle? Dans la sémantique zélotiste de messianité, mise en place en S 45 i, répondre « oui », c'est pour J se couper de la F, ce qui permettrait à la STR AA de s'effectuer, puisque le principal obstacle aurait disparu. Par contre, répondre « non », c'est fournir un argument pour l'accuser devant les Romains 133. Réfutons tout de suite la lecture courante dans les discours ecclésiastiques officiels et dans ceux des hommes politiques de droite, qui prétendent que « rendez à César ce qui est à César » marque, de la part de J, le respect de la c légalité de l'Etat :., l'affirmation de l'autonomie de l'ordre politique (de classes) par rapport au royaume du Dieu, qui ne relèverait que de l'intériorité des individus. Or, si cela était, « rendez à César ce qui est à César > équivaudrait à « oui, payez l'impôt aux Romains :. ; donc J serait tombé dans le piège en s'inscrivant contre le zélotisme, ce que la F n'aurait pas eu de mal à comprendre. Le texte cependant conclut par « ils s'étonnèrent très fort de lui :., c'est-àdire: il n'est pas tombé dans le piège. Bref, cette lecture courante est non-lecture du récit, aveuglement idéologique commandé par les intérêts de ceux qui la font 134. « apportez-moi un denier pour que je voie » : J veut lire, analyser. « Cette image et cette inscription? :. : c'est la réponse « de César :. qui entraîne l'opposition César/Dieu, qui est opposition de leurs images; en effet, dans le système de la dette (SYMB), il y a l'interdit de faire des images, « rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut ou sur la terre ici-bas:. (Dt 5, 8), pas plus d'image du Dieu que de César donc. e de César :. : c'est donc l'image et l'inscription du pouvoir politique dans le signifiant réglant la circulation économique (SOC) ; on donne à lire à J la structure même du système SOC, dans son articulation économique/politique. « ce qui est à César, rendez-le à César » : cette pièce, avec cette image et cette inscription, n'est pas de Dieu, ni non plus d'Israël; au contraire, elle toutes les classes détenant un pouvoir (SOC). Or les pharisiens et leurs scribes sont, par rapport à la F, en position idéologique dominante sur les sadducéens, lesquels ne tiennent que par le rôle économique-politique-idéologique du Temple et par leur alliance avec les Romains. Après 70, le Temple disparu, ce seront les scribes pharisiens qui l'emporteront dans le judaïsme. 133. Cf. Le 23,2. 134. C'est aussi la lecture des exégt:tes : c Jésus répond par une remarque de bon-sens ~ (BOISMARD, Synopse, II, pp. 345 s.), le bon-sens (celui des classes dominantes) étant un indice idéologique on ne peut plus net.
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est la marque de la souillure du pays par les occupants : l'occupation est donc refusée par J. c et ce qui est à Dieu:. : -selon la parabole qui vient d'être lue, il s'agit de la vigne d'Israël; selon la leçon de S 53 c, le Temple, c maison de prière :., voilà ce qu'il faut rendre à Dieu. « rendezle à Dieu :. : reconnaissez-moi comme Messie, ne me rejetez pas et vous serez libérés de l'occupant, dans la logique de la pro~ messe de bénédiction rattachée au système de la dette. Comment donc J échappe-t-il au piège du oui ou non? En déplaçant la question: sa réponse s'inscrit dans la logique du SYMB juif, que les pharisiens acceptent d'ailleurs, comme tous les autres; il les renvoie à la lecture de sa pratique comme messianique, selon son procêdé ANAL constant. Ce faisant, il n'élude pas la question STR, mais la situe après la, lecture ANAL. « et ils s'étonnèrent très fort de lui:. : soulignons le niveau narrateurjlecteurs, ceux-ci viennent de subir persécution pour leur refus du culte au César divinisé; l'antithèse César/Dieu est pour eux on ne peut plus radicale, inscrite si l'on peut dire, dans leur -chair, dans le sang de leurs martyrs.
h « et viennent auprès de lui les sadducéens ;) : (SOC) les deux classes idéologiquement opposées convergent dans leur opposition à J ; la pratique de celui-ci déplace donc la problématique de la lutte idéologique. « qu'il n'y a pas de résurrection ) : question concernant le récit dernier, posée à celui qui se situe comme Messie. c Maître, Moïse... une semence à son frère :. : la loi du lévirat (SYMB) avait pour but de promouvoir la « maison ) selon la promesse de bénédiction à Abraham 135, dans une logique « matérialiste) 136, au sens où elle a une importance décisive pour la « maison) de ceux qui n'ont pas d'enfants et ne croient pas à la résurrection des morts ; mais aussi, importance décisive pour la transmission de l'héritage ; or les sadducéens sont de grands propriétaires. « il y avait sept L.-ères... ne laissèrent pas de semence :. : petit récit où la loi, pourtant suivie, n'a pas été accomplie. « après eux tous, la femme mourut aussi ) : le récit « terrestre ) se termine, une autre problématique est introduite, concernant la croyance à la résurrection, que les sadducéens ne partagent pas, mais que J est censé partager. c à la résurrection... comme femme :. : la question est celle 135. Cf. pp. 73 s. 136. c Matérialiste » au sens courant où on applique ce mot à ceux qui ne croient pas dans l'au-delà. Les guillemets sont ironiques.
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d'unê èontradiction entre la loi du lévirat écrite par Moïse et la croyance à la résurrection, non écrite. « Les sept l'ont eue comme ferrune ~ mais non simultanément, ce qui serait un inceste; une abomination ; par contre," la résurrection implique la simultanéité des personnes ; c'est là que réside la contradiction avec la loi, la résurrection étant conçue comme le même (prolongé) du réoit terrestre. « n'êtes-vous pas dans l'erreur... d~ Dieu? :. et, après sa double réponse, insistance: « vous êtes grandement dans l'erreur :. : si l'on relève encore le « n'avez-vous pas lu :., il faut bien dire qu'il s'agi"t d'une erreur de lecture de la part des sadducéens. C'est dans la logique du code ANAL, mettant en articulation la lecture du récit ACT de J (récit puissant qui annonce la puissance eschatologique) avec la lecture de l'Ecriture (en fait : d'un récit) qu'il nous faut lire la double réponse de J. c car quand on se lève d'entre les morts:. : remarquons d'abord le bien-fondé de l'objection des sadducéens, s'il ne s'agit que de lecture de l'Ecriture; car, comme on l'a vu 137, la croyance dans la résurrection des morts a été introduite dans le texte juif au ne siècle avant J.-C. par la production textuelle idéologique perse; donc, l'ancienne écriture l'ignore. J prendra son parti dans la deuxième réponse. « on ne prend ni mari ni femme » : d'abord, J réfute l'objectiOJi posée par la loi du lévirat; il nie que l'eschatologique soit à concevoir comme le même du récit terrestre. En effet, il ne sera plus question de « maisons », de procréation, de mariage. « mais" au contraire on sera comme des annonceurs dans les éieux ::. : ce qui semble exclure aussi l'amour sexuel, l'eschatologique se réduisant à une affaire d'eunuque. En fait, cette lecture est celle de l'idéologie grecque, dans laquelle le discours idéologique parlera des « anges "~ comme de « purs esprits », sans corps. Voilà pourquoi j'ai traduit angeloï par « annonceurs :., pour marquer que cette distinction corps/esprit n'existe pas plus dans la sémantique juive q ~e dans celle des Perses ; les « annonceurs » sont des puissances, en rapport avec le cosmologique, si l'on peut dire, donc avêc le matériel et le corporel. C'est dire que, si procréation et D1âriage sont exclus, on ne voit pas pourquoi, à priori, l'amour gexuel, cette puissance, le serait ua. « les cieux » : (MYTH) le ciel, c'est l'autre par rapport à la 137. Cf. pp. 109 ss. 138. Dans cette lecture, je ne prends pas parti sur les affirmations de l'actant J, j'y reviendrai à un autre niveau de mon discours. Je ne fais ici qU'essayer de rétablir. Une lecture déformée par l'idéologie théologique courante.
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terre; le récit eschatologique n'a donc pas d'identité avec le terrestre, il obéit à la seule puissance de Dieu. Ce qui caractérise le royaume du Dieu, c'est d'être autre, au-delà des désirs des agents, toujours-déjà marqués par les codes dominants du SOC. « et sur ce qu'on se lève des morts:. : J revient donc sur le fond de la question des sadducéens. « dans le livre de Moïse, à propos du buisson :. : dans le récit du buisson ardent. « je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob:. : dans ce récit-là, Dieu se présente à Moïse comme le Dieu de la promesse faite aux patria~ ches, en mémoire de laquelle il entreprend la libération des Juifs de l'Egypte. Cette' promesse était promesse de bénédiction à la descendance d'Abraham, sur quoi reposait l'objection sadducéenne. « il n'est pas Dieu de morts:. : or Abraham, Isaac et Jacob sont morts, et selon la parabole de la vigne qui va être donnée à d'autres vignerons non juifs, non descendants d'Abraham, cette promesse a échoué, suivant la logique « matérialiste:. qui est celle des sadducéens. Bref, le dieu d'Israël, du système de la souillure notamment, du champ SYMB centré sur le Temple, devenu « repaire de brigands :., le dieu de l'idéologie du système (SOC), c'est un Dieu de morts 139. Ce qui, au niveau narrateur/lecteurs, de ces lecteurs situés après la destruction du Temple, est bien une évidence : Israël vient de s'effondrer, son dieu ne l'a pas sauvé. e mais de vivants ~ : l'opposition mort/vie, le texte depuis S 16 a produit son inversion, l'espace BAS étant espace de vie, en opposition au champ du SOC, espace de mort, de Satan (S 20, S 22 bl). Ce dieu dont la puissance est à l'œuvre dans le récit ACT libérateur des corps, celui-là est le Dieu de vivants; et voilà que J relit le récit du buisson à partir de son propre récit et prend parti sur la question de la résurrection des morts : cette puissance qui fait se lever des corps couchés (SYMB : S 7, S 12, S 25, S 44 ...) est dans la logique de la bénédiction promise à Abraham, Isaac et Jacob qui est une logique de bénédiction matérielle, y compris par rapport à la mort. Cela lui importe peu que la foi en la résurrection soit un emprunt à l'idéologie religieuse perse; son argumentation prend appui dans la double lecture de l'ACT et de l'Ecriture. Donc, Abraham, Isaac et Jacob doivent eux aussi ressusciter pour prendre part à la bénédiction promise, si elle échoue sur leur descendance. « s'avança un des scribes:. : un membre de la classe des scribes (SOC) rangée par le récit parmi les AA s'avança, se démarqua de sa classe. De même que Jaire, le chef de synagogue (S 25) et plus 139. Même sens de « morts» en Le 9, 20 : c Laisse les morts enterrer leurs morts. :.
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tard Joseph d'Arimathie (S 72), la classe ne détermine pas tellement chacun de ses éléments qu'il ne puisse écouter le récit de J. N'empêche que ce qui détermine les autres, leur endurcissement de cœur, est l'effet de l'idéologie de classe. « sachant qu'il leur avait bien répondu :. : que cela avait été une bonne leçon de lecture, selon la logique du SYMB juif. Cela fait aussi le raccord entre les deux problématiques, S 55 h et i. « l'interrogea ~ : quel est le premier . commandement? :. : comment lis-tu l'Ecriture et ses deux systèmes d'interdits, la souillure et la dette? Lequel a la primauté? La question vise le lieu d'affrontement entre .la classe sacerdotale et les deutéronomistes et prophètes 140. C le premier, c'est: écoute Israël» : formule dominante dans la liturgie juive 141 ; c'est dans le code ANAL que c écoute » se structure : Israël, l~ vigne, est appelé à écouter le Messie enseignant dans le Temple d'où le commerce a été expulsé; c'est en quelque sorte l'appel définitif de celui qui vint pour accomplir la promesse du Dieu des vivants, d'Abraham, d'Isaac et Jacob, à un Israël assujetti à l'impôt au César occupant. « le Seigneur notre Dieu est notre seul Seigneur » : il n'y a pas d'autres seigneurs, l'argent (du commerce), César ou le Dieu des morts. Une triple opposition est donc affirmée que déjà le texte avait travaillée : Dieu/Argent 142, Dieu/César, Dieu de vivants/Dieu de morts; ces deux dernières d'ailleurs se rapportent à la première, car César est posé à travers la monnaie de l'impôt et le dieu des morts est celui du Temple où se fait le commerce et où se trouve le Trésor (S 57). Justement la pratique de J a opéré, tout au long du récit, le partage entre le champ d'Israël, dominé par ces trois « seigneurs :. et l'espace BAS comme étant celui du Dieu, le seul Seigneur. « écoute, Israël ~ équivaut à « lis mon récit:. (ANAL). « et tu aimeras le Seigneur ton Dieu... de toute ta force :. : sur cette lecture-là, élabore ta stratégie, au niveau de ton cœur, de tes désirs; qu'ils ne soient pas fascinés par ces seigneurs-là; mais que ta pratique, donnant ta vie (STR) , lisant de ton intelligence (ANAL), agissant avec force (ACT), soit en rupture avec le système qu'ils dominent (SOC). C'est le premier temps de la suite de J (S 49-S 50), celui de la rupture. « voici le second: tu aimeras ton pro~he comme toi-même :. le second commandement est le second temps de la suite de J 140. Cf. pp. 86-91. 141. L'exégèse courante en reste là et essaie de voir les rapports de cette « péricope » avec les communautés chrétiennes et leur liturgie, ce qui aboutit à la continuité entre les deux liturgies. Si, par contre, on rapporte l'énoncé cn question à l'ensemble du texte de Marc, par le biais de ses codes, on arrivera à une lecture de rupture et non de continuité. 142. Cf. Mt 6, 24; Lc 16, 13 : « Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent. :.
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aimer celui qui t'est proche, les pauvres à libérer (car le riche, si tu as rompu, s'est éloigné de toi, cf. S 49 a2), ceux qui sont marqués par le manque (m), la malédiction. e comme toi-même:. : ce que tu as, donne-leur (S 31, S 49), ce qui est à toi est à eux. C'est la logique du système de la dette, radicalisé jusqu'à ses dernières conséquences. c il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là :t : le système de la dette, radicalisé, c'est lui qui a la primauté. Tous les interdits du Décalogue (S 35, S 49) sont résumés dans ce don: l'amour de Dieu et du proche. e et le scribe lui dit... et sacrifices :. : il lit à son tour la réponse de J (<< tu l'as dit en vérité ~) et en tire la conséquence ; ces deux commandements du système de la dette sont « de beaucoup plus importants que tous les holocaustes et sacrifices :., bref, que le système de la souillure. e et voyant qu'il avait répondu avec intelligence » : lisant comme les prophètes ont lu. Cela renvoie au début de la scène (<< sachant qu'il leur avait bien répondu :.); J et le scribe sont posés par le récit du même côté, opposés aux AA. D'où la conclusion : c tu n'es pas loin du royaume du Dieu », toi qui viens de poser l'inutilité du Temple et de ses sacrifices, qui as donc bel et bien rompu avec ta classe. c et nul n'osait plus l'interroger :. : la séquence des « interrogations :. au Messie s'achève; le déplacement annoncé par la parabole de la vigne, du champ symbolique juif vers le champ des païens, constitue la problématique commune aux diverses scènes de discussion (ANAL), posant d'abord le débat politique des rapports du M.P.subA. avec le M.P.E., ensuite le débat idéologique concernant l'eschatologique, enfin le débat de la « transformation :. (réforme) de la F.S. qui a dominé l'A.T., celui des rapports entre le système de la souillure et celui de la dette. Parmi les AA, cependant, seul un scribe a réussi la lecture proposée par J. S56
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Et répondant, le Jésus disait, enseignant dans le Temple : , comment les scribes disent-ils que le Messie est le fils de' David? David lui-même dit dans le Saint-Esprit : le Seigneur dit à mon Seigneur : siège à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis sous tes pieds. David lui-même dit : Seigneur, comment alors peut-il être son fils? Et tout le peuple l'écoutait avec plaisir. Et dans son enseignement, il disait : gardez-vous des scribes, eux qui aiment '1"
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promener en longues robes, les salutations sur les places, les premiers sièges dans les synagogues et les premers divans dans les festins; eux qui dévorent les maisons des veuves et affectent de faire de longues prières. Ils recevront, ceux-là, une condamnation de beaucoup plus grande.
a « et répondant:. : au silence de ceux qui n'osent plus l'interroger. TI reste en effet une question après les trois qui viennent d'être posées. Mais on ne la pose pas à J, c'est sa pratique qui la pose, et qui la pose non plus aux AA, mais à la F (<< et tout le peuple l'écoutait avec plaisir ») et à travers elle, aux zélotes, actants dont le texte réussit le tour de force de ne pas les nommer, bien qu'ils jouent à travers tout le récit. Cette question, c'est en effet la F qui .l'a posée dans ses acclamations de S 45 i : l'ambiguïté de la sémantique messianique. « enseignant dans le Temple... le Messie :. : l'achèvement de S 55 est marqué, prolongeant S 55 i. « comment les scribes disent-ils que le Messie est fils de David? ;) : la lecture dominante du messianisme était celle· de la restauration du Royaume de Dàvid H3, et ceci dans sa descendance de sang elle-même, dans sa « maison ». C'est une dernière objection au m~ssianisme d'un « nazaréen », la « maison de David :. étant de J udé~ 144. « David lui-même » va corriger cette lecture de scribe, selon l'attribution traditionnelle du psaume cité. « dans le Saint-Esprit» H4bl. : « siège à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis sous tes pieds » : les
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« avec plaisir :. : la F semble acquise à J, ce qui serait contraire à ses intérêts de classe 145. Plaisir peut-être de voir confondus ceux qui l'oppriment? En S 68, cependant, elle s'alignera sur les grands prêtres.
b « et dans son enseignement, il disait : gardez-vous des scribes ~ : l'opposition enseignement de J / enseignement des scribes, posée juste au début du récit de la pratique de J (S 6) et qui a traversé tout le texte. De même .que l'enseignement de J était, dans l'ANAL, un renvoi constant à la lecture de sa propre pratique, de même ici J renvoie l'enseignement des scribes à leur pratique dans le SOC. TI s'agit du dernier enseignement de J à la F : Messie occupant le Temple, il va tenir contre l'idéologie dominante une sorte de « meeting »146., Aiment-ils le Seigneur leur Dieu de tout leur cœur et leur proche comme eux-mêmes? Non pas, mais les longues robes distinguées, les salutations déférentes, les premiers sièges et les meilleurs divans, les maisons prises aux veuves sans mari pour les défendre, l'affectation de grande piété. Bref, lisez leur récit habituel, vous saurez lire leur enseignement. « ils recevront une condamnation de beaucoup plus grande;) dit. le Messie, lors du jugement dernier. Aux yeux des lecteurs de Marc, la prise de Jérusalem a accompli cette parole.
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Et s'étant assis en face du Trésor, il regardait comment la foule jetait de la monnaie dans le Trésor, et beaucoup de riches en jetaient beaucoup. Survint une pauvre veuve qui jeta deux leptes, soit un quart d'as. Et ayant appelé à lui ses disciples, il leur dit : en vérité (amen) je vous dis, cette veuve, la pauvre, a jeté plus que tous ceux qui jettent dans le Trésor. Car tous ont jeté de leur abondance, mais elle de son indigence jeta tout ce qu'elle avait, toute sa
1ie.
1
a « en face du Trésor » : trois fois rappel~, le Trésor met le Temple en rapport avec l'argent, comme le commerce en S 53 ; 145. Cf. pp. 215 s, 302 s. 146. Que Mt 23 déploie avec une force et une colère extrêmes. Lisez ce discours à haute voix comme si vous étiez acteur de théâtre, vous terminerez rouge de violence: n'est-ce pas un vrai « meeting:. ., Que l'on vienne après cela nous dire que Jésus était doux et non violent, ou bien qu'il a ignoré la lutte des classes !
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amSI cette grande séquence dans le Temple (S 52-557) s'ouvre et s'achève par la mise en valeur du rapport Temple-argent (SOC). 4: comment la foule... et beaucoup de riches en jetaient beaucoup ) : c'est le fonctionnement économique du Temple que J lit, les riches versant ce que les grands prêtres administreront, économie de classe. « une pauvre veuve qui jeta deux leptes » : soit très peu, en contraste avec le beaucoup des riches. « soit un quart d'as:. : traduction pour les lecteurs romains du change des monnaies ; on est toujours dans le registre de 'l'économique. c « ayant appelé à lui ses disciples :. : leçon de lecture par confrontation des récits (riches/pauvre). « en vérité je vous dis » : la leçon est· immédiatement étendue au niveau narrateurjlecteurs; elle concerne ceux-ci directement dans leurs pratiques ecclésiales : ce n'est plus tellement le Trésor qui est en question, mais l'apport des chrétiens, de leur avoir à la communauté. « cette pauvre veuve a jeté plus que tous ~ : leçon de subversivité de la pratique économique dans l'espace de l'ecclésialité ; ce n'est pas la valeur (d'échange) de ce qu'on donne qui compte, car . cela dépend de l'avoir d'un chacun; mais donner de son abondance/donner de son indigence, celle-ci étant soulignée : « toute sa vie ». La logique de S 31 implique qu'elle aura de quoi être rassasiée, celle de S 22 b1 qu'elle portera des fruits à cent pour un. Bref, l'économie du Temple est confrontée à l'économie du champ ecclésial BAS; celle-là, économie de classes dominantes, est renversée, avec le Temple-Trésor stérile, par celle des pauvres dans les ecclesia, pratique économique radicalisée, où l'on partage tout ce qu'on a pour vivre comme condition de bénédiction. S58
a
Comme il sortait du Temple, un de ses d~sciples lui dit : maÎtre, regarde, quelles pierres et quelles constructions! Et Jésus lui dit : tu les vois, ces grandes constructions? qu'il ne soit laissé pierre sur pierre qui ne soit pas détruite.
blEt comme il était assis sur la montagne des Oliviers en face du Temple, Pierre, Jacques, Jean et André l'interrogèrent en particulier : dis-nous quand cela sera et quel sera le signe que tout cela va s'accomplir. b2
Et le Jésus commença de leur dire : gardez-vous de ce qu'on ne vousentrsîne en erreur. Beaucoup viendront en mon nom, disant (c c'est moi ) (je suis) et entraineront en erreur beaucoup de gens. Or quand VOliS entendrez parler de guerres et
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de bruits de guerres, ne vous alarmez pas : il faut qu'arrivent ces choses, mais ce n'est pas encore la fin. n se lèvera nation contre nation, et royaume contre royaume, il y aura des tremblements de terre selon les lieux; il y aura des famines. Cela, le commencement des douleurs d'enfantement. b3 Gardez-vous vous-mêmes : on vous livrera aux tribunaux et vous serez battus dans les synagogues. Vous comparaîtrez devant des gouverneurs et des rois en témoignage contre eux. Et il faut d'abord que la bonne annonce soit proclamée à toutes les nations. Et quand on vous emmènera pour vous livrer, ne vous préoccupez pas de ce que vous parlerez, au contraire parlez ce qui vous sera donné dans cette heure-là, car ce ne sera pas vous qui parlerez, mais l'Esprit Saint. Car le frère livrera son .frère à la mort et le père son enfant, et les enfants se dresseront contre les parents et les tueront et vous serez haïs de tous à cause de mon nom, mais celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé. b4 Mais quand vous verrez l'abomination de la désolation érigée là où il ne faut pas - comprends, lecteur! - alors ceux qui seront en Judée, qu'ils s'enfuient dans les montagnes, celui qui sera sur la terrasse qu'il ne descende ni ne rentre pour emporter quelque chose de la maison, et celui qui sera aux champs, qu'il ne retourn~ pas en arrière pour emporter son manteau. Malheur à celles qui seront enceintes et allaiteront en ces jours-là. J.\;lais priez afin que ce ne soit pas en hiver. Ce seront en effet des jours de tribulation telle qu'il n'yen a pas eu de pareille, depuis le commencement de la création que le Dieu créa jusqu'à maintenant, et qu'il n'yen aura jamais plus. Et si le Seigneur n'avait pas abrégé ces jours, aucune chair ne· serait sauvée. Mais à cause des élus qu'il a élus, il a abrégé ces jours. Alors si l'on vous dit « voyez, le Messie est ici », « voyez, il est là », ne croyez pas. Des faux messies et des faux prophètes se lèveront et feront des signes et des prodiges pour entraîner dans l'erreur les élus, si possible. Et vous, gardez-vous : je vous préviens de toutes choses. b5 Mais en ces jours-là, après cette trilJulation, le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus sa clarté, et les astres tomberont du ciel, et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées. Et alors on verra le Fils de l'homme venir dans ·Ies nuées avec beaucoup de puissance et gloire. Et alors il enverra les annonceurs et rassemblera ses élus des quatre vents, de l'extrémité de la terre à l'extrémité du ciel. b6 Du figuier comprenez la parabole : dès que sa branche devient
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flexible et que ses feuilles poussent, vous comprenez que l'été. est proche. De même vous, quand vous verrez cela arriver, comprenez qu'il est proche, aux portes. En vérité (amen) je vous dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. b1
Quant à ce jour ou à cette heure nul ne les sait, ni les annonceurs dans le ciel, ni le Fils, si ce n'est le Père. Gardezvous, veillez, car vous ne savez pas quand sera le temps. C'est comme un homme parti en voyage, laissant sa. maison et donnant à ses serviteurs l'autorité, à chacun son travail et au portier il recommanda de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand le seigneur de la maison vient, ou le soir, ou à minuit, ou au chant du coq ou le matin, de peur qu'il n'arrive à l'improviste et vous trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez!
a « comme il sortait du Temple» : sur cette leçon d'économie comparée, J quitte le Temple, centre de l'espace symbolique juif qui sera remplacé par la pratique de donner ce qu'on a 147. « un de ses disciples... et quelles constructions » : le Temple quitté reste cependant comme un monument qui fascine, dans l'évocation du travail immense de sa construction. Ce qui renvoie, une fois encore, à David, qui a voulu entreprendre sa construction comme « maison de Dieu ;). A quoi Yahvé avait répondu par un refus et une promesse sur la « maison de David ». J vient de refuser celle-ci (S 56), c'est la « maison » ecclésiale qui occupera la place du Temple, dans le centre de l'espace BAS. « tu les vois... qui ne soit pas détruite ;) : la pratique de J par rapport au Temple, lue déjà paraboliquement dans le figuier desséché, atteint son point d'achèvement : la destruction du « repaire de brigands :. et son remplacement par « la maison de prière pour tous les païens ». Comme le remarque L. Marin 148, le Temple ne sera plus nommé dans le TOP, 'dans l'énoncé narratif, et quand il reviendra dans des énoncés discursifs, ce sera sous le signe de sa destruction (S 66, S 71) jusqu'à ce que son voile se déchire, en préfiguration de cette destruction qui permettra le déplacement définitif du regard des lecteurs chrétiens, de Jérusalem et son Temple vers leurs pratiques et ce qui leur est promis.
147. Cf. pp. 282 SS. 148. Sémiotique de la passion, p. 57.
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b TI s'agit d'une seule scène : question des quatre disciples et long discours de J en réponse. Par commodité, on a découpé celui-ci en six sections (b2-b7), suivant, à peu près, les divisions de J. Lambrecht 148 bis qui distingue trois grandes sections, équivalentes à b2-b3-b4/b5/b6-b7. b2 et h3 sont introduits par des impératifs « gardez-vous » et b4 par « quand vous verrez » (l'ensemble des signes antérieurs à la venue du Fils de l'homme) ; b5 par « en ces jours-là ; Oa venue du Fils de l'homme) ; b6 par la parabole du figuier et b7 par « quant à ce jour :., qu'une autre parabole (<< un homme parti en voyage ») illustrera : c'est la question du « quand » de cette venue. hl « assis sur la montagne des Oliviers en face du Temple » : la montagne des Oliviers (TOP) renvoie à S 52 et assure l'achèvement de cette grande séquence S 52-S 58 concernant le Temple, sur laquelle nous reviendrons, après la lecture de S 58. Par ailleurs (S 63 et métonymie Béthanie-montagne des Oliviers en S 52), c'est l'espace des DD (<< en particulier :.), espace BAS, opposé au Temple, espace des AA. Depuis l'espace BAS, J lit le destin du champ symbolique juif centré sur le Temple d'où il vient de sortir. Ce destin étant celui de sa destruction, on peut désigner cette sortie comme un exode (exodos) , l'achèvement du chemin (odos) de la montée à Jérusalem-Temple. « Pierre ... et André·) : ceux qui ont été au début du chemin (S 4), ce sont eux qui posent la question de sa fin. e l'interrogèrent :. : verbe qui désigne le code ANAL. En effet, tout le discours s'insère dans ce code comme une lecture complexe (quelques indices: « gardez-vous:. = regardez, « en erreur:. (de lecture), « vous verrez >, « ne croyez pas ), « on verra ), les paraboles, « comprenez ), « veillez '>, « vous ne savez pas ), plusieurs se répétant). Par ailleurs, autant dans la question que dans la réponse, les futurs scandent tout le discours, le marquant comme un récit d'anticipation. Cependant, ce n'est pas en termes de pré et postpascal qu'il faudra le lire, car il n'y est pas question de la mort et de la résurrection de J. On trouvera trois indices qui situent le discours presque intégralement au niveau narrateur/lecteurs (<< lecteur! ), « maintenant », « ce que je dis à vous, je le dis à tous :.) le dernier marquant expressément l'élargissement des 148 bis. J. LAMB RECHT, La structure de Marc XIII. Notre lecture sera très différente de celle qu'il propose: par exemple, l'auteur ignore le c comprends, lecteur! » (b 4), qui sera l'un des nœuds de notre lecture.
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auditeurs/lecteurs vous ~ tous, ce qui permettra de lire quand même quelques éléments au niveau du récit de J, justifiant que le discours soit à cet endroit du texte. « quand cela sera et quel sera le signe que tout cela va s'accomplir ;) : deux questions (quand, quel signe) auxquelles le discours répondra en ordre inverse, b2-b4 donnant les signes à lire, b6b7 répondant à la question du quand. Cela et tout cela, par ailleurs, semblent poser la deuxième question comme implication de la première : cela renvoie à S 58 a, annonce de la destruction du Temple; tout cela, lié à « s'accomplir:.. (avec, dans le grec, la racine telos, fin), renvoie au récit dernier, eschatologique (cf. b6, la leçon de la parabole du figuier : « cela :. vous le voyez arriver, c'est arrivé; « tout cela :. doit encore arriver, on ne sait pas quand). Cette implication, la destruction de Jérusalem impliquant l'eschatologie, on la retrouvera dans le discours, mais elle est déjà présente dans la question des disciples, qui porte donc aussi sur le récit dernier. « et Jésus commença de leur dire ~ : donc, au niveau narrateur/ lecteurs, à la question des lecteurs chrétiens de Rome en 72 ou 73, sur la destruction de Jérusalem et le récit dernier,- « Marc » va répondre, d'abord en lisant les récits contemporains récents (b2b4), puis en annonçant la venue proche du Fils de l'Homme (b5), finalement en répondant à la question du quand de celle-ci (b6b7). Donc leçon de lecture (ANAL), à la façon du reste du récit et d'abord: comment lire le texte complet des récits qui viennent d'avoir lieu (b2-b4). b2 (b4) « gardez-vous qu'on ne vous entraîne en erreur ;) : avertissement qui sera repris à la fin de b4. Les DD (les chrétiens) seront en état de lecture où l'erreur est possible; c'est que J ne sera pas avec eux, lui qui jusqu'ici leur apprenait à lire; le code ANAL, code des pratiques de lectures, est donc constitutif de la pratique chrétienne, de l'ecclésialité, comme il l'est de la pratique messianique de J. Deux types de signes : des faux messies et des récits de guerre, de catastrophe, de famine, repris en ordre inverse en b4. « beaucoup viendront en mon nom :. équivaut à « des faux messies feront des signes· et des prodiges :. ; « mon nom » renvoie à la puissance (S 46 c), de même que « disant: c'est moi» équivaut à « voyez, , Je Messie est ici, il est là :.. Le rapport de continuité avec les guerres f~rait penser LlLLt prétentions messianiques des zélotes, ou peutêtre à des chrétiens séduits par' d'autres sectes. Les guerres et famines renvoient comm~ « l'abomination de la désolation» à la guerre juive dont Je récit «< vous entendrez parler ») est arrivé à Rome.
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Le texte ayant une typologie apocalyptique très marquée us, il ne faut pas trop essayer de trouver une correspondance stricte avec les récits connus historiquement; l'apocalyptique, littérature clandestine, est sciemment elliptique dans ses allusions à la contemporanéité que ses lecteurs lisaient par ailleurs fort clairement. « ce n'est pas encore la fin :., « le commencement des douleurs d'enfantement~:., « des jours de tribulation» : marques de la successivité des divers récits dans un seul récit, de divers signes ne formant qu'un signe de ce que l'on attend (b5). La métaphore de l'enfantement inscrit ce seul récit selon deux temps : celui des douleurs (b2-b4) et celui de la libération, de la joie dernaissance, du salut (b5). Bref, le récit des douleurs est précurseur, et par là même annonceur, du récit dernier; ils sont bel et bien impliqués à la fois comme successifs et comme signe et accomplissement.
b3 « gardez-vous vous-même:. : un autre type de signes est enchâssé entre ceux de b2 et b4, qui étaient extérieurs aux ecclesia; ils concernent directement celles-ci, les lecteurs, « vous-mêmes ~. Ce seront des persécutions : arrêtés, livrés aux tribunaux, frappés, frères contre frères, père contre enfants et vice versa, cette désagrégation des « maisons» allant jusqu'à la mort, à la haine de la part de tous. C'est le passé récent de la communauté de Rome (S 49 d), l'opposition entre la pratique du BAS et la pratique dominante du SOC étant très marquée, comme dans le récit de J. Deux consignes stratégiques concernant la pratique de proclamation des ecclesia s'enchâssent : c il faut d'abord que la Bonne Annonce soit proclamée à· toutes les nations :., c'est l'exode du récit de J et de ses porteurs, les disciples, qui y est indiqué en toutes lettres. Cet exode vers les nations est bien le but dernier de la STR de J, après la montée à Jérusalem, il va en être question à nouveau dans les séquences S 59 et sv. ; or, « Marc :., à Rome, centre du monde d'alors, lit ceci comme réalisé, des ecclesia ayant été créées partout dans l'espace de l'empire romain. « ne vous préoccupez pas de ce que vous parlerez ... mais. l'Esprit Saint :. : on y reviendra plus tard 150. « celui qui persévère jusqu'à la fin sera sauvé:. : dans cette suite de récits de malédiction il faut savoir que ce n'est pas encore la fin, qu'elle viendra comme salut, comme bénédiction eschatologique (b6-b7 reprendront ceci). Toujours la logique de la métaphore des douleurs d'enfantement: ce récit en annonce un autre qui suivra bientôt. 149. Cf. pp. 107 ISO. Cf. p. 349.
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b4 « l'abomination de la désolation:. : renvoie à Dn 9, 27, dont un ajout postérieur explicite « le Temple) ; le parallèle de Lc 21, 20 écrit « quand vous verrez Jérusalem investie par les armées ). TI s'agit ici, personne ne le conteste, de la prise de Jérusalem, en 70, par les légions de Titus - c'est la désolation - et de l'incendie du Temple - c'est l'abomination - . Ce superlatif de malédiction inscrit donc ce récit dans la sémantique du symbolique juif; c'est-à-dire que le narrateur (<< Marc:.) lit cette destruction de Jérusalem et de son Temple selon les codes juifs: c'est le centre du champ symbolique juif qui a été profané et détruit, selon la prédiction de S 58 a. Tout ce qui suit confirme cette lecture: la fuite vers les montagnes, ne pas retourner en arrière, malheur aux enceintes ou allaitantes, c'est la description de la désolation tombée sur la Judée. La Judée, Jérusalem, le Temple, c'est le centre du monde 151 pour un Juif ; sa désolation est la pire des catastrophes selon les codes juifs 152. Le champ symbolique juif détruit, il faut le déserter, le fuir, car il n'assure plus de bénédiction (c'est pourquoi enfanter ou allaiter est devenu un malheur) ; bref, c'est la désorganisation des codes courants, leur chambardement, l'effondrement du champ symbolique et des codes l'inscrivant. e depuis qu'au commencement Dieu créa la création... et qu'il n'yen aura jamais plus :. : le code définissant la chronologie juive par un commencement (archè) et une fin (telos) est cité, d'un côté pour exalter au maximum l'ampleur de cette malédiction, singulière au sens strict, dans le passé et dans l'avenir, mais aussi pour marquer l'abrègement de ces jours de malédiction (par le Seigneur du code CHR) comme condition de salut des « élus ), les lecteurs dans l'espace BAS. e comprends, lecteur! ) : seule fois dans le texte, le lecteur de Marc est explicitement cité; gageons qu'il s'agit là d'un point nodal de la structure du texte en tant que tel et qui donne une clé explicite de lecture pour son niveau narrateurjlecteurs. « quand vous verrez ), sur quoi cet appel au lecteur s'enchaîne, marque qu'il s'agit d'une visibilité qu'il faut savoir lire. Cet appel s'explique, d'un côté, du fait que l'événement visible à lire n'est pas nommé et il faudra en rendre compte; mais, d'un autre côté, plus décisif, le terme « comprends ) étant propre au code ANAL tout au long du récit, cet impératif (souvent utilisé par J : S 35 d, S 40 b, et son équivalent « saisissez ), S 22 c2, S 33 b, S 35 c, S 40 d, 151. Cf. p. 116. 152. Le 21, 23, qui n'écrit pas selon ces codes, relativise ce malheur: « ce
sera une grande détresse sur la terre et une colère contre ce peuple ).
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deux fois) marque l'aboutissement du code ANAL comme structure textuelle du récit : c'est pour que cette lecture par le lecteur ait lieu que le récit a été écrit. La pratique de J a été racontée souvent comme subversivité du champ symbolique juif et, notamment, S 55 fait lire le remplacement de ce dernier par l'espace BAS chez les païens, après quoi J quitte le Temple et annonce sa destruction. C'est-à-dire que pour Marc, ce qui vient d'avoir lieu est la conséquence de la pratique de J, annoncée par celle-ci, pré-dite par lui : aux lecteurs païens de le comprendre. « jusqu'à maintenant» : là encore le narrateur prend la parole, si l'on peut dire, de la bouche de l'actant J, car ce maintenant est celui de son écriture et aussi de la lecture, après l'effondrement du champ symbolique juif. Après un rappel des risques d'erreur de lecture par ceux qui se laisseront égarer par des faux messies, se voulant à la place de J, cette place que justement le narrateur « Marc » occupe, b4 s'achève sur une mise en garde : « gardez-vous, je vous préviens, de toutes choses)) ; le narrateur s'efface car c'est le poids de la prédiction de J qui doit garantir la lecture de ce qui est arrivé. b5 « mais en ces jours-là, après cette tribulation » : enchaînement avec le récit de la désola Lion du champ juif. c le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus de sa clarté, les astres tomberont du ciel,· et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées:) : c'est le code MYTH, son ciel, qui maintenant s'effondre après le champ symbolique juif, la désolation devient universell~, aucan récit n'est plus possible, le récit dernier commence, les temps s'accomplissent. Revenons à b4 : cet événement singulier, unique dans sa tragédie, c'est la destruction du Temple; c'est-à-dire, dans la sémantique, juive, l'axe qui, au centre du monde, relie le ciel à la terre m. S'il est tombé, le ciel ne peut plus tenir et s'effondrera à son tour. C'est donc la logique des codes SYMB-MYTH structurant le texte qui permet la successivité immédiate du récit eschatologique à l'effondrement du champ symbolique juif; c'est elle que travaille l'écriture de Marc, située dans un « maintenant» entre les deux. c il n'yen aura jamais plus » : ce n'est pas une prédiction, c'est une conséquenceJogique, dans le texte, des codes qui le structurent. Certes, on retrouve la matrice de la prédiction théologique, la prédestination (<< à cause des élus qu'il a élus, le Seigneur a abrégé ces jours »), mais cette matrice elle-même est déterminée 153. Cf. p. 116.
~
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LECTURE DE MARC
par la solidarité textuelle des deux codes juifs. Dans le désert de la désolation, le Juif « Marc :. ne peut pas faire autrement que d'attendre le récit dernier 18., b6-b7 ne feront que confirmer cette lecture. « et alors ~ : après l'effondrement du ciel sur la terre, la disparition de la différence permettant tout récit, c'est la clôture, l'eschatologique 155. « on verra le Fils de l'homme venir dans les nuées ) : cf. S 42 e. C'est la manifestation de ce que le récit tenait secret, dans l'espace BAS. C'est pourquoi il ne faut plus croire un messie ici ou un messie là, localisés : il n'y a plus de pratique possible pour ces messies-là, eussent-ils accompli des signes et des prodiges. Plus de signe, plus d'annonce, la bénédiction définitive sera là et tous la verront. « avec beaucoup de puissance et de gloire ) : plus de pouvoir ni de richesse, car les SOC se sont effondrés; la puissance et la gloire, elles, sont le fruit de « la plus petite des semences qui sont sur la, terre» (S 22 b3) ; bref, c'est la justification dernière, horizontale (au sens de « horizon »), de la stratégie de J, cette pratique de pauvres gens, charpentier, pêcheurs, publicains, dont la subversion des pouvoirs de « ceux qui sont censés être les principaux des peuples » (S 50) atteint son apogée. « et rassemblera ses élus des quatre vents :. : tous ceux qui ont écouté le récit et y ont cru, de toutes les nations de la terre (car « il faut d'abord que la Bonne Annonce soit proclamée à toutes les nations »), seront rassemblés dans le grand cercle final, devenu basiléïque, royaume de Dieu, cour de Dieu. « de l'extrémité de la terre à l'extrémité du ciel :. : terre et ciel ne s'opposent plus, les deux termes du MYTH ont épuisé leur écart; le texte du récit est clos, il ne reste que des consignes à . 1 donner. « du figuier comprenez la parabole » : la structure je/vous qui est celle de l'ensemble du discours (et a été interrompue en b5) revient, avec la parabole à comprendre par les lecteurs, bref l'ANAL. C'est toujours la figure de la productiQn agricole qui permet à ces élus de lire la proximité de leur destin béni en surabondance, trente, soixante, cent pour un. A l'inverse du figuier-' Temple, devenu stérile, le figuier dont les feuilles poussent signifie la proximité de l'été 156; ainsi, quand vous verrez cela arriver (le 154. De même Matthieu. Luc, lui, désolidarise les deux codes; païen et situé dans la troisième génération de chrétiens, quelque trente ans après la ruine du Temple, récit dernier n'y est plus solidaire de cette chute. 155. Cf. pp. 144 s. 156., Cf. p. 248, n. 125.
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Temple-figuier desséché), comprenez que lui, le Fils de l'Homme, est proche, aux portes. On est touJours au « maintenant :. d'entre les deux événements. c en vérité je vous dis :. : dans un discours quise situe en son entier au niveau narrateur/lecteurs, cet indice renforce ce qui va être dit, et c'est la réponse à la question « quand cela sera-t-il? >, question décisive pour ces communautés tellement éprouvées déjà ; cette génération ne passera pas que tout cela (l'eschatologique) ne soit arrivé, réponse déjà donnée en S 42 e (<J: en vérité je vous dis, il y a quelques-uns parmi ceux qui sont ici qui ne goûteront pas la mort jusqu'à ce qu'ils voient le royaume du Dieu venir avec puissance:.). Cette prédiction est la seule qui, chez Marc, ait valeur de prédiction, parce qu'elle concerne un événement pas encore arrivé au « maintenant» de l'écriture; c'est donc la prédiction de « Marc :. lui-même, réponse à la problématique des ecclesia de Rome. Si l'on se rend compte que la réponse déjà donnée en S 42 e l'avait été dans la foulée de la prédiction postpascale de la mortrésurrection, et que c'est l'enjeu même de la prédestination des lectem:s, on trouve un des éléments de la logique du discours théologique de Marc : la première prédiction justifiait d'avance cette deuxième, les deux mises dans la même bouche. Et les paroles de cette bouche ne peuvent donc pas être démenties, car, si elles s'enracinent dans le MYTH, elles le dépassent : « le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas :. . Clôturé par le MYTH, le texte essaie de démythologiser 157. Ouvrons ici une parenthèse. La confrontation avec le texte de Luc, écrivant vers l'an 100, c'est-à-dire au moment du passage de la deuxième à la troisième génération ecclésiale Hi8, devient élucidative de la lecture que je propose ici du texte de Marc, par les transformations qu'il en fait. Même si je fais des réserves sur quelques points de vue de Jean-Daniel Kaestli, dans L'eschatologie dans l'œuvre de Luc, je ne peux que souscrire à la thèse qu'il reprend de Conzelmann, selon laquelle ( le motif principal de la transformation que Luc fait subir à sa source se révèle être le retard de la parousie, qui l'amène à reconsidérer complètement la nature et le déroulement des choses dernières » (p. 55). Ainsi, pour le logion final de S 42 e, fixant la parousie dans le temps de la première génération de disciple, la transformation qu'opère Luc est due au fait que « la fin se faisant attendre, il renonce absolument à en 157. Cf. la contradiction MYTHI ACT que l'on avait repérée p.147 (el plus loin pp. 382 S8.). 158. KAESTLI, L'eschatologie dans l'œuvre de Luc, p. 107 : « Le prologue [de l'évangile de Luc] montre qu'il se situe lui-même dans la troisième génération (... ) et il nous semble donc préférable de suivre H. Conzelmann qui situe l'œuvre lucanienne aux alentours de l'an 100. »
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fixer la date :. (p. 18), et pareillement pour « cette génération ne passera pas que tout ne soit arrivé:. (p. 53). De même, le remplacement déjà cité de « l'abomination de la désolation :) par « le siègle de Jérusalem investie par les armées romaines ;) « nous signale le regard complètement nouveau que Luc porte sur les prophéties de Marc 13 » (p. 49). Païen d'origine, non-Juif, Luc désolidarise le SYMB du MYTH (c'est là son « regard nouveau :.), dans la logique de l'élimination de « l'attente d'une fin imminente :.. TI « déseschatologise :. certains événements comme la destruction du Temple, la chute de Jérusalem ou la persécution frappant le peuple de Dieu, en leur enlevant leur signification traditionnelle de signes avantcoureurs de la fin, et en les réduisant au rang d'étapes nécessaires sur le chemin qui conduit au salut définitif. Celui-ci est « repoussé:. dans un avenir lointain et indéterminé (pp. 55-56). Donc, et c'est Klisemann qui est ici invoqué, Luc se situe dans la « période de transition qui a conduit de l'Eglise primitive à l'Eglise ancienne; le critère de çe passage, c'est l'extinction progressive de l'attente eschatologique d'une fin du monde imminente, laquelle peut être aussi constatée dans l'Evangile de Jean > (p. 97). Luc lit donc autrement le récit du Temple, à la fois parce qu'il écrit trente ans après et que la prédiction de « Marc:. n'a pas été accomplie, et parce que le jeu des codes SYMB et MYTH n'est pas le même dans son texte (ce que, bien sûr, il· faudrait analyser dans l'ensemble des écrits lucaniens). b7 Le terme du délai de la clôture eschatologique est donc précis c'est le temps de vie d'une génération qui est en train de vieillir (quarante ans sont passés) 159 et dont beaucoup ne sont plus là. Reste la précision du jour et de l'heure : le texte rappelle alors que le discours de prédiction est en contradiction avec la logique narrative qu'il a mise en place, « quant à ce jour ou à cette heure, nul ne les sait, ni les annonceurs dans le ciel, ni le Fils ». J ne peut donc être plus précis, du fait de son ignorance : « sans qu'il sache comment », le travail souterrain produit ses fruits et arrive au moment eschatologique de la moisson. « si ce n'est le Père » : dernier secret de celui qui a fait le ciel et la terre, le seul Seigneur du MYTH ; secret dont la signification est l'exigence jusqu'au dernier moment de la vigilance : « veillez, car vous ne savez pas quand sera le temps :.. « c'est comme un homme parti en voyage :. : une dernière parabole, non plus de plantes agricoles, cette métaphore du champ 159. Selon la chron91ogie communément acceptée qui place le meurtre de Jésus l'an 30 après J.-C. (cf. B.J., p. 1653 : nouvelle éd., p. 1821).
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... :.
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d'Israël, mais de la maison ; le dëplacement a été effectué, de la vigne-Israël et du figuier-Temple à la maison-ecclesia. N'empêche qu'il y a parallélisme entre S 55 d et cette parabole : là comme ici le propriétaire parti au loin doit revenir, là le Dieu d'Israël, ici Jésus-Fils de l'Homme (postpascal donc). La leçon de lecture est donc aisée : les dirigeants d'Israël n'ont pas veillé sur la venue du Messie; vous-mêmes ne soyez pas pris au dépourvu devant la venue du Fils de l'homme 160 : « veillez donc :). « ou le sOIr, ou à minuit, ou au chant du coq ou le matin :) : la vigilance se fait pendant la nuit, c'est-à-dire en temps de malédiction, ce qui la rend si difficile. La chronologie des quatre vigiles de la nuit juive prépare le ré.cit de l'arrestation et du jugement de J, la vigilance demandée aux lecteurs étant mise en contraste avec la non-vigilance des disciples, « trouvés endormis ~ (S 64). « vigilance:) s'oppose donc à « dormir :., comme être debout à être couché. Le sommeil est l'absence de récit; c'est donc sur le récit des pratiques des serviteurs que doit s'exercer la vigilance. « donnant à ses serviteurs l'autorité, à chacun son travail :) : veillez donc sur votre pratique, pratique de service, c'est-à-dire pratique puissante, d'autorité, de salut (m~b) (S 50) 161 ; et, s'il faut tellement insister sur la vigilance, c'est que la séduction du SOC, « les soucis du siècle », « la séduction de la richesse et des autres convoitises» (S 22 c3), continuent toujours de s'exercer sur les ecclesia, de même que « les tribulations ou les persécutions à cause de la parole:) (ibid.) de la part des tenants du pouvoir du même SOC. e ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez :) : au-delà de Pierre, Jacques, Jean et André, les lecteurs de J, le texte s'élargit à nouveau aux lecteurs de Marc. LECTURE RÉTROSPECTIVE DE S 53-S 58 Cette grande séquence se structure autour du Temple et de la méconnaissance/reconnaissance de la messianité de J. La pratique messianique de J subvertit la pratique dominante (AA) dans le centre du champ symbolique juif (S 53) ; ses lectures de discussion avec les AA opèrent le déplacement de ce champ symbolique vers le champ (ecclésial) des païens (S 55-S 57), à partir de sa lecture à lui de la malédiction parabolique du figuier (S 54). « Marc :) lit la destruction du Temple comme conséquence et de cette subversion-déplacement et du rejet du Messie par les grands prêtres, anciens et scribes; et, de par le jeu des codes SYMB-MYTH, il 160. Hélas! c'est pourtant ce qui est arrivé, quand les ecclesia ont fait place à l'Eglise, les structures du M.P.E. étant plus fortes que la vigilance. 161. Cf. p. 240.
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LECTURE DE MARC
annonce la venue proche du récit eschatologique, dans le temps de . la première génération ecclésiale, laquelle touche à sa fin. LECTURE RÉTROSPECTIVE DE S 42 c-S 58 Peut-être pourrais-je commencer par recommander au lecteur point trop pressé de relire les pages 213-220, commentaire de S 42c-e comme programmation de cette grande séquence; ces pages lui seront peut-être maintenant plus aisées à comprendre... Il y était question d'abord (S 42 c) d'une nouvelle STR de J, celle de sa montée à Jérusalem où un « affrontement », qui n'y était pas défini, aurait lieu entre J et les grands prêtres, anciens et scribes. Le texte l'a précisé par la suite: cet affrontement a eu lieu dans le Temple, d'abord par la chasse des commerçants (S 53), puis par la polémique idéologique opérant le déplacement du champ symbolique juif vers celui (ecclésial) des païens, dont la parabole de la vigne a été l'annonce. Ensuite (scène d), il était question de l'opposition d'une STR Z à cette STR J, selon le schéma « pensées des hommes/pensées de Dieu :.. Il est clair maintenant que c'est le destin du Temple qui était l'enjeu de cette confrontation: la STR de J l'a amené à délaisser le Temple comme stérile, au profit d'un exode vers les païens, tandis que la STR Z se centrait sur la libération du Temple et d'Israël des occupants romains. La question qui se posait était: laquelle des deux stratégies aboutira à la bénédiction eschatologique (<< pensées de Dieu ~), laquelle à la malédiction (<< pensées des hommes :.)? La lecture que « Marc :. fait de la destruction du Temple et de la défaite des zélotes rend compte de la justesse de la STR J. Mais tout n'est pas encore élucidé: il était question aussi d'un enseignement nouveau, d'une parole clairement annoncée dans l'espace DD, et c'était l'objet de la scène e. Celle-ci articulait cet enseignement, cette lecture (ANAL), avec le schéma du chemin, de la suite derrière J ; cet enseignement concerne la structure de la pratique qui débouchera sur le récit eschatologique. Or cette structure se définit par rapport aux pratiques (ou aux stratégies) du système SOC; et c'est pourquoI le contraste STR J/STR Z va dominer la montée, le chemin vers Jérusalem. Par ailleurs, la perspective (STR) de r exode vers les païens, où les douze seront envoyés deux à deux sans la présence de J (on va y revenir), commande l'articulation du récit ACT avec les récits ecclésiaux et de ceux-ci avec le récit eschatologique, articulation dont la phrase c en vérité je vous dis » est l'indice majeur 19. 162. Cf. p. 316, n. 5.
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S 46-S 50 : Les oppositions enfant-jeune/adulte, serviteur/dominateur, premier/dernier, riche/pauvre, définissent cette pratique messianiqueecclésiale comme étant l'inversion des codes dominants dans le SOC 163 : la puissance est l'inverse du pouvoir. Ceci revient dans S 55 avec les oppositions Dieu/Argent, .Dieu/César, Dieu de vivants/Dieu de morts, au sein de celle plus large de Jésus le Messie/ Temple, comme en S 56 opposant le Messie à David, et en S 57, opposant l'économie du Temple-Trésor à celle du don de tout ce qu'on a. Bref, il s'agit de « perdre sa vie» selon les codes du SOC, pour la « gagner > selon ceux du BAS, de ne pas « échanger sa vie :. contre la prétention de « gagner le monde entier >. Non pas qu'il s'agisse seulement de bénédiction à venir dans le royaume du Dieu et sa gloire, car déjà, dans l'ecclésialité, on retrouvera cent fois plus que ce qu'on a quitté (S 49 d) ; mais il est vrai que cela ne viendra qu'avec les ·persécutions inévitables de la part des classes tenant le pouvoir (S 49 d, S 50 b, S 58 b 3), comme les communautés en ont fait l'amère expérience. Cependant, dernier élément de cet enseignement nouveau, la pratique messianique de J et ecclésiale des disciples aboutira, dans l'ascension eschatologique du Fils de l'homme, à la bénédiction définitive, et celle-là approche, prédit c Marc >, elle aura lieu du vivant de la première génération de disciples (S 42 e, S 58). Est-il la peine d'insister sur le fait que tout ceci est lisible au niveau du texte prépascal ? On aura donc retrouvé le texte raturé par le discours théologique, ce texte peut-être jamais écrit et que pourtant il faut savoir lire. L'enjeu de cette lecture (que l'exégèse bourgeoise n'a jamais réussi à faire) on peut déjà le pressentir, maïs il ne sera tout à fait mis au clair qu'après la lecture du récit des séquences pascales, dont il va être question maintenant. S59 a
Or la Pâque et les Azymes étaient deux jours après. Et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment s'emparer de lui par ruse et le tuer. Car ils disaient : pas pendant la fête, sinon il y aura un tumulte du peuple.
a « la Pâque et les Azymes » : prépare S 61-S 62, relance le récit. c deux jours après» : (CHR) raccord avec S 58 a, après le long 163. Les zélotes, réformistes, ne veulent pas changer les codes du SOC, mais seulement les « personnes:. y occupant des fonctions (cf. !1p. 124 s).
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LECTURE DE MARC
discours de S 58 b, de même que c les grands prêtres, etc. :. reprend S 53 d et S 55 e. Donc, S 59-S 60 (celle-ci enchâssée dans celle-là) se présente comme un relais entre S 53-S 58 (le Temple) et S 61-S 62 et la suite, sous le signe de la Pâque. TI faudra y revenir rétrospectivement. « cherchaient comment l'arrêter:. : la STR des AA a comme objet le corps de J s'en emparer:.) et sa mort. « pas pendant la fête :. : la F est toujours l'enjeu stratégique, elle qui a acclamé J comme Messie, fils de David, provoquant ainsi un premier tumulte (S 45 i). A cette STR des AA répond celle de la clandestinité de J (S 53 e); ce qui pose la nécessité, pour les AA, d'un élément extérieur à eux qui rende efficace leur STR. Ce sera Judas, le sicaire.
«(
S60 a b
c
Et lui était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, à table, vint une femme ayant un vase d'albâtre contenant un parfum de nard pur, de grand prix. Brisant le vase, elle le lui versa sur la tête. n y en avait quelques-uns qui s'indignaient entre eux : pourquoi cette déperdition de parfum? car on pouvait vendre ce parfum plus de trois cents deniers et le donner aux pauvres. Et ils la rudoyaient. Mais le Jésus dit : Laissez-la. Pourquoi l'embêtez-vous? c'est une belle œuvre qu'elle a œuvrée en moi. Car toujours vous avez des pauvres avec vous, et quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien; mais moi, vous ne m'avez 'pas toujours. Elle a fait ce qu'elle pouvait : d'avance elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement. En vérité (amen) je vo,us dis : où sera proclamée la bonne annonce au monde entier, aussi ce qu'elle a fait sera annoncé à sa mémoire.
a c était à Béthanie dans la maison » : espace DD de clandestinité (hors ville : TOP-STR). c la maison de Simon le lépreux :. : ces éléments, au seul niveau signifiant, évoquent S 7 et S 10, et rappellent que l'objet cherché par .la STR des AA est le corps de J, dont le récit de la puissance (SYMB) a justement débuté dans ces séquences-là. Il va en effet être question du corps de J. « à table:. : revient ici le schéma du cercle, dont le corps puissant de J est le centre. « vint une femme :. : comme en S 26 b,
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S 36 b, ayant écouté le récit de la pratique de J. c de grand prix :. : richesse, luxe (SOC). « un parfum de nard pur... le lui versa sur la tête:. : récit d'onction; donc, dans le contexte (S 45 i, S 56 a) reconnaissance messianique· (Messie = oint). « quelques-uns :. :. les disciples, cependant pas nommés. « s'indignant entre eux :. : indication de lecture d'incompréhension (cf. S 12 d, S 23 c, S 43 c, S 49 c, S 55 c) du récit de la femme et proposant un autre récit à sa place. e pourquoi cette déperdition de parfum ? » : cette perte en termes de Bataille. « vendre ce parfum plus de trois cents deniers et le donner aux pauvres:. : c'est d'une leçon d'économie qu'il s'agit, à l'instar de S 57, et ce sont donc les disciples qui la donnent en rappel de S 49 b : « va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi », tout en « oubliant:. ce dernier élément : « suis-moi ». « et ils la rudoyaient» : STR DD. « laissez-la:. : contre-stratégie de J, leur opposant une autre leçon de lecture du récit de la femme: « c'est une belle œuvre qu'elle a œuvrée en moi »,' qui rétablit précisément l'élément de S 49 manquant dans la leçon des DD : « moi ». « car toujours vous» : de la pratique de la femme, la leçon se retourne vers la pratique des DD. « toujours vous avez des pauvres avec vous » : votre pratique, dans le cercle BAS, se fait dans les classes dominées, appauvries; elle a rapport prioritaire à elles lM. « mais moi vous ne m'avez pas toujours» : le moi est donc réintroduit en opposition à pauvres, comme ceci : avoir des pauvres avec vous/ne pas m'avoir, moi, avec vous; c'est-à-dire présence des pauvres avec les DD/absence (du corps) de J d'avec les DD. C'est donc de l'absence de J, de son départ, de son exode, qu'il est question ici ; c'est la perspective de cet exode qui commande la lecture que J va poursuivre du récit de la femme. Cette séquence, par ailleurs, se rattachant à S 62, on verra que, dans la même perspective d'exode, le corps de J est posé en rapport avec le pain à donner aux pauvres, le corps de J en métonymie avec les pauvres. « elle a fait ce qu'elle pouvait : d'avance elle a parfumé mon corps » : avant mon exode messianique (vers les païens) elle a oint mon corps comme celui du Messie 165, mon corps qui est source de bénédiction (m~b) pour les corps à sauver. 164. On sait l'usage idéologique qui est fait de cette affirmation de J, e oubliant » de lire ce qu'elle implique du rapport structurel chrétiens/ pauvres: on la lit comme si elle e prédisait:) (théologiquement) l'impossibilité d'éliminer la pauvreté, c'est-à-dire l'éternité du système de classes! 165. Posé comme hypothèse par L. MARIN, « Les femmes au tombeau essai d'analyse structurale d'un texte évangélique », in L,angages, 22, p. 49.
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LECTURE DE MARC
« pour l'ensevelissement ~ : postpascal, car impliquant la mort de J ; amenée ici par l'épisode des femmes qui veulent parfumer le , corps mort de J et ne peuvent pas parce qu'il n'est plus là (S 73), cette incise théologique se donne comme anticipation de la résurrection de J (de l'absence de son corps dans le tombeau) et détourne l'exode de J de 4: exode vers les païens:. (STR prépascal) en exode vers Dieu, par le biais de la résurrection ; détournement dans lequel le Fils de l'Homme collectif est individualisé dans le seul actant J 166. « en vérité je vous dis:. : le texte est posé au niveau narrateur/ lecteurs, visant les récits ecclésiaux de « proclamation de la bonne annonce ~. « au monde entier :. : ici se rétablit le but de la STR prépascale de J, l'exode aux païens dù monde entier, comme en S 58 b3. « ce qu'elle a fait sera annoncé» : la bonne annonce n'est donc pas que proclamation du récit de J, mais' aussi de ses divers actants, se partageant entre 4: ceux qui croient :. et « ceux. qui ne croient pas ~. Le récit de l'onction de J par la femme, et c'est la conclusion de la lecture de J qui met en valeur son corps comme source de bénédiction (SYMB/BAS), revêt donc une signification importante, celle de la place du corps de J dans la pratique ecclésiale (cf. S 62). « à sa mémoire ~ : comme son récit ; le récit est mémoire de la pratique d'onction messianique qu'il raconte. Ici, s'ouvre une perspective de lecture que je n'ai pas su faire: quel rapport entre les femmes et le corps de J (S 26, S 60, S 71 c, S 72 e, S 73 a)?
S59
b c d
Et Judas le sicaire, l'un des douze, s'en alla auprès des grands prêtres afin de le leur livrer. Et eux, l'ayant écouté, se réjouirent et lui promirent de lui donner de l'argent. Et il cherchait comment le livrer à un moment favorable.
b « Judas le sicaire :. : l'ex-zélote. « l'un des douze s'en alla auprès des grands prêtres» : de l'espace BAS (qui est aussi espace de clandestinité) du cercle des douze, déjà envoyés avec puissance sur les esprits impurs et' devant l'être aux nations, c au monde entier », Judas passe à l'espace des AA et de leur stratégie sur le corps de J. « afin de le leur livrer » : cf. S 19 et S 62, le terme qui caractérise la pratique de Judas, est livrer, c'est-à-dire donner le corps de J. 166. Cf. plus loin, pp. 370 et 374.
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c ~ se réjouissent) : leur fête à eux, les grands prêtres l'auront; leur STR trouve l'élément qui manquait, celui qui a changé d'espace. « et lui promirent de lui donner de l'argent :. : le corps de J sera échangé contre de l'argent, ce qui, dans le SOC, commande les échanges. J a opposé <s: donner » à'« acheter :. comme caractéristique de l'espace BAS (S 31) : Judas changeant d'espace revient donc du BAS, au SOC.
d « et il cherchait comment le livrer à un moment favorable » : revenu à-l'espace de clandestinité, il y introduit (par le mot « chercher », caractéristique: S 53 d, S 55 e, S 59 a) la STR des AA ; (la promesse de) l'argent, cet opposé de Dieu, y travaille comme menace de mort. S 59 a-S 60-S 59 b, c, d : l'enchâssement permet de relire S 60 et ses leçons d'économie. L'échange proposé: parfum-argent (DD)/ (DD) argent-pauvres ne se réalis~ pas, car le parfum se perd comme onction du corps de J destiné à s'absenter. Judas, l'un des DD 187, récupère l'argent perdu en arrêtant cette absence, cet exode du corps de J : corps de J-AA/(AA) argent-Judas. Ce corps étant destiné à la mort, le· parfum doit y revenir (S 73), en changeant de signification dans 'l'axe vie/mort, de parfum de fête en parfum d'enterrement 1111. De même, la fête-tumulte du peuple (S 59 a) se changera en fête d'exécution (S 68 c). En outre, l'argent du Temple empêchera que le corps de J traverse la frontière symbolique Palestine/nations, et c'est peut-être le zélotisme en désespoir du sicaire Judas qui est ainsi signalé, son opposition à la STR internationaliste de J.
561 a
b
Et le premier jour des Azymes, quand on sacrifiait la Pâque, ses disciples lui disent : où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tU manges la Pâque? Et il envoie deux de ses disciples et leur dit .: allez à la ville et vous rencontrerez un homme portant une cruche d'eau. Suivez-le et, où qu'il entre, dites au maître de la maison : où
167. Jn 12,6 dira que c'était lui le dépositaire de l'argent du groupe et qu'il le détournait, en évitant qu'il arrive aux pauvres, ses destinataires. 168 .. Comme l'indique L. MARIN, Sémiotique de la passion, p. 146. Les analyses de Marin sont peut-être très belles, sémiotiquement parlant; cependant, quand l'argent y est caractérisé comme 4: le neutre même. (p. 156) on est en droit de se demander si ce n'est pas l'idéologie capitaliste qui y fait un « clin d'ccil ».
280
c
LECTURE DE MARC
est ma salle où Je mangerai la pique avec mes disciples? et il vous montrera une grande pièce à l'étage, garnie de cous. sins, préparée. Faites-y pour nous les préparatifs. Les disciples partirent, allèrent à la ville et ils trouvèrent les choses comme il leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque.
« le premier jour ~ : (CHR) deux jours après S 59-S 60, raccord qui est renforcé par la reprise de « Pâque et Azymes :.. c Azymes », « la Pâque:. : citation du texte du récit de l'Exode, du passage (pâque) de Moïse et du peuple d'Israël, de l'Egypte, . terre d'esclavage, en Israël, terre d'accomplissement de la promesse à Abraham, Isaac, et Jacob. « les azymes :. : récit du pain mangé la veille du départ. Selon la logique du déplacement annoncé en S 55 d et déployé ensuite, c'est l'exode inverse qui va s'accomplir, puisque Israël est devenu à son tour terre d'esclavage du fait de l' Argent, de l'Etat-Temple, du Dieu de Morts; S 62 raconte comment on a mangé le pain la veille de ce nouveau départ. La mémoire du premier exode vers le premier accomplissement de la promesse atteste, comme récit permettant de lire (ANAL) le récit ACT, ce deuxième exode vers le dernier accomplissement (cf. Moïse et Elie en S 43). II semble que le récit de cette séquence ne joue que par son parallélisme avec S 52 et nous livre finalement la clé d'une question posée dès S 42 et dont la réponse, déjà supposée dans la lecture des dernières séquences, est donnée par le récit au niveau de ses structures. La question est celle du but de la STR J montant à Jérusalem 169. Ces deux petits récits d'envoi de deux disciples pour faire ce que, là le Seigneur, ici le Maître, leur « avait dit ~ d'avance, que racontent-ils d'autre que les aboutissants de· cette montée à Jérusalem? La prise du Temple et l'annonce de la vigne donnée à d'autres, d'une part, l'exode vers le champ de ces « autres », les païens, sous la mémoire pascale du premier exode, d'autre part, voilà ce que J est venu faire à Jérusalem, le double but de sa stratégie pr~pascale. Cette question (et sa réponse) ne se posent qu'au niveau du texte ,prépascal ; elle est donc raturée, ce pourquoi l'exégèse bourgeoise n'a pas su la poser, car, n'est-ce pas,' Jésus est venu à Jérusa,lem pour mourir! Mais alors, pourquoi se cache-t-il de ceux qui cherchent à le mettre à mort? Pourquoi faut-il que l'un des douze change de camp pour que cela lui arrive? Pourquoi le texte fait-il de la « politique :., au lieu de faire de la « religion »? « la ville ... , la maison ... , ma salle » : comme Marin l'a remar169. Cf. pp. 217, 242.
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qué no, Jérusalem devient c la ville " le Temple est remplacé par c une maison:) parmi toutes les maisons de la ville: c'est dire que l'on n'est plus dans le champ symbolique juif et dans son centre, mais dans un espace qui lui est marginal, donc anonyme dans le texte juif; c'est en effet le lieu (TOP) de départ de l'exode vers les nations païennes, ce champ de souillure et malédiction dont les maisons deviendront, dans l'anonymat cosmopolite de l'empire romain, « des maisons de prière pour les nations ». Maisons anonymes dans un champ qui n'a plus de centre; pour les repérer il faut savoir lire les récits des pratiques qui y proclament la bonne annonce de la bénédiction eschatologique. Quelles pratiques ? S 62 va répondre. S62 al b
c
a2
Et le soir venu, il vint avec les douze. Et comme ils étaient à table et mangeaient, le Jésus dit : en vérité (amen) je vous dis que l'un de vous me livrera, celui qui mange avec moi. Ds devinrent tout tristes et se mirent à lui dire un par un : serait-ce moi? Mais il leur dit : l'un des douze, qui plonge avec moi dans le plat. Certes, le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheur à cet hommelà par qui le Fils de l'homme est livré. Mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né. Et tandis qu'ils mangeaient, prenant du p~n, il dit la bénédiction, le rompit et le leur donna, et il dit : prenez, ceci est mon corps. Et prenant une coupe, rendant grâces, il la leU! donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : ceci est mon sang de l'alliance, versé sur beaucoup. En vérité (amen) je vous le dis, je ne boirai plus jamais du produit de la vigne jusqu'à ce jour-là où j'en boirai du nouveau dans le royaume du Dieu. Ayant chanté les psaumes, ils sortirent•••
170. Sémiotique de la passion, pp. 48 ss. L'une des critiques à faire à son texte porte sur le choix de son corpus: a) en posant les 4 récits de la « passion » comme « variantes » d'un seul récit, les différences textuelles, qui sont en fait des transformations textuelles, s'effacent dans la « synopse des variantes ~ ; en ignorant, consciemment (cf. p. 235, n. 150 et aussi p. 231, n. 111), les deux apports matérialistes de l'exégèse moderne des évangiles (cf. plus haut, p. 138), Marin tombe dans le vieux piège de la « synopticité ... de l'exégèse pré-scientifique. b) Le texte narratif précédant le « récit de la passion ... et qui, on est en train de le montrer ici, en commande la lecture, ce texte et sa production textuelle dans la tresse de ses codes, sont coupés du corpus : comment sa lecture ne s'en ressentirait-elle pas? li lui faudra réintroduire un « pré-texte » comme grille de lecture et ce sera celui de l'idéologie théologique dominant depuis toujours toutes les exégèses. On y reviendra.
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LECTURE DE MARC
al « et le soir venu» : le CHR, depuis S 53, s'inscrit avec netteté. « il vint » : trajet Béthanie-ville, répétant S 54 a-c, d-g et surtout
S 45 i. Le parallèle S 52-S 45 ilS 61-S 62 pose le contraste Messie manifeste/Messie clandestin (S 42 b). S 62 va permettre d'éclairer, dans l'espace BAS, cette stratégie de secret sur la messianité, que S 45 i a apparemment démentie, bref, de pousser jusqu'au bout les implications du contraste STR J /STR Z. b « étant à table et mangeant », repris au début de c; c'est le schéma du cercle qui s'inscrit de nouveau comme repas. Villemaison-salle-table : ce resserrement progressif du cercle jusqu'à focaliser la pratique du pain s'oppose donc à cet autre: JérusalemTemple-commerce; le déplacement du champ aboutit à l'opposition commerce (vente-achat)/pratique du pain (avoir-donner), clé de celle que l'on avait retrouvée auparavant : Temple/maison. Dans tout ce jeu complexe de topographies que le récit a mis en place, comme STR, depuis son début, l'enjeu c'est le contraste . subversif des pratiques économiques qui ont lieu dans les divers espaces, le SOC et le BAS. e Jésus dit : en vérité je vous dis » : le narrateur s'adresse aux lecteurs, cette scène est à lire à ce niveau-là. « l'un de vous :., « celui qui mange avec moi :., c l'un des douze », « qui plonge avec moi dans le plat :. : l'insistance porte sut le cercle et sur la menace qui pèse sur sOn centre (<< me livrera :., « est livré :.), d'après l'échange de S 59. Mais cet échange y est promis, non encore réalisé; le discours de J, au futur (<< me livrera»), pose donc un récit d'anticipation, les deux références au F:ils de l'homme étant parallèles à celles des prédictions de S 42 c et S 45. « malheur à cet homme-là :. , « mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né » : relèvent d'un discours de prédestination, non plus seulement de Jésus, mais aussi de Judas. Bref, on est en plein discours postpascal, le théologique s'inscrivant dans sa matrice, la prédestination. « selon ce qui est écrit de lui » : on y viendra plus tard 171. II y a donc une double prédestination : celle de J, qui obéit à une nécessité théologique référée à l'Ecriture, et celle de Judas, génératrice de malheur, qui relève de la narrativité et de son aléatoire. La contradiction récit/théologie se donne donc à lire : la mort de Jésus interviendra comme désaveu de la STR longue171. Cf. pp. 296 s, 315 s.
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ment mise en place, comme son échec, la malédiction tombant sur une pratique de puissance, de bénédiction. Le travail du discours théologique, qu'est-il d'autre que la justüication de cet échec, que la prise de cette mort comme objet contradictoire dont une signliication doit être produite? Cela ne pourra être fait que par le recours à une prédestination rendant nécessaire ce qui est aléatoire de par la narrativité elle-même ; si le Messie a été tué, il faut que cela soit arrivé par prédestination de celui qui l'a envoyé 172. « un par un ~ : « serait-ce moi? » : dans la foulée de « en vérité je vous dis :. : c'est plutôt les chrétiens de Rome qui sont visés. ~udas est en -effet donné en contraste avec Pierre (S 63, S 67) aux lecteurs de Marc, comme deux exemples extrêmes de trahison, dont l'une est irrémissible et pas l'autre, exemples permettant de lire les destins de ceux qui ont cédé pendant les persé·· cutions 178. c « et tandis qu'ils mangeaient:. : reprise du schéma du cercle autour de la table, ce qui situe la scène b comme quelque chose d'autre (le théologique postpascal ; mais aussi, au niveau prépascal, l'indication de la menace que (l'Argent) l'un des douze fait peser sur le cercle et son centre). « prenant du pain, il dit la bénédiction, le rompit et le leur donna :. : le récit relit le double récit de S 31 et S 38, en laissant tomber « pour leur distribuer » (à la F en vue de rassasiement); mémoire de la pratique dont la lecture (S 40) a amené 172. Cette scène concernant Judas résistait à ma lecture jusqu'à ce que j'aie trouvé « l'hypothèse secondaire de travail ~ de L. Marin : « li est nécessaire que le traître existe pour rendre fortuit et aléatoire ce qui est néces~ saire:. (Sémiotique de la passion, p. 105). Cependant, quel étonnement de lire à la page suivante: « Un des problèmes que posent les récits évangéliques est le suivant : comment faire mourir Dieu? Or il faut que Dieu meure pour que l'homme vive (...) Dieu ne peut mourir; il faut donc que quelqu'un permette cette mort, la rende possible sans contredire ou compromettre ni la volonté ni l'être même de Dieu:. (p. 106). Quel exégète d'aujourd'hui ne bondira pas en lisant cela ? C'est" la théologie du IV" siècle qui est appelée à la rescousse de cette sémiotique si brillante! « Il est vrai également que l'instrument de la " solution " sera bien un médiateur et comme tel, double, Jésus à la fois Homme et Dieu ~ (p. 108). Comment dès lors ne pas suspecter tout le modèle de lecture mis en place, à filiation greimassienne, et ceci dès l'introduction, titrée « de la Médiation ~? « Un unique problème articule les deux essais qu'on va lire, mais à des niveaux différents et en des points différents du texte : celui de la place, de la fonction et de la nature de la médiation dans la logique narrative » (p. 9). Quelle complicité existera entre ce modèle et la théologie la plus idéaliste qui soit, entre la médiation structurale et le médiateur Homme-Dieu? Ne peut-on déjà prévoir toute une technocratie structuralo-cléricale se précipitant dans le sillage de cette sémiotique aux apparences si séduisantes? un nouvel enfermement de l'Evangile dans un discours hermétique, hypenmiversitaire? 173. Cf. pp. 296 SS.
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LECTURE DE MARC
Pierre à la confession de la messianité de J (S 42 b). Dans le contraste structural S 52-S 45 i-S 53/S 61-S 62, ce sont les deux lectures de cette messianité, celle de la F selon la grille Z, et celle des DD, qui sont évaluées. Déjà S 42 b opposait F et DD comme lecteurs : « au dire des gens », « mais vous »; ici la F est absente de la salle mais présente dans l'horizon du chemin d'exode. Le terme manquant est donc posé, par les récitsmémoire, comme terme de la stratégie des douze, la stratégie . ecclésiale : ce que vous avez comme pains, donnez-leur à manger pour lès rassasier. « et il dit : prenez, ceci est mon corps ) : mémoire encore des récits de Galilée, le centre du cercle, le corps de J, dont le touchér est source de puissance pOl,Jr les corps sujets à la malédiction (SYMB-BAS), ce 'corps dont S 60 a annoncé l'absence (<< moi, vous ne m'avez pas toujours :.), sera remplacé par la pratique de donner le pain. Qu'est-ce à dire? Allons avec prudence, il nous faut ici inverser la démarche de l'exégèse courante: ce n'est pas « l'eucharistie :. qui permet de lire les séquences des pains, qui ont déjà été bel et bien lues par Pierre ; mais au contraire, ce sont elles qui permettront de lire « l'eucharistie ;) m. Au niveau prépascal, d'où la mort est exclue, le but STR de J est de partir vers les païens (ce que fera Paul) : 4: laisse d'abord se rassasier les enfants» (S 36), après ce sera le tour des païens. Remarquons que cette absence du 'corps de J du fait de l'exode vers les païens a été préparée dès le débnt par la STR de clandestinité de .J, ici poursuivie, et notamment par sa STR constante de « laisser les foules :. (dont S 31 a et f, enchâssant la 'première séquence des pains, et S 38 c, achevant la deuxième). Son corps est ainsi destiné à s'absenter, donc le cercle à être décentré et son centre remplacé par la pratique messianique par excellence : ce que vous avez, donnez-le. A qui? Aux pauvres (S 60), eux qui, dans leur rassasiement, sont mis en rapport métonymique avec le corps de J 175. C'est donc cette pratique qui 174. Ainsi par exemple, A. FEUILLET, Le discours sur le pain de vie, se proposant d'établir « le lien entre le Christ des synoptiques et celui du quatrième évangile ~, ne rougit pas d'écrire: « Le discours du pain de vie est rempli d'un bout à l'autre par cette idée qu'il est pour les hommes une autre famine que la famine matérielle, si déplorable que puisse être celle-ci (sic 1), et 1;1n autre rassasiement à rechercher que le rassasiement purement . physique ~ (p. 8). La question est justement de savoir si la lecture du texte de Jean comme « transformation ~ des textes synoptiques, et non pas l'inverse, n'aboutirait pas à faire dépendre le « deuxième ~ rassasiement du « premier :., à. rapporter lee spirituel:. au ~ matériel :., à n'en faire qu'un seul dans le c précepte de l'amour mutuel :., dont il est question p. 124. 175. Cf. p. 276. Cette métonymie est dite, on ne peut plus clairement, par Mt 25, 40 : « En. vérité je vous dis, chaque fois que vous l'avez fait au
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285
devient corps de J et donc, en tant que tel, lieu de la puissance messianique. Ce décentrement du cercle est aussi refus par J de devenir leader des masses ; son messianisme n'est pas à prendre comme zélotisme, sans qu'il soit pour autant « spirituel :.. On y reviendra, bien sûr. Bref, voilà ce qui remplace le Temple, le centre du symbolisme juif : la pratique de donner son pain aux pauvres, aux foules ayant faim (Fm). Cette pratique est à lire comme messianique: c'est pourquoi elle s'accompagne de la proclamation du récit de J, de la bonne annonce et « ceci est mon corps :., comme dirait Lacan 176. Jésus absent ne sera présent que dans le texte de son récit, récit de sa pratique-semence-parole. « et prenant une coupe ... et ils burent tous :. : ce récit, au contraire de celui que l'on vient de lire, est sans équivalent dans le reste du texte. Si l'on laisse momentanément de côté l'incise « ceci est mon sang de l'alliançe versé sur beaucoup :., anticipation de la mort et métaphorisation théologique de celle-ci, donc postpascale, le récit est éclairé par ce qui suit. « en vérité je vous dis :. : niveau narrateur/lecteurs. « je ne boirai plus jamais du produit de la vigne jusqu'à ce jour où j'en boirai du nouveau dans le royaume du Dieu » : J est posé comme partie prenante des récits ecclésiaux (texte prépascal donc); il jeûne de vin dans l'attente du vin nouveau eschatologique (cf. S 14) qui remplacera celui que la vigne d'Israël, devenue stérile, ne produit plus. Resterait à expliquer ce jeûne de l'époux car, en S 14, c'est le jeûne des amis de l'époux qui était annoncé, comme métaphore des persécutions qu'ils auront à subir. TI faut avouer que, dans ces séquences très travaillées par le théologique, la lecture rencontre des difficultés qu'il n'est pas toujours possible d'éclairer de façon satisfa~ante.
S63 al b
c
ils sortirent pour la montagne des Oliviers. Et le Jésus· leur dit: vous allez tous tomber, car il est écrit: je frapperai le berger et les brebis seront dispersées, mais après mon « être-levé », je vous conduirai en Galilée. Le Pierre lui affirme : même si tous tombent, moi pas. Et le Jésus lui dit: en vérité (amen) je te le dis, aujourd'hui, cette
moindre de mes frères que voici, c'est à moi que vous l'avez fait », dans un discours c eucharistique » s'il en est. 176. Ecrits, p. 259. Ma lecture inverse celle de Lacan. Chez lui, le corps du sujet est archive du récit d'enfance perdu, du texte refoulé; ici, c'est le texte-récit qui est l'archive, partiellement raturée, du corps de Jésus, l'évangile n'étant rien d'autre que le récit de la pratique du corps de J.
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LECTURE DE MARC
nuit même, avant que le coq ait chanté deux fois, tu m'auras renié trois fois. Mals lui reprenait de plus belle : même s'il me fallait mourir avec toi, je ne te renierai pas. Et tous disaient de même.
d a2
Ils arrivent Tg ~ Tf : « elaleï = reprenait :. : suivi du discours direct, le terme n'a pas ici le sens d'annoncer (cf. Boismard, Synopse II, p. 390). a « ils sortirent vers la montagne des Oliviers) : (TOP). Voyons les trajets de J depuis S 52 :
Béthanie - Montagne des Oliviers S 52-S 45 i, j Béthanie
S 53 b S 54 a-d
Béthanie
J érusalem-Temple
S 53 f S 54 e-g
Montagne des Oliviers
J érusalem-Temple
Jérusalem-Temple
S 58 a-b
Si l'on tient compte de ce que les deux nuits intermédiaires à Béthanie sont sans récit, on a un schéma plus simple pour ce premier trajet :
Béthanie - Montagne des Oliviers
1
Jérn saI em-Temple
Montagne des Oliviers Le second trajet lui est équivalent.: Béthanie
(S 60 a) S 62 al Montagne des Oliviers
S 63 al
ville-maison-table
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287
C'est-à-dire que, au niveau du TOP, les trajets reviennent à leur point de départ, le code est bouclé : de même que, en S 58, J quitte le Temple pour ne plus y revenir, de même ici il quitte la ville pour ne plus y revenir; l'exode va commencer. Quelle est, dans la STR (prépascale) de J, sa destinée? Si l'on tient compte que cette séquence est entièrement sous le signe de la prédestination (de « tous:. et de « Pierre l) plus spécialement, de J comme « berger :.) et que le théologique y insiste dans le « car il est écrit », on n'aura à retenir, au niveau prépascal, que « je vous conduirai en Galilée :.. C'est donc la Galilée qu'il s'agit plaintenant de gagner, comme étape de l'exode vers les païens. Ainsi est accompli le programme TOP de S l-S 3 177. Insistons encore: si J va à la mort comme à son destin, pourquoi se cacherait-il en espace de clandestinité? Face à cette surimpression du texte par le théologique postpascal que l'on n'analysera pas tout de suite, la question de retrouver le texte prépascal raturé devient presque insoluble. Posons seulement, ce qui est exigé par la lecture de la séquence suivante, que la menace d'un affrontement armé (<< frappé :., « dispersés »), due à la trahison de « l'un des douze '>, est lue par J. S64
a b c
d
e
f g
à un domaine du nom de Gethsémani, et U dit à ses disciples: asseyez-vous ;ci, pendant que je vais prier. Et U prend avec lui le Pierre, et le Jacques et le Jean et commença de s'effrayer et de s'angoisser, et U leur dit : ma vie est pleine de tristesse, à mort; restez ici et veillez. Avançant un peu, II tombait par terre et priait pour que, s'll était possible, cette heure passât loin de lui. Et U disait : Abba, Père, toutes choses te sont possibles; éloigne de moi cette coupe. Mais non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. Il revient et les trouve endormis; et U dit au Pierre : Simon, tu dors? Tu n'as pas eu la force de veiller une heure? veillez et priez' pour ne pas entrer en tentation; l'esprit est préparé, la chair est faible. Et de nouveau il s'en alla et pria, disant la même parole. Et de nouveau il les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis. Et Us ne surent que lui répondre. 177. Cf. pp. 144 s.
288
h
LECTURE DE MARC
Une troisième fois il revient et leur dit : vous dormez le temps qui restait et vous vous reposez. C'en est fait. L'heure est venue : voici que le Fils de l'homme va être livré aux mains des débiteurs. Levez-vous, allons! Celui qui me livre est proche. Et aussitôt, pendant qu'il parlait encore,
a e Gethsémani :. : le lieu de la séquence est nommé, signe que le récit arrive à un moment décisif, comme ce sera le cas pour e Golgotha :., en S 71.
h « à ses disciples ... , prend avec lui le Pierre ... avançan~ un peu:. : l'accès au lieu de prière de J est gardé (<< veillé :.) par deux séries de disciples, comme 'gardes du corps, parant à la menace qui pèse sur le centre du cercle.
c, d « le Pierre, le Jacques et le J ean ~ : les témoins privilégiés de la puissance du corps de J (S 25, S 43) deviennent ceux de son impuissance. Celle-ci est marquée très fortement : « effroi :., « angoisse :., « tristesse .à mort :., « tombait par terre :., en contraste on ne peut plus frappant avec tout le récit. Jusqu'ici, Jésus est toujours maître de son récit, lecteur et stratège devant le récit des autres, même devant les tenants du pouvoir, même dans le Temple, leur lieu de domination. Le récit à venir, désigné par « heure :. et « coupe ), est un récit menaçant de mort, d'arrêt de sa pratique et de sa stratégie d'exode vers les païens, bref d'échec de son propre récit et donc du récit eschatologique qu'il annonçait. e priait pour que, s'il était possible :. : Dieu est prié comme seul maître du récit à venir, le seul dont la puissance (<< toutes choses te sont possibles ~) peut prévenir l'échec : « que cette heure passât loin de lui :., « éloigne de moi cette coupe :. . « Abba, Père :. : le Messie, impuissant, devant le Puissant, dont la voix (MYTH) l'avait appelé « mon Fils :. et qui avait fait fructifier sa pratique. e non pas ce que je veux, mais .ce que tu veux :. : l'ignorance de J (<< sans qu'il sache comment :.) est marquée de la façon la plus évidente, jusqu'à l'opposition entre deux volontés, celle de J et celle de Dieu, selon le schéma « pensées des' hommes/ pensées de Dieu :. (S 42 d); bref, c'est un récit de tentation (e veillez et priez pour ne pas entrer en tentation :.). Celle-ci ne concerne pas l'objet dernier, la bénédiction (aucun des deux ne veut la mort) mais bien les moyens stratégiques d'y parvenir.
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Les deux stratégies possibles sont indiquées par l'opposition esprit/ chair, renvoyant à la différence STR JjSTR Z, qui s'est marquée par la puissance du corps de J et le pouvoir de l'argent et de la domination politique Oes armes). Quelle est donc la tentation, quels moyens stratégiques s'offrent à J pour passer aux païens et qui cependant ne sont pas les moyens de la STR messianique ?La séquence suivante oppose le corps de J (signalé par le baiser, arrêté ensuite) et' le glaive d'un des assistants, puis les glaives et les bâtons contre J enseignant dans le Temple. C'est donc la puissance du corps, sauvant les vies, qui s'oppose au pouvoir des armes, tuant des vies (selon S 16) ; bref, la tentation pour J est de se défendre en luttant avec des armes 178. Quoique travaillée par le théologique postpascal, cette séquence place J au niveau nettement prépascal, comme engagé, par lecturedécision stratégique, devant le récit menaçant à venir et comme 178. Luc l'explicite. Lc 22, 35-36 oppose à l'envoi « sans bourse ni besace» le besoin « maintenant » de prendre bourse et besace et même d'acheter un glaive par la vente d'un manteau (lequel fait métonymie avec le corps). ~ Il y a ici deux glaives» : « cela suffit ». Après la séquence de la tentation, paralIè'k( de celle-ci, au disciple qui utilise le glaive J répond : « laissez, cela suffit» (Lc 22, 49-51). C'est donc la tentation d'une résistance armée que J a surmontée entre-temps. Mt 26, 52 en tire la leçon : « tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive », car J est venu non pas pour tuer mais pour sauver. Il reste que l'exégèse bourgeoise n'arrive pas à lire que Jésus ait pu être tenté à ce niveau-là, leur idéologie religieuse le plaçant d'emblée à un plan « surhumain », etc. Par exemple, BOISMARD, Synopse, II, p. 388, commentant Le 22, 36 : « La mention du" glaive " à acheter doit probablement se comprendre au sens métaphorique : le courage d'engager la lutte contre les puissances du mal. » Il en résulte que cette séquence de Gethsémani, où Jésus est censé « vouloir la mort », devient du théâtre métaphysique. Cependant Jn 18, 2-9 suggère une autre lecture possible du pré-pascal raturé. Chez Jean, d'accord en cela avec les trois synoptiques, les gardes qui viennent pour arrêter J ne le connaissent pas; mais tandis que les autres récits introduisent le baiser de Judas comme consigne d'identification, Jean raconte l'identification de J par les gardes comme étant le fait d'un dialogue entre J et eux : « Qui cherchez-vous? /Jésus le Nazaréen/C'est moi. » Ce dialogue, repris une deuxième fois en insistance, se prolonge par ce mot : « Si c'est donc moi que vous cherchez, laissez ceux-là partir. » Le théologique, déjà signalé au verset 4 (<< Jésus sachant tout ce qui allait lui arriver »), enchaîne : « afin que s'accomplît la parole qu'il avait dite : ceux que tu m'as donnés, je n'en ai perdu aucun ». C'est-à-dire que, selon Jean, J se laisse arrêter pour éviter que, dans un rapport de forces trop inégal, ses disciples ne soient aussi arrêtés et tués comme lui, et pour que l'œuvre du cercle B AS puisse être continuée au-delà de sa mort présumée. Le refus du combat serait donc condition d'une sorte de négociation entre J et les gardes, permettant de sauver la vie des disciples. Ceci éclairerait le mot de la Cène cité (<< j'ai veillé - référence à la tentation de Gethsémani que Jean par ailleurs omet - et aucun d'eux ne s'est perdu », Jn 17, 12), mais aussi cet autre : «Mon commandement, c'est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n'a de plus grand amour que celui qui livre sa de pOlir ses amis ~ (Jn 15, 12-13). En se livrant à l'arrestation et à la mort, J sauve la vie de ses amis, dans un sens politique que la théologie du salut effacera.
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LECTURE DE MARC
impuissant devant lui. Sa prière est donc bel ct bien une prière de demande du Messie selon le désir de son cœur (<< ce que je veux :)), l'éloignement de cette coupe, de cette menace de mort. e Toute une série d'oppositions marque les deux stratégies Z/J : dormir/veiller, chair/esprit, faible/force (de veiller), tentation/prière, dormir/être préparé. Ceux qui se disposaient à mourir (S 63 b), s'endorment; en S 65 b, d, glaive et fuite seront le fait de ceux qui se sont endormis. « dit au Pierre : Simon » : le récit nomme « Pierre », du nom nouveau dans l'espace du BAS (S 19), celui que J, lisant son sommeil, nomme « Simon », du nom ancien de celui qui est dans l'espace du SOC, assujetti à ses codes, la chair et sa faiblesse.
f, g Ce contraste entre veille-prière/sommeil-tentation est marqué par sa, répétition par trois fois, malgré les injonctions de J.
h « vous dormez le temps qui restait ;) : le temps de lecture/ stratégie, de demande (prière), avant le récit menaçant (<< l'heure est venue »). « voici que le Fils de l'homme va être livré ... , il parlait encore » : après la prière, la tentation surmontée, J leur annonce sa décision (STR) de ne pas se battre, de se laisser « être livré ;), de ne pas emprunter d'autre puissance que celle du corps. La référence au « Fils de l'homme », toute postpascale qu'elle est, indique cependant qu'il garde toujours l'espérance eschatologique, mais ~ ne sait pas comment » le rapport se fera entre ce récit à venir (<< l'heure est venue ») et le récit dernier. Car « toutes choses sont possibles au Dieu » (cf. S 49 c); dans un même contexte de contraste STR J /STR Z, l'enjeu reste ouvert mais J n'en est plus le maître; en quelque sorte il fait un pari « absurde ~ 179.
S65 a 1 se présente Judas, l'un des douze, et avec lui une bande avec des glaives et des bâtons, venant de la part des grands prêtres, des scribes et des anciens. 179. Dans cette restitution à J de la foi et l'espérance que la dogmatique lui a enlevées en le posant comme Seigneur de toute science, il faudrait renvoyer à He 5, 7-8, et surtout à He 11, 1-12, 4, fresque d'une théorie de l'espérance comme pari (STR).
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b
Celui qui le Uvrait avait donné une consigne, leur disant : celui que j'embrasserai, c'est lui. Arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde. a2 Et~ étant arrivé, c aussitôt il s'approcha de lui, en disant: rabbi t et il l'embrassa. Et ils mirent les mains sur lui et l'arrêtèrent. d L'un des assistants, tirant son glaive, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l'oreille. Et répondant, le Jésus leur dit : comme pour un terroriste vous e êtes venus me prendre avec des glaives et des bâtons? Chaque jour j'étais parmi vous enseignant dans le Temple, et vous ne m'avez pas arrêté. Mais c'est pour que s'accomplissent les écritures. f Et le laissant, Us s'enfuirent tous. g Et un jeune le suivait aussi, vêtu d'un drap sur son corps nu; ils l'arrêtent. Mais lâchant le drap, il s'enfuit nu. Et ils emmenèrent h Tg
~
« lêstês « rebelle
Tf : « comme pour un terroriste :) : « le terme ~ était souvent employé au sens technique de 180
) •
a « Judas, l'un des douze et avec lui... ~ : l'un de ceux qui étaient dans l'espace BAS est passé dans celui des AA. En S 59 c, il avait été mis en rapport avec l'argent (SOC) ; ici, c'est avec les armes, signifiant du pouvoir politique et toujours avec les classes dominantes (<< grands prêtres, scribes et anciens :.). C'est dans ce « retour ~, le travail de la pratique de J opérant tout au long du récit la séparation nette BAS/SOC, que réside le scandale appelé traîtrise, ce « va-t'en de derrière moi, Satan », jadis jeté à Pierre (S 42 d). Cela est signifié dans le baiser qui est posé comme· signifiant dans un double registre : d'une part, le rapport disciple/ maître (<< rabbi! :.) au-dedans du cercle BAS; d'autre part, la consigne de dénonciation à la bande armée. « il l'embrassa. Et ils mirent les mains sur lui et l'arrêtèrent » : c'est le corps de J (SYMB) qui est neutralisé dans sa puissance ; là où les lm, en le touchant étaient sauvés, le baiser, touchant sans foi le corps~ l'arrête, le lie. Bref, c'est la puissance du corps devant le pouvoir 180. BRETCHER, Manuel du traducteur pour l'lvangile de Marc, p. 465 : c rebelle .. est connoté peut-être mieux de nos jours par « terroriste ~, ce sont évidemment les zélotes qui sont ainsi désignés (cf. p. 121, n. 54),
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LECTURE DE MARC
des armes 181. Les scènes d et g le signalent: le glaive qui frappe, en contraste avec le corps nu du jeune en fuite; cette dernière scène joue manifestement comme signalisation du code SYMB, espèce de clignotant avertissant le lecteur : attention au corps et à son destin! Oe « jeune:. réapparaîtra en S 73 pour signaler le tombeau vide, l'absence du corps). A cela s'ajoute le contraste avec le Temple qui vient d'être nommé, comme en S 66 b et S 71 c, bref entre le centre du SYMB juif et le SYMB-BAS. Mais la nudité, séparation des vêtements d'avec le corps, est aussi le signe de l'impuissance de ce corps, si l'on retient que, en S 26, S 34, S 43, les vêtements étaient mis en rapport métonymique avec le corps et sa puissance. En S 71 c, c'est- le Temple qui deviendra nu à son tour. e
« et répondant :. : à la fois au glaive tranchant l'oreille et à l'arrestation. « comme pour un terroriste :. : vous m'arrêtez comme si j'étais un zélote; et ironiquement : « chaque jour... et vous ne m'avez pas arrêté :1), car la F ne l'aurait pas permis. Suit une incise théologique, à lire plus tard 182. f « ils s'enfuirent tous :. : fruit de la peur dans la montée à Jérusalem (S 45 f), du sommeil, de la non-vigilance de S 64 ; après la tentative de résistance armée, ceux qui suivent J l'abandonnent. Le cercle BAS est brisé et dans son centre (arrêté, neutralisé dans sa puissance) et dans ses éléments qui se dispersent, selon S 63 b. La STR de J est donc vaincue par celle des AA. Le corps de J perd toute initiative stratégique; tous les déplacements à venir seront indiqués par le verbe « emmener :., où J est le « complément d'objet direct ~ (S 65 f, S 66 f, S 69 a, S 70 a) : il est pris dans la STR des 'AA.
S66
a
Et ils emmenèrent le Jésus chez le grand prêtre, et tous les grands prêtres, les anciens et les scribes se rassemblent.
a « chez le grand prêtre '.:' : J est emmené dans l'espace du Sanhédrin (nommé en b), lieu du po~voir économique (anciens), 181. Ce que Jn 18, 6 souligne fortement: « quand Jésus leur eut dit " c'est moi", ils reculèrent et tombèrent à terre ». 182. Cf. pp. 315 s., 371. '
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politique (grands prêtres), idéologique (scribes) 113, siège de ce qui garantit l'unité et la domination du système (SOC). c se rassemblent :. : le cercle du SOC se dessine pour juger (ANAL) la pratique de J, sa messianité. S67 a
Et le Pierre le suivit de loin, jusqu'à l'intérieur de la cour du grand prêtre et, assis avec les valets, il se chauffait à la flambée.
a il Pierre :., « la cour », « les valets :. : un autre cercle (cour), à un niveau inférieur, juge Pierre, le lecteur de la messianité en S 42 b. L'entrelacement de S 66-S 67 marque le parallélisme des deux « cours :), des deux jugements et le contraste entre la proclamation de J et le reniement de Pierre.
S66 b
e
d
e
Et les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un témoi. gnage contre le Jésus pour le faire mourir et ils n'en trouvaient pas. Car beaucoup témoignaient faussement contre lui et les témoignages n'étaient pas égaux. Quelques-uns, se levant, témoignaient faussement contre lui, en disant : nous l'avons entendu dire : je détruirai ce sanctuaire fait à la main et en trois jours j'en bâtirai un autre pas fait à la main. Mais même ai~i leur témoignage n'était pas concordant. Et le grand prêtre,. se levant ail milieu, interrogea le Jésus en disant : tu ne réponds rien? qu'est-ce qu'ils témoignent contre toi? Mais lui, il se taisait et ne répondit rien. De nouveau le grand prêtre l'interrogea et lui dit : es-tu le Messie, le fils du Béni ? Et le Jésus dit : je le suis, et vous verrez le Fils de l'homme siéger à la droite de la Puissance et venant après, les nuées du ciel. Mais le gr~nd prêtre déchira ses tuniques et dit : qu'avons-nous encore besoin de témoins? vous avez entendu le blasphème; que vous en semble? Et tous le jugèrent passible de mort. Et quelques-uns commencèrent de lui cracher dessus, et lui cacher le visage, et lui donner des coups de poing et lui dire : fais le prophète! Et les valets le bourrèrent de coups.
183. En fait, les grands prêtres se situent aux trois niveaux.
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LECTURE DE MARC
b « cherchaient un témoignage pour le faire mourir :. : depuis S 17, les « tentations :. (S 20, S 35, S 39, S 46, et surtout S 55) essayaient de trouver ce « témoignage :.. « beaucoup témoignaigent faussement ... pas égaux > : « sommaire », dont suivra un exemple. Le « faussement » est un indice du narrateur qui « justifie :. J : sa pratique est irréprochable du point de vue de l'Ecriture, les subversions de J, mettant en question la société de classes, rejoignent celles des prophètes. et la visée du système de la dette. « je détruirai ce sanctuaire fait à la main :. : ce Temple où ils se trouvent, érigé comme centre signifiant (surdéterminé par les trois 'niveaux) de la F.S., son centre symbolique. « et en trois jours :. : postpascal, renvoyant au théologique (<< et se lever trois jours après :., S 42 c, S 45 a, f), met en contraste le Temple et le corps de J ressuscité, nouveau « centre :. du BAS. Au niveau prépascal, c'est peut-être la séquence des commerçants chassés du Temple qui était visée et, de façon plus générale, IR: destruction du Temple et du champ SYMB et la reconstruction d'une maison de prière dans le champ des païens, annoncées par la parabole des vignerons dépossédés et celle de la pierre rejetée, devenue pierre d'angle d'une nouvelle bâtisse (S 55 d) : le texte avait bien précisé qu'ils avaient compris.
c « le grand prêtre se levant au milieu » : le centre du cercle SOC. Les AA sont toujours au pluriel et n'ont jamais de nom propre, c'est la classe qui est l'actant. Ici, le « grand prêtre» désigne une fonction dans l'appareil d'Etat; bref, il ne s'agit pas de .« péchés d'individus :., comme le veut toujours le discours ecclésiastique. « interrogea ... , ne répondit rien ;) : J refuse de reconnaître leur qualité de lecteurs de son récit, qu'ils travestissent (<< faussement :.). « de nouveau :. : les témoignages ne mènent à rien, le tribunal est dans une impasse. « es-tu le Messie, le fils du Béni? ;) : on revient à S 45 i, à l'acclamaÙon messianique de la F : « le Béni :. (MYTH) introduit une alternative semblable à celle de S 55 b (<< du ciel ou des hommes? »), quand ils ont refusé de répondre à cause de la F (ici absente, car il fait nuit). A vant de lire la réponse de J, voyons ses conséquences : déchirement des tuniques du grand prêtre, blasphème, condamnation à mort; la réponse est lue comme subversion déchirant le tissu
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ...
~
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'symbolique juif, faisant éclater la sémantique du texte idéologique dominant, jusqu'au dieu (<< blasphème :.) qui le cautionne. « Jésus dit : je le suis :. : donc, clairement, J dit son récit comme récit messianique, ce qui, jusqu'alors, était resté secret dans l'espace DD (S 42 b). Or ce secret, on l'a vu, était justifié par la différence à marquer avec la messianité du type Z, celle justement que la F a proclamée en S 45 i. En quelle situation est donc J pour que sa réponse ne soit plus sujette à cette ambiguïté sémantique? Nazaréen, Galiléen (S 67 le soulignera), charpentier, rabbi de pécheurs et publicains (SOC), tout cela était déjà lisible avant et empêchait déjà la lecture des AA. Ce qui s'ajoute ici, c'est la situation de prisonnier, d'impuissance de son corps, l'arrêt de sa pratique par les pouvoirs du SOC. « et vous verrez le Fils de l'homme siéger à la droite de la Puissance et venant après les nuées du ciel :. : ce récit arrêté, tu, est mis en rapport avec le récit dernier, avec la puissance définitive, du ciel (MYTH), récit 'qui se fera, que « vous verrez ~. C'est ce passage de l'impuissance actuelle (ACT) à la puissance eschatologique, de cette situation de malédiction à la bénédiction surabondante, la négation du pouvoir des dirigeants d'Israël d'arrêter le récit messianique, et, du coup, leur renvoi en dehors de ce messianique, c'est cela qui provoque le scandale, qui est incom'patible avec le texte du SOC. N'est-ce pas d'ailleurs ce que révèlent les « moqueries » des grands prêtres et des scribes en S 71 b ? N'est-ce pas cela que la parabole du grain de sénevé (S 22 b3) fait lire? Bref, voilà le mystère du royaume de Dieu, au niveau prépascal, ce que la mort/résurrection viendra non pas annuler, mais au contraire radicaliser. Voilà ce que l'exégèse bourgeoise n'a jamais su lire, et pour cause. J parle donc ouvertement, proclame ce qu'il a caché paraboliquement, au moment précis où sa STR d'exode vers les païens vient d'être mise en échec; certes, le problème se pose de savoir comment J espère, dans sa situation d'impuissance, que ce raccord entre l'ACT et l'eschatologique pourra se faire : on le saura en S 71 d. c et tous le jugèrent passible de mort ~ : si l'on rapproche le silence de J de celui des AA (S 16, S 55 b), on comprend la stratégie de renvoi à la lecture du récit « faire du bien :., « sauver une vie » : la parole des AA se révèle ici être un discours de meurtre, la répression par le pouvoir (SOC), sa seule réponse aux pratiques de salut, de vie. e Donc, le pouvoir se déchaîne contre le corps de J, souillé par les crachats, frappé par les coups. « lui cacher le visage :If : J
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LECTURE DE MARC
rendu aveugle devient le miroir inversé de l'aveuglement de ceux qui « ont des yeux et ne voient pas :.; le rire sur sa parole (<< fais le prophète -») le reflet de la surdité de ceux qui c ont des oreilles et n'écoutent pas :. (S 22 c 2). S67
b
c
d
e
Et le Pierre étant en bas dans la cour, arrive l'une des servantes du grand prêtre. Et voyant le Pierre qui se chauffait, le regardant fixement, eUe lui dit : toi aussi, tu étais avec le Nazaréen, avec le Jésus. Mais il nia, disant: je ne sais pas ni ne. comprends ce que tu dis. Et il sortit dehors, dans le vestibule. La servante, l'ayant vu, commença de nouveau à dire aux assistants : celui-ci est un des leurs. Et de nouveau -il nia. Peu de temps après, de nouveau les assistants disaient au Pierre : vraiment, tu es un des leurs, d'ailleurs tu es Galiléen. Alors il commença de lancer des imprécations et de jurer : je ne connais pas cet homme-là que vous dites. Et aussitôt, pour la seconde fois, le coq chanta. Et Pierre se ressouvint du mot que lui avait dit Jésus: avant que le coq ait chanté deux fois, tu m'auras renié trois fois. Et il éclata en sanglots.
b c en bas dans la cour :. : le jugement de Pierre, dans un cercle inférieur par c une des servantes du grand prêtre ». « toi aussi; tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus :. : non pas « avec le Messie :., mais avec le prisonnier de Nazareth, Galilée. « il nia;) : lui qui avait confessé le Messie « a honte de lui devant cette génération ;). « il sortit dehors :. : fuyant la chasse aux complices du prisonnier; en fait, il vient de sortir -définitivement du cercle des DD, déjà dispersés. Remarquo.l.ls le parallèle avec l'interrogatoire de J : question directe aux accusés (<< es-tu le Messie? »/ « tu étais avec le Nazaréen »; « je le suis »/« il nia »); question aux éléments du cercle (<< que vous en semble? »/« aux assistants : celui-ci est un des leurs »); verdict de l'assemblée (<< tous le condamnèrent ) /« les assistants ... tu es un des leurs »); contraste entre ces deux issues conséquentes aux deux réponses (confession/reniement) : scène de tortures sur Jésus/sortie de Pierre qui échappe à l'arrestation. « le coq chanta et Pierre se ressouvint :. : il avait nié connaître le récit de J, le coq réveille sa mémoire'. c: éclata en sanglots ;) :
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS
LU ... ~
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la tristesse, signe de l'emprise du SOC (cf. S 49 b : c il s'en alla tout triste, car il avait de grands biens ~ ; S 62 c : c ils devinrent tout tristes :. devant la possibilité de leur trahison : c serait-ce moi? :. ; S 64 c : « ma vie est pleine de tristesse :. devant la tentation de « ce que je veux :.). LECTURE RÉTROSPECTIVE DE
S 59-S 67
TI ne s'agit pas ici d'une grande. séquence à proprement parler, mais d'une suite de séquences qui posent un certain nombre de difficultés. Si l'on compare S 59 à S 60-S 61-S 62 a, c 18', on se rend compte qu'il s'y agit de la mise en parallèle de deux STR qui s'opposent : celle de J, dont on a montré que son but est l'exode vers les païens et qui se localise dans un espace de clandestinité (TOP-STR) qui est celui du BAS ; celle des AA, visant à arrêter J pour le faire tuer et qui se localise dans l'espace du SOC. De plus, l'actant Judas passe d'un espace à l'autre et est posé comme partie prenante de la STR AA dans l'espace BAS (S 59 d), élément permettant donc une collusion des deux stratégies (selon une figure de traîtrise), un conflit, un affrontement entre le groupe J + DD et une bande armée envoyée par les AA. . Ce conflit est raconté en S 65, comme réussite de la STR AA et échec de la STR J ; S 66 ramène J dans l'espace SOC, comme actant'« emmené :., dépourvu d'initiative stratégique au niveau politique et destiné, selon le jugement du Sanhédrin, à la mort. Certes, son silence et sa confession messianique montrent qu'il lui reste, au niveau de son discours, une certaine « espérance stratégique ~, débouchant sur l'eschatologique et sur laquelle on reviendra en S 71. S 62 b, S 63-S 65 se situent ainsi c,omme une charniè~e du récit jusqu'à l'affrontement de S 65 et c'est justement là que l'on a ressenti des difficultés réelles de lecture selon la grille qu'on s'était donnée depuis S 42. En effet, le texte postpascal se surimprime sur le prépascal de façon telle que la restitution du texte raturé devient hasardeuse et contestable. C'est donc bien le signe que cette charnière a posé au narrateur des problèmes aigus, dont le symptôme majeur reste précisément le travail qu'y opère le discours théologique. Ce travail s'effectue de deux manières. D'abord, le discours théologique invoque trois fois (sinon quatre) l'Ecriture comme justification de l'échec de la STR J : « certes le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui:. (S 62 b), 184. Cf. le schéma
oe
la p. 314.
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LECTURE DE MARC
~ il est écrit : je frapperai... ~ (S 63 b), ~ mais c'est pour que s'accomplissent les écritures :. (S 65 c), à quoi l'on peut ajouter : « l'heure est venue: voici que le Fils de l'homme va être livré :. (S 64 h). Or, avec S 43 c, ce sont les seules fois dans tout le texte de Marc où les Ecritures sont citées avec cette fonction justificatrice, que l'on analysera plus tard. N'est-ce pas un symptôme du bien-fondé de la grille pré/postpascale, que cette opération ait lieu précisément dans cette charnière stratégique du récit, où J est dépossédé de sa stratégie par l'élément aléatoire dont parle Marin, cette traîtrise mattendue, et qu'il faille donc, après coup, la justifier, la rendre nécessaire? Deuxièmement, on retrouve deux fois l'énoncé 4: en vérité je vous dis :., que l'on a vu s'adresser directement aux lecteurs; et cela, seule fois aussi chez Marc, dans le discours théologique de prédestination, concernant deux actants décisifs, Judas et Pierre. J'utilise ici en partie l'analyse de L. Marin 185. Les deux discours de prédestination portent sur la traîtrise des deux actants participants du cercle BAS, en les contrastant. D'un cô"té Judas n'est pas nommé en S 62 b (<< un de vous :., « l'un des douze :., « celui qui mange avec moi :., « qui plonge avec dans le plat ~) ce qui laisse peser le doute sur chacun des douze. Tandis que, pour Pierre (S 63 b), les déterminations se multiplient: « aujourd'hui :), « cette nuit même :., « avant que le coq ait chanté deux fois », « tu m'auras renié :., « trois fois ~. « mais la surdéterminationde Pierre " ne pèse que sur un mot négatif, un rejet verbal qui peut être, sans dommage, trois fois répété, tandis que la sous,;, détermination de " Judas " s'articule sur un actif positif, un don réel qui ne peut avoir lieu qu'une fois 188 ~. Bref, les « trahisons :. s'opposent comme « livrer s'oppose à renier », comme le « faire» au « dire :. 18'1. Et le récit, on l'a vu, racontera leur effectuation. Marc permet d'aller un peu plus loin et de lire, à partir de l'indice « en vérité je vous dis :., la situation ecclésiale des lecteurs 188. Ayant subi des persécutions, l'ecclesia de Rome est divisée sur l'attitude à avoir par rapport à ceux qui y ont succombé 1811, comme plus tard, à Rome encore (Hippolyte) et à Carthage (Cyprien). C'est là une problématique décisive des ecclesia primitives, dite des « lapsi » ; c'est, avec la question de la proximité de l'eschaH
185. Sémiotique de la passion, pp. 164 ss. ; son analyse, faite sur Matthieu, est aussi valable pour Marc. 186. MARIN, p. 165. 187. Ibid., p. 164. 188. Comme le fait, mais seulement pour Pierre, MINETIli de TII,.LESSE, pp. 438 ss. 189. Cf. ~fINEn'E de TILLE5SE, p. 442.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
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tologie, la problématique m!me de Mare UUI. Si l'on croit la tradition, Pierre a subi le martyre à Rome vers les années 64-67 et Marc y écrit quelque cinq à dix années plus tard. La question du pardon à accorder ou non aux lapsi (cf. les finales de S 46 et S 54) est résolue à travers les figures de Judas et de Pierre : selon que les trahisons, ces changements d'espace (BAS ~ SOC), ont été du niveau du faire (<< mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né :.) ou du dire : repenti (<< il éclata en sanglots :.), le vieux Pierre vient d'être fidèle à sa parole de jeunesse de mourir plutôt que de renier Jésus, il a donc été pardonné. Le critère du pardon est ainsi établi par la lecture (ANAL) du récit. Concluons : le récit a été lui-même, au niveau de l'énoncé narratif et non plus seulement du discursif, réécrit dans la perspective postpascale ; c'est pourquoi il résiste à notre lecture . . S66 f
g
Et aussitôt le matin, les grands prêtres préparèrent un conseil avec les anciens et les scribes et tout le Sanhédrin; ayant ligoté le Jésus, ils l'emmenèrent
« le matin ~ (CHR) c un conseil ... avec tout le Sanhédrin:. ; répétition de ce qui avait été fait pendant la nuit en l'absence de la foule. « ayant ligoté Jésus :. : l'impuissance du corps est soulignée.
S68 al
et le livrèrent à POate.
bl
Et le Pilate l'interrogea: toi, es-tu le roi des Juifs? Et alors, il lui a répondu : toi, tu le dis.
a2
Et les grands prêtres l'accusaient très fort.
b2
De nouveau le Pilate l'interrogea, disant : tu ne réponds rien? vois tout ce dont ils t'accusent•. Mais le Jésus ne répondit rien, ce qui étonnait le Pilate.
190. Faut-il relever que cette problématique se retrouve aujourd'hui pour ceux qui se sont engagés dans une lutte politique et, ayant été arrêtés, voire torturés, ont succombé et dénoncé des camarades? Et que le critère dire/faire peut encore être valable 1
300 c
d
LECTURE DE MARC
A chaque fête, il leur relâchait un prisonnier, celui qu'ils demandaient. Or il y avait le nommé Barabbas, arrêté avec les insurgés qui, au cours de l'insurrection, avaient commis un meurtre. La foule étant montée, elle commença de demander de leur faire selon l'habitude. Mais le Pilate leur répondit en disant: voulez-vous que je vous relâche le roi des Juüs? car il comprenait que c'était .par envie que les grands prêtres l'avaient livré. Mais les grands prêtres excitèrent la foule pour que ce soit plutôt le Barabbas qui leur soit relâché. Mais le Pilate répondant de nouveau leur dit : que ferai-je donc de celui que vous appelez' roi des Juifs? Et eux de nouveau crièrent : crucüie-Ie ! Et le Pilate leur dit : mais qu'a-t-il fait de mal ? Et eux de crier plus fort : crucifie-le! Le Pilate alors, voulant contenter la foule, leur relâcha le Barabbas et livra le Jésus, après flagellation, pour être crucifié.
Tg ~ Tf : « au cours de l'insurrection:. (et non pas d'une insurrection) : Boismard, Synopse, II, p. 417; pour « insurrection >, cf. Cullmann, Jésus et les révolutionnaires de son temps,
p.49. al c le livrèrent à Pilate :. : « livré aux païens >, selon S 45 f. des AA juifs aux AA païens; la suite indique bien que « le Pilate » dont on ne trouve ici que le nom, est le détenteur du pouvoir de tuer, le représentant du pouvoir impérial de César 191. e l'interrogea;) : second jugement, portant toujours sur le messianique, mais là où il s'oppose à César: « toi, es-tu le roi des Juifs? >, question posée du lieu romain, païens et occupants (en
n s'agit ici du deuxième transfert d'espace,
191. On ne peut que s'étonner de la lecture de C. CHABROL, «Analyse du " texte " de la passion »,' in Langages, 22, pp. 75-96, selon laquelle Pilate c n'agit pas en vrai représentant de Rome» et la séquence est « le passage li. l'universalisme :. (p. 96), l'universalisme, n'est-ce pas, de l'impérialisme romain! Chez Marin (ibid., p. 61) Pilate devient, à l'instar de l'argent, c terme neutre », et aussi « Pilate universalité » (cf. également p; 74). Dans ce type de discours à profusion de modèles, l'idéologie est bien au travail, comme on peut le voir dans les distinctions entre le « plan religieux :. et le c plan temporel» (p. 83, cf. pp. 60, 73, etc.), qui permettent de justifier, à partir de .ces textes bibliques « l'institution religieuse (le clergé) :. (p. 81, n. 8), ou bien de déduire: « le nouveau système religieux encore non " dénommé " où, à la " Pureté " rituelle !?ocia~e, pourrait être substituée une " bonté " (?), une " charité " (?) individuèltè"l:!tl non plus sociale qui mettrait d'abord l'homme en rapport direct avec la divinité » (p. 91); les points d'interrogation ne sont pas mis où ils auraient dû l'être, c'est-à-dire devant l'opposition c: individuelle/sociale ~ et devant « d'abord l'homme en rapport direct avec la divinité ». Bref, la question à poser aux Marin et aux Chabrol est celle-ci : de quelle idéologie vos modèles sont-ils les porteurs?
=
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... »
301
effet, en 8 71 b, les grands prêtres et les scribes diront : « le Messie, le Roi d'Israël ), et non pas le « roi des Juifs, :.). La différence. par rapport à la question du grand prêtre n'est donc pas celle d'une sémantique religieuse et celle d'une sémantique politique, différence. absente du système sémantique juif; mais celle du pouvoir juif et celle du pouvoir romain : le « Messie » s'oppose là à la fonction politico-idéologique du grand prêtre, ici à la fonction politique de César, bref, la question de Pilate à J est, sous une forme plus directe, la même que celle que les pharisiens et les hérodiens lui ont posée sur l'impôt (855 g) 192, celle de sa démarcation par rapport au zélotisme : la suite le montrera, ce qui intéresse Pilate, comme les grands prêtres, c'est le rapport de J avec la F qui l'a acclamé comme Messie dans la logique zélotiste du royaume de David (845 i). c toi, tu le dis > : la réponse de' J accuse le lieu de la lecture que Pilate fait de son récit, selon la logique de la 8TR J (c'est aux classes dirigeantes d'Israël que j'ai affaire d'abord, non pas à toi). Ce que' d'ailleurs, selon le narrateur, Pilate comprend : « car il comprenait que c'était par envie que les grands prêtres l'avaient livré :.. a2 « et les grands prêtres l'accusaient très fort> : à partir de leur place dans le SOC, mise en question avec le Temple.
b2
c vois tout ce dont ils t'accusent :., « mais Jésus ne répondit rien:. : car il leur avait déjà répondu, selon la sémantique messianique du Fils de l'homme, qui est étrangère à Pilate. Son silence est donc refus et d'un messianisme zélotiste et d'une négation du messianisme; dans l'espace de Pilate, il n'y a pas de sémantique permettant de marquer cela, car si ce messianisme est accepté par la F, il met aussi en question le pouvoir de Pilate 1113. « ce qui 192. Ce que Lc 23, 2 explicite: « Nous avons trouvé cet homme excitant notre nation à la révolte, empêchant de payer les impôts à César et se disant Messie-Roi. » 193. Jn 18, 33-38, par contre, trouve un moyen de faire devant Pilate cette distinction J /Z à travers l'opposition: « royaume de ce monde/royaume pas de' ce monde », toujours travestie par l'idéologie bourgeoise. Certes, il faudrait lire tout le texte de Jean; posons quand même que « royaume de ce monde » indique le SOC et ses codes (donc royaume selon l'argent, le pouvoir des armes et le Dieu de morts) et « royaume pas de ce monde » le BAS et son inversion des codes du SOC, ce que me semble signaler l'énoncé c mes gens auraient combattu », à lire selon la logique d'un .mbasiatisme, où le pouvoir des armes par l'Etat est le déterminant de la p.s. de classe5 (cf. pp. 52 s). Les exégètes bourgeois ne manquent pas de lire cette opposition selon leur idéologie (par exemple, CULLMANN, Jésus et le,f. révolutionnaires de
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LECTURE DE MARC
étonnait Pilate ) : comme les pharisiens en S 55 g, ce qui souligne le parallélisme posé plus haut. La réponse et le silence de J n'apportent pas à Pilate des motifs de condamnation; il a donc recours à un stratagème (STR) : départager la question entre les AA et la F, car c'est celle-ci qui l'intéresse, elle est l'actant qui, en c, remplace les grands prêttes· (<< la foule étant montée commença de demander ». « Barabbas, arrêté avec les insurgés qui, au cours de l'insurrection ~ : c'est donc un zélote qui est posé en alternative avec J au choix de la F. Mais il y a plus : l'insurrection, avec article défini, doit désigner quelque chose dont il a été question dans le texte et qui ne peut être que les séquences messianiques lors de l'entrée de J à Jérusalem et au Temple 194. « voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs? :. : du point de vue du pouvoir romain, à l'inverse des grands prêtres, c'est Barabbas, le zélote, qui est le plus dangereux. La formulation de Pilate en tient compte. e mais les grands prêtres excitèrent la foule ) : la STR des AA, jusqu'ici opposée à celle de la F qui appuie J, va infléchir celle-ci et la faire passer de son côté contre J. Ce changement de la F n'est cependant pas sans logique, comme on le croit souvent. En effet, elle a toujours été· du côté de la STR Z et Barabbas est un héros pour elle. Le texte fait donc jouer ici l'opposition STR J/STR Z, dont l'une des divergences était la place du Temple et d'Israël vis-à-vis de la promesse. Or la F de Jérusalem dépend économiquement du Temple et des pèlerinages et c'est cela qui la fait se décider contre celui que Pilate dans son stratagème leur présente comme « celui que vous appelez roi des Juifs >, en évocation de S 45 i, encore une fois. e et eux de nouveau crièrent : crucifie-le ... plus fort : crucifiele ) : le récit insiste sur ce changement de la F, la question de Pilate rappelant le récit de J selon la clé faire du bien/faire du mal (S 16). Cette insistance n'innocente pas Pilate, toujours placé son temps, p. 78) : idéologie de la classe dominante, elle est bel et bien de ( ce monde ». Le chanteur catalan Raimon a bien lu, lui, et je ne résiste pas à le citer : « Nous avons vu le sang/qui ne crée que le sang/être la loi du monde/nous avons vu la faim/être le pain des travailleurs/nous avons vu jetés en prison/des hommes pleins de raison/non/je dis non/disons tous non/nous autres ne sommes pas de ce monde. :. 194. BOISMARD, Synopse, II, p. 417, ne va pas si loin; comment lierait-il Jésus à une insurrection? S'il faut poser une « hypothèse », comme il dit, c'est bien celle que des sicaires ont profité du mouvement suscité par I, selon leur habitude (c les Sicaires, les Poignardeurs qui frappent dans J'incognito des foules les plus notables collaborateurs juifs des occupants :t, P. PRIGENT, p. 13); cependant c'est bien Jésus qui est le principal c: responsable ~ de cette insurrection quasi spontanée.
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS
LU ...
»'
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dans le lieu du pouvoir romain (<< voulant contenter la foule :.); c'est la lecture, par « Marc », de la destruction du Temple, mise en rapport avec cette ~ culpabilité :. de la F lUS. « le Pilate alors leur relâcha le Barabbas et livra le Jésus pour être crucifié :. : les trois stratégies : celle du pouvoir juif, celle du pouvoir romain et celle de la F coïncident, finalement, et ceci non pas selon un récit aléatoire entre « individus :., mais selon la logique stricte de la lutte de classes qui a commandé. aussi, on y reviendra, la STR J 196. « après flagellation l) : comme en S 68 e et f, la séquence s'achève par la mise en évidence du corps de J devenu impuissant. S69
a b
c
Les soldats l'emmenèrent à l'intérieur, dans la cour, c'est-àdire, dans le prétoire, et convoquent toute la cohorte. Ils le revêtent de pourpre, et le coiffent d'une couronne d'épines qu'ils ont tressée. Et ils commencèrent à le saluer : salut roi des Juifs! Et ils lui frappaient la tête avec un roseau, lui crachaient dessus, et se mettant à genoux, lui rendaient hommage. Après s'être moqués de lui, ils lui ôtèrent la pourpre et le revêtirent de son manteau. Et ils l'emmènent
a « les soldats :. : tuujours le pouvoir des armes (SOC). « dans la cour, c'est-à-dire dans le prétoire:. : encore un cercle du SOC; ici cependant le narrateur traduit aux lecteurs, en signalant la « romanité 197 », celle de la cohorte (SOC du M.P.E.). b « ils le revêtent en pourpre et le coiffent d'une couronne d'épines :. : il s'agit, dans toute cette scène (où le corps de J est déshabillé et habillé à la guise des soldats, toujours signalant 195. Ce que Mt 27, 24-25 souligne par la scène du « lavement des mains :. et le cri de la F qui s'ensuit : 4: Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants. :$ Marin (Sémiotique de III passion, p. 54) l'a bien vu : il s'agit - et c'est vrai aussi de Marc - d' « une double condamnation à mort, celle de Jésus, mais aussi ce]]e du peuple juif» ; cette dernière étant Ille, après 70, au niveau narrateur/Jectew·s. 196. Cf. pp. 343 s. 197. c L'universalité» des structuraux cités dans les pages qui précèdent : c'est comme si, dans un récit français concernant la Résistance à l'occupation allemande, les nazis dominant une grande partie de l'Europe, on opposnit h-ancc/ Allemagne COUlme particularité/universalité!
304
LECTURE DE MARC
Son impuissance dans cet espace dominé par le pouvoir des armes) d'une parodie, d'un carnaval 198 ; le jeu se fait par le contraste entre la situation réelle du condamné, rappelée par les coups sur la tête et les crachats, et les signifiants propres au pouvoir du SOC. « salut, roi des Juifs ) : l'insistance de ce titre tout au long des séquences S 68-S 71, dans l'espace romain, semble ici être donnée à lire de façon parabolique. Ce récit carnavalesque est à la fois celui de la non-lecture par les soldats du récit de J (à quoi répondra, en écho, la confession du centurion après la mort, son apprentissage de l'ANAL) et celui de la lecture de la messianité de J : sa « royauté » (donc le « royaume du Dieu ») est telle qu'elle ne peut qu'être l'objet de moquerie «< après s'être moqués de lui ») de la part des serviteurs des rois du SOC 199, ceux que l'argent, les armes, l'idéologie dominante fascinent et rendent aveugles et sourds. Ce qui s'énonce ici, c'est le travail de relecture du récit de J et de sa STR au niveau du narrateur, l'inversion des codes du SOC qu'elle postulait étant ici menée à son point extrême. S70 a b c
Et ils l'emmènent dehors pour le crucmer. Et ils requièrent pour porter sa croix un passant revenant des champs, Simon Cyrénéen, le père d'Alexandre et de Rulos. Et ils le conduisent au lieu-dit Golgotha, dont la traduction est : lieu du crâne.
a
« dehor~ :. : hors de la ville (TOP), celle-ci n'est pas nommée, car le champ symbolique juif a perdu sa signification en rejetant le Messie.
b « pour porter sa croix » : encore une fois, l'impuissance du corps de J. « Simon Cyrénéen, le père d'Alexandre et Rufus » : par l'abondance de noms propres (les deux derniers, référence pour Simon, devant être connus des lecteurs) le texte marque son authenticité aux yeux des lecteurs (effet de réel).
198. C'est le défoulement de gens astreints à la discipline militaire, profitant d'un adversaire vaincu qui les aurait obligés à se battre, voire à se faire tuer. On retrouve souvent cela dans la férocité de policiers subalternes à l'égard de prisonniers politiques. 199. Des « rois de ce monde », aurait dit Jean.
4:
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ..• »
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c « au lieu-dit Golgotha » : comme Gethsémani (S 64 a), le TOP de la mort de Jésus est indiqué, le narrateur multipliant ses signes par sa traduction de l'araméen au grec.
S71
a
b
c d
e f
g
Et ils lui donnaient du vin mêlé de myrrhe, mais il n'en prit pas. Et ils le çrucüient. Et ils partagent son manteau, tirant au sort qui obtiendrait quoi. C'était la troisième heure et ils le crucifièrent. Et l'inscription de son inculpation était inscrite : le roi des Juifs. Et avec lui ils crucifient deux terroristes, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche. Et les passants le blasphémaient en hochant leurs têtes et disant : eh! le destructeur du sanctuaire et son constructeur en trois jours, sauve-toi toi-même, en descendant de la croix. Pareillement les grands prêtres se moquaient entre eux avec les scribes et disaient : il a sauvé les autres et ne peut se sauver lui-même; le Messie, le roi d'Israël : descends maintenant de la croix, pour que nous voyions et croyions. Et les crucifiés avec lui l'outrageaient. Quand vint la sixième heure, l'obscurité se fit sur toute la terre jusqu'à la neuvième heure. Et à la neuvième heure, le Jésus clama d'une voix très forte: Eloi, Eloi, lama sabachtani, dont la traduction est : mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? Quelques-uns des assistants, en l'entendant, dirent : vois, il appelle Elie. Quelqu'un courut remplir une éponge de vinaigre et l'ayant mise au bout d'un roseau, il le faisait boire en disant : attendez voir si Elie va venir le descendre. Mais le Jésus, criant d'une voix très forte, expira. Et le voile du sanctuaire se déchira en deux, de haut en, bas. Le centurion qui se tenait en face de lui, voyant comment il expira, dit : vraiment, cet homme-là était fils de Dieu. Il Yavait aussi des femmes regardant de loin, entre autres Maria de Magdala, et Maria, la mère de Jacques le mineur et de Joset, et Salomé, lesquelles lorsqu'il était en Galilée le suivaient et le servaient, et beaucoup d'autres montées avec loi à Jérusalem.
a « du vin ... n'en prit pas '> : selon S 62 c. « ct ils le crucifient ~ : vivant, laissé en agonie, dans l'attente.
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LECTURE DE MARC
« ils partagent son manteau ) : le corps nu de J ; dans une petite scène faisant écho à celle du jeune fuyant tout nu, le code SYMB est signalé; il s'agit toujours du destin d'impuissance et malédiction du corps dont le récit a longuement raconté la puissance de bénédiction. « c'était la troisième heure ~ : ·le CHR ponctue la séquence selon des périodes de trois heures ; la première est occupée par les « passants » et leur lecture de la mort de J, la deuxième par le MYTH, la troisième enfin par la mort elle-même et sa lecture, par J d'abord, par le centurion ensuite. 4 l'inscription ;) : écriture (la seule, au niveau de l'énoncé narratif dans tout le texte) de la lecture « romaine:. de la mort de J, dans le texte historique du SOC. e le roi des Juifs:. : comme Messie zélote; le terme a abondé depuis S 68 avec celui de crucifié; celui-ci est absent des diverses c prédictions ~ postpascales, où l'on trouve l'indication que J sera tué (apokteïneïn), objet de meurtre, donc selon la logique du système de la dette et non pas de celui de la souillure, où il s'agirait de « mort 200 ) . Il s'agit bel et bien d'un meurtre politique 201, le récit de J ayant été lu comme le récit d'un zélote, à l'instar des deux crucifiés avec lui. Ceux-ci c l'outrageaient ); c'est toujours le souci du texte de Marc de démarquer la STR J de la STR Z. N'empêche que ce meurtre politique s'insère dans le tableau de la lutte de classes de la Palestine occupée par les Romains, la classe dominante juive « collaborant » avec ceux-ci pour cette affaire. « l'un à sa droite, l'autre à sa gauche :. : renvoie à S 50, marquant d'un côté l'absence de J acque~ et Jean qui ont fui (sur le contraste croix/gloire) et, d'un autre c;ôté, référant « coupe ) et c immersion ) (baptême) à cette mort en croix.
b « blasphémaient·) : mé-lecture du récit de J, ce qui est mieux explicité par les grands prêtres et les scribes qui l'évoquent comme récit de puissance (<< il a sauvé les autres :.) en contraste avec l'impuissance actuelle (<< et il ne peut se sauver lui-même ). Comme en S 20 par rapport à S 12, l'accusation du « blasphème) de S 66 est ici retournée contre les accusateurs. « destructeur du 200. Cf. p. 74. 201. On reviendra sur l'importance ùe cette distinction; remarquons séulement ici que la théologie, ayant pris œtte « mort"» comme objet privilégié de son discours, ne s'est presque jamais interrogée sur les raisons pour lesquelles J a été tué. Dans l'évocation que fait M. HENOEL (pp. 13-20) d'un certain nombre d'exégèses « politiques ». depuis Reimarus jusqu'à BranJon, il est rcmarquable 'IUC l:ctte question, par wnlrc, uevienne centrale.
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ... ~
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sanctuaire» : renvoie à S 66 b. « se moquaient» : 1'échec de J, c'est leur revanche par rapport à S 45 i et S 53 (<< le Messie, le roi d'Israël »). Les thèmes de ces moqueries renvoient au procès du Sanhédrin, comme « roi des Juifs » et « crucifier » à celui de Pilate, selon l'opposition prophète/roL e descends maintenant de la croix, pour que nous voyions et croyions :',: c'est bien le code ANAL, le défi d'un signe spectaculaire étant parallèle de S 39. A quoi S 22 c 2, au niveau narrateur/lecteurs, oppose l'échec d'Israël en 70 : « ils regardent et rie voient pas... pour qu'ils ne reviennent pas et ne soient pas acquittés :.. C'est le jugement d'Israël, de sa classe dominante et de la foule de Jérusalem (S 69) qui est en train de s'accomplir. « les crucifiés avec lui l'outrageaient » : les deux zélotes, du même côté que J par rapport aux spectateurs, se rallient cependant à eux : J est rigoureusement seul. c e la sixième heure, l'obscurité devint sur toute la terre :. : le deuxième moment de ce récit d'agonie est celui du MYTH dont la parole avait naguère confirmé J comme fils bien-aimé ayant la faveur du ciel (S 2). Le MYTH se tait aussi, faisant taire les « passants ~ et soulignant la solitude de J : dans l'obscurité, l'ANAL s'éteint définitivement, aucune lecture d'aucun signe n'est plus possible. Même J ne voit plus rien, ne comprend plus rkn; lui, qui enseignait à ses DD à lire les fruits de sa pratique puissante, est réduit à la totale impuissance. d
c à la neuvième heure J clama :. : J qui, depuis S 65, n'est plus e actant :. (sauf pour les deux « réponses :. aux tribunaux) mais ~ passü :., « emmené :., gardant le silence, redevient actant. « d'une voix très forte:. : répondant au silence du ciel, d'où étaient venues les e deux voix :. (S 2, S 43). e mon Dieu, mon Dieu :) : et non plus « Père :., comme en S 64, non plus « Fils :., ni « Messie :), car « abandonné :. (les brebis dispersées, seul, impuissant, agonisant, près de mourir); sa prière est un cri final sans espérance, devant l'échec de sa pratique, de sa stratégie, de sa lecture de l'annonce du dernier récit. « pourquoi? :) : il avait gardé encore une espérance dont témoignait sa confession en S 66. Laquelle? Le texte la signale. e Eloi..., il appelle Elie ... , laissez voir si Elie va venir le descendre :.. : le texte joue sur l'araméen Eloï pour introduire « Elie :. qui est la c forme :. de la clôture ascensionnelle du récit messia-
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LECTURE
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MARC
nique (MYTH), celui qui doit venir d'abord avant le Fils de l'homme. La dernière espérance de J, selon le texte de l'apocalyptique courante, serait-ce justement celle d'une intervention ultime de Dieu et de son royaume au moment de la suprême détresse 202, comme l'indique le « vous verrez :., au niveau prépascal, de la confession messianique au Sanhédrin? La réponse du ciel est l'obscurité; J crie à l'abandon de Dieu. Ce « m'as-tu abandonné? :. répond donc à l'élection de S 2 (<< tu es mon Fils »), comme l'obscurité et le corps nu répondent à l'extrême « blancheur :. des vêtements en S 43 ; c'est dans l'échec que se termine ici ce qui s'ouvrait là comme réussite promise. C'est sur une question, sur un « pourquoi? » voulant rompre l'obscurité et prolonger le récit qui se termine, que la pratique de J s'achève. A cette question, dernière et suprême illustration du « sans qu'il sache comment :. parabolique, point de réponse, ce que le second cri soulignera. C'est cependant ce « pourquoi? » qui va engendrer le discours théologique en métaphorisant la c mort" comme « coupe ), « immersion ), « vie donnée en rançon pour beaucoup » (S 50), « mOIl sang de l'alliance versé sur beaucoup » (S 62 c) et l'inscrivant dans la nécessité d'une prédestination. Où le récit s'arrête, le théologique commence. e il le faisait boire, en disant » : un peu de force au corps épuisé dans l'attente d'Elie, à quoi répond le « mais >... « mais Jésus criant d'une voix très forte expira » : le dernier cri de la vie comme rejet de la mort, cette violence enfin triomphante du corps et· de sa puissance de vie. « le voile du sanctuaire se déchira en deux, de haut en bas » : la mort du corps nu de J remplaçant, dans la pratique de donner le pain, le Temple repaire de brigands, la nudité du corps entraîne . la nudité du Temple (comme déjà celle du grand prêtre au centre du sanhédrin), exhibition du vide de son intérieur. Le texte ne renie pas ce que la pratique de J a opéré; la déchirure du « voile », pendant de la déchirure du ciel en S 2 (<< de haut en bas », selon le même mouvement descendant de l'Espritcolombe), marque la mort du champ symbolique d'Israël dont la destruction, quelques dizaines d'années plus tard, n'est que la conséquence. Les témoins disaient finalement vrai : J mourant a détruit le Temple. 202. Selon la croyance des zélotes; « réduits à la dernière extrémité (les zélotes assiégés dans le Temple par les Romains) attendent avec foi l'intervention miraculeuse du Dieu pour lequel ils combattent» (PRIGENT, p. 41). Cullmann fait donc fausse route en opposant J et les Z par l'eschatologique; il est d'ailleurs obligé de le reconnaître malgré lui et s'en tire par la lecture bourgeoise du « royaume de ce monde/royaume pas de ce monde» (Usus et les révolutionnaires de son temps, p. 26, n. 1).
«
N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU ...
»
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« le centurion qui. était en face de lui, voyant comment il expira» : ce combat dernier, ce paroxysme de la puissance de la vie criant contre la violence de la mort 20\ cette fin de récit est lue par celui-là même qui a tué; l'obscurité passée, le code ANAL se tresse à nouveau, le texte se ressaisit et ouvre un nouveau champ possible au récit, au-delà des frontières du Temple-figuier stérile, et c'est le champ des païens. « vraiment, cet homme-là était fils de Dieu :. : en contraste avec Pierre (<< je ne connais pas cet homme-là ~), le centurion lit l'inversion des codes du SOC comme étant le signe des « fils de Dieu », la scène du carnaval comme parodie qui ne l'était pas. « il y avait aussi des femmes regardant de loin :. : de nouveaux actants sont introduits, reste d'un récit clos qui permettra la relance en S 73. Des noms propres sont donnés encore en référence aux lecteurs. « lorsqu'il était en ,Galilée ... , montées avec lui à Jérusalem :. : c'est l'ach.èvement du récit de J, rappelé dans ses deux grandes étapes, celle de Galilée et celle de la montée à Jérusalem, avec la déception des femmes devant son échec. Le texte oscille donc entre l'achèvement du récit et sa relance.
S72 al
b a2 c
d
Déjà le soir était venu, et comme c'était la préparation, c'est-à. dire la veille du sabbat, venant Joseph d'Arimathie, riche membre du conseil, qui lui aussi attendait le royaume du Dieu, entra hardiment chez le Pilate et demanda le corps du Jésus. Le Pilate s'étonna qu'il fût déjà mort, et ayant convoqué le centurion, lui demanda s'il était mort depuis longtemps. Renseigné par le centurion, il octroya le cadravre au Joseph. Et ayant acheté un drap, il le descendit, l'enveloppa dans le drap et le déposa dans un tombeau qui avait été taillé dans le roc; puis il roula une pierre contre la porte du tombeau. Et la Maria de Magdala et Maria, celle de J oset, regardaient où on l'avait mis.
al « Joseph d'Arimathie, riche membre du conseil :. : un ao1ant appartenant à la classe dirigeante, du point de vue économique 203. Ce second cri est ainsi l'excès de la vie quand elle s'expire, rencontre enfin la mott qui la travaillait dans son cœur, comme Bataille l'a montré. Avouerai-je que j'ai compris ce qu'il y a d'excessif, d'inépuisable, dans ce sobre récit; en lisant une page de L'érotisme sur les cris de la femme en son orgasme? (chap. La pléthore sexuelle et la mort).
310 et politique, c qui lui aussi attendait le royaume du Dieu :. : mais non pas à la manière d'un disciple de J; son attente est dite , après la mort de J, donc n'est pas raccordée à son récit. « entra hardiment '> : il rompt avec la pratique de ses pairs, comme le scribe de S 55.
b Petite scène qui insiste sur la mort de J, le centurion qui la confirme devenant ainsi « témoin :. pour le « tombeau vide :. de S 73, garant du fait qu'il y a eu réellement mort. c Le destin du corps est scellé par la pierre qui clôt enfin le récit. d
Les femmes, comme en S 71 g, sont posées comme « reste ~ qui permet au texte de ne pas se clore, au récit de ne pas s'achever. Leurs regards sur le corps, repris avec insistance, signalent que le code ANAL n'est pas clôturé. N'empêche que S 72 achève la grande séquence ouverte en S 65, celle de la circulation du corps de J, « emmené ;) dans l'espace du pouvoir du SOC, jusqu'à sa sortie vers le tombeau; grande séquence de c la victoire:. de la STR AA et de l'échec de la STR J et donc de son annonce du récit eschatologique. S73 a
b
c
Quand le sabbat fut passé, la Maria de Magdala et Maria, celle du Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aBer l'embaumer. Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont au tombeau, au lever du soleil. EUes se disaient entre elles : qui nous roulera la pierre hors de la porte du tombeau? Et levant les yeux, eUes virent que la pierre avait été roulée; or elle était très grande. Entrées dans le tombeau, eUes virent un jeune assis à droite, vêtu d'une robe blanche et s'effrayèrent. Mais il leur dit : ne vous effrayez pas ; c'est Jésus que vous cherchez, le Nazaréen, le crucifié? il s'est levé, il n'est pas ici. Voilà le lieu où on l'avait mis. Mais allez, dites à ses disciples et au Pierre qu'il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, ainsi qu'il vous a dit. Elles sortirent
« N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU... »
d
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et s'enfuirent du tombeau, car eUes étaient tremblantes, et hors d'eUes-mêmes. Et eUes ne dirent rien à personne, car eUes avaient peur.
a
c quand le sabbat fut passé :. : raccord avec S 72 (<< la veille du sabbat :.), ce qui fait, dans le CHR, le troisième jour après la mort. e Maria de Magdala... :. : le creste :. de S 71-S 72, mémoire du récit de Galilée et de la montée à Jérusalem. « achetèrent des aromates pour aller l'embaumer :. : encore un petit achèvement sur S 72, le récit a du mal à se clore ; pourtant, après la mort du héros, quel récit reste encore possible? b c de grand matin, le premier jour de la semaine, au lever du soleil ;) : le CHR joue en contraste avec celui de S 72 (c le soir, la veille du sabbat :.) qui clôturait et le jour et la semaine; ici, au contraire, c'est l'inauguration du jour et de la semaine avec insistance sur le lever du soleil. « qui nous roulera ... ? :) : question dans le sens de l'achèvement, pour l'embaumer. c: virent que la pierre avait été roulée:. : la pierre clôturant le récit, ensevelissant le corps, est rouverte. Depuis S 71 c, après la mort de J, on a noté cette oscillation textuelle entre le récit s'achevant et des éléments posant une suite, comme un sursis donné, un petit ajournement de la finale. Ici cette oscillation se termine par un mouvement niant la clôture du tombeau. Le récit repart.
c « entrées dans le tombeau :. : le désir du corps de J. c: un jeune assis à droite, vêtu d'une robe blanche :. : en oppo-
sition au jeune fuyant nu de S 65 g, signal du SYMB comme impuissance du çorps; le SYMB, clôturé par la pierre, repart aussi comme corps vêtu, puissant, cette inversion provoque l'effroi des femmes 20.. « vous cherchez Jésus, le Nazaréen, le crucifié? ) : le récit de J est évoqué par son début (J vint de Nazareth, S 2) et son achèvement (crucifié, S 71), par les marques de classe de J (charpentier d'un petit bourg de Galilée, exécuté comme zélote par la classe dominante) et ~on pas par ses· « titres messianiq ues ) . 204. Il ne s'agit pas d'un « ange » comme dans les parallèles chez Mt et In; seule la c: blancheur ;P, édl0 ue S 43, connote le MYTH.
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LECTURE DE MARC
« il s'est levé ~ : le jeune raconte le récit (ACT) qui s'est poursuivi selon la logique de la pratique de J (couché/se lever). « il n'est pas ici ) : le corps absent; la pierre roulée a permis la sortie du corps, le redépart du récit. « voyez le lieu où on l'a mis :. : le tombeau vide est le signe à lire (ANAL) de ce récit inespéré et sans témoins. « mais allez, dites à ses disciples et au Pierre » : allez proclamer la continuation du récit, proclamation qui reconstituera le cercle BAS dispersé par la fuite des uns et la négation de l'autre. c il vous précède en Galilée :. : la STR de l'exode (vers les païens) par la Galilée (S 63) (TOP) est reprise (<< ainsi qu'il vous a dit ») ; tous les codes se tressent à nouveau, le récit n'a pas été achevé, la mort n'a pas eu raison de lui; il repart pour' s'étendre aux païens ; son raccord avec le récit dernier est à nouveau posé. « là vous le verrez » : le cercle BAS sera à nouveau au complet; ce récit futur, annoncé, du rendez-vous en Galilée, confirmera à vos yeux (ANAL) le récit que je vous raconte. Or, ce futur « verrez » du verbe grec « oraô » n'est utilisé ailleurs dans Marc que pour la vision future du Fils de l'homme venant sur les nuées (S 58 b5, S 66 c) ; donc, ce récit en Galilée renvoie au récit dernier comme si la Galilée était le lieu de rassemblement 205 des « élus des quatre vents » (S 58 b5). Au niveau donc du GEO, le texte de Marc opère une subversion du texte juif: la' Galilée, dont il est originaire, est le théâtre de la puissance de J, la Judée théâtre de sa mort, est le pays de l'incrédulité. . « ainsi qu'il vous a dit » : le « pascal » a été raconté, la distinction prépascaVpostpascal n'est plus de mise.
d « s'enfuirent du tombeau ... , tremblantes et hors d'elles-mêmes » : le récit de la puissance du corps se levant sur l'impuissance du corps mort rend ses. auditrices impuissantes' et muettes, c'est un récit irracontable : « elles ne dirent rien à personne » ; la circulation du récit s'arrête, le cercle BAS n'est pas convoqué. « car elles avaient peur» : le récit arrêté de nouveau, le texte s'achève abruptement sur la peur, son dernier mot.
205. C'est la lecture de MARxsEN, Der Evangelist Markus, Studien zur Redaktionsgeschichte des Evangeliums, cité par Trocmé, p. 112; pp. 186 nn. 42 et 43. KAESTLI, p. 52, fa,it aussi remarquer que « l'idée d'un rassemblement des élus dans un point déterminé est propre à Marc, et omise par Luc, pour qui la Parousie est un élément universel, qni se produit partout en même temps et échappe ainsi aux catésories spatiales :..
3
Relecture de Marc a) Inachèvement de Marc
Tout le monde est d'accord pour considérer que Marc 16, 9-20, appelé « finale canonique » de Marc, n'appartient pas au texte et est un ajout postérieur \ et l'on a souvent" posé la question de savoir si un accident, dans la transmission du texte (perte du reste du manuscrit) ou dans son écriture (impossibilité pour l'auteur de le finir), était responsable de cette fin abrupte. Selon Kümmel, aujourd'hui « la majorité des exégètes incline à conclure que Marc a abouti à la fin qu'il poursuivait avec 16, 8 :.. Cependant, ce n'est pas « l'intention :. de l'auteur qui nous intéresse dans la question, mais le texte lui-même, et c'est lui qu'il faudra interroger, tel qu'il nous est parvenu. Or le titre du texte le pose comme « commencement :. du récit de Jésus le Messie, résumé c: bonne annonce :. ; celle-ci doit, selon le STR prépascal de J, être « proclamée à toutes les nations ;) (S 58 b3), « au monde entier:. (S 60) ; d'un autre côté, la « programmation:. du texte l, selon le code TOP, donnait le récit de J comme devant aboutir en Galilée, ce que reprend le « jeune :. en S 73 : « il vous précède en Galilée, là vous le verrez. :. Finalement, S 73 c'est le redépart, le retressement des codes du récit. Bref, au niveau textuel, il y a inachèvement du récit, plus précisément interruption de la circulation du récit de J, du fait de la peur des femmes qui ont été chargées de cette circulation et il faudra essayer d'en rendre compte. En effet, l'écriture de « Marc ;) est précisément un moment de la circulation continuée, et ceci à Rome, après 70. Il y a donc bel et bien eu circulation de ce récit, oralement d'abord, jusqu'à 1. Cf. Introduction à la Bible, II, p. 28-8; KÜMI.ŒL, pp. 71-72. 2. Cf. pp. 144 s.
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LECTURE DE MARC
son écriturt!, qui témoigne du trajet narratif 3. Faisons un détour avant d'y revenir. b) Lecture rétrospective de S 42 c-S 73 S 42 c-S 58 forme une grande séquence, de la montée à Jérusalem, se poursuivant par S 60 et S 61-S 62 a, c; S 59, S 65S 72, prolongeant S 54 et S 55 e, forment une autre grande séquence, celle de l'aboutissement de' la STR des grands prêtres, scribes et anciens, l'élimination de J par son meutre sur la croix. Entre les deux; on a reconnu une charnière d'hésitation narrative, très travaillée par le discours théologique: S 62 b, S 63-S 64. On a donc ceci 573
S60 -S61- S62a, c S42c-SSl,
S S2 - S 58.
.
S 62 b, S 63 - S 64
( (S S4d, S 5S e)
S 59
S 65 - S 72
Lisons ce schéma. Avant S 42 c, on a le récit de la circulation de la pratique puissante de J et de son récit en Galilée, avec mise en place des codes ANAL et STR, menant à la lecture de cette pratique comme messianique par Pierre : c: Tu es le Messie .. :' S 42 c-S 51 (et S 45 h) c'est le récit de la montée à Jérusalem comme nouvelle STR, le code ANAL posant une confrontation entre les STR J /STR Z. S 52 signale le premier but de cette montée, l'affrontement J (femple et ses occupants (AA), et la grande séquence se termine avec la prédiction de la destruction de ce Temple, que « Marc ~ lit comme signe de l'imminence du récit dernier, eschatologique, cette destruction étant le récit de l'échec de la STR Z. S 60-S 61-S 62 a, c établit le deuxième but de la montée à Jérusalem, l'exode vers les païens. A cela s'oppose la STR des AA qui, par la trahison de Judas, l'un des douze, fait tourner court ce but stratégique, S 65-S 72 racontant l'échec de la STR J, l'épisode de Barabbas ramenant une fois encore le contraste J /Z, à l'avantage provisoire de ceux-ci; S 73 finalement s'inscrit dans la relance de la STR J avortée, après l'annonce du récit de la résurrection de J et c'est de la réussite de cette 3. Ce récit de la circulation de la Bonne Annonce est partiellement raconté par le livre des « Actes des Apôtres ~, qui s'interrompt, lui, justement à Rome, quelque dix années avant l'écriture de Marc.
RELECTURE DE MARC
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STR, la bonne annonce proclamée dans le monde entier, jusqu'à Rome, centre de ce monde-là, que témoigne l'écriture de Marc elle-même. . Bref, cette deuxièm~ partie de Marc établit la confrontation entre les deux STR J/Z, et leurs échecs respectifs. A ce niveau, il n'y a plus' de doute possible sur le bien-fondé du rapprochement entre la STR Z et les zélotes, ce furent ceux-ci qui déclenchèrent la guerre juive et entraînèrent la destruction du Temple et l'effondrement d'Israël avec leur défaite. Resterait à expliquer que le zélotisme ne soit pas indiqué plus clairement, notamment en S 45 i, où l'acclamation zélotiste dans la F est détournée (au niveau du récit araméen lui-même) et en S 58, où c l'abomination de la désolation :. n'est pas explicitée non plus. Il semble que c Marc :. utilise, à son tour, une STR de clandestinité, de peur que son texte, tombé entre les mains des Romains . vainqueurs, ne donne de nouveaux prétextes pour des persécutions contre les ecclesfa (selon la norme des écrits apocalyptiques 4). Mais il est plus important de lire, à ce niveau narrateur/ lecteurs, la fonction du discours théologique postpascal, d'abord par rapport au récit de J. Une première fonction est apologétique; c'est-à-dire qu'elle explique et atténue cet échec du Messie tué sur la croix, cette malédiction survenue au lieu de la bénédiction eschatologique escomptée, ce scandale dans les codes juüs, bref, le discours théologique répond au c pourquoi? > jeté par Jésus agonisant, en l'inscrivant dans la nécessité d'une prédestination : « le fils de l'homme doit souffrir beaucoup ... et être tué:. (S 42 c), dans laquelle s'inscrit aussi la suite : c et se lever trois jours après :.. Que cela soit prédit trois fois par· J pendant la montée à Jérusalem, voilà ce qui d'avance prépare les lecteurs à 1'échec, donc à le lire non pas en tant que tel, mais en tant que plan de Dieu sur son Messie : le meurtre, survenant selon un plan préétabli, n'est donc plus un échec, l'aboutissement du récit sur une désolation, mais une séquence dans un récit qui se continue par la résurrecL!on. Ce plan se joue au niveau du récit, donc selon l'aléatoire des jeux qui ne sont pas faits, et c'est le rôle de Judas, comme L. Marin 1'a bien montré. Il n'était pas moins préécrit : « Comment donc est-il écrit du Fils de l'homme qu'il souffrira beaucoup et sera méprisé? :. (S 43 c), cette préécriture étant citée avec insistance dans la séquence charnière, où l'aléatoire narratif de la trahison rejoint la nécessité discursive du théologique : 4: Certes, le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui :. (S 62 b), c il est écrit : je frapperai le berger et 4. EWptiques pour des raisons de clandestinité.
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LECTURE DE MARC
les brebis seront dispersées :. (S 63 b), et « vous êtes venus me prendre -avec des glaives et des bâtons mais c'est pour que s'accom. plissent les écritures ;) (S 65 c). c) Théorie de la lecture de Marc
Relisons maintenant l'ensemble du récit, toujours au niveau narrateur/lecteurs. Au-delà de la confrontation des STR J /Z, une autre confrontation se dessine : celle du destin d'Israël et du destin des ecclesia de païens. C'était l'enjeu problématique, on l'a souligné, de S 55, la parabole des vignerons qui rejettent les envoyés du Seigneur de la vigne et tuent son fils, annonçant le déplacement de la vigne vers les païens, et les discussions suivantes en posant les raisons selon les oppositions Dieu/argent, Dieu/ César, Dieu de vivants/Dieu de morts. C'est donc le rejet duMessie et de sa pratique par les grands prêtres, scribes et anciens (S 55 b), auquel s'est ajouté celui de la F (S 68 c), qui explique le destin de malédiction d'Israël; ils se sont jugés eux-mêmes par leur STR, en contraste avec les disciples-lecteurs, selon l'opposition des espaces SOCjBAS et de leurs pratiques respectives, soit « ceux qui sont dehors :. /« vous ;). : « à vous fut donné le mystère du royaume de Dieu, mais à ceux-là qui sont dehors tout arrive en paraboles,. afin que regardant, ils regardent et ne voient pas, écoutant, ils écoutent et ne comprennent pas, pour qu'ils ne reviennent pas et ne soient pas acquittés » (S 22 c2). Voilà pourquoi est venue « l'abomination de la désolation là où il ne faut pas ), ces « jours de tribulation >, qui ne furent abrégés que « à cause des élus que (le Seigneur) a élus » (S 58 b4). C'est cela que le texte donne à Ure: « comprends, lecteur! ;) (S 58 b 4), et à un second niveau, non plus celui du récit de J, mais celui de la narration de « Marc ), dans l'espace J/DD, Marc se laisse lire par une superposition de « Marc :. à la place de J et des lecteurs à celle des disciples : « Ce que je vous dis, je le dis ~ tous ;) (S 58 b7). Surtout, les discours introduits par « en vé~té je vous dis :. jouent explicitement- comme rapport entre le récit de J et les récits ecclésiaux, rapport se marquant par le futur (sauf S 57 c) 5. On retrouve dans cette articulation textuelle 5. Relisons-les. S 20 c et S 39 b réfèrent au jugement d'Israël, respectivement dans l'accusation de «possession » de J et le refus d'un signe àêette génération de mauvais sémiologues; S 46 d, S 48 b, S 49 d renvoient à la pratique ecclésiale et aux conditions selon lesquelles elle débouchera sur l'eschatologique (question des « lapsi », l'accueil comme les enfants-jeunes, rupture" avec la richesse, respectivement); S 57 c et S 60 c donnent à lire les pratiques des deux femmes comme leçons d'économie ecclésiale; S 54 e réfère à la destruction du Temple avec imagerie eschatologique et enchaîne sur la prière ecclésiale: S 42 e et S 58 b 6 sur
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de différents récits deux types de futur, selon les trois temps de récit qui sont ainsi articulés : le récit de J /les récits ecclésiaux/ le récit dernier, selon une successivité des temps, en linéarité. Le premier futur se situe au niveau du 'récit de J et vise' les récits ecclésiaux; il articule le premier temps avec le second temps « en vérité je vous dis, il n'y a personne ayant quitté ... qui ne reoevra pas cent fois plus maintenant, en ce temps-ci :., (S 49 d), ce temps-ci étant le second temps" ecclésial. Le second futur articule ces deux temps avec le temps dernier : 4: et dans le temps à venir la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers premiers :. (ibid.). Qu'y a-t-il entre les deux premiers temps, celui du récit de J et celui des ecclesia? Il Y a l'exode vers les païens. Or, il semble, si l'on croit le récit des Actes de Luc et les épîtres de Paul, que cet exode a été le fait du récit ecclésial de Paul, et que justement ce récit-exode de Paul fut le lieu de structuration du discours théologique que l'on voit à l'œuvre dans Marc. C'est-àdire que ce qui se trouve entre les deux premiers temps de récit de Marc, c'est l'écriture de Paul. Et qu'y a-t-il entre le second temps et le temps dernier? TI y a l'écriture de Marc, et ceci nOus permettra de repérer la deuxième fonction du théologique dans cette écriture : il articule les deux prédictions de J, c'est une fonction prédestinatrice. De même que J a prédit sa mort et sa résurrection, et cela est arrivé, l'aléatoire étant compris dans le plan de Dieu, de même sa prédiction de la venue du Royaume de Dieu eschatologique pendant cette génération : « En vérité je vous dis, cette génération ne passera pas sans que tout cela ne' soit arrivé ~ (S 58 b 6). C'est la thèse de Marc : « quand vous verrez cela arriver :., soit, « quand vous verrez l'abomination de la désolation :., sachez le lire, « comprends, lecteur 1 ~, « comprenez qu'il est proche, aux portes :. (558, b4, b6). Les deux prédictions inversent les échecs : l'échec de J, sa mort, a entraîné sa résurrection, de même, l'échec des zélotes entraînera l'eschatologique 6. le « quand » de l'eschatologie : pendant cette génération; S 62 b et S 63 b donnent à discerner les pratiques de traîtrise des « lapsi :1>; enfin S 62 c pose un jeûne post-exode de J dont j'ai avoué la difficulté de lecture. 6. Ma lecture est donc très différente de celle que propose E. TRocMÉ, qui cependant ne manque pas d'intérêt. Résumons sa thèse sur la formation de Marc. a) Mc 1-13 (S I-S 58) aurait été écrit en Palestine vers les années 50 par un chrétien-juif parlant grec, de tendance très anti-Jérusalem et pro-Galilée et supposant deux types de sources, l'une selon la tradition ecclésiastique officielle et l'autre de récits galiléens populaires; b) Mc 14-16 (S 59-S 73) récrit à Rome après le martyre de Pierre à partir d'un document originaire de l'Eglise de Jérusalem; c) soudure du tout à Rome vers 80, d'où les ajouts explicatifs (introduits par C 0 estin :., latinisme, « c'est-à-
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d) Résurrection et eschatologie.
Revenons à la première question, le pour:quoi de l'inachèvement de Marc. Si textuellement il ne s'achève pas, c'est qu'il reste ouvert sur une suite, laquelle? Celle du récit dernier. « Vous cherchez Jésus, le Nazaréen, le crucifié? Il s'est levé... il vous précède en Galilée, là vous le verrez ;), a annoncé le jeune en S 73. C'est de cela qu'on est en attente. « On verra le fils de l'homme venir dans les nuées avec beaucoup de puissance et de gloire. Et alors il enverra les annonceurs et rassemblera ses élus des quatre vents :. (S 58 b 5), ce rassemblement aura lieu en Galilée. Prouvons cela. Ennio Floris 7 analyse les récits d'apparition de dire :.) à l'adresse des lecteurs romains (p. 191). L'intérêt de cette thèse, qui n'est pas à écarter a priori, serait notamment de confirmer le caractère 4: historique ~ des codes de la Palestine jouant dans Marc. Mais, ma lecture posant le texte marcien comme très structuré au niveau de ses codes, il faudrait accorder beaucoup plus que ne le fait Trocmé (p. 190 s.) au travail du dernier rédacteur (à situer tout de suite après 70), ce travail étant la production d'un texte, ce dont semble témoigner Neirynck, p. 140, n. 55 : ses listes de 30 espèces de « dualités» dans Marc (pp. 75-136) ne semblent pas se prêter, par exemple, au découpage brut de Mc 1-13 et Mc 14-16 sans une refonte complète des sources par « Marc ~. Ceci dit, il va de soi que ma lecture oppose beaucoup de résistances à celle de Trocmé : la question de la messianité, celle des païens, celle de S 58 (Mc 13, dont la lecture de Trocmé est on ne peut plus éloignée de la mienne), etc. n faut même ajouter que le débat en détail avec cet auteur est impossible, tellement il est formgeschichter, tout chez lui s'expliquant, à peu de choses près, par le niveau narrateur /lecteurs : le récit en sort complètement effacé, Mc 1-13 devient un 4: petit traité d'ecc1ésiologie ~ (p. 186)! (cf. pp. 144-168, où il donne les grands traits de sa lecture de cette section). L'avis d'un ami théologien qui a bien voulu lire mon texte donne le ton de ce qui sera l'objection majeure des exégètes formés dans le règne de la Formgeschichte qui domine l'exégèse depuis une cinquantaine d'années : j'aurais refait une « vie de Jésus » ! Je reprécise donc. Je pars d'une nouvelle théorie du texte qui ne peut pas ne pas s'opposer d'emblée à cette domination de la Formgeschichte. n ne s'agit pas de lui dénier son bon droit (cf. plus haut, p. 138) mais de démasquer l'idéologie théologique qui la travaille, d'une part (<< les mots " dunamis " sont assez souvent employés à propos de guérisons, alors qu'ils ont ai11eurs en Marc un sens plus religieux : on ne saurait mieux souligner la signification métaphysique qu'ont les actes de bienfaisance accomplis par Jésus, même si ces actes atteignent leurs bénéficiaires dans leurs corps ~, TROCMÉ, p. 122, n. 60, je souligne F.B.); d'autre part, mettre en évidence le caractère de vraisemblance, de représentativité, qui est celui des récits relevant de l'idéologème du symbole et du signe (cf. pp. 129 s.), sans pour autant retomber dans la problématique de .la « biographie de Jésus » ou de « l'historicité du signifié :b de l'ancienne ~xégèse; bref, mettre en valeur le concept de récit. La question qui est ainsi posée à l'exégèse par une lectnre politique de Marc est celle de la révision de ses fondements philosophiques et de ses conclusions. L'histoire de l'exégèse, depuis Strauss jusqu'à Bultmann, n'est-elle pas marquée par des ruptures fracassantes de méthodologie quand une nouvelle théorie (philosophique ou sémiotique) s'impose? 7. ENNIo FLORIS, c L'apparition du ressuscité aux apôtres Etude herméneutique ilur Luc 24/36-49 », in la Ll'tlre, nO! 163-164, « Dossier sur la résurrection », mars-avril 1972, pp. 11-23.
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Jésus ressuscité chez Matthieu, Luc et Jean en les comparant avec deux types de structures mythiques, celle des récits d'apparition de(s) dieu(x) ou de ses envoyés, les « anges ~, « l'apparaître marquant l'origine divine du message :.., dont il dégage le modèle ; celle des récits de reconnaissance, « faisant partie des cycles du retour des Héros ~. La comparaison permet de « conclure que le discours de l'apparition s'articule sur une structure littéraire qui résulte de l'union de la forme de l'apparition divine avec c~I1e de la reconnaissance. Ainsi Jésus joue le rôle propre à l'ange en même temps que celui du héros qui revient 10 ) . Ce héros qui revient n'est pas reconnu tout de suite et doit donc soit produire dés signes pour prouver son identité, soit la déclarer en discours, soit utiliser des souvenirs, etc. 11. . On pourrait donc conclure ceci : ce sera le récit dernier du retour du Fils de l'homme qui achèvera le récit de Marc et clôturera le texte, selon la logique du code MYTH programmée au début, tandis que les autres textes évangéliques, du fait du retard de ce récit dernier, s'achèveront, eux, sur des récits de retour (provisoire) du Héros ressuscité 12. « Marc ;), lui, tient la logique de son code ANAL jusqu'au bout : il donne· à ses lecteurs les « signes :. permettant de « comprendre :. que le Fils de l'homme va revenir en héros, « avec beaucoup de puissance et gloire :. (S 58 . b5), non plus en secret, « car rien n'est caché que pour devenir manifeste, si quelqu'un a des oreilles pour écouter, qu'il écoute» (522 c4) : enCore une fois, « comprends, lecteur» ! Ce qui revient à ceci : le texte de Marc est donné comme lecture immédiate, le temps de lecture coïnçide à peu de choses près avec celui de l'écriture. Quand l'écart entre ces deux temps 1)
8. Ibid., pp. 18-19. Il cite soit des récits paléo-testamentaires (Gen 16, 7-15 ; 21, 17-20; 18, 1-8; Jos 5, 13-15; Jg 6, 11-24; 13, 9-20; Dn 8, 15; 9, 21.27; Tb 5, 1-8; 18, 16-21), soit des récits « profanes» (Iliade II, 22 ; II, 172; IV, 92; V, 800; II, 795; XI, 200 ;111, 130; III, 390, etc. ; Odyssée l, 105-100 (?); II, 267-298, 393; III, 371; Enéide, l, 314; II, 589; IV, 259-280, 554-570; IX, 1-15, etc.) 9. Ibid., pp. 19-20. Il cite Gn 38 ; 29, 1-14; 45 ; Tb 7, 1-6, etc., et aus$i Odyssée X, 390; XIX,. 39 ; XXI, 190; VIII, 490; XXIII; XXIV, -'320-350; IV, 140-150, Electre 1090-1230, Choéphores 212-225, Ion 1370-1445 et la théorie qu'en fait Aristote dans la Poétique XI, 1-9; XVI. 10. Ibid., p. 20. 11. Ibid., p. 19. Il tire comme conclusion qu'il s'agit là d'un « langage symbolique épique » (l'épopée, disons-le au passage, relevant selon Kristeva de l'idéoIogème du symbole, cf. p. 130) et qu'on ne saurait trouver « aucun autre événement que l'expérience du pouvoir du nom de Jésus » (p. 21), conclusion qui retombe étrangement dans la problématique de l'historicité dont il s'était bien dégagé auparavant. Et de citer fièrement son c ascendance :. idéologique bourgeoise : STRAUSS, FEUERBACH, GOOUEL, BULTMANN, RIcœUR, et surtout J. B. VICO (p. 23). 12. Trocmé conclut que « la tradition ecclésiastique ne comportait pas de récit des apparitions du Ressuscité » (p. 53).
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deviendra trop grand, on se sentira obligé de clôturer cette ouverture suspendue sur un récit qui ne s'est pas effectué comme prédit, on ne pourra plus supporter cet inachèvement sur la peur de porter le récit, et l'on rajoutera la « finale ;) dite canonique. e) Messianique et théologique
Pour lire Marc à partir de S 42, on a été obligé de poser la grille d'une double écriture, l'une produisant un texte que nous avons désigné comme prépascal~ l'autre, ratùrant partiellement celui-là, produisant un texte de prédiction du récit pascal, et nous l'avons dit postpascal. Cette terminologie était provisoire; on peut maintenant mieux caractériser cette contradiction textuelle entre le récit et le discours du narrateur : sur le récit titré c: bonne annonce de Jésus-le-Messie :Ji, donc sur le récit, du messianique (c'est-à-dire le prépascal), le travail du narrateur a engendré le théologique ( le postpascal). Il s'agit ici de lire le comment de cette contradiction, plus tard on s'interrogera sur son pourquoi. C'est la logique de la narrativité, donnée expressément par le « sans qu'il sache comment » de la parabole S 22 b2, qui pose les codes ANAL et STR respectivement comme lecture du récit arrivé et décision sur le récit à venir. A partir de la lecture du messianique faite par Pierre (S 42 b), la stratégie de J débouchait sur l'exode vers les païens, impliquant l'absence du corps de J au cercle BAS dans le mouvement d'extension dans le monde entier qui devrait constituer la suite narrative (envoi des douze, J y compris). Du fait de la trahison de Judas, le messianique a cependant été arrêté par le meurtre de Jésus crucifié : la première fonction du théologique fut donc d'effacer partiellement (car on a pu restituer le texte raturé par ses symptômes) cette stratégie en lui assignant comme but « nécessaire ;) (il doit) ce meurtre et la résurrection qui s'ensuivra. Mise à part cette « nécessité '> de « prédestination » spécifiquement théologique, la STR du messianique n'est pas niée pour autant. On a vu tout au long de la grande séquence de la montée à Jérusalem que la STR J se démarquait de la STR Z par l'inversion des codes dominants du SOC : or la grande séquence de l'arrestation, condamnation et mise à mort de J, radicalise cette inversion, et la parodie du « roi des Juifs:. (S 69) le manifestait aisément, mettant en contraste l'(im)puissance de J et le pouvoir de AA, entre un « roi » condamné comme terroriste-zélote et ,ceux qui détiennent le pouvoir d'Etat. Aussi l'absence du corps de J se radicalise, mise au tombeau d'abord, c absence:. du tombeau ensuite (c il n'est pas ici, voyez le lieu où
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on l'a mis »). Continuité stratégique encore dans la reprise du « rendez-vous '> en Galilée «< ainsi qu'il vous a dit») préalable à l'exode vers les païens. f) Marc et les autres évangiles
La contradiction messianique jthéologique pose donc problème comment, pourquoi cette contradiction? On va y revenir longuement dans notre quatrième partie, mais procédons avec prudence. Il se peut que l'utilisation que j'ai faite d'une « lecture symptomale :. empruntée à un marxiste, se référant lui-même à Freud, m'ait mené à trop forcer le texte de Marc, à en dégager une problématique qui ne soit pas la sienne. Peut-on trouver une confirmation de son bien-fondé? Regardons du côté des autres évangiles. A partir de la théorie des deux sources 13, selon laquelle Matthieu et Luc ont été produits à partir du texte-récit de Marc et de la source de « paroles ~ de J dite Q, voyons quel fut le destin, dans cette transformation textuelle, de quelques-uns des indices de la logique narrative du récit messianique de Marc, exploration que nous mènerons jusqu'à Jean lui-même 14. Ces indices concernent les lieux textuels où Marc -pousse la logique de la successivité, qui est celle du récit, impliquant l'ignorance de ce qui va se passer, jusqu'à l'actant J, et c'est d'abord la parabole du « sans qu'il sache comment :. (S 22 b2) : cette parabole n'est reprise ni par Matthieu ni par Luc, et si l'on veut en retrouver la trace dans Jn 12, 24 15, c'est sous l'emprise la plus nette du théologique, la semence y devenant parabole de la mdrtrésurrection de J. S 8 disparaît chez Matthieu, et, chez Luc, elle a perdu le récit de la prière et l'indication· d'un changement stratégique de J, comme de celle de la STR de Simon en prolongement de celle de la F. De même, les indications de changement STR de I, du fait de la F en S 28 d -- S 31, disparaissent chez Matthieu (omission de S 28 d) et chez Luc (omission de S 31 f, S 32 et de toute la séquence des pains). De même, les séquences de pratiques puissantes de J « difficiles:. (S 38, S 41) sont omises par Matthieu et Luc. TI serait très long d'analyser le sort fait par Matthieu et Luc aux nombreuses indications concernant la STR de J chez Marc, il suffit d'indiquer l'atténuation systématique par Mt et Le (sou13. Cf. p. 138. 14. Avouons la conviction que la lecture proposée ici pourrait permettre de reprendre, dans une optique textuelle nouvelle, l'argumentation étayant cette théorie des « deux sources », notamment là où elle doit rendre compte des convergences de Mt et Luc contre Marc. 15. BOISMARD, Synopse, I, p. 114.
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vent la pure omission), de la stratégie dite du « secret messianique », et de son corrélat, l'établissement d'un espace OD opposé à celui des F 16. Finalement, deux indices symptomatiques de ce que J « ignorait » l'échec de la STR : le cri à l'abandon sur la croix (S 71 c) disparaît chez Luc et le récit de la « tentation :. à Gethsémani (S 64) chez Jean, cependant assez parallèle des trois évangiles synoptiques dans le récit dit de la « passion ). Or cette articulation des codes STR et ANAL définit la logique narrative e11e-même du récit chez Marc. Son atténuation et effacement progressif par les trois autres évangélistes, al1ant de pair avec l'invasion de ces trois textes par le théologique, de quoi est-ce l'indice sinon de l'inversion progressive des rapports entre le messianique et le théologique, celui-ci raturant de plus en plus celuilà 17? Le récit ACT, certes, reste dominant chez Matthieu et Luc, mais désarticulé du STR et de l'ANAL, pour ce qui est de l'actant J ; celui-ci devient celui qui déjà possède le récit, « celui qui sait comment '>, et par là il devient le récit d'une entière prédestination, récit théologique. Le sommet est peut-être atteint par Jean quand J se désigne lui-même comme ceci : « je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté à moi, mais la volonté de celui qui m'a envoyé ;) (Jn 6, 38), annulant la différence des deux volontés posées clairement à Gethsémani (S 64 d). En effet, le Jésus de Jean ne prie plus, si ce n'est dans un discours dominé par la prédestination (Jn 17). Le récit ACT devient ainsi une successjon de récits programmée par le ciel, bref un récit mythologisé, le théologique l'ayant renvoyé au MYTH d'où lui-même s'était originé, le logeant dans une sorte d'achronie céleste, qui, selon Mircea Eliade, est caractéristique de la structure du MYTH, le temps sacré ou primordial 18. La christologie 19 s'achèvera en incarnation du Verbe de Dieu en Jésus-Christ; le récit, morcelé dans le cadre liturgique, se passera in mo tempore, expression que Eliade 20 affectionne pour désigner 16. Cf. par exemple, l'énoncé « en particulier ~, MINETTE DE TILLESSE, pp. 238 s. Ma lecture s'oppose clairement à celle de cet auteur. On pourrait tirer une contre-preuve de sa thèse des trois autres évangiles : la prédiction théologique de la nécessité de la mort-résurrection de Jésus est beaucoup plus développée chez eux que chez Marc; cependant, ce développement est corrélatif de l'atténuation du « secret messianique ». Si c'est donc cette théologie qui rature le messianique, on voit mal comment elle serait le h:;/ d~1 « secret messianique », comme le veut Minette de Tillesse ! 17. U ne perspective de travail intéressante serait de chercher comment l'insertion de la source Q dans les textes de Mt et de Luc a collaboré à cet asservissement du messianique au théologique. 18. Aspects du mythe, p. 31. 19. Cf. plus loin, p. 379. 20. Le sacré et le profane, pp. 60 5S.
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justement ce « temps sacré » opposé au temps de la chronologie profane. La Formgeschichte, posant méthodologiquement la catéchèse liturgique comme Sitz im Leben, « lieu vital », de la production textuelle des évangiles, prendra comme argent comptant ce rapport du théologique dominant le messianique et s'interdira de repérer celui-ci. La problématique du récit se déplacera vers celle de « l'historicité de Jésus ~, recherche de ce qui s'est passé historiquement ; mais là encore, ce seront les « paroles », les « logia :. de J, ses ipsissima verba, qui auront la primauté; les récits de sa pratique puissante, par un effet rationaliste chassant le miraculeux de « l'histoire :., deviennent secondaires. L'exégèse n'est jamais sortie de l'emprise du discours théologique. Voilà ce qui nous assure de la validité de la problématique qu'on a produite comme étant celle de Marc, et qui justifie que l'on continue notre démarche pour élucider le pourquoi de cette contradiction toujours-déjà entre MYTH et théologique d'un côté, et messianique de l'autre.
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QUATRIÈME PARTIE
ESSAI D'ECCLÉSIOLOGIE MATÉRIALISTE
1
1. LA PROBLEMATIQUE D'UNE ECCLESIOLOGIE MATERIALISTE
a) Ecc1ésiologie matérialiste, voilà un couple barbare qui fera sursauter plus d'un ecc1ésiologue et plus d'un matérialiste. Quel but théorique peut-on assigner à un tel accouplement? Ecc1ésiologie indique un lieu du discours théologique, là où il prend l'Eglise pour objet; mais la théologie n'est-elle pas la matrice même du discours occidental logocentrique, discours idéaliste par excellence au regard du matérialisme historique? Et celui-ci ne s'est-il pas établi, depuis Marx jusqu'à Althusser, par une rupture épistémologique avec la région économique d'abord, avec la systématicité même du discours philosophico-théologique ensuite? Dans ce geste d'accouplement de deux termes désignant deux discours contradictoires au sens fort du terme, qui récupère qui? Je ne peux pas réfuter cette suspicion légitime - jugez-en plutôt aux faits - je peux, par contre, dire quel est le but proposé par l'instauration d'un discours ecc1ésiologique matérialiste. D'abord, l'adjectif matérialiste est à pr~ndre au sens du matérialisme historique, et que mon texte ait débuté par un exposé de ses concepts signifiait déjà que c'est dans le champ épistémologique ouvert par Marx qu'il doit se produire. L'Eglise, ou mieux, les églises, et le christianisme, étant un phénomène historique, appartiennent bel et bien à l~objet de la science historique, donc, au M. H. : l'ecc1ésiologie matérialiste ne sera rien d'autre que l'une de ses régions. TI faudrait donc l'envisager comme analyse du christianisme, l'une des formes idéologiques des F.S. occidentales. b) Et pourquoi analyser le christianisme ? L'historien du judaïsme palestinien n'aura pas pour l'un parmi les nombreux mouvements qui ont agité la Palestine avant 70, l'intérêt qu'il portera à l'insur-
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LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC
rection zélote qui a déclenché la « guerre JUive :$ et précipité la destruction du Temple, la ruine de Jérusalem et l'effondrement du subasiatisme juif. L'historien des deux ou trois siècles de l'empire romain après 70 accordera une certaine attention à l'accroissement de cette hérésie juive qui a su s'implanter hors des milieux juifs de la Diaspora; d'abord, parce que c'est l'une des plus importantes formes des religions sectaires d'inspiration « asiatique :) fourmillant dans les milieux urbains de l'empire; mais aussi, parce que les persécutions subies par les chrétiens de la part de FEtat romain apparaissent 60mme un symptôme des transformations que celui-ci subit et qui auront les conséquences que l'on sait au v e siècle. Par contre, l'historièn de la « séquence précapitaliste :. européenne, lui, sera très intéressé par la genèse et les transformations de ces sectes qui, structurées comme églises, sont devenues l'appa:reil produisant l'idéologie dominant cette séquence pendant une bonne dizaine de siècles. Or les quelques fois, depuis Engels jusqu'à Casanova, où Ir· M.H. a abordé la question des « origines du christianisme :) \ i' l'a fait en pensant celui-ci toujours-déjà comme un phénomène strictement idéologique (religieux), en le rapportant, comme il se doit, à ses conditions économiques et politiques. Eh bien, et c'est là que mon geste garde son caractère suspect, je pense qu'il y a de l'amalgame dans cette façon de procéder et qu'il faut faire la lecture des textes témoignant de la genèse du christianisme de façon plus circonspecte. c) On se trouve devant un triple ensemble textuel: d'abord les lettres « authentiques » de Paul, cet artisan du passage des chré~ tiens du milieu juif palestinien et syriaque au milieu juif de la Diaspora gréco-romaine et surtout aux milieux païens, lesquelles lettres sont le lieu d'un intense travail théologique couvrant et assurant ce passage, cet exode, cette nouvelle « pâque :.. TI y a l'Apocalypse dite de Jean, qu'affectionnent, et 'à juste titre, les historiens communistes, mais que, comme Paul, j'ai laissée de côté,' à cause du peu de part fait au récit des « événements » en Palestine. Finalement, il y a les trois évangiles dits synoptiques, dont l'objet principal est justement le récit de ces « événements » référant au « Jésus-Christ » dont il est question chez Paul et dans l'Apocalypse. Le choix de Marc fut dicté donc par le repérage dans celui-ci d'une contradiction structurale entre, d'une part, un discours théologique qui ne relève que de l'idéologique ~t, d'autre part, un X 1. F.
A.
ENGELS, CASANOVA, Le
Contribution à l'histoire du christianisme primitif.
christianisme
primitif.;
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qui relèverait par contre des trois instances.' De cet X (raconté par le récit comme messianique), on va produire le concept comme celui d'une pratique articulée à trois niveaux, et l'on aura l'un des concepts majeurs de l'ecclésiologie matérialiste (le choix du terme ecclésiologie sera justifié plus loin). L'autre concept décisif sera celui de la structure du discours théàZogique dans son rapport contradictoire au messianique; l'objet propre du discours théorique qu'on essaie d'instaurer ici sera celui de la contradiction entre ces deux concepts. ' d) Tous les historiens, communistes' comme croyants 2, sont d'accord pour dire que la grosse majorité des chrétiens des premiers siècles ont été recrutés parmi les classes populaires de l'empire romain. Par ailleurs, maints critiques (même des théologiens depuis une bonne vingtaine d'années) ont vu, à juste titre, dans la « conversion » de Constantin et son édit de tolérance par rapport aux chrétiens 3 et dans l'officialisation du christianisme par Théodose (379) un moment décisif de la transformation d'une religion populaire sectaire en une religion d'Etat, ce qu'elle restera tout au long du M.P.F. européen. . Cependant, cette transformation de l'appareil ecclésiastique et de son idéologie ne va pas sans poser des problèmes. Certes, pendant le IVe siècle, dit « l'âge d'or de la patristique », s'est opéré un travail théologique considérable, dont les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381) ont été des moments forts. Nicée a d'ailleurs été convoqué sous les injonctions pressantes de Constantin aux évêques, face à la menace de « l'hérésie arienne» et il est à l'origine de la formation de la dogmatique chrétienne. Théologie des Pères de l'Eglise et dogmatique conciliaire pourront être analysées de façon à y retrouver des indices de la transformation de classe de l'appareil ecclésiastique, mais il est probable que l'on ne trouvera pas des ruptures très nettes par rapport, par exemple, aux textes théologiques du Ille siècle, pourtant produits quand les chrétiens subissaient encore de terribles persécutions de la part de l'Etat romain. Il faut alors se dire que quelque chose travaillait déjà le christianisme qui a rendu possible cette transformation de classe de l'appareil, quelque chose qui était en contradiction avec cette pratique messianique de J comme pratique de pauvres gens qu'on a lue chez Marc, et qu'on peut aussi Jire chez Matthieu, Luc ou Paul. Bref, il faut que Je théologique soit à l'œuvre dans les textes chrétiens depuis Jeur origine d'une façon telle que, même après les 2. Cf. plus loin, pp. 356 s, n. 52, 377 ss. 3. Cf. Rome et son empire, H.G.C., éd. P.U.F .. pp. 494 ss.
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transformations de classe de l'appareil, une certaine lecture (certes déformée) de ces textes ait pu continuer de se faire. Voilà pour. . quoi cette contradiction messianique/théologique peut devenir à juste titre l'objet premier d'une ecclésiologie matérialiste. e) Comment procéder pour s'approprier la connaissance historique de cette contradiction ? On suivra la théorie du « théorique ;) de L. Althusser 4 : la lecture de Marc que l'on vient d'opérer servira de mati~re première sur laquelle travaillent les concepts théoriques du M.H. dans sa généralité formelle 5, d'un côté, et le concept du M.P.subA. de la Palestine du 1er siècle 6 (et ceux produisant la connaissance de la situation des ecclesia dans le M.P .E. après les années 70), de l'autre côté. Les concepts produits par ce travail théorique seront en mesure dès lors de rompre épistémologiquement avec le discours théologique, le' déconstruisant, et d'instaurer un champ spécifique au-dedans de celui plus vaste du M.H. Ce qui demandera, cela va de soi, une reprise théorique postérieure sur d'autres textes et d'autres « époques ~ du christianisme, pour que le statut théorique d'une ecclésiologie matérialiste puisse être bien assuré.
f) Observons que, dans ce qui suit, on reprendra souvent la « lecture de Marc» pour la développer, sans que l'on ait toujours le souci de bien démarquer les frontières entre cette « lecture ;) et le discours ecclésiologique : il y va de la commodité et de l'écriture
et de la lecture de notre texte.
2. LA PRATIQUE DES MAINS OU LA CHARITE a) Le récit de Marc raconte la pratique de J et on a dégagé trois niveaux de cette pratique, chacun selon l'un des codes séquentiels. En S 46 on a lu par ailleurs une sémantique des régions du corps qui permettent d'articuler celui-ci avec cette pratique. Ainsi au code ACT correspond une pratique des mains, au STR des pieds, à l'ANAL des yeux 7.
b) Ce travail des mains qui transforme les corps 8, on peut dire 4. 5. 6. 7. 8. S 27
Marx, pp. 186 ss. Ce que Althusser appelle c Généralité II » (ibid.). Cf. plus haut, pp. 93' ss. Cf. p. 177. S 10, S 18, S 26 (quatre fois), S 34, S 37, S 41. Cf. aussi S 7 c, S 25 g, (c ces choses tellement puissantes faites par ses mains :s», S 28 c. POUl'
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qu'il consiste dans une pratique jouant au niveau économique, ce à quoi l'objection des AA en S 16 semble inviter : guérir est un travail interdit le sabbat. On reviendra plus loin 9 sur le caractère « puissant:. (miraculeux, comme on dit) de cette pratique; pour l'instant, on prend le texte tel qu'il se donne à la lecture, « étranger ) à notre modernité. c) Analysons maintenant la question des pains. L'opposition stratégique entre J et les DD s'y fait 10 selon les codes BAS/SOC : à acheter, référant à la circulation monétaire, J oppose donner les pains que « vous avez ~. Ce qu'il refuse, c'est donc cette mainmise du monétaire sur les produits les affectant d'une valeur d'échange, pour ne faire prévaloir que la valeur d'usage des pains et des poissons. La valeur d'échange est ainsi évacuée de l'économie BAS. En S 49, ce sont les riches qui sont rejetés de l'espace BAS : « va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, puis viens, suismoi :., où la vente ne joue que comme moyen de donation, « va ) (riche) s'opposant à « viens ) (pauvre) car on n'entre dans le cercle BAS que si l'on a tout quitté. Le code dominant l'économique du SOC, riches/pauvres, est ainsi renversé, subverti (premiers/derniers), l'insistance de J en S 49 n'ayant pas de parallèle chez Marc 11. En S 57, c'est encore la valeur d'échange de ce qu'on donne dans l'économie liée au Temple qui est rejetée par une autre économie, ecclésiale, où l'on partage tout ce qu'on a pour vivre. C'est en effet, selon Ac 2, 44-45 ; 4, 32-37, la pratique économique du partage « selon les bé:soins de chacun ), après vente de ce qu'on avait, qui est la règle ecclésiale. d) Si en S 60 la perte du parfum en rapport avec le corps de J est louée par celui-ci u, ce n'est pas en rejet de cette règle-là, mais en préparation de S 62 c. Cette séquence, comme on l'a vu, achève les diverses leçons d'économie BAS, en remplaçant le corps de J, centre du cercle BAS, qui va s'absenter, par la pratique du partage des pains en vue du rassasiement des F des pauvres. Ainsi ceux-ci sont mis dans un rapport métonymique avec le corps de J, selon l'explicitation de Matthieu 25, 40. Les deux types de pratique des mains, concernant les corps des lm et les pains, sont ainsi rassemblés en une seule, la pratique de partager devenant, à la place du corps de J, la source de puissance, de fécondité, selon S 49 d (4: cent 9. Cf. pp. 388 S8. 10. Cf. p. 192. 11. Cf. p. 235. 12. On peut même y déceler la valorisation messianique de la c: dépense :) selon Bataille, mais· en rapport avec: le rassasiement des pauvres, excluant le luxe de la richesse.
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fois plus »). Le primat de cette pratique de partage avait déjà été souligné par Je fait que c'est la lecture des séquences correspondantes qui, tout au long de la grande séquence des pains, avait permis à Pierre de déchiffrer le messianique. e) Si l'on se rend compte que le récit fait souvent éclater l'utopie des F (<< hors d'elle-même » devant les pratiques puissantes concernant les corps des lm et que l'objet des pratiques ucs pains c'est leur rassasiement, on peut décrire le mouvement de la pratique de J à son niveau économique jusqu'à l'horizon utopique du M.P.subA. 13 • Ce mouvement est celui du cercle BAS des DD, dessiné une première fois autour d'une table (S 13), tout comme la dernière fois (S 62). Cette table en S 31 s'étend à toute la F ordonnée pour manger « par groupes » et « par rangées » : le mouvement du messianique au niveau économique consiste dans l'extension au monde entier de ce cercle en tant que table de rassasiement des pauvres, mise en commun et partage de tout ce qu'on a et multiplication, de ce fait, cent fois plus, bénédiction annoncée. Cette multiplication de la bénédiction, de son mouvement propre; entraînant finalement la bénédiction dernière, eschatologique 14, Remarquons que cette pratique ne porte pas sur les forces productiyes elles-mêmes (sauf si l'on veut comparer les « guérisons » à la pratique de la médecine actuelle, qui vise la restitution de la force corporelle de travail), mais sur le circuit de la circulation tt de la consommation, ce lui est d'ailleurs résumé par l'opposition Dieu/Argent, qui n'est pas, on y reviendra, entre deux équivalents généraux (idéologique et économique) mais entre le récit messianique et sa puissance et l'équivalent monétaire.
f) Cette pratique économique s'inscrit dans le système don/dette, et c'est pourquoi J reprend le « second commandement ), « tu aimeras ton proche comme toi-même » du Lévitique 1\ à cette différence près que le proche n'est plus seulement le voisin juif mais s'étend au proche païen pauvre: aimer le pauvre comme toimême revient à ce qu'il soit rassasié comme toi. Cette pratique d'amour économique a un nom dans la tradition messianique : c'est la charité 16.
13. 14. 15. 16.
Cf. p. 122. Cf. Le 14, 15-24, et Mt 25, 31-46. Cf. p. 83. 1 Co 13, 3 semble faire difficulté, cependant.
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3. LA PRATIQUE DES PIEDS OU L'ESPERANCE a) La pratique des pieds, qu'est-ce sinon cette pratique de déplacement selon les codes TOP/GEO qui fait circuler J et sa pratique dans l'espace d'Israël 17, en parallèle avec la circulation de son récit? Si l'on relit S 8-S Il, on se rend compte qu'un double mouvement y est impliqué : celui de l'extension géographique du cercle BAS et celui de clandestinité, qui est double à son tour, comme absence à la F et comme refuge devant les AA (S 18). b) Le schéma qui renvoie directement aux pieds comme région corporelle de pratique est celui du chemin, qui relève en tant que tel du code STR. La Galilée est la région du premier temps de circulation de J et l'ensemble de la Palestine est désigné comme premier but poursuivi de la STR de J : « Laisse d'abord se rassasier les enfants » (S 36) ; la Judée et plus précisément Jérusalem sera dès lors le deuxième temps du récit. Finalement, le but dernier de la STR J, qui lui échappera 'mais sera repris par les douze (les onze), c'est le champ des païens. Quelle pratique s'articule avec ce déplacement géographique? « A llons ailleurs afin que j'y proclame aussi :. (S 8), c'est la proclamation du récit dernier, de l'approche du royaume du Dieu, c'est donc l'horizon utopique eschatologique' qui est donné comme but stratégique définitif; c'est ce qui dicte le choix des douze, rassemblés en' cercle plus restreint (<< il en fit douze pour qu'ils soient avec lui :.) mais destinés au chemin: « et pour qu'il les envoie proclamer:. (S 19). Ceci est raconté en S 28 comme une première réalisation; l'horizon des païens (les foules de Tyr et Sidon dès S 18 c) reste tout de même ce qui justifie cette spécialisation « apostolique:. des douze (S 28 d). c) C'est-à-dire que la mise en place du code STR ne peut qu'aboutir au déplacement du champ SYMB juif vers le champ BAS ecclésial à déployer parmi les païens. Ce déplacement est bien géographique, car le SYMB juif s'inscrit géographiquement, centré sur le Temple de Jérusalem. Mais il est aussi l'effet de la subversion par la pratique BAS des codes politiques dominant le SOC du M.P.subA. de la Palestine. Ainsi les rapports de parenté par le sang : la « maison :. de mère, frères et sœurs (S 21 b), de père et enfants aussi (S 4, S 49 d) est remplacée par des rapports ecclésiaux de fraternité (c cent fois 17. Cf. p. 187.
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plus de maisons et frères et sœurs et mères et enfants :., S 49 d). De même les rapports de domination politique (y compris économique, car les rapports de production sont des rapports directement politiques dans le M.P.subA.) : non pas comme « les principaux des peuples (qui) dominent sur eux) ni comme « les plus grands (qui) exercent contre eux le pouvoir », « il n'en est pas ainsi parmi vous; au contraire, celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur» (S 50 d). Renversement donc du code seigneur/serviteur qui est exclusion des « seigneurs » de l'ecc1ésialité, à l'instar des riches : « serviteur » change de sémantique, ne s'oppose plus à « seigneurs ), mais indique, par le biais du terme service, la spécificité du niveau politique intra-ecclésial de la pratique du BAS (non pas « être servi :) mais « servir :.). De même encore. les rapports parents/enfants, adultes/enfants, pères/enfants (jeunes) sont subvertis (<< laissez venir à moi les enfants, car le royaume du Dieu est à leurs pareils », S 48 b), et là encore par exclusion des pères et changement sémantique du terme enfants (jeune), disant cette absence de pater:nité (S 49 d) et le caractère fraternel du service ecclésial dans le jeu sans domination mais non pas sans agressivité, qui est celui des enfants. De même enfin pour l'exclusion d'une royauté à base de rapports de sang comme celle de David : le Messie· n'est pas un roi, fils de David (S 56) (le théâtre de S 69 le dit très fortement), lui que sa stratégie a amené au rang des condamnés~ Par contre, les rapports homme/femme, s'ils sont soustraits aux rapports de domination que le « patrimoine » de la « maison » constitue (S 47), prévaudront dans l'ecclésialité (S 49 d), mais comme deux dans une chair (S 47). . . Voilà comment la STR de J mène à la constitution d'un espace DD, d'un cercle BAS, où les rapports ne se mesurent plus selon ceux du SOC mais selon le service fraternel. On ne peut avoir accès à ce cercle que par une conversion articulée selon deux temps, celui de la rupture avec le SOC et ses codes (S 4, S 13, S 49) et celui de la suite de J, reprise de sa pratique de service, de salut (S 50). d) Reprenons maintenant l'autre mouvement de la STR J et d'abord celui de l'absence à la P, qu'on a remarqué à plusieurs reprises. Ce qui rassemble la P autour de J, c'est le récit de sa pratique puissante et la façon dont elle la lit ; leur utopie éveillée par cette bénédiction réussie est souvent indiquée comme une mise de la F « hors d'el1e-même », dans un effroi qui suit l'irruption de la puissance dans un texte clos de pratiques répétitives quotidiennes.
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Cette puissance fascine l'utopie de la F et braque celle-ci sur le corps de J qui est ainsi centré, comme arrêté par le grand cercle de la multitude l'enveloppant. C'est donc l'arrêt de la pratique de J, depuis S 7-S 8, qui est le premier objet de la STR de la F (<< tout le monde te cherche:.). Voilà à quoi répond la STR de s'absenter: elle évite la clôture que la fascination ferait sur le récit de J. Dans le contexte de la lutte de classes de la Palestine, cette recherche de J par la F aurait une conséquence politique directe : l'érection de J comme Messie zélote, comme leader de ces foules contre les Romains. Or ce leadership réinscrirait la hiérarchie des codes' du SOC dans le cercle BAS, donc annulerait la différence que la. pratique de J dessine tout au long du récit. (En effet, si l'ecclésiastique reprendra _les codes du SOC selon une hiérarchie, c'est comme effet du christologique qui a érigé J comme Seigneur.) C'est cette différence que marque l'ânon stratégique de S 52, sans que la F cependant arrive à la lire. Un deuxième effet de cette « recherche> de J par la F, c'est la clôture politique de la pratique de J aux dimensions des frontières de la Palestine, c'est donc la négation du déplacement du champ SYMB juif vers les païens. La STR d'absence du corps de J à la F s'achèvera ainsi dans l'exode: en S 62 c, selon ce que S 60 laissait déjà deviner, l'absence du corps de J est rendue définitive, et en cela le cercle BAS, jusqu'alors centré autour du corps de J, se décentre radicalement. C'est-à-dire qu'il n'aura plus de corps fascinant les utopies et clôturant les stratégies, le seul signifiant donné à la lecture de la pratique BAS sera celui de la pratique de partage du pain, avec ce qu'elle implique de rupture de toute clôture, d'extension indéfinie dans l'espace du monde entier. L'absence du corps de J s'avère être, en fin de compte, 'refus de son érection politique, et donc, libération de l'horizon utopique comme possession de toute la terre 18, mais à l'exclusion de toute domination, y compris celle des Juifs sur les païens. C'est pourquoi le Temple doit disparaître, car Jérusalem (Sion) ne sera plus le centre du rassemblement eschatologique des nations autour des Juifs. Si le rassemblement doit avoir lien, selon Marc, en Galilée 10, c'est un rassemblement d'élus où il n'y aura plus, selon la formule de Paul, « ni juifs ni païens » (Col 3, 11) ni riches ni pauvres, ni maîtres ni esclaves, ni hommes (dominateurs) ni femmes : bref, il n'y aura que des frères, tous enfants, tous derniers, tous serviteurs. e) Reste à anàlyser le mouvement STR de clandestinité par rapport aux AA, aux classes dominantes en Israël : il est la 18. Cf. p. 122. 19. Cf. pp. 312, n. 205, 318.
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conséquence narrative de la subversivité radicale de la pratique de J et de la fascination qu'elle exerce sur les foules. La clandestinité se marque, dans le TOP, par l'évitement des villes, ces centres de pouvoir politique. Le récit est livré à la logique aléatoire du rapport de forces, et le pouvoir, menacé par la pratique de J, cherchant à l'éliminer, la STR du BAS sera de fuir le risque de mort, cette malédiction définitive, pour rendre possible, le moment venu, l'exode vers les païens et l'aboutissement de l'utopique dans la bénédiction eschatologique. On peut comprendre pourquoi le théologique, inscrivant la mort de J dans la prédestination d'ûne mort prédite d'avance par lui, aura tendance à effacer le code STR, à le neutraliser, à le réduire à une stratégie provisoire qui prendra terme quand « l'heure :. sera venue 20. Au niveau du récit messianique, par contre, la traÎtrise de Judas qui fera échouer cette STR de clandestinité tournée vers l'exode, ne peut être que l'effet aléatoire du jeu des rapports de forces entre le SOC et le BAS, « un des douze :. étant repris par les codes du SOC, avec lequel il avait auparavant rompu. Déplacement des corps, subversion des codes politiques, jeu du rapport de forces : n'est-on pas dans la sphère du politique, tel qu'on l'a défini? 21 Le code des choix stratégiques constituant la constellation des actants par rapport à J (F, DD, AA, II) réfère en effet, dans cette pratique messianique, au niveau politique.
f) Essayons de cerner de plus près la logique de ce code STR, en rapport avec les codes ANAL et ACT. Elle est indiquée par le « sans qu'il sache comment :. de S 22 b2 : J ne sait que ce qui arrive comme effet du code ACT; c'est à partir de sa lecture (ANAL) des fruits de sa pratique qu'il prend une décision STR, dans un mouvement dont le meilleur exemple est celui de l'attente, « de rive en rive ;), de la lecture messianique de Pierre pour décider la montée à Jérusalem comme dernière étape avant l'exode. Ce mouvement est repris sans cesse devant chaque effet nouveau du récit ACT, l'horizon du code STR étant toujours l'aboutissement de l'eschatologique à travers les diverses étapes géographiques du chemin à parcourir (Galilée, Jérusalem, Galilée, nations païennes, monde entier). Ce mouvement est celui du chemin du cercle BAS, de l'extension progressive de la pratique de bénédiction des corps libérés (m ~ b) et du rassasiement des foules (Fm ~ Fb) par le partage du pain, ces bénédictions provisoires annonçant la bénédiction dernière. Ce mouvement du messianique du cercle BAS en extension 20. Cf. Jean, passim, mais déjà dans Marc S 64 h. 21. Cf. pp. 23-32.
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géographique proclame le Fils de l'homme collectif ; cette stratégie politique vers la table mondiale de rassasiement a, elle aussi, un nom dans la tradition messianique : c'est l'espérance.
4. LA PRATIQUE DES YEUX OU LA FOI
a) La pratique des yeux et/ou des oreilles s'inscrit dans le code ANAL. On voit (avec les yeux) la pratique se faire, on écoute (avec les oreilles) le récit circulant de cette pratique. Cependant ayant des yeux, on ne voit pas, des oreilles, on n'écoute pas. Cette pratique, ce récit, posent donc une question: qu'est-ce que cela? Qui est celui qui fait cela? C'est cette question de lecture du récit qui articule le code ANAL. « Vous ne saisissez pas? (S 22) Vous n'avez pas de foi·? (S 23) Vous n'avez pas encore saisi ni compris? Avez-vous vos cœurs endurcis? (S 40). » Lire le récit c'est saisir cette question, la comprendre; ne pas lire c'est avoir le cœur endurci. .
h) La parabole des quatre terrains (S 22 bl) donne à lire que voir ou ne pas voir, écouter ou ne pas écouter, cela dépend de l'espace où l'on est situé. La stratégie des paraboles résulte de cet état de fait, eUe opère une séparation d'espaces, l'espace AA, F et l'espace DD. Les AA sont toujours-déjà sous la domination du système SOC, l'idéologie dominante les fait lire « par les yeux :. des équivalents principaux, de l'Argent, de l'Etat-Temple ou du César et du Dieu de morts. De ce lieu, la subversité de la pratique de J ne ·peut être lue que comme violence menaçant le tout du système, donc comme malédiction : selon leur grille sémantique, elle relève de Satan (<< c'est par le prince des démons qu'il chasse les démons ), S 20 c). Justement, la parabole des terrains retourne cette lecture, elle pose cette lecture aveugle, cette non-lecture, comme 'effet ellemême de Satan. Déterminée par le code MYTH, cette lecture de J donne la clé pour la lecture du récit de son meurtre : ceux qui détiennent le pouvoir du SOC; œ sont eux qui sont situés dans le lieu de la mort. C'est ia Iai~on de l'aveuglement, de·ll'endurcissement de leurs cœurs; c'est pourquoi aucun autre signe ne leur sera donné que ceux de la puissance qui fait vivre, qui sauve. Bref, le déterminant (premier) de la lecture ou non-lecture Àu messianique est l'effet des lieux de classes des lecteurs, ce qui se marque notamment dans la contre-lecture que J fait de la pratique d'enseignement
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des scribes, en S 56 b, cette pratique étant mise en rapport avec l'ensemble de leurs pratiques de classe. c) La lecture que J propose de son récit se situe en lutte contre cette idéologie dominante, qu'il essaie de déconstruire. L'enjeu de cette déconstruction est d'abord la foule, à qui la clef est donnée : sauver une vie/perdre une vie (S 16). La F aussi, cependant, devient objet de la stratégie parabolique (c c'est par beaucoup de paraboles semblables qu'il leur parlait la parole, selon ce qu'ils pouvaient écouter, et il ne leur annonçait pas sans paraboles ), S 22 a2). C'est que la F est aussi sous la domination des codes du SOC, et ce n'est qu'au plix d'une rupture avec eux que la lecture deviendra possible. Certes, à l'envers des AA, la F est éveillée dans son utopie par la pratique de J, mais cet éveil reste en proie à la fascination et à l'effroi de la puissance de la pratique de J, en référence au dieu de la sémantique dominante; c'est cette fascination qui, tout en me,nant la F à la recherche de J, lui clôt les yeux et empêche la lecture. Ceci en Galilée, car en Judée c'est exclusivement la grille zélotiste qui joue et finalement fait tomber la F du côté de Barabbas. Comment une F qui dépend économiquement du Temple pourrait-elle souscrire à une messianité qui la détourne de celuici 1I2? II y en a cependant qui rompent avec le SOC et suivent Jésus, ses disciples. L'espace d'interprétation des paraboles qui s'ouvre en leur faveur comme cercle BAS ne devient pas pour autant automatiquement libéré de la grille zélotiste, et l'incompréhension, maintes fois soulignée dans le texte, dont les DD font preuve, nous l'avons vu être l'emprise que la STR Z clôturée par le M.P.subA. garde sur eux.
d) La déconstruction de l'idéologie des classes dominantes se fait par le biais de ce que nous avons appelé les « mécanismes de lecture) du récit ACT. Ces mécanismes sont de plusieurs types. En S 12 et S 16, par exemple, J met en place une grille de lecture selon le schéma de la bénédiction/malédiction et de la puissance qui s'y rattache, posée sous forme de question (<< qu'est-il plus facile de dire? ), « est-il permis, soit, a-t-on le pouvoir, le jour du sabbat, de sauver une vie plutôt que de la tuer? » ; ainsi est renversée la sémantique implicite dans l'accusation qui lui est faite, et c'est après cela qu'il opère la pratique de bénédiction à lire. Ailleurs (S 13 e, S 35 b, S 55 f, g) il répond à des accusations ou. à des questions tentatrices explicites par un renversement séman22. N'est-ce pas, mutatis mutandis, le problème que .l'on retrouve devant la petite bourgeoisie et même devant une partie du prolétariat, figés par leur rapport d'épargnants aux banques, ces Temples du capitalisme?
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tique semblable, à l'occasion invoquant les Ecritures pour justifier ce renversement. Finalement, et c'est le mécanisme le plus fréquent, il raconte un récit, celui de David (S 15) ou de préférence parabolique, qu'il établit en parallèle avec son récit, la correspondance entre les divers éléments des deux récits fonctionnant comme grille de lecture. Sous cette pluralité de mécanismes, une même structure se dégage. En effet, ce qui est toujours visé à travers eux c'est Ja sémantique des deux systèmes de, la souillure et de la dette, renvoyant au couple bénédiction/malédiction. L'astuce consiste à montrer que la puissance de sa pratique a toujours comme fruit, à lire, une bénédiction matérielle, à l'envers de la malédiction qui est le fruit de la pratique qes classes dominantes. C'est donc du lieu matérialiste de cette bénédiction que la lecture doit être faite, du lieu du salut des corps, du rassasiement de la faim. e) Faisons un pas de plus, pour trouver une autre constante de ces mécanismes de lecture. Jamais J ne fait la lecture lui-même, mais la grille est posée toujours pour que les auditeurs-témoins la fassent par eux-mêmes. C'est la raison pour laquelle, si le texte réfère souvent une pratique d'enseignement de la part de J, jamais celui-ci n'est explicité, sauf justement sous forme de mécanisme de lecture (S 22, S 56, S 58). L'absence d'enseignement renvoie à cette « tradition:. d'une grille de lecture du récit ACT: la lecture est à faire par ceux qui ont des yeux, qui ont des oreilles. C'est à eux de rompre avec le SOC, de vouloir ou non suivre J, à eux en somme de se convertir. Bref, la lecture est à prendre (au sens où l'on parIe aujourd'hui de « prise de la parole ~ par les étudiants ou par le prolétariat), le premier moment de la conversion est simultanément de rupture avec les codes du SOC et de prise de la lecture. Celle-ci est la condition même de· la circulation du récit, de sa proclamation, de la mise en œuvre d'une stratégie. Ainsi, les trois fois où des lm sont dits par J (ou par le texte) avoir la foi, c'est à la suite d'une petite stratégie qui leur permet d'accéder au corps de J par-delà l'obstacle de la F (S 12, S 26, S 51), de même que les familiers de J restent dehors, incapables de cette stratégie d'accès, à la suite de leur mauvaise lecture (S 21). Ce qui s'opère dans cette lecture à prendre par les actants euxmêmes, qu'est-ce sinon le renversement du code scribes/disciples? Ceux qui ont accédé à la grille de lecture n'ont plus besoin de scribes, de docteurs, ceux-ci sont exclus du cercle BAS 23, où il n'y 23. c: Pour vous, ne vous faites pas appeler " rabbi " ; car vous n'avez qu'un Maître, et tous vous êtes des frères (... ) Ne vous faites pas non plus appeler " docteurs " .. , » (Mt 23, 8, 10).
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a que des « disciples ) au sens de « lecteurs sachant lire ). Subversion donc de la pratique des scribes (annoncée dès S 6 et achevée en S 56 b), qui, elle, reproduit constamment le rapport scribes/disciples. Si J a des disciples, lui, ce n'est que provisoirement : il doit s'absenter dans l'exode, les douze n'auront plus besoin de lui pour lire. /) Que faut-il, donc lire pour répondre aux questions: « qu'estce que cela ? ~, « qui est celui qui fait cela? » Il faut lire la pratique de J comme pratique de salut des vies et des corps, et notamment de rassasiement des foules, par le pain partagé avec elles. C'est ce que fait Pierre : « tu es le Messie ), ta pratique est la pratique messianique, et il le réussit dans le cercle BAS, en rupture avec le SOC, première étape. La deuxième étape est celle du raccord de cette pratique d'un charpentier suivi par des pêcheurs, des publicains et des pécheurs, bref, d'un pauvre suivi par des pauvres, du raccord de cette pratique avec le récit eschatologique : cette pratique-là, messianique, tel « le grain de sénevé, la plus petite des semences qui sont sur terre ), débouchera sur la manifestation du Fils de l'homme et de sa puissance glorieuse, « la plus grande des phmtes potagères, poussant des grandes branches, au; point que les oiseaux du ciel peuvent nicher sous son ombre ) (S 22 b3). Bref, la pratique messianique au niveau idéologique consiste dans la lecture réussie dll récit ACT de J comme récit de bénédiction, messianique débouchant sur l'eschatologique, et son nom est foi.
5. LE CONCEPT DE LA PRATIQUE MESSIANIQUE
a) On vient ainsi de dégager une triplicité dans le récit de la messianité, pratique des mains selon le code ACT, des pieds selon le code STR, des yeux selon le code ANAL. On s'en souvient 2\ les codes STR et ANAL avaient été posés comme sous-codes du code ACT (a1ler, proclamer, voir, écouter, dire ... sont des termes de ce code) ; cette triplicité est donc celle d'un seul code, l'articulation de l'ACT, du STR et du ANAL constitue le récit ACT dans sa plus grande extension. Par ailleurs, ce code ACT s'articule avec le code paramétrique SOC, auquel le SYMB juif (en tant qu' « ordre symbolique » juif) se rattache, lui aussi, comme un sous-code; ~4.
Çf. pp. 134 s.
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cette articulation consiste en ceci que le code ANAL joue en mesurant le récit ACT par rapport au SOC. Qu'est-ce que le SOC sinon le texte des codes de la F.S. qui toujours-déjà, par leur paramétrisme, mesurent tous les récits se produisant textuellement dans la F.S. ? C'est cette mensuration paramétrique qui est renversée par le jeu de l'ACT, lequel produit un code BAS qui exclut les termes dominants du SOC (riches, seigneurs, scribes) et pose ses termes dominés (pauvres, serviteurs, disciples) dans une autre sémantique, messianique ou basiléique. b) Pour définir, en première approximation théorique, la pratique· racontée par le récit comme messianique, on aura recours àu concept althussérien de « pratique :.. La pratique messianique s'articule donc selon trois niveaux (économique, politique, idéologique) comme pratique de charité, d'espérance et de foi, et l'articulation en fait une seule pratique complexe. Quel est son objet, que produit cette pratique? Un nouveau système de rapports entre les actants dans le champ BAS : ce nouveau système de rapports, on l'appellera ecclésiaUté 25. Produits par la pratique puissante de J, par sa charité, ces nouveaux rapports sont lus par la foi et se d.éplacent, par le chemin du cercle BAS, selon l'espérance stratégique. Que lit la foi? d'abord, la guérison des Corps et leur rassasiement, au niveau économique : l'ecclésialité implique ainsi le salut (dans son premier sens 26), la libération des corps. Ensuite elle lit l'inversion du code SOC, des rapports de pouvoir dominés par les équivalents principaux : l'Argent (ou l'or), le pouvoir d'Etat, le Dieu de morts, les trois surdéterminant le Temple, comme aussi le César de l'impérialisme esclavagiste 27. L'effet propre de cette lecture de foi est donc la rupture d'avec le système du SOC, l'entrée dans le champ du BAS où l'on devient disciples (sans scribes). Comment s'opèrent les choix stratégiques de l'espérance? par la suite de Jésus, par les chemins de l'extension géographique du cercle BAS; et aussi ceux de la clandestin,ité, l'évitement du pouvoir mortifère des actants AA : 0'1 devient serviteurs (sans seigneurs). Quel est finalement l'effet de ce cercle BAS? la fructification en bénédiction surabondante (30, 60, 100 fois plus, selon S 22 b1 ; 100 fois plus, selon S 49 d) : 25. Terme à justifier plus loin. 26. Cf. p. 236. 27. Ces oppositions Dieu/Argent, Dieu/César,Dieu de vivants/Dieu de morts, Dieu/Temple, ne sont pas à lire comme opposant uri équivalent général à d'autres, (car le Dieu des (hommes) vivants auquel renvoie le récit de J est celui qui n'a pas d'image, de signifiant autre que l'homme, cf. Gn 1, 26-27), mais bien au contraire comme opposition de la pratique puissante- au~ équi. valents généraux de la F.S.
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on devient pauvres partageant leur pain (sans' riches). Rupture, suite, fécondité, ces trois éléments sont les composants de la conversion messianique ou ecclésiale. c) Cette articulation des trois niveaux de la pratique nous permettra aussi de produire la théorie de la prière messianique (ou ecclésiale) : lecture de foi des fruits de bénédiction opérés par la charité; stratégie de déplacement et proclamation de la bénédiction eschatologique comme moisson dont les fruits sont déjà-là et pourtant annoncés à venir ; demande de nouveaux fruits qui relanceront (le récit de) la pratique messianique ou ecclésiale. Le lieu de la prière est celui d'une fructification nouvelle, venue sans que l'on sache comment, qui demande une prise de distance topographique (lieu désert, montagne, Gethsémani) et un nouveau choix stratégique. La prière s'articule ainsi comme un moment de la pratique messianique, et c'est pourquoi elle est, en tant que telle, objet du récit comme l'une de ses séquences. Pas de prière sans récit, sans pratique. Certes, eschatologique par le mouvement même de l'espérance tournée sur le récit dernier, la prière n'échappe, pas plus que la pratique messianique elle-même, à la clôture du code MYTH. C'est dire que l'on n'aura pas un concept de pratique messianique opératoire pour notre pratique actuelle sans que l'on fasse l'analyse de ce code MYTH en termes de démythologisation. d) Reprenons la définition de pratique articulée à trois niveaux et lisons-la selon la définition classique de L. Althusser 28. On aura ceci : la pratique messianique est « un procès de transformation d'une matière .première donnée (des rapports économiques, politiques et idéologiques, bref des rapports sociaux constituant les corps des agents dans le système du SOC) en un produit (les nouveaux rapports ecclésiaux dans le cercle BAS), transformation effectuée par un travail humain (la pratique du corps de J), utilisant des moyens de production messianiques:) (ce qui renvoie à la question de la « puissance » des corps, sur laquelle on aura le loisir de revenir assez longuement). Or cette définition concerne le code ACT, elle ne permet pas de connaître les codes ANAL et STR dans leur logique, qui cependant sont décisifs pour définir le « travail » et les « moyens de production ». Il faudra donc élargir la définition althussérienne de façon à introduire les éléments « lecture» (d'un texte-récit racontant la pratique en question) et « stratégie ;) (selon l'évaluation des moyens de production ou de puissance transformatrice et du jeu des rapports de force qui s'établit autour d'elle). 28. Cf. p. 23,
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e) TI me semble que cet élargissement a une portée théorique 21 plus grande. La définition d'Althusser reste limitée par son origine : le concept de pratique de production économique au sens strict, et il faut l'élargir pour rendre compte notamment des pratiques subversives : c'est pourquoi, dans les définitions des relations de forces productives, forces ordonnatrices et forces inscriptives, on avait eu le soin d'introduire un élément textuel comme leur étant constitutif, et d'autre part, on avait parlé de « dialectique séminale :. (lectures/stratégies) à propos du concept de « pratique subversive :.. Du même coup, la théorie du récit, en tant que texte racontant des pratiques concrètes, pourra, elle aussi, prétendre à un élargissement théorique. On peut pour chaque récit évaluer la place des codes ANAL et STR et la logique narrative, implicite ou explicite de ces codes, et peut-être élaborer une théorie des récits selon la place qu'y occupent ces codes-là. Son degré d'effacement permettra en outre de détecter le travail de l'idéologie dans un récit, selon la contradiction de ce travail avec la logique narrative. De même, l'analyse, dans le procès d'écriture-lecture des récits, du degré de subversion du code SOC d'une F.S., en rapport avec la place des codes ANAL et STR, permettra éventuellement une typologie des récits, du point de vue d'une théorie de la pratique. Bref, selon ce concept élargi de « pratique» (et de son récit), les éléments lecture et stratégie permettront de concevoir le récit d'une pratique (de lutte de classes) comme une pratique articulée selon les trois instances de la F.S. 80.
1) Quel est le support, le sujet de cette pratique messianique? Cette question peut avoir deux réponses: d'une part, elle renvoie au corps de J, et il en sera question au chapitre suivant; d'autre part, du fait que, avant même S 6 - séquence où l'on a discerné le commencement du récit de la pratique de J - dès S 4, J appelle quatre pêcheurs à venir derrière lui, la pratique est celle d'un cercle dont le corps de J est le centre, son sujet est un collectif, un groupe. Ce groupe s'élargira selon deux cercles, celui, plus restreint, des douze (S 19) et celui, plus large, des disciples. Or tous, dans Marc, se recrutent parmi les classes dominées du M.P.subA. (comme le 29. Au sens des « Généralités II :) de Althusser (Pour Marx, p. 188). 30. Pour prendre des exemples, il serait intéressant d'analyser les rapports des divers récits de pratiques révolutionnaires telles la Révolution française, la Commune, -la Révolution russe, la Révolution culturelle prolétarienne chinoise, mai 68, etc., avec les discours idéologiques portant ces récits (bourgeois, soviétique, etc.) et y détecter le degré plus ou moins grand de l'effacement de la subversion.
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montre d'ailleurs S 49), le cercle s'inscrit donc parmi ces classeslà. Par ailleurs, le récit est celui d'une subversion du champ politique et des codes de la F.S., celui aussi d'un affrontement avec le pouvoir de la classe dominante. On peut conclure que la pratiqu~ messianique, en tant que portée par le cercle J + DD, est une pratique relevant des classes dominées et, pour scandaleux que ce soit aux oreilles pieuses, une pratique -de lutte de classes. C'est à cause de cela qu'elle est justiciable d'une confrontation avec la pratique zélote, confrontation qu'on a pu discerner courant en filigrane tout au long du récit marcien. En effet, la pratique zélote est elle aussi, on l'a vu, une pratique relevant de la lutte des classes dominées de la Palestine contre les classes dominantes et les Romains occupants. Pour mener à bien cette confrontation, il faut cependant pousser d'abord plus loin l'analyse dans le sens de l'autre réponse à la question posée, concernant le corps de J et la puissance le travaillant.
6. LA PRATIQUE COMME SEMENCE-PAROLE a) Pratique donc d'un. cercle, et par là pratique de classe, la pratique messianique racontée par Marc n'est pas moins, de façon privilégiée, la pratique du corps de J, l'actant principal du récit: au centre du cercle BAS, c'est son corps qui est d'abord le sujet de la pratique messianique. Qu'est-ce qu'un corps, comment peut-il être le sujet d'une pratique? On sait que c'est l'une des principales questions théoriqUes posées dans les Ecrits de Lacan: qui est le sujet du discours (de la pratique discursive) ? Il y répond par le concept de sujet fracturé, disparu du discours à la faveur de son remplacement par le « nom propre:., voire par le je, mais repérable dans la chaîne signifiante par les symptômes de distorsion (métaphores, métonymies) de celle-ci. C'est le symbolique, dans la terminologie lacanienne, qui a toujours-déjà provoqué cette fracture dans le corps porteur du discours, corps étant à entendre comme lieu du désir, perdu de son objet (a) 31. En effet - et je glisse ici du discours lacanien vers la philosophie du corps de Nietzsche, anticipant sur le bref exposé que l'on trouvera plus loin - en effet, le corps, ce lieu du désir; est spatialité, différence intériorité/extériorité produite par le travail de la parole 31. Cf. A.
RIFFLET-LEMAIRE,
Jacques Lacan, pp. 127
88.
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symbolique, ce travail que Derrida appelle écriture ou différance 81. Le corps est matérialité, complexité différenciée, lieu d'un certain jeu de forces déterminé par le système des organes; sur cette complexité organique, le travail du langage inscrit un autre système complexe, également déterminé, permettant un discernement, une évaluation de cet enjeu corporel entre les forces actives et les forces réactives, entre la vie et la mort. La question du sujet deviendra alors cette autre : quelle est la force l'emportant dans cet enjeu faisant du corps un agent, et donc qui est la puissance, la volonté de puissance triomphante? Que désigne, dans cette autre formulation, le nom propre (Jésus, Pierre, Pilate, etc.), le (su)je(t) de la pratique? l'instance dans le corps dont la fonction est celle de la vigilance sur le jeu puissance/ impuissance qui est celui du· rapport de forces. Je pose que c'est cette instance de vigilance, de discernement, de lecture et d'élaboration stratégique, qui est dite cœur dans le texte de Marc (en S 35, l'opposition intérieur/extérieur est mise en rapport avec le cœur). Le cœur est, entre autres, le lieu de la prière, cette vigilance: « Veillez et priez pour ne pas tomber en tentation:. (S 64). b) En lisant Marc, on s'est rendu compte, dès S 6, que la circulation du récit (de la pratique) de J était, elle aussi, objet de récit, l'une de ses fonctions étant de convoquer, soit la F, soit des lm. C'est dire que le récit circulant produit un travail textuel sur ceux qui l'écoutent, ce que disaient les trois paraboles de la semence : le récit, la pratique, est parole. Regardons de plus près ce travail de la semence dans le deuxième des trois temps des récits paraboliques, entre les semailles et la moisson 88. Le temps des semailles est le temps de l'écoute, le temps de la moisson celui qui en résulte comme fructification ou stérilité ; le temps intermédiaire est celui du travail souterrain de la parole dans les cœurs-terrains. Il est dit caché, secret, mystère, opérant sans que le semeur sache comment, son ignorance étant le pendant du caractère mystérieux qui ne peut être déchiffré qu'au vu des fruits ou de la stérilité. Pourquoi cela? les cœurs des agents sont toujours-déjà travaillés par le texte indéfini des récits circulant dans la F.S. L'effet du travail de ces récits clôturés par les codes du SOC n'est nullement mystérieux, c'est la reproduction des pratiques accordées à la reproduction de la F.S., selon la place qu'y occupent les agents, selon
32. Cf. J. DERRIDA, Violence et métaphysique, p. 169. 3). Cf. pp. 170 5S.
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leur situation de classe 34. S'il Y a mystère, c'est du fait du croisement de la semence-parole avec les textes du SOC et de la lutte idéologique, dans les cœurs, entre deux types de récits contradictoires : l'effet escompté par. le semeur, c'est la rupture des agents d'avec le texte dominant le SOC, leur franchissement de la ligne séparant la F et J 35. Lutte donc entre deux puissances, celle du pouvoir de l'Argent, dè l'Etat-Temple et du César, du Dieu de morts, et celle du récit ACT, se lisant selon le texte des Ecritures, selon la grille bénédiction/malédiction. Le récit messianique est ainsi la clef de la lecture du texte indéfini des récits de la FS, le lieu textuel permettant aux cœurs comme instance de vigilance d'évaluer la puissance se jouant dans les récits de leurs pratiques à eux. Cette évaluation s'opère donc dans le cœur qui est le lieu caché, dans le corps, d'une élaboration textuelle (l'écriture des textes du SOC et du texte BAS de l'ACT), de sa lecture, de la nouvelle écriture (les fruits manifestes, visibles). Pour celui qui est extérieur, tel le semeur par rapport au terrain et à la semence, le cœur relève de l'intérieur de rautre comme corps, comme spatialité; les fruits de ce travail dans le cœur, aussi clôturé soit-il, sont donc imprévisibles : quelle puissance l'emportera? Donc, « sans qu'il sache comment :., l'ignorance du semeur est le corrélat du mystère du travail de la semence dans les cœurs 86. Que faut-il lire? à partir de la stérilité du corps, l'endurcissement du cœur (S 16), son incrédulité (S 27) ; à partir de l'abondance de ses fruits, la foi. Endurcissement, incrédulité, d'un côté, foi de l'autre, quelle force l'emporte, quelle puissance travaille le cœur? Voici la question décisive qui commande tout le code ANAL : puissance satanique de tentation, puissance messianique, quelle autorité est celle de J? (S 6, S 20, S 23, S 55 b, etc.).
c) Le texte de Marc donne une séquence comme privilégiée pour l'analyse de ce travail de la pratique-semence, la S 26, que la
34. C'est là le lieu de possibilité d'une certaine prospective : de même que le « mystère », la possibilité de subversivité lui fixe des limites; c'est-à-dire que toute prospective est susceptible de désaveu par la subversivité, par la lutte de classes, par l'utopie : qui a prévu Mai 68? 35. Cf. pp. 169, 174 s. 36. Remarquons que c'est cette indétermination des récits en train de se faire aux yeux mêmes de celui dont le corps est travaillé par la· puissance, c'est ce mystère qui explique, sinon l'existence des récits eux-mêmes, du moins l'envoûtement qu'ils exercent sur leurs lecteurs; pourquoi lit-on des récits 1 On y cherche une grille de lecture, fût-ce à travers un mécanisme d'identification, pour son propre récit, son destin. « Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin» (BATAILLE, dans l'avant-propos à son recueil Le bleu du ciel).
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mention à quatre reprises du c toucher :. signale comme récit détaillé de la pratique des mains. Les semailles sont racontées d'abord (q: ayant écouté les choses que l'on racontait de Jésus :.) comme effet de la circulation du récit ACT. Ensuite, le texte donne à lire au lecteur le cœur de la femme travaillé par ce récit: c car elle 'disait : si je touche au moins son manteau, je serai sauvée :). Enfin, la moisson : « aussitôt fut tarie sa source de sang et elle sut, dans son corps, qu'elle était guérie de son infirmité » ; m ~ b, la guérison fut le fruit de sa lecture et de son toucher, après sa petite stratégie pour traverser la foule. Le texte alors enchaîne sur le semeur (c et aussitôt, Jésus se rendant compte qu'une puissance - dUlUlmis - était sortie de lui )) et son ignorance (il cherche à savoir qui l'a touché). Dans cette pratique des mains par le toucher, une puissance sort du corps de J pour travailler le corps de la femme et le guérir. Puissance de corps à corps, elle est l'indice d'un récit à connaître : elle c vint et, tombant à ses pieds, lui dit toute la vérité ;), ce dernier terme, alêtheïa, ne se trouvant chez Marc (S 55 f, i) que pour désigner la pratique de J 37. C'est bien le tout du récit, des semailles jusqu'à la moisson, qui est ainsi raconté par la femme, et c'est ce récit que J lit ensuite: « fille, ta foi t'a sauvée », le terme « foi » indiquant précisément le travail du récit semé dans le cœur de la femme et le terme « sauvée » son fruit. Ce travail de la foi dans le cœur a ainsi rendu possible le salut du corps de la femme, c'est la foi comme lecture de la puissance de J qui libère l'énergétique, le corps à corps puissant. « Va vers la paix» (eïrênê, la paix de l'abondance), vers la bénédiction: la puissance de J (S 27, S 29, S 46) renvoie à la puissance eschatologique du Fils de l'homme, quand tout ce travail caché sera manifesté dans les corps transfigurés, les cœurs ouverts. La foi comme pratique des yeux, c'est la lecture de la puissance de la pratique-semence de J comme bonne annonce de la puissance eschatologique, selon le mouvement de l'espérance. A l'envers, l'endurcissement des cœurs c'est une erreur de lecture: c n'êtes-vous pas dans. l'erreur, parce que vous ne connaissez ni les Ecritures ni la puissance de Dieu? » (S 55 h) De quoi parlent-elles les Ecritures, si ce n'est de la puissance des corps, selon une logique qui mène à la résurrection d'entre les morts? Et qu'est-elle d'autre que le récit de cette puissance messianique travaillant du corps de J sur les corps sujets à la malédiction, et par là annonçant la résurrection des corps ? Voilà pourquoi le récit de J, cette semence-parole, prendra le titre de « bonne annonce », 37. Dans l'expression c en vérité je vous dis :., c'est l'araméen c amen :. qui est traduit par « en vérité ~.
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d'évangile. De nouveau on débouche sur S 62 : « ceci est mon corps » équivaut au remplacement du corps de J destiné à l'absence de l'exode par la pratique du partage du pain comme lieu de la puissance, comme récit ecclésial. TI ne s'agit donc pas de « liturgie ~ au sens courant du mot, mais de la pratique ellemême, aux trois niveaux économique, politique et idéologique, devenue source de puissance, de libération des corps, à l'instar du corps de J : l'ecclesia est le lieu de lecture de cette puissance messianique, semence-parole qui annonce l'eschatologie; bref, la pratique est l'évangile de la résurrection des corps. d) Si l'on relit S 30, on se rendra compte maintenant que cette séquence est celle de la clôture des corps dans le cercle (<< la cour :.) du SOC, le. récit des désirs qui s'y jouent, de leur travail et de son fruit : le meurtre de Jean. De même, les cercles des tribunaux du Sanhédrin (S 66) et de Pilate (S 68), du prétoire (S 69), de la cour du grand prêtre travaillant le cœur de Pierre pour qu'il renie Jésus (S 67), du Golgotha (S 71), produisant le meurtre de J. Le SOC définit ainsi l'espace du travail de l'Argent, du pouvoir d'Hérode, du Sanhédrin et du César, du Dieu de morts et de son Temple (<< il blasphème :.) comme espace de stérilité (le figuier) dont le fruit est le meurtre. Les AA sont bien du côté de Satan, comme S 22 c3 l'avait donné à lire. e) Revenons donc à la question décisive sur la puissance. Le critère dernier de sa lecture et évaluation, c'est bien le discernement entre la puissance de vie et la puissance de meurtre, entre la vie et la mort. N'est-ce pas la grille que pose S 16 : « Est-il permis (= a-t-on le pouvoir, la puissance 38) de sauver une vie plutôt que de la tuer? :.
f) Il reste quelque chose à déchiffrer en ce qui concerne la puissance de la vie : au-delà de J, qui la porte? (à l'instar de Satan portant la puissance du meurtre) donc « qui est J :.? S 2 désigne dans le MYTH ce porteur dont Satan est « l'Adversaire ;) : c'est l'Esprit, Esprit saint en opposition, comme déjà dans l'idéologie perse, avec l'esprit mauvais, impur. En S 20 d, la lecture par les scribes de la pratique de J est dite « blasphème c:ontre l'Esprit saint ), celui-ci est donc le porteur de celle-là, de la semence-parole. En S 56 a, le texte de l'Ecriture (dont le sujet est David) est posé comme discours du saint Esprit. En S 58 b3, enfin, dans les consignes concernant l'affrontement des disciples devant les tribunaux, les gouverneurs et les rois du SOC, J leur dit : « Ne vous préoccupez pas de ce que vous parlerez, 38. Exestin renvoie, comme verbe, à exousia, l'autorité, le pouvoir.
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au contraire parlez ce qui vous sera donné dans cette heure-là, car ce ne sera pas vous qui parlerez, mais l'Esprit saint. » . Dans les trois cas cités, l'Esprit est mis en rapport soit avec le récit, soit avec le discours. Le troisième cas est particulièrement intéressant, car la consigne revient à refuser un discours de défense selon les codes du -SOC et à renvoyer à un discours donné dans cette heure-là, donc à un discours de puissance, une annonce. Quel discours? le récit cpmme annonce, c'est-à-dire parole qui ensemence, récit qui engendre de nouveaux récits. Ce fut l'Esprit, en effet, qui en S 2 inaugura (dans le MYTH) la STR J, le « chassant » dans le désert à la rencontre de Satan : l'Esprit est bien le dernier porteur de toute la pratique de J, de sa pratique puissante comme de sa stratégie, voire de sa lecture de l'écriture de David : c'est lui qui travaille dans le récit de J, la clef de sa puissance, lui aussi qui est rendu (exepneusen) quand J meurt sur la croix (S 71 e). Quel travail est celui de l'Esprit? Son effet stratégique est d'opérer l'ouverture ëlle-même du champ BAS comme ecc1ésialité, se différenciant de l'espace SOC. Cette ouverture d'un espace différent du SOC, du lieu de l'ecclesia comme pratique-semenceparole annonçant l'eschatologique, opère une déchirure du texte du SOC (cf. le voile du Temple déchiré, en écho à la déchirure du ciel en S 2), inaugure un champ de possibles nouveaux, le champ de la puissance de la pratique du partage des pains comme un autre de la F.S. subvertie. N'est-ce pas cet autre que nous cherchons à dégager aujourd'hui, dans la lutte révolutionnaire rompant avec le M.P.C. ? Comment le caractériser, comment l'annoncer? comme l'espace de la résurrection, l'espace ouvert des tombeaux que le jeune de S 73 annonce : « il s'est levé! »; bref, comme l'espace du soulèvement des corps, du soulèvement de la vie, selon l'expression si heureuse de Clavel, ce prophète de l'Esprit travaillant Mai 68. g) On reviendra plus tard sur la nécessaire démythologisation du texte de Marc, mais ne pourrait-on déjà dénoncer le lieu du leurre de la lecture des exégètes bourgeois, de son aveuglement? Car lequel parmi eux a-t-il lu Marc? Ce lieu est le cœur, qui, dans l'idéologie théologique qui toujours-déjà travaille cette exégèselà, est le lieu de l'intériorité comme expérience intime du dieu, du commerce de 1'âme avec l'esprit. Ce que les exégètes manquent dans leur lecture, c'est le corps comme extériorité aussi. Là où ils ne lisent qu'un récit des cœurs et de leur pure intériorité, ce qu'il faut lire c'est un récit de la puissance travaillant les corps. D'où lisent-ils? du texte qui toujours-déjà refuse l'ouverture d'un
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espace révolutionnarisé, du texte de l'idéologie dominant le M.P.C., commandé par le dieu ou par la raison, du lieu idéaliste, en somme. Or c'est le lieu qui, dans Marc, est celui des scribes! C'est pourtant de cela que nous, lecteurs de Marc, sommes avertis de nous garder: « gardez-vous de ce qu'on ne vous entraîne dans l'erreur » (S 58 b2), cette méconnaissance des Ecritures et de la puissance de Dieu (S 55 h). h) Reprenons la conclusion du chapitre précédent. Si la pratique messianique est une pratique de classe dominée, elle l'est d'une façon spécifique : la conversion des cœurs y est privilégiée comme condition pour que cette pratique soit puissante, libératrice des corps. Pratique des classes dominées, elle ne se confond pas avec toutes les pratiques de ces classes: c'est le moment de la confronter avec celle des zélotes.
7. JESUS ET LES ZELOTES DANS MARC a) La lecture de Marc a montré que la STR J se démarquait particulièrement de celle des zélotes, de même que les échecs respectifs étaient confrontés à l'avantag(( de J. TI s'agit ici d'essayer de comprendre, au niveau du récit de Marc (donc de sa lecture de la STR J et de sa lecture de la STR Z), les raisons historiques de cette démarcation. « Historiques :. parce que je vais faire jouer le concept du M.P.subA. palestinien intégré dans le M.P.E. que j'ai produit, en supposant donc que le code SOC du texte marcien est celui de ce M.P .subA. Certes, cette confrontation J jZ pourra être entreprise de façon plus globale, en tenant compte aussi des autres textes néo-testamentaires et des transformations textuelles s'y opérant: toujours est-il que l'on ne pourra prétendre atteindre « le récit historique ~ de la pratique « réelle ~ de Jésus 89. b) Le M.P.subA. d'Israël s'est constitué par l'émergence d'un appareil d'Etat (David) comme condition de la défense des tribus qui se sont alliées devant les « étrangers ». La centralisation du culte opérée par le Deutéronome et le roi Josias a fait du Temple 39. La question d'un zélotisme de Jésus a été soulevée par S. G. F. BRANen 1967, dans Jesus and the Zealots, Manchester University Press, cité par HENGEL, p. 16 et CULLMANN, Jésus et les révolutionnaires de son temps, p. 18, n. 4. La lecture de Marc que j'ai produite renvoie dos à dos cette thèse et ses contradicteurs, ]a question étant mal posée du fait de la non-définition Jl1 terme « révolutionnaire ~.
DON,
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de Jérusalem un élément d'identité nationale pour l'ensemble de la F.S. jouant comme élément surdéterminé au niveau des trois instances, ce qui a permis la prise du pouvoir d'Etat par la caste sacerdotale alliée aux grands propriétaires dans le judaïsme postexilique. Le Temple et l'Ecriture clôturée ont été les éléments décisifs de la permanence de cette identité nationale, y compris pour la Diaspora juive, tout au long des plusieurs occupations étrangères. On a vu que le but stratégique des zélotes, à l'instar des Maccabées, c'était la restauration du M.P.subA., et ceci par une double lutte : contre les classes dirigeantes collaboratrices avec (et manipulées par) les occupants romains, en vue de remplacer les tenants corrompus du pouvoir par d'autres qui ne le seraient pas (réformisme), d'une part; contre les Romains, en vue de les chasser du territoire national (nationalisme), d'autre part. Si l'on tient compte de nos hypothèses 46 et 4740, cette double lutte ne peut être caractérisée que comme une double révolte, car il ne s'agirait de révolution que si l'on visait une transformation du mode de production dominant, donc du· subasiatisme, ce qui n'était pas le cas, puisque le Temple joua comme élément décisif de la lutte. En effet, le réformisme ne met pas en cause les codes du SOC, même s'il réajuste le jeu des classes dans le sens des intérêts économiques des classes dominées. Et le nationalisme ne peut jouer que grâce au Temple et à l'Ecriture sacrée, emblèmes de l'identité nationale. Bref, le Temple est l'indice de la clôture subasiatique rendant impossible n'importe quelle révolution, et a fortiori communiste. Les zélotes n'étaient donc pas des révolutionnaires, ils ne pouvaient pas l'être 4\ mais des « révoltés », leur révolte échouant du fait du M.P.E. surclôturant le M.P.subA. c) Par contre, quels sont les buts stratégiques de la pratique messianique? D'un côté, la subversion radicale des codes du SOC et du champ symbolique juif centré sur le Temple, des ségrégations politiques du fait de la Loi : elle met donc en question les rapports de production (subasiatisme et grande propriété), le pouvoir politique et les rapports idéologiques (exclusion des riches, des seigneurs, des scribes et des prêtres). Elle se présente ainsi comme une stratégie radicalement communiste. Mais d'un autre côté, cette stratégie ne pouvait pas aboutir à la transformation du M.P.subA., du fait de la surclôture du M.P.E. 40. Cf. p. 52. 41. Une révolution n'est possible que quand il y a un procès de transformation intensive des forces productives, ce qui n'était nullement le cas (cf. la citation de BARON, p. 118, n. 49).
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sur celle du M.P .subA. : il s'agit donc d'une stratégie non révolutionnaire. Ceci peut sembler paradoxal. Qu'est-ce que le communisme? un programme politique éliminant les rapports de pouvoir entre classes aux trois niveaux, donc le système des classes lui-même. Et la révolution? un procès stratégique de prise du pouvoir. Il peut donc y avoir révolution non communiste (les révolutions bourgeoises, la russe, par exemple) et communisme non révolutionnaire (les communes hippies, par exemple, leur marginalité étant l'indice du caractère non révolutionnaire de leur stratégie). Pour l'extension de ce communisme non révolutionnaire qui ne se veut pas marginal (au contraire des esséniens), il ne restait qu'une issue : celle de l'internationalisme, que Marc attribue à Jésus comme second but de sa stratégie, l'exode vers les païens 42. C'est dans ce croisement de communisme et internationalisme que se situe le privilège de la conversiCfn (sur lequel on reviendra), de la transformation des pratiques de rupture, suite de J, fructification par chaque agent, visant la libération des corps (des mains, des pieds, des yeux) par le travail puissant de l'Esprit. Ainsi s'explique la différence sémantique du terme de Messie : selon les zélotes, le Messie est un « roi », un leader visant le pouvoir politique; selon J, le Messie est le producteur de l'espace du Fils de l'homme collectif, ce titre, on y reviendra, étant celui qui correspond à l'ecclésiaUté communiste, au rassemblement dans le cercle BAS des pauvres sans riches, des serviteurs sans seigneurs, des disciples sans scribes, des jeunes sans adultes, des frères sans pères, bref, des fils de l'homme hors des rapports de domination et de parenté. d) Cette rupture avec le champ symbolique juif, avec le nationalisme privilégiant les liens du sang, est-elle un symptôme de non-judaïté de la part de J, en opposition aux zélotes juifs? Pour répondre à cette question 43, il faut confronter la pratique messianique avec le système don/dette qu'on a analysé au début de ce texte. Les ecclesia palestiniennes ont été refoulées, du moins en par42. Historiquement, cet élément internationaliste a été le fait de Paul, la clôture du M.P.E. justifiant qu'il ne s'en soit pris ni à l'Etat de César (Rm 13, 1-7) ni aux rapports esclavagistes CEp 6, 5-9), tout en exhortant au communisme :
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tie, de Jérusalem, si l'on en croit Luc~, à cause de la persécution déclenchée contre elles par Hérode Antipas. Un certain nombre de chrétiens se sont installés à Antioche, en pays païen, et c'est devant ce fait accompli que Paul a pris l'initiative de la mission dans d'autres villes païennes, notamment grecques. TI s'est lui-même justifié, en soulignant que sa méthode était de s'adresser d'abord aux Juifs de la Diaspora, et seulement ensuite, face au refus de la majorité de ses auditeurs, annoncer la bonne annonce aux païens 45. Ce fut donc la lecture de sa pratique et de celle de ses auditeurs qui a dicté sa stratégie, dans la logique du ANAL et du STR chez Marc. De même que le refus des classes dominantes d'Israël dicta, selon la parabole de S 55 d, l'annonce de l'octroi de la vigne à d'autres vignerons, des Juifs aux païens, de même le refus des Juifs de la Diaspora, toujours du fait des codes dominants, dicta la STR de Paul. C'est-à-dire que, devant la lecture de la pratique de J comme messianique, annonçant donc l'eschatologique à brève échéance, le jeu même du rapport des diverses pratiques en présence décida de rexode aux païens. Reprenons la question : cet exode se fit-il au prix d'une infidélité aux Ecritures juives? La réponse vient de notre analyse dans le premier chapitre de la deuxième partie : les Ecritures ne sont pas '« unitaires » 46 mais traversées par une dialectique relevant de la lutte de classes. En effet, l'exode vers les païens, au moment historique où il se fait, répond à la logique deutéronimiste et prophétique. e) Au niveau économique, on y a insisté suffisamment, la pratique de J radicalise la logique du système de la dette, dont un bon exemple, lu à ce niveau, est la phrase de S 22 c5 : « car à celui qui a, l'on donnera et à celui qui n'a pas, on enlèvera ce qu'il a:., énoncé tout à fait deutéronomiste. De même, au niveau idéologique, l'opposition Dieu/Argent, Dieu/Etat-Temple, Dieu/César, Dieu de vivants/Dieu de morts, renvoie à l'opposition deutéronomiste entre Yahvé et l'or et l'argent, les chars et les chevaux, les idoles 47 ; là comme ici, c'est le récit de la puissance qui est décisif dans la contestation des signifiants des pouvoirs de classe. Au niveau politique, par contre, il semble de prime abord qu'il y ait un rejet du système don/dette, tel qu'on l'a lu dans le Deutéronome, par la pratique de J : les lévites deutéronomistes étaient nationalistes, tandis que le rapport Israël/nations païennes 44. 45. 46. 47.
Cf. Act 8, 2; 11, 19 ss. Cf. Act 13, 44 ss. Comme le veut la « théologie de l'inspiration ». Cf. p. 82.
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est renversé par J, la prééminence juive est niée. Les deux facteurs analysés précédemment s'y conjuguent : la clôture du M.P.subA. surc1ôturé par le M.P.E. et le rejet du messianique par les Juifs; cependant, l'ordre des priorités stratégiques de J en S 36 (le même que Paul) : « laisse d'abord se rassasier les enfants ~, signale déjà que la STR J d'exode vers les païens (selon Marc) n'est que la reprise, radicalisée dans cette situation de fait, de la logique même du système don/dette. On avait analysé ce système selon un double principe, celui de l'extension et celui de la restriction. Or, qu'est-ce que la STR J sinon le prolongement de cette extension du don, du partage de la table, du service et de la lecture à l'ensemble du champ habité de son époque? Les temps messianiques, selon les prophètes, devront être justement ceux de l'extension de la Loi juive (du système don/dette) aux païens. Si l'on se souvient que J a repris le geste prophétique de renverser les rapports entre le système de la souillure et celui de la dette, on est en droit de conclure qu'il n'y a pas d'infidélité aux Ecritures de la part de J, mais bien au contraire leur accomplissement. C'est cela que ses AA ne savent pas lire, c'est cependant ce que le recours de J aux Ecritures leur donne à lire dans le code ANAL. Par exemple, c'est le cas de la discussion sur le premier des commandements (S 55 i); « tu aimeras ton proche comme toimême :. est une relecture messianique du don/dette, qui revient à ceci : aime le pauvre, le serviteur, le disciple comme toimême, tu seras pauvre, serviteur, disciple avec lui, et plus de riches, de seigneurs et de scribes. Bref, le don/dé la pratique messianique et sa subversivité radicale. Ce qui permet de comprendre mieux la différence entre les zélotes et Jésus, selon Marc : tandis que l'urgence .eschatologique mène ceux-là au suicide de la guerre juive de 66-70, elle mène celui-ci à la mission vers les païens, comme condition même de ne pas arrêter le principe d'extension à la base du don/dette". f
1) Quel est le sens de ce principe d'extension? C'est là une question cruciale pour la portée politique d'une pratique ecclésiale. L'horizon utopique du système de la dette est la bénédiction, le bonheur, le plaisir. Mais cela n'est pas assuré quand on se renferme sur une communauté close dont le récit s'arrête sur lui-même; en termes de Marc, la bénédiction ne vient au cercle que dans la mesure où celui-ci s'articule avec le chemin, l'extension. C'est-à48. Remarquons au passage que les esséniens avaient justement arrêt6 ce principe d'extension, c'est pourquoi la thèse d'une filiation essénienne du christianisme ne tient pas debout.
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dire que, selon la promesse, le plaisir, la bénédiction, n'est assurée sur le roc, le « amen >, que là où elle est portée par l'utopie des classes dominées : la libération des corps ne peut se faire que dans l'extension de cette libération à tous les corps captifs des codes des F.S. C'est cette structure d'un récit non clos, de son extension indéfinie qui a comme effet, paradoxal, que des persécutions, par le fait de l'extension de la subversivité, viennent se mélanger aux cent fois plus de maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs (S 49 d). On s'explique ainsi également le privilège de la conversion individuelle dans la pratique messianique et ecclésiale. Elle est requise comme ~pture avec les codes du SOC, comme remaniement des objets, des désirs toujours-déjà déterminés par les équivalents généraux des F.S. Par exemple, la conversion. implique la rupture avec la « séduction de la richesse » (S 22 c3), avec l'argent et la valeur d'échange, dans un remaniement des objets du désir pour le mener à s'attacher à la valeur d'usage, à la possession des produits dans leurs corps matériels 49. C'est ce qui, dans la tradition messianique, a nom pauvreté, condition de la charité. Il n'y a donc de place dans l'ecclésialité ni pour l'ascèse ni pour un masochisme manichéiste de la persécution; il s'agit, bien au contraire, de toujours chercher, dans la clandestinité le cas échéant, la bénédiction qui ne sera acquise, mieux, donnée, que dans son extension tendancielle aux dimensions de l'utopie. Là où le cercle s'arrête et se clôt, l'emprise des codes du SOC recommence à jouer, la puissar,ce est tentée de se réinverser en pouvoir. g) C'est encore ce dont il vient d'être question qui explique - mais on y reviendra - , que J ait refusé de se battre à Gethsémani, surmontant la tentation. Est-ce à dire que les « chrétiens ~ doivent adopter systématiquement une stratégie du type de ce qu'on appelle de nos jours la « non-violence? » Conclure cela, ce serait déduire du récit de Gethsémani un «, principe moral » qui théologiserait, annulerait ~'avance le jeu des récits. En plus de la difficulté où nous nous sommes trouvés de lire le texte prépascal raturé dans cette séquence-là 50, la clôture du M.P.subA.jM.P.E. joua sur la STR J, selon le jeu aléatoire des rapports de forces. Aujourd'hui dans un tout autre contexte de F.S. - où le jeu des 49. L'un des ressorts d'une stratégie communiste aujourd'hui consistera dans le déplacement de l'utopie des prolétaires, au niveau économique, du fétiche argent sur les c corps » des produits. C'est toute l'importance d'une lutte contre la pollution, au sens le plus large. I.es hippies offrent ici un bon exemple. 50. Cf. p. 289, et la note 178.
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déterminations dues aux transformations techniques des forces productives rend peut-être possible une révolution communiste utiliser ou non, et quand, des armes, c'est affaire de choix stratégiques concrets, d'analyses concrètes, qu'on ne saurait annuler d'avance. Qui niera par exemple que puissance contre pouvoir il y eut dans la lutte clandestine des diverses résistances aux occupations nazies? ou bien dans celle du Vietnam du Nord devant l'écrasante supériorité militaire de l'impérialisme américain 51 ?
8. L'ECCLESIA COMME PRATIQUE
a) Dans les chapitres précédents on a repris la lecture de Marc au niveau du récit messianique dans une analyse théorique matérialiste. On va maintenant poursuivre cette analyse en prenant Marc de préférence au niveau narrateur/lecteurs, là où le texte articule le récit messianique avec les récits ecclésiaux. Ce ne seront donc plus les codes paramétriques du M.P.subA. qui jouent, mais ceux du M.P .E. romain, dans un cadre linguistique grec, cependant. En effet, on a repéré à plusieurs reprises dans le texte de Marc les signes de la traduction araméen/grec qu'il opère, traduction qui est la tradition du récit messianique aux lecteurs ecclésiaux de langue grecque. Ce dont il s'agit maintenant, c'est de savoir comment cette traduction-tradition, en tant que procès d'écriture, articule le récit de J à celui des lecteurs de Marc. h) Il faudrait d'abord établir la situation sociale des gens rassemblés eccIésialement. A défaut de pouvoir citer des historiensexégètes autorisés 52, je me limite à souligner que, pour la grande 51. Un raisonnement semblable serait à tenir pour les questions concernant le mariage, le divorce ou le sexuel. Un même effet de clôture du M.P.subA. joue dans la dJ;:,~ussion S 47 sur le divorce, comme sur d'autres textes néotestamentaires à ~ropos de la femme ou de la sexualité. La problématique de la libération des corps à cet égard est tout autre de nos jours, la subversion des codes dominant notre champ symbolique impliquant des possibilités que le M.P.subA. clôturait. 52. Selon mon habitude, j'ai essayé de trouver quelques citations explicites, soit dans des « introductions» au N.T., soit dans des textes exégétiques. Certes on trouve ici et là des allusions au « milieu populaire » des chrétiens, mais je n'ai pu trouver un chapitre ni même un paragraphe traitant cette appartenance de classe, la situation économique et politique des ecc/esia primitives, en elle-même! Quand il faut parler du « thème des pauvres », ce qu'on a intérêt à souligner c'est quO « il s'agit non seulement d'une catégorie sociale, mais de la " famille spirituelle " (alors très vivante dans le judaïsme) des " clients de Dieu H, dont la foi abandonnée, confiante et joyeuse se résume en une attitude d'attente religieuse. C'est cette disposition
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majorité, les lecteurs de Marc appartenaient aux classes exploitées de l'empire romam, laissant à plus tard l'ébauche du cadre politique et idéologique correspondant 53. Cette appartenance de classe va d'ailleurs dans la logique du texte marcien, qui n'a de sens que si c vous avez toujours des pauvres avec vous :. (S 59). c) Que raconte-t-il, le récit de Marc, en définitive? TI met d'abord en place la pratique messianique articulée selon les trois codes comme ,charité/espérance/foi (S 6-S 28). Ensuite, la lecture de ce messianique par les DD (S 31-S 42 b, la « séquence des pains :.). Puis la stratégie de la montée à Jérusalem et sa lecture ANAL (S 42 c-S 52). Enfin, l'affrontement J / AA, dans sa première phase autour du Temple (S 53-58) et, dans sa seconde .phase, l'exode avorté et le meurtre de J (S 59-S 72). Et dans ce récit du messianique, ce que Marc donne à lire à ses lecteurs ecclésiaux, c'est la question ANAL: « qui est Jésus? :., qui court tout le récit comme question sur la puissance de son corps et sur la lutte entre cette puissance messianique et le pouvoir du SOC. Au-delà de l'échec de la mort, S 73 annonce la résurrection du corps comme victoire de la puissance. , On reviendra longuement sur la question, restons-en pour l'instant à l'articulation des récits messianique/ecclésiaux. Le récit de J est raconté comme bonne annonce des fruits de la puissance travaillant le corps de J. Ce corps ayant été remplacé par la pratique du partage des pains comme pratique déterminante des ecclesia (S 62), le récit de Marc est donné comme grille de lecture de la pratique ecclésiale. Qu'est-ce que celle-ci? Elle est l'extension, dans le champ des païens, de cette même pratique BAS qui fut celle de J, donc eUe est l'effet dans ce champ de la même puissance qui travaillait le corps de J. « Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez! » (S 58 b7) Lisez donc ce récit, sa lecture vous permettra la vigilance de vos cœurs. L'ecclesia, extension du cercle BAS, est ainsi le lieu de la vigilance sur la puissance travaillant les désirs, l'utopie ecclésiale. Toujours en proie à la tentation, l'ecclesia est ainsi le lieu de la poursuite de la conversion, du remaniement des objets des désirs par la pratique de la charité, de l'espérance et de la foi, ces désirs qui doivent se détourner de la· fiction 54 des équival~nts principaux du SOC pour retroufondamentale que vise la Béatitude des pauvres en Mt 5, 3 :1> (JEREMIAS, Les paraboles de Jésus, p. 311). Quand on sait que toute l'exégèse contemporaine baigne dans les eaux de la Formgeschichte, dont la méthode met en valeur le ~ lieu vital » des communautés chrétiennes, cette bévue, cette ignorance de la composante économique de ce « lieu :1>, comme si elle n'était pas « vitale », justifie à elle seule que l'on parle d'exégèse bourgeoise. 53. Plus loin, pp. 377 ss. 54. « Fiction» au sens de Nietzsche, cf. plus loin, p. 363.
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ver leur réalisation dans le rassasiement, la possession de la Terre, la consumation dans le royaume du Dieu à venir. d) Le tenne d'ecclesia, que désigne-t-il en fin de compte? Un lieu, un espace, des maisons anonymes, mais sans topographie déterminée. Une « communauté :), comme on dit, un ensemble de rapports nouveaux entre les 4: frères :) ; mais qu'est-ce qu'une communauté? En fait, le .terme d'ecclesia ne peut devenir un concept permettant la connaissance, au sens althussérien, de ces « rapports nouveaux ~, que s'il désigne la pratique spécifique articulée aux trois niveaux de ce cercle, telle qu'on en a produit le concept dans le chapitre sur la pratique messianique. Bref, là où ~ pratique messianique :. est le concept de la pratique puissante du corps de J, ecclesia est le concept de la pratique puissante dans le cercle BAS après l'absence de ce corps (<< mais moi vous ne m'aurez pas toujours avec vous :), S 59). Elle devient ainsi l'un des concepts propres d'une ecclésiologie matérialiste, et voici donc que le terme « ecclésiologie :. se trouve justifié. e) Le terme ecdesia est cependant absent du texte de Marc; d'où est-il importé, comment légitimer cette importation? TI provient d'autres textes du Nouveau Testament et, à la limite, la légitimation de son importation dans le discours de l'ecclésiologie matérialiste reste suspendue à la lecture de ces textes-là. On le trouve dans Mt 16,. 18, dans la séquence de la « confession de Pierre » parallèle de S 42 : le mo~vement qui se fait . dans ce texte matthéen oppose justement la lecture de la pratique messianique (<< tu es le Messie ;). à la lecture de la pratique future de Simon et des autres disciples (<< tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon ecclesia :.), l'affectation d'un nom nouveau à Simon étant l'indice du changement de sa pratique, du SOC au BAS. On le trouve aussi chez Paul, et si l'on suit les transformations sémantiques d'ecclesia dans ses lettres, telles que L. Cerfaux les a dégagées 5:i, on aura une justification pour le contenu conceptuel qu'on lui attribue ici. 10 D'abord, dans l'usage paulinien, l'expression « l'ecclesia dt" Dieu ;) (avec l'article défini) désigne la seule communauté primi~ tive chrétienne de Jérusalem. 20 Ensuite, aux communautés locales qu'il fonde, il donne le nom de ecclesia (au plunel) :56. 3 0 Finalement, le terme ecclesia (au singulier) désigne l'ensemble de toutes 55. Théologie de l'Eglise suivant saint Paul, livre l, ch. IV; livre II, 56. Théologie de l'Eglise suivant saint Paul, livre l, ch. IV; livre n, ch. III ; livre III, ch. III. 56. Le pluriel gre<; est ecclesiai. Pour ne pas embrouiller le lecteur français, nous écrivons toujours ecclesia.
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les communautés chrétiennes, celle de Jérusalem comme celles issues des milieux païens. Il nous faut raisonner, ce que Cerfaux ne fait pas, sur les raisons de ces transformations. Comment s'est opéré le passage de 10 à 2° ? Si l'on tient compte de l'argumentation de Paul au « concile :. de Jérusalem (Ac 14, 27-28 ; 15, 4.12), on voit qu'il y produit le récit de sa pratique parmi les païens et des fruits qu'elle a donnéf dans la pratique de ceux-ci. C'est donc la lecture de l'extension de la pratique ecclésiale, portée par la même puissance, le même Esprit, qui produit la première transformation sémantique d'ecclesia : le même Esprit qui travaiIJe « l'ecclesia de Dieu:) travaille aussi les « ecclesia :. des païens. Et qu'est-ce qui opère le passage de 2 0 à 3°? Cerfaux l'indique ~7, sans en tirer toutes les conséquences. Les ecclesia païennes, sous l'invitation de Paul, ont ,rassemblé une grande quantité d'argent pour subvenir aux besoins de « l'ecclesia de Dieu » à J érusalem. Paul lit cette pratique économique de charité comme ayant réalisé l'unité de toutes les ecclesia dans une seule « ecclesia » : le récit de la collecte comme pratique au niveau déterminant de l'ecclésialité est ainsi lu par Paul comme effet de la puissance (messianique) travaillant sa pratique stratégique (missionnaire) à lui, sa pratique d'espérance. On est donc en droit de conclure : l'ecclesia n'est pas que la communauté en tant que rassemblement, mais désigne la pratique spécifique de cette communauté, s'articulant aux trois niveaux économique, politique et idéologique comme charité, espérance et foi.
t) La question de l'identité chrétienne se posera alors pour nous en termes d'ecclésialité, et non plus en termes inévitablement subjectivistes, si j'ose dire, de « ai-je la foi? ». TI s'agira de savoir si notre pratique à nous, lue à la grille du récit messianique, se joue selon la structure de l'ecclesia. Si c'est le cas, en plus des analyses matérialistes, ou politiques, si vous préférez, que nous avons à faire pour élaborer nos stratégies, l'évangile nous fera entendre la promesse de bénédiction : celle d'une F.S. radicalement communiste, misant sur la valeur d'usage, sur la corporaIité des agents, sur la matérialité textuelle des signifiants des divers procès d'écriture. Promesse qui n'est pas à attendre comme un pur pari sur un horizon utopique lointain, mais à lire dans sa réalisation déjà, dans les fruits de bénédiction d'une pratique selon le système du don, à visée internationaliste, c catholique ~, en conversion permanente, gage de la révolution à poursuivre indéfiniment. 57. Ibid., p. 224.
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9. LE KERYGME DE LA PUISSANCE OU L'AFFIRMATION APOSTOLIQUE a) Reprenons la question de l'articulation du messianique avec l'ecclésial. En lisant Marc, on avait vu que, depuis S 6, une intense circulation du récit de la pratique de J se faisait, d'abord dans l'espace géographique de Galilée, ensuite jusqu'à Jérusalem et même au-delà des frontières de la Palestine, jusqu'à Tyr et Sidon (S 18). En S 24, par exemple, J enjoint à l'ex-démoniaque, qui « le suppliait de rester avec lui :., d'aller auprès des siens pour leur annoncer tout ce que le Seigneur lui avait fait. Cette Circulation du récit, malgré les restrictions qui lui sont opposées du fait de la stratégie du « secret messianique :., répond à une STR de J et on l'a vu choisir douze parmi ceux qui le suivaient « pour qu'ils soient avec lui et pour qu'il les envoie proclamer :. (S 19), cette proclamation s'accomplissant une première fois au terme de la pratique de J en Galilée (S 28 c). C'est à leur retour (S 28 d) que les douze sont dits, seule fois chez Marc, les apostoloi (apôtres), lorsqu'ils annoncent à J « tout ce qu'ils ont fait et tout ce qu'ils ont enseigné :., c'est-à-dire leurs récits à eux. Au niveau ACT, c'est la seule fois où se joue cette articulation entre le récit de J et ceux d'autres éléments du cercle BAS comme extension géographique du' récit messianique, par l'envoi (apostellô) des douze 58 ; leurs récits sont aussi des récits de pratiques puissantes, selon le schéma m ~ b. C'est, dans l'ACT, l'articulation du messianique avec l'apostolique.
b) Or, l'écriture de Marc, qu'est-elle sinon la proclamation (kêrugma), le kérygme du récit messianique à Rome? Cette écriture relève donc d'une pratique analogue à celle des douze, on la dira écriture apostolique. Relisons S 22 cS : « si quelqu'un a des oreilles pour écouter (le récit), qu'il écoute >, sachez donc évaluer ce que vous écoutez, mesurer le récit, car « dans la mesure dont vous mesurez, vous serez mesurés ~, dans vos corps à vous. Qu'a-t-on à mesurer, évaluer, en écoutant le récit messianique? La puissance qu'il raconte, la puissance du corps de' J et, selon la mesure de la lecture, celle des corps des lecteurs ecclésiaux eux-mêmes, fructification ou stérilité, selon la parabole qui précède (S 22 b1, c3), « car à celui qui a l'on donnera et à celui qui n'a pas on enlèvera ce qu'il a >. 58. Eo S 44, où il n'y a pas eu d'envoi, ils sont impuissanta,
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La question de l'articulation du récit de J avec les récits ecclésiaux est donc celle de l'articulation de la puissance/impuissance du corps de J avec la puissance/impuissance des corps des disciples-lecteurs. L'écriture de Marc est la lecture de la question de la puissance de J (<< qui est J? :.), et de sa réponse (<< tu es le Messie :.) donnée aux lecteurs comme clef de leurs propres récits, de leurs propres corps, de la puissance/impuissance les travaillant. e) Evaluation de la puissance, ces termes font appel au texte nietzschéen et à sa philosophie du corps, dans la lecture qu'en propose G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie. Je ne peux pas faire l'économie d'un exposé de ses principaux concepts avant de poursuivre. 1° Selon Deleuze, la philosophie de Nietzsche est une symptomatologie et une séméiologie, le discernement des symptônies q~i . sont les « phénomènes :., l'interprétation de leur sens par la connaissance de la force qui s'approprie la chose du phénomène 59. Je ne retiendrai ici que les corps et les pratiques comme ~ phénomènes » qui ne sont accessibles à une séméiologie que dans le texte racontant ces pratiques, dans un récit. Le bref exposé qui va suivre posera ainsi les principes de l'interprétation et de l'évaluation d'un récit. 2° « Qu'est-ce que le corps? (... ) TI n'y a pas de quantité de réalité, toute réalité est déjà quantité de force. Rien que des quantités de force" en relation de tension " les unes sur .les autres. Toute force est en rapport avec d'autres, soit pour obéir, soit pour commander. Ce qui définit un corps est ce rapport entre des forces dominantes et des forces dominées. Tout rapport de force constitue un corps : chimique, biologique, social, politique 60. Deux forces quelconques, étant inégales, constituent un corps dès qu'elles entrent en rapport : c'est pourquoi le corps est toujours le fruit du hasard I!\ ) Nous sommes donc toujours-déjà le jeu du hasard des forces qui nous constituent, c'est ce hasard pour ainsi dire primordial qui fait le' problème de notre destin, de nos récits. Le récit est le récit du hasard du jeu des forces dans les corps, ce hasard définissant un champ symbolique illimité des possibles concernant les corps. 3° Les forces sont de quantité différente, « la différence de quantité est l'essence de la force », elle est l'élément irréductible 59. Op. cit., p. 3. 60. De même pour Marx, toute F.S. est l'effet d'un rapport de forces, d'une lutte de classes et, j'ajouterais, mues par leurs utopies comme « forces ... 61. Ibid., p. 45.
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de la quantité, irréductible à la quantité. La qualité n'est pas autre chose que « la différence de quantité :. 61. « D'après leur différence de quantité, les forces sont dites dominantes ou dominées. D'après leur qualité, les forces sont dites actives ou réactives ea. ~ « Les forces inférieures se définissent comme réactives (...) : elles ne perdent rien de leur quantité de force, elles l'exercent en assurant les mécanismes et les finalités, en remplissant les conditions de vie et les fonctions, les tâches de conservation, d'adaptation et d'utilité. Voilà le point de départ du concept de réaction 64. ~ «, Qu'est-ce qui est actü? tendre à la puissance (...) la puissance de transformation, le pouvoir dyonisiaque, est la première définition d'activité 6:1. ~ Donc, « le corps est phénomène multiple, étant composé d'une pluralité de forces irréductibles :1> 66. « Il n'y a pas de tout : il faut émietter l'univers, perdre le respect du tout, dit Nietzsche 61. :. Le champ symbolique des possibles du corps est champ de différences, de diversité, il est pure multiplicité. 4° Les forces étant inégales et düférentes, « l'équilibre des forces n'est pas possible >, pas d'état terminal, pas de commencement. « Si l'univers était capable de permanence et de fixité, et s'il y avait dans tout son cours un seul instant d'être au sens strict, il ne pourrait plus y avoir de devenir 68. » Le hasard et la multiplicité impliquent ainsi qu'il n'y ait que le devenir; c'est dire que tout est récit et que le jeu des récits est indéfini, sans commencement ni fin. 5° « La volonté de puissance est l'élément dont découlent à la fois la différence de quantité d~s forces mises en rapport et la qualité qui, dans ce rapport, revient à chaque force :., elle est c l'élément généalogique de la force, à la fois düférentiel et génétique 69 ~. Inséparable de et non identique à la force, qui est c ce qui peut ), la volonté de puissance est « ce qui veut 10 ~. Inter62. Ibid., pp. 49 s.
63. Ibid., p. 60. 64. Ibid., p. 46. Pour la F.S., la 4: réaction ~ est commandée par ce que j'ai appelé c l'utopie d'ordre », analogon de la volonté de puissance négative (ce qui postulerait une équivalence de celle-ci avec la « pulsion de mort :. freudienne : est-ce légitime 7). 65. Ibid., p. 48. Dans la F.S., ce que j'ai appelé c utopie-pulsion » c'est ce qui commande l'activité, elle serait l'analogon de la volonté de puissance comme affirmation. Soulignons que Deleuze dit que la puissance est « puissance de transformation » ; les termes qui reviennent le plus souvent cependant sont ceux de « production » et surtout de « création :.. 66. Ibid., p. 45. 67. Ibid., p. 26. 68. Ibid;, p. 53. 69. Ibid., p. 56. 70. Ibid., p. 57.
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préter un récit, c'est c estimer la qualité de la force qui lui donne un sens et, de là, mesurer le rapport des forces en présence )'. c: Qui interprète? C'est la volonté de puissance. ) Pour le faire, « il faut que la volonté de puissance ait elle-même des qualités ) : <s: affirmatif et négatif désignent les qualités primordiales de la volonté de puissance 71 :). Evaluer, c'est déterminer la qualité de la volonté de puissance qui donne au récit une valeur 71. 6° Qu'est-ce que la volonté de puissance comme négation, qu'estce que le nihilisme? C'est de nier le hasard et de dire que le tout est nécessité, de nier la multiplicité et de dire que le tout est un, uniforme (de l'uniformité des troupeaux), c'est de nier le devenir et de dire qu'il n'y a que de l'être, de la permanence, un tout. Bref, c'est de nier le jeu des récits, de leur poser des canons, des dogmes. Qu'est-ce, par contre, que la volonté de puissance comme affirmation? C'est, devant l'indéfini du jeu des récits, d'affirmer l'éternel retour de l'actif : d'affirmer le hasard et, dans Uo_ deuxième temps qui n'abolit pas mais confirme le premier, la nécessité dans le hasard (comme sa combinaison 73); d'affirmer l'un comme le multiple; l'être de ce qui devient, et c'est là le devenir. «La corrélation du multiple et de l'un, du devenir et de l'être forme un jeu 74. » Confronter des récits pour les interpréter et les évaluer, en affirmer Je jeu, c'est là l'enjeu philosophique, la suprême affirmation. 7° Cependant, partout où Nietzsche regarde pour interpréter et évaluer, il ne trouve que le triomphe de Ja réaction, du nihilisme, commandant toute évaluation ; les forces réactives, par le moyen de « fictions :., séparent les forces actives de ce qu'elles peuvent; les maîtres sont remplacés par des esclaves qui ne cessent d'être des esclaves 75. d) Avant de poser la question stratégique décisive : comment surmonter le nihilisme triomphant, arrêtons-nous un peu. Est-ce que ce geste de recours au texte nietzschéen est compatible avec le champ matérialiste inauguré par Marx dans lequel je tâche de produire cet essai d'ecc1ésiologie? Je ferai cinq remarques. 10 La première pour refuser que Nietzsche ait élaboré une c philosophie de l'histoire ), comme Deleuze le prétend 711. TI suf71. 72. 73. 74. , 75.
16.
Ibid., p. 60. Cf. Ibid., p. 61. Cf. Ibid., p. 30. Ibid., p. 28. Cf. Ibid., p. 65, Ibid., p. 180.
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fit, il me semble, de faire remarquer que Nietzsche ignore le texte de l'économie, ce texte que justement Marx était en train de déchiffrer dans cette même deuxième moitié du xnc.e siècle, pour ~omprendre que, tout comme pour les Grecs que NietzSche aime tellement, le trav~l, la production (le concept de « mode de production ) manquent à son discours. Or l'histoire n'est pas déchiffrable en dehors de l'économique 77. 20 n y a cependant chez lui une critique de la philosophie (sur les textes philosophiques, il travaille, en effet) qui déjà dénonce ce que Derrida appellera le logocentrisme 78; de même, sa philosophie du corps, travaillée sur le récit de son propre corps, sain/ malade, peut, je crois, être reprise par le matérialisme qui en manque. Toujours est-il que celui-ci pose la thèse de la détermination des corps et de ses pratiques (comme de la philosophie) par les structures économiques, politiques et idéologiques. 30 Essayons de mesurer les implications de la théorie nietzschéenne de l'interprétation au texte marxiste et, plus largement, matérialiste historique. Si l'on fait attention à la thèse althussérienne de la lecture que Marx a faite du discours économique libéral 79, on ne peut pas ne pas être frappé par ceci : le blanc de ce discours que Marx remplit (et, ce faisant, il transforme la problématique du discours idéaliste sur l'économie en science matéria)iste) , ce blanc est rempli par le concept absent de « force de travail ). Là où les économistes libéraux parlaient (et continuent de parler) de « travail ~ et de « valeur de travail :. (le premier terme relevant de l'idéalisme philosophique et le second de l'idéalisme économique), Marx change tout en parlant de c ,force de travail ~ (mise en valeur du corps de l'agent producteur) et de « valeur de la force de travail) (idem pour la valeur productrice, quasi-valeur d'usage du travail de la production) 79 bis. 77. La même critique peut être faite, je crois, aux textès de Freud concernant la « culture » et la c civilisation ». 78. Par exemple, l'affirmation « la notion de représentation empoisonne la philosophie» (ibid., p. 92) met le doigt sur les « signes» comme symboles de l'appareil idéologique logocentrique. Un autre exemple : l'idée qu'en tuant Dieu, l'homme a gardé sa place (cf. ibid., pp. 173 s). 79. Lire le Capital, II, pp. 22-25. 79 bis. La notion de « travail » est prise par la comptabilité capitaliste comme salaire: celui-ci s'ajoute à la valeur (d'échange) des moyens de production pour former le capital. Distinguer, comme Marx l'a fait, capital variable (les salaires) et capital constant (les moyens de production, matière première y comprise), équivaut à débloquer l'analyse du capital et à faire ressortir la force de travail, de même que la considération de la valeur d'échange lui a permis de faire ressortir la valeur d'usage. C'est dans ce geste que Marx a changé le terrain problématique : l'économique n'est plus lu « par les yeux » de la comptabilité capitaliste, de l'or-capital, mais du côté des corps, soit des agents producteurs soit de leurs produits. De ce lieu matérialiste, il est possible d'interpréter le sens des rapports de production,
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Or, l'économie posée ainsi en termes de forces et· de production (ou de transformation qui renvoie à une volonté de puissance active) est susceptible d'être interprétée au sens nietzschéen. On dira que dans le mode de production capitaliste, la force (active) de travail est séparée de ce qu'elle peut et que cette séparation est le fait de ceux qui ne produisent pas 80, donc de forces réactives qui rendent la force de travail elle-même réactive 81. Comment se produit cette séparation ? Par le biais de la « fiction :. 81, fiction monétaire (le fétichisme de l'or) de façon directe, fiction juridique et idéologique du sujet, de façon indirecte. Ces fictions permettent l'appropriation économique des moyens de production par les capitalistes. Ceux-ci sont donc réactifs et, au sens nietzschéen, des « faibles ;) : voilà pourquoi ils ont besoin, en dernière analyse, d'avoir des armes (police) pour tenir les « forts;) séparés de leur force, en obéissance, comme classe exploitée. On peut prolonger ce raisonnement à ce que nous avons nommé « autonomie:. (dans la relation des forces ordonnatrices) et « force d'écriture ;) (dans la relation des forces inscriptives), qui sont aussi des forces corporelles devenues réactives parce que séparées de ce qu'elles peuvent par les « fictions ;) des appareils politique et idéologique. Ainsi interprété le rapport des forces, il devient possible d'évaluer les « volontés de puissance:. et d'élaborer des stratégies pour arriver à la libération des forces actives (de trav~i1, -d'autonomie, d'écriture) par l'abolitjon du capital, de l'Etat, etc. On retrouve ici ce qui manque à la philosophie de Nietzsche du fait de sa non-prise en considération de l'économique : son évaluation ne débouche pas sur une stratégie libératrice, elle reste enfermée dans la clôture que dénonçait la célèbre XIe thèse sur Feuerbach : Nietzsche n'a fait, lui aussi, qu' « interpréter :. le monde à sa manière, et il importe de le « transformer ». 4° Mais il reste un apport précieux de Nietzsche (ce pourquoi j'y ai recours) qui pourra être éventuellement utile pour la d'évaluer la volonté de puissance (Qui veut la libération des forces productives? la force de travail comme force active), d'élaborer une stratégie de libération ; bref, le discours de Marx permet au prolétariat de « prendre la parole », il lui assigne la place de cette parole, raturée dans le discours économique bourgeois. L'exemple des discussions de LIP est on ne peut plus clair. 80. Cf. DELEUZE, op. cit., p. 146 : « priver la force active de ses conditions matérielles d'exercice [je lis : l'appropriation des moyens de production}; la séparer formellement de ce qu'elle peut» [je lis : par la fiction-fétichisation]. 81. L'un des effets de cette réaction : les excès de la croissance, le gaspillage, la pollution que l'on dénonce aujourd'hui avec force, et que l'on ne pourra éviter que quand le prolétariat deviendra actif (autoproductif, autogestionnaire, autogrammatique). 82. Cf. op. cit., p. 143.
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vieille question (mal posée, et pour cause) dite des conditions objectives et des questions subjectives de la révolution. En effet, le matérialisme historique ne permet que la connaissance des limites posées par les structures de la F.S. aux pratiques des agents, les déterminations et les clôtures (mais cette connaissance, en principe, il peut la produire dans une analyse concrète d'une situation concrète, selon la formule de Lénine). La question sur laquelle butent très souvent les « révolutionnaires ~ est précisément celle des corps des agents, des forces qui les produisent, des volontés de puissance qui les travaillent. Certes, Nietzsche ne permet· pas de les connaître, car c'est là le lieu du mystère (de la subversivité ou de la conversion), mais il donne, toujours en principe, les moyens d'interpréter et d'évaluer les récits concrets des agents, et donc d'élaborer des stratégies, plus précisément, des tactiques tenant compte des corps concrets de ces agents. Mais pour cela, il faut être auprès d'eux, avec eux, en faire partie, changer de camp : c'est la leçon de la révolution culturelle chinoise, le « secret) maoïste de la « confiance invincible dans les forces du peuple :.. 5~ La dernière remarque vise à rendre compte de l'ambiguïté du texte nietzschéen qui a permis d'une part l'utilisation qu'en a faite le nazisme et d'autre part le refus que le marxisme lui a opposé. Cette ambiguïté est d'abord sémantique. Prenons la phrase que Deleuze aime : « On a toujours à· défendre les forts contre les faibles 83. ) Dans sa philosophie du corps, ceci revient à dire : il faut défendre les forces actives contre les forces réactives, car celles-ci réussissent à séparer celles-là de ce qu'elles peuvent. On a vu l'application qu'on en a fait à la force de travail et aux capitalistes : les producteurs ce sont les forts, les capitalistes les faibles, au niveau des corps, s'entend 84. Mais Nietzsche opère un glissement sémantique quand il parle de « maîtres :. pour désigner les « forts » et d' « esclaves ) pour désigner les « faibles :. 85. De même, il distingue « haine :) 86 et « agressivité ) 87, rejetant 83. Ibid., p. 65. 84. Il y a une illustration de cela dans les phénomènes de séquestration des patrons: par exemple, dans le film de M. Karmitz, Coup pour coup, la scène où le patron séquestré demande à pisser devant l'hilarité des femmesouvrières. 85. Ce qui n'est pas fortuit: il aime l'esclavagisme romain! (cf. Nietzsche, c: L'Antéchrist ~, n. 58). Or c Nietzsche appelle faible ou esclave, non pas le moins fort, mais celui qui, quelle que soit sa force, est séparé de ce qu'fi peut:. (DELEUZE, op. cit., p. 69). Quelle pitié aurait amené le Deleuze d'il y a dix ans à passer cette contradiction' nietzschéenne sous silence? 86. Op. cit., p. 139. 87. Ibid., pp. 138, 205,
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celle-là comme négation et revendiquant celle-ci comme affirmation, ce qui est une bonne chose. Mais il identifie la « lutte :) à la pr~mière, rejetant les « luttes de classes :) comme si elles ne pouvaient pas relever de l'agressivité. Et c'est ainsi qu'il lit souvent l'histoire, c'est pourquoi il est si hostile aux démocrates et aux socialistes. Qui produit cette ambiguïté? C'est l'extension de sa philosophie du corps et du philosophique à une philosophie de l'histoire, que j'ai dénoncée au début de ces remarques. C'est d'autant plus frappant que Nietzsche discerne très bien le profit 88, les appareils politiques (Etats, Eglises, organisations de classes, etc. 89), l'idéologie évolutive, de progrès, de bien commun, de moralité, de vérité, etc. 90 comme les moyens de triomphe de la réaction ! e) La question qui se pose à Nietzsche après la « révélation ;) de c la pensée de l'éternel retour ) est celle de sa stratégie : « Comment vaincre le nihilisme 91? , TI faut une « transmutation :., une « transvaluation ), « un changement dans l'élément dont dérive la valeur des valeurs ) établies 92. Deleuze résume en six points ce en quoi consiste cette transmutation 93. Retenons qu'il s'agit d'opérer « la conversion du lourd en léger, du bas en haut, de la douleur en joie : cette trinité de la danse, du jeu et du rire forme à la fois la transsubstantiation du néant, la transmutation du négatif, la transvaluation ( ...) de la puissance de négation. Ce que Zarathoustra appelle la Cène 94 1>. C'est-à-dire la production d'un espace autre où ne règne que l'affirmation, l'activité des forces ; cette affirmation, étant précédée et suivie d'une négation, d'une destruction des valeurs établies, permettra la création du jeu. Le danseur, le joueur, le rieur, voilà l'homme affirmatif, le surhomme, Dionysos. Mais y a-t-il une stratégie pour y arriver? Je crains bien que non, sauf peut-être à un niveau individuel, car Nietzsche n'a guère cure de l'utopie. Si la puissance est affaire de « transformation ;) et si celle-ci n'opère pas d'abord au niveau économique, comment ne resterait-elle pas déterminée par l'économique, donc élitiste, car ayant besoin que d'autres produisent pour le surhomme? L'éternel retour est une « pensée " on y accède par « révélation :. : l'écriture de Nietzsche ne reste-t-elle donc pas, sinon dans
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88. Ibid., p. 135. 89. Ibid., pp. 158 s. 90. 1Md., pp. 173 s. 91. Ibid., p. 197. 92. Ibid. 93. Ibid .. pp. 201-203. 94. Ibid., p. 202.
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le théologique comme le suggère le terme c révélation :.,du moins dans le philosophique à la façon grecque, au sens dénoncé par la XIe thèse contre Feuerbach? C'est-à-dire que son insupportable mépris pour « l'humanité :. (cf. la préface à L'Antéchrist) me semble être celui d'un scribe qui, 'certes, a subverti profondément la clôture de son champ problématique, mais y est resté isolé, superbement. f) Revenons à Marc et tâchons de reprendre la question de l'articulation des récits messianiques/ecclésiaux à la lumière de la philosophie de Nietzsche. On se rend compte que, là aussi, une affirmation centrale est précédée et suivie d'une négation des « valeurs établies» du SOC: Argent, Etat-Temple et César, Dieu de morts : rupture de conversion d'abord, subversion du SOC et affrontement du Temple vers l'exode. ensuite. L'affirmation première' est celle de la messianité : « tu es le Messie ), dont la clef est double, sauver la vie, d'une part, rassasier de pain, de l'autre. La pratique de J opère l'ouverture d'un espace de salut, espace du pain libéré, des corps libérés, de la parole libérée par la prise de la lecture. Triple libération que l'on pourrait mettre en rapport avec la trinité nietzschéenne : la charité aboutissant au jeu comme libération des forces de travail, l'espérance à la danse 95 comme libération des autonomies, la foi au rire comme libération des forces inscriptives. Et ce sont les « béatitudes » de Mt 5 et de Le 6 qui seraient à reprendre : « Heureux vous qui... :. L'affirmation apostolique porte donc sur le récit messianique : en tant que kérygmatique, elle proclame ce récit comme « bonne annonce de Jésus-le-Messie :.. Cet évangile s'adresse aux lecteurs comme élus, et l'on a vu comment le mécanisme de lecture ANAL est repris au niveau narrateur/lecteurs, « Marc ) /« lecteurs :. se substituant à J/DD 96. Ainsi se fait l'articulation des récits. La pratique. de J, selon les deux paraboles de S 22 b2 et b3, inaugurait le royaume du Dieu qu'elle annonçait (d'où le terme basiléique pour l'espace du cercle messianique) ; or, dit J, dit le narrateur, « à vous (DD, lecteurs) fut donné le mystère du royaume de Dieu ». Le royaume à venir est déjà-là, la puissance de l'Esprit qui porta la pratiSlue de J porte aussi l'ecclesia : cette puissance de bénédiction, de vie, débouchant sur la puissance défi-
95. Cf. Rm 10, 15 : « qu'ils sont heureux les pieds de ceux qui annoncent la bonne annonce ~. 96. Cf. p. 316.
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nitive du Fils de l'homme, voilà ce qui en dernier ressort. articule le messianique et l'ecclesiaI 97 • g) Cette affirmation se heurte cependant au dénouement du récit, au meurtre de J : là où la puissance s'est mesurée avec le pouvoir (du SOC), celui-d triomphe, lui qui est porté par la puissance de négation, de malédiction. Il nous faut donc regarder de plus près comment l'affirmation apostolique se fait dans le récit de la « passion :.. On a dégagé la séquence de Gethsémani (S 64) comme un récit de tentation. Qui tente? C'est la négation 98, la réaction : le corps actif de J est tenté à devenir réactif, c'est-à-dire à se laisser séparer de ce qu'il peut par les armes, à engager une lutte armée, à se situer au niveau du pouvoir où l'issue ne peut être que vaincre ou être vaincu, où l'enjeu est celui des esclaves 99. C'est pourquoi le corps de J est connoté d'effroi, d'angoisse, de tristesse; il est tenté par la volonté de puissance de la « chair :. qui est « faible ~ - « ce que je veux » - mais sa prière pose la question de la volonté de puissanc'e de « l'esprit:. qui est « préparé ~, donc « fort ~ - « ce que tu veux :.. Que la tentation soit surmontée est raconté d'abord dans la séquence de l'arrestation mettant en contraste le corps dans sa nudité (signalé par le jeune tout nu) avec les « glaives et les bâtons » (S 65); dans les silences et les affirmations devant le grand prêtre et Pilate (S 66, S 68) ; enfin, dans le récit du Golgotha, ce lieu du crâne 100 (S 71). Il yale refus -du « vin mêlé de myrrhe :. (destiné à rendre insensible aux douleurs), le silence devant les « blasphémateurs:. et puis surtout la clameur à l'abandon de Dieu et le cri d'expiration : qu'est-ce tout cela sinon la mort d'un actif 101 ? C'est Ce que lit le centurion: « Voyant comment il expira, (il) dit : vraiment cet homme-là était fils de Dieu. » h) Voyons comment l'affirmation apostolique reprend cette « mort d'un actif », selon un triple mouvement qu'on lira d'après
la triple affirmation nietzschéenne de l'éternel retour. 10 De ce récit, de ce devenir de la puissance d'un corps actif 97. On s'en souvient, c'est l'objet raturé du nouvel enseignement aux disciples en S 42 c-e. 98. Laquelle triomphe sur Pierre qui a nié le messianique. 99. Cf. DELEUZE, op. cit., p. 93. Jn 18, 2-9 permet cependant une autre lecture, comme on l'a indiqué p. 289, n. 178. 100. C'est peut-être cette « activité» de J que connotent les deux noms propres, Gethsémani et Golgotha. 101. Que l'on songe au sourire du Che Guevara à la jeune institutrice qui lui rend visite, lui qui sait qu'il va être tué sans appel (selon le Paris-Match de l'époque). Et le petit peuple de dire qu'il ressemblait au Christ.
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jusque devant son meurtre, le jeune de S 73 proclame le dénouement : c Il s'est levé. ) A partir du devenir du corps, c'est l'être vivant qui s'affirme. « Là (en Galilée) vous le verrez >, selon un futur que l'on a vu être celui de l'annonce eschatologique du Fils de l'homme : ce qui revient à affirmer que Jésus est le Fils de l'homme 101, affirmation qui va permettre de relire le tout du récit comme un récit affermi, amen (<< amen je vous dis), terme dont l'étymologie hébraïque renvoie à la solidité du roc ; un récit ferme comme le roc pour les récits ecclésiaux avec lesquels il est articulé, sans que pour autant le devenir soit annulé. Notons au passage que cette affirmation est l'objet même de la séquence mythologique dite de la « transfiguration » (S 43). 2° La mort de J est lue comme sacrificielle au sens qu~ j'ai donné au mot 103 et qui n'est pas loin de celui que Nietzsche lui donne aussi : la mort d'un actif comme un « excédent de vie l) 10., comme vie donnée : « Le Fils de l'homme est venu pour donner sa vie:) (S 50). Selon une opposition marquée dès S 1 par le baptiste qui immergeait la F dans l'eau, J a été immergé dans l'Esprit, ce que reprend le mot à Jacques et Jean : c Pouvez-vous être immergés de l'immersion dont je suis immergé ) (S 50)? De même, la coupe de vin refusée (S 71 a) laisse la place à c l'heure :. de la mort comme « coupe à boire ) (S 64 : « pour que cette heure passât loin de lui ), c éloigne de moi cette coupe ), « c'est fait, l'heure est venue : voici que le Fils de l'homme ... ) ; c'est encore le mot 'à Jacques et Jean, c pouvez-vous boire la coupe que je bois ;) (S 50) ? Or, dans cette même S 50, les meurtres de Jacques et de Jean sont racontés selon les mêmes métaphores : « La coupe que je bois vous la boirez et de l'immersion dont je suis immergé vous serez immergés ), leurs récits (ecclésiaux) sont annoncés au niveau du récit, racontés à celui du narrateurjlecteurs. C'est donc la multiplicité des récits ecclésiaux soumis à l'épreuve des persécutions du pouvoir qui est affirmée être une avec le récit du meurtre messianique : le multiple est affirmé comme un. 3° Le meurtre de J est survenu par l'aléatoire de la trahison de Judas, selon le hasard des rapports de forces. Le troisième mouvement de l'affirmation apostolique s'inscrit dans les discours 102. Cette individuation de la figure collective du « Fils de l'homme :. a été possible par la transformation de l'absence stratégique du corps de J demandée par l'extensiQn géographique de sa pratique au monde des païens, où il fallait continuer (la proclamation de) la pratique messianique : cette « absence» stratégique dans le récit pré-pascal est devenue, dans le post-pasca1, absence définitive du Ressuscité. 103. Cf. p. 4t3. 104. DELBUZrl, op. cit., p. 201.
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du c F .H. pascal 105 ~ pour dire la néces$it~ de passer par la mort comme condition de la résurrection : c Le Fils de l'homme doit souffrir beaucoup et être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes et être tué et se lever trois jours après :. (842 c). Cette nécessité est lue a posteriori d'après les Ecritures : « Comment donc est-il écrit du Fils de l'homme qu'il souffrira beaucoup et sera méprisé? ), dans le contexte de la consigne de silence sur la « vision:. jusqu'à ce que « le Fils de l'homme sera levé d'entre les morts ) (843 c). Et toute la séquence charnière (8 62 b, 8 63-8 65) est travaillée, on s'en souvient, par cet « il est écrit:. aboutissant à c c'est pour que s'accomplissent les Ecritures ~-. Qu'annoncent··elles, les Ecritures? la résurrection des morts dans l'eschatologie de la bénédiction définitive accomplie (855 h). La nécessité qu'affirme le kérygmatique est donc celle de l'accomplissement d'abord par le Fils de l'homme de la victoire sur la mort, ce c dernier ennemi de l'homme ), selon Paul 106 , pour que tous les élus puissent en partager la puissance. L'apostolique n'est donc pas dans l'erreur, lui qui, lisant les Ecritures et la puissance de Dieu 107, affirme la résurrection des morts: celle de J affirmée par le jeune de 8 73 s'articule ainsi avec celle promise aux lecteursélus comme dénouement de leurs récits de persécutés, de coupes ·à boire, d'immersions. Lecture a posteriori, dans un second temps, la nécessité n'annule pas le hasard du jeu narratif. i) Résumons ce long chapitre. L'articulation du récit messianique avec ceux des ecclesia s'opère par l'affirmation apostolique: Jésus est le Messie; levé d'entre les morts, il est le Fils' de l'homme. Ainsi cette individualisation du Fils de l'homme collectif dans le seul Jésus se termine par l'annonce de son retour 101 : « On verra le Fils de l'homme venir dans les nuées avec beaucoup de puissance et de .gloire :. (8 58 b5); le Messie, « je le suis, et vous verrez le Fils de l'homme siéger à la droite de la Puissance et venant après les nuées du ciel:. (866 c). C'est pourquoi le texte de Marc reste inachevé sur cette annonce, suprême affirmation de tout le récit : le Fils de l'homme reviendra rassembler les élus, voilà la bonne annonce. j) J'ai souligné le mot retour, on l'aura compris, par l'analogie 105. Cf. p. 218. 106. Cf. 1 Co 15, 26. 107. Cf. S 55 h. 108. A proprement parler, c'est la conjonction textuelle des c F.H. pascal ~ et de c F.H. eschatologique :) qui produit l'idée de retour, le verbe grec (erchomenon) de ceux-ci signifiant autant « allant:) que c venant:) (çf. p. 219) BOISMARD, Synopse, II, p. 405, le dit pour Dn 7, 13.
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qui s'y implique avec l'affirmation dernière de Nietzsche, celle de rétemel retour. Il faudrait confronter ces deux c affirmations ;) pour essayer de dégager leur terrain commun éventuel et leurs différences. Il en va de l'enjeu de la polémique du philosophe contre le christianisme. TI faudrait, par exemple, confronter la place des Ecritures comme grille de lecture pour J et celle de l'évangile comme récit-roc pour nous, avec celle de la philosophie grecque présocratique comme grille de lecture pour Nietzsche. Les Ecritures, comme lieu textuel de la promesse rendant possible l'affirmation de la résurrection des corps, on viendrait peut-être à s'étonner du peu de place que la questio.n de la mort des corps occupe chez Nietzsche, voire de l'absence de la question de la répression et du meurtre. Le chapitre suivant montrera qu'il y a plus d'une convergence entre les critiques du « christianisme ) et du « théologique :. par Nietzsche et l'ecclésiologie matérialiste; n'empêche que l'interprétation que l'Antéchrist propose de Jésus comme « pure intériorité 109 :. est aveuglement sur le messianique (il a cependant su voir qu' « il est faux jusqu'au non-sens de voir dans (... ) croyance à la rédemption par le Christ la marque distinctive du chrétien : la pratique chrétienne, une vie comme la vécut celui qui mourut , sur la croix, cela seul est chrétien 110 »); en outre le glissement sémantique de « fort/faible » en « maître/esclave » repéré chez Nietzsche joue dans sa lecture de l'Evangile. Enfin, que l'on relise ce que nous avons écrit sur Zarathoustra plus haut 111; on ne peut se défendre d'un sonore éclat de rire quand on se rend compte que « les instruments de torture :), les « systèmes de cruauté grâce auxquels le prêtre a conquis, puis maintenu son pouvoir >, à savoir, « les notions d'au-delà, de jugement dernier, d'immortalité de l'âme, l'âme elle-même:. 112 ont été en fait introduits dans les textes chrétiens par Zarathoustra luimême, dont Nietzsche a fait l'annonceur du surhomme! Il serait, de toute façon, très intéressant de traiter la figure collective du « Fils· de l'homme » par celle du surhomme.
109. Nos 29, 32, 34. 110. Ibid., n° 39 (souligné dans le texte). 111. Cf. p. 109.
112. Ibid., n° 38.
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10. LE DISCOURS DE L'IMPUISSANCE OU LA NEGATION THEOLOGIQUE
a) Il semblera, après la lecture du chapitre qui vient de se terminer, que la contradiction que j'avais cru déceler entre le messianiqu,e comme récit et le théologique comme discours au niveau du narrateur soit en train de disparaître; en effet, un certain nombre d'éléments mis sur le compte du théologique ont été comme 4: récupérés », posés comme constitutifs de l'affirmation apostolique, en série avec l'affirmation messianique elle-même. C'est qu'en cours d'écriture, j'ai été amené à mieux discerner dans ce qui d'abord avait été attribué sans plus au théologique : on pourra maintenant mieux saisir la structure de celui-ci 113.
b) Ce qu'affirme l'apostolos, ce qu'il proclame - le kérygmatique - se trouve ne pas être le tout du niveau narrateur/lecteurs mais subir le travail de ce que j'ai appelé le théologique, et ceci de façon telle que l'on peut analyser celui-ci comme un triple mouvement de négation en contradiction avec la triple structure du kérygnultique. 10 En effet, la nécessité est affirmée du hasard, mais elle l'est comme prédite d'avance par l'actant J lui-même, comme prédestination. Or le « sans qu'il sache comment » de la parabole est essentiel au hasard du jeu narratif, à sa logique, que ce savoir d'avance sur le dénouement du récit (du meurtre de J) vient contredire. La prédestination pose ainsi la nécessité comme annulation du hasard, elle est négation. Par rapport au récit, la prédestination est bel et bien, la matrice même du discours théologique 1140. 113. La découverte par et dans l'écriture de ce qu'on n'avait pas encore su lire est, pour sûr, l'un des grands' plaisirs d'écrire. Cependant, si l'on relit attentivement les passages de ma c lecture de Marc :. où il est question du théologique, on se rendra compte que l'espace était resté ouvert pour cette distinction de l'affirmation/négation dans le niveau narrateur/lecteurs. 114. Les deux énoncés « les élus que le Seigneur a élus :. (S 58 b4) et« c'est pour ceux pour qui cela a été préparé :. (S 50 b) ne perinettent pas de pousser très loin sur les incidences du théologique comme prédestination sur les récits ecclésiaux. Les allusions des lettres de Paul aux Thessaloniciens à l'oisiveté de certains chrétiens semblent par contre signaler comment l'attente parousiaque à brève échéance a « arrêté» le récit (la pratique) des c élus :.. Quand je pose la « prédestination :) comme matrice du théologique, c'est dans le rapport de celui-ci au récit. Je ne saurais préjuger du théologique dans le texte gnoséologique grec et occidental; cependant, le fait que, en deux périOdes de transformation accélérée des codes des F.S., les deux c fins de monde » du ve et du xvt siècle, les théologies d'un Augustin et
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2° Le mouvement d'individuation du Fils de l'homme, produit dans le récit lui-même comme anticipation prévue (les c F.H. ACT :J> et les « F.H. pascals:) 115), entraîne deux autres transformations théologiques structurales. Le Fils de l'homme ressuscité, de par le schéma ascensionnel où il s'inscrit, est « ascendu ) au ciel ne : c· absent ) du récit ecclésial, il est ainsi érigé, dans le cadre du MYTH, comme « Fils de Dieu ), et déjà le centurion le désigne ainsi (mais sans l'article), d'une désignation qu'ailleurs seul le MYTH (les c voix :. célestes et démoniaques) avait utilisée (mais avec article : « le Fils de Dieu :.) pour dire la spécificité de la pratique de J UT. Dans cette érection, Jésus est recentré, dans le cercle BAS des ecclesia, à un niveau imaginaire, ce qui a comme effet, en contradiction avec la STR d'absence qu'on a vu être celle de J, de le fixer comme Christ, comme image signifiante à laquelle les lecteurs peuvent s'identifier : par cette fiction théologique ils sont séparés de ce qu'ils peuvent. La fixation annule donc le devenir du récit messianique comme ceux des ecclesia elles-mêmes; elle ne fera que se poursuivre 118 et l'on me permettra dtopposer le déchiffrement de la pratique de J comme messianique dans le récit à cette érection théologique, par la distinction Messie/Christ 1111. Cette deuxième structure du théologique sera ainsi dite christologique, et l'on posera que le développement du théologique comme christologie effacera dans les autres évangiles de plus en plus le messianique et son récit, développement donc de la contradicti,on messianique/théologique. 3° A la suite de l'individuation du Fils de l'homme, une autre transformation théologique s'articulera avec le christologique. La fonction_ apologétique du discours théologique atténue l'échec de la mort de J par son insertion comme' nécessité dans une matrice de prédestination selon les Ecritures : le théologique se doit en conséquence de' travailler cette c mort ) pour lui donner un un sens préécrit. On a fait remarquer que le terme sauver était utilisé dans le récit pour désigner la transformation opérée par la pratique de J ,sur les corps manquants, ce passage de la malédiction de la d'un Calvin accusent si nettement la prédestination dans l'ossature de leurs discours respectifs, n'est peut-être pas sans rapport avec la thèse que j. défends. ' 115. Cf. p. 218. 116. Cf. la finale canonique, Mc 16, 19. 117. En S 61 ";, le c fils du Béni ~, mis en série avec c Messie ), ne semble pas significatif. 118. Déjà dans les textes pauliniens, antérieurs à celui de Marc. 119. Au titre c Christ :-. se rattache celui de c Seigneur :-. (dont S 52 PRrsente la traC) : c le Seigneur en a besoin :.) : l'érection y est pl1.lS Dette encoro.
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maladie à la bénédiction de la guérison (m ~ b) 110. A partir de S 42, le terme sauver prend aussi un autre sens, celui de l'entrée future des élus dans le royaume du Dieu 121. Le travail du théologique consistera à métaphoriser la mort de J pour la mettre en rapport avec ce salut à venir qui sera le fait du retour du Fils de l'homme, venant sauver les élus (<< si le Seigneur n'avait pas abrégé ces jours, aucune chair ne serait sauvée, mais à cause des élus qu'il a élus - prédestination - il a abrégé ces jours ~, S 58 b4). Deux métaphores seront produites. c Car le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais au contraire pour servir (= sauver, on l'a vu) et donner sa vie en rançon pour beaucoup :. (S 50 d) : ce n'est donc plus selon l'aléatoire que J est tué, mais lui qui donne sa vie selon le plan préétabli, et cela en rançon pour beaucoup, au profit du salut des élus. Cette métaphore de la rançon est reprise au système de la dette, d'abord en ceci que la vie est donnée (le sacrificiel), ensuite dans la « rançon :. qu'il faut payer pour qu'un esclave soit libéré _: le salut futur des élus, ce passage d'un état d'esclave à l'état de libération dans le royaume du Dieu, sera possible parce que Jésus a donné sa vIe. Voici un sens pour ce meurtre qui d'échec devient œuvre de salut, selon le théologique U2. L'autre métaphore est empruntée au système de la souillure; tandis que celle de la rançon était politique, la seconde est religieuse : c et il leur dit : ceci est mon sang de l'alliance versé sur beaucoup:. (S 62 c) ; le sang du meurtre est lu selon le sang de l'agneau pascal et, de façon plus générale, selon la purification que le sang des victimes obtenait pour les sacrificateurs, souillés ou débiteurs. Malgré la différence des registres ntétaphoriques, le même travail s'opère, mettant en rapport de cause à effet la mort de J avec le salut de béaucoup, d'tille multitude. Dans le contexte des persécutions et des chutes qu'elles entraînent parmi les membres des ecclesia, le saiat de ceux-ci, le dénouement futur de leurs récits devient question : la mort de Jésus répond à cette question, elle leur assure le salut. Appelons ce mouvement du théologique sotériologique (sôtêr = sauveur) : par lui, le récit du meurtre de J est privilégié vis-à-vis des récits ecclésiaux en train de se faire. 120. S 16, S 25, S 26, S 34, S 51, S 71 a. 121. S 42 e, S 49, S 58 b3, b4. Cf. p. 230, 244. 122. Déjà Paul avait développé ce discours: c Jésus, notre Seigneur, a été livré pour "OS chutes» (Rm 4, 25), c c'est quand nous étions encore· débiteurs (pécheurs) que le Christ est mort pour nous:. (Rm 5, 8), etc., et il est notable que cette métaphorisation théologique de la mort soit en rapport avec l'érection christoloaique.
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La multiplicité de ceux-ci est annulée dans l'unicité de la mort d'un seul « pour beaucoup» 123. Prédestination, christologie et sotériologie, voilà la triple structure du théologique dans Marc; il faudrait cependant lire les autres textes néotestamentaires, et notamment les lettres de Paul, pour confirmer (ou infirmer) et mieux définir la genèse de cette structure, dans laquelle l'acte de mort/résurrection, rattaché, par le savoir prédestinateur, au ciel, est posé comme exemplaire et salutaire pour tous les chrétiens, le Christ devenant leur équivalent général. e) Ce qui se passe dans ce triple mouvement réduisant les récits ecclésiaux au récit messianique, plus précisément au seul récit pascal (le prépascal étant aussi raturé), c'est la transformation du meurtre de J en mort. Or le meurtre, si l'on se souvient de la deuxième partie de notre texte, était la violence majeure du système don/dette, la mort de celui de la pureté/souillure. Tandis qu'on a vu la pratique de J, à l'instar des lévites deutéronomistes et des prophètes, opérer .constamment l'affirmation de la primauté du système de la dette sur celui de la souillure, destiné à disparaître (cf. S 35 : « il dédarait purs tous les aliments:.) avec son centre ,symbolique (le Temple ~u Dieu de morts), le théologique, à l'inverse, tend à rétablir la primauté du système de la souillure. Certes, la métaphore de la rançon appartient au système de la dette, affirme la libération des esclaves « convertis ~,. mais elle sera absorbée par la métaphore du « sang versé ), directement religieuse, cultuelle, dépendante des sacrifices d'animaux. Ce rétablissement du système de la souillure se fait par le double biais du christologique et du sotériologique : on « participe » aù niveau imaginaire de la fiction christologique, à la mort cultuelle de la victime sacrée, ce qui permet de contenir la violence de la mort, de se rassurer contre elle. Le meurtre, effet du hasard et cependant nécessaire, est changé en mort prédestinée, donc voulue comme telle : vouloir la mort, fût-ce commt.. salut, cela relève de la négation, au sens nietzschéen. La STR de clandestinité de J tendait justement à refuser la mort, dans la logique de la pratique messianique qui affirmait la vie : le théologique est posé comme négation de ce but messianique lM. Ainsi, en ramenant le meurtre de J comme « mort » dans le 123. Chez Paul, en effet, l'absence du récit messianique de Jésus est très frappante : il y est réduit à un résumé théologique, celui de sa mort et résurrection c: pour nos péchés ». 124. Un symptôme est la phrase jetée sur Judas: « malheur à cet hommelà ... mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né » (S 62 b), en tant que prédestination !
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système de la souillure qui est celui du religieux, le théologique opère une 4: idéologisation ;) du récit : le messianique théologisé s'inscrit d'abord au niveau idéologique et par là il deviendra, selon une logique qui ne sera pas arrêtée, christianisme, pratique à dominante idéologique. La charité comme pratique des mains cessera d'être la déterminante de l'ecclesia (le niveau économique), mais bel et bien une « conséquence :. de la pratique idéologique c'est la racine de l'édulcoration du mot. d) La question qu'on a à se poser c'est celle du pourquoi de cette surdétermination du kérygmatique par le théologique, de l'affirmation par la négation. Il nous faudra, pour en connaître les raisons, analyser la situation politique des ecclesia au sein du M.P.E. Je ne peux que renvoyer à l'étude d'Antoine Casanova, Le christianisme primitif. Il se r~fère d'abord à la· crise qui commence à gagner l'empire romain, dont « la raison fondamentale réside dans le fait que le système esclavagiste depuis longtemps introduit et développé en Italie fait obstacle au développement des forces productives » 125, justifiant « au ne siècle les 'difficultés rencontrées par l'ensemble du système impérial au niveau de son fonctionnement .politique :.; crise donc économique et politique qui se dénouera au ye siècle par l'effondrement de 1'empire occidental. Elle a des effets idéologiques sur la classe dominante elle-même qui aura une « nette tendance à chercher refuge dans la Vie privée ) ; mais aussi, et c'est ce qui nous intéresse davantage ici, sur les « classes laborieuses ;) qui « comprenaient des gens de toutes sortes, masses d'hommes libres déchus des villes, l ' gens de toute espèce, semblables aux m~an whites des Etats esclavagistes du Sud des Etats-Unis (explique Engels que Casanova cite), aux aventuriers et vagabonds européens des villes maritimes, coloniales et chinoises, ensuite d'affranchis et surtout d'esclaves; sur les latifundia d'Italie, de Sicile, d' Afrique, d'esclav~s; dans les districts ruraux des provinces, d~ petits paysans de plus en plus asservis par les dettes " ( ... ), désormais insérés dans ·un même système de circulation marchande et soumis à une machine administrative, tandis que partout s'introduisait et s'étendait le système de l'entreprise esclavagiste ~ . Or, toutes « ces souffrances des éléments populaires ne s'ouvrent sur aucun espoir de solution terrestre :.. « Pour tous, écrit
125. Op. cil., pp. 82 s. Les citations qui suivent sont empruntées aux pages 82-88.
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Engels, le paradis perdu était derrière eux; pour l'homme libre déchu, c'était la polis, cité et Etat tout ensemble, dont les ancêtres avaient été autrefois les libres citoyens; pour les esclaves prisonniers de guerre, l'ère de liberté avant l'assujettissement et la captivité ; pour le petit paysan, la société gentilice et la communauté du sol anéanties. » C'est-à-dire: ce qui les caractérise, en même temps qu'une exploitation économique insoutenable, c'est leur impuissance politique de transformation du M.P.E. Ceci constitue un terrain de choix pour le \développement de formes religieuses du troisième type 126, de sectes (touchant d'ailleurs aussi les classes dirigeantes) essayant d'offrir, au seul niveau idéologique, un salut religieux à tendance plus ou moins universaliste, car les différences ethniccrsociales tendaient à s'effacer dans un destin commun au sein du cosmopolitisme romain : « Toute idée de patrie avait ainsi disparu; il s'était constitué sur les ruines des vieux nationalismes un état d'âme international qui tendait au rapprochement; du grand brassage de clans et tribus opéré par les Romains .résultait une mêlée confuse de traditions les plus diverses et les plus opposées :., écrit P. Alfaric 1IIf'. d) TI en va cependant autrement des communautés. juives dispersées dans l'Empire romain, cantonnées, elles, de longue date, dans un nationalisme idéologique très affirmé, et au sein desquelles les ecclesia chrétiennes se différencient de plus en plus par le travail théologique de Paul. Ce nationalisme reste cependant très dépendant des rapports avec le M.P.subA. palestinien et son Temple et souffre un terrible coup avec la prise de Jérusalem et l'incendie du sanctuaire, en 70. Or, on l'a vu, l'écriture de Marc est la lecture que c Marc ~ fait du récit de cette chute du Temple; elle est détenninée, en outre, par la situation sociale des ecclesia. Celle-ci se caractérise d'une part, par la situation d'exploitation économique (devant laquelle la pratique du partage a dû se révéler assez stérile) et par l'impuissance politique commune aux classes exploitées, mais 'aggravée par les persécutions subies pendant les années 60 ; d'autre part, par le rapport idéologique aux codes dominants de la Palestine. C'est ce rapport, on l'a vu, qui explique la logique du discours eschatologique (S 58) : le bouleversement du champ symbolique juif et de son centre entraîne, au niveau du texte de Marc, la c certitude:. de l'effondrement du MYTH dont le Temple était l'axe ciel/terre.
126. Cf. plus haut, p. 38. 127. Cité par CASANOVA, p. 98.
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On ,peut, dès lors, comprendre les raisons du jeu des déterminations s'exerçant dans le texte de Marc, qui reste dans la clôture idéologique juive : la clef de ce jeu est la situation d'exploitation économique et d'impuissance politique, celle-ci aggravée du fajt des persécutions. f) C'est cette situation qui rend urgente, poignante, pour les ecclesia de Rome, la question de savoir quand le retour eschatologique aura lieu, 'beaucoup de ceux qui ont connu Jésus étant déjà morts. A cette question, c Marc :. répond par la prédiction, mise dans la bouche de J, que ce sera pendant cette génération (S 42 e, S 58 b6), donc bientôt; cette prédiction, est cautionnée par celle- que le même J a faite de la chute du Temple et, en dernière analyse, par celle de sa propre mort et résurrection. , Voilà ce qui justifie en définitive la matrice prédestinatrice du théologique tu. De quel lieu textuel le théologique est-il possible? D'un côté, il fonctionne comme prédiction à brève échéance du MYTH; d'un autre, il n'est possible, en tant que prédestination, que parce que la « voix céleste :. du MYTH le cautionne : « écoutez-le :. (S 43) li", cette voix qui depuis S 2 est déjà en possession du récit; car qui peut prédestiner sinon le Ciel? Qui possède la réponse précise sur le jour et l'heure du récit dernier, « si ce n'est le Père> (S 58 b6)? Au niveau du récit, « nul ne les sait ( ...) ni même les annonceurs du ciel ni le Fils :.. Le « savoir d'avance :. qui structure le théologique en contradiction avec le « sans qu'il sache comment> du mèssianique, c'est le « savoir du ciel ), où le plan prédestinateur est censé être établi. Bref, c'est la clôture mythologique du texte qui détermine textuellement le théologique.
g) Mais par ailleurs on a vu les ecclesia de Rome divisées sur l'attitude à prendre vis-à-vis de leurs membres qui ont renié et trahi pendant la période des persécutions : le texte de Marc, en opposant les récits de Judas et. de Pierre, prétend donner les clefs pour le déchiffrement de cette problématique-là 130, à laquelle se réfèrent peut-être aussi les discours de S 46 et S 54, avec leurs références aux chutes et aux pratiques « qui font tomber :., leurs appels à la paix (par le c sel :.) et au pardon. On est ainsi conduit à lire le théologique comme discours dont le but est celui de l'unité des ecclesia : c'est en effet à quoi 128. La matrice de prédestination qui est celle du théologique dépend donc du MYTH et a été produite dans la littérature apocalyptique d'origine perse (cf. p. 108). 129. Cf. pp. 222 s. 130. Cf; pp. 298 ·s.
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répond le double mouvement christologique et sotériologique, tendant à réduire la diversité, la multiplicité des récits ecclésiaux par l'érection de J comme Christ et Fils de Dieu au centre de l'espace ecclésial et par la transformation du récit de son meurtre en récit de salut « pour beaucoup ". On peut poser que, pendant l'étape de l'extension géographique des ecclesia, le schéma du chemin, de l'envoi apostolique pour la proclamation de la bonne annonce, restait dominant sur celui du cercle; maintenant que le « monde entier :. l'a entendue et que le « rassemblement eschatologique:. est imminent, c'est le cercle qui l'emporte sur le chemin 131. Quel est donc le lieu politique du discours théologique chez Marc? -C'est celui du rassemblement ecclésial, de son centrement. C'est le moment de la transition de la première à la deuxième génération chrétienne, c'est-à-dire du remplacement des aposta loi par les episcopoi, dont l'étymologie est significative : les episcopoi sont les « surveillants » préposés aux ecclesia, comme le « portier à qui le seigneur de la maison a dit de veiller " (S 58 b7), ceux qui sont chargés du cercle et de son unité, qui sont ainsi instaurés dans un rapport d'autorité avec les disciples ecclésiaux, constituant l'ordre politique de l'ecclesia ; bref, ceux qui ont réintroduit Je rapport maître/disciples dans l'ecclesia 132. Le lieu politique du théologique, on peut l'appeler donc de son vrai nom : c'est le lieu épiscopal. . C'est l'impuissance politique, en dernière analyse impuissance des corps, qui détermine ainsi et les divers cultes propagés dans l'empire et la theologisation du messianique, premier moment de la transformation de l'ecclésial en « christianisme) comme religion du troisième type : la théologie 'est le discours de l'impuissance des corps. Le niveau narrateur/lecteurs de Marc est ainsi doublement occupé: par l'apostolos affirmant le kérygmatique (et par là produisant l'ecclésial, c'est la définition même de la pratique apostolique comme proclamation de la conversion, cf. S 28 c) et par l'episcopos le niant dans le théologique. Une dernière remarque : l'episcopos, reprenant le geste sacerdotal postexilique 133 de poser la primauté du système de la souillure sur celui de la dette, se réserve une fonction sacerdotale en rapport
131. Hypothèse à vérifier sur les lettres de Paul : lui aussi a eu maille à partir avec des questions d'unité des ecclesia, comment le théologique s'y rapporte-t-il ? 132. Le théologique comme négation est ainsi porté par l'utopie d'ordre. 133. Cf. pp. 88 s~.
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avec le culte qui ne fera que se développper dans l'Eglise. L'episcopos, c'est le prêtre. h) Que le messianique se laisse ainsi nier par le théologique, cela pose une question qui est pour nous décisive. Que dans une situation d'impuissance économique et politique, le messianique ne puisse pas assurer la transformation du M.P.E., ceci implique qu'il n'est opératoire que dans la mesure où la F.S. lui fournit dès codes, des moyens économiques, politiques et idéologiques pour qu'il devienne une pratique révolutionnaire : le messianique de lui-même n'en a pas, il n'est pas révolutionnaire, je crois l'avoir montré. Le catastrophisme apocalyptique de Marc est justement l'effet du manque de codes: le juif « Marc », après la destruction du Temple de Jérusalem et du M.P.subA. juif, se retrouve dans un désert de codes, son apocalyptique imminente fonctionne comme une espèce de suicide textuel que l'on pourrait r~pprocher du suicide collectif des zélotes au moment de la défaite 134. N'empêche que son procès d'écriture lui-même a surmonté ce « suicide » en assurant la tradition du messianique aux codes grecs du M.P .E. L'histoire de l'Eglise fournit plusieurs exemples semblables de transformations de F.S., pendant lesquels le « retour :. au messianique évangélique (aux sources, comme on dit), s'opère comme condition de sa traduction-tradition. Nous sommes, il me semble, dans l'une de ces périodes, et voilà ce qui justifie le recours dans ce texte aux concepts d'analyse du matérialisme historique, aux codes qui me semblent être en mesure de jouer le jeu de la révolution du M.P.C. Pourquoi le messianique n'a-t-il pas été révolutionnaire? parce que la révolution était impossible, vouée à l'échec, à preuve 70. Par contre, là où pour nous la révolution est à l'ordre du jour, pourquoi les chrétiens auraient-ils des réticences à s'engager dans un processus révolutionnaire vers une F .S. radicalement communiste? Reste une question: quel est l'effet de la pratique ecclésiale sur cette pratique politique? Pour l'analyser, il nous faudra aborder la question de la démythologisation et de la déthéologisation du récit évangélique 185.
134. Cf. p. 125. 135. La thèse « difficilement contestable » de Casanova (p. 125) selon laquelle « l'essénisme représente le " chaînon intermédiaire" qui mène du judaïsme au christianisme » ne semble pas pouvoir rendre compte du texte de Marc, elle est contestée par lui. Casanova ne prend appui que sur quelques citations de Paul et de l'Apocalypse, ignore les évangiles (ce qu'il avoue d'ailleurs d'entrée de jeu, p. 79). Que Marc n'est pas essénien, toute ma lecture le prouve, notamment le rôle décisif de la chute du Temple, profané depuis long Lemps aux yeux des esséniens; d'autre part, les textes de Qumrân
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11. L'ENJEU POLITIQUE DE LA DEMYTHOLOGISATION a) On s'en souvient peut-être, aux premières pages de la lecture de Marc on avait repéré une contradiction MYTH/récit, antérieure à cette autre, théologique/messianique, que l'on vient d'analyser comme déterminée textuellement par la première. Là où le MYTH (les voix célestes et démoniaques) court-circuitait le récit, celui-ci le déjouait à son tour par la mise en place du code ANAL, déchiffrant la pratique de J, la question « qui est J? ~ par le renvoi à la lecture du récit lui-même comme discours de la puissance, d'une part, et à la lecture des Ecritures comme texte de la promesse, d'autre part. Ainsi le code ANAL a pu mettre en rapport la pratique messianique de J avec l'eschatologique proclamé comme proche, aux portes. Cette contradiction MYTH/récit implique deux choses: la clôture du texte par le code MYTH et un travail démythologisant par le code ANAL. On peut repérer ce travail de démythologisation dans la grande séquence S l-S 3 de programmation du texte. Tandis que le récit de J à venir est cautionné d'avance par la voix céleste : « tu es mon fils, tu as eu ma faveur ;) (ma puissance), la proclamation de Jean le Baptiste, elle, est cautionnée par l'écriture du prophète Isaïe, posant celui-ci comme « messager» de J. C'est le caractère précurseur de Jean, proclamé par lui-même : « Après moi vient quelqu'un de plus puissant que moi. :. Dans ce circuit de voix, c'est l'Ecriture qui est citée d'entrée de jeu, et si la voix céleste l'emporte - car c'est elle qui inaugure le récit de J - du fait de la dominance du MYTH, cette ouverture par l'Ecriture ne s'inscrit pas moins dans un effet de démythologisation. Celui-ci se donne quand même plus aisément à la lecture là où le circuit initial des voix est remplacé par le récit de la pratique de J et par sa circulation géographique. Et l'effet consiste en ceci que le récit est lisible sans faire appel à la voix céleste : Pierre l'a lu avant la deuxième voix (S 43), lui qui pourtant n'était pas encore intervenu lors de la première en S 2. Le récit se suffit donc témoignent tous d'une clôture de ces communautés, ce qui rend invraisemblable le schéma du chemin dominant le récit marcien. Casanova, pas plus que les exégètes bourgeois, ne sait rien du « messianique ~, le phénomène chrétien relève pour lui toujours-déjà du seul idéologique-religieux. N'empêche que la théologisation idéologisante du messianique est déterminée par la situation économique el politique des fee/t'sia, en accord avec son analyse.
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à lui-même comme parole (S 22) sans la ~ vérité révélée ~ venue du ciel. De même, l'Esprit, qui en S 2 était une composante du MYTH, n'aura ensuite de rapport qu'avec le discours de la pratique-semence ou avec les Ecritures 136 : l'Esprit est démythologisé, lui aussi, il prend lieu dans une sémantique narrative en dehors du mythologique. b) Quel est le rôle des Ecritures dans ce travail de démythologisation ? Elles sont citées selon deux registres de lecture. D'une part, comme lieu du double système de la souillure et de la dette et de leur rapport au récit de la puissance de Yahvé Oe système de la souillure dominant ce récit et celui de la dette affirmant, au contraire, le récit de l'exode d'Egypte et du don du pays de Canaan comme premier). C'est ainsi, par exemple, qu'en S 35 les Ecritures permettent d'affirmer la primauté de la dette sur la souillure. D'autre part, les Ecritures sont le lieu de la promeses, s'articulant à la fois avec le récit de la puissance de Yahvé et avec le symbolique (la bénédiction). Le texte exemplaire de ce croisement des lectures de l'Ecriture et de la pratique messianique de J est celui de S 55 h : « N'êtes-vous pas dans l'erreur parce que vous ne connaissez pas les Ecritures ni la puissance de Dieu ? ~ Exemplaire dans la mesure où, au-dedans même du mouvement de démythologisation, on voit comment J reprend à son compte la croyance à la résurrection des morts importée, on l'a vu, du MYTH perse 131, en la lisant comme aboutissement de la promesse faite à Abraham, à Isaac et à Jacob, donc comme inscrite déjà dans le vieux récit de· Moïse, dans les Ecritures elles-mêmes. C'est d'une part le récit de la puissance de son corps, travaillant les corps sujets à la malédiction de la maladiè et de la mort, qui lui permet de relire les Ecritures et la promesse et, d'autre part, celles-ci qui lui permettent l'annonce de l'aboutissement eschatologique du travail de la puissance dans son récit à lui. La lecture des sadducéens est l'opposé exact de la lecture de J : ne sachant pas lire le récit de la puissance messianique, ils ne savent pas non plus lire la promesse dans les Ecritures. Ils sont dans l'erreur qui consiste danS l'endurcissement du cœur devant le récit de la puissance et, par voie de conséquen~e, dans l'aveuglement sur les Ecritures. c) Le mouvement démythologisant reste cependant partiel, le texte de Marc étant clôturé par le MYTH qui pose la dHférence 136. Cf. pp. 348 s. 137. Cf. pp. 109 SS.
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ciel/terre et l'écart genèse/eschatologie (archê/telos) comme les limites du récit, de tous les récits. Le MY TH est chez Marc tellement lié au SYMB juif que le récit de la destruction du Temple amène la prédiction de l'imminence de l'eschatologique 138. Celleci est déterminée par ailleurs par l'impuissance politique des ecclesia de Rome, ce qui amène le théologique comme discours de cette impuissance. Le théologique ainsi amené par le MYTH le ramène en force à son tour, annulant la démythologisation opérée par le messianique : en situant J, par son savoir prédestinateur, dans le ciel du MYTH, la christologie empêchera de plus en plus le mouvement même de l'ANAL, le retour sur soi des récits ecclésiaux par le miroir évangélique. TI y aurait ici un certain nombre de pistes à dégager pour le travail postérieur d'une ecclésiologie matérialiste, soit concernant les autres textes néotestamentaires, soit le texte chrétien postérieur. Par exemple, comment le théologique récupérera dans la « voix ;$ mythologique l'idée (au sens grec) d'une « vérité révélée :) venue du ciel, sur laquelle toute l'orthodoxie dogmatique se développera. Comment le « Credo » dit « apostolique » s'est formé comme un récit mythologisé. Comment le théologique se posera comme théo-Iogie, discours sur Dieu, se substituant à la pratique ecclésiale puissante, qui seule est parole, seule peut annoncer Dieu. Comment le mythologique se rapporte à la théologie de l'intériorité des âmes, dont le christocentrisme récent (la foi aurait comme objet la c personne de J ésus ~) est le dernier avatar. Comment le baptême-immersion dans l'eau sera réintroduit, lui que Marc oppose clairement à l'immersion dans l'Esprit. Et aussi comment la pratique de baptiser les l?ébés s'est introduite et généralisée, effaçant la rupture de la conversion. Comment le mouvement de remplacement du Temple par le corps de J et ensuite de celui-ci par la pratique du pain a été totalement inversé : le pain disparaissant dans « l'hostie :. - signifiant du signifié « corps du Christ ~ placée dans le tabernacle des Temples-églises, ceux-ci en sont venus à orienter symboliquement les espaces des villes et villages du Moyen Age. Comment enfin, last but not the least, la subversivité des codes de la F .S. par la pratique ecclésiale a été annulée. Cette subversivité, le code ANAL la posait du côté du Dieu de vivants, le Dieu de morts étant renvoyé au champ du satanique, de la mort : Satan devenait l'emblème mythologique des équivalents principaux du SOC, Argent, César, Dieu du Temple. L'un des symptômes les plus nets du travail remythologisant du théologique 138. C'est donc dans la logique du mouvement de démythologisatioD de Marc que Luc rompra ce lien entre les deux codes pour permettre c l'ajournement > de l'eschatologique.
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épiscopal ou ecclésiastique sera l'annulation de ce renversement: le ciel redeviendra connotation des pouvoirs du SOC où l'Eglise s'est installée et c'est la subversivité qui sera réprimée comme satanique et infernale, comme. maudite, selon une sémantique qui prévaudra jusqu'aujourd'hui. Bref, comment, quelles translonnations ont été décisives pour qu'une religion théocentrique ait pu, plus ou moins impunément, se réclamer de la « bonne annonce de Jésus le Messie ~, allant parfois jusqu'au meurtre même des « hérétiques ~. - d) L'exégèse bourgeoise, travaillant à partir du logocentrisme antithéocentrique, a voulu, avec des fortunes diverses, défaire la clôture du MYTH jouant dans les textes néotestamentaires : le nom de Bultmann reste lié à cette tentative de démythologisation. Qu'elle soit faite à partir du logocentrisme bourgeois, je n'en veux comme symptôme que le recours à la « conscience de l'homme moderne ~, à la scientificité de la raison, au progrès de la modernité qui semble toujours être le dernier argument des textes se voulant démythologiseurs. Méconnaissant les Ecritures et le récit de la puissance, le messianique, cette démythologisation ne pouvait pas sortir du théologique et c'est en effet à l'intériorité (fût-ce sous le nom d'expérience ou attitude spirituelle), cette forme bourgeoise du théologique, qu'on aboutit, que l'on soit « croyant ~ comme Bultmann ou non. On peut parler de « histoire du salut », l'histoire n'en reste pas moins dissoute dans l'atemporalité de la conscience et de l'intériorité et son rapport avec « l'éternité » de Dieu. On voit où je veux en venir : ce n'est qu'au-dedans des concepts du M.H., dans un discours d'ecclésiologie matérialiste, qu'on aura quelque chance d'opérer une démythologisat.ion conséquente, en tenant compte de ce que les F .S. non industrialisées sont à idéologie dominée par le MYTH. e) Pourquoi le théologique de Marc annonce-t-il l'eschatologique comme catastrophe imminente survenant au M.P.E.? C'est que le but STR du messianique et de l'ecclesia est la transformation de la F.S. 189. Dans la situation d'impuissance politique qui est celle des classes dominées de l'empire romain, ce but de transformation est affirmé par l'aspect catastrophique de l'eschatologique, destruction des structures de pouvoir du SOC esclavagiste 140, affirmation qui ne peut jouer qu'au niveau idéologique. Cependant, dans Marc, le mouvement de démythologisation
139. Et en cela les communautés ecclésiales primitives diffèrent du communisme non révolutionnaire des communautés hippies, clôturées dans la marginalisation. 140. Cf. p. 174 et n. 26.
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repéré oppose à cette rupture catastrophique une continuité entre la pratique puissante de J et le « royaume du Dieu venant avec puissance ~ (S 42 e). Car le kérygmatique ayant affirmé que J est le Fils de l'homme, cette affirmation opère sur certains lieux du texte. Les deux incises « FH ACT > Hl posent la pratique de J comme pratique du Fils de l'homme (<< pour que. vous sachiez que le Fils de l'homme a autorité d'acquitter les dettes sur la terre ~, « le Fils de l'homme est maître même du sabbat ), ce à quoi fait écho la métaphore de l'époux des noces messianio-eschatologiques en S 14; les deux paraboles en S 22 b2, b3 rapportent, elles aussi, le récit dernier concernant le royaume de Dieu à ce qui déjà travaille la pratique-semence (<< il en est du royaume du Dieu comme d'un homme qui aurait jeté sa semence en terre », « à quoi allons-nous comparer le royaume du Dieu? c'est comme un grain de sénevé, qui lorsqu'on le sème en terre ») ; de même, le « supplément ), ce tissu neuf (S 14) qui est la pratique de J, est « plêrôma ), comme la semence, « du blé plein l'épi }) (plein = plêrôma) (S 22 b2). Le royaume du Dieu, qui doit venir à la fin comme accomplissement (plêrousthai) des temps (S 3), est dit être déjà-là (car J est déjà le Fils de l'homme), il est la moisson de ce que J sème et déjà grandit et pousse des fruits. La métaphore de l'accouchement (<< le commencement des douleurs d'enfantement :1» en S 58 b2 est particulièrement intéressante, car elle dit à la fois la rupture (le passage de l'utérus à la lumière du monde 142) avec ses douleurs et la continuité (c'est le même enfant, avant et après). Cette continuité nous renvoie ainsi à la figure collective du Fils de l'homme au niveau du texte raturé qui, toute inscrite qu'elle est dans le code MYTH, ne fonctionne pas moins selon le registre de la continuité, marquée par le schéma ascensionnel à origine terrestre 143. Démythologisons cette figure, c'est-à-dire, prenons en considération le rapport de l'opposition ciel/terre aux F.S. à agriculture empirique dominante, donc que ce code n'est plus le nôtre. Il restera de la figure du Fils de l'homme collectif le programme communiste de sa pratique, sa subversivité et son but STR final de transformation radicale des pouvoirs du SOC du M.P .C., bref, le programme communiste et la stratégie transformatrice. L'enjeu de la démythologisation devient alors de faire apparaître l'horizon utopique d'une pratique ecclésiale pour aujourd'hui, la libération de 141. Cf. p. 218. 142. Selon la belle expression courante portugaise pour l'accouchement: c dar cl lux. uma criança ~, « donner un enfant à la lumière :.. 143. On le voit aisément dans 1 Th 4, 17.
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l'utopie communiste radicale comme celle qui s'ouvre dans l'horizon de notre pratique. f) Ceci nous permet de comprendre pourquoi l'exégèse bourgeoise a raté son effort de démythologisation et aussi pourquoi on peut le réussir aujourd'hui. C'est, d'une part, que l'utopie libérée en mai 68 nous a permis la rupture vers le lieu matérialiste de lecture. Et d'autre part, que depuis quelques années les signes se multiplient des craquements des divers appareils du M.P.C. à son stade monopoliste d'Etat et impérialiste : crise monétaire, crise des appareils politiques des entreprises devant les grèves sauvages, comme on dit, voire d'autodéfense comme chez Lip, crise de l'enseignement et des codes dominants du logocentrisme (progrès et science devant la pollution et le gaspillage, raison devant l'analyse de la structure de la folie), crise de l'appareil d'Etat (la guerre du Vietnam, problème des prisons, contestation de l'armée, scandales de l'Etat nixonien, étouffement par le soviétique, etc.), crise de la morale sexuelle, du symbolique bourgeois, enfin, crise de l'appareil ecclésiastique après Vatican II : commencement de la déclergification et chute spectaculaire des séminaires, en attendant la dés épiscopalisation qui ne saurait tarder. On peut d'ailleurs penser qu'elle est en train de commencer déjà au Brésil, car il est, je crois, souhaitable que cela se fasse par le biais de la répression, par le pouvoir politique lui-même, des évêques qui prennent la bonne annonce au sérieux. Et un jour, on peut l'espérer, il y aur~ dévaticanisation puis dépapalisation. g) Il ne faut cependant pas s'attendre à ce que cette démythologisation se puisse opérer par le seul effet de textes théoriques comme celui-ci. En effet, un discours théorique ne saura pas lire les récits ecclésiaux concrets ni évaluer leur puissance, cela reste la tâche de l'ecclesia elle-même, de sa pratique de foi et des stratégies d'espérance qui en découleront. Mais pour que cela soit possible et que l'ecclésialité soit libérée en vue de la prochaine génération (chez les « païens :., en opposition avec « l'Eglise des chrétiens:.) 1", il nous faudra prendre en considération la question de la puissance de nos corps à nous, de nos pratiques ecclésiales, et la délier de la démythologisation bourgeoise.
144. Qu'on me permette ici de signaler qu'il faut peut-être attendre un mouvement de ~ défidélisation :. ou de c délaïcisation ~, en analogie avec celui de « déclergification ~ ; je pense à la proclamation publique et c scandaleuse » par plusieur5 centaines de c laïcs ~ de leur volonté de ne pas faire baptiser leurs enfants, dans l'espoir qu'un jour ils se convertirollt au sens évangélique du terme.
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12. LA RESURRECTION, QUESTION SUR LE CORPS a) Gageons que nombre de lecteurs ont été gênés par la façon dont j'ai lu jusqu'ici les séquences concernant ce qu'on appelle d'habitude les « miracles » et la résurrection de J, comme si elles allaient de soi. N'est-ce pas là ce qui, depuis le siècle dernier au moins, a accumulé les réticences de plus en plus généralisées sur les textes évangéliques? Mais comment donc Lévi-Strauss et les ethnologues lisent-ils les mythës des F.S. « primitives:.? En les posant comme textes êtrangers, n'y cherchant pas un c signifié; moderne mais en les lisant tels qu'ils se donnent dans leur signifiance matérielle. De même nous ici, on vient de le voir pour la question de la démythologisation, on n'a fait que lire Marc comme un texte relevant des codes d'un M.P.subA. d'il y a presque deux millénaires. TI nous faut donc maintenant poser la question de savoir si et comment un texte qui nous est ainsi étranger peut croiser les lectures que nous faisons de nos récits à nous, de nos pratiques économiques, politiques, idéologiques actuelles. Va-t-on donc démythologiser ces séquences-là?
b) Reprenons notre lecture de Marc et soulignons d'abord que ces « pratiques puissantes ~ de transformation des corps malades relèvent, non pas du cod:::: MYTH, mais d'un autre que nous avons nommé SYMB 145. Or, tandis que le code MYTH, clôture du texte, est posé dans Marc pour ainsi dire naïvement, ne faisant problème pour aucun des actants ni pour le narrateur ou ses lecteurs (ceci malgré l'effet de démythologisation, car il n'annule pas le code MYTH), il en va tout autrement pour les séquences ici en question. Non seulement le récit raconte à plusieurs reprises l'étonnement et l'effroi des Foules devant ces pratiques puissantes, mais aussi c'est la lecture de cette puissance comme question ANAL (<< qu'est-ce que cela? :. dès S 6) qui, courant tout le texte, va départager les actants. c) La résurrection de J, elle non plus, ne va pas de soi. On a . signalé que, dans S 25 et S 44, deux récits concernant apparemment des « résurrections :., car la F les deux fois dit les enfants morts, le texte introduit un doute sur cette mort acquise comme 145. Sauf pour les cas des c'esprits impurs ~, de la mer (823, S 33), voire celui des pains, en S 32, dans lesquels le MYTH joue aussi.
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certaine (<< l'enfant n'est pas mort, mais il dort ;), dit J en S 24 ; « il devint comme mort ~, c'est écrit en S 44), d'autant plus frappant que ce doute est ,soigneusement écarté du récit de la mort de J, son attestation formelle étant le rôle premier du « centurion :. (S 71, S 72). En S 73 (dans une séquence à peine mythologisée, en contraste avec les parallèles de Luc et Jean), l'annonce du jeune « il s'est levé, il n'est pas ici (... ) il vous précède en Galilée » est accueillie aussi dans le doute par les femmes qui l'ont entendue, « et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur :. : c'est sur ce doute que le récit (ne) s'achève (pas). Certes, la résurrection de J est bel et bien affirmée par l'apostolique, mais en plus du jeune, l'affirmation ne se trouve que dans des lieux relevant du théologique comme prédestination. Et en S 43 c, cette prédiction est suivie par ceci : « Ils gardèrent la parole, tout en discutant entre eux" qu'est-ce que se lever d'entre les morts ". » (Cf. S 45 b.) TI s'agit dans ces séquences de la « résurrection) d'un seul individu, à savoir de J, tandis que dans S 55 h, à laquelle on a fait référence dans le chapitre précédent, il s'agit de la résurrection eschatologique de tous les morts. Or pour affirmer celle-ci, J renvoie non seulement à la lecture des Ecritures, mais aussi à celle de la puissance de Dieu, au récit de sa pratique concernant les corps sauvés. La croyance empruntée aux textes 'zoroastriens change ainsi dans la mesure où elle ne va plus de soi mais dépend des lectures des pratiques sur les corps se jouant dans le champ SYMB : c'est parce que, depuis la belle-mère de Simon en S 7 c, des corps couchés par la malédiction de la maladie se sont levés, que l'espérance que tous les corps des morts couchés dans le shéol se lèveront devient possible, parce que l'un des effets de la pratique de J est le (sou)lèvement des corps. Déjà d'ailleurs S 29 avait mis en rapport la pratique puissante de J avec la résurrection de Jean le Baptiste. L'annonce de la résurrection de J est ainsi liée elle aussi à cette logique de sa pratique de lever 'les corps couchés, mais cette résurrection ne faisant pas objet de l'expérience narrative des actants, son affirmation kérygmatique reste traversée par la question : « Qu'est-ce que se lever d'entre les morts? » : elle est affirmée comme question et seule la lecture de la pratique ecclésiale peut, à travers la reconnaissance de la puissance la travaillant, engendrer et la- foi dans la résurrection de J et l'espérance de la résurrection eschatologique des lecteurs eux-mêmes. d) On voit ainsi le bien-fondé de la distinction des deux codes MYTH et SYMB et comment le texte lui-même s'oppose à une démythologisation hâtive de la pratique SYMB-BAS : à la « naï-
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veté :. devant le MYTH s'oppose le questionnement, pour ainsi dire critique, devant le SYMB-BAS. C'est donc par un abus de lecture, du moins au regard de Marc, que l'exégèse bourgeoise dite progressiste a étendu la démythologisation à ces séquences, ce qui a eu comme conséquence, le plus souvent implicite mais nette dans la Formgeschichte, d'accorder plus d'importance aux discours de J, ses « logia », comme on dit; de réduire, à la limite, le narratif, de faire de l'évangile presque exclusivement un « enseignement :.. Qui a opéré cet abus de lecture? le logocentrisme rationaliste, ce nihilisme, et sa quête de l'authenticité historique du récit évangélique 146. En effet, le logocentrisme pose à priori l'impossibilité des « miracles ~ et de la résurrection comme relevant de l'irrationnel, donc du travail d'écriture postérieur des communautés ecclésiales. TI s'est interdit ainsi de définir avec rigueur un code MYTH comme nous l'avons fait, et l'on voit l'importance, même pour cette question, du recours aux concepts du M.H. TI faut ajouter qu'une telle lecture logocentrique 147, démythologisante à priori, ne peut pas rendre compte du texte de Marc, longtemps le parent pauvre des synoptiques, car celui-ci se morcelle jusqu'au non-sens si l'on fait disparaître toutes les séquences ayant trait à la pratique puissante 148. e) Pour introduire la philosophie du corps de Nietzsche, Deleuze cite Spinoza ouvrant « aux sciences et à la philosophie une voie nouvelle : nous ne savons même pas ce que peut un corps, disaitil ~ 149. L'argumentation de Spinoza est que l'expérience qu'on a du corps est très limitée, que l'on « ne connaît si exactement la structure du corps que (l'on) ait pu en expliquer toutes les fonctions ), et d'invoquer le comportement souvent étonnant des bêtes 146. Sinon dans des questions du type : « comment cela s'est-il passé en réalité? », « qu'y a-t-il d'historique dans ce récit? », etc., du moins dans celles sur l'historicité des paroles de Jésus, de ses « ipsissima verba »-. Le récit étant ainsi annulé, s'étonnera-t-on que l'exégèse bourgeoise n'ait pas repéré le messianique? Certes, il s'agit d'une tendance qu'on ne saurait nier, mais on pourra bien sOr trouver beaucoup de nuances chez tel ou tel auteur récent. 147. Bien manifeste dans sa prédilection pour les « logia » de Jésus. 148. Ce morcellement, qui a été le fait notamment de la Formgeschichte (les « formes » dont elle essaie de reconstituer l'histoire ne sont que des « morceaux synoptiques »), est l'indice d'une lecture idéaliste, à quoi nous avons opposé notre propre lecture comme étant celle du texte dans sa matérialité signifiante, lecture matérialiste le rapportant aux F.S. (M.P.subA. et M.P.E.). Si la Formgeschichte représente bien un moment matérialiste dans l'histoire de l'exégèse (cf. p. 138), elle n'en est pas moins travaillée par l'idéalisme. Ce n'est qu'après une lecture- matérialiste des textes synoptiques en eux-mêmes, qu'une étude de leur pré-histoire peut avoir ses chances, il me \ semble. 1 149. Nietzsche et la philosophie, p. 44.
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et ~ ce que font très souvent les somnambules, pendant le sommeil, qu'ils n'oseraient pas pendant la veille» ; et de conclure que c cela montre assez que le corps peut, par les seules lois de la nature, beaucoup de choses qui causent à son âme de l'étonnement» 150. On pourrait ajouter qu'encore aujourd'hui la science ne sait pas expliquer des phénomènes corporels insolites comme le magnétisme, la télépathie, la lévitation, voire l'acupuncture : notre expérience du corps, du fait de sa répression par les appareils de classe notamment, est ainsi très limitée et personne ne peut prédire d'avance (le prétendre relèverait du théologique!) quelles forces actives seront libérées le jour où une F.S. radicalement communiste aura lieu. Si les corps ne sont plus fascinés par l'or et l'argent, quelle production suivra la libération des forces de tr~vail ? quel jeu, au sens nietzschéen, sera le leur? S'ils ne sont plus réprimés par le roi, par le pouvoir d'Etat, quel ordre suivra la libération des forces d'autonomie? quelle danse sera la leur? S'ils ne sont plus déviés par le dieu ou le logos, quelle écriture, quelle science, quel art suivra la libération des forces d'écriture? quel sacrificiel, quel rire sera le leur? Quel rapport profane/sacré, quelle fête, quel tragique aussi, toujours au sens de Nietzsche?
f) Voici ce que j'ose poser : la question de la puissance des corps dans le cercle BAS selon Marc est justement cette question qui est aujourd'hui la nôtre, et bien plus, qui sera la dernière question d'une révolution communiste radicale. De quel droit, à partir de quelle pratique, peut-on prétendre aujourd'hui que la puissance qui 'se manifestera n'aura aucun rapport avec celle que Marc raconte? Ce texte étranger peut donc prétendre à une nouvelle actualité dans l'avenir, lui qui ne fait qu'ouvrir cet avenir comme ce que nous ne connaissons pas, comme un autre, comme, dans l'expression de Paul, '« ce que les yeux n'ont jamais vu, ce que les oreilles n'ont jamais entendu »1:11. Et j'irai jusqu'à dire que l'affirmation comm.7 question de la possibilité inouïe de la résurrection des morts !!eut dès aujourd'hui indiquer l'horizon utopique d'une F.S. radicalement communiste 151. g) Cette « audace :. ne va-t-elle pas faire chavirer ce texte à dessein matérialiste dans l'idéalisme, quand il est juste en train de 150. SPINOZA, Ethique, nI, 2 sc, éd. poche Garnier-Flammarion, p. 138. 151. 1 Co 2, 9. 152. S'il faut opposer à la « dernière question », ayant rapport à la contradiction infrastructurale vie/mort (cf. p. 25), une « première question », ce serait selon Marc celle du riche de S 49 : c que faire pour avoir la vie? :. (dont le terme c éternelle » fait le rapport avec la c dernière question :., selon S 49 d).
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se terminer? Il y a de quoi réveiller la suspicion admise au début de cette quatrième partie. Allons donc lentement : comment articuler question et affirmation, sans que dans celle-ci il y ait déjà réponse et donc annulation de la question? Il faudra faire un détour sur la question de la « question ~ qui, selon Derrida, fonde le discours philosophique. comme « discipline de la question 1>, la « question :. dont ce discours se doit de la garder comme « question:) 153. Il ajoute qu'il y a une « différence entre la question en général et la philosophie comme moment et mode déterminés - finis ou mortels - de la question ellemême », « différence (qui) est mieux pensée aujourd'hui :. lM. « La question en général :., dirai-je en me référant à l'utilisation faite du texte de Bataille dans mon premier chapitre, est celle de la violence originaire qui se donne à discerner dans le langage : langage et discernement de la question vie/mort, je les ai posés comme constitutifs de l'infra-idéologique, de l'instance idéologique en tant que telle 155. C'est cette question qui serait « le premier mot du langage » et non pas le « oui :. ou le « non :. d'une répons'e 158. Le lapgage constitue cependant « un horizon de la finitude :., il est toujours-déjà clos dans la « finitude de l'horizon :. 157 et l'on ne saurait discourir en dehors (en deçà ou au-delà) de cet horizon où vie/mort posent que&tion. C'est pourquoi on ne saurait donner une réponse à la question de la résurrection; car dans cet horizon le fait dernier est toujours celui de la mort, comme condition même de la continuation de la vie, comme le montre si bien Bataille 158. Comme on ne saurait pas non plus donner de réponse" à la questioIl criée au Golgotha: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? :. (S 71). On ne saurait dire « oui », il y a résurrection des morts, car notre dernière expérience est de la mort, mais on ne saurait dire non plus « non, il n'yen a pas », car ce serait annuler la question décisive du langage lui-même - « entre vie et mort, laquelle des deux l'emporte? » - et retomber dans « une violence absolue qui ne serait Même pas le con.traire de la non-violence: le rien ou le non-sens pur »159. 153. Violence et métaphysique, pp. 118 s. 154. Ibid., Derrida introduit ainsi un Essai sur la pensée de E. Levinas, posant en confrontation hellénisme et hébralsme. Ma démarche ici, tout autre que celle de Levinas, pourra éventuellement donner des éléments pour ce débat. 155. Cf. p. 25. 156. DERRIDA, ibid., p. 142, citant Levinas. 157. Ibid., p. 170. 158. C'est l'une des grandes thèses de L'érotisme. 159. DERRIDA, op.cit., p. 191. Répondre « non ~ c'est arrêter d'avance le récit; on serait toujours dans le théologique.
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Toute réponse positive à la question sortirait de l'horizon de finitude qui est celui du langage comme de notre pratique, se situerait donc à un niveau imaginaire, à l'instar du rêve. Ce saut dans l'imaginaire est constitutif du discours théologique répondant à la question du « pourquoi :. de l'abandon du Golgotha, question de l'ipséité du corps de Jésus mourant, cette réponse étant le fait de Jésus lui-même anticipant sur sa propre mort. Le théologique n'est possible que comme « identification christologique :. : le meurtre lu à partir de l' « ego » tué est ainsi changé en mort. Par contre, les ecclesia en détresse à Rome, elles-mêmes vouées à l'abandon de Dieu, peuvent s'articuler avec la question de J abandonné, elles peuvent reprendre cette question comme leur question : c'est cette reprise de la question du récit messianique par les récits ecclésiaux qui est le fait de l'affirmation apostolique, du kérygmatique. La question « qu'est-ce que se lever d'entre les morts ? :. est donc bel et bien question aussi des lecteurs de Marc, les concernant dans leurs corps autant que ceux qui ont bu la même coupe que lui, qui ont été immergés dans la même immersion; ceux qui ont été tués par les persécutions de Néron, ont subi aussi la mort des actifs, sans tomber. Que cette question soit difficile à porter, c'est ce que signale d'ailleurs la peur des femmes qu~ttant le tombeau (S 73), écho de la peur des chrétiens survivant aux persécutions. d) Mais de quel droit poser la question d'une résurrection qu'on ne saurait identifier tout simplement à la « question en général :) sur la vie/mort 160? On ne peut pas « l'inventer» soi-même. C'est ici que se situe le recours aux Ecritures comme lieu de la promesse, l'articulation du récit ACT avec le tissu narratif des Ecritures, comme J le fait audacieusement en S 55 h. En effet, si la question de la résurrection était posée dans le texte du gnoséologique, voire dans celui des « croyances » perses, on serait en droit de dire avec Nicolas de Cues 161 que la question contient déjà la réponse, que les dés seraient pipés dans l'absence, du récit et de son hasard 162. Mais il en va tout autrement si c'est le récit ACT en train de se faire, ouvert sur son destin, qui pose la question au texte des récits de la puissance travaillant les corps. 160. Elle n'est, à l'instar de la philosophie, que l'un des modes de cette « question en général ».
161. Cité par DERRIDA, op. cit., pp. 223 s. 162. La question philosophique, dans le gnoséologique grec, c'est : « qu'est-ce que la vie? qu'est-ce que la mort? » La question kérygmatique, dans le narratif messia,nique, c'est plutôt : « que faire pour avoir la vie? », enchaînant sur la pratique, engendrant du récit à partir du rédt. et donc dans la logique de la XIe thèse sur Feuerbach.
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Mais ces corps-là, ceux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, sont morts, la mort a eu le dernier mot sur eux. On retrouve la logique de la lecture de J en S 55 h, supposant la logique du SYMB juif lui-même : la puissance de bénédiction doit engendrer la vie et non pas la mort. Ou bien celle-ci a le dernier mot et le Dieu d'Abraham est un Dieu de morts, ou bien ces récits-là ne sont pas encore achevés et l'on peut les relire : un Dieu de vivants peut être posé comme question 163. Posé par qui? par la puissance travaillant le corps de J articulée avec celle qui a travaillé le corps vieilli d'Abraham fécondant le ventre aussi vieilli de Sarai. Les « guérisons :., le salut produit par le récit de J, voilà ce qui affirme la résmrection des morts, le (sou)lèvement des corps des .lm annonce un soulèvement définitif. Mais J a été tué, cette affirmation ne peut pas dépasser le statut d'une question : elle reste toujours mystère, c'est-à-dire question dont la réponse reste ouverte sur la suite du récit. Le mystère du travail de la puissance sur les corps, dû à l'opacité - à la spatialité - du corps et du cœur, rejoint ainsi le mystère de la résurrection eschatologique. i) Cette question a donc partie liée avec le code MYTH où s'inscrit l'eschatologique, et ce n'est pas un hasard, car les récits concernant Abraham ont aussi un statut mythique. La démythologisation qu'on a opérée comme' condition de la reprise de la ques-: tion de la puissance dans notre texte et nos codes actuels montre ainsi ses limites. TI nous faut donc nous interroger sur la fonction de ce code MYTH dans le texte de Marc et dans celui des Ecritures en général. Cette fonction est précisément de poser, comme possibilité du jeu des récits, l'éclatement de l'horizon de finitude où la question s'inscrit nécessairement. C'est ce que raconte S 43 : « Son manteau devint d'une blancheur telle qu'aucun foulon sur terre ne peut ainsi blanchir. :. La blancheur des foulons est produite dans l'horizon de notre finitude, la « blancheur resplendissante ;) ouvre sur l'éclatement de la finitude de cet horizon. De même le déchirement du ciel en S 2, et si l'obscurité de S 71 c'est la fermeture 'du ciel, de l'horizon, comme « la pierre roulée contre l'entrée 163. La question de « l'existence de Dieu », posée dans la Somme théologique de S. Thomas comme première question (l, q. II, tout juste après celle du statut « scientifique» de la théologie), reste donc dépendante de la question de la résurrection (rangée cependant dans la Somme à la fin, III-Suppl., q. LXXV ss.). Posée par elle-même, comme la pose le théologique occidental, elle est, soit une tautologie (<<. Dieu existe-t-il? oui ») soit un non-sens (<< Dieu existe-t-il ? non ») : elle reste passible de la critique de Nicolas de Cues. Ce n'est pas un hasard que Marc ne l'ait posée, dans la distinction décisive (<< Dieu de vivants/Dieu de morts »), qu'à propos de la question de la résurrection.
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du tombeau ~ de J (S 72), l'ouverture de cette pierre et la blancheur de la robe du jeune de S 73 opèrent à nouveau l'ouverture de l'horizon. On se rend compte que la question sur le Dieu de vivants, c le Père qui est dans les cieux :. (S 54 e), au-delà de la finitude de l'horizon, n'est jamais dissociable de la question sur la résurrection des corps, et donc de celle sur la puissance travaillant nos corps sur terre. Il faudra ainsi que cet éclatement de l'horizon par le MYTH ait un corrélat dans la pratique des corps : c'est la subversion, dont dépend en fin de compte la question sur la résurrection. Celle-ci ne peut être posée comme affirmation, comme kérygme, comme proclamation, qu'à partir du travail sur les èorps en subversion des codes dominants du .sOC, ce travail puissant, libérateur, de l'Esprit. On est renvoyé, selon la logique du code ANAL, à l'œuvre concrète de l'ecclesia, « la plus petite de toutes les semences qui sont sur terre :) et « qui poussera de grandes branches :. (S 22 b3). j) On peut déterminer maintenant le sens de la problématique sur les rapports entre les systèmes de la souillure et de la dette qui a ouvert notre texte. La primauté du système de la souillure est le fait du théologique, excluant le travail de la puissance et la possibilité .de transformer la F.S., la révolution. La primauté de la dette, c'est par contre l'ouverture de ce champ autre comme champ possible. Mais J, selon Marc, va plus loin, car il exclut le système de la souillure lui-même 164 : ce n'est qu'au niveau du système de la dette, élargi de façon internationaliste aux païens, à tous les pauvres, tous les opprimés, et radicalisé jusqu'à exclure tout rapport de domination et tout meurtre, fût-ce celui par blasphème lM, ce n'est que par l'œuvre de lasubversivité radicale que la violence originaire sera vaincue, que les morts se soulèveront. TI n'y a donc pas « deux :. violences originaires, l'agression est le corrélat de l'interdit sur la violence du sexe et de la mort, seule originaire, seule primaire. A la violence secondaire de cet interdit, surdéterminée par celle du pouvoir de classe, répond une troisième violence,. celle de la subversivité messianique ou ecclésiale, ouvrant le champ de la question de la résurrection des corps. k) Concluons, c'est-à-dire ouvrons le débat. Le récit évangélique s'articule avec le jeu indéfini des récits de ses lectures, ce jeu qu'il ne faut pas clôturer, fût-ce au nom de la raison, fût-ce au nom de
164. Le messIamque exclut le prêtre, le théologique ra réintroduit avec l'episcopos. 165. Que Dt 5, 11 (cf. Lv 24, 10-23) cependant acceptait.
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Dieu. Le débat qui s'ouvre ainsi est celui de l'évaluati~n de la puissance travaillant la pratique des corps que nous sommes. Ce ne sera qu'à la mesure de cette puissance-là que l'on pourra affirmer, comme question ouverte, la résurrection et de Jésus et de nos corps : « De la mesure dont vous mesurez, vous serez mesurés, et on y ajoutera pour vous » (S 22 c5). Ce qu'il nous faut, c'est pratiquer dans le sens de la libération du pain, du corps, de la lecture, « comme un homme qui aurait jeté sa semence en terre; qu'il dorme ou qu'il se lève, la nuit ou le jour, la semence germe et pousse sans que lui il sache comment: d'elle-même la terre produit son fruit, d'abord la tige, puis l'épi, puis du blé plein l'épi, jusqu'à ce que la moisson soit à point :. (S 22 b2). L'espérance du royaume de Dieu passe par les corps. Le dieu dont orr parle dans les discours que l'ecclésiastique reproduit indéfiniment est un dieu des âmes; si Dieu il y aura, il ne peut concerner que les corps et leur puissance. 1) Ajoutons une précision. La résurrection de Jésus est affirmée à la suite de son meurtre : voit-on qu'il y aurait un sens quelconque à affirmer la résurrection d'un Jésus vieilli, mourant béatifiquement de la « bonne mort " d'une certaine piété? Ce n'est pas à partir de la mort mais seulement. du meurtre, con-séquence de la subversivité puissante, libératrice, d'une pratique de rupture avec le SOC, que la résurrection se pose comme question. C'est déjà ainsi que les Maccabées ont posé celle des combattants soulevés en insurrection contre les Syriens. Or le changement du meurtre en mort par le théologique réduit ce lieu de la question 186, la résurrection ne pourra qu'être la moisson de l'insurrection. N'est-ce pas le cas, de nos jours, du meurtre d'un Che Guevara, d'un Camilo Torres? Et plus encore, de combien d'anonymes et héroïques combattants des révolutions russe, chinoise, vietnamienne, algérienne, cubaine, chilienne ... Comment un matérialiste pourrat-il éviter de se poser la question du sens du meurtre, par exemple, des révolutionnaires russes quand, 50 ans plus tard, on voit le capitalisme d'Etat qui s'est installé en Russie? Il ne s'agit pas de faire une apologie du martyre, car le messianique (raturé) a cherché à l'éviter : c'est du lieu de la répression des corps de tant qui se lèvent contre l'emprise de l'argent, du pouvoir des armes, du dieu ou de la raison, c'est de ce lieu on ne peut plus matérialiste de la violence quotidienne sur les corps des pauvres,
166. N'est-ce pas cela qui échappe aux « chrétiens de gauche démythologisent si facilem~nt la résurrection?
~
qui
ESSAI O'ECCLÉSIOLOGIE MATÉRIALISTE
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que l'affirmation-question de la résurrection ne peut pas ne pas être posée 167.
13. UN DEBAT A OUVRIR a) Les matériaux sont immenses, du Nouveau Testament jusqu'à la « théologie de la mort de Dieu :., qui s'offrent à l'analyse d'une ecclésiologie matérialiste, telle qu'on a ici essayé d'en proposer l'ébauche. C'est toute l'histoire des rapports entre l'Eglise et les ecclesia, selon les aléas des transformations des modes de production, qui ainsi prendra un nouveau visage. Dans les phases de reproduction élargie, l'ecclésialité est très peu marquée, les ruptures de conversion souvent réduites à des récits individuels à contrecourant, d'apparence parfois réactionnaire 167bls. Dans les phases de transformation accélérées, par contre, riches d'effervescence ecclésiale, de renaissance de l'utopie eschatologique, ces rapports-là sont plus tendus, aboutissant souvent à des ruptures fracassantes, ensuite récupérées, digérées par l'appareil ecclésiastique y puisant de nouvelles forces permettant sa survie.
b) La grande secousse de la révolution industrielle bourgeoise instaurant pleinement le M.P .C., la lutte idéologique féroce entre logocentrisme et théocentrisme a fait replier l'Eglise pendant un bon siècle dans son « ghetto :., refuge des « âmes de droite :., de Pie IX à Pie XII, de Vatican l à Vatican II. Ce dernier concile, préparé par une trentaine d'années de tentatives de « renouveau :. dans l'Eglise de France acculée à la séparation d'avec l'Etat, a signifié la réconciliation des appareils théologique et clérical avec l'idéologie progressiste du capitalisme monopoliste d'Etat. Malgré sa majorité silencieuse toujours droitière, le dynamisme de nombreux clercs. et laïcs, en général de la moyenne bourgeoisie (professions' libérales, cadres moyens de l'enseignement, de la fonction publique, d'entreprises capitalistes) l'a emporté dans cet « aggiornamento ~ .auquel le nom de Jean XXIII reste lié. Soucieuse de répondre aux « besoins religieux :. de cette clientèle militante, en quête d'un c supplément d'âme:. pour leurs activités 167. On a assisté après la dernière guerre à une revalorisation de la « résurrection :t dans le discours ecclésiastique : c'est bien le symptôme du fait que, jamais niée explicitement, elle a cependant été raturée du discours ecclésiastique occidental. Voilà encore une « histoire :t à analyser. 167 bls. Comme Soljénitsyne, par exemple.
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quotidiennes à dominance politique centriste 168, la vieille maison ecclésiastique, tant bien que mal, a ravalé sa façade. c) Vers la fin des années 60, le mai 68 français étant l'un des symptômes les plus nets, le capitalisme monopoliste d'Etat, après une phase de reproduction élargie très accélérée, ::;emble entrer dans une autre de transition, à issue encore problématique. De l'école à l'armée et au système pénitentiaire, pas un seul de ses grands appareils qui n'ait présenté des signes avant-coureurs de craquements possibles. Dans ce chambardement généralisé des codes bourgeois, le nouvel espace d'une F.S. autre commence à s'ouvrir. Dans l'appareil clérical, lui aussi, des fentes sérieuses se manifestent, le « Temple ) ecclésiastique paraît promis à une destruction prochaine. N'est-ce pas le moment de relire Marc, dans son dix-neuvième centenaire? S'il fallait caractériser cet essai, on pourrait dire qu'à mon tour je prétendS faire la traduction-tradition du récit évangélique dans l'espace épistémologique nouveau. Comme la sienne, mon écriture est une écriture fruste, hors des cercles dominants, une écriture de pauvre (cette pauvreté que l'on appelle en haut lieu l'autodidactisme). Quels fruits, quelle bénédiction viendra dire la puissance qui travaille ce texte? d) L'émergence d'une frange révolutionnaire dans l'espace des Eglises est pour beaucoup dans la constatation qui commence à s'imposer que. cet espace est aussi traversé par la lutte de classes. Après une époque où quelques pionniers s'essayaient au dialogue avec les marxistes, une nouvelle génération se pose comme marxiste et chrétienne. Cequi ne va pas sans poser· la question de l'identité chrétienne: que reste-t-il du christianisme quand on réussit à se situer dans le champ où analyses et stratégies s'élaborent dans la 'peine et la polémique? La foi dont on se réclame encore ne se réduit-elle pas de plus en plus à un subjectivisme plutôt insignifiant? Voici le lieu du débat sur lequel cet essai voudraitdéboucher. Se poser à la fois en marxiste et en chrétien, cela implique 168. Que l'on me permette encore une remarque concernant l'analyse politique de l'Eglise par des chrétiens révolutionnaires. On s'attaque souvent à son c avoir, pouvoir et savoir » (selon les trois instances) de façon indifférenciée. Il est temps de comprendre que « avoir » et « pouvoir » sont, dans l'appareil clérical, au service de l'idéologique, qui est sa fOllction dominante, en tant qu'appareil (même si elle n'a plus le rôle d'idéologie dominante de naguère). La critique décisive à faire est celle de cette fonction idéologique, elle est donc d'abord d'ordre épistémologique (comme j'ai essayé de le faire ici, pour ma part). Aussi sa politique n'est pas déterminée par le souci de la manutention à tout prix de son appareil clérical, comme le veut J. Guichard (cf. Eglise, luttes de classes et stratégies politiques, pp. 120 ss), mais plutôt par le rapport de sa fonction idéologique avec les c besoins religieux ~ de sa cientèle (cf. p. 40 n. 71).
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que l'on saute le mur qui séparait les uns et les autres, comme naguère Paul et Marc ont sauté ce « mur de haine ;) séparant juifs et païens 169. Au niveau théorique cela implique que l'on puisse faire une analyse du phénomène chrétien dans 'le champ épistémologique du M.H. ; ici on a pris comme objet un texte crucial de l'exode messianique. e) On s'en souvient peut-être, notre chapitre sur le M.H. débutait par la thèse althussérienne de l'existence d'un invariant à toutes les structures des divers F.S. historiques. Si j'ai essayé de reprendre cette thèse dans la formalisation même du concept de « mode de production' », ce fut dans l'idée que seule une telle méthode pourrait permettre la transposition d'un récit ayant trait à un M.P.subA. dans le M.P.C. L'opérateur de cette transposition sera le concept d'ecclesia qu'on a produit: ne sera-t-il pas possible de le faire fonctionner comme moyen de confrontation de notre pratique actuelle dans/contre le capitalisme avec le récit de la puissance messianique? La bonne annonce de Jésus le Messie sera' alors la grille permettant de lire, avec la liberté que son étrangeté même garantit 170, les récits de nos pratiques, d'évaluer quelle puissance travaille nos corps, de quelle malédiction ils se dégagent (l'emprise des codes capitalistes), vers quelle bénédiction ils s'acheminent.
169. Cf. Ep 2, 14. 170. L'Evangile nous est étranger, il est heureux qu'il en soit ainsi. Démythologiser, ce n'est pas le rendre proche, c parole vivante :., car un texte n'est pas cela, mais le rendre" « grille de lecture :.. Or une grille étrangère empêche l'identification à l'actant J et libère mieux le jeu de nos récits.
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Michel CLÉVENOT a corrigé l'ensemble du manuscrit, du point de vue de la langue française et révisé la traduction française du texte de Marc, sur le grec.
TABLE ANALYTIQUE
TABLE DES SIGLES ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
10
CI X
13
ou LA PROBLÉMATIQUE.
Récit de l'ecriture de cet essai.
Première partie
LE CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION (essai de théorie formelle) 1.
•••••••••••••••
23
INFRASTRUCTURE ET SUPERSTRUCTURE ••••••••••••••••••
24
PRATIQUE, INSTANCE, FORMATION SOCIALE
Trois instances et trois modes.
2.
Infra-économique; infra-politique, champ et ordre symboliques, rapports de parenté, identification; l'infra-idéologique, langage, discernement de la vie/mort; la contradiction infrastructurale.
3.
MODES DE PRODUCTION ÉCONOMIQUE, POLITIQUE, IDÉOLOGIQUE.
26
Forces productives et rapports de production économique, autoproduction et contradiction économique superstructurale; autonomie, forces ordonnatrices et moyens d'ordre politique, auto-gestion et relation d'autorité, gestion étatique et relation de pouvoir, contradiction politique superstructurale; forces inscriptives et rapports idéologiques, codes dominants, auto-grammatisme, logocentrisme, contradiction idéologique superstructurale.
4.
MODES DE CmCULATION ÉCONOMIQUE, POLITIQUE, IDÉOLOGIQUE ••• , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
29
Troc économique, appareil monétaire; auto-gestion, appareil d'Etat; « troc :. idéologique, appareil logo(théo)centrique.
S.
L'ARTICULATION SUPERSTRUCTURALE DES INSTANCES. •• •• • • •
36
Economique/politique; économique/idéologique : théorie de la religion (tribale, d'Etat, sectaire), l'idéologie bourgeoise de ]a raison et ses incidences sur le politique, sur l'économique et sur la lutte de classes; politique/idéologique : famille, église, école, appareil politique et appareil idéologique.
6.
LES MODES DE CONSOMMATION ET LE SYSTÈME DES CLASSES SOCIALES • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • . • • • . • • • • • • • • . • . .
Demande économique, utopie, consumation économique ou dépense; champ politique, utopie d'ordre, consumation politique ou
41
406
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fête; consumation idéologique ou sacrificiel; la sphère du propre ; le système des classes sociales et la contradiction superstructurale.
7.
LES MODES DE CONSOMMATION COMMS LIEUX DE LECTURE DE LA FORMATION SOCIALE •••••••• ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
45
Fétichisation, lieux idéaliste et matérialiste de lecture économique, politique, idéologique, rupture.
8.
DÉTERMINATION ET CLÔTURE..........................
47
Champs économique, politique et idéologique, sous-champs respectifs (l, Il, III), problématique; surdétermination, instance dominante, détermination en dernière instance; saturation des champs : stagnation, explosion utopique, guerre.
9.
SUBASIATISMB ET ESCLAVAGISME. •• •• •• • • • . • • • . • • • • •• •• •
50
Sphère asiatique et séquence pré-capitaliste, F. S. capitalistes et non capitalistes, possession et séparation des moyens de la production dominante; mode de production asiatique et subasiatique, révolte, révolution, révolution communiste, les chances révolutionnaires dans les subasiatismes; genèse et fin de l'esclavagisme.
10.
RÉCIT, PRATIQUE, IDÉOLOGIE ••••••••••••••••••••••••••
54
Textes locutifs, narratifs, gnoséologiques ; le récit comme discours sur / de la pratique; récit et relation idéologique, reproduction et subversion des codes dominants; détermination, clôture et subversivité; compétence de l'agent; connaissance théorique de la subversivité ; récit et idéologie.
Deuxième partie
LE MODE DE PRODUCTION DE LA PALESTINE BIBLIQUE Chap. 1. L'ORDRE SYMBOLIQUE DE L'ANCIEN ISRAËL 1.
LA QUESTION DE LA LOI ••••••••••••••••••••••••••••••
63 63
a) L'ordre symbolique, permanence de sa logique comme postulat d'analyse. b) Deux thèses concernant la souillure et la dette. c) Les trois centres du champ symbolique : table, « maison :. (parenté) et sanctuaire. d) Souillure: incompatibilité et différence. e) Souillure et violence de la mort. f) Dette : extension et restriction.
2.
TABLE ET SOUILLURE ••••••••••••••••••••••••••••••••
66
a) Les animaux impurs. b) Le sang à ne pas manger. c) Les excréments.
3.
c MAISON» ET SOUILLURE
••••••••••••••••••••••••••
67
a) Interdit de l'inceste. b) De l'homosexualité et de la bestialité. c) L'espace impur. d) Les cadavres. e) Lèpre. f) Sang féminin, sperme; les impurs sont intouchables.
4.
SANCTUAffiE (TEMPLE) ET SOUILLURE
•••••••.••••••••••
69
a) Le sang du sacrifice. b) Animaux « sans défaut ». c) Les prêtres et la pureté.
S.
SENS DU SysTÈME DE LA SOUILLURE. •• •• •• • • • • • • • • • • • • • • •
a) La frontière de séparation du pur/souillé, comme vie/mort. b) Voir Dieu c'est mourir.
70
TABLE ANALYTIQUE 6.
TABLE ET DETTE ••••••••••••••••••••••••••••••••••••
a) L'extension : don aux pauvres, année sabbatique, droit de rachat; la restriction : l'interdit du vol. 7. « MAISON :1> ET DETTE •••••••••••••••••••••••••••••• a) Le don des femmes, la procréation et le « nom de la maison :1> ; la loi du lévirat. b) L'interdit d'adultère, de meurtre, de diffamation. c) Quitter et honorer père et mère. d) La « maison d'Israël :1> et l'exclusion des païens.
8.
SANCTUAIRE (TEMPLE) ET DETTE. •• • • • • •• • • •• •• • • •• • • • •
407 72 73
76
a) Le culte comme don, dépense. b) Le sabbat et le temps des fêtes. c) La mémoire du récit des origines. d) Interdit du culte d'autres dieux, des images; la puissance de Yahvé racontée par le récit de l'Exode.
9.
BÉNÉDICTION ET MALÉDICTION •••••••••••••••••••••••••
78
a) La bénédiction comme fécondité. b) La diff~rence ciel! terre. c) La pluie et le don. d) Le don et l'égalité sociale, la dette et l'exploitation sociale. e) Le don du pays. f) Guerre sainte et force, armée de métier et faiblesse. g) L'enjeu des dieux étrangers : pouvoir et puissance. h) La malédiction comme désolation. i) Don et amour, dette et loi : l'alliance.
10.
SOUILLURE ET DETTE ••••••••••••••••••••••••••••••••
a) Ce sont des hypothèses. b) Logique parallèle des deux systèmes. c) La contradiction du système de la dette : richesse et société de classes. d) Exclusion mutuelle des domaines des deux systèmes. Il. SOUILLURE, DETTE ET socIÉTÉ DE CLASSES •••••••••••••• a) Deutéronome et prophètes contre les milieux de la cour royale. b) L'exploitation des communautés villageoises par l'Etat subasiatique. c) Le système de la dette contre la société de classes. d) La lecture sacerdotale. e) Réformisme des lévites deutéronomistes et conservatisme des prêtres. f) Primauté du culte et clôture du récit prophétique. g) L'exégèse idéaliste.
Chap. II. LA PALESTINE DU rr SIÈCLE DE NOTRE ÈRE 1.
L'ARTICULATION SUBASIATISME-ESCLAVAGISME •••••••••••••
84
86
93 93
a) Le subasiatisme reste-t-il' dominant au 1er siècle? b) Judée et Galilée. c) Le matériel historique.
2.
L'INSTANCE ÉCONOMIQUE: PRODUCTION ET CIRCULATION. •• •
94
a) Agriculture, élevage, pêche. b) Artisanat. c) Ouvriers d'Etat. d) Secteur des villages, secteur des villes. e) Le monétaire. f) Le Trésor du Temple, centre de finances. g) L'impôt aux Romains. h) Economie subasiatique et circulation marchande; la surdétermination esclavagiste.
3.
L'INSTANCE POLITIQUE
•••••••••••••••••••••••••••••••
98
a) Le décalage entre l'ordre et le champ symboliques; les exclus (impurs et débiteurs) ; le souci de la pureté du sang. b) Les conseils des anciens. c) Le Sanhédrin; les grands prêtres et le pouvoir d'Etat. d) Etat romain et Etat juif.
4.
L'INSTANCE IDÉOLOGIQUE ••••••••••• ~ • • • • • • . . • • • • • • • • • •
a) Généralités. b) La Torah et ses quatre récits. c) Les livres prophétiques et l'eschatologie. d) Situation économique des scribes. e) Textes de sagesse, targumim, apocalypses. f) Religion d'Etat et zoroastrisme (en Perse); .ffets du dernier sur l'apocalyptique juive. g) Le lieu politique de la production apocalyptique : les
103
408
LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC
cercles pharisiens. h) L'eschatologie des apocalypses. i) Le code ciel/terre/abîme, anges et démons; le schéma du code mythologique selon haut/bas. j) Les clergés. k) Prêtres, scribes, pharisiens et sadducéens. 1) Les codes idéologiques. m) Le Temple, axe ciel-terre et centre symbolique du monde; l'écriture concentrique de la géographie d'Israël.
5.
LES ARTICULATIONS DES INSTANCES ET LEURS CHAMPS RESPECTIFS •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
117
a-b) Economique/politique. c) Politique/idéologique. d) Economique/idéologique: la détermination en dernière instance; du point de vue interne, la dominance de l'instance idéologique. e) Du point de vue externe, la dominance de l'instance politique romaine. f) Le champ économique et le Temple, l'or. g) Le champ politique et le Temple, le César. h) Le champ idéologique et le Temple, le Dieu. i) Le Temple et les contradictions du subasiatisme; leur surdétermination par l'esclavagisme.
6.
LA LUTTE DE CLASSES EN PALESTINE. • • •• •• • • •• • • . • • • • • •
120
a) Economique et politique : pauvreté paysanne et ouvrière, les zélotes; les classes dominantes juives et la collaboration avec l'occupant romain. b) Idéologique: autour de l'eschatologie, pharisiens contre sadducéens; horizon utopique d'Israël; les zélotes et le messianisme davidique. c) La guerre juive de 66-70 ~ le projet politique des zélotes, leur échec, le dernier combat dans le Temple. d) Effondrement du subasiatisme.
Troisième partie
LECTURE DE MARC Chap. 1. COMMENT LIRE MARC: ANALYSE STRUCTURALE OU ANALYSE TEXTUELLE DU RÉCIT? ..
129
a) L'idéologème du symbole selon J. Kristeva ou les textes mythiques. b) R. Barthes, de l'analyse structurale à l'analyse textuelle du récit: raisons d'une rupture. c) Une certaine continuité dans la rupture. d) Les codes séquentiels; les codes ACT, ANAL et STR dans Marc. e) Les codes paramétriques ; les codes TOP, GEO, CHR, MYTH, SYMB, SOC dans Marc; le code BAS. f) Le texte de Marc et la traduction française lue ici. g) Le découpage : scènes, séquences, grandes-séquences; lecture symptomale. h) « Récit » et non « histoire » ; la théorie des deux sources; Formen et Redaktiongeschichte. i) Le niveau narrateur/lecteurs; Marc, texte écrit à Rome après 70 : une hypothèse à confirmer ............
129
Chap. II. « N'AVEZ-VOUS JAMAIS LU... » MARC? .... Titre (1, 1) ...............................,............. SI (1, 2-8, 14a) : Jean comme voix ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . S2 (1, 9-13) : la descente qui ouvte l'espace narratif ....... : S3 (1, 14b-15) : boucle géographique; évocation de l'achèvement eschatologique ............................. ... .
141 141 141 143 144
TABLE ANALYTIQUE
S4-S3 : le programme du texte marcien ; le circuit des voix, la clôture textuelle .................................... S4 (1, 16-20) : les quatre au début du chemin. . . . . . . . . . . . . . S5 (1, 21a, 39a) : hors ville/ville. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . S6 (1, 21b-29a) : la pratique de J inaugurée comme différente, l'énigme du code analytique; contradiction MYTH/récit; la circulation du récit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . S7 (1, 29b-35a) : m/b, couché/levé; multiplication narrative de la pratique de J .................................... S8 (1, 35b-38) : STR J/STR F (Simon) .................... S9 (1, 39) : prière et stratégie ............................ S10 (1, 40-45a) : subversion du SYMB juif; le récit-parole. . . . Sl1 (1, 45b) : ville/hors ville dans la stratégie de J par rapport à la Foule ........................................ S12 (2, 1-12) : Jésus, les scribes et la Foule: leçon de lecture .. S13 (2, 13-17) : le cercle; l'antithèse de la subversion. .. .. . . . S14 (2, 18-22) : jeûne et rassasiement, vieux et neuf, encore la subversion· • . . .. . . .. . . . . •. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . .. S15 (2, 23-28) : n'avez-vous jamais lu? le récit, grille de lecture pour le récit ...................................... S16 (3, 1-5) : une clef de lecture de la pratique de J : sauver/perdre ........................................ S17 (3, 6) : la stratégie des Adversaires ....... ~ . . . . . . . .. . . . S5-S9, S10-Sll : relecture: stratégie de Jésus et stratégie de la Foule ............. " .... .. . . .. . . .. . . . . .. . . . . . .. . .. S12-S17 : relecture : stratégie de Jésus et stratégie des Adversaires . .•. . .. .. . . . . .. . . . . •. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . ... S18 (3, 7-12) : sommaire programmatique de 818-842 : le récit rassemble la Foule .................................. 819 (3, 13-19) : le cercle des douze. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . S20 (3, 20.22-30) : la question de la puissance dans le champ de l'idéologie dominante; « en vérité je vous le dis ~ : la des. truction de Jérusalem et la dette éternelle .............. S21 (3, 21.31-35) : rupture avec la parenté, la c: maison ~ dans le BA8 ............................................ 822 (4, 1-34) : le discours parabolique .................... a(1-2a, 33-34a) : dégagement des espaces Disciples/Foule; découpage du discours; la parabole comme grille de lecture du récit ................................ b1, c3(2b-9, 13-20) : les auditeurs partagés, c la parole ~, c'est le récit; une théorie de l'exégèse de l'évangile selon les lieux: de lecture ............ ~ . . . . . . . . . . . . . . . . . b2(26-29) : l'ignorance du semeur : logique de la narrativité évangélique .......•..'...................... b3(30-32) : la pratique de J et l'eschatologique selon l'opposition SOC/ BAS ...............................
409 144 145 146 146 148 149 149 150 151 152 154 156 157 158 159 160 160 161 162 163 164 167 168 171 172 173
410
LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC
a2, c1(33-34) : la stratégie des paraboles .......•........ c2(10-12) : le mystère et ceux du dehors. . . . . . . .. . . . . . .. c4(21-23) : le caché et le manifeste du récit. . . . . . . . . . . . . . c5(24-25) : les Disciples dans la circulation du récit (et) de la pratique .................................... 82-822 : relecture: le MYTH et le récit, l'ANAL et le 8TR; la pratique: mains, yeux (oreilles), pieds; parole-semence •... 823 (4, 35-5, la) : la question analytique (qui est J 1) dans l'espace des Disciples .................................. 824 (5, 1b-20) : la puissance et la souillure (démoniaque) ".... 825 (5, 21-24a.35-6, la) : la puissance et la mort ............ S26 (5, 24b-34) : le travail de la puissance sur le corps et le sang. 827 (6, 1b-6a) : les cp des de la c maison:. et le récit (du charpentier) ........................................... 828a-c (6, 6b-13) : la pratique des douze, extension de la pratique de J .......................................... 829.:.830 : enchâssement dans 828 .......................... 829 (6, 14-16) : la question analytique dans le champ idéologique. 830 (6, 17-29) : le jeu des désirs dans le cercle du pouvoir: le meurtre de Jean .................................... 828d (6, 30-31) : l'annonce des apôtres .................... 831 (6, 32-45) : la stratégie de la Foule et son rassasiement .. 832 (6, 46) : prière et stratégie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 833 (6, 47-53a) : la question analytique dans l'espace des Disciples et l'affaire des pains ............................ 834 (6, 53b-56) : le retour de la Foule, multiplication du récit de la pratique puissante ............................ 835 (7, 1-24a) : lecture de la pratique casuistique des scribes : souillure et dette, ventre et cœur, juifs et païens ........ 836(7, 24b-31a) : pain et pratique, le rassasiement des païens. . 837 (7~ 31b-37) : les oreilles des païens ............•....... 838 (8, 1-9) : autre récit de rassasiement de la Foule ...... 839 (8, 10-13a) : la sémiologie des pharisiens et leur destin historique ..... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 840 (8, 13b-22a) : l'attente et la barque; avoir, donner,· rassasier : clef pour le récit des pains .......................... 841 (8, 22b-26) : l'aveugle qui (ne) voit (pas) .........•.... 842a-b (8, 27-30) : lecture non linéaire et texte; la question analytique déchiffrée par Pierre, lecteur du récit; la question de la différence messianique (J / Z) .•............•..... S 18-842b :. relecture : la barque des juifs vers les païens; la stratégie du c secret messianique ;t • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • S42c-e (8, 31-9, 1) : lecb1re symptomale, contradiction entre récit et théologique prédestinataire ; le problème de, la resti-
174 175 176 176 176 178 179 181 183 184 186 187 187 188 190 191 193 194 195 195 199 200 201 202 204 205 206 210
TABLE ANALYTIQUE
tution du récit raturé : stratégie de J et stratégie zélote, affrontement et risque, le retour de l'eschatologique; les deux futurs (ecclésiaux et eschatologique); le Fils de l'homme et l'ascension collective; la question du « quand ~ de l'eschatologie, à Rome, après 70 ......•...... . . . . . .. 843 (9, 2-14a) : mythologique et théologique; Elie et Messie, le Fils de l'homme et les zélotes ...................... 844 (9, 14b-30a) : foi, prière, puissance ....... ~ . . . . . . . . . . .. 845a-b (9, 30b-32) : terme du récit galiléen. . . . . . . . . . . . . . . . .. 846 (9, 33-10, la) : les enfants et le politique dans le cercle; les persécutions des lecteurs romains .................. 845c-d (10, lb) : mémoire du récit galiléen, entrée en Judée. . .. 847 (10, 2-12) : divorce, patrimoine, amour ................ 848 (10, 13-16) : enfants-jeunes/adultes .................... S49 (10, 17-31) : « que faire? ~~ la c suite de Jésus:. et l'économique, rupture et rassasiement surabondant; l'exégèse bourgeoise ........................................ 845e-f (10, 32-34) : montée à Jérusalem: peur, selon chemin ou cercle ............................................ 850 (10, 35-45) : premiers/ derniers et pouvoir politique; le service de salut ...................................... S45g (10, 46a) .......................,.................. S51 (10, 46b-52) : l'aveugle et le fils de David .............. S45h (11, la) : quel est le but stratégique de la montée à Jérusalem? ........................................... 852 (11, 1b-7a) : l'ânon messianique ...................... S45i-j (11, 7b-ll a) : messianité zélote raturée. . . . . . . . . . . . . . . . S53a-b (11, 11a) : le Temple ou le centre. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. S54a-c (11, 12-15a) : signifiant et signifié: figuier et Temple .. S53c-e (11, 15b-19) : le Messie et le commer~e du Temple .... S54d-f (11, 20-27a) : le destin du Temple et sa lecture à Rome.. S55a-c (11, 27b-33) : question et rejet messianiques .......... d-e (12, 1-12) : parabole de la vigne-maison: le déplacement hors d~ champ symbolique juif .................. f-g (12, 13-17) : l'opposition César/Dieu ............ h (12, 18-27) : Dieu de morts/Dieu de vivants: lire la puissance et l'Ecriture .............................. i (12, 28-34a) : les équivalents principaux et le récit de la puissance; primauté du système de la dette ........ j (12, 34b) : la problématique commune à 855 ........ S56 (12, 35-40) : le Messie et David; idéologie et pratique des scribes ............ .•........... " . . . . . . . . . . . . . . . . .. SS7 (12, 41-44) : économie du Temple et économie ecclésiale .. SS8a (13, 1-2) : prédiction sur la fin du Temple ............
411
213 221 224 225 226 229 230 232 233 238 239 241 241 242 242 243 244 245 245 247 249 252 253 255 257 259 259 261 262
412
LECTURE MATÉRIALISTE DE L'ÉVANGILE DE MARC
S58b (13, 3-37) : le découpage du discours ..............•• b1 (13, 3-4) : exode; l'implication des deux questions .•.• b2 (13, 5-8) : les signes de douleurs d'enfantement .....• b3 (13, 9-13) : les récits de persécution ecclésiale •..... b4 (13, 14-23) : lecture c juive:. de la fin du Temple; la citation du lecteur : pour quoi le récit de Marc fut-il écrit; le « maintenant :. de l'écriture ............ b5 (13, 24-27) : du centre du SYMB à l'axe du MYTH ; la manifestation du secret .......................... b6 (13, 28-31) : la question du « quand ? ~ eschatologique à Rome, après 70; Marc et Luc .................. b7 (13, 32-36) : l'ignorance du récit futur et la vigilance .. S53-S58 : relecture : la destruction du Temple, conséquence du !eJet messianique et du déplacement du champ symbolique
265 265 266 267
Juif. ...••. .•• . .. .. .• . . . ..• . .. . . .. . . .... .. . . . . •. ..•.
273
268 269 270 272
S42c-S58 : relecture: le programme (restitution du récit raturé) : Jésus et zélotes, destin du Temple, exode juif vers païens, articulation des récits messianique, ecclésiaux, eschatologique
que; la puissance est l'inverse du pouvoir; le BASileïque subversion du système (SOC); l'imminence de l'eschatologique ....................................•...•.... S59a (14, 1-2) : stratégie de meurtre ................. , . . . . .. S60 (14, 3-9) : onction messianique et économie: présence des pauvres et absence du. corps de Jésus ................ S59b-d (14, 10-11) : l'échange du traitre ..................... S61 (14, 12-16) : réponse à la question (raturée) du but stratégique de la montée à Jérusalem ........................ S62 (14, 17-26a) : le commerce et la pratique du pain; le jeu topographique; nécessité et aléatoire dans la contradi~tion récit! théologique ; le pain, le corps et la puissance, le décentrement du cercle; le jeûne du vin ..............•... S63 (14, 26b-32a) : l'accomplissement du programme topographique : le retour par la Galilée; l'exclusion de la mort par la stratégie messianique ............••......•..•.....•.. S64 (14, 32b-43a) : la tentation de Gethsémani: le corps et les armes, l'("~prit et la chair ..•......•...•....•....••..• S65 (14, 43b-53a) : le baiser, les armes, le cercle brisé; le éOrpS nu ....................•.......................••. S66a (14, 53), S67a (14, 54) : parallèle Jésus/Pierre ...•.... S66b-e (14, 55-65) : la proclamation messianique et le mystère de la puissance ; le corps et les sourds .................. S67b-e (14, 66-72) : traitrise de Pierre ...................... S59-S67 : relecture : le travail du théologique dans une charnière du récit; les deux traitres et la question des c lapsi ~ à Rome ............................................ S66f-g (15, la) .........................................
274 275 276 278 279
281 285 287 290 292 293 296 297 299
TABLE ANALYTIQUE
413
S68 (15, Ib-15) : le messsianique et le zélotisme devant le pouvoir romain; les intérêts de classe de la Foule de Jérusalem S69 (15, 16-20a) : le carnaval messianique: l'ambiguïté royale .. S70 (15, 20b-22) : des signes du narrateur. . . . . .. . . . . . . . . . . . S71 (15, 23-41) : le destin du corps nu : le meurtre politique; la sémiologie des Adversaires; le silence du MYTH ; les cris et le c pourquoi? :) de l'abandon; Elie et l'échec de la dernière espérance ; la lecture païenne, le reste féminin du récit. S72 (15, 42-47) : achèvement et oscillation du récit .......• S73 (16, 1-8) : le retressement des codes du récit; l'annonce du « corps levé» et l'eschatologique; l'arrêt de la circulation du récit par la peur .......... '. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
310
Chap. UI. RELECTURE DE MARC....................
313
a) INACHÈVEMENT DE MARC .............................
313
299 303 304
305 309
La circulation du récit, pourtant. .
b) S42c-S73 : RELECTURE. .. .. . . . . .. .. .. .. . . . . .. .. .. . . ...
314
Jésus et ,les zélotes : stratégies et échecs historiques confrontés; clandestinité de Marc; la fonction apologétique du théologique.
c) THÉORIE DE LA LECTURE DE MARC......................
316
La confrontation des destins d'Israël et des ecc1esia de païens; articulation des récits messianiques, ecclésiaux, eschatologique (c en vérité je vous dis ») ; l'écriture de Paul et l'exode; l'écriture de Marc articule les deux prédictions et inverse les échecs.
d) RÉSURRECTION ET ESCHATOLOGIE ........................
318
Récits mythiques « d'apparition » et de c retour du héros :); l'achèvement eschatologique du texte; le décalage écriture/lecture et la c finale canonique ».
e) MESSIANIQUE ET THÉOLOGIQUE. .. .. . . .. .. .. .. . . .. . . . . . . .
320
Leur contradiction; le « pascal » radicalise la subversion des codes dominants. .
f) MARC ET LES AUTRES ÉVANGILES. . . . . .. .. . . .. .. .. . . . . . .. L'effacement progressif des symptômes du messianique et de l'articulation STR/ ANAL dans les trois autres évangiles; la remythologisation du récit; le c récit » chassé par c l'histoire » dans l'exégèse bourgeoise.
321
Quatrième partie
ESSAI D'ECCLÉSIOLOGIE MATÉRIALISTE 1. LA PROBLÉMATIQUE D'UNE ECCLÉSIOLOGIE MATÉRIALISTE. . .. a) Une analyse historique du christianisme. b) La question de sa genèse. c) Le choix de Marc comme objet d'analyse; l'objet d'une ecclésiologic matérialiste; la contradiction messianique/théologique. ,d) La question de la transformation du christianisme en religion d'Etat. e) La production théorique.
327
LECTURE MATÉRIALISTE DE L~ÉVANGILE DE MARC
414 2.
LA PRATIQUE DES MAINS OU LA CHARITÉ...... ••••• •••••
330
a) Les trois niveaux de la pratique de Jésus. b) La transformation des corps. c) Valeur d'usage/valeur d'échange, pauvres/riches. d) Les pains et le corps. e} L'extension utopique du cercle : la table mondiale de rassasiement; Dieu/Argent. f) Le second commandement ou le don/dette : la charité.
3.' LA
PRATIQUE DES pmDS OU L'ESPÉRANCE. •• •• •• •• •• •• •••
333
a) Le déplacement géographique de la pratique de Jésus. b) Le chemin et la proclamation. c) Subversion et déplacement du champ symbolique juif (rapports de parenté, seigneurs/serviteurs, adultes/enfants-jeunes, roi/Messie, le service. d) L'absence de Jésus à la Foule : le décentrement du cercle et l'exode. e) La stratégie de clandestinité; le niveau politique de la pratique. f) Le " chemin du cercle : l'espérance.
4.
LA PRATIQUE DES YEUX OU LA FOI ••••••••••••••••••••
337
a) Lire le récit ou la foi. b) La lecture et son lieu de classe : les' Adversaires. c) La Foule et les Disciples. d) Mécanismes et structure de la lecture; lire la bénédiction du lieu matérialiste. e) Absence d'enseignement : la lecture à prendre; scribes/ disciples. g) Les deux temps de lecture ; niveau idéologique : la foi.
5.
LE CONCEPT DE LA PRATIQUE MESSIANIQUE •••••••••••••••
340
a) Le jeu des codes. b) Charité, espérance, foi: une seule pratique complexe produisant un nouveau système de rapports, l'ecclésialité; la conversion. c) Théorie de la prière messianique. d) Elargir la définition althussérienne de « pratique »... e) ... aux pratiques subversives : lectures, stratégies; récit, pratique, idéologie. f) Le messianique comme pratique de lutte de classes.
6.
LA PRATIQUE COMME SEMENCE-PAROLE............. •• •••
344
a) Sujet, corps, force, puissance : le cœur comme instance de vigilance. b) Le travail de la parole, le mystère; le récit messianique, clef de lecture du grand texte narratif. c} Le travail de la semence en S27 ; la vérité et l'erreur (de lecture) ; la pratique et l'évangile de la résurrection des corps. d) Le travail meurtrier de l'argent et du pouvoir. e) La question de la puissance: vie ou mort? f) L'Esprit : ouverture du champ d'une autre société, nouvelle. g} Le leurre de l'exégèse bourgeoise: le cœur comme intériorité pure, le corps exclu.
7.
JÉsus ET LES ZÉLOTES DANS MARC ••••• ". • • • •• • • •• • • • • • ••
350
a) Leur place dans le récit. b) Réformisme et nationalisme zélote. c) La stratégie messianique : radicalement communiste, non.:.révolutionnaire, internationaliste. d) Le messianique et le système de la dette. e) L'internationalisme et le principe d'extension du don. f) Plaisir et utopie, valeur d'usage et pauvreté. g) La « nonviolence ~ est théologique.
8.
L'ECCLESIA COMME PRATIQUE ••••••••••.•.••.••.••..•••
356
a) Niveau narrateur-lecteurs : traduction-tradition. b) L'appartenance de classe des lecteurs de Marc. c) L'ecclesia, espace de lecture et vigilance. d) L'ecclesia, concept d'une pratique. e) « Ecclesia ~ chez Matthieu et chez Paul. f) La question de « l'identité chrétienne ~ déplacée vers celle, de la pratique ecclésiale.
9.
LE KÉRYGME DE LA PUISSANCE OU L'AFFIRMATION APOSTOLIQUE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
a) Messianique. et apostolique. b) Ecriture apostolique. c) Bref résumé de la philosophie du corps de Nietzsche (selon Deleuze). d) Nietzsche et matérialisme marxiste : cinq remarque's. e) I.:im-
3,60
TABLE ANALYTIQUE
4]~
passe stratégique de Nietzsche. f) L'affirmation apostolique du messianique. g) Gethsémani et Golgotha : un c actif :b devant la tentation et la mort. h) Le triple mouvement kérygmatique : devenir et être (Jésus est le Fils de l'homme), multiple et un (sacrificiel, coupe, baptême), hasard et nécessité (<< il est écrit »). i) Jésus est' le Messie, (il) le Fils de l'homme reviendra bientôt.. j) Nietzsche et le christianisme.
10.
LE DISCOURS DE L'IMPUISSANCE OU LA NÉGATION THÉOLOGIQUE.
373
a) La question de la structure du théologique. b) La prédestination comme négation; le christo logique : recentration (du Christ) dans le cercle ecclésial; le sotériologique : la rançon et le sang de l'a1liance; le Christ comme équivalent général des chrétiens. c) La transformation, par le théologique, du meurtre en mort : le rétablissement du système de la souillure dans le « christianisme ~. d) Les classes exploitées dans l'empire romain au Fr siècle et les religions sectaires. e) Les chrétiens : exploitation économique et impuissance politique, les persécutions de Néron. f) La question du « quand? » de l'eschatologie; la clôture mythologique du théologique. g) La question des « lapsi » et l'unité des ecclesia; le lieu épiscopal (sacerdotal) du théologique. h) Le recours aux codes du matérialisme historique. .
11.
L'ENJEU POLITIQUE DE LA DÉMYTHOLOGISATION ••.•••••••••
382
a) Le messianique démythologise. b) La fonction démythologisante des Ecritures. c)· La remythologisation; questions d'~cclésiologie matérialiste. cl) L'impasse de la démythologisation bourgeoise. e) Rupture et continuité de l'eschatologique : le Fils de l'homme et l'ecclésiaIité communiste. f) Après Mai 68.
12.
LA RÉSURRECTION, QUESTION SUR LE CORPS. • • . . . • • • • • • .•
388
a) La question des « miracles» et la résurrection. b) La différence des codes SYMB et MYTH dans Marc, c) La résurrection affirmée comme question.· d) Le logocentrisme et l'exégèse bourgeoise. e) « Nous ne savons même pas ce que peut un corps» (Spinoza). f) La résurrection, dernière question d'une société communiste. g) La « question » et la. finitude de l'horizon; le « pourquoi? ». du Golgotha et le théologique; la question des chrétiens de Rome. h) Mystère et récit. i) Le mythologique et la non-clôture du jeu narratif; subversion et résurrection. j) Violence ecclésiale et souillure/dette. k) D~bat sur la puissance, sur la libération. 1) L'insurrection, lieu de la question sur la résurrection.
13.
UN DÉBAT À OUVRIR • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • .•
397
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401
BIBLIOGRAPHIE
Achevé d'imprimer le 12 juin 1976 sur les presses de J'imprimerie Laballery et CJe Numéro d'éditeur: 6710 Numéro d'imprimeur: 18292 Dépot légal: 3 e trimestre 1976 Imprimé en France