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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France╛╛: Marie Guyart de l’Incarnation et les autres fondateurs religieux
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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-Franceâ•›: Marie Guyart de l’Incarnation et les autres fondateurs religieux
Sous la direction de
Raymond Brodeur, Dominique Deslandres et Thérèse Nadeau-Lacour
Les Presses de l’Université Laval
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur Â�programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÛ) pour nos activités d’édition. Cet ouvrage a été réalisé à la suite du colloque international « Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France : Marie Guyart de l’Incarnation et les autres fondateurs religieux », tenu à Québec du 29 septembre au 3 octobre 2008 grâce au soutien financier des partenaires suivants╛╛: Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada Le Fonds Cardinal Maurice-Roy Le Fonds Gérard-Dion La Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval La Province des Ursulines de Québec
Mise en pages╛╛: In Situ inc. Maquette de couverture╛╛: Mariette Montambault L’illustration de la couverture a été gracieusement offerte par les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec. © Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2009 ISBN 978-2-7637-8941-5 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université Université Laval, Québec Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com
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Table des matières Présentation€....................................................................................
1
Introduction.....................................................................................
3
Raymond BrodeurThérèse Nadeau-LacourDominique Deslandres
Première partie L’émergence du sujet à l’aube de la modernité Chapitre 1
La «â•›subjectivitéâ•›» dans les contextes spirituels et philosophiques du XVIIe siècle..................................................... 11 Jean-Robert Armogathe Chapitre 2
Marie Guyart, une femme dans tous ses états................................... 25 Thérèse Nadeau-Lacour Chapitre 3
L’émergence du «â•›jeâ•›» dans les écritures croisées de Marie de l’Incarnation et de Claude Martin, son fils.................... 61 Isabelle Landy-Houillon Chapitre 4
Marie de l’Incarnation, porteuse de la culture de son temps.............. 75 Pamela Park Chapitre 5
Ûmergence d’affirmation identitaire chez des femmes mystiques....... 85 Monique Dumais, o.s.u. Chapitre 6
Les audaces «â•›laïqueâ•›» et «â•›féminineâ•›», «â•›moderneâ•›» et «â•›postmoderneâ•›»............................................................................ 95 Chantal Théry
VIII
Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France
Deuxième partie Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›:de l’utopie à la réalité Chapitre 7
L’utopie mystique et les tracas de la fondation de la Nouvelle-France....................................................................... 113 Dominique Deslandres Chapitre 8
Réseaux sociaux et construction de ponts transocéaniques par Marie Guyard de l’Incarnation .................................................. 131 Françoise Deroy-Pineau Chapitre 9
Aller vers un monde inconnuâ•›: les Jésuites français et les missions en Nouvelle-France et dans l’Empire ottoman au XVIIe siècle........... 143 Adina Ruiu Chapitre 10
Les parallèles entre «â•›l’esprit post-tridentinâ•›» et «â•›l’esprit post-Vatican IIâ•›».............................................................. 157 Gilles Routhier
Troisième partie Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›: apports aux mondes de l’éducation et de la santé
Chapitre 11
Soigner et éduquerâ•›: transferts, hésitations et intuitions chez Marie de l’Incarnation.............................................................. 169 Jean-Pierre Gutton Chapitre 12
Marie de l’Incarnation à Québec, Marguerite Bourgeoys à Montréal, une même passion pour Dieu et pour l’éducation, dans des cadres différents.................................................................. 181 Lorraine Caza, c.n.d. Chapitre 13
D’hier à aujourd’huiâ•›: le souffle inspirant des politiques de santé et d’éducation..................................................................... 215 Catherine Fino, f.m.a.
Table des matières
IX
Chapitre 14
Soigner dans les débuts du XVIIe siècle en Nouvelle-France.............. 229 Carmelle Bisson, a.m.j. Chapitre 15
Enseigner en Nouvelle-France au début du XVIIe siècle.................... 241 Raymond Brodeur Chapitre 16
L’action éducative de Marie Guyartâ•›: une pédagogie de l’Être et du Cœur....................................................................................... 251 Cécile Dionne
Quatrième partie La rencontre des autres Chapitre 17
Le désir de reconnaissance et l’amitié................................................ 261 Thomas De Koninck Chapitre 18
Faire société avec les autres............................................................... 273 Jacques Audinet Chapitre 19
Comment concilier la reconnaissance de l’autre et l’appel à la conversionâ•›?. .............................................................................. 297 Jacques Racine Chapitre 20
Le projet des Jésuites en Nouvelle-France......................................... 309 Gilles Drolet Chapitre 21
De la rencontre au dialogue entre sujetsâ•›: conversion, inculturation et indigénisation du christianisme chez les peuples du Grand Nord...... 333 Frédéric Laugrand Chapitre 22
Du salut des âmes au sauvetage identitaireâ•›: Jean de Brébeuf et ses émules au service de la spiritualité huronne préchrétienne....... 349 Louis-Jacques Dorais
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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France
Chapitre 23
Leonard Cohen et Catherine Tekakwitha. Les Perdants Magnifiques et les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola...................................... 355 Alexandra Pleshoyano
Cinquième partie Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission Chapitre 24
Vocation et mission chez Marie de l’Incarnation............................... 379 Bernard Peyrous Chapitre 25
L’expansion missionnaire au siècle des âmes...................................... 403 Vincent Siret, s.j.m.v. Chapitre 26
Quatre déplacements provoqués par l’étranger.................................. 415 Pierre-René Côté Chapitre 27
L’expérience mystique, sommet de l’émergence du sujet chez Marie de l’Incarnation, ou la dynamique du mariage spirituel.......... 423 Thierry Barbeau, o.s.b. Chapitre 28
La «â•›penteâ•›»vers la charitéchez Marie Guyart de l’Incarnation............ 447 Rita Gagné, o.s.u. Chapitre 29
Mystique nuptiale et mystique apostolique d’hier à aujourd’hui....... 457 Yvette Côté, o.s.u.
Résumés des textes €......................................................................... 467
Présentation€
U
n vieil adage dit que pour mieux comprendre où on va, il est important de comprendre d’où on vient. Profitant de l’occasion du 400e anniversaire de la fondation de Québec (1608-2008), des femmes et des hommes passionnés à la fois d’histoire et de spiritualité, ont uni leurs efforts pour risquer un retour au «â•›souffle des fondateurs religieuxâ•›» comme Marie de l’Incarnation et les premiers missionnaires. Ils ont cherché à proposer des lectures inédites de cette «â•›modernitéâ•›» à laquelle appartenaient ces personnes aux grandes aspirations. Au fil de cet ouvrage, le lecteur sera à même de pénétrer dans cet univers complexe d’un monde intérieur bien vivant qui, en plus d’affirmer l’identité des sujets impliqués, inspire de grandes actions relatives à la vie politique, à l’éducation, au monde de la santé et à la rencontre des étrangers. Un ouvrage qui montre sous un nouveau jour des tranches importantes de «â•›l’épopée mystiqueâ•›» dont parlait naguère Georges Goyau(1924) et qui montre comment la vitalité spirituelle a contribué (et peut contribuer encore) à ce qui fonde la société d’aujourd’hui. Avec la participation deâ•›: Jean-Robert Armogathe, Ûcole pratique des Hautes Ûtudes, Sorbonne, France Thérèse Nadeau-Lacour, Université du Québec à Trois-Rivières, Â�Québec Isabelle Landy-Houillon, Université de Paris€VII Denis-Diderot, France Pamela Park, Université de l’Ûtat d’Idaho, Ûtats-Unis Monique Dumais, Université du Québec à Rimouski, Québec Chantal Théry, Université Laval, Québec Dominique Deslandres, Université de Montréal, Montréal Françoise Deroy-Pineau, Chercheure autonome, Tours, France, et Â�Montréal, Québec Adina Ruiu, doctorante en histoire, Université de Montréal, Montréal Gilles Routhier, Université Laval, Québec Jean-Pierre Gutton, Université Lyon2, Lyon, France Lorraine Caza, c.n.d., Longueuil, Canada ˘
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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France
Catherine Fino, Institut catholique de Paris, France Carmelle Bisson, Monastère des Augustines, Roberval, Québec Raymond Brodeur, Université Laval, Québec Cécile Dionne, Institut de Psychothérapie du Québec, Québec Thomas De Koninck, Université Laval, Québec Jacques Audinet, Institut catholique de Paris et Université de Metz, France Jacques Racine, Université Laval, Québec Gilles Drolet, Collège Notre-Dame-de-Foy, Québec Frédéric Laugrand, Université Laval, Québec Louis-Jacques Dorais, Université Laval, Québec Alexandra Pleshoyano, Université de Sherbrooke, Québec Bernard Peyrous, Communauté de l’Emmanuel, France Vincent Siret, Séminaire international d’Ars, France Pierre-René Côté, Université Laval, Québec Dom Thierry Barbeau, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, France Rita Gagné, animatrice d’accompagnement spirituel, Québec Yvette Côté, Accompagnatrice spirituelle, Québec
Introduction
Raymond Brodeur Thérèse Nadeau-Lacour Dominique Deslandres Membres du Comité scientifique du CÉMI
L
es sociétés occidentales sont ébranlées par une crise interminable de la modernité1. De nombreux travaux élaborés dans les domaines de l’histoire, de la sociologie, de la philosophie, de l’anthropologie, de la théologie, de la spiritualité, de la psychologie et de la pédagogie révèlent la profonde perturbation du sujet moderne qui le pousse à remettre en question ses manières de vivre, ses rapports aux autorités et ses références culturelles et spirituelles. Des universitaires comme Charles Taylor, Thomas De Koninck, Jacques Grand’Maison, pour n’en citer que quelques-uns plus près de nous, traitent du sujet «â•›postmoderneâ•›» caractérisé par le pluriel, le multiculturel, l’effritement des valeurs et des significations de longue durée inscrites dans une mémoire structurante. Depuis 1993, dans le cadre des travaux initiés par le Centre d’Ûtudes Marie-de-l’Incarnation2, des chercheurs de diverses disciplines ont résolu de se rencontrer régulièrement pour étudier la vie et l’œuvre de Marie Guyart, devenue, en religion, Marie de l’Incarnation, née à Tours, en 1599, et décédée à Québec, en 1672. Ces chercheurs ont conjugué leurs efforts dans le cadre de séminaires de lectures interdisciplinaires et de colloques annuels portant sur des thèmes aussi divers que l’expérience mystique, le positionnement
1. Jean-Louis Souletie, La crise, une chance pour la foi, Paris, Ûditions de l’Atelier/Ûditions ouvrières, 2002. 2. Le Centre d’Ûtudes Marie-de-l’Incarnation (CÛMI) est intégré à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, Québec.
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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France
politique, la vocation religieuse, la direction spirituelle, l’engagement et l’action dans le monde3. Le présent ouvrage, dans le contexte du 400e anniversaire de fondation de Québec, se ressaisit des pistes de recherche ouvertes par des travaux récents sur Marie de l’Incarnation et les autres fondateurs religieux de la Nouvelle-France, selon une perspective radicalement nouvelle qui se caractérise par le désir de mieux comprendre ce qui constitue le souffle inspirant des fondateurs. Il n’est pas inutile de rappeler ici, pour les lecteurs moins familiers de cette époque, que Marie Guyart de l’Incarnation est contemporaine exacte de Descartes et de Pascal. Elle appartient donc d’emblée à l’univers de cette modernité en gestation au début du XVIIe siècle. Les travaux accomplis jusqu’à présent nous ont fait découvrir, qu’en plus d’être parties prenantes de cette modernité qui les traverse, ces fondateurs religieux la dépassent radicalement. C’est cette perspective que nous voulions explorer en organisant le colloque international qui a eu lieu à Québec, du 29 septembre au 3 octobre 2008, en cinq lieux différents de la ville de Québec4. Ce sont les résultats de ces travaux que nous voulons rendre accessibles par le présent ouvrage. À posteriori, on constate que ces racines de la modernité liées à l’émergence du sujet et à l’affirmation des êtres ont souvent été occultées par une rationalité triomphante qui a servi les intérêts d’autorités religieuses et civiles soucieuses de préserver un certain ordre des choses et des idées. Dans cette dynamique historique amorcée à la fin du XVIIe siècle et qui traversera tout le XVIIIe et une partie du XIXe siècle, des écrits comme ceux de Marie de l’Incarnation sont passés à l’oubli. Ils n’ont refait surface que grâce à des érudits et à des maîtres intellectuels qui, comme Henri Brémond (1916), pressentant leur richesse inexplorée, les firent émerger de cet oubli et redécouvrir.
3. Voir «â•›Regards pluriels sur Marie Guyart de l’Incarnationâ•›», R.€Brodeur, dir., Laval théologique et philosophique, 53/2 (juin 1997)â•›; Marie de l’Incarnation, entre mère et filsâ•›: le dialogue des vocations, R.€Brodeur, dir., Québec, Presses de l’Université Laval, 2000â•›; Femme, mystique et missionnaire. Marie Guyart de l’Incarnation, R.€Brodeur, dir., Québec, Presses de l’Université Laval, 2001. 4. Les rencontres ont eu lieu le 29 septembre au pavillon La Laurentienne de l’Université Lavalâ•›; le€30€septembre, à la Citadelle de Québec en la résidence de la Gouverneure générale du Canadaâ•›; le€1er€octobre à l’Hôpital général de Québecâ•›; le 2 octobre, à la salle Kondiaronk du village Wendake, près de Québecâ•›; et enfin, le 3 octobre, au vieux Monastère des Ursulines de Québec.
Introduction
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Les travaux accomplis à partir des écrits de Marie de l’Incarnation et des autres fondateurs permettent de revisiter des jugements globaux, souvent hâtifs, qui ont rapport au monde des êtres, des sociétés, des idées et des valeurs. Voici deux exemples de ce renversement des perspectives. D’une part, dans l’histoire des rapports sociaux, décoder les motivations de l’Ursuline permet de révéler et de comprendre le rôle socioreligieux tout à fait intégré, qu’au XVIIe siècle, la société attribuait aux femmes et qu’elles-mêmes s’attribuaient, alors même que les discours clérical et juridique se durcissaient à leur égard. D’autre part, sur le plan théologique, les corpus littéraires produits en particulier par Marie de l’Incarnation et par les Jésuites articulent puissamment des courants spirituels qu’on oppose souvent telles les mystiques nuptiale et apostolique. À ce propos, un des grands spécialistes contemporains de la théologie spirituelle, Charles-André Bernard accorde une place stratégique à l’œuvre de Marie de l’Incarnation, en lui faisant conclure l’ensemble des trois tomes de son magistral ouvrage synthèse intitulé Le Dieu des mystiques5. Il démontre que cette femme du XVIIe siècle est, aujourd’hui, une incontournable source d’inspiration pour le renouveau spirituel et la reconstruction d’une théologie dynamique et stimulante qui met en dialogue permanent la vie intérieure et l’action. Cela vient du fait que cette femme a su intégrer, au cœur même de sa vie, un système de représentations, un imaginaire et un projet global qui concernaient autant le social, le culturel, l’économique, le politique que le théologique et le spirituel. De Mircea Eliade (Le sacré et le profane, 1965) à Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, 1985) à Jean Rohou (Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, 2002) et Jacques Le Brun (La jouissance et le trouble, 2004), les chercheurs ont mis en évidence la transition conflictuelle entre soumission religieuse et libre entreprise et aussi entre cœur et raison. Or, si le courant de la raison a été bien repér逖 au point d’être considéré comme l’unique fondement de la modernit逖 le courant davantage mystique qu’illustrent les fondateurs religieux de Québec mérite notre attention. En effet, s’il a survécu de façon souterraine, relégué à l’arrière-plan par le courant rationaliste postcartésien, il n’en a pas moins offert, comme par anticipation, des réponses pertinentes aux problèmes posés par la modernit逖 des réponses qui, par ce fait même, valent la peine d’être étudiées aujourd’hui.
5. Charlesâ•‚André Bernard, Le Dieu des mystiques. Tome III. Mystique et Action, Paris, Cerf (coll.€«â•›Théologiesâ•›»), 2000.
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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France
Un des effets du rationalisme est d’avoir entraîné, peu à peu, la pensée vers le dualisme qui oppose aussi bien théorie et pratique€– un mouvement qui culmine chez Kant€– que, relativement au sujet, identité et altérité. Il n’en était rien chez Marie de l’Incarnation ni chez François de Montmorency Laval ou le jésuite Louis-Marie Chaumonot. Leurs expériences, évolutives, sont sans cesse tendues par la dynamique réciproque qui lie, en eux, dimension mystique (la contemplation) et dimension apostolique (l’action)6. On se trouve ici confronté à une structure anthropologique telle qu’on peut dire, en termes de théologie spirituelle, que la quête de sens est inséparable de la saisie amoureuse ou de la quête d’une présence. Cette dimension anthropologique rejoint ce que Marie de l’Incarnation nomme son «â•›état foncierâ•›». Elle correspond à la contemplation au cœur même de l’action. «â•›Jamaisâ•›», a écrit Marie de l’Incarnation, «â•›elle n’a été trompée par le fond d’âmeâ•›». Chez ces fondateurs, il y a ce qu’ils sont en train de vivre et il y a l’inachevé sans cesse en train de se réaliser. Autrement dit, l’état foncier est le lieu où l’achèvement est impossible. Chacun est toujours «â•›en construction7â•›». Nous avons fait mention, précédemment, du quatre centième anniversaire de Québec. Ceux que nous désignons du générique «â•›les fondateurs religieux de la Nouvelle-Franceâ•›» ont contribué à la fondation de Québec non seulement sous une modalité mystique et religieuse, mais en influençant les choix relatifs aux diverses réalités politiques, économiques et culturelles qui entrent en jeu dans la fondation d’une telle colonie. On peut parler, à cet égard, du «â•›souffle inspirant des fondateursâ•›», un souffle qui influe sur leurs interventions. C’est d’ailleurs en fonction de ces réalités que le plan général du présent ouvrage a été articulé autour des cinq axes suivantsâ•›: 1)€l’émergence du sujet à l’aube de la modernité 2) leurs positionnements dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›: de l’utopie à la réalitéâ•›; 3)€leur influences dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›: apports aux mondes de l’éducation et de la santéâ•›; 4) leur rencontre des «â•›autresâ•›» et 5)€la dynamique inhérente à leur vocation et à leur mission. L’ouvrage veut aider à reconnaître, chez les fondateurs et les bâtisseurs comme Marie Guyart de l’Incarnation, un fil «â•›inspirantâ•›» qui a été oublié, 6. Voir Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre CCXXXIIIâ•›: à son fils du 19 octobre 1667â•›», dans Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p.€795. 7. Voir Marie de l’Incarnation, «â•›Sixième état d’oraisonâ•›: XVIII-XXIâ•›», Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, Dom A. Jamet, éd., Québec, Ûditions des Ursulines, 1985, p.€119â•‚136.
Introduction
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sinon coupé. En mettant au jour ce «â•›souffle qui était déjà làâ•›», et qu’on a pu ignorer, mais qui a tout de même survécu et contribué à faire vivre, à faire exister des personnes, un peuple, une culture, un monde, l’ensemble de cet ouvrage est proposé comme un acte de mémoire singulier, propre à ouvrir des perspectives d’avenir inédites. On souhaite que cet ouvrage contribue à mettre au jour les dimensions fondatrices d’une expérience humaine, souvent ensevelies par toutes sortes de contingences mais qui ont néanmoins servi de pierres d’attente pour faire des choix éclairés et porteurs d’avenir chez plusieurs générations jusqu’à nos jours. Raymond Brodeur Dominique Deslandres Thérèse Nadeau-Lacour
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Première partie
L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 1
La «â•›subjectivitéâ•›» dans les contextes spirituels et philosophiques du XVIIe siècle
Jean-Robert Armogathe École Pratique des Hautes Études, Sorbonne, Paris, France
I
l est bien difficile de localiser le déclencheur qui a permis le grand basculement du XVIe siècle. D’abord parce qu’il n’y a pas eu un seul déclencheurâ•›: de nouveaux horizons géographiques, technologiques, idéologiques, religieux, politiques se sont ouverts sous les yeux des hommes de ce temps. Nous ne retiendrons que trois dates, trois événements bien différents qui se rapportent au même objet.
En premier lieu, la Prognosticatio de Lichtenberger (Joh. Grümbach †Â€1503), parue à Heidelberg en 1488â•›; Il s’agit d’une compilation de prophéties, dans le style des almanachs populaires, qui connut un succès extraordinaireâ•›: plus de cinquante éditions au seizième siècle, de nombreuses éditions partielles et d’innombrables copies manuscrites. À partir de la conjonction de Jupiter avec Saturne, en 1484, dans le signe du Scorpion, l’auteur, astrologue de l’Empereur Frédéric III, discute du Pape et de l’Ûglise, de l’Empereur et de l’Empire, des Turcs et des Juifs. Le succès du texte est attesté par un fait précisâ•›: Luther écrivit une préface pour la traduction allemande par Stefan Rodt (Wittenberg, 1527). Soulignons que les dates des rééditions, intégrales ou partielles, de la Prognosticatio au XVIIe siècle sont significatives des moments de grand péril politique ou militaire dans les pays allemandsâ•›: elle connut six éditions partielles en 1620-1621, aux 11
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
débuts de la Guerre de Trente ans, cinq autres entre 1686 et 1691, quand la menace française pesait sur le Rhin1. Prenons ensuite 1492, quatre ans plus tard, la découverte des Indes occidentalesâ•›: le récit de Christophe Colomb fait le tour de l’Europe, le monde est clos, il n’y a plus d’espace inconnu, il ne reste plus pour rêver que l’Utopie€– et c’est pourquoi Thomas More écrit son roman en 1516. Enfin, à la génération suivante, l’an 1543, annus mirabilis, où paraît à la fois la première traduction latine d’Archimède, et deux autres ouvrages, le De revolutionibus orbium cœlestium, œuvre d’un chanoine polonais, Nicolas Copernic, qui proposait de situer le Soleil au centre du système de notre univers planétaire et un ouvrage médical, le De structura corporis humani, œuvre d’un médecin italien, Vésale. Archimède, Copernic, Vésaleâ•›: la parution concomitante des trois ouvrages, celui de l’ingénieur, celui de l’astronome et celui du médecin, est un signe extraordinaireâ•›; avec Archimède, c’est le temps de la culture technique (et technicienne) qui s’annonce, tandis que Vésale renverse la description médiévale de l’homme, des pieds à la tête et reprend la description aristotélicienneâ•›: a capite ad calcem. Dans un cas, le monde changeait de base, le Soleil intégrait le centre de l’univers des hommes, la Terre devenant une planète parmi les autres. Mais l’homme, dans le même moment, devenait l’objet d’un examen descriptif où la structure de son corps était l’unique référence admise. Il est inutile d’accumuler les exemplesâ•›: on comprendra que cette multiplication de choses nouvelles, rapidement et largement diffusées par l’imprimerie et le relais des almanachs, a entraîné une «â•›révolutionâ•›», une mutation radicale des esprits. D’une certaine manière, l’humanisme lettré a ralenti l’émancipation des «â•›anciensâ•›», et le seizième siècle ne s’est pas considéré comme un siècle «â•›moderneâ•›». Le siècle suivant, le dix-septième, en revanche, s’est très vite affiché comme conscient des paramètres nouveaux qui le constituent en tant que «â•›siècleâ•›», comme on dit «â•›le siècle d’Alexandreâ•›» ou «â•›le siècle d’Augusteâ•›»â•›: il en est deux témoins principaux, l’un dans le domaine des sciences, l’autre dans celui de la politique. C’est, dit-on, Juste Lipse (1547-1606) qui aurait inauguré l’expression «â•›Moyen Âgeâ•›», située entre l’Antiquité et son époque «â•›moderneâ•›». Le sentiment est fort d’une rupture sur plusieurs points, et les chronographes le manifestentâ•›: en 1616, Claude Villette, dans ses Annales de l’Église catholique mariés avec l’histoire 1. Ajoutons que le texte connut encore une édition complète en 1810 (Amsterdam) et une autre, partielle, avec un pamphlet de Kotzebue (1761-1818) contre Napoléon, en 1813 (Berlin et Halle).
1 – La «â•›subjectivitéâ•›» dans les contextes spirituels et philosophiques du XVIIe siècle
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de France en seize siècles ou centaines d’années, annonce l’avènement de l’«â•›ultime siècleâ•›», «â•›le siècle dix-septièmeâ•›», «â•›siècle sans pareil en paix et en justiceâ•›» et «â•›siècle des merveilles de Dieuâ•›» (p. 953). Déjà un commentateur de Nostradamus, Chavigny, avait salué en Henri IV «â•›le Prince dont la Majesté divine se veut servir en ce renouvellement de sièclesâ•›» (Pléiades, 1603). Au nouveau monde des grandes découvertes géographiques, de nouveaux astres viennent s’ajouter, orbis novus, stellae novae, étoiles de 1572 ou satellites de Jupiter en 1610. Un tableau permet de mieux saisir l’importance du phénomène, constitué à partir des livres de science et de médecine dont le titre annonce la «â•›nouveauté2â•›».
La première décennie est marquée par les stellae novae de 1604. En dépit de son caractère non exhaustif, l’enquête laisse apparaître une croissance nette dans la seconde moitié du siècle, avec un pic dans les années 1670. Les auteurs avaient la conviction de présenter des hypothèses nouvelles, des techniques ou des machines innovantes, ou encore de traiter de «â•›questions inouïesâ•›», comme Mersenne intitule son recueil de 1634. Depuis la fin du XVIe siècle, la notion de «â•›progrès des sciences et des artsâ•›» prend toute sa consistance comme un service rendu «â•›au public3â•›». Un 2. Ûtabli à partir de la liste de Lynn Thorndike, «â•›Newness and Novelty in SeventeenthCentury Science and Medicineâ•›», dans Roots of Scientific Knowledge. A Cultural Perspective, P. P. Wiener et A.€Noland,€éd., New York, Basic Books, 1957, p. 443-457. 3. H. R. Jauss «â•›Zum geschichtlichen Ursprung der Fortschrittsideeâ•›», dans Die Philosophie und die Frage nach dem Fortschritt, Verhandlungen des 7. Deutschen Kongresses für Philosophie, Münster in Westfalen, 1962, H. Kuhn et F. Wiedmann, dir., München, Verlag A. Pustet, 1964, p. 51s.
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
remarquable exemple est un traité sur l’aiguille aimantée de la boussole, publié à Londres en 1581 par un ancien navigateur, Robert Norman. Ce petit livre décrit plusieurs instruments nautiques de son invention, en vente à son atelierâ•›; il contient des tables astronomiques et divers conseils pour la navigation. Norman ne cache pas «â•›la jouissance incroyableâ•›» que causent les découvertes, mais il rejette ces motifs personnels de satisfaction. Le véritable inventeur, explique-t-il, ne doit poursuivre que «â•›la gloire de Dieu ou la poursuite de la commodité du publicâ•›». C’est le thème central de toute l’activité et de tous les écrits de Francis Bacon. On sait que dans la Nouvelle Atlantide (1627), il a imaginé un Ûtat idéal gouverné par un corps de savants répartis, selon la division du travail, en neuf groupes. Ils ont à leur disposition des laboratoires, des observatoires, des stations agricoles. Utilisant les remarques dispersées de ses prédécesseurs et affirmant avec hardiesse son choix des «â•›arts mécaniquesâ•›», Bacon a constitué un corps de doctrine qui va dominer la pensée occidentale et lui fournir les éléments conceptuels d’une doctrine du progrès scientifique et technique, en y attachant des valeurs4. Dans le Novum Organum , il développe le paradoxe de l’antiquité de notre époque opposée à la jeunesse des premiers âgesâ•›: L’opinion que les hommes attachent à l’antiquité est profondément inexacte et ne convient pas au terme lui-même. La vieillesse et l’antiquité du monde ne doivent pas en effet être attachés à l’antiquité, mais bien plutôt à notre époque, et non pas à un âge du monde plus jeune, qui était celui des temps anciens. Car cet âge-là, qui passe par rapport au nôtre pour ancien et plus âgé, fut par rapport au monde lui-même un âge nouveau et récent5.
4. Cf. Marta Fattori, «â•›La Préface aux Passions de l’Âmeâ•›: remarques sur Bacon et Descartesâ•›», Archives de philosophie. Bulletin cartésien, XXV, 61/1 (1998), surtout p. 6-8â•›; repris dans dans Linguaggio e filosofia nel Seicento europeo, Florence, édition L. S. Olschki€(coll. «â•›Lessico intellettuale europeoâ•›»), 2000, p.€227-250â•›: «â•›(dans la Nouvelle Atlantide), en parlant de l’Amérique, Bacon justifie et explique l’inculture de la population américaine (“peuple simple et barbare”, selon Baconâ•›; “sauvage”, dans la Lettre Préface des Passions de Descartes) parce que “le peuple américain est nouveau et récentâ•›; récent, dis-je, par rapport aux autres peuples de la terre, ayant moins de mille ans, le temps écoulé entre le déluge universel et le déluge particulier de l’Amériqueâ•›» (Novus Atlas, Amsterdam, édition Gruter, 1648, p. 36). 5. «â•›Illa aetas, respectu nostri antiqua et major, respectu mundi ipsius noua et minor fuitâ•›» (Francis Bacon, «â•›Novum Organumâ•›», dans The Works, Tome€1, 7 volumes, Londres, J. Spedding, R.€L. Ellis et D.€D.€Heath, éd., 1857â•‚1859, p. 190). La même expression se retrouve dans le «â•›De Augmentis Scientiarumâ•›», dans The Works, ibid., Tome 2, l. I, c. 4, p.€458-459.
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Le tremblement de terre du concile de Trente a laissé apparaître un double problèmeâ•›: celui du statut de la philosophie, mais aussi la nature même de cette philosophie. Où la philosophie va-t-elle intervenir dans la constitution générale d’une vision moderne du monde telle que le Concile a voulu la proposerâ•›? Et, surtout, de quoi parlons-nous et de quelle philosophie s’agit-ilâ•›? Les deux questions sont indissociables. En effet, nous assistons dans les années 1560-1600 à un glissement de la philosophie, comme objet d’enseignement d’une part, mais surtout dans son champ de recherche, dans le type de questions qu’elle se donne le droit d’aborder et de traiter. En face de la critique luthérienne de la philosophie, en face aussi de l’entreprise académique de Melanchthon, le monde catholique procède à une réhabilitation de la philosophie. Ces années sont celles d’un nouvel essor de la philosophie, par le renouveau de la pensée scolastique. On ne saurait trop insister sur le rééquilibrage indispensable dans l’image reçue du dix-septième siècleâ•›: il connut, certes, le renouvellement de la pensée par l’innovation chez Bacon, Hobbes, Descartes, Spinoza, Leibniz ou Locke, mais il est surtout traversé par une renaissance de la scolastique et son effort pour s’adapter aux nouvelles conditions de la pensée. Les Jésuites sont au cœur de ce renouveau, dans la variété des provinces et des traditions de la Compagnie, moins homogène que l’on croit. On connaît l’accueil réservé à Galilée par les professeurs du Collège romain, et le jeu de complicité-opposition mené à l’égard de Descartes par les Jésuites français, qu’il aimait à reconnaître pour ses maîtres. C’est très précisément l’enseignement jésuite, avec ses outils si particuliers et si puissantsâ•›: les Exercices spirituels, activés dans la pratique de la confession et de la direction de conscience, la Ratio studiorum mise au point par les documents pédagogiques divers, qui préside à l’installation et la diffusion des collèges. C’est un homme nouveau que la vision jésuite du monde met en place, un homme dont les choix et l’exercice du libre-arbitre culminent dans la Concordia de Molina, extraordinaire tentative de synthèse entre la tradition biblique et médiévale de la puissance divine et les nouveaux courants de la pensée humaniste comme de la dévotion «â•›moderneâ•›». Cela aboutit à la constitution d’une nouvelle anthropologie, plus proche de l’anthropologie paulinienne (et stoïcienne) que de celle d’Aristote. Il faut lire convenablement à la fois le contenu théologique de la Concordia de Molina et la situation spirituelle du sujet, du moi, chez les mystiques jésuites, en premier lieu dans le Pèlerin chérubinique d’Angelus
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
Silesius6. Cette montée du sujet, qui ditâ•›: «â•›jeâ•›» s’accompagne d’une redécouverte de l’âme comme subjectum, réintégrée dans l’enseignement de la physique. Capitale est à cet égard l’œuvre de Tolet, et spécialement les questions introductives (quaestiones prœmiales) de ses Commentaires sur les trois livres d’Aristote de Anima7. On peut en montrer l’impact chez Suárez dans l’enseignement, si important, de l’anima separata et sur un seul sujet, la connaissance que l’âme séparée peut avoir d’elle-même8. C’est en effet au livre VI du de Anima9 que nous pouvons trouver l’enseignement sur la naissance du sujet, de la première personne. Suárez aborde au chapitre 6, la questionâ•›: «â•›si et comment l’âme se connaît elle-mêmeâ•›». Que l’âme séparée se connaisse elle-même, rien de plus certain, puisque qu’elle peut se connaître alors qu’elle est immergée dans le corps, a fortiori elle doit le pouvoir lorsqu’elle est séparée et n’est plus retenue par le corps. La vraie question porte sur le mode de connaissance, et Suárez entreprend une difficile discussion de l’opinion de saint Thomas. En effet, Thomas d’Aquin affirme10 que l’âme séparée ne peut pas se connaître per 6. Voir surtout M. H. Gies, Eine lateinische Quelle zum ‘Cherubinischen Wandersmann’ des Angelus Silesius. Untersuchungen zwischen der mystischen Dichtung Schefflers und der ‘Clauis pro theologia mystica’ des Maximilian Sandäus, Breslau, Müller und Seiffert (coll. «â•›Breslauer Studien zur historischen Theologieâ•›», 12), 1929. 7. Franciscus Toletus (1532-1596), Commentaria una cum quaestionibus in tres libros Aristotelis de Anima, Venise, 1600 (1e éd., Venise, 1574); voir l’article de Friedrich Stegmüller «Â€Tolet et Cajetan€», Revue thomiste, 39 (1934-35), p. 358-371. 8. Il suffit de mentionner que dans son Cours de philosophie, le grand et subtil philosophe jésuite Roderico de Arriaga, qui enseignait à Prague, fait appel à l’âme séparée pour démontrer les propriétés de l’âme€: «Â€ut enim existat (anima) localiter, ibi est aliquod dorpus, nulla in eo (sc. homine) petit accidentia, ut patet in anima separata, quae poteste ubique sine eis accidentibus existere. Ergo si ea petit in corpore, plus ibi habet quam existere, illud autem plus, est informare corpus€» (Cursus philosophicus, 2e éd., Lyon, 1648, p.€710s.). 9. C’est le troisième traité de Francisco Suárez, «Â€De Opera sex dierum€», dans Opera omnia, Tome III, Paris, chez André, 1856. Sur l’histoire complexe de ce texte, voir désormais Salvador Castellote, De Anima. 1, commentaria una cum quaestionibus in libros Aristotelis De Anima; comentarios a los libros de Aristoteles Sobre el Alma / Francisco Suarez, Madrid, Sociedad de estudios y publicaciones (coll. «Â€Séminario Xavier Zubiri. Ediciones criticas de obras filosoficas€», I), 1978, p. XXXVII-LXV. 10. Ia, q. 87; Victor Sleva, The Separated Soul in the Philosophy of St. Thomas Aquinas, Washington D.C., Catholic University of America Press (coll. «Â€Philosophical Series€», LV), 1940.
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speciem, mais seulement per substantiam car l’âme séparée du corps est privée de sa source normale de connaissance, à savoir l’expérience sensible et la mémoire. Albert le Grand avait été prudent et vague sur le mode de connaissance de l’âme séparée du corpsâ•›: il devait affirmer que l’âme séparée du corps conservait des fonctions intellectuelles (afin d’échapper à une insensibilité totale de l’âme après la mort) sans recevoir pour autant la théorie platonicienne des idées innées. Albert concluait que l’âme avait bien quelque connaissance, mais qu’elle était obtenue «â•›per formas ordinis universasâ•›», par des formes universelles de l’ordre, formes qui étaient co créées avec l’âme humaine11. Thomas a bien vu la contradiction et ne suit pas son maître sur ce terrain. Il propose à son tour une triple manière d’acquérir la connaissance, et en pose les linéaments dans le De veritate (q.€19)â•›: l’âme séparée comprend par les espèces acquises tant qu’elle est unie au corps, mais aussi par des espèces qui lui sont divinement infuses quand elle est séparée du corps, et enfin en «â•›voyantâ•›» des substances séparées par lesquelles elle reçoit aussi les espèces des choses12. D’une certaine manière, pour se connaître elle-même, l’âme séparée a finalement le même mode de connaissance que les anges, per modum substantiae13â•›; ce point de vue est conforté et approfondi dans le Commentaire de Cajetan (1a p., q. 89, a. 2). C’est précisément cette théorie qui pose difficulté pour Suárez. En effet, explique-t-il, notre esprit est pure puissance, il n’est pas constitué en acte par lui-même. L’âme, pour se connaître per substantiam, devrait d’abord avoir reçu sa propre espèce. Mais l’âme séparée conserve la même entité, et l’intelligibilité provient, non ex modo essendi, mais bien ex entitate. Suárez continue son argumentation en soulignant les différences entre l’âme et l’angeâ•›: l’ange est une intelligence séparée qui n’a jamais été unie au corps, tandis que l’âme a été séparée. Suárez suppose qu’on puisse lui objecter que 11. Summa de homine, q. 56, a. 5, solutio : «Â€concedimus quod illae formae concretae sunt animae rationali€» (Albertus Magnus, Über den Menschen - De homine, Henryk Anzulewicz et Joachim Söder, éd. et trad., Hamburg, 2004). La Summa de homine est une partie de la Summa de creaturis. 12. «Â€anima post mortem tribus modis intelligit : uno modo per species quas recepit a rebus dum erat in corpore; alio momdo per species in ipsa separatione a corpore sibi divinitus infusas; tertio modo videndi substantias separatas, et in eis species reerum intuendo€», De veritate q. 19, a. 1. 13. James Collins, The Thomistic Philosophy of Angels, Washington D.C., Catholic University of America Press (coll. «Â€Philosophical Studies€», 89), 1947, p. 191-199. Sur la connaissance imparfaite que l’âme séparée peut avoir des anges, De Anima a. 17; mise au point utile, enfin, par H.D. Simonin, «Â€La connaissance de l’ange par lui-même€», Angelicum, 9 (1932), p. 43-62.
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l’intelligible est per se présent à l’entendement, et peut donc être compris per se, sans l’intermédiaire d’une espèce. Mais l’âme séparée est substantiellement très proche et très unie à l’entendement, et donc l’espèce est tout à fait superflue pour la connaissance d’elle-même. Il objecte à cela, pour l’essentiel, que l’esprit humain de se est une tabula rasa, et que si l’âme séparée est très proche de l’entendement realiter, elle ne l’est pas pour autant intelligibiliter, «â•›et une espèce lui est donc nécessaire pour connaître, comme la lumière, qui est dans la vision, ne peut pas voir, ou la chaleur qui est dans le toucher ne peut pas sentirâ•›». Du reste, Suárez concède qu’il s’agit là d’une opinion probable, et que la doctrine de Thomas peut aussi se soutenir. Mais le problème est de savoir comment il se fait que l’âme n’a pas les mêmes propriétés dans le corps et hors du corps. En effet, dit-il, et c’est ici le passage le plus important de la question, l’on peut direâ•›: «â•›l’âme se connaît elle-mêmeâ•›» de deux manières, comme on a pu le dire de l’ange. Soit par une actuation de l’entendement, comme on peut dire que l’essence divine sert d’espèce dans la vision béatifique. En ce premier sens, l’âme unie au corps ne saurait absolument pas avoir cette fonction. Mais on peut aussi dire que l’entendement est constitué par sa nature pour se connaître et connaître l’âme. Il ne peut pas y parvenir tant qu’il est lié au corps, mais il y peut atteindre lorsqu’il en est délié14. Il me semble, pour nous résumer, que nous assistons ici à la mise en place du sujet autonome moderne sur le modèle mental de l’âme séparée et de son mode de connaissance. Ce passage de Suárez est le lieu natif de l’égologie15â•›: en insistant sur le fait que l’âme séparée ne bénéficie pas de la connaissance angélique, mais continue de se connaître per speciem, c’est-àdire par un mode naturel de connaissance, il rend possible le discours à la première personne. On pourrait montrer que ce discours est indissociable de deux facteurs essentiels de la renaissance catholique induite par le Concile de Trenteâ•›: l’affirmation de l’importance des œuvres dans le salut, c’est-à-dire de force de l’individu, d’une part, la reconnaissance de l’augustinisme, d’autre part, comme la doctrine d’arbitrage entre catholiques et protestants, avec le rôle essentiel, dans la vie spirituelle et intellectuelle, du modèle des Confessions, relayé par les nombreuses autobiographies qui
14. Voir aussi la Disputatio Metaphysica XXXV€: «Â€de immateriali substantia creata€» sect. 4 («Â€de scientia angelorum€») nos 2-4 (Francisco Suárez, «Â€De Opera sex dierum€», dans Opera omnia, Tome XXVI, Paris, éd. André, 1877, p. 459-460). 15. On reconnaît l’expression de Jean-Luc Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de France (coll. «Â€Ã›piméthée€»), 1986.
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marquent le progression de la réforme catholique. L’«â•›histoire de mon espritâ•›», qui ouvre le Discours de la méthode, est bien le produit de cette tradition. C’est le contexte de l’entretien que Bérulle et Descartes eurent et dont, d’après un manuscrit de Clerselier, Baillet se fait l’écho dans sa Vie de Mr. Descartes16. Nous ne reproduirons pas ce passage fameux, nous nous contenterons de relever ceciâ•›: [Bérulle] lui en fit même [à Descartes, pour «â•›entreprendre le grand ouvrageâ•›» de sa philosophie] une obligation de conscience, sur ce qu’ayant reçu de Dieu une force & une pénétration d’esprit avec des lumières sur cela qu’il n’avait point accordées à l’autres, il luy rendroit un compte exact de l’employ de ses talens, & seroit responsable devant ce Juge souverain des hommes du tort qu’il feroit au genre humain en le privant du fruit de ses méditations.
Adrien Baillet rapporte ici, dans la bouche de Bérulle, une illustration de la parabole «â•›des talentsâ•›», dont il propose une lecture fort peu augustinienne, et extrêmement ignatienne et «â•›jésuiteâ•›». L’incitation bérullienne, pour autant qu’elle se soit produite comme Baillet la rapporte, fut dans la droite ligne d’une exaltation des œuvres individuelles, des «â•›talentsâ•›» qu’il fallait exploiter et multiplier. Le projet cartésien, on l’a souvent remarqué, s’inscrit dans cette détermination de la Réforme catholique ouverte par les orientations du Concile. Jacques Le Brun a souvent insisté17 sur ce que les critiques faites au «â•›quiétismeâ•›», à Molinos comme à Jeanne Guyon, soulevaient, par delà les problèmes d’expression, des points fondamentaux de la vie spirituelleâ•›: le problème de l’acte, celui de la pensée, celui du temps. En ce sens, tout ce débat est indissociable de la mise en place d’une nouvelle anthropologie, liée aussi bien à la vision jésuite du monde, de l’homme et de son éducation qu’à la proposition cartésienne d’un système des passions dans la relation dualiste âme-corpsâ•›: […] la nouveauté du 17e siècle, [écrit Jacques le Brun] c’était de poser ces trois problèmes de l’acte, de la pensée et du temps, en rapport avec une philosophie qui s’était développée de façon autonome (cartésianisme) et avec une expérience mystique dont les documents se présentent comme décisifs18. 16. Livre 2, ch. 14 (Adrien Baillet, La vie de Monsieur Descartes, Tome I, Paris,€chez Daniel Horthemels, 1691, p. 164-166). 17. Voir l’article «Â€Quiétisme. II. en France€», dans Dictionnaire de Spiritualité, Tome XII/2, Paris, Beauchesne, 1986. 18. Jacques Le Brun, «Â€Quiétisme. II. en France€», ibid., col. 2817.
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Descartes tient fortement pour une permanence de la pensée, qui est essentielle à l’existenceâ•›: «â•›necessarium uidetur ut mens semper actu cogitet, quia cogitatio constituit eius essentiam, quemadmodum extensio constituit essentiam corporis19.â•›» Geneviève Rodis-Lewis20 a su montrer toutes les nuances qu’il convient d’introduire dans cette affirmation, mais il reste que les théories théologiques d’un acte continu, de la cessation des actes, de l’absence de pensées dans la contemplation «â•›nueâ•›», dans l’oraison de quiétude, durent s’affronter au substrat cartésien d’une pensée semper actu. L’aveugle de Marseille, François Malaval (1627-1719), témoigne le mieux de cette importance du cartésianisme dans la querelle. Dans la première édition de sa Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation (1664), il se réfère à «â•›un grand philosopheâ•›» qui «â•›de nos joursâ•›», pour refonder la philosophie, appelait l’esprit à se dégager de ses connaissances passées et à se conduire par principes. Le doute hyperbolique devient alors la transposition philosophique de la démarche mystique de rupture avec tout raisonnement, pour poser un acte de pensée pure, une pensée qui reste pensée, sans aucun raisonnement, un cogito permanent, exactement collé au sentiment d’existence. Malaval développe toute une théorie philosophique de l’acte (amplifiée en 1670), qui tient compte de l’acquis du cartésianisme et constitue une critique radicale de l’anthropologie aristotélicienne (c’està-dire «â•›scolastiqueâ•›»). La lecture de Malaval, on le sait, fut décisive pour Jeanne Guyon. Elle a souvent dû relire et méditer les développements philosophiques de celuici, et elle lui a emprunté la substance de sa propre théorie de l’«â•›acte éminentâ•›»â•›: «â•›cette action de l’âme est une action pleine de reposâ•›», écrit-elle dans le Moyen court (éd. 1686, p. 81). L’expression est frappante, car elle reflète la diffusion populaire de la physique cartésienne, telle qu’elle se trouve exposée dans les Principiaâ•›: «â•›motus & quies nihil aliud in eo [sunt], quam duo diversi modi21â•›». 19. René Descartes, «Â€Lettre pour Arnauld du 4 juin 1648€», dans Œuvres de Descartes. Correspondance, Tome 5, C. Adam et P. Tannery, éd., Paris, Vrin, 1956, p. 193. 20. Geneviève Rodis-Lewis, Le problème de l’inconscient et le cartésianisme, Paris, Presses universitaires de France (coll. «Â€Bibliothèque de philosophie contemporaine. Histoire de la philosophie et Philosophie générale€»), 1950. 21. René Descartes, «Â€Principiorum Philosophiæ. Pars Secunda (§Â€27)€» dans Œuvres de Descartes. Principiæ Philosophiæ, Tome€VIII/1, C. Adam et P. Tannery, éd., Paris, Vrin, 1964, p.€55.
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La différence entre ce qui meut et le mobile, l’idée d’une force de repos, la dénonciation du préjugé qui nous fait admettre plus d’action pour le mouvement que pour le repos, tout cela se trouve dans les Principia, plus ou moins exactement traduits par l’abbé Picot en 1647. Il est frappant de constater, en lisant la Pratique de Malaval et le Moyen court de Jeanne Guyon, que nous avons sous les yeux l’application aux mouvements de l’âme des théories physiques de Descartes. Le monde nouveau du cartésianisme, dans sa physique (et non dans sa métaphysique) est pris en considération et fournit à l’analyse des phénomènes mystiques une base scientifique et expérimentale. Bossuet était cartésien, Fénelon aussiâ•›: l’opposition revient à des choix dans l’enseignement même de Descartesâ•›: choix entre les Meditationes et les Principia, choix aussi à l’intérieur des textes entre, chez Fénelon un psychologisme hédoniste et, chez Bossuet, une requête métaphysique. La querelle du quiétisme reflète aussi l’éclatement du cartésianisme, doctrine trop riche et trop ample pour devenir jamais un système. Il serait cependant réducteur de ramener l’égologie du dix-septième siècle au cogito cartésienâ•›: les historiens de la philosophie ont montré que le cogito n’occupe pas, dans la diffusion du cartésianisme, la place que lui accorde la tradition philosophique ultérieure. Le discours à la première personne, implanté par la tradition autobiographique d’Augustin et de Térèse d’Avila, est central dans le langage mystique. Je est un autre, il est l’Autre, mais afin de devenir l’Autre, de se perdre dans l’Autre, il se cristallise, il se sublime, au sens alchimique du terme. L’amour-propre constitue le frein, qui empêche de se perdre en Dieu, mais il s’agit d’un amour de soi vicieux. Le véritable amour de soi consiste à maîtriser le «â•›moiâ•›», à le dominer par le «â•›jeâ•›». Il convient de lire attentivement un texte de la Conduite de l’âme du P. Séguenot (1634), déjà repéré par Henri Brémondâ•›: «â•›quand il est question de remettre et de régler cet amour, ce soin et cette inclination que nous avons vers nous-mêmes, il faut faire comme si on le voulait entièrement ruiner, non afin qu’il ne soit plus, mais afin qu’il soit comme il le faut22â•›».
22. Cité par Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Tome VII, Paris, Librairie Bloud et Gay, 1928, p. 138 (réédition€: vol. III, Grenoble, Millon, p. 122), texte commenté dans l’édition Millon par François Marxer, vol. I. p. 902-903.
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En effet, le nœud conceptuel de l’égologie doit être cherché dans la permanence d’une christologie€– permanence, ou peut-être rémanence23, ou exsurgence24. La dévotion au Verbe Incarné a entraîné des perturbations dans l’orthopraxie spirituelle, qui ont été décrites et explorées par Leszek Kolakowski et Michel de Certeau. La synthèse bérullienne a installé des repères, ou des balises, christologiques dans l’étude des passions humaines, de la personne, du moi. L’évolution de Bérulle, comme Jean Orcibal l’a montré, l’a conduit vers l’approfondissement du statut anthropologique de l’Incarnation, la «â•›propre subsistence [du Verbe] appliquée et communiquée à la nature humaine25â•›». À l’insistance des mystiques abstraites sur la désappropriation du sujet succède la découverte de la kénose, du renoncement de la nature divine à la personne qui lui était due. En s’incarnant, le Verbe se saisit de la chair de péché, qui n’est plus désormais vouée au néantâ•›: «â•›si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moiâ•›» (Ga 2, 20). La subsistance du Verbe réhabilite un moi humain que les mystiques rhéno-flamandes avaient voulu abolir. Nous pourrions commenter à ce sujet plusieurs textes de Marie de l’Incarnation, mais il suffit de citer son fils, dom Claude Martinâ•›: L’application continuelle de son cœur aux mystères sacrés de votre vie sur la terre, depuis le moment de votre incarnation dans le sein de votre Mère jusqu’à celui de votre mort sur le bois de la Croix, montre bien que vous l’aviez toute consacrée à votre Humanité26.
Cette évolution d’une mystique de l’anéantissement à une mystique de l’habitation du Verbe en nous, qui va conduire à la réhabilitation du sujet comme personne, doit être comprise comme l’application aux états d’oraison d’une authentique évolution de la christologie fondamentale. Nous ne prendrons ici qu’un exemple éclairant, le traité De Verbo incarnato du grand théologien Francisco Suárez (publié en 1595). Suárez l’a écrit tandis qu’il s’était mis à rédiger sa Métaphysique (les Disputationes), dont il annonce la 23. Selon le dictionnaire Robert, la rémanence est «Â€la persistance partielle d’un phénomène après disparition de sa cause (spécialement, de l’aimantation après la disparition de l’influence magnétique€». 24. «Â€Ã›mergence d’eaux infiltrées dans des régions à roches très perméables€». 25. Pierre de Bérulle, «Â€Discours de l’état et des grandeurs de Jésus,€IX, 4€», dans Œuvres complètes, Tome€7/1, Paris, Cerf/Oratoire de France, 1996, p. 363. 26. Dom Claude Martin, «Â€Oraison dédicatoire au Verbe Incarn逻 (destinée à figurer en tête de la Biographie publiée en 1677), dans Dom Guy-Marie Oury, Marie de l’Incarnation, Tours, Société archéologique de Touraine, 1973, p.€582.
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parution prochaine («â•›quae omnia in disputationibus metaphysicis iam praelo mandandis, late tractanda suntâ•›», disp. VIII, sect. II, n. 6). La matière de ce début de commentaire de la Troisième Partie de la Somme avait fait l’objet d’un enseignement à Rome en 1584â•‚1585 (où il avait eu Lessius comme auditeur) et à Alcalà (1585-1586). Dans ce traité théologique, le propos métaphysique est constamment sous-jacentâ•›: l’anthropologie de Suárez prend sa source dans sa christologie, qui baigne tout entière dans la préoccupation de l’homme. Pour illustrer notre propos, nous ne retenons qu’un texte, la huitième Disputatio, «â•›quid incarnatio sitâ•›». Suárez s’applique à prouver que la nature humaine du Verbe incarné, uerus homo, n’est pas une simple subsistance dépendant de l’Incarnation, mais qu’elle possède son existence en propre. Il s’oppose de la sorte à Cajetan (sect. 1a, n. 8) et aux autres thomistesâ•›: Dicent humanitatem simpliciter pendere in esse simpliciter ab unione ad Uerbum, quia sine illa non est capax existentiae simpliciter […] Sed fundamentum huius sententiae mihi non probatur, quia supponit existentiam naturae esse rem distinctam ab ipsa natura, esseque posteriorem subsistentia, et hanc esse ueluti medium seu rationem coniungendi existentiam cum essentia, quae mihi non sunt intelligibilia, ut in Metaphysica latius disputaui. (Ûd. Vives, t. 17, p. 333)
Suárez établit fortement les caractères nécessaires à cette humanité du Christ, ce qui lui permet de mettre en œuvre un modèle anthropologiqueâ•›: du discours théologique centré sur le Christ, on remonte à la nature créée d’Adam. De quoi l’humanité devait-elle être faite pour être capable d’accueillir le Verbeâ•›? L’homme n’est pas décrit dans l’état de perfection qui fut celui de l’Homme-Dieu et auquel, par la grâce, il peut tendre. Aussi le jeu de la grâce et de la liberté s’applique-t-il, de façon exemplaire, à l’HommeDieu qui, loin d’être l’exception, l’unique, devient le modèle. Le Concile de Trente, dans sa sixième session, avait écarté la question de la grâce habituelle appliquée au Christâ•›; Suárez affirme qu’elle lui a été donnéeâ•›: tout le discours suarézien ultérieur sur la grâce suffisante est ici contenu. Autrement dit, la christologie fonde l’anthropologie, et l’image «â•›moderneâ•›» d’humanité mise en place sous l’influence de Suárez est construite, chez lui, par la modélisation christique. En imaginant, par une sorte d’expérience de pensée, les dons et les besoins de la nature humaine du Christ, réputée pouvoir subsister sans l’union hypostatique, Suárez met en place, dans son originalité, l’anthropologie particulière de son enseignement sur la grâce et la liberté.
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En conclusion, nous voudrions surtout ouvrir des pistes, en proposant quelques balises pour la rechercheâ•›: le Concile de Trente a ouvert un chemin et lancé un mouvement qu’il s’est d’ailleurs révélé incapable de contrôler. Il a redonné à la philosophie sa place dans le discours religieux, sous la forme d’une philosophie du sujet, de la connaissance de soi, du discours à la première personne. Plus encoreâ•›: les «â•›deux véritésâ•›» (existence de Dieu et immortalité de l’âme) sont devenues des «â•›vérités philosophiquesâ•›», dans la logique d’un déplacement du champ théologique au champ métaphysique. C’est ainsi qu’une évolution profonde de la mystique chrétienne et des pratiques de dévotion qui lui sont liées firent passer du refus du moi à son assomption dans la venue du Verbe incarné. De la mystique à la psychologie, cette exsurgence du moi in Christo va rendre possible de distinguer entre amour-propre (négatif ) et amour de soi (positif ). L’amor sui, tenu pour peccamineux, va au cours du dix-septième siècle se voir contre-distingué de l’amor proprius et réhabilité. François de Sales et les écrivains dévots vont proposer une révision théologique de la notionâ•›: ils s’inspirent d’une tradition scolastique différente de celle de Thomas d’Aquin. Thomas, fidèle à sa problématique de la relation, considérait l’amour par rapport à sa fin (qui peut être Dieu, le prochain ou soi-même), et il ne considérait qu’un seul et même amour ordonné à la charité. Les auteurs dévots vont pour leur part proposer un augustinisme platonisant, où la fonction de l’amour-propre reste ambiguëâ•›: d’une part, l’amor sui est condamné, dans la tradition augustinienne des deux amours, d’autre part, l’amour de soi est premier, et tout amour provient de luiâ•›: cette tradition platonisante est diffusée par des romans comme l’Astrée d’Honoré d’Urfé et des écrivains comme Jeanâ•‚Pierre Camus, disciple de François de Sales. Dans l’Esprit du bienheureux François de Sales (1639-1641), Jean-Pierre Camus introduit la différence entre amour-propre et amour notre, en renvoyant aux propos du saint évêqueâ•›: «â•›il m’a souvent dit que de la confusion de ces termes, amour propre et amour notre, naissaient beaucoup de désordres dans les pensées et les actions des hommesâ•›» (t. 3, p. 83). De plusieurs manières, le sujet se trouve comme purifié et identifiéâ•›: sauvé par l’Incarnation du Verbe, et réhabilité comme amour légitime de soi, il rend possible de légitimer de façon stable le rôle protagoniste de la première personne.
Chapitre 2
Marie Guyart, une femme dans tous ses états La gestation et l’affirmation d’une «â•›subjectivité mystiqueâ•›» Thérèse Nadeau-Lacour Université du Québec à Trois-Rivières Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec
I nt ro d u cti o n
Te x t e s e t c ontextes
S
’engager à la découverte de Marie Guyart de l’Incarnation, c’est décider de pénétrer dans le cœur de la première partie du XVIIe siècle français. Mais ce n’est pas y entrer par la grande porte des découvertes scientifiques, des pompes du Concile de Trente ou de la hardiesse des philosophes et humanistes. Avec Marie de l’Incarnation, c’est comme si nous pénétrions par une porte secrète, celle qui mène aux parties les plus privées du château de la modernité naissante. Pour filer la métaphore, on pourrait dire que cette porte discrète est à la fois l’entrée de service et celle des appartements privésâ•›; cette porte ouvre aussi sur l’escalier dérobé qui conduit au cœur d’un sujet en train d’advenir. Marie Guyart de l’Incarnation représente en effet comme une illustration exceptionnelle et singulière des premières décennies du XVIIe siècle, période qu’on désigna plus tard sous le titre de grand siècle des âmes et qui est convoquée dans ces réflexions. La date de naissance de Marie Guyart de l’Incarnation et les 40 premières années de sa vie passées en Touraine, au cœur de la France, lui font épouser 25
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exactement les lignes de force de ces temps de gestation… Et elle est bien femme de son tempsâ•›! De trois ans la cadette de Descartes, elle naît au tournant du siècle, en 1599, à une époque où Versailles n’est encore qu’un pavillon de chasse au milieu de marécages insalubres. Certes, elle n’est pas née à Paris ni dans les lieux autour desquels gravitera, soixante ans plus tard, le Siècle de Louis XIV, tant prisé de Voltaireâ•›: Le génie n’a qu’un siècle après quoi il faut qu’il dégénère. Ce «â•›grand siècleâ•›» ne commencera en effet qu’en 1662, au moment où le jeune roi Louis prend personnellement le pouvoir et se passe de premier ministre. Avec Descartes, Bérulle, François de Sales, le grand siècle se prépareâ•›; il en est à sa genèse, non à sa somptueuse maturitéâ•›; les grandes idées qui le rendront possible commencent à se dessiner. Ainsi, avant d’être celui de la génération des Racine, Boileau, Lully ou Bossuet, le grand siècle est, à son état natif, grand siècle de pionniers, en littérature, en sciences et en philosophie, en politique et œuvres d’éducation et de charité, en science des âmes… Ce sont Corneille, Descartes et Pascal, Galilée encore et Malherbe et Vaugelas aussi, Vincent de Paul et François de Sales, Richelieu, bien sûr. Et, en ses prémices, le grand siècle se prépare en Province, particulièrement dans ce val de Loire qui vit se déployer la Renaissance. Tours en est une ville phare, non loin du Collège de La Flèche, un des plus célèbres établissements de formation de la jeune Compagnie de Jésus en Europe, pensionnat qui vit passer Bérulle et Descartes et François de MontmorencyLaval avant que ce dernier ne devienne le premier évêque des Amériques. La jeune tourangelle Marie Guyart, fille de commerçants puis jeune épouse d’un artisan, apprendra de ses proches cette langue française qui entre ici dans sa belle maturitéâ•›: Enfin Malherbe vint, et le premier en France, Fit sentir dans les vers une juste cadence1â•›! Plus tard, elle y contribueraâ•›: on trouve, au détour de sa prose, quelques uns des plus beaux alexandrins de la langue françaiseâ•›: Et les jours et les nuits se passaient de la sorte2â•›! Ainsi, elle est dans et de son époque, au plus près de ce qui transforme et travaille ce temps, en particulier dans le domaine de la piété populaire qui connaît de profonds changements insufflés par la Réforme catholique,
1. Nicolas Boileau, «â•›Chant Iâ•›», dans Art poétique, 1674, v. 131-134. 2. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, Dom€A. Jamet, éd., Québec, Ûditions des Ursulines, 1985, p. 205. Ce texte est mieux connu sous le titre de Relation de 1654. C’est ce titre qui sera utilisé ici.
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une Réforme qui, après nombre d’atermoiements, commence à se manifester en France. La jeune chrétienne fervente, d’une piété propre à ces temps postconciliaires, verra s’installer en sa ville des communautés religieuses et des associations pieuses nouvelles, issues des réformes de l’après Concileâ•›: carmélites réformées, Pères feuillants, puis Ursulines, Compagnie du Saint Sacrement… Elle assistera aux liturgies renouvelées, aux cérémonies de l’Ûglise souvent très solennisées qui, dira-t-elle, l’attiraient puissamment car elle trouvait cela si beau et si saint3â•›; elle suivra les processions, particulièrement celles du Saint-Sacrement qui, selon sa propre expression, faisaient tressaillir de joie son esprit et son cœur4 d’enfant, puis d’adolescente. En cela, elle est donc bien de ce temps, même si sa ferveur, particulièrement visible, peut parfois étonner ses proches. D’autres occupations et préoccupations, peu communes pour une jeune femme de cette époque, la conduiront bientôt à limer autrement sa cervelle à celle d’autrui, pour reprendre une image bien connue de Montaigne et contribueront à construire une personnalité hors du commun dont la figure émergente est d’abord celle d’une jeune veuve avisée en affaires, jeune mère d’un petit garçon, dont le temps se partage entre la direction d’une entreprise, les œuvres de charité et les pratiques religieuses. D’abord retirée chez son père après la mort de son jeune époux, elle rejoint un an plus tard, la maison de sa sœur et de son beau-frère. Voilà pour l’extérieur, le visible, le mondain. Mais l’on ne voyait, dirat-elle, ce que j’expérimentais dans l’intérieur5. En apparence, en effet, qui aurait pu deviner sous cette image aimable et forte à la fois, le travail de ses affaires intérieures, celles de son âmeâ•›? Ne dira-t-elle pas, il y avait un secret que je ne connaissais pas6 et c’est la lente réalisation de ce secret qui fera d’elle non seulement une femme accomplie dans son humanité mais aussi une des plus grandes mystiques du christianisme, selon les paroles mêmes par lesquelles C.-A. Bernard la saluait en 2000, à la fin du troisième tome du Dieu des mystiques7. Quelques jours
3. 4. 5. 6. 7.
Relation de 1654, p. 56. Ibid., p. 57. Ibid., p. 49. Ibid., p. 45. Charlesâ•‚André Bernard, Le Dieu des mystiques, Tome III, Mystique et Action, Paris, Cerf (coll.€«â•›Théologiesâ•›»), 2000.
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après la mort de celle qui était devenue Mère Marie de l’Incarnation, missionnaire fondatrice en Nouvelle-France, le Père Dablon, jésuite, la décrira comme cette femme forte, telle que nous la représente Salomon, en quelque état que nous la considérions8. Je vous inviterai donc à visiter avec moi une personnalité, exceptionnelle en tous ses états, à l’aube d’une modernité autrement moderne dont elle n’est pas la moindre représentante et qu’elle contribuera à nous faire découvrir.
L e c o r p u s e t ses difficultés Nous ne saurions rien du secret de Marie Guyart sans la volonté de son fils Claude de publier après la mort de sa mère ce qu’elle lui avait impérativement et à plusieurs reprises demandé de garder pour lui seul. En 1653, elle envoie à son fils une lettre contenant l’index de ce qui deviendra son autobiographieâ•›; elle écritâ•›: Afin […] que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre, laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit être particulière à vous et à moy9. Et il ne s’agit pas là de quelque coquetterie littéraire semblable à celles que mettra en scène quelques années plus tard Madame de Sévigné, très consciente que ses lettres à Madame de Grignan, sa fille, allait faire le tour de la cour. En 1670, deux ans à peine avant sa mort, Mère Marie de l’Incarnation écrit encore au père Poncet à propos des confidences spirituelles qu’elle vient de lui faireâ•›: mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie10. Quels sont donc ces écrits qui représentent sinon les seules sources, du moins le corpus essentiel pour connaître la femme, et la femme mystique, que fut Marie Guyart de l’Incarnationâ•›? À la demande de son fils Claude devenu moine bénédictin de SaintMaur, cautionnée par son directeur spirituel et surtout par le sentiment intime de correspondre à la volonté de Dieu, Marie de l’Incarnation entre-
8. «â•›Appendice XXXIXâ•›: Lettre du Père Dablon au Père Jean Pinette de l’été 1672â•›», dans Marie€de€l’Incarnation, Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions€de€Solesmes, 1971, p.€1028. Désormais Correspondance. 9. «â•›Lettre CLIII à son fils du 26 octobre 1653â•›», dans Correspondance, p. 516. 10. «â•›Lettre CCLXIII au Père Poncet du 17 septembre 1670â•›», dans Correspondance, p.€888.
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prend de rédiger en 1653 ce que nous avons coutume d’appeler la Relation de 1654 qu’elle adresse à son fils le 12 août de cette même année. Voici en quels termes elle en parlait dans une lettre de 1653 alors qu’elle commençait la rédaction du texte devenu célèbreâ•›: [...] je parle de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, sçavoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connoître, car je parle des choses simplement et comme elles sont 11.
Marie Guyart est donc, du moins en apparence, le sujet essentiel de ce qui se présente comme une autobiographieâ•›: histoire d’un sujet et sujet de l’histoire. On comprend aisément à quel point cette autobiographie est précieuse pour le thème abordé ici, d’autant que cette relecture de sa vie participe par son genre littéraire même de la construction de l’identité de Marie, selon ce qu’il est convenu d’appeler depuis Ricœur le processus d’identité narrative. Nous connaissons donc Marie comme elle se connaît. Dans ce texte, Marie de l’Incarnation s’approprie son existence à partir de ce qu’elle est en 1654. La Relation nous en apprend donc autant sur la femme de 55 ans que sur les 54 années dont elle parle. Il est alors particulièrement opportun de faire dialoguer la Relation avec les lettres qui datent des événements dont parle la Relation. Les réflexions qui suivent sont, pour une part, le fruit de ce dialogue intertextuel. Ainsi, avec la Relation de 1633, écrite à Tours et en partie perdue, avec celle de 1654 et les lettres de la riche correspondance, on pénètre dans ce que l’Ursuline appelle ses aventures intérieures et extérieures et on découvre très vite que c’est «â•›l’intérieurâ•›» qui non seulement fonde mais détermine substantiellement «â•›l’extérieurâ•›». Ce qu’il importe aussi de reconnaître ici est le fait que, en 1654, Marie a atteint une maturité spirituelle qui fait de ce texte, pourtant réservé à l’usage strictement intime de son fils et de son directeur, un ouvrage précieux pour la théologie mystique elle-même. Et, là encore, Marie réserve quelques surprises aux spécialistes. Non seulement, l’écriture de la Relation est un élément déterminant de la construction et de la conscience claire de son identité mais elle est bien plusâ•›; elle est en elle-même, un acte spirituel, une expérience spirituelle dans laquelle Marie éprouve en elle l’activité de Â�l’Esprit 11. «â•›Lettre CLIII à son fils du 26 octobre 1653â•›», dans Correspondance, p. 516.
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au moment même où elle en communique des éléments inédits, comme elle l’a éprouvé tout au long de sa vie. Elle écritâ•›: Je confesse que je ne parle qu’en bégayant de ce qui se passe entre Dieu et l’âme, en ce commerce dont il l’honore, l’unissant avec lui, Majesté infinie. Et dans l’expérience de ces états d’oraison, je n’ai rien lu ni entendu de semblable, ce qui m’a fait croire que ceux qui ont écrit de la vie intérieure, soit de leur expérience ou autrement, n’en ont pas voulu parler par respect de Dieu ou parce que cela surpasse la condition humaine, ou bien, le pouvant, l’ont tu de crainte que ceux qui ne sont pas conduits dans ces voies n’en fussent mal édifiés. Cependant, m’ayant été commandé d’écrire, j’en couche sur ce papier ce que l’Esprit de grâce qui me conduit m’oblige et me permet d’en écrire12.
Notre curiosité intellectuelle et spirituelle, curiosité qu’aurait certainement déplorée13 Marie, est ainsi particulièrement aiguisée par ces quelques lignes du 6e état d’oraison. Aussi, La Relation de 1654 et, pour les dix-huit dernières années de sa vie, la Correspondance avec son fils serviront de références à ces propos. Nous nous introduisons donc dans les appartements secrets de Marie de l’Incarnation mais, par la nature du lieu visité, c’est la femme mystique en personne qui conduit le visiteur à travers un corpus qu’elle avait ellemême verrouillé. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes herméneutiquesâ•›; et ces problèmes participent eux aussi de l’aventure, mon propre acte de lecture n’étant pas indifférent au résultat de la recherche. En effet ce genre particulier de textes, par son double caractère auto-implicatif et performatif, requiert une lecture quelque peu affine, selon le mot célèbre dont use Ladrière lorsqu’il parle de l’étude des grands écrits spirituels14. En d’autres termes, le flambeau dont se sert Marie de l’Incarnation pour nous 12. «â•›Sixième état d’oraison. XXâ•›», dans Relation de 1654, p. 128. Après le récit de la 1ère€extase trinitaire. N.B. Les chapitres relatifs aux deux premières extases trinitaires lui avaient été demandés par son directeur. Ils auraient donc faits l’objet d’une rédaction séparée. Ce travail de l’Esprit dans l’écriture revient souvent chez la mystique. Par exemple dans la Relation de 1654â•›: Je dis simplement ce que je crois être selon la vérité et, ce que l’Esprit qui me conduit me pousse de dire (p. 132)â•›; ou encore, dans la lettre CLVIIâ•›: Pour l’Index que je vous envoyé l’année dernière, je l’ay suivi en sa substanceâ•›; mais en écrivant, l’esprit qui m’a fait produire mes sentimens m’a souvent obligée d’en changer l’ordre («â•›Lettre CLVII à son fils du 12€août€1654â•›», dans Correspondance, p. 532). 13. Voir à ce sujet, Relation de 1654, p. 170. 14. Voir à ce sujet Jean Ladrière, L’Articulation du sens. I. Discours scientifique et parole de la foi, Paris, Cerf (coll. «â•›Cogitatio fideiâ•›», 124), 1984 (1970)â•›; et encore, L’Articulation du sens. II. Les langages de la foi, Paris, Cerf (coll. «â•›Cogitatio fideiâ•›», 125), 1984.
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guider dans les allées intérieures de son aventure spirituelle peut parfois ne paraître briller que pour elle. C’est particulièrement le cas pour des lecteurs qui voudraient la suivre avec pour seul éclairage celui, très artificiel et inopérant, d’une rationalité technoscientifiqueâ•›; faute des lumières propres à la mystique, on pourrait ne voir là que quelque délire ou folie repérables. La lecture affine de tels textes suppose donc, sinon une expérience commune, du moins un pré-requis favorable. On sera alors étonné, au sortir de la visite, de découvrir que, dans cette aventure, le bon sens et le réalisme le plus exigeant trouvent aussi toute leur place, ce bon sens que son contemporain Descartes identifiait à la raison.
L e c h o i x méthodologique Après avoir planté quelques éléments textuels et contextuels, notre réflexion s’articulera en deux temps. Le premier, selon une approche diachronique, présente Marie en tous les états par lesquels elle s’est présentée ou a été conduite à se présenter. L’angle d’approche est particulierâ•›: il s’agit de pointer les éléments les plus significatifs par lesquels Marie permet à son fils d’assister à l’émergence de sa personnalité mystique ou plutôt à la gestation d’elle-même comme sujet mystique. Le deuxième temps de la réflexion, synchronique, selon une perspective d’anthropologies croisées, tente de mettre en évidence quelques concepts propres à ce qu’on appelle aujourd’hui la modernité et voir le traitement qui en est fait dans les textes de Marie. Cette deuxième approche devrait permettre d’entrevoir en sa conclusion l’existence d’une autre sagesse des modernes qui serait d’ailleurs comme une critique anticipée et quasi prophétique d’une certaine modernité qui, en ce début de troisième millénaire, n’en finit pas de mourir. Un s e c r e t à r é a li s e r . H i s to i r e d ’ u n e g e s tati o n I n t ro d u c t i on Pour raconter à son fils non seulement ce qui s’est passé dans l’intérieur mais aussi ce qu’elle appelle son histoire extérieure, Marie choisit de diviser la chronique de sa vie en ce qu’elle appelle des états d’oraison. Il y a divers
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degrés ou états dans la vie intérieure15, écrit-elle à son fils. En 1653, elle en dénombre treize. – L es états d’oraison Le concept d’état d’oraison ne va pas de soi. Dans l’ensemble de ses écrits, Marie donne au moins quatre sens au concept d’étatâ•›: état de vie/état des lieux/états d’oraison/état politique. Les deux plus fréquents sont ceux qui nous intéressent iciâ•›: état de vie et état d’oraison. On connaît bien l’expression état de vie et on peut dire que Marie Guyart a connu tous les états de vie qu’une femme peut connaître et même, dirionsnous des «â•›sous-étatsâ•›» à l’intérieur de chacun d’euxâ•›: jeune célibataire bien entendu jusqu’à l’âge de 18 ans. Jeune femme mariée, mère d’un petit garçon Claude. Marie Martin devient veuve un an à peine après la naissance de Claude. Religieuse ursuline (cloîtrée) à partir de l’âge de 31 ans jusqu’à sa mort dans sa 73e année. Mais à l’intérieur de cet état de vie consacrée, elle est appelée à innover en devenant, avec deux de ses compagnes, les premières religieuses missionnairesâ•›: elle a 39 ans. Tous ces états, témoignent de la richesse d’une existence peu commune, émaillée d’événements dramatiques et de ruptures spectaculaires et inédites. Les états d’oraison, pris au sens que précise le deuxième terme de l’expression, semblent concerner la seule vie intérieure, la dimension spirituelle et son évolution, bref l’itinéraire spirituel. Cependant, quelques remarques de Marie de l’Incarnation permettent de déterminer plus clairement les contours d’un concept si délicat que même certains spécialistes de la vie spirituelle hésitent à définir. Contentons-nous donc de relever ici quelquesunes de ses caractéristiques. Remarquons tout d’abord que les états d’oraison ne coïncident pas avec les états de vie ni avec les événements extérieurs par lesquels les chroniques, y compris celle des dictionnaires, se saisissent de la vie de Marie Guyart. Par exemple, le passage en Nouvelle-France qui, pour la plupart des chroniqueurs, coupe la vie de Marie Guyart en deux périodes, n’est pas déterminant pour ses états spirituels, sinon en un sens tout à fait second. Il suffit, pour en être convaincu, de relire le onzième état d’oraison et le résumé que Marie de l’Incarnation en fait dans l’index qui précède la Relation de 1654.
15. «â•›Lettre CLIII à son fils du 26 octobre 1653â•›», dans Correspondance, p. 516-521.
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Notons ensuite que, pour la mystique, le passage par des états est une nécessité spirituelle. Si Dieu vous aime, écrit-elle à sa nièce, vous passerez par des changemens d’états spirituels, dans lesquels vous croirez que tout est perdu pour vousâ•›: mais en quelque état que vous soiez, souvenez vous toujours que l’intention de Dieu est de vous y santifier16. Et encoreâ•›: celuy qui dispose les choses suavement, vouloir que je passasse par divers états avant que de manifester sa volonté à la plus indigne de ses créatures17. Le concept d’état a une connotation de stabilité substantielle. Or cette connotation est nettement tempérée ici par la diversité et la nécessité de plusieurs états ou degrésâ•›; en 1654, Marie en distingue treize, tout en précisant qu’ils n’ont pas tous la même importance et que d’autres auraient pu être introduits à l’intérieur de certains de ces états. Le concept d’état suggère aussi une certaine passivité. L’extrait déjà cité d’une lettre de 1646 le montre aisément. Ainsi, le concept d’état est plus riche que celui d’étape, à cause de sa stabilitéâ•›; il ne se confond pas non plus avec celui d’événement ou d’expérience extraordinaire même si les uns accompagnent souvent les autres. Mais il s’agit ici d’états d’ORAISON, c’est-à-dire d’éléments de la vie spirituelle qui concernent la relation de l’âme avec son Dieu. Dès lors, on pourrait penser que seule la vie intérieure de Marie est impliquée dans ce récit. Or nous avons vu que Marie dit à son fils avoir rédigé une Relation qui parle aussi bien de ses états intérieurs que de ses états extérieurs. Cela nous permet d’en déduire que les treize états d’oraison convoquent, en tant qu’état d’oraison, la totalité du sujet et pas seulement un sujet mystique qui aurait été artificiellement abstrait de la réalité existentielle de la personne. En particulier, pour le thème qui nous intéresse, notons que le sujet impliqué dans l’œuvre narrative et épistolaire de l’auteur mystique est toujours un sujet relationnel, non seulement dans ses états intérieurs€– l’état d’oraison suppose d’emblée une relation à Dieu€–, mais aussi et en même temps dans ses états extérieurs€– le souci des autres est contemporain de la naissance et du déploiement de sa relation à Dieu. L’insistance de Marie qui précise à son fils qu’elle ne décrit pas seulement les états intérieurs peut aussi être 16. «â•›Lettre CI à sa nièce d’octobre 1646â•›», dans Correspondance, p. 299. 1 7. «â•›Lettre LXVIII à son fils du 1er septembre 1643â•›», dans Correspondance, p. 185. Ou encore à une religieuse amie restée à Toursâ•›: Pensez-vous, ma très-aimée Mère, qu’il ne faille pas changer d’état pour entrer dans les véritables sentimens de ces fonctions Apostoliques de notre nouvelle Égliseâ•›? Il le faut sans doute («â•›Lettre LVIII à la Mère Ursule de SteCatherine de 15€septembre 1641â•›», dans Correspondance, p.€140).
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interprétée comme le signe que l’opposition extérieur/intérieur n’est pas opératoire dès lors qu’il s’agit de l’identité du sujet mystique, ce qui n’induit pas qu’ils ne soient distincts. Cependant, quelle qu’en soit la richesse, le concept d’état d’oraison ne suffit pas pour rendre compte du dynamisme de vie qui traverse l’autobiographie. – La tendance Au concept d’état d’oraison, il faut absolument associer celui de tendance, expression majeure et récurrente dans la Relation de 1654 mais non dans la Correspondance. Ce concept accentue la volonté de manifester dans la Relation le dynamisme d’une existence. La mystique parle aussi, mais non également, de pente et d’attrait même si ces termes ne renvoient pas exactement à la même réalité. Claude Martin préfère souvent le terme d’inclination mais ce concept ne rend pas compte aussi justement de la richesse et de la force du mot tendance. Il faut prendre ce dernier terme dans son sens étymologique qui suggère à la fois une attente si on considère le sujet seul, un attrait si on considère l’objet vers lequel tend le sujet, et une tension si on considère la relation entre les deux. Les treize états d’oraison décriraient donc un dynamisme de croissance qui, à certains égards, se confondrait avec l’histoire de cette tendance. La réflexion qui suit choisit donc de présenter sommairement l’émergence de la subjectivité de la mystique à partir du déploiement du dynamisme de croissance de la tendance.
L’ « â•›a ve n t u reâ•›» d’un secret Choisir de raconter l’autobiographie de cette mystique à partir de la croissance de la tendance qui en articule le dynamisme revient à poser au moins quatre groupes de questionsâ•›: 1- Vers quel but ou direction tend la tendanceâ•›? 2- Comment naît cette tendanceâ•›? Quels éléments anticipent ou préparent l’émergence de la tendanceâ•›? 3- Quels sont les obstacles, internes et externes, identifiés par Marie qui s’opposent à la réalisation de cette tendanceâ•›? Et, par voie de conséquence, quels sont les moyens, pris ou reçus, pour lever ces obstacles, et aussi quelles sont les limites de ces moyensâ•›? 4- Quels sont les moteurs ou principes de ce dynamismeâ•›?
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Tendance à quoi ou vers quoiâ•›? La tendance définie par son but L’entreprise devient très complexe dès l’examen de la première question. Plusieurs réponses se bousculent. Afin de tenir compte des limites de cette étude, il est nécessaire d’isoler de cette complexité quelques éléments, suggérés d’ailleurs par Marie de l’Incarnation elle-même dans deux récits par lesquels, à l’intérieur de la Relation de 1654, elle résume son parcours spirituel18. Sept réponses ont donc été retenues parmi les plus significatives pour décrire les buts vers lesquels tend la tendanceâ•›: - La tendance au Bien-Aimé. Ce but pourrait être encore défini comme l’union à Dieu19. - La tendance à la pureté, prise non dans un sens seulement moral mais d’abord dans sa signification spirituelle. - La tendance à la pauvreté spirituelle qu’elle appelle aussi substantielle. - La tendance ou la pente à la charité. - La tendance au don de soi qui se traduira dans les dernières années de sa vie par les concepts de victime, martyr, holocauste, autant de termes qui ne sont pas univoques et qu’il faut manipuler avec soin. - La tendance au bonheur qui apparaît comme une constante discrète mais non moins persistante dans son œuvre. Il conviendrait de s’interroger aussi sur ce qu’il advient de la tendance après que le premier but, l’union à Dieu, est réalisé dans le mariage spirituel. Plusieurs passages de la Correspondance autorisent à affirmer que la tendance ne disparaît pas après le mariage spirituel mais qu’elle se transforme en désir du salut des âmes qui est en même temps désir du service de l’Ûpoux. En cela cette nouvelle tendance ou tendance revisitée, appartient en propre au 18. Marie elle-même fait deux résumés dans la Relation de 1654 et dans sa Correspondance. L’un concerne la pauvreté substantielle, un autre, les degrés d’union. À l’intérieur de la Relation de 1654, par deux fois, elle fait ainsi une synthèse éblouissante de son parcours. La première et la moins visible s’adresse à Dieu, son Ûpoux (p. 271s.). La deuxième, située dans le dernier chapitre de la Relation de 1654 est un véritable court traité doctrinal sur l’évolution de la vie intérieure à partir de la croissance de la vraie pauvreté ou pauvreté substantielle (p. 339s.). 19. Si le but est l’union à Dieu par l’union au suradorable Verbe incarné, le Verbe est au travail non seulement dans la dynamique de la croissance mais aussi dans la fécondité de l’union réalisée.
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vœu d’union et à la réalité du mariage spirituel. Cette nouvelle manifestation de «â•›laâ•›» tendance prendra elle-même plusieurs formes qu’il est impossible de préciser ici. Il est assez aisé d’en suivre le développement jusqu’en 1655, date des réponses de Marie aux questions que son fils lui pose après réception et méditation de la Relation de 1654. Mais le désir du salut des âmes continue à se développer dans les dernières années de sa vieâ•›; ce que montre un examen attentif de son abondante correspondance de 1655 à 167120. Si on s’en tient à la manière par laquelle Marie de l’Incarnation se saisit du dynamisme de la tendance dans la Relation de 1654, force nous est de constater que tous les éléments par lesquels nous venons de feuilleter les raisons d’être de ce dynamisme étaient déjà présents, comme en germe, dès les premiers états d’oraison. Co mment naît la tendance â•›? Les deux pre m i e r s é t a t s d’ o ra i s o n Le premier état d’oraison résume les vingt premières années de son existence et se construit à partir et autour d’une grâce inaugurale21. Au sens propre du terme, le récit de cet événement inaugure la Relation. Cet événement est bien connu de ceux qui fréquentent les écrits de l’Ursuline. Il s’agit d’un songe dans lequel, à l’âge de six ou sept ans, la jeune Marie vit NotreSeigneur, le plus beau de tous les enfants des hommes venir vers elle alors qu’elle était en train de jouer avec une camarade. Avec un visage plein d’une douceur et d’un attrait indicible, m’embrassant et me baisant amoureusement, me ditâ•›: «â•›Voulez-vous être à moiâ•›?â•›» Je lui répondisâ•›: «â•›Ouiâ•›» 22. Pour raconter ce moment déterminant et les effets qui s’en suivirent, Marie n’use pas encore du terme tendance. Mais dans ces premières pages abondent les mots attrait, pente et même inclination. Car le premier effet qui suivit durablement le songe fut une pente au bien. Cette pente au bien 20. Par exemple, dans une lettre de 1671â•›: Il faut que je vous confesse que j’aimerois la vie, si je pouvois aider en quelque chose les âmes rachetées du Sang de Jésus-Christ, et si j’en étois capable, je souhaitterois vivre jusqu’au jour du jugement pour un si noble emploi. Mais puisque j’en suis indigne, offrez-lui ma bonne volonté, et s’il veut que je meure bientôt, demandez-lui que puisque je ne suis pas digne de le faire en cette vie, il diffère de me donner son Paradis après ma mort, pour m’envoier tout le temps qui sera convenable à sa plus grande gloire, par tout le monde, afin de lui gagner les cœurs de tous ceux qui ne l’aiment pas et qui ne connoissent pas ses amabilitez. («â•›Lettre CCLXXV à une religieuse ursuline de Tours de septembre-novembre 1671â•›», dans Correspondance, p. 934.) 21. L’expression est de Charlesâ•‚André Bernard, Le Dieu des mystiques, Tome III, Mystique et Action, Paris, Cerf (coll.€«â•›Théologiesâ•›»), 2000, p.€411. 22. Relation de 1654, p. 46-47.
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se manifeste de deux manières. Le bien est d’être uni à Dieu, disait saint Augustin. La pente au bien s’accompagne d’abord, chez la toute jeune Marie, d’un attrait pour tous les lieux et moments propres à renouveler cette première rencontre amoureuse. Déjà il s’agit d’être à luiâ•›; des années plus tard, elle dira à son fils que la vie d’une âme consiste à être toute à lui. Ces deux expressions qui balisent sa vie montrent bien à la fois l’unité d’un itinéraire et l’élan nuptial qui commence à se dessiner dès l’enfance et qui s’amplifiera jusqu’au don total, radical et inconditionnel à l’Ûpoux divin. À partir du songe de sept ans, la pente au bien prend aussi la forme du souci des autres. Elle raconteâ•›: Le bien que je voyais, je le faisais, même sans me faire violence, parce que la douceur de cet attrait m’était incomparablement plus suave que tout ce que je voyais23. Les deux aspects de cette «â•›penteâ•›» sont liés comme l’arbre et son fruit, le fruit le plus reconnaissable de l’union à Dieu étant la charité. Déjà apparaissent, dans cette personnalité naissante, les traits caractéristiques d’une cohérence exceptionnelle et d’une articulation étonnante entre contemplation et action. Des théologiens de la vie spirituelle pourraient dire que la jeune Marie est entrée dès l’âge de sept ans dans une dynamique proprement mystique tant il est vrai que sa vie à partir de ce jour est conduite vers l’union à Dieu par l’Esprit de Dieu lui-même. Mais la jeune Marie l’ignore encore. Elle écritâ•›: Quoique par mes enfances je ne réfléchissais ni ne pensais que cet attrait au bien vînt d’un principe intérieur […] –€et quelques lignes plus loin€– […]€je me retirais parfois pour prier, poussée par l’esprit intérieur, sans toutefois savoir ni penser ce que c’était esprit intérieur24.
Lorsque, quelques 45 ans plus tard, Marie de l’Incarnation fait une relecture de son existence, elle préfère dater son entrée dans la vie mystique d’un événement qu’elle identifie comme sa conversion et auquel elle consacre la totalité du chapitre VI de la Relation de 1654 par lequel débute le deuxième état d’oraison. L’expérience qui est donnée de vivre à la jeune veuve qui vaquait à ses affaires dans une rue de Tours le matin du 24 mars 1620 devait la changer au point de faire d’elle, selon ses propres termes, une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même25. 2 3. Relation de 1654, p. 48. 24. Ibid., p. 47-48. 25. Ibid., p. 71.
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Avec cet avènement qu’il est convenu d’appeler la vision du sang26, commence pour Marie un processus spirituel qui est d’abord processus de connaissance dans lequel désormais deux composantes seront toujours présentesâ•›: connaissance du mystère de Dieu et connaissance d’elle-même27. La grâce inaugurale de la veille de l’Incarnation 1620 découvre à Marie, en un instant, l’ensemble et le détail de tous les péchés qu’elle avait commis depuis son enfance, fait émerger en elle la claire conscience d’être un néant devant Dieu et, en même temps l’introduit à la connaissance du double mystère de l’Incarnation et de la Rédemption par lesquels le Verbe incarné est venu la sauver, elle, lui manifestant ainsi de quel amour elle est aimée. Il s’agit là d’un savoir d’expérience plus clair et plus distinct que toute industrie humaineâ•›: certitude d’être aimée par celui qui a versé son sang pour elleâ•›; aimée au point que, dit-elle, même si elle avait été la seule au monde qui eût péché, il serait venu en ce monde et serait mort pour elle28. La jeune femme est introduite dans le mystère de l’Incarnation par la porte de la Miséricorde gratuite de Dieu. Elle naît à elle-même en même temps qu’elle naît au mystère d’un Dieu-Amour et qu’elle naît à l’Amour de Dieu pour elle. À la cohérence subjective que nous avons déjà relevée est associé dès les plus jeunes années un développement manifeste de l’aspect relationnel du sujet. Mais la première certitude qui jaillit de cet événement imprévisible est l’expérience de l’initiative gratuite de Dieu et de la transformation qu’elle opère en elle. Il s’agit bien d’un étatâ•›: en elle un être nouveau est initié. Mais, paradoxalement, cet état fait prendre conscience à la jeune mystique du dynamisme qui l’habitait depuis le songe de sept ans. Tout se passe semblet-il comme si ce moment la faisait passer du songe à la réalité. On retrouvera une dynamique semblable, au moment de l’inauguration officielle de sa vocation apostolique. Le mot tendance apparaît dans la Relation de 1654 dans les pages qui suivent l’évocation de cet avènement en elle de la créature nouvelle. Elle
26. Ce texte fameux sera souvent convoqué dans cet ouvrage. Relation de 1654, p. 68s. et 374. 27. L’étymologie audacieuse que Claudel a faite du terme «â•›co-naissanceâ•›» s’applique à merveille à ce que Marie de l’Incarnation raconte de ce moment. Car il s’agit bien pour elle d’une naissance à elle-même et à l’amour de Dieu par la double reconnaissance et de sa pauvreté et de l’infinie miséricorde de Dieu à son égard. 28. Relation de 1654, p. 69.
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écrit par exempleâ•›: Mon âme avait une tendance à Dieu sans cesse purement spirituelle29. Ou encore, en parlant de celle qu’elle est devenueâ•›: tous ses soupirs, ses attentions et sa vie sont sans cesse en cet état de tendance au Bien-Aimé30. Et, quelques lignes plus loinâ•›: […] L’Époux aux embrassements duquel elle aspirait par une tendance et attrait continuels31. Désormais, son existence toute entière sera tendue vers la pleine réalisation de la relation d’amour dont elle a pris conscience en cette veille de l’Annonciation qu’elle préfère appeler l’Incarnation. Commence en elle le déploiement d’une nouvelle créature, de «â•›l’homme spirituelâ•›» de saint Paul dont la configuration est résolument christique. Le but de la tendance est clairement et rapidement déterminéâ•›: l’union transformante au Christ qu’elle préfère appeler le Verbe incarné. Pour y parvenir, la laïque, désormais engagée dans la voie mystique, va très lucidement identifier les obstacles et les moyens. Le s obstacles identifiés par Marie et le s m oye n s d e l e s l e ve râ•›: le temps de l’ascèse et des purification s L’impression reçue dans l’expérience déterminante de mars 1620, par la part de passivité qu’elle manifestait aurait pu laisser pressentir à Marie Guyart que l’union au Verbe Incarné ne pourrait se réaliser qu’à l’initiative de Dieuâ•›; et lorsqu’elle rédige la Relation, elle reconnaît, dans cette «â•›conversionâ•›», l’œuvre de l’Esprit en elle. Pourtant Marie va s’employer, et même s’acharner, à tout faire pour se rendre digne de cette union en tentant de lever les obstacles qui l’empêchent. Et il s’agit là d’un des traits reconnaissables de la rationalité mystiqueâ•›: paradoxalement, activité et passivité coexistent sans contradiction chez les mystiques, signes des rapports en eux de la liberté et de la grâce. Quels sont ces obstaclesâ•›? À partir des récits des troisième, quatrième et cinquième états d’oraison, on peut aisément déduire que Marie identifie plusieurs obstacles objectivement repérables qu’ils soient extérieurs ou intérieurs et parfois les deux à la fois. Afin qu’elle puisse être toute à Dieu, ces obstacles devront nécessairement, être vaincus, contournés, dépassés ou assumés autrement. Au début du 5e état d’oraison, elle écritâ•›:
2 9. Ibid., p. 93 et 95-96. 30. Ibid., p. 101. 31. Ibid., p. 106.
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Je n’ai pas dit ci-devant que, dès que mes liens furent rompus et que j’eus commencé de goûter les biens de l’esprit et connu la vanité des choses du monde, je me sentis appelée à la religion. Mais j’avais encore un autre lien qui ne me le permettait pas, et qui, au jugement de mon directeur, était pour ce temps voulu de Dieuâ•›; qu’il croyait néanmoins que la divine Majesté me ferait cette grâce en son temps. Ainsi, je portais ce joug nécessaire par acquiescement aux ordres de Dieu, qui cependant tenait mon cœur en un cloître et mon corps dans le monde32.
Les obstacles les plus évidents, visibles par son entourage, concernent sa situation dans le monde, plus précisément tout ce qui l’empêche de rejoindre le cloître qu’elle estime être le lieu concret le plus favorable à la réalisation de son vœu d’union à Dieuâ•›; son corps n’est pas où voudrait être son cœur. Ces attaches d’ailleurs ne sont pas seulement sociales ou matériellesâ•›; elles sont aussi, d’une certaine manière, intérieures puisqu’elles concernent essentiellement les liens naturels qui l’unissent à son fils, qu’elle ne peut et ne voudra jamais rompre. En fait la seule question est, du moins en apparenceâ•›: comment vivre les exigences de sa réalité bien concrète de mère sans faire obstacle aux exigences de son amour de Dieu et de sa volonté de lui être unieâ•›? Dans sa décision de rester dans le monde, il s’agit encore d’obéir à la volonté de Dieu médiatisée par la parole de son directeur spirituel. Mais il ne s’agira pas pour elle de rester dans le monde à la manière du monde. Elle prend très vite des décisions radicalesâ•›: la première est de suive les conseils évangéliques et par là d’imiter au plus près celui auquel elle désire plus que tout au monde être unie. Dans les ardents désirs que j’avais de posséder l’esprit de Jésus-Christ, il me fit voir et expérimenter les grands et infinis trésors qui sont cachés dans les conseils du saint Évangile, à la garde desquels il appelle les âmes choisies, surtout dans la pauvreté, chasteté et obéissance, que je voyais être les vertus éminentes que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait choisies et pratiquées, étant en cette vie mortelle, pour nous d’exemple, s’étant fait notre divine Cause exemplaire33.
Il est intéressant de voir avec quelle intelligence et créativité elle se refuse aux solutions de facilités que les mœurs de l’époque et son entourage semblent présenter comme évidentes et lui suggèrent fortementâ•›: un bon remariage. Après un an chez son père dans une quasi solitude, temps propice à l’oraison, elle finit par accepter d’aller vivre auprès de sa sœur et de son 3 2. Relation de 1654, p. 104. 33. Ibid.
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beau-frère à condition que ce soit au titre de simple servante. Là encore, la manière y est toute singulière. Aux yeux du monde, elle assure les ressources matérielles nécessaires à sa situation et donne au petit Claude un lieu de vie équilibrée. En même temps, elle peut suivre les conseils évangéliques et cultiver la vertu d’humilité. Mais un autre obstacle s’impose bientôt. Comment vivre son vœu d’union à Dieu dans des tâches et occupations quotidiennes souvent harassantes puisque, sans cesser d’être servante, elle assure, dans les faits, la responsabilité de l’entreprise de transports de son beau-frèreâ•›? Dans la première Relation, rédigée à Tours, elle écrivaitâ•›: Je passais presque les jours entiers dans une écurie qui servait de magasin, & quelquefois il était minuit que j’étais sur le port à faire charger ou décharger des marchandises. Ma compagnie ordinaire était des crocheteurs, des charretiers & même cinquante ou soixante chevaux dont il fallait que j’eusse le soin. J’avais encore sur les bras toutes les affaires de mon frère & de ma sœur lorsqu’ils étaient à la campagne, ce qui arrivait fort souvent. (…) Quelquefois, je me voyais si surchargée d’affaires que je ne savais par où commencer34.
Rien ne semble plus éloigné des conditions que Marie pouvait espérer afin de réaliser son désir le plus cher. Pourtant, si les activités, responsabilités et autres tâches quotidiennes paraissent d’abord des obstacles redoutables, elle s’ingénie à trouver des moyens pour à la fois vivre une intimité de plus en plus grande avec son Dieu et travailler à se rendre digne de devenir son épouse. C’est le temps d’une ascèse impitoyable. Certains de ces moyens sont si drastiques qu’ils inquiètent son directeur. Deux exemples parmi tant d’autres pratiquesâ•›: elle s’empêche de dormir ou s’oblige à des pratiques caritatives délaissées par les âmes les plus ferventes, telles que le soin des plaies les plus rebutantes35. D’une telle pratique ascétique, il serait aisé de conclure à quelque conception néo-stoïcienne d’un être humain dont la grandeur se manifeste dans le mépris et la maîtrise du corps comme part animale de la créature humaine. En fait, les purifications visées par ces pratiques sont davantage celles de l’orientation globale de l’être humain que Paul désignait par le terme très biblique d’homme charnel ou de vieil homme. Il s’agit là pour Marie d’un travail de désappropriation de soi afin d’être toute à Dieu. Lorsque, des années plus tard, elle essaiera de convaincre son fils devenu Bénédictin que les occupations matérielles ne représentent pas un obstacle 34. Le Témoignage de Marie de l’Incarnation, ursuline de Tours et de Québec, Dom A. Jamet,€éd., Paris, Beauchesne, 1932, p. 40. Désormais Témoignage. 35. Relation de 1654, p. 97.
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à l’union à Dieu, elle parle en femme d’expérience. Mais dans les premiers temps de son aventure mystique, Marie Guyart éprouve souvent ses tâches matérielles comme du temps volé à Dieu. Comment parvient-elle à vaincre cet obstacleâ•›? Pour goûter la présence de Celui à qui elle veut appartenir entièrement, elle tente d’abord de se donner un espace-temps propre à nourrir et développer son union au Verbe Incarnéâ•›; elle se donne les temps et les lieux où le Christ offre sa présenceâ•›: sacrement de l’eucharistie, méditation de la parole et oraison contemplativeâ•›; œuvres de charité jamais désertées. Le récit qu’elle livre trente ans plus tard de ces temps de piété et d’ascèse contemporains d’une vie suractive, montrent très clairement que tout, en fait, est déjà l’œuvre consentie de l’Esprit en elle et au cœur des situations peu banales qu’elle est amenée à vivre. Cela permet de comprendre qu’il serait illusoire de vouloir opposer les libres décisions ascétiques de la jeune veuve et les purifications passives qui lèveront bientôt le grand obstacle à l’union. L’obstacle le plus important en effet n’est pas vraiment extérieur, dans les occupations et préoccupations matérielles et sociales quelque absorbantes qu’elles soientâ•›; les obstacles les plus redoutables sont en elle et cela à plusieurs niveauxâ•›: - Le premier de ces obstacles est parfaitement identifié par la jeune femme. Elle a clairement conscience de ne pas être spirituellement à la hauteur de son désir. En ce sens, l’obstacle le plus important et contre lequel elle dira lutter toute sa vie est ce qu’elle appelle l’amourpropre ou amour de soi. Elle va donc travailler à se rendre vertueuse. D’une certaine manière, les pratiques ascétiques auxquelles elle livre son corps ont pour but de guérir son âme. Il n’est pas inintéressant de considérer ici à quel point l’être tout entier de Marie participe de ce qui est bien plus qu’une aventure spirituelleâ•›: il s’agit véritablement de l’émergence d’une créature nouvelle. Le désir invincible de l’union au Verbe incarné, le vœu d’être «â•›toute à Luiâ•›», concerne la totalité de sa personne. Le sujet engagé ici est un sujet Â�intégral36.
36. Ces remarques soulèvent une interrogation sur le rôle du corps chez Marie de l’Incarnation. Voir à ce sujet, Thérèse Nadeau-Lacour, «â•›Le corps des mystiques au grand siècle des âmes dans une modernité réenvisagéeâ•›» dans Pratiques et constructions du corps en christianisme, Montréal, Fides, 2009 (à paraître).
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- C’est pourquoi l’obstacle le plus redoutable est dans sa réalité même d’être humain, dans les limites inhérentes à la nature humaine, par exemple dans la débilité de son corps et de ses facultés mentales à assumer son désir d’union avec Celui qui ne connaît pas de limite. Les grâces mystiques qui lui sont données lui font physiquement vivre cette incapacité. Contre cela, elle ne peut rien Elle fait alors l’expérience très concrète de l’intervention de l’Esprit de Dieu qui la soutient dans des grâces d’union qui tueraient le corps sans cela37. - Les textes montrent que l’obstacle à franchir est plus profond encoreâ•›; il est non seulement en elle comme créature mais aussi en tant que créature consciente d’être marquée dans son être par la réalité du péché, celui-là même dont le Fils est venu la sauver, celui-là même qui rendait impossible l’alliance entre l’humanité et Dieu et donc entre chaque homme et Dieu. Marie fait l’expérience de cette débilité qu’on pourrait qualifier de théologale. Elle découvre en fait que l’union tant convoitée est l’affaire de deux libertés dont l’une est radicalement limitée et blessée et l’autre infinie et parfaite. Elle découvre d’abord qu’elle est un néant désirant Dieu. Elle fera bientôt l’expérience qu’elle est, selon le mot de l’école bérullienne, un «â•›néant capable de Dieuâ•›», et plus encoreâ•›: un néant rendu capable de Dieu38. - La claire conscience de ce que Pascal, à la même époque, appellera disproportion ne conduit pas la jeune femme à désirer lever cette disproportionâ•›; au contraire, ses pensées visent davantage à creuser cette conscience d’être néant, et ses pratiques, dans les faits, à être anéantieâ•›: seule manière, paradoxale, pour une créature libre, consentant à sa vérité de créature, d’être toute disposée à Dieu dans la claire reconnaissance de tout lui devoir. Telles sont pour une large part la pureté et la pauvreté vers lesquelles tend la mystique.
Les textes de l’Ursuline, en particulier dans la Correspondance, livrent des expressions radicales qui sont autant de maximes spirituellesâ•›: à son fils Claude, elle conseillera une vie sans mélange, entendant par
37. Voir en particulier le «â•›Septième état d’oraisonâ•›», dans Relation de 1654, p. 144 et p.€150s. 38. Voir par exemple ce passage du 7e état d’oraisonâ•›: Mais quoique je die (…) des communications les plus intimes mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout se plaisait de faire miséricorde (Relation de 1654, p. 152).
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là le mélange entre amour de Dieu et amour inconsidéré de soi. Elle écritâ•›: […] il y a toujours à détruire en nous un certain nous-même qui est né avec nous […]39. Il ne s’agit pas pour la mystique de détruire en elle l’état naturel de créature, puisque, au contraire, il est nécessaire de se connaître devant le Créateur dans les limites de cet état€ il s’agit bien plutôt de lutter contre l’esprit de nature qui revient, entre autres perversions, à préférer la créature au Créateur, la créature séparée du Créateur, et qui s’oppose à l’esprit de grâce. Là encore, dans l’esprit de nature, elle identifie clairement l’amour inconsidéré de soi. Mais de telles perspectives ne la conduisent pas au désespoirâ•›; bien au contraireâ•›: par une certitude affirmée, certitude de foi et d’expérience structurée par la foi, la jeune femme sait qu’elle est aimée de Dieu, à même sa réalité de créature. Elle sait, d’une assurance tremblée, que cet amour, à l’origine de l’abaissement divin, peut faire que la disproportion entre le néant de la créature et la toute-puissance du Créateur ne soit pas un obstacle à leur alliance, à l’union de l’âme avec le suradorable Verbe incarné. Ainsi, il semble possible de dire que les efforts drastiques de la mystique n’ont pas pour but de lever la disproportion naturelle entre la créature et le Créateur mais de briser tout ce qui pourrait lui faire préférer en elle la créature et non le Créateur. Mais Marie Guyart fera l’expérience que cette désappropriation de soi ne peut pas être son œuvreâ•›; ou plutôt, elle apprendra que le travail de purification entrepris par l’ascèse est encore œuvre de l’Esprit, de l’Esprit qui m’agissait, dira-t-elle. C’est alors que la Vierge Marie devient le modèle indépassable pour la jeune mystique. La docilité à l’Esprit apparaît ainsi comme une des vertus, sinon la vertu, du sujet mystique en gestation. La quête de pureté et de pauvreté substantielle n’est pas à proprement parler l’œuvre de la mystique, même si ce travail de purification laisse entière une liberté elle-même libérée. C’est l’Ûpoux, et l’Ûpoux seul, qui prépare la couche nuptiale. En 1627, lors de la deuxième vision trinitaire, Marie est unie au Verbe incarné. Elle devient l’Ûpouse du Cantique. Elle entre dans ce qu’elle appellera son état foncier, un état qui désormais prévaudra en tout. Comprenons que cet état n’est pas seulement une réalité spirituelle de premier ordre. Il est le fondement même, le lieu de sens de son existence40. 3 9. «â•›Lettre CXXIII à son fils du 22 octobre 1649â•›», dans Correspondance, p. 373. 40. La question demeure de savoir si cet «â•›étatâ•›» est le signe de quelque caractéristique ou statut ontologique.
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Marie Guyart a 28 ansâ•›; elle est laïque, dans le monde. Elle a trouvé son identité, une identité que les pages des 7e et 8e états d’oraison ne peuvent évoquer qu’à travers les paradoxes de l’oxymoreâ•›: […] n’étant plus moi, je demeurai lui par intimité d’amour et d’union, de manière qu’étant perdue à moi-même, je ne me voyais plus, étant devenue lui par participation41. Ainsi semble se terminer l’histoire de la tendance et avec elle l’histoire de la gestation de Marie comme sujet mystique. Les obstacles ont été peu à peu levés ou dépassés par l’œuvre de l’Esprit dans le cœur de la jeune veuveâ•›: Maintenant, elle n’a plus de tendance, parce qu’elle possède Celui qu’elle aime42. Pourtant, la Relation de 1654 montre, à l’encontre des modèles spirituels reconnus de son temps et pour lesquels le mariage spirituel était le sommet de la vie mystique, que les purifications les plus douloureuses seront vécues bien des années après le mariage spirituel, alors qu’elle commence sa vie proprement missionnaire. Ces purifications affecteront ce qui lui est devenu le plus cher, cela même par quoi elle participe à l’amour qu’est Dieuâ•›: son amour des autres. Tout semble lui être ôtéâ•›: Je me vis dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi43. Ce processus de construction de la subjectivité, travaillé par des moments qui semblent être des temps de déconstruction, correspond aussi à l’histoire par laquelle Marie est amenée à connaître le Dieu auquel elle voulait être unie, auquel elle est maintenant unie d’une union qui outrepasse tout ce qu’elle avait pu désirer. Certes la tendance à l’union n’est plus cette tension et cette attente des épousaillesâ•›; mais en fait, elle n’a pas disparueâ•›; elle est transformée en tendance de l’union. Si l’union est très tôt réalisée, dessinant définitivement son état foncier d’épouse, restera pour elle à vivre l’autre versant de l’unionâ•›: la fécondité de et par ce qu’elle nomme l’Esprit apostolique. Son union au Verbe incarné lui fait désirer être totalement aux affaires de l’Époux. Alors que la vision du sang lui avait fait découvrir l’amour singulier et rédempteur du Verbe pour elle, être aux affaires de l’Ûpoux lui fait découvrir l’universalité du mystère de la Rédemption et le ministère universel des ouvriers de l’Ûvangile. La grande affaire de l’Ûpoux est le salut des âmes. La tendance maintenant «â•›nuptialiséeâ•›» se déplace donc vers le désir du salut des âmes. Grâce à un songe et à l’appel qui le confirme un an plus 4 1. Relation de 1654, p. 138-139. 42. Ibid., p. 141. 43. Ibid., p. 264.
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tard, l’Ursuline de 34 ans va prendre conscience de ce profond désir qui l’habitait avant même son entrée au couvent. Mais l’histoire de la croissance de la tendance ne s’achève ni avec le mariage spirituel, ni même avec sa participation à l’œuvre de salut. Le 13e état d’oraison qui clôture la Relation de 1654 ne déploie pas la totalité de l’aventure spirituelle de Marie et, par là, de sa subjectivité, car elle n’a jamais de repos qu’elle ne soit toute à Dieu44. Dans sa Correspondance, deux conseils spirituels donnés à son fils Claude sont explicites à cet égardâ•›: Prenez garde néanmoins de vouloir trop avancer avant le temps45. Et ce constat spirituelâ•›: je voy clairement, ce me semble, qu’en matière d’oraison l’âme ne doit point prescrire de bornes à l’esprit de grâce qui la conduit […]46. Être la demeure de Dieu c’est aussi se perdre dans une demeure que Dieu lui-même a dilaté aux mesures sans mesure de son amour. Et la croix fait partie de la participation à la démesure de l’Amour. Qu’on ne s’étonne pas de voir Marie épouser la croix au moment même où elle est envoyée ramasser le Sang du Fils de Dieu47 aux confins du monde connu. À l’issue de ce bref survol de l’histoire d’une gestation, il est aisé de mettre en évidence la force qui habitait ce dynamisme de vie et d’accomplissement. Quel est le moteur ou principe de ce dyn a m i s m eâ•›? Lorsque Marie de l’Incarnation rédige la Relation de 1654, elle relit sa vie toute entière comme œuvre en elle de l’Esprit. La Relation est traversée par cette expression étonnante que la mystique invente pour en dire la force et la conscience très claire qu’elle en aâ•›: L’Esprit qui m’agissait. Le consentement au travail de l’Esprit que d’autres maîtres spirituels de ce temps appelleront la docilité à l’Esprit48, est, pour eux comme pour Marie de l’Incarnation, le plus haut degré et le signe le plus juste, c’est-à-dire le mieux ajusté, de la véritable liberté. Car la créature nouvelle qui advient ne perd rien d’un libre-arbitre qui trouve là sa plus exacte mesure. À la fin de sa vie (1670), elle parle de l’intérieure opération de Dieu [qui] la laisse agir avec 4 4. Cf. «â•›Lettre CCLXXI à son fils de 1670â•›», dans Correspondance, p. 920. 45. «â•›Lettre CCVIII à son fils du 18 octobre 1663â•›», dans Correspondance, p. 715. 46. «â•›Lettre CCXXII à son fils du 22 septembre 1666â•›», dans Correspondance, p. 766, note 1â•›: ajout de la Vie, à la p. 764. 47. Relation de 1654, p. 206. 48. Il serait intéressant de voir à ce sujet l’importance de cette attitude spirituelle fondamentale dans l’enseignement que le Père Louis Lalemant donnait aux Jésuites qui se destinaient à partir pour la mission de la Nouvelle-France.
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liberté49. Elle écrivait déjà en 1665â•›: Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, […] où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit, sans perdre cette divine présence50. Peut-être devrait-on dire, avec saint Paul, que la liberté elle-même devait être libérée d’attaches liées à ce que la mystique appelle l’esprit de nature. Marie de l’Incarnation écritâ•›: l’Esprit emporte le dessus et fait suivre la nature après soy51. L’Esprit, hôte intérieur, est, selon elle, l’ouvrier de cette authentique liberté qui est un des signes par lesquels l’être humain se reconnaît comme enfant de Dieu52. La docilité à l’Esprit est bien «â•›leâ•›» moyen par lequel pourront être levés les obstacles à la réception de la grâce. La créature nouvelle cesse d’être dans ce que Marie de l’Incarnation appelle justement l’incorrespondanceâ•›; elle peut entrer alors dans la correspondance par laquelle se réalise en elle non seulement l’image mais aussi la ressemblance de Celui qui ne l’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celuy de l’amour et de la confiance53. Tout se passe comme si l’identité véritable de cette femme de la modernité naissante jaillissait de ce qu’elle appelle son centre et s’accomplissait à partir de ce centreâ•›: lieu de liberté et de paix, lieu de jouissance de l’Ûpoux, continent intérieur dont les limites sont repoussées à proportion de la croissance de l’accueil en elle de la dynamique trinitaire, demeure de l’Amour même qu’est Dieu. À la fin de sa vie elle pourra écrire à son filsâ•›: Me voilà à la fin de ma vie […] Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. […] aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours54.
49. «â•›Lettre CCLXIII au Père Poncet du 17 septembre 1670â•›», dans Correspondance, p.€888. 50. «â•›Lettre CCXVI à son fils du 29 juillet 1665â•›», dans Correspondance, p. 746. 51. «â•›Lettre CXXIII à son fils du 22 octobre 1649â•›», dans Correspondance, p. 372. 52. Voir «â•›Lettre CCXXII à son fils du 22 septembre 1666â•›», dans Correspondance, p. 764765. 53. «â•›Lettre CCXLIII à son fils du 16 octobre 1668â•›», dans Correspondance, p. 826. 54. «â•›Lettre CCLXVII à son fils du 25 septembre 1670â•›», dans Correspondance, p. 896897.
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Pe r s pe cti v e s . Un s u j e t au t r e m e nt m o d e r n e
Ûl é m e n t s d’ anthropologies croisées Ces quelques réflexions narratives se découpaient sur l’horizon d’une modernité en train de naître et d’émerger à même les existences et les œuvres singulières de personnalités exceptionnelles. Marie Guyart de l’Incarnation est sans contredit l’une d’entre elles. Sa vie telle qu’elle la livre à son fils et sa Correspondance qui nous plonge pendant près de 40 ans dans l’histoire en train de se faire, laissent entrevoir les traits caractéristiques du sujet d’une certaine modernité. Mais quel sujet et de quelle modernitéâ•›? Marie et, avec elle, les spirituels de son temps ne sont pas seuls à configurer les nouveaux visages d’humanité du grand siècle des âmes et à préfigurer l’homme classique. Au moment où Marie de l’Incarnation prépare son départ pour la Nouvelle-France, Corneille met en scène le Cid et Descartes publie en français l’introduction au Traité du Monde sous le titre du Discours de la méthode, fixant, sans le savoir vraiment, le portrait de l’homme moderne, de cette même modernité qui est aujourd’hui en crise. Au moment où Marie de l’Incarnation rédige la Relation de 1654, Pascal garde, dans le Mémorial, les fulgurances d’une nuit de feu qui façonnera l’auteur des Pensées, critique déjà de Descartes, de sa métaphysique et de l’anthropologie qui lui est associée. Ainsi se croisent, au fil des œuvres de ces génies, des représentations de l’homme dont l’une d’entre elles prévaudra sous le titre de sujet de la modernité. Mais la figure de l’être humain, réfléchie dans le miroir de la vie et l’œuvre de Marie Guyart, peut-elle être dite moderne au sens où les philosophes du XVIIe et leurs successeurs en parlerontâ•›? La visite entreprise en compagnie de Marie de l’Incarnation au pays du sujet mystique pourrait alors se prolonger brièvement, sous la forme d’une brève synthèse dynamique, par une sorte de dialogue anthropologique croisé entre les éléments les plus caractéristiques par lesquels depuis 350 ans les philosophes délimitent le sujet moderne et les grands traits figurés par le parcours entrepris plus haut en compagnie de la contemporaine de Descartes.
Un a n t h ro p ocentrisme décidé À parcourir les premières pages des textes des deux défricheurs des temps modernes que furent Descartes et Marie Guyart de l’Incarnation, ce qui
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frappe et étonne pour l’un d’entre eux du moins, est l’anthropocentrisme décidé que manifeste d’abord le genre littéraire qu’ils adoptent. L’écriture spirituelle et mystique est bien connue pour être éminemment personnelleâ•›; le siècle précédent en témoignait magnifiquement avec les œuvres de Thérèse de Jésus. Et si on admire chez Montaigne l’aisance avec laquelle il a su couler son humanisme dans le ton souple et singulier de l’autobiographie, on a surtout conservé de la littérature cartésienne ses longues chaînes de raisons et l’âpreté de ses arguments, oubliant que ce pionnier du rationalisme avait pris le parti, sans artifice, de parler à la première personne, ancrant le cogito, part la plus nouvelle de sa philosophie, dans l’ego de la confidenceâ•›: Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et le plus assuré […]55. Ce point commun n’est pas anecdotique. Dans l’une et l’autre œuvre, c’est bien de l’être humain dans son entièreté dont il s’agit et, par là, explicitement ou non, de l’émergence de doctrines qui en fixent les contours et l’essence. Et si la forme littéraire y valorise le sujet, les angles d’approche méthodologique de ces doctrines, qu’elles soient spirituelles ou philosophiques, sont aussi, chez l’un comme chez l’autre, délibérément anthropocentriques. Les Relations de la mystique commencent et finissent par des narrations qui pointent, à partir d’une destinée singulière, le cœur de la réalité humaine. Et les réflexions et méditations cartésiennes, quelles que soient leurs montées métaphysiques, s’inquiètent de l’humanité de l’homme aux prises avec ses interrogations radicales. Pourtant on pressent déjà des distinctions qui deviendront bientôt, avec les disciples de Descartes, des points de rupture. D’une part, l’aventure mystique met en scène un sujet qui est d’abord et toujours un être en relationâ•›; dès lors, si la manière du dire mystique est «â•›anthropocentréeâ•›», son contenu doctrinal concernera les êtres en relation et non un sujet insulaire, quelque singulier qu’il soit. Nous pourrions dire qu’il s’agit là d’un anthropocentrisme théologique puisque la relation centrale est celle de l’âme avec le Verbe Incarné, reconnu à la fois Fils de Dieu et pleinement homme. D’autre part, au contraire, la solitude raisonnée et rationnelle du cogito rendait possible la dérive philosophique qui transformera l’anthropocentrisme méthodologique de Descartes en anthropocentrisme idéologique, celui de la révolution copernicienne opérée par Kant dans la préface de la 2e édition de la Critique de la Raison pure. Cet homme qui, deux siècles
55. Discours de la méthode, première partie.
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après les Méditations métaphysiques, tentera de «â•›graviter autour de lui-même son propre soleilâ•›», selon l’expression bien connue de Marx.
Qu e l ê t re h umain est donc au centreâ•›? Du a l i s m e o u triade â•›? Malgré la tentative quelque peu désespérée de la cinquième partie du Discours de la méthode et les remarques défensives de certaines lettres de Descartes, il faut bien reconnaître que l’homme de l’héritage cartésien est traversé par un dualisme qui magnifiera pour longtemps la grandeur de la raison mathématicienne, une raison qui veut maîtriser le monde et qui, devenue rationalité technoscientifique, s’imposera bientôt à l’homme luimême qu’elle entreprendra de déconstruire dans sa qualité même de sujet56. Un même dualisme semble habiter les écrits de l’Ursuline. L’être humain y est bien défini comme un animal raisonnable57. La dignité de son librearbitre y est affirmée à plusieurs reprises et le corps y semble souvent malmené. Pourtant une telle interprétation ne résiste pas à une lecture plus attentive au texte. En effet, la subjectivité n’y est jamais posée comme un dualisme même si elle apparaît parfois comme un duel. L’unité du sujet se construit dans le même mouvement qui le fait avancer dans une relation d’emblée triadique et cela, à deux niveaux. Dans un premier sens on peut dire que la structure de la subjectivité est triadique dans la mesure où l’être humain n’est pas seulement considéré comme un corps, lieu des sensations et des émotions passagères, ni comme une intelligence rationnelle capable de comprendre et donc de se saisir des réalités, ni même comme l’unité des deux naturesâ•›; le sujet se connaît à partir d’une troisième dimension désignée comme l’intériorité ou dimension proprement spirituelle. C’est à partir d’elle que les différentes composantes de l’être humain sont intégrées dans une unité dynamique qui n’exclut ni ne méprise aucune des autres dimensions mais, au contraire, les révèle à elles-mêmes et leur permet de se déployer. Dans un deuxième sens, il est possible de dire que la subjectivité requise par les écrits de l’Ursuline est triadique dans la mesure où elle est fondamentalement relationnelle. La relation la plus importante qui est l’objet 56. Voir, bien entendu, les propos des différents structuralismes, en particulier Michel Foucault ou Gilles Deleuze. 57. Par exemple, Relation de 1654, p. 342.
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même de l’œuvre de Marie de l’Incarnation et la raison d’être de son existence est la relation de l’âme à Dieu. On serait tenté de voir là comme une dyade fondatrice du sujet. Les premières pages de la Relation pourraient le laisser entendre. Or ce serait méconnaître la dynamique qui habite cette dyade et qui se déploie tout au long de l’œuvre et de la vie de la mystique. Le principe régulateur en est celui du tiers inclus. Parce que le Dieu auquel Marie de l’Incarnation est unie est connu par elle comme l’Amour même, l’union à ce Dieu porte en elle-même une logique de surabondance qui ouvre le sujet vers les autres dans ce que la missionnaire appellera la pente au bien, en d’autres termes la charité. Cette relation nécessaire est à l’image de la dynamique de vie du Dieu Trinité qui est l’objet même de la foi de l’Ûglise, reçue et connue d’expérience par Marie Guyart. Ainsi le centre de la vie du sujet mystique est une triple relation. Mais la relation qui demeure sa vie-même, ce qu’elle appelle son état foncier, est la relation nuptialeâ•›: Mais il y a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout58. Dès lors, la grandeur et la dignité du sujet est d’être aimable pour Dieu (au regard de Dieu). En même temps, et sans paradoxe, la disproportion entre la créature et le Créateur, entre l’être humain et Dieu considéré dans sa transcendance génère chez le sujet un sentiment d’anéantissement. Pour l’école bérullienne dans laquelle s’inscrit pour une large part la doctrine de l’ursuline, l’être humain est un néant rendu capable de Dieu par l’amour même de Dieu, et porté nécessairement vers les autres par la logique interne de ce même amour...
L’ i n t e r s u b jectivité Alors que le sujet mystique qui émerge des premières décennies du XVIIe siècle induit une anthropologie de l’être relationnel, la philosophie, si on la considère dans les grandes doctrines qui élaboreront la culture moderne, attendra le XIXe siècle pour s’intéresser à l’altérité de l’être humain, et le XXe pour le définir comme être-pour-autrui. Cette prise en compte tardive de l’altérité propre au sujet humain est apparue en même temps que la découverte de l’importance du temps et de l’histoire. Or, dans la perspective judéo-chrétienne, la dimension historique du sujet est inhérente à son approche spirituelle et à l’expérience spirituelle
58. Relation de 1654, (Supplément, XX), p. 388.
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elle-même considérée comme itinéraire de vie. La vie spirituelle de tout être humain y est considérée comme processus de croissance dans et par l’évolution de sa relation avec Dieu, relation qu’il vaudrait mieux appelé alliance. En ce sens, l’histoire de chaque sujet participe de l’Histoire «â•›sainteâ•›», comme histoire de l’Alliance de Dieu avec l’humanité. Cette histoire connaît des étapes aisément repérables dont l’autobiographie de Marie de l’Incarnation fournit un exemple éloquent. Dans sa relation à Dieu, la mystique passera de la dissemblance à la ressemblance par l’union à l’Ûpoux divin et par la participation à son grand œuvre qui est le salut de chaque homme et de tous les hommes. Ce processus relationnel est proprement le processus de croissance et d’accomplissement du sujet. Ainsi la conception guyartienne du sujet intègre-t-elle l’histoire comme lieu de déploiement de la relation par laquelle il se construit ou construit son identitéâ•›; cette dimension est absente des perspectives cartésiennes.
Un e l i b e r t é paradoxale De toutes les caractéristiques du sujet de la modernité, la liberté est certainement celle qui est la plus valorisée et exaltée. Pour beaucoup de penseurs de la modernité, jusqu’à nos jours, elle est pratiquement synonyme de dignité du sujet personnel. Mais ce concept est loin d’être univoque. La mise en perspective de la doctrine cartésienne et des textes mystiques de ce même début du XVIIe a pour effet de mettre en évidence le caractère éminemment problématique de la liberté humaine et, cela, dès l’aube de la modernité59. La liberté de la volonté qui, pour Descartes, se prouve par la seule expérience qu’on en a, celle qu’a essentiellement retenue la modernité, est une liberté de choix, devenue liberté d’action. Elle a été confondue plus tard avec l’indépendance avant de l’être aujourd’hui avec l’autonomie. Elle est revendiquée avec ou face à la liberté des autres. Associée à la dignité humaine, son existence et sa revendication, chez des philosophes du XXe€siècle, ont pu servir d’argument contre l’existence d’un Dieu dont la liberté toute-puissante brimerait alors la liberté humaine. Nous avons pu voir que Marie de l’Incarnation affirme haut et fort, comme son contemporain, l’existence et la grandeur du libre-arbitreâ•›; il 59. Il faudrait lire à ce sujet le texte savant de Nicolas Grimaldi, «â•›Descartes et l’expérience de la libertéâ•›», dans L’Esprit cartésien. Actes du XXVIe Congrès des Sociétés de philosophie de langue française, 30€aoûtâ•‚3 septembre 1996, B. Bourgeois et J. Havet, dir., Paris, Vrin, 2000, p. 91-108.
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s’agit même d’une des rares affirmations doctrinales énoncées aussi clairement dans la relation de 1654â•›: Dieu, ayant créé l’âme raisonnable libre60. Pour Marie de l’Incarnation, le libre-arbitre est un effet de la bonté de Dieu pour la créature, ce que reconnaît et affirme également Descartes dans quelques passages célèbres des Méditations. Pourtant, quelle que soit l’importance que la mystique accorde au libre-arbitre, deux remarques majeures s’imposentâ•›: d’une part, l’émergence de son identité est non son œuvre propre, œuvre de la liberté de sa volonté, mais bien l’œuvre de Dieu en elle qui, dit-elle, lui ôte l’exercice de ses facultés les plus nobles. Elle inventera à ce sujet la formule inouïe déjà évoquéeâ•›: L’Esprit qui m’agissait. Cependant, ce qu’on appelle la passivité spirituelle ne lui ôte pas l’usage de la fine pointe de la liberté qui en est même aiguiséeâ•›: la liberté de consentement. D’autre part, et sans paradoxe malgré les apparences, elle n’hésite pas à écrireâ•›: L’Esprit est le principe de la vraie libertéâ•›61. Pour la mystique, la vraie liberté ne consiste pas dans l’usage le plus étendu possible de la liberté de la volonté ou des autres puissances62. La vraie liberté est le résultat d’un processus de délivrance, délivrance de tout ce qui ne permet pas l’exercice de la seule réalité qui vaille la peine, de la seule réalité qui permette à l’être humain de se réaliser pleinementâ•›: aimer Dieu et aimer comme Dieu aime. En d’autres termes, le plus haut degré de la liberté, pour la mystique, se réalise dans l’acte par lequel elle consent à être unie à Dieu de telle sorte que c’est l’amour même de Dieu, non l’amour inconsidéré de soi, qui devient le principe de vie de l’être humain. On comprend que Marie de l’Incarnation termine son autobiographie en rappelant à son fils que son identité est son état d’Ûpouse (du Verbe Incarné), état foncier qui prévaut en tout. Là encore, la liberté du sujet mystique de la modernité naissante est directement liée au caractère relationnel du sujet et à l’histoire de sa relation à Dieu et, par là, à l’œuvre de la grâce. Pour la mystique, liberté et grâce, loin de s’opposer s’appellent l’une l’autre dans l’émergence de la subjectivité spirituelle. On peut penser à l’apôtre Paulâ•›: c’est par grâce que je suis ce que je suis…c’està-dire l’homme nouveau, libéré par le don qui lui est fait de vivre du Christ.
6 0. Relation de 1654, p. 342. 61. Témoignage, p. 305. 62. Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, où tout luy est égal, et où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit, sans perdre cette divine présence («â•›Lettre CCXVI à son fils du 29 juillet 1665â•›», dans Correspondance, p. 746).
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Un tel processus de délivrance montre à la fois que la liberté, quelle que soit la signification que la modernité lui donne, n’est pas le but ultime visé mais qu’un processus de délivrance est requis pour que le sujet soit libre… d’obéir à l’Esprit63, selon le mot de Marie de l’Incarnation. La liberté des enfants de Dieu est le fruit à la fois de la certitude d’être aimé de Dieu et le fait d’aimer comme lui, par la grâce même de l’Amour reçu. Dans les faits, l’aventure spirituelle qui est aussi l’histoire de la réalisation ou de l’accomplissement du sujet est une dynamique de purification, dépouillement de l’inessentiel, simplification. À la fin de sa vie, enfin sur le chemin de la véritable dépossession d’elle-même64, elle parlera d’une parfaite liberté des sens et de l’esprit dans une présence continuelle de Dieu, au milieu même des occupations extérieures. Le fossé se creuse alors avec les éléments de l’anthropologie cartésienne, dans la méthode comme dans la doctrine qu’elle permet.
Si m p l i c i t é e t/ou complexité du sujet La troisième règle de la méthode cartésienne décrit le processus par lequel peut s’élaborer le système du savoir. Les longues chaînes de raison s’élaborent en partant des réalités les plus simples pour aller aux plus complexes. Telle est, selon le jeune Descartes, la loi du progrès de l’esprit. Pour Marie de l’Incarnation, le progrès de la vie intérieure qui est proprement le progrès de l’être humain tout entier, est tout autre. Il s’agit d’une entreprise de simplification jusqu’à atteindre ce qu’elle appelle la pauvreté substantielle. L’émergence de la vérité de l’être humain comme sujet libre est un mouvement qui va du plus complexe au plus simple qui est aussi le seul nécessaire. On pourrait objecter qu’il s’agit là d’un processus existentiel et non intellectuel. En fait, pour Marie de l’Incarnation, comme pour les spirituels des premières décennies des Temps modernes, il serait vain de vouloir séparer l’activité de l’intelligence et celle de la volonté. Le savoir le plus important est aussi celui qui règle l’existence. Dans tous les cas, l’être humain, dans toutes ses dimensions, est convoqué dans l’acte de connaître comme dans l’activité de la volonté. L’unité du sujet ne sépare pas plus contemplation et 6 3. Relation de 1654, p. 301. 64. Ce que Marie de l’Incarnation en dit dans le 13e état d’oraison pourrait se résumer ainsiâ•›: la demeure doit être libre pour l’Ûpoux mais c’est l’Ûpoux qui libère (cf. Relation de 1654, p. 313s.).
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action qu’elle ne sépare vérité et amour. Ce point est capital. Les dernières lettres à son fils insistent précisément sur ce point65. Or la distinction puis l’opposition entre entendement et volonté, entre connaissance et action, est précisément ce que la pensée cartésienne va permettre, et qui trouvera son point de non retour dans l’œuvre kantienne. On sait comment Descartes n’entreprendra jamais une réflexion proprement morale, s’en tenant à la morale provisoire évoquée dans le Discours de la Méthode. Dans les faits, la seule connaissance digne de ce nom est œuvre de l’intelligence rationnelle. Là est la grandeur de l’homme, dans l’exercice d’une rationalité qui préfigure et permet la rationalité technoscientifique. Il semblerait donc qu’en ces prémisses de la modernité, des conceptions de la connaissance et du lien entre connaissance et subjectivité s’opposent fortement. Cette opposition sera magnifiquement formulée par Pascal et c’est bien ce qui l’oppose parfois vigoureusement à Descartes et c’est bien ce qui le rend si proche de Marie de l’Incarnation66.
Id e n t i t é e t connaissance Si l’activité raisonnable est, pour Descartes, comme pour les penseurs de la modernité naissante, la marque de l’identité humaine, on peut comprendre que la connaissance, comme recherche de la vérité mais aussi bientôt comme construction du système du savoir, soit un élément déterminant de cette identité. On pourrait penser que cette préoccupation philosophique est très éloignée de la vie et de l’œuvre de la mystique. Pourtant le thème de la connaissance traverse toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation. La Relation de 1654 fournit suffisamment d’éléments pour préciser les bases d’une doctrine de la connaissance que la mystique, bien entendu, ne théorise pas. Il est inutile d’insister sur les pages qui décrivent les activités de la jeune responsable d’entreprise puis de la missionnaire, dans lesquelles apparaissent les qualités de jugement, de savoir et de savoir-faire nécessaires à la bonne gérance d’emplois dans lesquels elle excelle. Cependant, elle prend 65. Elle écrit par exemple en 1667â•›: En cet état les emplois n’empêchent pas l’union avec Dieu, mais ils laissent toujours l’âme dans son centre qui est Dieu, et la dispose à une plus haute et plus parfaite union avec luy. («â•›Lettre CCXXXIII à son fils du 19 octobre 1667â•›», dans Correspondance, p. 795.) 66. Si, pour Pascal, Descartes est inutile et incertain, c’est assurément parce que, pour l’auteur des Pensées, il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer.
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le temps d’y insister dans la Relation comme dans l’autobiographieâ•›: […] il n’est pas possible de traiter en ce monde des affaires temporelles sans s’y appliquer avec l’attention convenable du jugement et de la raison67. Il s’agit bien ici du même bon sens que Descartes assimile à la raison. Dans l’organisation de ses affaires comme dans les discernements moraux et spirituels qui seront déterminants pour sa vie personnelle, elle saura raisonner et juger sainement, faisant la chasse aux illusions par un doute bien conduit. Il suffit de relire la correspondance suivie avec son directeur spirituel au moment où se détermine sa vocation apostolique. Les arguments dont elle use pour convaincre Dom Raymond de Saint-Bernard sont extrêmement raisonnables et raisonnés. Elle sait très objectivement peser les risques et les dangers que représente l’entreprise en Canada. Malgré la force de son désir et le caractère irrésistible de son élan, malgré surtout une certitude intime fondée sur des expériences mystiques, elle n’usera jamais de l’autorité de ces révélations privées pour convaincre Dom Raymond du sérieux de sa vocation68. Faut-il dire alors que Marie de l’Incarnation laisse à l’activité rationnelle la plus naturelle le soin de décider de ce qui est toute sa vie, le devenir même de son identitéâ•›? On aurait tort de conclure trop vite. Pour comprendre quels sont les critères de vérité qui, en dernière instance, ravissent l’assentiment de Marie Guyart, il faut sortir du dualisme qui oppose la connaissance sensible toujours douteuse et la connaissance rationnelle certaine pour lesquelles Descartes écrivit ses fameuses règles. Il est nécessaire de concevoir un autre mode de connaissance et pour cela un autre «â•›organeâ•›» de connaissance qui est ni les sens ni la raison spéculative. Pourtant, à première lecture, on trouve chez la mystique, à la lettre, les mêmes critères que ceux qu’inventa Descartes dans la première règle de la méthode pour établir la vérité d’une idéeâ•›: distinction et clarté. Pour décrire le savoir issue d’une de ses expériences mystiques majeures, elle écritâ•›: avec une distinction et clarté plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer69. Mais, précisément, 67. «â•›Lettre CCVIII à son fils du 18 octobre 1663â•›», dans Correspondance, p. 715â•›; et encore, Témoignage, p.€305. 68. Lorsque, enfin, elle lui racontera en détails le songe et la traduction qui lui fut donnée de ce songe apostolique, Dom Raymond aura déjà authentifié sa vocation sur d’autres bases. À d’autres moments déterminants de sa vie, son entourage et ses directeurs mêmes lui apporteront la preuve qu’elle se trompe dans les décisions qu’elle envisageâ•›; en parlant du Père J. Lallemantâ•›: il me dit, et me le prouva par raison, que je n’étais pas digne de traiter avec Dieu […] Il avait raison et mon esprit en était convaincu (Relation de 1654, p. 300). 69. Relation de 1654, p. 68.
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cette clarté et cette distinction, critères de la vérité de ce savoir, apportent une certitude qui n’est pas du même ordre que la certitude apportée par la raison naturelle. Cette certitude appartient à un troisième ordre, dirait Pascal, qui est ni celui des réalités sensibles et matérielles, ni celui des connaissances rationnelles, techniques et scientifiques. Réduire cet ordre à celui des réalités sensibles ou affectives reviendrait à rendre incompréhensible la plupart des textes de la mystique et les œuvres très concrètes des spirituels de son temps, en particulier la fécondité «â•›politiqueâ•›» des fondations. Ce troisième ordre est requis pour la compréhension même de ces textes. Dans les limites de ces réflexions, il nous suffit peut-être de constater que, pour parler de cette certitude, Marie convoque d’autres mots qui ne renvoient pas à proprement parler à des abstractions conceptualisables mais à des expériences de vie, expériences intérieures, expériences qui concernent toujours trois types de relations et trois types de connaissancesâ•›: relation de Marie Guyart avec elle-même, connaissance de soiâ•›; relation de la mystique avec Dieu, connaissance de Dieuâ•›; relation de l’Ursuline avec les autres, connaissance pratique. Les signes de reconnaissance sont autant de critères de vérité de ces savoirs certains mais ils engagent l’être humain dans son intégralité. Dans tous les cas, ces savoirs font croître dans la personne un triple mode de connaissance relationnelleâ•›: l’humilité comprise comme une saine compréhension de soi devant Dieuâ•›; la paix issue de la conscience de correspondre à la volonté de Dieuâ•›; la charité enfin qui est le seul mode ajusté à la vérité et dignité des personnes et qui, aux yeux de Pascal, définira cet ordre. Et c’est la source de ce savoir d’expérience, cette source étant authentifiée, qui devient normative de tout autre jugement, y compris des décisions qui concernent la vie concrète la plus matérielle comme, par exemple, la reconstruction du monastère détruit par l’incendie de 1650. Aussi, ce qui, à vue humaine, pouvait passer pour une folieâ•›: reconstruire un monastère, en plein hiver, sans argent et sans possibilité d’aide pour de longs mois, devient raisonnable et cohérent selon cet ordre et peut alors mobiliser tous les aspects et ressources de la personne. Dans ce domaine, on pourrait dire de la doctrine que requiert l’œuvre de Marie de l’Incarnation qu’elle est très augustinienne. Connaissance de soi et connaissance de Dieu y marchent du même pas. L’émergence du sujet comme être libre et en dynamique d’accomplissement est directement liée au progrès de sa connaissance expérientielle de Dieu, c’est-à-dire d’une connaissance qui est proprement naissance à la vérité sur soi et à la vérité sur Dieu même.
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Dès lors, une connaissance de Dieu qui ne serait que métaphysique ne rejoindrait pas l’être même du sujet qu’elle ne pourrait contribuer à construire. La connaissance de Dieu qui ne serait pas en même temps naissance à soi et à l’Amour qu’est Dieu serait, pour les mystiques, dont Pascal, inutile et incertaine. Pour le sujet mystique, la seule véritable connaissance est amour, amour de Dieu dans la création, amour de Dieu dans les autres dont ils sont l’image et pour l’amour desquels le Fils a donné sa vie. C’est aussi dans l’acte d’aimer que connaissance et action se rejoignent. Mais cet amour n’est pas l’effet de quelque émotion épidermiqueâ•›; il prend sa source dans le centre de l’âme où l’Amour de Dieu a fait sa demeure. Marie parlera à son sujet d’Amour objectif. Le Malin, qui, pour Marie de l’Incarnation n’est pas l’hypothèse géniale d’un doute hyperbolique mais un être bien réel, n’a nulle prise dans ce centre. Il n’affecte que les autres niveaux de son être. À partir de ce centre, tout est retrouvé ou reconnu et d’abord l’identité et la dignité du sujet70. Les épreuves les plus terribles que le sujet mystique ait à vivre consistent alors dans l’impossibilité d’accéder à ce centre ou dans le sentiment d’en être éloigné et, de ce fait, d’avoir tout perdu et soi-même. Et il ne s’agit pas là, bien entendu, des peines et croix infligées par les occupations et préoccupations matérielles, les troubles physiques ou les situations sociales. Marie Guyart a eu à vivre des temps de détresse d’un autre ordre et qui seront, pour elle, autant de purifications interprétées par la mystique, comme des modes d’union au Christ et de conformation à sa Passion rédemptrice71.
70. Elle écrit par exempleâ•›: Le diable me voulait mettre en scrupule de ce que je n’avais pas de scrupules, eu égard à mes imperfections, et par là, me jeter [dans] de nouveaux troubles d’esprit. Mais la bonté de Dieu me préserva de ce mal, par la clarté qu’elle me donnait dans le fond de l’âme, qui me faisait nettement, sans raisonner, distinguer le vrai d’avec le faux (Relation de 1654, p.295). Par là même, ce lieu où se fait la vérité est centre de son être, de sa réalité et donc de son accomplissement. À la fin de sa vie, elle écrit à son fils (1666)â•›: Les embarras des affaires, les vexations des Démons, les distractions des créatures, les croix, les peines, les maladies, ni quoique ce soit, ne sçauroit troubler ni inquiéter ce fond, qui est la demeure de Dieu […] Ces âmes ainsi avancées ont trouvé leur fin en jouissant dans leur fond de celuy qu’elles aiment. («â•›Lettre CCXXII à son fils du 22 septembre 1666â•›», dans Correspondance, p. 765.) 71. Elle écritâ•›: Si j’étois si pure que je pusse dire Jésus-Christ est ma vie, et ma vie est Jésus-Christ, et que luy étant conforme en sa vie, je pusse en dire de même de sa mort, il me semble que je dirois hardimentâ•›: mon jésus est crucifié, et je le suis avec luyâ•›; tant les croix me sont familières. («â•›Lettre XCIII€à la Mère Françoise de Saint-Bernard du 3 octobre 1645â•›», dans Correspondance, p. 265.)
2 – Marie Guyart, une femme dans tous ses états
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L’ au t r e s ag e s s e d e s m o d e r n e s â•›: o ù il e s t qu e s ti o n d e b o nh e u r Fréquenter Marie Guyart et l’univers du grand siècle des âmes c’est découvrir une autre sagesse des modernes ou plutôt une sagesse autrement moderne, contemporaine des balbutiements d’une modernité dont les derniers feux brûlent et consument aujourd’hui un sujet qu’elle avait d’abord contribué à exalter. Mettre en dialogue ces deux modernités naissantes, c’est constater d’abord ce qui les rapprocheâ•›: des lignes de forces communes qui président à l’émergence d’une culture neuve, centrée sur un sujet raisonnable, épris de liberté et de connaissance. Mais ces points ne sont communs qu’en apparence. Ils se distinguent en fait comme peuvent se différencier les parties d’un tout considérées en elles-mêmes et les mêmes parties considérées dans leur relation à la totalité qui les intègre. Ainsi, par exemple, l’usage de la raison chez Marie Guyart n’est jamais pris en compte en lui-même mais toujours rapporté à ce qui est essentiel et dépasse l’ordonnance rationnelle des choses. Il en est de même pour la liberté qui n’est pas approchée, par les modernes du grand siècle des âmes, comme une fin en soi mais toujours comme la liberté vécue d’un sujet dans son rapport à Dieuâ•›; la liberté apparaît ainsi soit comme un signe de la bonté de Dieu pour la créature qu’il a voulu à son image, soit, à son plus haut degré, comme une conséquence de l’union à Dieu72. Il s’agit alors de la liberté des enfants de Dieu qui relativise radicalement les autres degrés de liberté et permet aussi d’en vivre les limites sans qu’elles nuisent au bonheur du sujet. C’est que ni la raison, ni le libre-arbitre ne sont les mesures ultimes de la dignité et de l’essence du sujet des spirituels. L’aune par laquelle, pour ces modernes, est mesuré cet autre sujet de la modernité est d’un autre ordre, un ordonnancement que le sujet ne peut produire par lui-même et qui pourtant lui permet d’atteindre la plénitude à laquelle il est appelé. L’ordre de la charité, pour reprendre le nom que lui donne Pascal, est le seul à leurs yeux, qui, dans un processus de croissance, permette à la fois d’intégrer les limites inhérentes à la condition humaine, d’accorder le sujet avec ses semblables et de réaliser son vœu de dépassement. Cet ordre est compris à partir
72. Voir «â•›Lettre CXXIII à son fils du 22 octobre 1649â•›», dans Correspondance, p. 377â•›: L’âme est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre.
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de la relation la plus fondamentale et fondatrice de l’humanité du sujetâ•›: son alliance avec un Dieu dont l’être-même est d’aimer. Dès lors, on comprend que l’union à ce Dieu, présent et rendu proche en son Fils, soit l’autre nom du bonheur. À la fin de sa vie, la missionnaire et mystique s’écrieâ•›: Ah, mon Dieu, si nous avions une fois obéi comme il faut aux mouvemens et aux attraits de la grâce, que nous serions heureux73â•›! Hors de cette alliance tout se délite y compris le sujet lui-même. On entrevoit déjà, comme en négatif, la décomposition du sujet opérée au XXe siècle par certains structuralismes qui ont poussé jusqu’à ses ultimes conséquences l’exercice d’une raison devenue ivre d’elle-même. Une note de la Vie de Marie de l’Incarnation dénonçait déjà le poison d’une rationalité autosuffisante, impérieuse et bientôt impérialisteâ•›; en même temps ces lignes livrent le seul antidote réaliste à la folie de la raisonâ•›: la force d’aimer, accueillie comme une grâce. En cette vertu qui est aussi un savoir d’expérience est condensée toute la sagesse des pionniers de cette autre modernitéâ•›; en elle aussi s’enracine l’espérance de leurs héritiers jusqu’en ce début de millénaireâ•›: On peut excéder dans le désir de connaître, mais non dans celui d’aimer, parce que le bonheur de cette vie ne consiste pas dans la connaissance, mais dans l’amour. La connaissance enfle le cœur et est souvent contraire à la perfection, mais la charité édifie, et plus elle croît, plus elle élève l’édifice. Aussi voit-on beaucoup de personnes savantes et fort éclairées s’aveugler de leurs grandes lumières et quelquefois s’y perdre entièrementâ•›; mais il ne peut y avoir d’excès dans l’amour de Dieu, et l’on ne verra jamais personne se perdre pour avoir trop aimé74.
73. «â•›Lettre CCXLV à sa nièce du 20 octobre 1668â•›», dans Correspondance, p. 831. 7 4. Relation de 1654, note de la p. 186.
Chapitre 3
L’émergence du «â•›jeâ•›» dans les écritures croisées de Marie de l’Incarnation et de Claude Martin, son fils Isabelle Landy-Houillon Université de Paris VII Denis-Diderot, France
L
es textes dont il sera question ici sont, d’un côté La Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation, et de l’autre La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation écrite par son fils Claude Martin, bénédictin, et parue en 16771. Ce dernier ouvrage se présente comme un vaste commentaire du premier qu’il s’incorpore en le citant intégralement, découpé en 74 courts chapitres, chacun étant suivi d’une généralement longue Addition de Claude, glose parallèle et composite, elle-même nourrie de nombreuses citations empruntées à d’autres écrits de Marie de l’Incarnation, principalement La Relation de 1633 que nous ne connaissons que par là. Le texte de la mère, autobiographique, est écrit comme le plus souvent à la première personne, le texte du fils, hagiographique, est majoritairement écrit à la troisième
1. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, publiés par Dom C. Martin, réédités par Dom A. Jamet, Québec, Ûditions des Ursulines, 1985, p.€45-366. Sauf indication contraire, les nombres entre parenthèses dans le cours du texte renvoient aux numéros de page de ce volume, aussi appelé Relation de 1654. Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, reproduction de l’édition originale de 1677, préparée par les moines de Solesmes Dom J. Lonsagne et Dom G.-M. Oury, Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1981. Désormais Vie.
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personne, comme il est normal dans les Vies de saint racontées par un tiers. Dans cette Vie de Marie de l’Incarnation pourtant, la présence d’un je Â�protéiforme, interférant avec le je du texte-support, crée au sein de ces écritures croisées, alternées, superposées parfois dans le cas des corrections apportées par Claude, une variété de configurations qu’il est d’autant plus intéressant d’interroger qu’au XVIIe siècle le moi, support existentiel du je, n’est pas que haïssable. Dans cette perspective il importe sans doute de recourir aux modernités vécues par Marie de l’Incarnation et Claude Martin pour y trouver des repères propres à fixer sans trop d’anachronismes les termes de la problématique ici retenue de l’émergence du je, sujet grammatical mais pas seulement, inséparable de son historicité à laquelle répond l’historicité de notre propre lecture, à nous modernes d’aujourd’hui. Double sera donc notre questionnementâ•›: dans La Relation de 1654 d’abord, chronologiquement et structurellement première, nous interrogerons le statut du moi à la lumière de l’humanisme dévot de François de Sales, contemporain de Marie de l’Incarnation. Dans un deuxième temps, et dans une optique plus proche de nous, seront examinées les apparitions multiples du je à travers le geste scripturaire de Claude Martin qui trouve dans la biographie qu’il écrit de sa mère le lieu de représentation de sa propre subjectivité dont il assure les diverses mises en scène. Ces deux points de vue nécessairement restrictifs et limités, relevant plus des sciences humaines que de la théologie, devraient toutefois manifester comment les deux textes retenus illustrent différemment le paradoxe existant entre l’émergence historique du sujet et la présence fondatrice d’un je dans l’acte transhistorique d’écrire. Tout d’abord quelques remarques d’ordre philologique ne seront pas ici sans intérêt. On sait en effet qu’à l’époque de Marie de l’Incarnation les mots autobiographie, introspection, individualité, subjectivité, individu, sujet, conscience, existence au sens de sentiment d’existence, analyse (= anatomie), originalité ou bien n’existent pas ou bien n’ont pas la valeur que nous leur prêtons aujourd’hui. Si donc le vocabulaire€– et donc la qualité du regard intérieur€– ont considérablement évolué depuis les débuts de l’histoire moderne jusqu’à notre modernité post-freudienne, le système des pronoms personnels en revanche, sur lequel repose universellement toute activité réflexive, se signale par sa stabilité et la modicité de son appareil formelâ•›: je sujet par lequel le locuteur fait référence à lui-même et se définit comme tel, me objet, l’un et l’autre doublés par moi, forme tonique, autonome, substantivée dès le XVIe siècle, qui d’emblée se pose comme distincte du je, objet du je qui l’appréhende avec la distance nécessaire à la saisie de soi,
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sorte de troisième personne «â•›étrange et étrangère2â•›» venue scinder l’unité de la subjectivité comme le fait son substitut fréquent dans les textes philosophiques ou spirituels, l’âmeâ•›: «â•›Quand la Mère de l’Incarnation parle d’une âme […] elle veut parler d’elle-mêmeâ•›», précise Claude Martin (Vie, p. 645). À ce microsystème s’ajoute l’adjectif même, intensif et démonstratif par son étymologie (met-ipsum) qui renforce les formes pronominales dans le sens de l’identité issue de l’idem ou de l’ipse latins, l’un et l’autre concourant différemment à la définition de la personne ainsi formulée par Ricœurâ•›: «â•›Je suis ce que je suis et le même que moi-même3â•›», eux-mêmes donnant à leur tour naissance aux néologismes mêmeté, ipséité, etc. C’est donc dans cet espace clos à trois termes, je/me/moi que se meut Marie de l’Incarnation, comme servie par l’étroitesse d’un système et la réitération des emplois qui se prêtent particulièrement à la concentration du regard de celle qui «â•›doit rendre compte de la conduite de Dieu sur elleâ•›»â•›; je sujet de l’énonciation «â•›Je finis ces cahiers le 4e jour d’aoûtâ•›» ( Relation, II, p. 336), je sujet de l’énoncé ou du narré «â•›je n’avais qu’environ sept ansâ•›» (45), entre les deux se déploie l’écart qui mesure le temps et le parcours du moi revisité par je «â•›maintenant que je fais réflexion sur […]â•›» (89), ce je fondu en Lui «â•›par intimité d’amour et d’unionâ•›» (138) avec Dieu dans la nudité provocante des pronoms accolés que viendra par trois fois corriger Claude de façon significativeâ•›: non plus «â•›je demeurai luiâ•›» mais «â•›je demeurais à luiâ•›», non plus «â•›devenu luiâ•›» mais «â•›devenue lui-mêmeâ•›» (138), ou dans un dialogue avec le Verbe «â•›vous êtes mon moi, vous êtes mon mienâ•›» réécrit en un plus réservé «â•›vous êtes à moi et je suis à vousâ•›» (Vie, p. 111). Semblablement, les trois modalités verbales de l’actif, du pronominal et du passif permettent à Marie de se saisir dans ses rapports avec elle-même et avec Dieuâ•›: de la passivité inaugurale de l’ordre reçu «â•›m’ayant été commandé de mettre par écritâ•›» (45), à la passivité ultime de celle qui «â•›possédée de Dieuâ•›» (354) «â•›est agieâ•›» par une force supérieure et «â•›pâtit les touches de Dieuâ•›» (126), la Relation de 1654 note les oscillations répétées des formes
2. Pierre Aurégan, Les figures du moi et la question du sujet depuis la Renaissance, Paris, Ellipses (coll.€«â•›Culture et Histoireâ•›»), 1998, p. 12. 3. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (coll. «â•›L’ordre philosophiqueâ•›»), 1990, p. 13â•›; voir aussi Généalogies du sujet de Saint Anselme à Malebranche, O. Boulnois, éd., Paris, Vrin (coll.€«â•›Bibliothèque d’Histoire de la Philosophieâ•›»), 2007, en particulier, Jacob Schmutz, «â•›L’existence de l’ego comme premier principe métaphysique avant Descartesâ•›», p. 215-268â•›; et aussi, Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard (coll. «â•›NRF Essaisâ•›»), 2004, passim.
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réfléchies et réflexives «â•›je ne me connaissais pasâ•›» (71), «â•›je me suis vue en défaillirâ•›» (128) aux notations de l’état, forme moyenne, disaient les Grecs, entre actif et passif qui marque les transformations de l’être avant son basculement dans la plénitude du passifâ•›: «â•›l’âme abîmée dans un abîme d’amour n’aspire qu’à cet état d’y être tellement perdue que […]â•›» (125). «â•›Être perdue dans le Bien-Aimé et le posséder tout entier en cette perteâ•›» (125), voilà bien dans l’imbrication baroque des figures (polyptote, oxymore) et la dilution des personnes, l’instauration essentielle et paradoxale du sujet dans une expérience délectable «â•›avant-goût de Paradisâ•›»(137), «â•›irréductible au discours que pourtant elle autorise4â•›» car, comme l’écrit Michel de Certeau, «â•›la mystique est une manière de parler5â•›». Ainsi, loin de l’ontologie universelle de Descartes qui vient de lancer en 1637 le postulat libérateur6 du cogito, l’aventure contemporaine de Marie de l’Incarnation témoigne, après bien d’autres, que l’avènement du christianisme et d’un dieu personnel ont radicalement modifié le statut des êtres, désormais impliqués dans leur singularité et la capacité qui leur est donnée de se retourner sur soi pour y trouver le péché mais aussi la sollicitude du dieu incarné à l’égard de la créature créée à son image7. De ce point de vue l’expérience mystique constitue la démonstration exemplaire de cette individualisation de la conscience8 dans sa relation personnelle avec Dieu qui fera de «â•›l’intime de l’âme la couche royale de l’Epouxâ•›» (128), prouvant ainsi qu’entre Dieu et l’homme existe une convenance primordiale et rassurante car «â•›Dieu est Dieu du cœur humainâ•›», comme le rappelle François de Sales dans le Traité de l’Amour de Dieu paru en 16169.
4. François Trémolières, «â•›Approches de l’indicible dans le courant mystique français (Bremond et Certeau lecteurs des mystiques)â•›», XVIIe Siècle, 207 (avril-juin 2000), p.€273. 5. Michel de Certeau, La fable mystique 1. XVIe€– XVIIe siècle, Paris, Gallimard (coll. «â•›Telâ•›», 115), 1987€(1982), p. 156. 6. «â•›Magnifique criâ•›» qui marque «â•›la rentrée de l’homme dans la philosophieâ•›», écrira Paul Valéry, Cahiers, Tome I, Paris, Gallimard (coll.€«â•›La€Bibliothèque de la Pléiadeâ•›»), 1973, p. 518 et 696. 7. Voir à ce propos Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, 2e partie, Gallimard (coll. «â•›Folio essaisâ•›», 466), 2005 (1985), p. 197-407. 8. Voir Luce Girard, «â•›Michel de Certeauâ•›: le projet mystiqueâ•›», dans Les enjeux philosophiques de la mystique, textes réunis par D. de Courcelles, Grenoble, Jérôme Millon, 2007, p. 43. 9. François de Sales, Œuvres, Paris, Gallimard (coll. «â•›La€Bibliothèque de la Pléiadeâ•›»), 1969, p. 395. Voir aussi Hélène Michon, «â•›François de Salesâ•›: de l’anthropologie à la mystiqueâ•›» dans XVIIe Siècle, 235€(2007), p. 341-358.
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Or s’il n’est pas sûr que Marie ait lu personnellement ce dernier ouvrage, il semble bien en revanche que la Relation de 1654 donne une application fidèle de l’anthropologie salésienne telle qu’elle transparaît dans les chapitres XV et XVI qui traitent précisément de la convenance et de l’inclination qui sont entre Dieu et l’âme (p. 395-398). C’est en effet dans un langage également psychologique et anthropomorphique que Marie note cette conformité de Dieu «â•›abaissant sa grandeurâ•›» (73) et de l’âme «â•›qu’il élève et grandit jusqu’à luiâ•›» (141)â•›; plus intime encore la «â•›pente et inclinationâ•›» (169) qui fait des «â•›retours réciproquesâ•›» (138) par lesquels l’âme peut jouir du mariage spirituel tandis que Dieu de son côté «â•›se plaît infiniment à ce que l’âme lui ditâ•›» (151) dans les «â•›rapports d’esprit à espritâ•›» (152). Enfin non seulement l’âme perdue dans le Bien-Aimé le possède tout entier mais Dieu lui-même «â•›tout d’un coup se laisse posséder à l’âmeâ•›» (125) «â•›comme si lui qui a pourtant des milliers de millions d’âmes aimantes à comblerâ•›» (341) avait porté son choix sur la «â•›dernière de ses créaturesâ•›» (34). Forte de cette assurance, Marie ne connaît pas l’incertitude de saint Augustinâ•›: «â•›quaestio mihi factus sumâ•›». Au contraire, c’est la certitude du choix, critère de vérité, qui fonde sa propre subjectivité et nourrit la conscience de soi. Ce n’est pas qu’en dépit des «â•›submergements de l’âme engloutieâ•›» Marie n’ait toujours reconnu qu’elle était «â•›le rien à qui le Tout se plaisait de faire miséricordeâ•›» (152), mais alors il lui est réponduâ•›: «â•›encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moiâ•›» (173). C’est le sens de la réponse au «â•›Connais-toi toi-mêmeâ•›» que reprend à son tour François de Sales dans le dernier de ses Entretiens spirituels sur la «â•›générositéâ•›» entendue au sens de l’époque d’«â•›estime de soiâ•›»â•›: «â•›nous devons non seulement reconnaître notre vileté et misère, mais aussi l’excellence et la dignité de nos âmes10â•›»â•›; «â•›l’humilité nous fait défier de nous-mêmes, la générosité nous fait confier en Dieuâ•›»â•›; «â•›l’humilité empêche de nous estimer, la générosité nous fait estimer grandementâ•›». Marie elle aussi décline la misère de l’homme, la bassesse, et la vanité, l’abjection, la chétivité, l’anéantissement de cette vile créature «â•›bornée et limitéeâ•›» (140), objet de mépris, de rebut, de haine de soi (95), chien mort, vermisseau, etc. Et pourtant, dans les termes mêmes de François de Sales, elle note comment la possède une «â•›humilité généreuse qui n’attendant rien de soi et attendant tout de Dieuâ•›» (100) compense le néant et la boue de sa vanité (191) par un intime sentiment de sa grandeur qui lui dit qu’«â•›il ne faut pas demeurer làâ•›» car€– c’est
10. Ibid., p. 1272.
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ici François de Sales qui parle€– «â•›le petit reculement de confusion ne se fait que pour mieux sauter et s’élancer en Dieu11â•›». C’est d’ailleurs, dans la Relation, le sens des tours concessifs du typeâ•›: «â•›quoiqu’elle s’estimât ce qu’elle était, basse et vile créature, néanmoins sa tendance était […]â•›» ou «â•›encore que […] toutefoisâ•›», dont le premier segment écarte, gomme, estompe les marques de notre impuissance pour mieux mettre l’accent sur l’aspect positif de notre natureâ•›: «â•›il est vrai que la créature ne peut rien de soi mais lorsque Dieu l’appelleâ•›» […] (93)12. C’est que Dieu a créé l’âme noble, dotée de libre-arbitre (107) et lorsque celle-ci est encore «â•›anoblieâ•›» par les privautés du Verbe, elle possède cette vertu généreuse qui, joignant la hardiesse (99) à la force (161), donne «â•›un courage à tout surmonter et à tout faireâ•›» (161)â•›; loin du Memento mori et de la tête de mort, «â•›universel autoportraitâ•›» selon Louis Marin13, Marie de l’Incarnation illustre le divorce entre le moi de l’anéantissement et le je sujet de la décision, capable de «â•›faire l’histoireâ•›» en agissant dans et sur le mondeâ•›: de l’extase à l’action se dégage une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre (200) et œuvrer à «â•›l’amplification du royaume du Christâ•›» (202)â•›; endossant la croix et la bannière (57), dotée par Dieu de la grâce du chef (Vie, p. 402), la capitainesse, version féminisée du jésuite missionnaire, peut, en dépit de la clôture, suivre son Capitaine à la recherche des âmes à sauver, en attendant d’en recevoir «â•›la récompense et la couronne dans le Cielâ•›» (Vie, p. 304). Car elle est bien de la trempe€– et de la génération€– qui font les martyrs et les saints, comme elle en côtoie, comme en crée au même moment Corneille sur la scène françaiseâ•›: ainsi de cet étonnant octosyllabe tragique «â•›Or sus il faut que je me vengeâ•›» (149), exhalant la vengeance d’amour après une adjuration au Bien-Aimé à la 2e personne du singulierâ•›: «â•›O Amour, tu t’es plu à me martyriser, il faut que j’aie ma revancheâ•›» corrigée par Claude Martin en un vous plus distant mais qui confirme la parenté de Marie de l’Incarnation avec l’héroïsme cornélien, de Polyeucte par exemple. Dans une pleine affirmation de soi, «â•›invincibleâ•›», Marie parle à Dieu d’égal à égal, bouleversant les hiérarchies et parachevant dans l’extraordinaire de cette suprême transgression le parcours de celle qui très tôt s’impose comme supérieure à ses supérieurs, maîtresse de ses maîtres (cf. Vie, p. 424-425). On conçoit qu’une 1 1. Ibid., «â•›3e entretienâ•›», p.1022. 12. On remarquera que le schéma inverse est quasiment inexistant. Cf. cependantâ•›: Â�«â•›quoique l’âme ait ces désirs si embrasés, elle est néanmoins dans un abaissement intérieur […]â•›» (87). 13. Louis Marin, «â•›Introductionâ•›», dans Les vanités dans la peinture au XVIIe siècle. Méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption [Catalogue d’exposition], A. Tapié, éd., Caen, Musée des Beaux-Arts, 1990.
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telle menace pour la transcendance approchée de si près et Dieu traité en termes d’immanence aient eu de quoi émouvoir les autorités comme ce sera le cas pour les dévots détracteurs de Polyeucte ou les modernes Valéry ou Kristeva s’interrogeant sur l’orgueil de ces «â•›aristocrates spécialistes de Dieuâ•›» et la valeur de leur humilité14. Claude Martin, à la suite d’une remarque de sa mère sur le «â•›faux sentiment d’humilitéâ•›» (Vie, p. 432) et son orgueil secret, portera dans la Vie un double regard sur cette questionâ•›: d’une part le regard du moraliste au théâtre du monde affirmant qu’«â•›il n’est rien de si rare et de si sujet au déguisement que la vertu car les ruses du moi haïssable et de l’amour-propre sont infiniesâ•›» (Vie, p. 498-501), d’autre part le regard du saint qui sait que «â•›Dieu augmente l’humilité dans les âmes choisies à mesure qu’il les élève de ses grâcesâ•›» et qu’ainsi la Mère de l’Incarnation «â•›la plus favorisée de Dieu et la plus anéantie en elle-mêmeâ•›» n’est plus «â•›une personne du communâ•›»â•›: l’ère du soupçon qu’inaugurent les grands contemporains de Claude Martin, La Rochefoucauld ou La Bruyère ,ne saurait donc avoir prise sur elle. Dans l’ordre de la charité où elle évolue désormais, le moi de l’Ûlue de Dieu se voit échapper aux catégories habituelles de la morale mondaine pour n’appartenir plus qu’au monde de la spiritualité où l’a déjà rejointe son fils Claude Martin. «â•›Je lui dois après Dieu tout ce que je suis selon la nature et selon la grâceâ•›» écrit Claude dans sa longue préface de la Vie avant de rappeler les fiévreuses négociations qui présidèrent à l’acquisition par le fils des papiers de la mère sur lesquels il commencerait à édifier, après la mort de celle-ci, son propre ouvrageâ•›; prenant la responsabilité du texte qu’il s’approprie et du commentaire qu’il y adjoint, Claude Martin met donc au jour un livre, dit-il, «â•›à deux auteursâ•›»â•›: «â•›elle y a travaillé elle-même et son fils y a mis la dernière main en sorte qu’il n’y parle que comme un écho qui répond à ce qu’elle dit par ses propres parolesâ•›» (Vie, préface, p. VIII). Si la confrontation répétée de deux textes dont l’un fait naître l’autre en réponse peut aisément figurer le processus de la maternité, si d’autre part Claude en publiant les écrits de sa mère la fait naître à la postérité des lecteurs comme elle lui offre inversement l’accès au monde de l’hagiographie «â•›littéraireâ•›», c’est bien d’abord un dialogue à distance qui s’instaure dans la réciprocité d’un je et d’un tu lorsqu’une mère répond aux instances de son fils en lui faisant parvenir le récit de son aventure spirituelle tandis que le fils répond à sa mère par l’hommage posthume de son ouvrage bicéphale. D’autre part 14. Paul Valéry, Cahiers, Tome II, Paris, Gallimard (coll.€«â•›La€Bibliothèque de la Pléiadeâ•›»), 1974, p. 580â•›; Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008, p. 81.
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l’identité générique de la traditionnelle Vie de saint se voit menacée par l’apparition fréquente et inhabituelle du je de l’éditeur dans le commentaire accompagnateur, et c’est sur ce dernier point qu’il convient maintenant de s’arrêter. On rappellera d’abord comment la Vie de Marie de l’Incarnation signifie avant tout la satisfaction du désir le plus impérieux de Claude Martin en exhibant la parole maternelle tant recherchée, juste compensation d’une blessure ancienne jamais guérieâ•›: [...] vous m’avez conjurée [...] par les motifs les plus pressans, lui écrit-elle, [...] me représentant que je vous avois abandonné si jeune […], que [...] j’étais sortie de France, et vous avois quitté pour jamais [...] et qu’aujourd’huy [...] je ne devois pas vous refuser les lumières que Dieu m’avoit communiquées [...]15
«â•›Si j’avais votre oreille, ajoutait-t-elle, il n’y a point de secret en mon cœur que je ne vous voulusse confier. Je vous ferais volontiers mes confessions générales et particulières, Dieu vous ayant marqué de son caractère saint16â•›». Ainsi, une fois réalisé le vœu originel «â•›de vous avoir donné à Dieu avant même que vous fussiez au mondeâ•›» pouvait naître l’homme de Dieu, substitut du directeur spirituel, accoucheur de sa mère qui par son insistance et une maïeutique bien menée la délivre d’une confession qui n’était due qu’à lui, Claude Martin. On comprend alors comment des enjeux si affectivement marqués ont pu brouiller le dispositif énonciatif de cette Vie, plus complexe que ne le laisserait supposer l’apparente transparence du titre. En effet, si le je de la Relation de 1654 passe régulièrement à la 3e personne dans le commentaire des Additions en vertu de la transposition bien connue du discours en récit17 ou discours rapporté, le statut du je dans lesdites Additions est en revanche beaucoup plus équivoque. C’est d’abord le je de l’éditeur, rédacteur de sa préface, revenant sur l’aménagement de son livreâ•›: «â•›Lorsque je travaillais à cet ouvrage, j’ai heureusement recouvré la première Relationâ•›» (préface, p. XIV). Mais l’éditeur est aussi l’auteur dont les intrusions fréquentes viennent justifier le déroulement du texteâ•›: «â•›J’avance trop dans le cours de ces années, il faut revenir à […]â•›». Parfois une lourde signalisation qu’utili 15. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre CLV à son fils du 9 août 1654â•›», dans Correspondance, G.â•‚M.€Oury,€dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 525. Désormais Correspondance. 16. «â•›Lettre CLIII à son fils du 26 octobre 1653â•›», dans Correspondance, p.€517. 17. Ûmile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Tome 1, Paris, Gallimard (coll. «â•›Bibliothèque des sciences humainesâ•›»), 1966.
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sera plus tard Diderot à d’autres fins cherche à guider efficacement le lecteurâ•›: «â•›La Mère de Saint Joseph que j’ai laissée au chapitre précédent [malade] approchait maintenant de la mortâ•›» (Vie, p. 595). Ailleurs encore, c’est une élucidation du texte maternelâ•›: «â•›quand elle dit que […] cela ne veut pas dire que […] elle veut dire seulement que […]â•›» (Vie, p. 153). Mais le je de l’auteur est aussi celui de l’enquêteur impliqué dans la stratégie épistolaire que l’on saitâ•›: «â•›M’étant donné la liberté de lui demander […] elle me répondit que […]â•›» (Vie, p. 9). Cet enquêteur se trouve donc être également le destinataire privilégié des lettres de Marie de l’Incarnationâ•›: «â•›Je suppléerai au reste de sa vie par les lettres qu’elle m’a écrites chaque annéeâ•›» (Vie, p.€671), mais si l’identité de ce destinataire est généralement précisée par l’apparat critique marginal «â•›lettre à son fils du […]â•›», l’anonymat n’en est pas pour autant levé et rien dans le texte ne dit que le je désignant donc l’éditeurauteur-enquêteur-destinataire des lettres (que nous connaissons par ailleurs) soit paraphrasable par le nom propre «â•›Claude Martinâ•›» car qui se dirait «â•›Claude Martinâ•›» se dirait du même coup fils de Marie Guyard et la biographie qu’il en écrit par moitié tendrait à devenir une autobiographie à peine déguisée. Cette limite asymptotique se laisse d’ailleurs deviner lorsque le je réfère en outre au témoin oculaire qu’il fut aussiâ•›: «â•›J’ai vu l’endroit où cette merveille arriva, les lieux ont changé depuis, aujourd’hui il y a une très belle fontaineâ•›» (Vie, p. 30). Le passé recomposé débouchant sur le présent de l’écriture y rattache le vécu dont le narrateur se donne comme le spectateur d’alors. Mais c’est d’une façon plus troublante encore que le je disparaît significativement derrière le masque de la 3e personne pour évoquer un épisode décisif de la vie de Claudeâ•›: «â•›Son fils passa son année de noviciat […]â•›», «â•›le novice ayant fait profession […]â•›» etc., épisode où le narrateur se donne comme acteur des faits racontés, sous couvert d’un substantif lourdement connoté, «â•›filsâ•›» ou «â•›enfantâ•›», modulé au gré du déterminant retenuâ•›: ce fils, cet enfant, son fils, un fils (Vie, p. 33), chacun d’eux contribuant au même effet de sourdine cher à Spitzer18, distance, détachement, pudeur, voilant l’expression interdite de douloureux souvenirs d’enfance sacrifiéeâ•›: «â•›ce fils était un Isaac […]â•›» (171). Toutefois, c’est le récit de la fugue de Claude qui dénote le plus nettement le glissement ultime des instances narrateur/acteur et leur fusion dramatique dans l’évocation de la scène fondatrice de l’abandonâ•›: «â•›Mon fils […] s’en alla. Il fut trois jours perduâ•›» (160), écrit Marie de l’Incarnation dont le texte, réécrit par l’intéressé, devientâ•›: «â•›Ce fils ne se laissa pas lier comme fit Isaac, il s’enfuit lorsqu’elle 18. Léo Spitzer, «â•›L’effet de sourdine dans le style classiqueâ•›: Racineâ•›», dans Études de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 208-334.
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était sur le point de l’abandonner […] Cette bonne Mère raconte le sujet de la fuite de son fils tel qu’elle l’a cru mais la véritable cause fut une mélancolie profonde où il tombaâ•›» (Vie, p. 172). Alors que l’interprétation contestée aurait pu être redressée soit par le je du commentaire, comme par exemple «â•›c’était le temps de donner un baiser à son fils […] mais elle ne le fit pas […] ce qui m’a toujours donné de l’étonnementâ•›» (Vie, p. 178), soit par une 3e personne plus distante quoique non équivoqueâ•›: «â•›Ce fils qui écrit ces choses […] ne peut revenir de son étonnement quand […]â•›» (Vie, p. 36), ici au contraire les personnes grammaticales s’effacent au profit d’un substantif plus objectif «â•›la véritable causeâ•›» qui dévoile un passé où l’enfant d’alors replonge masqué, profitant au passage de l’appellation ambiguë, à la fois ecclésiastique et parentale, de «â•›bonne Mèreâ•›». On voit comment ce sont bien des enjeux existentiels qu’a dû gérer Claude Martin en écrivant une Vie de sa mère qui ne pouvait manquer de le solliciter personnellement en dépit du pacte biographique qu’il s’était fixéâ•›: «â•›mon dessein est de faire une histoireâ•›» (Vie, p. 131), «â•›mon dessein est d’écrire les actions extérieures de sa vie.â•›» (Vie, p. 104). Ainsi se croisent donc le je de Claude Martin historien de sa mère et le je de Marie de l’Incarnation historienne de son moi, mais ce parallélisme ne saurait dissimuler les différences de fonctionnement de ces 1res personnes, tant sur le plan ontologique que textuel, avec les conséquences attendues d’ordre à la fois éthique et spirituel. Tout d’abord ils n’entrent pas dans les mêmes systèmes d’opposition pronominale. Chez Claude Martin en effet je s’oppose à une 3e personne trivalente représentant, on l’a vu, elle, Marie, l’objet c’est-à-dire le sujet de l’histoire qu’il écrit, mais aussi lui, lui-même, le fils, son double masqué, mais également les autres, les lecteurs potentiels au cœur des préoccupations de l’auteur en matière de clarté, de simplicité et d’utilité où l’on retrouve l’exceptionnel enseignant et maître spirituel que fut aussi Claude Martinâ•›: «â•›J’espère que l’on m’excusera bien si je fais ici une digression […] pour faire comprendre l’excellence de cette dispositionâ•›» (Vie, p. 422-475). Chez Marie, cette place virtuelle du lecteur serait occupée par le tu de l’interlocuteur, directeur ou confesseur, destinataire de l’écrit qu’elle lui adresseâ•›; quant à la 3e personne, elle objective dans la Relation un moi perçu comme lieu de rencontre avec deux figures de l’Autreâ•›: d’une part l’infidèle, le sauvage, l’autre à la fois semblable mais surtout différent et qui par là même renforce la prise de conscience de soi, d’autre part l’Altérité absolue de Dieu qui, ramenée dans le champ de l’intériorité absolue, la pointe de l’âme, devient soi par l’expérience du divin, d’où une circulation de l’identité et de l’altérité constitutive du sujet mystiqueâ•›: «â•›elle n’avait plus de réflexion sur elle-même […] Dieu était un autre elle-mêmeâ•›» (Vie, p.€755).
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En second lieu, sur le plan de ce que Ricœur appelle l’«â•›identité narrativeâ•›», le rôle du temps mis en œuvre par le récit se révèle pertinent chez Claude Martin, non pertinent pour sa mère. En effet Claude racontant l’histoire de Marie raconte aussi jusqu’à un certain point sa propre histoire, ou plutôt à partir d’événements rétrospectivement saisis dans leur succession, il lui est donné de se reconnaître, du vœu prénatal à la consécration si ardemment souhaitée du moine, dans l’enfant de deux ans, le fugueur de douze ans, le novice etc., quitte à prendre le relais de sa mère pour continuer sa propre biographie, c’est-à-dire son autobiographieâ•›: «â•›elle n’a plus parlé de son fils dans cette histoire depuis qu’elle l’eut abandonné aux mains de la Providenceâ•›» (Vie, p. 446)â•›: c’est donc lui qui poursuitâ•›: «â•›son fils continua ses études et exerça divers emplois dans le Cloître, il fut élevé à l’une des principales Charges de sa Congrégationâ•›» (Vie, p. 450) etc. Ainsi Claude Martin se reconstruit-il par l’écriture, rassemblant enfin les morceaux de sa subjectivité multiple et déchirée. Qu’est-il alors en définitiveâ•›? Il est la personne physique qu’il est pour les autres lorsqu’ils parlent de lui à la 3e personne, il est ce je qui une fois énoncé suffit à faire naître l’idée de soi sans les possibles erreurs d’identification auxquelles n’échappe pas toujours le nom propre, en l’occurrence Claude Martin (nom propre qui pourrait désigner à la fois l’époux et le fils de Marie Guyard). C’est pourquoi le texte de la Vie dit aussi les fantasmes de leur auteur, leur donnant forme par intermittence dans une véritable analyse, réponse curative et langagière à la confession de sa mère. Pour Marie de l’Incarnation au contraire, c’est «â•›dès son enfanceâ•›» que «â•›la divine Majesté a mis des dispositions dans son âmeâ•›» pour la rendre «â•›le réceptacle de ses miséricordieuses faveursâ•›» (46). Le je qui écrit n’a donc proprement rien à révéler ni à construire puisque «â•›l’état foncier et permanent d’une union continuelle avec Dieuâ•›» est acquis depuis les commencementsâ•›: «â•›voulez-vous être à moiâ•›? Je lui répondis oui.â•›» (47). Il en résulte un effet de ressassement à la fois volubile et maîtrisé du texte qui constate, consigne, répète en creusant seulement toujours plus avant tandis que les repères chronologiques restent rares et souvent imprécis, volontiers disposés à la fin de l’épisode, comme rajoutés ou subalternesâ•›: «â•›je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ansâ•›» (132, 153, 95, 78). Dans ces conditions on pourrait dire que la Relation de 1654 dément l’affirmation de Philippe Lejeune selon laquelle «â•›toute autobiographie est l’expansion de la phraseâ•›: je suis devenu moi19â•›», ce qui n’est pas le cas, on vient de le voir, pour le texte de Claude Martin. 19. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil (coll. «â•›Poétiqueâ•›»), 1975, p.14.
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Mais il s’agit pour Marie de l’Incarnation d’une autobiographie spirituelle et l’acte de discours à la 1re personne revêt chez elle une signification moins éthique que précisément spirituelle. Sans revenir sur l’autodésignation du sujet par le je, processus premier de subjectivation, éternellement moderne et nécessairement vrai, comme le cogito, toutes les fois que je le prononce ou l’écris, on s’arrêtera seulement sur le mot «â•›indicibleâ•›» qui allie en lui le discursif par son radical et le spirituel par la négativité théologique de son préfixeâ•›: «â•›négatif, écrit Jankélévitch, Dieu ne l’est que par rapport à la raison et au discours humains, toute détermination sensible ou pensable étant une limitation de son immensité et un démenti à cette immensité20â•›». C’est pourquoi le qualificatif «â•›indicibleâ•›» semble non seulement vouer à l’échec mais encore interdire, sous peine de contradiction dans les termes, toute approche discursiveâ•›: «â•›Ahâ•›! qu’est-ce qui pourrait dire […]â•›», s’exclame Marie devant ce qui «â•›ne saurait tomber sous la diction humaineâ•›» (173). Pourtant au-delà de ce que «â•›l’Esprit de grâce l’oblige et lui permet d’écrireâ•›» lorsqu’elle prend «â•›de l’encre en la plumeâ•›» (117), au-delà de ce qu’elle s’étonne d’avoir écrit sous la dictée de Dieu «â•›je ne pensais pas écrire ceciâ•›» (127), Marie, par une étonnante subjectivation du langage qui lui redonne confiance dans les mots, se surprend à dire «â•›ce qui ne ressemble à rien de ce qu’elle ait déjà lu ou entenduâ•›» (128), tout en affirmant ne pas pouvoir dire «â•›ce qui ne saurait tomber sous la diction humaineâ•›» (173)â•›: Je sert donc à dire dans une posture réflexive métadiscursive21, le mot «â•›indicibleâ•›» lequel, du simple fait de sa profération, dénonce la transcendance. La Relation de 1654, jusqu’au 9e Ûtat d’oraison tout au moins, peut donc se lire comme la vaste paraphrase d’un énoncé négatifâ•›: «â•›je ne peux pas dire l’indicibleâ•›»Â€– mais cet énoncé, comme le fiat lux, «â•›signifie ce qu’il dit et fait ce qu’il signifieâ•›», selon les termes de Claude (Vie, p. 721), parole opérante, performative comme les simples expressions «â•›mon Dieu, mon grand Dieuâ•›» qui, dans l’exténuation des mots avant-coureuse du silenceâ•›: «â•›je suis contrainte de me taireâ•›» (Vie, p. 155), «â•›portent avec elles leur effetâ•›» (Vie, p. 61) et donnent à l’âme la connaissance expérimentale de la divinité. Au-delà encore c’est l’âme qui parle à Dieu (73)22 mais dans une oralité tacite, oraison, cantique proprement inouïâ•›: «â•›il semblait que ce fût le fond de l’âme qui chantâtâ•›» (131). 20. Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion (coll. «â•›Champsâ•›», 1), 1977 (1966), p. 60. 21. Qui permet à un locuteur de faire de sa langue ou d’un mot l’objet de son propre discours. 22. Voir aussi Dom Claude Martin, «â•›Maximes spirituelles sur l’oraisonâ•›», dans Les voies de la prière contemplative, Dom T. Barbeau, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 2005, p.€286-288.
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Au «â•›crépuscule des mystiquesâ•›» (Louis Cognet), Claude Martin retient moins l’indicible que le sublime théorisé par Boileau l’année même de la rédaction de la Vie (1674), essentiellement conçu comme le superlatif absolu, volontiers associé, conformément à l’étymologie, aux notations de hauteur, de haut degré, d’élévation, d’excellence, d’éminence dont les vertus héroïques de la Bienheureuse représentent le modèle le plus achevé. Dans la double ascension qui clôt à la fois le parcours terrestre de la Mère de l’Incarnation «â•›allée droit au Ciel en se séparant de son corpsâ•›» (Vie, p. 754), et l’ouvrage du fils qu’ «â•›elle emporte en son cœur dans le Paradisâ•›» (Vie, p. 732), aspiré autant qu’inspiré par l’exemple maternel, on peut voir aussi le point ultime de la pyramide énonciative que figure, dans leur œuvre commune, l’empilement répété de leurs paroles respectives, non pas solipsisme de deux solitudes parallèles mais écho fidèle et fraternité pressentie d’un nous enfin rassemblés, avec l’éternité de Dieu «â•›pour se conjouir en luiâ•›» (454).
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 4
Marie de l’Incarnation, porteuse de la culture de son temps
Pamela Park Professeure, Department
of Languages and Literatures, Idaho State University, U.S.A.
I
ssus de la même époque et élevés dans la spiritualité du temps, Pierre Corneille, dramaturge, et Marie de l’Incarnation, religieuse, offrent l’occasion de préciser certaines caractéristiques de la spiritualité française du premier tiers du XVIIe siècle, pendant l’épisode de la Réforme Catholique en France. Corneille est né en 1606, et Marie Guyart, en 1599. Ainsi ontils grandi pendant l’époque de l’épanouissement de la nouvelle spiritualité en France. Il sera question dans cette communication de rapprocher l’élément catholique de la dramaturgie de Corneille tel qu’il se voit surtout dans sa tragédie chrétienne, Polyeucte, et la vocation apostolique de Marie de l’Incarnation, comme elle l’a vécue et décrite. La littérature est apte à représenter les soucis moraux du jour, ce qui est le cas du théâtre de Corneille. Quoiqu’à cette époque, certaines autorités morales aient reproché au théâtre une influence corruptrice, dans la mesure où celui-ci soutenait et enflammait les passions humaines, Corneille, pourtant, grâce à sa formation chez les jésuites à Rouen, a utilisé sa vocation mondaine comme occasion d’édifier les fidèles chrétiens. Les jésuites ont défendu la valeur des productions théâtrales, où l’expression des passions et des sentiments dominent, en mettant l’accent sur la bonté de l’humain et de la nature. L’humanité est censée comprendre Dieu et réagir à lui à l’aide et du corps et de l’âme. Après 75
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tout, Dieu a choisi d’entrer dans le temps par son incarnation, anoblissant ainsi la nature humaine. C’est connu, Corneille a cru à la valeur morale du théâtre. C’est un moyen d’inspirer le public, de lui faire émuler les actes des personnages dont la grandeur d’âme et l’exceptionnel sens moral méritent de l’admiration. L’Ûpître de Polyeucte destinée à la Régente, Anne d’Autriche, souligne comment Corneille souhaite édifier et espérer que «â•›son portrait des vertus chrétiennes [...] rendr[a] les plaisirs [...] aussi propres à exciter la piété [de la reine] qu’à délasser son espritâ•›» (25)1. Dans Polyeucte, on est témoin d’un comportement moral louable et qui convenait à un certain idéal du chrétien de la Réforme Catholique. C’est notre intention de signaler à cet égard, les rapports avec le comportement de Marie de l’Incarnation et de montrer dans quelle mesure des idéaux et des épreuves semblables se retrouvent dans une pièce de Corneille et chez Marie de l’Incarnation, deux contemporains appelés à se distinguer dans des carrières différentes. Polyeucte a été représentée pour la première fois en 1642, à peu près trois ans après le départ de la sœur missionnaire au Canada. Le Polyeucte de l’histoire et de la pièce de Corneille a été martyr, exécuté vers l’an 250, sous le règne de Décie. La tragédie de Corneille étale l’épreuve du héros qui veut bien être martyr, qui y aspire même pour la gloire de Dieu tout en sachant que son sacrifice ultime sera incompris des païens, des Romains et des Arméniens, qui ne sont pas convertis à la nouvelle religion. Incompréhension même de sa femme Pauline qu’il vient d’épouser et pour qui il ressent tout ce qu’un nouveau marié amoureux est capable de ressentir. On peut repérer dans ce conflit tragique comment Corneille développe le contexte et résout les questions religieuses qui lui sont contemporaines ainsi qu’elles le sont à Marie Guyart. La tragédie porte sur l’expérience de l’amour de Dieu, qui est une expérience intime, intérieure, et don divin. On voit chez Polyeucte et les autres chrétiens de la pièce, comme on le constate chez Marie de l’Incarnation, des personnages épris de Dieu, connaissant le zèle tel que le définit dans son Traité de l’amour de Dieu Saint François de Salesâ•›: «â•›l’amour qui est en ardeur, ou plutôt l’ardeur qui est en l’amourâ•›» (846). Au début de la pièce, Polyeucte allant à son baptême, dit à Néarque son camarade déjà chrétienâ•›: «â•›Oui, j’y cours, cher Néarqueâ•›; / Je brûle d’en porter la glorieuse marqueâ•›»
1. Pierre Corneille, Polyeucte. Tragédie, Paris, Larousse (coll. «â•›Nouveaux Classiquesâ•›»), 1971. Les nombres entre parenthèses dans le cours du texte renvoient aux numéros de page de ce volume.
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(93-94). Ainsi chez Marie de l’Incarnation se retrouvent des paroles semblables et plus représentatives mêmeâ•›: Je ressentais encore un plus grand embrassement intérieur, et une occupation plus forte. Je me sentais remplie d’un amour véhément [...] Mon Cœur se dilatait avec des paroles si ardentes, qu’il semblait que ce fussent autant de flammes, qui se lançaient, par une vengeance d’amour. (Martin, 113-114)
Cette ferveur, on le sait bien, est la caractéristique la plus marquante de la Réforme Catholique en France. Les chefs spirituels privilégiaient l’expérience plutôt que les connaissances philosophiques, et les rites. Les fidèles aspiraient à l’état mystique, où Dieu prendrait possession de leur âmeâ•›; il ferait sentir dans leur for intérieur son amour pour eux, comme les mots de Marie de l’Incarnation l’expriment. À la différence de celle-ci, une vraie mystique, Polyeucte parle plutôt des grâces de Dieu, qui lui ont permis de croire et de ressentir l’amour de Dieu. Pour lui, il ne s’agit pas d’extases, qui le transportent hors de lui et que Dieu ne réserve qu’à certains. Pourtant la pièce met le zèle en lumière, l’enthousiasme fervent du chrétien qui reconnaît Dieu comme son bien suprême tel que Polyeucte le rend manifeste dans de beaux versâ•›: Saintes douceurs du ciel, adorables idées, Vous remplissez un Cœur qui vous peut recevoirâ•›; De vous sacrés attraits les âmes possédées Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir. (1145-48)
Le choix du sujet de Polyeucte permet à Corneille de privilégier le zèle, caractéristique des premiers martyrs, et ainsi d’établir une comparaison entre l’Ûglise primitive et le catholicisme de son époqueâ•›; la pièce rapproche les missionnaires, futurs martyrs de son siècle, des martyrs de l’une des époques héroïques de l’Ûglise. Polyeucte est une pièce qui risque de soutenir et de stimuler parmi ses contemporains le désir d’égaler la grandeur des premiers chrétiens ou, du moins, de faire admirer aux spectateurs contemporains, ces missionnaires, qui eux aussi témoignent du même zèle que celui des premiers martyrs. On ne peut pas dire que Corneille ait eu Marie de l’Incarnation en vue en choisissant de représenter des martyrs chrétiens admirables, mais on constate à cette époque religieuse et culturelle un vif intérêt pour les efforts missionnaires et pour les morts qui devaient les accompagner. Le public de Corneille a même pu lire ou entendre les Relations des jésuites, qui racontaient les efforts, les aventures, et les éventuels martyres des missionnaires au Canadaâ•›; les Relations étaient destinées à émouvoir les fidèles en France et à soutenir l’enthousiasme pour les missions jésuites.
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En entendant ou en lisant les paroles de la pièce, on récupère les mêmes sentiments à propos du martyr qu’a exprimés Marie de l’Incarnation dans ses propres Relations et sa correspondance. Les fervents cherchent à être martyrs, ce qui, dans la pièce, étonne les païens, comme Pauline, qui remarque à propos des chrétiensâ•›: «â•›Les supplices leur sont ce qu’à nous les plaisirs, / Et les mènent au but où tendent leurs désirsâ•›» (951-52). Marie de l’Incarnation, elle aussi, accueille le martyreâ•›; elle prescrit à son fils, en Franceâ•›: «â•›Réjouissez-vous donc si nous mourons et si l’on vous porte la nouvelle que notre sang et nos cendres sont mêlées avec les leursâ•›» (Écrits IV, 287), c’està-dire avec les restes des chrétiens tués par les Iroquois, pour le salut de qui elle veut bien verser son sang. Son amour pour son fils est tel qu’elle lui souhaite le martyreâ•›: «â•›Voilà jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christâ•›» (Écrits III, 317). Le martyr considéré comme un honneur très élevé et accordé à très peu provoque ce sentiment chez Marie de l’Incarnationâ•›: Je suis assez téméraire que de porter envie à ces grands serviteurs de Dieu qui sont ici exposés à des souffrances que je ne puis exprimer [...] Ce me serait un semblable bonheur de suivre nos Apôtres dans les croix et dans les occasions du martyre où ils sont tous les jours. Mais mes péchés m’éloignent de cette faveur (Lettres II, 430).
Ni Marie, ni ses contemporains en Nouvelle-France n’ont connu comme Polyeucte le regard méprisant et humiliant d’une élite puissante et incompréhensive qui persécute les chrétiens comme autant de sujets séditieux de l’empireâ•›; les temps ont changé, et le contexte du martyre est différent. Cependant, les nouveaux martyrs partagent avec leurs devanciers cette richesse d’activité intérieure amoureuse, qui les motive à s’offrir à la gloire de Dieu. Le fait que le martyre ou l’œuvre missionnaire soient considérés comme une grâce, ou don de Dieu, a trait à un aspect de plus de la spiritualité propre à l’époque, qui a connu, et c’est évident, l’influence ignacienne. Pour ce qui est des chrétiens de la pièce, il n’est même pas question de ne pas témoigner de la vérité du Dieu chrétien. Être chrétien veut dire en faire signe, comme Polyeucte le fait voirâ•›: Je les [les faux dieux] veux renverser, Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser. Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes. C’est l’attente du ciel, il nous la faut remplir. (643-647)
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Quant à Marie de l’Incarnation, sa vision lui a indiqué avec peu d’équivoque sa vocation d’être sœur missionnaire, de participer à l’œuvre rédemptrice du Christ. Saint Ignace a privilégié pour sa nouvelle compagnie le service de Dieu. Le Père Joseph de Guibert, écrivant dans les années 50 du siècle dernier, signale que le service selon Saint Ignace, est le «â•›fruit et conséquence de l’unionâ•›» (41), c’est-à-dire «â•›fruitâ•›» de l’expérience humaine de l’amour de Dieu, du contact divin. Dans le contexte du mysticisme axé sur la contemplation, où l’âme subit, soit sur sa volonté, soit sur son intelligence, les dons infus de Dieu (Guibert 38), l’accent mis sur le service est nouveau. Cette nouveauté, qui est embrassée par la Réforme Catholique et qui en alimente l’effort apostolique, motive l’acte tragique de Polyeucte. Ûmu par l’amour de Dieu, il est poussé à témoigner de la gloire de ce dernier, de faire voir par sa destruction de l’idole païenne que le Dieu chrétien est le seul vrai et que sa vie à lui, Polyeucte, est à sacrifier pour proclamer la grandeur de Dieu, ainsi qu’il l’exprime avec Néarque, juste avant la destruction sacrilègeâ•›: POLYEUCTE. Ne perdons plus de tempsâ•›: le sacrifice est prêtâ•›; Allons-y du vrai Dieu soutenir l’intérêtâ•›; [...] Allons briser ces dieux de pierre et de métalâ•›: Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste, Faisons triompher Dieuâ•›: qu’il dispose du resteâ•›! NÛARQUE. Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous Et répondre avec zèle à ce qu’il veut de nous. (711-12, 716-20) Comme on le sait, Marie de l’Incarnation aussi voulait servir. Elle était motivée d’un pareil désir d’immoler sa vie à la gloire de Dieu. Elle cherchait à mettre les âmes ignorantes de Dieu à même de l’aimer pour lui-même. Quoique femme, elle a voulu être missionnaire, dirigée par ses oraisons et ses visions et ayant opté d’entrer chez les Ursulines, consacrées au salut des âmes. On constate encore un parallèle entre Corneille et Marie de l’Incarnation au sujet du service et de l’influence ignacienne. Le service de Dieu pour saint Ignace devait être modelé sur la conduite du Christ. Le service jésuite, c’est une imitatio Christi. Saint Ignace envisageait que ses confrères et lui seraient compagnons du Christ. Les actes du Christ devaient servir d’exemples concrets de service. Eux jésuites, seraient ses associés, collaborant à l’œuvre rédemptrice du Sauveur. Saint Ignace a été convaincu de l’importance du corps dans la révélation du Christ et des procédés à utiliser pour le suivre. Le Christ a été engagé dans la réalité, se servant d’images, de
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paraboles, d’actes concretsâ•›; il s’est servi du concret, au moyen duquel l’humanité est émue, touchée. Le concret finit par être porteur d’effets spirituels, dont l’exemple éminent est la mort du Christ, le sacrifice corporel qui a sauvé l’humanité. Comme le sang du Christ, le sang des martyrs, leur mort et leurs souffrances concrètes sont rédempteurs. Suzanne Labelle, dans l’Esprit apostolique d’après Marie de l’Incarnation, expliqueâ•›: [...] que le sang versé par les apôtres, uni à celui du Sauveur, a, en quelque sorte, la même valeur rédemptrice. C’est le sang de Jésus-Christ qui continue de couler dans des membres de son Corps mystique. Marie de l’Incarnation n’expose pas cette doctrine, mais elle croit fermement que le sang des martyrs est semence de chrétiens. (138)
C’est la doctrine qui motive l’espérance de Polyeucte à savoir que sa mort participera au rachat, au salut de sa femme ainsi que la mort du Christ l’a fait pour l’humanité en général. Corneille renforce cette croyance en faisant entrer Pauline sur scène après le martyre de son mari. Elle est ensanglantée, tachetée du sang de Polyeucte, et elle est maintenant la nouvelle Pauline, celle qui vient d’être touchée par Dieu. Corneille n’a pas hésité à insister sur le sang, le sacrifice corporel et à faire le rapprochement de la souffrance concrète du mari et du bénéfice qui en a résulté pour sa femme, convertie à la foi chrétienne à la fin de la pièce. Le sang, et ses ressources, ne manque pas à la conscience de Marie de l’Incarnation non plus, qui attribue le don de son amour pour Dieu, parmi beaucoup de grâces divines, à la vision de sa jeunesse, celle de 1620, où elle se sent baignée, dans ses propres mots «â•›plongée dans du sangâ•›», celui du Christ, versé pour son salut, pour ses péchés (Écrits II, 172). Elle ressort de cette expérience mystique, le bain de sang, vécu comme une expérience corporelle, changée, consciente du prix de son salut. On observe à propos de cette époque que pour les fidèles, Dieu se révèle à travers la nature, au moyen de la natureâ•›; l’engouement pour le sang, caractéristique de la spiritualité de ce temps, ne fait qu’insister sur le prix coûteux de l’amour de Dieu, qui se dépense, tout en sauvant l’humanité. Comme dernier rapprochement entre Corneille et Marie de l’Incarnation en ce qui concerne la culture religieuse de leur époque, il vaut la peine d’examiner le sens moral héroïque de Polyeucte et de Marie. On y constate, chez les deux, la conscience de la souffrance inévitable de l’humanité déchue dans la mesure où après la chute d’Adam, les hommes et les femmes ne sont plus bénéficiaires de la connaissance et de l’expérience ininterrompue de l’amour de Dieu. À cette époque où les catholiques redécouvrent le mysticisme, ce renouveau s’accompagne de la conscience corollaire que l’expérience
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de Dieu n’est pas donnée à tous, ni même d’une pareille manière à ceux bénis du contact avec Dieu. Le personnage de Polyeucte illustre cette imperfection de l’existence terrestre. L’acte tragique de Polyeucte, c’est la destruction de l’idole païenne, mais le tragique tient moins de la conséquence de payer de sa vie que du fait de sa décision de détruire l’idole, destruction comportant la nécessité d’abandonner sa femme, Pauline, qui n’a pas encore reçu la grâce de la conversion. Polyeucte n’arrive pas à faire comprendre à sa femme ce qui le motive à se faire tuer, et pauvre humain, il est incapable de lui accorder les grâces divines illuminantes. Marie de l’Incarnation aussi dans sa décision de prendre le voile retrouve la même réalité, où elle, privilégiée de l’expérience du divin, croit que l’amour de Dieu exige qu’elle abandonne son fils, qui y résiste, ne pouvant comprendre sa mère. Tous les deux, Polyeucte et Marie de l’Incarnation, ressentent des contacts de Dieu, mais doivent traiter avec des gens qui ne vivent pas leur ferveur. Cette réalité déchire Polyeucte, tant il voudrait que sa femme aime Dieu comme lui. De même chez Marie de l’Incarnation, qui décrit ainsi ses émotions en quittant la Franceâ•›: «â•›Lorsque je m’embarquai pour le Canada [...] il me semblait que mes os se déboitaient, et qu’ils quittaient leur lieu, pour la peine que le sentiment naturel avait de cet abandonnementâ•›» (Lettres II, 272). On sait qu’elle reviendra à cet acte d’abandon pendant toute sa vie, dans sa correspondance avec Claude Martin. Corneille renforce la crise de Polyeucte en faisant de Pauline une Romaine admirable, remplie de vertus de fidélité et d’honneur. Son comportement atteint le sommet de l’excellence humaine, mais il est évident qu’elle ne connaît pas cette ferveur pour Dieu, qui seule explique le martyre de Polyeucte et qui fait défaut à Pauline. Le cas de Marie de l’Incarnation est aussi déchirant, on le saitâ•›: une mère qui délaisse son fils de douze ans n’acceptant pas qu’elle le confie aux soins des autres. La situation tragique de Polyeucte, ainsi, saisit l’essentiel du drame de la spiritualité du tempsâ•›: les grâces de Dieu, intérieures et incommunicables, essentielles pour connaître Dieu, sont un don que l’humanité ne peut ni exiger ni conjurerâ•›; le salut est intérieur et acte d’amour de la part de Dieu. Chez Polyeucte la distance spirituelle qui le sépare de sa femme est plus importante que celle entre Marie et son fils, Claude, étant donné que les Français vivent en milieu chrétien. N’empêche que Marie de l’Incarnation souffre comme Polyeucte de l’impuissance de faire comprendre sa ferveur. Comme Polyeucte elle est parmi les élus, mais incapable de faire comprendre aux autres cette activité spirituelle intérieure.
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Le théâtre de Corneille, même ses pièces tragiques, a visé à faire ressentir aux spectateurs l’admirationâ•›; les héros sont mis à l’épreuve en agissant d’une manière qui les élèvent hors du commun. Comme Polyeucte, par exemple, qui en brisant l’idole accomplit l’acte libre de se détacher de tout lien naturel, car il a été appelé à servir Dieu par le martyre. On voit chez Polyeucte la lutte morale, qu’il doit livrer à cause de sa femmeâ•›: faire face à la peine qu’il lui fait, ce qui aboutit à un dépassement de lui-même, de ses intérêts humains par l’acte tragique de servir Dieu. L’élément le plus important du dépassement héroïque et qui exige l’admiration, en est la valeur morale. Le dépassement ne peut jamais être un accomplissement qui étale uniquement le moi. Le dépassement doit transcender l’intérêt purement individuel. Il doit être généreux, et dans les cas de Polyeucte et de Marie de l’Incarnation il s’agit de l’amour et de la gloire de Dieu. Mais Corneille n’est pas satisfait de faire valoir cet héroïsme chrétien, qui subjugue le moi, sans afficher en plus que le sacrifice des attachements humains et naturels s’est fait dans l’espérance que Dieu s’occupera des délaissés. Le sacrifice de Polyeucte, son sang versé, sera reconnu par Dieu. Polyeucte a foi que sa mort collaborera à l’œuvre du salut. «â•›Il viendraâ•›», dit Polyeucte à Pauline, parlant du moment où celle-ci, espère-t-il, sera achetée «â•›de tout [son] sangâ•›» (1274). Ainsi, Corneille, dans Polyeucte, prend l’occasion de représenter une doctrine mise en valeur par la Réforme Catholique, et sur laquelle Marie de l’Incarnation s’appuie. On retrouve chez les deux, et surtout dans Polyeucte, la croyance que la providence divine en intervenant dans l’ordre de la nature est occupée à prendre soin de ses créatures et que ces interventions peuvent être mues par la foi et les actes des gens. Corneille, aussi bien que Marie de l’Incarnation, illustre l’optimisme de la Réforme Catholique, à savoir que les actes humains sont pour quelque chose dans l’intervention de Dieu. Tous deux en abandonnant leurs parents les remettent aux soins de Dieu. Ils font l’acte de foi que leur amour tout naturel pour leurs parents s’associe à l’amour divin de Dieu, que leurs amours conjugal et filial sont bons. Ils croient que leurs actes d’amour pour Dieu seront justifiés, contribueront à l’œuvre rédemptrice du Christ, qui sauvera leurs bien-aimés. L’héroïsme des deux tient aussi bien à leur capacité de tout sacrifier pour Dieu qu’à leur foi en un dieu providentiel, qui ne permettrait pas que leurs bien-aimés soient tout à fait délaissés par leurs actes libres et motivés par l’amour. Pour conclure, il est à signaler le fait évident mais en même temps remarquable qu’il y ait cet accord d’idéaux et d’épreuves, et chez un homme
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saint et martyr, et une femme religieuse. Un tel rapprochement est possible à cause de la personne exceptionnelle qu’est Marie Guyart, qui malgré son statut de femme, a persévéré et a cru à sa vocation d’être compagne du Christ aussi bien que les hommes missionnaires. L’accent mis sur l’intériorité et l’expérience a incité des femmes à prendre un peu le dessus, à se prendre pour des êtres volontaires, des individus à part entière, des âmes capables d’union avec Dieu et capables de le servir comme des hommes.
O u v r ag e s cit é s Corneille, Pierre, Polyeucte. Tragédie, Paris, Larousse (coll. «â•›Nouveaux ClasÂ� siquesâ•›»), 1971. Guibert, Joseph de, La Spiritualité de la Compagnie de Jésusâ•›: esquisse historique, Rome, Institutum Historicum (coll. «â•›Bibliotheca Instituti Historiciâ•›», IV), 1953. Labelle, Suzanne, L’Esprit apostolique d’après Marie de l’Incarnation, Ottawa, Ûditions de l’Université d’Ottawa, 1968. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, 4 vol., Dom Albert Jamet, éd., Paris, Desclée/De Brouwer, 1929-1939. Marie de l’Incarnation, Lettres de la Révérande Mère Marie de l’Incarnation (née Marie Guyard), première supérieure du monastère des Ursulines de Québec, 3€vol., Abbé P.-F. Richaudeau, Tournai, Casterman, 1876. Martin, Claude. La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, Paris, Chez Pierre de Bats, 1684. Sales, François de, «â•›Traité de l’amour de Dieuâ•›», dans Œuvres, Paris, Gallimard (coll.€«â•›La Bibliothèque de la Pléiadeâ•›»), 1969.
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Chapitre 5
Ûmergence d’affirmation identitaire chez des femmes mystiques Monique Dumais, o.s.u. Centre Marie-de-l’Incarnation, Monastère des Ursulines, Québec
â•⁄â•⁄ here was Marie de l’Incarnation in my history bookâ•›? She was an â•⁄«â•›â•⁄â•⁄ WEinsteinâ•› !â•›» a écrit M. C. de Halifax, dans le Cahier des visites du Centre Marie de l’Incarnation, ler août 2008.
Cette visiteuse établit rapidement un lien entre Marie de l’Incarnation et Albert Einstein. Elle a découvert chez elle une grande force de la pensée et un rayonnement de son influence dans l’avenir. En la comparant au créateur de la théorie de la relativité, elle nous suggère d’observer les relations dans la vie des grandes femmes mystiques, notamment celle de Marie de l’Incarnation. Quand nous nous situons dans le cadre de la modernité, nous cherchons à sortir des modes de reproduction et de régulation du passé et à nous aventurer dans les voies du futur. Il s’agit de s’émanciper des traditions, des doctrines ou des idéologies données et non problématisées par une culture traditionnelle. De nouveaux espaces de réflexion se profilent et se donnent à voir et à explorer pour inscrire des créations inédites et audacieuses. À cet effet, des femmes mystiques des XVIe et XVIIe siècles, telles Thérèse d’Avila (1515-1582) et Marie de l’Incarnation (1599-1672) se sont illustrées dans des démarches originales. Je veux mettre en relief surtout deux aspects qui apparaissent dans leurs écritsâ•›: le recours à leur expérience personnelle ainsi que leur inscription dans de multiples relations avec Dieu et leur prochain. Ainsi, je tente de montrer que les femmes mystiques ont fait émerger une affirmation identitaire très particulière à leur genre. 85
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C o n s ci e nc e e t e x pé r i e nc e Ûcrire non pas à partir de grands principes et de larges idéaux, mais surtout en s’appuyant sur sa propre expérience, selon ce que sa conscience personnelle laisse émerger, devient une marque sensible d’un passage vers la modernité. Les femmes mystiques les plus connues n’ont pas manqué d’écrire leur parcours spirituel, même si elles ont souvent manifesté des réserves à le faire. Thérèse d’Avila débute ainsi son traité spirituel, Le Château de l’âmeâ•›: Parmi les choses que l’obéissance m’a commandées, il y en a peu que j’ai trouvées aussi difficiles que celle d’écrire maintenant sur l’oraison. D’abord, il me semble que Notre-Seigneur ne m’en donne ni l’inspiration ni le désir. En second lieu, il se fait un tel bruit dans ma tête depuis trois mois, et elle est tellement fatiguée que je puis à peine écrire même pour les affaires indispensables1.
Pour sa part, Marie de l’Incarnation répond après plusieurs hésitations à la demande de son fils, dom Claude Martin, et de son directeur de conscience, de faire connaître les diverses étapes de sa vie spirituelle dans la Relation de 16542. Thérèse d’Avila et Marie de l’Incarnation, une fois lancées dans le processus d’écriture, livreront abondamment les expériences les plus intimes qu’elles ont connues. Les mots expérience, expérimenter reviennent d’ailleurs à plusieurs reprises dans les écrits de Marie de l’Incarnation. Celle-ci affirme mêmeâ•›: «â•›Je dis cette communication expérimentale3.â•›» Dom Guy-Marie Oury, un de ses éditeurs, commenteâ•›: Cet adjectif, qui semble tout moderne, est cher à Marie. Il lui sert à distinguer nettement, de tout ce qui est idée, image, représentation intellectuelle, ses communications divines, qui sont des «â•›expériencesâ•›» au premier chef, une vie dont elle éprouve la réalité profonde4.
1. Thérèse de Jésus, «â•›Le Château de l’âme ou Livre des Demeuresâ•›», dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1948, p.€811. 2. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, publiés par Dom C. Martin, réédités par Dom A. Jamet, Québec, Ûditions des Ursulines, 1985, p.€45-366. 3. Ibid., XXI, p. 130. 4. Marie de l’Incarnation, La relation autobiographique de 1654, Préface et notes par Dom G.-M. Oury, Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1976, note 10, p. 60.
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Bernadette Colombel qui a consacré une partie de sa thèse de doctorat en psychanalyse à Marie Guyart de l’Incarnation sous le titre La voie du désir, souligne la place de l’expérience dans les écrits de celle-ciâ•›: Tout au long de l’écrit, c’est le langage qui ordonnance l’expérience et permet à l’auteur de théoriser. À partir d’une jouissance ineffable, l’auteur va user de l’écriture pour transformer l’indicible en une esquisse de mots qui porteront un désir assez vivant que ce dernier même aura amené des changements radicaux dans la vie de Marie Guyart5.
À ce titre, le récit de la vision du sang par Marie de l’Incarnation apparaît exemplaire d’une expression très typique d’une expérience. Bernadette Colombel le situe comme «â•›l’écrit qui borde la béance6â•›». Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commis depuis que j’étais au monde me furent représentés en gros et en détail, avec une clarté et une distinction plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut. Si la bonté de Dieu ne m’eût soutenue, je crois que je fusse morte de frayeur, tant la vue du péché, pour petit qu’il puisse être, est horrible et épouvantable. Il n’y a langue humaine qui le puisse exprimer. Mais de voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même, et un Dieu fait homme, mourir pour expier le péché, et répandre tout son Sang précieux pour apaiser son Père, et lui réconcilier par ce moyen les pécheursâ•›!7
Le récit des expériences joue une part tout à fait significative dans le parcours d’une vie spirituelle de grande intensité. Chez Thérèse d’Avila, la métaphore aquatique est très présenteâ•›: L’eau est, pour la moniale, le lien de l’âme au divinâ•›: le lien amoureux qui les met en contact. […] Moi, terre, dit Thérèse (terre-terra-Teresa) je ne deviens jardin que par le contact d’un medium vivifiant, l’eau, qui jaillit de
5. Bernadette Colombel, La lettre et le symptôme. Du symptôme à la voie du désir, [Thèse de Doctorat], P.€Bruno et G. Wajeman, dir., Département de Psychanalyse, Université de Paris 8, 1997, p. 263. 6. Ibid., p. 277. 7. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome 2, VI, p. 68.
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mes entrailles pour faire surface et/ou qui me vient d’En haut pour Â�s’engloutir8.
Julia Kristeva qui a fait paraître en 2008 une immense étude sur Thérèse d’Avila, donne une désignation de la personne mystique de la façon suivanteâ•›: J’appelle «â•›mystiqueâ•›» une expérience psychosomatique qui révèle les secrets érotiques de cette foi dans une parole qu’elle construit, ou qu’elle refuse en silence. Dans l’expérience mystique, une extraordinaire union se réalise, du vivant même de l’être parlant, entre son âme et son Dieu, le fini épousant l’infini pour accomplir son éternité véritable, «â•›seule avec Dieuâ•›» au sens le plus immédiat et intime de l’incarnation et de l’inhabitation réussies9.
Marie de l’Incarnation et Thérèse d’Avila se situent dans cette ligne psychosomatisante de l’expérience mystique. Elles sont pleinement corps et esprit dans leur relation à Dieu et expriment avec intensité leurs expériences. Les deux dernières réalisations au cinéma et au théâtre sur Marie de l’Incarnation10 le montrent de façon éblouissanteâ•›! Notons que des analystes littéraires d’aujourd’hui affirment au sujet de femmes romancièresâ•›: Là est sans doute l’éthique paradoxale de la forme romanesque telle que ces femmes l’invententâ•›: tenir ensemble la multiplicité de l’expérience et la centralité du sujet, la violence brute de la sensation et la puissance infinie de la conscience réfléchissante11.
Un m o nd e d e r e l ati o n s Le monde moderne est celui de l’expansion, avec la découverte et l’exploration de nouveaux territoiresâ•›; il est caractérisé par toutes sortes de relations. Dans Le Moulin à images12, créé pour célébrer les 400 ans de la
8. Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008, p. 114. 9. Ibid., p. 50. 10. Jean-Daniel Lafond a réalisé le film Folle de Dieu, ONF, 2008 et la pièce de théâtre, Marie de l’Incarnation ou la déraison de l’amour, avec le concours de la metteure en scène Lorraine Pintal, mettant en vedette Marie Tifo, au théâtre du Trident, Québec, automne 2008, et au Théâtre de Nouveau Monde, Montréal, printemps 2009. 11. Catherine Bernard, «â•›L’expérience de la modernitéâ•›», Le magazine littéraire, 476 (juin 2008), p. 64. 12. Spectacle multimédia projeté sur les silos de la Bunge dans le Bassin Louise à Québec, à l’occasion du 400e de la ville de Québec, durant tout l’été 2008.
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fondation de Québec, Robert Lepage a clairement marqué par le choix de quatre cheminsâ•›: ceux de l’eau, de la terre, du chemin de fer et de l’air, l’importance d’établir des relations. Dans les écrits de Marie de l’Incarnation, il est facile de détecter trois formes de relationâ•›: à Dieu d’abord, aux autres qui lui sont proches, tout particulièrement à son fils, enfin sa relation à l’humanité entière. La relation amoureuse à Dieu est centrale chez Marie de l’Incarnation. «â•›Tout fait, tout événement, même les plus difficiles à supporter, sont prétexte à lire la main amoureuse de Dieu13.â•›» C’est un état constant de désir, d’aspiration à l’union. Le terme «â•›posséderâ•›» revient à plusieurs reprises. C’est «â•›comme si déjà elle (l’âme) le possédait dans l’état où elle tend sans cesse […] C’est mon bien, c’est mon moi, c’est mon tout et ma vie14.â•›» Et Marie de l’Incarnation ajouteâ•›: [...] il la captive sous ses amoureuses lois. Il lui ferait quitter jusques à sa peau pour la faire courir après lui. Elle estime sa vie être un rien pour la possession du Bien-Aimé, pourvu qu’elle le possède en la manière de laquelle il lui donne l’attrait, car elle ne se peut contenter de moins15.
Par sa vaste correspondance et les nombreux entretiens qu’elle a tenus derrière la grille du parloir du monastère de Québec, Marie de l’Incarnation est reconnue pour l’importance de ses relations avec les autres. Elle est considérée comme une femme ouverte à la fois sur de profonds continents intimes et sur de vastes horizons planétaires, devenant ainsi promotrice de réseaux tant intérieurs qu’extérieurs et se révélant grâce à son grand Dieu, maître de son destin. Françoise Deroy Pineau a d’ailleurs désigné Marie de l’Incarnation comme une «â•›étoileâ•›» sociométrique16, afin de bien marquer comment elle a su rayonner dans son monde et établir des réseaux multiples. Sa prière apostolique où son esprit voyage à travers le monde en est un brillant témoignage. Mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit ne pouvait être enfermé. Cet Esprit de Jésus me portait dans les Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada et 1 3. 14. 15. 16.
B. Colombel, La lettre et le symptôme, p. 272. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome 2, XII, p.101. Ibid. Françoise Deroy-Pineau, Réseaux sociaux et mobilisations de ressources. Analyse sociologique du dessein de Marie de l’Incarnation, [Thèse de Doctorat], L. Racine et P. Bernard, dir., Faculté des arts et des sciences, Département de sociologie, Université de Montréal, 1996.
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dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais appartenir à Jésus-Christ17.
Il y aurait lieu d’élaborer abondamment sur la relation de Marie de l’Incarnation à son fils, relation à la fois difficile, traitée entre autres par Jean-Noël Vuarnet dans L’aigle-mère18, et pourtant si pleine d’affection que nous découvrons dans les nombreuses lettres qu’elle a lui adressées de la lointaine Nouvelle-France. Thérèse d’Avila, pour sa part, entreprend d’écrire ses traités spirituels, tant Le Chemin de la Perfection que Le Château de l’âme, pour répondre aux demandes de ses sœurs. Jésusâ•›! Il est venu à la connaissance des Sœurs de ce monastère de Saint-Joseph que le Père Présenté Frère Dominique Bagnès, de l’Ordre du glorieux saint Dominique, mon confesseur actuel, m’avait permis d’écrire quelques pensées sur l’oraison. Elles ont cru que je pourrais réussir à ce travail, parce que j’avais traité avec un grand nombre de personnes spirituelles et saintes. Aussi elles m’ont tellement sollicitée de l’entreprendre, que je me suis décidée à leur obéir19.
Il est intéressant de noter comment la motivation relationnelle marque le sens de l’action des femmes mystiques particulièrement dans un contexte communautaire. Ce n’est pas la satisfaction personnelle qui prime mais le désir d’apporter une contribution à l’avancement spirituel de leurs sœurs et conséquemment au bien-être de toute une collectivité. Affi r m ati o n d u g e n r e f é m inin En insistant sur l’expression de l’expérience et des relations dans les écrits des femmes mystiques, j’ai tenté de montrer l’affirmation d’une identité particulière, celle du genre féminin. Nous parlons du concept de genre plutôt que de celui de sexe, en vue d’établir une distinction entre le biologique (sexe) et le social (la construction des genres)20. Querciolo Mazzonis,
1 7. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome 2, XXXIX, p. 198. 18. Jean-Noël Vuarnet, L’aigle-mère, Paris, Gallimard (coll. «â•›Haute Enfanceâ•›»), 1995. 19. Thérèse de Jésus, «â•›Le Chemin de la Perfectionâ•›», dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1948, p. 581. 20. Cf. Denise Couture, «â•›La question du genre. Un féminisme théologique en contexte québécoisâ•›», dans M. Dumais, dir., Franchir le miroir patriarcal. Pour une théologie des genres, Montréal, Fides (coll.€«â•›Héritage et projetâ•›»), 2007, p. 60.
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dans son étude de la spiritualité des femmes de l’Italie de la Renaissance, notamment de celle d’Angèle Mérici, traite du genre comme une construction relative et historico-culturelle21. Il a noté des différences entre les hommes et les femmes mystiques, j’en retiens quelques-unes. Il a remarqué que les récits hagiographiques des hommes donnent plus d’importance à la conversion qu’à la relation intime avec Dieu. Cette conversion des hommes a lieu durant leur vie d’adulte, elle est publique et comporte une renonciation aux richesses, au statut social, au travail, à la famille, à la sexualité. Pour les femmes, il s’agit très souvent d’un fort attrait ressenti pendant l’enfance ou l’adolescence, comme un pacte secret ressenti entre elles et le Christ et décrit en termes d’une relation d’amour. Marie de l’Incarnation inscrit dès le début de son premier état d’oraison le songe qu’elle eut à l’âge de sept ans où le Seigneur lui demandeâ•›: «â•›Voulez-vous être à moiâ•›?â•›» Elle réponditâ•›: «â•›Ouiâ•›». Le choix que le Seigneur fit d’elle plutôt que de la jeune fille qui était avec elle lui apparut comme «â•›un secretâ•›» qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle découvrirait tout au long de sa vie. De plus, elle constate que «â•›L’effet que produisit cette visite fut une pente au bien22â•›», et elle ne cessera de se rappeler cette première vision et elle la mentionnera dans sa relation autobiographique écrite à l’âge de 54€ans. Il est aussi souligné par Mazzonis que les écrits des femmes mystiques donnent plus de place à une spiritualité centrée sur l’extase que sur la contemplation de la Passion. Marie de l’Incarnation rapporteâ•›: «â•›L’âme ne vivant donc plus en elle-même, mais en Celui qui la tient tout absorbée en ses amours, pâtissant sans cesse cette extase amoureuse, se trouve tantôt mue par l’Esprit-Saint qui la possède, tantôt languissante, tantôt en suspension23.â•›» Et Thérèse d’Avila de décrire en détails les aspects du ravissementâ•›: [...] je dis que l’Ûpoux fait fermer les portes des demeures, et même celles du château et de son enceinte, dès qu’il veut élever l’âme au ravissement. On perd la respiration de telle sorte que, si parfois on garde encore quelque temps l’usage des sens, il est absolument impossible de parler. D’autres fois, l’usage des sens cesse aussitôt, les mains refroidissent, et le froid gagne 21. Querciolo Mazzonis, Spirituality, Gender and the Self in Renaissance Italy. Angela Merici and the Company of St. Ursula (1474-1540), Washington D.C. The Catholic University of America Press, 2007, p. 95. 22. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome 2, p. 45-46. 23. Ibid., XXV, p. 146.
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Â� tellement le corps qu’il semble séparé de l’âmeâ•›; parfois même on ne peut distinguer s’il respire […]24. (Les sixièmes demeures)
Querciolo Mazzonis a affirmé que les récits hagiographiques des femmes mystiques sont davantage centrés que ceux des hommes sur les relations avec Dieu. «â•›Nuptial mysticism constituted the main ideological framework within which female relationship with God was conceived 25.â•›» Ainsi, la relation d’épouse à époux devient hautement significative et affirmative de l’expression d’une femme amoureuse à son bien-aimé. La course effrénée de la Sulamite du Cantique des Cantiques26 y reçoit une nouvelle illustration. Chez Marie de l’Incarnation, les expressions amoureuses à son divin Ûpoux, le Verbe incarné, sont nombreuses et nous seront données avec plus d’ampleur dans une communication à la fin de ce colloque. Querciolo Mazzonis donne une explication pourquoi les femmes ont donné beaucoup plus d’importance au mysticisme, comme le type principal d’expérience religieuse qui leur était accessible27. De fait, elles étaient exclues des rôles ecclésiastiques et d’une éducation formelle, elles trouvaient donc dans les expériences mystiques un accomplissement assuré. Les femmes ont aussi utilisé l’écriture pour effectuer un ministère d’enseignement auprès de leurs sœurs. Celui qui m’a ordonné cet écrit m’a dit que les Sœurs de nos monastères de Notre-Dame du Mont-Carmel ont besoin qu’on leur explique certaines difficultés relatives à l’oraisonâ•›; il a pensé qu’elles comprendraient mieux le langage d’une femme et que, vu leur amour pour moi, mes paroles leur seraient plus efficaces que d’autresâ•›; il est persuadé que cet écrit aura quelque importance pour elles, si je réussis dans mon exposé28.
24. Thérèse de Jésus, «â•›Le Château de l’âme ou Livre des Demeuresâ•›», dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1948, p. 963-964. 25. Q. Mazzonis, Spirituality, Gender and the Self in Renaissance Italy, p.€99. 26. Lire l’étude vibrante de Marie-Andrée Lamontagne, Un nœud de plaisir, Ottawa, Novalis, 2005. 27. Q. Mazzonis, Spirituality, Gender and the Self in Renaissance Italy, p. 99. 28. Thérèse de Jésus, «â•›Le Château de l’âme ou Livre des Demeuresâ•›», p. 813.
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C o nclu s i o n Comme vous pouvez l’imaginer, je me sens loin de saint Jérôme qui pensait que les femmes peuvent être considérées comme des hommes quand elles ne s’adonnent plus à donner naissance et ne s’occupent plus des enfants29. Au contraire, les femmes mystiques gardent profondément leur identité de femme et c’est du milieu même de leur être de femme qu’émerge l’amour de leur divin Ûpoux. Le film de Jean-Daniel Lafond, Folle de Dieu, m’apparaît avoir rendu de façon remarquable cette réalité, dans sa recherche d’une expression artistique et esthétique des différents états mystiques de Marie de l’Incarnation. L’étude présente portant sur des écrits de deux grandes mystiques, Marie de l’Incarnation et Thérèse d’Avila m’a permis de manifester l’émergence d’une affirmation identitaire très caractéristique du genre des femmes. Ils nous indiquent amplement comment elles ont vécu dans leur être spécifique de femme leur cheminement dans l’expérience mystique et leur ravissement en Dieu. Ce n’est pas hors de leur corps ni de leur genre de femme qu’elles ont connu l’extase mais grâce à tous leurs sens que la vie mystique s’est accomplie pleinement en elles.
29. Cf. Jérôme de Stridon, «â•›Commentarius in Epistolam ad Ephesiosâ•›» (III.5), dans PL 26 [Patrologiae Cursus Completus, Series Latina, 26], J. P. Migne, éd., Paris, Imprimerie Catholique, col. 567aâ•›; cité par Q.€Mazzonis, Spirituality, Gender and the Self in Renaissance Italy, p. 102.
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Chapitre 6
Les audaces «â•›laïqueâ•›» et «â•›féminineâ•›», «â•›moderneâ•›» et «â•›postmoderneâ•›» Chantal Théry Faculté des lettres, Département des littératures, Université Laval, Québec
S
’il y a des lectures particulièrement inédites de la modernité en NouvelleFrance, ce sont bien celles qui portent sur l’émergence et l’affirmation du sujet féminin. Les lectures et les recherches sur Marie Guyart de l’Incarnation€– lectures et recherches laïques notamment€– ne cessent depuis plusieurs années de nous étonner par leur vitalité et leur originalité. Elles n’ont pas manqué de souligner les aspects exceptionnels de sa personnalité et son parcours hors normesâ•›: sa détermination et sa force de caractère, son courage et sa persévérance, ses capacités intellectuelles et son intelligence relationnelle, ses talents de femme d’affaire et de gestionnaire, sa pédagogie avant-gardiste et son sens politique aiguisé et avisé. Parmi les premières femmes missionnaires en Nouvelle-France en 1639, avec ses compagnes ursulines et hospitalières, Marie de l’Incarnation nous a€– plus qu’aucune autre€– renseigné sur les résistances à ce projet inédit pour son «â•›sexeâ•›», dit le second, et€– c’est un euphémisme€– amplement sous-estiméâ•›; le bénédictin dom Guy-Marie Oury nous a confirmé récemment que, [d]e la part des autorités centrales de la Compagnie de Jésus à Rome, les deux fondations féminines en Nouvelle-France, Hospitalières et Ursulines, sont considérées presque comme une catastrophe. La correspondance romaine ne laisse là-dessus aucun doute1. 1. Dom Guy-Marie Oury, Les Ursulines de Québec 1639-1953, Sillery, Septentrion, 1999, p. 40.
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
Marie Guyart de l’Incarnation a certes profité du mouvement catholique de la Contre-Réforme qui avait besoin de toutes ses forces vives, religieuses et laïques, masculines et féminines, économiques et politiques, mais, de 1626 à 1639, dans les lettres à son confesseur dom Raymond de Saint Bernard, ses prouesses persuasives et argumentatives€– pour parvenir à concrétiser son «â•›extrême désir d’aller en Canadaâ•›»Â€– nous étonnent encore et révèlent bien la complexité de son projet. Marie Guyart n’est ni «â•›folle de Dieu2â•›» ni «â•›tête folleâ•›», mais une femme infiniment passionnée et responsable, libre et éclairée. Au nombre de ses alliés célestes, de ses précieuses cautions divines, Dieu, certes, mais surtout, sa mandatrice privilégiée, la Vierge, qui l’a guidée dès ce rêve de Noël 1633 vers le Canada, de connivence avec son fils Jésus. Marie de l’Incarnation vit et tente aussi d’analyser et de nous décrire sa relation spirituelle et amoureuse avec le divin, très moderne3, une «â•›passionâ•›» faite d’intimité et de familiarité, de tutoiement et de confiance, de sensualité et d’emportements paroxystiques, charnels et spirituels, comme les grands et les grandes mystiques et écrivains savent les vivre et les exprimer€– entre «â•›la détresse et l’enchantementâ•›» (Gabrielle Roy), la raison et la dé-raison€–, déchirés puis réconciliés. Michel de Certeau ou, plus récemment, Julia Kristeva4, les ont magnifiquement étudiés. Je souhaite plus précisément ici montrer en quoi, à mes yeux, Marie Guyart de l’Incarnation s’inscrit dans la modernité et annonce des idées et des voies postmodernes. Première supérieure des Ursulines de Québec, elle rédige de nouvelles Constitutions, riches en valeurs, pratiques et idées neuves… pour un pays neuf. Elle ose les défendre mais avoue, face aux traditions et aux jeux de pouvoir en présence, que cela se fit au prix de «â•›peines qui ne sont pas imaginablesâ•›». Ce fut en cette rencontre qu’il me fallut soutenir un grand combat, et faire voir que je n’étois pas si flexible en un point si important qu’on se l’étoit imaginé. […] Je portois tous les coups, car [la nouvelle supérieure] étant jeune on croioit que quand je serois abbatue, on en viendroit facilement à bout. [...] Je me 2. Surtout pas, au XXe-XXIe siècles, au sens «â•›jihadienâ•›» du termeâ•›; précision d’autant plus importante que le titre du film que vient de lui consacrer le cinéaste Jean-Daniel Lafond est «â•›Folle de Dieuâ•›». 3. Plusieurs auteurs de communications montreront en quoi cette relation est atypique, originale, exceptionnelle. 4. Julia Kristeva, Thérèse mon amour. Sainte Thérèse d’Avila, Paris, Fayard, 2008.
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comporté dans tous les respects possibles, mais toujours avec vigueur et fermeté [...]. [On ne voulait pas] nous contraindre ouvertement dans les choses qui nous eussent fait tortâ•›: Mais par sous main j’en étois pressée par diverses persuasions, qui m’étoient plus pénibles et crucifiantes qu’une violence manifeste […]. Car avoir des démêlez avec des saints pour qui l’on a toute la créance et toute l’affection possibleâ•›; ne pas acquiescer à leurs raisons […] leur résister, c’est d’une croix nonpareille et d’un poids insuportable5.
En 1659, le premier évêque (vicaire apostolique jusqu’en 1674) arrive à Québec. Mgr de Laval prônait un catholicisme tridentin normatif et austère. Tous les guyartiens et guyartiennes connaissent la lettre que Marie adresse le 13 septembre 1661 à son ancienne supérieure du couvent de Toursâ•›: Il paroît par votre grande lettre que nous ayons de l’inclination à changer nos Constitutions. Non, mon intime Mère nous n’avons nulle inclination qui tende à cela. Mais je vous dirai que c’est Monseigneur notre Prélat qui en a quelque envie, ou du moins de les bien altérer [...] [il a fait faire un abrégé de nos Constitutions] selon son idée, dans lequel laissant ce qu’il y a de substanciel, il retranche ce qui donne de l’explication et ce qui en peut faciliter la pratique. Il y a adjouté en suite ce qu’il luy a plu, en sorte que cet abrégé, qui seroit plus propre pour des Carmélites ou pour des Religieuses du Calvaire [...] ruine effectivement notre constitution. [...] Il nous a donné huit mois ou un an pour y penser. Mais, ma chère Mère, l’affaire est déjà toute pensée et la résolution toute priseâ•›: nous ne l’accepterons pas si ce n’est à l’extrêmité de l’obéissance. Nous ne disons mot néanmoins pour ne pas aigrir les affairesâ•›; car nous avons à faire à un Prélat, qui étant d’une très-haute piété, s’il est une fois persuadé qu’il y va de la gloire de Dieu, il n’en reviendra jamais, et il nous en faudra passer par là, ce qui causeroit un grand préjudice à nos observances6.
Marie estimait que ses nouvelles et nécessaires constitutions représentaient «â•›un accommodement propre pour le païsâ•›» et qu’elles avaient été discutées entre les intéressées «â•›dans une très grande justice et équité↜7â•›». Son esprit d’ouverture et d’innovation, sa volonté de dialogue et de transparence, d’échange et de consultation, son souci de compréhension et d’efficacité (les aspects didactiques et pratiques) seront souvent mis à rude épreuve. 5. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre CLXXI à la Mère Ursule de Sainte-Catherine de l’été 1656â•›», dans€Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p.€576â•‚577. Désormais Correspondance. 6. «â•›Lettre CXCIII à la Mère Ursule de Sainte-Catherine du 13 septembre 1661â•›», dans Correspondance, p.€652-653. 7. «â•›Lettre CLXXI à la Mère Ursule de Sainte-Catherine de l’été 1656â•›», dans Correspondance, p.€575â•‚576.
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
Avec autant de respect que de franchise, Marie décrit Mgr de Laval à son filsâ•›: il est, malgré de saintes et réelles qualités, intransigeant et «â•›inflexibleâ•›»â•›; son vœu de pauvreté est extrêmeâ•›: [...] c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde […]. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieuxâ•›; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporelâ•›: Mais je puis me tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu8.
Les restrictions de Mgr Laval concernant leur chant contrarieront Marie de l’Incarnation au plus haut point, elle qui adorait chanter et composerâ•›: [...] il s’en est peu fallu que notre chant n’ait été retranché. Il nous laisse seulement nos Vêpres et nos Ténèbres, que nous chantons comme vous faisiez au temps que j’étois à Tours. Pour la grande Messe, il veut qu’elle soit chantée à voix droite, n’ayant nul égard à ce qui se fait soit à Paris, soit à Tours, mais seulement à ce que son esprit luy suggère être pour le mieux. Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant, et que nous ne donnions de la complaisance au dehors. Nous ne chantons plus aux Messes parce [que] dit-il, cela donne de la distraction au Célébrant, et qu’il n’a point veu cela ailleurs9.
Marie de l’Incarnation dit que «â•›les Sauvages aiment le chant10â•›», Cécile de Ste-Croix «â•›ne trouve rien d’agréable comme d’ouyr chanter les Sauvages, tant ils chantent doucement et s’acordent bien11â•›» et Anne de Ste-Claire incarne un beau portrait de religieuse, ouverte et sensible aux aspects festifs des cultures12â•›: La Mère de St-Joseph est de fort bonne humeurâ•›; au temps de la récréation elle nous fait souvent pleurer à force de rireâ•›; il seroit bien difficile d’engendrer mélancholie avec elleâ•›; c’est une fille qui a beaucoup de belles partiesâ•›: […] Maîtresse de nos petites Séminaristes […] elle leur aprend à chanter et toucher sur la viole des Cantiques spirituelsâ•›; par fois elle les fait danser à la mode des Sauvages […] quand Madame de la Pelletrie nostre fondatrice s’y rencontre, elles la prient de danser avec elles, ce qu’elle fait, mais de si bonne grâce qu’il y a bien du plaisir à la voir13. 8. «â•›Lettre CLXXXV à son fils du 17 septembre 1660â•›», dans Correspondance, p. 632. 9. «â•›Lettre CXCIII à la Mère Ursule de Sainte-Catherine du 13 septembre 1661â•›», dans Correspondance, p.€653. 10. «â•›Lettre CLXI à son fils du 24 septembre 1654â•›», dans Correspondance, p.€545. 11. «â•›Appendice IIâ•›: Lettre de la Mère Cécile de Sainte-Croix à la Supérieure des Ursulines de Dieppe du 2€septembre 1639.â•›», dans Correspondance, p. 956. 12. Rendons hommage aujourd’hui à An Antane Kapesh, Elisapie Isaac, Florent Vollant, Yolande Okia Picard, Sylvie Vincent, Laure Morali, Alanis O’Bomsawin… 13. «â•›Appendice VIâ•›: Lettre de la Mère Anne de Sainte-Claire à une Ursuline du Couvent du Faubourg Saintâ•‚Jacques du 2 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p. 968-969.
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Le chant, l’humour ou la danse font partie du bonheur de vivre, de l’équilibre psychologique. Malgré ses tentations et pratiques mortificatoires14 ou sa valorisation du martyre, Marie de l’Incarnation a toujours veillé à la santé physique et morale de ses religieuses (et de son fils), à l’obtention des meilleures conditions humaines pour la vie et le travail à accomplir. L’excellente réputation de l’Hôtel-Dieu de Québec repose aussi, entre autres, sur leur art de vivre plus que de mourir et une «â•›alimentation saine et diversifiéeâ•›», grâce à leurs jardins, potagers et vergers, et leur belle et nourricière île aux Oies. Bien des religieuses canadiennes ont tenté de gagner en autonomie. Les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal de Jeanne Mance préfèrent ne plus être cloîtrées et ne plus porter de voile. Marguerite Bourgeois et ses Filles «â•›séculièresâ•›» de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal (sans approbation de Rome, ni clôture, ni vœux solennels) affirment «â•›aimer mieux être vagabondes [nomades] que cloîtréesâ•›» afin de desservir «â•›à cheval, en canot ou à piedâ•›» les villages et les habitations le long du Saint-Laurent. Résistantes de l’intérieur, contre des formes de sexisme€– voire de misogynie€–, des formes d’ingérence, d’autoritarisme et d’intégrisme qu’elles jugeaient excessives et iniques, peu enclines à la sujétion et au respect aveugles et sans condition à la hiérarchie catholique (essentiellement masculine), conscientes de leurs responsabilités et soucieuses de leur dignité, bien des fondatrices15 et des religieuses ont estimé que la modernité ne pouvait pas se faire sans elles. 14. Dans «â•›Entrer dans la modernité et en sortirâ•›: dialogue de femmesâ•›», l’historienne Brigitte Caulier estime que «â•›[l’]’émergence des femmes en tant que sujets […] passe par des chemins de traverse douloureux qui mènent bien souvent au cloître car les sociétés de femmes ont effrayé les autorités religieuses […]. Elle est balisée par les renoncements multiples […]â•›: la féminité (jusque dans l’anorexie chez certaines mystiques) et la maternité. […]. Bien sûr Marie de l’Incarnation a rencontré son Dieu d’amour mais c’est aussi dans une douleur, dans la négation de son corps de femme […] les femmes d’aujourd’hui se battent encore […] pour être reconnues dans leur personne, corps et âme.â•›», dans Femme, mystique et missionnaire. Marie Guyart de l’Incarnation, R. Brodeur, dir., Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 386-387. En 1642, alors que de trop zélés Sauvages chrétiens ont jugé et fouetté publiquement une Amérindienne de Sillery, Marie est furieuse contre le Père de Quenâ•›: «â•›Il faut que je vous avoue, ma trèschère Mère, que je me pensé fâcher contre lui d’avoir laissé fouetter cette pauvre innocente sans arrêter la ferveur inconsidérée des Sauvagesâ•›». Elle réprouve aussi leurs excès au jeûne ou à la pénitenceâ•›: «â•›[…] je fus contrainte de quitter l’office pour leur faire cesser une rude discipline qui dura si longtemps que j’en avois horreur.â•›» («â•›Lettre LXV à la Mère Ursule de Sainte-Catherine du 29€septembre 1642â•›», dans Correspondance, p. 164-165). 15. Telle Marie Tranchepain de Saint-Augustin, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-Orléans en 1726.
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Les Ursulines valorisent depuis le Moyen Âge l’accès des filles et des femmes à l’éducation et à l’instruction dans la lignée de sainte Anne et de la Vierge16. Considérée à juste titre comme la première intellectuelle de la Nouvelle-France, Marie Guyart de l’Incarnation favorise aussi l’autonomie intellectuelle des femmes et leur contribution à la pensée théologique. Comme Thérèse d’Avila, modèle et guide, elle a, femme, osé commenter, en exégète compétente et moderne, le Cantique des Cantiques. En 1673, un an après le décès de Marie, le jeune philosophe François Poulain de La Barre a pris, dans De l’égalité des deux sexes, le relais des Thérèse d’Avila et Marie de l’Incarnation et précédé la grande intellectuelle de la NouvelleEspagne17, Juana Inés de la Cruzâ•›: [...] si les femmes avoient étudié dans les Universitez, avec les hommes, ou dans celles qu’on auroit établies pour elles en particulier, elles pourroient entrer dans les degrez, et prendre le tiltre de Docteur et de Maître en Theologie et en Medecine, en l’un et en l’autre Droitâ•›: et leur génie qui les dispose si avantageusement à apprendre, les disposeroit aussi à enseigner avec succez. [...] Elles sont capables des dignitez Ecclesiastiques18.
Marie de l’Incarnation aurait écrit près de treize mille lettres afin de contribuer à la connaissance («â•›Ce que vous désirez sçavoir touchant le païsâ•›»), au soutien financier et à la survie du monastère et de la colonie. La volonté de communication et de partage de Marie de l’Incarnation est manifeste. Ses deux autobiographies (Tours, 1633 et Québec, 1654), comme la plupart de ses lettres, témoignent aussi de sa pratique de l’écrit comme réflection/ réflexion d’un «â•›jeâ•›», élaboration et affirmation d’une subjectivité, d’une conscience et d’une pensée en mouvement, d’une personnalité tour à tour entravée et libre. La «â•›petite histoireâ•›», le quotidien, l’expérience personnelle, 16. Selon l’historien Jacques Mathieu, «â•›[malgré le souhait des prêtres] jamais saint Joseph ne bénéficia d’une faveur populaire comparable à celle vouée à sainte Anne, patronne des menuisiers et charpentiers, protectrice des marins en difficulté et des Amérindiens.â•›», dans La Nouvelle-France. Les Français en Amérique du Nord, XVIe-XVIIIe siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 115. Voir les chapitres «â•›L’amazone célesteâ•›» et «â•›Des vocations d’enseignantes et d’exégètesâ•›» dans Chantal Théry, De plume et d’audace. Femmes de la Nouvelle-France, Montréal/Paris, Triptyque/Cerf, 2006. 17. Paul-André Dubois a noté l’importance des écrits et des relations d’Espagne et de la Nouvelle-Espagne pour les missionnaires de la Nouvelle-France, dans «â•›Visages du christianisme en Nouvelle-France au temps de Champlainâ•›», dans Québec, Champlain, le monde, M. De Waele et M. Pâquet, dir., Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 201-202. 18. François Poulain de la Barre, De l’égalité des deux sexes, Paris, Fayard (coll. «â•›Corpus des œuvres de philosophie en langue françaiseâ•›»), 1984 (1673), p. 79.
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des versions et des descriptions plurielles, des points de vue croisés sont heureusement présents dans ces écrits semi-officiels et privés, personnels et intimes, qui nous touchent encore aujourd’hui19. Marie a manifestement allié le plaisir à la nécessité d’écrire et son statut d’écrivaine a été dûment relayé et valoriséâ•›: le premier historien et écrivain du Canada est une femme, Marie Morin, née à Québec en 1649, élève chez les Ursulines et première annaliste de l’Hôtel-Dieu de Montréal. Leur rôle dans la préservation de la langue française a été précieux pour les Canadiens français d’hier et les Québécois d’aujourd’hui, ardents francophones de l’Amérique du Nord. Marie a aussi beaucoup insisté sur son rôle de traductrice, lien privilégié avec l’autre et entre les culturesâ•›: [...] je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. […] j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée [...] un Dictionaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet Françoisâ•›; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage20.
Le choc de la conquête et de la colonisation a ét逖 tous maux considérés€– moins violent en Nouvelle-France qu’en Nouvelle-Angleterre ou en Nouvelle-Espagne21. La curiosité à l’égard des Amérindiens, le besoin et le souci des autochtones y ont été plus vifs. Dans Femmes de personne. Sexes, genres et pouvoirs en Iroquoisie ancienne, l’anthropologue Roland Viau affirme que Marie de l’Incarnation est «â•›la première femme européenne à parler des 19. On ne peut manquer de souligner aussi l’exceptionnel «â•›travail d’équipeâ•›» mère-filsâ•›: La Vie constitue un chant à deux voix et une double auto-bio-graphie à quatre mains, étonnamment intersubjective et moderne. Voir Marie de l’Incarnation. Entre mère et filsâ•›: le dialogue des vocations, R. Brodeur, dir., Québec, Presses de l’Université Laval, 2000 et Chantal Théry, «â•›Chapitre 12. Les rapports mère-filsâ•›: Marie Guyart de l’Incarnation et Dom Claude Martinâ•›», dans De plume et d’audace. Femmes de la NouvelleFrance, Montréal/Paris, Triptyque/Cerf, 2006. 20. «â•›Lettre CCXXXV€à son fils du 9 août 1668â•›», dans Correspondance, p. 801. 21. Le sociohistorien Denys Delâge étudie la «â•›dynamique d’allianceâ•›» entre Amérindiens et Européens qui caractérise notre histoire colonialeâ•›: «â•›La colonisation française en Amérique du Nord s’est toutefois distinguée des entreprises coloniales rivales par une proximité plus grande des Français et des Amérindiens, par un métissage nettement plus répandu et plus intense sur les plans des intermariages et des transferts culturels.â•›», dans «â•›Ã›chapper à l’héritage colonialâ•›?â•›», Vues du Québec. Un guide culturel, A. Boivin, dir., Québec, Les Publications Québec français, 2008, p. 25. Voir aussi Gilles Havard et Cécile Vidal, «â•›Chapitre 5. Enfants et alliésâ•›» et «â•›Chapitre 6. Un monde francoindienâ•›», dans Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion (coll. «â•›Champs histoireâ•›», 776), 2008.
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femmes amérindiennesâ•›» et «â•›le premier informateur allochtone à faire état du rôle décisionnel des femmes iroquoiennes dans le domaine politique22â•›». Il ajoute que ses écrits sont moins entachés «â•›d’androcentrismeâ•›» et «â•›de préjugés défavorables aux Amérindiensâ•›»23. La compréhension, voire la tentation de l’indianité de la part de Marie de l’Incarnation, sont patentesâ•›: en ethnologue, plus éthique que morale, elle estime que «â•›la vie sauvage leur est si charmante à cause de sa liberté, que c’est un miracle de les pouvoir captiver aux façons d’agir des François qu’ils estiment indignes d’euxâ•›» et ose dire qu’«â•›Un Français devient plutôt sauvage qu’un Sauvage ne devient Français24.â•›» À Nouveau Monde, pédagogie nouvelleâ•›! Patience et tolérance à l’égard des enfants, souci de les récréer, absence de punitions corporelles ou volonté d’enseigner aux deux sexes s’accordent avec la «â•›culture pédagogueâ•›» autochtone25. Marie de l’Incarnation était en faveur d’une pédagogie plus libre et moins punitive. Dans l’éducation de son propre fils€– Claude Martin€– elle avait supprimé toutes les formes d’autorité répressive, des cris aux sanctions corporelles. Au Canada, elle constate que les filles Sauvages ne peuvent être dans leur couvent que comme des «â•›oyseaux passagersâ•›» et que l’humeur sauvage ne peut souffrir la tristesseâ•›: elles grimpent comme des écureuils la palissade et vont courir dans les boisâ•›: L’humeur Sauvage est faite de la sorteâ•›: elles ne peuvent être contraintes, si elles le sont, elles deviennent mélancholiques, et la mélancholie les fait malades. […] les Sauvages aiment extraordinairement leurs enfans, et quand ils sçavent qu’ils sont tristes ils passent par dessus toute considération pour les r’avoir, et il faut les rendre26. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières27.
22. Roland Viau, Femmes de personne. Sexes, genres et pouvoirs en Iroquoisie ancienne, Montréal, Boréal (coll. «â•›Compactâ•›»), 2005 (2000), p. 90-91. 23. Ibid., p. 19. 24. Annales des Ursulines de Québec, Tome I, p. 209. 25. R. Viau, «â•›La culture pédagogueâ•›», dans Femmes de personne, p. 222-226. Marie de l’Incarnation n’aurait sans doute pas approuvé le malheureux projet des «â•›pensionnats amérindiensâ•›». 26. «â•›Lettre CCXXXVII à son fils du 1er septembre 1668â•›», dans Correspondance, p. 809. 27. «â•›Lettre CCXXXV à son fils du 9 août 1668.â•›», dans Correspondance, p. 802.
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Dans son essai sur L’enfance en Nouvelle-France, Denise Lemieux a analysé ce métissage culturel et éducatifâ•›: À mesure que le genre de vie colonial se différencie, que certains modes de comportement s’écartent des modèles européens, voyageurs et administrateurs vont porter des jugements sur les enfants canadiens qui s’apparentent aux premières perceptions des missionnaires sur les enfants amérindiensâ•›: on les trouve indépendants, indisciplinés. Certains, comme l’intendant Raudot, croient que leurs parents ont pour eux une folle tendresse, ne les corrigeant pas, imitant en cela les Indiens. Le père de Charlevoix écrit qu’on semble en ce pays respirer en naissant un air de liberté. La similitude des traits de caractères entre Canadiens et Indiens lui fait croire que l’indiscipline des jeunes gens au Canada tient «â•›à l’exemple et à la fréquentation de ses habitants naturels, qui mettent tout leur bonheur dans la liberté et l’indépendance28â•›».
À Nouveau Monde, Nouveaux Modèlesâ•›! Jacques Cartier et Samuel de Champlain ont très vite remarqué les rôles non traditionnels, la diversité des tâches et la force physique des femmes29. Marie décrit à son fils l’étendue des activités et la vaillance des femmes et des filles amérindiennes, qui suivent les hommes à la chasse, coupent le bois ou «â•›canotent comme les hommesâ•›» et conclutâ•›: «â•›Jugez de là, s’il est aisé de les changer après des habitudes qu’ils contractent dès l’enfance, et qui leur sont comme naturelles30.â•›» Dans Le pays renversé, Denys Delâge écritâ•›: Si hommes et femmes ont été loin d’être des égaux dans toutes les sociétés primitives, il n’en reste pas moins que, chez les Algonquiens et les Iroquoiens, les femmes avaient un rôle dont l’importance relative était nettement supérieure à ce qu’on pouvait observer dans les sociétés européennes d’alors (et même de maintenant)31.
28. Denise Lemieux, Les Petits Innocents. Enfance en Nouvelle-France, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (I.Q.R.C.), 1985, p. 171. 29. Roland Viau insiste sur un partage équitable, «â•›une étroite complémentarité et non pas une hiérarchisation idéologique des tâches et des genres dans la division socio-sexuée du travailâ•›»â•›; «â•›une étroite collaboration entre les sexesâ•›», le couple formant «â•›pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, une unité de coopération économique de tous les instants et une affinité d’intérêts communs portée à leurs enfants.â•›», dans Femmes de personne, p. 131 et 53. 30. «â•›Lettre CCXLIV à son fils du 17 octobre 1668â•›», dans Correspondance, p. 829. 31. Denys Delâge, Le Pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est 1600-1664, Montréal, Boréal Express (coll. «â•›Compactâ•›», 25), 1991 (1985), p. 80.
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
Toujours attentive aux rapports sociaux de sexe, le statut et la prise de parole des Amérindiennes€– et tout particulièrement celle des «â•›capitainesses iroquoisesâ•›»Â€– seront soulignés à l’envi par Marie de l’Incarnationâ•›: Ces capitainesses sont des femmes de qualité parmi les Sauvages, qui ont voix délibérative dans les Conseils, et qui en tirent des conclusions comme les hommes, et même ce furent elles qui déléguèrent les premiers Ambassadeurs pour traiter de la paix32.
Les capitainesses et les harangueuses autochtones incarnent la liberté et le talent d’une voix et d’une parole féminines33 enfin déployées publiquement, et que l’on dit écoutées et respectées34, un art du dialogue et de la médiation au féminin. Elles représentent bien, aux yeux de Marie de l’Incarnation, la possibilité d’un pouvoir religieux ou politique partagé, un exemple avant la lettre d’égalité, de démocratie participative et citoyenne. Marie forme d’ailleurs ses pensionnaires autochtones comme de nouvelles apôtres et prédicatrices au féminin, des médiatrices entre les cultures, des ambassadrices de la paixâ•›; à l’interne, elle défend ses jeunes professes contre l’évêque afin qu’elles puissent avoir plus rapidement voix au Chapître, sans attendre quatre ans de profession35. Elle est sensible à l’organisation et aux valeurs des sociétés matrilinéaires ainsi qu’aux modalités du pouvoir politique iroquoien que l’anthropologue Norman Clermont résume ainsiâ•›: [les femmes iroquoiennes], en disposant du pouvoir de choisir les représentants politiques, d’approuver leurs décisions et de les déposer, au besoin, […] acquéraient indéniablement un pouvoir […]â•›; les affaires politiques chez
3 2. «â•›Lettre CLXI à son fils du 24 septembre 1654â•›», dans Correspondance, p. 546. 33. Dans ces sociétés sans écriture, «â•›la parole est sacréeâ•›» (R. Viau, Femmes de personne, p. 159). 34. Ûlisabeth Bégon, épistolière laïque, épouse de Claude-Michel Bégon (major de Québec puis lieutenant et gouverneur de Trois-Rivières), n’hésitait pas au milieu du XVIIIe siècle à présenter sa petite-fille€– qu’elle éduquait et instruisait elle-même€– comme un esprit vif et critique, une «â•›orateureâ•›» prompte à défendre ses idées. (Voir Ûlisabeth Bégon, Lettres au cher filsâ•›: correspondance d’Élisabeth Bégon avec son gendre (1748-1753), N. Deschamps, éd., Montréal, Boréal, 1994). 35. Pour illustrer le respect de Marie à l’égard de ses consœurs comme de ses jeunes recrues, voici sa spirituelle répartie lors du premier différend des Constitutionsâ•›: «â•›Je ris encore dans mon cœur, quand je pense aux réponses [que notre nouvelle supérieure] fit, qui surpassoient en prudence et en sagesse une personne de son âgeâ•›; et toujours avec tant de modestie et de retenue, qu’elle fit voir qu’elle n’avoit pas moins de vertu que de jugement.â•›» («â•›Lettre CLXXI à la Mère Ursule de Sainte-Catherine de l’été 1656â•›», dans Correspondance, p. 576-577) La valeur n’attend pas le nombre des années…
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les Iroquoiens étaient basées beaucoup plus sur la confiance que sur la méfiance et toutes les conclusions les plus importantes devaient se prendre à l’unanimité et non à la majorité. Comme l’exercice politique n’apportait pas la richesse et était surtout lié à un prestige qui était acquis en révélant un indéniable pouvoir de convaincre et en devenant un exemple de responsabilité et de générositéâ•›; comme ces normes correspondaient à la fois à des valeurs et à des contraintes culturelles, il ne devenait plus important de contrôler chaque action politique d’autant plus que l’action politique n’était pas coercitive dans un système où la valeur première était l’autonomie responsable des individus36.
En 1847, le jésuite Nicolas-Marie-Joseph Frémiot parle à un confrère français des «â•›[…] Chefferessesâ•›; si le mot n’est pas français du moins il est usité au Canada. Cette dignité est plus importante que je ne l’aurais cru37.â•›» Roland Viau a répertorié chez les auteurs de la Nouvelle-France les occurrences relatives aux Conseils des femmes (ou hotouissaches) et les appellations utilisées38. La féminisation de la langue et des noms de métier€– qui indique que dès le XVIIe siècle les Canadiennes ont à la fois occupé et convoité des métiers non traditionnelsâ•›: «â•›une séminaristeâ•›», «â•›une apôtreâ•›», «â•›une pélerineâ•›», «â•›une apothicairesseâ•›», «â•›une orateureâ•›», «â•›une capitainesseâ•›», «â•›une historienneâ•›» ou «â•›une bâtisseuseâ•›»Â€– fait aujourd’hui de l’Office de la Langue Française de Québec des spécialistes mondialement consultés. Que doit-on encore à «â•›l’Indienne généreuseâ•›» et à sa cultureâ•›? Les femmes iroquoiennes bénéficiaient aussi dans leur vie privée de la non violenceâ•›: la violence conjugale était fort rareâ•›; en 1652, Marie de l’Incarnation ose aborder le sujet du viol et son jugement est sans équivoqueâ•›: […] l’hostilité des Hiroquois […] n’est pas ce qui nous retientâ•›: Il y en a qui regardent ce païs comme perdu, mais je n’y voy pas tant de sujet d’appréhender pour nous, comme l’on me mande de France que les personnes de notre sexe et condition, en ont, d’appréhender les Soldats françois. Ce que l’on m’en mande me fait frémir. Les Hiroquois sont bien barbares, mais assurément ils ne font pas aux personnes de notre sexe les ignominies qu’on me mande que les François ont faites. Ceux qui ont habité parmi eux m’ont assuré qu’ils n’usent point de violence, et qu’ils laissent libres celles qui ne leur veulent pas acquiescer39.
36. Norman Clermont, «â•›La place de la femme dans les sociétés iroquoiennesâ•›», dans Recherches amérindiennes au Québec, XIII/4 (1983), p. 288. 37. R. Viau, Femmes de personne, p. 106. 38. Ibid., p. 96 et 99. 39. «â•›Lettre CXLIII à son fils du 9 septembre 1652â•›», dans Correspondance, p. 483.
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Première partie – L’émergence du sujet à l’aube de la modernité
Les amérindianistes sont unanimesâ•›: il s’agissait bien de «â•›sociétés sans viol40â•›» et les sources ethnohistoriques des années 1650 «â•›décrivent surtout des filles maîtresses de leurs corps et de leurs sentiments, des parents indulgents, des conjoints divorcés, et dépeignent un monde tolérant et relativement égalitaire41â•›». En Iroquoisie ancienne, la monogamie […] signifie être plus fidèle à un partenaire à la fois qu’à plusieurs. Hommes et femmes ont donc un partenaire de prédilection. La femme iroquoienne n’a pas pour responsabilité d’assurer une descendance à son conjoint, mari ou concubin. Elle n’a pas à être chaste ou à être sexuellement fidèle toute sa vie. Une fille peut vivre plusieurs expériences sexuelles avant de s’engager officiellement. Et les parents n’y trouvent rien à redire, disant que chacun est maître de son corps42.
Dans son remarquable essai Les premières nations du Canada, l’historienne Olive Patricia Dickason rapporte que Robert Hache, un Algonquin accusé d’avoir violé une femme de l’île d’Orléans, allèguera pour sa défense que c’était parce qu’il était «â•›sous l’influence de “l’eau de feu” de l’homme blanc […] qu’il avait commis un crime de Blanc43â•›». Les Amérindiens appliqueront un taxon dénigrant, les «â•›Pommesâ•›», à ceux qui ont abandonné les valeurs amérindiennes (de respect, de dialogue, de partage, de protection de la nature, etc.44) au profit de celles des Blancs, par analogie avec la pomme d’api européenne, rouge à l’extérieur et blanche à l’intérieur45. Le Québec tient une partie de son héritage et de sa spécificité des premières nations46. Denys Delâge rapporte, dans Le pays renversé, que le Huron Savignon, en visite en France, constate que «â•›entreâ•›» les Français les rivalités intestines et les punitions sont telles qu’il en conclut que «â•›l’ennemi est à 4 0. 41. 42. 43.
R. Viau, Femmes de personne, p. 209. Ibid., p. 34. Ibid., p. 204. Olive Patricia Dickason, Les Premières Nations du Canada, Sillery, Septentrion, 1996, p. 161. 44. Voir Georges Emery Sioui, Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, Paris/Québec, L’Harmattan/Les Presses de l’Université Laval (coll. «â•›InterCulturesâ•›»), 1999. 45. R. Viau, Femmes de personne, p. 128. 46. La Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires créée en 2008 à l’Université Laval sondera peut-être nos «â•›originesâ•›», renforcées par le système parlementaire et juridique (habeas corpus) anglais, les «â•›droits et libertés de la personneâ•›», la représentativité réelle des syndicats, la vitalité des organismes coopératifs, les principes de parité et d’équité, les engagements en faveur de la paix (rôle des Canadiens et des Casques bleus) et du développement (ACDI, ONG, Forums mondiaux) dans le monde, etc.
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l’intérieurâ•›», alors que chez les Hurons, moins compétitifs, plus solidaires et consensuels, le «â•›nous collectifâ•›» prime47. Plus économiste et politologue qu’on ne le pense, Marie de l’Incarnation semble en avoir été, elle aussi, convaincueâ•›: Mon sentiment particulier est que si nous souffrons en Canada pour nos personnes, ce sera plutôt par la pauvreté que par le glaive des Hiroquois. Et pour le païs en général, sa perte, à mon avis, ne viendra pas tant du côté de ces barbares que de certaines personnes qui par envie ou autrement écrivent à Messieurs de la Compagnie quantité de choses fausses [...]. De là vient que lors qu’on y pense le moins on reçoit ici des ordres et des arrests très-fâcheux48.
Le souhait d’une nation mixte franco amérindienne a inspiré Samuel de Champlain comme les Récollets, les Hospitalières, les Ursulines et de nombreuses nations amérindiennes. La volonté d’intégration, de «â•›vivre ensembleâ•›» des fondatrices de la Nouvelle-France€– ces précurseures éclairées des XVIIe et XVIIIe siècles€– est manifeste. Esther Wheelwright49, élue en décembre 1760 supérieure des Ursulines après la Conquête, en est un bel exempleâ•›: puritaine de la Nouvelle-Angleterre enlevée à 7 ans, devenue Abénaquise (par la langue, la culture, la spiritualité), puis Française, elle choisira de devenir religieuse ursuline et sera une précieuse collaboratrice, aux côtés de James Murray et de Guy Carleton, dans les tractations touchant les nouveaux statuts et droits des francophones du Bas-Canada (Acte de Québec de 1774), en faveur de plus justes «â•›accommodements raisonnablesâ•›» entre les nations, les races, les langues et les religions50. À la conquête, l’écrivaine Frances Moore Brooke écrit le premier roman en Amérique du Nord, The History of Emily Montagueâ•›: «â•›Les femmes de son roman, vives et indépendantes d’esprit, incarnent le féminisme de l’auteureâ•›» note Louisa Blairâ•›; l’amie d’Emily, miss Fermor, souhaite «â•›épouser un 4 7. D. Delâge, Le Pays renversé, p. 76. 48. «â•›Lettre CLXXXIII à son fils de septembre-octobre 1659â•›», dans Correspondance, p. 615. 49. «â•›Esther Wheelwright (Wells, 1696 - Québec, 1780), ursuline Esther-Marie-Joseph de l’Enfant Jésusâ•›», dans Louisa Blair, Les Anglos. La face cachée de Québec, Tome 1â•›: 16081850, Québec, Commission de la capitale nationale du Québec/Ûditions Sylvain Harvey (coll.€«â•›La bibliothèque de la capitale nationaleâ•›»), 2005, p. 9-10â•›; Serge Bouchard, «â•›Les quatre vies d’Estherâ•›», dans L’Actualité, 1er septembre 2008, p.€59â•‚60. 50. L’essai de L. Blair, Les Anglos. La face cachée de Québec, nous révèle bien des alliances et des métissages entre Anglais et Français, Amérindiens et Canadiens, Catholiques, Anglicans et Huguenots, etc. Voir aussi l’exposition «â•›Une présence oubliéeâ•›: les Huguenots en Nouvelle-Franceâ•›» au Musée de l’Amérique française de Québec (20082009).
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Â�Sauvageâ•›», à la complaisance sans égaleâ•›: les Indiens «â•›laissent leurs femmes parcourir deux cents mille milles [en canot], sans leur demander seulement où elles sont allées.51â•›» Lady Louisa Ann Aylmer€– épouse du gouverneur général de 1830 à 1835€– préfèrera le français à l’anglais et décrira les Canadiennes françaises en ces termesâ•›: Il est dans la nature des femmes françaises, quels que soient leur naissance et leur rang, d’user de tact en société… elles sont pleines maîtresses d’elles-mêmes et gracieuses. Les nuances des manières entre les gens de rangs différents sont plus subtiles et moins strictes que chez nous… Je m’entends infiniment mieux avec les Françaises qu’avec les femmes de mon propre pays52.
Marie Guyart de l’Incarnation, dont l’intelligence critique et le discernement sont remarquables, a activement contribué à la modernité53. Mais la modernité a subi bien des dérives et souffre d’inachèvement. Dans «â•›Ã›chapper à l’héritage colonialâ•›? â•›» Denys Delâge estime que, dès la moitié du XVIIIe€siècle, […] les autorités coloniales françaises ont pratiqué à l’égard des Amérindiens une politique plus inspirée par la conquête que par l’alliance, investissant la 51. Frances Brooke, Voyage dans le Canada ou Histoire de Miss Montaigu, Montréal, Boréal (Compact classique, 166), 2005 (1769), p. 69-70. Ce roman épistolaire a été écrit dans la maison des Jésuites à Sillery où l’auteure – épouse du révérend John Brooke, aumônier dans l’armée britannique – logeait, de1763 à 1768. En fait, le personnage le plus féministe de son roman est sans contredit le colonel Edouard Rivers qui, entre autres réflexions novatrices, écrit ces lignes à sa sœur Lucieâ•›: «â•›Le sexe que nous avons exclu avec tant d’injustice de tout pouvoir en Europe, a la plus grande influence dans le gouvernement huron. [...] Au vrai, nous sommes plutôt que cette nation, des sauvages [en] vous privant injustement de tous les droits communs de citoyens [...]. D’après un si mauvais procédé de notre part, je ne vous crois pas en conscience obligées de suivre les lois que nous formons sans votre participation. Vos discours politiques, vos plaidoyers ne seraient pas sans doute moins éloquents que ceux des Américaines dont on nous fait, dans ce pays, un si grand éloge.â•›», dans Voyage dans le Canada ou Histoire de Miss Montaigu, p. 50-51. Edouard Rivers y décrit Esther Wheelwright en ces termesâ•›: «â•›C’est une des femmes les plus aimables que j’aye vuesâ•›; son air de bonté prévient en sa faveur tous ceux qui la voyent. Pour moi, j’aime infiniment sa conversation, quoiqu’elle soit religieuse et d’un âge fort avancé.â•›», Ibid., p. 25. 52. Elle nous a laissé des mémoires, Recollections of Canada, riches en croquis de gens et de paysages (des dessins de Cockburn) et en descriptions de la vie quotidienne, dans L. Blair, Les Anglos. La face cachée de Québec, p. 31-32. 53. En croyant en partie au Progrès, à la Raison universelle, à la Justice, au Vrai, au Bien, au Beau et à l’Utile, à un Sujet€– et à un Sujet femme€– plus émancipé, autonome et libre, à un rapport plus démocratique à l’autorité ou aux autorités (terrestres et divines), etc.
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métaphore diplomatique du père d’une connotation nettement plus patriarcale européenne, donc plus coercitive. La politique impériale se distanciait ainsi non seulement d’une tradition d’accommodement diplomatique, mais également de l’univers interculturel et métis de proximité des Amérindiens et des Canadiens (français) […]54.
Les Révolutions américaine et française ne respecteront guère les principes modernes de Liberté, d’Ûgalité et de Fraternité… Marie de l’Incarnation, déjà postmoderne, aurait sans doute d’ailleurs préféré le principe de «â•›solidarité55â•›» (à la fois fraternelle et sororale)… Le XIXe siècle sera pour les Européennes et les Canadiennes françaises un siècle de grande noirceur. Les types d’organisation et les valeurs fermement défendues ou implicitement convoitées au XVIIe siècle par notre Marie Guyart de l’Incarnation seront ouvertement critiqués et combattus (ce fut le cas pour les sociétés matrilinéaires, leurs principes et leurs valeurs). En ce 400e anniversaire de la ville de Québec nous pouvons encore nous inspirer de nos fondatrices… et, pleinement Citoyennes et Citoyens, libres, égaux et solidaires, nous pourrons continuer à philosopher et à développer notre pays, fièrement et respectueusement postmodernes56 et métis.
54. Denys Delâge, «â•›Ã›chapper à l’héritage colonialâ•›?â•›», Vues du Québec. Un guide culturel, A. Boivin, dir., Québec, Les Publications Québec français, 2008, p. 26. 55. Voir l’essai de Marie-Claude Blais, La solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard (coll.€«â•›Bibliothèque des idéesâ•›»), 2007. 56. Pour simplifier et aller à l’essentiel, lireâ•›: Alexis Nouss, «â•›Postmoderneâ•›», dans Métissages. De Arcimboldo à Zombi, F. Laplantine et A. Nouss, dir., Paris, Pauvert, 2001, p. 492-498â•›; le numéro de la revue Études littéraires, POSTMODERNISMES. Poïesis des Amériques, éthos des Europes, Québec, Université Laval, 27/1 (Ûté 1994), en particulier les articles de Marc Chénetier, Gary€B.€Madison et Janet Patersonâ•›; et l’essai de Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard (coll. «â•›Folio Essaisâ•›»), 1972 (1954) (qui privilégie une Autorité authentique, la valeur de la Tradition, la Culture, le sens de l’Ûmerveillement (lié au religieux, au sacré), les rapports entre Liberté et Politique, le souci du Monde commun et l’éthique du Dialogue).
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Deuxième partie
Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›: de l’utopie à la réalité
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Chapitre 7
L’utopie mystique et les tracas de la fondation de la Nouvelle-France Dominique Deslandres Faculté des arts et sciences, Département d’histoire, Université de Montréal
S
i l’utopie est une construction imaginaire et rigoureuse d’une société, qui constitue par rapport à celui qui la réalise un idéal total, l’espace français du XVIIe siècle est terre d’utopie à de multiples égards. C’est ce que révèle l’ordre social et religieux que les missionnaires du Grand Siècle rêvent d’instaurer en France et dans ses colonies, parmi des populations qui leur semblent très éloignées de leurs idéaux chrétiens. L’objectif des missionnaires est clairement défini. Il s’agit, par la conversion, d’intégrer ces Autres nouvellement découverts que sont les païens d’outre-Atlantique tout comme d’ailleurs ces quasi païens qui peuplent les provinces françaisesâ•›; il s’agit, en les rendant pareils à soi, de faire de tous ces «â•›pauvres peuplesâ•›», des chrétiens à la fois, tridentins, français et réglés selon des normes bien particulières€– des normes dictées à la fois par le Concile de Trente et l’absolutisme des rois français. Bref ce seront des chrétiens à nuls autres pareils. En effet, une fois convertis€– ou reconvertis selon les cas lors des missions intérieures auprès des catholiques tièdes et des protestants€– ces peuples formeront une société chrétienne idéale, exemplaire, utopique, et ainsi assureront la puissance de la France, pays qui est, il faut le souligner, le plus peuplé d’Europe et qui fonde sa puissance dans le nombre de ses peuples. Ce sera, comme nous allons le voir, une société calquée sur un passé mythiqueâ•›: celui de la primitive Ûglise. Ainsi, une «â•›nouvelleâ•›» société doit-elle naître et exister dans un monde aux rapports socio-économiques bouleversés par la proto-industrie 113
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Deuxième partie – Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-France
et les nouveaux échanges atlantiques. C’est donc à ce dessein utopique de «â•›recréer cet autre mondeâ•›» qu’est la Nouvelle-France, afin d’y «â•›créer une nouvelle Jérusalem céleste1â•›», que participe Marie de l’Incarnation. Avant de poursuivre, deux constatations s’imposentâ•›: la première, c’est le caractère utopique inhérent au christianismeâ•›; le Royaume est toujours à venir, à préparer... avec l’aide idéale (divine) €– un rêve communautaire toujours projeté dans des lendemains qui chantentâ•›; la deuxième, c’est qu’au XVIIe siècle, les élites socioreligieuses éprises de réforme désirent passer du rêve à la réalisation systématique et concertée. Aussi des ressources humaines et financières considérables vont-elles être mises à contribution2. Et cela pour plusieurs raisons. J’en énoncerai troisâ•›: le sentiment d’urgence qui habite les élites réformatricesâ•›; la nécessité d’ordonner et de pacifier un royaume qui, d’une part, s’est trouvé agrandi par ses colonies américaines et qui, d’autre part, se relève à peine de ses guerres civiles et religieusesâ•›; la volonté de rassurer le plus grand nombre en lui imposant la réforme de ses mœurs sociales, économiques et religieuses et, partant, en la contrôlant par les moyens efficaces de la confession, de la retraite, des dévotions, tels que les prescrit le Concile de Trente. Cependant la réalisation de cette utopie n’ira pas sans déboire, comme nous allons le voir. S e nti m e nt d ’ u rg e nc e e t r e s p o n s a b ilit é L’historien Jean Delumeau a montré que pour les réformateurs catholiques de cette époque que la fin du monde est proche3. Pour être prêts à affronter le jour du jugement, ils sont convaincus qu’il leur faut avoir converti toute la terreâ•›; leur propre rédemption est à ce prix. Il y a cette conviction profonde que nul ne sera sauvé, si tous ne sont pas sauvésâ•›; une conviction qui répond à un sentiment très fort de culpabilité et aussi à un très grand souci d’efficacité. «â•›Le sang du Christ a coulé pour tousâ•›» écrit-on à longueur de textes, impossible alors d’en laisser une goutte se perdre. Ce serait une faute terrible pour celui ou celle qui laisserait faire ce gâchis, de 1. Dominique Deslandres, Croire et faire croire, p. 288s. [Vous trouverez la référence complète de toutes les références abrégées à la fin du texte]. 2. Cf. Jean Delumeau et Monique Cottret, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, Presses€Universitaires de France (coll. «â•›Nouvelle Clioâ•›»), 6e édition, 1996 (1971), p.133s. 3. Jean Delumeau, La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p.€197â•‚231, en particulier, p. 205-206, 213-214â•›; Cf. Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983.
7 – L’utopie mystique et les tracas de la fondation de la Nouvelle-France
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laisser ce sang divin «â•›inutile, faute d’applicationâ•›» comme on dit alors4. On comprend, dès lors, combien la vision du sang a pu déterminer le destin spirituel de Marie Guyart. Tout d’abord, elle a la conviction que ses péchés la rendent responsable de «â•›cette effusion de sangâ•›» christique qu’il lui faut à tout prix empêcher d’être vaine5. Et elle écrit en 1635â•›: Dans l’union intérieure où ces choses me sont montrées, je voy l’état déplorable de ceux qui ignorent ces grandes véritez et il me semble qu’ils sont déjà plongez dans l’enfer, et que le sang de mon jésus a été en vain répandu pour eux. D’ailleurs regardant les intérests de Dieu, lequel par la grandeur de son immensité est par tout, et qui est par conséquent dans ces créatures-là aussi-bien que dans tout le reste du monde, c’est ce qui me perce le cœur, que son incompréhensible bonté ne soit pas connue, aimée, adorée et glorifiée des créatures mêmes dans lesquelles il est, et qui sont capables de le connaître, de l’aimer, de l’adorer et de le glorifier. Cela me fait souffrir plus que je ne vous le puis dire6.
Aussi les missionnaires, qui ne sont souvent qu’une poignée, s’attellent avec une surprenante ferveur à la tâche folle et démesurée de convertir les 4. Par exemple, Paul Le Jeune, en 1632 écritâ•›: «â•›Faut-il que tant de personnes rachetées du sang de Jésus Christ meurent misérables, sans recognoistre leur vray et légitime Seigneur, et que ce sang adorable ne leur puisse estre appliqué, faute d’un petit secours temporelâ•›?â•›», dans MNF II, p. 289 et 294-295. Cf.€MNF€I, p.€614. Cf.€MNF€V, p. 790. Du côté des missions françaisesâ•›: Cf. Antoine Boschet, Le parfait missionnaire, p. 426-427, 441. Vincent de Paul écritâ•›: «â•›Dieu soit béni, Monsieur, de toutes les grâces et bénédictions qu’il répand sur votre missionâ•›! Ne vous semble-t-il pas que tant d’ouvriers qui demeurent oisifs seraient bien employés en la grande moisson à laquelle vous travaillez maintenant et que ceux qui connaissent le besoin que le Maître de la moisson a d’ouvriers, seront coupables du sang de son Fils, qu’ils laissent inutile, faute d’applicationâ•›?â•›», Vincent de Paul, «â•›Lettre à un ecclésiastique du 9 juillet 1633â•›», dans Correspondance I, p. 202-203. Cf. «â•›Lettre à un prêtre de la mission, septembre-novembre 1636), dans Correspondance I, p. 344345â•›; «â•›Lettre à Robert de Sergis, prêtre de la mission, de septembre 1636â•›», dans Correspondance I, p. 351â•›; «â•›Lettre à Sr M.-E. Turpinâ•›», dans Correspondance I, p. 376â•›; et enfin, «â•›Lettre à J. Tholard du 1er février 1640â•›» dans Vincent de Paul, Correspondance II, p. 17. 5. Marie de l’Incarnation écritâ•›: «â•›Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit, convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut. Si la bonté de Dieu ne m’eût soutenue, je crois que je fusse morte de frayeur, tant la vue du péché, pour petit qu’il puisse être, est horrible et épouvantable. Il n’y a langue humaine qui le puisse exprimer.â•›» dans Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, Dom A. Jamet, éd., Québec, Ûditions des ursulines, 1985(1929), p. 68. 6. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre XV à Dom Raymond de Saint-Bernard du 26 avril 1635â•›», dans Correspondance, p.€36.
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Deuxième partie – Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-France
Â� multitudes tant américaines qu’européennes. Les comportements parfois intransigeants de ces missionnaires, tout comme leurs intuitions et leurs erreurs, sont dictés par ce sentiment d’urgence qui sous-tend leur Â�vocation. O r d o nn e r , int é g r e r e t m o d e l e r L’objectif clairement déterminé de «â•›ce catholicisme d’ordre7â•›», qui, en France, prend force et assurance sous Henri IV, est de pacifier des populations très diverses et de reconstruire le pays exsangue après les guerres de religion au moment précis où l’on construit un nouveau pays outre-Atlantique. Il s’agit de fabriquer des sujets françaisâ•›; il s’agit plus précisément de faire de l’ensemble des Français€– les anciens comme les nouveaux€– de bons sujets chrétiens, respectueux du roi et de l’Ûglise romaine. D’une part, les missionnaires, puis les curés qu’ils aident à former, serviront de relais de transmission à la centralisation monarchique8. D’autre part, dans la colonie néo-française au moins, les Français ont le but bien précis de rendre pareils à eux ces Autres nouvellement découverts9. Il s’agit à la fois d’introduire «â•›la
7. Marc Vénard, «â•›Henri IV et la réforme catholiqueâ•›», dans Avènement d’Henri IV, quatrième centenaire, Volume III, Henri IV, le Roi et la reconstruction du royaume, Actes du colloque Pau-Nérac, 14â•‚17€septembre 1989, Paris, Ûditions Jacob-Duvernet, 1990, p. 310. 8. C’est la thèse de Robert Muchembled que j’endosse volontiersâ•›; cf. Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle), Essai, Paris, Flammarion, 1978 et La sorcière au village (XVeâ•‚XVIIIe siècles), Paris, Gallimard (coll. «â•›Folioâ•›»), 1991 (1979). 9. C’est ce qu’écrit Paul Le Jeune, MNF II, p. 558s.â•›: «â•›Vostre Révérence me demandera s’il y a quelque espérance de leur conversion. Je croy qu’on luy a dèsjà escrit que l’espérance est grande. Ce peuple est las de ses misères. Il y en a de deux sortes. Les uns sont stablesâ•›; les autres, vagabonds. Pour les nations stables, j’y voy toutes les mesmes choses qu’on nous a autrefois escrit des Paraquais. Si tost qu’on sçaura leur langue, il sera bien aisé de les instruire.â•›»â•›; «â•›Pour les nations errantes, comme sont celles où nous demeurons à Québec, il faut à mon advis dresser des séminaires pour nourrir et eslever leurs enfans et les instruire à nostre façon de faireâ•›», «â•›mais ils ont un assés bon sens. Il ne leur manque que l’instruction.â•›», «â•›Le fond est fort bonâ•›; il ne faut qu’à jetter une bonne semenceâ•›». Tandis que Marie Guyart souligneâ•›: «â•›Des lestres qu’on escrit de nos séminaristes (au dit Rd Père), lors qu’il catéchisoit les (dites) nations, ont tiré tous ces bons catécumaines en admiration et leur a donné envie de nous donner leurs filles, puisqu’elles peuvent parvenir à ce que font les filles françoise, tant au chemain du salut que pour les siances d’où il sembloit que leur misérable condition d’estre née dans la barbarie les vouloit exclure.â•›» («â•›Lettre LVI à son Fils du 4 septembre 1641â•›», dans Correspondance, p. 132).
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police et la milice du ciel en terre10â•›» et d’assurer l’ordre du roi. C’est pourquoi dans la chartre des Cent Associés, compagnie qui s’est vue octroyée en 1627 par Louis XIII et Richelieu toute l’Amérique du nord connue et à connaître, il est clairement spécifié que le baptême fait office d’acte de naturalisation. Les «â•›Sauvagesâ•›» deviennent «â•›naturels françaisâ•›» en avec tout ce que cela comporte de droits et privilèges en même temps qu’ils deviennent chrétiens11. Et plus encore, une fois convertis, il est prévu que les «â•›Sauvagesâ•›» soient unis à la petite communauté française en formation. Grâce aux mariages interraciaux, on procédera à la fusion des deux peuples afin de créer une France nouvelle, sans les tares de la première, une tabula rasa sur laquelle édifier une chrétienté idéale. Et pour former ces futurs époux, seront littéralement exportés en Nouvelle-France les couvents d’enseignement et les hôpitaux, des institutions qui, avec les missions paroissiales, servent d’assises à l’évangélisation des campagnes françaises. Mais ces nouveaux chrétiens seront des chrétiens à nuls autres pareilsâ•›: une fois «â•›convertisâ•›», des deux côtés de l’Atlantique, ce seront des chrétiens exemplaires. De la même façon, dans la mission intérieure, la conversion vise également à des transformations radicales de la vie collectiveâ•›: comme le dit Adrien Bourdoise, fondateur de la communauté de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la mission doit produire «â•›un renouvellement et réformation entière des particuliers, des familles, des communautés et des villes12â•›»â•›; pour sa part, en 1642, Bernard Prévost, sieur de Saint-Cyr-les-Colons (en Yonne) relate de façon caractéristique à Vincent de Paulâ•›: Les soins de Messieurs vos prêtres, joints à l’exemple de leur piété, ont fait un tel changement de vie dans mes paysans qu’à peine sont-ils reconnaissables de leur 10. Pierre Biard, «â•›Relation de 1616â•›», dans MNF I, p. 462. 1 1. «â•›Les descendants des François qui s’habitueront au dit pays, ensemble les sauvages qui seront amenés à la connoissance de la foi et en feront profession, seront censés et réputés naturels françoisâ•›», sans autre formalité et s’ils viennent en France, ils pourront «â•›y acquérir, tester, succéder et accepter donationsâ•›», en bref jouir des mêmes privilèges que ceux qui y sont nés. La France est la première nation européenne qui accorde alors la «â•›naturalitéâ•›» par le seul baptême. Article 4 et article 17, des clauses accordées le 29 avril 1627, dans Édits, ordonnances royaux, déclarations et arrêts du Conseil d’État du Roi concernant le Canada, Québec, E. R. Fréchette, 1854, p. 7, cité par Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle France, Volume 3, La Seigneurie des Cent-Associés, Tome 1. Les événements, Montréal, Fides, 1979, p. 7-8 et p.€9â•‚11. 12. Adrien Bourdoise, le fondateur de Nicolas du Chardonnet, cité par Bernard Dompnier, Histoire du christianisme. Tome IXâ•›: L’Âge de raison (1620-1750), M. Vénard, éd., Paris, Desclée, 1997, p.€324.
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voisins. Pour moi, j’avoue que je ne les connais plus, et je ne puis que je ne me persuade que Dieu m’a envoyé une nouvelle colonie pour peupler mon village. Ces Messieurs n’ont trouvé que des esprits rudes, desquels le changement ne se pouvait faire que par la grâce qui accompagne vos ouvriers13.
Ainsi des deux côtés de l’Atlantique, lorsqu’ils font le compte des «â•›fruitsâ•›» de leurs missions, les missionnaires se répandent en éloges sur les qualités exemplaires de leurs convertis, qualités d’autant plus extraordinaires que le «â•›terrainâ•›» leur était à l’origine peu propice, voire même hostile. Marie de l’Incarnation en particulier en témoigne, comme par exemple dans cette lettre à Victor Le Bouthillier de Rancé, écrite en 1670, au soir de sa vieâ•›: Quant au commun du païsâ•›; je vous diray, Monseigneur, que cette nouvelle Église fait tous les jours de nouveaux progrez, par le grand zèle, et par les fatigues continuelles des Révérends Pères jésuites qui sont répandus dans tous les endroits de cette Amérique Septentrionnale. La Colonie Françoise s’augmente aussi tous les jours, et ces grands bois qui n’étoient habitez que de bêtes Sauvages, commencent à se peupler de Chrétiens14.
L’Ursuline de Québec n’est pas la seule à s’exprimer de la sorteâ•›: en France, les François de Sales, Julien Maunoir, Jean Eudes, Vincent de Paul et bien d’autres feront de mêmeâ•›; ainsi, de façon caractéristique raconte-t-on comment dans l’île de Bréhat, «â•›la miséricorde divine éclata dans l’endroit où la misère avoit paru plus grande, et l’abondance de la grâce succéda à l’abondance du péchéâ•›». En fait, tous les missionnaires ou leurs biographes font ainsi mesurer à leurs correspondants-lecteurs, l’écart entre un «â•›avant la missionâ•›», horrible, épouvantable, désordonné, sauvage et un «â•›après la missionâ•›», beau, ordonné, civilisé, un vrai «â•›paradis15â•›». Ce faisant, les réformateurs catholiques, ou du moins leurs biographes, ne sont pas sans tomber dans le piège de l’héroïsation. En fait, à lire leurs comptes rendus, les terres de mission, fussent-elles en France ou en Nouvelle-France sont comme ces 13. Vincent de Paul, «â•›Lettre 577 de Bernard Prévost, Seigneur de Saint-Cyr-les-Colons de 1642â•›», dans Correspondance II, p. 242-243. 14. «â•›Lettre CCLXVI à Victor Le Bouthillier de Rancé du 25 septembre 1670â•›», dans Correspondance, p.€895. 15. A. Boschet, Le parfait missionnaire, p. 140s. Voir aussi les capucins de Savoie€qui font le même constatâ•›: «â•›on a vu des grands changements de vie, non seulement en la paroisse de Nuz, mais encor en toutes les circonvoisines, et particulièrement touchant les débauches, festins et semblables excèsâ•›» Charles de Genève, Les Trophées sacrés ou missions des capucins en Savoie, dans l’Ain, la Suisse romande et la vallée d’Aoste, à la fin du XVIe et au XVIIe siècles, Volume III, F. Tisserand, éd., Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande (coll. «â•›Mémoires et documentsâ•›», 3e série, 14), 1976, 3 vol., p. 215â•›; voir aussi p. 279-281.
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«â•›désertsâ•›», ces lieux retirés et dangereux, loin du Monde, comparables à ceux de l’antiquité où l’être religieux accomplit sa perfection16. C’est€pourquoi les problèmes rencontrés sont les bienvenus puisqu’ils expriment en proportion la foi des promoteurs. Comme l’écrit Paul Le Jeune, supérieur de la mission jésuite au Canadaâ•›: «â•›plus la croix est grande et haute, plus elle approche des cieux17.â•›» Nous sommes bien au siècle de la maximeâ•›: «â•›À vaincre sans péril on triomphe sans gloireâ•›»… 16. Par exemple, Marie de l’Incarnation écrit «â•›Dans ce païs et dans l’air de cette nouvelle Église, on voit régner un esprit, qui ne dit rien qu’obscurité. Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont ditâ•›: Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment. Cela s’entend de l’établissement du païs en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituelâ•›: Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étoient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Église a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit luy est incompatibleâ•›; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même. Je me représente ce Christianisme primitif comme un purgatoire dans lequel à mesure que ces âmes chéries de Dieu se purifient, elles participent aux communications de sa divine Majesté. Il en est dis-je ici de même. Cet esprit secret, qui n’est autre que l’esprit de Jésus-Christ, et de l’Évangile, donne à l’âme purifiée une certaine participation de soy-même, qui l’établit dans une vie intérieure qui l’approche de sa ressemblance. Demandez-moy ce que c’est que cette vie, je ne le puis dire, sinon que l’âme n’aime et ne peut goûter que l’imitation de Jésusâ•‚Christ en sa vie intérieure et cachée. Elle se trouve toujours petite à ses yeux et défectueuse en ses actions, se comparant à la pureté et à la sainteté de notre divine cause exemplaire.â•›», «â•›Lettre CXVI à la Mère Marie-Gillette Roland du 16 octobre 1648â•›», dans Correspondance, p. 353. Cf. Pierre Biard, «â•›Relation de 1616â•›», dans MNF I, p. 614. Jean de Brébeuf, «â•›Relation de Huronie, 1635â•›», dans MNF€III,€p. 107, 115. Charles Lalemant, «â•›Lettre à son frère Jérôme Lalemant du 1er août 1626â•›», MNF II, p. 151. «â•›Testament de Jean de Brébeuf, Relation de Huronie, 1637-1638â•›», dans MNF€IV, p.€151. Isaac Jogues, cité par Jacques Buteux, «â•›Narré de la prise du Père Isaac Jogues, 1645â•›», dans€MNF€VI, p. 299. Charles Lalemant, «â•›Lettre à son frère Jérôme Lalemant du 1er août 1626â•›», MNF€II, p.€155â•›; et du même auteur, «â•›Lettre à Ignace Armand du 22 novembre 1629â•›», ibid., p. 217. Paul Le Jeune, «â•›Relation de 1632â•›», ibid., p. 282â•›; voir aussi, «â•›Relation de 1633â•›», ibid., p. 482â•›; «â•›Relation de 1638â•›», MNF€IV, p. 122. Claude Bernier, cité par Le Jeune, «â•›Lettre au provincial Jacquinot, 1634â•›», MNF€II, p.€518. Charles Garnier, «â•›Lettre à son frère, 1632â•›», ibid., p. 778â•›; «â•›Lettre à son père, 1636â•›», MNF€III, p.€150. Jean de Brébeuf, «â•›Relation de Huronie, 1636â•›», ibid., p. 324. Simon Le Moine, cité par Le Jeune, «â•›Relation de 1638â•›», MNF€IV, p. 130. Jérôme Lalemant, «â•›Relation de Huronie, 1640â•›», ibid., p. 736â•‚737. Les missionnaires de l’intérieur de la France partagent le même sentimentâ•›; par exemple, en Bretagne, A. Boschet, Le parfait missionnaire, p. 426-427, voir aussi p. 441. 17. Paul Le Jeune, «â•›Relation de 1632â•›», dans MNF€II, p. 289.
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T r id e ntini s e r e t pacifi e r L’action missionnaire réside principalement à «â•›l’avancement spirituel et conversion des peuples fidèles et infidèles18â•›» selon ce qu’en a prescrit Romeâ•›; plus précisément, il s’agit de réformer les mœurs du plus grand nombre en imposant les préceptes du concile de Trente. C’est pourquoi le Jésuite Pierre Biard critique l’œuvre de son prédécesseur, le séculier Jessé Fléché, et s’indigne, en bon promoteur de la réforme catholique, du peu de fruits que ce dernier a opéré parmi les Micmacs d’Acadieâ•›: Aussi ne voit-on guères de changement en iceux après le baptesmeâ•›; la mesme sauvagine et les mesmes mœurs demeurant, ou peu s’en fautâ•›; mesmes coustumes, cérémonies, us, façons et vices, au moins à ce qu’on en peut voir, sans observer aucunes distinctions de temps, de jours, offices, exercices, prières, debvoirs, vertus ou remèdes spirituels.
Voici énoncé, a contrario, le programme tridentin qui a cours alors en France et que les Jésuites vont tenter d’implanter en Nouvelle-France19. Si le parfait missionnaire est dès lors celui qui dispense la vraie, constante et sûre doctrine à suivre pour gagner son paradis, il est aussi l’agent pacificateurâ•›: «â•›pacificateur & amiable compositeur d’affaires20â•›», médiateur au dessus des conflits de la communauté dans laquelle il s’introduit. J’ai montré 18. Par exemple, Charles de Genève, Les Trophées sacrés ou missions des capucins en Savoie, dans l’Ain, la Suisse romande et la vallée d’Aoste, à la fin du XVIe et au XVIIe siècles, Volume I, F. Tisserand, éd., Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande (coll. «â•›Mémoires et documentsâ•›», 3e série, 12), 1976, 3€vol., p. 62. 19. Pierre Biard, «â•›Lettre à Christophe Balthazar, provincial, 10 juin 1611â•›», dans MNF I, p. 142, 218, voir aussi, p. 244, 513. Dominique Deslandres, conférence «â•›Prosélytisme, tridentinisation et “intégrisme”â•›: le€cas de la mission jésuite en Acadie, 1608-1613â•›», XVIIIe Congrès International des Sciences historiques, 1995. 20. Charles de Genève, Les Trophées sacrés ou missions des capucins en Savoie, dans l’Ain, la Suisse romande et la vallée d’Aoste, à la fin du XVIe et au XVIIe siècles, Volume III, F. Tisserand, éd., Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande (coll. «â•›Mémoires et documentsâ•›», 3e série, 14), 1976, 3 vol., p.€213. Giovanni Battista Constanzi, Avertissemens aux recteurs, curez, prêtres et vicaires qui désirent s’acquitter dignement de leur charge... par monseigneur Jean Baptiste de Constanzo, archevesque de Cosence, traduits d’italien en françois par I. S., Bordeaux, S. Millanges, 1613, p. 106. Ch.€Berthelot du Chesnay, Les missions de Saint Jean Eudes. Contribution à l’histoire des missions au XVIIe siècle, Paris, Procure des Eudistes, 1967, p. 85-86. Paul Broutin, La Réforme pastorale en France au XVIIe siècle. Recherche sur la tradition pastorale depuis le Concile de Trente, Paris/Tournai, Desclée de Brouwer (coll. «â•›Bibliothèque de théologie, Série III, Théologie moraleâ•›»), 1956, 2 vol., p. 351. Jean€Delumeau, Un chemin d’histoire. Chrétienté et christianisation, Paris, Fayard, 1981, p. 182.
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ailleurs comment le missionnaire, agent de paix, promoteur de police divine, s’attache à rétablir l’équité, met fin aux discordes. Vincent de Paul et Jean Eudes, par exemple, pratiquèrent des réconciliations dont certaines furent spectaculaires. Dans tous les cas, il est important que l’agent convertisseur paraisse rassurantâ•›: messager de paix, conciliateur21. Déjà François Xavier, le grand missionnaire auquel tous les autres se réfèrent, écrivaitâ•›: Donnez tous les jours une partie de vostre loisir & de vos soings a l’accomodement des quereles, procez, & inimitiez, ains qu’en partant du lieu de vostre Mission, vous puissiez dire côme nostre Seigneurâ•›: Je vous laisse la paix. Et d’autant que pour pacifier les esprits, il faut bien souvent combattre leurs passions, par d’autres passions plus violentesâ•›: il sert grandement de les prendre par l’interest, & leur faire voir qu’un procez leur causera plus de despenses, & de soucis que la chose ne vaut. Je sçay bien que ces Pacificateurs, & amiables compositeurs d’affaires ne sôt pas au goust des Advocats, ny des procureursâ•›; mais il faut attaquer le mal en sa source, & faire de grands efforts pour reduire encore telle gens a la vie, devote, crainte de Dieu par le moyen des exercices & de l’usage des Sacremêsâ•›; car gaignât ceuxâ•‚cy qui sont les fabricateurs de toute la chicane, il sera facile d’estouffer ces guerres civiles de procez, & de délivrer le peuple de ce quatrieme fleau de dieu, qui perd plus d’ames que la peste & la famine22.
Ainsi la paix sociale, la concorde, sera rétablie, sous l’égide bienveillante des missionnaires qui veillent à ce que soient apaisées les vengeances et les vendettas, mais aussi à ce que soient transformés les comportements socioéconomiques. Ainsi les biens mal acquis sont restitués, l’usure est combattue et cette richesse qui s’accumule entre les mains de quelques-uns dans le royaume est redistribuée par les divers canaux de la charité, qui au XVIIe€siècle prend toute une ampleur stratégique23. La chrétienté des missionnaires vise aussi à instaurer un autre type de relations humaines que celles qui commencent à avoir cours avec le commerce transatlantique et la course aux profits… Cette chrétienté privilégie 2 1. Dominique Deslandres, Croire et faire croire. p. 103, 192-193. 22. François Xavier, «â•›Lettre à Gaspard Barz逓contenant divers advis touchant la conduite qu’il doit garder en la mission d’Ormuz tres-utile & nécessaire à tous confesseurs”â•›», dans Charles Borromée, Instructions aux confesseurs, Toulouse, impr. De A. Colomiez, 1648, p. 168-169, voir aussi, p. 166. 23. Louis Abelly, Adresse pour utilement procurer le salut des âmes, où sont proposées diverses pratiques propres à toutes sortes de personnes, Paris, George Josse, 1644, p. 60-63. A. Boschet, Le parfait missionnaire, p.€131â•‚132. Louis Châtellier, La religion des pauvres. Les missions rurales en Europe et la formation du catholicisme moderne, XVIe-XIXe siècles, Paris, Aubier (coll. «â•›Histoiresâ•›»), 1993, p. 197.
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la paroisse paysanne et se méfie des marchands. Et dans ses condamnations, elle n’est pas sans emprunter le vocabulaire «â•›économiqueâ•›» propre à ces derniers. Les missionnaires se comparent ainsi à des marchands intéressés par un gain spirituelâ•›: «â•›... nous étions comme les négocians, les jours qu’ils font un grand débitâ•›: le plaisir du gain nous faisoit oublier la peine du travail, et nous tenoit lieu de nourriture et de sommeil. Aussi faut-il avouer que le gain étoit considérable24â•›». Marie€Guyart renchéritâ•›: «â•›Chacun tend à ce qu’il aimeâ•›; les Marchands à gagner de l’argent, et les Révérends Pères et nous à gagner des âmes. Ce dernier motif est un puissant aiguillon pour picquer et animer un cœur25â•›». Un e n o u v e ll e s o ci é t é c a lqu é e s u r c e ll e d e l a p r i m iti v e Û g li s e Cette chrétienté est idéale parce qu’elle est calquée sur un passé mythique, celui de la primitive Ûglise, qu’on pense connaître mieux depuis les travaux d’érudition des humanistes. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que Marie de l’Incarnation s’exprime en ces termesâ•›: «â•›Ceux de nos quartiers ne sont pas tant persécutez, mais ils sont infatigables à cultiver nos bons Chrétiens, qui vivent dans la perfection où vivoient ceux de la primitive Église26â•›»Â€.
24. A. Boschet, Le parfait missionnaire, p. 93, voir aussi, p. 259, 277. Par exemple, Pierre Biard écrit au provincial Ch.€Baltazar, en 1612â•›: «â•›S’il nous falloit entrer en compte devant Dieu et Vostre Révérence du géré et négotié par nous en cette nouvelle acquisition du Filz de Dieu, cette nouvelle et France et chrestienté, depuis notre arrivée jusques à ce commencement de nouvel an je ne doubtes point certes qu’en la sommation et calcul final, la perte ne surmontast les profictsâ•›; le despensé follement en offençant, le bien et sagement ménagé en obéyssantâ•›; et le receu des talents, grâces et tolérances divines, le mis et employé au royal et amiable service de nostre grand et autant béning Créateur. Néantmoins, d’autant que, comme je croy, nos ruines n’édifieroyent personne et noz cheutes n’establieroyent aucun, il vaudroit mieux, que pour le mal acquité, nous le plorions à part, pour le receu, nous imitions le mettayer d’iniquité loué par Nostreâ•‚Seigneur en l’évangile, sçavoir est que, faisans part à autruy des biens de nostre Maistre, nous nous en faisions des amis et que, communiquans à plusieurs ce qui est d’édification en ces premiers fondemens de chrestienté, nous obtenions plusieurs intercesseurs envers Dieu et fauteurs de cet œuvre. Mesmes que ce faisans nous ne défrauderons en rien la debte, ainsy que fit le censier inique, baillans le bien de nostre Maistre avec profit, et peut-estre acquiterons par cette œconomie une partie des recevances et de leur surcroy. Ainsy soit-il.â•›» dans MNF I, p. 227-228. 25. «â•›Lettre CC à son Fils du 10 août 1662â•›», dans Correspondance, p. 678. 26. «â•›Lettre XLIV à un de ses frères du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p. 102â•›; voir aussi, «â•›Lettre CXVI à la Mère Marie-Gillette Roland du 16 octobre 1648â•›», ibid., p. 353.
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Parmi tous les missionnaires que j’ai étudiés, je n’en connais pas un qui n’évoque à un moment ou à un autre, la fraternité et l’apostolat de l’Ûglise des premiers temps qu’il s’agit de poser comme modèle à imiter27. C’est que ce retour au modèle antique, fondateur du christianisme, dicte les comportements des missionnaires eux-mêmesâ•›: ils sont les nouveaux apôtres et, comme tels, ont le don des langues, de guérison, voire de miracles. Et dans leur l’ensemble, les missionnaires se voient comme les agents personnels de Dieu, appelés et mandatés par lui pour accomplir de grandes choses, voire même des miraclesâ•›; ils sont «â•›des ouvriers formidables à l’enfer28â•›». C’est ainsi que les diverses Relations et autres lettres de missions montrent combien le processus de conversion s’accomplit dans une ambiance miraculeuse, littéralement une atmosphère de sainteté en fabrication29. En France comme en Nouvelle-France, toutes les bonnes fortunes sont attribuées à l’intervention divineâ•›: un temps favorable, une occasion heureuse, le grand nombre de conversions, l’œuvre titanesque réalisée par les missionnairesâ•›; de façon caractéristique le biographe de l’apôtre de la Bretagne, Julien Maunoir, s’exclameâ•›: «â•›C’est un espèce de miracle comment ces deux hommes ne succomboient pas à tant de travauxâ•›». Et de fait, tant de choses merveilleuses se produisent alors, que pour sûr, Dieu y met la mainâ•›: «â•›des choses si singulières, de si différente espèce et si fort au-dessus de l’imagination humaine, qu’il étoit obligé de reconnoître que le doigt de Dieu étoit làâ•›». Et «â•›Les plus sensés suivoient là-dessus une maxime qu’ils s’étoient faite, qui étoit de s’arrêter aux conversions, sans en approfondir les causes extérieures, qu’ils considéroient néanmoins comme des faveurs divines, puisqu’elles opéroient si efficacement le salut 27. Cf. Bernard Dompnier, le confirme dans «â•›Missions et confession au XVIIe siècleâ•›», dans Groupe de la Bussière, Pratiques de la confessionâ•›: des Pères du Désert à Vatican II. Quinze études d’histoire, Paris, Cerf, 1982, p. 201-222. 28. A.Boschet, Le parfait missionnaire, p. 186. Julien Maunoir raconte ainsi au terme de sa mission d’Ouessantâ•›: «â•›il nous sembla voir quelques effets approchant de ceux qui arrivèrent à Jérusalem, lorsque les Apôtres y publièrent l’Évangileâ•›», ibid., p. 95. Voir aussi Vincent de Paul, «â•›Lettre à François du Coudray du 20 juillet 1631â•›», dans Correspondance I, p.114. 29. À ce sujet Dominique Deslandres, Croire et faire croire, ch. XX, XXIV et XXVIâ•›; voir aussi mes articlesâ•›: «â•›“Le Diable a beau faire”... Marie de l’Incarnation, Satan et l’Autreâ•›», Théologiques, 5/1 (1997), p. 23-41. «â•›Signes de Dieu et légitimation de la présence française au Canadaâ•›: le trafic des reliques ou la construction d’une histoireâ•›», dans Les signes de Dieu aux XVIe et XVIIe siècles. Actes du colloque international de ClermontFerrand 1990, G.€Demerson and B.€Dompnier, éd., Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université Blaise Pascal de Clermontâ•‚Ferrand, 1993, p. 145-160â•›; «â•›Des reliques comme vecteurs d’acculturationâ•›», Western Society for French History Proceedings, N.€Ravitch, éd., 20 (1993), p. 93-108.
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des âmes30â•›». Et dans la même veine, le Jésuite canadien Paul Le Jeune écritâ•›: Je pourrois produire quelques autres exemples semblables des merveilles qu’il a pleu à Dieu de faire en de pareille rencontres, lesquelles, si elles ne sont miracles, n’en sont guières loin. Mais ce n’est pas icy ce que nous prétendons. Cecy seulement soit dit pour faire voir qu’il semble que ce n’est pas à un défaut des merveilles que le retardement de la conversion générale de ces peuples doit estre attribué et qu’il y a quelque autre chose d’où dépend ce bonheur, qu’il faut attendre avec patience de la main de Dieu31.
D e s r é s u ltat s m iti g é s J’aimerais ici souligner que les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances des missionnaires. En effet, les Amérindiens, semble-t-il, ont eu la fâcheuse tendance d’adopter les défauts des Français, (en particulier l’alcoolisme et un certain anticléricalisme) tandis que ces derniers trop souvent «â•›s’ensauvageaientâ•›»â•›; c’est d’ailleurs cette constatation qui mènera les missionnaires à isoler, dans des réductions32, les Amérindiens du gros des colons français et de restreindre l’accès aux Pays-d’en-Haut et aux missionsâ•›; d’autre part, très peu de mariages mixtes se réaliseront au cours du siècle33.
30. A. Boschet, Le parfait missionnaire, p. 57 et p. 212, voir aussi, p. 66-67, 77-78, 104, 124, 147, 157, 173-175, 202-204, 207-208, 224, 228, 229, 236, 239, 240 245, 24950, 291, 295, 463. 31. Le Jeune (1639), MNF IV, p. 416. Du même auteur, (1636) MNF III, p.€309â•›; (1637) ibid., p. 524-525, 529, 631â•›; (1638) MNF IV, p. 125â•›; (1639) ibid., p.€125. Barthélémy Vimont, ibid., p.734â•›; (1642) MNF V, p.€430â•›; (1644-45) MNF VI, p. 399-400. Jérôme Lalemant, (1647-48) MNF€VII, p. 315â•›; (1648-49) ibid., p.€572, 585â•›; (1650) ibid., p. 709, 777. 32. Cf. Marc Jetten, Enclaves amérindiennesâ•›: les «â•›réductionsâ•›» du Canada, 1637-1701, Québec, Septentrion, 1994â•›; voir aussi Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre L à la Mère Ursule de Sainte-Catherine du 13 septembre 1640â•›», Correspondance, p. 119 et «â•›Lettre LXV à la Mère Ursule de Sainte-Catherine du 29 septembre 1642â•›», ibid., p. 159-169. Voir aussi, Relations des Jésuitesâ•›: Volume XIV (1637-38), p. 126, 204, 212, 274â•›; XVI€(1639), p. 32, 74-100, 134-146â•›; XVIII (1640), p. 78, 90-108â•›; XX (1640-41), p. 20, 142â•‚162â•›: 234-238â•›; XXII (1642), p. 114-124, 172â•›; XXIII (1642-43), p.€302318â•›; XXIV (1642-43), p. 158â•›; XXVII (1642-45), p.€66, 120â•›; XXIX (1646), p.€64, 78-80â•›; XXXI (1647), p.€138, 154â•›; XXXII (1647-48), p.€256â•›; XXXIV (1649), p. 62â•›; XXXVI (1650-51), p. 192â•›; XLIII (1656-57), p.€220-222â•›; XLVII (1661-63), p.€254. 33. Cf. C. J. Jaenen, The Role of the Church in New France, Toronto, McGraw-Hill Ryerson, 1976, p.€29.
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Par ailleurs, les Amérindiens nomades se sont révélés impossibles à «â•›arresterâ•›» ce que désiraient les missionnaires pour mieux les intégrer à la vie française€– en 1675, ceux de Sillery se transportent à Chicoutimi, où une autre réduction est établieâ•›; les Algonquiens, qui devaient former le noyau de la mission de Trois-Rivières, vont s’installer ailleursâ•›; à Montréal, ne viennent que de rares Amérindiens effrayés par les Iroquois, et enfin, derrière une palissade, dans Québec, survivent les restes, comme on dit alors, de la nation huronne, ils y demeurent un temps avant de reprendre d’autres migrations34. D’autre part, l’argent manque qui, disent Marie de l’Incarnation et les Jésuites, permettrait de sauver beaucoup plus d’âmes qu’ils ne le pourraient. Par ailleurs, l’amour de la liberté rend difficile de civiliser les «â•›séminaristesâ•›» des couvents de Québec (les garçons amérindiens chez les Jésuites, les filles chez les Ursulines), ces enfants fuient la contrainte ou tombent malades. Il est d’autant plus difficile de les enrôler dans les rangs des religieux. Marie Guyart le constate à propos de ses ouaillesâ•›: «â•›Nous avons fait espreuve des filles sauvage€╛: elles ne peuvent durer en cloiture, leur naturel est fort mélancolique, et la coutume de la liberté d’aller où elles veullent estant retenue ocmente cette mélancolie35. Aussi parmi les ouailles des ursulines, certaines sont comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrirâ•›: dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par capriceâ•›; elles grimpent comme des écurieux notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois36.
Après presque quarante ans passés en Nouvelle-France, le constat est sans appel, s’il est possible d’évangéliser les jeunes amérindiennes€– elles font d’ailleurs d’excellentes chrétiennes, C’est pourtant une chose très difficile, pour ne pas dire impossible de les franciser ou civiliser. Nous en avons l’expérience plus que tout autre, et nous avons remar-
34. Lucien Campeau, La mission des Jésuites chez les Hurons 1634-50, Rome/Montréal, Institutum Historicum Societitis Jesu/Bellarmin, 1987 et Bruce€G.€Trigger, The Children of Aataentsicâ•›: A History of the Huron People to 1660, Montréal/London, McGillQueen’s University Press (coll. «â•›Carleton Library Seriesâ•›», 195), 1976, 2 vol. 35. MI à Marie-Alexis Boschet, 20 octobre 1663, p.€718. 36. MI à à son Fils, 9 août 1668â•›, p.€802.
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qué de cent de celles qui ont passé par nos mains à peine en avons nous civilisé une. Nous y trouvons de la docilité et de l’esprit, mais lors qu’on y pense le moins elles montent par-dessus notre clôture et s’en vont courir dans les bois avec leurs parens, où elles trouvent plus de plaisir que dans tous les agréemens de nos maisons Françoises. L’humeur Sauvage est faite de la sorte elles ne peuvent être contraintes, si elles le sont, elles deviennent mélancholiques, et la mélancholie les fait malades. D’ailleurs les Sauvages aiment extraordinairement leurs enfans, et quand ils sçavent qu’ils sont tristes ils passent par dessus toute considération pour les r’avoir, et il les faut rendre37.
C’est ainsi que Marie de l’Incarnation est une des premières à reconnaître la valeur intrinsèque de l’altérité présentée par les Amérindiens. Enfin, le plus triste, le plus dramatiqueâ•›: les épidémies déciment les rangs des autochtones. Si certains vont jusqu’à prétendre que l’hécatombe fut de l’ordre de 90 % à 95 %, les spécialistes ne s’entendent guère sur l’amplitude du désastre. Retenons le chiffre le plus souvent avancé qu’un demi-million à un million d’Amérindiens vivait sur le territoire actuel du Canada au moment de la rencontre franco-amérindienne. En 1640, par exemple, le nombre des Iroquoiens, ces semi-sédentaires jugés les plus aptes à se convertir, était d’environ 100 000. Ce nombre chuta après les premières épidémies. Et comme le remarque Marie de l’Incarnation, en 1664â•›: «â•›en comparaison de ce qui étoit [...] de vingt à peine en est-il resté un38â•›». D e l a m i s s i o n à l a c o lo ni s ati o n Or l’influence de l’Ûglise catholique dans la colonie n’est jamais si forte qu’au moment où s’enlise sa mission auprès des Amérindiens. Les institutions39 qui devaient les attirer à la foi chrétienne serviront désormais exclusivement les colons dont le nombre s’est accru à la faveur d’une croissance économique relative€– pour la première fois, en 1650, les Français détiennent l’avantage numérique sur les Amérindiens de la vallée lauren3 7. «â•›Lettre CCXXXVII à son Fils du 1er septembre 1668â•›», dans Correspondance, p.809. 38. «â•›Lettre CCXIII à la Mère Angélique de la Conception du 19 août 1664â•›», dans Correspondance, p. 735. Cf.€Bruce€G.€Trigger, Natives and Newcomers. Canada’s «â•›Heroic Ageâ•›» Reconsidered, Kingston/Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1985, p.€231s.â•›; Denys Delâge, Le Pays renverséâ•›: Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est 1600-1664, Montréal, Boréal Express, 1985, p. 55-60. 39. Le collège des Jésuites en 1635€– un an avant ce qui deviendra l’université de Harvard€– la réduction de Sillery en 1637, le couvent des Ursulines et l’Hôtel-Dieu de Québec en 1639, la «â•›folle entrepriseâ•›» de Ville-Marie en 1642, tandis que se poursuivent les missions auprès des Amérindiens.
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tienne. Les colons sont donc tributaires d’un encadrement socioreligieux fondé sur tout un dispositif éducatif et charitable, qui marque leur Ûglise et leur vie quotidienne d’une très forte empreinteâ•›: Il est bien aisé dans un pays nouveau, où les familles arrivent toutes disposées à recevoir les lois qu’on y établira, de bannir les méchantes coutumes de quelques endroits de l’Ancienne France, et d’en introduire de meilleures40.
Pour les religieux et les religieuses impliqués dans le processus, il s’agit d’éviter qu’en Nouvelle-France se reproduisent l’ignorance religieuse et les mauvaises mœurs contre lesquelles ils luttent au même moment en France. Et, comme le décrètent les Jésuites eux-mêmes, seront ainsi exclus de Â�Nouvelle-France «â•›les yvrongneries, les jeux et les dissolutions du carnevalâ•›», «â•›les saletez et les blasphèmesâ•›», «â•›ces habitans de Cédar et de Babylone, qui ne laisseront pas de s’y glisser, si ceux qui peuvent tout ne leur font testeâ•›»41. Aussi les normes religieuses de la colonie sont-elles très élevées pour l’époque et les religieux, inspirés par la réforme de Trente, très motivés à les entretenir. Ces derniers jouent donc dans le nouveau pays un rôle crucial, jugé par la suite exorbitant. En fait, leur cas est souvent cité pour illustrer l’autoritarisme théocratique. Il est vrai que les Jésuites sont partout, qu’ils voient tout, qu’ils voient à tout. Directeurs spirituels des gouverneurs, qui sont pour la plupart des dévots, ils voient leur pouvoir consolidé lorsque leur supérieur est nommé au Conseil de la colonie. De plus, leurs investissements€– près de 20 % du budget colonial, de 1626 à 1655€– aident au développement, et même à la survie de l’établissement français, qui, de simple comptoir, devient une vraie colonie. Les Jésuites font, en effet, venir des ouvriers pour défricher la terre des seigneuries que leur accorde la Couronne, afin d’attirer des paysans42. Linguistes et ethnographes, historiens, hydrographes, géographes et repéreurs de nouvelles terres, garants des alliances avec les Amérindiens, promoteurs des institutions d’éducation et de charité et souvent prêtres des colons... En fait, les titres ne manquent pas 40. Paul Le Jeune, «â•›Relation de 1635â•›», MNF III, p. 51. Voir aussi Relations des Jésuites, Volume XI (1636â•‚37), p.€42, 138, 238â•›; XII (1637), p. 84â•›; XXV (1642-44), p. 104. À ce propos, Dominique Deslandres, «â•›L’Amérique française 1600-1750â•›», dans Histoire du christianisme. Tome IXâ•›: L’Âge de raison (1620-1750), M. Vénard, éd., Paris, Desclée, 1997, p. 664-681. Luca Codignola, «â•›Church and Stateâ•›» et «â•›Roman Catholicismâ•›», dans Encyclopedia of the North American Colonies, Volume III, J.€E.€Cooke, éd., New York, S. Scribner’s Sons, 1993, 3 vol., p. 517-520 et p.€543-553. 41. Ibid. 42. Cf. Paul Le Jeune, «â•›Relation de 1635â•›», dans MNF III, p. 81â•›; «â•›Relation de 1636â•›», ibid., p.€194. C.€J.€Jaenen, The Role of the Church in New France, Toronto, McGrawHill Ryerson, 1976, p.€69.
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à ces évangélisateurs qui déploient leurs activités multiformes fondées sur une même urgenceâ•›: l’établissement d’une société nouvelle, parfaite, conforme aux préceptes du concile de Trente. Mais les Jésuites ne sont pas les seuls à poursuivre ce dessein. En effet, ce dernier est soutenu par de nombreux laïcs et les autres communautés religieuses. Ainsi, plusieurs dévots et dévotes de France financent les œuvres coloniales43. Certains s’y impliquent corps, âmes et biens et «â•›passentâ•›» l’Atlantique, tels Madame de La Peltrie, la fondatrice laïque des Ursulines de Québec, ou Paul de Maisonneuve, le premier gouverneur de Montréal, cette ville missionnaire conçue par des laïcs français appartenant entre autres à la compagnie du Saint-Sacrement. Et ce dévouement habite aussi les moins nantis qui participent, sur le terrain, à l’évangélisation en tant qu’interprètes, donnés ou simples catéchistes. Par ailleurs, les religieuses hospitalières et éducatrices collaborent de très près à cet établissement qu’elles contribuent à ancrer dans le réel44. En somme, longtemps Ûglise missionnaire sous l’autorité du supérieur jésuite, l’Ûglise de la colonie ne fonctionne, dans la première moitié du XVIIe siècle, que grâce aux religieux et aux laïcs acquis à leur cause. Il faut noter que cette Ûglise ne possède pas encore les cadres diocésains nécessaires pour assurer sa survie à long terme. Les choses ne changeront qu’avec l’arrivée, en 1658, de François de Montmorency Laval, vicaire apostolique 43. Au cours des années 1630 et 1640, la survie même de la colonie dépend de leurs dons. 44. Cf. Dominique Deslandres, «â•›Le rôle missionnaire des femmes en Nouvelle-Franceâ•›», dans La religion de ma mère, le rôle des femmes dans la transmission de la foi, J. Delumeau, dir., Paris, Cerf, 1992, p.€209â•‚224â•›; et encore, «â•›Les relais para-religieux de l’entreprise jésuiteâ•›: interprètes, “donnés”, et convertis en Nouvelle-Franceâ•›», dans Les mouvances laïques des ordres religieux, P. Paravy, dir., Saint-Ûtienne, Publications de l’Université de Saint-Ûtienne, 1996, p. 463-472. Les donnés sont des laïcs qui se donnent, par contrat, au service des missions, afin d’effectuer les tâches (protection armée entre autres) que les religieux ne peuvent accomplir dans l’exercice de leurs fonctions. En retour, les missionnaires pourvoient à leurs besoins jusqu’à la fin de leurs jours. Jean Côté, «â•›Domestique séculier d’habit, mais religieux de cœurâ•›», Revue d’histoire de l’Amérique française, 10/2 (1956), p. 183-190â•›; «â•›L’institution des donnés à Sainte Marie des Huronsâ•›», Revue d’histoire de l’Amérique française, 10/3 (1956), p.€448-453â•›; «â•›L’institution des donnésâ•›», Revue d’histoire de l’Amérique française, 15/3 (1961) p. 344-378. Sur la ville missionnaire qu’a été Ville-Marie, voir Les véritables motifs de Messieurs et Dames de la Société de Nostre Dame de Monréal, pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle France, Paris, 1643. Réédité en facâ•‚similé par M.-Claire Daveluy, La Société de Notre-Dame de Montréal, 1639-1663â•›: son histoire€– ses membres€– son manifeste. Montréal, Fides, 1965â•›; et aussi, Alain Tallon, La Compagnie du Saintâ•‚Sacrement, Paris, Cerf, 1990, p. 77.
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envoyé par Rome45. Avant cette date, il existe donc, en Nouvelle-France, un espace dans lequel opèrent librement, et pendant plus d’une génération, les tenants d’une utopie socioreligieuse très particulière, enthousiaste et intransigeante. Hommes et femmes, religieux ou laïcs, les voilà qui se précipitent sur ce monde nouveau afin d’y étendre la France et d’y créer une «â•›Jérusalem bénite de Dieu, composée de citoyens destinés pour le Ciel46â•›».
R é f é r e nc e s b i b li o g r a phiqu e s c o m pl è t e s Correspondance = Marie de l’Incarnation, Correspondance, G.â•‚M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971. Correspondance I = Vincent de Paul, Correspondance, Entretiens, documents, Tome I, Correspondance (1607-1639), P.€Coste,€éd. Paris, Dumoulin et Gabalda, 1920. Correspondance II = Vincent de Paul, Correspondance, Entretiens, documents, Tome II, Correspondance (Janvier 1640 - Juillet 1646), P.€Coste,€éd. Paris, Lecoffre, 1921. Croire et faire croire = Deslandres, Dominique, Croire et faire croire. Les missions françaises au XVIIe siècle, Paris, Fayard (coll. «â•›Nouvelles Ûtudes Historiquesâ•›»), 2006. Le parfait missionnaire = Boschet, Antoine, Le parfait missionnaire ou la vie du Révérend Père Maunoir, Lyon, chez Périsse, 1834 (1697), p. 426-427, 441. MNF I = Monumenta Novae Franciae. Volume I. La première mission d’Acadie, 16021616, L.€Campeau,€éd., Rome/Québec, Monumenta Historica Societatis Iesu/Presses de l’Université Laval, 1967.
45. Il deviendra le premier évêque de Québec en 1674. Lucien Campeau, L’Évêché de Québec (1674)â•›: aux origines du premier diocèse érigé en Amérique française, Québec, Société historique de Québec (coll.€«â•›Cahiers d’Histoireâ•›», 26), 1974, p.€51-74. André Vachon, «â•›Laval, François deâ•›», Dictionnaire biographique du Canada, Volume II (1701-1740), Toronto/Québec, University of Toronto Press/Presses de l’Université Laval, 1969, p.€374-387. 46. Paul Le Jeune, «â•›Relation de 1635â•›», dans MNF III, p. 81â•›; et, «â•›Relation de 1636â•›», ibid., p. 237. Ennemond Massé, «â•›Factum du procès entre Poutrincourt et les Jésuites Biard et Massé, 1614â•›», MNF I, p.€384â•›; Marie Morin, Histoire simple et véritableâ•›: les annales de l’Hôtel-Dieu de Montréal, 1659-1725, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (coll.€«â•›Bibliothèque des lettres québécoisesâ•›»), 1979, p.€51.
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MNF II = Monumenta Novae Franciae. Volume€II.€Établissement à Québec, 16161634, L.€Campeau,€éd., Rome/Québec, Monumenta Historica Societatis Iesu/Presses de l’Université Laval, 1979. MNF III = Monumenta Novae Franciae. Volume€III.€Fondation de la Mission Huronne, 1635-1637, L.€Campeau,€éd., Rome/Québec, Monumenta Historica Societatis Iesu/Presses de l’Université Laval, 1987. MNF IV = Monumenta Novae Franciae. Volume€IV.€Les grandes épreuves, 1638-1640, L.€Campeau,€éd., Rome/Montréal, Institutum Historicum Societitis Jesu/ Bellarmin, 1989. MNF V = Monumenta Novae Franciae. Volume€V.€La bonne nouvelle recue, 16411643, L.€Campeau,€éd., Rome/Montréal, Institutum Historicum Societitis Jesu/Bellarmin, 1990. MNF VI = Monumenta Novae Franciae. Volume€VI.€Recherche de la paix, 1644-1646, L.€Campeau,€éd., Rome/Montréal, Institutum Historicum Societitis Jesu/ Bellarmin, 1992. MNF VII = Monumenta Novae Franciae. Volume€VII.€Le Témoignage du sang, 16471650, L.€Campeau,€éd., Rome/Montréal, Institutum Historicum Societitis Jesu/Bellarmin, 1994. Relations des Jésuites = The Jesuit Relations and Allied Documents. Travels and Explorations of the Jesuits Missionaries in New France, Reuben Gold Thwaites, éd., Cleveland, The Burrows Brothers Company. S’ajoute un numéro de volume en chiffre romain suivi entre parenthèses par les années couvertes par le dit volume. Par exempleâ•›: Relations des Jésuites, XLVII (1661-63). [Ces volumes sont disponibles en ligne sur le site de la collection électronique de Bibliothèque et Archives Canadaâ•›: httpâ•›://www.collectionscanada.gc.ca/index-f.html]
Chapitre 8
Réseaux sociaux et construction de ponts transocéaniques par Marie Guyard de l’Incarnation Réalisme d’une femme et réalité d’un nouveau monde Françoise Deroy-Pineau1
I nt ro d u cti o n
M
arie Guyard2 de l’Incarnation n’était pas désincarnée. À partir de son corps de chair doué d’un grand équilibre, bien rythmé par ses
1. Notice bio-bibliographiqueâ•›: Françoise Deroy-Pineau a publié en 1989 Marie de l’Incarnation. Femme d’affaires, mystique, mère de la Nouvelle-France€(Paris, Robert Laffont), réédité chez Bellarmin à Montréal en 1999 et à la Bibliothèque Québécoise en 2008. Elle a soutenu en 1996 une thèse de doctorat en sociologie à l’Université de Montréal intitulée Réseaux sociaux et mobilisation de ressources. Analyse sociologique du dessein de Marie de l’Incarnation. En 1999, pour le 400e anniversaire de la naissance de Marie Guyart, elle a organisé à Tours, avec le Groupe Universitaire Interdisciplinaire d’Action et de recherche à Tours sur Marie Guyart (GUIART), en liaison avec le CÛMI, un colloque dont les actes ont été publiés sous le titre Marie Guyard de l’Incarnation. Un destin transocéanique (Paris, L’Harmattan, 2000). Elle a également publié des biographies de pionnières de la Nouvelle-France, compagnes ou contemporaines de Marie de l’Incarnationâ•›: Madeleine de La Peltrie, Jeanne Mance, Jeanne Leber. Et de Frère André, héritier spirituel des pionniers et pionnières, par le culte de saint Joseph transmis par les mères de famille et les institutrices dont la formation remonte aux Ursulines de Marie de l’Incarnation (et à Montréal à Marguerite Bourgeoys et ses sœurs). 2. Le patronyme de Marie peut s’écrire GUYART (comme l’écrivait son père) ou GUYARD (comme elle signait), selon la communication d’Idelette Ardouin-Weiss, «â•›Le milieu familial de Marie Guyardâ•›», dans Marie Guyard de l’Incarnation. Un destin transocéanique (Tours, 1599-Québec, 1672), Actes du colloque du GUIART à Tours, 14-15 mai 1999 (op. cit. note 1 ci-dessus), F. Deroy-Pineau, dir., Paris, l’Harmattan, 2000, p.€9096.
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Deuxième partie – Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-France
Â� respirsâ•›» et ses activités physiques3, sa socialité a su enraciner et entretenir «â•› des réseaux sociaux sur les deux rives de l’Atlantique, d’une façon à la fois si mystique et si réaliste que ses liaisons transocéaniques de communications par réseaux se sont progressivement transformées en «â•›pontâ•›», depuis la création du réseau tourangeau, premier pilier, jusqu’à la création de la tête de pont que représente le monastère de Québec. Et ce pont perdure toujours quatre siècles plus tard. Comment comprendre, au-delà d’une métaphore rapide, le «â•›pontâ•›» transocéanique initié par Marieâ•›? Existe-t-ilâ•›? Depuis quandâ•›? Sous quelle formeâ•›? Comment s’est-il construitâ•›? C’est avec ces questions que nous aborderons en trois points son réalisme visionnaire. 1.1 - L’assise tourangelle en France au XVIIe siècle 1.2 - L’ébauche du pontâ•›: schéma de son réseau social en 1639 1.3 - L’assise québécoise, la bascule du pont, les cataclysmes sociopolitiques et la reconstruction du pont au XXe siècle 1- L’ a s s i s e to u r a n g e ll e e n F r a nc e au XV I I e s i è cl e Un pont comporte au moins deux piliers et un tablier. Dans le cas qui nous intéresse, les deux piliers sont les villes de Tours et de Québec. Quant au tablier, il a pris différentes formesâ•›: chemins d’eau, d’air et d’ondes Â�hertziennes4, depuis les prémices de sa construction, jusqu’à l’année 2008, 400e anniversaire de la Ville de Québec. 1.1 - Te r r a i n et fondations du pilier tourangeau.
Mi li e u s o c i oculturel de Tours et de la Touraine v i s - à - v i s d e la Nouvelle-France
Il est important d’insister sur le premier pilier de notre pont et le rôle de la ville de Tours dans la vie de la fondatrice des Ursulines de Québec et dans celle du pont qu’elle va construire. 3. Depuis l’exemple d’une expédition nocturne sur les remparts de Tours (dom Claude Martin, JI, p. 174 et cité par Oury, 1973, tome LVIII, p. 37 note 27) jusqu’aux escalades sur les échafaudages du chantier du monastère de Québec (Oury, 1973, tome LIX, p. 464), en passant par ses courses pour se libérer de ses tensions intérieures à la campagne. 4. Pour paraphraser une image de la rétrospective audio-visuelle Le moulin à images de Robert Lepage retraçant l’épopée de la capitale nationale, à l’été 2008, sur les silos à grain de la compagnie Bunge dans le vieux port pour fêter le 400e anniversaire de la ville de Québec.
8 – Réseaux sociaux et construction de ponts transocéaniques par Marie Guyard
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D’abord parce que Tours et la Touraine sont le lieu d’origine de plusieurs autres pionniers. On en oublie souvent l’importance5 et cela remonte au début du XVIe siècleâ•›: - Avant 1506, Jehan Denys, ancêtre des Denys, colons de Touraine, et capitaine à Honfleur serait (conditionnel important) le premier marin connu à avoir visité le golfe du Saint-Laurent6. En 1535, un natif d’Amboise (Philippe Rougemont) est compagnon de Jacques Cartier. Par ailleurs, un pilote de Jacques Cartier, un certain Jamet Brayer (qui pour certains pourraient être Jacques Cartier lui-même) est l’ami de Rabelais qu’il reçoit à Saint-Malo plusieurs semaines. Dans les années 1580, près de Loches, vit Martin Fumée, traducteur du français à l’espagnol d’un récit secret d’exploration des côtes du nord-est de l’Amérique du Nord7. - En 1626, le commandeur et amiral Isaac de Razilly, de Chinon en Touraine, convainc Richelieu de développer la Nouvelle-France8. D’où l’existence de la Compagnie des Cent-Associés. - Charles Turgis de Saint-Ûtienne de la Tour, qui a été gouverneur en Acadie, a confié (par l’intermédiaire de Claude de Launay-Razilly) une de ses filles métis amérindiennes aux Ursulines de Tours pendant que Marie s’y trouvait9. Elle a pu le rencontrer à son parloir de Québec.
5. Cf. Ces villes et villages de France… berceau de l’Amérique Française, Tome 6 (région Centre), publié sous la direction de J. Giraud-Heraud et G. Pilleul, Paris, Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (à paraître)â•›; voir aussi les résumés du colloque d’avril 2008 «â•›Les pionniers de Touraine en Nouvelle-Franceâ•›» organisé par la Ville de Tours et Touraine-Canada dans le bulletins virtuel Mémoires vives, no 25, de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (httpâ•›://www.cfqlmc.org/). 6. Archives de la famille anglaise des Forsyth qui le compte parmi ses ancêtres, selon les recherche de Guy Denys de Bonnaventure, Une famille de pionniers tourangeaux en Nouvelle-France, Symon Denys (1600-1678) fait souche en Canada, dans Bulletin Mémoires vives de la no 25, de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (cf. note 5 supra). 7. Francisco Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes occidentales et terres-neufves, Paris, chez Michel Sonnius, 1587. 8. Mémoire daté de Pontoise du 25 novembre 1626. 9. En 1635 ou 1636. C’est un frère d’Isaac de Razilly, Claude de Launay-Razilly, qui a conduit la jeune fille (Cf. Note no 3â•›; Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre XXVI au Père Paul Le Jeune, mars-avril 1636.â•›», dans Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p.€61). Désormais Correspondance.
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Deuxième partie – Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-France
- Plusieurs autres gouverneurs, intendants ou administrateurs viennent de Touraineâ•›: Pierre Le Voyer d’Argenson, Charles Menou d’Aulnay, Louis Rouer de Villeray, Pierre de Meulles (père du futur intendant Jacques de Meulles), Jacques Duchesneau, Denis Riverin (arrivés après Marie mais qu’elle a pu connaître à Tours), pour ne nommer que des contemporains de Marie. D’autres suivront, comme Thomas-Jacques Taschereau. - La nombreuse famille Denys, des pionniers exemplaires, efficaces et prolifiques, vient de Tours. Il y a Nicolas, explorateur, Simon, membre du conseil souverain à Québec, Françoise, son épouse, mère de toute une lignée d’officiers, de gens d’Ûglise, de plusieurs élèves des Ursulines et grand-mère d’une «â•›première dameâ•›» de Montréal (Charlotte de Ramezay). Médart Chouart des Groseillers est passé par Tours peu après le départ de Marie10. - Claude Trouvé, sulpicien et missionnaire vient de Touraine11. - René Gaultier de Varennes, officier du régiment de Carignan était de Chinon, père et grand-père des La Vérendrye et de Marguerite d’Youville12, était de Chinon. Donc, à Tours, capitale de la Touraine, planait dans les esprits€– même si ce n’était pas toujours très clair€–, et depuis le début du XVIe siècle, une certaine connaissance du «â•›Canada, autrement dit Nouvelle-Franceâ•›» (comme on lit sur des cartes du XVIIe siècle) avec de vagues images plus ou moins idenÂ�tifiables. Marie Guyard étant partie prenante de sa société, elle avait obligatoirement un certain savoir au sujet de l’existence de ces «â•›terres neuvesâ•›» et de leurs étranges habitants, d’autant plus que les prédicateurs capucins, récollets ou jésuites de passage devaient en parler dans les églises de Tours qu’elle fréquentait assidûment. Champlain est arrivé en 1608 avec des Récollets. Les Jésuites ont d’abord débarqué en Acadie (1624), puis à Québec où ils sont revenus en 1632. Leurs récits se transmettaient par la bouche de ces prédicateurs.
10. «â•›Lettre CCLVIII à son Fils du 27 août 1670â•›», dans Correspondance, p.€874-875 (note no 13). 11. Cf. «â•›Lettre CCXLIV à son Fils du 17 octobre 1668â•›», dans Correspondance, p. 828â•›; et encore, «â•›Lettre€CCXLVIII à son Fils du 1er septembre 1669â•›», dans Correspondance, p.€841. 12. Cf. note no 2, «â•›Lettre CCLXXVII à son Fils, septembre-novembre 1671â•›», dans Correspondance, p. 944.
8 – Réseaux sociaux et construction de ponts transocéaniques par Marie Guyard
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1 . 2 - Te r r ain et fondations du pilier tourangeau d an s l a v i e de Marie Guyard Tours est aussi capitale dans la vie intérieure de Marie Guyard. Plusieurs pensent que sa vie mystique commence au cloître, spécialement celui qu’on connaîtâ•›: le monastère des Ursulines de Québec. Or l’essentiel du volet hors du commun connu de sa vie intérieure s’est déroulé à Tours, alors qu’elle était laïque, qu’elle dirigeait une entreprise de transports et travaillait avec des voituriers, des mariniers, des crocheteurs et de nombreux clients13. Tout se passe comme si le «â•›colloqueâ•›» avec son «â•›Gracieux Moteurâ•›», autrement dit son «â•›Grand Dieuâ•›» ou son «â•›Océan d’amourâ•›» avivait son réalisme et ses compétences de travail. Femme visionnaire à l’esprit pratique, elle n’ignore pas que, seule, elle ne peut rien faire. Elle est consciente que ses intuitions€– petites ou grandes€– ne peuvent se réaliser qu’avec l’aide (en notre langage du XXIe siècle) de réseaux sociaux à activer. Femme d’entreprise, elle sait que tout nouveau projet suppose une dose d’adaptation en fonction de réalités qu’on ne connaît pas toujours à l’avance14. Pendant qu’elle fait subir à son corps d’étranges traitements, alors qu’elle est€– malgré elle€– l’objet de «â•›ravissementsâ•›» qui la transportent dans des profondeurs au-delà d’elleâ•‚même, elle s’occupe de cuisiner, faire signer des contrats, veiller aux embarquements sur le port, à l’entretien de chevaux, au bien-être du personnel et autres besognes pratiques qui exigent d’avoir l’œil sur tout. La «â•›veuve Martinâ•›» (comme on devait l’appeler du nom de son défunt mari) ou la «â•›sœur à Buissonâ•›» (du nom de son beau-frère) n’a pas les deux pieds dans le même sabot et s’active jour et nuit. De plus, elle s’implique dans la vie communautaire (soins aux malades, services, démarches pour la justice [Cf JI, p. 188]). Sans le chercher, elle construit dans tous les milieux sociaux de la ville de Tours, voire de Touraine, et au-delà, un vaste réseau d’amis personnels qui lui sont redevables. Nul€– à l’exception d’un ou deux cisterciens€– ne pouvait imaginer dans son entourage qu’elle menait aussi une vie personnelle intérieure et invisible qui la conduisait à des excès. Tous ces phénomènes extraordinaires (ou presque) s’arrêtent lorsqu’elle entre au cloître. On lui interdit de pratiquer 1 3. Marie de l’Incarnation, JI, p. 166. 14. Elle l’explique, notamment à l’occasion de règlements pour Québec que certains voulaient élaborer à partir de Parisâ•›: «â•›[…] selon la disposition du pais nous ferons des Règlemens que nous embrasseronsâ•›» («â•›Lettre XXXII à Dom Raymond de Saint-Bernard du 17 janvier 1639â•›», dans Correspondance, p. 72).
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des excès corporels et elle ne vit quasiment plus d’expériences mystiques extraordinaires. D’ailleurs, peu après son entrée au monastère de Tours, en 1631, autre chose survient.
1 . 3 - Du rê ve à la réalisation. De la vision e m b r u m é e ( 1633) à la pose de la Première pierre d u m o n a s t è re de Québec (1641) À Noël 163315, Marie Guyard, veuve Martin, devenue Marie de l’Incarnation rêve, en son dortoir du monastère des Ursulines de Tours16 d’un pays brumeux qu’elle finit par identifier comme étant le Canada. «â•›Il y avait un grand et vaste pays, plein de montagnes, de vallées et de brouillards épais qui remplissaient tout, excepté une petite maisonnette qui était l’église de ce pays-là qui seule était exempte de ces brunes17.â•›» Il faut qu’elle y parte. Cette exigence intérieure urgente paraît totalement utopique, puisque Marie est femme, religieuse cloîtrée, sans fortune et provinciale. Comment faire d’un cloître, espace clos, un tremplin de construction pour créer de toutes pièces une fondation au-delà de l’océanâ•›? Entreprenante, Marie mobilise ses réseaux sociaux invisibles. Ils deviendront câbles de construction de ce qui sera notre «â•›pontâ•›». Que ces réseaux soient religieux, politiques ou économiques18.
15. «â•›Lettre XVII à Dom Raymond de Saint-Bernard, 3 mai 1635â•›», dans Correspondance, p. 42-43. 16. La «â•›Petite Bourdaisièreâ•›», à côté de la chapelle Saint-Michel, son lieu de mémoire franco-canadien. 17. Marie de l’Incarnation, JII, p. 190. 18. Cf. Françoise Deroy-Pineau, Réseaux sociaux et mobilisation de ressources. Analyse sociologique du dessein de Marie de l’Incarnation, op. cit.
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2 - L’é b au ch e d u p o ntâ•›: s ch é m a d e s o n r é s e au s o ci a l AC T I VÛ E N JA N V I ER 1639
En bas à gaucheâ•›: le monastère de Tours. Marie communique avec l’extérieur par le parloir et le courrier avecâ•›: - les gens de Tours (famille, anciens clients, Ûglise) - des parisiens, notamment le pouvoir politique représenté dans ce cas par la Compagnie des Cent-Associés. Ces personnes constituent les appuis de Tours, de Paris et de France indispensables pour une liaison socio-économique étroite avec l’Ûtat et ses politiques. En haut à gaucheâ•›: l’océan Atlantique (barre oblique noire) Au-delà de l’océan - le père Lejeune à Québec - les «â•›Huronsâ•›» (Wendats) aux Grand Lacs et les pères Garnier et Chastelain
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Au cours du temps, le réseau basculera d’une rive à l’autre de l’océan19. 3 - L’ a s s i s e qu é b é c o i s e , l e s c atacly s m e s s o ci o - p o litiqu e s , l a r e c o n s t ru cti o n d u p o nt au XX e s i è cl e
3 . 1 - XVI I e siècle. Constr uction du réseau q u é b é c o i s e t canadien Après des péripéties au cours desquelles elle démontre un esprit et des qualités pratiques hors du commun Marie réussit l’exploit de partir en 1639€– elle a presque 40 ans€– fonder à Québec un monastère qui est aussi la première école francophone pour filles en Amérique du Nord. La première pierre est posée en 1641. Les religieuses et leurs élèves emménagent en 1642. Brulé en décembre 1650, la reconstruction dès le printemps suivant s’avère une urgence pour le gouverneur de Québec et le conseil constitué des principaux habitants. Cette décision témoigne de l’importance de l’établissement dans la vallée du Saint-Laurent. Dix ans après la pose de la première pierre, le monastère des Ursulines de Québec est déjà un pilier qu’aucun événement ne parviendra à faire s’effondrer. Mais entre les deux piliers du «â•›pontâ•›», celui de Tours et celui de Québec, le tablier est fragile. Cette liaison de voiliers est soumise aux aléas de la communication maritime. Elle tient bon, comme le monastère de Québec, moultes fois ébranlé du vivant de Marie. Et ce ne sont pas seulement les tremblements de terre, incendies ou la guérilla amérindienne qui l’ont secoué. Non seulement les ennemis de Marie, mais aussi ses amis, ne cessent de se relayer pour lutter contre cette femme active et entreprenante qui bouscule les idées reçues. Mais les événements finissent par lui donner raisonraison : pendant l’hiver 1640-1641, elle avait prévu, seule contre tous, quel était le bon emplacement pour le monastère. En 1667, elle savait que si la France ne prenait pas «â•›Manhatteâ•›», la NouvelleHollande passerait aux Britanniques (C, p. 787). Lors de son avant-dernière lettre de 1671, elle constate que : «â•›si l’on y (à la Baie d’Hudson) eu envoyé de France (du renfort), comme l’on en était averti, cette perte ne serait pas arrivée.â•›» (C, p. 944). 19. Cf. Françoise Deroy-Pineau, «â•›Réseaux sociaux et évolution de la vie de Marie Guyartâ•›», dans Femme, mystique et missionnaire, R. Brodeur, dir., Actes du colloque Marie de l’Incarnation à l’Université Laval de Québec de septembre 1999, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 101-114.
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Après le départ de Marie vers son «â•›Grand Amourâ•›» (30 avril 1672), l’Histoire, implacable, s’abat sur les deux piliers du pont.
3 . 2 - XVI I I e et X IX e siècles. Dis parition des c o m m u n i c ations maritimes et de l’assise tourangelle Survient d’abord un véritable raz-de-marée politiqueâ•›: la France capitule en 1759 et la Nouvelle-France passe en 1760 aux Anglais, protestants. Que vont devenir les francophones catholiques et les écoles, toutes religieusesâ•›? Bien des négociations ont lieu. Les Ursulines de Québec (qui ont essaimé à Trois-Rivières), non seulement conservent leurs établissements, mais leur style d’éducation séduit des responsables anglais qui leur confient leurs filles. La langue française et la religion catholiques sont sauvées et demeurent la base de l’enseignement. L’anglais est ajouté au programme. L’assise de Québec, grâce€aux Ursulines héritières de Marie Guyard, confirme et élargit sa fondation, notamment par la langue. Mais c’est la fin d’un pont maritime régulier. Les liaisons entre France et Nouvelle-France, entre Tours et Québec sont très relâchées. Le tablier du point est quasiment détruit… mais pas tout à fait, puisque quelques individus isolés, certes, parviennent, des bords de la Loire aux rives du Saint-Laurent20. Voilà qu’arrive en 1789 un autre cataclysme. La Révolution française entraîne la disparition des ordres religieux, notamment les Ursulines de Tours en 1792. Le pilier tourangeau n’est plus. Mais le pilier québécois de l’ancien pont demeure. Des émigrés de la Révolution parviennent au Canadaâ•›: vers 1792, l’abbé Jean-Mandé Sigogne€– de Loches en Touraine€– arrive en Nouvelle-Ûcosse. Quelques communications ponctuelles surviennent au XIXe siècle. Il faudra attendre le XXe siècle et les transports aériens pour que se reconstruise le pilier tourangeau, base d’un nouveau pont.
20. Une Véronique Billard, du Grand-Pressigny en Touraine arrive vers 1790 et se marie à Lavaltrie en 1793 (Programme de Recherche en Démographie Historique de l’Université de Montréal).
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3 . 3 - C o m m unications aériennes et reconstr uction d u p i l i e r t o urangeau. Seconde moitié du XX e siècle La reconstruction du pilier tourangeau et l’établissement d’un pont d’échanges aériens s’est établie parâ•›: - L’arrivée de dom Jamet à Québec suivie d’une nouvelle liaison avec Tours et des voyages de Mgr Beaumier de Trois-Rivières à Tours. - La création de l’association Touraine-Canada (1961) pour restaurer la Chapelle Saint-Michel où Marie Guyard de l’Incarnation avait prononcé ses voeux et pris conscience de sa vocation canadienne. La restauration est inaugurée en 1964. Par ailleurs, l’Ermitage SaintJoseph, où elle avait appris la bonne nouvelle de son départ, est rebâti à l’identique en 1985. - La béatification de Marie de l’Incarnation (1980), suivie du retour des ursulines à Tours en 1981. Elles organisent à Tours en 1989, le colloque du 350e anniversaire de l’arrivée de Marie à Québec en 1639. - Le renforcement des liens entre Tours et Québec avec la création de Touraine-Québec (1980), les jumelages (1987) des villes de Tours et Trois-Rivières. La création (1987) du Centre Grand-Ouest de coopération interuniversitaire franco-québécoise à l’Université de Tours.
3 . 4 - Tr a va u x de constr uction d’un pont t ra n s a t l a n t i que à l’aube du XX I e siècle Avec une apparente désaffection pour les questions religieuses, on aurait pu croire que la base tourangelle s’éteindrait après le départ des pionniers des années soixante et quatreâ•‚vingt. Or ce début du second millénaire voit naître à Tours et à Québec une série d’opérations coordonnées, indices de la réalité d’un pont transatlantique francophone réactualisé par une reconfiguration continentale de l’Europe. - En 1999, deux colloques universitaires sont organisés conjointement par l’Université François Rabelais de Tours et l’Université Laval de Québec - En 2007, à la suggestion de Touraine-Canada, la direction du Patrimoine de la Ville de Tours, en collaboration avec l’Office du Tourisme, met en place un circuit de visite «â•›Marie Guyard, Tours
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et le Canadaâ•›» à l’occasion de la Journée du Patrimoine de septembre 2007. Des mécènes du Québec permettent de procéder à la restauration des tableaux de la Chapelle Saint-Michel, lieu de mémoire franco-canadien et franco-québécois. - En avril 2008, à la suggestion de Touraine-Canada, les principales associations culturelles tourangelles participent à un colloque sur les Pionniers de Touraine en Nouvelle-France. La moitié des communications sont consacrées à Marie Guyard de l’Incarnation. Une souscription est lancée en Touraine pour réhabiliter l’intérieur de la Chapelle Saint-Michel. En cet automne 2008, des instances politiques ont placé à leur programme la réhabilitation de la Chapelle Saint-Michel et de ses tableaux, au titre de la francophonie. C o nclu s i o n À travers et au-delà des communications ponctuelles et périodiques, le concept de pont rajoute une idée de durée, de complexité, de stabilité, à la conception et la réalisation d’un ouvrage spécifique d’autant plus long à bâtir que les rives à relier sont plus éloignées21. Du gué naturel à la passerelle, du pont de pierre au pont suspendu d’estuaire, au fur et à mesure que l’on approche de l’océan, les ponts deviennent de moins en moins fréquents et de plus en plus difficiles à construire et à entretenir22. Cela se vérifie sur Terre, au sens propre et au sens figuré. Nous parions que cette hypothèse concerne aussi l’Océan mystique.
21. Au point que le philosophe Michel Serres puisse s’écrier à l’occasion de la parution de L’art des ponts. Homo pontifexâ•›: «â•›Je n’ai jamais rêvé que de ponts, écrits que d’eux, pensé que sur ou sous euxâ•›; je n’ai jamais aimé qu’eux. Ce livre sur les ponts finit comme le livre de tous mes livres.â•›» (Michel Serres, 2006). 22. Cette hypothèse a été formulée à l’Université de Bordeaux lors de notre communication «â•›Construction de ponts et communications transatlantiquesâ•›», dans Marie-Lyne Piccione et Bernadette Rigal-Cellard, Stratégies du mouvement et du franchissementâ•›: la rue et le pont au Canada, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2008,€p. 99-103.
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R é f é r e nc e s Archives municipales de la Ville de Tours. Archives de Touraine-Canada. Archives des Ursulines de Trois-Rivières. Brodeur, Raymond (dir.) Femme, mystique et missionnaire : Marie Guyart de l’Incarnation, Actes du colloque Marie de l’Incarnation à l’Université Laval de Québec de septembre 1999, Québec, Presses de l’Université Laval (coll. «â•›Religions, cultures et sociétéâ•›»), 2001, 387 p. Deroy-Pineau, Françoise, Réseaux sociaux et mobilisation de ressources. Analyse sociologique du dessein de Marie de l’Incarnation [thèse de doctorat], P. Bernard et L.€Racine, dir., Université de Montréal, Faculté des arts et des sciences, Département de sociologie, 1996, 282€p. Deroy-Pineau, Françoise (dir.) Marie Guyard de l’Incarnation. Un destin transocéanique (Tours, 1599 - Québec, 1672), Actes du colloque du GUIART à Tours, le Groupe universitaire interdisciplinaire d’action et de recherche à Tours sur Marie Guyart, 14-15 mai 1999, Paris, l’Harmattan, 2000, 416€p. Deroy-Pineau, Françoise, Marie de l’Incarnation. Marie Guyart. Femme d’affaires, mystique, mère de la Nouvelle-France, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 2008 (1re éd., Paris, Robert Laffont, 1989, 2e éd., Montréal, Bellarmin, 1999), 336 p. Oury, dom Guy-Marie, Marie de l’Incarnation, Tours, Mémoires de la Société archéologique de Touraine, tomes XVIII et LIX, 1973 ( 612 p.) Marie de l’Incarnation, Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1984 (1971), 1073p. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome I, De Tours, Dom A. Jamet, éd., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1985(1928), 548 p. JI. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome II, De Québec, Dom A. Jamet, éd., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1985(1929), 413 p. JII. Serres, Michel, L’art des ponts. Homo pontifex, Paris, Le Pommier, 2006, 215 p.
Chapitre 9
Aller vers un monde inconnuâ•›: les Jésuites français et les missions en Nouvelle-France et dans l’Empire ottoman au XVIIe siècle Adina Ruiu École des hautes études en sciences sociales, Paris, France Faculté des arts et sciences, Département d’histoire, Université de Montréal
L
’infinitif du titre, suggéré par les organisateurs du colloque, nous permettrait de situer l’analyse à plusieurs niveaux de l’entreprise missionnaireâ•›: l’expression du désir de mission, les délibérations institutionnelles, les tribulations du déplacement, les difficultés de l’installation, les rencontres interculturelles, les tracas de l’écriture. Comme il nous serait impossible d’étudier tous ces aspects ici, nous allons plutôt essayer de comprendre les significations symboliques rattachées à chacune des grandes destinations missionnaires des Jésuites français au XVIIe siècleâ•›: le Canada et le Levant.
La découverte de l’Amérique se situe, dans l’imaginaire européen, dans le prolongement direct de la croisadeâ•›: «â•›Que la découverte des Indes occidentales soit un autre épisode de l’épopée médiévale de la croisade, intérêts, ferveurs, paresses, toutes les forces solides qui font l’histoire convergeaient à fonder cet apaisementâ•›», écrit Alphonse Dupront1. Pour les Espagnols, le 1. Alphonse Dupront, «â•›Espace et humanismeâ•›», dans Genèses des temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, D. Julia et P. Boutry, éd., Paris, Gallimard/Le Seuil (coll. «â•›Hautes Ûtudesâ•›»), 2001, p.€55.
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Deuxième partie – Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-France
lien est plus que livresque, car la découverte du Nouveau Monde se fait dans la directe suite chronologique de la Reconquista. Le «â•›Turcâ•›» et le «â•›sauvageâ•›» désignent, dans l’Europe de la Renaissance, les deux figures de la radicale altérité extra-européenne, situées à l’antipode de la civilisation. Le péril de l’invasion ottomane prend contour dès la fin du XIVe siècle, après les batailles de Kosovo (1389) et de Varna (1443â•‚1445), et devient net après la chute de Constantinople. L’exploration du continent américain et l’avancée des armées ottomanes en territoire européen sont contemporaines et renforcent ainsi, dans l’imaginaire collectif européen, l’association des deux formes de «â•›barbarieâ•›». L’impact des deux rencontres sur l’histoire intellectuelle est crucial par leurs modulations réciproquesâ•›: c’est face à ces rencontres que l’Europe apprend à se définir en se délimitant. Il est en ce sens éclairant d’évoquer l’observation de Nancy Bisaha, qui, dans son étude des perceptions du Turc par les humanistes italiens, attirait l’attention sur la manière dont celles-ci conditionnent l’expérience du contact avec les autochtones américains, en ce qu’elles déterminent une définition unitaire de la culture occidentale autour de son «â•›inhérente supérioritéâ•›» à d’autres sociétés2. S’il y a cohérence conceptuelle entre les deux références culturelles, il y a aussi compétition. Ainsi, François de Dainville, à la suite de Geoffroy Atkinson3, souligne le déséquilibre entre le nombre des ouvrages ayant pour sujet la Terre Sainte et l’Empire du Turc et ceux traitant des découvertes géographiques. Les textes sur lesquels repose l’enseignement de la géographique dans les collèges jésuites favorisent eux aussi l’Orient, et ce parti pris est un reflet de la naissance de la vocation missionnaire de la Compagnieâ•›: «â•›Mais plus encore que vers les horizons des Indes, c’est vers les routes du Proche Orient et l’Empire Turc que se tendent les regards d’Ignace de Loyola et de ses compagnons4.â•›» Sous la plume des missionnaires, les échos des récits de croisade sont vifs, ainsi que la piété du pèlerin retrouvant les terres de l’origine du christianisme. Mais l’élan guerrier est petit à petit remplacé par l’ambition d’une conquête spirituelle. Et cette conquête spirituelle est inimaginable en l’absence d’une entente diplomatique qui facilite la présence sur les territoires de l’Empire ottoman des missionnaires catholiques. L’évolution des relations 2. Nancy Bisaha, Creating East and West. Renaissance Humanists and the Ottoman Turks, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004, p. 182. 3. Geoffroy Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, Paris, Droz, 1936. 4. François de Dainville, La géographie des humanistes, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 15.
9 – Aller vers un monde inconnuâ•›: les Jésuites français et les missionsâ•›
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internationales dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles décrit le passage du mythe de la «â•›République chrétienneâ•›» à la réalité d’une politique des Ûtats5. En France, les capitulations signées sous François Ier ouvrent la voie à toute une série de publications savantes ou de relations de voyage qui, tout en étant tributaires des anciens stéréotypes qui se relaient grâce au prestige des autorités livresques, sont le produit d’une expérience de contact direct et d’un effort véritable de compréhension. Dans son Enquête sur les voyageurs français dans l’empire de Soliman le Magnifique, Frédéric Tinguely s’est attaché à étudier un important dossier, délaissé, à son avis, par les chercheurs, au profit de la littérature de voyage en Amérique. Ce faisant, il consacre une belle analyse introductive à la confrontation des deux dimensions temporelles attachées à la représentation du Levant, et, respectivement, du Nouveau Monde€– le retour aux origines, d’un côté, et l’orientation vers l’avenir, de l’autre côtéâ•›: D’un côté, les textes traitant du Nouveau Monde se tournent de préférence vers l’avenir. Ils entretiennent bien sûr maintes rêveries sur l’âge d’or et les temps préadamites, mais ces fictions poétiques ne renforcent le mythe d’un monde encore enfant, d’une tabula rasa, que pour mieux favoriser les projets de conquête, d’évangélisation et de colonisation. […] Les textes levantins s’orientent de leur côté dans une voie exactement opposéeâ•›: celle qui mène (ou ramène) aux origines de la civilisation et plus encore du christianisme. Dès lors qu’il se donne à lire (même partiellement) comme pèlerinage, c’està-dire comme retour, le voyage en Orient est fréquemment empreint d’une certaine nostalgie. […] L’exercice de spiritualité chrétienne auquel invite la contemplation des Lieux saints abolit en partie la temporalité fatale dans laquelle s’inscrivent les irrésistibles progrès de l’Infidèle6.
Nous expliciterons plus loin les conséquences de cette spécialisation symbolique sur les deux projets d’évangélisation qui concentrent les efforts des Jésuites français au XVIIe siècle. D’autres caractéristiques d’ordre général différencient les deux entreprises€– l’une qui s’appuie sur la construction coloniale, l’autre qui se déploie à l’intérieur d’un empire multiethnique et multiconfessionnel, patronnée par ambassadeurs et consuls et soutenue par le renouvellement des capitulations, mais jamais sous le signe de la 5. Géraud Poumarède, Pour en finir avec la Croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France (coll. «â•›Le nœud gordienâ•›»), 2004, 686p. 6. Frédéric Tinguely, L’Écriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz (coll. «â•›Cahiers d’Humanisme et de la Renaissance€–Les seuils de la modernitéâ•›», 58), 2000, p. 15-16.
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Â� permanence et d’une parfaite sécurité7. Même si l’établissement des missions ne rencontre pas les mêmes obstacles politiques en Amérique du Nord, du fait du développement du comptoir marchand en véritable colonie, surtout après 16608, et même si le cadre institutionnel prévoit l’exclusion des Huguenots de l’édification de la colonie9, l’œuvre d’évangélisation repose tout de même sur un projet politique qui prend du temps à s’affermir et qui ne reproduit ni le modèle de la colonisation de l’Amérique du Sud, ni celui des colonies britanniques en Amérique du Nord10. La faiblesse du peuplement, les difficultés financières et l’importance du commerce de fourrures, les troubles politiques en France, tous ces facteurs mènent à une lente progression de l’établissement colonial. Ainsi, les points communs que nous pourrions retrouver entre la présence française dans l’Empire ottoman et en Amérique du Nord-Est sont l’importance des échanges commerciaux et le développement, en étroite liaison, des relations diplomatiques. Les travaux de Dominique Deslandres11, Paolo Broggio12, Luke Clossey13, parmi d’autres, ont prouvé l’utilité d’un regard unitaire sur les missions intérieures et extérieures, autant sur le plan des ressources qu’elles mobilisent, des stratégies de conversion, du modèle d’intégration des nouveaux convertis 7. L’un des moments les plus difficiles de l’histoire diplomatique est peut-être celui de l’emprisonnement de l’ambassadeur français Jean de la Haye en 1659-1660, suite au soutien accordé par la France aux Vénitiens lors du siège de Candie, événement qui laissera la monarchie sans représentation auprès de la Porte entre 1660 et 1665 (voir Robert Mantran, «â•›L’Ûtat ottoman au XVIIe siècleâ•›: stabilisation ou déclinâ•›?â•›», dans Histoire de l’Empire ottoman, R. Mantran, dir., Paris, Fayard, 1989, p. 245). 8. Gilles Havard et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2003, p. 99-102. 9. Ibid., p. 87. 10. Ibid., p. 310. 11. Dont nous pourrions citerâ•›: Dominique Deslandres, «â•›Les missions françaises intérieures et lointaines, 1600-1650. Esquisse géo-historiqueâ•›», Mélanges de l’Ecole française de Rome, 109/2 (1997), p. 505-538â•›; Dominique Deslandres, «â•›Des ouvriers formidables à l’enfer. Epistémè et missions jésuites au XVIIe siècleâ•›», Mélanges de l’Ecole française de Rome, 111/1 (1999), p. 251-276â•›; Dominique Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au XVIIe siècle, Paris, Fayard (coll. «â•›Nouvelles Ûtudes Historiquesâ•›»), 2006. 12. Paolo Broggio, Evangelizzare il mondo. Le missioni della Compagnia di Gesù tra Europa e America (secoli XVI-XVII), Rome, Carocci (coll. «â•›Dip. Studi storici-geograficiantrop.â•›»), 2004. 13. Luke Clossey, Salvation and Globalization in the Early Jesuit Missions, New York, Cambridge University Press, 2008.
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et des échos de l’activité missionnaire auprès du public curieux et dévot. En lisant les comptes rendus de mission des Jésuites français au XVIIe siècle, on s’aperçoit que les sources requièrent elles-mêmes une lecture comparative ou plutôt globalisante, en particulier lorsqu’il s’agit de documents émanant de la curie romaine de la Compagnie. Mais les références croisées ne sont pas le domaine exclusif des échanges épistolaires entre les supérieurs des provinces, l’assistant de France, les procureurs des missions et le général de la Compagnie. Les relations missionnaires et divers autres documents imprimés ou préservés dans les archives romaines laissent deviner combien l’expérience quotidienne de la mission et de sa mise périodique en écriture imposaient une translation entre plusieurs espaces et l’embranchement des modèles. Un premier point de confluence des parcours de mission se retrouve dans la carte virtuelle dessinée par les lettres de demande d’envoi en mission. Dominique Deslandres14 et Giovanni Pizzorusso15 ont pu constater, sur des échantillons représentatifs du corpus de lettres Indipetae signées par les missionnaires français, combien l’horizon de la mission est large, l’élan apostolique étant nourri par le combat spirituel contre les «â•›schismatiquesâ•›» et les «â•›infidèlesâ•›» dans l’Empire du Turc, tout autant que par l’évangélisation des «â•›sauvagesâ•›» nord-américains. Coïncidence chronologique et présupposé anthropologique se joignent pour expliquer ce «â•›choix indifférentâ•›» des aspirants missionnaires. Les missions de Constantinople et d’Acadie ouvrent presque simultanémentâ•›: en 1609 et en 1611, respectivement16. Ceci explique la fréquence de ces deux destinations dans les lettres des Jésuites français, qui mettent en ombre les déjà mythiques Indes orientales de François Xavier. Entre les deux nouveaux pôles de mission, l’œuvre évangélisatrice se conçoit
14. Dominique Deslandres, Le modèle français d’intégration socio-religieuse, 1600-1650. Missions intérieures et premières missions canadiennes [Thèse de doctorat], Université de Montréal, Faculté des arts et des sciences, Département d’histoire, 1990, p. 203-206. 15. Giovanni Pizzorusso, «â•›Le choix indifférentâ•›: mentalités et attentes des jésuites aspirants missionnaires dans l’Amérique française au XVIIe siècleâ•›», Mélanges de l’école française de Rome, 109/2 (1997), p.€881â•‚894. 16. Pour les préparatifs de l’ouverture des deux missions, Henri Fouqueray, «â•›Chapitre VIII. Débuts des misions du Canada et de Constantinople€(1604-1610)â•›», dans Histoire de la Compagnie de Jésus en France, des origines à la suppression (1528-1762), Tome III, Époque de progrès (1604-1623). Paris, Librairie Alphonse Picard et Fils, 1922, p. 196209â•›; ainsi que, Lucien Campeau, «â•›Introductionâ•›», dans Monumenta Novae Franciae. Volume I. La première mission d’Acadie, 1602-1616, L. Campeau, éd., Rome/Québec, Monumenta Historica Societatis Iesu/Presses de l’Université Laval, 1967, p. 196222.
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comme une action unitaire contre de multiples figures de l’incroyance, et les deux branches des missions externes poussent d’un tronc communâ•›: l’expérience accumulée dans les missions internes, elles aussi en pleine expansion dans le premier XVIIe siècle17. Les relations de mission multiplieront, des deux côtés, les comparaisons entre «â•›schismatiquesâ•›» et paysans français, ou entre ces derniers et les «â•›sauvagesâ•›» américains. Comme Giovanni Pizzorusso le montrait18, ce n’est pas la méconnaissance des territoires qui explique la disposition indifférente des propensions missionnaires. Les collèges jésuites y manifestent leur rôle de laboratoire des connaissances et des motivations19, même si la balance est surtout inclinée, dans l’enseignement géographique qui est dispensé à l’intérieur des cours de physique ou de rhétorique, vers la connaissance du Moyen et de l’Extrême Orient. Dans ce désir d’aller en mission qui refuse souvent de s’articuler sur un territoire spécifique ou une figure particulière de l’incroyance, il faut lire d’abord l’appropriation de l’impératif spirituel dicté par les Constitutions20, dans leur septième partie, qui, tout en laissant ouverte la possibilité du départ en mission par choix, se conforme au quatrième vœu en prescrivant l’abandon du «â•›jugementâ•›» et du «â•›vouloirâ•›» au profit de la volonté du Vicaire du Christ. Ceci n’est pas un simple détail d’organisation institutionnelle, car cet aspect se répercute sur le rapport que le missionnaire doit entretenir avec le territoire qu’il est appelé à évangéliser. Connaissance de la disposition physique du lieu, des mœurs et coutumes des habitants, progression du réseau social et recherche du soutien politique local, tout cela s’impose. De même, le don de soi doit être complet dans une mission qui le plus souvent se confond avec la vie, les limites entre espace privé et espace public étant souvent effacées. Pourtant, et c’est là le grand paradoxe de l’abnégation, sur 17. Bernard Dompnier, «â•›La Compagnie de Jésus et la mission de l’intérieurâ•›», dans Les Jésuites à l’âge baroque, 1540-1640, L. Giard et L. de Vaucelles, dir., Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 155-179. 18. G. Pizzorusso, «â•›Le choix indifférentâ•›», ibid., p. 885. 19. F. de Dainville, La géographie des humanistes, ibid., p.€66-70 et p.€103-137. 20. Ignace de Loyola, Écrits, M. Giuliani, dir., Paris, Desclée de Brouwer/Bellarmin (coll.€«â•›Christusâ•›»,€76), 1991, p. 542-558â•›: «â•›Ce qui concerne les relations avec le prochain de ceux qui ont déjà été admis dans le corps de la Compagnie, quand on les répartit dans la vigne du Christ notre Seigneurâ•›». Aspect commenté par B. Dompnier, «â•›La Compagnie de Jésus et la mission de l’intérieurâ•›», ibid., p. 170, et G.€Pizzorusso, «â•›Le choix indifférentâ•›», ibid., p.€889.
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le plan spirituel «â•›le monde inconnuâ•›» vers lequel le missionnaire se dirige doit rester un monde étranger à soi. Cette tension entre attachement et détachement est difficile à vivre, et elle laisse des traces dans l’écriture de la mission, où la sereine vision globale des œuvres de la Compagnie, telle qu’elle apparaissait dans les lettres Indipetae, peut se teinter d’accents sombres, voire de regrets et jalousies. Nées presque simultanément, la mission transatlantique et celle transméditerranéenne de la Compagnie vont déployer le long du siècle une guerre symbolique dans laquelle la branche orientale paraissait au début l’emporter, car elle semblait naître sous de meilleurs augures, dans tous les cas plus vite. Pourtant, tout au long du siècle les missionnaires jésuites œuvrant à Constantinople, en Grèce, Arménie ou Syrie, vont se plaindre du fait que le mystère qui doit envelopper le projet d’union des Ûglises orientales avec Rome nuit au prestige et au soutien de leurs missions. En effet, les imprimés qui circulent à l’époque en France sont extrêmement raresâ•›: sont connues, la Relation du martyre de Marc Kyriacopulo, martyrisé à Smyrne le 23. May 1643. la veille de la Pentecoste, du R.€P. Isaac d’Aultry, publiée en 164521, la Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Saint-Erini, isle de l’Archipel, depuis l’établissement des PP. de la Compagnie de Jésus en icelle22, dont l’auteur est François Richard, publiée en 1657, La Syrie sainte ou La Mission de Jésus et des pères de la Compagnie de Jésus en Syrie23, du P. Joseph Besson, publiée en 1660, le supplément sur les missions attaché à l’Histoire nouvelle des anciens ducs et autres souverains de l’Archipel24 du P. Robert Saulger en 1698, et la série dédiée aux missions orientale par le P. Charles-Thomas Fleuriau d’Armenonville, Etat présent de l’Arménie, tant pour le temporel que pour le spirituel25 (1694) et Etat des missions de Grèce présenté à nosseigneurs les arche 21. Isaac d’Aultry, Relation du martyre de Marc Kyriacopulo, martyrisé à Smyrne le 23. May 1643. la veille de la Pentecoste, Lyon, chez D. Langlois, 1645. 22. François Richard, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Saint-Erini, isle de l’Archipel, depuis l’établissement des PP. de la Compagnie de Jésus en icelle, Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1657. 23. Joseph Besson, La Syrie sainte ou La Mission de Jésus et des pères de la Compagnie de Jésus en Syrie, Paris, J. Henault, 1660. Traduit en italienâ•›: Soria Santa, overo Racconto breve di varii avvenimenti curiosi e pii accaduti da pochi anni in qua in Soriaâ•›: specialmente in Aleppo, Damasco, Sidone, Tripoli e monte Libano, Roma, a spese di G. Casoni, 1662. Réédition en français en 1862 par Auguste Carayonâ•›: La Syrie et la Terre sainte au XVIIe siècle, par le P. Besson, de la Compagnie de Jésus, Poitiers, H. Oudin. 24. Robert Saulger, Histoire nouvelle des anciens ducs et autres souverains de l’Archipel, Paris, E.€Michallet, 1698. 25. Charles-Thomas Fleuriau d’Armenonville, État présent de l’Arménie, tant pour le temporel que pour le spirituel, Paris, J. Langlois & J. Colombat, 1695.
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vêques et députés du clergé de France, en l’année 169526. En revanche, de quelle popularité jouissent les Relations annuelles des Jésuites de Nouvelle-France, entre 1632 et 167327â•›! Or, cette popularité est essentielle pour l’entretien de la mission, et les deux entreprises puisent dans les mêmes sources. Le 26 mars 1643, le P. Isaac d’Aultry envoie de Constantinople au général de la Compagnie un bilan de sa campagne de requête d’aumônes pour les missions, qui a eu du succès auprès des bienfaiteurs qui, en vertu de la dette que la France a envers le Levant pour sa propre christianisation, préfèrent les missions orientales aux nouveaux établissements de la Nouvelle France28. La dette devient un topos dans l’écriture des missions. Ainsi, le même missionnaire se sent heureux de publier la relation d’un martyre à Smyrne en 1645, qui répond, à travers le temps, à la Lettre des chrétiens de Lyon à leurs frères d’Asie et de Phrygie, incluse par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique29. Voici comment il s’adresse, dans la dédicace de la relation, à l’Assemblée du clergé de Franceâ•›: Messieurs, l’Alliance qui est entre la France & le Levant est bien ancienneâ•›: plusieurs Villes de France se glorifient d’avoir de saincts Prelats envoyez de Smyrne par S. Polycarpe. Les Eglises d’Asie s’estimeront à jamais honorées de ceste belle Epistre que les Eglises de Lyon, & de Vienne, leur escrivirent il y a plus de quatorze cens ans, laquelle fut imprimée en François l’année passee pour renouveller la memoire de cette ancienne allianceâ•›; je fus fort consolé de voir qu’en mesme temps que j’estois party de Smyrne pour demander quelque secours à la France, Dieu vous inspira de mettre au jour un si asseuré témoignage de l’affection que vos Ancestres ont porté au Levant, j’eusse bien desiré pour lors, comme deputé du Levant, vous pouvoir presenter quelque chose de la part des Eglises d’Asie, mais l’estat deplorable où elles se trouvent, m’osta les moyens de correspondre à vostre affection, & mesme la hardiesse de paroistre devant vous, bien que vostre bonté m’y promist un facile accez. Tellement qu’ayant baisé la terre meslée avec le sang
26. Charles-Thomas Fleuriau d’Armenonville, État des missions de Grèce présenté à nosseigneurs les archevêques et députés du clergé de France, en l’année 1695, Paris, A. Lambin, 1695. 27. Publiées, pour la majeure partie, par Sébastien Cramoisy. 28. Archivum Romanum Societatis Iesu, Gal. 102, f. 314râ•›: «â•›persone (…) che a gara di quelle che aggiutano la Nova Franza vogliono soccorire il Levanteâ•›». 29. Dont une première traduction en français paraît en 1532.
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& les cendres de tant d’illustres Martyrs en l’Eglise de S. Irenée, je repassay en Levant, priant la divine Bonté de donner quelque moyen aux pauvres Eglises d’Asie de correspondre à l’honneur & au bien qu’elles reçoivent de la France. Quatre mois aprés mon retour, il pleust à Dieu donner un illustre Martyr à l’Eglise de Smyrneâ•›; je vous en offre le combat & la victoire, en cét escrit, où je rapporte naivement l’histoire, ainsi comme elle s’est passée, vous y remarquerez un admirable effet de la toute-puisasance de Dieu, qui d’une lourde faute a tiré sa plus grande gloire, & le triomphe d’un glorieux Martyr, qui en l’age de vingt ans a bravé les tourmens & la cruauté des ennemis de la Foyâ•›: & a déployé l’étendard du Christianisme, ayant esté envoyé de Dieu pour cét effet, comme il l’a témoigné plusieurs fois30.
Le lien qui relie la France au Levant est d’une telle solidité que le circuit de la dette est infiniâ•›: la France récompense le Levant, qui récompense la France par un nouveau martyre rappelant ceux des origines du christianisme, et ainsi de suite. Se forgent ainsi des attributs symboliques différents pour les deux missions, renforcés par la concurrence pour les aumônesâ•›: mission orientée vers le passé au Levant€– cherchant non seulement à réconcilier la chrétienté orientale avec la Papauté, mais aussi, dans un esprit authentiquement tridentin, de retrouver l’authenticité de la foi en puisant aux sources mêmes qui ont nourri cette chrétienté avant le schisme (d’où l’importance de la lecture des Pères grecs de l’Ûglise)â•›; de l’autre côté, une mission orientée vers l’avenir et la construction, appuyée par l’établissement colonial, en NouvelleFrance. Telles seraient les coordonnées fondamentales des deux entreprises, évoquées dans la compétition symbolique et financière, source de tensions, dans l’identité du missionnaire, entre l’ampleur de l’action dont il est responsable et l’économie globale du salut. En préparant le retour des Jésuites à Québec en 1632 et en anticipant ainsi le travail de premier procureur de la mission qui allait lui être assigné entre 1638 et 1650, le Père Charles Lalemant s’inquiète du sort des dons qui pourraient être utilisés à d’autres fins, dans une lettre qu’il adresse au Père Ûtienne Charlet, assistant de France, où il réclame que «â•›l’argent de monsieur et de madame de Gamaches soit emploié pour la mission et qu’il ne soit pas diverti ailleurs, et qu’on aye permission de s’en servir tous les ansâ•›», car, dit-il, «â•›je ne vois pas pourquoy on voudroit que ceste mission fût de pire condition que celle par exemple de Constantinople, celle des Indes,
30. I. d’Aultry, Relation du martyre de Marc Kyriacopulo, ibid., p. 3-5.
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qui se servent du revenu qu’elles ont31â•›». Trente années plus tard, alors que l’ancien bâtisseur de mission en Nouvelle-France, Paul Le Jeune, est devenu procureur des missions externes, ce sera le tour des missions orientales de se considérer défavorisées dans la distribution des aumônes. Aussi François Richard, supérieur de la mission d’Athènes, écrira-t-il à l’assistant de France le 4 septembre 1661â•›: [...] …ledit père sachant bien n[ost]re necessité, et disant dans sa lettre qui nous porte compassion, toutefois il a retenu laumosne que le R.P. Anat nous avoit faict de dix pistoles pour paier, dit il, les debtes de nos missions, comme si, une mission pauvre et naissante devoit payer pour toutes, en cas si nos creanciers estoient dans une plus grande necessite que nous, et comme si dans Paris il ne pouvoit pas trouver dix pistoles d’aumosne, pour paier les frais communs. Helas il en trouve bien les centaines pour Canada. Mais encore seroit il excusable, si pour le moins, il nous procuroit nos pensions, ou nous avertissoit de l’intention de nos bienfaiteurs, car pour lors on pouroit se diriger, en chercher party ailleurs. On a toujours dit que nous ne devions rien attendre du R.P. Le Jeune et nous le voions par experience32.
Le 14 juin 1662, face à la perspective de la fermeture de la mission athénienne, il revient à la charge, en remarquant amèrement qu’«â•›on ne faict pas de difficulté dentretenir en Canada une douzaine de missionnaires pour gagner une petite poignée de Sauvages et pour reduire les cent mille grecs esgarés on plaindra le travail de deux missionnaires33â•›». Les deux missions puisant dans des sources communes, les tensions sont inévitables. Les parcours des missionnaires et surtout des procureurs s’entrecroisent dans les collèges et à travers les réseaux dévots. Les Jésuites ont su convertir les structures associatives vouées à enraciner, à particulariser comme à unifier et contrôler la dévotion34 en armée de réserve de la mission. La Compagnie du Saint-Sacrement finance les missions du Levant35 et
31. Monumenta Novae Franciae, II, Établissement à Québec, (1616-1634), L. Campeau, éd., Rome/Québec, Monumenta Historica Societatis Iesu/Presses de l’Université Laval, 1979, document 105, p.€278. 32. Archivum Romanum Societatis Iesu, Gal. 105 II, f. 308. 33. Archivum Romanum Societatis Iesu, Gal. 105 II, f. 310. 34. Cf. l’éclairante comparaison entre les congrégations d’Italie, d’Allemagne et de France dans Louis Châtellier, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987. Ûgalement, pour les congrégations et les Aa françaises, Jean-Pierre Gutton, Dévots et société au XVIIe siècle. Construire le ciel sur la terre, Belin (coll. Histoire & Société), 2004. 35. J.-P. Gutton, Dévots, ibid., p. 79-80.
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contribue à la fondation de Montréal36. Sébastien Cramoisy, membre de la Congrégation des Messieurs de la maison professe de Paris et procureur de la Compagnie de la Nouvelle-France en 1633, s’occupe du transit «â•›de sommes importantes que la duchesse d’Aiguillon destine aux religieuses hospitalières37â•›» et de l’impression des relations annuelles de la mission canadienne. Une figure comme celle de Hélie Laisné, sieur de la Marguerie38, ancien premier président au parlement d’Aix, est centrale pour les deux missionsâ•›: il est l’auteur des Mémoires et instructions chrétiennes sur le sujet des missions étrangères, et particulièrement de celles qui se font en Turquie, et autres pays du Levant39, mais aussi, vraisemblablement, des Véritables motifs de messieurs et dames de la Societe de Notre-Dame de Monreal, pour la conversion des sauvages de la Nouvelle France40. La Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Saint-Erini, isle de l’Archipel, depuis l’établissement des PP. de la Compagnie de Jésus en icelle lui rendra hommage. François Richard y déplore la disparition du grand bienfaiteur des missions et souligne en même temps l’importance des missions levantinesâ•›: …nous pouvons dire que toutes nos Missions du Levant & de l’Occident ont pris plus de part en ce regret public, pour avoir perdu leur père commun & leur plus grand supportâ•›; veu que son zele qui ne s’estoit prescrit aucunes bornes, s’estendoit partoutâ•›; & que depuis 17. ans il l’avoit porté à avoir un soin particulier de toutes nos Missions dans les pais estrangers, et nommement de celles de Turquie, desquelles il sçavoit l’importance, & n’ignoroit pas le profit, ainsi qu’on peut apprendre de ses doctes memoires & instructions chrestiennes, imprimées à Paris l’an 1644. sur le sujet des Missions estrangeres, particulierement de celles de Turquie41.
Les rapports€– symboliques et factuels€– entre les deux champs d’apostolat qui mobilisent les Jésuites français au XVIIe siècle ne sauraient se réduire aux éléments que nous venons d’évoquer. Il serait impossible de faire ici 36. D. Deslandres, Croire et faire croire, ibid., p. 82-83. J.-P. Gutton, Dévots, ibid., p.€84â•‚86. 37. L. Châtellier, L’Europe des dévots, ibid., p. 118. 38. J.-P. Gutton, Dévots, ibid., p. 79. 39. Mémoires et instructions chrétiennes sur le sujet des missions étrangères, et particulièrement de celles qui se font en Turquie, et autres pays du Levant, Paris, P. de Bresche, 1644. 40. Les véritables motifs de messieurs et dames de la Société de Nostre-Dame de Monreal, pour la conversion des sauvages de la Nouvelle France, Paris, 1643. Réédité dans Mémoires de la Société historique de Montréal, 9e livraison, Montréal, Société historique de Montréal, 1880. Publié en ligne à l’adresse suivanteâ•›: httpâ•›://www.ourroots.ca. 41. F. Richard, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Saint-Erini, ibid., p.€305306.
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une analyse détaillée de la question, mais il convient toutefois de préciser que, si le Levant signifie le retour aux origines du christianisme et si le bassin méditerranéen est un lieu traditionnel d’échanges entre l’Europe et l’Orient, les missionnaires se dirigeant vers Constantinople, vers la Grèce ou la Syrie, ne se sentent pas à l’abri du dépaysement et des peurs d’«â•›un monde inconnuâ•›». La mosaïque culturelle des populations vivant sous le règne du sultan ottoman n’est pas sans provoquer une peur semblable à celle suscitée par l’altérité des Amérindiens. Ce qui en Amérique du Nord effraie par l’absence de code culturel commun, déconcerte au Levant par la diversité. Les efforts de conversion visent les chrétiens «â•›schismatiquesâ•›» et les renégats qui ont trouvé refuge ou sont en captivité dans l’Empire ottoman. Pourtant, l’appartenance à la chrétienté n’adoucit pas toujours les différencesâ•›: même entourés par une population majoritairement chrétienne, les missionnaires et les occidentaux en général notent l’étrangeté des mœurs et coutumes de leurs hôtes et témoignent ainsi du degré d’assimilation culturelle des minorités confessionnelles de l’Empire42. La diversité de l’espace ottoman rend difficile l’explication des phénomènes locaux par la seule application d’un modèle administratif et politique dicté par Constantinople. La diversité ethnique et confessionnelle des populations soumises, les différences liées au moment, au contexte de la conquête et à l’emplacement géographique, l’incorporation des coutumes locales dans les codes de lois provinciaux, tous ces facteurs conduisent à concevoir l’empire comme la somme d’une multitude de réalités particulières. Les interactions quotidiennes d’un missionnaire français qui travaille dans une mission sur une île des Cyclades, où la population grecque est majoritaire et peu marquée par l’occupation ottomane43, mais où se trouvent aussi des «â•›minorités latines influentes44â•›», ne ressemblent pas à ce que le
42. Lucette Valensi, «â•›Relations intercommunautaires et changements d’affiliation religieuse au Moyen-Orient (XVIIe-XIXe siècles)â•›», dans Conversions islamiquesâ•›: identités religieuses en Islam méditerranéen, M. Garcia-Arenal, dir., Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 227-244. 43. B. J. Slot, Archipelagus Turbatusâ•›: les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane c.€1500-1718, Nederlands Historisch-Archaeologisch Institut, 1982, p. 6698. 44. Nicolas Vatin, «â•›Iles grecques, îles ottomanesâ•›? L’insertion des îles de l’Egée dans l’Empire ottoman à la fin du XVIe siècleâ•›», dans Insularités ottomanes, N. Vatin et G. Veinstein, dir., Istanbul/Paris, Institut français d’études anatoliennes/Maisonneuve & Larose, p. 78.
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même missionnaire expérimenterait à Smyrne45, à Alep46 ou à Constantinople47. De même, l’expérience d’un missionnaire ou d’un commerçant à Trois-Rivières ou à Montréal ne correspond pas à ce qu’ils pourraient vivre dans les missions huronnes ou les Pays d’en Haut. Le visage de la colonie naissante n’est pas le même dans la vallée laurentienne, en Acadie ou en Louisiane48. Les modalités d’exploration et d’appropriation du territoire, les stratégies d’adaptation culturelle, les réseaux de circulation des ressources humaines et financières dans le développement parallèle ou croisé des missions, tous ces facteurs à peine mentionnés ici et qui devront attendre une analyse ultérieure, faciliteront la compréhension de ce que signifiait, pour un Jésuite français au XVIIe siècle, «â•›aller vers un monde inconnuâ•›».
45. Tournefort observe qu’à Smyrne «â•›les Turcs paraissent rarement dans la rue des Francs qui est de toute la longueur de la ville. Il semble quand on est dans cette rue que l’on soit en pleine chrétientéâ•›: on n’y parle qu’Italien, Français, Anglais, Hollandais. Tout le monde se découvre en se saluantâ•›; on y voit des capucins, des jésuites, des récollets.â•›» (cité par Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Burt Franklin, New York, 1967 [1896], p. 417). 46. Bruce Masters, «â•›Aleppoâ•›: the Ottoman Empire’s caravan cityâ•›», dans The Ottoman City Between East and Westâ•›: Aleppo, Izmir, and Istanbul, E. Eldem, D. Goffman et B. Masters, dir., Cambridge, Cambridge University Press (coll. «â•›Cambridge Studies in Islamic Civilizationâ•›»), 1999, p. 17-78â•›; ainsi que, du même auteur, Christians and Jews in the Ottoman Arab World. The Roots of Sectarianism, Cambridge, Cambridge University Press (coll. «â•›Cambridge Studies in Islamic Civilizationâ•›»), 2001. 47. Edhem Eldem, «â•›Istanbulâ•›: from imperial to peripherialized capitalâ•›», dans The Ottoman City, ibid., p.€135-206. 48. G. Havard et C. Vidal, Histoire de l’Amérique française, ibid., p. 19.
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Chapitre 10
Les parallèles entre «â•›l’esprit post-tridentinâ•›» et «â•›l’esprit post-Vatican IIâ•›» Gilles Routhier Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec
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es premières fondations religieuses à Québec sont spirituellement tributaires de l’Ûcole française de spiritualité. Au plan de la fondation de l’Ûglise en Nouvelle-France, il ne faut pas cependant négliger l’influence du Concile de Trente qui marqua durablement le catholicisme jusqu’à Vatican II. Aussi, il n’est pas surprenant, dans le cadre d’un colloque sur le souffle des fondateurs, que l’on veuille dresser un parallèle entre «â•›l’esprit post-tridentinâ•›» et «â•›l’esprit post-Vatican IIâ•›»Â€– deux conciles que tant de gens opposent et qu’on renvoie si souvent dos-à-dos. Dresser un tel parallèle relève d’un pari impossible à tenir, si bien que je devrai me contenter de quelques notes qui, je l’espère, nous permettront de dépasser les oppositions faciles ou les concordismes superficiels.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me faut rappeler qu’il m’est impossible de parler de manière générale de l’esprit post-Vatican II, les développements postconciliaires étant si différents suivant que l’on se trouve en Asie, en Afrique et en Occident. Je me contenterai donc d’indiquer simplement des pistes qui stimuleront la poursuite de la recherche et l’approfondissement de cette question qui, si elle paraît étonnante tant les contextes sont différents et l’œuvre de ces deux conciles contrastées, n’en est pas moins importante. J’indiquerai donc quelques jalons et poserai quelques balises pour explorer cette question trop ample et au sujet de laquelle il n’y a pas réellement de travaux. 157
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D e s c o ncil e s f o nci è r e m e nt diff é r e nt s Avant de vouloir dresser un parallèle entre ces deux conciles, il faut d’abord prendre résolument acte de leurs différences qui ne sont pas négligeables. Il ne suffit pas de dire que l’on a affaire à deux conciles œcuméniques et rapprocher ces deux événements, car le même mot peut cacher des réalités assez différentes. On le sait, la figure des conciles a fortement évolué au cours des siècles et, à la suite de la classification de Bellarmin, plusieurs historiens1 se sont essayés à établir une typologie des conciles. On distingue souvent trois ou quatre formes différentes de conciles, même si l’on convient qu’il n’est pas facile d’établir une typologie parfaitement cohérenteâ•›: les conciles impériaux de l’Ûglise ancienne (ou les conciles doctrinaux)â•›; les conciles de chrétientés du Moyen Âge appelés aussi conciles généraux de l’Occident, les conciles d’union et les conciles de l’Ûglise catholique de l’époque moderne. Certains auteurs rangent alors Trente et Vatican€II dans cette dernière catégorie, mais il faut bien admettre qu’il n’y a pas que quatre siècles qui les séparent l’un de l’autre, mais qu’il y a un monde entre l’un et l’autre. Les différences sont de plusieurs ordresâ•›: de contexte, de situation de l’Ûglise, si bien que la fin assignée à l’un et l’autre concile sera assez différente et la forme, le style et le geste conciliaire qui en découleront se distinguent aussi clairement. Cela ne passait d’ailleurs pas inaperçu aux yeux de Jean XXIII qui avait étudié l’histoire des conciles. Dans son discours d’ouverture de Vatican II, il soulignait «â•›que ce Concile œcuménique s’ouvre dans des circonstances particulièrement favorables2â•›». Il observait que, contrairement aux conciles des 1. K. J. von Hefele présente huit types de concile (Histoire des conciles d’après les documents originaux, Paris, Letouzey et Ané, 1907, p. 4-8). Û. Fouilloux n’en retiendra que quatre («â•›La phase antépréparatoireâ•›», dans G. Alberigo, dir., Histoire du concile Vatican II, 1. Le catholicisme vers une nouvelle époque. L’annonce et la préparation, Paris, Cerf, 1995, p. 46-57 et 63-68). Ce dernier a repris à diverses reprises la question, en particulier dans son introduction à la publication des décrets conciliaires (Les conciles œcuméniques, vol. I, L’histoire, Paris, Cerf, 1999). K. Schatz a lui aussi élaboré une typologie des conciles dans son ouvrage Allgemeine Konzilien€– Brennpunkte der Kirchengeschichte (Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1999). On verra aussi la typologie présentée par W. Beinert, «â•›Concileâ•›», dans J.-Y. Lacoste, dir., Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, p. 243. Enfin, G.€Routhier, «â•›Il concilio ecumenico o generaleâ•›», dans G. Alberigo€– G. Ruggieri€– R. Rusconi, Il Cristianesimo. Grande Atlante, vol. II, Torino, UTET, 2006, p. 584-586. 2. Discours du Saint Père Jean XXII à l’ouverture solonnelle du concile œucuménique Vatican II, jeudi, 11 octobre 1962. Toutes les autres citations de Jean XXIII dans le présent texte réfèrent à ce discours.
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siècles passés, au moment où s’ouvrait Vatican II, l’Ûglise jouissait d’une liberté d’action qu’elle n’avait pas connue lors de la célébration d’autres conciles, alors que «â•›les fils du siècle entravaient la liberté d’action de l’Ûgliseâ•›». Il suffit [rappelait-il] de jeter un coup d’œil sur l’histoire de l’Ûglise pour voir tout de suite avec évidence que les Conciles œcuméniques eux-mêmes, dont les vicissitudes sont inscrites en lettres d’or dans les fastes de l’Ûglise, ont souvent connu de graves difficultés et des motifs de tristesse à cause de l’intrusion du pouvoir civil. Ces princes séculiers se proposaient certes parfois sincèrement de protéger l’Ûgliseâ•›; mais la plupart du temps cela ne se faisait pas sans dangers ni dommages pour le spirituel, car ils étaient bien souvent poussés par des motifs politiques et trop soucieux de leurs propres intérêts.
Cela, déjà, distingue clairement le concile du Vatican II du concile de Trente, maintes fois interrompu à la suite de pressions des pouvoirs séculiers. Mais cela n’est pas tout. La situation de l’Ûglise, au moment de Trente, est pour le moins tragique. Des réformes in capite et in membris sont réclamées depuis des décennies, mais n’arrivent pas à venir. Cette situation est aggravée par la Réforme et la division de l’Ûglise qui en sont, pour une bonne part, la conséquence. Affaiblie par la décadence générale qui la gangrène et divisée par la Réforme, l’Ûglise est fragilisée et peu de gens parient alors sur l’avenir de l’Ûglise catholique. Tel n’est pas le cas à Vatican II. On a affaire, au moins apparemment, à une Ûglise prospère et unie, une Ûglise conquérante, presque triomphante, diraient certains. Et c’est là une différence importante pour la suite des choses. Il est probablement plus facile d’entreprendre un travail de réforme en profondeur lorsque l’Ûglise les appelle depuis près d’un siècle et que ces réformes contribuent à la reconstruire, que d’engager des réformes alors que, apparemment, le corps est sain et que la mise en œuvre des réformes semble la fragiliser et en briser les équilibres internes et l’élan. En somme, il me semble qu’il faille distinguer clairement entre un processus de réforme qui vient à la suite d’un traumatisme, qui a atteint en profondeur le corps ecclésial, comme cela a été le cas au moment du concile de Trente, et un processus de changement de paradigme ou d’institutionnalisation d’une nouvelle figure du christianisme qui accompagne son entrée volontaire dans une autre étape de son histoire, à la suite d’une prise de conscience et d’un processus de discernement spirituel comme c’est le cas à Vatican II (qui marque la fin de la chrétienté, l’ère constantinienne ou une Ûglise européenne). Dans ce dernier cas, la mutation implique une véritable déconstruction/reconstruction d’une forme ou d’une figure du catholicisme ou déstructuration/restructuration d’une figure du catholicisme.
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Je ne veux pas négliger le fait que la Réforme tridentine ait eu à défaire certaines pratiques et habitudes bien enracinées, voire certaines formes, ne serait-ce qu’au plan architectural (rappelons que Charles Borromée fit non seulement détruire tous les monuments funéraires construits dans sa cathédrale, mais fit littéralement casser le chœur de sa cathédrale pour la rendre conformes aux standards de la liturgie tridentine). Je ne veux pas non plus négliger le fait que ces changements de formes n’aient pas entraîné certaines violences et certaines résistances. Toutefois, la réforme d’une Ûglise décadente n’est pas une opération similaire à une réforme qui vise à accompagner le passage consentie de l’Ûglise à une nouvelle période de son histoire. De plus, à Trente, on a affaire à une Ûglise qui s’est rétractée autour du bassin méditerranéen, une Ûglise dont la sphère est réduite pratiquement à l’aire latine, qui est retranchée sur ce dernier pré-carré. À Vatican II, on a affaire à une Ûglise présente dans le monde entier, une «â•›Ã›glise aux dimensions du mondeâ•›». La comparaison entre les deux assemblées conciliaires est saisissante à ce chapitre3. Par ailleurs, s’il est commun d’affirmer que Vatican II représente un cas d’espèce dans l’histoire des conciles, on n’arrive pas toujours à dire positivement ce qui le caractérise. On dira qu’il n’est pas doctrinal, mais pastoral€– mais c’est aussi le cas de Trente qui comporte des constitutions dogmatiques et des décrets disciplinaires, les deux étant souvent mal arrimés€–â•›; qu’à la différence de Trente et de bien d’autres conciles il n’a pas été convoqué alors qu’une hérésie particulière menaçait l’Ûglise ou qu’il ne comporte pas de définition dogmatique et n’a pas prononcé d’anathème. Ce sont là autant de manières négatives de le caractériser qui sont cependant insuffisantes. Pour Jean XXIII, à Vatican II, l’Ûglise n’avait pas à répondre à un adversaire ou défendre la foi contre des erreurs ou des ennemis. Bien plus, pour lui ce concile n’avait pas pour tâche de garder le «â•›précieux trésorâ•›» de la doctrine «â•›comme si nous n’étions préoccupés que du passéâ•›» ou de «â•›répéter plus abondamment ce que les Pères et les théologiens anciens et modernes ont déjà ditâ•›». «â•›S’il s’était agi uniquement de discussions de cette sorte, [ajoutait Jean XXIII], il n’aurait pas été besoin de réunir un Concile œcuménique.â•›» Pour lui, la tâche qui attendait le concile était de se «â•›mettre joyeusement, sans crainte, au travail qu’exige notre époqueâ•›», celui de «â•›pré 3. À Vatican II, les Pères conciliaires provenaient de 116 nations, dont 849 d’Europe occidentale (31,6%), 601 d’Amérique latine (22,33%), 332 d’Amérique du Nord (12,36%), 250 d’Afrique noire (9,3%), 174 du bloc communiste (6,47%), 95 du monde arabe (3,53%), 256 du monde asiatique (9,53%) et 70 d’Océanie (2,6%). Cette diversité est sans commune mesure par comparaison avec les conciles précédents.
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senter la doctrine d’une façon qui réponde aux exigences de notre époqueâ•›». Il déplace le curseur en précisant que le problème auquel l’Ûglise fait face n’est pas d’abord un problème de définition, de conservation, de répétition ou d’amplification de la doctrine, mais un problème de transmission ou de présentation, de communication ou de proposition de la doctrine, au moment où s’ouvre une nouvelle étape de l’histoire humaine. Il faut [disait-il] que cette doctrine certaine et immuable, […], soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. En effet autre est le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, en leur conservant toutefois le même sens et la même portée. Il faudra attacher beaucoup d’importance à cette forme et travailler patiemment, s’il le faut, à son élaborationâ•›; et on devra recourir à une façon de présenter ce qui correspond mieux à un enseignement de caractère surtout pastoral.
Cela pose une claire distinction entre Trente et Vatican II. Tous les deux s’intéressent à la doctrine (en cela ils se rejoignent), mais dans des contextes différents, ce qui les conduira à s’y intéresser de manière foncièrement différente. Schématiquement, dans un cas, avec une attitude doctrinale et une posture défensive [préciser, définir et condamner], dans un autre, avec une attitude pastorale, avec le désir de la proposer et, corrélativement, de rechercher une forme correspondant à une nouvelle époque et un langage qui permette d’annoncer cette doctrine dans de nouvelles situations culturelles. La différence est ici capitale car elle déterminera les renouveaux catéchétiques et théologiques comme les renouveaux missionnaires et évangélisateurs fruits de ces deux conciles. On a compris que défendre, conserver, condamner et définir constituent des gestes différents de ceux qui consistent à annoncer l’Ûvangile dans un langage renouvelé et correspondant à notre époque et le proposer dans une forme qui corresponde aux cultures actuelles. Une chose est commune aux deuxâ•›: la fidélité à la doctrine. Là s’arrête le parallèle. Trente nomme l’adversaire et conduit à une théologie, à une prédication et à une catéchèse de controverses avec cet opposant. En effet, la contre-réforme donne lieu à un nouveau type de théologie, la théologie de controverse avec la fondation, en 1561, de la chaire de «â•›controversesâ•›» au Collège romain. Cette activité d’enseignement s’accompagnait d’autres activités, notamment les colloques et les prédications4. 4. On parlait de «â•›Prêcher les controversesâ•›» ou de «â•›prédicateurs pour la controverseâ•›», par exemple. Voir€E. Griselle, Le Ton polémique de la prédication avant Bourdaloue, Paris, Beauchesne, 1906, p.€101â•‚106 et 199-287.
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Le plus célèbre représentant de la théologie controversiste est sans doute Bellarmino (1543-1621)€– mais il y en eut bien d’autres, notamment en Espagne, en Allemagne, en Suisse et en France€– qui occupa la chaire de théologie de controverse à Rome et qui publia en trois volumes, de 1586 à 1608, les Disputationes de controversiis Christiane Fidei adversus huis temporis haereticos, mieux connues sous le titre abrégé Controversiae et qui constituent ses réponses aux questions posées par les protestants. Cet ouvrage, qui connut seize rééditions, marqua durablement la théologie€– pour ainsi dire jusqu’à Vatican II€–, non seulement en raison de son contenu, mais également en raison de son style ou de la manière d’entrer en relation avec les autres. L’attitude intransigeante et polémique et le souci de rendre claires et tranchantes les positions catholiques contribuèrent non seulement à en durcir certaines affirmations, mais aussi à briser certains équilibres théologiques fondamentaux tenus jusque là. Non seulement cette théologie controversiste ne devait pas faciliter le dialogue, mais elle conduisit à la définition de l’identité catholique dans l’opposition à celle des protestants. Les thèses prenaient finalement la contrepartie des thèses adverses en mettant l’accent sur l’insuffisance de la Bible et en valorisant en contrepartie l’autorité de la tradition et des organes de cette transmission, en particulier le pape et son magistère. Cette attaque point par point des positions adverses (en matière ecclésiologique, de théologie des sacrements, de culte marial, etc.) ou cette réponse aux problèmes posés par les protestants n’aida pas à saisir les questions dans leur complexité en ne les posant pas dans leurs perspectives d’ensemble, mais seulement à partir d’un point particulier. À l’œuvre de Bellarmin, il faut ajouter son célèbre catéchisme, genre élaboré par les protestants, mais repris avec succès par les catholiques, notamment les théologiens controversistes, dont Canisius. Cela conduisit à une catéchèse ou le caractère notionnel et dogmatique était plus accentué. Vatican II devait orienter la théologie, la catéchèse, la prédication et l’activité missionnaire dans la recherche de nouveaux langages et l’exploration de formes plus appropriées pour annoncer l’Ûvangile dans des cultures si diversifiées et différentes de celle qui avait dominé l’Occident pendant plus de quatre siècles. D e s pa r a ll è l e s p o s s i b l e s Au-delà de ces différences significatives, on peut dresser quelques parallèles. Dans les deux cas, ces conciles marquent le passage à une autre forme du catholicismeâ•›: passage au catholicisme baroque ou tridentin ou encore
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au catholicisme romain, dans le premier cas, passage à une Ûglise aux dimensions du monde, dans le second cas. C’est que ces deux conciles, audelà des différences de contextes et des réponses à ces situations, ont en commun le fait qu’ils accompagnent des changements de civilisation (entrée dans la modernité, dans le premier cas et dans la modernité avancée dans le second cas), et marquent le passage de l’Ûglise catholique à un autre moment de son histoire en lui fournissant de nouveaux cadres, de nouvelles représentations et en parvenant ainsi à développer un nouveau style de catholicisme. Ces deux conciles, qui ont donné lieu à des renouveaux au plan théologique, de la catéchétique, de la prédication, de la mission et de l’activité pastorale, reprennent en profondeur l’expérience chrétienne pour la restituer dans des formes nouvelles. Ce ne sont pas seulement les formes extérieures qui sont affectées, mais ce sont, en profondeur, les symboliques et les représentations qui sont travaillées. Dans leur effort de réforme ou de rénovation, ces deux conciles opèrent aussi bien au plan des réformes institutionnelles que de la rénovation spirituelle, les deux étant étroitement liées. Au plan institutionnel, ces deux conciles touchent à l’ensemble de la vie de l’Ûglise, car comme Trente, Vatican II engage une réforme de la liturgie et de l’enseignement. En effet, comme aux lendemains du concile de Trente, Vatican II conduit à l’édition de nouveaux rituels et de nouveaux catéchismes (pas du concile, toutefois, Vatican II ayant explicitement renoncé à l’édition d’un catéchisme universel) qui façonneront durablement les mentalités, puisque ce sont la symbolique et les représentations catholiques qui sont touchées par les changements dans ces deux domaines de la vie ecclésiale. De plus, ces deux conciles, en plus de remodeler en profondeur l’institution liturgique et catéchétique, touchent les grands corps de l’Ûgliseâ•›: l’épiscopat (la manière de comprendre et de se représenter cette fonction et son exerciceâ•›; de définir cette figure et ce rôle), le clergé (sa formation, sa vie et l’exercice du ministère), la vie religieuse (qui connaît une période d’effervescences faite de fermentations et d’évolutions à la suite de ces deux conciles) et le laïcat. Enfin, ces deux conciles ont des effets importants sur les cadres pastoraux que sont la paroisse et le diocèse et les institutions, qui façonnent et construisent l’identité des membres de ce corpsâ•›: catéchisme, catéchuménat, séminaire, etc. De plus, ces conciles, mais aussi le changement de période qu’ils accompagnent et les mutations culturelles qui caractérisent ce changement, libèrent de nouvelles énergies spirituelles qui n’étaient pas clairement anticipées, en tous cas pas programmées au moment du concile, mais des mouvements spirituels autorisés par ces conciles. Ces mouvements spirituels et ces mutations culturelles ont bien sûr des conséquences sur la manière d’entrevoir le laïcat,
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la vie religieuse, le clergé, mais aussi sur la manière d’entrevoir la sainteté chrétienne ou plus simplement la vie chrétienne. Ce ne sont toutefois pas seulement les institutions, les pratiques, les modes de vie chrétienne, les processus instituants, les représentations et la symbolique qui sont touchés. C’est aussi l’identité qui est travaillée. En effet, en mettant en avant dans les rapports aux autres la notion de «â•›dialogueâ•›» et non celle de controverses, héritière de la disputatio médiévale, Vatican II conduit à penser de manière non-polémique l’identité catholique, ce qui n’est pas sans risque et qui ne va pas immédiatement de soi. Toutefois, en prenant des attitudes différentes, voire opposées, ces deux conciles se rejoignent en touchant à une question sensible et crucialeâ•›: la manière de construire l’identité du groupe et des individus. Ces deux conciles définissent donc durablement, non seulement des attitudes à l’égard des autres, mais aussi les rapports aux autres, y compris dans la manière de les désigner, appellations que l’on retrouve jusque dans la liturgie (païens, hérétiques, schismatiques appellations remplacées par frères séparés, etc., à Vatican II). Paradoxalement, les deux conciles misent sur l’Ûglise locale (le diocèse) et la figure de l’évêque (pensons à Trente qui va susciter une nouvelle figure d’évêque dont on connaissait cependant certaines réalisations avant le concile) pour conduire le renouveau de l’Ûglise, mais aboutissent, dans les deux cas, à une reprise en main curiale de l’interprétation du concile et de sa mise en œuvre. Il faudrait examiner comment se joue, dans les deux cas, le rapport multipolaire concile€– curie€– pape€– évêques au cours du concile et le rapport triangulaire curie€– pape€– évêques au cours de la réception du concile. Sans avoir examiné le dossier dans tous ses plis et replis, je crois que dans les deux cas le frein vient de la curie et l’élément moteur se trouve souvent dans la papauté (au moins chez certains papes) et chez certains évêques dont l’action est favorisée lorsqu’elle trouve un appui dans la papauté (pensons au tandem Charles Borromée et Pie€IV) et paralysée lorsqu’il n’y a pas une action synchronisée ou une alliance entre ces éléments moteurs. J’estime ici que l’action concertée entre papes et évêques a mieux fonctionné, de manière générale, au cours de la réception de Trente qu’au moment de la réception de Vatican II. C o nclu s i o n Mon étude de la réception de Trente et du devenir du catholicisme dans le monde occidental actuel, m’oblige aussi à penser aux accommodements, qui n’avaient pas été prévus ou envisagés ni au moment des conciles de
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Trente et de Vatican II ni dans les années qui les suivirent immédiatement. En effet, les historiens ont bien montré que le clergé post-tridentin avait dû consentir à de nombreux compromis et à plusieurs accommodements dans la mise en œuvre de la réforme tridentineâ•›: approbation du culte des saints, de la croyance aux miracles, des demandes de biens matériels, autant de choses pourtant étrangères à la Réforme tridentine. Pour désigner cette adaptation du clergé à la religion des fidèles, Jean Delumeau a parlé d’une volonté d’acculturation de la part du clergé5. Moyennant une telle adaptation, le peuple chrétien pouvait en retour assimiler les nouvelles dévotions qui lui étaient proposées et leur pratique devenait commune au XVIIIe siècle. Les transactions sont donc nombreuses et elles ne vont pas à sens unique. Jean Delumeau observait, par exemple en Bretagne, «â•›une sorte d’accommodement par distorsion du christianisme et des mentalités populaires6â•›». Alain Lottin arrive à des conclusions semblables à partir d’études faites en Flandre et dans le Hainaut. On peut y observer une rencontre entre la religion populaire et la Contre-Réforme, rencontre qui s’exprime sous le mode de l’adaptation, de l’imprégnation de l’une par l’autre et de modification progressive7. Certains veulent voir dans les mouvements de réformes qui marquent le catholicisme et qui s’étendent sur une longue période qui va du XVe au XVIIe siècle, soit des épurations réussies des éléments populaires du christianisme, soit une répression de ces éléments. La biographie de Charles Borromée, pour revenir à ce cas type, fait apparaître les deux mouvements. Aujourd’hui, près de cinquante ans après Vatican II, on est peut-être à notre tour parvenu à cette phase d’accommodement ou d’acculturation des réformes conciliaires avec les mentalités populaires, ce que Vatican II n’a pas réussi jusqu’à ce jour. Il me semble également que, dans la construction d’un imaginaire catholique ou dans la fabrication de nouvelles représentations, Trente a agi avec plus de force que Vatican II. Certains ont même affirmé qu’il s’agit là de la première opération vraiment mondiale de propagande. Un arsenal, sinon complet, au moins riche et varié, a été conçu, s’adressant à la fois à l’intelligence, au cœur et aux sens. Dans cet arsenal, on trouvait des armes intellectuelles pour les personnes cultivées (décrets conciliaires, production 5. J. Delumeau, «â•›Déchristianisation ou nouveau modèle de christianismeâ•›?â•›», Archives des sciences sociales des religions, 40 (1975), p. 9. 6. Ibid., p. 12. 7. A. Lottin, «â•›Contre-Réforme et religion populaireâ•›: un mariage difficile mais réussi aux XVIe et XVIIe siècles en Flandre et en Hainautâ•›?â•›» dans La Religion populaire, Paris, Ûd. du CNRS, 1979, p. 58.
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de livres pour l’enseignement de la théologie et l’apologétique, création de séminaires) et pour le peuple (catéchismes, prédications et missions paroissiales), et des armes psychologiques pour émouvoir et toucher les sens (développement des confréries, diffusion d’images, de pratiques et d’objets divers pour soutenir la dévotion, promotion de modèles par le culte de saintsâ•›; élaboration d’une liturgie où le sensible joue un rôle capital, création de mobilier liturgique nouveau, théâtre religieux, etc.). L’art baroque, et bientôt la théologie et la spiritualité baroque, apparaîtront comme une tentative de mettre l’art au service de l’orthodoxie religieuse et, plus globalement, de créer une identité catholique8. Ce programme artistique élaboré en Europe se diffusera dans le monde entier, traversant les océans pour s’épanouir en Asie (Inde et Philippines), en Amérique hispanique, etc. Si Vatican II a réussi à toucher l’intelligence et à atteindre les personnes cultivées et le peuple à travers la catéchèse et la prédication, il n’a probablement pas encore réussi à toucher et à émouvoir, i.e. à produire un style, une synthèse entre un programme de réforme et une sensibilité religieuse. Ici, dans l’exploration de ce nouveau style et d’images, il me faudrait ouvrir tout un chapitre sur les relations entre la culture médiatique, que Jean-Paul II avait bien comprise, et le catholicisme postconciliaire.
8. Voir Jean Pirotte, «â•›Sillages baroques. Turbulences stylistiques et rémanences mentales à l’ère post-baroqueâ•›», dans Piété baroque en Luxembourg, Bastogne, Musée en Piconrue, 1995, p. 331-340.
Troisième partie
Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›: apports aux mondes de l’éducation et de la santé
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 11
Soigner et éduquerâ•›: transferts, hésitations et intuitions chez Marie de l’Incarnation Jean-Pierre Gutton
L e rô l e s o ci a l d e l a v e u v e e t l a p o s s i b ilit é d e v i v r e u n e v i e c o n s ac r é e d a n s l e s i è cl e
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e premier thème sur lequel il convient de s’arrêter est celui de la veuve au XVIIe siècle1. Manuels de vie conjugale, sermons, ouvrages spécialement consacrés au veuvage et au remariage, comme La Cour sainte de Nicolas Caussin (Paris, 1624, 14 rééditions du vivant de l’auteur), éclairent ce sujet. Pour les auteurs de la réforme catholique, la condition de veuve est dangereuse, car elle soumet la femme aux risques de la volupté, du bavardage, de l’avarice, mais elle est aussi sanctifiante chez la veuve chaste et s’adonnant aux œuvres de charité. Courant spirituel qui apprend à perpétuer cet état dans la dévotion, hostile au remariage qui ne peut être ni prohibé, ni encouragé, et qui ne s’arrête guère aux vraies questions de l’éducation des enfants et de la solitude. Ainsi, le veuvage est-il tout à la fois un état dangereux et une chance à saisir. La viduité est un moyen d’accéder à Dieu, mais la con 1. Le travail essentiel est ici le diplôme à l’habilitation à diriger des recherches de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie publié sous le titre Être veuve sous l’Ancien Régime, préface de J.-P. Bardet, Paris, Belin (coll. «â•›Histoire et Société - Essais d’Histoire Moderneâ•›»), 2001, 415 p. Et aussiâ•›: Veufs, veuves et veuvage dans la France de l’Ancien Régime, Actes du colloque de Poitiers (11-12 juin 1988), N.€Pellegrin et C. H. Winn, éd., Paris, Honoré Champion (coll. «â•›Colloques, Congrès et Conférences de la Renaissance Européenneâ•›»), 2003, 450 p.
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duite de la maison et l’éducation des enfants doivent être assurées. Prière et oraison, pratique des bonnes œuvres éviteront une «â•›viduité oisiveâ•›». L’ensemble de ces recommandations s’appuie sur des modèles toujours cités. Anne la prophétesse a passé sept ans avec son mari qu’elle avait épousé toute jeune et reste veuve, servant dans le temple de Jérusalem où elle accueille Jésus et ses parents, à 84 ans. La mère de saint Augustin n’eut qu’un seul mari, rendit à ses père et mère les devoirs qu’elle leur devait et, dans une vertu exemplaire, éleva son enfant. Il est clair que la «â•›sainte veuveâ•›» est un idéal que des biographes magnifient. Au nombre de ces biographies, il y a celles de la duchesse d’Aiguillon, de Madame de La Peltrie et de Marie Martin-Guyard. Ces biographies mettent en scène de jeunes femmes tôt mariées et qui se sont rapidement trouvées veuves. Madeleine de Chauvigny est unie à 19 ans à La Peltrie dont elle est veuve à 25. Marie Guyard devient Marie Guyard-Martin à 17 ans et est veuve à 19. Le fait d’être veuve jeune renforce le côté exemplaire de leur choix de vie après le décès de leur mari. Une sorte de récit type s’impose. Ces jeunes filles, issues de milieux dévots, ont manifesté une foi très vive, ont pu être attirées tôt par la vie monastique. Cependant, mariées jeunes par leur famille, elles ont vécu ces mariages de convenance en vraies chrétiennes. Devenues veuves, un signe de Dieu (songe, vision, maladie…) les engage à renoncer aux plaisirs du monde et, parfois, au monde. Ainsi, Dom Claude Martin, dans La vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France tirée de ses lettres et de ses écrits (Paris, 1677) rappelle la probité de son père et la très grande piété de sa mère. Vers l’âge de sept ans, elle ressent l’appel de la vie religieuse. Dans un songe, elle se voit dans une cour d’école, entourée de ses compagnes. Levant les yeux au ciel, elle voit le Christ venant vers elle. Elle lui tend les brasâ•›; il l’embrasse et lui dit «â•›Voulez- vous être à moiâ•›?â•›» Elle répond oui et le Christ remonte au ciel. Le souvenir de ce songe demeurera en elle et, au temps de l’adolescence, le remords s’installera. Elle projette alors d’entrer chez les Bénédictines de Tours, dont l’abbesse est une parente. Le projet est sans suite et, bien qu’ayant manifesté de la répugnance pour le mariage, elle accepte le choix de ses parents. Cependant, elle les prévient que, «â•›si Dieu lui donnait un fils, elle le consacrerait à son serviceâ•›; et qu’ellemême, si dans la suite elle recouvrait la liberté qu’elle allait perdre, elle n’aurait plus d’autre époux que le Seigneur2â•›». 2. François-Xavier de Charlevoix, La Vie de Mère Marie de l’Incarnation, institutrice et première Supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, Paris, chez Antoine-Claude Briasson, 1724, p. 9.
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Le thème obligé de ces biographies est ensuite de dire combien, en dépit d’une vocation précoce, ces épouses furent exemplaires durant leur vie conjugale, même si le mariage a été peu réussi. Ainsi en va-t-il pour Madame de La Peltrie. Marie Guyard n’aurait trouvé dans le mariage que des «â•›croix pesantesâ•›». Veuve à 19 ans, avec un fils, parents et amis la pressent de se remarier. Elle refuse, mettant en avant, notamment dans une confession générale, son «â•›infidélitéâ•›» à sa première vocation. Et, la veille de l’Incarnation de 1620, elle se voit plongée dans le sang du Christ et par là appelée à un état religieux. Elle se retire désormais dans une chambre isolée, chez son père et avec son fils. L’enfant grandissant, elle hésite entre divers couvents mais la séparation déchirante aura lieu. L’idéal de la «â•›sainte veuveâ•›» ne suffit toutefois pas à expliquer le destin canadien de Marie de l’Incarnation. Il convient aussi d’expliquer sa volonté d’action. On doit d’abord poser la question de la liberté d’agir dans le siècle pour des religieuses au début du XVIIe siècle. Durant les décennies qui suivent la fondation en Italie, au milieu du XVIe siècle, de la Compagnie de Sainte Ursule il n’y eut pas de clôture. Angèle Mérici avait créé une compagnie de sœurs non cloitrées qui vivaient et œuvraient dans le siècle. Les premières maisons fondées en France ou dans le Comtat au passage d’un siècle à l’autre conservent ce caractère ouvert. Lors de la fondation d’une maison à Paris, à partir de 1610, il en va autrementâ•›: une stricte clôture devient la règle. C’est alors le temps où se précise le grand débatâ•›: les femmes obtiendront-elles ce que les hommes ont obtenu avec le nom de clercs séculiers, c’est à dire mener une vie consacrée dans le siècle et pour le siècle, comme le peuvent les Jésuitesâ•›? On sait que François de Sales dut y renoncer, après une visite à l’archevêque de Lyon, pour les Visitandines. Et ce n’est que dans les années 1630 que Vincent de Paul, avec son génie pratique, trouve la solution avec les «â•›filles séculièresâ•›». L’action de Marie de l’Incarnation se ressent de ces débats. Les Ursulines conservent un lien avec l’extérieur par l’intermédiaire de l’instruction des filles, dont la plupart retournent dans le monde pour se marier. De plus, chaque couvent d’Ursulines a ses propres constitutions et Marie de l’Incarnation saura les adapter à la Nouvelle-France en rédigeant celles du couvent de Québec. La liberté d’action reconnue aux femmes en France tient à ce que filles séculières et religieuses desservent un nombre croissant d’institutions et imposent l’idée que ce sont les femmes qui sont les plus à même de soigner. Cette croyance est d’ailleurs renforcée par le fait que, du côté masculin, seuls les frères de Saint-Jean-de-Dieu fournissent des hospitaliers. Plus généralement, il faut aussi rappeler que le mouvement dévot a largement
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favorisé l’affirmation de la femme dans l’action. Certes, la compagnie du Saint-Sacrement est-elle essentiellement masculine, la seule compagnie féminine sûrement attestée étant celle de Dijon, d’ailleurs créée à l’initiative de la supérieure des Ursulines3. Mais les dévotes agissent beaucoup. Dons de Madame de Bullion, veuve d’un surintendant de Louis XIII, pour la fondation de l’Hôtel-Dieu de Montréal. Actions multiformes de Madame Acarie ou de la duchesse d’Aiguillon. Marie Rousseau, dont l’époux gère un cabaret au carrefour de Buci et qui tente de convertir certains clients. Marie Rousseau qu’aurait consultée Jeanne Mance. Jeanne Biscot fondatrice de l’Asile de la Sainte Famille d’Arras, que son confesseur dissuade de rejoindre la Nouvelle-France en 1643. Vie dévote et action sont liées dans les esprits et dans les faits. Il faut aussi rappeler le contexte de la Nouvelle-France et dire combien l’insécurité ambiante conduit forcément à l’action dans le siècle. L’histoire de la sécurité4 a attiré l’attention des historiens dans les années 1950. On a alors posé que la sécurité a connu un «â•›transfert de ciel à terreâ•›». C’est-à-dire qu’il y a eu un moment où le recours à la protection de la Vierge et des saints n’a certes pas été remplacé mais a été accompagné de celui à des protections terrestres. Histoire qui est liée de près à celle des assurances, de l’épargne, de la pension de retraite, donc au calcul des probabilités. Ce temps, celui de la seconde moitié du XVIIIe siècle, est aussi celui où numération des rues, développement des polices urbaines,… manifestent le souci de sécurité publique. Cette chronologie, suggérée par Lucien Febvre, a été magnifiquement confirmée et affinée par les travaux de Jean Delumeau5. Mais il s’agit de la France métropolitaine. La chronologie n’est pas forcément la même en Nouvelle-France. La peur de la nature hostile, la menace des Iroquois font que les questions de sécurité tiennent une grande place dans la vie des colons. L’arrivée durant l’été de 1665 du régiment de CarignanSalières est décisif, le rôle des miliciens également, pour faire du Canada une société militaire6. Québec a un fort dès 1636â•›; la seigneurie a un aspect 3. Louis Prunel, «â•›Y eut-il, au XVIIe siècle, des Compagnies de Dames du Saint-Sacrementâ•›?â•›», Revue pratique d’apologétique, 15 janvier 1911, p. 607-610. 4. Lucien Febvre, «â•›Pour l’histoire d’un sentimentâ•›: le besoin de sécuritéâ•›», Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 11/2 (1956), p. 244-247. 5. Particulièrement dans Jean Delumeau, Rassurer et Protéger. Le sentiment de sécurité dans l’Occident d’autrefois, Paris, Fayard, 1989, 667 p. 6. William J. Eccles, The Canadian Frontier (1534-1760), Albuquerque, University of New Mexico Press (coll. «â•›Histories of the American Frontierâ•›»), 1983 (1969), 258€p.â•›; Jean-Claude Dubé, Le chevalier de Montmagny (1601-1657), Premier gouverneur de la Nouvelle-France, Montréal, Fides, 1999, 432 p.
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militaire symbolisé par l’encadrement des paysans par les seigneurs pour assurer la défense. La situation est vite critique pour les premiers colons débarqués sur l’île de Montréal le 17 mai 1642. Aux peurs traditionnelles importées de France, s’ajoutent les dangers du nouveau continent et, peutêtre surtout, pour des immigrants habitués aux fortes solidarités d’une société de corps, la nécessité de reconstituer des liens communautaires. Dans la volonté d’organiser la sécurité tous prennent leur part, y compris les femmes. Le récit de leur action est héroïsé, les mots de «â•›combatâ•›», «â•›victorieuxâ•›», «â•›femme forteâ•›» sont employés ainsi que les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, 1636-1716 publiées par Albert Jamet (Québec, 1984) en témoignent. La proximité de vue entre le couvent des Ursulines et le gouverneur accentue la priorité de la mise en défense de la colonie. L’action s’impose à tous dans ces conditions et soigner et évangéliser c’est mêler sécurité matérielle et sécurité spirituelle. C’est enfin l’idée de croisade qui explique l’engagement dans des œuvres séculières de Marie de l’Incarnation7. Le vieil idéal de guerre sainte survit au XVIIe siècle et il est transposé en Nouvelle-France. Madeleine de La Peltrie, qui finance l’établissement des Ursulines au Canada, vient de perdre son mari au siège de La Rochelle qui était aussi une forme de guerre sainte. Et l’on sait que Marie de l’Incarnation dans son autobiographie spirituelle de 1654, évoquant toutes les terres habitables «â•›où il y avait des âmes raisonnables que je voyais appartenir à Jésus-Christâ•›», parle des «â•›grandes vastitudesâ•›» où elle accompagne «â•›les ouvriers de l’Ûvangile auxquels je me sentais unie étroitementâ•›». Sans compter la présence toute proche des AngloHollandais hérétiques. Et les représentations du Cid à Québec en 1646 et en 1652. Cette prégnance de la nécessité de la croisade s’exerce d’autre part dans un climat eschatologique, dans l’espérance des épreuves de la fin des temps exaltée par des tremblements de terre en 1663. Tous sentiments qui se manifestent largement dans la grande guerre des Iroquois et, bien sûr, dans les Relations des Jésuites. Les Relations appellent Louis XIV à la croisade et il en sortira une expédition, en 1666, contre les Iroquois qui se situe chronologiquement entre la guerre de Hongrie (1664) et la tentative de sauver la Crête vénitienne en 1669. Marie de l’Incarnation attend cette guerre et ne condamne€– pas plus que ne le font les pères jésuites€– «â•›les instrumentsâ•›», c’est-à-dire la pratique de la torture. Il s’agit d’éloigner le danger représenté par ces «â•›petits turcsâ•›» que sont les Iroquois et, quand le régiment de Carignan-Salières arrive, ce sont des soldats qui ont participé 7. Robert Sauzet, Au grand siècle des âmes. Guerre sainte et paix chrétienne en France au XVIIe siècle, Paris, Perrin, 2007, 300 p.
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à la guerre de Hongrie qui débarquent. Beaucoup de soldats font une confession générale et les Ursulines leur fabriquent des scapulaires, rubans d’étoffe bénits. Toute la colonie participe à cet effort de guerre sainte par une continuelle oraison des quarante heures. L’expédition eut lieuâ•›: les Iroquois s’étaient repliés, on incendia leurs villages et il n’y eut pas de guerre d’extermination. S é d e nta r i s e r e n s o i g n a nt e t e n é d u qua nt Si l’on comprend ainsi mieux la volonté d’agir dans le siècle de Marie de l’Incarnation, il faut dire maintenant comment s’explique sa manière de soigner et d’éduquer. Là encore il y a transfert de pratiques métropolitaines.
L e c h o i x m a îtrisé des espaces clos L’œuvre de Marie de l’Incarnation auprès des jeunes huronnes qu’elle entend christianiser, instruire et secourir ne connut certes pas que des succès, mais l’organisation qu’elle présente mérite d’être commentée. Il s’agit de sédentariser et de protéger les huronnes dans un espace clos. Un des principaux rédacteurs des Relations, le Père Lejeune, le dit clairementâ•›: Or il faut que je dise en passant que voicy quatre grands ouvrages liez ensemble d’un mesme nœudâ•›; l’arrest des sauvages8, l’hospital, le séminaire des petits garçons et le séminaire des petites filles sauvages. Ces trois derniers dépendent du premier. Faites que ces barbares soient toujours vagabonds, leurs malades mourront dans les bois et leurs enfans n’entreront jamais au séminaireâ•›; rendez les sédentaires, vous peuplés ces trois maisons qui ont toutes besoin d’être puissament secourues.
L’expérience des réductions du Paraguay qui avait commencé en 1609 était bien sûr connue. À l’instigation du Père Lejeune une réduction est fondée à Sillery en 1638. Le gouverneur Montmagny permet aux religieuses venues de Dieppe de la visiter, dès le début d’août 1639, en mettant sa barque à leur disposition. En juillet 1640, un hôpital est commencé. Il est d’autant plus nécessaire que des épidémies€– influenza, rougeole, variole€– sévissaient. On se préoccupait aussi du sort des enfants de sexe féminin et c’est ainsi que furent confiées à Marie de l’Incarnation «â•›six filles sauvagesâ•›» et «â•›quelques filles françoises [ qui ]commencèrent à les aller voir pour estre instruitesâ•›». 8. «â•›arrest des sauvagesâ•›» désigne la sédentarisation.
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On sait que cette tentative d’acclimater au Canada ce que les Ursulines faisaient en France échoua. Marie ne soutint qu’un temps l’idée des Jésuites affirmant que les Algonquins une fois christianisés devaient devenir sédentaires. À partir des années 1650, elle semble avoir admis que des peuples nomades, conduits par des Jésuites ou des convertis indigènes, pouvaient défendre la chrétienté. En 1663, Marie sera contrainte d’admettre qu’au terme de vingt-quatre ans aucune Amérindienne n’a fait sa profession et n’est demeurée au couvent. Dans une lettre du 24 octobre de cette année, elle écritâ•›: «â•›Nous avons fait espreuve de filles sauvagesâ•›: elles ne peuvent durer en cloiture, leur naturel est fort mélancolique et la coutume d’aller où elles veullent estant retenue ocmente cette mélancolieâ•›». Mais cet échec importe moins que la volonté de transporter outre-Atlantique ce qui avait réussi en Franceâ•›: lier soins et éducation à des espaces clos. Ne faut-il pas rappeler encore que ce souci de laisser ensemble les enfants éduqués avait fait qu’en 1638 des Hurons avaient été regroupés au sein de congrégations9â•›! Il convient de dire ce qui explique le lien entre espace clos et les soins comme l’éducation, la seule volonté de reproduire le modèle français des couvents d’Ursulines ne suffisant pas. Rappelons ici une tradition née en Europe occidentale dans les années 1520-1530 et dont J. L. Vivès fait la théorie dans son De Subventione Pauperum (1526)â•›: les hôpitaux doivent être réservés aux malades et aux enfantsâ•›; ces derniers seront scolarisés à partir de six ans. Par la suite, ces principes seront précisés, affinés. D’une législation foisonnante retenons d’abord une ferme répression du vagabondage, de l’errance. Au temps de Louis XIII et de Louis XIV la politique officielle du pouvoir est celle de l’enfermement dans des hôpitaux généraux. Ceux-ci sont sensés donner un enseignement, général et professionnel, aux enfants10. Cette politique est soutenue et, en partie, inspirée par la Compagnie du Saint-Sacrement qui, en Nouvelle-France, est un bailleur de fonds. Bernières, membre éminent de la Compagnie, joua notamment un grand rôle dans la création d’une maison d’Ursulines à Québec. C’est encore la Compagnie du Saint-Sacrement qui, au même moment, agit discrètement mais vigoureusement pour faire condamner toutes formes de vagabondage. C’est en 9. Ûmile Villaret, Les congrégations mariales. Tome I. Des origines à la suppression de la Compagnie de Jésus (1540-1773), Paris, Beauchesne, 1947, p. 168-169 et 174-175. Au reste, les congrégations sont partout encouragées en Nouvelle-France. Cf. Brigitte Caulier, «â•›À Marie et au Christâ•›! Les confréries de dévotionâ•›», dans Les Sulpiciens de Montréal. Une histoire de pouvoir et de discrétion, 1657-2007, D.€Deslandres, J. A. Dickinson et O. Hubert, dir., Montréal, Fides, 2007, p. 265-287. 10. Histoire des hôpitaux en France, J. Imbert, dir., Toulouse, Privat, 1982.
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partie sous cette pression que le pouvoir définit le délit de vagabondage, s’en prenant notamment aux tziganes, aux faux pèlerins,… Et détermine peu à peu ce que sont les «â•›gens sans aveuâ•›» bientôt donnés comme ceux qui ne peuvent être «â•›avouésâ•›» et «â•›faire certifier de leurs bonnes vies et mœurs par personnes dignes de foiâ•›». C’était une lutte pour la sédentarisation qui ne pouvait qu’être transposée en Nouvelle-France. Mais, pour comprendre dans quel contexte Marie de l’Incarnation a tenté cette sédentarisation de quelques jeunes «â•›sauvagesâ•›», il faut encore rappeler deux points. Le long combat pour sortir l’enfant de la rue est le premier. Philippe Ariès a montré comment cette volonté, très présente chez les pédagogues du XVIIe siècle, aboutira à exclure les jeux d’enfants de la rue11. Le second est le lien qui s’est établi dans la France de la réforme catholique qu’a connue Marie de l’Incarnation entre un lieu clos et la conversion. Les travaux sur la Compagnie de la Propagation de la Foi œuvrant pour la conversion des réformés le prouvent largement12. Cependant, et la réserve est essentielle, Marie de l’Incarnation sait maîtriser cette nécessité de l’espace closâ•›: le célèbre «â•›parloirâ•›» et la distribution de soins externes le manifestent.
So i g n e r Les Ursulines de Québec soignent. C’est une tradition des couvents en France que de donner des soins aux personnes de l’extérieur. Dans la France du Bassin Parisien et de l’Est les conflits de la Fronde donnent même à cette activité une grande importance. Au Canada, les soins hospitaliers font partie de l’œuvre de sédentarisation. Les Augustines, qui se dévouaient à Sillery depuis 1640, durent revenir à Québec en 1644 et continuèrent à s’occuper des indigènes. La Relation de 1641 énumère les thèmes de leur actionâ•›: recueillir les «â•›pauvres sauvages abandonnésâ•›», accueillir les malades, «â•›si tost qu’un sauvage se trouve mal, il va se faire purger et saigner à l’hospital. Quelques uns vont demander médecine, qu’ils prennent en leurs cabanesâ•›», «â•›cette maison est … l’appuy des pauvres necessiteuxâ•›», «â•›les petites sauvages … s’assemblent chés
11. Philippe Ariès, «â•›L’enfant et la rue, de la ville à l’anti-villeâ•›», Urbi, 2 (1979), p. III à XIV. 12. Catherine Martin, Les compagnies de la propagation de la foi (1632-1685)â•›: Paris, Grenoble, Aix, Lyon, Montpellierâ•›: étude d’un réseau d’associations fondé en France au temps de Louis XIII pour lutter contre l’hérésie des origines à la Révocation de l’Édit de Nantes, Genève, Droz, 2000, 547 p.
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les hospitalières pour y estre instruites13â•›». À Tours, durant les années passées chez sa sœur et son beau- frère, voiturier, Marie de l’Incarnation avait soigné les serviteurs malades. Les Européens ont apporté de nouvelles maladiesâ•›: grippe, rougeole et surtout variole. Dès le milieu des années 1630, des cas de petite vérole sont signalés par les Jésuites dans les villages. En 1639, la maladie suit la vallée du Saint-Laurent et, tôt après l’ouverture du couvent, pénètre chez les Ursulines emportant quatre jeunes algonquines. L’épidémie revient en 1646-1647 et en 1654. Les Amérindiens accusent alors les Jésuites de sorcellerie. Le couvent des Ursulines ne peut assurer des soins comme l’Hôtel-Dieu de Québec, mais il doit soulager. Interrogeons nous sur la manière de soigner. Il ne faut certainement pas exagérer les aspects médicaux de ces soins. Il s’agit de soulager, de prendre soin et non de soigner au sens actuel du terme. L’historiographie récente a par exemple souligné que la «â•›formation d’infirmièreâ•›» de Jeanne Mance ne doit rien aux Ursulines de Langres. C’est au sein des familles que s’apprennent les gestes qui soulagent, guidés par un chirurgien ou de pieuses laïques14. La tradition de la pieuse dame (femme du seigneur, dévote,…) qui pratique la charité est importante dans la France du XVIIe siècle. Il convient donc d’imaginer des soins qui reposent sur l’usage des plantes et de «â•›recettesâ•›» traditionnellement transmises. Sous l’influence des deux Réformes, magique et religieux ont été dissociés. Ce n’est plus le temps de la récitation de formules, mais celui des gestes et des potions15. Tant que la médecine moderne ne fait que balbutier, tous ceux qui représentent le Christ sont guérisseurs. D’autant qu’il s’agit moins de guérir une maladie que l’on ne sait pas toujours nommer, mais tout l’être, le geste de guérir donnant pouvoir sur toute la personne. Marie de l’Incarnation vit à une époque où figurent au premier rang des empiriques les curés, religieux et religieuses, personnes charitables, pieuses dames. Le vaste
1 3. Cité dans J.-C. Dubé, Le chevalier de Montmagny, ibid., p. 262. 14. Georges Viard, «â•›La connaissance de la Nouvelle-France par les Champenoisâ•›», dans Les Français à la découverte des Premières nations de la Nouvelle-France 1534-1701. Actes du colloque de Langres, 21â•‚23€mai 2002, Langres, Ûditions Langres-Montréal-Jeanne Mance-A.N.A.C.A/Société Historique et Archéologique de Langres, 2004, p. 83101. 15. Nicole Lemaître, «â•›Médecine familiale et désenchantement du monde en Bas-Limousin (fin XVIeâ•‚début XVIIe siècles), Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Compterendus des séances de l’année 1999. Avril-juin 1999, p. 617-645â•›; Mireille Laget, «â•›Les livrets de santé pour les pauvres aux XVIIe et XVIIIe sièclesâ•›», Histoire, économie et société, 3/3-4 (1984), p. 567-582.
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mouvement de charité de la réforme catholique fait que nombre de plantes thérapeutiques sont cultivées dans les jardins de monastères ou de presbytères. Les statuts synodaux font devoir aux curés de s’intéresser à la santé corporelle de leurs paroissiens. Et le célèbre Recueil de Madame Fouquet comporte deux préfaces, s’adressant l’une «â•›aux dames charitablesâ•›» et l’autre «â•›à M. M. les curésâ•›». Les livres de médecine pratique sont très généralement destinés aux ecclésiastiques. Ils se sont multipliés aux XVIIe et XVIIIe siècles, écrits par des médecins, des personnes pieuses, des anonymes. Peut-être les Ursulines de Québec ont-elles connu Le Médecin Charitable (1627) de Guibert, Le Médecin français, (1653) ou Le Médecin des Pauvres qui enseigne le moyen de guérir les maladies par des remèdes faciles a trouver dans le Pais et préparer a peu de frais par toutes sortes de personnes (1669) de Paul Dubé qui avait servi les Ursulines de Montargis. Dans les premières pages de son livre, Dubé indique que celui-ci est particulièrement destiné «â•›aux Pauvres, aux Chirurgiens de campagne, aux Religieuses Hospitalières et à tous ceux qui s’emploient charitablement à les soulager dans leurs maladiesâ•›».
Ûd u q u e r L’enseignement des indigènes est une tâche difficile qui ne connut pas de succès à cette époque. L’échec n’est pas seulement celui des Ursulines. Le poste de Trois-Rivières avait été ouvert en 1634 et Champlain avait promis aux Montagnais de leur réserver une enclave. En avril 1637, ces derniers rappellent au gouverneur Montmagny sa promesse. Mais le Père Lejeune fait alors observer que la promesse était suspendue à une clauseâ•›: «â•›qu’ils donnassent leurs enfants pour estre instruits et élevez dans la foy chrestienneâ•›». L’établissement d’un séminaire à Trois-Rivières tourna court, les Indiens répugnant à abandonner leurs enfants16. Les Ursulines accueillirent un nombre important de «â•›filles sauvagesâ•›» pour leur apprendre à lire et à écrire et les initier à la doctrine et aux pratiques chrétiennes. De plus, au parloir, les parents qui viennent visiter leurs enfants sont également instruits, ce qui dit combien les religieuses surent s’adapter aux conditions du pays en s’ouvrant à l’extérieur. Les petites filles sont logées et nourries gratuitement, habillées à la française, dotées quand elles se marient. En 1648, neuf religieuses et deux sœurs converses accueillent indiennes et françaises, pensionnaires ou externes. L’enseignement consiste en catéchisme, lecture, écriture, couture, transposition de ce qu’est l’enseignement élémen-
16. J.-C. Dubé, Le chevalier de Montmagny, ibid., p. 218-219.
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taire féminin à cette période en France17. Les textes insistent volontiers sur la docilité, la piété, la modestie, la bienséance, la «â•›civilitéâ•›». Il s’agit de les rendre «â•›ponctuellesâ•›». Marie de l’Incarnation dans une lettre18 de septembre 1642 parle de la€«â•›politesse d’espritâ•›» des élèves. On comprend que l’essentiel est de «â•›policerâ•›», de «â•›réglerâ•›» les enfants. Fruit de la réforme tridentine qui a tant insisté sur l’idée que l’homme, par le péché originel a perdu le franc arbitre. Mais le libre arbitre lui permet de choisir entre le bien et le mal s’il est entraîné à ce choix par une maîtrise des passions. C’est le but ultime de l’éducation classique et c’est ce qui rend compte des mots «â•›policerâ•›», «â•›réglerâ•›»,€«â•›civilitéâ•›». Pour parvenir à ce résultat, les religieuses apprirent les langues de l’Amérique et l’enseignement était donné dans les langages algonquins et iroquois ainsi qu’en français. Vers 1669 le nombre annuel des pensionnaires est de l’ordre de vingt-cinq, mais la proportion des Françaises tend à augmenter. Certes, l’idéal exprimé par le gouverneur est «â•›que l’on francise ainsi peu à peu tous les sauvages, afin d’en faire un peuple poliâ•›». Cependant Marie de l’Incarnation, dès 1668 a reconnu que «â•›de cent de celles qui ont passé par nos maisons à peine en avons-nous civilisé uneâ•›» et que beaucoup s’échappent pour «â•›courir dans les bois avec leurs parents19â•›». Ûchec pour «â•›policerâ•›» ces jeunes filles dont il convient de se demander s’il n’est pas dû en partie à la personnalité de Marie de l’Incarnation qui n’a pas la même conception pédagogique que les Jésuites. Elle réprouve, mais elle est attirée par le rôle des songes. Son fils, Claude Martin, dans la préface de sa Vie …, écrit que le style de sa mère «â•›n’est pas des plus polisâ•›». Et, de fait, il corrige certains mots employés par sa mère avant de publier ses textes. Tentative pour gommer le transfert culturel qu’avait accompli Marieâ•›? Il est vrai que celle-ci avait bien compris toute la force de l’obstacle de la langue dans la conversion et l’éducation de ces jeunes filles. Ces quelques remarques visent seulement à comprendre comment peut s’expliquer l’activité multiforme de Marie de l’Incarnation, pourtant d’abord une mystique. En même temps, elles voudraient montrer la manière dont celle qui enseignait les novices à Tours tente d’adapter son enseignement outre-mer. Et, comment, dans la France de l’ancien régime, éducation et 17. Bernard Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Rennes, Ouest France (coll.«â•›De€Mémoire d’Hommeâ•›»), 1984, 175 p. 18. Marie de l’Incarnation, Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p.€168. 19. Cité dans Nathalie Zemon Davis, Juive, Catholique, Protestante. Trois femmes en marge au XVIIe€siècle, Paris, Seuil, 1997, p. 318.
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soins sont liés. Mais, si dans le domaine éducatif, le rôle des clergés est de construire un véritable enseignement, dans le domaine des soins on en reste au soulagement dans la tradition de la charité agissante des pieuses personnes. Les balbutiements des soins médicaux sont à chercher ailleurs, à l’HôtelDieu de Québec que servaient les Hospitalières venues de Dieppe et arrivées à peu près en même temps que Marie au Canada.
Chapitre 12
Marie de l’Incarnation à Québec, Marguerite Bourgeoys à Montréal, une même passion pour Dieu et pour l’éducation, dans des cadres différents Lorraine Caza, c.n.d.
D
ans une conférence donnée à Québec sous les auspices de l’Université Laval, le mardi, 19 octobre 1926, par Dom Albert Jamet de l’Abbaye de Solesmes, l’illustre bénédictin a lancé l’adageâ•›: «â•›Il n’est de grand amour qu’à l’ombre d’un grand rêve.â•›» Ce soir-là, Dom Jamet présentait Marie de l’Incarnation comme «â•›mystique insigne, grande Française, mère de la patrie.â•›» Plus de 80 ans plus tard, alors que j’ai le privilège de considérer les deux grandes pionnières de l’éducation en notre pays, j’aime reprendre ce même propos pour introduire notre réflexion sur Marie de l’Incarnation et sur Marguerite Bourgeoys. Je demeure étonnée de ce que les écrits de Marie de l’Incarnation ne mentionnent pas Marguerite Bourgeoys et que le nom de la célèbre Ursuline n’apparaît nulle part dans les rares écrits de Marguerite Bourgeoys qui sont parvenus jusqu’à nous. Marie de l’Incarnation connaissait l’existence des Filles séculières de Marguerite Bourgeoys. Dans une lettre à une religieuse ursuline de Tours de septembre-novembre 1671, elle écritâ•›: J’ai été étonnée de ce qu’on m’a mandé de chez vous, que nos chères Sœurs avoient dit en plusieurs rencontres, qu’elles passeroient volontiers en Canada, pourveu qu’elles fussent seules, à Mont-Réal. Je ne croi pas que cela soit véritableâ•›; ou s’il est vrai, je croi que c’est une parole échapée. Car, mon intime Mère, ces paroles sont-elles de l’Esprit de Dieu, qui unit ensemble les cœurs dont il se veut servir, 181
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afin que de n’en faire qu’unâ•›? Sont-elles dignes d’une âme qui veut sacrifier tous les sentimens de la nature à la conversion des filles Sauvagesâ•›? Si vous sçaviez ce que c’est que Mont-Réal, vous n’auriez garde d’y envoier des Religieuses, et quand vous le voudriez, Monseigneur notre Évêque n’auroit garde de le permettre, sur tout à de nouvelles venues, et qui ne seroient pas encore faites au païsâ•›: autre que celles qui seroient envoiées, n’y pourroient vivre, sans être changées de temps en temps à cause de l’incommodité du lieuâ•›; il y a encore des raisons très-fortes, que la charité m’oblige de tenir dans le silence. Mais nous ne serons pas en cette peine, parce que Messieurs de saint Sulpice, qui en ont la conduite, n’y veulent que des Filles Séculières qui aient la liberté de sortir, pour aller ça et la, afin de solliciter et d’aider le prochain. Laissons donc conduire le tout à Dieu, qui fera toutes choses dans le temps ordonné dans son conseil1.
Cinq ans plus tôt, soit en juillet 1666, Marie Raisin se présentait au couvent des Ursulines à Québec. Marie Raisin était une des compagnes que Marguerite Bourgeoys avait recrutées à Troyes, lors de son premier voyage en France en 1658-1659. Notre historienne, Sœur Patricia Simpson, reconnaît à plusieurs indices, que Marguerite Bourgeoys avait grande confiance en Marie Raisin, une candidate d’avenir. Le premier recensement de la Nouvelle-France, qui s’est tenu entre la mi-janvier et la mi-avril, avait trouvé Marie Raisin enseignante à Trois-Rivières, sans doute engagée dans une des «â•›missions ambulantesâ•›» dans lesquelles on préparait, dans des postes où il n’y avait pas encore d’écoles, les enfants à la première communion2. Si Marie Raisin se retrouve, en juillet 1666, chez les Ursulines, c’est donc qu’elle a quitté les «â•›Filles Séculièresâ•›». En 1666, Marie de l’Incarnation n’est pas supérieure, mais elle a dû être informée de ce qui conduisait Marie Raisin à Québec. La vie était-elle trop rude à Trois-Rivièresâ•›? Marie Raisin a-t-elle eu des doutes et des incertitudes «â•›à propos de la forme de vie à Montréalâ•›?â•›» Par Marie Morin, annaliste de l’Hôtel-Dieu de Montréal, nous savons que, dès la mi-novembre1666, Marie Raisin rentre à Montréal dans le froid, «â•›pour être réunie à ses sœurs à la Congrégation3.â•›» On aimerait connaître la réflexion de Marie de l’Incarnation autour de ce passage de Marie Raisin et plus globalement sur la nouvelle forme de vie consacrée promue par Marguerite. 1. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre CCLXXV à une religieuse ursuline de Tours de septembre-novembre 1671â•›», dans Correspondance, Dom G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p.€936. Désormais Correspondance. 2. Patricia Simpson, Marguerite Bourgeoys et la Congrégation de Notre-Dame 1665â•‚1700, Montréal/Kingston, Mc Gill-Queens University Press (coll. «â•›Studies in the History of Religionâ•›», 2.42), 2007, p. 18-20. 3. Ibid. p.20.
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C’est surtout dans les années postérieures au décès de Marie de l’Incarnation que Marguerite Bourgeoys eut à défendre sa forme de vie contre les pasteurs qui auraient voulu que son groupe se fusionne avec les Ursulines. Et Mgr de Laval et Mgr de St-Vallier ont souhaité cette fusion. Pour connaître la réaction de Marguerite Bourgeoys et de ses compagnes à ce désir de Mgr€de St-Vallier, il convient de rappeler la demande que M.€Tronson, devenu supérieur général des Sulpiciens, adressait à Sœur Marie Barbier, alors supérieure de la Congrégation de Notre-Dame, le 27 mars 1695. Marguerite Bourgeoys avait alors 75 ans. Ma chère sœur en Notre Seigneur, Ce que vous me marquez des règlements que vous a donnés Mgr de Québec est fort général. Vous dites qu’il y a plusieurs articles qui ne vous conviennent pas et que vous ne sauriez accepter. M. de Valens m’en spécifie quelques-uns, dont je ne manquerai pas de parler au prélat. Mais comme il ajoute qu’il y en a plusieurs autres qui font de la peine à vos sœurs, j’aurais souhaité que vous, ou lui, m’en eussiez envoyé un mémoire, afin de lui parler en même temps de toutes vos difficultés. Vous pourriez y joindre aussi vos raisons que je lui exposerai. Si vous me les faisiez savoir cet automne, il y aurait encore du temps pour lui proposer d’adoucir les choses qui vous font peine. Je ferai en sorte qu’on ne conclue rien que l’année prochaine, afin qu’on tâche d’éclaircir toutes les difficultés de manière que personne n’ait sujet de se plaindre4.
Marie Barbier et ses deux premières conseillères, Sœur Catherine Charly et Sœur Marguerite Lemoyne, ont alors rédigé un mémoire substantiel dont j’extrais un certain nombre de passagesâ•›: Nous vous envoyons avec toute la confiance possible les remarques que nous avons pu faire sur les constitutions que Sa Grandeur nous a laissées. Monseigneur l’évêque, voulant favoriser la prétention que les Révérendes Mères Ursulines de Québec ont déclaré avoir de s’établir à Ville-Marie où elles ont pour cet effet depuis peu arrêté un emplacement, et voyant bien l’inutilité d’une seconde communauté pour l’instruction des filles en ce lieu, nous a parlé plusieurs fois de nous unir et confondre avec les dites Mères Ursulines, qui nous ont aussi témoigné elles-mêmes leur désir. C’est à quoi nous avons toujours déclaré à Monseigneur ne pouvoir consentir, attendu que nous n’avons pas fait dessein, en nous mettant à la Congrégation d’embrasser la vie dont les Ursulines font profession. Cependant, Monseigneur nous veut donner des règles et constitutions qui tendent pour la
4. Histoire de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal (1620-1700), tome 2, 9€vol., Montréal, Congrégation Notre-Dame, 1941, p. 68.
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plupart, à nous rendre religieuses. Il nous a fait entendre que nous devions vivre sous la Règle de quelque saint fondateur d’ordre, et a mis en tête des dites constitutions la règle de Saint Augustin, qui se trouve imprimée au commencement des constitutions des Révérendes Mères Ursulines, et nous enjoint en termes formels d’observer la dite règle. Nous ne croyons pas que cette règle convienne à notre institut quoique nous en puissions tirer plusieurs bonnes chosesâ•›; puisqu’elle est expressément donnée à des religieuses, et que nous sommes établies en qualité de filles séculières de la Congrégation Notre-Dame, sans que nous puissions à l’avenir prétendre de passer à la vie religieuse. […] Monseigneur prétend que nous avons les mêmes engagements que les Ursulines, et que nous y soyons obligées comme ellesâ•›; puisque les promesses solennelles ne diffèrent point des vœux solennels, ainsi que Monseigneur nous l’a expliqué, disant qu’elles obligent sous peine de péché mortel. Cependant il est bien certain que les vœux solennels ne peuvent se faire que dans les religions approuvées du Saint Siège. Monseigneur nous a dit que nous ne devrions pas prétendre d’être établies en communauté, à moins que d’être liées par ces vœux solennels. Mais il faut bien que le contraire soit puisque Monseigneur l’Ancien et le roi nous ont érigées en communauté de Filles Séculières, déclarant que nous ne pouvions passer à l’état de vie religieuse. Nous savons qu’il y a bien des communautés de filles en France, pour l’instruction des personnes du sexe, qui ne sont point liées solennellement. […] Il nous semble qu’au lieu de promesses solennelles, nous pourrions faire des vœux simples, pour le temps qu’on voudra demeurer dans l’état de sœur de la Congrégationâ•›; et qu’après six ans de réception, on pourrait faire le vœu de stabilité, si on en est jugée digne, après avoir été examinée par le supérieur. Par ce vœu, les soeurs s’obligeraient à rester toute leur vie dans la Congrégation et la communauté ne pourrait les congédier que pour les causes marquées ailleurs, auxquels cas, elles seraient exemptes de leurs vœux. À l’égard de ce dernier vœu, nous appréhendons que cela ne cause quelque distinction ou partialité parmi nous, à cause qu’il n’y aurait, d’après les constitutions que celles qui auraient fait ce vœu qui puissent occuper les premières charges. Au reste, nous vous prions de régler tellement les choses que nous ayons toujours la liberté d’ouvrir la porte de notre petite Congrégation à celles qui voudraient sortir, ou qu’on jugerait à propos de congédierâ•›; nous ne voulons point de prison chez nous, ni d’autres chaînes que celles du pur amour. Quant à la promesse d’obéissance que Monseigneur veut que nous lui fassions expressément, cela pourrait jeter le trouble dans quelques consciences […] Tout le monde sait assez que Monseigneur a été jusqu’à présent maître absolu dans
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notre communauté […] Ainsi, au lieu de dire dans la formule de réceptionâ•›: “Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de sa très Sainte Mère et de notre bienheureux père saint Augustin, je promets à Dieu de garder perpétuelle pauvreté, chasteté, etc., suivant la règle de saint Augustin et les constitutions de la Congrégation Notre-Dame, dont je ne pourrai être dispensée que par Monseigneur notre évêque, à qui je promets obéissance, nous préférerions qu’il fut ditâ•›: Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa très Sainte Mère, je, sœur N., m’offrant et me donnant à Dieu, voue et promets à sa Divine Majesté de garder, pendant tout le temps que je serai à la Congrégation Notre-Dame, pauvreté etc. suivant les règles et coutumes et usages approuvés des sœurs séculières de la Congrégation Notre-Dame, sous l’autorité et juridiction de Monseigneur. […] Le cérémonial des vêtures et professions que Monseigneur veut que nous suivions est semblable à celui des Ursulines. Pour plusieurs articles, Monseigneur nous renvoie à la règle de Saint Augustin, comme dans les constitutions dressées pour les Ursulines, aussi bien que pour celles de la Congrégation Notre-Dame que feu Monseigneur Gondrin, archevêque de Sens, a dressées pour les religieuses de son diocèse, desquelles Monseigneur a tiré en grande partie celles qu’il veut nous donner. Monseigneur nous a dit plusieurs fois que, tôt ou tard, nous viendrions à être cloîtrées et, en effet, on voit que c’est pour nous y disposer peu à peu qu’il veut nous mettre sous la même règle que les Ursulines5.
Ce que le mémoire dit de l’observance de la dot, du silence, des austérités corporelles, de la clôture, des règlements dans les offices, des permissions à demander à l’évêque, souligne combien les sœurs tiennent à ne pas s’aligner sur la vie des moniales6. Marguerite Bourgeoys intervint aussi personnellement auprès de Monsieur Tronson dans ce débat. Nous y reviendrons. D e s p o int s c o m m u n s d a n s d e u x itin é r a i r e s Pour le moment, il me semble éclairant d’attirer l’attention sur des traits de ressemblance dans l’itinéraire de nos deux héroïnes. Marie de l’Incarnation est de plus de vingt ans l’aînée de Marguerite Bourgeoys et elle est de Tours en Touraine alors que Marguerite est née et a grandi à Troyes en Champagne. Chacune a évoqué quelque chose de son enfance et déjà la façon de rendre compte de son expérience par chacune nous permet de deviner que la route de chacune sera unique. 5. Ibid., p. 68-75. 6. Ibid., p. 76-81.
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En f a n c e À sept ans, nous dit Marie de l’Incarnationâ•›: Dès mon enfance, la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon âme pour la rendre son temple et le réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept ans, qu’une nuit, en mon sommeil, il me sembla que j’étais dans la cour d’une école champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente. Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert, et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par l’air venait à moi qui, le voyant, m’écriai à ma compagneâ•›: «â•›Ahâ•›! Voilà NotreSeigneurâ•›! C’est à moi qu’il vientâ•›!â•›» Et il me semblait que cette fille ayant commis une imperfection, il m’avait choisie [plutôt qu’] elle qui était néamoins bonne fille. Mais il y avait un secret que je ne connaissais pas. Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de son amour. Je commençai à étendre mes bras pour l’embrasser. Lors, lui, le plus beau de tous les enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur est d’un attrait indicible, m’embrassant et me baisant amoureusement, me ditâ•›: «â•›Voulez-vous être à moiâ•›?â•›» Je lui répondisâ•›: «â•›Ouiâ•›». Lors, ayant ouï mon consentement, nous le vîmes remonter au ciel. Après mon réveil, mon cœur se sentit si ravi de cette insigne faveur que je la racontais naïvement à ceux qui me voulaient écouter. L’effet que produisit cette visite fut une pente au bien7.
Charles de Glandelet, qui avait été directeur spirituel de Marguerite Bourgeoys dans les dernières années de sa vie et à qui nous devons les deux fascicules Le vray esprit de l’Institut des sœurs séculières de la Congrégation de Notre-Dame8 et La vie de la Sœur Marguerite Bourgeoys9, disait dans le second 7. Marie de l’Incarnation, «â•›Premier état d’oraison. Iâ•›» dans Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, Dom A. Jamet, éd., Québec, Ûditions des Ursulines, 1985, p. 46-47. Désormais Relation de 1654. 8. Charles de Glandelet, Le vray esprit de l’Institut des sœurs séculières de la Congrégation de Notre-Dame. Ouvrage rédigé en 1701 (conservé aux Archives de la Congrégation Notre-Dame). Charles de Glandelet, arrivé à Québec en 1675, a eu des relations assez tendues avec Mgr de St-Vallier, mais il avait la confiance de Monseigneur l’Ancien (Mgr de Laval). Il a probablement connu les Filles séculières vers 1685, alors que nos premières sœurs sont allées en mission à l’Île d’Orléans, puis ont répondu à la demande de Mgr de St-Vallier d’ouvrir, dans Québec, la «â•›Providence de la Sainte-Familleâ•›». 9. Charles de Glandelet, La vie de sœur Marguerite Bourgeoys, H. Tremblay, éd., Montréal, Congrégation de Notre-Dame, 1993 (rédigé en 1715). Glandelet avait demandé de lui envoyer la sœur de la Résurrection (Gourdon), de Québec, et lui dicta pendant cinq jours l’ouvrage qui contenait 160 pages.
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de ces deux ouvrages, qu’on «â•›ne sait rien de particulier de ses premières annéesâ•›». Il mentionnait, cependant ce petit passage autobiographique que nous trouvons dans les écrits de Mère Bourgeoys. Dès ma petite jeunesse, Dieu m’avait donné une inclination pour assembler des petites filles de mon âge, pour demeurer ensemble et travailler en quelque lieu éloigné, pour gagner notre vieâ•›; car je n’avais point connu de Communauté de filles, mais quelques filles qui vivaient ensembleâ•›; et nous accommodions cela comme des enfants10.
Notons que Marguerite Bourgeoys revient sur ce détail de son enfance au moment où elle est préoccupée de sauver l’identité de son Institutâ•›: «â•›Ce qui m’empêche de croire que je ne rendrai point compte de cette Communauté à Dieuâ•›» dit-elle pour introduire ce détail de sa vie. Marie de l’Incarnation nous a partagé un songe de ses sept ans, qu’elle a vécu comme un appel de Dieu à lui consacrer sa vie. Marguerite Bourgeoys discerne le chemin par lequel Dieu la conduit en identifiant une inclination qu’elle avait dans sa «â•›petite jeunesseâ•›».
Je u n e a d u lte À vingt ans, toujours dans la Relation de 1654, Marie de l’Incarnation ouvre le développement qu’elle consacre au deuxième état d’oraison par la narration d’une expérience mystique qu’elle date de «â•›la veille de l’Incarnation de Notre-Seigneur, l’an 1620, le 24e de marsâ•›»â•›; elle a donc 20 ans. Un matin que j’allais vaquer à mes affaires que je recommandais instamment à Dieu avec mon aspiration ordinaire, In Te, Domine, speravi, non confundar in aeternum […] en cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentés en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit, convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut. Si la bonté de Dieu ne m’eût soutenue, je crois que je fusse morte 10. Marguerite Bourgeoys, Les écrits de Mère Bourgeoys, autobiographie et testament spirituel, Sœur Saint-Damase-de-Rome, éd., Montréal, Congrégation de Notre-Dame, 1964, p. 233. Désormais Les écrits de Mère Bourgeoys.
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de frayeur, tant la vue du péché, pour petit qu’il puisse être, est horrible et épouvantable […] Mais de voir qu’outre cela que personnellement on est coupable, et que quand on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu’il a fait pour tous, c’est ce qui consomme et comme anéantit l’âme […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Or, en tous ces excès, je ne perdais point la vue que j’étais plongée dans ce précieux Sang, de l’effusion duquel j’étais coupable, et c’était d’où dérivait mon extrême douleur avec le même trait d’amour qui avait ravi mon âme et qui m’insinuait que je m’allasse confesser. Revenant à moi, je me trouvai debout, arrêtée vis-à-vis de la petite chapelle des Révérends Pères Feuillants, qui ne commençaient que de s’établir à Tours. Je me trouvai heureuse de trouver mon remède si près. J’y entrai et rencontrai un Père, seul, debout au milieu de la chapelle, qui semblait n’y être que pour m’attendre. Je l’abordai, lui disant, étant pressée par l’Esprit qui me conduisaitâ•›: «â•›Mon Père, je me voudrais bien confesser, car j’ai commis tels péchés et telles fautesâ•›» […] Après que j’eus tout dit, je vis que ce bon Père avait été grandement surpris de la façon de m’annoncer et de lui dire ainsi tous mes péchés, et de ma façon, qu’il connut n’être pas naturelle, mais extraordinaire. Il me dit avec grande douceurâ•›:«â•›Allez-vous-en, et demain me venez trouver dans mon confessionnalâ•›» […] Je me retirai et le vins trouver le lendemain […]. Depuis, tant qu’il fut à Tours, je me confessai à lui. Il se nommait Dom François de Saint-Bernard […] Revenant à ce qui m’était arrivé, je m’en reviens à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moimême11.
Marguerite Bourgeoys, non pas à 55 ans, comme Marie de l’Incarnation, mais plutôt autour de ses 75 ans, dans la relecture qu’elle fait de sa vie évoque ce qu’elle considère comme un événement de conversion qu’elle aurait vécu également à vingt ansâ•›: Mais en 1640, le dimanche du Rosaire, j’allai à la procession aux Jacobins, où il y avait grand mondeâ•›; et comme le cloître ne suffisait pas, on traversa une rue et on repassa devant le portail de Notre-Dame où il y a, au-dessus de la porte, une image de pierre. Et, en jetant la vue pour la regarder, je la trouvai très belle et, en même temps, je me trouvai si touchée et si changée que je ne me connaissais plus. Et retournant à la maison, cela paraissait à tous. Et comme j’étais fort légère, j’étais la bienvenue avec les autres fillesâ•›; mais dès ce moment, je quittai tous mes ajustements et me retirai d’avec le monde, pour me donner au service 11. «â•›Deuxième état d’oraison. VIâ•›», dans Relation de 1654, p. 67-71.
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de Dieu. Je fis une confession à Monsieur Desguerrois, grand pénitencier, et je me mis à la Congrégation où j’étais fort fidèleâ•›; et la préfète de la Congrégation me dit que je devais prendre ma conduite de monsieur Jendret, qui gouvernait les Carmélites du Faubourg12.
Marie de l’Incarnation et Marguerite vivent donc toutes deux à vingt ans une expérience qui les change au point qu’elles ne se reconnaissent plus elles-mêmes. Elles font toutes deux une démarche pour se confesser. Elles commencent toutes deux un accompagnement spirituel. La vision qui secoue Marie de l’Incarnation, cette plongée dans le sang du Christ a quelque chose de plus extraordinaire que l’impression de très grande beauté que laisse à Marguerite son regard sur la statue de Marie.
L’ a p p e l p our le Nouveau Monde Mariée à 17 ans, mère de Claude à 18 ans, veuve à 19 ans, femme d’affaires de 20 à 31 ans, entrée chez les Ursulines de Tours à 31 ans, Marie de l’Incarnation, la deuxième année de sa profession, devient maîtresse de novices assez nombreuses et voilà qu’elle vit un de ces songes-visions qui semblent toujours l’avertir à l’avance des étapes de sa vie mystique. Quelques jours auparavant, j’avais [eu] un instinct intérieur que Notre-Seigneur me voulait changer d’état, et dans ce mouvement, je l’entretenais à mon ordinaire. Une nuit, après un discours familier que j’avais eu avec lui, en dormant, il me fut représenté en songe que j’étais avec une dame séculière que j’avais rencontrée par je ne sais quelle voie. Elle et moi quittâmes le lieu de notre demeure ordinaire. Je la pris par la main et, à grands pas, je la menai après moi, avec bien de la fatigue parce que nous trouvions des obstacles très difficiles qui s’opposaient à notre passage et nous empêchaient d’aller au lieu où nous aspirions. Mais je ne savais où ni les chemins. Or cependant, je franchissais tous ces obstacles en tirant après moi cette bonne dame. Enfin, nous arrivâmes à l’entrée d’une belle place, à l’entrée de laquelle il y avait un homme vêtu de blanc, et la forme de cet habit comme on peint les Apôtres. Il était le gardien de ce lieu. Il nous y fit entrer et, par un signe de main, nous fit entendre que c’était par là où il fallait passer […] Ce lieu était ravissant. […] Le silence y était, qui faisait partie de sa beauté… […] ...j’aperçus une petite église de marbre blanc ouvragé, d’une belle architecture à l’antique, et, sur cette petite église, la sainte Vierge qui y était assise […] Elle tenait son petit Jésus entre ses bras sur son giron. […] au bas […] il y avait un grand et vaste pays, plein de montagnes, de vallées et de brouillard épais qui remplissaient tout, excepté une petite maisonnette qui était l’église de ce pays là, 12. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 234.
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qui seule était exempte de ces brunes. La Sainte Vierge, mère de Dieu, regardait ce pays, autant pitoyable qu’effroyable […] dès que j’eus aperçu la sainte Vierge, par un tressaillement d’affection, quittant la main de cette bonne dame, je courus vers cette divine Mère et étendis mes bras, en sorte qu’ils pouvaient atteindre aux deux bouts de cette petite église sur laquelle elle était assise. […] ...avec une grâce ravissante, elle se tourna vers moi et, souriant amoureusement, elle me baisa sans me dire mot, puis elle se retourna vers son Fils et lui parlait encore intérieurement, et j’entendais en mon esprit qu’elle avait du dessein sur moi, duquel elle lui parlait. […] Je me réveillai, portant en mon cœur une paix et douceur extraordinaire qui me dura quelques jours, m’unissant à Notre-Seigneur et à l’amour de la très sainte Vierge. Je ne savais néanmoins ce que voulait dire ce qui s’était passé…[...] ...le tout étant un grand secret pour moi13.
Marie de l’Incarnation nous dit qu’à ce moment, elle ne savait même pas que le Canada existait. Donc, à l’âge de trente-quatre à trente-cinq ans, j’entrai en l’état qui m’avait été comme montré et duquel j’étais comme dans l’attente. C’était une émanation de l’esprit apostolique qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ, lequel s’empara de mon esprit pour qu’il n’eût plus de vie que dans le sien et par le sien, étant toute dans les intérêts de ce divin et suradorable Maître et dans le zèle de sa gloire, à ce qu’il fût connu, aimé et adoré de toutes les nations qu’il avait rachetées de son Sang précieux. Mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit ne pouvait être enfermé. Cet Esprit [de Jésus] me portait [...] dans les Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada, et dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais appartenir à Jésus-Christ. [...] Je me promenais en esprit dans ces grandes vastitudes et j’y accompagnais les ouvriers de l’Évangile, auxquels je me sentais unie étroitement […]14
Ayant parlé à son nouveau directeur, le Père Dinet, s.j. de ce qui lui arrivait, celui-ci, nous dit-elle, «â•›approuvait ma disposition et disait que ce qui m’avait été montré en ce pays pourrait être effectué en moi, au sujet de la Mission du Canada15.â•›» Cela se passait, nous dit-elle, «â•›environ l’an 1635â•›». Puis voilà qu’un jour, ajoute-t-elle,
13. «â•›Neuvième état d’oraison. XXXVIIâ•›», dans Relation de 1654, p. 189-194. 1 4. «â•›Neuvième état d’oraison. XXXIXâ•›», dans Relation de 1654, p. 197-199. 15. «â•›Neuvième état d’oraison. XLâ•›», dans Relation de 1654, p. 201.
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Étant […] en oraison devant le très saint sacrement, […] mon esprit fut en un moment ravi en Dieu, où lui fut représenté ce grand pays qui lui avait été montré en la façon que j’ai décrite ci-devant [...] Lors, cette adorable Majesté me dit [...]â•›: «â•›C’est le Canada que je t’ai fait voirâ•›; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie.â•›» Ces paroles qui portaient vie et esprit en mon âme, en cet instant la rendirent dans un anéantissement indicible au commandement de cette infinie et adorable Majesté, laquelle lui donna force [pour répondre], disantâ•›: «â•›Ô mon grand Dieu, vous pouvez tout et moi je ne puis rienâ•›; s’il vous plaît de m’aider, me voilà prête. Je vous promets de vous obéir. Faites en moi et par moi votre très adorable volontéâ•›!â•›» […] Je ne voyais plus d’autres pays pour moi que le Canada et mes plus grandes courses étaient dans le pays des Hurons pour y accompagner les ouvriers de l’Évangile... […] Je faisais bien des stations par tout le mondeâ•›; mais les parties du Canada étaient ma demeure et mon pays […]16
Ayant porté cet état pendant un an, Marie de l’Incarnation sentait un appel de Dieu à déclarer tout ce qui se passait en elle au sujet du Canada. Elle décide donc d’en dire un mot au Père Salin, s.j. auquel elle communiquait à ce moment toutes les affaires de son âme. Il me fit taire dit-elle, quasi dès le premier mot et [me] mortifia bien sec, se moquant de moi qui m’amusais, disait-il, à des fantaisies. Je n’osai plus lui en parler, me reconnaissant aussi une si pauvre créature que je ne m’étonnais plus s’il m’envoyait de la sorteâ•›; et ainsi je demeurai dans mon humiliation. […] ...€j’étais si craintive que je n’osais parler d’aucune de mes dispositions pour le Canada, aussi à cause de ce que le Révérend Père Salin m’avait si vertement rebrouée17.
Dans sa Relation de 1654, écrite, on le sait, pour son fils Claude, Marie de l’Incarnation fait part de cette lutte intérieure qu’elle eut à vivre, voulant obéir à ce qu’elle percevait, elle, comme un appel de Dieu à déclarer ce qui lui avait été révélé et, par ailleurs, peur d’être victime de son imagination. Quelques années plus tard, soit en 1653, Marguerite Bourgeoys vivrait, elle aussi, un appel à partir pour le Nouveau-Monde et, plus précisément, pour Ville-Marie. Nous gardons à l’esprit que c’est une femme d’environ 75 ans qui relit sa vie pour aider l’Ûglise à reconnaître sa mission propreâ•›: Monsieur de Maisonneuve revient en France en 1652, et il assure qu’il ne peut pas mener des religieuses. Je m’offre pour y aller et il m’accepte, mais seule. Il parle à ce Père [le directeur spirituel de Marguerite, le Père Jendret] et après,
1 6. «â•›Neuvième état d’oraison. XLIâ•›», dans Relation de 1654, p. 203-204. 17. «â•›Dixième état d’oraison. XLIIIâ•›», dans Relation de 1654, p. 214.
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il partâ•›; et étant à Paris, il mande à sa sœur que si elle lui veut dire adieu, qu’elle aille à Paris et qu’elle me mène avec elle, où elle le trouvera. Je parle à ce bon Père et lui demande comment cela se fera que j’aille en Canada seule, sans autre conduite que Monsieur de Maisonneuve. Sa réponse futâ•›: «â•›Mettez-vous sous la conduite de cette personne comme entre les mains d’un des premiers chevaliers de la chambre des Anges.â•›» Et lui répliquant encore qu’étant seule, ce n’était pas communaut逖 car il m’avait dit que peut-être ce que Dieu n’avait pas voulu à Troyes, Il le voudrait à Montréal€– il me fit réponse que, son bon ange et le mien, avec moi, serions troisâ•›; que j’aille. Et pourtant, il m’envoie encore consulter Monsieur Profit, où j’allais à confesse quand je ne pouvais pas aller au Faubourg. Et dans toutes ces consultes€– et [celle] du Grand Vicaire€– il fallait partir. Après avoir pris chacun, trois jours pour y penser. Notre Évêque était absent, sans quoi j’aurais eu encore son avis. Mais un matin, étant bien éveillée, une grande femme vêtue d’une robe comme de serge blanche et me dit distinctementâ•›: «â•›Va, je ne te délaisserai pointâ•›», et je connus que c’était la Sainte Vierge. Ce qui me donna bien du courage et je ne trouvais rien de difficile quoique je craignais les illusions. Ce qui me fit penser que si cela était de Dieu, je n’avais que faire de rien pour cela qui fit que je n’apportai pas un denier pour mon voyage. Et dans ces temps, depuis ma touche, j’ai été toujours conduite par ce chemin de perfection quoique je n’y ai pas profitéâ•›; mais dans toutes les rencontres, j’ai toujours promis à Dieu de faire mon possible pour y arriver avec le secours de sa grâce18.
Puis Marguerite quitte Troyes. Elle va donc «â•›assurer des places au cocheâ•›». Son oncle, qui était du voyage, ainsi que Madame de Chevilly, sœur de Monsieur de Maisonneuve, croyaient que Marguerite disait «â•›par divertissementâ•›» qu’elle partait pour le Canada. Ils comprirent le sérieux du projet lorsqu’à Paris, Marguerite entra chez le notaire pour se défaire de ses biens. D’autres détails de son passage à Nantes méritent d’être signalésâ•›: Et quand je fus à Nantes, j’allais à confesse aux Carmes. On écrit une lettre que, si je voulais être carmélite, que le Provincial des Carmes, frère de Mademoiselle de Bellevue où j’étais logée, me ferait mettre où je souhaiterais. Ce bon Carme presse fort là-dessus. J’écris à Paris, mais je n’en reçus point de réponseâ•›; me voilà fort en peine. Je vas aux Capucins, où je trouve le Saint Sacrement exposé, qu’il fallait faire le voyage […] 18. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 237-239.
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Et je conservais toujours ce que nous croyions faire à Troyes. Qu’il pût y avoir quelque asile pour des filles qui ont toutes les qualités et qui, faute de biens, ne peuvent être religieuses19.
Deux appels pour des missions de pionnières dans le Nouveau-Monde. Marie Guyart au cœur de qui résonne ce qu’elle identifie comme une parole de Dieu à elle adresséeâ•›: «â•›C’est le Canada que je t’ai fait voirâ•›; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marieâ•›»â•›; Marguerite Bourgeoys qui s’offre au fondateur de Montréal pour assurer la scolarisation des enfants de Ville-Marie, reconnaissant dans son inclination pour Ville-Marie, dans le jugement des autorités religieuses avec lesquelles elle fait son discernement et dans le mystérieux «â•›Va, je ne t’abandonnerai pasâ•›» qu’elle identifie comme une promesse de Marieâ•›: autant de signes que telle est la volonté de Dieu sur sa vie. Marie a quarante ans lorsqu’elle prend le bateau pour Québecâ•›; Marguerite a trente-trois ans quand elle s’embarque à destination de VilleMarie. Chacune est donc préparée par une riche expérience de vieâ•›; chacune est conduite par un appel très fort qui ne l’empêche pas de craindre d’être illusionnée. Chacune s’engage dans une aventure périlleuse avec et pour Dieu, dans la plus grande humilité. Marie de l’Incarnation semble guidée davantage par des songes-visionsâ•›; Marguerite semble suivre une voie où les phénomènes extraordinaires semblent beaucoup moins présents.
L a re c o n n aissance ecclésiale des projets Quatre ans après son arrivée à Québec, soit en 1662, Monseigneur de Montmorency Laval approuve les premières Constitutions des Ursulines de Québec. Arrêtons-nous à quelques passages de la seconde partie de ces Constitutions qui regarde l’institutionâ•›: Instr uction Le Fils unique de Dieu vivant, qui reposait de toute éternité dans le sein de son Père, et y jouissait d’une profonde paix et repos, et de toutes les grandeurs et délices de la Divinitéâ•›; s’étant revêtu d’un corps passible et mortel pour converser avec les hommes, et , dans cette conversation, leur enseigner, par ses exemples et d’une bouche toute divine, les excellences et mérites de l’Auguste et Adorable Trinité, les véritables manières de l’adorer et servir, et les voies assurées d’une sainte mort, pour arriver à la félicité éternelle, nous a bien fait voir combien il estimait cet emploi. 19. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 239s.
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Il pouvait bien lui-même demeurer ça-bas en terre, et y continuer cette fonction ou donner des corps aux anges pour s’en acquitter, mais le même amour qui l’a induit à faire part à la nature humaine de sa Divinité, l’a aussi porté à la rendre participante des mêmes fonctions qu’il était venu exercer en ce monde […] rendant par ce moyen les hommes comme libérateurs et co-rédempteurs avec lui de tant d’âmes et comproducteurs de grâces et des merveilles qu’Il opère tous les jours dans son Église. Or cette sagesse adorable qui fait toutes choses avec poids et mesure, trouvant que pour le regard du sexe féminin, il serait instruit avec plus de bienséance, par celles du même sexe, au moins dans le bas âge, a eu agréable d’étendre sur elles, et leur communiquer quelque chose de cet esprit apostolique et divin, et ensuite de former des communautés religieuses de filles dans son Église qui pour particulière et principale fonction eussent le soin de l’instruction de celles de leur sexe. C’est de ce nombre que sont en général les Communautés de Religieuses Ursulinesâ•›; et celle de la Congrégation de Québec par cela de particulier qu’elles sont appelées de Dieu en ces contrées pour ramasser plusieurs gouttes du sang de leur divin Époux, qui, sans cette assistance, eussent été inutiles.
Des sauvages […] Pour le regard des sauvages, elles pourront sans distinction de temps, ni de sexe, les instruire à la grille de même manière et autant de fois que l’occasion s’en présentera, et qu’elles le jugeront à propos. Elles feront le possible pour avoir de petites séminaristes, selon le moyen qu’elles auront de les loger et nourrir dans leur maison et de plus, elles y pourront faire entrer celles de leur sexe, quoique au-dessus de 16 ans pour y recevoir une plus particulière instruction s’il est besoin […] Or, d’autant qu’on ne peut vaquer commodément à leur instruction qu’en entendant et sachant parler leur langue, autant que les sœurs estimeront et feront état de leur vocation particulière en ces contrées, et qu’elles désireront y correspondre avec amour et fidélité, autant auront-elles le soin de s’étudier à la langue des sauvages pour en avoir et entretenir l’usage […]
Des écolières Outre les sœurs députées pour enseigner les externes et avoir soin des pensionnaires, pas une autre ne traitera avec elles, ni ne se trouvera dans leur département sans congé exprès de la Supérieure. Et si par occasion les sœurs leur voient faire quelque faute, elles ne les reprendront pas facilement, au moins avec aigreur, mais en donneront avis à leurs maîtresses, si la chose le mériteâ•›; cela toutefois ne
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doit pas empêcher, en passant, les salutations et petites paroles d’affection en général, particulièrement envers les séminaristes sauvages, qui doivent être les délices de leur cœur, comme elles seront un jour le plus beau fleuron de leur couronne en paradis20.
Suit le texte des Constitutions et Règlements, le texte signé par Mgr de Laval par lequel il donne son approbation à ces Constitutions et Règlements. Ceci, avons-nous dit, s’est fait en 1662. Du côté de la Congrégation de Marguerite Bourgeoys, on trouve, dans l’histoire de la Congrégation NotreDame, ces lignesâ•›: Si Mgr de Laval avait réellement le dessein de placer les Ursulines à Montréal, on pourrait croire que ce fut pour ce motif qu’il ne s’empressa pas d’ériger en communauté la Congrégation quoique déjà elle eût obtenu les éloges de M. de Courcelles et de M. Talon, et même leur autorisation expresseâ•›: cependant, s’étant rendu dans cette ville au mois de mai 1669 […] Sa Grandeur voulut bien approuver l’œuvre de notre Fondatrice et de ses compagnes, leur donnant par écrit la permission d’instruire les enfants dans l’étendue du diocèse. Cette approbation est du 20 mai21.
Dans sa visite à Montréal au printemps de 1676, «â•›au commencement de juin, Monseigneur de Laval visita la Congrégation, reçut deux sœurs associées à l’œuvre, Anne Hyoux, Catherine Boni, et admit quelques prétendantes, Catherine Sommillard, Anne Meyrand, Louise Richard.â•›» Et, de retour à Québec, il écrivit aux fidèles les mandements dont voici quelques passagesâ•›: Notre très chère fille Marguerite Bourgeoys, et les filles qui se sont unies avec elle vivant en communauté dans l’île de Montréal, nous ayant représenté qu’elles se sont employées gratuitement depuis plusieurs années, sous notre bon plaisir, à faire les fonctions de Maîtresses d’école, élevant les petites filles dans la crainte de Dieu et l’exercice des vertus chrétiennes, leur apprenant à lire, à écrire, et les autres choses dont elles sont capablesâ•›; que pour rendre leur établissement ferme et stable, il nous plût d’approuver et confirmer. Nous, après avoir mûrement considéré toutes choses, sachant qu’un des plus grands biens que nous puissions procurer à notre église, et le moyen le plus efficace pour conserver et augmenter la piété dans les familles chrétiennes, est l’instruction et la bonne éducation des enfantsâ•›; connaissant d’ailleurs la bénédiction que Notre-Seigneur a donné jusqu’à
20. Manuscrit des Constitutions et Règlement des Ursulines de Québec, rédigé par le Père Jérôme Lalemant, supérieur des Jésuites (1647). 21. Histoire de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal (1620-1700), tome 1, 9 vol., Montréal, Congrégation€Notre-Dame, 1941, p. 99s.
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présent à la sœur Bourgeoys et à ses compagnes, voulant favoriser leur zèle et contribuer de tout notre pouvoir à leur pieux dessein, Nous avons agréé l’établissement de la dite sœur Bourgeoys et des filles qui se sont unies avec elle, ou qui y seront admises à l’avenir, leur permettant de vivre en communauté en qualité de filles séculières de la Congrégation Notre-Dame, observant les règlements que nous leur prescrirons ci-après, et de continuer les fonctions de Maîtresses d’école, tant dans l’île de Montréal qu’aux autres lieux où Nous et nos successeurs jugeront à propos de les envoyer, sans qu’elles puissent néanmoins à l’avenir prétendre de passer à la vie religieuse, c’est-à-dire cloîtrée, ce qui serait contre notre intention et la fin que nous nous sommes proposée, de subvenir par ce moyen à l’instruction des enfants des paroisses de la campagne, conformément aux patentes à elles accordées par Sa Majesté. Donné à Québec, le 6 août 167622.
Je m’arrête à ces deux textes de reconnaissance de la part de Mgr de Montmorency Laval et je note, dans le texte des Constitutions et Règlements des Religieuses Ursulines de Québec deux expressions que je trouve typiques des écrits spirituels du 17e français. L’Incarnation est exprimée en termes de conversationâ•›: Jésus est venu «â•›pour converser avec les hommes.â•›» À la fin du chapitre 1er de la seconde partie des Constitutions et Règlements, il est dit des Ursulines de Québec «â•›qu’elles sont appelées de Dieu en ces contrées pour “ramasser plusieurs gouttes du sang de leur divin époux”.â•›» Dans le développement sur l’éducation à donner aux sauvages, j’observe l’importance donnée à l’apprentissage des langues des sauvages. Ûvoquant les écolières, remarquons aussi que le texte parle des séminaristes sauvages comme devant être «â•›les délicesâ•›» des cœurs des sœurs. Il nous est bon de trouver, sous la plume du premier évêque de Québec, dans un texte qu’il a signé en 1676, alors donc que Marie de l’Incarnation était décédée 4 ans auparavant, une approbation du groupe de Marguerite Bourgeoys. On gardera en mémoire que Marguerite et ses compagnes étaient acceptées et promues en tant que «â•›Filles séculièresâ•›» avec interdiction formelle de passer à la vie cloîtrée. À noter aussi qu’on dit d’elles qu’elles enseignent «â•›gratuitementâ•›» et qu’elles sont autorisées à vivre en communauté. Leur statut de «â•›Filles séculièresâ•›» leur permet d’aller enseigner aux enfants des paroisses de la campagne.
22. Ibid., p. 135s.
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L’ é p r e u v e d a n s l a v i e d e d e u x f e m m e s c o nfi g u r é e s au C ru cifi é d u G o lg oth a
L e s é p re u ves dans la vie de Marie de l’Incarnation La croix, elle a pris tant de visages dans la vie de Marie Guyart. À 19 ans, après deux années de mariage, Marie devint veuveâ•›: J’avais pour lors dix-neuf ans, auquel temps, Notre-Seigneur fit une séparation, appelant à soi la personne avec laquelle, par sa permission, j’avais été liée. Diverses affaires qui suivirent cette séparation m’apportèrent de nouvelles croix, et naturellement plus grandes qu’une personne de mon sexe, de mon âge et de ma capacité les eusse pu porter […] [...] la perte des biens temporels, les procès, ni la disette, ni mon fils qui n’avait que six mois, que je voyais dénué de tout aussi bien que moi, ne m’inquiétaient point23.
Marie vit une année de solitude chez son père. Puis, pendant plus de dix ans, Marie, au service de sa sœur et de son beau-frère, a beaucoup à souffrirâ•›: Environ un an après ma solitude, Dieu m’en tira pour me mettre avec une mienne sœur qui, selon sa condition, était toute dans le tracasâ•›: et son mari et elle me désiraient pour leur aider à le porter. À l’abord, cela me sembla si onéreux que je n’osais y penser. Enfin je m’y accordai pourvu qu’on me laissât libre dans mes dévotions […]24
Dans le volume «â•›La vie de Marie de l’Incarnationâ•›», son fils Claude écritâ•›: Elle passa les trois ou quatre premières années qu’elle demeura en la maison de son frère dans les humiliations qui ne sont pas imaginables, et l’esprit de grâce qui la dirigeait lui faisait prendre tant de goût à cet état, comme le plus conforme aux abaissements de Notre Seigneur, qu’elle était dans la résolution d’y passer toute sa vie25.
23. «â•›Premier état d’oraison. Vâ•›», dans Relation de 1654, p. 58-59. 2 4. «â•›Deuxième état d’oraison. VIIIâ•›», dans Relation de 1654, p. 75. 25. Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Dom J. Lonsagne et Dom€G.-M. Oury, éd., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1981 (1677), p.€54. Désormais La Vie
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À ce propos, Dom Claude cite la Relation de 1633â•›: Je passois presque les jours entiers dans une écurie qui servoit de magazin, & quelquefois il étoit minuit que j’étois sur le port à faire charger ou décharger des marchandises. Ma compagnie ordinaire étoit des crocheteurs, des chartiers, & même cinquante où soixante chevaux dont il falloit que j’eusse le soin. J’avois encore sur les bras toutes les affaires de mon frère & de ma sœur lorsqu’ils étoient à la campagne, ce qui arrivoit fort souvent26.
Dans La Vie, Dom Claude évoque l’épreuve vécue par Marieâ•›: l’abandon de son filsâ•›: Mais la plus difficile partie de son sacrifice était à abandonner son fils qu’elle allait laisser jeune, sans biens, sans industries, sans appui […] Ce fils était un Isaac et un unique […] elle avait pour lui un amour très sensible […] de telle sorte que dans tout le temps qu’elle projetait de le quitter, quand elle jetait les yeux sur lui, c’était avec une compassion qui lui déchirait les entrailles […] Mais ce fils ne se laisse pas lier comme fit Isaac. Il s’enfuit lorsqu’elle était sur le point de l’abandonner27.
Marie Guyart, dans sa Relation de 1633, écriraâ•›: Lorsque j’étois sur le point d’exécuter mon dessein, Nôtre Seigneur m’envoya une pesante croix & la plus sensible que j’aye eu en ma vie28.
Après le troisième ravissement relatif au mystère de la sainte Trinité que Marie de l’Incarnation a vécu, elle nous parle de trois années de souffrances spirituellesâ•›: Après cette grande faveur, les croix m’assaillirent de toutes parts. Il n’y avait pas deux mois que j’étais au Noviciat, & mes peines m’ont encore duré près de trois ans depuis, excepté que comme Nôtre Seigneur veut fortifier ma faiblesse de fois à autres, il me donne un peu de relâche & me visite amoureusement. […] Il me prenait de si grandes angoisses & de si grands resserrements de cœur, que j’étois contrainte de demander congé de me retirer des assemblées, […] Je souffrois par tout & jour & nuitâ•›: Et je ne croiois pas qu’il y eut plus de faveurs de Dieu pour moy. La seule chose qui me donnoit du repos était la psalmodie 2 6. Marie de l’Incarnation, Relation de 1633, fragment 55, dans La Vie, p. 55. 27. Dom C. Martin, La Vie, ibid., p. 170. On trouve le texte dans Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 1. Les Écrits spirituels de Tours, Dom A. Jamet, éd., Québec, Ûditions des Ursulines, 1985(1928), p. 265s. 28. Marie de l’Incarnation, Relation de 1633, fragment 41, dans La Vie p. 172.
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[…] Mais étais-je hors de là, ma peine recommençoit, en sorte qu’étant une fois proche d’une fenêtre, il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas29.
Dès son arrivée à Québec, Marie de l’Incarnation a connu huit années d’humiliation et d’épreuves (1639-1647). La Relation de 1654 fait écho d’abord aux trois années d’agonies extrêmesâ•›: Dans l’abord, cela commença par le changement de cette paix qu’il me donna durant la navigationâ•›: paix intense et profonde, quoiqu’en moi éloignée de moi pour sa subtilité […] De cet état, j’entrai dans un autre bien plus crucifiant. Ce fut que je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût, et les personnes les plus saintes et celles avec lesquelles j’avais le plus eu d’entretiens étaient celles d’où je tirais les plus grands sujets de croix, Dieu permettant qu’elles eussent des tentations d’aversion continuelle contre moi, comme depuis elles me l’ont déclaré. […] Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour, qui la mettait dans un transport extraordinaire […] Mais cela se passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix, car je passais d’un abîme de lumière et d’amour en un abîme d’obscurité et de ténèbres douloureuses […] J’étais parfois subitement arrêtée et me semblait que réellement je me voyais sur le bord de l’enfer et que, de la bouche de l’abîme, sortaient des flammes pour m’engloutir, et je sentais en moi une disposition qui me voulait porter de m’y précipiter, pour faire déplaisir à Dieu, contre lequel cette disposition me portait de l’haïr. Lors, en un moment, par sa bonté et miséricorde, par un écoulement secret de son Esprit […]30 Une fois, étant proche du très saint sacrement, étant debout, il me parut une grande flamme par un soupirail, qui me semblait être celui de l’abîme. Alors, par une certaine saillie de vivacité, tout moi-même voulait s’y jeter par un mépris de Dieu. Lors, tout soudain, sa divine Miséricorde, par une secrète vertu, me retint€[…]31
2 9. Marie de l’Incarnation, Relation 1633, fragment 50, dans La Vie, p. 208-209. 30. «â•›Douzième état d’oraison. LIâ•›», dans Relation de 1654, p. 263-266. 31. «â•›Douzième état d’oraison. LIIâ•›», dans Relation de 1654, p. 267.
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Marie de l’Incarnation exprime bien clairement que ses épreuves de l’âme si profondes durèrent sept annéesâ•›: L’on pourrait me demander ce que c’est que la révolte des passions dont j’ai parlé, laquelle, après mes grandes peines intérieures des trois premières années, j’ai encore pâtie plus de quatre ans, avec une aigreur dans le sens, à l’endroit de quelques personnes bonnes et saintes et si cela peut compatir avec cette union intime de laquelle j’ai parlé. J’ai déjà dit qu’oui […]32
Elle raconte ensuite quand et comment elle fut délivrée de ces incroyables peines intérieuresâ•›: Je pâtis encore la révolte des passions et tentations d’aversion, jusqu’au jour de la fête de l’Assomption de la très sainte Vierge, l’an 1647, que j’eus une forte inspiration de recourir à cette divine Mère pour qu’il lui plût m’en obtenir la délivrance, si c’était pour la gloire de son bien-aimé Fils, mon suradorable Époux […] En un instant, je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible […] Cette aversion fut changée en un amour cordial pour toutes les personnes envers lesquelles j’avais ressenti de l’aversion et contre lesquelles ma nature avait ressenti de l’aigreur33.
Nous avons insisté sur les incroyables peines de l’âme qui furent le lot de Marie de l’Incarnation, de son arrivée à Québec, le 1er août 1639 au 15 août 1647. Nous n’oublions cependant pas toutes les peines plus extérieures liées aux pauvretés qu’elle a connues comme pionnière de Québec, aux affrontements avec les Iroquois, à l’établissement du monastère et à l’unification de la communauté, à l’incendie du monastère en 1650…
L e s é p re u ve s dans la vie de Marguerite B ourgeoys Faut-il le redireâ•›: nous n’avons, chez Marguerite Bourgeoys, rien de comparable comme dévoilement de sa vie intime, à ce que les Relations de 1633 et de 1654 et la surabondante correspondance de Marie de l’Incarnation nous offrent. Marguerite, bien sûr, n’avait pas de fils pouvant lui faire presqu’un devoir de conscience de lui partager quelque chose de son itinéraire spirituel. Elle ne semble pas, non plus, avoir entretenu une correspondance comme celle de Marie de l’Incarnation. Peut-être devonsnous également garder en mémoire que le feu de 1768 a pu nous priver d’une partie importante des Écrits de Marguerite. Nous ne sommes, toute 32. «â•›Douzième état d’oraison. LVâ•›», dans Relation de 1654, p. 291-292. 3 3. «â•›Treizième état d’oraison. LVIIIâ•›», dans Relation de 1654, p. 308.
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fois, pas totalement démunis. Ceux que nous avons auraient été rédigés surtout entre octobre 1697 et juin 1698, et ils nous disent des choses importantes au sujet des épreuves qu’elle a connues. En 1683, la maison a été brûlée et, pour la rebâtir, nous avons fait un écrit par lequel nous avons promis à Dieu que nous ne demandions ce rétablissement que pour être plus fidèles que nous n’avions été par le passé où nous avons signé. Pour moi, j’étais plus joyeuse que triste de cet incendie à cause du sujet pour quoi elle avait été bâtie. En 1689 et 1690, j’ai été avertie de mon état de damnation éternelle qui m’a mise beaucoup en peine, plus que je ne le peux dire. Ce qui m’a rendue plus triste et moins sociable et n’avoir personne à consulter. Environ l’année d’après, Monseigneur de Saint-Vallier est arrivé, à qui j’ai dit mon malheur. Et ensuite, comme depuis bien du temps, nos Sœurs avaient perdu la confiance en moi, et moi la liberté de leur parler et que je ne savais pas ce qui se faisait en la maison, et ma négligence a été telle que je ne pouvais trouver mal tout ce qui, pourtant, me faisait bien souffrir, je l’ai prié de mettre une autre Supérieure, dans l’espérance que tout se ferait plus parfaitement. Trois ans après, Monseigneur est arrivé à Montréal et m’a demandé quel sujet j’avais de me démettre de la supérioritéâ•›; à quoi je répondis que, peut-être, Dieu me donnerait quelque temps de vie et que je pourrais m’entretenir, avec la nouvelle Supérieure, de tout ce que l’expérience m’avait fait connaître depuis plus de quarante ans. Et en même temps la pensée me vint que j’avais promis à Dieu, par plusieurs fois, que je ne quitterais pas la charge où Il m’avait mise, pour toutes ces peines que j’en pourrais ressentirâ•›; et un retour me vint que je passerais pour une personne qui aime la supériorité, qu’il valait mieux passer. Mais l’élection faite, je me vis dénuée de tout et n’avoir pas la liberté de regarder nos Sœurs, et n’avoir pas la liberté de dire une parole34.
Derrière ce texte, il y a la peine que cause l’incendie, non pas tant pour les pertes encourues que parce que Marguerite met l’événement en lien avec un possible relâchement des sœurs. Est également évoquée la grande nuit de l’âme vécue par Marguerite Bourgeoys et sur laquelle nous reviendrons. Enfin, il y a son combat intérieur lié à l’éventualité de sa démission comme supérieure et les souffrances vécues après le changement de supérieure.
34. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 253s.
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Ûcoutons Marguerite en sa réflexion sur la raison de ses peinesâ•›: En 1694, j’eus une vue que toutes mes peines de damnation étaient passéesâ•›; mais peu de temps après ceux de ma négligence, mon peu de fermeté que j’avais eu pour faire avancer mes Sœurs…..mais quoiâ•›! On ne me demande point d’avis, ni je n’en donne point et je n’ai vue sur quoi que ce soit. Il faut demeurer dans mes peines et je vois que la première Règle ne s’observe pas, et je crois que si j’avais un peu de vigilance et de fermeté, nous aurions suivi notre premier dessein. Il me semble que Notre-Seigneur retire ses grandes grâces à cause de mes fautes, car je crois que la grande maison a été plus tôt rétablie que ne le sera la Pointe Saint-Charles, et je crois que le manque qui est à la maison provient du trop qui y a été, et que cette vie plus simple n’est que en attendant mieux, car il est bien difficile de retrancher à la nature ce qu’on lui a donné hors ses besoins. Un grand temps, on faisait du pain comme celui qu’on vend chez les boulangers et du bis pour les hommes, et toute la communauté, du blancâ•›; et auparavant, on faisait le pain tout de même. L’infirmerie est fort bien et plus que des personnes ne doivent être traitées. Il faut que tout ce qui y sert soit poli, les linges fins, enfin, on ne veut pas qu’il y paraisse aucune pauvreté. La Pointe Saint-Charles a été brûlée en 1693, environ trois mois avant l’élection, sans savoir d’où venait cet accident. Quelques personnes m’ont dit que c’était notre bon Dieu, pour en faire une croix de Providence, pour nous faire rentrer dans notre première façon de vie simple, plus conforme à la vie de la Sainte Vierge35.
Marguerite continue cet examen des points où elle trouve qu’il y a eu relâchementâ•›: confort dans les missions, promenades fréquentes, observance de la Règle, silence. Et elle conclutâ•›: Considérez que toutes ces fautes viennent de ma négligence et des fautes que j’ai faites par ma mauvaise conduite. Je voudrais bien les réparer, mais je n’en vois aucun moyen, mais plutôt l’augmentation. Les choses qui favorisent notre nature ne se réforment pas aisémentâ•›; j’ai pourtant bien envie de retourner par le bon chemin, mais les remords de conscience me troublent souvent. Je dois faire en sorte d’y remédier36.
3 5. Ibid., p. 254-256. 36. Ibid., p. 256s.
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Mais, revenons à ce qui a certainement été la plus grande épreuve spirituelle de Marguerite Bourgeoys. Elle raconte37 que le 3 ou 4 novembre, en 1689, la nuit, une sœur lui dit qu’une sœur morte depuis plus de 16 mois lui avait dit qu’elle était envoyée de la part de Dieu pour avertir la Supérieure de la Congrégation qu’elle était en état de péché mortel, à cause d’une sœur qu’elle nomma. Le 3 ou 4 janvier, 1690, nouvelle apparition de la sœur pour avertir Marguerite qu’elle n’a pas encore fait ce qu’elle doit faire. La sœur, chargée de communiquer le message à Marguerite le fait après dîner. Cette dernière avoue que c’est difficile pour elle de dire sa peine. Voici le texte où elle livre, de la façon la plus émouvante ce qu’elle a vécuâ•›: L’on m’a fait connaître que j’étais en état de damnation éternelle, ce que je n’ai pas eu de peine à croire voyant combien j’ai eu de négligence pour les devoirs de mon emploiâ•›; j’en demande de tout mon cœur pardon à Dieu et m’offre à Lui pour faire de moi ce qu’Il lui plaira, pour le temps et pour l’éternité. J’ai considéré, depuis, qu’il semble que sa divine Majesté veut détruire cette petite communauté, dont je n’ai point de peine, sinon que c’est à cause de mes infidélités. Voilà, depuis environ dix ans, neuf Sœurs de mortes. Ma plus grande peine est de ne pas savoir comment je pourrai retrouver ce que j’ai perdu, car je ne vas à la sainte communion qu’en crainteâ•›; mais après environ quatre mois que je ne m’en suis pas approchée, l’on m’a dit d’y aller par obéissance de la Règle ou du confesseur. Et depuis, je l’ai fait quoique avec bien de la froideur et de la répugnance. Pour ce qui est du temps pendant lequel j’en ai été privée, il était bien juste de m’y soumettre, dans la confusion où j’étais de me voir dans un état si déplorableâ•›; et lorsqu’on m’a permis de le faire les dimanches, je n’y ai pas manqué, crainte de manquer à l’obéissance. On remarqua, l’année passée, que je n’avais pas communié le jour de l’Ascension. On m’en demanda la raison et, depuis, j’ai eu le jeudi et je m’en suis peu exemptée et quand je ne l’ai pas fait, ça été par obéissanceâ•›; mais souvent, j’ai communié avec bien de la répugnance, voyant que ma peine m’occupe plus que l’amour de mon Dieuâ•›; et c’est ma plus grande peine, car, dans le besoin que j’ai des prières, je suis sans ferveur. [...] Quoique je ne refuse pas de voir mon malheur, je n’ai pourtant jamais douté de la miséricorde de Dieu et j’espérerai en Lui, quand je me verrais un pied dans les enfers…
37. Ibid., p. 258s.
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J’ai encore une autre ressource, que le bon Dieu veut bien m’accorder, qui est le secours de la très sainte Viergeâ•›; car, si je suis l’objet de la miséricorde de Dieu, je suis en même temps la preuve du secours de la très Sainte Vierge38.
Cette nuit de l’âme, Marguerite Bourgeoys nous dit qu’elle l’a vécue pendant cinquante mois, puis qu’un jour, ce fut comme si une fenêtre s’était ouverte et la paix revint. Mais là ne s’arrêterait pas la communion à la croix du Christ. Elle aurait aussi un important combat à livrer pour que soit respectée la nature profonde de la forme de vie consacrée qu’elle croyait de toute son âme avoir été appelée par Dieu à offrir à l’Ûglise de Villeâ•‚Marie. Et, comme nous le disions pour Marie de l’Incarnation, Marguerite a connu toutes les souffrances liées à la vie de pionnière dans un pays à bâtir, dans une communauté chrétienne à consolider, dans une communauté de consacrées à guider vers l’unité. L’ é qu ili b r e inti m it é av e c D i e u € – s e rv ic e d e s frères et sœurs dans la vie de deux pa s s i o nn é e s d e D i e u e t d e l’ h u m a nit é
C h e z Ma r i e de l’Incarnation Dans la merveilleuse étude que le Père Robert Michel, OMI a consacrée à Marie de l’Incarnation, il ouvre le développement qu’il consacre à la prodigieuse activité de Marie de l’Incarnation par ces lignesâ•›: «â•›Marie de l’Incarnation, écrit le Père L. Reypens dans le Dictionnaire de Spiritualité, offre l’exemple frappant de la plus haute contemplation au plus fort de l’actionâ•›». Le Père Jules Lebreton, dans une étude sur les principaux aspects de la mystique chrétienne, choisit l’Ursuline comme modèle de vie mystique apostolique. Chez elle, en effet, la «â•›conversation familièreâ•›» avec le Verbe au fond de l’âme, n’empêche en aucune façon l’engagement apostolique. Au contraire, sa vie manifeste une unité profonde entre le dialogue intérieur avec le Verbe et les exigences d’un service constant du prochain39.
Depuis le début du colloque, on est souvent revenu sur les multiples formes d’activités de la vie de Marie de l’Incarnation.
3 8. Ibid., p. 183-185. 39. Robert Michel, Vivre dans l’Espritâ•›: Marie de l’Incarnation, Montréal, Bellarmin, 1975, chap. 7.
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Dans le vieux continent À Tours, soin du ménage pendant les deux courtes années avant qu’elle ne devienne veuve, soins de son fils. Liquidation de la soierie de son mari, administration des affaires de sa sœur et de son époux après quelques années comme servante dans leur maison. Elle trouvait encore le temps de s’occuper des pauvres, des malades, des prisonniers. Responsable dans la formation, très tôt après sa profession. Dans le nouveau monde À Québec, responsabilités dans la fondation, puis dans l’animation, et l’administration du monastère de Québecâ•›: elle a été tour à tour supérieure et dépositaire du monastère de 1639 à 1670, deux ans avant sa mort. Parmi les problèmes spéciaux auxquels elle a été confrontée en ces responsabilités, il y a ce fait qu’il fallait faire des Ursulines venant de Tours, de Paris, une unique communauté. Dès leur arrivée, elle et ses compagnes se mirent à l’étude des langues amérindiennes et d’abord à la langue algonquine que les Montagnaises comprennent aussi40. L’assistante de Marie de l’Incarnation, Mère Marie de Saint-Joseph, elle, étudie la langue huronne. Marie de l’Incarnation s’y mettra à 51 ans41. À l’âge de 61 ans, Marie a déjà publié «â•›un catéchisme Huron, trois catéchismes algonquinsâ•›». Ûgalement, parmi ses tâches, il y avait l’enseignement des langues amérindiennes aux jeunes religieuses du couvent42, l’enseignement et l’éducation des filles amérindiennes et françaises, l’accueil au parloir, l’extraordinaire correspondance que Marie tenait, les discussions avec Mgr de Laval au sujet des points des Constitutions qu’il voulait changer43. Cette activité intense, Marie de l’Incarnation l’évoque dans la Relation de 1654â•›: Ce n’est pas, comme j’ai dit ci-devant, que je ne tombasse dans l’imperfection par égarement et surprise, soit dans les affaires que j’avais dans la maison, soit à la grille, car j’ai toujours eu à traiter avec le prochain, et ce pays-ci est très plein 40. Claire Gourdeau, Les délices de nos cœurs, Marie de l’Incarnation et ses pensionnaires amérindiennes 1639-1672, Sillery, Septentrion, 1994, p. 55. 41. «â•›Lettre CXXVI à son Fils du 17 mai 1650â•›», dans Correspondance, p. 390. 42. Claire Gourdeau, Les délices de nos cœurs, ibid., p. 58. 43. Manuscrit de Constitutions des Ursulines de Québec, p. 159. Les changements proposés par Monseigneur de Lavalâ•›: Il demande de cesser le chant durant la consécration, le plain-chant aux grand’messes, la communion journalière de quelqu’une des sœurs, les expositions du Saint-Sacrement aux premiers dimanches du mois et autres fêtes sauf dans l’octave du Saint-Sacrement, la vocalité des jeunes professes (vocalité seulement après 4 ans).
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de tracas, surtout en un nouvel établissement où l’on trouve tout à faire, une grande disette et diverses circonstances fort épineuses qui donnent sujet à divers travaux à ceux qui sont appelés à agir avec le prochain, soit en la charge de supérieure, soit en celle de dépositaire, ayant toujours exercé l’une ou l’autre44.
Si intense qu’ait été l’activité de Marie de l’Incarnation, elle ne semble pas l’avoir distraite de sa vie d’intimité avec Dieu. Parlant des années à Tours où elle avait de si grandes préoccupations administratives, elle disaitâ•›: Et, comme c’était d’ordinaire après cette action (la réception de la communion), que j’allais vaquer aux affaires de mon frère, ni le bruit des rues, ni ce que j’avais à traiter avec les marchands, ni tous les soins dont j’étais chargée ne me pouvaient tirer de la liaison intérieure que j’avais avec la Divinité45.
Ce don extraordinaire qui permet à Marie de l’Incarnation de ne pas se laisser distraire de sa conversation intérieure par ses activités extérieures s’exprime clairement dans cette lettre du 9 août 1654 à son filsâ•›: […] quand Dieu y appelle une âme [intense activité extérieure], il luy donne son double esprit, pour vacquer au dedans et au dehors, en luy et pour l’amour de luy, soit qu’il faille commander quand il nous a élevez dans la supériorité, soit qu’il faille obéir, quand il nous tient dans la dépendance et dans la soumission. C’est ce que nostre divin maître le suradorable Verbe Incarné nous a voulu apprendre lors qu’il a ditâ•›: Qu’il est la porte et que celuy qui entre par luy dans la bergerie, entrera et sortira, et qu’il trouvera sa nourriture, ce qui se doit entendre de ce double esprit46.
Parlant de la grande difficulté qu’elle avait dans l’étude des langues amérindiennes, elle confieâ•›: J’en traitais amoureusement avec Notre-Seigneur, lequel m’aida en sorte qu’en peu de temps j’y eus une très grande facilité, en sorte que mon occupation intérieure n’en était point ni empêchée ni interrompue. Mon étude était une oraison qui me rendait suave cette langue qui ne m’était plus barbare47.
4 4. «â•›Treizième état d’oraison. LIXâ•›», dans Relation de 1654, p. 314. 45. Marie de l’Incarnation, Le témoignage de Marie de l’Incarnation, Dom A. Jamet, éd., Paris, Beauchesne, 1932, p. 108. 46. «â•›Lettre CLV à son Fils du 9 août 1654â•›», dans Correspondance, p. 528. 47. «â•›Douzième état d’oraison. XLIXâ•›», dans Relation de 1654, p. 258.
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C h e z Ma r guerite B ourgeoys Rien de comparable chez Marguerite Bourgeoys à l’abondante expression par Marie de l’Incarnation de l’intégration de sa conversation avec Dieu et avec les humains de ses rencontres. Il est touchant de lire, sous la plume de celui qui fut son directeur spirituel durant les dernières années de sa vie, Monsieur Charles de Glandelet, une évocation de sa vie d’intimité avec Dieuâ•›: Elle disait souvent qu’elle n’avait point d’esprit et elle le disait comme elle le pensait. Une personne en qui elle avait confiance lui ayant un jour demandé compte de ses oraisons, elle lui dit qu’elle ne pouvait discourir comme n’étant qu’une pauvre fille sans esprit, mais qu’un seul mot ou une seule vérité l’occupait longtemps et qu’elle n’était pas capable de faire autre chose48.
Dans un développement sur la sagesse divine, Marguerite dit que la personne qui possède une telle sagesseâ•›: [...] estime toutes les dévotions, mais elle s’attache à la principale qui est d’aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même, et trouve moyen de lui rendre service dans les occasions qui se peuvent rencontrer. Elle se conserve partout en la présence de Dieuâ•›; elle se souvient partout de ses enseignements. Elle considère la vie et les actions de la Sainte Vierge quand elle était au monde, afin de l’imiter le plus qu’il est possible49.
Marguerite Bourgeoys contraste règle intérieure et règle extérieure. Cela lui est occasion de direâ•›: On se lève au premier son de la cloche, mais l’esprit doit être plus prompt à s’élever à Dieu, à l’adorer et à penser à ce qu’Il demande de nous. On obéit au premier son de la cloche pour se rendre à la prière et à la voix de Dieu. Elle dit que la prière sans attention ne sert de rien ou de bien peu, qu’il faut être attentif à ce que l’on demande, à ce que l’on promet et à ce que l’on doit faire pour Dieuâ•›; qu’il faut remporter de l’oraison quelque bonne pensée qui puisse servir le long du jour, et que pour profiter, il ne faut pas s’épancher qu’au dehors quand on revient, mais demeurer dans la pensée qui sera restée de son oraison et ne parler que par nécessité ou pour l’édification du prochain. La règle intérieure dit qu’il est bon de commencer et de continuer son travail avec la Sainte Vierge, pour le faire avec fidélité, sans choix et sans murmure50.[…] 4 8. C. de Glandelet, La vie de sœur Marguerite Bourgeoys, ibid. 49. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 139. 50. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 144s.
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Et lorsqu’on dit les grâces, ce n’est pas assez que la langue seule remercie Dieu, mais il faut que le cœur s’y joigne. […] on doit se récréer comme étant devant Dieu51.
Comparant la Congrégation à un jardin, elle nous invite «â•›à avoir Dieu présent en tout ce que nous faisons, pour ne vouloir contenter que Lui seul52.â•›» Parlant de notre amour pour Dieu, elle dira, après avoir énuméré différents types d’amour... Mais le véritable amour est celui d’amant qui se trouve rarement, car toute chose ne le toucheâ•›; ni le bien, ni le mal, il donne la (sa) vie avec plaisir pour la chose aimée. Il ne connaît point ses intérêts ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentesâ•›; la prospérité, ou l’adversité, la mort ou la vie, la consolation ou la sécheresse lui sont égales53.
Après avoir affirmé fortement combien la vie en communauté fournit des moyens d’accéder à un tel amour, Marguerite s’arrête à la figure de Sainte Madeleine (Marie de Magdala). Madeleine, nous dit-elle, a reçu de Notre Seigneur cette grâce de répondre à l’amour qu’il a eu pour elleâ•›: amour de complaisance, de bienfaisance, de bénévolence. Et Marguerite, de développer les caractéristiques de chacun de ces visages de l’amour54. Chez nos deux femmes disciples et apôtres, on peut vraiment dire qu’on voit s’épanouir de façon bouleversante une intégration dans leur vie du double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. On a évoqué, ces jours-ci, comment le rêve de la Nouvelle-France était de bâtir ici une Ûglise qui aurait toute la ferveur des premières communautés des Actes des Apôtres. Parmi les plus beaux textes de Marguerite, il y a ces lignes auxquelles nous revenons sans cesse dans la Congrégationâ•›: Il est vrai que tout ce que j’ai toujours le plus désiré et que je souhaite encore le plus ardemment, c’est que le grand précepte de l’amour de Dieu par dessus toutes choses et du prochain comme soi-même soit gravé dans tous les cœurs. Ahâ•›! si je pouvais le graver spécialement dans le mien et dans celui de mes sœurs, je serais au comble de mes désirs. Je voudrais que toutes les instruc5 1. 52. 53. 54.
Ibid., p. 145s. C. de Glandelet, Le vray esprit de l’Institut, ibid., p. 56. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 95. Ibid., p. 96-97.
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tions qui se font dans la maison et dans les missions roulassent sur ce grand objet. Ahâ•›! mes chères sœurs, faisons renaître, au moins parmi nous le vrai esprit de cordialité et d’amour qui faisait la gloire et le bonheur du premier Christianisme. Nous lisons que les premiers chrétiens n’étaient tous, en Dieu, qu’un cœur et qu’une âmeâ•›; qu’ils ne possédaient rien en propre ni en particulierâ•›; que tous les biens étaient communs entr’eux. C’est ainsi que la très sainte Vierge qui, après la mort de son Fils, était l’unique Supérieure de cette première communauté comme elle l’est aujourd’hui de la nôtre, formait ces heureux chrétiens55 […]
L a p l a c e d e Marie dans les vies de Marie de l’ In c a rn a t ion et de Marguerite B ourgeoys Nos deux pionnières, aussi bien dans leur vie eucharistique que dans leur attachement à Marie, la mère de Jésus, apparaissent comme des artisanes précieuses dans la réponse catholique aux positions de la Réforme. Arrêtonsnous à ce que nos héroïnes nous disent de Marie et de l’amour qu’elles lui vouent. Ûvoquant ce temps dans son enfance où Marie Guyart eut le songe dans lequel elle répondit oui à la demande de Jésus «â•›Voulez-vous être à moiâ•›?â•›» elle écritâ•›: J’avais aussi les mêmes désirs pour la très sainte Vierge que je passionnais de voir, pour le moins, avant que de mourir, pour y être protégée d’elle, et chaque jour je lui faisais des prières à ce sujet56.
Nous n’avons pas de témoignage correspondant sur l’enfance de Marguerite, mais là où elles se retrouvent, c’est au moment que chacune appelle le moment de sa conversion. La vision du sang, pour Marie Guyart, a lieu la veille de la fête de l’Annonciation et de l’Incarnation de Jésus dans le sein de Marie, le 24 mars 1620. Marguerite Bourgeoys, on se rappelle, est touchée et retournée intérieurement au cœur de la procession du Saintâ•‚Rosaire, le 7 octobre 1640, par un regard sur la statue de pierre de Marie. Chacune de nos héroïnes vit avec Marie son départ pour le nouveau monde. On se
5 5. Ibid., p. 267s. 56. «â•›Premier état d’oraison. IIâ•›», dans Relation de 1654, p. 50-51.
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souvient que dans un songe qu’elle date de l’octave de Noël 1633, Marie Guyart avait vu une bonne dame, Madame de la Petrie, semble-t-il. Mais, nous dit-elleâ•›: [...] dès que j’eus aperçu la sainte Vierge, par un tressaillement d’affection, quittant la main de cette bonne dame, je courus vers cette divine Mère et étendis mes bras, en sorte qu’ils pouvaient atteindre aux deux bouts de cette petite église sur laquelle elle était assise57.
Cette vision, annonciatrice de sa mission au Nouveau-Monde fait grande place à Marie, mère de Jésus et notre mère, et exprime de façon émouvante les marques d’affection dont Marie Guyart s’est sentie l’objet. Si nous écoutons maintenant Marguerite Bourgeoys raconter les étapes précédant son départ pour Ville-Marie, l’élément-clé qui semble avoir eu raison de toutes les hésitations et incertitudes, c’est l’inoubliableâ•›: «â•›Va, je ne t’abandonnerai pasâ•›» à propos duquel Marguerite dit simplementâ•›: «â•›...et je connus que c’était la sainte Vierge.â•›» Il est un moment qui semble nous révéler une familiarité toute particulière de Marie de l’Incarnation avec la très Sainte Viergeâ•›: c’est au temps de la reconstruction du monastère après le feu de 1650. C’est le texte tout entier qu’il faudrait citer, mais contentons-nous d’évoquer quelques lignesâ•›: Je n’eus pas plutôt commencé [la reconstruction] que je ressentis une assistance d’une façon et manière fort extraordinaire, qui était que je l’avais continuellement présente. Je ne la voyais pas des yeux du corps ni par vision imaginaire, mais en la manière que le suradorable Verbe Incarné me fait l’honneur et la miséricorde de se communiquer à moi, par union, amour et communication actuelle et continuelle, que je n’avais jamais expérimenté au regard de la très sainte Vierge, Mère de Dieu, qu’en cette occasion, quoique je lui eusse toujours eu une grande dévotion. […] En chemin faisant, je m’entretenais avec elle, lui disantâ•›: «â•›Allons ma divine Mère, allons voir nos ouvriers.â•›» Selon les occurrences, j’allais en haut, en bas, sur les échafaudages, sans crainte, en l’entretenant de la sorte.58
Gardons-nous d’oublier que Marie de l’Incarnation a pris soin de préciser que c’est en la fête de l’Assomption de la Vierge qu’elle fut délivrée des épreuves spirituelles des années 1639-1647â•›: Je pâtis encore la révolte des passions et tentations d’aversion, jusqu’au jour de la fête de l’Assomption de la très sainte Vierge, l’an 1647, que j’eus une forte 5 7. Voir texte plus complet, en p. 8-9 du présent document. 58. «â•›Treizième état d’oraison. LXIVâ•›», dans Relation de 1654, p. 330-331.
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inspiration de recourir à cette divine Mère pour qu’il lui plût m’en obtenir la délivrance, si c’était pour la gloire de son bien-aimé Fils […] et qu’elle savait bien ma faiblesse et combien ce que je pâtissais était opposé à l’état que sa divine Majesté me faisait porter dans le centre de mon âme, […] J’expérimentai lors que l’Esprit de Dieu me faisait parler à cette divine Mère. J’étais pour lors devant le très saint sacrement. En un instant, je me sentis exaucée […]59
Et Marie de l’Incarnation et Marguerite Bourgeoys ont été heureuses de considérer la Vierge Marie comme première et perpétuelle supérieure de leurs Instituts respectifs. Marguerite considérait que Marie avait un rôle de premier plan dans la Congrégation. Non seulement l’institut était sous le patronage de Notre-Dame, mais Marguerite a pu écrire, dans le rayonnement de l’inspiration de Monsieur Jendretâ•›: Il y a des marques que la Sainte Vierge a agréé qu’il y eût une troupe de filles qui honorassent la vie qu’elle a menée, étant dans le monde, et qu’elles s’assemblassent à Montréalâ•›; et qu’ensuite, il y eût un séminaire qui serait sous sa protection. Ensuite, l’église a été bâtie sous son nom, et la ville bâtie ensuite et a pour titre Ville Marie60.
On a bien peu d’écrits de Marguerite Bourgeoys, mais que de références à Marie comme modèle des Congréganistes, comme ressource que Dieu lui donne dans toutes les épreuves qu’elle rencontre. Elle évoque tous les passages du Nouveau Testament où Marie est nommée. En temps de grande épreuve, on se rappellera qu’elle disaitâ•›: «â•›Je suis la preuve du secours de la Très Sainte Vierge.â•›» On pense aussi à la situation embarrassante où se trouvent les sœurs, à Québec, le 8 mai 1692, lorsque Marguerite Bourgeoys y arrive. Elle décrit le problème financier qu’elle essaie de résoudre pour finalement conclureâ•›: Je ne sais plus que faire. Je vas à la chapelle de la Sainte Vierge des Jésuites, sans pouvoir lui faire autre prière sinonâ•›: «â•›Sainte Vierge, je n’en puis plusâ•›!â•›» et un Ave61. En sortant, [à] la porte, je trouve une personne à qui je n’avais nullement pensé, qui me demande comment allait notre affaire et qu’[elle]pouvait me prêter 1000 livres argent de France, dont nous ne paierions point de rente et qui, peut-être, nous demeureront, selon nos affaires de France […] 59. «â•›Douzième état d’oraison. LVIIIâ•›», dans Relation de 1654, p. 308. 6 0. Les écrits de Mère Bourgeoys, p. 82. 61. Ibid., p. 274.
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Marie de l’Incarnation ne nous révèle-t-elle pas sa proximité avec la Vierge lorsqu’elle avoue à son fils qu’elle portait une petite chaînette en fer pour signifier son offrande comme esclave de Marie, selon l’inspiration du Cardinal Bérulle. Ce bijou, porté par la mère pendant plus de 34 ans, fut remis à son fils Claude au moment de sa mort. M a i s il fau t c o nclu r e … Oui, il faut conclure, mais continuer à creuser le magnifique témoignage de ces deux grandes éducatrices. Nous avons considéré surtout quelques pans de l’itinéraire de chacune, mais il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la façon dont chacune voyait la mission auprès des Amérindiens, sur la vision de foi qui inspirait la façon si chaleureuse d’éduquer les enfants, de rejoindre les parents, de chacune de ces femmes. Au soir de leur vie, lorsqu’elles sont entrées à la Maison, les témoignages ont fuséâ•›: on pense à la lettre mortuaire adressée aux Ursulines de France par la Mère Marguerite de St-Athanase où l’on peut lireâ•›: [...] un docte et savant personnage, qui a eu longtemps la conduite de cette grande âme, disoit qu’elle peut estre appelée une seconde sainte Thérèse, ou plutost la Thérèse du Canadas62.
Et à celle qu’elle adressa au fils de Marie de l’Incarnation, le 8 août 1672. On y lit ce qui suitâ•›: Je vous supplie d’agréer cet Esclavage de cette chère Mère, tel que nous l’avons tiré de son col après sa mort63â•›; c’est un petit présent que je vous fais et que j’ay eu bien de la peine à conserver, car chacun m’a enlevé de force ce qui a appartenu à notre précieuse défunte que l’on honore comme une grande sainte, ou pour ne vous point choquer, comme une grande servante de Dieu64.
À la mort de Marguerite Bourgeoys, 28 ans plus tard, soit le 12 janvier 1700, Monsieur Glandelet nous dit qu’un prêtre d’un mérite et d’un rang fort distingués dans le Canada écrivit à un ami prêtre, le lendemain du décèsâ•›:
62. «â•›Appendice XXXIâ•›: Lettre de la Mère Marguerite de Saint-Athanase aux Communautés d’Ursulines de France du 1er mai 1672â•›», dans Correspondance, p. 1012. 63. Il s’agit de la petite chaînette de fer déjà mentionnée. 64. «â•›Appendice XXXVIIâ•›: Lettre de la Mère Marguerite de Saint-Athanase à Dom Claude Martin du 8 août 1672â•›», dans Correspondance, p. 1024.
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La sœur Bourgeoys mourut hier matin, son corps est à la paroisse et son cœur à la Congrégation. Il n’y a jamais eu tant de prêtres, ni de religieux dans l’église de Montréal, qu’il y en avait ce matin aux obsèques de cette bonne fille. Messieurs nos gouverneurs général et particulier y ont assisté, grand concours de peuple, etc. Si les saints se canonisaient comme autrefois, par la voix du peuple et du clergé, on dirait demain la messe de Sainte Marguerite du Canada65.
Nous, gens du pays, portons tous et toutes quelque chose de la vie de ces deux femmesâ•›: Marie de l’Incarnationâ•›: «â•›La mère spirituelle de la Nouvelle Franceâ•›» et Â�Marguerite Bourgeoysâ•›: «â•›La mère de la colonieâ•›».
65. C. de Glandelet, La vie de sœur Marguerite Bourgeoys, ibid., p. 145.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 13
D’hier à aujourd’huiâ•›: le souffle inspirant des politiques de santé et d’éducation Catherine Fino, f.m.a.
Faculté de théologie et de sciences religieuses, Institut Catholique de Paris, France
L
’étude historique et théologique des institutions hospitalières et éducatives fondées au XVIIe siècle à Québec montre que la spiritualité chrétienne possède une dimension sociale à travers l’hospitalité et la formation proposées aux malades 1 ou aux jeunes filles. Cependant, la reconnaissance de la qualité du service rendu hier par des institutions chrétiennes ne nous autorise pas à transposer leurs pratiques du XVIIe au XXIe siècle, dans un tout autre contexte politique et culturel, caractérisé par la professionnalisation, la médicalisation, des pédagogies et des programmes différents. Il faut aussi prendre en compte la laïcité pluralisteâ•›: il ne s’agit plus de définir une stratégie pour des communautés religieuses, mais de penser l’agir chrétien dans la société contemporaine. Est-il encore possible d’honorer la problématique de ce colloqueâ•›: «â•›D’hier à aujourd’huiâ•›»â•›? En quoi l’expérience des premières institutions religieuses fondées à Québec, et leur expérience spirituelle et pratique, peuvent-elles donner à penser aujourd’hui une «â•›inspiration chrétienneâ•›» pour dynamiser les politiques sanitaires et éducativesâ•›? Cela n’est envisageable qu’à travers une démarche herméneutique ou reconstructive, respectueuse de ce nouveau contexte.
1. Sur ce point, cf. Catherine Fino, L’hospitalité, figure sociale de la charité. Deux fondations hospitalières à Québec, à paraître en 2010 aux éditions Desclée, Paris (coll. « Théologie à l’Université »).
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L e s cl é s d e l a pe rtin e nc e s o ci a l e d e s in s tit u ti o n s e ccl é s i a l e s à Qu é b e c au XV I I e s i è cl e Je reprends ici quelques traits significatifs de l’histoire de l’Hôtel-Dieu et du Séminaire des Ursulines de Québec.
Un e f o rm a t i on diversifiée et pratique est requise d e s f o n d a t r i ces En 1635, lorsque le Père Le Jeune, directeur de la mission, fait appel aux dons et à l’aide de religieuses hospitalières et éducatrices pour l’évangélisation des Indiens, il insiste surtout sur le témoignage de la charité des religieuses2. Mais la pérennité des fondations requiert le charisme spécifique des communautés religieuses, car l’objectif du gouvernement colonial est d’abord sanitaire ou éducatif. L’exemple des documents de fondation de l’Hôtel-Dieu est significatifâ•›: Louis XIII, dans les Lettres patentes du 15 avril 1639, et Mr de Montmagny, gouverneur de la Nouvelle-France, dans l’Acte de réception des hospitalières du 15 septembre 1639, mettent en priorité «â•›le bien et le soulagement des pauvres et misérablesâ•›», tout en reconnaissant le projet d’évangélisation3. Les Ursulines sont choisies pour leur compétence 2. «â•›Si un Monastère semblable à celuy-là, estoit en la Nouvelle-France, leur charité feroit plus pour la conversion des Sauvages, que toutes nos courses et nos parolesâ•›»â•›: Paul Le Jeune, «â•›Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1635â•›», dans Relations des Jésuites contenant ce qui s’est passé de remarquable dans les missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle France, Volume I, Québec, chez Augustin Côté, 1858, p. 8. 3. «â•›LETTRES PATENTES du Roy Louis XIII pour lestablissement de lhostel Dieu de Quebec, avril 1639â•›», version dactylographiée annexe à la copie manuscrite signée le 15 avril 1639 par De Hédin, tabellion royal, dans Jeanne-Françoise Juchereau et Marie-Andrée Duplessis [Régnard]. Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec 1636-1716, Dom A. Jamet, éd., Montréal, Presses de Garden City, 1939, document€Fiâ•‚Az/4â•›: 14â•›; et encore «â•›Acte de réception des hospitalières par Mr de Montmagny, gouverneur de la Nouvelle-France, 15 septembre 1639â•›», transcription signé des fondatrices, du gouverneur, des Pères B.Vimont et P. Le Jeune, dans Jeanne-Françoise Juchereau et Marie-Andrée Duplessis [Régnard]. Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec 1636-1716, Dom A. Jamet, éd., Montréal, Presses de Garden City, 1939, manuscrit p. 1-2 reproduit entre les pages 20 et 21. Malgré un déficit financier récurrent, la pertinence sanitaire et sociale de l’institution est confirmée par l’historien François Rousseau, L’hospitalisation en Nouvelle-Franceâ•›: l’Hôtel-Dieu de Québec, 1689-1698, [Mémoire de Maîtrise], Université Laval, Faculté des lettres, Département d’histoire, Québec, 1974, 167 p. â•›; et aussi, François Rousseau, La croix et le scalpel. Histoire des Augustines et de l’HôtelDieu de Québec, 1639-1892, Tome€I, Québec, Septentrion, 1989, 454€p.
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éducative4. La capacité d’honorer une mission sociale motive la formation diversifiée et pratique exigée des religieuses missionnaires. Marie de l’Incarnation, à qui est confiée la fondation du monastère des Ursulines de Québec, associe une expérience mystique inédite à une expertise éducative5, mais aussi à des qualités de gestion commerciale mises à profit durant plusieurs années après son veuvage. Pour les Augustines, le choix se porte sur des religieuses qui ont su assumer le risque de la contagion et sont prêtes à vivre dans des conditions de vie extrêmes.
Un e m y s t i que du quotidien soutient une qualité de re l a t i o n s i nédites Au XVIIe siècle, la formation pratique des religieuses hospitalières ou éducatrices est indissociable d’un processus de sanctification personnelleâ•›: il s’agit de «â•›joindre Marthe, et Marie, l’action et la contemplation par ensembleâ•›». La «â•›mystique apostoliqueâ•›» qui soutient au quotidien la motivation des religieuses leur permet aussi de se former à une qualité de relations interpersonnelles en vue du service hospitalier ou éducatif. Les Constitutions des Augustines les invitent à travailler le détachement et surtout l’affection fraternelle sans discrimination, jusqu’à se découvrir capable de «â•›souffrir joyeusement toutes les incommodités qui proviennent des pauvres maladesâ•›». L’imitation du Christ se décline dans des attitudes concrètes, l’attention à ne pas montrer sa fatigue, le «â•›grand soinâ•›» donné aux devoirs de l’hospitalité, de nombreux «â•›égardsâ•›» envers les plus faibles6. La spiritualité des hospitalières les aide à convertir la pénibilité de leur travail en qualité de compassion. Pour l’Ursuline, l’enjeu de «â•›l’union des cœursâ•›» au sein de la communauté est d’abord la qualité de la proposition éducative, afin Â�«â•›d’offrir 4. Les Ursulines sont en pleine expansion en France au XVIIe siècle (350 communautés à la fin du siècle). Voir sur ce point Philippe Annaert, Les collèges au féminin. Les Ursulines aux XVIIe et XVIIIe siècles, Bruxelles, Ûditions Vie Consacrée, 3 (1992), 195€p. À Québec, les besoins éducatifs justifient le maintien du projet malgré les difficultés financières au départ de Mme de la Peltrie pour Montréal (1642) et expliquent l’expansion rapide du monastère. 5. Marie de l’Incarnation a donné des cours aux novices puis assuré le suivi des pensionnaires, cf. Yolaine Laporte, Marie de l’Incarnation, mystique et femme d’action. Biographie romancée, Montréal,€XYZ€Ûditeur (coll. «â•›Grandes Figuresâ•›»), 1997, 187€p. , ici p.€25. 6. Pour l’ensemble de ces données, Constitutions de la congrégation des religieuses hospitalières de la miséricorde de Jésus. De l’ordre de Saint-Augustin. (Constitutions des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec), 1666, Première partie, Traité I, p. 2-3 et p. 46â•›; Traité III, p. 89-98â•›; Traité IV, p. 160-168.
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aux enfants dont elle a la charge l’image d’une parfaite charité et d’une compréhension totale7â•›».
L’ Hô t e l - Di e u et le séminaire des Ursulines comme f o rc e d e p ro position sociale La prétention de mettre en œuvre un projet contribuant à l’amélioration de la société apparaît sans conteste chez les Ursulines. Leur pratique de l’éducation se distingue de l’école monastique médiévale, où la jeune fille est considérée comme une moniale en puissance, par un projet éducatif destiné à former de «â•›vertueuses chrétiennes qui vivent honorablement dans le siècle8â•›». À Québec, tout en se consacrant à l’évangélisation des Indiennes, les Ursulines ouvrent l’internat qui accueille les jeunes filles de la colonie pour des séjours de six mois à un an. Grâce aux séminaires, les Jésuites et les Ursulines ont ainsi sous leur responsabilité la formation des premières générations qui construisent la société coloniale. Les hospitalières ne sont pas en reste pour ce travail de promotion sociale. Les Indiens hébergés et évangélisés à l’Hôtel-Dieu s’approprient les pratiques de la charité hospitalière apprises à l’hôpital. Lorsque l’Hôtel-Dieu est transféré à Québec, les hospitalières continuent à jouer un rôle actif au sein de la société coloniale. Elles défendent le «â•›bien des pauvresâ•›» qui permet de leur assurer soin et formation, et font pression sur les politiques pour que soit assumée leur prise en charge. En partageant le sort des plus démunis, exposées comme eux aux épidémies et aux difficultés financières, elles suscitent une qualité de vie hospitalière inédite susceptible de permettre le retour dans la société aux meilleures conditions9. Les Augustines rejoignent ainsi l’élan de reconstruction sociale qui anime les Ursulines. 7. Philippe Annaert, Les collèges au féminin. Les Ursulines aux XVIIe et XVIIIe siècles, Bruxelles, Ûditions Vie Consacrée, 3 (1992), p 90. 8. Constitutions des Ursulines de Paris, 1623, feuillet 50, citées par P. Annaert, Les collèges au féminin, ibid., p. 310. En France, les Ursulines proposent à la fois «â•›un programme d’éducation soignée, essentiellement destiné aux filles de qualitéâ•›» accueillies au pensionnat, et une formation de base (lecture, écriture, calcul) pour les plus modestes, p 135. À celles-ci, il faut apprendre «â•›toutes sortes d’ouvrages et de mestiers afin que les pauvres puissent gaigner leur vieâ•›» honnêtement (Constitutions des Ursulines de Lyon, citées p. 131-132). L’école du dimanche complète le projet par l’alphabétisation des servantes et autres femmes illettrées. 9. L’intégration des pauvres malades au sein de la communauté hospitalière leur confère d’emblée un statut social empreint de dignité, par leur assimilation au Christ souffrant et leur participation à l’oblation commune. Mais ce statut demeure précaire, et l’on peut reprendre à leur sujet l’appréciation critique d’Henri-Jacques Stikerâ•›: ils ne sont
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L’analyse de la pertinence sociale de ces premières institutions québécoises renvoie ainsi aux conditions nécessaires au consensus politique, à la qualité de la formation où la dimension religieuse potentialise l’humanisation des pratiques, enfin aux succès remportés dans le combat pour l’inclusion des plus démunis au sein de la société indienne et coloniale. D ’ hi e r à au j o u r d ’ h u iâ•›: u n d é fi h e r m é n e u tiqu e p o u r act ua li s e r u n e s pi r it ua lit é p r atiqu e Motivés par le bilan positif de l’histoire, peut-on encore penser aujourd’hui qu’une spiritualité a un pouvoir de transformation socialeâ•›? Peut-on envisager une formation pratique des enseignants et des soignants qui bénéficie d’une spiritualité chrétienneâ•›? Dans quelle mesure le respect de la laïcité autorise-t-il à recourir à une expérience issue d’un contexte religieux particulierâ•›? Faut-il alors faire mémoire de l’expérience pratique de ces premières communautés religieuses de Québec au XVIIe siècle pour relancer de manière inédite les politiques du XXIe siècleâ•›? L’épistémologie historienne nous interdit de dissocier des pratiques de leur contexte et rend suspecte une description trop linéaire de l’histoire10. Il reste néanmoins possible de pratiquer une généalogie reconstructive de l’expérienceâ•›: chaque pratique du passé renvoie à un sens qu’il s’agit d’expliciter pour envisager comment le mettre en œuvre aujourd’hui. Nous envisagerons successivement les critères anthropologiques qui ont fondé l’action sanitaire et éducative, la contribution de la foi à la formation intégrale des sujets, et le rôle de la spiritualité dans la formation du consensus éthique. «â•›jamais vraiment exclus, car toujours spirituellement intégrésâ•›; jamais intégrés car toujours socialement dans les frangesâ•›», dans Corps infirmes et sociétés. Essais d’anthropologie historique, Paris, Aubier-Montaigne, 1997 (1982), p. 93. Significativement, les rituels prophétiques pratiqués à Québec au XVIIe siècle, tel le lavement des pieds des Indiens par le gouverneur en 1639, ou encore la sépulture de riches bienfaiteurs parmi les pauvres de l’hôpital, tombent en désuétude au fur et à mesure que la guerre et les crises économiques réduisent à néant la mobilité sociale et les espérances qui caractérisaient les premières années de la colonie. 10. Un emprunt ciblé se réduirait, selon la formulation d’Alasdair MacIntyre, à un «â•›fragmentâ•›» de tradition dissociée de son contexte de signification, dans Après la vertu. Étude de théorie morale, Paris, Presses Universitaires de France (coll. «â•›Leviathanâ•›»), 1997 (1981), p. 4. Une histoire linéaire expose au risque de projeter les idéologies contemporaines sur le passé.
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L a p ro p o s i t i on de critères anthropologiques pour f o n d e r l’ a c t ion sociale La pertinence sociale d’une pratique est l’indice de la justesse de l’approche de la personne, et de la relation éducative ou de soins. La manière dont certaines dimensions anthropologiques sont désignées et honorées par des pratiques contingentes reste suggestive pour un autre contexte qui doit inventer ses propres pratiques. Je propose deux exemplesâ•›: L a valorisatio n de l’incar nation du suj e t â•›: re s p e c t e t m édiation du corps La foi chrétienne amène à considérer chaque personne comme créée et appelée par Dieu personnellement, y compris dans sa corporéité dont la dignité est fondée sur le mystère de l’Incarnation. L’hospitalité offerte au XVIIe siècle par les religieuses renvoie au respect de la personne humaine en tant qu’incarnée. Plus encore, les gestes du soin sont ritualisés (rite d’accueil du lavement des pieds, liturgie des repas) et les Constitutions des Augustines considèrent ces gestes comme de véritables sacramentaux, au sens où ils participent de l’application des vertus salvatrices du «â•›Sang du Christâ•›» à la personne11. Aujourd’hui, l’éthique hospitalière impose à tous les soignants la protection de l’intégrité corporelle des malades. En complémentarité, les aumôneries hospitalières réactualisent l’importance d’une sacramentalité «â•›élargie à toute l’existence12â•›», au travers de gestes simples, l’aide au lever, la main serrée, la présence silencieuse et gratuite. C’est dans ce vécu corporel que la personne expérimente les prémisses du salut que la communauté chrétienne célèbre dans l’espérance. La Règle du monastère des Ursulines de Paris (1623), reprise à Québec, fondait la mission des sœurs sur un verset significatifâ•›: «â•›Laissez les petits enfants venir à moiâ•›». S’exprime ainsi la conviction que l’éducation est elle
11. Constitutions de la congrégation des religieuses hospitalières de la miséricorde de Jésus. De l’ordre de Saint-Augustin. (Constitutions des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec), 1666, Traité IV, p. 155-156. La grâce de la vision du sang représente une étape cruciale de la conversion de Marie de l’Incarnation en vue de sa mission future, selon Pierre Gervais, Marie de l’Incarnation. Études de théologie spirituelle, Bruxelles, Ûditions Vie Consacrée, 13 (1996), 211€p. , ici p. 66-74. 12. Louis-Michel Renier, «â•›Les sacrements des malades dans l’œuvre commune de santéâ•›», dans La€Maison-Dieu, 217 (1999), p. 51-68.
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aussi une médiation de la rencontre avec le Christ. Le corps est honoré de plein droit dans l’éducation. Au XVIIe siècle, les Ursulines veillent à l’intégrité corporelle des enfants avec le partage de la nourriture physique autant qu’intellectuelle et spirituelle. L’hygiène et l’habillement «â•›à la françaiseâ•›» sont inculqués aux jeunes Indiennes, au risque de les aliéner à leur propre culture. Aujourd’hui, l’ouverture de l’école sur la vie sociale recourt toujours au corps, au travers de l’art, de la culture, du sport, mais en intégrant le caractère pluraliste de la société. L’impor tance du lien socialâ•›: l’attent i o n à l a personnalisation des relations La personnalisation du soin et de l’éducation est un autre trait caractéristique des deux institutions du XVIIe siècle. Elle favorise la restauration des liens sociaux mis à mal par la maladie ou par la déstabilisation des valeurs dans un contexte colonial. Lorsque l’école des Ursulines de Québec s’approprie au XXIe siècle la réforme scolaire québécoise, elle valorise à nouveau la place centrale du sujet, au moyen de parcours individualisés, du respect du rythme et des intérêts de chaque enfant, d’une pédagogie par projet13. En ce qui concerne l’hôpital, le bénéfice relationnel tiré de la stabilité du personnel religieux et de la petite taille de l’hôpital au XVIIe siècle interroge la pratique contemporaine qui favorise les grandes structures. Cela suggère au moins de privilégier en leur sein des unités de vie à taille humaine, suffisamment autonomes et stables au plan du personnel. En complémentarité, la pastorale de la santé permet d’offrir un suivi personnalisé aux personnes qui le demandent. Il faudrait ajouter le critère de l’hospitalité et du soutien accordé prioritairement «â•›au plus petit d’entre les miensâ•›», au nom du Christ, qui permet d’inclure le plus vulnérable dans l’expérience commune d’humanité qui fonde l’identité sociale. Au bout du compte, malgré l’évolution et la grande diversité des pratiques au fil de l’histoire, on observe ainsi sur des points cruciaux l’impact de l’anthropologie qui est privilégiée dans la communauté chrétienne.
13. Voir sur ce plan Danielle Ferré, «â•›Une école à parcours multipleâ•›»â•›; Manon Desjardins et Chantal Raymond, «â•›Faire avec et ne pas aller contreâ•›»â•›; Jean-Marie Quiesse, «â•›L’élève, premier agent de son développementâ•›»â•›; dans le dossier no 2 «â•›L’école au Québecâ•›» des Cahiers pédagogiques du Cercle de Recherche et d’Action Pédagogiques, 449 (2007), p. 46-47, 50-51 et 53-54.
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L a c o n t r i b u tion à une formation intégrale des sujets La formation des hospitalières et des éducatrices est la clé de la réussite des institutions religieuses du passé. La qualité éthique d’une institution, hôpital ou école, est moins due à la perfection préalable d’un cadre normatif qu’à la formation et à la responsabilisation des soignants et des éducateurs (et plus largement de tous les acteurs de l’institution, inclus les bénéficiaires). Ceux-ci seront ensuite les promoteurs de l’évolution de l’institution. L a création d’une dynamique de for ma t i o n ré c i p ro q u e Le succès des institutions religieuses du XVIIe siècle requiert l’entraide mutuelle. Le risque de l’épuisement et de la démission morale est partagé par tous, en ce siècle du combat contre les passions (intérieures) et la violence (extérieure) de la nature et des guerres incessantes. Face à ces menaces, l’Hôtel-Dieu constitue une véritable microsociété propice au support éthique et spirituel des personnes malades et des soignants face à la maladie et à la mort. Aujourd’hui, l’exemple de la Maison médicale Jeanne Garnier14 à Paris, institution catholique en première ligne pour le mouvement des soins palliatifs, montre la pertinence des intuitions de l’hospitalité chrétienneâ•›: taille modeste, qualité des relations, mais aussi travail en équipe et formation de tous les acteurs du soin, «â•›familles, malades, soignants15â•›». Dans une même perspective, l’école catholique, en France comme au Québec, s’investit dans la formation permanente des enseignants, des éducateurs, des parents. Dans le contexte de la laïcité française, la pertinence actuelle d’une institution hospitalière catholique semble confirmée par la créativité et le rayonnement de la Maison médicale Jeanne Garnier, qui bénéficie d’une reconnaissance publique sur le plan de la recherche et de la formation en matière de soins palliatifs. Dans une certaine mesure, nous pouvons faire une analogie avec la pastorale de la santé à Québec, intégrée comme secteur professionnel et de recherche dans les structures publiques, proposant des formations à l’ensemble du personnel au profit de l’humanisation des soins. Mais ces actions sont ciblées sur la pastorale au Québec, externes au fonc 14. La Maison Médicale Jeanne Garnier (106, avenue Ûmile Zola, 75015 Paris) bénéficie de l’animation d’une communauté de xavières depuis 1988, et prend depuis lors une orientation vers les soins palliatifs (81€lits). 15. Marie-Sylvie Richard, Soigner la relation en fin de vie. Familles, malades, soignants, Paris, Dunod, (coll. «â•›Action socialeâ•›»), 2004, 172€p. Pour la Maison médicale Jeanne Garnier, il faut aussi prendre en compte la quinzaine de bénévoles présents chaque jour.
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tionnement de l’hôpital public en France, et l’exemple de la Maison Jeanne Garnier et de son rayonnement reste exceptionnel. Pour la sociologue française Anne Gotman, nos sociétés laïcisées sont caractérisées par le fait que l’hospitalité chrétienne a disparu au profit du droit public qui assure la solidarité16. Les propositions chrétiennes relèvent du domaine privé et conservent un potentiel critique pour faire avancer le droit, ce qui n’est pas négligeable. Mais qu’en est-il alors de la contribution chrétienne à la formation pratique des soignantsâ•›?
L’engagement dans la formation malgré la laïcisation de la société Pour se ressaisir de cette responsabilité et s’inscrire dans l’espace public, les institutions d’inspiration chrétienne ont appris à honorer les réquisits de la laïcité. Les pratiques instaurées à la Maison Médicale Jeanne Garnier17 peuvent servir de points de repère. À l’instar de l’hôpital public, l’accueil se fait sans discrimination de religion. Des règles strictes de discrétion sont appliquées pour les propositions spécifiquement religieusesâ•›: interventions de l’aumônerie à la demande, service des bénévoles dissocié du service d’aumônerie, refus du prosélytisme. Le personnel médical ou infirmier s’autorise néanmoins à répondre à une demande d’ordre spirituel ou religieux adressé par un malade, sans s’imposer le silence au nom d’«â•›un devoir de laïcité18â•›». Mais devant la diversité des attentes, l’hospitalité requiert d’abord de «â•›vivre l’altérité sans crainte19â•›». La formation pratique à une juste convivialité entre les religions et les cultures se fait dans la même dynamique que l’initiation aux pratiques inspirées par la foi chrétienne. 16. Anne Gotman, «â•›L’hospitalité, déclin ou histoireâ•›?â•›», dans Le sens de l’hospitalité, Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Paris, Presses Universitaires de France (coll. «â•›Le lien socialâ•›»), 2001, 507€p., ici p. 15-49. 17. La Maison Médicale Jeanne Garnier, dont le support juridique est l’Association des Dames du Calvaire, est reconnue comme «â•›Ã›tablissement privé participant au service public hospitalierâ•›». 18. Entretien avec le Dr Jean-François Richard (4 avril 2007). 19. Alain Thomasset donne la même indication à propos du fait religieux à l’écoleâ•›: «â•›Le phénomène religieux s’approche avec plus de vérité au sein d’un dialogue entre des traditions que d’une manière abstraiteâ•›»â•›: dans «â•›Les pratiques sociales chrétiennes et leur force de conviction dans une société pluralisteâ•›», Revue d’éthique et de théologie morale, 251 (2008), p. 259-274, ici p. 267. Les quatre pratiques sociales chrétiennes privilégiées par l’auteur au regard des défis actuels de la société occidentale sontâ•›: témoigner d’une fraternité inconditionnelle, prendre en compte la dimension sociale des personnes et leur singularité, ouvrir à l’universel et vivre l’altérité sans crainte, devenir des passeurs qui «â•›s’effacentâ•›».
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Une analyse identique peut être menée sur les pratiques d’accueil et de formation chrétienne au sein de l’école catholique, soumise à des règles de laïcité20. Le projet éducatif de l’école des Ursulines de Québec répond à ce défi en distinguant les expertises (formation culturelle d’un coté, initiation chrétienne de l’autre21). La convivialité au sein de la différence culturelle et religieuse est intégrée au projet éducatif par le biais du «â•›Programme d’éducation internationalâ•›» auquel participe l’établissement. Il faut noter que ce programme est présenté conjointement comme l’intégration du «â•›Programme de formation de l’école québécoiseâ•›» et comme l’héritage de l’audace, de l’esprit d’initiative et de l’ouverture sur le monde qui caractérise Marie de l’Incarnation. Il s’agit de mettre en place un espace de formation où la particularité chrétienne favorise l’ouverture à l’universel. La question de la transmission des valeurs et pratiques chrétiennes se complexifie pour les chrétiens travaillant au sein d’institutions publiques. La situation est devenue radicalement différente de celle de l’Hôtel-Dieu du XVIIe siècle où les rites hospitaliers s’inscrivaient à la fois dans deux visées, sanitaire d’une part, religieuse d’autre part, qui se potentialisaient l’une l’autre. Les pratiques spécifiques (médicales, sacramentelles) bénéficiaient de l’équilibre global du système. Sur ce plan, la difficulté propre à une société laïcisée est que la relégation des pratiques chrétiennes au domaine privé limite la potentialisation mutuelle des pratiques au sein d’une institution de soin. En outre, les ressources proprement communautaires de la foi (telles que la catéchèse ou la liturgie) ne sont plus (ou peu) accessibles au sein même de l’institution. Le relais assuré pour chaque chrétien au niveau paroissial ou associatif devient essentiel.
20. La prise en compte du pluralisme croissant au sein de la société québécoise a motivé l’abrogation du caractère confessionnel des commissions et institutions scolaires entre 1997 et 2000, suivi à partir de 2008 de l’arrêt de l’enseignement religieux (optionnel) au profit d’un programme spécifique d’éthique et de culture religieuse (obligatoire). Pour l’ensemble de ces données et la distinction entre laïcité québécoise et française, voir Micheline Milot, «â•›Ã›cole et religion au Québec. Une laïcité en tensionâ•›», dans le numéro spécial sur Laïcité, croyances et religions de Spirale. Revue de recherches en éducation, J.- P. Martin, dir., 39€(2007), p. 165-176. 21. Le projet éducatif de l’école des Ursulines de Québec a été consulté en septembre 2008 sur www.ursulinesquebec.com. La mission du service d’animation pastorale est strictement limitée aux «â•›activités ou célébrations en lien avec les temps forts de l’année liturgique ou avec le thème de l’annéeâ•›».
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L’approche intégrale de la personne d a n s l e c a d re d e l a professionnalisation La gestion de la laïcité est un exemple significatif, car cette répartition des propositions entre espaces privé et public n’est qu’un exemple d’une difficulté structurelle. En effet, la professionnalisation du soin a distribué les expertises sur des intervenants variés. Il devient difficile pour un professionnel d’honorer seul la dimension intégrale, corps et âme, pratique et intelligence, propice à la restauration de l’identité en temps de maladie. L’appropriation d’une pratique tend à l’instrumentaliser au profit de la rationalité particulière à chaque profession. Ainsi le retour à la «â•›spiritualitéâ•›» observé aujourd’hui n’est pas sans ambiguïté, lorsqu’elle est revendiquée comme un «â•›élémentâ•›» du soin. L’analyse historique alerte sur le fait que les rites hospitaliers ne prenaient sens et efficacité que dans leur double appartenanceâ•›: totalement au service du corps, ils n’en étaient pas moins finalisés aux sacrements et y trouvaient leur vérité ultime. Certes, devant l’éclatement des services, la visite régulière d’un bénévole ou d’un membre de l’aumônerie peut s’avérer précieuse pour aider à rétablir l’unité de la prise en charge hospitalière. Mais nous tendons alors à former des spécialistes de l’unification du parcours de soin, au lieu de penser l’approche intégrale de la personne dans l’ensemble des pratiques. Une réflexion similaire peut être menée dans l’enseignement catholique, à propos de la pastorale scolaire. Un projet pastoral gagne à mobiliser toutes les expertises au sein de l’équipe éducative. C’est le dévoilement de la richesse et de la diversité de la formation des adultes qui collaborent au sein d’un établissement qui devient significatif, à condition qu’ils laissent transparaître plus que leur maîtrise de la matière qu’ils enseignent.
L e rô l e d’ une spiritualité dans la formation d u c o n s e n sus éthique Pour perfectionner leurs pratiques au fil du temps, les religieuses avaient mis en œuvre des procédures de régulation éthique. Pour le théologien Denis Müller, ce ne sont pas des normes contingentes mais plutôt la manière dont se «â•›constitue22â•›» l’éthique dans l’histoire des institutions chrétiennes qui est suggestive face aux problématiques contemporaines.
22. Denis Müller, L’éthique protestante dans la crise de la modernité, Généalogie, critique, reconstruction, Paris/Genève, Cerf (coll. «â•›Passagesâ•›»)/Labor et Fides, 1999, 369€p. , ici p. 19.
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Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’inscription de nouvelles règles dans les Constitutions ou les Règlements des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec requiert trois conditionsâ•›: la possibilité de prendre des initiatives au motif de la charité (tel l’accueil dans la clôture en période d’épidémie), sur un fond de consensus qui reconnaît cette charité comme le fondement de l’unité de la communauté hospitalière (les Constitutions) et la reconnaissance de la nécessaire différenciation des pratiques selon les circonstances (par la procédure du déplacement de ces pratiques locales vers les Règlements pour préserver les Constitutions qui assurent l’unité). Ces conditions nous suggèrent des critères pour analyser notre propre expérience hospitalière. Ainsi, la troisième condition est particulièrement valorisée dans l’ethos contemporain, où des procédures de discernement sont régulièrement mises en œuvre pour réajuster les lois et les règlements hospitaliers. Il faut veiller (première condition) à ce que des protocoles d’action et d’évaluation trop rigides, ou des règles de laïcité trop restrictives, ne nuisent pas à la part d’initiative personnelle. Reste enfin (deuxième condition) la difficile question du consensus dans une société pluraliste. Les chrétiens sont appelés à y contribuer à partir de leur spiritualité particulière. L’ identification de nouveaux concepts f é d é r a t e u r s La charité pratique et la spiritualité qui lui donne une forme concrète ne sont plus le fondement des projets hospitaliers ou éducatifs aujourd’hui laïcisés et de droit public. Mais il est possible d’identifier de nouveaux concepts fédérateurs, tels que la «â•›vulnérabilitéâ•›». En éthique biomédicale, ce concept informe autant les principes bioéthiques (protection de la vulnérabilité du malade) que l’éthique du soin (la vulnérabilité du soignant face au visage du souffrant qui le requiert€– Levinas). En pédagogie, le concept de vulnérabilité intervient pour justifier des principes (l’accueil des enfants en situation de handicap, les interdits de la violence et de la pédophilie), tout en servant de paradigme pour définir les orientations éducatives23. Les chrétiens valorisent ce concept au travers des paraboles du Bon Samaritain (pour les soignants) ou du Bon Pasteur (pour les éducateurs) qui invitent à prendre soin des plus vulnérables. La spiritualité chrétienne assure ici une fonction sociale, non seulement en soutenant la motivation
23. Cf. «â•›Changer de regardâ•›», Enseignement Catholique. Actualités, Hors-série (août 2006), 25€p. Dans ce numéro hors-série, ce magazine invite à regarder l’enfant et l’enseignant «â•›comme un être en devenir, mais aussi un être fragile, et donc un être reliéâ•›» (p. 5).
13 – D’hier à aujourd’huiâ•›: le souffle inspirant des politiques de santé et d’éducation
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et la responsabilité de chaque sujet croyant24, mais aussi en favorisant l’émergence d’un consensus autour de la protection des plus fragiles (Mt 25). Les chrétiens peuvent ainsi s’investir dans un projet public en valorisant leur approche particulière. Et lorsque le consensus est difficile, par exemple si la proposition des soins palliatifs ou une pédagogie inclusive sont contestées, le concept de vulnérabilité permet de dialoguer. La régulation réciproque entre éthiq u e e t s p i r i t u a l i t é Le concept de «â•›vulnérabilitéâ•›» se révèle capable aujourd’hui de créer des ponts entre le domaine de l’éthique et de la spiritualité, au sein même de la pluralité des rationalités et des convictions. Il faut noter que la spiritualité (chrétienne ou autre) ne peut jamais se confondre immédiatement avec l’éthique. Ce n’est que dans la mesure où une spiritualité se concrétise dans des pratiques qu’elle contribue à l’éthique par le biais de la formation de sujets responsables et par la définition de nouvelles règles d’action. Et au cours de ce processus, la spiritualité reçoit de l’éthique une régulation bienvenue en se soumettant à l’évaluation de la raison pratique25. L’éthique participe ainsi au double processus d’humanisation et de sanctification, et à la communication possible de l’expérience chrétienne au delà des frontières de la communauté. En conclusion, la participation des chrétiens à la définition et à la mise en œuvre des politiques sanitaires et éducatives publiques se caractérise encore aujourd’hui par l’attention porté au respect intégral de la personne et à l’aide offerte aux plus démunis (ou aux plus petits), une motivation qui donne «â•›du souffleâ•›» aux projets. Le moyen privilégié est une démarche de formation permanente et pratique qui articule éthique et spiritualité. Mais le pluralisme contemporain a déstabilisé ce processus de formation en contestant les valeurs anthropologiques qui sous-tendent ces pratiques. Les chrétiens sont mis au défi de renouer le dialogue avec leurs contemporains à partir de concepts fédérateurs comme la vulnérabilité pour pouvoir s’inscrire plus aisément dans les projets publics et les valoriser comme lieu de 24. La solidarité chrétienne va jusqu’à se rendre vulnérable à la suite du Christ vulnérable, se sachant soutenue par l’espérance pascale (Ph 2, 7-8). Il s’agit d’une vulnérabilité aimante et heureuse que nous recevons du Christ, selon Philippe Bordeyne, dans «â•›La référence à la vulnérabilité en éthique de la santéâ•›: défis et chance pour la foi chrétienneâ•›», Revue d’éthique et de théologie morale, 239 (2006), p. 45-75. 25. Sur la nécessaire distinction des deux domaines de la spiritualité et de l’éthique, mais aussi leur complémentarité, voir William C. Spohn, «â•›Spirituality and Ethicsâ•›: Exploring the Connectionâ•›», Theological Studies 58 (1997), p. 109-123.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
formation et de sanctification. Ils n’ont pas pour autant à renoncer aux initiatives menées dans un cadre spécifiquement confessionnel qui leur permet non seulement d’expliciter plus facilement la dimension spirituelle de leur expérience, mais aussi d’obtenir le consensus préalable qui permet de vérifier la pertinence sociale d’une pratique, avant de la proposer plus largement.
Chapitre 14
Soigner dans les débuts du XVIIe siècle en Nouvelle-France Carmelle Bisson, a.m.j. Docteure en théologie pratique, Monastère des Augustines, Roberval
I nt ro d u cti o n
L
utter contre les maladies a été de tout temps un défi majeur. Les récits des longues traversées en bateaux de la France au Québec et l’entrée dans le Nouveau Monde de maladies qui dégénéraient très vite en épidémies ont accentué l’urgence de miser sur l’apport de soins plus adéquats et de meilleures conditions hygiéniques. En effet, beaucoup de voyageurs mouraient lors de ces voyages très périlleux et, parmi ceux qui réussissaient à mettre le pied sur la terre ferme, plusieurs succombaient à cause des conditions climatiques très rudes et faute d’une saine alimentation. Le rappel de l’aventure de Samuel de Champlain en dit long lorsqu’il débarque à Québec en 1608 avec son équipage. Le premier hiver a quasi décimé en totalité le groupe des 25 arrivants qui regroupait des gens de divers corps de métier, y compris un chirurgien. Les écrits rapportent que c’est le scorbut ou la dysenterie qui ont fait au moins une quinzaine de victimes. On dit que Champlain rêvait d’un hôpital en Nouvelle-France, mais il est terrassé par une paralysie en 1635 avant de mettre à exécution son projet. Louis Hébert a aussi laissé sa marque en matière de santé dans les débuts de la colonie. Il arrive à Québec en 1617 avec sa femme Marie Rollet et leurs 3 enfants. S’il se fait agriculteur dès son arrivée en Nouvelle-France, il ne faut surtout pas oublier qu’il est apothicaire. Son métier, il l’a appris de son père, lui-même apothicaire à la cour de la reine Catherine de Médicis et dans sa boutique Le Mortier d’Or, près du Louvre. À l’école de son père, 229
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il a appris par le biais de l’agriculture, les valeurs médicinales des plantes et des herbes. Installé au Québec, il continue d’être épris par la multiplicité des plantes et des herbes inconnues et de leur pouvoir thérapeutique. Il enrichit son savoir au contact des Amérindiens qui le surnomment, à bon escient, le «â•›ramasseur d’herbesâ•›». On dit même qu’il faisait parvenir en France certains produits de ses cueillettes. On ne connaît pas le secret de ses potions, mais chose certaine, il soigna autant les Blancs que les Autochtones jusqu’à son décès survenu accidentellement le 25 janvier 1627. Ce n’est qu’en 1751 que les colons de la Nouvelle-France verront arriver un nouvel apothicaire laïc. Mais entre-temps, la vie a continué son cours. Des communautés religieuses d’hommes et de femmes s’installent au pays et y font œuvre de mission évangélisatrice et hospitalière. Un b r e f s u rvo l hi s to r iqu e Le 5 juillet 1632, le Père Paul Le Jeune, jésuite, débarque à Québec. Il écrit ses Relations annuelles de la mission du Canada et les fait parvenir, en France, à son Père Provincial. Il caresse tout d’abord l’idée de maisons d’éducation pour les garçons et filles (Relation 1632-1633). Par la suite, mis en contact avec la misère des Sauvages et le massacre d’une «â•›canadienneâ•›» impotente, il écrira dans sa Relation de 1634â•›: «â•›S’il y avait ici un hôpital, il y aurait tous les malades du pays et tous les vieillardsâ•›». Il écrit ces mots, mais cette dernière idée demeure pour lui un problème insoluble. Il éloigne de sa pensée la venue de religieuses pour répondre à un tel apostolat. Comme le souligne les Annales de l’Hôtelâ•‚Dieu de Québec, le missionnaire devait se contenter de rêver qu’un jour «â•›“[…]€d’honnêtes filles de France (viendraient) pour enseigner les filles (des Sauvages)”. D’autres peut-être les suivraient plus tard, pareilles à celles que M. Vincent groupait alors à Paris pour les visites des pauvres et des malades à domicile et le soin des hôpitaux1â•›». Une solution cependant s’offre au missionnaireâ•›: confier aux Hospitalières de Dieppe une jeune Sauvagesse, Espérance, afin qu’elle soit formée pour le soin des pauvres et des malades, instruite de la religion et qu’en revenant dans son pays elle puisse devenir, avant tout, catéchiste. Malheureusement la jeune fille tomba malade et mourut l’année suivante en France.
1. Jeanne-Françoise Juchereau et Marie-Andrée Duplessis [Régnard]. Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec 1636-1716, Dom A. Jamet, éd., Montréal, Presses de Garden City, 1939, p. VIII.
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L’impossible se réalisa en 1635. Les flottes de l’année rapportent des réponses inespérées venant des cloîtres de plusieurs communautés de la France. Le Père Le Jeune écrit de nouveau en France en disant que, si un monastère semblable à celui qu’occupent les sœurs Hospitalières desservant l’Hôtel-Dieu de Dieppe était en Nouvelle-France, les sœurs par leur charité feraient plus pour la conversion des Sauvages que toutes les courses et les paroles des missionnaires jésuites2. L’on sait que les sœurs hospitalières de Dieppe, avant le Concile de Trente, en plus de soigner dans leur hôpital, se rendaient à domicile visiter les malades. De plus, elles fréquentaient les quais, lors de l’arrivée des bateaux, afin de porter secours aux personnes rendues malades par les longues et pénibles traversées. Le Père Le Jeune pousse aussi son audace jusqu’à demander que des bienfaiteurs se lèvent de la France afin d’assurer l’aspect financier des constructions à venir en vue de recevoir les âmes charitables pour la mission hospitalière. Les désirs du Père Lejeune se réalisèrent enfin. Une illustre dame, Madame de Combalet, devenue à 34 ans, la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal Richelieu, fut la grande bienfaitrice qui assura un soutien financier de 1636 à 1675, année de son décès. Madame de Combalet écrivit au Père Lejeuneâ•›: Dieu m’ayant donné le désir d’aider au salut des pauvres Sauvages, après avoir lu la Relation que vous en avez faite, il m’a semblé que ce que vous croyez qui puisse le plus servir à leur conversion, est l’établissement des religieuses hospitalières dans la Nouvelle France, de sorte que je me suis résolue d’y envoyer cette année six ouvriers pour défricher des terres et faire quelque logement pour ces bonnes filles3.
De leur côté, les Hospitalières, qui avaient aussitôt accepté la proposition de Madame de Combalet, «â•›brûlaient déjà de partir4â•›». Et l’on sait que les trois premières Hospitalières (aujourd’hui les Augustines de la Miséricorde de Jésus) arrivèrent à Québec, au pied du Cap Diamant, le 1er août 1639. Un e m i s s i o n h o s pita li è r e p o u r l’ é va n g é li s ati o n Le souci de l’évangélisation est au cœur de l’établissement d’une mission hospitalière. Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec rapportent que «â•›la fondation de l’Hôtel-Dieu avait “principalement et particulièrement été 2. Ibid., p. X. 3. Ibid., p. XVI. 4. Ibid., p. XVI.
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faite pour les Sauvages, afin de contribuer à leur conversion et à leur salut”5â•›» d’une part. D’autre part, comme pour toutes les grandes fondations charitables, il ne faut pas oublier que celle de l’Hôtel-Dieu de Québec était faite pour le salut des bienfaiteurs et le repos de leurs âmes. La duchesse d’Aiguillon, en devenant la première bienfaitrice de la fondation de l’HôtelDieu de Québec en 1639, avait demandé que cet hôpital soit dédiéâ•›: à la mort et au Précieux Sang du Fils de Dieu répandu pour faire miséricorde à tous les hommes, et pour lui demander qu’il l’applique sur l’âme de Monseigneur le cardinal duc de Richelieu et de celle de madame la duchesse d’Aiguillon et pour tous ces pauvres peuples barbares, et à condition que toutes les religieuses et celles qui leur succéderont au dit hôpital s’emploieront au service des pauvres avec cette intention, comme aussi celui qui y célébrera la sainte messe chaque jour aura pareille et même intention6.
Ainsi, les trois fondatrices de l’Hôtel-Dieu de Québec venaient avant toutâ•›: pour servir d’instruments à l’évangélisation des Amérindiens. Les malades, au début tout au moins, ce sont d’abord des païens à convertir, et c’est par l’exemple que les Augustines comptent y parvenir. «â•›Quand ils se verront bien couchez, bien nourris, bien logez, bien pansez, doutez vous que ce miracle de charité ne leur gagne le cœurâ•›?7â•›»
Si les Hospitalières usaient de telles attitudes, il ne faut pas croire qu’elles étaient les seules à œuvrer en ce sens. Elles étaient très bien assistées par les Jésuites et le clergé séculier qui ne cachaient pas leur zèle pour la même cause8. En bref, grand était l’esprit qui animait le cœur des missionnaires venus dans le Nouveau monde. Concernant les institutions hospitalières, René Piacentini9 écrira en 1957â•›: «â•›Il y avait une grande différence entre un hôpital tenu par des gens à gages et un hôpital tenu par des religieuses.â•›» Voici quelques extraits du livre des Constitutions des Hospitalières et de celui des Règlements des Augustines de Dieppe et de l’Hostellerie SainteMarie à Laonâ•›: 5. Ibid., p. XX. 6. Henri-Raymond Casgrain, Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, Québec, Léger Rousseau, 1878, p. 45. 7. François Rousseau, La croix et le scalpel. Histoire des Augustines et de l’Hôtel-Dieu de Québec, 1639â•‚1892, Tome I, Québec, Septentrion, 1989, p. 126. 8. Cf. ibid., p. 126. 9. René Piacentini, Origines et évolution de l’hospitalisation. Les Chanoinesses Augustines de la Miséricorde de Jésus, Paris, Grasset, (coll. «â•›Les Grands Ordres monastiques et Instituts religieuxâ•›», XLVIII), 1957.
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Le malade estant receu, elle l’accueillera doucement, luy disant quelques mots d’édification, luy lavera ou luy fera laver les pieds, le fera mettre au lict, luy donnant une chemise et des draps blancs, une coiffeure de nuict, des pantouffles et autres nécessités, selon la commodité de la maison, ne les faisant jamais coucher deux ensemble sans nécessitéâ•›; et pour lors encore elle prendra garde que l’on ne mette les nets avec les autres. […] Qu’elle ait soin que le malade soit visité du médecin aussy souvent qu’il y est obligé et qu’il sera nécessaire. Quelle le reçoive humainement et l’accompagne par les licts, marquant dans un livre destiné à cet usage, le régime de vivre et les remèdes qu’il prescrira faisant exécuter le tout sans délai. Elle aura soin qu’il y ait des robes de chambre et des petites robes et manteaux de repas, suffisamment pour tous les maladesâ•›; qu’il y ait pour chaque lict une petite table, un couteau, une fourchette, une cuillerâ•›; qu’il y ait de la vaisselle et du linge autant qu’il en est besoin10.
Le livre des Règlements ajoute un conseil d’une grande délicatesseâ•›: «â•›Qu’elle ait grand soin que ce qu’on donne aux malades soit nettement accomodé, comme aussy de les changer souvent de linge, d’autant qu’estant pauvres comme ils sont, il ne faut pas qu’ils soient dans la misère par nostre faute11.â•›» Un tel savoir-faire transcendé par un savoir-être respectueux décrit bien ce souci de prendre soin des pauvres et des malades qui animait le cœur de la religieuse hospitalière. Prendre soin du pauvre et du malade, lui prodiguer les soins requis à son état comme si tous les gestes étaient faits à la personne du Christ lui-même, être une présence silencieuse et réconfortante sont autant le reflet d’attitudes intérieures témoignant de l’infinie tendresse miséricordieuse de Dieu à l’égard de tous12. L e s m ili e u x h o s pita li e r s e t l e c o r p s m é dic a l Tout d’abord, une constatation généraleâ•›: [...les hôpitaux implantés en Nouvelle-France sont le] prolongement en terre d’Amérique des institutions françaisesâ•›: leur architecture, leur administration,
1 0. Ibid., p. 130-131. 11. Ibid., p. 130. 12. Le tableau représentant une Hospitalière soignant Notre Seigneur dans la personne d’un malade, exprime ces propos. Peint par Claude François (dit le Frère Luc) vers 1670. Musée de l’Hôtel-Dieu de Québec.
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leur fonctionnement et leur idéologie s’inspirent et se fondent sur une tradition hospitalière séculaire. Les règlements et les constitutions des communautés religieuses […] servent également de support à leur action dans la Colonie13.
Ainsi, deux types d’hôpitaux voient le jourâ•›: l’hôtel-Dieu (celui de l’HôtelDieu de Québec en 1639) et l’hôpital général (celui de l’Hôpital Général de Québec en 1693). La vocation du premier est lié au pauvre malade dont le souci primordial est certes le soin du corps, mais intrinsèquement lié au salut de l’âme. Le personnel soignant n’est pas exempt de cette vocation. Le second est un lieu d’enfermement des pauvres14. Le premier hôpital général est né à Paris en 1656. Il se présente comme un lieu pouvant solutionner toute une panoplie de problèmes sociaux tels que la mendicité et le vagabondage. Ce sont ces problèmes, considérés comme des agents potentiels pour la transmission de maladies susceptibles de créer des épidémies, qui ont conduit, d’une certaine manière, à institutionnaliser la charité. En fait, ces hôpitaux généraux avaient un double butâ•›: 1) le soulagement des pauvres et 2) maintenir le bon ordre dans la société en encadrant les fauteurs de trouble. À Québec, l’accent fut surtout mis sur les pauvres, y incluant les invalides et les perclus, lorsque fut fondé l’Hôpital Général par Mgr de SaintVallier en 1693. Sa célèbre phrase avant de mourirâ•›: «â•›Oubliez-moi, mais n’oubliez pas mes pauvresâ•›», laisse vraiment croire qu’il s’agissait de pauvres plus que de malades au sens large du terme. D’ailleurs l’on sait que cette orientation de prioriser les pauvres plus que les malades a été la cause de l’une des dissensions entre les communautés d’Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Québec et l’Hôpital Général. Mais retenons surtout que les Augustines Hospitalières de Québec tout comme les Hospitalières de St-Joseph de Montréal répondaient aux besoins du temps et que leur charité ignorait les classifications. S’il y a les institutions d’une part, il y a, d’autre part, les personnes qui collaborent pour le soin des pauvres et des malades, soit le corps médical. Au début de la colonie, le corps médical canadien se compose de trois principaux groupesâ•›: les médecins, les chirurgiens et les apothicaires. Les distinctions sont ténues d’une catégorie à l’autre. Ce qui s’observe c’est que 13. Rénald Lessard, Se soigner au Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles, Hull, Musée canadien des civilisations/Musée nationaux du Canada (coll. «â•›Mercureâ•›»), 1989, p. 47. 83. 14. Ibid., p. 45. Par pauvres il faut entendre une clientèle hétérogène c’est-à-dire «â•›les plus vulnérables de la sociétéâ•›: les infirmes, les vieillards, les épileptiques, les prostituées, les enfants abandonnés et les aliénésâ•›».
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les médecins exercent surtout leur profession auprès de la classe des mieux nantis. Pour les chirurgiens, la majorité de leurs comptes mentionnent, outre leurs frais professionnels, des fournitures de drogues et de médicaments. Les chirurgiens sont nombreux et empruntent leurs pratiques autant aux médecins qu’aux apothicaires. Ils sont également barbiers, et ce n’est qu’en 1743 que les deux métiers seront séparés. Dans la pratique à l’Hôtel-Dieu de Québec, il faut surtout mentionner le célèbre médecin-chirurgien Michel Sarazin qui a travaillé de 1685-1694, 1697-†1734. Sa renommée a même contribué à attirer des malades à l’Hôtel-Dieu. Quant aux apothicaires, ils sont surtout localisés en ville. Les plus célèbres sont ceux reliés à l’apothicairerie des Jésuites. Certains d’entre eux ont une renommée célèbre15. L’histoire rapporte que les Jésuites avaient une quantité assez considérable de médicaments qu’ils vendaient, mais qu’ils donnaient gratuitement aux pauvres. À Québec, tout comme à Montréal, les institutions hospitalières vendaient elles aussi des médicaments afin de s’assurer une entrée de revenus. L e s m a l a di e s e t l e u r s t r a it e m e nt s Les accrocs à la santé nécessitent, pour la plupart, des soins autant pour les blessures liées aux activités économiques et militaires que pour les accouchements, les engelures ainsi que toutes les maladies provenant de l’extérieur, comme les épidémies de petite vérole, les fièvres pourpres (le typhus), les fièvres malignes, la dysenterie, la rougeole et la coqueluche. Concernant les maladies non épidémiques, un écrit du gouverneur Denonville, en 1686, permet de savoir que les Canadiens, outre la mauvaise alimentation qui conduisait à la maladie du scorbutâ•›: [étaient] touchés par les écrouelles (scrofules), les vers, le haut mal (épilepsie), les cours de ventre (diarrhée) qui dégénéraient quelquefois en flux de sang
15. Rénald Lessard, Pratique et praticiens en contexte colonialâ•›: le corps médical canadien aux XVIIe et XVIIIe siècles [Thèse de doctorat], Tome II, J. Mathieu, dir., Université Laval, Faculté des lettres, Département d’histoire, 1994, p. 403. Parmi les Jésuites qui sont venus au Canada, René Goupil (en 1640) et Jean Vitry (1673) étaient chirurgiensâ•›; Gaspard-François Gouault (1646), Jean Boussat (1686), Jean-Jard Boispineau (1713), Charles Boispineau (1721) et Jean-François Parizel (1729) étaient apothicaires et Florent Bonnemer était chirurgien et apothicaireâ•›; Noël Juchereau de la Ferté était infirmier (1668).
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(dysenterie), de rhumatisme, les descentes des boyaux (hernies) et la goutte froide où les douleurs articulaires persistent, augmentent et diminuent irrégulièrement, sans jamais présenter d’accès16.
Médecins et chirurgiens traitent la plupart du temps les maux de leurs malades par des saignées, lavements, purgations, vomitifs, tisanes, potions et onguents. On sait que la théorie des humeurs préconisera elle aussi, vers le milieu du XVIIIe siècle, l’usage de ces façons de faire afin de rétablir le bon équilibre du corps en relation avec le milieu. Outre ces pratiques, on traite les plaies, la réduction des fractures, l’ouverture d’abcès et on fait certaines opérations17. Plusieurs traitements cependant sont à base d’herbage et d’écorces. Les Amérindiens, en partageant leur savoir-faire, ont eux aussi contribué à soulager bien des misères. Nous savons que, lors du premier voyage de Jacques Cartier à l’hiver de 1535-1536, les Européens atteints du scorbut furent traités par les Amérindiens avec une potion préparée à partir de l’écorce et des feuilles de l’anneda, c’est-à-dire la pruche ou sapin beaumier. Parmi les Hospitalières, plusieurs ont exercé le métier d’apothicairesse puisque l’exécution des ordonnances médicales est liée à la responsabilité de l’apothicairesse de l’hôpital. La réputation des apothicairesses de l’Hôtel-Dieu s’est établie avec le temps18. En 1714, Mgr de Saint-Vallier souhaita que deux religieuses d’autres couvents y passent quelque temps pour apprendre à confectionner les remèdes les plus usuels. [...] Une Ursuline de Trois-Rivières et une Augustine de l’Hôpital Général de Québec furent déléguées à cet effet. Elles arrivèrent à l’HôtelDieu durant la semaine de Pâques et y restèrent un mois19.
Les apothicairesses consignent dans plusieurs livres les recettes pour la préparation des médicaments et leur usage. Les plantes médicinales sont cultivées dans un coin du jardin surnommé le Jardin des pauvres, tandis que pour les drogues, dont l’Hôtel-Dieu a besoin, les demandes sont adressées directement aux apothicaires français de renom tels lesâ•›: MM. Dupas, Dergny et Guillemot de La Rochelle et Jacques Feret de Dieppe. Une commande adressée à Guillemot en mars 1756 et reçue à l’automne de la même année 1 6. R. Lessard, Se soigner au Canada, ibid., p. 12. 17. Cf. F. Rousseau, La croix et le scalpel, ibid., p. 100. 18. Les musées des monastères de l’Hôtel-Dieu de Québec et de l’Hôpital Général de Québec renferment de belles collections regroupant des éléments en usage à l’apothicairerie de l’époque. 19. Ibid., p. 105.
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illustre bien le genre de thérapeutique en usage à cette époque20. À cette thérapeutique s’ajoute un régime alimentaire afin de permettre aux malades de reprendre des forces avant de retourner chez eux21. C o nclu s i o n Guérir les corps et sauver les âmes, hospitaliser et évangéliser, tels étaient en fait les pôles qui imprégnaient, sous le régime français, l’activité hospitalière du XVIIe siècle. Tout était mis en place pour soigner les corps, mais rien n’était négligé pour le salut des âmes selon le langage du temps. Aujourd’hui encore, les Augustines de la Miséricorde de Jésus ont à cœur de panser les plaies du cœur et du corps. Leur mission est toujours actuelle et elles sont appelées, tout comme autrefois et plus que jamais, à donner un visage humain à l’Amour sous les traits de la miséricordieuse tendresse de Dieu à l’égard des pauvres et des malades de toutes conditions. Bien au-delà d’un métier, c’est toute une mission au sein de laquelle hospitalité et évangélisation vont de pair.
Bi b li o g r a phi e Andrès, Gilles, Principes de la médecine selon la tradition. La médecine dans les sociétés traditionnelles. Paris, Dervy-Livres (coll. «â•›Médecines traditionnellesâ•›»), 1988. Casgrain, Henri-Raymond, Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, Québec, Léger Rousseau, 1878. Goubert, Jean-Pierre, Initiation à une nouvelle histoire de la médecine, Paris, Ellipses (coll. «â•›Sciences humaines en médecineâ•›»), 1998, 128 p. Juchereau, Jeanne-Françoise de Saint-Ignace et Marie-Andrée Duplessis de Sainteâ•‚Hélène, Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec 1636-1716, Dom A. Jamet, éd., Montréal, Presses de Garden City, 1939. Lahaise, Robert, «â•›L’Hôtel-Dieu du Vieux-Montréalâ•›», dans L’Hôtel-Dieu de Montréal 1642-1973, Montréal, Hurtubise HMH (coll.€«â•›Histoireâ•›»), 1973.
2 0. Ibid., p. 103. Tableau reproduit à l’annexe I. 21. Ibid., p. 105. On trouvera des détails intéressants sur le régime alimentaire et les habitudes de l’époque.
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Lessard, Rénald, Se soigner au Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles, Hull, Musée canadien des civilisations/Musée nationaux du Canada (coll. «â•›Mercureâ•›»), 1989. Histoire de l’Hôpital Général de Québec. Lessard, Rénald, Pratique et praticiens en contexte colonialâ•›: le corps médical canadien aux XVIIe et XVIIIe siècles [Thèse de doctorat], Tome II, J. Mathieu, dir., Université€Laval, Faculté des lettres, Département d’histoire, 1994. Piacentini, René, Les Chanoinesses régulières Hospitalières de la Miséricorde de Jésus de l’Ordre de Saint-Augustin, Vannes-Malestroit, 1635-1935, Courtrai, Vermaut, 1935. Piacentini, René, Origines et évolution de l’hospitalisation. Les Chanoinesses Augustines de la Miséricorde de Jésus, Paris, Grasset, (coll. «â•›Les Grands Ordres monastiques et Instituts religieuxâ•›», XLVIII), 1957. Rousseau, François, La croix et le scalpel. Histoire des Augustines et de l’Hôtel-Dieu de Québec, 1639-1892, Tome I, Québec, Septentrion, 1989.
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Ann e x e Mémoire des remèdes 10. livres. jalap 10. livres. cennée 10. livres manne 1. livre scamonée d’alep 1. livre d’alois 1. livre. dipécacuana 1. livre. Rubarbe fine 15. livres. sel d’epsum 8. onces. tartre Emétique 2. onces. Kermes minéral 6. livres. suc de Réglisse 10. livres. Rapur corne de serf 8. onces. mercur doux 8. onces. poudre a vers 2. livres quinquina 1. demionce pierre a Coterre 1. demie once pierre infernal un trocar pour Les ponctions un trébuchet avec cest petie grains deux bistourie un grand, et un petie 1. livre. parerrabrava 10. livres huille damande Douce 1. livre Essence de Rabel 8. onces. saffranc oriental 1. livre. Esprit de vitriol 30. livres. de mielle Commun 30. livres. thérebintine Commune 4. livres. vive argent 12. livres. litarge dor 6. livres. ver de gris 1. livre. diachilum gommée 1. livre. Emplatre divin 1. livre. Emplatre divigo commercurio 1. livre. Emplatre diabotanum un Etuit de six. lancettes un tamy avec sa monture 30. li. de réglisse 8. on. gomme galbanum 8. on. gomme bédelium 1. li. gomme amoniaque 8. on. assaffétida 1. li. de myre 3. li. de canelle 8. on de gérofles 8. on. muscades 3.li. de santal citrin 3. li. de santal Rouge 8. on. graines de Kerme 8. on. Coraille préparée 8. on. terre sigillée 8. on. feüil1e dictame de crette 8. on. racines de tormantille 4. on. crocus métalorum 1. li. de viperres seche
8. on.trochisque de scille 1. 1i. d’opium 8. on. contra yerva 8. on. vipérine de virginie 8. on. racines de valériane 8. on. feüilles de méum 8. on. racines de gentiane 8. on. aristoloche ronde 8. on. Costus 8. on. narindique 8. on. nard celtique 8. on. huille de Muscade 8. on. feüille dinde 8. on. de scordium 8. on. Calamante de montagne 8. on. pouliot de montagne jaune 8. on. Cammépitis 8. on. des sommitez de petites santorez 8. on. des fleures de stocas arabic 8. on. graines de méum, et de cardamum 8. on. de persils macédoines 1. li. d’anis 8. on. de ressine de stirax tres pure 8. on. gomme opoponax 8. on. Sagapénum 8. on. vitriol de chipre 1. li. d’alun de roche 8. on. blanc de Balaine 4. on. yeux décrevisse 4. on. antimoine diaphorétique 10. li. sasaffra rapée 10. Ii. gayac rapée 1. li. fleures de soufre 2.li. cristal minéral 8. on. gomme gutte 8. on. cassialigna 8. on. gengenbre 6. li. blanc de Céreusse 6. li. de cir jaune 4. li. de cir blanche 20. li. de casse en baston 8. on. de binjoin 2. on. ver dantimoine 10. li. tartre de monpelier blanc 6. toile de crain deux petites sereingle pour Les injections une sereingle pour Les clistaire avec deux canule divoire deux rasoir bien bon une sonde d’argent pour les récention – à homme une Rame de papier a grand Cornets un mortier de marbre blanc avec sont pilont.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 15
Enseigner en Nouvelle-France au début du XVIIe siècle
Raymond Brodeur Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec
C
omment esquisser une relecture inédite de l’acte et du projet d’enseigner, en Nouvelleâ•‚France, à l’époque du début de la modernitéâ•›? Il existe, en effet, de nombreux travaux relatifs à l’histoire de l’enseignement et de l’éducation. Et comme le diraient certains étudiantsâ•›: tout ou presque a déjà été dit à ce sujetâ•›! Et le sage professeur de répondreâ•›: «â•›Oui, peut-être, mais pas par toiâ•›!â•›» Le monde de l’enseignement est d’une grande complexité. Je me souviens, au temps de mes études doctorales, d’un séminaire avec Jacques Audinet durant lequel il nous aidait à comprendre cet enjeu majeur de l’enseignement qui consiste à transmettre aux générations montantes le meilleur des acquis d’une population donnée. On n’enseigne jamais pour rien, ni n’importe quoi, ni n’importe comment. C’est une relecture de l’acte d’enseigner dans cette ordre des choses que je veux risquer en parcourant certains textes des débuts de la Nouvelle-France et de la fondation de Québec. Quel souffle inspirait les enseignements prodigués par les acteurs religieux des débuts de la Nouvelle-Franceâ•›? Pour répondre à cette question, je proposerai d’abord une réflexion sur le «â•›phénomène de contagionâ•›» de l’enseignement de l’époque. Ensuite, je risquerai une proposition de distinction entre le culturel et le spirituel. Enfin, je m’arrêterai à certains textes tirés de la Relation des Jésuites de 1611 et de la correspondance de Marie de l’Incarnation. 241
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
L e « â•›p ro c e s s u s d e c o ntag i o nâ•›» Au tournant du XVIIe siècle, l’Europe est en pleine effervescence sur tous les plans. Dans un article intitulé Behavioral Contagion and the Rise of Convent Education in France, Marshall B. Jones and Elizabeth Rapley suggèrent le concept de contagion comme clé d’interprétation historiographique pour chercher à expliquer la profusion des couvents d’éducation qui jaillissent un peu partout en France à l’époque. Le concept de contagion, tel qu’utilisé dans cet article, n’a aucune connotation pathologique ou matérialiste. La propagation des idées ou des comportements est un phénomène normal. La façon dont elle se transmet peut être une tentative active pour stimuler les autres ou simplement en raison d’affinité avec des pressions sociales. La psychopathologie n’est pas impliquée ici. Et il n’est pas question non plus que la propagation des idées ou des comportements soit interprétées d’irrationnel. Par exemple, la pratique légale de juger des cas en rapport avec des jugements antérieurs est une sorte de contagion de la pratique et n’est nullement considéré comme irrationnel, bien au contraire. [Ces auteurs ajoutent que] la contagion des comportements est un outil historiographique. Il ne remplace aucunement les récits de vie ni ne sert à toutes les investigations historiques. Par lui-même, il ne peut expliquer ni pourquoi démarre une épidémie ni pourquoi elle se termine, mais il aide néanmoins à comprendre le cours et la dynamique d’un mouvement social1.
Jones et Rapley illustrent cette contagion en étudiant le déploiement des écoles conventuelles fondées par les Ursulines au tournant du XVIIe siècle. On est en effet en présence d’un phénomène nouveau autant pour la société que pour l’Ûglise. Ils écriventâ•›: La fondation des congrégations Ursulines comme ordre religieux était une invention sociale. Avant le XVIIe siècle, les ordres religieux de femmes étaient essentiellement contemplatifs et non des ordres voués à la profession enseignante. À l’origine, les Ursulines n’étaient d’ailleurs pas des religieuses au sens formel. Elles ont d’abord été des associées,€– des femmes vivant dans leur maison respective et s’adonnant à quelques œuvres charitables dans le
1. Marshall B. Jones et Elizabeth Rapley, «â•›Behavioral Contagion and the Rise of Convent Education in Franceâ•›», The Journal of Interdisciplinary History, 31/4 (2001), p. 490. Traduction par Raymond Brodeur.
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monde. Puis elles sont devenues des «â•›congrégéesâ•›», c’est-à-dire des femmes laïques vivant en communauté et assurant une instruction publique, spécialement aux jeunes filles. L’Ûglise n’a approuvé les Ursulines sous aucune de ces deux formes. Le concile de Trente a exigé que toutes les femmes soient cloîtrées. Plusieurs Ursulines, probablement la plupart, auraient préféré demeurer des congrégées, mais l’Ûglise refusa. Elles devaient à la fois cesser d’enseigner et adopter la clôture. Une importante concession de l’Ûglise fut de permettre aux Ursulines de poursuivre leur vocation à l’intérieur du monastère. Sans cela, elles seraient simplement devenues un autre ordre contemplatif. Elles sont ainsi devenues une des inventions sociales les plus réussies du XVIIe siècle2.
En tant qu’outil conceptuel, le phénomène de contagion aide à expliquer la diffusion et l’expansion rapide d’autres groupes religieux, comme les Jésuites et les autres communautés nouvelles de l’époque, ou encore les confréries3 voués à l’enseignement ou encore à des œuvres charitables. Dans l’effervescence de ces fondations, un autre phénomène dont l’évolution et la dynamique procède d’une véritable contagion socioculturelle a trait à la production et à la diffusion des catéchismes imprimés. On peut repérer sa présence pratiquement dans tout ce qui touche à l’enseignement et à l’éducation à compter du XVIIe. Il n’est pas indifférent de savoir, à ce propos, que pratiquement tous les catéchismes populaires imprimés à l’époque sont précédés d’un abécédaire. Ainsi, dès que l’alphabet est appris, le premier livre de lecture mis à la disposition des apprentis lecteurs est un catéchisme. Cela aide à comprendre comment les développements de l’imprimerie et la «â•›profusion contagieuseâ•›» des écoles paroissiales procèdent d’une gestation complexe et effervescente liée à une nouvelle volonté «â•›d’enseignerâ•›». De nombreuses vertus sont attribuées à cet enseignement, allant du savoir lire à la connaissance de Dieu, du savoir vivre au salut de l’âme, de la défense de l’orthodoxie au développement d’un monde «â•›christianiséâ•›».
2. Ibid., p. 516. Les auteurs ajoutent encoreâ•›: «â•›En tant qu’ordre religieux, les Ursulines tenaient à la fois l’esprit de la réforme et la conviction que les filles devaient être éduquées, dans une forme sociale qui était acceptable à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie, justement ce secteur de la société française la plus sensible aux courants de la réforme religieuse et du changement social dans les premières décades du 17e siècle. C’était aussi précisément la couche de la société française qui avait les moyens de supporter et de soutenir un nouvel ordre religieux.â•›» 3. On peut penser ici aux ordres religieux fondés par Bérulle, Monsieur Olier, Vincent de Paul.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
D i s tincti o n s d e s di m e n s i o n s c u lt u r e ll e s , s pi r it u e ll e s e t th é o lo g iqu e s Cette contagion de l’enseignement est à la fois favorisée et aussi influencée par divers niveaux de réalités. Parmi ceux-ci, il me semble important de prendre en compte les distinctions épistémologiques entre la dimension spirituelle, la dimension culturelle et la théologie. Dominique Julia, dans un article intitulé «â•›La leçon de catéchisme dans l’Escole Paroissiale4â•›» raconte à propos de l’organisation de cette institution dans le diocèse de Parisâ•›: Cette leçon se déroule chaque semaine le mercredi après-midi pendant deux heures et le dimanche. La leçon du dimanche avait précédemment lieu le samedi après-midi mais «â•›comme plusieurs se plaignaient que la plupart du temps de leurs enfants se passait dans l’exercice du catéchisme, on a jugé à propos au lieu du samedi de prendre les dimanches, auquel jour ils assistent et sont instruits tant à l’Ûglise après vêpres, aux catéchismes publics avec les autres enfants de la paroisse, que même à l’Ûcole avant Vêpres5â•›».
Et Julia d’ajouterâ•›: «â•›Une telle remarque confirme le fort investissement, plus culturel que spirituel, dont l’école est déjà l’objet dans la capitaleâ•›». Cette dernière remarque attire l’attention sur le fait que l’acte d’enseigner demande un cadre d’organisation culturelle ou socioculturelle, impliquant une institutionnalisation et une professionnalisation. En revanche, l’allusion à l’investissement spirituel effleure une zone plus subtile, difficilement observable. Il s’agit de ce que la leçon de catéchisme peut produire chez les catéchisés, de leur advenir identitaire religieux. En ce qui a trait au contenu qu’il faut transmettre, là n’est pas le problème. Le théologique, car il s’agit bien de cela, ne se discute pas dans la leçon de catéchisme. Il se transmet pour combler l’ignorance. Aux yeux des autorités responsables, les diverses pratiques culturelles, tant sociales que religieuses, ne suffisent pas à imprégner l’intelligence des 4. L’Escole Paroissiale, est un ouvrage de Jacques de Batencour paru à Paris en 1654. Le titre complet estâ•›: L’ Escole Paroissiale ou la manière de bien instruire les enfans dans les petites escoles par Un prestre d’une Paroisse de Paris. 5. Dominique Julia, «â•›La leçon de catéchisme dan l’Escole Paroissialeâ•›», dans Aux origines du catéchisme en France. Actes du Colloqueâ•›: Aux origines du catéchisme paroissial et des manuels diocésains de catéchisme en France (1500-1660). Institut Supérieur de Pastorale Catéchétique et le Département de la Recherche de l’Institut Catholique de Paris. 11 et 12 mars 1988, P. Colin, E. Germain, J. Joncheray et M.€Vénard, dir., Paris, Desclée (coll. «â•›Relais-Ûtudesâ•›», 6), 1989, p. 170.
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représentations théologiques de Dieu mises en perspective dans les formules comme le Credo, le Pater Nostre [sic], la Salutation de l’ange. Cette préoccupation vient en quelque sorte obnubiler la prise en compte de l’expérience spirituelle de leurs ouailles. Cela devient d’autant plus obsessionnel qu’on attribue à cette ignorance théologique et au manque d’encadrement le succès de catéchismes produits par Luther, Calvin et Zwigli. Pour les responsables catholiques, ces productions culturelles, largement diffusées en raison de l’imprimerie, insinuaient dans l’esprit de ceux qui en prenaient connaissance, des prévarications spirituelles et théologiques touchant au contenu même de la foi, comme la définition de certains dogmes, ou aux pratiques comme les sacrements6. Dans la foulée de la Contre Réforme, les pères du Concile de Trente vont commander la production d’un catéchisme dans lequel sera confinée ce que les auteurs dénomment la «â•›science du salutâ•›», expression mettant ensemble la notion de salut, empruntée à la tradition chrétienne, et la notion de science empruntée à l’humanisme en train d’occuper le terrain. On a ainsi, d’un côté, un salut donné, un salut qui vient à l’humanité par la révélation, et de l’autre côté la science, c’est à dire le construit rationnel, fruit du travail de l’intelligence. C’est là la définition la plus juste et la plus stricte de la théologieâ•›: une expérience de salut héritée de la tradition juive jumelée à un travail de la raison humaine dans la lignée des classiques grecs7. Le catéchisme romain va servir d’inspiration à de nombreux autres catéchismes qui deviendront chacun comme les pierres angulaires sur lesquelles chaque Ûglise particulière va élaborer ses stratégies pour transmettre un savoir apte à abolir l’ignorance religieuse. Un des aspects importants de cette contagion catéchistique sera probablement ce que Bernard Plongeron identifiait comme la prépondérance que la confession de foi allait prendre sur l’expérience du salut8. Le culturel ainsi, par la force des pressions sociales, mettra dans l’ombre le spirituel. 6. Dans la préface du Catéchisme du Concile de Trente, les auteurs mentionnent bien cette stratégie des réformés d’utiliser les ouvrages imprimés pour insinuer les erreurs dans la tête de leurs destinataires et les égarer. 7. Dictionnaire critique de théologie, J.-Y. Lacoste, dir., Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France, 1998, p. vii. 8. L’histoire même de la production des catéchismes montre à la fois, 1) la complexité d’un grand réseau d’influences qui devient en quelque sorte la voie première de l’autorité qu’exerce un évêque dans son diocèse, et dans les écoles de son diocèse, 2) le canevas de filiations multiples, les catéchismes nouveaux reprenant sans cesse ce qu’on trouvait de meilleur ou de plus convenable dans les éditions antérieures ou étrangères, et 3) le prototype même de la pédagogie qui garantissait un enseignement solide autant dans sa forme que dans son contenu.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
Cette coutume du catéchisme diocésain obligatoire ne va réellement prendre forme, du moins pour la France, qu’à compter de 1674, avec le catéchisme du diocèse de Paris. Or, l’action d’enseigner de Marie de l’Incarnation et des autres fondateurs religieux de Québec se situe précisément entre la période du catéchisme de Trente et la promulgation du premier catéchisme diocésain pour le diocèse de Paris. On peut donc dire de ces fondateurs religieux de la Nouvelle-France qu’ils participent et contribuent certainement à la contagion du projet d’enseignement qui veut combattre l’ignorance de Dieu et de son salut, mais pas à la contagion d’un catéchisme imprimé «â•›institutionnaliséâ•›». En lisant les écrits relatant leurs enseignements, on est loin des mandements et des dictats relatifs à ce qu’il faut faire, mais on est convié à un partage d’expériences intimes, spirituels, caractéristiques du souffle spirituel, théologique et culturel qui traverse leur époque, époque «â•›que Bremond a baptisé “l’humanisme dévot”, et qu’il situe pratiquement entre 1580 et 16609â•›». D e s t e x t e s t é m o in s Dans cette dernière partie, deux extraits de textes vont nous aider à illustrer le souffle qui animait les projets d’enseignement catéchétique à l’époque de la Nouvelle-France. Le premier est emprunté à la Relation de 1611 qui relate le travail du père Biard, lors de son séjour en Acadie qui dura jusqu’en 1613. L’auteur consacre d’importants passages de sa Relation à exposer «â•›la première politique catéchétique écrite en Nouvelle-France10â•›» et, d’autre part, à raconter comment lui et son collègue ont sué et souffert pour tenter d’écrire en langue autochtone un catéchisme pour leur enseigner les principales connaissances relatives au salut et favoriser l’émergence de la foi au Dieu Trinité. «â•›[Les pères] voyant que pour la conversion des payens la langue du paîs leur était totalement nécessaire, se résolurent d’y vaquer en toute diligence11.â•›» Mais les défis étaient énormes. La difficulté du langage était relativement acceptable lorsqu’il s’agissait de demander aux interlocuteurs comment ils appelaient les choses qui pouvaient se toucher ou se voir à l’œil, comme une pierre, une rivière, une maison, frapper, sauter, rire, s’asseoirâ•›; 9. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, vol. 1, «â•›L’humanisme dévot (1580-1660)â•›», Paris, Librairie Bloud et Gay, 1924. 10. Gilles Raymond, «â•›La première politique catéchétique écrite en Nouvelle-Franceâ•›», Sciences pastorales/Pastoral Sciences 3 (1984), p. 195-220. 11. Pierre Biard, «â•›Relation de 1611â•›», dans Relations des Jésuites 1611-1636, Tome 1, Montréal, Ûditions du Jour, 1972, p 31.
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Mais aux actions intérieures et spirituelles, qui ne peuvent se démonstrer aux sens, et aux mots qu’on appelle abstacts et universels, comme croire, douter, espérer, discourir, appréhender, un animal, un corps, une substance, un esprit, vertu, vice, péché, raison, justice, etc., en cela il fallait ahanner et suer, là estoyent les tranchées de leur enfantement12.
Quelques lignes plus loin, il ajoute à la liste des concepts qui font problèmeâ•›: «â•›sainct, bien-heureux, ange, grâce, mystère, sacrement, tentation, foy, loy, prudence, subjection, gouvernement13â•›» Devant tant de détresse, tant de manque au plan de l’appareil conceptuel, Biard s’exclameâ•›: «â•›Ô Dieu, que nous devisons bien à notr’aise en Franceâ•›!â•›» Quel fut le travail catéchétique accompli dans ce contexteâ•›? Dans les derniers chapitres de la Relation, le père Biard mentionne que les jésuites ont catéchisé «â•›tant qu’ils ont pu et par les yeux et par les oreilles14â•›». Par les yeux, c’est-à-dire «â•›leur faisant voir nos us et cérémonies et les y accoustumantsâ•›». Chaque fois qu’il le pouvait, il impliquait les enfants en leur faisant porter les luminaires, «â•›et tant eux que leurs pères y prenoyent du plaisir, comme s’ils eussent esté vrayment chrestiensâ•›» Par les oreilles aussi, parce que «â•›nous avions composé notre catéchisme en sauvageois et commencions aucunement à pouvoir jargonner avec nos catéchumènes15â•›». Il ne reste malheureusement aucune trace de cette production. C h e z M a r i e d e l’ I nc a r n ati o n Dans les écrits de Marie de l’Incarnation, on rencontre également beaucoup de passages qui ont trait à son activité d’enseignement et de catéchisation en particulier auprès des jeunes filles autochtones. Une enquête rapide sur certains termes relatifs à l’éducation et à l’enseignement dans la correspondance donne un premier tableau de l’importance de ce travail chez Marieâ•›: le mot «â•›apprendreâ•›» dans 19 lettres, le mot «â•›enseignerâ•›» dans 27€lettres, le mot «â•›instruireâ•›» dans 54 lettres, le mot «â•›instructionâ•›» dans 23 lettres et le mot «â•›éducationâ•›» dans 10 lettres. Toutes ces expressions qui disent des modalités d’intervention ne sont jamais coupées de l’intentionnalité spirituelle et relationnelle. Peu de temps
1 2. 13. 14. 15.
Ibid. Ibid. Ibid., p. 62. Ibid., p. 63.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
après sa vision du Canada, alors que rien encore n’était réglé pour sa grande aventure dans le Nouveau Monde, elle écrivaitâ•›: J’aime ardemment toutes ces petites Sauvages, et il me semble que je les porte dans mon cœur. Que je m’estimerois heureuse de leur pouvoir apprendre à aimer Jésus et Marieâ•›! Il faut que je vous confesse qu’il y a plus de dix ans que je suis poursuivie du désir de travailler au salut des âmes, et je voy tant de charmes et de bonheur en l’exercice de cet employ, que cela le r’alume sans cesse 16.
Marie de l’Incarnation est prise en quelque sorte par un «â•›amour contagieuxâ•›». Son élan missionnaire l’amène à vouloir propager l’expérience de Dieu aux confins du monde connu à l’époque. Peu de temps après son arrivée en Canada, elle écrit à l’un de ses frères ce qu’on pourrait définir comme son programme missionnaire et éducatifâ•›: […] il y a des nations presque infinies qui ne connoissent point Jésus-Christ, nous sommes venues avec les ouvriers de l’Évangile, qui vont tâcher de les attirer à la connoissance de son nom et de sa sainte loy. Enfin nous sommes tous ici pour un même desseinâ•›: Dieu nous veuille remplir de son esprit, afin que nous y puissions réussir pour la plus grande gloire du maître de la vigne, qui est Jésus, […]17
Ûvidemment, cet enseignement ne pouvait pas faire l’économie de la langue des populations rencontrées. Elle en parle abondamment dans sa correspondance. Nous avons toujours fait nos fonctions envers les filles tant sauvages que françoises depuis que nous sommes en ce bout du monde, outre les femmes externes qui sont souvent parmi nous. A cette fin nous étudions la langue Algonquine par préceptes et par méthode, ce qui est très difficile. Notre Seigneur néanmoins me fait la grâce d’y trouver de la facilité, ce qui m’est d’une très grande consolation18.
16. «â•›Lettre XI à Dom Raymond de Saint-Bernard du 20 mars 1635â•›», dans Marie de l’Incarnation, Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 24. Désormais Correspondance. 17. «â•›Lettre XL à l’un de ses Frères du 1er septembre 1639â•›», dans Correspondance, p. 88. 18. «â•›Lettre XLVII à l’un de ses Frères du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p. 112.
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C o nclu s i o n Le travail d’enseignement auquel s’adonne Marie de l’Incarnation se situe en marge d’une préoccupation première d’alphabétisation en vue de faire apprendre à lire. La contagion qu’elle cherche à propager ne fait pas l’économie des coutumes d’enseignement scolaire mises en œuvre, entre autre, par les filles de sainte Angèle. Il est néanmoins capital de constater que ce culturel-là, utilitaire, est nettement subordonné à la visée spirituelle. On peut retrouver dans la correspondance de Marie le soin particulier qu’elle apportait à la puissance évocatrice des images et à l’oralité. Moins de six mois après son arrivée, elle écrit au père Le Jeune à propos de l’enseignement qu’elle faisait à deux compagnes de Marie Negabamatâ•›: «â•›[…] un de ces jours comme j’instruisois les deux qui ne sont pas encore baptisées, elle avoit les larmes aux yeuxâ•›; elle entend fort bien les mystères de nostre foy, le plus grand plaisir qu’on luy puisse faire, c’est de luy expliquer ces vérités par des imagesâ•›;...19â•›» Lorsque Marie de l’Incarnation parle de ce qui se passe avec les jeunes Amérindiennes, elle s’émerveille, non pas tant de réponses exactes ou de savoirs acquis, mais bien d’«â•›attitudesâ•›» par rapport aux choses de la religion. À ce propos, elle écrit en 1642â•›: Le bon Victor qui est un de nos meilleurs Chrétiens, aiant peu de mémoire oublie facilement ses prièresâ•›: il n’en est pas de même de son intérieur, car il est dans une attention continuelle à Dieu et dans un entretien familier et très-intime avec sa divine Majestéâ•›: mais il croit ne rien faire, s’il ne fait comme les autres Chrétiens. Il s’en vient donc à la grille, et à la première de nous qu’il rencontre, il ditâ•›: Hélasâ•›! je n’ay point d’esprit, fais moy prier Dieu. Il a la patience de se faire répéter dix ou douze fois une prière et la croiant bien sçavoir il s’en retourne à sa cabane où il n’est pas plutôt arrivé qu’il l’oublie. Il revient à mains jointes, il confesse comme un enfant qu’il n’a point d’esprit, et prie qu’on recommence à l’instruire. Combien pensez-vous que cette ferveur est agréable à des âmes qui désirent la gloire de Dieu et le salut des âmes. Le bon Charles dont j’ay parlé cyâ•‚dessus s’accorde des mieux avec celui-cy, car quand il le visite, il lui ditâ•›: prions Dieu, mon Frère. Ils se mettent à genoux et récitent trois ou quatre fois le chaplet sans se lever. Je n’avois dessein que de vous parler de nos Séminaristes, mais comme ceux-cy sont passagers et la pluspart du temps à notre grille, il ne m’est pas facile de m’empêcher de parler de leur ferveur, la charité me liant à nos Néophites d’une étrange manière20. 1 9. «â•›Lettre XLI au Père Paul Le Jeune de janvier 1640â•›», dans Correspondance, p. 91. 20. «â•›Lettre LXV à la Mère Ursule de Sainte-Catherine du 29 septembre 1642â•›», dans Correspondance, p.€161.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
Autant chez Marie que chez le père Biard, le projet d’enseignement passait par une expérience pratique de Dieu où la compétence alphabétique et la culture n’étaient jamais prises comme des fins en soi, mais comme des médiations susceptibles de favoriser cette expérience de Dieu vécue et propagée en Ûglise.
Chapitre 16
L’action éducative de Marie Guyartâ•›: une pédagogie de l’Être et du Cœur Cécile Dionne Psychothérapeute
L
’attention que Marie de l’Incarnation a portée à l’éducation des filles de son époque peut-elle inspirer notre façon d’être présente auprès des jeunes aujourd’huiâ•›? Comment celle qui a joué le rôle fondamental «â•›d’intermédiaire culturel, […] de force médiatrice entre Français et Amérindiens, entre l’Ancien et le Nouveau monde1â•›» peut-elle nous aider à saisir les réalités de cet autre Nouveau Monde qu’est l’univers dans lequel évoluent les jeunes filles, ici, maintenantâ•›?
N’avons-nous pas à traverser, nous aussi, une sorte de mer océane pour rejoindre les nouvelles générations de jeunes filles façonnées dans un univers culturel, sociologique et religieux qu’on pourrait qualifier d’aussi «â•›étrangerâ•›» et «â•›novateurâ•›» que la Nouvelleâ•‚France pouvait l’être pour Marie Guyart à son époqueâ•›? Ne sont-elles pas, ces nouvelles générations, tout aussi nomades que les Amérindiennes quand on considère leurs incursions un peu partout sur la planèteâ•›? Elles ne courent plus les bois…elles courent le monde mettant souvent en veilleuse des études commencées, pour y revenir après diverses expériences, parfois dans une autre discipline en attendant de procéder à un choix définitif après des engagements plus ou moins longs sur le marché du travail. 1. Laurier Turgeon, «â•›Préfaceâ•›», dans Claire Gourdeau, Les délices de nos cœurs, Marie de l’Incarnation et ses pensionnaires amérindiennes 1639-1672, Sillery, Septentrion, 1994, p. 11. Désormais Les délices de nos cœurs.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
Leur langage technico-audio-visuel-vidéo-clips ne nous oblige-t-il pas également à l’apprentissage d’une langue nouvelle qui véhicule valeurs et concepts révélateurs2 de leur être si différent du nôtreâ•›? Monde, non plus de mots grammaticalement assemblés, mais bien d’images juxtaposées, de musique syncopée, de clavardage codé sans structure logique et pourtant porteur de sens qu’aucun dictionnaire ne nous révèle clairement….et qu’il nous faut déchiffrer. Les jeunes filles d’aujourd’hui ne vivent plus au milieu des coureurs des bois, des soldats de la garnison et des hommes d’équipage mais l’hypersexualisation de leur univers aux couleurs délavées de certaines émissions de télé-réalité ne peut-il pas engendrer des conséquences encore bien plus néfastes pour leur dignité de femme et leur santé mêmeâ•›? L’action éducative de Marie Guyart peut-elle insuffler à notre pédagogie l’élan, le dynamisme, la vigueur dont nous avons besoin dans la conjoncture actuelle au sein d’une société qui se «â•›désâmeâ•›»Â€tournant à vide, dans les faux mirages d’une société de surconsommation étouffante ce qui faisait dire à une jeune dame interrogée lors d’une enquêteâ•›: «â•›J’ai comme un besoin d’âme3â•›»
Exclamation qui fait écho à l’univers chosifiant et dépersonnalisant de JeanPaul Sartre qui écrivaitâ•›: «â•›Je n’avais pas d’âme4â•›» Or, Marie Guyart s’est sentie appelée aux Ursulines parce qu’elles «â•›étaient instituées pour aider les âmes chose à laquelle [elle avait] de puissantes inclinations5â•›». Il se pourrait bien alors que puissent se rencontrer au-delà du temps et comme au carrefour de deux mondesâ•›: ce cri touchant d’une jeune femme d’aujourd’hui et l’appel entendu jadis par Marie Guyart. L’ex-directeur général de l’UNESCO, Federico Mayor écrivait au début du troisième millénaireâ•›: «â•›Il n’y a qu’une pédagogie qui vaille€– la pédagogie humaine de l’exemple et de l’amour6â•›». Telle était, me semble-t-il, la pédagogie de Marie de l’Incarnation. 2. 3. 4. 5.
Les délices de nos cœurs, p. 88. Jacques Grand’maison, Pour un nouvel humanisme, Montréal, Fides, 2007, p. 44. Jean-Paul Sartre, Les mots, Paris, Gallimard (coll. «â•›Folioâ•›»), 1964, p. 76. Marie de l’Incarnation, «â•›Septième état d’oraison. XXIXâ•›», dans Écrits spirituels et historiques. Tome€2. Les Écrits spirituels de Québec, Dom A. Jamet, éd., Québec, Ûditions des ursulines, 1985 (1929), p.€156. Désormais Relation de 1654. 6. Federico Mayor, Un monde nouveau, Paris, Ûditions Odile Jacob, 1999, p. 300.
16 – L’action éducative de Marie Guyartâ•›: une pédagogie de l’Être et du Cœur
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Pé d ag o g i e d e l’ e x e m pl e Sœur Marie-Emmanuelle Chabot o.s.u. a intitulé une magnifique petite biographie de Marie Guyartâ•›: Tant femme que rien plus, et l’a dédicacée ainsiâ•›: «â•›aux élèves des Ursulines pour leur apprendre à devenir tant femme que rien plus7â•›»
Oui, c’est ce qu’elle EST d’abord qui devient enseignement tant pour l’éducatrice que pour les jeunes filles à éduquer. Pour ce premier point de mon exposé, puisque vous connaissez déjà bien la femme extraordinaire que fut ma Mère en terre canadienne, je me contenterai d’énumérer les divers traits de sa physionomie qui font d’elle une femme exemplaire, source d’inspirationâ•›: - femme de cœur, épouse et mère, - femme d’affaires tant en France qu’au Canada, - femme d’audace qui ose l’inédit, - femme courageuse qui relève tant de défis, - femme de vision qui prépare l’avenir, - femme authentique qui accepte de partager son parcours intime, - femme mystique et bien ancrée en humanité. Ses divers biographes diront d’elleâ•›: qu’elle n’ignorait rien de tout ce qu’on peut souhaiter d’une personne de son sexe, que c’est une érudite, ouverte aux réalités économiques, politiques, sociales et religieuses, qu’elle parle de faune, de flore, de colonisation, de géographie, de stratégie militaire, qu’elle s’intéresse à toutâ•›: politique coloniale, diplomatie amérindienne, fabrication de canots et de raquettes, conséquences des abus de l’alcool et des méfaits du commerce des armes à feu8.
7. Marie-Emmanuel Chabot, Tant femme que rien plus, Québec, Centre Marie-de-l’Incarnation, 1964, 86p. 8. Les délices de nos cœurs, p. 90.
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Bref, une femme équilibrée qui développe tous ses donsâ•›: - artistiques (broderie, chant, dorure, etc.), - intellectuels (apprentissage des langues, étude des Ûcritures, de l’histoire, etc.) - littéraires (plusieurs lettres, mine précieuse pour l’histoire, la géographie, l’ethnologie, etc.), - spirituels (intériorité, grâces mystiques, intuition des choses divines, etc.) Aider les jeunes filles à connaître cette femme, la leur présenter sous tous ses aspects tant humains que spirituels, les inciter à lire ses écrits pour découvrir son itinéraire et ses réalisations, voilà, je crois, une première piste pour donner le goût de devenir soi-même une femme réussie. Pé d ag o g i e d e l’ a m o u r C’est ce point que je veux développer davantage. Marie de l’Incarnation en digne fille d’Angèle Mérici a aimé d’une façon toute maternelle et pleine de sollicitude. Cette expression très concrète de l’amour devrait inspirer toute œuvre d’éducation soucieuse d’humanisation de notre univers de plus en plus impersonnel. Dans un monde où le «â•›cœur lui-même semble en proie à un étrange déficit9â•›» bien des jeunes femmes auraient besoin d’entendre aujourd’hui ce que de la lointaine Amérique tante Marie écrivait à sa nièce qu’elle a «â•›toujours portée dans son cœur10â•›»â•›: «â•›[...] je vous aime plus que moy-même […] ma très chère et bien-aimée fille11.â•›» Beaucoup de désespérance chez les jeunes femmes que je côtoie dans mon service résulte du manque de ce regard d’amour, toujours espéré, mais jamais posé sur elles depuis leur tendre enfance. N’est-il pas en notre pouvoir de répondre enfin à cette attente quand nous entrons en contact avec ellesâ•›?
9. Federico Mayor, Un monde nouveau, Paris, Ûditions Odile Jacob, 1999, p. 13. 10. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre XCIII à la Mère Françoise de Saint-Bernard du 3 octobre 1645â•›», dans Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 264. Désormais Correspondance. 11. «â•›Lettre LXX à Marie Buisson, sa Nièce, du 14 septembre 1643â•›», dans Correspondance, p. 192.
16 – L’action éducative de Marie Guyartâ•›: une pédagogie de l’Être et du Cœur
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C’est d’une tendresse et d’une affection bien personnalisées que Marie Guyart entourera tant les petites Françaises que les «â•›délices de son cœurâ•›». Dans une lettre à une dame de ses amies, une lettre qu’il faudrait lire tout au long, elle parle de ses séminaristes, les nomme chacune par leur nom en précisant leur caractère12. Elle connaît chacune, elle les aime telles qu’elles sont et pour ce qu’elles sont. Sensible à leur dénuement, elle demande de l’aide financière aux dames de France pour pourvoir aux besoins des «â•›filleulesâ•›» qu’elle leur a confiées les associant ainsi à son projet d’humanisation et d’évangélisation. Voilà donc l’ingéniosité de l’amour qui crée des réseaux d’entraide par delà les mers. Réseaux qu’il est encore en notre pouvoir de multiplier dans nos milieux afin d’engager le plus de personnes possible dans notre effort d’humanisation d’un monde où le fossé se creuse de plus en plus entre riches et pauvres. Les jeunes générations touchées par ces injustices ne demandent pas mieux que de s’engager dans des projets humanitaires au sein desquels nous pourrions être des partenaires encourageants. Dans sa préoccupation pour le bien-être des enfants, Mère Marie a la délicatesse de tenir compte de leurs goûtsâ•›: elle demande du tissu en France pour les couvrir prenant soin de préciser les couleurs préférées des petites Amérindiennes. Elle leur prépare aussi ce qu’elle appelle des festinsâ•›: «â•›notre [consolation] qui est de les régaler selon nos petits moiens13â•›» et selon ce qu’elles aiment14. Elle veille sur leur sécurité. Le couvent devient un abri contre les dangers de la guerre, un refuge après un incendie ou suite aux décès des parents15. […] notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressezâ•›: car s’il y a quelque fille qui soit en danger de perdre ou la vie, ou l’honneur, ou les bonnes grâces de ses parens, ou enfin qui soit en quelque peine que ce soit, les Capitaines […] nous les ameinent, afin de les garder et de les instruire16. 12. «â•›Lettre XLI au Père Paul Le Jeune de janvier 1640â•›» dans Correspondance, p. 91-92â•›; et aussi, «â•›Lettre XLIII à une Dame de qualité du 3 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p. 94s. 13. «â•›Lettre LXVI à Mademoiselle de Luynes du 29 septembre 1642â•›», dans Correspondance, p. 178. 14. «â•›Lettre XLVII à l’un de ses Frères du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p.€113. 15. Les délices de nos cœurs, p. 51. 16. «â•›Lettre XCVII à son Fils du 29 août-10 septembre 1646â•›», dans Correspondance, p.€287.
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Son cœur est plus large que sa maison. Au lieu de trois séminaristes, nous en avons quatorze dit-elleâ•›: «â•›Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir […]17â•›» Marie Guyart a confiance dans l’être humain même abîmé et non recommandableâ•›: elle n’a pas eu peur par exemple d’accueillir une femme que l’on disait capable de gâter nos séminaristes, laquelle «â•›est devenue docile et souple comme un enfant18â•›». Les Iroquoises étant plus irréductibles, plus difficiles, notre missionnaire rêve de les accueillir justement parce qu’elles sont ainsi. Elle donne une deuxième chance. N’est-ce pas de cette deuxième chance dont ont tant besoin bon nombre de jeunes filles dont l’estime d’elle-même a été ravagée lors d’aventures malheureuses, déshumanisantes et avilissantesâ•›? Pouvonsnous croire assez, nous aussi, en la capacité de rebondissement de l’être humain pour offrir à ces jeunes femmes des lieux physiques d’accueil et surtout des espaces psychiques favorables à la régénération de leurs tissus affectifs blessés et endolorisâ•›? Notre éducatrice avait le désir d’accueillir les Iroquoises non seulement à cause de leur réputation d’irréductibles mais aussi parce qu’elle avait perçu l’influence politique de ces femmes dans leur tribu. Perspicace, elle voyait peut-être dans les jeunes Iroquoises un riche potentiel pour l’expansion du Nouveau Mondeâ•›? Il semble bien qu’elle croyait au leadership féminin des autres tout en exerçant le sien avec aplomb tant devant les autorités civiles que religieuses d’alors. Depuis, même si le féminisme a marqué beaucoup de points dans la société actuelle, cette société n’est-elle pas encore trop majoritairement masculineâ•›? Marie de l’Incarnation dans son audace ne peut-elle pas inspirer les jeunes femmes d’aujourd’hui à s’engager plus activement encore dans la poursuite de l’instauration d’un monde où le leadership serait mieux partagé entre hommes et femmesâ•›? Celle qui fut, au parloir, la conseillère des intendants et des gouverneurs ne nous suggère-t-elle pas qu’il y a lieu d’encourager ces jeunes femmes à continuer de prendre leur place dans la gouvernance de nos sociétés, y apportant les richesses de leur féminité, j’ose dire en les imprégnant d’un peu plus d’humanité peut-être… 17. «â•›Lettre LXVI à Mademoiselle de Luynes du 29 septembre 1642â•›», dans Correspondance, p. 173 et 176. 18. «â•›Lettre XLIII à une Dame de qualité du 3 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p.€99.
16 – L’action éducative de Marie Guyartâ•›: une pédagogie de l’Être et du Cœur
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Marie de l’Incarnation possède une belle largeur de vues qui lui permet de saines et judicieuses adaptations surtout pour exprimer son amour et son attention envers l’autreâ•›: Les Constitutions de 1647 donnent toujours la préférence aux Amérindiennesâ•›; ainsi bien que le silence soit de règle au monastère pour les religieusesâ•›: cela toutefois ne doit pas empêcher en passant les salutations et petites paroles d’affection en général, particulièrement envers les séminaristes sauvages […]19
Cette largeur de vue, doublée d’une grande liberté intérieure, l’amène à prendre des initiatives devant les situations nouvelles et à déroger parfois aux coutumes établiesâ•›: ainsi, les religieuses paieront la dot de mariage des filles qu’elles gardent avec elles jusqu’ à cette étape de leur vie. Elles paieront aussi pour des sépultures. Elles accueilleront dans le cloître, durant toute une année, Mlle de la Blanchetière, une jeune dame venue de France pour épouser le sieur de Hauteville. Là où Marie Guyart devient particulièrement un phare pour notre action éducative au carrefour de deux mondes, c’est dans sa remarquable capacité de s’émerveiller et de s’adapter à la culture amérindienne. D’abord convaincue qu’elle peut franciser les filles sauvages tel que le demande le roi de France, tout en se soumettant à cette ordonnance, elle saisira vite qu’il n’est pas possible de demander ce tour de force aux petites qui dépérissent dans le séminaire. Elle acceptera donc leur présence sporadique entre les saisons de chasse et de pêche dans un mode d’enseignement qu’on qualifierait aujourd’hui d’enseignement individualisé établi selon le profil particulier de chacune des élèves. Par contre, elle conserve la conviction que ces petites Amérindiennes peuvent accueillir la Révélation. Elle distingue le trait culturel du désir fondamental universel de l’absolu20. Nous aussi, nous avons à établir les mêmes distinctions dans cette société juvénile où nous pourrions être tentées de penser que la soif d’absolu ne peut cohabiter avec l’engouement pour le rap, la salsa, le rafting, etc. Sommes-nous assez attentifs aux langages des jeunes générations pour en saisir toute la portée, tout le messageâ•›? Entendons-nous, captons-nous ce qu’ils nous transmettent de leur soif profonde sous ces nouvelles formes d’expressionâ•›? Osons-nous leur présenter cette Révélationâ•›?
19. Dom Guy-Marie Oury, Les Ursulines de Québec 1639-1953, Sillery, Septentrion, 1999, p. 70. 20. Les délices de nos cœurs, p. 93.
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Troisième partie – Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-France
Comme Marie de l’Incarnation a su utiliser le penchant amérindien pour les danses et leur fascination pour le chant et la musique, nous aurions avantage nous aussi à créer des outils pédagogiques modelés à partir des éléments culturels du monde des jeunes. Oser comme elle recourir à eux pour nous aider dans l’apprentissage de ce nouveau langage21 qu’il nous faut déchiffrer comme elle l’a fait pour s’initier aux langues amérindiennes afin de créer un pont entre deux mondes. J’espère en ces quelques réflexions avoir pu suffisamment mettre en relief quelques éléments€– ce n’est pas exhaustif€– de la pédagogie de Marie Guyart qui peuvent nous donner le goût de devenir à notre tour des éducateurs et des éducatrices soucieux de favoriser le plein épanouissement des puissances de vie des jeunes générations. Toute Ursuline qu’elle était, Marie de l’Incarnation n’a fait que concrétiser les principes éducatifs de notre fondatrice qui nous prie en ces termesâ•›: «â•›Vivez et comportez-vous de telle façon que vos filles puissent se mirer en vous et ce que vous voulez qu’elles fassent, faites-le d’abord vous-mêmes.â•›» (6e précepte) «â•›Soyez affables et humainesâ•›: Aimez vos filles (8e Avis).â•›» (2e précepte) «â•›Je vous supplie de bien vouloir prendre en considération et tenir gravées dans votre esprit et dans votre cœur toutes vos filles, une à une […] avec leur condition et tout ce qui les concerneâ•›» (2e legs) «â•›les menant d’une main suave et douce.â•›» (3e legs) Et nous voilà revenue à notre point de départâ•›: Il n’y a qu’une pédagogie qui vaille€– la pédagogie humaine de l’exemple et de l’amour. C’était celle de Marie Guyartâ•›: Une pédagogie de l’Être et du Cœur
21. «â•›Lettre XLIII à une Dame de qualité du 3 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p.€95.
Quatrième partie
La rencontre des autres
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 17
Le désir de reconnaissance et l’amitié Thomas De Koninck Faculté de philosophie, Université Laval, Québec
L
e regard de Marie de l’Incarnation sur ces «â•›autresâ•›» que l’époque appelait les «â•›Sauvagesâ•›» devrait être mieux connu, tout empreint qu’il est d’amitié au sens le plus parfait du terme, et de vive conscience de l’importance de ce que la pensée moderne a dénommé le «â•›désir de reconnaissanceâ•›» (Anerkennung). Si je peux prétendre qu’on a grand besoin de ce modèle de nos jours, c’est en raison du caractère crucial aujourd’hui encore de la question de l’altérité (et par conséquent de l’identité). Mais c’est aussi, tout simplement, pour la lumière qu’il projette sur ce que devraient être les relations proprement humaines. Mon exposé se découpera en cinq étapesâ•›: la question de l’altéritéâ•›; le regard de Marie de l’Incarnation sur les «â•›Sauvagesâ•›»â•›; le désir de reconnaissanceâ•›; l’amitiéâ•›; conclusion. L a qu e s ti o n d e l’ a lt é r it é Le grand anthropologue Marc Augé aura bien marqué à quel point la question de l’altérité est centrale, en précisant que c’est toujours par rapport à l’autre que «â•›se pose la question de l’identitéâ•›». [Au début des voyages de découvertes] étaient autres, aux yeux d’un Occident qui, sous ce rapport, ne s’interrogeait pas sur ses propres altérités internes, tous ceux qu’il découvrait, qu’il colonisait et qu’il observait. Les puissances coloniales étaient rivales et elles s’affrontaient parfois durement. Mais elles
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Quatrième partie – La rencontre des autres
avaient en commun de reconnaître l’altérité radicale [mes soulignés] de ceux à propos desquels elles s’affrontaient1.
Pourrait-on parler d’altérité radicale, s’agissant de celles ou de ceux qu’on appelait les «â•›Sauvagesâ•›», dans le cas de Marie de l’Incarnationâ•›? [Marc Augé fait observer en outre que] les nouvelles techniques de la communication et de l’image rendent le rapport à l’autre de plus en plus abstraitâ•›; nous nous habituons à tout voir mais il n’est pas certain que nous regardions encore. La substitution des médias aux médiations contient ainsi en ellemême une possibilité de violence2.
Or quel regard sur l’autre Marie de l’Incarnation nous propose-telle, en revancheâ•›? Il faut bien reconnaître, enfin, que nous vivons à une époque d’exclusion par des humains d’autres humains à une échelle dépassant l’imagination. Pour les Nazis, au cœur du vingtième siècle, les Juifs étaient des Unmenschen, des «â•›non-hommesâ•›», et les Slaves des Untermenschen, des «â•›sous-hommesâ•›». De là Auschwitz et autres horreurs nazies. Or Auschwitz ne manque pas de successeurs, voire d’héritiers. C’est à voir lequel d’entre eux l’emporte en atrocités, entre les génocides du Rwanda, du Cambodge, de la Bosnie, du Soudan, de Darfour, de tant d’autres encore. Amin Maalouf a diagnostiqué avec une admirable lucidité ce phénomène d’exclusion massive et si cruelle, dans son livre Les Identités meurtrières, comme le fait aussi Amartya Sen dans Identity and Violence. Afin de justifier les massacres ou toute autre forme de violence faite à autrui voire à soi-même, on substitue à l’individu concret l’une de ses appartenancesâ•›: identité ethnique, nationale, religieuse, etc. Réduire ainsi l’identité à une seule appartenance installe les humains «â•›dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaireâ•›», dans une vision biaisée et distordue. Chacune de nos nombreuses appartenances nous relie à un grand nombre de personnesâ•›; mais aucune personne au monde ne partage toutes mes appartenances, ni même une grande partie de celles-ci. «â•›Chaque personne, sans exception aucune, est dotée d’une identité compositeâ•›»â•›: complexe, unique, irremplaçable, ne se confondant avec aucune autre. Qui plus est, «â•›l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existenceâ•›». C’est ce concret de 1. Marc Augé, La guerre des rêves. Exercices d’ethno-fiction, Paris, Seuil (coll. «â•›Librairie du XXe et du XXIe€sièclesâ•›»), 1997, p. 23-24. 2. M. Augé, La guerre des rêves, ibid., p. 28-29.
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la vie de chacune et de chacun qu’occultent les passions destructrices, en substituant aux personnes des étiquettes, sous la caution d’abstractions faisant fi des êtres réels3. La pire des cruautés est celle qui va jusqu’à légitimer par des théories, des idéologies, de prétendues «â•›philosophiesâ•›», les déviances collectives impliquant un groupe, un peuple, une sociét逖 pensons au racisme, aux guerres ethniques, aux diverses formes d’esclavage, aux injustices sociales, aux tortures. Le mal même€– l’horreur absolue, Auschwitz et tout ce qui y ressemble€– est alors appelé «â•›bienâ•›». Quel immense contraste nous offre le regard de Marie de l’Incarnation sur celles et ceux qui semblent au départ tout autres, ici encoreâ•›! Arrêtons-nous un moment sur ce regard. L e r e g a r d d e M a r i e d e l’ I nc a r n ati o n s u r l e s « â•›S au vag e s â•›» Dans ce que je vais citer, les mots «â•›sauvagesâ•›» et «â•›barbarieâ•›» pourraient évidemment choquer si on les prenait à la lettre, avec le sens qu’ils ont aujourd’hui. Mais à l’époque ils désignent plutôt, comme on le sait, l’étranger, un peu comme en Grèce antique, d’ailleurs, où les «â•›barbaresâ•›» étaient tout simplement ceux qui parlaient une langue qu’on ne comprenait pas. Les Lettres de Marie de l’Incarnation sont remplies de propos tels les suivants, à propos de ses chères «â•›Sauvagesâ•›»â•›: «â•›On ne les prendroit jamais pour des Sauvages, tant elles ont de grâce et d’adresse en ce qu’elles font, et elles sont si dévotes et si ferventes, qu’on ne diroit pas qu’elles sont nées dans la Â�Barbarie4.â•›» L’on nous figuroit le Canada comme un lieu d’horreurâ•›; on nous disoit que c’étoit les fauxbourgs de l’Enfer, et qu’il n’y avoit pas au monde un pais plus méprisable. Nous expérimentons le contraire, car nous y trouvons un Paradis, que pour mon 3. Cf. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998â•›; Paris, Librairie geéneérale française (coll.€«â•›Le Livre de Pocheâ•›», 15005), 2001, p. 15-46â•›; lire en outre Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, Paris, La Colombe, 1951â•›; nouvelle édition sous la direction de Jeanne Parain-Vial, préface de Paul Ricœur, Paris, Ûditions Universitaires (coll. «â•›Philosophie européenneâ•›»), 1991, en particulier les chapitres intitulés Les techniques d’avilissement (p. 35-53) et L’esprit d’abstraction, facteur de guerre (p. 97-102). 4. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre XLIV à l’un de ses Frères du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, Dom G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 102. Désormais Correspondance.
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Quatrième partie – La rencontre des autres
particulier je suis indigne d’habiter. Il y a des filles sauvages qui n’ont rien de la barbarie5.
On y trouve également des réflexions aussi profondes que simples en apparence, où elle associe «â•›charitéâ•›» et «â•›parfaite amitiéâ•›», à propos de l’activité d’apôtre de celui qu’elle appelle «â•›notre bon Josephâ•›» (à savoir Joseph Chiouatenhouan, huron du bourg d’Ossossané, «â•›la perle de nos chrétiens6â•›»). En voici un extraitâ•›: Vous seriez ravie d’entendre ce qu’il a faitâ•›; car il a été hardiment et sans craindre la mort de bourg en bourg prêcher l’Evangile avec une élégance du Paradis, n’omettant rien de ce qu’il jugeoit nécessaire pour mettre notre foy en crédit. Ses compatriotes qui sçavoient qu’il ne pouvait avoir cette science naturellement, étoient ravis et comme en extase en l’entendant parler. Il leur disoitâ•›: Ahâ•›! si vous sçaviez la charité qui est parmi ceux qui croient en Dieu, vous ne demeureriez jamais comme vous êtes. Encore qu’ils ne se soient jamais veus, ce n’est qu’un cœur et une âmeâ•›: Je fus ravi l’an passé étant à Québec à l’arrivée d’un vaisseau où il y avait de grandes filles vêtues de noir, qui pour l’amour de nous sont venues en ce païsâ•›; les unes prirent avec elles des filles Montagnèses qu’elles faisoient manger avec elles, et à qui elles donnoient de beaux habitsâ•›: les autres qui étoeint habillées d’une autre couleur [il s’agit des Hospitalières, qui étaient alors habillées de blanc], prirent les malades, qu’elles soulageoient et veilloient jour et nuit avec de grands soins et de grandes fatiguesâ•›: A leur arrivée on fit tant de feste, que vous eussiez dit que tout le monde de Québec n’étoit qu’un. O que nous sommes bien éloignez de celaâ•›! Nous vivons comme des bêtes, et ne sçavons ce que c’est que parfaite amitié, laquelle ne se trouve qu’avec ceux qui croient en Dieu. Voilà les sentimens d’un homme sauvage, mais que la grâce a poli au delà de tout ce que je vous en pourrois dire7.
Ces expressions€que nous venons d’entendreâ•›: «â•›ce n’est qu’un cœur et une âmeâ•›», «â•›parfaite amitiéâ•›», et autres semblables, ne sembleraient-elles pas exagéréesâ•›? Qu’est-ce au juste qu’une «â•›parfaite amitiéâ•›», et entre des personnes aussi différentes de prime abordâ•›? Il est clair qu’il faudra y revenir. Il faut citer en outre l’attitude de «â•›plusieurs d’une Nation fort éloignéeâ•›» [peut-être les Abénakis], dont Marie écritâ•›: 5. «â•›Lettre XLVII à l’un de ses Frères du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p.€112. 6. Voir note 6, dans Correspondance, p. 107. 7. «â•›Lettre XLV à la Mère Jeanne-Françoise Le Vassor du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p. 105.
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Ils étoient ravis de ce que pour l’amour de leur nation nous avions quitté notre païs, et que par une pure charité nous vestions et nourrissions leurs filles comme si elles nous eussent appartenu. L’un d’eux me dit tu sçauras bien-tôt parler comme nousâ•›; pour nous nous n’avons point encore d’esprit, mais nous en aurons quand nous serons instruits et baptisez […]8.
Je vois ici un bel exemple de désir de reconnaissance et de réciprocité, et j’arrête là les citations de Marie. Rien de plus facile que d’en allonger la liste, tant il y en a de semblables, mais le temps manque, et ce que j’ai cité suffit à notre propos. L e d é s i r d e r e c o nn a i s s a nc e «â•›L’homme passe infiniment l’hommeâ•›», avait bien dit Pascal. Dans les termes de Henri Maldineyâ•›: Comme Emmanuel Lévinas le rappelle avec insistance, autrui est celui que je ne peux pas inventer. Il résiste de toute son altérité à sa réduction au même, fût-ce (et même surtout) au même que moi, à l’ipséité de mon propre pouvoir-être [...] En réalité, bien plus souvent qu’en nous, la personne se présente à nous hors de nous. Quand la présence d’autrui, de cet autre-ci, nous retient à elle, elle apparaît elle aussi comme un mystère lumineuxâ•›: mystère de son secret, de son infini, de sa liberté, qui se décèle dans son recel. L’autre qui est là n’est pas une illustration de la catégorie d’autrui. Il est quelqu’un qui «â•›ne s’invente pasâ•›», qui est proprement inimaginable9.
Ce qui introduit un thème capital, le désir de reconnaissance. Car ce qu’on qualifie de manque de liberté se réduit souvent à un manque de reconnaissance adéquate, comme l’a vigoureusement souligné Isaiah Berlin. [Ce qui est recherché partout, écrit-il, c’est] tout simplement le moyen de ne pas être ignoré, traité avec condescendance, mépris ou indifférence, bref, d’être reconnu dans ma singularité, de ne pas être noyé dans un tout indifférencié, de ne pas être tenu pour un numéro dépourvu d’attributs identifiables et de fins qui me soient propres. […] Ce désir peut être si puissant que, dans mon âpre quête de reconnaissance, je préfère encore être maltraité 8. «â•›Lettre XLVI à la Mère Marie-Gillette Roland du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p. 108-109. 9. Pascal, Pensées, B 434â•›; L 131â•›: «â•›[...] apprenez que l’homme passe infiniment l’homme [...]â•›»â•›; Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Ûditions Jérôme Millon, 1991, p. 346.
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et mal gouverné par un membre de ma propre race ou classe sociale, car au moins celui-ci me tient pour un homme et un rival€– autrement dit pour un égal€–, plutôt qu’être bien traité mais avec tolérance et condescendance par un individu appartenant à un groupe supérieur ou lointain qui ne me reconnaît pas pour ce que je veux être. Telle est l’immense clameur que fait entendre l’humanit逖 les individus, les groupes et, de nos jours, les catégories professionnelles, les classes, les nations et les races. […] Tant que nous ne l’admettrons pas, les idéaux et le comportement de peuples entiers [...] nous demeureront incompréhensibles10.
Entretenir une vive conscience du rôle central du désir de reconnaissance chez tout être humain, incite au contraire à se montrer inventif dans les moyens de manifester le respect d’autrui au sein des rapports humains même les plus difficiles, voire conflictuels. Cela dit, c’est bien entendu à Hegel avant tout qu’on doit ce thème de la reconnaissance, dû initialement à Fichte, mais quasi omniprésent chez Hegel, comme l’ont marqué divers travaux récents11. D’après H. S. Harrisâ•›: L’importance du concept de «â•›reconnaissanceâ•›» dans la Phénoménologie de l’esprit ne saurait guère être surestimée puisqu’il est l’élément racine du concept même d’esprit. Le grand arc de l’apparition de l’esprit va de la reconnaissance mutuelle de l’inimitié absolue à celle de la charité absolue12.
Sans tenter de pénétrer le détail touffu et génial de la Phénoménologie de l’esprit, je ne ferai que retracer ici très rapidement certains éléments de cette progression. L’essentiel apparaît au paragraphe 4 du chapitre IV A. Contrairement au désir, la reconnaissance ne réduit pas l’autre au même. Il y a dans la reconnaissance une coïncidence avec soi et une satisfaction qui ne s’obtient pas par l’élimination de l’autre, mais par solidarité avec lui. On se rappelle que le désir coïncide avec soi en s’emparant de l’objet et le niant ou supprimant (cette pomme, par exemple). La reconnaissance, au contraire, laisse
10. Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Calmann-Lévy (coll.€«â•›Agoraâ•›»), 1990, p. 202-209. 11. Voir surtout Robert R. Williams, Recognition. Fichte and Hegel on the Other, Albany, State University of New€York Press (coll. «â•›Series in Hegelian Studiesâ•›»), 1992. 12. H. S. Harris, The Concept of Recognition In Hegel’s Iena Manuscripts, in Hegel-Studien, Beiheft 20 (1980), p.€229.
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l’autre être lui-même et le laisse libre. Ce qui permettra à l’autre de reconnaître ou au contraire de refuser la reconnaissance. Or cette reconnaissance non forcée, libre, est cruciale pour le moi. La reconnaissance qui compte vient d’un autre n’étant pas à ma disposition. La solidarité qui en résulte, loin d’être une identité de type abstrait, excluant la différence, en est bien plutôt une de type social, fondée sur une médiation intersubjective réciproque, d’où résulte le «â•›nousâ•›», universel concret, exhibant à la fois ce que sont les deux individus et leur reconnaissance mutuelle. Aux paragraphes 5 et 6 on voit que le mouvement de reconnaissance est celui des deux consciences de soiâ•›: chacun voit l’autre faire comme lui. La reconnaissance est essentiellement une action bilatérale, où l’action de l’un ne se sépare pas de l’action de l’autre. D’où l’affirmation, en conclusion, au paragraphe 7, que la reconnaissance est essentiellement les deux relations dans la réciprocitéâ•›: à soi et à l’autreâ•›; témoin la dernière ligneâ•›: «â•›Sie anerkennen sich, als gegenseitig sich anerkennendâ•›: Ils se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellementâ•›» (trad. Jarczyk et Labarrière, p. 49). Or comme l’esclave n’est plus en tant que tel une autoconscience indépendante, la reconnaissance qu’il accorde au maître n’est plus authentiqueâ•›: il n’est plus véritablement «â•›autreâ•›», puisqu’il est maintenant la chose du maître. De sorte que la maîtrise se meut en échecâ•›: la reconnaissance forcée n’a aucune valeur. Suivront les renversements qu’on sait€– par l’effet du travail qui manifestera la dépendance du maître, puis l’inclusion réciproque. Hegel aura dégagé ainsi de l’expérience une loi sociale inéluctable, respectant en même temps l’exigence «â•›logiqueâ•›» inscrite plus hautâ•›: le désir de reconnaissance impose la liberté de l’autre, son rapport autonome à soi, et cette reconnaissance doit être mutuelle. Or l’accomplissement de la reconnaissance mutuelle, son telos, n’est donné que dans l’amour, lequel renonce à la servitude et à la maîtrise parce qu’il découvre la valeur intrinsèque de l’autre. Le jeune Hegel déclareâ•›: Begreifen ist beherrschen...nur in der Liebe allein ist man eins mit dem Objekt, es beherrscht nicht und wird nicht beherrscht13â•›: «â•›Concevoir, c’est dominer... ce n’est que dans l’amour seul qu’on est un avec l’objet, sans dominer ni être dominéâ•›». Et dans ses écrits théologiquesâ•›: «â•›L’être aimé n’est pas opposé à nous. Il ne fait qu’un avec notre être (Wesen) propreâ•›; nous nous voyons 13. Entwürfe über die Religion und Liebe (1797/8), in Werke in zwanzig Bänden. Theorie Werkausgabe, Frankfurt, Suhrkamp Verlag, 1971, 1, 242â•›; le texte continueâ•›: «â•›Diese Liebe, von der Einbildungskraft zum Wesen gemacht, ist die Gottheit [...]â•›».
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nous-mêmes en lui, et cependant il n’est pas nous€– un miracle que nous ne pouvons pas comprendre [fassen]14â•›». Dans Système de la vie éthique, il écritâ•›: [...] chacun s’intuitionne dans l’autre, comme étant en même temps un étranger, et ceci est l’amour. L’incompréhensibilité de cet être soi-même dans un étranger appartient par conséquent à la nature, non à la vie éthiqueâ•›; car celle-ci est, eu égard aux termes différents, l’absolue égalité des deux. (Lasson 425-426â•›; trad. Taminiaux, p. 121)
On voit très clairement en cette phrase à quel point la reconnaissance marque la transition de nature à esprit. Dans l’amour, il y a risque, mais pas de perte de soiâ•›; il entraîne au contraire une découverte de soi dans la reconnaissance accordée par l’autre. Chacun a son être par l’autre, mais il y a bien plutôt gain, enrichissement. Rappelons ici au moins cet extrait de la célèbre addition au paragraphe 158 de la Philosophie du droitâ•›: Dans l’amour [...], je me conquiers dans une autre personne, je vaux en elle et, réciproquement, cette personne se conquiert et vaut en moi. C’est pourquoi l’amour est la contradiction la plus prodigieuse que l’entendement ne parvient pas à résoudre. Il n’y a rien de plus difficile à saisir que cette ponctualité de la conscience de soi, qui est niée et que je dois cependant tenir pour affirmative. (trad. Derathé légèrement modifiée, p. 199)
La soi-disant contradiction vient de ce que l’autre et moi soyons unis sans qu’il y ait élimination de nos individualités et de nos différences. Un beau passage des leçons sur l’Esthétique précise queâ•›: [la reconnaissance qui constitue l’amour] ne devient véritable et totale que lorsque le respect ne s’adresse pas à ma personnalité in abstracto, ou telle qu’elle se manifeste dans un cas concret isolé et, par conséquent, limité, mais à toute ma subjectivité, avec tout ce qu’elle contient, tel que je suis, que j’ai été et que je serai, dans la conscience d’un autre, pour imprégner son savoir, ses tendances et ses aspirations. Alors cet autre ne vit qu’en moi, et moi en luiâ•›; nous vivons, moi et cet autre, dans cet état d’unité et de plénitude et nous mettons dans cette identité toute notre âme, nous en faisons tout un monde (trad. Jankélévitch, II, p. 291).
14. Hegels Theologische Jungendschriften, hrsg. H. Nohl, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1907 (réimpression, 1966), p. 377. Cf. E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Presses Universitaires de France/Quadrige, 1983, p. 81-82.
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L’ a m iti é Bref, le désir de reconnaissance, si profond en chaque être humain, trouve sa forme la plus parfaite dans le désir d’être aimé et d’aimer en retour. L’amour s’apprend, par l’amour reçu d’abord, qui le premier donne le goût de vivre en donnant sens à l’existence. C’est ce que rend bien Lettre à un otage d’Antoine de Saint-Exupéry, dont la pertinence aujourd’hui se passe de commentaireâ•›: Du sourire des sauveteurs, si j’étais naufragé, du sourire des naufragés, si j’étais sauveteur, je me souviens aussi comme d’une patrie où je me sentais tellement heureux. Le plaisir véritable est plaisir de convive. Le sauvetage n’était que l’occasion de ce plaisir. L’eau n’a point le pouvoir d’enchanter, si elle n’est d’abord cadeau de la bonne volonté des hommes. Les soins accordés au malade, l’accueil offert au proscrit, le pardon même ne valent que grâce au sourire qui éclaire la fête. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages, des castes, des partis15.
L’amour et l’amitié sont des réalités que l’antiquité et la tradition ont approfondies plus que tout autre. Comme l’a fait remarquer Aristote, aimer c’est honorer16â•›; il s’agit en réalité de la plus haute reconnaissance de la dignité d’autrui, l’accomplissement de la reconnaissance mutuelle, de même que celui de la vie éthique, où l’on découvre la valeur intrinsèque de l’autre. «â•›C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existeâ•›: nous sentir justifiés d’existerâ•›», a écrit Sartre avec bonheur dans une de ses meilleures pages17. L’amour ditâ•›: il est bon que tu existes, ton existence est un bien. À vrai dire, nul parmi les philosophes, cependant, n’a aussi bien parlé de l’amitié qu’Aristote, qui prit soin d’ouvrir ses discussions de l’amitié par la constatation qu’elle est «â•›ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre (anankaiotaton eis ton bion). Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biensâ•›» (EN, VIII, 1, 1155 a 4-6)18â•›; et que «â•›l’absence d’amitié 15. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, IV, in Œuvres complètes II, Paris, Gallimard (coll.€«â•›La€Bibliothèque de la Pléiadeâ•›»), 1999, p. 100. 16. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 9, 1159 a 12-27. 17. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 438-439. 18. Nous citons, pour l’Éthique à Nicomaque (EN), la traduction de J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, moyennant quelquefois de légères modificationsâ•›; pour l’Éthique à Eudème (EE), celle de Vianney Décarie, Paris, Vrin et Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1978â•›; pour La Grande Morale, celle de Catherine Dalimierâ•›: Aristote, Les Grands Livres d’Éthique, Paris, Arléa, 1992â•›; et Aristote, Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1990.
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et la solitude sont vraiment ce qu’il y a de plus terrible parce que la vie tout entière et l’association volontaire ont lieu avec des amisâ•›» (EE, VII, 1, 1234 b 33-34). Elle est naturelle entre parents et enfants, déjà chez la plupart des animaux (cf. EN, VIII, 1, 1155 a 16 - 19). L’amitié mutuelle est naturelle «â•›principalement chez les humainsâ•›» (a 20)â•›; «â•›même au cours de nos voyages au loin, nous pouvons constater à quel point l’homme ressent toujours de l’affinité et de l’amitié pour l’hommeâ•›» (a 21-22). On en ressentira pour l’esclave «â•›en tant qu’il est hommeâ•›» (cf. EN VIII, 13, 1161 b 5-10)19. À quoi s’ajoute chez lui l’insistance que «â•›l’œuvre du politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitiéâ•›» (EE, VII, 1, 1234 b 22-23)â•›; «â•›nous pensons que l’amitié est le plus grand des biens pour les cités car elle évite au maximum la discordeâ•›» (Politique,€II,€4,€1262 b 7-8). L’amitié seule rend la convivialité, ou vie en commun, la communauté en ce sens, possible. «â•›En effet la communauté [politique suppose] l’amitié, car on ne veut pas faire de chemin en commun avec ses ennemisâ•›» (Pol., IV, 11, 1295 b 21-24). «â•›Aimer (to philein), lit-on dans la Rhétorique, c’est vouloir pour quelqu’un ce que l’on croit des biens, pour lui (ekeinou ekeina) et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de son pouvoir, enclin à ces bienfaitsâ•›» (II, 4, 1380 b 35 sq.). Cette vision de l’amitié doit être considérée comme «â•›un élément cardinalâ•›» de toute la théorie éthique d’Aristoteâ•›: car c’est là qu’Aristote fait valoir le caractère indispensable, pour une vie épanouie, du souci actif de l’autre pour l’autre, et réciproquementâ•›; cette réciprocité fonde à son tour «â•›l’amitié civileâ•›», laquelle apparaît comme un bien humain essentiel20. Aussi, parallèlement, l’amitié semble-t-elle «â•›constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice mêmeâ•›: en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergieâ•›» (EN, VIII, 1, 1155 a 22 sq.). Ûric Weil plaidait, on le sait, pour que le «â•›mot d’amitiéâ•›» puisse «â•›reprendre ce sens moral et politique qu’il a perdu dans le monde moderne au profit d’une signification privée et sentimentale21â•›».
1 9. Voir aussi Aristote, Politique, I, 6, 1255 b 12â•›; et VII, 10, 1330 a 25-33. 20. Cf. John M. Cooper, Aristotle on Friendship, in Essays on Aristotle’s Ethics, A. O. Rorty, éd., Los Angeles, University of California Press, 1980, p. 301-340, en particulier, p. 302-3â•›; John M. Cooper, Aristotle on the Forms of Friendship, in The Review of Metaphysics, 30 (1977), p. 645-648. 21. Ûric Weil, Philosophie politique, 3e édition, Paris, Vrin, 1971, p. 245â•›; cf. p. 251.
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L’amitié ressortit plus que la justice même à l’éthique, selon Aristote. «â•›Quand les hommes sont amis il n’y a plus besoin de justice, écrit-il, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitiéâ•›» (a 26-28). Bien plus que nécessaire, l’amitié est donc en outre avant tout quelque chose de noble et de beau (kalon), à tel point que pour certains «â•›un homme bon et un véritable amiâ•›» ne font qu’un (cf. a 2831). Les deux thèmes ayant à juste titre retenu le plus l’attention, s’agisssant de la philia chez Aristote, semblent être ceux de l’ami comme allos, ou heteros, autos, «â•›autre soi-mêmeâ•›», et de la philautia, «â•›amour de soiâ•›», origine réelle de toute amitié véritable. Tout cela déborde notre présent propos. Retenons seulement qu’il en ressort que l’ami est donc un autre soi au sens fort, d’autant plus paradoxalement que chacun de nous est unique. Jean-Louis Chrétien l’exprime on ne peut mieuxâ•›: C’est ici que survient pour Aristote le miracle de l’amiti逖 ce partage de ce qui est sans partage, cette cession de l’incessible, cette mise en commun de ce qui est absolument propre. Nous pouvons nous réjouir de l’être de l’ami comme du nôtre propre, nous réjouir qu’il soit, simplement22.
Mais comment pouvons-nous ainsi nous en réjouirâ•›? De ce que, précisément, notre ami est un autre soi, comme le répète encore à deux reprises EN IX, 9 (en 1069 b 6-7, et 1170 b 6-7), certainement le sommet de tous les nombreux chapitres d’Aristote relatifs à l’amitié. La vie humaine se définit avant tout par la perception et la pensée (aisthêsis et noêsis) (cf.€1170€a€13€sq.). Or vivre et être conscient de vivre ne font qu’unâ•›: percevoir que l’on perçoit, penser que l’on pense (1170 a 32). Dans ce qu’elle a de meilleur, l’amitié est partage de ce que la conscience d’exister de l’autre a également de meilleur (cf. 1170 b 2-8â•›; b 10-12). Les amis ne sont en somme, comme dira Montaigne en son chapitre sur l’amitié, «â•›qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristoteâ•›». Paul Ricœur conclut avec beaucoup d’à propos un de ses derniers
22. Jean-Louis Chrétien, La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris, Minuit (coll. «â•›Philosophieâ•›»), 1990, p. 217â•›; tout le chapitre (p.€209-224), intitulé «â•›Le regard de l’amitiéâ•›», est remarquable. Sur l’autre n’apparaissant que dans le regard d’un autre, voir aussi les belles pages d’Henri€Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Ûditions Jérôme Millon, 1991, p. 355s.â•›; mieux, le chapitre entier sur la personne, p. 325359.
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ouvrages, Parcours de la reconnaissance, par ces lignes toujours fraîches de Montaigne, lourd du deuil de La Boétieâ•›: En l’amitié de quoi je parle [les âmes] se mêlent et se confondent l’une en l’autre en un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondantâ•›: parce que c’était lui, parce que c’était moi23.
C o nclu s i o n On aura donc pu facilement reconnaître, en ces réflexions classiques sur le désir de reconnaissance et sur l’amitié, le bien-fondé des remarques citées de Marie de l’Incarnation, selon lesquelles la charité fait qu’entre celles et ceux qui la partagent «â•›ce n’est qu’un cœur et qu’une âmeâ•›», et «â•›avec ceux qui croient en Dieuâ•›» se trouve la «â•›parfaite amitiéâ•›». C’est que la charité est bel et bien elle-même une amitié24. On y veut le bien d’autrui, de part et d’autre, dans la réciprocité, en communiquant dès lors vraiment l’un avec l’autre. Pourtant, s’agissant de Dieu, comment pourrait-il y avoir véritablement réciprocité et communication mutuelle entre lui et nousâ•›? Seule la foi en un Dieu fait homme rend cela possible et peut par suite fonder la «â•›parfaite amitiéâ•›» dont parle Marie de l’Incarnation. Elle «â•›ne se trouve qu’avec ceux qui croient en Dieuâ•›», écrit-elle avec justesse. Quant à la rare pertinence, pour nous tous aujourd’hui, du regard de Marie de l’Incarnation sur l’autre, le parcours que nous venons de faire, si imparfait soit-il, devrait l’avoir rendue plus qu’évidente.
23. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois essais, Paris, Ûditions Stock (coll. «â•›Les essaisâ•›»), 2004, p. 377â•›; Montaigne, Les Essais, Livre I, chap. XXVIII, Paris, Presses Universitaires de France (coll.€«â•›Quadrigeâ•›»), 1965, p. 188. 24. Cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIa-IIae, q. 23, art. 1.
Chapitre 18
Faire société avec les autres Jacques Audinet Institut Catholique de Paris et Université de Metz, France
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ue nous le voulions ou non, il nous faut vivre avec les autres, c’est à dire leur faire une place et échanger avec eux. Ceci est vrai aujourd’hui, en ce temps de «â•›mondialisationâ•›», dans lequel, sur tous les continents, les mouvements de population créent des mélanges sans précédents1. Ceci fut vrai aux XVIe et XVIIe siècles lorsque les Européens traversèrent les océans à la rencontre de l’inconnu, ouvrant ainsi ce que certains désignent du nom de «â•›première mondialisation2â•›». Mais qu’il s’agisse de jadis, qu’il s’agisse d’aujourd’hui, l’enjeu est toujours le mêmeâ•›: il s’agit d’êtres humains se rencontrant et entreprenant, de gré ou de force, de vivre ensemble et de construire ensemble une société. D’où le titre de ce papierâ•›: «â•›faire société avec les autresâ•›». Le migrant qui arrive dans nos sociétés développées, venant d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud se trouve perturbé et souffre du choc du changement. Mais souffre aussi celui qui le côtoie et est censé
1. «â•›Mondialisationâ•›» ou «â•›globalisationâ•›», le mot est récent, il date des années soixante. Il a servi à désigner en premier l’interdépendance des marchés financiers. Mais très vite, son domaine s’est amplifié. Au-delà de l’économie, les êtres humains sur la planète terre se découvrent interdépendants dans de multiples domainesâ•›: l’écologie, la politique, mais aussi les manières de vivre, de penser et de croire. Certains distinguent une première mondialisation, qui correspondrait à ce que les Européens ont longtemps appelé les grandes découvertes, ou encore l’expansion de l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles, la seconde serait celle de l’industrialisation et des colonisations du XIXe siècle et nous en serions aujourd’hui à la troisième. 2. Cf. Thomas Friedman, La terre est plate, brève histoire du XXIe siècle, traduit de l’américain, Paris, Saint Simon, 2006.
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l’accueillir. Malgré la bonne volonté, plus ou moins présente, les incompréhensions, les heurts apparaissent. La violence sourd et menace à chaque instant. La rencontre entre les êtres humains, qui plus êtres entre êtres humains d’origine, d’éducation, de modes de vie, en un mot de cultures différentes, présente toujours un risque. Ce risque, les «â•›fondateursâ•›», selon le vocable de présentation de ce Colloque, l’ont couru. Sans doute, le mouvement d’alors apparaît en quelque sorte l’opposé d’aujourd’hui. Aux XVIe et XVIIe siècles, c’est l’Europe qui étend son action aux limites de la planète. Aujourd’hui, c’est de toute la planète qu’affluent, dans nos pays, les êtres humains dans leur incroyable diversité. L’Europe d’alors était sûre d’elle-même et de sa mission civilisatrice. Beaucoup d’incertitudes nous habitent. Enfin, Europe comme Amérique semblaient des univers stables et homogènes. Nous sommes dans des univers mobiles et des sociétés pluralistes. Mais dans l’un comme l’autre cas, ce sont des humains, différents certes, mais partageant la commune humanité, qui se rencontrent et, d’une manière ou d’une autre, se voient contraints de vivre ensemble. De là, la légitimité de notre travail, tenter de repérer quelques consonances entre ce qui s’est passé alors et ce qui se passe aujourd’hui. Entre cette première mondialisation et la mondialisation contemporaine. Chaque rencontre, en effet, fait surgir les comparaisons, les interrogations et éventuellement les confrontations et conflits. Mais au-delà des domaines particuliers, ce qui est en cause pour les individus comme pour les groupes, est leur identité et leur survie. Qui suis-je et que devenons-nous dans le maelström contemporainâ•›? Quel souffle celui-ci véhicule-t-ilâ•›? Nous avons parfois l’impression qu’il s’agit d’un souffle de destruction, tant les bouleversements, la violence et les forces de corrosion sont apparentes. En quelques années, les enquêtes montrent le revirement des opinions publiquesâ•›: la mondialisation fait peur. Mais en même temps, nous la savons inéluctable et porteuse d’espoir. Nous sommes à la quête d’un nouveau souffle. L’intuition de ce Colloque est qu’un regard vers les commencements, vers ce qui est advenu aux XVIe et XVIIe siècles dans ce continent peut nous permettre de retrouver un tel souffle, non pas identique, on ne refait pas l’histoire, mais un souffle vivifiant et stimulant. Il est vrai qu’à lire les documents de ces époques, quelque chose en nous résonne, bien au delà de la simple information historique. Mais comment se saisir de ce quelque choseâ•›? Comment faire ressortir le visage humain des bouleversements, ceux d’alors comme de ceux d’aujourd’huiâ•›? Je le ferai en tentant de réfléchir à la façon dont se construit le lien social, le faire société ensemble. Comment se constitue une rencontre entre
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êtres différents, comment se construisent les échanges, comment s’ouvre l’avenirâ•›? En d’autres termesâ•›: positions, échanges, projet. Ces questions valent aujourd’hui. Elles furent décisives à l’origine de la Nouvelle-France et, mieux que moi, vous saurez établir les relations de l’un à l’autre moment. P o s iti o n s Faire société avec les autres, c’est pour le moins s’apercevoir qu’ils existent, les situer par rapport à nous et se situer par rapport à eux. À partir de là, peut s’établir un lien, le lien social qui tisse la société. Une situation se crée, où dès le premier instant, se définissent des positions, des positions relationnelles, c’est-à-dire réciproques. Dans la mondialisation contemporaine, cela semble aujourd’hui aller de soi. Nous sommes habitués, plus ou moins, et ce dans tous les coins du monde, à voir des étrangers aller et venir. Un droit des migrants existe dans tous les pays, comme au point de vue international, qui permet, théoriquement du moins, à chacun de se situer. Les règles du jeu semblent claires. Elles le sont plus ou moins, puisque sans cesse remises en chantier et inachevées. Preuve que se positionner vis-à-vis de l’étranger, de l’autre et faire société avec lui, avec eux, n’est pas si aisé. En nous tournant vers le passé, nous sommes en quête de la fraîcheur d’une première rencontre. Avec l’espoir de nous désencombrer de nos pesanteurs accumulées, mais aussi le risque de perdre quelques illusions. Champlain, avant de décider de s’installer à Québec, avait longuement bourlingué le long des côtes du continent américain. Ni la géographie, ni les populations, ne lui étaient inconnues. Il avait, dit-on, deux années durant (1599-1601) navigué pour le compte de l’Espagne, et de ce fait, séjourné en «â•›Nouvelle Espagneâ•›», à Mexico, territoire alors interdit aux français ainsi qu’à tout autre qu’espagnol. Le voyage au Mexique a-t-il eu lieuâ•›? Le Bref Discours dont nous disposons est-il de la main de Champlainâ•›? Questions, à ce jour, non résolues3. Mais il est significatif que dans les œuvres de Champlain figure ce détour par le Mexique. Pourquoiâ•›? Parce qu’il apparaît comme un contrepoint de ce qui s’est passé au Québec, l’envers en quelque sorte de la manière dont les choses vont s’établir ici. Un tout autre type de contact et de manière de se positionner. C’est pourquoi il vaut la peine de s’y arrêter un instant. 3. Voir les éléments du débat dans Samuel de Champlain, Des Sauvages, Alain Beaulieu et Réal Ouellet, éd., Montréal, L’Hexagone (coll. «â•›TYPOâ•›»), Québec, 1993, Introduction par Alain Beaulieu et Réal Ouellet, p. 29-30.
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La description que le Bref Discours nous donne du Mexique, du pays, de sa géographie et de ses ressources, est précise et haute en couleur4. De sa capitale aussi, il s’agit d’un empire, détruite puis reconstruite par les Espagnolsâ•›: «â•›Tous les contentements que j’avais eus à la vue de choses si agréables n’étaient que peu au regard de celui que je reçus, lorsque je vis cette belle ville de Mexiqueâ•›». C’est une première rencontre avec une société organisée du Nouveau Monde, les Espagnols sont là depuis 1521, c’est à dire 80 ans. Mais le récit que nous laisse l’auteur, pour bref qu’il soit, quelques pages seulement, est hautement significatif. À ses yeux, les populations autochtones sont de «â•›pauvres peuples privés de raisonâ•›», aux «â•›croyances barbaresâ•›», aux cérémonies «â•›étrangesâ•›» et «â•›sans ordreâ•›» qui «â•›mangent leurs ennemisâ•›», «â•›errants dans d’étranges cochesâ•›» (nomades) parmi le pays. La domination du roi d’Espagne y «â•›met€ordreâ•›», par la rigueur de l’Inquisition. Il nous décrit en détail celle-ciâ•›: esclavage, traitements cruels, privation de liberté qui aboutissent à la mort. Si bien que les autochtones s’enfuient et rendent aux Espagnols la monnaie de leur pièce, mangeant ceux qu’ils peuvent attraper. Les Espagnols sont alors obligés de changer de méthode. Les gens sont regroupés sous l’autorité d’un prêtre et châtiés s’ils n’assistent pas à la messe. Ils sont maintenus «â•›en l’ordre de la religion, partie par crainte d’être battusâ•›». En somme, dans un pays et une ville magnifique, ce sont de pauvres êtres humains sous la férule d’un ordre politique et religieux implacable. On sent manifestement que l’auteur n’approuve pas de telles méthodes, ni leur violence. En premier parce qu’elles échouent et ne donnent pas «â•›aux personnes leur libertéâ•›». Mais aussi parce que les autochtones sont autres que ce que l’on veut en dire. Ils sont, nous dit-il un peu plus loin, «â•›mélancoliquesâ•›», et ont «â•›l’esprit fort vif et comprennent en peu de temps ce qu’on veut leur montrerâ•›». En outre, ils ne sont pas rancuniers. En définitive, deux éléments ressortent de ce texteâ•›: la domination et la violence qu’elle entraîne, et la religion et son emprise, qui situent l’Indien comme un être dominé et inférieur. Or notons bien ceciâ•›: ce Bref Discours est le seul passage dans les œuvres de Champlain où est employé le mot «â•›indienâ•›», celui qu’employaient les Espagnols pour désigner les autochtones, Aztèques, Mayas et autres qu’ils
4. Dans Samuel de Champlain, Œuvres, 5 tomes, Charles-Honorée Laverdière, éd., Québec, 1870.
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avaient vaincus. On ne le retrouve, ni dans le récit de 1603, ni dans les voyages. En somme, au départ de la Nouvelle-France, les autochtones ne sont pas désignés par le mot indien. Et donc leur position ne peut être comparée à celle qui prévaut dans le reste du continent américain, c’est-àdire dans les possessions espagnoles. On peut en trouver une confirmation dans le fait que le mot indien n’arrive à Québec qu’en 1609, si j’en crois la banque de données de l’Université Laval5. Sauf plus ample information, on le trouve en effet pour la première fois chez Lescarbot6, et chose intéressante, comme un vocable importéâ•›: «â•›Les Indiens, ainsi les appelle-t-il tous…â•›», il s’agit de Verrazano, et un vocable péjoratif par la faute des Espagnolsâ•›: [...] les deux Hespagnols qui connoisssoient le naturel des Indiens donnèrent avis de ne se point fier en eux, pour-ce que quand ils faisoient bon visage, c’estoit lors qu’ils machinoient quelque trahisonâ•›: et estoient les plus grands dissimulateurs du monde7.
Mais, si ceux que rencontrent les Français qui arrivent ne sont pas désignés par le mot indien, comment sont-ils désignésâ•›? Aucune hésitation, chez Champlain, Marie de l’Incarnation et les autres, le même mot revientâ•›: «â•›sauvagesâ•›», auquel sont associés quelques autres motsâ•›: «â•›peuplesâ•›», «â•›gens de ce paysâ•›», «â•›barbaresâ•›» Avant même de partir, les lettres de Marie de l’Incarnation sont remplies d’évocations de ces «â•›sauvagesâ•›». «â•›Les Sauvagesâ•›» est le titre même que Champlain donne à son premier ouvrageâ•›: «â•›Des Sauvages, ou voyage de Samuel Champlain de Brouage, fait en la Nouvelle France, l’an mille six cent trois, contenant les mœurs, façons de vivre, mariages, guerres et habitations des Sauvages du Canada8â•›». Nous sommes dans un autre univers que celui du Mexique. Québec sera manifestement différent. «â•›Indiensâ•›» en Nouvelle-Espagne, «â•›Sauvagesâ•›» en Nouvelle-France. Il y a là, beaucoup plus qu’un détail sémantique et anecdotique. C’est la manière de voir l’autre qui est en jeu, et ce dès le premier regard. Comment est-ce que je nomme l’autre, 5. Centre interdisciplinaire de recherches sur les activités langagières (CIRAL), Université Laval, Trésor de la langue française au Québec, Fonds documentaires. Fichier lexical, Recherche de citations, mot «â•›indienâ•›». Lien internetâ•›: httpâ•›://www.tlfq.ulaval.ca/fichier/ recherchecitations.asp 6. Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France Contenant les navigations, découvertes, et habitations faites par les François és Indes Occidentales et Nouvelle-France souz l’avoeu et authorité de noz Rois Tres-Chrétiens, et les diverses fortunes d’iceux en l’execution des ces choses, depuis cent ans jusques à hui. En quoy est comprise l’Histoire Morale, Naturele et Geographique de ladite provinceâ•›: Avec les Tables et Figures d’icelle, Paris, chez Jean Milot, 1609, 888 p. 7. Ibid., p. 90. 8. Champlain, Des Sauvages, ibid.
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dès le premier moment de la rencontreâ•›? Davantage, c’est la manière de se positionner par rapport à lui. Nous nous trouvons, en effet, en face de deux manières de désigner ceux que rencontrent les Européens. Elles correspondent à deux manières de se situer, de positionner une relation entre les uns et les autres. Car les deux vocables repérés renvoient immédiatement chacun à un autre vocable. Indien renvoie à Espagnol puis à Européen et plus tard à Blanc, homme blanc, tandis que sauvage renvoie à civilisé. Ce sont donc deux binômes qui désignent une relation et des positions respectives, c’est-à-dire qui se définissent l’une par l’autre, «â•›Indien-Blancâ•›», «â•›sauvage-civiliséâ•›». D’entrée de jeu, le lien social est ainsi posé et codé. Faire société avec les autres c’est se situer ou comme un Blanc par rapport à des Indiens ou comme un civilisé par rapport à des sauvages. Nous disposons donc de deux clés du lien social, et ces deux clés ne sont pas équivalentes. Or ces deux clés vont dominer la modernité, la première et la seconde mondialisation, celle de la colonisation industrielle et ce, jusqu’aujourd’hui. Les mots mêmes pourront changer, le type de relation induit continuera de fonctionner. En effet, le premier binôme, Indien-Blanc, semble relever de la nature des choses. On connaît l’histoire du mot «â•›indienâ•›». Le mot vient de Christophe Colomb. Il traduit son fantasme d’atteindre l’Inde par l’Ouest. L’Inde, terre merveilleuse et riche de ses épices9. Nul doute pour Colomb, il est aux Indes et les habitants sont des Indiens. Jusqu’à sa mort, il n’en démordra pas. Et le nom d’Indien restera, même si par la suite il se nuance, même si plus tard les ethnologues le transforment en Amérindien. La ténacité du mot «â•›indienâ•›» suscite l’étonnement. Pourquoi une telle résistance d’un motâ•›? C’est, me semble-t-il, qu’il traduit dans l’imaginaire une double attitudeâ•›: le rêve d’une part et d’autre part la violence. Le rêve, inutile d’y insister. C’est celui du passage vers l’Asie, pour des raisons économiques, afin de raccourcir le chemin des épices. Champlain tentera plusieurs expéditions sur la rivière Outaouais pour essayer de trouver le dit passage. Mais aussi pour des raisons imaginairesâ•›: l’Asie, terre plus proche de l’Ûden, royaumes merveilleux, lieux de richesse et de pouvoir. 9. Cf. Christophe Colomb, «â•›Lettre à Luis Santangel de février-mars 1493â•›», dans La découverte de l’Amérique II, relations de voyage, 1493-1504, Paris, La découverte, 1979, p.47-48â•›: «â•›L’Hispaniola est une merveille […] Les gens de cette île et de toutes les autres que j’ai découvertes ou dont j’ai eu connaissance vont tout nus, hommes et femmes, comme leur mère les a enfantées […]â•›». Comme le remarque Todorov, ils se trouvent dans l’état de nature, propres à recevoir le baptême (Cf. Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique, la question de l’autre, Paris, Le Seuil, 1982).
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L’Européen partant vers l’Ouest est habité de ce double fantasmeâ•›: le merveilleux des origines et le sonnant et trébuchant de la richesse matérielle. Nommer l’Indien c’est donc nommer celui qui est plus proche de l’origine, de la nature. Mais l’Indien est aussi celui que l’on peut soumettre, conquérir, asservir à la violence de l’Occident. Le XIXe siècle fera de l’Indien l’ennemi par excellence du Blanc dans la Conquête de l’Ouest. Le cinéma en popularisera l’image et les jeux vidéo prendront le relais. Dès lors le binôme Blanc-Indien apparaît comme une catégorie immuable. Elle inscrit les identités dans les corps. Celles-ci sont déterminées par l’origine, par la «â•›raceâ•›». Chacun dépend de sa naissance. On naît définitivement inscrit dans un groupe ou l’autre. De l’un à l’autre pas de passage. C’est une donnée constitutive qui a toute la force d’un destin. Destin, qui dans le cas de la colonisation, ne peut être que malheureux. L’histoire du continent, au sud, s’écrira en fonction d’une telle vision et ce n’est que fort récemment et timidement qu’il commence d’en être autrement. L’Indien reconnu peut alors devenir l’étendard de la lutte écologique qui permet de revendiquer un autre rapport de l’homme à la nature. Mais chaque fois que nous employons ce vocable nous nous inscrivons dans le fantasme de Colomb. Nous risquons de perpétuer la relation instaurée alors entre l’Europe et le reste du mondeâ•›: la quête de l’Inde, toujours fabuleuse et l’affirmation de la puissance du blanc. Le couple sauvage-civilisé s’inscrit dans un tout autre registre. Ce n’est pas un fait de nature mais une donnée des circonstances. Le sauvage est l’homme de la forêt. Très loin dans l’imaginaire occidental, l’homme est sorti de la forêt et devenu civilisé. Ainsi, Enkidou, dans l’épopée de Gilgamesh rencontre la femme. Il abandonne alors la vie avec les bêtes sauvages et devient l’ami du roi. L’être humain n’est donc pas fixé dans l’état de sauvage. Bien au contraire ce n’est qu’un commencement, une situation de départ. Il y a un passage possible du sauvage vers le civilisé. Et ce, par l’éducation. Marie de l’Incarnation, dans la première lettre où elle raconte son arrivée au Nouveau Monde a cette phrase, parlant de ses élèvesâ•›: «â•›Les trois dernières que vous nous avés données, ont laissé leur humeur Sauvage à la porte, elles n’en ont rien apporté chez nous, il semble qu’elles y ayent esté toujours eslevées10â•›». Ûtonnante remarque, qui situe et les jeunes filles auxquelles elle s’adresse, et son propre rôle par rapport à elles. Il s’agit de les «â•›éleverâ•›» au
10. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre XLI au Père Paul Le Jeune de janvier 1640â•›», dans Correspondance, Dom G.â•‚M.€Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 91. Désormais Correspondance.
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double sens du motâ•›: éduquer et promouvoir. Car nul ne doute alors que l’état de civilisé ne soit supérieur à l’état sauvage et que la mission de l’Europe et de l’Ûglise ne soit d’élever les uns au niveau des autres. Et ce par l’enseignement qui en fait des êtres doués de liberté en développant leur raison. Nous n’employons plus guère le mot sauvage. Nous avons appris et nous apprenons que toutes les traditions partagent une commune humanité et que toutes les cultures méritent une même dignité. Nous sommes prêts à reconnaître que nous sommes toujours, en quelque sorte, le «â•›sauvageâ•›» de l’autre et par là même avons à apprendre de lui. Il s’agit désormais de s’élever ensemble. S’élever, pour reprendre le mot du XVIIe siècle. Les positions de départ peuvent être éloignées. Elles ne sont pas sans appel et la relation de l’un à l’autre est possible car les uns et les autres appartiennent à la commune humanité. Des uns aux autres existe un possible passage. Par l’éducation précisément. Ces deux conceptions du lien social ont dominé les rapports entre les pays européens et le reste du monde, plus largement les rapports entre l’Occident et les autres. Ils constituent aujourd’hui les deux approches qui permettent de situer les relations entre les humains différents. La première approche est celle de la nature. Les êtres humains sont liés les uns aux autres du fait de la nature et c’est celle-ci qui détermine la forme du lien social. Elle situe les relations entre les humains selon les dites données de la nature, telles qu’inscrites dans les corps. Le corps est commun à tous les êtres humains, mais les corps sont différents. Les différences sont l’œuvre de la nature et aboutissent à la diversité des sociétés humaines. De là, il n’y a qu’un pas pour que la diversité et la différence soient interprétées en termes d’inégalité. D’entrée de jeu, les positions sont déterminées par les différences et inégalités attribuées à la nature. Elles sont immuables et conduisent immanquablement à la domination d’un groupe sur un autre et à la violence. Au XIXe siècle, Gobineau s’en fera le théoricien dans son œuvreâ•›: «â•›Essai sur l’inégalité des races humaines11â•›». On en connaît la thèseâ•›: les êtres humains sont inégaux du fait de la plus ou moins grande pureté du sang qui est le leur. L’hybridation, le mélange des sangs, pour reprendre les mots de l’auteur, est cause de dégénérescence. D’une race pure, à l’origine de l’humanité, comme par hasard la race blanche, les autres races procèdent, mais avec à chaque fois un appauvrissement. La conclusion en est que la race supérieure ne peut que dominer les autres. On sait les conséquences désastreuses d’une 11. Arthur de Gobineau, «â•›Essai sur l’inégalité des races humainesâ•›», dans Œuvres Complètes, vol. 1, Paris, Gallimard (coll.€«â•›La€Bibliothèque de la Pléiadeâ•›»), 1983.
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telle manière de voir. On ne peut cependant nier qu’elle ait imprégné nombre d’entreprises et qu’elle ne demeure aujourd’hui encore vivace. Le racisme, c’est-à-dire le mépris de l’autre du fait de sa constitution physique en est l’expression quotidienne et toujours renaissante. L’autre approche, est celle précisément de la liberté. La société est œuvre humaine et non une donnée de la nature. Ce sont les êtres humains qui la construisent par leurs actes et par l’éducation. Tocqueville protestera vigoureusement à l’encontre des thèses de Gobineau. Il lui écritâ•›: Votre théorie me paraît appartenir à la famille des théories matérialistes et en être même l’un des plus dangereux membres, puisque c’est la fatalité de la constitution appliquée, non plus à l’individu mais à des collections d’individus qu’on nomme races12.
Il en dénonce le fatalisme, le matérialisme, le mépris de l’être humain et de sa liberté, «â•›car pour moi, écrit-il, les sociétés humaines, comme les individus, ne sont quelque chose que, par l’usage de leur libertéâ•›». Le mot liberté revient sous la plume de Champlain ou de Marie de l’Incarnation, et avec le mot liberté celui de raison. Le contraste est saisissant entre leurs écrits, et la description de la Nouvelle-Espagne que j’évoquais tout à l’heure. Nul doute, pour eux, ce qui fait l’être humain est l’usage de sa raison. Certes, nous n’en sommes pas encore au XVIIIe siècle ni à l’idée d’équivalence des cultures. Mais pour eux, ce qui est commun aux humains et les fait sujets humains est l’universalité de la raison et la liberté. Raison qui s’inscrit, bien sûr, dans le plan de Dieu et dont l’usage conduit vers Dieu. Un autre vocable, en effet, intervient fréquemment sous la plume, notamment de Marie de l’Incarnation, afin de désigner le regard vers l’autre et les positions respectives des deux protagonistes. C’est le mot «â•›âmeâ•›». Il me seroit impossible de vous dire la consolation qu’a receue mon esprit d’avoir eu le bon-heur de voir cette sepmaine tant d’âmes qui ont receu le sainct Baptesme et que nostre Seigneur nous ait fait ce bien qu’elles ayent esté instruictes en nostre petite Chappelle13.
Le mot «â•›âmeâ•›» revient sous la plume de Marie de l’Incarnation associé à «â•›cœurâ•›», à «â•›salutâ•›», à «â•›puretéâ•›», et son ministère est la «â•›conquêteâ•›» des âmes. Le mot âme ne renvoie pas à une autre catégorie sociale. Il s’agit bien des 12. Alexis de Tocqueville, «â•›Lettre du 11 octobre 1853â•›», dans Œuvres complètes, Tome IX, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau, Degros, éd., Paris, Gallimard, 1959, p.€199. 13. «â•›Lettre XLI au Père Paul Le Jeune de janvier 1640â•›», dans Correspondance, p. 91.
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mêmes «â•›sauvagesâ•›». Mais le mot «â•›âmeâ•›» invite à se positionner par rapport à eux dans une autre dimension, ce qui entraîne des effets sociaux. Si bien que nous ne sommes plus dans un système de relations duellesâ•›: sauvagecivilisé ou encore Indien-Blanc, mais qu’intervient un troisième terme. Nous ne sommes plus dans un système binaire mais dans un ensemble ouvert, ternaire. Ce mot ouvre à un autre espace et il nous faut l’entendre avec la richesse du XVIIe siècle. Il évoque la personne et sa dimension spirituelle, certes, mais il porte aussi la visée d’universalitéâ•›: tous sont invités, et d’égalitéâ•›: tous partagent les mêmes biens. Rien de la contrainte religieuse évoquée plus haut à propos de l’Inquisition mexicaine. Aujourd’hui, nous disposons de vocables génériques, qui tels les mots «â•›indiensâ•›» ou «â•›sauvagesâ•›», désignent globalement des groupes. Ainsiâ•›: «â•›étrangersâ•›», «â•›émigrésâ•›», «â•›arabesâ•›», «â•›noirsâ•›». Nous recréons continuellement des mots pour désigner l’autre dès la première rencontre. Ces mots peuvent paraître utiles, ils nomment, mais, en même temps, ils font obstacles. À eux s’accrochent souvent les préjugés et les stéréotypes qui alimentent les conversations de cafés du commerce. À travers eux, risque de se fixer le racisme latent. Mais ce ne sont point tant les mots qui vaudraient par eux-mêmes, que les positions respectives qu’ils expriment. Ce sont celles-ci qui manifestent la domination, l’exclusion ou le rejet. Si bien que le racisme n’est pas seulement affaire de mots, mais bien de position par rapport à l’autre. Dénoncer le racisme et lutter contre lui est plus qu’une affaire de bonne volonté ou même d’éthique. Mais bien une question de modèle social et de reconnaissance, dans le droit, les comportements et les discours des positions respectives des uns et des autres. À noter que Champlain et Marie de l’Incarnation, lorsqu’ils en viennent à parler concrètement de leurs interlocuteurs les appellent par leur nomâ•›: Hurons, Algonquins, Montagnais ou Iroquois. À chaque occasion se rejoue ainsi le paradoxe de l’humanité, celui de la similitude et de la différence. Similitudeâ•›: nous sommes tous humains. Différence, chaque être et chaque groupe porte la commune humanité et ce d’une façon spécifique. Ce jeu de la similitude et de la différence, à chaque rencontre, construit et retisse sans cesse le lien social qui unit les humains. Alors peut commencer la découverte réciproque, toujours féconde, mais aussi empreinte d’une certaine peur, ultimement la peur de la différence. Tel est le paradoxe de la rencontreâ•›: pour se reconnaître, il est nécessaire de se reconnaître différent, et pour se reconnaître il est nécessaire de se reconnaître semblables. Ce paradoxe domine toute l’époque moderne. Faire société avec les autres consiste à le gérer sans cesse, à travers les échanges qui s’ins-
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taurent. Dans un contexte tout autre, venant d’une société d’autorité, face à des «â•›sauvagesâ•›», Champlain comme Marie de l’Incarnation et les autres ont su les considérer comme des humains, égaux en dignité, et appelés à la même destinée. En ce sens, ils sont profondément modernes. Ûch a n g e s Les premiers échanges sur les rives du Saint-Laurent sont des échanges commerciaux. Ceux-ci supposent une certaine forme d’égalité entre les protagonistes. Ce n’est pas la domination de l’esclavage, mais bien la reconnaissance de l’utilité de l’autre et du profit qu’il y a à traiter avec lui. Mais au-delà de l’échange économique et à travers lui apparaissent d’autres échanges. Les uns et les autres veulent se connaître, échanger non point des objets, mais des paroles. S’instaure une conversation qui construit la société. Champlain nous en offre un bel exemple dans sa rencontre avec le grand Sagamo des Algonquins, alors qu’il tente de lui exposer le Credo chrétien, sans beaucoup de succès, semble-t-il14. Les récits que nous avons des premiers échanges entre populations sont ainsi souvent marqués de l’utopie, voire du merveilleux, tels les récits de Colomb. L’enthousiasme de Marie de l’Incarnation pour ses protégées est communicatif et l’on ne peut lire sans émotion les lettres qu’elle consacre à en décrire les qualités. Mais au-delà de l’exotisme, au delà de la curiosité et de la bienveillance, l’échange va mettre à l’épreuve, pour un chacun, les fondements de son humanité, c’est-à-dire la manière dont il se situe comme être humain face aux autres. Si bien que l’échange n’est pas ou bienveillance ou agression mais l’un et l’autre à la fois, l’un par l’autre souvent, et communiquer consiste à exorciser une violence latente et souvent inconsciente. Faire société avec l’autre est un travail permanent de dépassement de la violence par une conversation commune. En Nouvelle-France, pour les chrétiens, missionnaires patentés ou autres, Récollets, Jésuites ou Ursulines, la clé des échanges est constituée par la doctrine chrétienne. Celleâ•‚ci est le fondement de leur identité, de là leur souci de la proposer en premier à leurs interlocuteurs, accompagnée de l’expérience de la prière, des chants et célébrations liturgiques. Plus largement, l’arrivée d’artisans ou de marchants européens met les autochtones en contact avec les modes de vie de l’Europe, depuis les techniques, y compris les techniques militaires€– l’usage du cheval et du mousquet, tant 14. Champlain, Des Sauvages, ibid., p. 106s.
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apprécié des autochtones à l’encontre de leurs ennemis€– jusqu’aux pratiques médicales, l’une des premières initiatives n’est-elle pas d’ouvrir un centre de soinâ•›? Cet ensemble se trouve entièrement innervé par la doctrine chrétienne. C’est elle qui justifie l’entreprise, donne substance à l’échange et constitue, à leurs yeux le meilleur de ce que peuvent recevoir les autochtones. Or les Français qui arrivent à Québec appartiennent à ce surgissement du XVIIe siècle qui voit la mise en avant de l’être humain comme sujet et une insistance nouvelle donnée à sa raison et à sa liberté. De là, le primat accordé à la connaissance. Il s’agit d’enseigner des vérités, en vue de comprendre. Aussi, Marie de l’Incarnation et les autres mettent-ils à disposition de leurs élèves les meilleurs instruments dont ils disposent, ceux des catéchismes tels qu’initiés par le Concile de Trente. La Nouvelle-France, dès le départ, se trouve ainsi gagnée par la grande vague d’enseignement qui atteint alors l’Ûglise Romaine et les Ûglises chrétiennes. Grâce à ses fondateurs, la colonie de Québec devient immédiatement partie prenante de la modernité, et ce dans l’enseignement aux plus humbles. Ceux-ci ont reçu ce qui était considéré comme le meilleur, l’enseignement du catéchisme. Comme l’indique Jean Delumeauâ•›: Les principaux efforts des Ûglises d’Occident, à partir du moment où les deux Réformes concurrentes€– mais aussi solidaires€– développèrent leur action sur le terrain, visèrent donc à enseigner la doctrine chrétienne aux masses, particulièrement aux paysans jusqu’alors délaissés […] D’où la création d’Académies et de séminaires […] la multiplication des écoles […] la place énorme du catéchisme […]15
En proposant aux autochtones le catéchisme, c’est non seulement une nouvelle vision du monde qui leur est offerte, mais en même temps une certaine manière de se saisir du monde, une certaine logique de la connaissance et de l’action. Cette logique est radicalement neuve pour les autochtones, puisqu’il s’agit d’une logique rationnelle. Le discours rationnellement argumenté des catéchismes devient par excellence l’instrument de la vision commune du monde et des références du comportement individuel et collectif. Il offre la norme de l’échange.
15. Jean Delumeau, Leçon inaugurale du 13 février 1975, Chaire d’Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne, Paris, Ûditions Collège de France (coll. «â•›Leçons inauguralesâ•›», 70), 1975, p.€22.
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À preuve, la traduction par le Père Jean de Brébeuf du catéchisme de Ledesmaâ•›: DOCTRINE CHRESTIENNE Du R. P. LEDESME DE LA COMPAGNIE DE JESUS. Traduicte en Langage Canadois, autre que celuy des Montagnars, pour la Conversion des habitans dudit pays. Par le R. P. Brebœuf de la mesme Compagnie16.
Ce texte est le premier texte publié en Nouvelle-France à l’usage des autochtones, aux environs de 1626-1629. Ce texte traduit par Brébeuf est un texte français lui-même traduit de l’italien17. Le texte italien fut l’un des premiers textes catholiques qui se voulut un catéchisme populaire. En fait il s’inspire de Canisius. Or, s’il est un ouvrage rationnel, c’est bien le texte de Ledesma. Mais là surgit une question dont les effets continuent de se faire sentir aujourd’hui. Car cet enseignement dans sa forme rationnelle constitue un indéniable progrès, mais en même temps un tel progrès se paye d’un prix. Il entraîne un conflit avec d’autres formes de connaissance et d’expérience. Marie de l’Incarnation, dans la première lettre déjà citée, met le doigt sur l’enjeu, parlant de l’une de ses élèvesâ•›: «â•›Le plus grand plaisir qu’on luy puisse faire, c’est de luy expliquer ces vérités par des imagesâ•›». L’enseignement en effet est accompagné, de prières, de chants, de dévotions et aussi d’images18. Nous nous trouvons, ici aussi, en face d’un binômeâ•›: vérités (rationnelles) et images. Et précisément, ici comme ailleurs dans le monde chrétien, après le Concile de Trente, vont coexister, deux formes d’expressions de la vie religieuse. L’une et l’autre proposées au peuple. L’une qui table sur la connaissance et la rationalité et l’autre sur l’expérience et l’émotion. L’une ne va pas sans l’autre dira-t-on, soit. Mais l’une et l’autre ne sont pas d’entrée de jeu en harmonie. Ici, en effet, importe moins le contenu que la forme, c’est à dire la manière dont est construit le discours, sa logique. Le texte de Ledesma est 16. Champlain, Œuvres, Tome V, ibid., p. 1393. 1 7. Voir la remarquable présentation et analyse de Gilles Raymond, «â•›Le premier catéchisme de la Nouvelle Franceâ•›: celui de Jean de Brébeuf, s.j.â•›», dans Une inconnue de l’histoire de la culture€– La production des catéchismes en Amérique française, R. Brodeur et J.-P. Rouleau, dir., Sainte-Foy, Ûditions€Anne€Sigier, 1986, p. 17-49. 18. Voir à propos de Marie Negabamat, «â•›Lettre XLI au Père Paul Le Jeune de janvier 1640â•›», dans Correspondance, p. 91.
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en effet construit et articulé comme tous les textes de catéchisme depuis le premier texte, exemplaire du genre, celui de Calvin en 154119. On y trouve les trois éléments qui définissent le genre catéchisme, à savoirâ•›: l’idée d’une totalitéâ•›: toute la doctrine, l’idée d’une universalitéâ•›: pour tous, l’idée d’une logiqueâ•›: par questions et réponses. Le déroulement même du texte souligne les articulations du discours. De même que chez Calvin, on trouve en abondance, chez Ledesma, adverbes ou expressions de connexionâ•›: «â•›pourquoiâ•›», «â•›commentâ•›», «â•›combienâ•›», «â•›premièrementâ•›», «â•›deuxièmementâ•›», «â•›qu’est-ce queâ•›», «â•›par quel moyenâ•›», «â•›de quoi nous sertâ•›», qui font du texte un espace construit où la place de chaque élément est justifiée. Il s’agit d’expliquer et de faire comprendreâ•›: «â•›pourquoi dites vous celaâ•›»… «â•›Pour quelle fin…â•›». Il serait, du reste, intéressant de savoir comment la rationalité d’un tel texte a pu être rendue dans la traduction de Brébeuf. Arrive donc par le moyen de l’enseignement du catéchisme une vision rationnelle du monde, inconnue jusqu’alors de l’ensemble des populations. Et l’immense nouveauté de la découverte du sujet deviendra inséparable de la rationalité20. Le catéchisme enseigne tout, à tous, de manière rationnelle. Ceci peut aujourd’hui nous sembler banal. Il nous faut en apprécier la nouveauté par rapport à des sociétés, celle de l’Europe du Moyen Âge en premier, mais aussi les sociétés archaïques où par le biais de la colonisation va se répandre le catéchisme. Le catéchisme est bien alors l’instrument du progrès, celui qui apporte la nouvelle vision du monde et son efficacité dont le succès des Européens sont la preuve. Il est l’expression de la nouvelle divinité qui a vaincu les anciennes divinités. Il parle du «â•›grand Dieu qui a tout faitâ•›» pour reprendre une expression d’une catéchumène de Marie de l’Incarnation. Or ce grand Dieu qui a tout fait parle à tous de tout et de manière rationnelle. Pour souligner mon propos, jetons un coup d’œil au Mexique. L’enseignement par le catéchisme rationnel n’y est arrivé que beaucoup plus tard. Mais dès les débuts de la colonisation l’enseignement se fit par les dévotions, prières et fêtes liturgiques et populaires. Ûgalement par un enseignement, non pas systématique à l’aide de texte et d’explications, mais à l’aide d’images. Les premiers documents utilisés là-bas, appelés «â•›doctrinasâ•›» n’ont rien à voir 19. Cf. Jean-Claude Dhôtel, Les Origines du catéchisme moderne, d’après les premiers manuels imprimés en France, Paris, Aubier (coll. «â•›Théologieâ•›», 71), 1967. 20. Jacques Audinet, «â•›À l’avènement de la rationalité moderne, les premiers catéchismesâ•›», dans Cahiers de Fontenay, 49-50 (mars 1988), p. 27-45. Communication au Colloque du CERICâ•›: Pédagogie, valeurs et société, Ûcole normale supérieure, Fontenay-aux-Roses, septembre 1986.
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avec les manuels de catéchisme européens. Le «â•›Librito de figurasâ•›», le€petit livre d’images de Pedro de Gante est daté de 154121. La date est la même que celle du texte de Calvin à Genève. Mais tandis que l’un se déroule comme un ensemble logique de questions et réponses, l’autre fait figure de bandes dessinées, suite figurines appelées «â•›symbolosâ•›», «â•›laminasâ•›» etc… Il s’agit bien du même contenuâ•›: les mystères de Dieu, la vie de Jésus et le salut, la pratique chrétienne de la morale et des sacrements. Mais tandis que l’un explique, l’autre évoque et ouvre le champ à une conversation, à partir d’images proche de l’univers des autochtones. Nous nous trouvons donc devant deux univers, deux modes de discours, deux langages pour dire la chose chrétienne. Cette dualité qui va demeurer au sein du christianisme moderne en fera sans doute la force mais aussi le minera de l’intérieur. Car on va retrouver cette dualité jusqu’au monde contemporain. Dans une enquête de 1971 sur un village breton, Plozevet, l’auteur parle de deux christianismes, de deux piétésâ•›: Une piété austère, répressive, conforme au rigorisme que l’Ûglise oppose (surtout à partir du XIXe siècle), à l’essor joyeux de la culture paysanne. Et en face la piété traditionnelle des Plozevétiens, sensible aux formes les plus élémentaires du sacré, que l’on pourrait qualifier de pré-chrétienne... qui préfère la participation intéressée et libératrice à la ferveur, qui ne sépare jamais la cérémonie de la fête, le recueillement de l’extase et de la joie22.
L’année où Marie de l’Incarnation débarque à Québec, 1639, Descartes publie, à La Haye, ses «â•›Méditations métaphysiquesâ•›» dont le propos, il l’explique dans la préface, est de prouver l’existence de Dieu à destination des infidèles. Avec Descartes la raison s’émancipe. Elle devient l’identificatrice du sujet. Elle est le fondement de sa liberté. Avec les Lumières son rôle s’amplifiera. Elle revendiquera l’explication de la totalité du réel Avec l’avènement de la science, la rationalité se fait technique et instrumentale. Ce qui désormais semble lui échapper est qualifié d’irrationnel et apparaît comme irréel. Irréels donc les récits anciens qui depuis des millénaires faisaient vivre les peuples, irréels les religions et les modes de vie qui les accompagnent, irréels et folie les rêves et les désirs enracinés au creux des êtres humains. Tout doit être soumis à la mesure de la raison, et d’une raison 21. Pedro de Gante (1490-1572) arrive à Mexico en 1523. Il est apparenté à l’Empereur Charles Quint et est l’un de douze premiers franciscains, évangélisateurs du Mexique. Voir le fac-simile de son «â•›Catecismo de la Doctrina Cristianaâ•›», Direccion General de Archivos y Bibliotecas, Mexico. 22. André Burguière, Bretons de Plozevet, Paris, Flammarion (coll. «â•›Bibliothèque d’ethnologie historiqueâ•›»), 1975, p. 253.
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devenue technicienne, c’est à dire enclose en une logique qui est celle d’un fonctionnement binaire. Les grandes idéologies qui ont dominé les XIXe et XXe siècles ont ainsi fonctionné enfermant les humains dans des couples insolublesâ•›: matérialisme/spiritualisme, individu contre groupe, égalité contre liberté, progrès contre réaction, nations civilisées contre tribus primitives. L’instrument rationnel, enclos sur luiâ•‚même, se montre d’une fécondité prodigieuse en certains domaines tels l’organisation ou la technique, mais se révèle d’une efficacité destructrice dans les domaines qui touchent à l’humain, ce qui concerne l’individu aussi bien que le lien social. Les catastrophes du XXe siècle en ont porté la preuve. Et l’on souhaiterait que le XXIe puisse y échapper. Car il s’agit toujours de l’échange entre les humains. Dans la communication-confrontation sans laquelle il n’est pas de vivre ensemble, pas de société, le risque n’est pas seulement dans les différences inéluctables qui séparent les individus et les groupes, il est dans l’instrument même de la communication, dans le langage même qui permet de communiquer. Certes, il y avait des différences entre Européens et autochtones au début du XVIIe siècle. Mais l’instrument qu’apportent les Européens, et qui pour eux est instrument de progrès, y compris dans le domaine religieux, porte en luimême les germes de destruction de ce qui, jusque là, a constitué la raison de vivre des peuples qu’ils abordent. Il n’est pas assuré d’avance que les différents souffles se rencontrent ni se conjuguent. Tout au long du XXe siècle la raison dans ses plus hautes formes, celles à l’œuvre dans les sciences, a appris à être attentive aux domaines qu’elle avait pu précédemment disqualifier. Grâce à l’ethnologie, à la psychanalyse, à l’anthropologie elle explore d’autres univers et d’autres manières de fonctionner. Non plus encloses dans le binaire, mais ouvertes, ternaires, trinitaires en quelque sorte selon le titre du livre de Dany-Robert Dufour23. Sous d’autres dénominations, logique communicationnelle de Habermas, logique symbolique, l’attention se porte désormais vers les multiples modes de fonctionner de la connaissance et de l’expérience humaine. Car il ne s’agit pas de la raison d’une part, opposée d’autre part à l’obscurantisme, à l’irrationalité, à l’inconsistance ou à l’erreur supposée des fables des sauvages (ou des mystiquesâ•›!), autant d’expressions qui un moment ont tenté de désigner les termes du conflit, mais bien de l’articulation entre différentes manières de connaître, propres à l’être humain. Les vérités se disent aussi en image,
23. Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1992.
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Marie de l’Incarnation le dit de manière parfaitement pertinente. Nous savons aujourd’hui que ces images sont l’émergence de l’immense domaine de l’imaginaire qui n’est point irréel, irrationnel mais constitue le réel ultime le plus profond de l’humain. Celui-ce se traduit par des formes de connaissance, des langages dont la logique n’est pas celle de l’idée claire ni de l’action instrumentale. Dès lors connaître consiste à faire jouer et articuler les différentes formes de la connaissanceâ•›: celle de la rationalité critique et du concept, celles du symbole ou celle de l’émotion. Chacune des ces manières a sa logique. Et la richesse de l’échange surgit du jeu des différents registres. Les échecs aussi de l’échange, sa violence ou ses incompréhensions. Nous sommes en permanence impliqués dans un travail de traduction, et tels les premiers missionnaires, menacés sans cesse du risque de commettre des erreurs, voire de dire des énormités. Mais notre époque redécouvre la nécessité, voire l’urgence de ce parler e n «â•› imagesâ•›» qui durant plusieurs siècles avait, non point disparu, cela est impossible, mais était tenu au second rang et sans cesse suspecté d’inconsistance ou d’invalidité par une logique explicative qui prétendait rendre compte de la totalité du réel. Dans cette aventure, la catéchisation moderne a joué un rôle ambigu. Sur quatre siècles, de Calvin (1541) au milieu du XXe siècle, elle fut un prodigieux instrument d’acculturation et d’élévation puisque tous les êtres humains d’Europe et dans l’orbite de l’Europe chrétienne, même analphabètes, ont appris que chaque question avait sa réponse, que cette réponse était claire et que la totalité du réel était soumise à un tel encadrement. Mais le réel a échappé, la connaissance rationnelle a été débordée sur son propre terrain. L’enclosure dans une logique binaire s’est révélée intenable. L’esprit a fait craquer l’enchaînement sans faille des questions et réponses comme il fait aussi craquer l’imperturbabilité des outils informatiques. Car l’image elle-même, et aussi la religion, c’est le grand risque d’aujourd’hui, peuvent devenir prisonnière d’une logique binaire, qui tout en en manifestant les contenus, en détruit l’esprit. Or l’échange humain ne peut être qu’ouvert, ouvert à l’esprit et à l’avenir. P ro j e t L’avenir, ou plutôt le présent orienté vers l’avenir. Où allons nous-doncâ•›? La question ne peut manquer de surgir dans la violence et la rapidité du mouvement de la mondialisation. Impossible de faire société sans projet. Et très précisément pour reprendre la question de Amy Gutmannâ•›: «â•›Quel genre de communauté perpétuer à partir de la diversité des hommes que nous
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sommes24â•›?â•›». Les réponses ne manquent pas, toujours en partie élaborées à partir de faits, toujours en partie imaginaire puisqu’il s’agit de l’avenir. Deux lignes, en fait, se dessinent. L’une qui table sur l’inéluctable du mouvement de la mondialisation. Rien n’arrêtera l’effacement des frontières, l’intensification des échanges, le mélange des humains. Bien plus, les technologies d’aujourd’hui apparaissent comme l’instrument privilégié d’un tel mouvement. Grâce à l’informatique les barrières tombent et tous commencent de converser avec tous. Nouvelle humanité, sur une terre nouvelle où les aspérités disparaissent et avec elles les violences. «â•›La terre est plateâ•›» pour reprendre le titre d’un ouvrage récent, c’est-à-dire enfin unifiée et sans plus de séparations entre les humains25. Sans doute, l’auteur le concède, reste-til encore quelques creux et bosses, quelques populations qui échappent au mouvement général, mais c’est affaire de temps. Bref, aux yeux de l’auteur, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, celle de l’humanité enfin unifiée et réconciliée, et ce, grâce à la technique. L’autre ligne qui paraît beaucoup moins utopique, est celle du repli sur soi. La condition de survie, dans le maelström de la mondialisation est la réaffirmation avec force des identités. Quitte à renforcer les frontières, dresser des murs et contrôler les mouvements de population. Car la mondialisation, bien loin d’unifier, exacerbe les divisions. Nous sommes désormais dans un conflit mondial, un choc des civilisations26. Les identités sont menacées. Il convient de les défendre. Telle est la plaidoirie de Samuel Huntington. De fait chacune de ces lignes exclut une partie de l’humanité. Nous passons sans cesse de l’un à l’autre point de vue, de l’optimisme au pessimisme, pris entre la crainte de perdre ce que nous sommes et l’espoir de rencontrer la nouveauté. Nous oscillons de la fascination à la peur face à l’insaisissable de l’avenir. Fascination d’une unité nouvelle de l’humanité, peur de la destruction précisément des identités qui jusque là ont fait vivre les humains. Les conflits quotidiens, dans tous les pays du monde, et le jeu des murs qui, en quelques décennies, tombent (Allemagne, Corée…) ou se reconstruisent (Israël, USA…) sont l’illustration matérielle, géographique, de cette incertitude. 24. Amy Gutmann, «â•›Introductionâ•›», dans Charles Taylor, Multiculturalismeâ•›: différence et démocratie, traduction de «â•›Multiculturalism and “The politics of recognition”â•›», Paris, Aubier, 1994, p. 9. 25. T. Friedman, La terre est plate, ibid. 26. Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Traduit de l’américain, Paris, Odile Jacob, 1997.
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Ceux qui vinrent dans ce continent rencontraient d’autres peurs et étaient mus par d’autres fascinations. Ils ne craignaient pas de perdre ce qu’ils étaient. Leurs identités étaient assurées. Et ils apportaient la nouveauté. Ils avaient, de par le Roi et de par Dieu, une mission et leur action, pensaient-ils, ne pouvait qu’élever leurs interlocuteurs. Telle est la grande différence entre eux et nous. Non seulement la mondialisation, quantitativement multiplie les mouvements de population. Les interlocuteurs, pour les uns et les autres, sont devenus beaucoup plus nombreux et changeants, beaucoup plus imprévisibles aussi. Ce n’est en rien la rencontre imposée des colonisations. Mais les positions et les échanges ne peuvent plus être situés de la même manière. Ce sont désormais des humains, d’origines et de cultures diverses, qui se trouvent en présence et appelés à échanger dans l’égalité. Il n’y a plus de projet imposé ou accepté par tous. Il n’y a plus de codes de communication communs et chaque jour nous faisons l’expérience de la difficulté de communiquer ou tout simplement de coexister et même de cohabiter. Les mots n’ont pas le même sens, les modes de vie diffèrent, des formes du mariage à la cuisine, et les choix d’existence et les valeurs n’ont guère de choses en commun. Et pourtant force est de coexister. Et de nous donner une image en avant de la société que nous voulons construire. Quelles que soient les visions qui occupent notre imaginaire, mêmes si elles nous font passer de l’enthousiasme à l’angoisse, il nous faut reconnaître qu’elles ne peuvent guère guider nos décisions. Précisément, il s’agit d’utopies, de fantasmes, d’imaginations quant à un avenir que nul ne peut dessiner. Et pas plus que les premiers colons ne pouvaient imaginer ce que deviendrait le Canada, nous ne savons ce que deviendra la planète. Mais une chose est sûre, nous avons à construire la situation nouvelle. Se saisir de la situation suppose le passage du rêve à la réalité. De l’autre rêvé à la réalité d’une rencontre avec l’autre. En somme si la découverte de la mixité dans nos sociétés mobiles et plurielles est la découverte de l’autre et de l’autre différent, la première chose à noter est la difficulté de voir l’autre tel qu’il se voit lui-même. Ce que Charles Taylor appelle «â•›la reconnaissance de l’autreâ•›» c’est-à-dire le fait de percevoir l’autre comme il se perçoit luimême. Taylor définit ainsi la reconnaissance «â•›quelque chose comme la perception que les gens ont d’eux-mêmes et des caractéristiques fondamentales qui les définissent comme êtres humains27â•›». Elle est davantage qu’une simple acceptation intellectuelle, encore moins une curiosité exotique. Elle est 27. C. Taylor, Multiculturalismeâ•›: différence et démocratie, ibid., p. 41.
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l’acceptation, ici et maintenant, de l’autre comme pleinement humain. Lescarbot déjà, dit-il autre chose, parlant des autochtones, des «â•›Sauvagesâ•›»â•›: Ils sont sans comparaison aussi humains que nous. Ils ne sont ni brutaux, ni stupides, ni lourdaux. Il n’y a pas de niais parmi eux comme en Europe. Ils parlent avec beaucoup de jugement. Et pour la cruauté, quand j’évoque en mémoire nos troubles derniers, (il s’agit des guerres de religion), je crois que ni Hespagnols, ni Flamens, ni François, ne leur devons rien en ce regard, voire nous les surpassions de plus de juste mesure28.
Mais reconnaître l’autre entraîne une mise en question de soi-même. Toute reconnaissance authentique devient, dans la mixité vécue, une mise en question de soiâ•‚même, voire une menace sur ses propres manières d’être et sa propre identité. Elle ne peut être qu’une «â•›reconnaissance transformanteâ•›». Telle est sans doute la pierre d’achoppement qui rend si difficile l’opération de fabrique de la société. Sortir de l’illusion est un labeur, un travail au sens fort du mot, davantage un engendrement. La mixité est aux prises avec les heurs et malheurs de cet engendrement. Au nord comme au sud des terres nouvelles, le peuplement européen s’entreprend sous le signe de l’utopie. Il se poursuit sous la férule de la violence. Violence des conditions de vie et des guerres, violence aussi de la rencontre des cultures. Comme le note Gilles Raymond à propos de la présence des Jésuites en Huronieâ•›: «â•›La rencontre catéchétique entre les Jésuites et cette “barbarie”, (pour employer le mot de Brébeuf ) signifiait un défi interculturel inouï29â•›». Le défi est analogue pour celles et ceux qui aujourd’hui arrivent en Occident, venant de sociétés archaïques. La modernité est pour eux une violence. Elle est aussi ce qui les attire. On le voit avec le souci premier de l’éducation des enfants. Mais en même temps le passage à la modernité met radicalement en cause ce qui jusqu’à présent constituait l’assurance de leur existence. C’est dire que la rencontre des populations, et précisément la vie dans nos sociétés plurielles, est porteuse d’une violence latente. Pourquoi donc la mixité conduit-elle à la violenceâ•›? Et comment, affronter celle-ciâ•›? La violence dans la situation de mixité naît de la différence. La différence, de soi, n’implique pas la violence. Les différences entre humains sont multiples. Mais certaines différences apparaissent irréductibles. Ce sont les dissymétries constitutives de l’humanité elle-même. Ainsi l’âge ou le sexe. La différence ethnique, qui importe ici, tient à l’origine et à la géographie. Naître en Asie, 2 8. M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, ibid., p. 2s. 29. Cf. G. Raymond, «â•›Le premier catéchisme de la Nouvelle-Franceâ•›», ibid.
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en Amérique ou en Europe entraîne la différence des langues, des couleurs de peau, des modes de vie. Mais ces différences sont perçues et vécues comme des inégalités. Les dissymétries constitutives apparaissent alors comme des inégalités inscrites dans la nature. Le mécanisme qui transforme les différences en inégalités est à l’origine de la violence. La situation de mixité porte en elle le risque permanent d’une possible violence, antérieure à toute prise de conscience. Les premières rencontres entre Européens et Amérindiens furent souvent paisibles, voire heureuses, même si pointe déjà un sentiment de supériorité. Un certain nombre d’Espagnols, y compris Cortès, épouseront des Indiennes. Les premiers franciscains, choisiront de vivre selon les modes de vie des Indiens et Las Casas se fera le défenseur de leur humanité en particulier lors de la fameuse controverse de Valladolid (1550). Mais très vite la violence surgira. Elle se fixera dans le langage, dans les comportements, dans le droit et les coutumes, aux frontières des groupes en présence. Ce sont précisément les lieux où se construit la société. La socialité s’élabore en effet dans l’entre-deux des personnes et des groupes. Là où surgissent précisément les séparations et frontières, là où apparaissent les différences. Dans le cas de l’émigration ce sont toujours, dans les enquêtes, les mêmes points qui font difficulté dans la rencontreâ•›: les relations homme/ femme, la cuisine, la religion et les rites et bien sûr la langue. Or chacun de ces domaines touche au corps. Ils sont ce qui identifie individus et groupes dans leur corps physique en même temps que social. Ils sont ce qui leur permet d’exister et d’être reconnus, ils sont ce qui différencie et crée la séparation. Les lois, nécessaires, aménagent l’espace et promeuvent des «â•›accommodements raisonnablesâ•›». Mais la loi ne peut opérer elle-même la transformation. Au pire, elle peut l’interdire, ce sont alors, sous de multiples formes, les apartheids qui d’une manière ou d’une autre sont l’interdiction de la rencontre, et de la transformation, c’est à dire de l’avenir de la société C’est dans les multiples entre-deux des échanges interhumains que se construit le vivre ensemble. Société mixte ou plurielle ne désigne donc pas seulement le fait de la diversité des êtres humains rassemblés dans un même espace, mais davantage, il indique l’entre-deux où se jouent la reconnaissance réciproque et le travail de décentrement de soi-même qu’implique une telle situation. Tel est le paradoxe de la mixitéâ•›: nous sommes différents les uns des autres et nul ne peut se prévaloir d’une conception de l’humanité qui puisse s’imposer à l’autre. Nos conceptions de l’humanité nous séparent. Mais en même temps nous partageons la commune humanité et ceci nous rassemble. Découvrir la mixité c’est découvrir ce paradoxe et tenter d’en faire profit. Car ne choisir qu’une des branches du paradoxe, c’est nier l’autre
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dans sa différence ou se nier soi-même, et cela peut conduire à tous les apartheids et à toute les violences. Où va la mixité ainsi conçueâ•›? Ûdouard Glissant, un contemporain, annonce l’inéluctable «â•›créolisationâ•›» du mondeâ•›: Quand je dis que le monde se créolise, toute création culturelle ne devient pas créole pour autant, mais elle devient surprenante, compliquée et inextricablement mélangée aux autres cultures. La créolisation du monde, c’est la création d’une culture ouverte et inextricable et elle se fait dans tous les domaines, musique, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse30…
Métissage, créolisation, on peut débattre de la pertinence des mots. Distinguer aussi entre un métissage que certains appellent biologique et qui désigne l’enfant né de deux parents d’origines ethniques différentes et un métissage culturel qui étend le mot à l’ensemble des brassages ou mélanges fruits de la rencontre des groupes humains. Ces mots disent davantage que les discours concernant l’interculturel. Ils connotent le poids des corps et évoquent le contexte de violence de la colonisation dans lequel, à l’époque moderne, s’est produite la rencontre des peuples. C’est pourquoi, ils suscitent, surtout le mot métissage, à la fois réticence et fascination. Celle-ci aujourd’hui l’emporte, invitant les individus à devenir les citoyens d’une cité bariolée. Seulement, même sous couvert du discours démocratique, peut revenir l’apartheid et la ségrégation. Le refus de la différence, le refus de l’autre et la peur d’affronter la rencontre courent toujours en sous-sol de nos sociétés démocratiques. Métissage et politique alors, loin de servir d’alibi l’un à l’autre, s’appellent l’un l’autre. Davantage encore dans la mondialisation, qui accélérant le mélange des peuples fait surgir de nouvelles formes de violence. C’est l’enfant qui est métis. Il lui est possible et nécessaire pour sa propre survie de tenir ensemble ce que les générations précédentes avaient opposé. Carâ•›: Le métissage offre l’expérience d’une violence traversée. Il n’y a pas de mixité sans métissage. Car les groupes humains en présence les uns des autres sur un même territoire se rencontrent. Ils se mêlent, mêlent les langues, les coutumes, les symboles et les corps. Ils engendrent autre chose qu’eux-mêmes, des enfants qui seront
30. Ûdouard Glissant, «â•›La créolisation du monde est irréversibleâ•›», dans Le Monde 2, 46 (31 déc. 2004), Supplément au Monde, n° 18641, p. 26-29.
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différents de leurs origines. Seule une violence imposée, celle des apartheids, peut empêcher un tel processus31.
Ce sont les individus qui métissent. Comme le note Gruzinski, les cultures sont des ensembles qui évoluent lentement32. Elles demeurent relativement stables à travers le temps. Aux frontières des cultures les individus sont contraints d’emprunter les éléments qui se présentent à eux, et ce afin de tout simplement survivre. Il faut bien pouvoir parler€– et un chef autochtone reprochera à Champlain, au bout de tant d’années de ne pas encore parler leur langue, tandis que Marie de l’Incarnation apprendra plusieurs langues autochtones€– il faut pouvoir utiliser les techniques, partager les modes de vie et entrer dans le jeu des relations. Dès lors, selon le mot de Montaigneâ•›: «â•›Tout honnête homme est un homme mêléâ•›». Les mots, métissage, créolisation indiquent alors une perspective, celle des possibles vers lesquels s’orientent aujourd’hui le souffle de l’humanité. C o nclu s i o n Nous allons vers d’autres formes de société que nous ne pouvons pas prévoir. Mais notre histoire, et aujourd’hui l’histoire de la planète, c’est dire les événements, les mentalités ou le droit, sont tributaires, pour une grande part, de ce qui s’est construit au cours des cinq derniers siècles et a fondé notre modernité. Le XVIIe siècle a diffusé une certaine idée de l’homme et de la société, une société d’ordre, hiérarchisée, mais où chacun est situé et reconnu, une société d’échange, mais où l’échange est censé élever, une société ouverte vers un au-delà de l’être humain. Modernité inédite, en ce que, grâce à la visée et l’action de quelques femmes et de quelques hommes, ce qui s’est passé en Nouvelleâ•‚France a permis à d’autres humains de s’ouvrir à un souffle nouveau, de se saisir comme sujets, et de faire société avec les autres vers une commune humanité. Nos sociétés contemporaines sont différentes. Elles sont à la recherche de projets, prises dans le labeur de complexes échanges, invitées à redéfinir sans cesse les positions des uns et des autres. En quête d’un souffle que les «â•›fondateursâ•›» peuvent inspirer, porteuses d’un inédit qu’il nous appartient de faire advenir.
31. Jacques Audinet, Le visage de la mondialisation. Du multiculturalisme au métissage, Paris, Ûditions de l’Atelier, 2007, p. 50.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 19
Comment concilier la reconnaissance de l’autre et l’appel à la conversionâ•›? Jacques Racine Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec
L
e fait que notre colloque se tienne sur le territoire de Wendake a fortement influencé la démarche que j’ai entreprise pour préparer mon intervention sur le thème de la rencontre de l’autre. Depuis l’invitation qui m’a été faite de participer à cette rencontre, je me suis mis à la lecture d’auteurs contemporains qui ont étudié la nation wendate ou huronne au XVIIe siècle.
Les écrits des socio-historiens Denys Delage, Georges Sioui et Shenwen Li, entre autres, ont soulevé la question suivanteâ•›: comment concilier une véritable reconnaissance de l’autre et l’appel à la conversionâ•›? Cette question se pose particulièrement dans une société postséculière, marquée par l’interculturalisme, le métissage et la rencontre des religions. Après avoir évoqué brièvement quelques affirmations de ces spécialistes des sciences humaines, je m’attarderai à l’analyse des seuls écrits de Jean de Brébeuf qui comprennent ses Relations de 1635 et 1636 sur la mission huronne, sa correspondance, ses écrits spirituels, sa traduction en huron du petit catéchisme de Ledesme en quatorze leçons. Ce choix s’explique puisque comme l’écrit Gilles Thérien qui a publié les écrits de Brébeuf en Huronie, «â•›le destin de [ce dernier] a été, en quelque sorte, lié à celui du pays des Hurons...Il a été le premier supérieur des jésuites dans cette aire missionnaire1.â•›» Pendant quinze ans, il est demeuré sur leur territoire au cœur de 1. Jean de Brébeuf, Écrits en Huronie, Gilles Thérien, éd., Montréal, Bibliothèque québécoise, 2003. p.VII. N.B.â•›: les citations de Brébeuf dans ce texte seront tirées de ce livre.
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l’Ontario actuel, avant d’y être tué en 1649, année même de la destruction presque complète de la Huronie. On sait aussi que Brébeuf a rencontré à plusieurs reprises Marie de l’Incarnation pendant son séjour à Québec de 1642 à 1644, ce qui ajoute à la pertinence de la démarche. Enfin, les auteurs contemporains réfèrent fréquemment à la seconde partie de sa Relation de 1636 qui traite De la créance, des mœurs et des coutumes des hurons2. Ils y reconnaissent un document de haute valeur ethnographique qui leur permet de mieux connaître la Huronie pendant la première moitié du XVIIe siècle. Dans la dernière partie de mon exposé, je tirerai de mon étude quelques propositions liées aux défis actuels de la mission. Qu e lqu e s a ffi r m ati o n s d ’ au t e u r s c o nt e m p o r a in s r e l ati v e s à l a c o n v e r s i o n e n H u ro ni e Dans sa thèse de doctorat sur la civilisation wendate publiée aux Presses de l’Université Laval, Georges Sioui, membre de la nation wendate, écritâ•›: «â•›En 1634, les jésuites entrèrent en scène et la fin commença de façon décisive pour les wendats3.â•›» Il ajouteâ•›: Le processus de conversion a été un processus de subversion et de destruction. Partout au monde et sous tous les climats, la maladie et la mort ont été considérés comme des moyens privilégiés d’abaisser les peuples à pensée circulaire et de les appauvrir afin de les soumettre à l’ordre socio-économique des envahisseurs4.
Pour lui, les missionnaires ont favorisé par la conversion, le passage d’une vision du monde qu’il désigne comme le cercle sacré à une vision du monde linéaire et ont été ainsi à la source des déboires de la civilisation wendate. Shewen Li, dont la thèse compare les stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIe siècle, présente la conversion comme un moyen de transformation et de redéfinition de la culture de l’autre5. Il distingue différents types de mission selon que les jésuites sont 2. Ibid., p.107-194. 3. Georges E. Sioui, Les Hurons-Wendats. Une civilisation méconnue. Québec, Presses de l’Université Laval, 1994, p. 337. 4. Ibid., p. 293. 5. Shenwen Li, Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIe siècle. Québec, Presses de l’Université Laval (coll. «â•›Interculturesâ•›»), 2001, p.€16.
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en contact avec une vieille civilisation comme en Chine ou qu’ils sont en contact avec des gens qu’ils considèrent comme des barbares. C’est cette dernière situation qui se présente en Nouvelle-France. Le contact s’y établit, et je cite, entre «â•›le nousâ•›» chrétien, sujet français ou civilisé et l’autre non chrétien, «â•›non sujet et encore barbare6.â•›»… Les jésuites [affirme l’auteur] considèrent les Amérindiens comme des «â•›sauvagesâ•›» [ils sont sans écriture et n’ont pas encore accédé à l’âge du fer et de la technique,] et [ils considèrent] leurs croyances et mœurs traditionnelles, comme des superstitions. Selon eux, il faut absolument remodeler les autochtones en fonction des normes culturelles euro-chrétiennes avant de les christianiser7.
Si c’est bien le cas, la reconnaissance de l’autre se limite à la reconnaissance de son manque. La conversion serait le passage d’un non sujet à l’état de sujet, de la barbarie à la civilisation chrétienne et française marquée par la modernité. Denys Delage, dans son livre intitulé Le pays renversé8, propose deux types d’interprétation pour expliquer le zèle prosélyte de nombreux convertisâ•›: l’une sociologique, l’autre psychanalytique. D’une part, affirmet-il€«â•›la récurrence des épidémies, l’intensification des guerres, le processus d’asphyxie graduelle de la Huronie semblent créer les conditions non seulement matérielles mais idéologiques des conversions9â•›»â•›; d’autre part, «â•›le zèle des nouveaux convertis s’explique par le refoulement du principe de plaisir, une insécurité grandissante, une dépendance vis-à-vis le missionnaire10.â•›» La stratégie de conversion des missionnaires [écrit-il] visait à évacuer toute identité chez l’Amérindien11 […] L’effet immédiat de la conversion, c’est la rupture avec la tradition, le refoulement des origines12 […] C’est l’antagonisme entre convertis et traditionnalistes qui a ébranlé les fondements de la société huronne, antagonisme qui […] s’est exprimé à tous les niveaux de la société13. 6. Ibid., p. 104. 7. Ibid., p. 327. 8. Denys Delâge, Le pays renversé. Américains et Européens en Amérique du Nord-Est 16001604, Montréal, Boréal (coll. «â•›Boréal Compactâ•›», 25), 1991. 9. Ibid., p. 195. 10. Ibid., p. 201. 11. Ibid., p. 201. 12. Ibid., p. 204. 13. Ibid., p. 224.
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En conclusion, il écritâ•›: S’il est indéniable que l’offensive missionnaire a contribué de façon majeure à déposséder les Amérindiens de leur culture (y compris de leur religion), à déstructurer ces sociétés articulées sur les rapports de parenté et y introduire des rapports antagonistes, il faut préciser que le terrain était déjà fortement miné par l’insertion de ces sociétés dans le processus mondial d’accumulation du capital [ce qui est la thèse principal de Delage]. Il est certain que les causes de conversion échappent largement aux missionnaires14.
B r é b e u f e t l a r e nc o nt r e d e l’ au t r e Sans dénier le sérieux des analyses de ces auteurs et des questionnements qu’elles soulèvent, nous avons décidé d’interroger à notre tour, ce que nous livrent les écrits de Brébeuf concernant les thèmes de la rencontre de l’autre et de la conversion. Il ne s’agit pas pour nous de polémiquer avec des auteurs qui n’avaient ni les mêmes intérêts que nous, ni le même objet de recherche, mais de conduire notre propre investigation, préoccupé par les problèmes qu’ils ont soulevés. Jean de Brébeuf a vécu quinze ans au pays des Hurons. Comme l’affirme Gilles Thérien, il est devenu Huron avec les Hurons15. Brébeuf nous dit comment il a été reçu lors de son retour en Huronie en 1633â•›: Aussitôt que je fus aperçu au village et qu’on eut crié «â•›Voilà Echom revenuâ•›», c’est ainsi qu’ils me nomment, tout le monde sortit pour ne saluer et me bienveignerâ•›; chacun m’appelant par mon nom et me disantâ•›: «â•›Quoi, Echom, mon neveu, mon frère, mon cousin, es-tu donc revenu16â•›?
Il logea un mois et demi dans la cabane d’un Huron avant de se bâtir une cabane semblable aux leurs. À plus de 1500 kilomètres de Québec, avec deux ou trois autres collègues, il a partagé leur façon de vivre. Il s’est nourri comme eux. Il a appris leurs manières de faire. Il a adopté leurs lois de l’hospitalité, du partage et des échanges, accueillant dans sa cabane ceux qui s’y présentaient et partageant la sagamité. Mais, ce n’est pas tout d’habiter chez l’autre, il faut le comprendre et pouvoir échanger avec lui. Tous reconnaissent à Jean de Brébeuf une connaissance exceptionnelle de la langue huronneâ•›: il a rédigé un dictionnaire, une 1 4. Ibid., p. 341. 15. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. VII. 16. Ibid., p. 18.
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grammaire, un catéchisme et probablement le premier Noël en cette langue. Mais Brébeuf s’inquiète du fait qu’il ne possède pas de mots pour leur faire connaître Celui qu’ils vénèrent mais qui leur demeure inconnu. Il est quelques fois en peine pour les instruire des choses de la foi. Sa connaissance de la langue huronne lui permet cependant de chercher des formules qui respectent le génie de celle-ci. Ainsi, ils suggèrent de substituer à la formule au nom du Père, et du Fils, et du Saint- Esprit, la formule «â•›Au nom de notre père, et de son Fils, et de leur Saint-Esprit17.â•›» S’adressant à des collègues jésuites qui pourraient souhaiter venir au pays des Hurons, il leur ditâ•›: «â•›La langue huronne sera votre St-Thomas et votre Aristote18.â•›» On peut se demander cependant quel type de reconnaissance de l’autre suscite cette présence constante à la vie des Hurons et la connaissance de leur langue. Quel était le regard que portait Brébeuf sur l’autreâ•›? Relire tous les chapitres 6 à 9 de la seconde partie de la Relation de 1936 permet de constater le regard positif que Brébeuf porte sur les Hurons. Il introduit ainsi ses observationsâ•›: Je ne prétends pas ici mettre nos sauvages en parallèle avec les Chinois ou les Japonais et autres nations parfaitement civilisées, mais seulement les tirer de la condition de bêtes où l’opinion de quelques uns les a réduits19, leur donner rang parmi les hommes et faire paraître qu’il y a parmi eux quelque espèce de vie politique et civil20.
Dans ses textes, il met en évidence leur affabilité, leur hospitalité, leur sens du partage, leur souci des malades, leur intelligence, leur art oratoireâ•›; mais aussi leurs lois, leurs autorités, l’ordre qui règne dans leurs conseilsâ•›; enfin les cérémonies funéraires et plus précisément leur fête solennelle des morts qui l’impressionne au plus haut point. Il écrit à ce proposâ•›: «â•›je ne pense pas qu’il se puisse avoir au monde une plus vive image et une plus parfaite représentation de ce qu’est l’homme21.â•›» «â•›[Cette fête] est une marque assez claire de l’espérance d’une vie future, que la nature semble nous fournir dans l’esprit de ces peuples, comme un moyen très propre à leur faire goûter les promesses de Jésus-Christ22,â•›» car ils y démontrent leur foi à l’immorta1 7. Ibid., p. 104. 18. Ibid., p. 91. 19. Brébeuf laisse voir ici qu’il connaît l’expérience des jésuites en Chine et les débats sur l’humanité des sauvages qui avaient cours aux siècles précédents. 20. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 146. 21. Ibid., p. 178. Brébeuf réfère ici à la vulnérabilité et à la dignité de l’être humain. 22. Ibid., p. 192.
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lité des âmes23. Dans ses Relations, Brébeuf mentionne souvent que les Hurons peuvent être des modèles pour les français. Jean-Jacques Simard, dans son livre La réduction, écrit, pour sa part, que les jésuites souhaitaient que les villages de concentration de réfugiés amérindiens, appelés réductions, servent d’exemple aux chrétiens eux-mêmes24. Cependant, il est beaucoup plus difficile pour Brébeuf de cerner la vision du monde des Hurons, leur rapport au sacré, les éléments qui assurent l’intégration de la civilisation huronne. Il reconnaît qu’ils n’ont pu méconnaître Dieu tout à fait25. «â•›Il y a quelque apparence qu’ils ont eu autrefois quelque connaissance du vrai Dieu par-dessus la nature, comme il se peut remarquer en quelques circonstances de leurs fables26.â•›» Mais, Brébeuf portera souvent un regard négatif sur leurs rites, leurs mythes, leurs fêtes, leur médecine et leurs songes dans lesquels il ne reconnaît que superstition, naïveté, sorcellerie. Il porte le jugement de son temps même s’il est capable de reconnaître des traits et des qualités qui prédisposent à l’éducation de la foi. Brébeuf et la conversion Qu’en est-il de la pensée de Brébeuf sur la conversionâ•›? Rappelons d’abord quelques faits. Pendant son premier séjour en Huronie de 1626 à 1629, Brébeuf reçoit beaucoup d’estime de la part des Hurons, mais il ne peut compter aucune conversion. Ce n’est qu’en 1637 qu’il peut écrire au général des jésuites qu’il a baptisé le premier adulte en santé dont il dit «â•›qu’il a été soigneusement instruit et longtemps éprouvé. Auparavant, [dit-il] on a bien baptisé de jeunes enfants et des vieillards à l’approche de la mort à la demande de leurs proches qui voulaient leur assurer le paradis plus que l’enfer27.â•›» Brébeuf n’a pas fait de conversions de masse. Il a même retardé des demandes de baptême afin de poursuivre l’éducation de la foi et de s’assurer de la conversion des personnes. Ainsi, dans une lettre au père Jérôme Lallemand alors qu’il rappelle la demande d’un catéchumène qui affirme «â•›Je 2 3. Ibid., p. 31. 24. Jean-Jacques Simard, La réduction. L’autochtone inventé et les amérindiens d’aujourd’hui, Québec, Septentrion, 2003, p. 16. Simard réfère ici aux expériences québécoises qui ont suivi la destruction de la Huronie en 1649. 25. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 121. 26. Ibid., p. 107. 27. Ibid., p. 219.
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veux être chrétien… baptise-moiâ•›; pourquoi tant différerâ•›?...â•›» Il commenteâ•›: «â•›On n’y va pas si chaudement, on le diffère pour toujours l’éprouver28.â•›» La conversion suppose une connaissance de la doctrine chrétienne et l’abandon progressif de ce que la foi défend. Brébeuf est aussi conscient des risques que comportent certaines situations qui font en sorte que les Hurons peuvent demander le baptême sans conversion réelle. Ainsi, en est-il de l’attrait que peuvent avoir les Hurons pour l’écriture, les horloges, les moulins, les objets de fer, pointes de flèche, casseroles, fusils. Leur possession confère aux jésuites un pouvoir qui peut séduire et qui se rapproche de celui des sorciers ou des magiciens. Brébeuf reconnaît aussi que «â•›des hurons ne cherchent le baptême que pour la santéâ•›», ils demandent aux jésuites la même chose qu’ils recherchent auprès de leur chaman. «â•›Nous tâchons, dit Brébeuf, de purifier cette intention29.â•›» De la même façon, il est préoccupé par les liens que les Hurons font entre la traite des fourrures et le travail des missionnaires. En 1637, il écrit au général des jésuitesâ•›: Les hurons ont enfin reconnu à nos actions et à nos paroles que nous sommes venus en ces lieux, non pour acheter des pelleteries ou pour faire du commerce, mais à seule fin de les instruire et de les gagner au Christ, de leur procurer la santé de l’âme et finalement une vie éternelle et immortelle30.
En 1636, réfléchissant sur sa pratique, il écritâ•›: En ce qui concerne les mystères de notre foi, […] ils les admirent, les louent, les approuvent et nous mettent bien au-dessus d’eux. Toutefois, leur réponse unique à tous est celle-ciâ•›: «â•›Telles sont nos coutumesâ•›; votre monde est différent du nôtre. Le Dieu qui a fait-le vôtre€– disent-ils€– n’a pas produit le nôtre31.
Ce sera là l’obstacle principal à la mission. Les Hurons ne veulent pas, de leur vivant, se couper de leur monde, de leurs familles, de leur nation, de leurs mortsâ•›; de tout ce qui les intègre à la communauté telles les rites, les fêtesâ•›; de tout ce que semble imposer la conversion au christianisme. En 1641, l’Ûglise huronne ne compte que cinquante chrétiens professant leur foi32. 2 8. 29. 30. 31. 32.
Ibid., p. 227. Ibid., p. 52. Ibid., p. 216. Ibid., p. 212. Lucien Campeau, La mission des Jésuites chez les Hurons, 1634-1650, Montréal, Bellarmin, 1987, p.€325. Désormais La mission des Jésuites.
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Les premiers Hurons adultes convertis et en santé, par leur exemple et leur prise de parole, favoriseront peu à peu des conversions, souvent au sein d’une même famille étendue ou d’un même village. C’est ainsi qu’une part importante de la Huronie qui se retrouvera dans la région de Québec après le massacre de 1649, deviendra chrétienne. Brébeuf lui-même mentionne dans sa Relation de 1636 l’appui qu’il a reçu de Louis de Sainte-Foi pour conduire sa famille au baptême. «â•›J’eus du plaisir à ouïr Louis expliquant nos mystères à ses parentsâ•›; il le faisait avec grâce et montrait qu’il les comprenait et possédait bien. Ahâ•›! que je souhaiterais parler en huron aussi bien que lui33.â•›» Pour conclure cette partie, disons que Brébeuf a une compréhension théologique de la conversion. Elle est la rencontre et la suite du Christ, sa reconnaissance, comme Fils de Dieu crucifié. Elle est un processus continu qui consiste à apprendre à laisser le Christ vivre en soi. Brébeuf reconnaît que la conversion c’est d’abord l’accueil d’une grâce, d’un donâ•›; son «â•›espérance est d’abord en Dieu et en N.S. J.C. qui a répandu son sang pour le salut des Hurons aussi bien que pour le reste du monde34â•›», c’est lui qui est le chef de l’Ûglise nous révèle le catéchisme qu’il a traduit en huron35, c’est sa croix qu’il présente aux Hurons comme signe premier de sa foi. Comme nous l’apprennent ses écrits spirituels, Brébeuf cherchera lui-même par ses trois vœux à nouer son alliance avec le Christâ•›; soit celui du service en 1631, celui du martyre en 1637 et enfin celui du plus parfait en 164536. Il deviendra, par sa vie marquée par une mystique apostolique37 et par sa mort, un témoin révélateur du Christ. Mais, se convertir pour Brébeuf, c’est aussi éviter le péché, délaisser des coutumes et des pratiques. Le converti a à choisir entre Dieu et Satan, le ciel et l’enfer comme le propose la première semaine des Exercices spirituels de saint Ignace et Brébeuf est un homme des Exercices qu’il a pratiqués toute sa vie38. Il faut cependant constater que pour le Huron, ce qu’il est 33. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 78. Louis de Sainte-Foi est un Huron dont le nom est Amantacha. Il fut conduit en 1626 en France où il fut baptisé. Il revint en NouvelleFrance en 1629. 34. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 46. 35. Ibid., p. 275. 36. René Latourelle, Jean de Brébeuf, Montréal, Bellarmin, 1999, p. 266â•›; J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 319. 37. R. Latourelle, Jean de Brébeuf, p. 274. 38. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 72. «â•›L’été étant une saison fort incommode pour instruire les sauvages…Nous nous recueillïmes tous par les exercices spirituels à la façon de notre compagnie.â•›»
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invité à rejeter apparaît souvent comme une séparation de sa collectivité, comme un jugement sur sa propre nation, comme une mise en question de sa civilisation ou la non-reconnaissance de celle-ci. À la question posée en entrée de jeu sur la façon de concilier la reconnaissance de l’autre, thème contemporain, et l’appel à la conversion, la lecture en parallèle des auteurs contemporains et des écrits de Brébeuf m’a conduit à retenir cinq propositions que je soumets à votre réflexion dans le contexte actuel de la rencontre entre des personnes appartenant à diverses religions ou sans religion. Il est possible de concilier la reconnaissance de l’autre et l’appel à la conversion dans la mesure où l’on accepte que toute rencontre peut provoquer des effets sur chacun des acteurs et que chaque personne par des voies différentes est appelée à grandir en humanité. Pour le chrétien, ces principes reposent sur deux présupposésâ•›: la connaissance et la suite du Christ ne sont jamais acquises une fois pour toutes et l’action de l’Esprit précède l’apport des uns et des autres et les déborde. Les écrits spirituels de Brébeuf expriment bien sa suite progressive du Christ et sa foi dans la grâce active de Dieu. Deuxièmement, la véritable reconnaissance de l’autre exige que l’on cherche à découvrir et à comprendre ce qui l’habite, le nourrit, le rend humain et à saisir sa vision du monde. C’est un processus qui est très exigeant, qui demande du temps, un sens de l’écoute, une attention aux diverses dimensions qui influencent un être humain. Brébeuf a mis beaucoup de temps pour comprendre la société huronne en côtoyant les gens au quotidien. Malgré tout, homme de son temps, il n’a pas su interpréter l’expérience spirituelle et religieuse des Hurons. L’absence de textes écrits a sans doute joué en sa défaveur. Cependant, dans une instruction écrite aux pères de la Compagnie de Jésus, il écritâ•›: «â•›Il faut aimer le cœur des sauvages, les regardant comme rachetés du sang du Fils de Dieu et comme nos frères avec lesquels nous devons passer le reste de notre vie39.â•›» Il y a, dans cette expérience, une interpellation forte quant à notre propre habileté à comprendre l’expérience spirituelle et religieuse de nos contemporains.
39. J. Brébeuf, Écrits en Huronie, p. 197.
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En troisième lieu, la conversion chrétienne n’a de sens que dans la mesure où c’est le Christ et son message évangélique qui sont au cœur des relations qui s’établissent entre des personnes ou des collectivités et qui guident les divers intervenants. On ne peut parler de conversion dans un rapport binaire entre deux personnes ou entre une culture et une Ûglise. C’est lorsque l’attention est portée sur le tiers qui est le Christ et celui à qui il nous renvoie en Mathieu 2540 que l’on peut appeler à la conversion et cette proposition du message du Christ ne peut avoir de valeur qu’associée à une pratique conséquente de la suite de Celui-ci par le missionnaire luimême. Brébeuf, par sa vie et ses écrits, est un témoin exceptionnel du Salut offert en Jésus-Christ. Quatrièmement, la conversion appelle à un changement de la personne tout au cours de sa vie. Elle participe avec d’autres facteurs à la construction de l’identité. Le processus de cette construction de l’identité ne peut être bloqué sous prétexte de préservation d’un certain modèle de famille, de communauté, de nation, de civilisation et d’Ûglise. La conversion doit conduire à repenser sans cesse ces modèles sans négliger les divers facteurs sociaux qui agissent sur eux. Cela est vrai peu importe la culture à laquelle on appartient, même si celle-ci est dominante. La conversion touche toutes les dimensions de la vie personnelle et collective comme on le voit dans les exigences que Brébeuf présente aux Hurons qui veulent être baptisés. Elle invite à la construction sans cesse renouvelée de l’ébauche du Royaume. Le danger qui guette l’intervenant, consiste à exiger du converti, au nom de la suite du Christ, des ruptures présentées comme péchés ou tentations, mais qui sont plutôt commandées par les préjugés d’une civilisation donnée, sinon par l’exercice d’un pouvoir externe sur les personnes et leurs consciences. Ce danger a traversé les siècles jusqu’à nous et Brébeuf n’y a pas échappé. Il a conduit aux réflexions contemporaines sur l’inculturation, l’acculturation et la libération. Enfin, la qualité de la rencontre de l’autre et de l’appel à la conversion du missionnaire est souvent favorisée par l’intervention d’un collaborateur tel le Huron Amantacha dit Louis de Sainte-Foi qui saisit mieux ce qui habite les Hurons ainsi que ce qui peut les rejoindre, et qui favorise ainsi leur compréhension et leur accueil de l’Ûvangile.
40. Mt 25, 31-46. Texte désigné comme le jugement dernierâ•›: «â•›J’ai eu faim, et vous m’avez donné à mangerâ•›; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire…â•›»
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L’analyse présente qui s’est attardée surtout aux Relations de 1635 et 1636, au moment des premières conversions d’adulte, révèle quelques traces de cette évangélisation du semblable par le semblable et de la participation des premiers baptisés hurons à la mission. Une étude plus attentive de la période de la mission de Sainte-Marie-aux-Hurons au cours de laquelle les conversions se sont multipliées serait sans doute nécessaire pour confirmer cet avancé et rendre justice aux chrétiens fervents de la civilisation huronne.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 20
Le projet des Jésuites en Nouvelle-France Gilles Drolet Professeur retraité, Campus Notre-Dame-de-Foy, Saint-Augustin-de-Desmaures
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ien des opinions circulent à propos des Jésuites. Certains discours, comme l’écrivait déjà le père Paul Le Jeune, les font paraître «â•›plus noirs, que leurs robesâ•›». Mais, ajoutaitâ•‚il, «â•›faisons bien, & laissons mal parler1â•›». «â•›Faisons bien.â•›» Les Jésuites ont si «â•›bien faitâ•›» que Mgr de Laval a écritâ•›: Ils ont été les seuls dans les commencements de l’établissement de ce pays à répandre leurs sueurs et leur sang pour la conversion des Sauvages2 de toutes ces contréesâ•›; ils ont été les seuls dans ces mêmes temps à former dans la piété les colonies françaises à Québec, Trois-Rivières et Montréalâ•›; ils ont été les premiers à faire habiter ces terres qui n’étaient que forêtsâ•›; en sorte qu’ayant mis cette église naissante dans le louable état où nous l’avons trouvée, ils peuvent en être appelés les Pères3.
C’est un remarquable éloge des Jésuites et ce colloque devait, bien sûr, leur faire une place. Ce sont des fondateurs. 1. Paul Le Jeune, «â•›Lettre au père Louis Cellot du 1er décembre 1657â•›», dans The Jesuit Relations and Allied Documents. Travels and Explorations of the Jesuits Missionaries in New France, vol. XLIII (1656-1657), Reuben Gold Thwaites, éd., Cleveland, The Burrows Brothers Company, p. 170. Désormais Relations des Jésuites. 2. Dans les textes de l’époque, les mots «â•›Sauvagesâ•›» et «â•›Barbaresâ•›» ne sont pas péjoratifsâ•›: le premier signifie simplement hommes des bois, le second, ceux qui sont encore des étrangers par rapport à la croyance chrétienne. 3. Acte de Mgr de Laval, Archives du Séminaire de Québec, 12 novembre 1684, 15, no€38.
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Mon véritable contact avec eux s’est établi il y a vingt-cinq ans, et ce, très concrètement. Le 15 août 1983, j’ai eu le privilège de découvrir, près de l’église de l’Ancienne-Lorette, les vestiges de la première chapelle bâtie en 1674 par le père Pierre-Joseph-Marie Chaumonot, compagnon des saints martyrs. Je pensais que tout s’arrêterait avec le dévoilement d’une plaque commémorative. Mais Mgr Jean Baland, alors évêque de Dijon, a suggéré de rassembler les écrits relatifs au père Chaumonot en vue d’une éventuelle introduction de sa cause de béatification. Le père Adrien Pouliot et moi avons alors rassemblé quelque mille cinq cents pages relatives au père Chaumonot4, à partir des Relations des Jésuites, des écrits de Marie de l’Incarnation, des Annales de l’Hôtel-Dieu et des Archives du Séminaire de Québec. Nous avons découvert un géant de la Nouvelle-France qui a contribué non seulement à la mise en route du projet des Jésuites, mais à la poursuite de ce projet. Le père Chaumonot a en effet œuvré onze ans au pays des «â•›Ouendatsâ•›», appelés Hurons par les Français, soit de 1639 à 1650, et quarante-trois ans dans la région de Québec où il a accompagné des survivants de la Nation huronne, de 1650 jusqu’à sa mort en 1693. Son souffle missionnaire au Canada a donc duré cinquante-quatre ans. Il est mort à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Il mérite que son nom soit souligné lors de ce colloque et dans le cadre du quatre centième anniversaire de la Ville de Québec car il a œuvré à l’île d’Orléans, à Québec même, et il a fondé les paroisses de Notre-Dame-de Foy à Sainte-Foy et de Notre-Dame-de-Lorette à l’Ancienne-Lorette. C’est grâce à lui si je puis vous parler aujourd’hui. Je poursuis sur cette lancée un peu partisane en signalant que le père Chaumonot a reçu le nom «â•›Échonâ•›» qui avait été le nom huron donné au père Jean de Brébeuf. Or, selon la coutume huronne, donner le nom d’une personne décédée à une autre personne, c’est «â•›ressusciter un mort5.â•›» Le 4. Sans compter les deux cents soixante-seize pages de son dictionnaire huron aux Archives du Séminaire de Québec. 5. «â•›[…] la coutume [huronne veut que] lorsqu’une personne considérable est morte d’en choisir une dans sa parenté […] pour la représenter, non seulement en prenant son nom, mais aussi en entrant dans ses droits, et c’est ce qu’ils appellent d’ordinaire ressusciter un mort.â•›» Martin Bouvart, «â•›Continuation de la vie du père Chaumonotâ•›», dans Le père Pierre Chaumonot de la compagnie de Jésus. Autobiographie et pièces inédites, Auguste Carayon, éd., Poitiers, chez Henri Oudin, 1869, p 87. Désormais Autobiographie. On y signale que le mot «â•›échonâ•›» «â•›signifie un arbre qui, quoique petit, est d’une trèsgrande utilité parmi les sauvages, même pour des remèdes et des médecinesâ•›» (Ibid., p.€86). Ailleurs, on précise que «â•›Celuy qui prend un nouveau nom, entre aussi dans les Charges qui y sont annexéesâ•›» (Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 10 juin 1642â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXIII (1641-1642), p. 166).
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père Chaumonot n’a jamais pris cette coutume à la légère. Il écrit qu’il a «â•›eu l’honneur de porter [le nom du père de Brébeuf ] après sa mort6.â•›» Jusqu’à la fin de sa vie, on l’a appelé Échon et il signait souvent ses lettres de ce nom. Il savait ce que cela voulait direâ•›: comme successeur du père de Brébeuf auprès des Hurons, il devait, comme lui, mourir avec eux et pour eux, ce qu’il a fait. Voilà un remarquable exemple du respect que les Jésuites avaient des coutumes huronnes. Cela nous révèle également la très haute estime que les Hurons avaient du père de Brébeuf, du moins en ses dernières années, puisque c’est lui qu’ils ont voulu ressusciter dans la personne du père Chaumonot. Cela dit, j’en viens au projet des Jésuites qui est surtout missionnaire. Bien sûr, ils travaillent auprès des habitants français. Dès 1635, ils construisent un collège à Québec et, en 1666, leur propre église. Dans les seigneuries, ils construisent des moulins et contribuent au progrès de la colonie. Mais nous nous intéressons à leur projet missionnaire. Le contexte de l’époque met en présence trois groupes avec leurs intérêts et chacun y trouve son compteâ•›: les Français les fourruresâ•›; les Hurons les objets européens spécialement les objets de ferâ•›; et les Jésuites les missions. Les trois sont en étroite relation. L’alliance avec les Français est précieuse aux Hurons et elle est également une protection pour les Jésuites. C’est un fait qu’aucun Jésuite n’est mort de la main d’un Huron. Cela aurait mis en péril l’alliance et le commerce avec les Français. Les Hurons ont le génie du commerce. Ils recueillent toutes les fourrures des peuples chasseurs du nord ontarien et québécois et les transportent à Trois-Rivières et à Québec. En fait, tout passe par leurs canotsâ•›: les fourrures, les objets de fer, les Jésuites et leurs auxiliaires. Tout cela a commencé avec Champlain. Il n’a pas été lent [écrit le père Lucien Campeau] à percevoir l’intérêt de prendre les Hurons pour correspondants commerciaux, par-dessus la tête des Algonquins7 (qui étaient présents le long du Saint-Laurent et de l’Outaouais) […] dès 1615 et pendant trente-cinq ans, ce peuple autochtone sera un protagoniste de l’histoire coloniale française en Amérique8.
6. P. Chaumonot , Autobiographie, p. 41. 7. Lucien Campeau, La mission des Jésuites chez les Hurons, 1634-1650, Montréal, Bellarmin, 1987, p. 338. Désormais La mission des Jésuites. 8. Ibid., p.18.
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À la suite de Champlain, les Jésuites ont porté leur choix sur les Hurons et ce, pour deux raisons. Premièrement, «â•›la société huronne, si éloignée fûtelle, était déjà formée de communautés nombreuses et stables9.â•›» Les Hurons étaient un peuple sédentaire. Deuxièmement, «â•›la situation géographique des Hurons et l’étendue de leur réseau commercial faisaient d’eux la porte d’entrée d’un continent humain à évangéliser10.â•›» Les Jésuites voient donc très grand et sont prêts à aller très loin. Dès 1640, le père Chaumonot écritâ•›: «â•›Nous connaissons déjà les noms de plus de vingt [nations répandues autour de nous]. Pour y arriver, il faudra souffrir encore plus que nous l’avons fait pour venir ici11.â•›» Une carte de 1641 indique déjà le nom de ces peuples avec leur désignation huronne12. Voilà donc le choix pour ainsi dire stratégique des Jésuites pour la mise en route de leur projetâ•›: le pays des Hurons est la porte d’entrée pour des missions plus étendues. Le cœur de ce projet, le but, c’est révéler Dieu et annoncer le Christ. Le père de Brébeuf le déclare d’emblée aux Hurons, une fois qu’il est devenu maître de la langueâ•›: «â•›[…]€nous résolusmes de prescher publiquement à tous [ceux du village] & leur faire cognoistre le sujet de nostre venue en leur Pays, qui n’est pas pour leurs pelleteries, mais pour leur annoncer le vray Dieu, & son fils Jésus-Christ […]13â•›» Donc, d’abord l’annonce de Dieu et du Christ. Vingt ans plus tard, le père Chaumonot adressera le même message aux chefs des cinq Nations iroquoises et on écrira dans la Relationâ•›: «â•›Les larmes tomboient des yeux de nos François voyant nostre Seigneur si magnifiquement annoncé en cette extrémité du monde14.â•›» «â•›Allez donc, de toutes les nationsâ•›» (Mt 28, 19) avait dit le Christ, «â•›jusqu’aux extrémités du mondeâ•›» (Ac 1, 8) et «â•›enseignez-lesâ•›» (cf. Mt 28, 20). Tel est l’unique projet des Jésuitesâ•›: révéler Dieu, présenter le Christ et… les laisser travailler. 9. Ibid., p. 352. 10. Ibid., p. 339. 11. Pierre J.-M. Chaumonot, «â•›Lettre au père Philippe Nappi du 26 mai 1640â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XVIII (1640), p. 24. 12. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 22 (Carte, p. 192). 13. Jean de Brébeuf, «â•›Lettre au père Paul Le Jeune du 27 mai 1635â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€VIII (1634-1635), p. 142. 14. Paul Le Jeune, «â•›Lettre au père Louis Cellot du 1er décembre 1657â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLIII (1655-1656), p. 178.
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Ils ne commencent donc pas par direâ•›: «â•›Ne faites plus ceci ou cela.â•›» Ce serait mettre la charrue avant les bœufs. Le père de Brébeuf écritâ•›: «â•›Je diray seulement, que si Dieu leur faisoit la grâce d’embrasser la Foy, je trouverois à réformer en quelques unes de leurs procédures15.â•›» Il mentionne, par exemple, que pendant «â•›cinq & six jours se passeront [à] bruler [leurs ennemis] à petit feu16â•›». Remarquez que les Jésuites étaient témoins de ces supplices. Ils respectaient donc jusqu’à cette coutume-là. Mais, ajoute Brébeuf, «â•›c’est estre bien cruelâ•›; et nous espérons […] que la cognoissance du vray Dieu bannira tout à fait de ce Païs cette barbarie17.â•›» Brébeuf écrit encoreâ•›: [Des Hurons] nous disent, Pensez-vous venir à bout de renverser le Pays, c’est ainsi qu’ils appellent le changement de leur vie […] Nous répondons que nous ne sommes pas si présomptueux, mais que ce qui est impossible aux hommes, est non seulement possible, mais facile à Dieu18.
Les Jésuites vivent donc ce que saint Paul disait aux Corinthiensâ•›: «â•›Moi, j’ai planté, […] mais c’est Dieu qui donnait la croissance. […] nous sommes les coopérateurs de Dieuâ•›» (1 Co 3, 6.9). Pas pressés pour changer des comportements, les Jésuites ne se pressent pas non plus pour baptiser. Ils distinguent d’ailleurs très bien entre le baptême donné à ceux qui sont en danger de mort19 et celui donné aux adultes «â•›en estat de santé20.â•›» Pour ces derniers, le père Jérôme Lalemant écritâ•›: «â•›[…] quelques-uns désirent le baptesmeâ•›: mais nous n’y allons pas si viste, […] autrement nous nous mettrions en danger de faire plusieurs baptisez, mais bien peu de Chrestiens21.â•›» Ils commencent donc par «â•›instruireâ•›», ce qui implique un enseignement qui n’est pas de surface. Il y a comme un refrain dans leurs textesâ•›: «â•›Nous les avons instruits des vérités de notre sainte foiâ•›; nous leur avons exposé nos
15. Jean de Brébeuf, «â•›Lettre du 16 juillet 1636â•›», dans Relations des Jésuites, vol. X (16351636), p. 226. 16. Ibid. 17. Ibid., p. 228. 18. Ibid., p. 26. 19. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 19 mai 1641â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXI (1641-1642), p. 232. 20. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 10 juin 1642â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXIII (1641-1642), p.€160€et€168. 21. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 27 mai 1640â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XX (16391640), p. 36.
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saints mystères22.â•›» Ils sont donc d’abord, comme dit encore saint Paul, les «â•›intendants des mystères de Dieuâ•›» (1 Co 4, 1). C’est dans cette façon de faire que réside la grande «â•›modernitéâ•›» des premiers missionnaires Jésuites, l’héritage le plus précieux qu’ils nous lèguentâ•›: en premier lieu, révéler Dieu, annoncer le Christ, et le reste suivra. Ce projet d’évangélisation supposait bien sûr au préalable l’étude de la langue huronne. Le père de Brébeuf écrit aux futurs missionnaires de Franceâ•›: «â•›La langue Huronne sera vostre sainct Thomas, & vostre Aristote23.â•›» C’est donc la première science à posséder24. Mais avant tout, ce projet exigeait une attitude et un regard tout à fait différent sur ces hommes et ces femmes des peuples à rencontrer. Le père de Brébeuf, comme fondateur de la mission, écrit ces lignes qui donnent la grande orientationâ•›: «â•›Faut aimer de cœur les Sauvages, les regardans comme rachetez du sang du fils de Dieu, & comme nos frères, avec lesquels nous devons passer le reste de nostre vie25.â•›» Ainsi, pas question de venir faire des stages ou des essais. Il faut y consacrer sa vie26. Et il faut aimer, pour vrai, «â•›de cœurâ•›», non des sous-hommes, mais «â•›des frèresâ•›», donc des êtres égaux en dignité capables comme n’importe quel Européen de recevoir la révélation plénière de Dieu dont l’amour a été manifesté dans le Christ qui a donné sa vie pour tous. Car sous leur plume, «â•›le sang du Fils de Dieuâ•›» ne signifie pas seulement le sang que le Christ aurait versé matériellement. Ce sang est l’expression de son amour qui est allé jusqu’au bout. 22. Cf. Pierre J.-M. Chaumonot, «â•›Lettre au père Philippe Nappi du 26 mai 1640â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XVIII (1640), p. 14-34. 23. Jean de Brébeuf, «â•›Lettre du 16 juillet 1636â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€X (16351636), p. 90. 24. Le père Chaumonot écrit à propos de la langue huronneâ•›: «â•›[C’est] la plus difficile de toutes celles de l’Amérique septentrionale […] et la mère de plusieurs autres.â•›» et «â•›il ne me fallut qu’un mois pour apprendre [la€langue iroquoise].â•›» (P. Chaumonot , Autobiographie, p. 46-47). Le père de Brébeuf avait été le grand pionnier en passant trois années chez les Hurons, de 1626 à 1629. 25. Jean de Brébeuf «â•›Instructions pour les pères de nostre compagnies qui seront envoiez aux Huronsâ•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XII (1637), p. 116. 26. Dans sa lettre au père Nappi, le 1er mai 1640, le père Pierre J.-M. Chaumonot écritâ•›: «â•›Enfin nous voilà arrivés, grâce à Dieu, à notre destination, pleins de force et de bonne volonté, pour consacrer nos vies au service de Celui qui nous a donné la sienneâ•›», dans Un missionnaire des Hurons. Autobiographie du Père Chaumonot, de la compagnie de Jésus, et son complément, F. Martin, éd., Paris, chez H. Oudin, 1885, p. 54.
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Signalons en passant que les Jésuites ne courent pas après le martyre. Le père de Brébeuf, par exemple, après plus de quatre mois à la Nation Neutre avec le père Chaumonot juge «â•›[…] que si nous demeurions plus longtems […] ce seroit les aigrir contre nous, plutôt que de les adoucir, nous retournâmes au pays des Hurons27.â•›» Lorsque le martyre se présentera, ils y feront face, non pas parce qu’ils aiment la souffrance mais parce qu’ils désirent imiter le Christ qui a donné sa vie. Quand on y songe, le projet des Jésuites est une entreprise folle, une «â•›utopie.â•›» Ces hommes en robe noire «â•›ouvrent une mission à trois cents lieues à l’intérieur d’un continent, à partir d’un petit poste de traite (Québec), où deux cents Français au plus ne sont même pas établis28.â•›» Ils sont perdus au milieu de peuplades de langue et de culture différentes de la leur et ils présentent un homme du nom de Jésus qu’ils disent être mort par amour pour eux. À vue humaine, c’est insensé. Mais s’ils ont cette audace de parler de lui, c’est qu’ils croient à la puissance de sa parole. Ils la sèment donc et ils font confiance à Dieu. Le père Jérome Lalemant écritâ•›: […] nous pensons que ce sont les affaires de Dieu plus que les nostres, […] Quand nous voyons des Peuples qui nous environnent de toutes parts, […] et où toutefois il faut que l’Évangile ait penetré avant la fin des siècles, puisque Dieu y a engagé sa parole. Quand nous voyons de nos yeux ce qu’il y a desjà commencé, & que luy seul y a travaillé plus que nous, […] alors nous ne jugeons rien impossible, […] nos confiances sont aussi fortes que jamais29.
S’ils font confiance à Dieu, «â•›ils font aussi pleinement confiance aux ressources spirituelles cachées en l’homme30â•›» car c’est là que Dieu travaille. Le père Paul Ragueneau écritâ•›: «â•›Je fais tout mon possible, mais si Nostre Seigneur ne parle au cœur luy-mesme, que faisons nous sinon du bruit31.â•›» Ainsi, comme l’écrit le père René Latourelle dans Il suffit d’une foi, paru récemment aux éditions Anne Sigier, «â•›ces missionnaires sont d’abord les hommes du Christ32.â•›» Ils sont ses serviteurs et ses témoins. Ces deux expres2 7. P. Chaumonot , Autobiographie, p. 45. 28. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 333. 29. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 15 mai 1645â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXVIII (1644-1645), p.€58€et€60. 30. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 349. 31. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 27 mai 1640â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XIX (1640), p. 220. 32. René Latourelle, Il suffit d’une foiâ•›; Marie et l’Eucharistie chez les fondateurs de la Nouvelle France, Thérèse Nadeau-Lacour, dir., Québec, Ûditions Anne Sigier, 2008, p. 23.
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sions se trouvent dans la parole de Jésus à saint Paulâ•›: «â•›[…] voici pourquoi je te suis apparuâ•›: pour t’établir serviteur et témoin de la vision dans laquelle tu viens de me voirâ•›» (Ac 26, 16). En un sens très vrai, le Christ est apparu à ces missionnaires qui l’ont annoncé avec la vision qu’ils en avaient au XVIIe€siècle. Et ils ont été ses serviteurs et ses témoins. Un bon mot du père de Brébeuf à propos du père Chaumonot va dans ce sens. Il écrit «â•›qu’il rendra de grands services au Christ dans ces régions33.â•›» Il ne dit pasâ•›: rendra de grands services à la Compagnie de Jésus, ou à l’Ûglise… Ce n’est pas exclu. Mais, d’abord, «â•›de grands services au Christ.â•›» Ils sont, comme saint Paul, «â•›serviteur du Christ Jésus, apôtre par vocationâ•›» (Rm 1, 1). Vous remarquez que les rapprochements entre les Jésuites et saint Paul se font aisément. Ces hommes ont été des saint Paul. À signaler en cette année dédiée à saint Paul par le pape Benoît XVI. L e p ro j e t d e s J é s u it e s a - t - il r é u s s iâ•›? L e C h r i s t a - t - il é t é r e ç u pa r l e s H u ro n s â•›? De 1634 à 1640, «â•›les Hurons tiennent en échec à peu près complet une douzaine de missionnaires34.â•›» C’est la période de trois grandes épidémies, celles de 1634, 1637, 1639, qu’on attribuait, à tort, aux Français35. À peu près une seule famille est restée fidèle, celle de Joseph Chiouentahoua. Mais après 1640, la semence porte du fruit, qui multiplie d’année en année. En 1645, le père Jérôme Lalemant écrit qu’il «â•›a vu en sept ans plus qu’il n’aurait espérer en toute une vie36.â•›» C’est un fait qu’en 1650, la nation
33. Jean de Brébeuf, «â•›Lettre au Père Général Mutio Vitelleschi du 20 août 1641â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XX (1635-1636), p. 102 et 104â•›: «â•›Egregiam ut spero [Christo] navabit operam P. Calmonotus [Chaumonot] in has regiones magnos enim jam fecit progressus in lingua hujus gentis non parum diversa ab lingua huronica. Vir est omnino egregius.â•›»â•›; en traduction anglaise aux p. 103 et 105â•›; «â•›Father Calmonotus will, I hope, render distinguished service to Chist in these regionsâ•›: for he has already made great progress in the language of this people,€– not a little different from the Huron language. He is altogether a superior man.â•›» 34. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 353. 35. Ibid., p. 115-116 (première épidémie)â•›; p. 136-137 (deuxième)â•›; p. 172-173 (troisième). Le père de Brébeuf remarque que cette «â•›espèce de rougeolle ou de petite vérole est différente toutefois de celle de Franceâ•›» (p.€115). 36. Cf. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 15 mai 1645â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXVIII (1644-1645), p.€68.
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huronne est presque entièrement devenue chrétienne. C’est un des plus remarquables exemples «â•›d’utopie réaliséeâ•›» et «â•›le temps qu’il fallut pour obtenir ce résultat, seize années, est l’un des plus courts qu’on puisse rêver pour opérer une transformation semblable37.â•›» Cette transformation, nous pouvons la constater en laissant parler les Hurons eux-mêmes. Leur foi a fait l’admiration des missionnaires. Ils l’expriment avec les exemples de leur vie quotidienne et de leur culture. Elle laisse également transparaître à quel niveau des questions le contenu du message des Jésuites s’adressait. Car, comme tous les êtres humains, les Hurons cherchaient un sens à leur existence. Les Jésuites, à la suite de leur Maître, ont été des semeurs d’espérance. On dit souvent qu’ils passaient leur temps à menacer de l’enfer. Mais ils ont bien davantage parlé du ciel et du paradis. Et cela a réjoui les Hurons et les a fortifiés au milieu des pires épreuves. Car, en définitive, qu’estâ•‚ce qui peut répondre à tous ces massacres, ces souffrances, ces absurdités et à la mort elle-même, sinon le Royaume de Dieuâ•›? Dans leur recherche d’un sens à la vie, écrit Brébeuf, «â•›c’est proprement Dieu qu’ils honnorent, quoy qu’à l’aveugle38â•›», «â•›à tâtonsâ•›» disait Saint Paul (Ac 17, 27). Or, en osant prononcer le nom de Jésus, les Jésuites ont apporté une réponse aux questions profondes de ces hommes et de ces femmes. On dit un jour au père de Brébeufâ•›: «â•›Échon, […] tu es venu icy pour nousâ•›; nous sommes affamez, c’est à toy à nous rassasier & nous faire festinâ•›: tes discours nous donnent la vie, Dieu parle avec toy, & il nous dit au cœur ce qui sort de ta bouche39.â•›» Les Hurons ont compris que les Jésuites apportaient une Bonne Nouvelle qui donnait sens à leur vie. Il y aurait des centaines d’exemples à citer. D’abord le merveilleux Joseph Chiouentahoua40. Il a appris à écrire et il a laissé une prière que le père Lemercier a traduite. Quelques extraitsâ•›: Seigneur Dieu, je me réjouis de te connaître enfin. Tu as fait le ciel et la terre. Tu nous a créé les hommes. Tu es notre maître, comme nous le sommes du canot et de la cabane que nous avons faits. Mais nous sommes peu de temps 3 7. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 353. 38. Jean de Brébeuf, «â•›Lettre du 16 juillet 1636â•›», dans Relations des Jésuites, vol. X (16351636), p. 160. 39. Paul Ragueneau, «â•›Lettre du 1er mai 1646â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXX (16461647), p. 88. 40. Ce Huron a même pratiqué les exercices spirituels de saint Ignace. Pierre J.-M. Chaumonot, «â•›Lettre au père Philippe Nappi du 1er mai 1640â•›», dans Un missionnaire des Hurons. Autobiographie du Père Chaumonot, de la compagnie de Jésus, et son complément, F. Martin, éd., Paris, chez H. Oudin, 1885, Note p. 60.
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maîtres du canot et de la cabane, tandis que toi tu es notre maître aussi longtemps que nous vivrons et aussi quand nous mourrons… C’est déjà beaucoup que tu aies voulu que les hommes existent et c’est un devoir de t’en remercier. Mais ce qui nous oblige encore davantage, c’est que tu veux qu’ils aillent au ciel après leur mort pour y vivre à jamais. Je ne veux pas ici rechercher ce qui en est vraiment du paradis. Cela est au-dessus de mon esprit… Maintenant la mort n’est pas à craindre. Car la mort, c’est ce qui nous ouvre le bonheur du ciel. Nous sommes, les vivants, comme ceux qui vont en traite (des fourrures). Quelque souffrance qu’ils endurent en voyage, ils se réjouissent à la pensée d’arriver chez eux, de voir le bout de leurs misères41.
Sa joie éclate même lors d’une «â•›suerieâ•›»â•›: [qu’il fait un jour qu’il est] fatigué du chemin [...] (c’est une certaine façon de bain qu’ont ces Sauvages pour se délasser) [la cabane de sudation] [...] ce fut un plaisir de l’entendre, non pas chanter des songes & des chansons de guerre, […] mais s’animer […] promettre à Dieu […] [d’] annoncer par tout son sainct nom42.
Voilà un bel exemple d’une coutume huronne€– une bonne suée€– utilisée pour la louange de Dieuâ•›! Bien sûr, les Jésuites ont fait l’annonce de la résurrectionâ•›! Lorsqu’un vieillard de 70 ans se fait dire que Dieu n’a eu aucunement pitié de lui puisqu’il a une paralysie à un bras, il répondâ•›: Hé quoy, […] voudriez vous qu’il n’y eust point d’arbres secs dans les bois & point de branches mortes dans un arbre qui va vieillissantâ•›? Pour moy je prends plaisir à voir mes membres dessécher, & les approches de la mort, ne m’ont plus étonné [effrayé] depuis que j’ay la Foy, qu’un jour je resusciteray pour la gloire, & que ce corps mourant doit pourrir dans la terre avant qu’il devienne immortel43.
Même certitude chez un jeune chrétien qui part à la guerre€– car les chrétiens restent solidaires de leur peuple. Il ditâ•›: «â•›Quoy qu’il m’arrive, continuez toûjours dans la Foy, […] Nous ne devons pas croyre en intention de jamais ne mourir, mais pour Resusciter un jour à la gloire Éternelle44.â•›» 4 1. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 357. 42. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 27 mai 1640â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XIX (1639-1640), p. 258. 43. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 15 mai 1645â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXVIII (1644-1645), p.€76€et€78. 44. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 10 juin 1642â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXIII (1641-1642), p. 196.
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Un autre étonne tout le monde en proclamant son espérance au milieu de ses malheurs. […] la mort luy ravit un enfant qui estoit son uniqueâ•›; une niepce, […] est emportée en mesme temps de maladieâ•›; deux Iroquois cachez derrière un arbre […] assassinent au milieu de son champ une sœur qui seule luy restoit45.
Il ditâ•›: […] c’est maintenant que je voy que les richesses d’un Chrestien ne sont pas hors de luy, qu’il porte son trésor en son cœur, & que l’espérance du Ciel affermit plus une âme que tous les malheurs de la terre n’auront de force pour l’abatre46.
Les Hurons chrétiens vivent la béatitudeâ•›: «â•›Heureux les affligés, car ils seront consolésâ•›» (Mt 5, 5). Le père Ragueneau écritâ•›: Les espérances du Paradis […] sont l’unique consolation qui les soustient […] & qui leur fait estimer plus que jamais, les avantages du bonheur qu’ils possèdentâ•›; qui ne peut leur estre ravy, ny par les cruautez des Iroquois, ny par les langueurs d’une famine, qui va les poursuivant dans leur fuite47.
Une femme vit la béatitudeâ•›: «â•›Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à euxâ•›» (Mt 5, 3). Sollicitée par un infidèle à se tirer de sa pauvreté par des voies que sa conscience et son honneur ne pouvaient lui permettre, elle répondâ•›: «â•›[…] qu’elle n’avoit besoin de chose du monde. […] elle adjousta que ses biens étoient dans le Ciel, que Dieu luy gardoit en dépost, qu’elle en estoit très-asseurée, & en avoit l’espérance plus ferme, que n’ont ceux qui ont semé du bleb [blé d’Inde] lors que la saison de l’Esté estant belle, ils en attendent la récolte48.â•›»
Une «â•›bonne Huronneâ•›» vit€la parole de Jésusâ•›: «â•›dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez faitâ•›» (Mt 25, 40)â•›: [Voici sa pratique…] quand elle allaitoit son enfantâ•›; […] elle addressoit d’ordinaire cette prière à l’enfant Jésus, Ah Seigneur, que je me fusse estimée heureuse si pendant votre enfance la sainte Vierge m’eust permis de vous donner à tetter 45. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 21 septembre 1643â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXIII (1642-1644), p.€296. 46. Ibid. 47. Paul Ragueneau, «â•›Lettre du 1er mai 1649â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXXIV (1649), p. 198. 48. Paul Ragueneau, «â•›Lettre au père Ûtienne Charlet du 16 avril 1648â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXXIII (1648-1649), p. 160.
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quelques gouttes de mon laitâ•›: mais puisque je n’ay pas eû le bonheur de me trouver pour lors au monde, & de vous rendre en propre personne, ce petit service, je vous le veux rendre, au moins en la personne de mon filsâ•›; puisque vous avez dit que ce qu’on feroit, au moindre des vostres, vous le réputeriez pour fait à vous-mesme. Ainsi en, usoit-elle toutes les fois qu’elle approchoit son enfant de son sein, avec une tendresse, & une familiarité avec nostre Seigneur tout à fait aimable. Une seule chose l’inquiétoit dans cette dévotion, sçavoir qu’elle s’estimoit trop vile & trop méprisable, pour en user avec tant de privautéâ•›: & il fallut fortifier son humilité, pour la faire continuer dans cette innocente pratique49.
Ainsi, les Jésuites sont émerveillés. Ils constatent queâ•›: «â•›Ce n’est pas seulement chez les peuples policez [civilisés], & parmy les personnes consacrées à Dieu, que se trouve la dévotionâ•›: les Sauvages en sont capables, & les Cabanes d’Escorce cachent autant de vertu, qu’on en peut souhaiter dans les cloistres50.â•›»
Au vrai, les Hurons vivent le cœur de la religion qui consiste à vivre en présence de Dieu et en relation amoureuse avec lui. René Tsondihouané, un bon vieillard, ditâ•›: Ce n’est pas moi qui prie. Du moins, je ne sais pas ce que je dis à Dieu. Je vois bien qu’il me parle, mais je ne sais pas non plus ce qu’il me dit. Je suis d’advis qu’il prend mon cœur et le retient auprès de lui, comme fait une mère lorsqu’elle caresse son enfant. Si on demande à cet enfant ce que sa mère lui a dit, il ne peut rien répondre et ne peut dire que deux mots, qu’il aime sa mère et qu’elle a de l’amour pour lui51.
Il dit aussiâ•›: Souvent je parle et ne sais ce que je dis. On me parle dans le fond de mon âme. J’entends ce qu’on me dit et ne puis toutefois le redire (indicible…â•›!). Alors je sens comme un feu dans mon cœur, que je prends plaisir de sentir et que je n’ose éteindre. Il me semble que je suis tout proche de Dieu et qu’il est tout proche de moi. Et alors je crois qu’il y a un Dieu, à cause que je le sens. Plus je l’aime, plus je veux l’aimer, et il m’est avis que je ne l’aime pas52.
49. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 30 août 1664â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLIX (1663-1665), p. 90. 50. Ibid., p. 74. 51. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 229-230. 52. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 257.
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Interrogé par un Père qui lui demande combien de fois par jour il a songé à Dieu pendant un voyage, il répond fort simplementâ•›: «â•›Une seule fois, mais qui duroit depuis le matin jusqu’au soir53.â•›» Il était donc dans un «â•›état d’oraisonâ•›» continuel. Le Père lui demande si cet entretien se faisait mentalement.€– «â•›Nenny, dit-il, je me trouve mieux de luy parler, & en suis moins distrait54.â•›» Et un jour qu’il voyage avec lui, le Père le laisse prendre les devants et «â•›fut tout estonné d’entendre [ce qu’il dit] 55â•›». Tantost il remercioit Dieu de l’avoir appelé à la Foyâ•›; tantost il le bénissoit d’avoir créé les forêts, & la terre, & le ciel, […] tout d’un coup il remercioit Dieu d’avoir appellé en ces pays les Prédicateurs de l’Évangile. Oüy, mon Dieu, disoitâ•‚il, vous les y avez attiré avec des cordes plus fortes que le ferâ•›; puisque ny les méfaises, ny les calomnies, ny les souffrances, ny mille dangers de la mort ne peuvent faire qu’ils se destachent d’avec nous, & retournent en leur pays, […] et alloit continuant dans cet air deux & trois heures entières56.
Voilà une religion en santéâ•›: il remercie Dieu, le loue, le bénit. L a f o i d e s H u ro n s va j u s qu ’ à p ro d u i r e d e s m i r acl e s Ainsi, Joseph Chiouentahoua fait un jour un exorcismeâ•›: […] une de ses petites niepces estant inquiétée de terreurs qui luy faisoient passer les nuicts dans des cris & frayeurs estrangesâ•›: tous ceux de sa cabane [dirent] que quelque esprit malin tourmentoit ainsi cet enfant. […] Joseph se lève […]â•›; Non, non, dit-il, les diables ne seront pas les maistres en une maison qui ne veut point d’autre maistre que Dieuâ•›: si ce sont eux qui espouvantent cet enfant, il faut résolument qu’ils cessent. Il prend la croix de son chapelet en la main, s’approche de l’enfantâ•›: Courage, luy dit-il, […] croy seulement, & pend cette croix à ton col, ces frayeurs cesseront. Aussitost fait, à même temps cet enfant se sent délivré, […] le sommeil la saisit si paissiblement57.
53. Paul Ragueneau, «â•›Lettre au père Ûtienne Charlet du 16 avril 1648â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXXIII (1648-1649), p. 178. 54. Ibid. 55. Ibid. 56. Ibid., p. 178 et 180. 57. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 27 mai 1640â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XIX (1640), p.€254 et 256.
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Un jeune chrétien calme même une tempête sur le lac Ontario alors qu’il revient d’une incursion au pays des Iroquois. Après avoir fait cesser les chants lugubres que ces compagnons adressaient aux démons, il prie Dieu. On écritâ•›: Il n’a pas si tost finy sa Prière, […] que le Canot se trouve en repos, que les vagues s’appaisent, & que l’endroit par où ils passent se rencontre aussi uny qu’une glace, quoy que de part & d’autre le vent continuast tousjours dans sa fureur, […] C’est un jeune Homme qui ayant demeuré deux ans au Séminaire des Hurons, qu’autrefois nous avions à Kébec58.
Ne parlons donc pas trop mal de cette autre «â•›utopieâ•›» des Jésuites d’un séminaire pour les Hurons à Québec… Le Christ a donc été bien reçu des Hurons. Mais la poursuite du projet des Jésuites a été gravement compromise lorsque le pays des Hurons «â•›fut ruiné par les Iroquois59.â•›» Les Jésuites ont donc aussi été victimes des Iroquois. Il y a à cela une cause historique fort bien attestée dans les textes. C’est qu’à partir de l’été 1640, des Hollandais du fort Orange sur la rivière Mohawk ont commencé à vendre des armes à feu (arquebuses) aux Iroquois60. L’équilibre des forces est alors briséâ•›: «â•›[…] la plus forte espine que nous ayons, [écrit le père Jérôme Lalemant] est que les ennemis de ces peuples ayant le dessus par le moyen des arquebuses qu’ils ont de quelques Européans, nous sommes maintenans comme investis & assiégez de tous costez61.â•›» Les Iroquois chasseront non seulement les Hurons, mais les Pétuns, les Algonquins, les Nipissiniriens, les Neutres, les Ûriés. Il faut remarquer ici que les Hurons n’ont pas été chassés à cause des Jésuites car ces derniers n’étaient pas présents chez ces autres peuples qui ont été chassés quand même.
58. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 10 juin 1642â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXIII (1641-1642), p. 174 59. P. Chaumonot , Autobiographie, p. 47. 60. Documents relative to the colonial history of the state of New York, vol. 1, Procured in Holland, England and France by John Romeyn Brodhead, dir., E.B. O’Callaghan, éd., Albany, Weed, Parsons & Cie, 1856, p.€150 et 182â•›; L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 82. 61. Jérôme Lalemant, «â•›Lettre du 15 mai 1645â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXVII (1642-1645), p. 70.
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L’une après l’autre, les bourgades huronnes sont prises d’assautâ•›: «â•›Ce furent des cruautez inconcevables62.â•›» Les Hurons ont «â•›combattu généreusement jusques à la mort pour la défense de leur patrie63.â•›» Mais bientôt, il ne reste que Sainte-Marie-des-Hurons. Les Jésuites vont-ils abandonner leurs missionsâ•›? Au contraire, ils décident unanimement de déplacer le centre de leurs missions, soixante lieues plus loin, à l’ouest du lac Huron, sur une grande île qu’on appelle aujourd’hui Manitouline où des Hurons ont déjà fui64. Mais voilà que douze capitaines viennent les conjurer d’aller plutôt à l’Île Saint-Joseph qui est beaucoup plus près et où la plupart des survivants des bourgades huronnes désirent se réunir65. Les Pères se rendent à leur demande66. Ils «â•›incendient eux-mêmes Sainte-Marie-des-Hurons, voyant brûler en moins d’une heure leurs travaux de dix ans67.â•›» Sur l’Île Saint-Joseph ils sont «â•›au moins six mille68.â•›» L’hiver 1650 est effroyable avec la famine qui sévit. Le père Chaumonot les décrit comme étant «â•›de pauvres morts déterrez69.â•›» Quand des bandes sortent pour pêcher sous la glace, elles sont massacrées. Au printemps, deux anciens capitaines viennent trouver le père Ragueneau. Ils lui apprennent qu’en un conseil, les Hurons ont décidé de quitter l’île. Ils le supplient de «â•›jeter les yeux vers Québec pour y transporter les restes de ce pays perdu.â•›» «â•›Quinze, seize et vingt foisâ•›» les Pères se consultent. C’est leur décision la plus difficileâ•›: quitter leurs missions. Mais «â•›le désir de sauver les vies de ces chrétiens l’emporte70.â•›» 62. Paul Ragueneau, «â•›Lettre du 1er septembre 1650â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXXV (1650), p. 110. 63. Pierre J.-M. Chaumonot, «â•›Lettre au père Jérôme Lalemant du 1er juin 1649â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€XXXIV (1649), p. 216. 64. Ibid., p. 202-206. 65. Ibid., p. 208. 66. Cf. Paul Ragueneau, «â•›Lettre du 1er septembre 1650â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXXV (1650), p. 80. 67. Cf. Ibid., p. 82. 68. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 309-310. «â•›Le bourg Huron avoit plus de cent cabanes, dont une seule contenoit les huit & dix familles, qui font soixante & quatre vingt personnesâ•›» (Paul Ragueneau, «â•›Lettre€du 1er septembre 1650â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXXV (1650), p. 86). 69. Pierre J.-M. Chaumonot, «â•›Lettre au père Jérôme Lalemant du 1er juin 1649â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XXXIV (1649), p. 214. 70. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 315-316.
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Le 10 juin 1650, ils reviennent à Québec avec trois cents Hurons qui dressent des cabanes d’écorce près de l’Hôtel-Dieu. Des Français, mais surtout les Jésuites, les religieuses Ursulines et Hospitalières se dévouent sans compter pour les assister, eux qui doublent presque d’un seul coup la population de Québec qui compte quelque quatre cents cinquante habitants. Trois cents autres Hurons rejoindront ces premiers arrivants à l’Île d’Orléans par après. Le père Chaumonot mentionne qu’on «â•›lui donna le soin de tous ses pauvres étrangers71.â•›» Ils ont en effet perdu leur pays. Les missions sont ainsi suspendues pour un temps. Puis, en 1653, à la surprise générale, des Iroquois arrivent à Québec pour traiter de la paix et, en même temps, attirer les Hurons dans leur pays… Le projet missionnaire des Jésuites reprend donc en 1655 au pays même des Iroquois. Le père Chaumonot y est envoyé avec le père Claude Dablon, nouvellement arrivé de France. L’année suivante, cinquante Français les rejoignent avec des vétéransâ•›: les pères Ragueneau, Lemercier, Ménard... Pendant deux ans, ils visitent les cinq Nations, avec beaucoup de succès. Mais, de nouveau, ils doivent abandonner la mission car derrière cette demande de paix, les chefs avaient voulu attirer les Hurons chez eux pour les massacrer avec les Français. Avertis, ces derniers réussissent à s’échapper en pleine nuit à bord de deux grandes barques à fond plat construites en secretâ•›! De nouveau, les missions sont suspendues pour reprendre après 16651666 après l’arrivée du régiment de Carignan. Les Jésuites iront alors jusqu’aux Illinois, puis au Mississipi. C’est l’époque de Katéri Tétagouita… Quand aux Hurons, ils se déplacent de Québec à l’Île d’Orléans au printemps 1651 où des Iroquois viennent les attaquer en mai 1656. Le gouverneur D’Ailleboust les ramène à l’abri du fort de Québec où ils demeureront dix ans (1656-1666). Ils se déplacent ensuite à la mission de Notre-Dame-de-Foy à Sainte-Foy (1667-1673) et à celle de Notreâ•‚Dameâ•‚deLorette (1673-1697)72, qui va devenir «â•›l’Ancienne-Loretteâ•›» quand ils se déplaceront une dernière fois pour fonder «â•›la Jeune Loretteâ•›», aujourd’hui Wendake.
7 1. Cf. P. Chaumonot , Autobiographie, p. 49. 72. Cf. Ibid., p. 50, 56, 68, 72.
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Le père Chaumonot sera leur missionnaire jusqu’à sa mort en 1693, en vrai successeur du père de Brébeuf. Pendant cette période de quarante-trois ans, il ne quitte les Hurons que pour trois brèves missions (aux iroquoisâ•›: 1655-1658), à Montréal (1662-1663) et aux forts Richelieu (16651666)73. Fait à remarquerâ•›: jusque là, les Hurons (et aussi des Iroquois qui se joignent à eux à la mission de Notre-Dame-de-Foy et de Notre-Dame-deLorette) vivent toujours dans des cabanes d’écorce. Ils gardent leur langue, leurs coutumes, leurs conseils, leurs capitaines, leur mode de vie, sèment le blé d’Inde, vont à la chasse. Ils enterrent même leurs morts selon leur coutume en les déposant «â•›dans [une] espèce de cave, sur laquelle ils mettent une grande écorce74.â•›» Ils prient toujours en langue huronne, et on écrit queâ•›: «â•›Les bons Chrestiens de Cette Mission Continuent dans Leur ferveur, qui tient beaucoup de la primitive Église75.â•›» Les Jésuites n’ont donc jamais pensé que les Hurons (et les Iroquois) devaient quitter leur culture pour devenir chrétiens. Cette largeur de vue n’était pas partagée par tous. Ainsi par le gouverneur Frontenac. En fait, ce dernier, en leur faisant ce reproche, leur rend hommageâ•›: Je leur ai fort témoigné l’étonnement où j’étais de voir que de tous les Sauvages [Hurons] qui sont avec eux à Notre-Dame de Foy, qui n’est qu’à une lieue et demie de Québec, il n’y en avait pas un qui parlât français, […] et leur ai dit que je croyais que dans leurs missions ils devaient songer en rendant les sauvages sujets de Jésus-Christ, de les rendre aussi sujets du Roiâ•›; que pour cela il leur fallait inspirer l’envie d’apprendre notre langue, […] essayer de les rendre plus sédentaires, et de leur faire quitter une vie si opposée à l’esprit du Christianisme, puisque le véritable moyen de les rendre chrétiens était de les faire devenir hommes. Mais […] ils ne veulent point entendre ce langage […]76
Les Jésuites ont donc respecté le mode de vie et la culture des Hurons. Si certaines pratiques sont disparues, c’est, comme l’avait prévu le père de Brébeuf, qu’elles étaient incompatibles avec le message du Christ (supplices 7 3. Cf. Ibid., 51, 57, 66. 74. Cf. Claude Dablon, «â•›Lettre de 1675â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€LX (1675-1677), p.€34 et 36. 75. Jean de Lambertville et Claude Dablon, «â•›Lettre de 1673â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€LVII€(1672â•‚1673), p.€36. 76. Louis de Buade de Frontenac «â•›Lettre du Gouverneur Frontenac au Ministre du 2 novembre 1672â•›», dans Rapport de l’Archiviste de la Province de Québec (RAPQ) 19261927, p. 20â•›; L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 353-354.
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du feu77, festin avec accouplement collectif78, obéissance à leurs songes79, danses du feu avec marche sur des braises ardentes sans ressentir de douleurs80, etc.) Après Chaumonot, et pendant un siècle, trois missionnaires Jésuites accompagnent les Hurons à leur village actuel, Wendake. Trois noms traversent ce siècleâ•›: Michel de Couvert (1693-1715), PierreDaniel Richer, qui fit construire la chapelle actuelle (1715-1761), et ÛtienneThomas de Villeneuve Girault (1754-1790). Tant qu’il y eut des Jésuites à «â•›la Jeune Loretteâ•›», ils parlaient le huron81.
En 1773, les Jésuites sont dissous mais au Canada on les laisse en place et le dernier missionnaire des Hurons, le père Girault, quitte le village huron 17 ans plus tard, en 1790. Voilà rapidement esquissé le projet des Jésuites. On peut reconnaître que l’équipe des missionnaires qui l’a porté était exceptionnelle. Une dernière remarque du père Lucien Campeau mérite d’être citée pour rappeler le contexte dans lequel ce projet s’est accompli et où l’on projette trop souvent une volonté impérialiste des Européens sur les populations autochtonesâ•›: On raisonne parfois de la Nouvelle-France comme si la présence de quelques six cents Français en trois points du Saint-Laurent équivalait à la main mise d’une puissance européenne sur une partie du continent aussi grande que l’Europe. La colonie était soutenue par des fonds privés. Elle n’exerçait aucune domination. La population indigène occupait toujours intégralement le territoire, y conservant ses coutumes, ses altercations traditionnelles, l’autonomie de ses politiques. La colonie française subit les contre-coups de ses grouillements humains, sans en avoir le contrôle. En 1645, l’équilibre ancestral de ces populations se trouve rompu par l’armement des Agniers en arquebuses. Les Français, partie pour motif d’intérêt matériel, partie par zèle missionnaire, ont déjà mis les doigts entre l’arbre et l’écorce. Mais ils n’ont pas la maîtrise de la situation82. 7 7. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 110. 78. Ibid., p. 104. 79. Ibid., p. 100â•›; C’est, dit Brébeuf, «â•›comme le principal Dieu des Huronsâ•›» (Jean de Brébeuf, «â•›Lettre du 16 juillet 1636â•›», dans Relations des Jésuites, vol. X (1635-1636), p. 170.). 80. Ibid., p. 104. 81. René Latourelle, Pierre-Joseph-Marie Chaumonot, compagnon des martyrs canadiens, Bellarmin, 1998, p.€208. 82. L. Campeau, La mission des Jésuites, p. 249.
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En conclusion, je «â•›vous laisse à penserâ•›» si l’approche, l’audace, la patience et la parole annoncée par les premiers missionnaires Jésuites sont toujours inspirantes pour nous et s’ils méritent le titre que Mgr de Laval leur a donné d’être «â•›les Pèresâ•›» de l’église de la Nouvelle-France. En c o m pl é m e ntâ•›: u n e pe rc e pti o n a s s e z r é pa nd u e au s u j e t d e s J é s u it e s Le père Paul Le Jeune écrivait déjà aux gens haut placés de Franceâ•›: Il seroit à souhaiter que ceux-la mesme qui devroient faire ces despences pour la conservation du pays, ne fussent pas du moins les premiers à condamner le zèle de ces Pères, & à les rendre par leurs discours plus noirs, que leurs robesâ•›; ils devroient laisser ces sortes de médisance à la basse populace toûjours mal informée de ce qui se passe, & dont l’ignorance semble excuser les calomnies. Mais faisons bien, & laissons mal parler83.
Une perception assez répandue au sujet des Jésuites est celle du jésuite rebutant, mal aimé et mal reçu. Mais regardons le père de Brébeuf. Après avoir passé trois ans chez les Hurons, de 1626 à 1629, essentiellement pour apprendre leur langue, il doit retourner en France après la prise de Québec par les frères Kirke. Revenu au pays des Hurons en 1634, il écritâ•›: Dés aussitoit que je fus apperceu au village, & qu’on eust crié, voyla Ûchom revenu, c’est ainsi qu’ils me nommet, tout le monde sortit pour me saluer & bienveigner [la bienvenue], chacun m’appelant par mon nom, & me disantâ•›: Quoy Échom, mon nepveu, mon frère, mon cousin, es tu donc revenuâ•›? […] & m’y estant bien peu de temps rafraischy, je sors aussitoit avec une bande de jeunes gens volontaires, pour aller reprendre mon petit bagage. Il estoit une heure de nuict quand nous fusmes de retour au village84.
C’est un accueil des plus chaleureux.
83. Paul Le Jeune, «â•›Lettre au père Louis Cellot du 1er décembre 1657â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLIII (1655-1656), p. 170. 84. Jean de Brébeuf, «â•›Lettre au père Paul Le Jeune du 27 mai 1635â•›», dans Relations des Jésuites, vol. VIII (1634-1635), p. 92.
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Regardons le père Chaumonot. En 1655, six ans après les martyrs, il est envoyé au pays des Iroquois avec le père Claude Dablon. Juste avant l’arrivée, il fait la rencontre de Hurons captifs qu’il avait déjà connus. Le père de Quen écritâ•›: Une vingtaine de Hurons, […] firent paroistre le contentement qu’ils avoient de voir le Père Chaumonot. Les uns se jettent à son col, les autres l’invitent au festin, d’autres luy envoyent des présens […] Le Père rencontra icy, Otohenha, l’hoste du feu Père Garnier, & du Père Garreau, dans la nation du Pétun. Il fut si saisi de joye à la veue du Père, qu’il ne peut parler d’abord, & fut obligé de différer à un autre temps85.
Nous voilà loin d’une injure adressée aux Jésuites les rendant responsables de tout leur malheur. Puis c’est l’arrivée chez les Iroquois. Chaumonot écritâ•›: «â•›Nous fûmes bien reçus à Onnontagué86.â•›» Le 11 juillet 1656, arrivent d’autres Jésuites avec cinquante Français. La Relation détailleâ•›: […] ces pauvres Sauvages nous faisoient tout l’accueil possible, faisans voir dans leurs yeux, & leurs gestes les sentimens de leur cœur tout remply de tendresse pour nousâ•›; […] mais nous voyant assez las de la fatigue d’un si long voyage, ils nous dirent qu’ils se retireroient, […] en chantant à l’entour de nos cabanes les airs les plus doux, les plus agréables & les plus propres pour nous endormir87.
Ils sont accueillis par les Iroquois avec des berceuses… Par après, le père Chaumonot s’adresse aux députés des cinq nations iroquoises€– il fut le premier à le faire. On écrit que «â•›[…] l’approbation fut si generalle & si universelle, qu’on eût dit qu’ils vouloient tous mettre le Père dans leur cœur, ne sçachant quelle caresse assez grande luy faire88.â•›» Envoyé chez les Sonnontouans, il prend la défense des femmes contre les hommes toujours partis en guerre. Il écritâ•›: Ce discours […] eut tellement l’approbation des femmes qu’elles voulurent m’en remercier dans un grand festin […] où elles vinrent parées de leurs
85. Jean de Quen, «â•›Lettre du 7 septembre 1656â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLII (1655-1657), p. 72 86. P. Chaumonot , Autobiographie, p.51. 87. Paul Le Jeune, «â•›Lettre au père Louis Cellot du 1er décembre 1657â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLIII (1656-1657), p. 158. 88. Ibid., p.€178.
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bijoux danser à la cadence de deux ménestriers [auxquels,] joignant leurs voix, elles chantoient mes louanges89.
Après l’abandon de la mission iroquoise (à cause d’un complot contre les Français), il mentionneâ•›: [Les femmes] firent encore mieux paroître leur affection pour moi […] puisqu’elles en pleurèrent l’espace de plusieurs joursâ•›: et depuis ce tems-là à toute occasion, elles demandent de mes nouvelles en témoignant qu’elles désirent encore ma présence. Presque tout le monde avec qui j’ai conversé m’a donné de ces marques d’estime et d’amitié90.
Les Jésuites sont donc appréciés et aimés. Un di s c o u r s d u pè r e C h au m o n ot 91 qu i illu s t r e b i e n l e c œ u r d u p ro j e t d e s J é s u it e s À la suite du père de Brébeuf et vingt ans après lui, le père Chaumonot répète l’essentiel de son message, mais cette fois, aux chefs des cinq Nations iroquoises. Il est difficile de trouver meilleur discours pour exprimer le projet des Jésuites. Il commence par clarifierâ•›: «â•›ce n’est point pour le commerce que vous nous voiés paroistre en vostre pays […] Gardés vos castors si vous le trouvés bon pour les Hollandoisâ•›; […] nous ne cherchons point les choses périssablesâ•›». La Relation résume le genre de discours qu’il leur a livré et qui a duré deux heures. Vous remarquerez comment les Jésuites se sont faits hurons avec les Hurons et iroquois avec les Iroquois en épousant leur mode de vie, et comment ils respectent leurs coutumes en offrant des présents. Chaumonot déclareâ•›: […] c’est pour la Foy [l’annonce de Dieu et du Christ] que nous avons quitté nostre païs, […] nous avons traversé l’Occéanâ•›; c’est pour la Foy que nous avons quitté les grands Navires des François pour nous embarquer dans vos petits canotsâ•›; c’est pour la Foy que nous avons laissé de belles maisons, pour nous loger sous vos écorcesâ•›; c’est pour la Foy que nous nous privons de nostre nourriture naturelle,
8 9. P. Chaumonot , Autobiographie, p. 55. 90. Ibid., p.56. 91. Pierre J.-M. Chaumonot, «â•›Discours inséré dans la Lettre de Paul Le Jeune au père Louis Cellot du 1er€décembre€1657â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLIII (1656-1657), p. 174 et 176. Les citations suivantes sont tirées de ce discours.
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& des mets délicieux […] pour manger de vostre boüillie & de vos mets, dont à peine les animaux de nostre païs voudroient gousterâ•›: & prenant un très beau colier de pourcelaine artistement faitâ•›: c’est pour la Foy que je tiens en main ce riche présent […]
Il table ensuite sur la croyance qu’ils ont déjà au «â•›grand Dieuâ•›» qu’ils désignent comme «â•›celuy qui a tout faitâ•›». Et il n’hésite pas, comme saint Paul, à se dire «â•›en ambassade pour le Christâ•›» (2 Co 5, 20). […] lors que vous descendites à Québec pour nous conduire en vostre pays. Vous avez promis solennellement que vous presteriés l’oreille aux parolles du grand Dieu, elles sont en ma bouche, écoutés-les, […] Il vous envoie donner advis par ses Messagers que son Fils s’est fait homme pour vostre amour, que cet Homme Fils de Dieu est le Prince & le Maistre des Hommes […]
Donc d’abord l’annonce de Dieu et du Christ. Ensuite seulement, il passe aux comportements, à la morale. En ce domaine, il établit même une relation entre la foi et la raison. Il fait donc appel au côté raisonnable des Iroquoisâ•›: Sa loy [de Dieu] est douceâ•›: elle déffend de faire aucun tort ny aux biens, ny à la vie, ny à la femme, ny à la réputation de son prochain. Y-a-t’il rien de plus raisonnableâ•›? Elle commande de porter respect, amour & révérence à celuy qui a tout fait & qui conserve l’universâ•›; Vostre esprit est-il choqué d’une vérité si naturelleâ•›?
Il dégage les implications de l’Incarnation et leur révèle leur dignitéâ•›: ils sont, eux aussi, les frères du Christ. Les missionnaires sont venus leur révéler son messageâ•›: Jésus-Christ qui est le Fils de celuy qui a tout fait s’estant fait nostre frère & le vostre en se revestant de nostre chair, a presché ces belles véritez […] il a ordonné qu’elles fussent portées par tout le mondeâ•›: voilà ce qui nous fait paroistre en vostre paysâ•›; […] & nous sommes si certains de toutes ces véritez que nous sommes prests de perdre nos vies pour les soustenir.
Il termine en plaçant chacun devant Dieu lui-même. C’est un appel à la conversionâ•›: «â•›[…] qui que tu sois Onontaghéronnon, Sonnontouéronnon, Anniéronnon, Oneïogouenronnon, Onneïoutehronnon, […] obéïs à la voix du Tout-Puissant.â•›» Les Iroquois sont ébahisâ•›: Ces paroles de feu, & quantité d’autres semblables […] jettèrent un tel estonnement dans ces pauvres Barbares, qu’ils paroissoient tous transportez, […] on eût
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dit qu’ils vouloient tous mettre le Père dans leur cœur, ne sçachant quelle caresse assez grande luy faire. Les larmes tomboient des yeux de nos François voyant nostre Seigneur si magnifiquement annoncé en cette extrémité du monde92.
«â•›Notre-Seigneur annoncé en cette extrémité du mondeâ•›»â•›: tel est le cœur du projet des Jésuites.
92. Paul Le Jeune, «â•›Lettre au père Louis Cellot du 1er décembre 1657â•›», dans Relations des Jésuites, vol. XLIII (1655-1656), p. 176 et 178.
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Chapitre 21
De la rencontre au dialogue entre sujetsâ•›: conversion, inculturation et indigénisation du christianisme chez les peuples du Grand Nord Frédéric Laugrand Faculté des sciences sociales, Département d’anthropologie, Université Laval, Québec
I nt ro d u cti o n 1
E
n Amérique, l’évangélisation des peuples du Grand Nord demeure relativement récente, non pas que des contacts entre missionnaires et autochtones n’aient pas eu lieu dès le XVIe siècle ou que les idées chrétiennes n’aient pas circulées via les coureurs des bois, mais du fait qu’il faut attendre les années 1820-1840, pour que des missionnaires méthodistes, anglicans et catholiques ouvrent les premières missions permanentes dans ces régions. Le cas des missions moraves implantées au Labrador, à la fin du XVIIIe siècle demeure exceptionnel. Du coup, les chercheurs qui se sont intéressés à cette diffusion du christianisme ont pu tenir compte, mieux qu’ailleurs, des destinataires et du travail de leurs catégories ou schèmes de pensée. Au Canada, de nombreux travaux sur l’évangélisation des peuples autochtones s’inscrivent ainsi dans un paradigme qui ne met plus seulement l’accent sur le rôle et les stratégies des missionnaires, mais également sur celles des sujets évangélisés, ces récepteurs actifs dont on a trop longtemps sous-estimé sinon ignoré les actions. Dans cette brève contribution, je voudrais revenir sur l’intérêt d’aborder l’évangélisation sous l’angle de la 1. Tous mes remerciements à R. Brodeur et son équipe pour leur invitation. 333
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réception du christianisme. Pour ce faire, j’esquisserai d’abord un tableau général en prenant comme cas particulier celui des Inuit, les derniers évangélisés parmi les peuples du Grand Nord. Je présenterai ensuite un rite de conversion qui emprunte aux traditions locales et permet d’accéder à l’un de ces schèmes. Je reviendrai ensuite sur la notion d’indigénisation que j’emprunte à Sahlins (2007) en mettant en perspective le cas des Inuit avec d’autres exemples tirés du monde autochtone des régions du Subarctique. D e s c o ntact s s p o r a diqu e s av e c l e ch r i s ti a ni s m e à l a c o ntag i o n d e s id é e s Les premiers contacts des peuples du Grand Nord avec le christianisme demeurent difficiles à dater. Pour le cas des Inuit, certaines sources mentionnent la possibilité de rencontres entre de petits groupes de chasseurs collecteurs nomades et les Vikings, dès le XIIe siècle. D’autres réfèrent à des rapports intermittents avec des marins et des explorateurs européens au cours du XVIe siècle. D’autres encore évoquent les rencontres ponctuelles avec des missionnaires jésuites au XVIIe puis au XVIIIe siècle, les échanges avec les baleiniers et les commerçants de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Toutefois, de par leur caractère sporadique et du fait d’obstacles d’ordre logistique et linguistique, ces premiers échanges n’ont eu qu’un impact limité au niveau de la pénétration des idées chrétiennes. Cette réception mitigée du christianisme va cependant rapidement s’inverser. À la fin du XVIIIe siècle, mais surtout au début du XIXe, l’évangélisation menée par les missionnaires moraves sur les côtes du Labrador a plus de répercussions. Certains historiens qualifient de «â•›réveil religieuxâ•›» ce premier mouvement de conversions collectives et de diffusion du christianisme. Malheureusement, il n’est guère possible aujourd’hui, malgré la mise en évidence d’importants réseaux de circulation, de retracer les rumeurs ou de mesurer jusqu’où pouvait s’étendre l’influence des missions moraves. L’intensification des échanges entre Inuit et Qallunaat (les Blancs) et l’arrivée des premiers missionnaires anglicans puis catholiques, au XIXe siècle, allaient néanmoins faire basculer la situation. L’arrivée dans la baie James des prédicateurs méthodistes de la Wesleyan Missionary Society (WMS) qui travaillent d’abord auprès des Cris, à partir de 1837, puis l’ouverture de plusieurs missions par les anglicans de la Church Missionary Society (CMS), à partir de 1820, marque en effet un nouveau seuil. L’arrivée des Oblats qui investissent les régions du Nord-Ouest canadien après 1844 se traduit aussi par des changements importants dans les
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cosmologies autochtones. Suivant de près l’installation des comptoirs de traite, les missionnaires anglicans fondent leurs stratégies évangélisatrices sur deux axesâ•›: d’abord, l’introduction d’un système d’écriture syllabique (Cri, Inuit, en particulier) et l’impression consécutive d’un nombre considérable d’hymnes, de catéchismes et de textes scripturairesâ•›; ensuite, la formation rapide de leaders indigènes chrétiens dans le but de multiplier les prosélytes, une stratégie connue sous le nom de «â•›Native Church Policyâ•›». Celle-ci remporte un succès inégal mais indéniable en Terre de Baffin (cf.€Laugrand, Oosten and Trudel 2006). Après leurs missions ouvertes sur la côte Est de la baie d’Hudson et celle d’Uumanarjuaq (1894), les anglicans et leurs leaders locaux ouvrent d’autres postes à Lake Harbour (1909), Eskimo Point (1926), Salliq (1926), puis Baker Lake (1927) et Mittimatalik (1929). Du côté des catholiques, l’évangélisation touche d’abord la vallée du Mackenzie et ce n’est qu’assez tardivement, au début du XXe siècle, que les Oblats entrent en contact avec les Inuit. Dans l’Arctique de l’Est, leurs premières missions permanentes sont ouvertes à Chesterfield Inlet en 1912, puis au Cap Esquimau (1924), à Baker Lake (1927), Mittimatalik (1929), Naujaat (1933), Iglulik (1933) et Pelly Bay/Arviligjuaq (1935) où ils furent même invités par les Inuit à s’y installer. Comme la tradition orale, les témoignages de nombreux agents nonmissionnaires révèlent très tôt cet engouement des Inuit pour le christianisme. En 1906, le Capitaine Albert P. Low (1906â•›: 139-140) évoque une dynamique de contagion, observant que les Inuit «â•›embrassent volontiers le christianismeâ•›» et qu’ils «â•›suivent si bien ses préceptes que cela aurait de quoi faire pâlir le chrétien blanc moyenâ•›»â•›: «â•›Tous sont excessivement impatients d’apprendre à lire les livres publiés par la Church Missionary Societyâ•›». À peine introduites, les idées chrétiennes connaissent donc une diffusion rapide. Leur irruption se traduit tantôt par l’abandon de certaines pratiques (qu’il s’agisse des amulettes chamaniques, du tatouage rituel, des fêtes hivernales du tivajuut), tantôt par l’adoption de nouvelles (hymnes et prières chrétiennes, respect du dimanche, etc.) et parfois par leur combinaison, l’efficacité demeurant le principe de préséance2.
2. Knud Rasmussen (1929â•›: 61-62), Peter Freuchen (1939â•›: 435) et Bernard Saladin
d’Anglure (1991â•›: 15) rapportent l’utilisation de chapelets et de crucifix comme amulettes, etc.
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L a r é c e pti o n d u ch r i s ti a ni s m e ch e z l e s I n u it Encore partielle au début du XXe siècle, la pénétration des idées chrétiennes ne s’est pas opérée de façon identique ni au même rythme dans toutes les régions de l’Arctique de l’Est. Un contraste oppose la réception du christianisme dans les zones de contacts directs entre Inuit et missionnaires (cas d’Uumanarjuaq et d’Igluligaarjuk) et sa réception dans les zones de contacts indirects (région de Mittimatalik, d’Igloolik, etc.). Alors que dans les premières, les chamanes ont souvent manifesté des attitudes de refus face aux nouvelles idées de leurs concurrents missionnaires, se plaignant par exemple de leur intrusion maléfique, dans les secondes, ces refus ont été rares. L’absence de missionnaires a ainsi facilité l’émergence de rituels de conversion. Sans le contrôle d’un missionnaire, les Inuit disposaient d’une marge de manœuvre plus importante qui rendait possible toutes sortes d’interprétations indigènes de ces nouveaux pouvoirs (cf. Blaisel, Laugrand et Oosten 1999). Sur le plan des stratégies évangélisatrices, les missionnaires oblats se montrèrent plus réservés que leurs homologues anglicans, hésitant à distribuer des bibles aux Inuit et se refusant à leur déléguer trop de pouvoir. Des deux côtés, la présentation plus ou moins volontaire de la prière (tutsiaruti «â•›ce qui sert à obtenir quelque choseâ•›»), comme un puissant moyen d’intercession, y compris pour les activités cynégétiques et les accidents de tous ordres, remporta toutefois un franc succès. Envisagée de façon individuelle par les traditions anglicanes et catholiques alors rivales, la conversion allait se traduire, dans les zones de contacts indirects tout au moins, par des cérémonies collectives et orchestrées bien avant l’arrivée des agents officiels de la mission. Conformément à leurs conceptions sotériologiques, les anglicans faisaient de la conversion (saagiartuq «â•›il se convertitâ•›») une expérience essentiellement cathartique, impliquant «â•›un changement complet [...] une nouvelle naissance [...] par le pouvoir de l’Esprit Saint3â•›». A contrario, les catholiques la concevaient sur un plan évolutif comme un mouvement rythmé de rituels de passage (baptême, première communion, etc.) vers l’accomplissement total. Au niveau des destinataires, l’attitude des premiers convertis laisse apparaître une réception très positive. Partout, les idées chrétiennes furent
3. Anglican Church of Canada/General Synod Archives/Peck Papers M56-1, Journal from Edmund James Peck, 29/08/1909.
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mises à l’essai, soumises à des tests par les chamanes dont certains avouèrent ouvertement la force supérieure (sangijuq) de ces nouveaux esprits, considérant alors leurs homologues comme des imposteurs (Rasmussen 1931â•›: 295 et 500â•›; Laugrand 2002). Devenus de fervents prosélytes, de nombreux chamanes devinrent alors de bons prosélytes. Certains eurent le sentiment d’un affaiblissement considérable de leurs pouvoirs, à la suite du départ plus ou moins volontaire de leurs esprits auxiliaires (tuurngait) dont on disait dorénavant qu’ils les abandonnaient (qimaajuq) et qu’ils disparaissaient (piirtuq). D’autres chamanes se résignèrent de manière plus lente, n’hésitant pas à relever les défis des missionnaires. Prenant parfois une certaine distance vis-à-vis de leurs règlements, ces derniers se lancèrent dans de véritables compétitions chamaniques pour convaincre. Le père Ducharme s’est ainsi mesuré à Kappianaq en créant un simulacre d’explosion pour illustrer la puissance supérieure du christianisme (cf. Laugrand 2002â•›: 340). Les pères Turquetil et Papion feront quant à eux apparaître le caribou avec des prières chrétiennes, etc. Avec de telles méthodes, les missionnaires seront parfois considérés comme de véritables chamanes. Un aîné, comme F. Pisuk, nous a relaté le pouvoir chamanique qu’il attribuait au père Thibertâ•›: Une fois, à un endroit qu’on appelle Sattiumanittuaq, le père Thibert attendait voir si mon père et moi allions rapporter des caribous. Il a prié pour mon père et m’a confié qu’il espérait qu’il en chasse en nombre suffisant. Il m’a dit aussi qu’au moment où mon père allait tirer, les caribous ne le fuiraient pas. En fait, on dirait que c’est ici le prêtre qui pratiquait ce qu’on nomme le manilirijjuti (une manière de se procurer du gibier). (Oosten and Laugrand 2002â•›: 109-110).
Pratiqués exclusivement dans les zones de contacts indirects avec le christianisme, le rituel du siqqitiq, s’inscrit dans cette phase paroxystique de la réception du christianisme.
Le siqqitiq Particulier aux régions du nord de l’île de Baffin et de la péninsule d’Aivilik, le siqqitiq a été pratiqué au début des années 20, soit environ cinq à sept ans avant l’arrivée des premiers missionnaires dans la région. Observé par Freuchen (1939â•›: 399), qui n’y vit qu’une simple pratique locale, des récentes enquêtes orales auprès de quarante anciens de différents villages ont pourtant permis de mettre au jour son étendue régionale. Le témoignage de Noa Piugaattuq (né vers 1901), recueilli en 1995, en donne une bonne description.
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Lorsque les chamanes pratiquèrent le siqqitiq, ils perdirent leurs pouvoirs. Avant l’arrivée de la religion chrétienne, certaines choses leur étaient interdites et ils ne pouvaient consommer certaines parties du gibier (pittailiniq). Néanmoins, après avoir mangé ces parties prohibées, les chamanes pouvaient dorénavant tout faire. C’est comme cela que la religion chrétienne a commencé. Jadis, j’ai moi-même vécu le siqqitiq. Quelqu’un est allé à la chasse au phoque barbu. Après en avoir rapporté un, il nous a présenté un cœur qu’on a coupé en tout petits morceaux. Ceux qui souhaitaient pratiquer le siqqitiq confessèrent leurs fautes et tout ce dont ils voulaient se débarrasser du passé. Certains pleuraient même pendant la cérémonie. Umik, son fils et Angulainnuk faisaient partie de ces personnes «â•›religieusesâ•›» qui distribuèrent la viande coupée en petits morceaux. Qadlutsiaq lui, ne pouvait pas le faire, seuls ceux qui connaissaient la religion étaient habilités. Jadis, les cœurs de plusieurs animaux étaient interdits à la consommation pour certaines personnes, surtout pour les femmes. Or, lorsqu’elles mangèrent ces morceaux de viande, on disait qu’elles pratiquaient le siqqitiq et qu’elles oubliaient leur passé. À l’issue du siqqitiq, les chasseurs arrêtèrent de donner de l’eau au phoque qu’ils venaient de capturer car cela faisait dorénavant partie de règles de Satan. À l’époque, on ne savait pas ce qu’était le baptême4.
Cette description évoque clairement la consommation rituelle et collective du foie de phoque, juste après sa prise par les chasseurs. Le siqqitiq constitue d’abord un rituel de transgression centré sur la consommation des viscères du gibier marin. D’une part, les morceaux de viande avalés constituent des zones culturellement sensibles des gibiersâ•›: ce sont des lieux de vitalité situés au cœur du processus reproductif (cf. le cœur selon Therrien 1987â•›: 163â•›; la vessie selon Oosten 1993â•›: 108â•›; les poumons et l’intestin grêle selon Saladin d’Anglure & Hansen 1997â•›: 62). D’autre part, la consommation immédiate du cœur (uummati), du foie (tinguk) et des poumons (puvait) transgresse précisément l’interdit majeur que devaient respecter les apprentis chamanes (Rasmussen 1929â•›: 114â•›; Laugrand 2002â•›; Saladin d’Anglure & Hansen 1997â•›: 62). Plus qu’une transgression des interdits alimentaires liés à la consommation des viandes saignantes lors de certaines occasions jugées dangereuses (relevailles, menstruations, deuil, etc.), le siqqitiq constitue donc un véritable défi envers la Femme de la mer, cette maîtresse des animaux connue entre autres, sous les noms de Sedna ou de Takannaaluk selon les régions. La symbolique de ce rituel printanier est d’autant plus forte que ce dernier a lieu sur la banquise, domaine privilégié de la Femme de la mer, 4. Traduction en français par l’auteur du témoignage de Noa Piugaattuq recueilli à Igloolik en 1995.
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mais également avec du gibier marin issu de sa propre chair, selon les mythes5. Le siqqitiq est ensuite un rituel émancipatoire. Cette dimension est récurrente dans l’exégèse qu’en donnent les anciens. Pour l’avoir observé lors de son séjour, Freuchen (1939â•›: 399-340) a été frappé par ce retournementâ•›: Les conversions se firent à une réunion générale et immédiatement toutes les restrictions tombèrent. En somme c’était un grand soulagement pour les indigènes de pouvoir coudre toute sorte de peaux à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, d’être autorisés à chasser tous les animaux dont ils avaient besoin, etc.
Une troisième caractéristique réside dans le fait que le rituel se traduit à la fois par une perte et un gain de pouvoir pour les chamanes, dont on a montré, à partir d’une comparaison régionale de quatre cas (Laugrand 2002), qu’ils souhaitaient s’approprier des esprits chrétiens. Toutefois, la continuité de cette relation d’alliance avec les esprits n’est en rien contradictoire avec les changements majeurs gérés par le rituelâ•›: oubli du passé, modification des pratiques de chasse, réaménagement des injonctions rituelles, adoption de nouveaux rites, etc. Le siqqitiq se définit comme un acte de cohésion sociale qui permettait aux commensaux de renaître chrétiens en devenant des croyants (ukpirtuit). Rose Iqallijuq exprime bien la transformation sur laquelle se clôt ce rituel de renaissanceâ•›: À la fin, on récita une prière à Dieu. On lui dit qu’on souhaitait entrer dans une nouvelle vie et que l’on voulait que l’Esprit Saint descende parmi nous [...] Par le siqqitiq, on décidait de consommer ces morceaux de gibier qui nous étaient interdits jusqu’alors. Tandis qu’on devait finir absolument toute l’assiette de viande, on dit en même tempsâ•›: «â•›nous mangeons une partie du corps du Christâ•›». Voilà, c’est ainsi qu’on nous donna la religion6.
La dernière caractéristique apparaît avec les connotations symboliques du terme de siqqitiq. Emprunté au registre du vocabulaire de chasse, ce syntagme désigne le mouvement de dispersion et de descente des caribous, des hauteurs de la montagne jusqu’au rivage, sur la banquise. De par leurs commentaires
5. Le siqqitiq, au cours duquel les commensaux consomment des intestins de phoque, transgresse exactement la toute première injonction rituelle alimentaire qui leur fut donnée par l’ancêtre mythique Aakulujjuk (Boas 1901â•›: 143-144). 6. Traduction en français par l’auteur du témoignage de Rose Iqallijuq recueilli à Igloolik en 1995.
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et leurs gestes, il semble que les anciens associaient les difficultés qu’éprouvent les caribous ou les chasseurs à franchir l’estran, cette zone escarpée qui l’hiver prend forme de blocs disloqués entre la terre et la mer gelée, aux exigences périlleuses que ce passage d’un système à l’autre représentait pour les Inuit. Certains ne pleuraient-ils et ne criaient-ils pas pendant la cérémonieâ•›? Autrement dit, le siqqitiq implique clairement l’idée d’un passage négocié, d’une translation, d’où l’importance de cette métaphore géographique. Sur le mode de la métonymie, toutes expriment que se produit une transformation de la tradition, puisque c’est à partir de la consommation intégrale d’une partie spécifique de gibier que l’ensemble des participants s’approprient le christianisme dans un mouvement qui se clôt sur une complète renaissance chrétienne. L’intensité de la symbolique chrétienne ressort avec le thème du baptême mais surtout celui de la communion fréquemment évoquée dans ces pratiques. Sur le mode de la métaphore, cette pratique rituelle exprime qu’une transition est à l’œuvre. Le siqqitiq est ici très explicite sur ce passage puisqu’il désigne avant tout la descente de la montagne à la banquise. L’idée de transition est d’autant plus marquée que cette pratique rituelles recourt aux médiums traditionnels du système chamanique. Cette dimension chamanique ressort en ce sens que l’initiation chrétienne se révèle comme une inversion de l’initiation chamanique. Si la montagne et l’intérieur des terres ont toujours été le lieu d’excellence pour l’initiation chamanique et la rencontre avec des esprits (Saladin d’Anglure 1983), la banquise sur laquelle se déroule le rituel de conversion s’avère inversement le lieu idéal pour défier la Femme de la mer et entrer en contact avec de nouveaux esprits. De même, tandis que dans l’initiation chamanique, ce sont les esprits qui pénètrent l’aspirant chamane, dans l’initiation chrétienne, la relation est à la fois identique (les commensaux espèrent résolument s’imprégner de l’esprit chrétien) et inverse puisqu’il fallait au préalable que les esprits chamaniques s’éloignent (abandon des esprits). Enfin, alors que dans l’initiation chamanique, la naissance de l’aspirant chamane, idéalement isolé, passe par l’expérience de la mort initiatique, le néophyte étant symboliquement dévoré par les esprits, la situation est de nouveau symétriquement inverse dans le siqqitiq. C’est en se réunissant autour d’un officiant chamane devenu prosélyte que, solennellement rassemblés, les commensaux qui aspirent au christianisme vivent une naissance ou renaissance par la consommation des morceaux de viande (viscères) où résident les principes de vitalité des esprits des gibiers. Cette série d’inversions fait
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ressortir le principe de l’investissementâ•›: tandis que l’apprenti chamane devait être symboliquement et inhabituellement mangé pour devenir maître en son domaine, l’apprenti chrétien devait être effectivement et généralement mangeur pour acquérir sa nouvelle identité. Sans sous-estimer les différences, le schème de la mort/renaissance modèle clairement ce rituel. En somme, si l’appropriation de cette nouvelle religion exigeait une transition, exprimée par la métaphore géographique d’un passage ou d’un voyage, elle-même renforcée à une autre échelle par le choix des entrailles, «â•›lieux de transitâ•›» par excellence, celle-ci devait aussi donner lieu à une transformation, traduite ici à l’aide de procédés métonymiques, avec d’une part, la consommation ou l’adoption de plusieurs éléments jugés indispensables et, d’autre part, l’aspiration à une renaissance. Si la conversion des Inuit au christianisme s’est donc opérée par la mise en œuvre de stratégies d’appropriation qui témoignent d’un processus complexe d’interprétation, l’identification d’un schème culturel rend intelligible cette gestion de l’innovation à l’intérieur du cadre des traditions. En tant que rituel de conversion, le siqqitiq ouvre donc un troisième cycle dans le récit cosmologique et les éléments s’opposent presque terme à terme. Si dans le premier cycle, les injonctions rituelles sont survenues avec le gibier marin, il n’est plus surprenant de voir que le désamorçage mis en œuvre par le siqqitiq consistait à en consommer les viscères. De la même manière, si une transgression était à l’origine des injonctions rituelles, avec le siqqitiq, ce sont de nouvelles transgressions qui permettent l’abandon des dites injonctions et le changement du cycle. Dorénavant enfin, les animaux sont moins considérés comme les créatures de la Femme de la mer mais plutôt comme celles de Dieu. Ce que montre l’analyse d’un tel rituel c’est que la conversion implique à la fois une transition et une transformation, une rupture et de la continuité. Mi s e e n pe r s pe cti v e av e c d ’ au t r e s c a s d u N o r d c a n a di e n Comment situer le cas des Inuit dans le monde autochtone du Subarctiqueâ•›? Si de tels rites de conversion n’ont pas été documentés ailleurs, les Inuit ne sont pas les seuls sujets à avoir incorporé ou indigénisé le christianisme. Comme eux, leurs voisins autochtones s’identifient aujourd’hui comme des chrétiens de confession anglicane, catholique ou pentecôtiste pour ne mentionner que les principales affiliationsâ•›: Kan (1991) le montre
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pour les Tlingit de la Côte-Ouest, Valentine (1995) pour les Ojibwa, Slobodin (1994) pour les Kutchin du Grand Nord, Peelman (1992) pour les Innu du Saint-Laurent, Goulet (1998) pour les Dénés Tha de l’Alberta, etc. Le cas des Dénés paraît d’autant plus fascinant que la réception du christianisme a joué là un rôle essentiel dans l’émergence de traditions prophétiques. McCarthy montre ainsi que chez les prophètes dénés du Grand Nord, la première apparition du fils de Dieu date de 1859 et que les années 1860 sont très riches sur le plan des visions. Contrairement à ce que nombreux historiens ont prétendu en ne fondant leurs analyses que sur les sources missionnaires (voir par exemple Grant 1984), le christianisme a fait l’objet d’une importante entreprise d’indigénisation, les sujets autochtones ayant joué un rôle décisif dans ce processus. Introduite il y a un demi siècle par l’anthropologue J. Rousseau et reprise ensuite par d’autres, la notion de dualisme religieux selon laquelle on pouvait être tantôt chrétien au village, tantôt pratiquant de la religion traditionnelle dans le bois, n’est pas erronée (Tanner 1979 en donne quelques exemples), mais peu stimulante pour la pensée. Elle demeure peu adéquate pour exprimer toutes les nuances et la complexité d’un processus qui articule de la continuité à de la transformation et ce, à différents niveaux et à des vitesses variables selon les domaines et les époques. La perspective transformiste paraît donc plus juste et plus dynamique, mais à condition de saisir le travail des catégories indigènes, ce que j’ai essayé d’illustrer avec ces rites de conversion. Il faut se défaire enfin de l’idée selon laquelle la conversion n’est qu’une transformation, car elle est d’abord un déplacement qui n’annule pas ce qui le précède. Dès lors on peut comprendre qu’autant sur le plan des pratiques, le christianisme l’a bien emporté avec l’intégration massive d’éléments chrétiens dans les cosmologies autochtones et l’incorporation de Dieu, autant la question demeure plus complexe sur le plan des schèmes d’intelligibilité et des catégories. À ce niveau, les logiques autochtones demeurent solides et responsables, elles agissent au-delà de la conscience des sujetsâ•›; encore faut-il se doter des outils pour mesurer leur modelage. Chez les Inuit, la prière chrétienne, par exemple, est devenue un dispositif fort efficace pour contrer l’action chamanique et le jet de sorts. Chez les Innu du Saint-Laurent, l’introduction de l’eau bénite serait responsable de la fuite de Carcajou dans des régions éloignées (Savard 1977â•›: 67-68) et les aînés s’entendent pour affirmer qu’Atschen a été vaincu par les missionnaires (Gagnon 2007). Chez les Dénés-Tha, le crucifix et bien d’autres
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symboles chrétiens font aujourd’hui partie intégrante de la Tea Dance et des traditions (Abel 1989â•›; Goulet 1998â•›: 210). À cet égard et à quelques exceptions près (cf.€le père Vandersteene chez les Cris étudié par Waugh 1996), ce sont plutôt les missionnaires qui n’ont pas toujours réussi à intégrer des éléments des traditions ancestrales autochtones dans leurs pratiques. Au-delà de l’emprunt manifeste de nombreux éléments au christianisme par les peuples autochtones du Nord canadien (cf. les grands rites du calendrier religieux, la messe, la confession, etc.), la permanence d’institutions fort anciennes témoigne d’importantes continuités. Citons quelques exemples comme le rite divinatoire du qilaniq chez les Inuit dont on sait qu’il est pratiqué depuis plusieurs siècles (Laugrand et Oosten 2008), la scapulomancie chez les Innu (cf. Tanner 1979, 2007â•›; Armitage 1992), le rite de la tente-tremblante chamanique (kwashapshigan) chez les Cris (Preston 2002â•›: 81), le rêve et les traditions prophétiques chez les Dénés (Goulet 1998â•›; Helm 1994, 2000), ou encore les valeurs et les rites de chasse chez les Cris et les peuples athapascans (cf. Brightman 1993, Smith 1998, Feit 2000 et Scott 2007). Certaines transformations cachent parfois ces mêmes continuités, qu’on évoque le cas du culte à Sainte-Anne chez les Innu qui évoque des pratiques chamaniques (cf. Gagnon 2002, 2007), du pèlerinage au lac Sainte-Anne chez les Blackfoot de l’Alberta qui comporte bien des éléments semblables avec la danse du soleil (Morinis 1992), et même de certains rites pentecôtistes et des pratiques qui ont lieu dans le cadre des cercles de guérison contemporains (cf. Tanner 2004 pour les Cris, Laugrand et Oosten, s.p. pour les Inuit)7. Plusieurs catégories chrétiennes, comme celle de la figure démoniaque, demeurent enfin profondément ambigües, faisant offices de loges où se perpétuent tout un monde de non-humains (cf. Tanner 2007)8. Chez les Inuit ces entités non-humaines restent très présentes dans la toundra. On y trouve maintenant aussi des entités exogènes comme les anges chrétiens
7. Bien d’autres exemples pourraient être donnésâ•›: cf. les fêtes de Noël qui, chez les Inuit, reprennent en bonne partie le modèle des fêtes hivernales d’antan (Laugrand et Oosten 2002). 8. Avec la diabolisation du chamanisme et la diffusion de la figure de Satanasi, les missionnaires ont offert aux Inuit la possibilité de nombreuses confusions, assimilations et transferts de sens. Ainsi voit-on proliférer un peu partout des diables sous la forme de tuurngait (esprits auxiliaires de chamane), de tupilait, d’ijjirait, de qallupiluit, etc., comme si tout l’univers chamanique entrait dans la catégorie diabolique.
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ou d’autres entités. Certains chasseurs relatent enfin leurs rencontres avec Dieu à la suite d’accidents qui ont mis en péril leur existence (cf. Oosten and Laugrand 2002, 2005, 2007). Chez certains athapaskans, Jésus et le corbeau se mêlent étroitement dans les mythes (Legros 1999). C o nclu s i o n Aujourd’hui, le christianisme est enchevêtré dans les cosmologies autochtones. Cette configuration pose problème à l’analyste qui, tantôt opte pour la prédominance de la tradition ancestrale, comme le font souvent les anthropologues, tantôt opte pour la christianisation totale, comme le font plutôt les missionnaires et à certains égard la plupart des historiens. Le sens commun abuse lui trop souvent de la notion de «â•›survivanceâ•›» et de celle de «â•›déclinâ•›» pour qualifier ou disqualifier les cosmologies autochtones (cf. Oosten, Laugrand and Remie 2006). Les autochtones s’accommodent de ces lectures, mais ils se refusent à fermer le système, invitant plutôt l’analyste à saisir les ambiguïtés et à tenir compte des contextes. La notion de «â•›conversion négociéeâ•›» m’apparaît ainsi préférable. Autrement, le risque de voir que ce que l’on sait déjà, pour reprendre un vieil adage, paraît évident. En procédant ainsi, les peuples du Grand Nord maintiennent ouvert un espace d’interprétation qui permet une reproduction jamais à l’identique de leurs traditions dans lesquelles, nonobstant leur réception du christianisme et de la modernité, ils revendiquent leur différence. Bi b li o g r a phi e Abel, Kerry (1989) «â•›Of two mindsâ•›: Dene response to the Mackenzie missions, 1858-1902â•›», dans K.€Coates, Interpreting Canada’s Northâ•›: Selected Readings, Toronto, Copp€Clark Pitman, p. 77-93. Armitage, Peter (1992) «â•›Religious Ideology Among the Innu of Eastern Quebec and Labradorâ•›», Religiologiques, vol. 8, p. 64-110. Blaisel, Xavier, Frédéric Laugrand & Jarich G. Oosten (1999), «â•›Shamans, Leaders and Prophetsâ•›: Parousial Movements among the Inuit of Canadaâ•›», Numen, vol. 46, p.€370-411. Boas, Franz (1901), «â•›The Eskimo of Baffin Land and Hudson’s Bayâ•›», Bulletin of the American Museum of Natural History, vol. 15, no 1, p. 1-370.
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Chapitre 22
Du salut des âmes au sauvetage identitaireâ•›: Jean de Brébeuf et ses émules au service de la spiritualité huronne préchrétienne Louis-Jacques Dorais Faculté des sciences sociales, Département d’anthropologie, Université Laval, Québec
D
ans l’histoire des contacts entre Européens et peuples autochtones, en Amérique du Nord comme ailleurs, les missionnaires chrétiens ont souvent été à l’avant-garde de l’apprentissage des langues locales. C’est ainsi qu’au Canada, les Récollets puis les Jésuites et, beaucoup plus tard, les Oblats, sans parler des évangélisateurs moraves, anglicans, presbytériens ou méthodistes, ont généralement appris à communiquer avec leurs ouailles dans la langue de celles-ci. Cela n’est pas étonnant puisque leur ministère exigeait d’eux des contacts plus soutenus avec ceux qu’ils voulaient convertir, des séjours plus longs dans leurs villages, ainsi que la transmission de connaissances beaucoup plus complexes que ce qu’on attendait des explorateurs, commerçants, administrateurs, policiers et autres dispensateurs de services œuvrant chez les Autochtones. En théorie, ces derniers pouvaient, bien sûr, apprendre la langue de leurs pasteurs afin d’avoir accès au message divin. Depuis l’époque de Marie de l’Incarnation et de Marguerite Bourgeois, l’enseignement à l’occidentale a d’ailleurs fait partie des tâches dévolues aux missionnaires, tant catholiques que protestants. Mais dans les débuts tout au moins, il était illusoire de croire pouvoir forcer les autochtones à parler, lire et écrire les langues Â�européennes. Ce n’est que bien plus tard, après plus de deux siècles Â�d’acculturation et de bouleversements sociaux, que les pensionnats religieux€– encore une fois, catholiques comme protestants€– purent s’atteler au remplacement systématique des parlers autochtones par l’anglais ou le français. 349
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À l’époque qui nous intéresse ici et jusqu’à la fin du XIXe siècle (jusqu’au milieu du XXe même, dans des régions plus reculées, chez les Inuit par exemple), c’était donc aux évangélisateurs de se mettre à l’étude des langues des «â•›Sauvagesâ•›», afin de leur prêcher l’Ûvangile et, chez les protestants en particulier€– principe du libre examen oblige€– de leur apprendre à lire les Ûcritures dans leur propre langue. Tout ceci exigeait évidemment de la part des missionnaires un énorme travail d’apprentissage langagier, de recherche grammaticale et lexicale, de traduction, et de pratique orale et écrite de parlers n’ayant rien à voir avec ceux (français, anglais, latin, grec, hébreu) qu’ils connaissaient déjà. À certains égards, ces missionnaires peuvent ainsi être considérés comme des pionniers de la linguistique et, malgré des faiblesses occasionnelles, les travaux de plusieurs d’entre eux sont encore utilisables€– et utilisés€– par les linguistes contemporains. Mentionnons par exemple l’invention de l’écriture syllabique€– un chef-d’œuvre d’analyse phonologique de la langue crie€– par le méthodiste James Evans et son équipe de locuteurs autochtones en 1840. Ce syllabaire a ensuite été adapté à plusieurs autres parlers, dont l’inuktitut, le chipewyan, et même des dialectes hmong du sud-ouest de la Chine (Lewis et Dorais 2004). Rappelons aussi le dictionnaire inuvialuit (Inuit des bouches du Mackenzie) du père oblat Ûmile Petitot (1876), le premier lexique en langue inuit colligé hors du Groenland et du Labrador. Qu’on me permette d’évoquer ici un souvenir personnel témoignant de la qualité du travail linguistique missionnaire. Lors d’un bref séjour en tant qu’hôte de la mission oblate de Naujaat/Repulse Bay (dans ce qui est aujourd’hui le Nunavut) en 1976, j’ai eu l’occasion d’observer la façon dont le père Théophile Didier, qui devait décéder quelques années plus tard dans un accident d’avion, s’y prenait pour traduire les Ûcritures en inuktitut (tout en assurant à lui seul le service paroissial et l’entretien de la mission). Alors que j’imaginais sa traduction basée sur la version française (ou, à la rigueur, latine) du texte sacré, il préférait travailler directement sur les originaux grec et hébreu, me confiant qu’il lui était plus facile de prendre le second pour base de son travail car, disait-il, la langue hébraïque€– comme l’inuktitut mais à la différence du grec€– avait tendance à exprimer les notions abstraites à l’aide d’images très concrètes. Les Jésuites œuvrant chez les Hurons au XVIIe siècle faisaient sans doute déjà des remarques similaires. Ce qui nous amène au sujet même de ce texteâ•›: le sort inattendu€– mais, aussi, la pertinence moderne€– que connaissent aujourd’hui les travaux linguistiques de Jean de Brébeuf et de ses compagnons. Dans un clin d’œil fait à l’histoire, les dictionnaires, grammaires et recueils de prières compilés
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il y a deux ou trois siècles par les missionnaires de Nouvelle-France, dans le but d’extirper les croyances païennes et de sauver ainsi des âmes autochtones, servent maintenant parfois aux descendants de ces mêmes autochtones d’outils leur permettant d’avoir à nouveau accès à leur spiritualité traditionnelle. C’est ce qu’on observe par exemple chez les Hurons-Wendat de Wendake, en banlieue de Québec. La langue huronne (ou wendat) est généralement considérée par les linguistes comme le mieux connu des parlers amérindiens en usage à l’époque coloniale (Mithun 1979). Grâce aux travaux du récollet Gabriel Sagard (1632), puis à ceux des jésuites Brébeuf (1636), Pierson (cf. Steckley 2004), Chaumonot (1831), Carheil (n.d.), Potier (1751) et autres, on possède une somme remarquable de connaissances sur la langue des ancêtres des résidents de Wendake. Ces données montrent, bien sûr, plusieurs lacunes, elles se contredisent parfois, mais dans l’ensemble, elles offrent une description assez complète et, semble-t-il, exacte et structurée des parlers hurons des XVIIe et XVIIIe siècles. Quand on a réussi à surmonter les obstacles que constituent la transcription manuscrite de certains textes inédits, les particularités lexicales et grammaticales du français d’autrefois, ainsi que les conventions orthographiques€– usage du symbole 8, du iota et du khi grecs par exemple€– permettant de transcrire certains phonèmes wendat, on se retrouve face à un corpus d’envergure tout à fait utilisable de nos jours. Il n’est que de lire les Relations des Jésuites pour constater que tous ces travaux de recherche et de compilation linguistiques ne visaient qu’un butâ•›: permettre aux missionnaires de transmettre aux Hurons les principes de la foi catholique. Brébeuf (1636â•›: 91) rapporte ainsi la réponse qu’il fit à des Wendat lui affirmant que s’il étudiait leur langue encore un an, il deviendrait un «â•›grand Capitaineâ•›» que tous écouteraient dans les conseilsâ•›: Nous leur respondismes que nous n’estions pas venus en ces Pays pour seruir de truchement, ny sous esperance de nous y enrichir, ou de deuenir vn jour grands Capitainesâ•›; mais que nous auions abandonné nos parens, nos moyens et toutes nos possessions, et auions traversé la mer afin de leur venir enseigner la voye de salut au peril de nos vies.
Pour les Jésuites œuvrant en Huronie comme pour tous les autres missionnaires, l’enseignement aux païens de la seule vraie «â•›voye de salutâ•›» constituait l’unique motif justifiant leurs efforts d’apprentissage et de description de la langue autochtone. Quel que soit le jugement qu’on puisse aujourd’hui porter sur ce type de motivation, il faut reconnaître que sans le savoir, les Jésuites ont rendu un fier service linguistique aux descendants des «â•›Sauvagesâ•›» qu’ils tentaient
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d’évangéliser. Les hasards de l’histoire firent en effet que sous les effets conjugués des épidémies introduites€– toujours sans le savoir€– par les Français, et des guerres iroquoises qu’exacerbait la compétition européenne pour les fourrures, la population de la Huronie fut décimée à partir du milieu des années 1630. En 1650, quelques centaines de survivants wendat suivirent leur missionnaire, le père Paul Ragueneau, pour s’établir dans la région de Québec où, après plusieurs années de pérégrinations, ils s’installèrent finalement, en 1697, au lieu dit la Jeune Lorette, devenu aujourd’hui le village de Wendake. Les Wendat y préservèrent le souvenir de leurs origines, mais le contact quotidien avec leurs voisins euro-canadiens ainsi que les nombreux mariages qu’ils contractèrent avec eux finirent par avoir raison de leur langue. Celle-ci cessa d’être pratiquée vers la fin du XIXe siècle. Une forme de wendat légèrement différente survécut un peu plus longtemps (jusqu’au deuxième quart du XXe siècle) en Oklahoma, où avait abouti un groupe de Hurons (les Wyandot) d’abord réfugiés dans la région de Détroit, mais après 1940â•‚1950, le parler d’origine avait complètement fait place au français (à Wendake) ou à l’anglais (en Oklahoma). Les Wendat et les Wyandot n’en perdirent pas leur identité pour autant. À Wendake, la fin des années 1980 vit, chez plusieurs, un retour à des valeurs culturelles traditionnelles. On y construisit une Maison Longue, lieu d’expression d’une spiritualité autochtone inspirée des traditions iroquoiennes anciennes, et des éléments de culture huronne (la mythologie par exemple) furent introduits dans le cursus scolaire local. Dans la mouvance de cet élan, la revitalisation de la langue wendat apparut de plus en plus essentielle au plein épanouissement de l’identité de la nation. Quelques personnes se mirent donc à l’étude du parler d’autrefois afin, entre autres, de recréer des chants, prières et invocations à utiliser lors des cérémonies de la Maison Longue. En l’absence de locuteurs parlant encore la langue, une telle étude ne pouvait être menée à bien qu’en ayant recours aux documents linguistiques compilés par les missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles. Le Conseil de la Nation huronne-wendat se lança donc dans une vaste entreprise d’identification des sources disponibles et de photocopie des manuscrits anciens portant sur le wendat afin, entre autres, de faciliter aux traditionalistes le réapprentissage de ce parler. Les travaux langagiers de Sagard, de Brébeuf et des Jésuites€– originellement destinés à éradiquer le paganisme€– contribuaient ainsi en quelque sorte à faire revivre la spiritualité «â•›païenneâ•›» chez les Wendat d’aujourd’hui. La pertinence contemporaine de ces travaux dépasse toutefois de beaucoup l’apprentissage linguistique réservé aux adeptes de la Maison Longue.
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Depuis le milieu des années 1990 en effet, la population de Wendake, à qui on reproche parfois de ne plus avoir d’idiome qui lui soit propre, a décidé de se réapproprier le wendat comme langue seconde. Cette décision a mis du temps à se concrétiser mais depuis l’été 2007, un programme de recherche de cinq ans subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), le projet Yawenda («â•›La Voixâ•›»), a été mis sur pied. Cette Alliance de recherche université-communauté (ARUC) cherche à atteindre trois objectifs principauxâ•›: 1) retrouver les structures linguistiques du wendat en compilant une banque électronique de données lexicales et grammaticalesâ•›; 2) élaborer des outils permettant l’apprentissage de cette langue par les écoliers et les adultes de Wendakeâ•›; 3) former des enseignants capables de transmettre les connaissances langagières ainsi générées. Ici encore, ce sont les travaux de Brébeuf et de ses émules qui servent de matière première à cette recherche appliquée, le contenu de la banque de données provenant essentiellement des manuscrits missionnaires des XVIIe et XVIIIe€siècles. Cette tentative faite par les Wendat pour se réapproprier leur langue ancestrale a pour but final de consolider leur identité culturelle. Conçue à l’origine pour favoriser le salut des âmes, l’œuvre linguistique des missionnaires de Nouvelle-France retrouve donc un nouveau souffle en contribuant au sauvetage identitaire des descendants de leurs ouailles d’autrefois. Dans un mouvement circulaire de retour aux sources (sur le symbolisme du cercle, voir Sioui 1989 et 1994), elle permet ainsi à ces descendants de renouer avec une culture ancestrale que leurs pasteurs d’alors avaient cherché à transformer, voire à éliminer. On peut voir là une ironie de l’histoire, mais aussi un témoignage de la pérennité de l’œuvre des missionnaires en matière de langue et d’éducation. R é f é r e nc e s Brébeuf, Jean de (1636), «â•›Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636â•›», dans Relations des Jésuites, Tome 1, Montréal, Ûditions du Jour, 1972, p. 76-139. Carheil, Ûtienne de (n.d.), Racines huronnes, 2 volumes manuscrits aux Archives de l’Institut Montserrat de Stâ•‚Jérôme. Chaumonot, Pierre Joseph Marie (1831), «â•›Grammar of the Huron languageâ•›», Quebec Literary and Historical Society Proceedings, vol. 2,€p. 94-198.
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Chapitre 23
Leonard Cohen et Catherine Tekakwitha Les Perdants Magnifiques et les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola1 Alexandra Pleshoyano Faculté de théologie, Université de Sherbrooke
L
e 10 mars 2008, le poète, romancier, chanteur et compositeur, Leonard Cohen, se fait introniser au Rock’n Roll Fame à New York. Il entame ensuite une tournée mondiale qui se poursuit encore, presque un an plus tard, malgré ses 74 ans. Cohen suscite un intérêt phénoménal, non seulement pour sa musique2, mais pour tous ses écrits (romans, poésie, psaumes) où s’amalgament judaïsme, bouddhisme, christianisme, humanisme, politique, etc. Sa voix rauque et sensuelle envoûte ses auditrices et auditeurs malgré les paroles qui sont parfois choquantes, voire même grossières. Mais le charme de la voix parvient à faire passer tous les messages du poète et chanteur. Cohen pourrait être qualifié de monstre de l’amour tant son charisme séduit et obnubile ses auditrices et auditeurs. Presque tous ses écrits traitent de l’amour€– l’amour humain, parfois même divin. Si Cohen a parfois l’impression de saisir l’amour, il l’échappe aussitôt. Le poète est possédé d’un constant désir et d’une soif de l’absolu qu’aucune femme ni aucune
1. Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche postdoctorale subventionnée par le Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC) du Québec. 2. Pour la liste exhaustive de tous les albums de musique, les DVD, les livres, recensions et entrevues de Leonard Cohen, voir le site www.leonardcohenfiles.com.
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religion ne parvient à assouvir vraiment. Et pourtant, il les veut toutes€– les femmes j’entends€– même les vierges béatifiées par l’Ûglise Catholique Romaine… Il peut être étonnant d’apprendre que ce montréalais, issu d’une famille juive pratiquante très engagée dans la communauté juive de Montréal, voue une dévotion à Catherine Tekakwitha, Première Vierge Iroquoise née en 1656, décédée à l’âge de 24 ans en 1680, et béatifiée 300 ans plus tard, en 1980, par le pape Jean-Paul II. Une statue de Catherine Tekakwitha repose en effet sur le foyer de Cohen dans sa maison à Montréal, il a des images d’elle dans sa deuxième maison à Los Angeles, d’autres encore à son bureau et lorsqu’il est de passage à New York, il dépose des fleurs devant la statue en bronze de Catherine à la Cathédrale St.Patrick3. En 1966, Cohen publie un roman, Beautiful Losers, traduit en français par Les perdants magnifiques, où il est question entre autres de Catherine Tekakwitha4. Ce roman assure la gloire littéraire au jeune Cohen. Il s’agit d’une fusion de la sexualité avec la spiritualité, d’un mélange mystique et profane, poétique et obscène5. Le succès du roman a largement dépassé les cercles universitaires, dont l’université McGill, où Cohen avait fait ses études littéraires. Pourquoi Cohen s’intéresse-t-il autant à Catherine Tekakwithaâ•›? En 1990, lors d’une entrevue avec le biographe Ira Nadel, il affirme que Tekakwitha lui parle encore6. Il s’est lié d’affection pour sa pieuse image et se confie à elle.
3. Cf. Ira Bruce Nadel, Various Positions. A Life of Leonard Cohen, Toronto/Montréal, McClelland & Stewart, 1997 (1996), p. 132. 4. Pour écrire son livre Beautiful Losers, Leonard Cohen s’est inspiré de plusieurs écrits dontâ•›: Ûdouard Lecompte, Catherine Tekakwitha, le lis des bords de la Mohawk et du Saint-Laurent, Montréal, Imprimerie du Messager, 1927â•›; Francis Parkman, France and England in North America, Volume 2, The Jesuits of North America in the Seventeenth Century, Toronto, Morang, 1901â•›; Marie Cecilia Buehrle, Kateri of the Mohawks, Milwaukee, Bruce Compagny, 1954â•›; Henry Wadsworth Longfellow, The Song of Hiawatha, with illustrations and designs by Frederic Remington, Maxfield Parrish and N.C. Wyeth, London, George G. Harrap and Compagny Limited, 1911â•›; une bande dessinéeâ•›: The Blue Beetle, Springfield, Mass, Fox Pub., Monthly, Bimonthly, 11 Feb. 1942â•›; un passage du livre de Nietzscheâ•›: Friedrich Wilhelm Nietzsche, Twilight of the Idolsâ•›: and, The Anti-Christ, translated by R. J. Hollingdaleâ•›; introduction by Michael Tanner, Harmondsworth, Penguin, 1990â•›; et certaines informations puisées dans Farmer’s almanac. 5. Cf. Jacques Vassal, Leonard Cohen, Paris, Albin Michel (coll. «â•›Rock & Folkâ•›»), 1974, p. 19. Vassal cite une recension de Virginia Kirkus dans Kirkus Reviews, 1966. 6. I. B. Nadel, Various Positions, p. 131.
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Dans un premier temps, je résumerai le roman de Cohen, Les perdants magnifiques. Dans un deuxième temps, je présenterai brièvement les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1491-1556). Tel que nous le verrons, l’exerçant est appelé à visualiser la vie de l’homme Jésus à Nazareth et à Jérusalem et à s’habituer à vivre en sa compagnie dans la vie courante. Dans une lettre adressée à un ami, Cohen compare son roman aux Exercices d’Ignace. Sur quoi fonde-t-il cette comparaisonâ•›? C’est ce que j’aborderai dans un troisième temps. Pour conclure, je questionnerai le processus herméneutique en œuvre chez Cohen ainsi que la nécessité d’une recontextualisation autant pour la lecture du roman que pour celle des Exercices ignatiens. L e s p e r d a n t s m ag n i f i q u e s D’entrée de jeu, il importe de souligner la constante rupture dans le temps et l’espace tout au long du roman. L’histoire se déroule entre le XVIIe siècle, les années 60 avec ses bouleversements politiques québécois, et un présent-charnière qui appartient encore au passé. Mis à part une scène en Argentine, tout se passe au Canada, plus précisément au Québec et en Ontario. Le roman reflète l’esprit nationaliste, la ferveur révolutionnaire, les bombes et la dynamite. On se libère des contraintes de l’Ûglise et on se tourne vers le sexe libertin, les drogues dures et le rockâ•›; on veut un Québec libre et libéré. L’intention du roman est d’une part de dévoiler la perversité inhérente à la condition humaine en exagérant et en caricaturant, et d’autre part de présenter la quête d’un modèle de perfectionnement personnel où le sujet subit l’assaut intérieur de très fortes contradictions qui le plonge dans la tentation du désespoir. La structure narrative des perdants magnifiques est suffisamment ouverte pour faire entrer des générations de lecteurs dans le monde de la décadence ou à se reconnaître eux-mêmes comme les victimes ou les bourreaux d’un drame qui concerne l’existence humaine depuis ses origines. Tel un cauchemar ou un délire psychotique, le roman de Cohen est intemporel. Les personnages ont beau implorer leur sainte et héroïne, Catherine Tekakwitha, celle-ci demeure impuissante et silencieuse. Le mal l’emporte visiblement du début jusqu’à la fin du livre. Mais quel est le message que Cohen cherche à faire passer entre les lignesâ•›? Quel est son motif fondamentalâ•›? En mettant de côté le style parodique du livre, on peut entendre un cri de détresse. Quelqu’un crie à l’aide du début à la fin, mais le désespoir l’emporte. Le livre se termine brutalement, de manière insolite, et le lecteur demeure surpris en se demandant tout ce que cette parodie pouvait bien vouloir dire. Ûtait-ce l’intention de Cohenâ•›? Cherchait-il à
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dérouter ses lecteurs, à les choquer, à les bouleverser pour les laisser ensuite tomber de manière aussi abrupte à la finâ•›? Divisé en trois parties inégales€– la première partie du roman est la plus longue et est divisée en 52 chapitres. Le roman met en scène quatre personnages principaux, tous amérindiens, dont un seul est encore vivantâ•›: le narrateur qui demeure anonyme tout au long du livre et que j’appellerai N. ici afin de faciliter la compréhension de mon texte. Le deuxième personnage du roman, meilleur ami de N., n’est identifié que par une lettreâ•›: F. F. pour felquiste peut-êtreâ•›? On est en droit de le supposer, puisque le personnage en question est impliqué dans le Front de Libération du Québec (FLQ). Le troisième personnage, l’épouse de N., porte un prénomâ•›: Edith. Celle-ci se suicide à 24 ans en se jetant sous la cage d’un ascenseur. F. est mort un peu plus tard de la syphilis. Conduit par l’isolement et le désespoir, N. cherche du réconfort auprès de Catherine Tekakwitha (4e€personnage). Pourquoi Catherine Tekakwitha et qui est-elleâ•›? Catherine Tekakwitha est née vers 1656 dans le village de Gandaouagué, dans l’état actuel de New York7. La mère de Tekakwitha est Algonquine, mais après avoir attaqué le village, les Agniers l’enlèvent et l’emmènent à leur village. Un Agnier l’épouse et Tekakwitha devient une Agnière. Entre les années 1661 et 1663, une épidémie de variole frappe la population de Gandaouagué. Catherine perd sa mère, son frère et peut-être même son père. À 18 ans, suite à l’enseignement du Père jésuite Lamberville, Catherine se joint aux Agniers qui fréquentent la chapelle des jésuites. Elle devient ainsi une catéchumène. Ûtant donné que les textes de Cholenec et de Chauchetière€– les deux jésuites qui ont écrit une biographie de Catherine au XVIIe siècle€– présentent des dates différentes, il est impossible de savoir quand Catherine s’est réellement fait baptiser. On sait toutefois qu’elle a reçu le nom de Catherine en honneur à sainte Catherine de Sienne. Les deux jésuites présentent Catherine comme étant une jeune fille modeste, discrète et conciliante. Chauchetière écritâ•›: «â•›[…] elle était douce, patiente, chaste et innocente, sage comme une fille française bien élevée8.â•›» Tel que l’écrit Greerâ•›: Les jésuites ont écrit des récits hagiographiques et non pas historiques. Leurs textes possédaient un caractère sacréâ•›; les composer constituait un acte de 7. Je me sers principalement ici du livre de l’historien Allan Greer, Mohawk Saint. Catherine Tekakwitha and the Jesuits, New York, Oxford University Press, 2005, p. 28s. Je traduis moi-même les passages de l’anglais au français. 8. Ibid., p. 32.
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dévotion et les vérités qu’ils cherchaient à communiquer étaient des vérités religieuses au sujet du triomphe de la vie sur la mort et de l’intervention de Dieu dans les affaires humaines. La vérité historique était une préoccupation secondaire9.
Si la biographie tente de reproduire fidèlement une histoire jalonnée d’événements et de faits chronologiques, l’hagiographie, elle, s’inscrit volontiers dans une hiérohistoire en se démarquant de bon gré du déroulement historique. Contrairement à la biographie qui vise l’authenticité du vécu, l’hagiographie met en valeur l’édification de la vie de la personne. L’hagiographie étant un catalogue de vertus tout autant qu’une narration d’événements, […] les jésuites ont besoin de démontrer aux lecteurs européens comment il est possible pour une fille non baptisée vivant parmi des «â•›sauvages païensâ•›» de présenter les caractéristiques d’une future sainte catholique10.
Le discours hagiographique ne cherche pas tant la réalité concrète de l’expérience vécue, mais sa réalité symbolique. En ce sens, le roman de Cohen rejoint bien plus le genre littéraire fictif et symbolique que celui d’un récit historiquement réel. Cohen s’appuie en effet sur la combinaison désordonnée des thèmes, des lieux, des actions et des temporalités. Il s’y déploie une forme narrative propre à ce genre qui renvoie à ce qui est singulier et grotesque et non pas à ce qui s’est passé «â•›réellementâ•›». On ne s’étonnera donc point de voir Cohen emprunter des procédés littéraires, ou plus précisément genrologiques, pour ridiculiser les jésuites et l’Ûglise Catholique Romaine. N. dessine un portrait funeste des jésuites et accuse l’Ûglise Catholique Romaine du Québec pour sa morale, ses rites, et son oppression envers ses fidèles. Vers l’âge de vingt ans, Catherine se fait baptiser par le Père jésuite Lamberville qui l’invite ensuite à déménager dans le nouvel établissement de Kahnawake où elle passera les trois dernières années de sa vie. S’inspirant d’un livre du Père jésuite Edouard Lecompte sur Catherine Tekakwitha11, N. raconte comment Catherine voulait toujours être la première pour la pénitence, se mettant à genoux pour recevoir les coups de verges. Il cite plusieurs passages de Lecompte où Catherine implorait Dieu de satisfaire Sa justice en déchargeant sur elle Sa colère puisqu’elle L’avait offensé. Ne parvenant pas toujours à finir sa prière, ce sont les larmes de ses yeux qui le 9. Ibid., p. viii. 10. Ibid., p. 32. 11. Cf. Û. Lecompte, Catherine Tekakwitha.
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faisaient. N. attribue ces pratiques mortifères aux enseignements des jésuites et renouvelle aussitôt ses attaques virulentes contre le Catholicisme, condamnant violemment ces méthodes d’expiation. Il compare le village où vit Catherine à un centre nazi d’expériences médicales. Greer précise toutefois que ces pratiques étaient courantes chez les Iroquois bien avant qu’ils subissent la moindre influence des catholiques. Les bains glacials et l’exposition volontaire à l’air froid semblaient faire partie du répertoire des gestes liés au sacré. Certains rapports sur les rites de pénitence des Iroquois de Kahnawake mentionnent également les brûlures. Cette forme particulière de mortification de la chair était presque inconnue dans la tradition chrétienne européenne, mais avait aussi d’amples précédents parmi les Iroquois nonconverti. Dans les rituels curatifs par exemple, les chamans hurons et iroquois plongeaient fréquemment leurs mains dans le feu et les retiraient en serrant des braises et des cendres chaudes. Il y avait également plusieurs épreuves de feu dans les rituels cérémonials pour se préparer à la guerre. L’anticipation de leur éventuelle capture par l’ennemi, poussait les guerriers à accepter avec bravoure ces pratiques de brûlures clairement destinées à surmonter leurs angoisses. Comme le souligne Greer, il peut être difficile pour le monde d’aujourd’hui d’accepter un tel comportement comme autre chose qu’un symptôme de désordre mental12. Même si les passages d’Ûdouard Lecompte peuvent paraître absurdes aux lecteurs modernes, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de récits hagiographiques. Il s’y déploie une forme narrative propre à ce genre littéraire qui renvoie non pas à «â•›ce qui s’est passéâ•›», mais à «â•›ce qui est exemplaireâ•›», comme l’écrit Michel de Certeau13. Catherine Tekakwitha meurt le 17 avril 1680 et on se met aussitôt au travail pour transformer sa vie en une magnifique légende. Le récit hagiographique se construit sur la rhétorique du légendaire par les hagiographes qui ont la tâche de représenter la vie du candidat sur un plan psycho-émotif. L’hagiographe reconstruit la vie du saint en fonction des choix idéologiques et psychologiques et des options discursives et rhétoriques en vue de l’éventuelle canonisation du candidat. À la fin de l’année 1680, Catherine possède déjà les attributs d’une sainteâ•›: on vénère ses ossements, sa biographie se fait connaître et on lui attribue des miracles. Et une dizaine d’années plus tard, elle sera connue par l’élite urbaine. Les pèlerins se font de plus en plus nombreux au Sault Saint-Louis. Catherine Tekakwitha est béatifiée en 1980 par le Pape Jean-Paul II. On attend encore sa canonisation. Dans son livre
12. Cf. A. Greer, Mohawk Saint, p. 118-120. 13. Michel de Certeau, «â•›Hagiographieâ•›», dans Encyclopaedia Universalis.
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historique, Greer critique le roman de Cohen, mais je ne crois pas qu’il l’ait bien saisi. Contrairement à ce qu’affirme Greer, Cohen n’attribue pas de fantasmes scabreux à son narrateur en le faisant s’accoupler de différentes manières avec la Vierge Catherine. L’auteur anonyme écritâ•›: «â•›O Catherine Tekakwitha, envoie-moi des fillettes de treize ans aujourd’huiâ•›! Je ne suis pas guéri. Je ne serai jamais guéri. Je ne veux pas écrire cette Histoire. Je ne veux pas m’accoupler avec Toi14.â•›» Il est évident que Cohen cherche à provoquer les lecteurs avec ses propos obscènes de même qu’il sape l’autorité ecclésiale en accusant l’Ûglise de mille et une fautes. Il écrit entre autresâ•›: «â•›J’accuse l’Ûglise Catholique Romaine de Québec d’avoir gâché ma vie sexuelle15.â•›» Et les accusations se multiplient l’une à la suite de l’autre avec des mots plus grossiers les uns que les autres. Tel que l’écrit Jacques Vassalâ•›: «â•›Cohen n’a de respect que pour Catherine, pour la plupart des Amérindiens et pour le jésuite Edouard Lecomte.â•›» Par l’entremise du narrateur, Cohen écritâ•›: Quelque part dans mes recherches, j’ai découvert la Source de Tekakwitha. C’était un jésuite qui en parlait avec tendresse dans un manuel scolaire. Il y a longtemps que je t’aime. J’ai dû prendre une pause dans la bibliothèque. J’ai fredonné à l’improviste le vieux refrain. J’ai rêvé à des ruisseaux glacés et à des flaques d’eau claire. Le Christ m’a parlé à travers le prêtre pendant la moitié d’un paragraphe. Il parle d’une source que l’on appelle la Source de Tekakwitha. Le prêtre est notre Edouard Lecompte et j’ai su qu’il avait aimé la jeune fille à cause de cette moitié de paragraphe. Il est mort le 20 décembre 1929, December 20, 1929. Vous êtes mort mon Père. Je prends ce prêtre dans mon cœur, ce prêtre que je n’aimais pas au début, parce qu’il paraissait écrire pour l’Ûglise au lieu de Comment Pousse Le Lis. La Source m’a rafraîchi cette nuit-là comme l’avait fait les neiges d’une autre nuit. Je l’ai sentie claire comme du cristal. La création du monde est entrée dans ma cabine, les contours froids et radieux des choses qui sont. […] A small clear spring, une petite source limpide… C’est ici que la jeune fille est venue puiser de l’eau chaque jour pendant neuf ans. Tu dois tant connaître, Katerine Tekakwitha. Je rêve de sobriété, d’une glorieuse sobriété, glorieuse comme les faits étincelants, la sensation de la peau, quelle faim de sobriété m’envahit ici parmi les carcasses déchiquetées des feux d’artifice, les brûlures de mon égocentrisme, mes multiples gaspillages personnels. Tu es venue 3285 fois à ce vieil arbre. Longue vie à l’Histoire qui nous le dit. Je veux te connaître aussi bien que tu connaissais ce chemin. Comme la trace de tes mocassins 1 4. Leonard Cohen, Beautiful Losers, Toronto, McClelland & Stewart Ltd., p. 61. 15. Ibid., p. 50.
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en daim était petite. Le parfum des forêts dans le monde. Il s’agrippe à nos vêtements en cuir où que nous allions, même au fouet caché dans nos portefeuilles. Je crois au ciel de Grégoire, couronné de saints, oui, Pape illettré. Le chemin est encombré de faits. La rivière glaciale sous les pins est encore là. Que les faits me traînent hors de la cuisine. Qu’ils m’empêchent de jouer avec moiâ•‚même comme une roulette russe. Comme il est bon de connaître quelque chose qu’elle a fait16.
Ces paragraphes louant la création reviennent assez souvent dans le roman, mais l’obscénité qui les sépare étonne et choque au point où il peut être facile de les oublier. F. avait conseillé au narrateur de se consacrer à une sainte et de s’en amouracher. Le roman débute ainsiâ•›: Catherine Tekakwitha, qui es-tuâ•›? Es-tu (1656-1680)â•›? Est-ce suffisantâ•›? Estu la Vierge Iroquoiseâ•›? Es-tu le Lis des bords de la rivière Mohawkâ•›? Puis-je t’aimer à ma propre façonâ•›? Je suis un vieil érudit qui paraît mieux maintenant que lorsque j’étais jeune. C’est ce que s’asseoir sur son derrière fait au visage. Je suis venu à ta poursuite, Catherine Tekakwitha. Je veux savoir ce qui se passe sous cette couverture rose. Ai-je le droitâ•›? Je suis tombé amoureux d’une image pieuse de toi. Tu te tenais au milieu des bouleaux, mes arbres préférés. Dieu sait jusqu’où tes mocassins étaient lassés. Il y avait une rivière derrière toi, sans doute la rivière Mohawk. Deux oiseaux au premier plan à gauche seraient heureux que tu chatouilles leur gorge blanche ou même si tu te servais d’eux comme un exemple de quelque chose ou encore dans une parabole. Ai-je le droit de te poursuivre avec mon esprit poussiéreux rempli des résidus de peut-être cinq mille livresâ•›? […] Estâ•‚ce étonnant si un vieil érudit qui n’a jamais gagné beaucoup d’argent veuille sauter dans ta carte postale technicolor17â•›?
Que voulait dire F. en conseillant à son disciple et ami, N., de s’attacher à une sainteâ•›? N.€écritâ•›: Qu’est-ce qu’un saintâ•›? Un saint c’est quelqu’un qui a atteint une possibilité humaine lointaine. Il est impossible de dire ce qu’est cette possibilité. Je pense que cela a quelque chose à voir avec l’énergie de l’amour. Le contact avec cette énergie conduit à l’exercice d’un genre d’équilibre dans le chaos de l’existence. Un saint ne dissout pas ce chaosâ•›; s’il le faisait le monde aurait changé depuis longtemps. Je ne pense pas qu’un saint dissout le chaos, pas même pour lui-même, car il y a quelque chose d’arrogant et de belliqueux dans la notion d’un homme mettant l’univers en ordre. Ce genre d’équilibre, 1 6. Ibid., p. 71-72. 17. Ibid., p. 3-4.
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c’est sa gloire. […] Quelque chose en lui aime tant le monde qu’il s’abandonne aux lois de la gravité et de la chance. Loin de s’envoler avec les anges, il trace avec la fidélité d’une aiguille de sismographe l’état d’un solide paysage ensanglanté. Sa maison est dangereuse et finie, mais il est chez lui dans le monde. Il peut aimer les formes humaines, les formes nobles et sinueuses du cœur. Il est bon d’avoir parmi nous de tels êtres humains, des monstres de l’amour qui rétablissent l’équilibre18.
N. se confie à Catherine Tekakwitha et tente d’imaginer sa vie quotidienne au XVIIe siècle. Il se promène entre sa réalité, sa mémoire et ses livres d’histoire. Il écritâ•›: Soyez avec moi, religieuses médailles de toutes sortes, celles suspendues à des chaînes d’argent, celles qui sont épinglées aux sous-vêtements avec une épingle à ressort […], soyez avec moi comme je visualise l’épreuve de Catherine Tekakwitha19.
Tout au long du roman, les confessions se multiplient ponctuellement. N. et F. se confessent, mais leurs penchants naturels et désordonnés l’emportent toujours en bout de ligne. F. écritâ•›: O Père, sans Nom et Libre de toute description, conduis-moi du désert du possible. J’ai trop longtemps géré des Ûvénements. J’ai trop longtemps peiné pour devenir un Ange. […] Cher Père, accepte cette confessionâ•›: nous ne nous sommes pas entraînés à Recevoir parce que nous croyions qu’il n’y avait Rien à Recevoir et nous ne pouvions perdurer avec cette Croyance20.
Sous la contrainte, le narrateur doit avouer ses péchés à son tyran, amant et meilleur ami, F. dans la première partie du livre21. F. a le rôle du gourou et du manipulateurâ•›; il fait passer des tests à son ami, il lui fait gravir des échelons et le tient constamment en haleine par un soi-disant «â•›enseignement ésotériqueâ•›». Le narrateur dit à son ami qui est mort depuis quelques années déjàâ•›: Tu étais trop exotique pour moi, toi et tous les autres maîtres, avec vos exercices respiratoires particuliers et vos disciplines triomphantes. […] Pourquoi ne pouvais-tu pas me réconforter comme saint Augustin qui chantaitâ•›: «â•›Regardez se lever les ignorants et arracher le paradis sous nos yeuxâ•›?â•›» Pourquoi ne pouvaisâ•‚tu pas me dire ce que la Sainte Vierge a dit à la paysanne 1 8. 19. 20. 21.
Ibid., p. 101-102. Ibid., p. 85. Ibid., p. 190. Ibid., p. 122-124.
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Catherine Labouré sur une rue commune, rue du Bac, en dix-huit cents et quelquesâ•›: «â•›La Grâce sera déversée sur tous ceux qui la demandent avec foi et ferveur.â•›» Pourquoi est-ce que je dois explorer le visage criblé de petits trous de Catherine Tekakwitha22â•›?
Tout au long du livre, les supplications à Tekakwitha sont désespérées et déconcertantesâ•›: Kateri Tekakwitha. Je t’appelle, je t’appelle, je t’appelle, […] toute mon ignorance stupéfaite t’appelle, en proie à une terreur soumise cérébrale et physique, […] toute mon incrédulité perplexe t’appelle avec la terreur d’un cerveau physiquement courbé, […] Le lexique sur les genoux, j’implore partout la Vierge23.
Et un peu plus loinâ•›: O Dieu, O Dieu, j’en ai trop demandé, j’ai tout demandéâ•›! Je m’entends tout demander dans chaque son que je prononce. Je ne savais pas, dans ma terreur la plus glacée, je ne savais pas à quel point j’avais besoin. O Dieu, je deviens silencieux lorsque je m’entends commencer à prier24.
N. retombe sans cesse dans son péchéâ•›: l’obsession sexuelle et l’obscénité. Tout le roman vacille entre la confession et la dépravation. N. et F. sont bisexuels et Edith est nymphomane. Les trois entretiennent une dévotion envers Tekakwitha. Edith l’invoque à l’âge de treize ans lorsqu’elle tente d’échapper aux griffes d’une poignée de jeunes hommes qui finissent par la violer tour à tour. Les supplications à la Vierge Catherine demeurent sans secours concret. Le désir d’être aidé par Catherine revient tout au long du livre, mais rien ne sauve Edith du suicide, F. de mourir de la syphilis et l’auteur de se faire dénoncer pour agression sexuelle par un jeune garçon à la toute fin du livre. Où est l’espérance de Cohen en 1966â•›? Les perdants magnifiques est un livre désespérant. F.€maintient sa proie captive en le persuadant qu’il pourra éventuellement atteindre des connaissances inatteignables et lui dévoiler des mystères ultimes. L’isolement des trois personnages est aliénant. Le narrateur fixe sa pensée dans le passé et dans l’extérioritéâ•›; il ne vit plus que par une remémoration angoissée. Le narrateur considère F. comme son maître, à tel point que quand il fut mort, comme un orphelin privé de père, il se console uniquement par son souvenir, en gardant ses recommandations et ses admonitions. 2 2. Ibid., p. 132-133. 23. Ibid., p. 145-146. 24. Ibid., p. 150-151.
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La deuxième partie du livre, 90 pages, est une longue lettre posthume adressée à N., une lettre de confessions que lui a léguée son ami F., avec la mention de la lui remettre que cinq ans après sa mort. Il fait des révélations à son vieil ami avec lequel il entretenait des rapports homosexuels. Il lui confesse ses aventures sexuelles avec Edith, l’épouse de N., pendant de nombreuses années. La lettre illustre l’image du tyran qui revient hanter sa victime par-delà la mort. F. écritâ•›: «â•›N’est-il pas remarquable que j’aie prolongé ton entraînement par-delà ce gouffre25â•›?â•›» F. se donne le rôle de l’entraîneur, du directeur d’âmes par-delà le temps et l’espace. Joue avec moi, mon vieil ami. Prends ma main en esprit. […] Je gouverne les êtres humains avec trop de facilitéâ•›: c’est mon talent fatal. Mon cher ami, dépasse mon style. Quelque chose dans tes yeux, mon vieil amant, me montrait comme j’aurais voulu être. […] Tes cris perplexes lorsque je te tourmentais. […] J’étais désespéré d’apprendre quelque chose par ta confusion. […] Je dois sentir meilleur grâce à cette confession […]. Vois-tu à quel point je ne peux pas m’empêcher d’enseignerâ•›? Toutes mes arabesques sont faites pour être publiées. Peux-tu imaginer comme j’ai pu t’envier, toi dont la souffrance était si traditionnelleâ•›? De temps en temps, je le confesse, je te détestais26.
F. se confesse ainsi ponctuellement tout au long de sa longue lettre. Il confesse avoir eu une relation de longue durée avec Edith, la femme de N. Il prend plaisir à lui raconter jusqu’aux moindres détails de leurs prouesses sexuelles. Il se décrit comme un héro pourri et implore N. [ou s’adresse-t-il à nous, ses lecteursâ•›?] de l’interpréter, de dépasser son style, d’aller plus loin que lui et d’enseigner au monde ce qu’il voulait être27. F. est victime de son pouvoir sur les autres. Il est un chef-né, mais aurait voulu trouver quelqu’un à admirer, quelqu’un pour le contrôler, quelqu’un de plus fort que lui. C’est le cercle vicieux du sadique à la poursuite du masochiste. F. poursuitâ•›: Notre amour ne mourra jamais, je peux te le promettre, moi qui lance cette lettre comme un cerf-volant aux vents de ton désir. Nous sommes nés ensemble et à travers nos baisers nous confessions notre constant désir de naître à nouveau. Nous étions étendus dans les bras l’un de l’autre, chacun de nous étant le maître de l’autre. […] J’étais ton aventure et tu étais mon aventure. J’étais ton voyage et tu étais mon voyage, et Edith était notre sainte
2 5. Ibid., p. 157. 26. Ibid., p. 159-162. 27. Ibid., p. 174-175.
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étoile. […] J’étais ton mystère et tu étais mon mystère, et nous nous réjouissions d’apprendre que le mystère était notre demeure. Notre amour ne peut pas mourir. Hors de l’histoire, je surgis pour te dire cela28.
Mais que peut-il bien comprendre par le mot «â•›amourâ•›»â•›? Son amour cherche à contrôler, à posséder, à manipuler et à satisfaire ses propres besoins. Il cherche tant à être aimer qu’il est incapable de l’autre, incapable d’amour. Il écritâ•›: Tous mes discours n’étaient qu’une préface à ceci, tous mes exercices ne servaient qu’à m’éclaircir la gorge. Je confesse t’avoir torturé, mais seulement pour attirer ton attention sur ceci. Je confesse t’avoir trahi, mais seulement pour te taper l’épaule. […] Dieu est vivant. La magie est en marche. Dieu est vivant. […] Je t’en supplie, mon cher ami, interprète-moi, dépasse-moi. Je sais maintenant que je suis un cas désespéré. Va, enseigne au monde ce que je voulais être29.
Le manipulateur se fait prendre à son propre jeu alors qu’il ne souhaitait qu’une seule choseâ•›: rencontrer quelqu’un qui sache le déjouer et le ramener à la vie. Mais son cas est désespéré. On a ensuite l’impression que Cohen perd le fil de ses idées et oublie que ses personnages sont amérindiens. On a l’impression de retrouver les personnages de son premier roman semiautobiographique30â•›: les deux Juifs de Westmount, un cartier huppé de Montréal. Puis Cohen revient ensuite à F. et à N. Il écritâ•›: Qui est le Nouveau Juifâ•›? […] Ne me suis pas. Dépasse mon style. Je ne suis rien qu’un héro pourri. […] Mon cher ami, prend ma main par l’esprit. […] J’espère t’avoir préparé pour ce pèlerinage. Je n’imaginais pas la petitesse de mon rêve. Je croyais avoir conçu le plus grand rêve de ma générationâ•›: je voulais être un magicien. Voici un appel fondé sur toute mon expérienceâ•›: ne sois pas un magicien, sois magique31.
Cohen était fasciné par la magie depuis sa tendre enfanceâ•›: il voulait être magicien. Mais il réalise ne pouvoir être qu’un pseudo magicien, puisque Dieu seul détient les secrets ultimes. Dieu est vivant, dit-il. Être magique ici consiste à se laisser pénétrer par la magie de Dieu et non pas chercher à prendre Sa place. F. a voulu tout contrôler et il fait face à sa propre médiocrité. Il se tourne vers Celui qu’il appelle Dieu. Il l’invoque, le supplie, se 2 8. Ibid., p. 164-165. 29. Ibid., p. 167-169. 30. Leonard Cohen, The Favourite Game, London, Secker & Warburg Ltd., 1963. 31. L. Cohen, Beautiful Losers, p. 218-222.
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confesse et cherche son aide. On retrouve un grand nombre de mots relevant du mot «â•›confessionâ•›» tout au long de sa lettre posthume. Le livre fait constamment passer le lecteur du XVIIe siècle, bien que romancée par Cohen, aux perversités des trois personnages du livre, jusqu’aux confessions adressées à Catherine Tekakwitha. La dernière partie du roman, 18 pages, est un épilogue à la troisième personne du singulier qui nous raconte ce qu’est devenu le narrateurâ•›: on apprend qu’il a hérité de tous les biens de F., entre autres d’une cabane dans les bois d’où il écrit son livre. Alors qu’il invoque Catherine, qu’il la supplie, se confesse, tout en se commémorant ses déboires sexuels, on découvre qu’il abuse d’un jeune garçon sexuellement, mais on ne sait pas depuis combien de temps. L’enfant lui dit un jour en passant près de sa cabane qu’il vient d’avertir les autorités et que la police est en route. Le vieillard s’enfuit avec ses haillons fétides et se rend à Montréal. Le livre se termine sur le souhait des jésuites de voir Catherine Tekakwitha béatifiée et on peut lire à la toute finâ•›: «â•›Salut à vous qui me lisez aujourd’hui. Salut à toi qui me brises le cœur, Salut toi, ami, à qui je manquerai toujours sur le chemin de la fin.â•›» Le livre se termine donc de manière absurde et incompréhensible. Mais Cohen le compare aux Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. Avant d’aborder cette question, présentons brièvement les Exercices. Les Exercices spirituels d ’ I g n ac e d e Loy o l a Les Exercices s’étendent habituellement sur quatre semaines où l’exerçant est invité à méditer sur différentes scènes de la vie de Jésus Christ. C’est en effet à partir de ces méditations en compagnie du Christ que s’opère le discernementâ•›: qu’aurait choisi Jésus s’il avait été à ma placeâ•›? Les Exercices spirituels sont fondamentalement christocentriques. Tout au long du parcours le Christ est présent comme modèle. Ignace invite le retraitant à désirer connaître toujours plus le Verbe fait chair. Tout ceci nous amène à donner à Dieu la place qui Lui revient, telle que l’a fait Jésus. Ignace parle d’une nouvelle manière de connaître les créatures de Dieu, c’est-à-dire de les connaître en Dieu, en leur Créateur. L’auteure fait ici le lien entre l’amour de Dieu et le rapport entre cet amour et la relation aux créatures32. Grâce au travail du discernement, Ignace parvient à reconnaître l’altérité et à 32. Cf. Sylvie Robert, Une autre connaissance de Dieu. Le discernement chez Ignace de Loyola, Paris, Cerf (coll. «â•›Cogitatio fideiâ•›», 204), 1997, p. 280.
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reconnaître la distorsion entre sa volonté et Celle de Dieu. Jusqu’ici Ignace ne parvenait pas à trouver Dieu, parce qu’il ne recherchait pas Sa Volonté. Ainsi l’opération du discernement entre la personne et Dieu mène-t-il à la rencontre de Dieu. Les Exercices spirituels d’Ignace invitent à rechercher la volonté de Dieu selon la disposition de vie de chacun, c’est-à-dire à découvrir sa propre élection devant Dieu. Le sens de la vie spirituelle se donne à lire à travers les Exercices comme une double interface entre, d’une part, la quête personnelle du salut et l’appartenance ecclésiale, et d’autre part, entre l’Ûglise et la culture. Les Exercices sont destinés à guider l’exerçant par un discernement spirituel en vue d’un choix de vie pour le salut de son âme et pour la plus grande gloire de Dieu. Bien qu’Ignace n’utilise pratiquement jamais le terme de discernement, les Exercices en sont une mise en pratique. L’objectif propre à chacun est de découvrir son élection, c’est-à-dire la volonté de Dieu à son égard. Pour Ignace, il s’agit de trouver Dieu en toutes choses. La personne en vient à ne plus rien aimer en dehors de cette conscience à l’effet que tout vient du Créateur et c’est ainsi qu’elle aime désormais en Dieu. L’objectif des Exercices est deâ•›: «â•›préparer et disposer l’âme pour écarter de soi tous les attachements désordonnés et, après les avoir écartés, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme33.â•›» Le Principe et fondement des Exercices consiste à se reconnaître comme créature appelée à louer, révérer et servir Dieu et à sauver ainsi son âme. Il importe donc de ne pas confondre les moyens et la fin à laquelle l’individu est appelé. Afin de percevoir Dieu en tout, la personne cherche à retrouver un certain ordre intérieur en se disciplinant. Il s’agit de soumettre l’affectif à la raison et de créer une hiérarchie au niveau des facultés humaines. Le discernement sert à retrouver l’équilibre entre les constantes oscillations des consolations et des désolations. Le bon esprit aide la personne à se réaliser pleinement, à s’humaniser, alors que le mauvais fait tout le contraire. Le courage et la force apparaissent comme les armes idéales pour déjouer l’ennemi. Discerner c’est aussi se connaître soi-même, c’est-à-dire reconnaître ses forces et ses faiblesses. La règle est très importante pour Ignace et on retrouve les règles du discernement dans tous ses livrets d’Exercices spirituels. La correspondance entre Ignace et Thérèse Rejadell, où il lui donne un grand nombre de conseils, fixera les règles dans les Exercices comme tels. Ignace s’adresse principalement à tous ceux qui voudront se joindre à la Compagnie de Jésus. 33. Ibid., p. 157.
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Tout ceci deviendra les Constitutions de la Compagnie de Jésus. La personne est appelée à user à la fois de son intelligence et d’une capacité d’interprétation afin d’interpréter ces règles selon sa propre expérience. Celle-ci s’inscrit bien sûr au cœur du quotidien de chacun et demeure personnelle et individuelle. L’originalité d’Ignace repose entre autres sur le fait que ces règles ne s’adressent pas seulement aux moines et à ceux et celles qui se retrouvent dans des cloîtresâ•›; elles deviennent le cloître intérieur et portatifâ•›34â•›! permettant d’harmoniser une vie avec Dieu au cœur du monde. Les règles peuvent s’étudier selon les quatre semaines des Exercices spirituels. Ces quatre semaines consistent en une méditation sur la vie de Jésus. Les annotations s’adressent principalement à ceux qui dirigent les Exercices, c’est-à-dire aux accompagnateurs et accompagnatrices spirituels. Les règles ont une fonction pédagogique et servent de cadre pour que la subjectivité de l’exerçant se confronte à une certaine objectivité. Les règles préviennent le je de se replier sur lui-même en exigeant certains renoncements. L’exerçant est appelé à se servir de son intelligence, de sa mémoire et de sa volonté. L’expérience spirituelle ne se limite pas à la seule subjectivité, mais elle instruit et conduit objectivement la personne. Tel que noté au numéro 365 des Exercices, le dernier mot revient toujours à l’Ûglise hiérarchique. Ignace parle aussi de remise de soi au supérieur et d’obéissance à l’Ordre. Pour se distinguer des courants illuministes de l’époque (alumbrados), Ignace ne favorise pas le je au détriment de l’autorité ecclésiale, bien au contraire, il encourage fortement la régulation. Celle-ci assure l’équilibre entre l’expérience subjective et l’expérience collective. La régulation et le discernement sont indissociables et conduisent à la rencontre de Dieu. C’est toujours la relation intime entre la personne et Dieu qui domine même lorsqu’Ignace traite la question du nécessaire accompagnement spirituel. L’accompagnateur lui-même est mis en garde contre une trop grande intrusion. Il importe de laisser Dieu agir directement. Le rôle de l’accompagnateur n’est pas une transmission de connaissances de Dieu, mais un appel à la foi et à l’écoute de Dieu en soi. Ignace insiste sur l’affinement du sens spirituel en accordant le moins de place possible à l’attachement aux images35. L’image comporte toujours une dimension de projection de la personne même. S’en dégager complètement est impossible, mais s’efforcer de s’en détacher permet de se rapprocher de Dieu de manière plus pure et plus sûre, car Dieu est tout autre. Pour Ignace, l’acte créateur est le lieu privilégié pour connaître Dieu par l’opération du discernement. Tout au long des règles de discernement Dieu est constam3 4. Ibid., p. 224. 35. Ibid., p. 331s.
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ment reconnu comme étant le Créateur. Tout procède de Dieu comme étant le Principeâ•›; c’est lui qui fait exister. Par le discernement, la personne met de l’ordre dans sa vie et apprend à connaître Celui qui donne au monde son ordre, le Principe. Reconnaître le Principe, c’est refuser de prendre sa place en demeurant dans une relation avec lui, une relation fondatrice qui donne la vie. Dans une lettre adressée à un ami, Leonard Cohen identifie le narrateur de son roman à l’exerçant des Exercices d’Ignace. Il perçoit la même dynamique entre l’exerçant et l’accompagnateur des Exercices, qu’entre le narrateur du roman et son meilleur ami F. Je reviens maintenant à ma question initialeâ•›: pourquoi Cohen compare-t-il son roman aux Exercices d’Ignace, objet de ma troisième partie. C o m pa r a i s o n av e c l e s E x e r c i c e s s p i r i t u e l s d ’ I g n ac e Même si plusieurs considèrent le roman comme un chef-d’œuvre littéraire, Cohen estime que la plupart des gens n’ont pas vraiment senti et compris ce qui se passait dans son roman36. Quelle était donc le message et l’intention de Cohenâ•›? De manière générale, les lecteurs du roman ont prêté beaucoup plus attention aux scènes érotiques, voire obscènes, qui se déroulent tout au long du roman, plutôt qu’à l’intention de l’auteur qui sous-tend le texte. Cohen ne semble pas faire grand cas de la pornographie, des attaques envers l’Ûglise et des jugements radicaux. Il décrit plutôt son roman comme une longue prière de confession adressée à une sainte, à Catherine Tekakwitha. Il semble donner à la jeune Bienheureuse la place du Dieu des chrétiens ou pour mieux dire du Jésus ignatienâ•›: un Jésus qui n’a rien écrit personnellement, mais qui a été idéalisé et interprété par quelques personnages qui l’entouraientâ•›; un Jésus qui s’est distingué de ses compagnons par sa personnalité singulière. Quelle image des Exercices ignatiens Cohen donne-t-il à ses lectrices et lecteurs qui n’y connaissent souvent rienâ•›? Peuton comparer les Exercices d’Ignace avec le délire psychotique, voire obscène, du narrateur et de son ami F.â•›? Dans le roman, le narrateur tente de visualiser la vie de Catherine Tekakwitha au XVIIe siècle tout comme Ignace invite l’exerçant à visualiser la vie de Jésus de Nazareth au début de l’ère chrétienne. Suivant les conseils de son maître, ami et amant, F., N. tente de vivre imaginairement aux côtés 36. Cf. J. Vassal, Leonard Cohen, p. 18-19.
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de Catherine Tekakwitha. N. ne manque évidemment pas d’y ajouter Â�quelques détails croustillants qu’il puise dans son imagination débordante et délirante… Est-ce que Cohen percevait son personnage F. comme l’accompagnateur spirituel de N. et de son épouse Edithâ•›? Si la réponse est oui, c’est dire qu’aux yeux de Cohen, l’accompagnateur spirituel est un tyran et un manipulateur. F. détient des secrets et maintient ses candidats en haleine jusqu’à la fin du roman. Il écrit même une lettre posthume avec une intention despotique. Il assure ainsi son rôle de dominateur spirituel posthume. F. s’arrange pour rendre ses victimes dépendantes affectives de lui. La démarche perverse de tous les manipulateurs est de profiter des autres par l’éloquence et l’art du langage. Par le charme et la fascination, F. parvient à transmettre des messages délirants. Le narrateur écritâ•›: «â•›Merci, F., merci, mon amour. Quand serai-je capable de voir le monde sans toi, mon chéri37â•›?â•›» N. est «â•›en exercicesâ•›» pour employer une expression ignatienne depuis sa tendre enfance, puisqu’il a grandi avec F. dans le même orphelinat. Inutile de dire que le roman de Cohen n’a rien de la précision des Exercices ignatiens qui vient accompagner le processus à la fois personnel et communautaire pour constituer une spiritualité où l’on apprend à cheminer avec Dieu. On peut dégager cinq objectifs principaux dans l’itinéraire des Exercices d’Ignace. Le premier consiste à acquérir la liberté intérieure. Or où se cache la liberté intérieure dans le roman de Cohenâ•›? Une aliénation désespérante est présente du début à la fin du roman, malgré les nombreuses confessions et toutes les prières de supplication qui s’y trouvent. La confession est si présente qu’on pourrait sous-titrer le roman ainsiâ•›: un livre de confessions. Mais les confessions ne reçoivent aucun écho en échange. Elles soulagent sans plus celui qui se confesse. Les adressés demeurent impuissants. Ils n’interviennent pas, ne sauvent pas, ne libèrent pas. Catherine Tekakwitha est une image pieuse qui demeure toujours silencieuse. Elle est impuissante face aux cris désespérants de ceux et celles qui la vénèrent. Edith l’a suppliée lorsqu’une bande de voyous s’apprêtaient à la violer, mais rien n’est venu secourir la jeune femme. Chaque personnage du roman est embourbé dans sa misère, aux prises avec ses déviances sexuelles et victime de ses psychoses. Ils crient vers Catherine Tekakwitha, ils crient vers Dieu, mais le mal l’emporte. Non, je ne vois rien de libérant dans le roman de Cohen. Le deuxième objectif dans les Exercices d’Ignace consiste à la disposition, à l’écoute de la Parole de Dieu et à être prêt à s’engager pour Lui. La seule parole qui fait preuve d’autorité dans le roman de Cohen est celle du tyran 37. Cf. S. Robert, Une autre connaissance de Dieu, p. 89.
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F.â•›; une parole despotique et manipulatrice. Sa parole aliène et trouble, alors que chez Ignace, la Parole de Dieu libère et éclaire. En ce qui concerne l’engagement, N., F. et Edith s’engagent dans un libertinage qui conduit la jeune femme au suicide, F. à la syphilis et à l’asile, et N. à la pédophilie et à une désintégration de son être dans un néant cinématographique. Engagés dans le monde de l’illusion, N., F. et Edith disparaissent tour à tour pour se dissoudre en poussière. Pas très ignatien comme engagementâ•›! Le troisième objectif consiste à la promptitude au changement. Pour Ignace, cette promptitude vise uniquement le but pour lequel nous sommes créés, c’est-à-dire être prêt à changer pour la louange de Dieu et pour le salut de notre âme. Les personnages dans le roman de Cohen désirent ardemment être sauvés de leur misère et ils reconnaissent de temps en temps€– entre deux paragraphes obscènes€– des moments de grâce et d’espérance où ils louent la création entière, mais ça ne va pas plus loin. Le quatrième objectif est de faire la distinction entre les consolations et les désolations. La consolation spirituelle ignatienne produit quelques motions intérieures, grâce auxquelles l’âme vient à s’enflammer pour l’amour de son Créateur et Seigneur faisant croître en elle l’espérance, la foi et la charité. La désolation produit l’effet contraire et provoque l’obscurité dans l’âme. Celle-ci devient troublée, elle éprouve une attirance vers les choses basses et terrestres, s’inquiète pour toutes sortes d’agitations et de tentations qui la conduisent finalement au découragement, voire même au désespoir. L’âme est sans espérance et sans amour. Elle se trouve toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur. Il s’agit non seulement de reconnaître ce qui provient de l’ennemi, mais encore de comprendre ses ruses en les démasquant. Le discernement doit permettre à la personne de trouver la bonne orientation pour elle, c’estâ•‚à-dire de garder le cap même en temps de désolation en se disant que cette période n’est que passagère. La consolation se reconnaît à la fois par l’amour de Dieu, l’amour en Dieu, mais aussi par rapport à la relation de création où la personne se reconnaît créature en reconnaissant son Créateur. Les consolations et les désolations sont en effet présentes tout au long du roman de Cohen, mais tel que mentionné plus haut, il est difficile de se rappeler des consolations tant les désolations sont affligeantes, choquantes et cyniques. Edith se suicide, F. devient fou à cause de la syphilis, et on apprend que N. est pédophile, qu’il abuse sexuellement d’un jeune garçon, il fuit la police et finit dans une désintégration absurde de son être. La dialectique ignatienne des consolations et des désolations est certainement perdante et stérile dans le roman de Cohen. Selon Ignace, l’être humain mène un continuel combat pour dis-
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cerner entre ce qui provient de Dieu (le bon) ou de l’ennemi (le mauvais) de la race humaine. C’est donc dire que le discernement responsabilise l’homme qui doit faire un choix entre le bon et le mauvais. Tout ceci met en relief le rôle de la volonté humaine, central pour le travail de l’élection, cinquième étape des Exercices. Le cinquième et dernier objectif consiste à reconnaître son élection en entrant dans la dynamique d’un choix. Mais pas n’importe quel choix. Savoir discerner le rêve de Dieu sur soi et Lui donner son oui. Cette démarche suppose une grande flexibilité de l’exerçant, qui doit se laisser prendre par une logique€– celle de Dieu€– qui dépasse l’entendement, car nos pensées ne sont pas les pensées de Dieu et nos chemins ne sont pas Ses chemins (Is 55, 8). Cohen, très familier avec la Bible, aurait-il perçu cette difficulté dans le choix de vie des Exercices spirituelsâ•›? Je ne saurais répondre. À travers l’expérience du discernement des motions intérieures, on peut parvenir à un choix selon Dieu. Ignace invite à examiner la dynamique de nos pensées pour discerner si elles aboutissent à de bons ou à de mauvais fruits. Le processus du discernement est plus effectif s’il prend place dans un temps favorable c’est-à-dire lorsque la personne est sereine, tranquille et non agitée par toutes sortes de pensées qui se bousculent les unes contre les autres. Ignace déconseille une prise de décision lorsque la personne est accablée par les désolations. Le processus de l’élection se réalise dans un temps de quiétude. Il s’agit en premier lieu de préciser l’objet de l’élection. Deuxièmement, la personne vise à louer Dieu et à unir son âme à la sienne. Troisièmement, la personne cherche à unir sa volonté à celle de Dieu en le priant sans cesse à cet effet. Cette démarche conduit à une mort de l’ego qui est prêt à tout pour l’union à Dieu. La personne confie à Dieu toutes ses motions intérieures et leur devient en quelque sorte indifférente. Dans un quatrième temps, les consolations et les désolations ne sont plus absolutisées en elles-mêmes, mais sont considérées uniquement en vue du but à atteindre, c’est-à-dire en vue de l’union de l’âme à Dieu. Cinquièmement, la personne se sert de sa raison et de son jugement pour réfléchir sur les motifs de son choix afin de prendre conscience de ses actes. Et sixièmement, la personne présente son élection à Dieu dans sa prière afin qu’il la lui confirme. Ces six étapes en vue de l’élection ne sont jamais accomplies une fois pour toutes. La personne est appelée à renouveler son choix tout au long de sa vie. La confirmation de l’élection aussi est quotidienne puisqu’elle est partie intégrante de notre relation intime avec Dieu. Chaque jour, Dieu nous invite à renouveler nos vœux, notre choix, à refaire une démarche de discernement et à unir notre volonté à la sienne pour sa plus grande gloire
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et pour entrer dans Sa joie qui ne passe pas. J’avoue ne pas être en mesure de reconnaître la dynamique et les objectifs principaux des Exercices ignatiens dans le roman de Cohen. Pour conclure, je dirai que les Exercices d’Ignace ne visent pas à rendre l’exerçant dépendant de son accompagnateur, bien au contraire, ils visent à le libérer en le faisant entrer dans une dynamique relationnelle non pas avec l’accompagnateur, mais avec le Seigneur. Le roman de Cohen a le mérite de montrer comment l’ivraie se mêle toujours au bon grain (Mt 13, 24-30). Cette parabole évangélique est signe d’espérance, de délivrance et de gloire. Tous ont la possibilité de se repentir et de sortir des ténèbres. La parabole répond aussi à une question essentielleâ•›: pourquoi Dieu permet-il le malâ•›? Pourquoi ne l’extrait-il pas de ce mondeâ•›? Simplement parce qu’Il ne veut pas qu’un seul grain de blé périsse. Cohen appelle à reconnaître le bon grain malgré l’ivraie qui semble l’étouffer définitivement. Mais ne va-t-il pas trop loin en ridiculisant les jésuites et l’Ûgliseâ•›? Peut-on comparer n’importe quoi aux Exercices d’Ignaceâ•›? Il apparaît important de faire quelques remarques fondamentales sur l’herméneutique en général et sur l’interprétation de Leonard Cohen en comparant son roman aux Exercices d’Ignace. Il importe en effet que ces Exercices soient bien interprétés par des paroles et des actes que chacun aura à inventer à son tour dans les situations qui seront les siennes. Mais comment relire les Exercices d’Ignace sans les altérer par les préjugés conscients ou inconscients du lecteurâ•›? Il est bien connu qu’il s’agit là d’une des questions des plus fondamentales très discutée en herméneutique. Le procédé herméneutique ne peut et ne veut jamais atteindre des résultats objectifs, parce que toute interprétation est toujours l’acte d’un sujetâ•›; il n’existe pas d’interprétation définitive, parce que toute interprétation doit médiatiser le texte objectif et une nouvelle situation porteuse de nouvelles questions, contextes, problèmes, possibilités, etc. En ce sens, tel que l’écrit Pier Cesare Bori, l’interprétation est infinie, qu’il s’agisse d’anciens textes aussi bien que de textes contemporains38. Il faut donc essayer d’éviter les conclusions précipitées et trompeuses en réfléchissant les différences historiques, contextuelles et idéologiques entre le texte et la situation actuelle, entre le texte et son interprète. Les Exercices d’Ignace ont acquis leur propre dynamique apparemment éloignée de leur lieu et de leur contexte de productionâ•›; ces
38. Cf. Pier Cesare Bori, L’interprétation infinie, l’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations. Traduit de l’italien par François Vial, Paris, Cerf (coll. «â•›Passagesâ•›»), 1991.
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contextes sont en fait inter-reliés. Ces textes ouvrent des débats sur des questions auxquelles Ignace n’avait probablement même pas pensé. Notons que la procédure herméneutique comporte des exigences tel l’exercice d’une vigilance critique. Il importe de situer dans une juste tension€– classiquement exprimée par la notion de lettre et esprit€– le travail herméneutique. En effet, comprendre implique de saisir la vie dans ce qui est écrit même si ces textes viennent de contextes passés. Ceux-ci ne sont évidemment plus les nôtres et le travail herméneutique implique d’une part de situer dans le contexte original le texte lui-même et d’autre part de voir ce qu’il peut dire à ceux et celles qui le lisent dans un autre contexte. Une série de sens est ainsi mise en évidence. Le texte original fait ainsi sens dans un autre contexte pour d’autres personnes. Les Exercices d’Ignace ont été écrits au XVIe siècle, Catherine Tekakwitha a vécu au XVIIe siècle, Lecompte a écrit la Vie de Tekakwitha au début du XXe siècle, Cohen a écrit son roman durant les années 1960 et je rédige cet article en 2009. Existe-t-il une seule et juste interprétation de ces textesâ•›? Plusieurs personnes associent malheureusement l’herméneutique à une confusion et à un relativisme de la vérité. Pour eux, l’interprétation se réduit à pouvoir faire dire n’importe quoi au texte et à perdre ainsi son sens véritable. Il est vrai que l’herméneutique ouvre au phénomène du pluralisme du sens, mais il est faux de le percevoir comme une source de confusion et de réduction de la vérité de foi. En ce sens, je crains que Cohen ne puisse pas comparer son roman aux Exercices d’Ignace. Afin d’éviter ce dérapage, la pratique herméneutique est en effet régulée et conduite à ne pas faire dire n’importe quoi aux textes. Il ne peut y avoir une manière unique d’interpréter les Exercices d’Ignace puisqu’il s’agirait alors d’une pure objectivation et d’une perte du travail de contextualisation nécessaire à la compréhension de ces textes. Si les contextes sont multiples, les lectures le sont aussi. Qu’il s’agisse des Exercices d’Ignace, du roman de Cohen ou de n’importe quel autre texte, l’interprétation est infinie, mais elle doit absolument respecter scrupuleusement le potentiel de sens inscrit dans le texte. La tâche herméneutique est exigeante et est un défi perpétuel pour chacun d’entre nous. Nous sommes appelés à vérifier si l’interprétation d’un texte est en rapport avec le contexte dans lequel il fut rédigé et le contexte actuel où il est reçu et adapté. Il s’agit d’établir un rapport proportionnel entre le passé et la réalité présente. Que dirait Cohen aujourd’hui de cette comparaison entre son roman écrit durant les années 1960 et les Exercices d’Ignaceâ•›? Je ne peux répondre, mais je conclue ici avec une citation de Cohen. En 2005, apprenant que son livre allait être traduit en chinois, il a écritâ•›:
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Quatrième partie – La rencontre des autres
Les perdants magnifiques a été écrit à l’extérieur, sur une table au milieu des rochers, des mauvaises herbes et des marguerites derrière ma maison à Hydra, une île de la mer Ûgée. J’ai vécu là-bas il y a plusieurs années. C’était un été torride. Je n’ai jamais couvert ma tête. Ce que vous avez entre les mains est beaucoup plus le résultat d’une insolation qu’un livre. Cher lecteur, pardonnez-moi si je vous ai fait perdre votre temps39.
39. Leonard Cohen, Book of Longing, Toronto, McClelland & Stewart Ltd., 2006, p.â•›196.
Cinquième partie
Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
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Chapitre 24
Vocation et mission chez Marie de l’Incarnation Bernard Peyrous Communauté de l’Emmanuel, France
M
arie de l’Incarnation, tout le monde en conviendra, est un riche personnage au point de vue humain, psychologique et spirituel. Toute étude la concernant se heurte donc à la question de la «â•›porte d’entréeâ•›». Sans vouloir la décrire et la comprendre entièrement, sans vouloir réduire sa personne à une théorie quelconque, se pose en effet le problème de la bonne manière d’accéder au monde qui est le sien. Autrement ditâ•›: qu’est-ce qui la fait vivre, qu’est-ce qui la meutâ•›? Dans la présente communication, nous voudrions€– à tout risque€– tenter une approche de Marie de l’Incarnation à partir de la dynamique de sa vie mystique en nous fondant sur la dialectique entretenue chez elle grâce aux notions de vocation et de mission. Précisons le sens de ces deux termes. Par «â•›vocationâ•›» et «â•›missionâ•›» nous pourrions presque entendre ici l’«â•›êtreâ•›» et l’«â•›agirâ•›». Chez les mystiques, l’être précède l’agir et celui-ci en découle. Mais en effet retour il nourrit l’être. L’être c’est l’appel de Dieu qui suscite une vocation. Celle-ci peut être monastique, sacerdotale et, depuis le Père Caffarel, on emploie même le mot parfois pour le mariage. La vocation est donc un état de vie voulu par Dieu et auquel il conduit la personne. Mais on parle aussi parfois de «â•›vocation dans la vocationâ•›». Il s’agit là en réalité d’un appel spécifique à telle forme d’action précise. Par exemple un dominicain a d’abord une vocation à entrer et à vivre dans cet ordre mais plus tard, peut-être aura-t-il une «â•›vocation dans la vocationâ•›»Â€comme passer sa vie à étudier saint Albert le Grand ou partir en Amazonie. Cette «â•›vocation dans la vocationâ•›» on peut la nommer plus simplementâ•›: «â•›missionâ•›». Parfois les deux aspects sont 379
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
Â� intimement liés dès le départ et se commandent mutuellement. C’est souvent le cas des vocations prophétiques telles que décrites dans l’Ancien Testament1. Parfois les deux aspects apparaissent rapidement l’un après l’autre, mais quelquefois ils sont séparés par un grand espace de temps. Notre propos, redisons-le, consiste donc à voir comment chez Marie de l’Incarnation s’articulent et interfèrent ces deux éléments de vocation et de mission. L e s di v e r s a s pe ct s d ’ u n e vo c ati o n Traitant de la question de la vocation d’une mystique, il est nécessaire de rappeler quelques éléments généraux relatifs à la vie spirituelle. L’expérience montre en effet que ceux-ci sont parfois actuellement, ou peu connus, ou déformés. Il est bien évident que nous nous situons ici dans une perspective de mystique chrétienne, et plus spécifiquement catholique2.
L a vo c a t i o n à la vie mystique Depuis les origines le christianisme, à la différence de beaucoup de religions, a envisagé comme possible une relation d’intimité personnelle avec Dieu dès cette terreâ•›: «â•›Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne 1. «â•›Toutes les vocations de l’Ancien Testament ont pout objet des missionsâ•›: si Dieu appelle, c’est pour envoyerâ•›; à Abraham (Gn 12,1), à Moïse (Ex 3, 10.16), à Amos (Am 7, 15), à Isaïe (Is 6, 9), à Jérémie (Jr€1,€7), à Ezéchiel (Ez 3, 1.4), il répète le même ordreâ•›: Vaâ•›!â•›» (Vocabulaire de théologie biblique, Xavier€Léonâ•‚Dufour, dir., 5e éd., Paris, Cerf, 1981, col. 1373â•›; cf. aussi col. 1374-1376 et 772-778). 2. Réginald Garrigou-Lagrange, Les trois âges de la vie intérieure, 2 vol., Paris, Cerf, 1938â•›; Louis€Bouyer, Introduction à la vie spirituelle, Paris/Tournai, Desclée, 1960â•›; H. Jaegen, La vie de grâce mystique, Paris, Téqui, 1980â•›; Benedict J. Groeschel, Spiritual passages. The psychology of spiritual development, New York, Crossroad Publishing Company, 1983â•›; édition françaiseâ•›: Passages spirituels. Psychologie de la croissance spirituelle, Nouan-le-Fuzelier, Ûditions des Béatitudes, 2000â•›; Charles-André Bernard, Traité de théologie spirituelle, Paris, Cerf, 1986â•›; Wilfrid Stinissen, La nuit comme le jour illumine. La nuit obscure chez saint Jean de la Croix, Louvain, Moustier, 1990â•›; Jean-Claude Sagne, Traité de théologie spirituelle. Le secret du cœur, nouvelle édition, Paris, Mame/Ûditions de l’Emmanuel, 1995â•›; Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Je veux voir Dieu, nouvelle édition, Vénasque, Ûditions du Carmel, 1998â•›; Dizionario di Mistica, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 1998â•›; Bernard Peyrous, L’itinéraire de la vie spirituelle, 2e éd. revue, Paris, Ûditions de l’Emmanuel, 2004â•›; édition anglaiseâ•›: A guidebook for the Spiritual life, Dublin, The Columba Press, 2006â•›; Charles-André Bernard, Théologie mystique, Paris, Cerf (coll. «â•›Théologiesâ•›»), 2005.
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Dieuâ•›», dit l’ancien adage des Pères de l’Ûglise3. Dieu demeure certes le toutautre, mais il a comme jeté par le Christ un pont entre la terre et le Ciel, et ce pont peut être emprunté. La vie d’union avec Dieu dès iciâ•‚bas entre donc dans les perspectives chrétiennes les plus constantes4. En général elle ne se traduit pas par des phénomènes extraordinaires, mais plutôt par un genre de vie particulier, dans le domaine de la prière, du culte, de la morale, des relations avec les autres. Pour certains, cependant, cette vie d’union devient consciente, évidente, palpable. Il y a alors un éveil à ce que certains nomment «â•›les sens spirituelsâ•›» et une entrée très claire dans une nouvelle vieâ•›: la vie mystique. La possibilité et l’existence de cette relation d’ordre mystique avec Dieu a été acceptée dès les origines chrétiennes. Cela se situait dans la suite de la mystique juive tardive, mais la perspective était cependant totalement nouvelle. Il s’agissait désormais de la rencontre avec un Dieu qui s’est fait homme et qui est donc présent maintenant dans l’âme même du croyantâ•›: «â•›Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moiâ•›», dit saint Paul (Ga 2, 20). Les premiers temps chrétiens regorgent de témoignages de phénomènes de «â•›contactâ•›» avec un au-delà qui est plutôt le «â•›déjà-làâ•›». Les Pères de l’Ûglise, puis les Pères du désert reprendront et approfondiront cette tradition qui s’est continuée par la suite constamment dans l’histoire de l’Ûglise et a été recueillie en particulier dans les récits d’itinéraires de sainteté5. 3. Ainsi Hippolyte de Rome, La tradition apostolique, et Athanase d’Alexandrie, Sur l’Incarnation du Verbe. 4. Exemples bien étudiés dansâ•›: François-Marie Lethel, Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance. La théologie des saints, Vénasque, Ûditions du Carmel, 1989â•›; id., Théologie de l’amour de Jésus. Écrits sur la théologie des saints, Vénasque, Ûditions du Carmel, 1996. 5. Dictionnaire de spiritualité, d’ascétique et de mystiqueâ•›: doctrine et histoire, 17 vol., Paris, Beauchesne, 1936-1995â•›; Pierre Pourrat, La spiritualité chrétienne, 4 vol., Paris, Lecoffre, 1947-1951â•›; Histoire de la spiritualité chrétienne, Louis Bouyer, dir., Paris, Aubier-Montaigne, 4 vol. parus (édition italienneâ•›: Ermano Ancilli, dir., 12 vol., Bologne, Ûditions Dehoniane, 1987)â•›; Hilda Graef, The story of Mysticism, Londres, Peter Davies, 1966, Ûdition françaiseâ•›: Histoire de la mystique, Paris, Seuil, 1972â•›; id., The light and the rainbow, Londres/Westminster Maryland, Longsmans, Green & Co. Ltd/The Newman Press, Ûdition françaiseâ•›: L’héritage des grands mystiques, Paris/Fribourg (Suisse), Saint-Paul, 1968â•›; Sala€Balust, Jiménez Duque, Historia de la espiritualidad, 4 vol., Barcelone, Juan Flors, 1969â•›; J.€M.€Moliner, Historia de la espiritualidad, Burgos, Monte Carmelo, 1972â•›; La spiritualità cristiana, 20€vol., Rome, Studium Edizioni, 1982-1984â•›; Storia della spiritualità, 7 vol., Vittorino Grossi, Luigi Borriello, Bruno Secondin, dir., Rome, Borla, 19831989â•›; Dom Guy-Marie Oury, Histoire de la spiritualité catholique, Chambray-les-Tours, CLD, 1993â•›; Raymond€Darricau et Bernard Peyrous, Histoire de la spiritualité, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1994â•›; Bradley P. Holt, Thirsty for Godâ•›: a brief history of Christian Spirituality, Minneapolis (USA), Augsburg Fortress Publishers, 2005â•›; Philip Sheldrake, A brief history of Spirituality, Oxford, Blackwell Publishers, 2007.
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Qui dit vie mystique dit cependant «â•›vie mystérieuseâ•›», vie non commune, vie qui se caractérise par un certain nombre de phénomènes inhabituels, et donc vie qui pose un certain nombre de questions6. La première estâ•›: tout le monde y est-il appelé ou seulement quelques-unsâ•›? Il faudra attendre le Concile de Vatican II pour que l’Ûglise déclare que tous les chrétiens, au nom de leur baptême, sont appelés à la sainteté. Mais elle ne confondra pas pour autant vie de sainteté et vie mystique et se gardera bien de dire que tout le monde est appelé à cette vie mystique. Pour ceux qui y sont entrés€– et redisons-le, ils sont nombreux€– d’autres interrogations surgissent. D’abord la réalité des phénomènes vécus. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on sait les tours que l’intérêt personnel, l’inconscient et les forces mauvaises peuvent jouer aux uns et aux autres. On a donc développé dès les Pères du désert jusqu’à saint Ignace de Loyola et ses successeurs des règles de discernement des esprits. Elles se sont révélées au cours du temps efficaces et opératoires. Pourtant, une fois constaté que les phénomènes viennent de Dieu se pose encore une questionâ•›: y a-t-il une sorte de chemin commun, d’itinéraire de l’âme que doivent emprunter les personnes engagées dans la vie mystiqueâ•›? À ceci, on a répondu globalement oui depuis longtemps. En fait les Pères de l’Ûglise connaissaient les auteurs mystiques de l’antiquité, en particulier Plotin. Tout en modifiant résolument ses perspectives, ils ont repris chez ce dernier la division du chemin spirituel en trois états ou en trois étapes si l’on veutâ•›: la vie purgative, la vie illuminative et la vie unitive. La vie purgative est un temps où, bien que Dieu exerce déjà une grande séduction, l’âme n’est encore atteinte que marginalement. Elle a bien des choses qui l’encombrent, son «â•›moiâ•›» demeure envahissant. Il faut des efforts, du temps, des dépouillements, pour qu’elle soit prête à aller plus loin. Cette période de la vie spirituelle peut donc durer des années. On constate cependant qu’un jour Dieu se fait plus proche, se manifeste de manière plus évidente, que l’âme s’illumine, en quelque sorte. On entre
6. Sur la vie mystique de manière plus préciseâ•›: Auguste Saudreau, L’état mystique, Paris/ Arras/Angers, Amat/Brunet/G. Grassin, Richou & frères, 1921â•›; Auguste Poulain, Des grâces d’oraison. Traité de théologie mystique, 10e éd., Paris, Beauchesne, 1922â•›; Auguste Saudreau, Les degrés de la vie spirituelle, 2 vol., Angers, Ûditions de l’Ouest, 1935â•›; Joseph de Guibert, Leçons de théologie spirituelle, Toulouse, Apostolat de la Prière, 1943â•›; La mistica, 2 vol., Ermanno Ancilli et Maurozio Paparozzi, dir., Rome, Città Nuova, 1984â•›; Francesco Asti, Spiritualità e mistica, questioni metodologiche, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 2003.
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alors dans la vie illuminative où les phénomènes spirituels sont souvent très sensibles. C’est dans cette période-là qu’on a le sentiment d’être entré vraiment dans la vie d’union. Les grands choix se font alors. Avec le temps, Dieu est de plus en plus le maître de l’âme. L’union devient de plus en plus continue. On utilise souvent le vocabulaire des fiançailles et du mariage pour signifier l’union d’amour de l’âme et de Dieu. Quelles que soient les limites de ces expressions, elles recouvrent cependant une réalité qui est l’unité de volonté entre l’âme et Dieu. Il y a maintenant une vie commune qui s’approfondira avec les années. On entre alors vraiment dans la sainteté. Notons que l’on peut parcourir cet itinéraire sans manifestations de phénomènes mystiques spectaculaires. On peut avoir peu ou pas d’extases, peu ou pas de visions de divers types, etc. et devenir une âme unie profondément à Dieu. Dans l’immense catalogue des faits mystiques, il y a beaucoup de saints personnages qui n’apparaissent pas du tout. Notons encore que la vie mystique ne se déroule pas sans épreuves de dépouillement que, depuis saint Jean de la Croix, on nomme habituellement «â•›les nuitsâ•›»â•›: nuit des sens et nuit de l’esprit. C’est un monde immense qu’il ne faudrait pas trop simplifier, d’autant qu’il se combine avec des processus psychologiques portant en particulier€– mais pas seulement€– sur la gestion des blessures qui affectent plus ou moins tous les hommes, les mystiques comme les autres. En dernier lieu, signalons que ces itinéraires spirituels, très variés dans le détail, ont donné naissance, non seulement à une immense littérature autobiographique ou biographique, mais encore à des traités d’analyse qui ont fleuri en particulier depuis le XVIIe siècle, mais se sont continués jusqu’à nos jours. Il y a là une littérature spécialisée trop peu étudiée, mais dont l’ignorance rend difficile l’accès à une des voies de compréhension de la vie des mystiques chrétiens.
L’ i t i n é r a i re spirituel personnel de Marie d e l’ In c a rnation Nous sommes bien renseignés jusqu’à une certaine date sur l’itinéraire de Marie de l’Incarnation. À la différence de beaucoup de mystiques, elle avait en effet une grande capacité d’auto-analyse et de description au service de laquelle elle disposait d’un vocabulaire bien adapté. C’est une des raisons
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pour lesquelles Bossuet pouvait la qualifier de «â•›Thérèse du Nouveau Monde7â•›». Constatons d’abord que son itinéraire commence tôt. Il faut relire le texte qu’elle écrivit sur la grâce reçue en 1607â•›: Je n’avais qu’environ sept ans, qu’une nuit, en mon sommeil, il me sembla que j’étais dans la cour d’une école champêtre avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente. Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par l’air venait à moi qui, le voyant, m’écriai à ma compagneâ•›: «â•›Ahâ•›! Voilà Notreâ•‚Seigneurâ•›! C’est à moi qu’il vientâ•›!â•›»… Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de son amour. Je commençai à étendre mes bras pour l’embrasser. Lors, lui, le plus beau des enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et d’un attrait indicible, m’embrassant et me baisant amoureusement, me ditâ•›: «â•›Voulez-vous être à moiâ•›?â•›» Je lui répondisâ•›: «â•›Oui.â•›» Lors, ayant ouï mon consentement, nous le vîmes remonter au ciel8.
Ce phénomène appartient à la catégorie des songes, qui sont quelque chose de tout à fait différent des rêves. Les rêves ont un caractère subjectif, toujours assez vague. Les songes sont une vision extrêmement précise, gravée nettement dans la mémoire au long des ans, qui se manifeste comme objective. Il n’est pas rare que des enfants en soient l’objet ni d’ailleurs que des phénomènes mystiques divers puissent toucher des enfants. Nous en avons d’autres exemples dans l’histoire de la spiritualité, comme Marguerite-Marie Alacoque, pour ne citer qu’un cas.
7. Nous indiquons simplement ici les ouvrages de baseâ•›: Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, 2 vol., Dom A. Jamet, éd., Paris/Québec, Desclée-de-Brouwer, 1929-1930â•›; id., Le témoignage de Marie de l’Incarnation, Dom A. Jamet, éd., Paris, Beauchesne, 1932â•›; id., Correspondance, Dom€G.â•‚M.€Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971â•›; Dom Guy-Marie Oury, Marie de l’Incarnation, Québec/Solesmes, Presses de l’Université Laval/Ûditions de Solesmes, 1973 (excellente description des matériaux pour comprendre son histoire spirituelle aux p. VII-VIII)â•›; id., Physionomie spirituelle de Marie de l’Incarnation, Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1980â•›; Gabrielle Noël, Prier quinze jours avec Marie de l’Incarnation, Paris, Nouvelle Cité, 2002â•›; Thérèse Nadeau-Lacour, «â•›Marie Guyart de l’Incarnationâ•›», dans Il suffit d’une foiâ•›; Marie et l’Eucharistie chez les fondateurs de la Nouvelle France, Thérèse Nadeau-Lacour, dir., Québec, Ûditions Anne Sigier, 2008, p. 68-130. Nous nous servirons en particulier de Marie de l’Incarnation, Autobiographie, Dom G.-M. Oury, éd., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1976â•›; Désormais Autobiographie. 8. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, p. 19.
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Un enfant de sept ans est capable de prendre des décisions décisives et de s’y tenir. C’est ce que fit Marie Guyart dans le courant des années suivantes. Convaincue d’un appel de Dieu sur elle, elle décida de mener une vie chrétienne sérieuse et de s’adonner à la prière. On pourrait considérer qu’elle parcourut un temps de vie purgative jusque vers 1620. Le 24 mars de cette année-là se produisit un nouvel événement spirituel qui la projeta dans un autre monde. Redonnons-lui la parole, même si le texte est un peu longâ•›: Un matin que j’allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu, avec mon inspiration ordinaire, In te, Domine, speraviâ•›; non confundar in aeternum… en cheminant je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes mes fautes, péchés et imperfections que j’avais commis depuis que j’étais au monde, me furent représentés en gros et en détail, avec une clarté et distinction plus certaine que toute certitude que l’industrie pouvait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable de tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut. Si la bonté de Dieu ne m’eût soutenue, je crois que je fusse morte de frayeur, tant la vue du péché, tant petit qu’il puisse être, est horrible et épouvantable… Enfin il ne se peut dire ce que l’âme conçoit en ce moment. Mais de voir outre cela que personnellement on est coupable et que quand on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu’il a fait pour tous, c’est ce qui consomme et anéantit l’âmeâ•›: ces vues et ces opérations sont si pénétrantes qu’en un moment elles disent tout et portent leur efficacité et leurs effets. En ce même moment mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel lui fit, dans l’expérience de ce même amour, une douleur et regret de l’avoir offensé la plus extrême qu’on se la peut imaginer… Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce9. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent l’âme en sorte qu’il la mène où il veut, et elle estime heureuse de se laisser ainsi captiver10.
Commentons ce passage. Marie Martin a vingt ans et elle a déjà derrière elle tout un passé de vie chrétienne fidèle et même fervente. Ce 24 mars elle reçoit ce qu’on appellera plus tard une «â•›effusion de l’Espritâ•›», assez semblable 9. La rigueur de l’amour. 10. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, p. 28-29.
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à celle que vécut Thérèse d’Avila quand elle se trouva face à face au couvent de l’Incarnation, avec une statue du Christ aux outrages. Son monde intérieur lui est révélé, sur le point précis de ses limites et de son péché. Mais cela n’a pas une consonance négative. Cette «â•›opération véritéâ•›» n’est possible que parce qu’elle est sauvée par le sacrifice du Christ. Et comme ce sacrifice est un acte d’amour et de miséricorde, c’est l’amour qui domine aussitôt. Mais il s’agit d’un amour lié à la reconnaissance, et donc sans orgueil ni possessivité. L’âme est attachée, elle en est heureuse, parce qu’elle voit la réalité la plus profonde du monde et qu’une issue lui est montrée en même temps. C’est vraiment le grand tournant de la vie. Dès lors les yeux de l’âme s’ouvrent et les phénomènes mystiques vont se succéder. Marie Martin sait très bien que, le choix étant fait, elle n’a plus les clefs de sa vie. Elle est maintenant dans un état passif caractéristique de la vie illuminative. Les purifications dites passives vont commencer. Elle le sent bien quand elle écritâ•›: Comme je l’ai dit, l’âme, se sentant appelée à choses plus épurées, ne sait où l’on veut la mener. Quoiqu’elle ait une tendance à choses qu’elle ne connaît pas encore ni qu’elle ne peut concevoir, elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir11.
En effet, les années 1622-1624 constituent des périodes d’épreuves que l’on peut analyser comme des purifications passives. Vers 1625 une période nouvelle commence dans cet itinéraire. On peut y repérer plusieurs états caractéristiques de la vie unitive. Le premier est la vision de la Trinité. Par «â•›visionâ•›», il ne pas entendre une vision face à face, mais comme une présence manifestée dans l’âme. Le second est constitué par les fiançailles spirituelles, et le troisième enfin par le mariage mystique. Reprenons chacun de ces états. En général, l’itinéraire classique procède de la manière suivanteâ•›: - Fiançailles mystiques - Mariage mystique - Vie avec les Trois Personnes de la Trinité manifestées tour à tour ou ensemble. Marie de l’Incarnation ne semble pas avoir suivi exactement ce chemin. Elle a commencé par avoir un «â•›contactâ•›» avec la Trinité dès avant les fian 11. Ibid., p. 38.
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çailles mystiques. On s’en est étonné mais cela ne devrait pas prêter à beaucoup de commentaires quand on connaît la variété des vies des mystiques. Redonnons-lui la parole pour caractériser les grands moments de cette étape de sa vie intérieure. D’abord sa vie avec la Trinitéâ•›: Un matin, qui était la deuxième fête de la Pentecôte, entendant la messe dans la chapelle des RR.PP. Feuillants… en un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer. En ce moment toutes les puissances de mon âme furent arrêtées et souffrant l’impression qui leur avait été donnée de ce sacré mystère, laquelle impression était sans forme ni figure, mais plus claire et intelligible que toute lumière, qui me faisait connaître que mon âme était dans la vérité, laquelle, dans un moment me fit voir le commerce qu’ont ensemble les trois divines Personnesâ•›; l’amour du Père, lequel se contemplant lui-même engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité et sera éternellementâ•›; mon âme était informée de cette vérité d’une façon ineffable qui me fait perdre tout motâ•›; elle était abîmée dans cette lumière. Ensuite elle entendait l’amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, ce qui se faisait par un réciproque plongement d’amour sans mélange d’aucune confusion, entendant ce que c’était que spiration et production… Voyant les distinctions, je connaissais l’unité d’essence entre les trois Personnes divines, et quoiqu’il me faille plusieurs mots pour le dire, en un moment, sans intervalle de temps, je connaissais l’unité, les distinctions et les opérations dans elles-mêmes et hors d’elles-mêmes12.
Nous avons là un véritable petit traité de théologie trinitaire, parfaitement pensé. Il n’y a rien à redire à cela au point de vue de la théologie dogmatique chrétienne ni au point de vue de la théologie spirituelle. Cette «â•›visionâ•›» changea profondément sa vie de foiâ•›: «â•›Cette grande lumière susdite me fit entrer en un nouvel état intérieur. Je fus un grand espace de temps que je ne pouvais sortir de l’application aux trois divines Personnes13.â•›» C’est à partir de cette vie trinitaire que Marie Martin entra dans la vie d’union. Elle en a décrit les préparations. Déjà elle avait échangé son cœur avec celui du Christ, comme on le voit chez un certain nombre de mystiquesâ•›: Une fois j’expérimentai qu’on avait ravi mon cœur et qu’on l’avait enchâssé dans un autre cœur, et qu’encore que ce fussent deux cœurs, ils étaient si 1 2. Ibid., p. 53-54. 13. Ibid., p. 56.
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bien ajustés que ce n’était qu’un, et une voix intérieure me ditâ•›: «â•›C’est ainsi que se fait cette union des cœurs14.â•›»
Elle demeurait cependant en attente de quelque chose de plus fort encore. Elle parle des «â•›grandes angoisses que l’âme souffre à cause de la tendance amoureuse qu’elle a pour le mariageâ•›», d’autant que Jésus semblait se cacherâ•›: «â•›Le Bien-Aimé va disposant l’âme dans une cachette et secrète manière qu’à peine aperçoit-on ses vestiges… il semble à l’âme qu’elle est absente de son Bien-Aimé15.â•›» La «â•›grande distance d’entre Dieu et l’âme en ses grandeurs et la créature en sa bassesse16â•›» lui était plus sensible que jamais. Finalement, en 1631, l’union se fitâ•›: Un matin, étant en oraison, Dieu absorba mon esprit en lui par un attrait extraordinairement puissant. Je ne sais en quelle posture demeura mon corps. La vue de la très auguste Trinité me fut encore communiquée et ses opérations manifestées d’une façon élevée et plus distincte qu’auparavant… Donc, comme étant abîmée en la présence de cette suradorable Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, en lui rendant mes adorations, la sacrée Personne du Verbe divin me donna à entendre qu’il était vraiment l’Ûpoux de l’âme fidèle. J’entendais cette vérité avec certitude, et la signification qui m’en était donnée m’était préparation prochaine de la voir effectuer en moi. En ce moment, cette suradorable Personne s’empara de mon âme et l’embrassant avec un amour inexplicable l’unit à soi et la prit pour son épouse. Lorsque je dis qu’il l’embrassa, ce ne fut pas à la façon des embrassements humains. Il n’y a rien de ce qui peut tomber sous le sens qui approche de cette divine opération, mais il me faut exprimer à notre façon terrestre, puisque nous sommes composés de la matière…17
Marie Martin a expliqué les conséquences que cet acte essentiel produisit en elle. D’abord une joie spirituelle intenseâ•›: Dans le mariage spirituel, l’âme a entièrement changé d’état. Elle avait cidevant été en une tendance continuelle et attente de cette haute grâce… Maintenant elle n’a plus de tendance, parce qu’elle possède Celui qu’elle aime. Ce sont des caresses, ce sont des amours qui la consomment et la font expirer en lui…18
1 4. 15. 16. 17. 18.
Ibid., p. 50. Ibid., p. 58. Ibid., p. 59. Ibid., p. 62-63. Ibid., p. 64.
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Ensuite un grand sens de l’évangélisation, car elle avait le désir de répandre l’amour du Christ autour d’elle, son âme «â•›se consomme dans les actions de charité du prochain, se faisant toute à tous pour les gagner à son BienAimé19â•›». Elle s’occupait en particulier du personnel de l’entreprise de roulage de son beau-frère, qui n’était pas un public facile, mais sur lequel elle avait une grande influence. L’essentiel demeurait pourtant invisible. Elle décrit de manière très précise les effets de l’union au Christ en elle et de même l’union de plus en plus grande avec la Trinité toute entière. Elle comprenait que cette union était la plus grande grâce qu’elle avait reçue jusqu’alorsâ•›: Un jour, à l’oraison du soir, j’étais à genoux en ma place du chœur, un soudain attrait ravit mon âme. Lors, les trois Personnes de la Très Sainte Trinité se manifestèrent de nouveau à elle, avec l’impression des paroles du suradorable Verbe Incarnéâ•›: Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimeraâ•›; nous viendrons à lui et nous ferons une demeure chez lui. Cette impression portait les effets de cette divine parole et les opérations des divines Personnes en moi plus éminemment que jamaisâ•›; et elles me les donnèrent à connaître et à expérimenter dans une pénétration d’elles à moi. Et la Très sainte Trinité, en son unité, s’appropriait mon âme comme une chose qui lui était propre et qu’elle avait rendue capable de sa divine impression et des effets de son divin commerce20.
Signalons encore deux états intérieurs qui furent les conséquences de ce qui s’était passé. Le premier est ce qu’elle appelle «â•›l’état de victimeâ•›», que nous commenterons plus loin. Elle le caractérise ainsiâ•›: …L’état intérieur dans lequel Notre-Seigneur m’a conduite depuis que j’entrai pour la seconde fois en charge21 a été un état de victime continuel, plus subtil et intense qu’à l’ordinaire, qui par diverses manières me va consommant par son Saint-Esprit… Car de vérité je suis une grande pécheresse, qui ai des lâchetés sans nombre, des puérilités et des faiblesses indicibles, et c’est ce qui est digne de grande admiration qu’un Dieu qui a des milliers de millions d’âmes aimantes veuille jeter les yeux sur la dernière de ses créatures et lui donner une si grande part en ses amours et en son cœur. J’ai donc expérimenté qu’il y a divers degrés en la vraie pauvreté d’esprit. Lorsque Notre-Seigneur me donna la vocation religieuse, sa miséricorde m’en fit
1 9. Ibid., p. 65. 20. Ibid., p. 77. 21. De prieure au monastère de Québec.
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connaître la valeur… Mais je n’avais pas en ce temps-là l’expérience de ce que l’Esprit de Dieu voulait faire dans mon âme et à mon esprit pour lui faire expérimenter le substantiel de cette véritable pauvreté d’esprit spirituelle22.
La seconde conséquence est visiblement une union de plus en plus grande avec Dieu comme Père au sein de la Trinitéâ•›: Mon âme expérimente qu’étant dans l’intime union avec lui23, elle en est de même avec le Père Eternel et le Saint-Esprit, concevant par cette impression la vérité et certitude de ce que cet adorable Seigneur et Maître disait aux Apôtres, dans le dernier entretien qu’il eut avec eux et son oraison à Dieu son Pèreâ•›; premièrement, en répondant à saint Philippe qui lui demandait à voir son Père, disantâ•›: Philippe, qui me voit, voit le Pèreâ•›; comment dis-tuâ•›: montre-nous le Pèreâ•›? Ne croyez-vous point que je suis en mon Père et le Père en moiâ•›? etc24.
Elle disait d’ailleurs cette prière à la fin de chacune de ses journéesâ•›: O Père éternel, par le cœur de Jésus, voie et vie, Je vous adore pour ceux qui n’adorent pasâ•›; Je vous aime pour ceux qui ne vous aiment pasâ•›; Je vous reconnais pour tous les aveugles volontaires qui ne vous reconnaissent pasâ•›; Je veux par ce divin cœur, satisfaire aux devoirs de tous les mortels25.
C o m m e n t a i res sur un itinéraire Tout cet itinéraire, dont nous ne connaissons qu’une partie, puisque notre documentation est moins précise pour les dernières années de la vie de Marie de l’Incarnation, demande quelques éléments d’appréciation. Une vie spirituelle en effet fonctionne, comme toute existence, avec des priorités. Elles définissent une orientation spirituelle. Quel est donc l’axe prioritaire de la vie spirituelle de Marie de l’Incarnationâ•›? À cela il faut répondre de manière très claireâ•›: c’est l’amour. Ou plutôt l’Amour avec une majuscule puisque pour elle l’Amour est une personneâ•›: celle du Christ, 2 2. 23. 24. 25.
Marie de l’Incarnation, Autobiographie, p. 120-121. Le Christ. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, p. 130. Citée par Gabrielle Noël, Prier quinze jours avec Marie de l’Incarnation, ibid., p. 96.
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Personne à la fois parfaitement humaine et divine. Marie de l’Incarnation est une épouse et donc une mystique de l’Amour. En écrivant cela, nous faisons allusion à un problème historique qui n’a jamais été complètement posé et donc encore moins résolu26. Comment se fait-il qu’une partie de la théologie morale et de la spiritualité aient été, depuis le XIVe siècle, influencées par des courants de pensée sévères, voire pessimistes sur l’homme et son devenir, engendrant par exemple des prédications en forme dure et incisivesâ•›? Les exemples en seraient innombrables. Cela est dû sans doute à l’émergence de la philosophie et de la théologie nominalistes qui aboutissent à une série de ruptures ou du moins d’éloignement, tout d’abord entre l’homme et Dieu. À la théologie de l’amour se substitue la théologie du salut difficile. Comme l’on sait, Martin Luther sera un disciple cohérent du grand nominaliste allemand Gabriel Biel. Cela donnera plus tard la morale rigoriste et le jansénisme. Il est impossible de comprendre certains aspects de l’époque moderne si on ne sait rien, par exemple, de la querelle du probabilisme et de la manière€– ou des manières€– dont on tenta de la résoudre27. Opposée à ce courant, nous constatons la présence d’une tradition jamais interrompue de mystiques de l’amour, se basant sur saint Bernard et les cisterciens, les grandes mystiques de Helfta, les traditions dominicaine et franciscaine puis, du vivant de Marie de l’Incarnation, la tradition salésienne et celle de l’Ûcole française. Ce courant débouchera dans la théologie et la spiritualité du Cœur de Jésus qui a joué un si grand rôle dans le monde catholique. Marie de l’Incarnation appartient à ce courant de l’Amour. Son «â•›jeâ•›» n’est pas anéanti dans sa vie spirituelle, elle se sait pécheresse mais pécheresse pardonnée par un amour plus grand que son péché. Elle entre dans un schéma de vie relationnel, où tout ce qu’elle a de bien en elle est éclos en quelque sorte par sa relation sponsale avec le Christ et sa tendre affection pour le Père. 26. On nous permettra, en ce qui concerne la christologie de l’époque moderne qui touche à tout ceci, de renvoyer à nos pages sur le problème de la christologie au XVIIe siècleâ•›: «â•›Les messages du Cœur du Christ à Marguerite-Marieâ•›», dans Sainte Marguerite-Marie et le message de Paray-le-Monial, Paris, Desclée, 1993, p. 191-210, spécialement p.€202207. 27. Aujourd’hui encore la meilleure description de la querelle se trouve à l’article «â•›Probabilismeâ•›» de€Th.€Deman, dans Dictionnaire de théologie catholique, Tome XIII, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1936, col. 417-619. Comme le fait remarquer Jean-Marie Aubert, «â•›Probabilismeâ•›», dans l’encyclopédie Catholicisme, Hier, Aujourd’hui, Demain, Tome XI, Paris, Librairie Letouzey et Ané, 1988, col.€1064â•‚1076, spécialement col.€1076, la bibliographie sur le sujet est très limitée.
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Dans cette perspective générale, l’itinéraire de Marie de l’Incarnation est repérable. Elle a vécu des choses que n’avait pas exprimées la grande Thérèse, mais on distingue bien les étapes essentielles de sa route. Notons un point au passage. Quand elle parle de l’état de victime, je serais porté à penser qu’elle exprime en réalité à travers ces mots la nuit de l’esprit, la seconde grande période de purification intérieure qui advient parfois assez tard dans un itinéraire et se traduit par une remise en cause fondamentale de la personne. Il me semble reconnaître quelque chose de cela dans les expressions qu’elle utilise28. Cela ne signifie cependant pas qu’elle ne se considère pas comme une «â•›victimeâ•›» au sens spirituel habituel du mot qui signifierait une spiritualité centrée sur ce concept. Cependant il n’y a peut-être pas de contradiction. Si l’on entend par «â•›victimeâ•›» le fait que Marie de l’Incarnation veut se donner entièrement à Dieu pour le salut des hommes et qu’elle veut aimer et offrir pour ceux qui n’aiment pas et ne s’offrent pas, le terme peut être utilisé. Mais il y a aussi une autre acception du mot. Il recouvre une «â•›spiritualité victimaleâ•›» fondée sur la douleur demandée, qui me semble étrangère à sa mentalité29. En tout cas, ce n’est pas autour de cette catégorie que s’organise sa vie, mais autour de la catégorie de l’amour. Et au centre de cet amour, il y a le Christ qui l’a menée peu à peu vers le Père. À la catégorie d’épouse s’ajoute ainsi celle de fille. On est là dans la perspective de l’Ûvangile de saint Jean où la figure du Christ est extraordinairement mise en valeur, mais où on voit qu’elle mène vers le Père, origine et terme de tout. Le cœur de la mission d e M a r i e d e l’ I nc a r n ati o n Maintenant que nous voyons mieux quelle a pu être la vocation de Marie de l’Incarnationâ•›: être une épouse pour le Christ, nous pouvons aborder la mission qui lui a été donnée et la manière dont elle l’a spirituellement vécue. Pour faire bref, il me semble que cela se résume dans cette phrase utilisée parfois en parlant d’elleâ•›: elle a été «â•›la mère de la communauté 28. De ce point de vue, j’ai évolué par rapport à mon intervention orale au colloque de Québec, Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-Franceâ•›: Marie Guyart de l’Incarnation et les autres fondateurs religieux, en septembre 2008, où je ne savais pas repérer la nuit de l’esprit dans son itinéraire. 29. Voir les grands articles de Giuseppe Manzoni, «â•›Victimale (spiritualité)â•›», dans Dictionnaire de spiritualité, d’ascétique et de mystiqueâ•›: doctrine et histoire, Tome 16, Paris, Beauchesne, 1994, col.€531â•‚545 et Ûdouard Glotin, «â•›Réparationâ•›», dans Dictionnaire de spiritualité, Tome 13, ibid., 1987, col.€369â•‚413.
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canadienne30.â•›» C’est là que se situe sa mission. On n’est pas mère sans avoir été épouse du Christ et fille du Père. On ne donne que ce qu’on a reçu. Or Marie de l’Incarnation a été épouse et fille du Père. Elle était donc apte à développer en elle un cœur maternel. Elle avait reçu, elle allait pouvoir donner.
L e s re l a t i ons avec son fils Claude e t s a n i è c e Marie Buisson 3 1 Ce cœur maternel, elle l’a toujours eu à l’égard de son fils Claude, contrairement à ce que l’on pourrait penser d’embléeâ•›: abandonner son enfant pour entrer en religionâ•›! Il importe cependant de se souvenir que le rapport enfants/parents n’a pas toujours été celui qu’il est actuellement dans le monde occidental. Dans les «â•›bonnes famillesâ•›» les enfants étaient élevés par des précepteurs et non par leurs parents qu’ils voyaient peu, ceci jusqu’au XIXe siècle. Ou bien ils étaient envoyés dans des collèges et des couvents et ne revenaient chez eux qu’à l’occasion de rares vacances. L’amour paternel et maternel ne se manifestait pas sous la forme directe qu’il a pris par la suite. Dans ce contexte, l’«â•›abandonâ•›» de Claude, pour douloureux qu’il ait été, ne peut être jugé à l’aune de notre sensibilité. Par contre il est certain que Marie Martin a toujours gardé à l’égard de son enfant une grande affection. Elle l’a manifestée à maintes reprises. Parlant de la fugue de Claude au moment où elle entrait chez les Ursulines en 1631, elle écritâ•›: Jamais je n’aurais cru que la perte d’un enfant fût aussi sensible au cœur d’une mère. Pendant tout le temps que dura cette perte j’avais, gravé en mon esprit, la douleur que ressentait la Très Sainte Vierge, lorsqu’elle perdit dans le Temple, le petit Jésus, qui était un si digne Fils32.
Plus tard, en 1639, le départ pour le Canada qui amenait un autre abandon lui causa une autre douleur. Elle s’en est expliquée plus tard avec Claudeâ•›: Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentimens de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appellé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes 30. Dom Guy-Marie Oury, Marie de l’Incarnation, Québec/Solesmes, Presses de l’Université Laval/Ûditions de Solesmes, 1973, p. 455. 31. Analyse de ses relations avec eux dans Dom G.-M. Oury, Marie de l’Incarnation, ibid., p. 391-401. 32. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 1. Les Écrits spirituels de Tours, Dom€A. Jamet, éd., Paris/Québec, Desclée-de-Brouwer, 1928, p. 270.
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par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. Une fois le diable me donna une forte tentation que s’en étoit fait, par de certains accidens dont il remplit mon imaginationâ•›: je croiois que tout cela étoit véritable, en sorte que je fus contrainte de sortir de la maison, pour me retirer à l’écart. Je pensé alors mourir de douleurâ•›: mon recours néanmoins fut à celui qui m’avoit promis d’avoir soin de vous33.
Comme l’on sait, même si la vie de Claude connut des péripéties, il se convertit et entra en 1641 chez les bénédictins de Saint-Maur à l’abbaye de la Trinité de Vendôme. Il noua alors avec sa mère un commerce épistolaire qui amena Marie de l’Incarnation à écrire pour lui le récit de sa vie intérieure. Elle joua alors un rôle nouveauâ•›: celui d’une maternité spirituelle et elle contribua à «â•›accoucherâ•›» de la vie spirituelle de son filsâ•›: l’expression n’est pas trop forte. Il est rare de trouver dans l’histoire de la spiritualité une relation aussi forte et aussi intime entre une mère et son fils. Claude Martin exercera des responsabilités considérables au sein de la congrégation de Saint-Maur, et il y mourra en réputation de sainteté34. Notons au passage qu’il exerça lui-même une paternité spirituelle active. Nous en avons gardé la trace par des correspondances très intéressantes35. Marie Buisson était la nièce de Marie de l’Incarnation. Belle et charmante jeune fille, elle avait eu une vie très romanesque, comprenant même un enlèvement par un gentilhomme qui voulait à toute force l’épouser. Elle se fit néanmoins ursuline et devint une bonne religieuse, même si sa tante ne la trouvait pas assez surnaturelle. Elle avait énormément prié et offert pour elle. Parlant de Marie Buisson avec Claude, elle écrivaitâ•›: «â•›[…] vous 33. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre CCLXVIIâ•›: à son fils du 25 septembre 1670â•›», dans Correspondance, Dom€G.â•‚M.€Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 898. Désormais Correspondance. 34. Bonne notice sur lui dans Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 1. Les Écrits spirituels de Tours, ibid., p.€74-104. Voir aussi Dom Guy-Marie Oury, Dom Claude Martin, le fils de Marie de l’Incarnation, Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1983 et les introductions à la publication de deux de ses œuvresâ•›: Dom Claude Martin, Perfection du chef, retraite aux supérieurs, Dom R.-J. Hesbert,€éd., Paris, Alsatia, 1958, p. I-LXXVIIâ•›; et encore, Les voies de la prière contemplative, Dom T. Barbeau, éd., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 2005, p. 7-68. 35. Comme en témoigne ce passage d’une lettreâ•›: «â•›C’est toujours avec bien de la joie et de la consolation que j’apprends des nouvelles de mes chers enfants. Je les porte tous dans mon cœur et, par la pensée que j’en ai, il me semble que je les offre toujours à Dieu et que je puis dire à leur égard ce que disait saint Paulâ•›: “Mes petits enfants que j’enfante à nouveau” (Ga 4, 19)â•›» (citée dans Dom C. Martin, Les voies de la prière contemplative, ibid., p. 21).
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êtes les deux personnes pour lesquelles mon esprit fait le plus souvent des voyages en France36â•›»â•›; et ailleursâ•›: Notre Seigneur m’a donné pour son salut et pour le vôtre un amour si particulier que je ne pouvais vivre vous voyant dans le monde où l’on court tous les jours des risques de se perdre. Il me semblait donc en ce temps-là que j’étais chargée de votre salut. Ainsi ne vous étonnez pas si je souffrais, vous voyant tous deux marcher dans des voies qui vous en éloignaient37.
L’ a p p e l p our le Canada Mais la grande «â•›maternitéâ•›» qu’exerça Marie de l’Incarnation concerne le Canada. Elle reçut vraiment une mission pour ce pays, mission d’ordre mystique qui s’inséra dans le cadre plus général de sa vocation de religieuse enseignante. Notons qu’elle ne constitue pas un cas unique puisque Jérôme Le Royer de La Dauversière «â•›reçutâ•›» peu après une mission en vue de la fondation de Ville-Marie38. Nous sommes là dans un registre assez particulier, mais qui n’est pas sans autres exemples. Il importe ici de citer le premier appel de Marie de l’Incarnation à partir pour le Canada, en 1635. Ce texte est bien connu, mais il constitue comme un morceau d’anthologieâ•›: Une nuit…en dormant, il me fut représenté en songe que j’étais avec une dame séculière que j’avais rencontrée par je ne sais quelle voie39. Elle et moi quittâmes le lieu de notre demeure ordinaire. Je la pris par la main et, à grands pas, je la menai après moi, avec bien de la fatigue parce que nous trouvions des obstacles très difficiles qui s’opposaient à notre passage et nous empêchaient d’aller au lieu où nous aspirions. Mais je ne savais où ni les chemins. Or cependant je franchissais tous ces obstacles en tirant après moi cette bonne dame. Enfin nous arrivâmes à l’entrée d’une belle place à l’entrée de laquelle il y avait un homme vêtu de blanc, et la forme de cet habit comme on peint les apôtres. Il était le gardien de ce lieu. Il nous y fit entrer et, par un signe de main, nous fit entendre que c’était par là où il fallait passer… 36. «â•›Lettre CXLIII à son Fils du 9 septembre 1652â•›», dans Correspondance, p.€485. 3 7. «â•›Lettre CLXVI à son Fils du 2 octobre 1655â•›», dans Correspondance, p. 558. 38. La biographie la plus fouillée est actuellement la Positio établie en vue du procès de béatification par Dom Guy-Marie Oury et Yvon Beaudoin, Beatificationis et canonizationis servi Dei Hieronymi Le Royer de La Dauversière, positio super introductione causae, Rome, Congregatio Sacrorum Rituum, 1991. 39. Madame de La Peltrie qui ira avec elle au Canada cinq ans plus tard et assurera les frais de l’expéditionâ•›: Dom Guy-Marie Oury, Madame de La Peltrie et ses fondations canadiennes, Mortagne-au-Perche, Association les Amis du Perche, 1973.
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Et lors je comprenais intérieurement, quoiqu’il ne parlât pas, que c’était là. J’entrai donc en cette place avec ma compagne. Ce lieu était ravissant. Il n’avait point d’autre couverture que le cielâ•›; le pavé était comme de marbre blanc ou d’albâtre, tout par carreaux avec des liaisons d’un beau rouge. Le silence y était, qui faisait partie de sa beauté. J’avançai dedans, où de loin, à ma gauche, j’aperçus une petite église de marbre blanc ouvragé, d‘une belle architecture à l’antique, et sur cette église, la sainte Vierge qui y était assise, le faîte étant disposé en sorte que son siège y était placé. Elle tenait son petit Jésus entre ses bras sur son giron. Ce lieu était très éminent, au bas duquel il y avait un grand et vaste pays, plein de montagnes, de vallées et de brouillards épais qui remplissaient tout, excepté une petite maisonnette qui était l’église de ce pays-là, qui seule était exempte de ces brumes. La Sainte Vierge, Mère de Dieu, regardait ce pays, autant pitoyable qu’effroyable. Il y avait un chemin étroit pour y descendre. Ma compagne, qui me suivait comme je la tirais par la main, dès que j’eus aperçu la Sainte Vierge, par un tressaillement d’affection, quittant la main de cette bonne dame, je courus vers cette divine Mère, et étendis mes bras, en sorte qu’ils pouvaient atteindre aux deux bouts de cette église sur laquelle elle était assise. J’attendais par désir quelque chose d’elle. Comme elle regardait ce pauvre pays, je ne la pouvais voir que par derrière. Lors, je la vis devenir flexible et regarder son béni enfant, auquel sans parler elle faisait entendre quelque chose d’important à mon cœur. Il me semblait qu’elle lui parlait de ce pays et de moi et qu’elle avait quelque dessein à mon sujet …Je me réveillai portant en mon cœur une paix et douceur extraordinaire40.
Notons qu’ici le personnage qui «â•›règneâ•›» sur le Canada est la Vierge Marie. Elle se soucie visiblement de ce pays. Elle désire donner à Marie de l’Incarnation une part de son intérêt pour cette terre. La religieuse va donc participer à sa manière à la maternité de Marie sur ce nouveau pays. Le Cœur de la Vierge Marie et le cœur de Marie de l’Incarnation s’unissent donc pour l’évangélisation du Canada. Nous sommes là devant un appel mystique un peu semblable à celui que saint Paul avait «â•›reçuâ•›» en songe et que décrivent les Actes des Apôtresâ•›: Or, pendant la nuit, Paul eut une visionâ•›: un Macédonien était là, debout, qui lui adressait cette prièreâ•›: «â•›Passe en Macédoine, viens à notre secoursâ•›!â•›» Aussitôt après cette vision, nous cherchâmes à partir pour la Macédoine, persuadés que Dieu nous appelait à y porter la Bonne Nouvelle. (Ac 16, 9-10) 40. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, p. 86-88.
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À partir de ce moment-là, Marie de l’Incarnation se prépara intérieurement à mener une autre vie, où l’évangélisation tiendrait une place nouvelleâ•›: Donc à l’âge de trente-quatre à trente-cinq ans, j’entrai en l’état qui m’avait été comme montré et duquel j’étais comme dans l’attente. C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’esprit de Jésus-Christ, lequel s’empara de mon esprit pour qu’il n’eût plus de vie que dans le sien et par le sien… Mon corps était dans notre monastère mais mon esprit ne pouvait être enfermé. Cet esprit de Jésus me portait aux Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans les parties du Canada et dans les Hurons, et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais appartenir à Jésus-Christ… Je me promenais en esprit dans ces grandes vastitudes et j’y accompagnai les ouvriers de l’Ûvangile, auxquels je me sentais unie étroitement41.
Un peu plus tard, le pays précis auquel elle était appelée lui fut révélé. De nouveau, il faut lui laisser la paroleâ•›: Ûtant dans les dispositions susdites, un jour étant en oraison devant le TrèsSaint-Sacrement, mon esprit fut en un moment ravi en Dieu, où lui fut représenté ce grand pays qui lui avait été montré en la façon que j’ai déduite ci-devant. Lors cette adorable Majesté me ditâ•›: «â•›C’est le Canada que je t’ai fait voirâ•›; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie.â•›» Ces paroles qui portaient vie et esprit en mon âme, en cet instant la rendirent dans un anéantissement indicible42 au commandement de cette infinie Majesté, laquelle lui donna force pour répondre disantâ•›: «â•›O mon grand Dieu, vous pouvez tout et moi je ne puis rienâ•›; s’il vous plaît de m’aider, me voilà prête. Je vous promets de vous obéir. Faites en moi et par moi votre très adorable volontéâ•›!â•›»… Je ne voyais plus d’autre pays pour moi que le Canada, et mes plus grandes courses étaient dans le pays des Hurons pour y accompagner les ouvriers de l’Ûvangile… Je faisais bien des stations par tout le mondeâ•›; mais les parties du Canada étaient ma demeure et mon pays, mon esprit étant tellement hors de moi et abstrait du lieu où était mon corps, que même en prenant ma réfection c’étaient les mêmes fonctions et courses dans le pays des sauvages pour y travailler à leur conversion. Et les jours et les nuits se passaient de la sorte43.
4 1. Ibid., p. 90-91. 42. Ce mot a ici le sens de€«â•›acceptationâ•›». 43. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, p. 93-94.
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Convenons que rarement une personne a autant adopté et aimé un pays avant même de le visiter. Peu après, elle recevait une lettre du Père Poncet qui l’invitait à aller au Canada, pendant que Madame de La Peltrie avait la même pensée alors qu’elle connaissait moins encore le Canada.
L’ a f f e c t i o n pour les Indiennes L’affection de Marie de l’Incarnation pour le Canada se porta rapidement vers les petites Indiennes. Déjà avant même que de partir elle se sentait attirée vers ellesâ•›: «â•›J’aime ardemment toutes ces petites Sauvages, et il me semble que je les porte dans mon cœur. Que je m’estimerois heureuse de leur pouvoir apprendre à aimer jésus et Marie44â•›!â•›» Quand elle fut au Canada, son amour pour elles ne se refroidit pas, au contraireâ•›: […] quel plaisir de se voix avec une grande troupe de femmes et de filles Sauvages dont les pauvres habits qui ne sont qu’un bout de peau ou de vieille couverture, n’ont pas si bonne odeur que ceux des Dames de France mais la candeur et simplicité de leur esprit est si ravissante qu’elle ne se peut dire45.
«â•›Pour ce qui est des Sauvages, cela m’est toujours nouveau, car la pensée de ce qu’ils ont été avant que de connoître Dieu, et de ce qu’ils sont à présent qu’ils le connoissent, me touche à un point que je ne puis dire46.â•›» Les derniers moments de la vie d’une personne donnent beaucoup d’informations sur ce qu’elle a dans le cœur. Son fils Claude Martin ne s’y trompa pas quand, rédigeant le Récit abrégé de ses derniers temps, il écrivitâ•›: Les petites sauvages étaient le plus agréable objet de son cœur, elle les voulut voir souvent pendant sa dernière maladie, et à chaque fois elle leur donnait sa bénédiction avec des tendresses de mère. Aussi était-ce pour elles et pour toutes les nations de cette vaste Amérique que, les derniers quinze jours de sa vie, elle offrait continuellement à Dieu ses douleurs, sa vie et sa mort… Se sentant à l’extrémité, elle voulut encore revoir ses petites sauvages pour leur dire le dernier adieu et leur donner sa dernière bénédiction, puis sur le midi du samedi, qui était le dernier d’avril, elle entra dans l’agonie47. 44. «â•›Lettre XI à Dom Raymond de Saint-Bernard du 20 mars 1635â•›», dans Correspondance, p. 24. 45. «â•›Lettre XLVI à la Mère Marie-Gillette Roland du 4 septembre 1640â•›», dans Correspondance, p.€108. 46. «â•›Lettre CXXVIII à son Fils du 30 août 1650â•›», dans Correspondance, p. 398-399. 47. Marie de l’Incarnation, Le témoignage de Marie de l’Incarnation, Dom A. Jamet, éd., Paris, Beauchesne, 1932, p. 330.
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L a m a t e rn ité à l’égard des religieuses Pas plus que pour les fillettes indiennes, il n’est question de faire ici une étude poussée sur les relations de Marie de l’Incarnation avec les religieuses dont elle fut plusieurs fois la prieure. Notons cependant que dans cet office elle se considérait encore comme leur mère. Ce qui le démontre, c’est le texte qu’elle rédigea sur L’Office de la supérieure dans les Réglements des Ursulines de Québec. Les textes sur la charge des supérieurs fleurissaient à l’époque et rappelons que Dom Claude Martin donna dans ce même genre. Ils sont très révélateurs de ceux qui les écrivent. Voici donc ce que Marie de l’Incarnation écrit à propos de l’élection de la supérieureâ•›: Si lors que la supérieure élue par la Communauté vient à être déclarée, toutes les sœurs ont sujet de se représenter Notre-Seigneur leur disant de la Croixâ•›: «â•›Ecce mater vestra, Voilà votre mèreâ•›»â•›: la supérieure réciproquement peut penser qu’en même temps ce même Seigneur lui ditâ•›: Ecce filiae tuae, Voilà vos fillesâ•›; mais ce quelle doit répondre en son temps à cette adorable Majesté estâ•›: «â•›Non, mon Seigneur, ce ne sont point vraiment mes filles, mais bien les vôtres que je m’offre donc de servir puisque vous le voulez ainsi absolument en qualité de leur principale et très humble servante48.â•›»
Le texte est significatif. D’une part la supérieure reçoit les religieuses comme ses filles de la main du Christ de la même manière que Marie reçoit Jean€– et donc tous les hommes€– comme enfants de la main du Christ à la Croix. Il y a donc là une charge qui ne peut être vécue qu’avec Marie, c’està-dire dans les mêmes sentiments qui occupent le cœur de la Vierge. Mais d’autre part la maternité spirituelle pourrait être interprétée comme une marque de supériorité. Comme dans un certain nombre de congrégations nouvelles ou de communautés réformées du temps de la Réforme catholique, c’est exactement cela que Marie de l’Incarnation désire éviter. C’est pourquoi elle situe cette maternité dans le cadre de l’esprit de service que le Christ lui-même avait manifesté par exemple en lavant les pieds de ses disciples au soir de la Cène (Jn 13, 1-17). Ce que Marie de l’Incarnation manifeste à l’égard des religieuses, elle le vit certainement de la même manière à l’égard de Claude ou de Marie Buisson, des petites indiennes et du Canada pris dans sa globalité. Il est clair que dans tout cela elle désire imiter la Vierge Marie et recevoir comme une part de son esprit. 48. Cité dans Dom Guy-Marie Oury, Physionomie spirituelle de Marie de l’Incarnation, ibid, p. 112-113.
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Qu e lqu e s é l é m e nt s d e c o m pa r a i s o n Il serait utile de comparer l’itinéraire de Marie de l’Incarnation à celui d’autres personnages spirituels. Elle n’est pas isolée en effet dans beaucoup de ses attitudes. Je voudrais tenter simplement ici quelques rapprochements qui n’ont qu’une valeur d’esquisse. Une première figure intéressante pour notre propos est celle de la bienheureuse Agnès de Langeac (1602-1634), dominicaine cloîtrée dans la petite ville de Langeac en Auvergne49. C’est un personnage extrêmement important au point de vue de la vie mystique. Mais ce qui la rapproche aussi de Marie de l’Incarnation est le fait qu’elle ait d’abord vécu l’expérience d’être filleâ•›: fille de la Vierge Marie et également l’expérience d’être épouse du Christ. Sur ces bases, elle développa une maternité spirituelle assez particulière puisque celle-ci se posa sur Jean-Jacques Olier, fondateur du séminaire de Saint-Sulpice et, à travers lui, sur les séminaires du royaume de France. Monsieur Olier lui-même50 vécut non seulement une expérience de filiation spirituelle par rapport à Agnès de Langeac, mais aussi par rapport à Marie Rousseau (vers 1596-1680), laïque parisienne, épouse d’un marchand de vin 51. On l’a d’ailleurs comparée elle-même à Marie de l’Incarnation52. De son côté, Monsieur Olier a certainement développé une grâce de paternité par rapport aux séminaristes dont il s’est occupé d’une manière remarquable et novatrice. Un autre exemple pourrait être celui de saint Jean Eudes (1601-1680)53, le fondateur des séminaires de Normandie et grand prédicateur de missions. Il fut à la fois un disciple de Bérulle (1575-1629), de Condren (1588-1641) et un fils spirituel de la mystique normande Marie des Vallées (1590-1646)54.
49. Esprit Panassière, Mémoires sur la vie d’Agnès de Langeac, Paris, Cerf, 1994, bibliographie, p. 10-12. 50. Michel Dupuy, Se laisser à l’Esprit. Itinéraire spirituel de Jean-Jacques Olier, Paris, Cerf, 1982. 51. Irénée Noye, «â•›Marie Rousseauâ•›», dans Dictionnaire de spiritualité, d’ascétique et de mystiqueâ•›: doctrine et histoire, Tome 13, Paris, Beauchesne, 1987, col. 1014-1015. 52. Notons cependant qu’elle était beaucoup moins sobre qu’elle dans le récit de ses faveurs mystiquesâ•›: le récit inédit de ses faveurs mystiques sur dix ans (1639-1649) comprend 10 000 pages. 53. Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au XVIIe siècle. Saint Jean Eudes, Paris, Cerf, 1985. 54. Marikka Devoucoux, L’œuvre de Dieu en Marie des Vallées, Paris, François-Xavier de Guibert, 2000.
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Il exerça une paternité incontestable à l’égard de la congrégation qu’il créa comme auprès des séminaristes et des prêtres de Normandie. Par les présents exemples, qui pourraient être suivis de beaucoup d’autres, je voudrais simplement signifier que l’itinéraire mystique de Marie de l’Incarnation n’est pas isolé. On devient «â•›pèreâ•›» ou «â•›mèreâ•›» spirituels quand on a expérimenté soi-même une filiation, soit directement de par Dieu, soit médiatement à travers des personnages divers. Curieusement, le sujet est peu étudié55. Pourtant, il est fondamental quand on se penche un peu sur la vie des personnes qui ont fait une expérience de Dieu. C o nclu s i o n Capacité à être en relation directe avec Dieu, possibilité d’évoluer dans la relation jusqu’à ce que celle-ci prenne une forme sponsale et/ou filiale, capacité à la décrire, à en suivre les phases, sans jamais l’anticiper, possibilité de redonner ce qu’on a reçu sous la forme d’une sorte de maternité inspirée par l’amourâ•›: à l’évidence, nous nous trouvons avec Marie de l’Incarnation devant une mystique de forme typiquement chrétienne. À nos yeux c’est là que se trouve la porte d’entrée qui permet de connaître le secret de son monde intérieur. Secret qui se traduit par une véritable fécondité dont les traces sont sensibles jusqu’à nous. Bergson avait déjà perçu cela d’une manière générale chez les mystiques chrétiens quand il avait eu le courage d’écrire ce texteâ•›: Le mysticisme complet est celui des grands mystiques chrétiens… Il y a chez eux une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur56.
Ne croirait-on pas ces lignes tracées tout exprès pour Marie de l’Incarnationâ•›?
55. Ainsi il n’y a pas d’articlesâ•›: «â•›Maternité spirituelleâ•›» ou «â•›Paternité spirituelleâ•›» comme tels dans le Dictionnaire de spiritualité. 56. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, 58e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 139-140â•›; version numérique par Gemma Paquet, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimiâ•›: httpâ•›://classiques.uqac.ca/classiques/ bergson_henri/deux_sources_morale/deux_sources.pdf.
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Chapitre 25
L’expansion missionnaire au siècle des âmes Vincent Siret, s.j.m.v. Séminaire international d’Ars, Ars-sur-Formans, France
J
e dois circonscrire le champ de cette intervention à l’expansion missionnaire à partir de la France, non pas en vue d’une description purement historique mais principalement avec une perspective théologique et spirituelle. La France du XVIIe siècle est en même temps terre de mission et missionnaire. Depuis que François de Sales s’est donné, corps et bien, à la conversion du Châblais, depuis que Vincent de Paul a lancé par la France ses Prêtres des Missions, depuis que Pierre de Bérulle, Jean-Jacques Olier, Adrien Bourdoise ont entrepris de restaurer l’état de prêtrise, un grand souffle a passé, soulevant les âmes d’apôtres. De Bretagne en Provence, de Lorraine en Picardie, la parole de Dieu est annoncée à ceux des villes comme au «â•›pauvre peuple des campagnesâ•›». […] Pour ce souffle d’amour si violent et si large, la France est trop petite, il faut le monde entier. Il faut le nouveau monde et l’ancien. […] Le besoin d’expansion est signe de vitalité. La vie spirituelle n’échappe pas à cette loi1.
Je me propose de relever quelques éléments qui pourront éclairer cette extraordinaire expansion même si je suis conscient qu’il serait vain de Â�vouloir l’expliquer. Le mode d’approche ne pourra jamais être qu’asymptotiqueâ•›: le procédé sera donc par touches successives. 1. Marie Dominique Poinsenet, France religieuse du XVIIe siècle, 3e éd., Casterman, 1958, p. 273.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
Un e f o i v i v e Chez les missionnaires, la foi catholique est vive. Elle est éprouvée et confessée comme un don de la grâce de Dieu. A titre d’exemple, la question de Marie de l’Incarnation et de son fils Claude. Elle a entendu cette phrase de l’Ûvangileâ•›: Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moiâ•›; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suis pas n’est pas digne de moi. Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera. (Mt 10, 37-39)
Pour Marie, la question n’est pas de s’interroger sur la vérité de cette phrase évangélique mais bel et bien de savoir si Dieu l’appelle à se consacrer totalement à Lui dans la vie religieuse, avec la crainte de l’illusion. Une fois la certitude à ce sujet «â•›vérifiéeâ•›», elle prendra les décisions nécessaires, quoi qu’il doive lui en coûter. La vérité évangélique est vécue dans toute sa radicalité et sa force. Contrairement à ce que nous pourrions penser spontanément, avoir la foi au XVIIe n’est pas dû simplement à l’habitude ou à une transmission sociologique. Les missionnaires prêchent la conversion. Cela signifie que tout le monde n’est pas acquis à la foi. Les guerres de religion, les mœurs douteuses du haut clergé2 et l’ignorance des curés laissent des traces profondes. La foi n’est pas seulement une attitude humaine de confiance envers Dieu, mais une grâce de Dieu que l’on imploreâ•›: Je fais en esprit le tour du monde pour chercher toutes les âmes rachetées du sang très précieux de mon divin Epoux, afin de vous satisfaire pour toutes par ce divin cœurâ•›; je les embrasse pour vous les présenter par lui et par lui je vous demande leur conversion. (Marie de l’Incarnation, Lettre CXCV)
L’âme du missionnaire épouse les intérêts de Jésus-Christ et prend parti pour la cause de l’Ûvangile. «â•›Malheur à moi si je n’annonce pas l’Ûvangileâ•›» (1 Co 9, 16) C’est une nécessité, vient de dire saint Paul, qui s’impose à moi. C’est une charge qui m’est confiée€– et le mot évoque ce que l’intendant-esclave était contraint d’assurer sans aucun salaire3. Il ne s’agit pas d’un 2. Fénelon écrit au roi au sujet de Mgr François de Harlay, archevêque de Rouen, puis de Parisâ•›: «â•›Vous avez un archevêque corrompu, scandaleux, incorrigible, faux. Vous vous en accommodez parce qu’il ne songe qu’à vous plaire par ses flatteries.â•›» Sur son passage, on fredonnaitâ•›: «â•›À Paris comme à Rouen, il fait tout ce qu’il défend…â•›» cf. ibid., p.€16. 3. Cf. la note de la T.O.B.
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malheur qui s’abat sur moi de l’extérieur, encore moins a fortiori d’une vengeance de Dieu. C’est une nécessité intérieure, une foi qui s’épanche et qui veut accroître le Royaume de Dieu pour que Dieu règne dans les cœurs. Un c o ro ll a i r e â•›: l’ i m p o rta nc e d e l a v i e s pi r it u e ll e La grâce et la justification ont été au cœur des controverses abordées au concile de Trente (1545-1563). La réponse catholique parvient lentement en Franceâ•›: les décrets de Trente ne sont promulgués qu’en 1615 par l’Assemblée du Clergé. Ces décrets dogmatiques permettent de situer plus justement et plus précisément le dialogue entre l’âme et Dieu. La vie spirituelle ne peut pas être indépendante de la manière de définir ce rapport. La subjectivité humaine est déjà travaillée par la grâce qui l’achemine vers la confession de foi et l’incorporation dans le corps du Christ. Bien plus, devenu croyant, le chrétien est associé à l’œuvre de salut du Christ. Le Christ, Dieu fait homme, est au cœur de la spiritualité des missionnaires, non seulement comme celui que l’on contemple en face de soi mais comme celui qui habite l’âme, qui y prend ses plaisirs et comme celui qui ordonne tout l’agir. Avec la manifestation de la double nature de Jésus et l’accomplissement de la Rédemption, le mystère de Dieu, dont l’accès avait été fermé lors du péché originel, est de nouveau accessible et ce chemin ouvert est le Christ luiâ•‚même, dans son mystère, dans l’offrande de sa vie. Il faudrait réfléchir ici à ce que signifie la découverte par Marie de l’Incarnation de la nécessité de passer par le Cœur du Christ, «â•›ce divin Cœurâ•›», autel et cœur embrasé, comme elle dit, révélateur par excellence de l’amour de Dieu pour les hommes, d’un amour qui va jusqu’au bout avec détermination. Toutes les dimensions de la vie spirituelle sont donc convoquées dans l’âme du missionnaire et le Christ adoré en ses mystères est celui qui veut rejoindre toutes les âmes.
Le salut La perspective du salut anime profondément les missionnairesâ•›: «â•›chercher toutes les âmes rachetées du sang très précieux de mon divin Ûpouxâ•›». Ce salut est offert à tousâ•›: «â•›il nous est impossible de taire ce que nous avons vu et entendu.â•›» (Ac 4, 20). Encore faut-il qu’il soit annoncé et communiqué. Il est une nécessité d’amour que de se mettre au service de cette annonce. Marie de l’Incarnation fait siens les intérêts de Jésus-Christâ•›:
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
Cet Esprit [de Jésus Christ] me portait en esprit dans les Indes, au Japon, dans l’Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada et dans les Hurons et dans toute la terre habitable où il y avait des âmes raisonnables que je voyais toutes appartenir à Jésus Christ4.
Ce désir du salut de tous n’est pas une œuvre supplémentaire qui s’ajoute à d’autres. Au XVIIe comme aujourd’hui, elle est le débordement de l’union à Dieu. Il y a un réel combat entre les ténèbres et la lumièreâ•›: Je voyais, par une certitude intérieure, les démons triompher de ces pauvres [âmes] qu’ils ravissaient au domaine de Jésus-Christ, notre divin Maître et souverain Seigneur, qui les avait rachetées de son Sang précieux. Sur ces vues et certitudes, j’entrais en jalousie, je n’en pouvais plus, j’embrassais toutes ces pauvres âmes, je les tenais dans mon sein, je les présentais au Père Ûternel, lui disant qu’il était temps qu’il fît justice en faveur de mon Ûpoux, qu’il savait bien qu’il lui avait promis toutes les nations pour héritage, et de plus, qu’il avait satisfait par son Sang pour tous les péchés des hommes qui, auparavant, étaient tous morts et condamnés à la mort éternelle5.
Le caractère sérieux, tragique du salut€– il s’agit d’arracher les âmes à la domination du démon, c’est à dire à la mort pour les présenter à Dieu afin qu’elles soient baignées dans le Sang de Jésus, dans sa Vie victorieuse€– est équilibrée par la certitude personnelle exprimée ailleurs par Marie de l’Incarnationâ•›: «â•›Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance6.â•›»
Un c o n t e n uâ•›: Jésus-Christ l’unique Sauveur La foi qui ouvre les portes du salut a un contenuâ•›: Jésus-Christ est l’unique Sauveur. Cela apparaît dans toutes les prédications et les œuvres des missionnaires. Avant de monter aux Cieux le Seigneur Jésus a transmis à ses disciples le commandement d’annoncer l’Ûvangile au monde entier et de baptiser toutes les nationsâ•›: «â•›Allez dans le monde entier, proclamez l’Ûvangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé€ celui qui ne croira pas sera condamné.â•›» (Mc 16, 15-16) 4. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques. Tome 2. Les Écrits spirituels de Québec, Dom€A. Jamet, Québec, Ûditions des Ursulines, 1985, p. 198. 5. Ibid., p. 198. 6. «â•›Lettre CCXLIII à son Fils du 16 octobre 1668â•›», dans Marie de l’Incarnation, Correspondance, Dom G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 826. Désormais Correspondance.
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Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin de l’âge. (Mt 28, 1820)
Non seulement la mission naît du commandement de Jésus-Christ, mais elle se réalise par la proclamation du Fils, comme événement salvifique pour toute l’humanité. La révélation de Jésus-Christ et en Jésus-Christ est complète. Il est le chemin, la vérité et la vie. Son incarnation réalise la plénitude de la Révélation divine. La mission connaît une concentration christologique.
L e s m oye ns Les moyens mis en œuvre par les missionnaires ne sont pas de purs moyens, de purs instruments, n’ayant qu’une connexion accidentelle avec ce qu’il s’agit de transmettre. La notion d’instrument comme moyen, agent, intermédiaire servant à atteindre une fin7, est extrêmement riche. Elle désigne aussi bien des choses que des personnes. Ce n’est que de manière très seconde que cette notion d’instrument pourra comporter l’idée d’abolition de la volonté, de l’autonomie personnelle. Tant et si bien que le premier et plus fondamental instrument entre les mains du Christ, c’est la personne du missionnaire luiâ•‚même. Toutes les riches facettes de sa personnalité spirituelle non moins que ses talents ou compétences€– ainsi bien sûr que ses inévitables manques ou limites€– sont mis à contribution.
Les images Alors que nous avons beaucoup parlé du chant jusqu’à présent, je voudrais insister sur les images. Les images ont en effet une grande importance dans ce qu’on a appelé la contreâ•‚réforme catholique. À l’iconoclasme protestant€– pour eux les images prétendument saintes sont autant de substituts blasphématoires, sensuels et imaginaires à la parole de Dieu lue en esprit et en vérité et cela appelle à une foi purifiée8 – le concile de Trente va prendre des décisions iconophiles en s’appuyant sur le second concile de Nicée de 787. 7. Cf. Trésor de la Langue Française. 8. Cf. Marc Fumaroli, De Rome à Paris, Peinture et pouvoirs au XVIIe et XVIIIe siècles, Dijon, Ûditions Faton, 2007, p. 21.
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Dans l’image proprement moderne et chrétienne, le signifiant matériel n’est que le véhicule d’un signifié qui lui est incommensurable, qui est de l’ordre du mystère, mais qui se laisse néanmoins reconnaître et honorer par ce canal matériel. […] C’est l’Incarnation paradoxale du Fils de Dieu qui fait passer la peinture sacrée de l’ordre des idoles à l’ordre neuf des images mystérieuses et efficaces pour le salut9.
Nous avons des témoignages aussi bien des Ursulines que des Pères jésuites selon lesquels la catéchèse est appuyée par les images. Elle [Marie Negamabat] entend fort bien les mystères de nostre foy, le plus grand plaisir qu’on luy puisse faire, c’est de luy expliquer ces vérités par des imagesâ•›; elle a tant de dévotion envers la saincte Vierge, qu’elle tressaillit de joye à la veue de son pourtraict, elle l’appelle sa mère, la baise et la chérit uniquement10.
Nous voyons l’enfant devenir apôtre à son tour, preuve que le but missionnaire n’est pas centré sur la personne elle-même du missionnaire et son travail mais qu’il y a un réel souci de démultiplicationâ•›: Sa mère l’estant venue voir pendant ces jours là, cette enfant se mit à l’instruire des mystères de nostre foy, qu’elle expliquoit par des images, elle la fit prier Dieu, et puis luy monstroit les lettres alphabétiques dans un livre, pour luy témoigner le désir qu’elle avoit de sçavoir lire11.
Cela n’est pas seulement vrai pour les Amérindiens. La dévotion à la Sainte Famille, par exemple, développée dès 1665 par le P. Chaumonot, approuvé canoniquement par Mgr de Laval, reçoit le soutien d’image ou de statue. Et comme l’écrit le Père Chauchetière dans sa Narration à l’année 1683â•›: Il y avoit un an qu’on commença à instruire par les peintures, ce qui plaît fort aux sauvagesâ•›; on a mesme fait venir toute la vie de nostre Seigneur dont on a fait de petits livres que les sauvages portent avec eux à la chasse et s’instruisent euxâ•‚mesmes. On leur a mis ainsy par écrit les sacremens, les sept péchés capitaux, l’enfer, le jugement, la mort et quelques dévotions comme du rosaire, les cérémonies de la messe12. 9. Ibid., p. 22. 10. «â•›Lettre XLI au Père Paul Le Jeune de Janvier 1640â•›», dans Correspondance, p. 91. 11. «â•›Appendice IVâ•›: Lettre de la Mère Marie de Saint- Joseph au Père Paul Le Jeune de l’été 1640â•›», dans Correspondance, p. 963. 12. Claude Chauchetière, «â•›Narration annuelle de La Mission du Sault depuis La fondation jusques a l’an 1686â•›», dans The Jesuit Relations and Allied Documents. Travels and Explorations of the Jesuits Missionaries in New France, vol. LXIII (1667-1687), Reuben Gold Thwaites, éd., Cleveland, The Burrows Brothers Company, p. 230. Désormais Relations des Jésuites.
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C’est le Père Chauchetière d’ailleurs qui confectionne ces livres d’images. Dans une lettre datée du Sault le 14 octobre 1682 il parle de ces petits livres qu’il est en train de faireâ•›: «â•›Les sauvages y lisent avec plaisir et avec fruit et ces livres sont leurs docteurs muets, un de nos catéchistes faict avec les livres de grands sermons [...]13â•›» Voilà donc de nouveaux acteurs de la mission.
L’ a p p re n t issage des langues Parmi les autres instruments de la catéchèse, il y a bien sûr l’apprentissage des langues. Il est inutile de rappeler les efforts des uns et des autres pour composer grammaires, dictionnaires et catéchismes qui rendront de précieux services pour la mission. Songeons pour ne citer qu’elle que Marie de l’Incarnation a appris le montagnais et l’algonquin et qu’elle rédigera un dictionnaire français-algonquin et algonquin-français, le huron, l’iroquois et qu’elle composera en cette langue un dictionnaire et un catéchisme. Cependant personne à Québec n’oublie la recommandation que François de Laval donna un jour à des missionnaires qui partaient chez des Iroquois et qui manifestait s’il en était encore besoin que le cœur du missionnaire n’est pas dans l’extérieur mais dans l’intérieur, dans le cœur à cœur avec Dieu. «â•›La langue est nécessaire pour agir avec les sauvagesâ•›; c’est toutefois une des moindres parties d’un bon missionnaire, de même que dans la France, de bien parler français n’est pas ce qui fait prêcher avec fruit14.â•›» Prêcher avec fruit est un souci également en France. Saint Vincent de Paul recommande aux prêtres de la Mission de parler simplement et non pas comme à la cour. Il s’agit de toucher les cœurs et de les gagner par la force d’une charité communicative. On insiste moins sur la technique oratoire que sur la qualité intérieure du prédicateur. Il s’agit précisément de faire paraître son âme.
13. Claude Chauchetière, «â•›Lettre du Sault Saint-François-Xavier du 14 octobre 1682â•›», dans Relations des Jésuites, vol.€LXII (1681 - 1683), p. 172. 14. Congregatio Sacrorum Rituum, «â•›Doc. XXXVIII, 3â•›», dans Quebecinâ•›: beatificationis et canonizationis ven servi Dei Francisci de Montmorency-Laval, episcopi quebecensis (1708), altera nova positio super virtutibus ex officio critice disposita, Rome, Typis polyglottis Vaticanis, 1956, p. 214. Désormais Altera nova positio.
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L a p r e m i è r e f o r m e d ’ é va n g é li s ati o n e s t l e t é m o i g n ag e La première forme de témoignage est la vie même du missionnaire, de la famille chrétienne et de la communauté ecclésiale, qui rend visible un nouveau mode de comportement. Le missionnaire qui, malgré toutes ses limites et ses imperfections humaines, vit avec simplicité à l’exemple du Christ est un signe de Dieu et des réalités transcendantes15.
François de Laval dans la même instruction à des missionnaires dont je viens de parler rappelle que de dignes instruments de Dieu doivent croître dans toutes les vertus apostoliques, rappelant l’exemple de saint François Xavier et la parole de l’Ûvangileâ•›: «â•›Que sert donc à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd ou se ruine luiâ•‚mêmeâ•›?â•›» (Lc 9, 25). Il faut, ajoute François de Laval, «â•›n’avoir rien dans notre vie et dans nos mœurs qui paraisse démentir ce que nous disons ou qui mette de l’indisposition dans les esprits et dans les cœurs de ceux qu’on veut gagner à Dieu16â•›». La cohérence est l’autre nom du témoignage de vie. Il en va ici plus que d’une cohérence humaine. Il s’agit de l’unité d’abord intérieure et la plus profonde possible du missionnaire avec celui qu’il annonce.
L’ u n i t é d e s missionnaires L’un des témoignages importants est aussi l’unité des missionnaires entre eux, unité réelle même s’il ne faut pas rêver d’une harmonie parfaite. Mentionnons d’un mot le Séminaire fondé par Mgr de Laval dont la perspective n’était pas d’abord pratique et liée à une nécessité matérielle (pauvreté des paroisses, mobilité du clergé). La visée est d’abord spirituelle. Il s’agit de reproduire le cénacle que François de Laval avait vécu à Caen auprès de M. de Bernières. Rassembler les prêtres est une manière de les aider à l’unité de cœur et d’action. L’unité ne concerne pas seulement le clergéâ•›: «â•›Je me promenais en esprit dans ces grandes vastitudes, dit Marie de l’Incarnation dans la Relation de 1654, et j’y accompagnais les ouvriers de l’Ûvangile [terme que Marie affectionne], auxquels je me sentais unie étroitement à cause qu’ils se consommaient pour les intérêts de mon céleste et divin Epoux, et il m’était avis que j’étais une même chose avec eux.â•›» Cette unité n’est pas d’abord tactique, une manœuvre humaine pour présenter un front uni, unité seulement de façade. Cette unité embrasse plusieurs états de vie et elle 15. Redemptoris Missio, no 42. 1 6. «â•›Doc. XXXVIII, 3â•›», dans Altera nova positio, p. 214, 4e point.
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est d’abord d’ordre surnaturel. Cette unité est d’ordre proprement mystique, c’est-à-dire un ancrage de toute la personne et des personnes dans le mystère qui les consume. D’une certaine manière c’est la communion des saints déjà commencée. Cela rejoint ces amitiés spirituelles, ces réseaux, ces intimités, ces échanges de biens invisibles dont la RÛALITE n’est mise en doute par personne chez les missionnaires de la Nouvelle-France. C’est-à-dire que la grâce, la prière, l’intercession, le dévouement, l’oblation sont des désignations qui se réfèrent à un contenu non fictif, matière d’échanges et de communications. La signification de ces mots unit surnaturellement comme allant de soi les missionnaires d’un temps et de tous les temps. Plus nous creusons la signification des expériences que ces mots recouvrent, plus nous approfondissons la proximité de nos communes expériences. Bien plus, la communion avec les missionnaires est trans-temporelleâ•›; dit autrementâ•›: ils sont d’autant plus nos contemporains que nous devenons présents à Dieu.
L a p re m i è re annonce du Christ Sauveur La vertu essentielle du missionnaire est la charité, une charité diffusive de soi. «â•›Il faut se faire aimer par sa douceur, sa patience et sa charité et se gagner les esprits et les cœurs pour les gagner à Dieuâ•›; souvent une parole d’aigreur, une impatience, un visage rebutant, détruiront en un moment ce que l’on avait fait en un long temps17.â•›» Le missionnaire est paisible, recueilli et n’a pas un cœur inquiet et extérieur18. Il évitera «â•›les railleries et les ris déréglés et généralement tout ce qui est contraire à une sainte et joyeuse modestie19â•›» La joie authentique, qui n’est pas incompatible avec la croix, est d’ailleurs un fruit de la charité. Cette charité permet que dès 1639 deux congrégations religieuses traversent l’océan pour venir fonder une «â•›écoleâ•›», les Ursulines, un «â•›hôtel-Dieuâ•›», les Hospitalières qu’on appelle «â•›les Filles de la Miséricordeâ•›». Les Pères jésuites ont voulu très tôt s’adjoindre ces deux directions capitales de l’apostolat, les jeunes et les malades et agonisants. Qu’y a-t-il de plus urgent que de former les consciences et de préparer à l’éternitéâ•›?
1 7. «â•›Doc. XXXVIII, 3â•›», dans Altera nova positio, p. 214, 5e point. 18. «â•›Doc. XXXVIII, 3â•›», dans Altera nova positio, p. 214, 6e point. 19. Ibid.
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La patience Le témoignage ne porte que lentement du fruit. Le missionnaire peut se rappeler ce mot de Jean de Brébeufâ•›: «â•›Qui croirait venir chercher ici autre chose que Dieu, n’y trouverait pas son compte20.â•›» Les missionnaires doivent savoir éviter deux écueilsâ•›: trop espérer ou trop désespérer21. Même si les travaux apostoliques€– les peines€– sont importants, voire surhumains, «â•›l’entreprise de la conversion des infidèles est plutôt l’ouvrage de Dieu que de l’industrie des hommes22.â•›» Cela a des conséquences de première importance sur la manière dont l’activité missionnaire et les missionnaires eux-mêmes doivent être portés dans la prièreâ•›: «â•›Sur cet adorable Cœur, je vous présente tous les ouvriers de l’Ûvangile, afin que, par ses mérites, vous les remplissiez de votre Esprit Saint [le premier protagoniste de la mission]23â•›». Saint Paul demande souvent dans ses Lettres que les fidèles prient pour lui afin que lui soit accordé d’annoncer l’Ûvangile avec confiance et audace. La «â•›paulinitéâ•›» des missionnaires de Nouvelle-France ne fait aucun doute. La référence permanente chez eux aux temps apostoliques n’est pas un topos ou un lieu commun. Je ne crois pas que les missionnaires ont rêvé de bâtir la Jérusalem céleste ici-bas. En revanche, ils se sont émerveillé «â•›en directâ•›» de l’œuvre de la grâce de Dieu dans les cœurs. Ils ont été les témoins de première main de ce que la grâce, qui travaillait en eux, quoique indignes, coulait aussi dans le sang des Amérindiens, leurs frères et leurs sœurs. En cela, leur joie a été complète et nul n’a pu la leur ravir. L’expansion missionnaire ne s’achève certes pas au moment de la conversion du païen. Les missionnaires savent bien que c’est un travail de longue haleine et leur lenteur à accepter le baptême des catéchumènes est éloquente. La conversion et le baptême ne changent pas la totalité d’une personne d’un coup. La grâce donnée€– il y a bien un avant et un après€– permet de développer toutes les potentialités de la personne, en particulier elle lui permet d’intérioriser sa foi dans une vie spirituelle authentique et de devenir proprement missionnaire. L’expansion missionnaire continue dans le cœur de tous, se poursuit dans la vie des nations et transforme l’âme des peuples. L’inculturation ne se décrète pas de l’extérieurâ•›: une vie nouvelle€– celle de la grâce€– croise et féconde de son influence la vie antérieure. Petit à petit, à travers les personnes 20. Cf. Marie Dominique Poinsenet, France religieuse du XVIIe siècle, 3e éd., Casterman, 1958, p. 320. 21. Cf. «â•›Doc. XXXVIII, 3â•›», dans Altera nova positio, p. 214, 2e point. 22. Ibid. 23. Prière apostolique de Marie de l’Incarnation.
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qu’elle envahit et pour autant qu’elle les fait croître en sainteté, la grâce touche les institutions, les modes de vie, les manières de penser. Elle se les agrège en les purifiant et s’en enrichit. Marie de l’Incarnation continue aujourd’hui à voir ces «â•›vastitudesâ•›» de l’âme et des âmes, des nations et des peuples et nous fait entendre de nouveau à leur endroit les désirs ardents du Cœur de Jésus.
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Chapitre 26
Quatre déplacements provoqués par l’étranger Pierre-René Côté Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval, Québec
En onoma tou Patros kai tou Yiou kai tou Agiou Peumatos. Aminâ•›! En eirini tô Kyriô déithomenâ•›! Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Amenâ•›! En paix, prions le Seigneurâ•›!
P
ermettez qu’on évoque, dans la prière et en grec, d’entrée de jeu, la date fatidique de 1453 dans l’histoire de la chrétienté. Constantinople tombe aux mains des Turcs musulmans. Toutes les grandes fortunes d’Europe y ont leurs intérêts, leurs placements, leurs banques, leurs comptoirs. L’aventure coloniale européenne du quinzième siècle se profile, en germe, dans cette catastrophe que l’Occident apprendra bientôt à oublier, à ignorer dans les ivresses de la richesse, du pouvoir, de l’avènement du monde (et de soiâ•›!) que l’on qualifiera de «â•›moderneâ•›». Un p r e m i e r d é pl ac e m e ntâ•›: l’ av e nt u r e c o lo ni a l e c o û t e u s e e t n o n r e nta b l e â•›!
L’ é c o n o m i e à l’origine de l’expl oration du monde e t d e l a c olonisation Les grandes fortunes d’Europe et les compagnies méditerranéennes de navigation risquent le tout pour le tout et tentent de reprendre les affaires 415
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en contournant l’Afrique pour atteindre la Chine. En route, ils «â•›découvrentâ•›» les terres africaines et, sans respect pour les cultures et les civilisations du passé, ils les assujettissent à l’empire des gouvernants qui les ont mandatés. Parvenus en Asie, puis en Amérique, ils répéteront le même procédé. La colonisation intéressée, rapidement pervertie par toutes sortes de convoitises, a précédé lourdement et cruellement l’épopée missionnaire du quinzième et du seizième siècle. Un premier déplacement raté par les Européens découvreurs a été de considérer spontanément comme inférieurs les humains rencontrés hors de leur propre civilisation. Cette expérience malheureuse, qui a des conséquences jusqu’à nos jours, s’est avérée en Afrique, en Asie, en Amérique et en Océanie. Nous arrivons, de nos jours, c’est mon opinion, au terme de cette phase historiqueâ•›; non pas que nous considérions avec plus de justice les «â•›non européensâ•›», mais une grande bascule de la domination du monde est en train de se produire. L’Occident cède déjà à l’Asie le rôle de «â•›maîtreâ•›» qui donne le ton économique et politique au monde. Cinq cents ans de domination se terminent. Cette «â•›dépossessionâ•›» ne se vivra pas facilement… mais nous sortons de notre propos pour entrevoir des déplacements qui concernent notre époque et celle des prochaines générations. Le souci d’évangéliser les peuples rencontrés et assujettis s’est imposé à une chrétienté bien peu sûre d’elle-même en Europe. Le besoin de réforme, l’ignorance religieuse, ne disposait pas spontanément à une expansion de l’Ûglise. Il faut reconnaître un appel de Dieu adressé à certaines personnes qui ont dû imposer leur mission, aux dirigeants de l’Ûglise et surtout aux conquérants et aux compagnies. Les missionnaires vivront partout des relations tendues avec les colonisateurs, même lorsque ces derniers voudront utiliser la mission pour favoriser la docilité des peuples dominés. Il est remarquable que plusieurs missionnaires aient porté un regard évangélique sur les peuples nouvellement rencontrésâ•›; ils étaient minoritaires parmi leurs compatriotes et exposés à leur résistance et à leur persécution. François Xavier comprendra, rendu au Japon, qu’il est devant une civilisation raffinée et qu’il doit lui-même «â•›être accueilliâ•›» et «â•›savoir écouterâ•›» avant de pouvoir parler. S’amorce alors un déplacement vers la reconnaissance de l’autre avec sa propre richesse, sa culture, sa civilisation. Matteo Ricci, en Chine, poussera encore plus loin cette approche missionnaire. Le déplacement va jusqu’au respect de l’altérité et au dépouillement de la certitude de sa supériorité. Le déplacement conduit même à une relecture du message évangélique. Il devient évident qu’il n’est pas lié à la culture occidentale et qu’il doit retrouver sa puissance propre d’humanisation. Le
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«â•›pour nous et pour notre salutâ•›» contraint ces missionnaires sensibles à l’autre, à élargir le «â•›nousâ•›» à tout être humain€– même très différent€– et à la contemplation d’un dessein adorable de Dieu bien éloigné de l’expérience du Peuple de Dieu d’Israël ancien et nouveauâ•›; la mission doit être refondée sur l’Amour bienveillant de Dieu, son dessein de salut universel et sur l’obligation d’innover, d’inventer une façon jusque là inconnue de proposer la foi. Notons que tous les missionnaires n’ont pas eu cette clairvoyanceâ•›; l’inintelligence de plusieurs partenaires catholiques dans la propagation de la foi sera une cause de grande souffrance pour ceux qu’aujourd’hui nous considérons facilement comme des «â•›lucidesâ•›» et des héros. L’expérience missionnaire de la Nouvelle-France sera surtout marquée par l’influence des Jésuites et naîtra dans ce contexte spirituel neuf. Dans le même esprit que François Xavier, sans modèles d’anthropologie, d’ethnologie, de linguistique, les missionnaires qui sont venus ici ont inventé une approche d’évangélisation qui devait respecter les Amérindiens et leur culture. Il fallait parler dans leur langue, ajuster les modes d’enseignement à leurs principes d’éducation, tenir compte de leurs coutumes de socialisation familiale et communautaire…
Ma rc h a n d s et missionnaires en Nouvelle-France Les habitants du Saint-Laurent, comme ceux du Congo, des Antilles, du Brésil, du Japon ou des Indes… ont vu aussi arriver les missionnaires sur les mêmes bateaux que les représentants des banquiers, des armateurs et des marchands. Sur les terres appelées désormais Nouvelle-France, la bienveillance et la simplicité des populations qui les ont accueillis ressemblent à ce qu’on raconte de la découverte des populations rencontrées à l’Ûquateur. Mais ici, on note rapidement la déception face au climat et au peu de ressources naturelles du pays. On n’a pas les moyens, à l’époque, de mesurer les richesses minérales réelles du territoire. L’attachement à ce territoire et la volonté de s’en emparer puis de l’exploiter dans l’intérêt de la «â•›patrieâ•›» européenne en ont été refroidisâ•›! Heureusement, ce manque d’intérêt a préservé l’histoire coloniale du Canada de massacres qui ont jalonné l’implantation européenne sur d’autres continents… Il s’en est fallu de peuâ•›! Le modèle, démoniaque, était en place. Les conflits et les escarmouches liés à la traite des fourrures nous permettent d’imaginer ce qui serait arrivé si des rois puissants avaient contrôlé ici d’importantes populations et si certains avaient imposé leur empire et vassalisé des pays voisins. Si les Français avaient trouvé ici de l’or, des pierres pré-
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cieuses, des épices, des soieries… Tous ces «â•›siâ•›» resteront des futuribles grâce à la bonne fortune de la cuisante humiliation de Cartier et de Roberval qui auront rapporté en France pyrite et silice au lieu d’or et de diamants. Le Canada n’a jamais soulevé un grand intérêt pour la puissance coloniale françaiseâ•›; elle n’y trouve qu’un avantage stratégique à la possession du territoire. Cela va préserver le Canada des abus commis ailleurs, pas si loin, par les mêmes Françaisâ•›! On sait bien, aussi, que cela va retarder gravement le peuplement et le développement de la colonie sous le Régime français. Voilà donc un premier déplacement que les Français (de France) auront à effectuer au Canadaâ•›: l’aventure coloniale est coûteuse et peu rentable pour ceux-là même qui y trouvent leur fortuneâ•›! La Mère-Patrie n’a pas intérêt à développer et défendre sa colonie du Canada. Bien que les missionnaires soient liés eux-aussi à la France, ils servent ici des intérêts évangéliques bien secondaires pour les exploiteurs et les commanditaires. Un s e c o nd d é pl ac e m e ntâ•›: l’ acc u e il d e l’ Û va n g il e Un second déplacement, plus directement lié à l’aventure missionnaire, est la propre «â•›réformation spirituelleâ•›» des catholiques tridentins. L’Ûglise d’Europe, exsangue à la suite de la Grande Peste (1346-52) et de la Guerre de Cent ans (1337-1453), se voyait confrontée à la ruine économique et à l’angoisse d’autres guerres. Ce colloque nous aura permis de saisir avec plus d’acuité les défis ecclésiaux, évangéliques et missionnaires que devaient relever les chrétiens d’Europe au cours du siècle qui a suivi la chute de Constantinople (1453) aux mains des Turcs musulmans. Le besoin ressenti de spiritualité, de vie évangélique, d’éducation de la foi laissait espérer une réforme. Depuis longtemps, la quête de l’Ûvangile traversait la chrétienté, plusieurs âmes d’élite avaient fondé des ordres nouveaux pour évangéliser les populations christianisées sans véritable catéchèse, pour prêcher aux pauvres, pour proposer de vivre selon les conseils évangéliques… [On aura même vu une femme, Hildegarde von Bingen (1098-1179), prêcher aux évêques, invitée à instruire des foules de fidèles assemblées dans des cathédralesâ•›!] Dans leur désarroi, les responsables de la chrétienté n’avaient pas su imaginer les remèdes aux maux qui depuis longtemps rongeaient l’Ûglise en Europe. La chute de Constantinople aggrave les angoisses des peuples et inspire aux autorités romaines la tentation de s’approprier de la gloire de Byzance… La construction d’un dôme, plus grand encore que celui de
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Sainte-Sophie, n’en serait qu’un révélateur… Les événements s’enchaînentâ•›: la Réforme, Trente (1545-63) et la Contre Réforme, accompagnés de la Renaissance et des explorations de l’univers «â•›réelâ•›» par les Européens et l’inauguration de l’aventure coloniale. Plusieurs participants à ce colloque ont exploré ces éléments de l’histoire au cours des derniers jours. Retenons pour notre propos que le projet de la mission va jaillir dans la catholicité tridentine, revenue à l’Ûcriture, à l’Ûvangile, au Christ, au Dessein de salut de Dieu, à l’expérience spirituelle personnelle et authentifiée par un accompagnement spirituel rigoureux, et à la nécessité d’annoncer l’Ûvangile à tous les peuples du monde. Au milieu des européens de leur temps, ces «â•›missionnairesâ•›», (qu’ils se dévouent à la réâ•‚évangélisation de l’Europe ou qu’ils partent annoncer l’Ûvangile aux habitants des terres qui leur sont nouvellement connues) sont des êtres singuliersâ•›; ils se distinguent de leurs contemporains par la profondeur et la fermeté de leur «â•›conversionâ•›». Certains d’entre eux ont même fréquenté le protestantisme ou s’en sont approchés, sans volonté polémique, mais par goût de l’Ûvangile et de la vie spirituelle. Leur propre évangélisation, la puissance de leur joie enracinée dans leur foi, l’invincibilité de leur charité leur ont donné toutes les audaces. Je ne crois pas que les sciences humaines, malgré toutes leurs méthodes éprouvées, malgré leur rigueur scientifique, ne puissent jamais rendre compte de l’amour vrai vécu par ces frères et ces sœurs dans le Christ1. Comme Jérémie, ils ont été séduits par Dieu… et se sont laissé séduire (Jr 20, 7s)â•›; ce déplacement, indispensable à leur expérience missionnaire, leur vaudra aussi l’ouverture au martyre que raconte Jérémie dans le passage ouvert par la confession de sa séduction. Un t ro i s i è m e d é pl ac e m e ntâ•›: a ll e r v e r s l’ au t r e d é j à a i m é d e D i e u Chacun de ces chrétiens du seizième siècle, éprouve le bonheur et la joie de vivre en bien-aimé de Dieu, racheté de tout esclavage du mal par l’incarnation du Fils de Dieu, et le sang de Jésus Christ, restauré par l’Esprit de Dieu dans la puissance de la volonté bienveillante de Dieu. Chacun est 1. Ceci dit sans dévaloriser les éclairages que ces mêmes sciences humaines peuvent apporter aux études auxquelles nous soumettons la vie de l’Ûglise comme tout autre phénomène de l’expérience humaineâ•›!... Je veux seulement souligner que Guyart ou Brébeuf réduits en petits rats de laboratoire pour des experts non croyants ne révéleront que des aspects extérieurs, périphériques, de la puissante force qui les anime.
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emporté par un zèle impétueux de partager sa joie, son bonheur, sa vie. Non pas comme un modèle à reproduire, mais comme révélation à chaque «â•›étrangerâ•›» rencontré de l’amour que Dieu lui porte et de la grandeur que cela lui confère, peu importe sa race, sa culture, son histoire et toutes les allégeances que nous pouvons imaginer. Bien sûr, il n’y a pas encore d’anthropologie, de psychologie, de «â•›pédagogieâ•›», ni même de «â•›fondamentaux de la catéchèseâ•›»â•›! On va vers l’autre spontanément, avec amour, au mépris de tous les renoncements, de tous les dépouillements. La MISSION, n’est pas l’œuvre de Jean ou de Marie, de Gabriel, ou de Marguerite… c’est l’œuvre du Filsâ•›! C’est pourquoi, sans la rencontre du Christ, sans avoir entendu l’Ûvangile du salut, y avoir cru et y avoir soumis sa vie… il n’y aura pas de projet missionnaire. C’est en rencontrant l’Envoyé, le «â•›missionnéâ•›», que le désir va surgir d’actualiser, en quelque sorte, la mission du Fils. Des hommes et des femmes vont entendre un appel à la vie missionnaire. Cet appel éprouvé par un sérieux discernement, on partira vers d’autres humains aimés sans être connusâ•›; aimés de l’amour du Bien Aimé. Ce sont des évangélisés qui deviendront des évangélisateurs. Ils veulent aimer comme ils se savent aimés. Ils veulent partager la liberté de la rédemption qui leur a été acquise par le Christ et à laquelle sont appelés les païens des terres découvertes. Marie de l’Incarnation témoigne à la fois de l’amour dont elle se sait aimée et qu’elle accueille et de l’amour qu’elle porte déjà aux «â•›sauvagessesâ•›» du Nouveau Mondeâ•›: J’aime ardemment toutes ces petites Sauvages, et il me semble que je les porte dans mon cœur. Que je m’estimerois heureuse de leur pouvoir apprendre à aimer jésus et Marieâ•›! Il faut que je vous confesse qu’il y a plus de dix ans que je suis poursuivie du désir de travailler au salut des âmes, et je voy tant de charmes et de bonheur en l’exercice de cet employ, que cela le r’alume sans cesse. Il n’y a point de pensée si agréable à mon esprit et il me semble qu’il n’y a personne sous le Ciel qui puisse jamais mériter la possession d’un bien si inestimable, que d’être choisie de Dieu pour un si haut dessein. Je pense que pour l’obtenir il faut plus aimer que tous les Séraphinsâ•›; car cela se doit gagner par amour, et si j’aimois d’un amour tel que je m’imagine qu’il doit être, je me serois désjà saisie du cœur de mon très aimable Jésus, et l’aurois forcé de m’exaucer sans retardement, tant je me sens pressée2.
2. «â•›Lettre XI à Dom Raymond de Saint-Bernard du 20 mars 1635â•›», dans Marie de l’Incarnation, Correspondance, G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 24.
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Nos missionnaires, comme plusieurs de ceux qui se sont enfoncés en Afrique, en Asie et en Amérique étaient motivés par le «â•›bienveillant dessein de Dieuâ•›», certains de la rédemption de la «â•›multitudeâ•›» par le Christ. Ils ont partagé la mission du Fils avec sa kénose (comment mesurer cela en sciences humainesâ•›?) selon Philippiens 2. Ils se sont dépouillés eux-mêmes de leur monde. Ils voulurent devenir en tout semblables aux «â•›étrangersâ•›» qu’ils rencontraient. Plus, ces personnes avaient conscience de leur «â•›conditionâ•›» filiale plus ils avaient de liberté et d’abnégation… jusqu’au mépris de leur propre intégrité physique, de leur santé, de leur vie mêmeâ•›! Plus le «â•›lieuâ•›» intérieur de leur «â•›sécuritéâ•›» était une relation d’Alliance avec Dieu, plus leur zèle purifiait et intériorisait leur foi et plus leur audace et leur invention manifestaient leur respect de l’étranger et leur désir de partager avec lui leur trésor commun, un trésor qui leur était déjà connu, déjà accordé, mais encore inconnu de l’«â•›étrangerâ•›». Un quat r i è m e d é pl ac e m e ntâ•›: id e ntific ati o n à l’ é t r a n g e r
Dé t a c h e m ent du moi qui vient d’un ailleurs L’exemple de saint Paul est éclairant. Le déplacement de la sortie de soi, du dépouillement de soi pour aller vers l’autre, il le recommande, comme nous venons de l’évoquer, aux Philippiens dans l’hymne introduite au chapitre 2, il l’a vécu lui-même comme «â•›missionnaireâ•›» auprès des Corinthiensâ•›; nous en avons le témoignage de sa main dans 1 Corinthiens 9, 16-23â•›: 1 Co 9, 16Annoncer l’Ûvangile, en effet, n’est pas pour moi un titre de gloireâ•›; c’est une nécessité qui m’incombe. Oui, malheur à moi si je n’annonçais pas l’Ûvangileâ•›! 17Si j’avais l’initiative de cette tâche, j’aurais droit à une récompenseâ•›; si je ne l’ai pas, c’est une charge qui m’est confiée. 18Quelle est donc ma récompenseâ•›? C’est qu’en annonçant l’Ûvangile, j’offre gratuitement l’Ûvangile, sans user du droit que me confère l’Ûvangile. Oui, libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, afin de gagner le plus grand nombre. 20Je me suis fait Juif avec les Juifs, afin de gagner les Juifsâ•›; sujet de la Loi avec les sujets de la Loi€– moi, que ne suis pas sujet de la Loi€– afin de gagner les sujets de la Loi. 21Je me suis fait un sans-loi avec les sans-loi, moi que ne suis pas sans une loi de Dieu, étant sous la loi du Christ€– afin de gagner les sans-loi. 22Je me suis fait faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver à tout 19
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prix quelques-uns. 23Et tout cela, je le fais à cause de l’Ûvangile, afin d’en avoir ma part3.â•›»
La reconnaissance de l’Autre dans son altérité légitime, impose un déplacement nouveau aux missionnaires qui arrivent d’ailleursâ•›: leur nécessaire conversion€– subordination à celui est chez-luiâ•›! Leur allégeance politique, économique, sociale, culturelle se partage désormais entre leur monde d’origine et celui du Nouveau Monde. Ils sentent l’obligation de voir aux intérêts légitimes de «â•›l’autreâ•›» rencontré et même de s’y subordonner dans la justice et le droit. Ils vivent des relations de mutualité, de solidarité, de métissage (comme diraient aujourd’hui Jacques Audinet et Virgil Elizondo).
3. «â•›En avoir ma partâ•›»â•›: (voir aussi 1 Co 9, 27) Paul se sait «â•›bénéficiaireâ•›» de l’Ûvangile et tient à conserver pour lui-même le don que Dieu lui a faitâ•›; il ne craint pas pour son «â•›salutâ•›», mais manifeste qu’il tient au privilège filial de l’héritage et veut l’exercer. Il se sait donc «â•›partenaireâ•›» de Dieu, de son dessein bienveillant et de son Ûvangileâ•›; il partage ainsi, partiellement, le bonheur de Dieu Sauveur. Il assume la mission qui est la sienne comme partenaire et collaborateur de Dieu (voir aussi 1 Co 3, 10-15).
Chapitre 27
L’expérience mystique, sommet de l’émergence du sujet chez Marie de l’Incarnation, ou la dynamique du mariage spirituel
Thierry Barbeau, o.s.b Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, France
A
vant d’entrer dans le vif de mon sujet, je tiens à remercier les orgaÂ� nisateurs de ce colloque de leur invitation. Ils ont souhaité ainsi€– modestement assurément en ma personne€– rendre hommage à dom Guy-Marie Oury, dont l’importance et la fécondité des recherches sur les origines de l’Ûglise au Canada et plus particulièrement sur Marie de l’Incarnation sont unanimement reconnues. Dom Oury, arraché trop tôt à notre affection il y a maintenant huit ans, que beaucoup de personnes ici présentes ont connu et aimé, avait été appelé à poursuivre le travail d’édition des écrits de Marie de l’Incarnation, laissé inachevé par dom Albert Jamet, à sa mort en 1948. C’est avec gratitude que nous saluons la mémoire de ces deux grands moines, dom Jamet et dom Oury, dont la science très sûre a fait croître nos connaissances sur l’histoire religieuse du Nouveau Monde et qui se sont passionnément épris de cette terre, comme d’une nouvelle patrie. On m’a proposé de traiter de l’expérience mystique comme sommet de l’émergence du sujetâ•›; nous le ferons naturellement en partant de ce qu’a vécu Marie de l’Incarnation. Le sujet qui émerge à l’aube de la modernité, 423
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la femme qui dit «â•›jeâ•›» en ce XVIIe siècle, la mystique qui écrit ce qui deviendra la Relation de 1654, sont autant d’expressions de la rencontre de deux êtres, du mystère de l’Alliance entre Dieu et l’homme, qui en précède infiniment toutes les représentations, même si celles-ci y participent également. Notre approche ne sera ni celle de la littérature, ni celle de l’histoire et de la psychologie, mais celle de la théologie, d’une théologie de l’espérance pour notre temps qui rend compte du témoignage de ces amis de Dieu que sont les mystiques et les saints. La Relation de 1654, chef-d’œuvre absolu de la littérature mondiale, que les spécialistes du langage mystique n’ont pas fini de décrypter, sera notre guide. Nous en proposons une simple lecture, une lecture plus affinée en quelque sorte. En effet, ce texte n’est pas un simple monument commémoratif, un texte inerte rendant compte d’une expérience qui n’aurait plus aucune réalité dans la vie de son auteur, mais bien plutôt un mémorial, un acte de remémoration par lequel Marie de l’Incarnation dit ce que Dieu a accompli en elle et ce qui l’a conduite à l’état d’union transformante dans lequel Dieu l’a désormais établie. Le texte lui-même participe du mystère de cette alliance de type nuptial à laquelle Marie a été appelée. C’est ce qui en fait la force, comme l’écrit l’auteur elle-même en guise de prologueâ•›: M’ayant été commandé de celui qui me tient la place de Dieu pour me diriger dans ses voies de mettre par écrit ce qui me sera possible des grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faites dans le don d’oraison qu’il lui a plu me donner, je commencerai mon obéissance pour son honneur et sa plus grande gloire, au nom du suradorable Verbe Incarné, mon céleste et divin Ûpoux1.
Certes, la Relation de 1654 offre une relecture de l’expérience intérieure de Marie de l’Incarnation, elle est une longue méditation sur son itinéraire spirituel. Cependant, sa lecture laisse l’impression qu’elle relate des événements qui lui sont toujours contemporains, des grâces toujours présentes. «â•›Je ne pensais pas écrire ceciâ•›; mais l’Esprit intérieur m’a portée là2â•›»â•›; ou encore «â•›Je dis simplement ce que je crois être selon la vérité et, comme j’ai dit, ce que l’Esprit qui me conduit me presse de dire3â•›», attesteâ•‚tâ•‚elle. Aussi croyons-nous à la valeur de témoignage de la Relation de 1654. En effet, 1. Marie de l’Incarnation, «â•›Prologue de la Relation de 1654â•›», dans Écrits spirituels et historiques, Tome II, Dom A. Jamet, éd., Paris/Québec, Desclée-de-Brouwer&Cie/Action Sociale, 1930, p. 159. Désormais Écrits spirituels et historiques, Tome II. 2. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XIX, p. 241. 3. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXI, p. 246.
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Marie possède de façon exceptionnelle les trois «â•›faveursâ•›» dont parle sainte Thérèse d’Avilaâ•›: celles de recevoir la communication divine, puis d’en avoir la pleine intelligence et enfin de pouvoir aisément l’exprimer et l’interpréter4. Ce colloque ne se veut-il pas aussi un mémorialâ•›? Ainsi nous-mêmes, ne pouvons-nous pas devenir spirituellement contemporains de Marie de l’Incarnation et, par elle, du mystère de l’Alliance auquel Dieu nous convieâ•›? Nous nous proposons d’abord de présenter rapidement les principales étapes de l’itinéraire spirituel qui, à partir de la vision de 1606/1607, vont conduire Marie de l’Incarnation au seuil du mariage spirituel. Ce dernier nous retiendra plus longuement. Nous essayerons de rendre compte, du moins de donner une simple approche de cette expérience absolument capitale dans la vie de Marie, ainsi que pour notre sujet, qu’est le mariage spirituel. Au cœur de l’expérience mystique, le mariage spirituel, mystère nuptial de l’alliance de deux volontés, nous semble en effet être le «â•›lieuâ•›» où l’émergence d’une personnalité est rendue possible. C’est dans l’union transformante que l’âme acquiert alors sa véritable personnalité et trouve sa fécondité. Marie en offre l’une des plus fortes et complètes illustrations, et peut-être la plus transparente. En étant appelée à l’expérience du mariage spirituel et de l’union transformante, en réécrivant à nouveau ce que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix en ont dit, Marie de l’Incarnation, comme le faisait remarquer le cardinal Charles Journet, est vraiment, ainsi que le dira Bossuet, «â•›la Thérèse de nos jours et du nouveau mondeâ•›».
4. Thérèse d’Avila, «â•›Autobiographie, ch. XVII, 5â•›», dans Œuvres complètes de Thérèse d’Avila, M.€Auclair,€éd., Paris, Desclée de Brouwer (coll. «â•›Bibliothèque européenneâ•›»), 1964, p. 111.
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« â•›Vo u l e z - vo u s ê t r e à m o iâ•›?â•›» â•›: l’ itin é r a i r e s pi r it u e l d e M a r i e d e l’ I nc a r n ati o n j u s qu ’ au s e u il d u m a r i ag e s pi r it u e l L’itinéraire spirituel de Marie de l’Incarnation5, dont nous allons tenter de retracer les étapes, est traversé de deux mouvements concomitants. D’une part, un abaissement volontaire et un dépouillement progressif de l’âme qui la dispose petit à petit à l’œuvre de transformation de la grâce. D’autre part, l’expérience d’un épanchement, d’une communication intime de «â•›lumièreâ•›» et d’«â•›amourâ•›» de Dieu en l’âme. «â•›La divine Majesté me poursuivant sans cesse par la communication de ses grâces et de ses lumières, voulant m’en faire quelques-unes extraordinaires, me donnait une disposition de pureté extraordinaire et qui me portait dans l’abaissement et dans l’anéantissement de moiâ•‚même6â•›», écrit Marie. Cette «â•›kenosisâ•›» et cette «â•›theosisâ•›», il lui sera donné de les vivre, en un échange mystérieux, à chacune des étapes de sa vie intérieure, et de façon toujours plus intense, jusqu’à ce qu’elle se découvre, un jour, être avec Dieu «â•›un même esprit7â•›». Marie a vécu le paradoxe de l’expérience mystique, le paradoxe de toute rencontre avec Dieu, qui en est aussi la dynamiqueâ•›: c’est en se perdant en Dieu que l’homme se trouve. Elle parle de Dieu comme d’une «â•›grande mer
5. En plus de la Vie de Marie de l’Incarnation, composée par son fils dom Claude Martin, et des travaux remarquables de dom Jamet et de dom Oury, son itinéraire spirituel a été souvent décrit, entre autres, par Paul Renaudin, Une grande mystique française du XVIIe siècle, Marie de l’Incarnation, Ursuline de Tours et de Québec. Essai de psychologie religieuse, Paris, Bloud et Gay, 1935â•›; Maurillio Teixeira-Leite Penido, La conscience religieuse. Essai systématique suivi d’illustrations, Paris, Pierre Téqui, 1935, p. 196-244â•›; M.€T.-L. Penido, «â•›Marie de l’Incarnation. Aperçus psychologiques sur son mysticismeâ•›», Nova et Vetera, 10 (1935), p. 397-430â•›; Henri Cuzin, Du Christ à la Trinité d’après l’expérience mystique de Marie de l’Incarnation, Lyon, Librairie du Sacré-Cœur, 1936â•›; Joseph Klein, L’itinéraire mystique de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Issoudin/Paris, Archiconfrérie de N.-D. du Sacré-Cœur/Dillen, 1937â•›; Robert€Michel, Vivre dans l’Espritâ•›: Marie de l’Incarnation, Montréal, Bellarmin, 1975â•›; Ghislaine€Boucher, Du centre à la Croix, Marie de l’Incarnation, Montréal, Fides, 1976â•›; Maríaâ•‚Paul€del€Rosario Adriazola, La connaissance spirituelle chez Marie de l’Incarnation, Québec/Paris, Anne Sigier/Cerf (coll. «â•›Patrimoines-Christianismeâ•›»), 1989â•›; Pierre Gervais, Marie de l’Incarnation. Études de théologie spirituelle, Bruxelles, Ûditions Lessius (coll. «â•›Vie consacréeâ•›», 13), 1996â•›; et aussi, Charles-André Bernard, Le Dieu des mystiques, Tome III, Mystique et Action, Paris, Cerf (coll. «â•›Théologiesâ•›»), 2000, p.€409-455. 6. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XVIII, p. 233. 7. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXXII, p. 282.
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de pureté infinie8â•›», dans laquelle l’âme doit se perdre. Marie de l’Incarnation a vécu, en témoin privilégié, ces deux mouvements coexistants d’abaissement et d’élèvement qui sont au cœur du mystère même du Verbe Incarné (Voir Ph 2, 5-11) L a « â•›fav e u r in s i g n e â•›» d e 1606 - 1 6 0 7 La toute première étape de l’itinéraire spirituel de Marie de l’Incarnation, qui est aussi son tout premier appel à une vie d’union avec Dieu, date de sa plus tendre enfance, dans le songe qu’elle eut en 1606 ou 1607â•›: Je n’avais qu’environ sept ans, qu’une nuit, en mon sommeil, il me sembla que j’étais dans la cour d’une école champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente. Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par l’air venait à moi qui, le voyant, m’écriai à ma compagneâ•›: «â•›Ahâ•›! Voilà Notre-Seigneurâ•›! C’est à moi qu’il vientâ•›!â•›» Et il me semblait que cette fille ayant commis une imperfection, il m’avait choisie [plutôt qu’] elle qui était néanmoins bonne fille. Mais il y avait un secret que je ne connaissais pas. Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de son amour. Je commençai à étendre mes bras pour l’embrasser. Lors, lui, le plus beau de tous les enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et d’un attrait indicible, m’embrassant et me baisant amoureusement, me ditâ•›: «â•›Voulez-vous être à moiâ•›?â•›» Je lui répondisâ•›: «â•›Oui.â•›» €– Lors, ayant ouï mon consentement, nous le vîmes remonter au ciel9.
Ce songe, que Marie appelle une «â•›faveur insigne10â•›», est déjà une vocation. Dieu établit entre elle et Lui un rapport personnel et exclusif d’amour qui s’épanouira plus tard dans la relation€– la plus intime qui soit€– du mariage spirituel. C’est le «â•›secretâ•›» de son élection qu’elle ne connaît pas encore. Marie est séduite par la beauté de l’Homme-Dieu. Elle-même portera un jour l’empreinte de la beauté même de Dieu dans l’union transformante avec le Fils de Dieu, image parfaite du Père. Cette première rencontre préfigure le lien privilégié que Marie entretiendra avec le Verbe Incarné qui l’introduira au sein de la Vie Trinitaire. À chacune des étapes de l’itinéraire intérieur de la mystique, l’union d’amour avec le Christ se 8. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome II, § X, p. 207. 9. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § I, p. 160-161. 10. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § I, p. 161.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
resserrera toujours plus étroitement, dans la mesure où sa réponse, qui est don d’elle-même, se fera plus plénière. Le «â•›ouiâ•›» de Marie à l’âge de sept ans est déjà une appartenance. Le songe de 1606-1607 inaugure un premier état d’union et les premières grâces d’oraison. «â•›L’effet que produisit cette visite fut une pente au bienâ•›», écrit Marie de l’Incarnation, qui préciseâ•›: «â•›Quoique par mes enfances je ne réfléchissais ni ne pensais que cet attrait au bien vînt d’un principe intérieur11â•›». Elle poursuitâ•›: «â•›Je me retirais parfois pour prier, poussée par l’esprit intérieurâ•›». Cette recherche de la solitude est l’un des indices d’une vocation contemplative. «â•›La bonté de Dieu me conduisait comme cela. […] L’Esprit de Dieu […] m’[occupait] intérieurement par une force et efficacité secrète pour me gagner entièrement à lui12â•›», conclut-elle. Marie résume elle-même ainsi ce qu’elle vit intérieurementâ•›: J’avais souvent dans ma pensée ce qui m’était arrivé dans mon enfance touchant les caresses de Notre-Seigneur. Ce souvenir m’attirait au désir d’être toute à lui, et je ne soupirais qu’après la sainte communication et je tâchais de prendre les moyens que je connaissais, selon mon petit jugement, me pouvoir servir à ce dessein. J’avais cette inclination fréquemment depuis cette première grâce. Je me souviens que, quelque temps après que je l’eus reçue, attirée par les sentiments de la bonté de Dieu qui exauce ceux qui le prient d’affection, j’allais à l’église et je me retirais dans un lieu écarté pour n’être point vue. Je me tenais là partie du jourâ•›; mon cœur était souhaitant avec ardeur cette communication. J’étais si enfant que je ne savais point que c’était là [faire] oraison13.
L’oraison de Marie revêt déjà un caractère passif qui s’accentuera plus fortement à partir de 1615 et encore davantage après 1617. «â•›L’on ne voyait ce que j’expérimentais dans l’intérieur et comme la bonté de Notre-Seigneur y opéraitâ•›; et moi non plus je ne concevais pas comme cela se faisait, sinon que je suivais son trait dans l’oraison14.â•›» «â•›Dieu me donnait de grandes lumières dans [l’]assiduité d’entendre sa sainte parole, et mon cœur en était embrasé jour et nuitâ•›: ce qui me faisait parler à lui d’une façon intérieure qui m’était nouvelle et inconnue15â•›», écrit-elle. Et encoreâ•›:
1 1. 12. 13. 14. 15.
Ibid. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § I, p. 162. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § II, p. 164. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § II, p. 163-164. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § IV, p. 169.
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En une occasion d’une procession du très saint sacrement, mon cœur et mon esprit étaient si ravis en Dieu au sujet de ce sacrement d’amour que je ne me voyais pas conduire. […] [L’Esprit de Dieu] voulait de moi une pureté que je ne connaissais pas, non plus que la fin pour laquelle il la voulait16.
Notons au passage que la vie intérieure de Marie de l’Incarnation se nourrit aussi de l’écoute de la parole de Dieu et de la réception des sacrements. De même elle est portée par la foi de l’Ûglise, à l’intérieur de laquelle se situera toujours son expérience mystique qui y acquerra même sa pleine dimensionâ•›: «â•›J’avais une si vive foi pour tout ce que l’Ûglise fait qu’il semblait que c’était ma vie et mon aliment17â•›». Marie, jeune veuve de vingt ans, va maintenant franchir une nouvelle étape de son itinéraire spirituel par une autre intervention divine, vrai «â•›coup de grâce18â•›» dit-elle, qu’elle regardera comme sa «â•›conversion19â•›». L a « â•›c o n v e r s i o nâ•›» d u 24 m a r s 1 6 2 0 Le 24 mars 1620, au matin, alors que Marie se rendait à ses affaires, elle est saisie comme saint Paul sur le chemin de Damas, ainsi qu’elle le relateâ•›: Je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement […] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang, et mon esprit, convaincu que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l’effusion duquel j’étais coupable par tous les péchés qui m’étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été répandu pour mon salut. Si la bonté de Dieu ne m’eût soutenue, je crois que je fusse morte de frayeur, tant la vue du péché, pour petit qu’il puisse être, est horrible et épouvantable. […] Ces vues et ces opérations sont si pénétrantes qu’en un moment elles disent tout et portent leur efficacité et leurs effets. En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel lui fit, dans l’expérience de ce même amour, une douleur et regret de l’avoir 16. 1 7. 18. 19.
Écrits spirituels et historiques, Tome II, § V, p. 171-172. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § V, p. 171. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § VI, p. 181. «â•›Supplément à la Relation de 1654, § IIIâ•›», dans Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 484.
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offensé la plus extrême qu’on se la peut imaginer. Non, il ne serait pas possibleâ•›! Ce trait de l’amour est si pénétrant et si inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captiver20.
Il nous fallait citer ce texte longuement, tant la vie intérieure de Marie de l’Incarnation sera désormais dominée par ce qui peut être identifié comme un ravissement d’amour. Marie vient de faire l’expérience d’un contact particulièrement saisissant et très personnel avec le Fils de Dieu. Elle va demeurer dans la familiarité toujours plus intime et plus sentie avec le Christâ•›: Je fus plus d’un an que l’impression du Sang de Notre-Seigneur demeura attachée à mon esprit […]. […] Mon cœur parlait sans cesse à Dieu. […] Ce que disait mon cœur était des actions de grâces, bénir Dieu, détester ce qui n’était pas lui, componctions amoureuses, promesses de fidélité à suivre ce que sa divine Bonté voulait de moi, une pente à se musser dans les plaies sacrées de Jésus, qui était celui qui, par l’impression de son Sang, me mettait un esquillon dans le cœur qui me consommait dans une amoureuse reconnaissance21.
À la suite de cette nouvelle communication divine, Marie de l’Incarnation se trouve «â•›changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même22â•›», écrit-elle. Au cours des cinq années suivantes, sa vie intérieure va connaître une croissance à peu près linéaire. Plusieurs grâces de lumière et d’union, ainsi que des épreuves purificatrices, jalonnent alors l’itinéraire spirituel de Marie de l’Incarnation, que nous ne pouvons qu’évoquer ici. Marie connaît une première période de consolation. Son oraison se simplifie et prend une orientation nettement contemplative. Le regard de l’âme se concentre sur la Personne de l’HommeDieu. Marie reçoit en effet «â•›un nouveau don d’oraison, qui était une liaison à Notre-Seigneur Jésus-Christ touchant ses sacrés mystères depuis sa naissance jusqu’à sa mort23â•›». Cette «â•›liaisonâ•›» au Christ est celle d’une tendance
2 0. 21. 22. 23.
Écrits spirituels et historiques, Tome II, § VI, p. 182-183. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § VII, p. 186-189. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § VI, p. 185. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § VIII, p. 190.
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unitive de pensée et d’amour de plus en plus habituelle, et donc de plus en plus forte. À partir de 1622, Marie passe par une première phase de purification. L’âme est sevrée des douceurs sensibles qui la soutenaient toujours un peu jusqu’iciâ•›: Tout ce qui se passe en l’âme est plus spirituel et plus abstrait. Dieu fait exprimer à l’âme qu’il la veut tirer du soutien de ce qui est corporel, pour la mettre dans un état plus détaché, et dans une pureté par où elle n’a pas encore passéâ•›; qu’elle a été soutenue en quelque manière par les sens, qui étaient remplis de l’exubérance qui rejaillissait de l’Humanité sainte de Notre-Seigneur. […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande merâ•›; laquelle […], aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur24.
La volonté se sent irrésistiblement appelée à éliminer toute impureté qui mettrait un entre-deux entre l’âme et Dieu, un obstacle à l’union. Dans ce nouvel «â•›état d’oraison […] [où l’âme] voit et expérimente qu’elle a gagné25â•›», Marie parle de Dieu maintenant comme de son «â•›Amour26â•›», de son «â•›Bien-Aimé27â•›». Elle ressent alors un premier appel au mariage spirituelâ•›: «â•›Notre-Seigneur me faisait tant de grâces et me prévenait si amoureusement, me donnant la hardiesse d’aspirer à la qualité d’épouse, de me consommer dans ses divins embrassements et de lui parler avec une grande privauté28â•›». Mais, en même temps, Dieu lui fait prendre conscience «â•›qu’il y avait encore quelque ornement à préparer, et sur cela, mon âme languissait, quoiqu’elle fût unie de volonté à Celui qui la faisait souffrir et qui, après tant de soupirs, ne lui accordait pas sa demande29â•›». En 1624, Marie connaît une nouvelle épreuve, particulièrement aiguë cette fois-ci et décisive, qui est celle de la purification des sens et, peut-être, un commencement de nuit spirituelleâ•›: Je n’avais pas de soutien de l’intérieur, car je pâtissais une stupidité très grande aux puissances de l’âme […]. […] Les puissances de l’âme sont attaquées et
2 4. 25. 26. 27. 28. 29.
Écrits spirituels et historiques, Tome II, § X, p. 205-207. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XI, p. 208. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XII, p. 214. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XII, p. 215. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XII, p. 213. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XII, p. 214.
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liées en sorte qu’elles sont à une inaction et réduites à ne pouvoir s’aider ni aider la partie inférieure qui est abandonnée à la souffrance de la tentation30 [préciseâ•‚tâ•‚elle].
C’est subitement, «â•›tout d’un coupâ•›», que dans les premiers mois de 1625, Marie fut tirée des épreuves par la grâce de l’enchâssement des cœurs, qu’elle décrit ainsiâ•›: Une fois, j’expérimentais qu’on avait ravi mon cœur et qu’on l’avait enchâssé dans un autre cœur, et qu’encore que ce fût deux cœurs, ils étaient si bien ajustés que ce n’était qu’un, et une voix intérieure me ditâ•›: «â•›C’est ainsi que se fait cette union des cœurs.â•›» Je ne sais si je dormais ou veillaisâ•›; mais, revenant à moiâ•‚même, je fus plusieurs jours dans un état d’union avec NotreSeigneur qui se passait dans mon cœur31.
Marie exprime ici le caractère très intime de l’union dont Dieu l’a gratifiée. Jésus-Christ n’est plus seulement «â•›proche d’elle, à son côté, l’accompagnant32â•›», il est maintenant «â•›en elleâ•›». Elle fait l’expérience de «â•›l’union dans le cœurâ•›». Marie est maintenant prête pour l’expérience mystique d’union. L’itinéraire suivi jusqueâ•‚là l’a menée au seuil du mariage spirituel. L e m a r i ag e s pi r it u e l Au cours du long itinéraire que nous venons de décrire€– trop schématiquement, reconnaissons-le€– Dieu et l’âme ont été mis au contact l’un de l’autre, en plusieurs étapes successives, mais en une progression linéaire. Ils se sont ajustés l’un à l’autre de façon parfaite du fait de l’accord de leurs deux volontés. Ils se trouvent maintenant dans la situation de deux personnes qui ont appris à se connaître. Les communications divines toujours plus intenses dont Marie a été gratifiée l’ont progressivement fait entrer dans le mystère de l’Alliance. La lumière de l’Amour divin lui a déjà révélé, au plus profond d’elle-même, sa véritable personnalité, la conduisant de la conscience de sa condition de créature à celle d’épouse à laquelle elle se sent irrésistiblement appelée. Ces deux personnes ont reconnu qu’elles sont faites l’une pour l’autre. Aussi vont-elles maintenant passer d’un régime, déjà très intense, d’union dans l’amour, à un autre régime, celui d’une union plus intime, celui d’une véritable vie commune. Il ne s’agit pas, entre ces deux 3 0. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XV, p. 225. 31. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XVI, p. 228-229. 32. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome II, § X, p. 205.
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états, d’une simple différence de degré dans l’union toujours plus étroite, mais bien d’une différence de nature. Les deux sujets, Dieu et l’âme€– qui ont appris à se connaître et à se rencontrer dans leur altérité, «â•›jeâ•›» et «â•›tuâ•›» €–, vont tendre à n’en former plus qu’un€– «â•›nousâ•›» €–, grâce à une mutuelle compénétration de leurs personnes, selon la parole du Christ luimême rapportée par l’évangéliste saint Jeanâ•›: «â•›Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vousâ•›» (Jn 14, 20). C’est ce nouvel état d’union à Dieu que Marie de l’Incarnation va expérimenter dans ce qu’elle qualifie elle-même de mariage spirituel. Dans la tradition mystique chrétienne d’Occident, le mariage spirituel acquiert ses lettres de noblesse, en quelque sorte, avec saint Thérèse d’Avila33. Aussi le risque est-il grand d’interpréter à l’aune de son expérience et selon ses propres catégories et distinctions ce que d’autres mystiques ont pu vivre du mariage spirituelâ•›; lesquels, dans leurs écrits, mettent souvent d’autres états spirituels sous les mêmes mots qu’emploie la carmélite. Marie a lu, et de façon assez assidue semble-t-il34, les œuvres de Thérèse d’Avila dans la traduction française procurée par Jean de Brétigny vraisemblablement. L’itinéraire spirituel de saint Thérèse d’Avila et de Marie de l’Incarnation présente bien des points communs, mais aussi des différences. L’expérience mystique est en effet toujours singulière et indicible. L’interprétation de ce que l’âme expérimente dans le mariage spirituel est des plus délicates et embarrasse jusqu’aux meilleurs auteurs, comme en témoignent les hésitations de dom Claude Martin sur le cas de sa propre mère35. Marie de l’Incarnation n’écrit-elle pas elle-mêmeâ•›: «â•›Je confesse que je ne parle qu’en bégayant de ce qui se passe entre Dieu et l’âme, en ce commerce dont il l’honore, l’unissant avec lui, Majesté infinie. Et dans l’expérience de ces états d’oraisons, je n’ai rien lu ni entendu de semblable36â•›».
33. Je remercie ici vivement Monsieur l’Abbé Max Huot de Longchamp, responsable du Centre Saintâ•‚Jeanâ•‚de-la-Croix (Mers-sur-Indre, France) qui a bien voulu me communiquer son étude, encore inédite, sur «â•›Le Mariage spirituel dans la Tradition mystique chrétienne d’Occidentâ•›», qui m’a été d’un précieux secours. 34. Marie de l’Incarnation, «â•›Relation de 1633, § 8â•›», dans Écrits spirituels et historiques, Tome I, Dom A. Jamet, éd., Paris/Québec, Desclée-de-Brouwer&Cie/Action Sociale, 1929, p. 160. Désormais Écrits spirituels et historiques, Tome I. 35. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome I, p. 233, note aâ•›; et p. 251-252, note 22. 36. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XX, p. 242.
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À la suite, entre autres, des travaux de dom Oury37, nous tenterons ici une simple approche de l’expérience du mariage spirituel vécue par Marie, suivant toujours au plus près la Relation de 1654 et ne citant que les passages essentiels au sujet qui est le nôtre. Marie va d’abord nous décrire l’ultime étape préparatoire au mariage spirituel qu’elle présente elle-même comme celle des «â•›fiançailles spirituellesâ•›». En effet, bien qu’il ne faille pas établir de séparation trop marquée et que la continuité soit ici première, le temps des fiançailles n’est pas celui du mariage, de même que le mariage s’identifie ou non avec sa consommation. L e s « â•›fi a n ç a ill e s s pi r it u e ll e s â•›» â•›: 1 6 2 5 - 1 6 2 7 Pour cet état du mariage spirituel, qui, avec sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, est généralement regardé comme le plus haut et le plus parfait degré d’union auquel l’âme puisse être appelée ici-bas, sous le régime de la foi, Marie n’est pas encore prête. Comme pour les étapes précédentes, mais sur un tout autre plan, l’âme va être l’objet d’une nouvelle communication divine qui l’introduira plus avant dans la connaissance de Dieu. Elle passera ensuite par une ultime phase de purification. C’est au cours d’un premier ravissement dans le Sainte Trinité, le 19 mai 1625, lundi de Pentecôte, que Marie entre dans l’état de fiançailles. Laissons-la en faire elle-même le récitâ•›: Un matin, qui était la deuxième fête de la Pentecôte, entendant la messe dans la chapelle des Révérends Pères Feuillants, […] ayant les yeux levés sur l’autel, en y envisageant sans dessein de petites images de séraphins qui étaient attachées au bas des cierges, en un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer. En ce moment, toutes les puissances de mon âme furent arrêtées et souffrantes l’impression qui leur était donnée de ce sacré mystère, laquelle impression était sans forme ni figure, mais plus claire et [intelligible] que toute lumière, qui me faisait connaître que mon âme était dans la vérité, laquelle, dans un moment, me fit voir le divin commerce qu’ont ensemble les trois divines Personnesâ•›: l’amour du Père, 37. Dom Guy-Marie Oury, «â•›La mystique nuptiale chez Marie de l’Incarnationâ•›», dans Marie Guyard de l’Incarnation. Un destin transocéanique (Tours, 1599€– Québec, 1672), F. Deroy-Pineau, dir., Paris/Montréal, L’Harmattan, 2000, p. 235-247â•›; et Dom G.-M. Oury, «â•›Mystique de l’immanence et mystique nuptialeâ•›», dans Femme, mystique et missionnaire. Marie Guyart de l’Incarnation, R.€Brodeur,€dir., Québec, Presses de l’Université Laval (coll. «â•›Religions, cultures et sociétésâ•›»), 2001, p.€157â•‚167.
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lequel se contemplant soi-même engendre son Fils, ce qui a été de toute éternité et sera éternellementâ•›; mon âme était informée de cette vérité d’une façon ineffable qui me fait perdre tout mot, elle était abîmée dans cette lumière. Ensuite elle entendait l’amour mutuel du Père et du Fils produisant le Saint-Esprit, ce qui se faisait par un réciproque plongement d’amour, sans mélange d’aucune confusion. Je recevais l’impression de cette production, entendant ce que c’était que spiration et production, mais cette pureté de spiration et production est si haute et si sublime que je n’ai point de termes pour le dire et pour l’exprimer. Voyant les distinctions, je connaissais l’unité d’essence entre les trois Personnes divines, et quoiqu’il me faille plusieurs mots pour le dire, en un moment, sans intervalle de temps, je connaissais l’unité, les distinctions et les opérations dans elles-mêmes et hors d’ellesmêmes. Néanmoins, en une certaine manière spirituelle, j’étais éclairée par degrés, selon les opérations des trois divines Personnes hors d’elles-mêmes, ne se trouvant nul mélange dans chacune information des choses qui m’étaient données à entendre, le tout dans une pureté et netteté indicibles38.
Cette vision extatique de la Sainte Trinité, «â•›plus claire et [intelligible] que toute lumièreâ•›», où «â•›toutes les puissances de [l’]âme furent arrêtées et souffrantes l’impression qui leur était donnéeâ•›», constitue avant tout un contact de type expérimental, si l’on peut dire, avec les réalités représentées directement à l’intelligence, «â•›sans forme ni figureâ•›»â•›: «â•›Mon âme était informée de cette vérité d’une façon ineffable […], elle était abîmée dans cette lumière. […] Je recevais l’impression de cette production, entendant ce que c’était que spiration et productionâ•›», écrit Marie de l’Incarnation. L’expérience vécue ici par Marie est essentiellement, semble-t-il, celle du contact personnel de Dieu dans l’âme, et du Dieu «â•›Trineâ•›» et «â•›Unâ•›» se communiquant par grâces dans «â•›quelques âmes choisies en ce mondeâ•›», au nombre desquelles elle-même a «â•›comme la certitudeâ•›» de se compter, ainsi qu’elle l’écrit à la fin de son récitâ•›: Il me fut encore montré qu’encore que la Divinité ait mis de la subordination dans les Anges pour recevoir l’illumination les uns des autres par degrés, que, néanmoins, lorsqu’il lui plaisait, elle les illuminait par elle-même, selon ses desseinsâ•›: ce qu’elle faisait aussi à quelques âmes choisies en ce mondeâ•›; et quoique je sois boue et fange, mon âme avait la vue et comme la certitude qu’elle était de ce nombre. Et comme elle recevait cette illumination, ensemble elle entendait et expérimentait comme elle était créée à l’image de Dieuâ•›: que la mémoire avait rapport au Père Ûternel, l’entendement au Fils et la 38. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XVIII, p. 233-235.
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volonté au Saint-Esprit, et que, tout ainsi que la très sainte Trinité était trine en personnes et une seule et divine Essence, qu’aussi l’âme était trine en ses puissances et une en sa substance39.
Ce nouveau contact avec Dieu, «â•›cette grande lumièreâ•›», dit Marie, la «â•›fit entrer en un nouvel état intérieurâ•›». «â•›Je fus un grand espace de temps que je ne pouvais sortir de l’application aux trois divines Personnes40â•›», écrit-elle. L’âme ressent plus que jamais l’invite divine à l’union matrimoniale. L’âme y consent, «â•›le respect […] l’arrête suavementâ•›» aussiâ•›; toutefois «â•›elle est satisfaiteâ•›», parce qu’elle pense «â•›à aimer toujours davantage et d’être concentrée en Celui qu’elle aime41â•›». Marie décrit ainsi ce que l’âme expérimente dans l’état de «â•›fiançailles spirituellesâ•›»â•›: Elle n’appète que jouirâ•›; ce lui est assez de savoir par une science expérimentale d’amour qu’il est dans elle et avec elle et qu’il soit Dieu. Elle est contente, mais non pas satisfaite, car, comme il y a des amabilités infinies en lui, et qu’il est un abîme d’amour au fond duquel elle ne peut atteindre, néanmoins elle aspire d’être abîmée en cet abîme et enfin d’y être tellement perdue qu’on ne voie plus que son Bien-Aimé qui l’aura par amour transformée en lui. Et si elle lui a demandé ciâ•‚devant où il se reposait et se repaissait au midi [Ct 1, 6], en cet attrait d’amour elle ne l’ignore pas, car elle sait qu’il est au sein du Père Ûternel, où ses repos sont l’amour mutuel du Père et du Fils et de Fils à Père, et leur plaisir, cette spiration d’amour, Dieu le Saint-Espritâ•›: [donc] elle ne peut avoir de curiosité de savoir davantage, mais, comme j’ai dit, d’être perdue dans le Bien-Aimé et le posséder tout entier en cette perte42.
Cependant le Bien-Aimé ne se donne pas encore à sa fiancéeâ•›: Le mariage n’est pas encore consomméâ•›: quoique l’âme soit dans Dieu en cette manière, elle soupire, elle gémitâ•›; quoiqu’elle possède une paix et très grande réjouissance, qu’elle soit dans le cellier des vins [Ct 1, 3], toute regorgeante de charité, il y a encore des préparatifs à disposer pour le mariage, et l’âme fait tout ce qu’elle peut, de son côté, autant que sa bassesse le lui peut permettre. Mais il est question d’une affaire si haute et si sublime qu’il faut que le Bien-Aimé y mette la main par ses sentiers secrets et des cachettes pour l’âme, à ce qu’elle confesse, lorsqu’elle sera arrivée à la possession de son bonheur, que tout a été l’ouvrage de son Bien-Aimé43. 3 9. 40. 41. 42. 43.
Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XVIII, p. 235-236. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XIX, p. 236-237. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XIX, p. 238. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XIX, p. 239. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XIX, p. 240-241.
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Quelle peut bien être la nature de cette nouvelle et ultime «â•›purgation de l’intime de l’âme, pour la rendre digne d’être la couche royale de l’Ûpoux44â•›», que Marie va connaître au cours des premiers mois de 1626â•›? Il est difficile de le dire. «â•›Ce sont des touches intérieures et des écoulements divins si subtils, si intenses et si éloignés de la perception qu’il semble à l’âme qu’elle est absente de son Bien-Aiméâ•›; et [si], il est proche. […] Puis elle expérimente qu’il est proche d’elle45â•›». Dieu semble jouer à cache-cache avec l’âme pour purifier et faire grandir son désir. L’entre-deux qui fait encore obstacle à l’union divine est peut-être le sentiment que, par ses efforts, l’âme pourrait en quelque sorte l’obtenirâ•›; certains «â•›retoursâ•›» sur elle-même et vues complaisantes aussi. Si infime soit l’impureté, c’est une vraie difformité et les «â•›touches divines, si délicates mais très crucifiantes46â•›». Mais «â•›à proportion de cette purgation, l’âme est rendue plus agréable, et sa hardiesse croît à proportion de ses lumières qui font autant de génération d’amour47â•›». À partir de la semaine sainte de 1626, il est donné à Marie de contempler les attributs divins du Verbeâ•›: «â•›la divine Majesté donna à mon âme une impression de ses divines perfections48â•›», écrit-elle. Cette impression va durer plus d’une année, au cours de laquelle il lui sera donné «â•›d’expérimenterâ•›», pour ainsi dire, le Verbe comme «â•›Vieâ•›» et «â•›Source de Vieâ•›», comme «â•›Êtreâ•›» et comme «â•›Pureté et Saintetéâ•›». Cette contemplation des attributs divins n’est pas «â•›une simple spéculation49â•›», ni une expérience analogue à celles vécues dans les communications divines précédentes. Marie de l’Incarnation préciseâ•›: Lorsque la connaissance de la très sainte Trinité me fut donnée, je connaissais la distinction et l’unité, mais mon âme était simplement instruite et informée. Or en cette occupation-ici des divins Attributs […], cet amour et lumière est un nourrissement divin.
Marie jouit déjà des divines perfections. Elle s’en «â•›nourritâ•›». Sans le savoir, elle connaît déjà quelque chose de l’union transformante. Son amour appelle la consommation définitive de l’union dans le mariage spirituel.
4 4. 45. 46. 47. 48. 49.
Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XX, p. 242. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XX, p. 241. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XX, p. 242. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XX, p. 243. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXI, p. 243. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXI, p. 244.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
L’ e nt r é e d a n s l’ é tat d u m a r i ag e s pi r it u e l Par le ravissement trinitaire du 19 mai 1625, la fiancée a été introduite en quelque sorte dans la famille de Celui qui veut faire d’elle son épouse. Dans l’état de «â•›fiançailles spirituellesâ•›», l’Ûpoux a continué, avec plus d’intensité, à se faire connaître d’elle, augmentant et purifiant son désir d’union. Marie va être établie dans l’état de mariage spirituel au cours d’un second ravissement trinitaire, à la Pentecôte 1627 ou dans ses environs, en mai ou en juin, qu’elle décrit ainsiâ•›: Un matin, étant en oraison, Dieu absorba mon esprit en lui par un attrait extraordinairement puissant. Je ne sais en quelle posture demeura mon corps. La vue de la très auguste Trinité me fut encore communiquée et ses opérations manifestées d’une façon élevée et plus distincte qu’auparavant. La première fois, l’impression que j’en avais eue avait fait son principal effet dans l’entendement et, comme j’ai dit ci-devant, il semblait que la divine Majesté me l’avait faite pour m’instruire et m’établir et me disposer à ce qu’elle me voulait faire ensuiteâ•›; mais en cette occasion-ici, quoique l’entendement fût aussi éclairé et plus qu’en la précédente, la volonté emporta le dessus, parce que la grâce présente était toute pour l’amour, et par l’amour mon âme se [trouva toute] en sa privauté et en la jouissance d’un Dieu d’amour. Donc, comme étant abîmée en la présence de cette suradorable Majesté, Père, Fils et Saint-Esprit, en la reconnaissance et confession de ma bassesse, en lui rendant mes adorations, la sacrée Personne du Verbe divin me donna à entendre qu’il était vraiment l’Ûpoux de l’âme fidèle. J’entendais cette vérité avec certitude, et la signification qui m’en était donnée m’était préparation prochaine de la voir effectuer en moi. En ce moment, cette suradorable Personne s’empara de mon âme, et, l’embrassant avec un amour inexplicable, l’unit à soi et la prit pour son épouse. […] Ce fut par des touches divines et des pénétrations de lui en moi et d’une façon admirable de retours réciproques de moi en lui, de sorte que n’étant plus moi, je demeurai lui par intimité d’amour et d’union, de manière qu’étant perdue à moi-même, je ne me voyais plus, étant devenue lui par participation. […] […] Les puissances de mon âme, étant englouties et absorbées et réduites à l’unité de l’esprit, étaient toutes dans le Verbe, qui y tenait lieu d’Ûpoux, donnant et la privauté et faculté à l’âme de tenir rang d’épouse, laquelle en cet état expérimente que le Saint-Esprit est le moteur qui la fait agir de la sorte avec le Verbe50. 50. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXII, p. 251-254.
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Dans cette nouvelle expérience mystique particulièrement intense, de cette union telle qu’on n’en peut concevoir de plus intime, Marie n’est pas seulement gratifiée d’une vision intellectuelle plus claire que lors du premier ravissement trinitaire de 1625, mais d’une contemplation d’une bien plus grande richesse affectiveâ•›: «â•›la grâce présente était toute pour l’amour, et par l’amour mon âme se [trouva toute] en sa privauté et en la jouissance d’un Dieu d’amourâ•›», écrit-elle. L’âme est introduite dans un rapport nouveau de possession réciproque avec le Verbeâ•›: «â•›Ce [embrassement divin] fut par des touches divines et des pénétrations de lui en moi et d’une façon admirable de retours réciproques de moi en luiâ•›». Le témoignage de Marie de l’Incarnation est des plus explicites. Elle a expérimenté que le Verbe de Dieu «â•›s’empara de [son] âme, et l’embrassant avec un amour inexplicable, l’unit à soi et la prit pour son épouseâ•›». L’union la plus intime entre Dieu et l’âme est consommée. Il ne s’agit plus d’un rapprochement, même très intime, qui était encore celui de l’état de «â•›fiançaillesâ•›», mais comme l’explique si bien Marie, «â•›n’étant plus moi, je demeurai lui par intimité d’amour et d’union, de manière qu’étant perdue à moimême, je ne me voyais plus, étant devenue lui par participationâ•›». Elle vient de faire son entrée dans l’état de mariage spirituel et d’union transformante. Ce dernier ne pourrait être difficilement mieux exprimé que ne le fait ici Marie. Marie de l’Incarnation a consacré de longues pages de la Relation de 1654 sur l’état où elle se trouva après le grand ravissement trinitaire de la Pentecôte 1627. C’est l’état d’union consommante, celui d’une union habituelle et continuelle de pensée et de cœur avec le Verbe Incarné. Un texte suffira à caractériser l’état de mariage spirituel qui est maintenant celui de Marie. Elle en donne ici une sorte de vue généraleâ•›: Dans le mariage spirituel, l’âme a entièrement changé d’état. […] Maintenant, elle n’a plus de tendance, parce qu’elle possède Celui qu’elle aime. Elle est toute pénétrée et possédée de lui. Ce sont des caresses, ce sont des amours, qui la consomment et la font expirer en lui, en souffrant des morts plus douces, mais c’est la douceur même que ces morts. Je m’arrête à penser si je pourrais trouver quelques comparaisons dans la terreâ•›; mais je n’en trouve point qui puisse me servir pour dire ce que c’est que les embrassements du Verbe et de l’âme, laquelle, quoiqu’elle le connaisse grand Dieu, égal à son Père, éternel, par lequel toutes choses ont été faites et [subsistent] en l’être, elle l’embrasse et elle lui parle bouche à bouche, se voyant agrandie à cette dignité que le Verbe est son Ûpoux et elle, son épouse, et lui direâ•›: «â•›Vous êtes mon moi, vous êtes mon mien. Allons, mon Ûpoux, dans les affaires que
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vous m’avez commises.â•›» L’âme n’a plus de désirs, elle possède le Bien-Aimé. Elle lui parle, parce qu’il lui a parlé, et ce qu’elle parle, ce n’est pas son langage qu’elle parle. Elle entre dans les affaires, pour en tout et par [tout], ensuite des connaissances qu’il en donne et communique, rechercher sa gloire, et [faire] qu’il règne, Maître absolu de tous les cœurs51.
Marie expérimente un «â•›commerce amoureux52â•›» entre Dieu et l’âme, le sentiment d’une certaine «â•›communicationâ•›» de Dieu à l’âme qui est aussi celui d’une certaine «â•›possessionâ•›» de Dieu par l’âme et réciproquement de l’âme par Dieu, dont le Saintâ•‚Esprit, l’«â•›Esprit de l’Ûpouxâ•›», est le «â•›moteur gracieux53â•›». Elle écrit en effetâ•›: L’âme ne vivant donc plus en elle-même, mais en Celui qui la tient toute absorbée en ses amours, patissant sans cesse cette extase amoureuse, se trouve tantôt mue par l’Esprit-Saint qui la possède, tantôt languissante, tantôt en suspension. Il la mène où il veut sans qu’elle lui puisse résister, car sa volonté est sa captivité, et en sorte sa captive qu’alors, je ne sais par [quelle] inclination secrète ou inadvertance, quelque objet la veuille arrêter, au même moment, ce divin Esprit, jaloux de ce qu’il la veut la posséder, la ravit à soi et, par sa divine motion, lui donne une activité amoureuse qui lui fait chanter ses amours54.
Les années qui suivirent l’entrée de Marie de l’Incarnation dans l’état de mariage spirituel sont celles encore d’une période d’adaptation, de simplification dans la relation d’amour de Dieu et de l’âme. La communication ou expérience de la présence de Dieu se fait plus intimeâ•›; l’activité de l’âme, plus tranquille. Marie parlera, au commencement de 1631, d’un «â•›état d’union […, qui] tenait même l’âme en silence au regard de l’amoureuse activité […, où l’âme] est en ce [repos] adhérente aux douces impressions de l’Esprit du sacré Verbe Incarné, qui la dispose à choses grandes55â•›». Il ne s’agit pas là d’un état vraiment nouveau, mais, semble-t-il, d’un progrès dans l’adaptation de l’âme à la grâce d’union du mariage spirituel, une possession ou réalisation plus pleine de celleâ•‚ci. Par ailleurs, Marie de l’Incarnation ne renferme pas l’état du mariage spirituel dans une seule expérience mystique, mais dans plusieurs. Elle relate 5 1. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXIII, p. 255-256. 52. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXV, p. 261. 53. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXII, p. 254. 54. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXV, p. 260-261. 55. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXXII, p. 283.
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encore de nouvelles communications divines venant comme renforcer, actualiser, perfectionner en quelque sorte la grâce d’union au Verbe Incarné. En mars 1631, il lui est donné de vivre une nouvelle fois la grâce de l’enchâssement de son cœur dans le cœur du Christ. Le 17 mars de la même année, à la veille de sa prise d’habit chez les Ursulines de Tours, Marie est gratifiée d’un troisième grand ravissement trinitaire, qu’elle relate ainsiâ•›: Un jour, à l’oraison du soir, au même moment qu’on eut donné le signal pour commencer, j’étais à genoux en ma place du chœur, un soudain attrait ravit mon âme. Lors, les trois Personnes de la très sainte Trinité se manifestèrent de nouveau à elle, avec l’impression des paroles du suradorable Verbe Incarnéâ•›: Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimeraâ•›; nous viendrons à lui et nous ferons une demeure chez lui [Jn 14, 23]. Cette impression portait les effets de ces divines paroles et les opérations des trois divines Personnes en moi, plus éminemment que jamaisâ•›; et elles me les donnèrent à connaître et à expérimenter dans une pénétration d’elles à moi. Et la très sainte Trinité, en son unité, [s’appropriait] mon âme comme une chose qui lui était propre et qu’elle avait rendue capable de sa divine impression et des effets de son divin commerce. En ce grand abîme, il m’était signifié que je [recevais] lors la plus haute grâce de toutes celles que j’avais reçues au passé, dans les communications des trois divines Personnes. Cette signification était plus distincte et [intelligible] que toute parole, en cette sorteâ•›: «â•›La première fois que je me manifestai à toi, c’était pour instruire ton âme dans ce grand mystèreâ•›; la seconde fois, c’était à ce que le Verbe prît ton âme pour son épouseâ•›; mais à cette fois, le Père et le Fils et le Saint-Esprit se donnent et communiquent pour posséder entièrement ton âme.â•›» Et alors, l’effet s’en ensuivit, et comme les trois divines Personnes me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine. Le Père Ûternel était mon Pèreâ•›; le Verbe suradorable, mon Ûpoux, et le Saint-Esprit, Celui qui par son opération agissait en mon âme et lui faisait porter les divines impressions. En toute cette opération, je me voyais le néant et le rien que ce grand Tout choisissait pour porter les effets de ses grandes miséricordes. […] Plus je m’abaissais et plus je me voyais agrandie, et mon âme expérimentait des caresses qui ne sauraient tomber sous la diction humaine. Ahâ•›! qui est-ce qui pourrait dire l’honneur avec lequel Dieu traite l’âme qu’il a créée à son image, lorsqu’il lui plaît de l’élever dans ses divins embrassements56â•›?
56. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXXIII, p. 285-287.
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Les auteurs ont beaucoup discuté pour savoir si ce nouveau ravissement trinitaire, où l’âme faisait l’expérience non seulement de la possession des trois personnes divines mais aussi de sa propre possession par les trois Personnes divines, et non plus de la part du Verbe seul, n’était qu’un progrès dans l’intensité et la profondeur de l’état de mariage spirituel ou s’il constituait un état d’union substantiellement autre57. Quoi qu’il en soit, il constitue une nouvelle «â•›consommationâ•›» de l’union. L’âme a le sentiment que Dieu a pris entièrement possession d’elle, et qu’ainsi elle se trouve élevée par Dieu à l’image duquel elle a été créée. Elle prend proprement conscience de ce qu’elle est à l’égard des Trois Personnes divines qui veulent se communiquer à elle. Elle se voit en toute vérité comme «â•›le néant et le rienâ•›» qui, cependant, possède Dieu et est le sujet de son opération. Marie est prête pour sa vocation «â•›apostoliqueâ•›». La fécondité, dont elle va maintenant faire preuve, est celle de son expérience mystique qui se prolonge et l’accompagne toujours. L a d y n a m iqu e d u m a r i ag e s pi r it u e l o u l’ u ni o n t r a n s f o r m a nt e L’entrée dans l’état du mariage spirituel est à la fois l’aboutissement de l’itinéraire antérieur de Marie de l’Incarnation€– elle le présente elle-même comme un état «â•›terminantâ•›» la «â•›tendanceâ•›» unitive, un état «â•›foncier ou permanent58â•›»Â€– et le début d’un nouveau développement, de progrès nouveaux dans l’intensité de l’amour. Développement qui n’aura plus de fin, l’entrée dans la vie céleste permettant elle-même une nouvelle dilatation de cet état, puisque, comme l’enseigne saint Jean de la Croix, la vison béatifique «â•›achèvera de consommer parfaitement le mariage spirituel59â•›». La «â•›tendanceâ•›», qui marque l’ascension spirituelle de Marie, ne disparaît pas après le mariage spirituel. Elle se continue dans l’activité apostolique de l’Ursuline. En effet, cette dernière parle, plus loin dans la Relation de 1654, de l’amour 57. Voir, entre autres, les appréciations divergentes de dom Jamet, Écrits spirituels et historiques, Tome€I, p.€233, note a, et p. 251-252, note 22â•›; et de J. Klein, L’itinéraire mystique de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, ibid., p. 103-106, qui, à l’encontre de dom Jamet, refuse de voir dans le troisième ravissement trinitaire de 1631 quelque chose de spécifiquement nouveau par rapport au précédent de 1627. 58. «â•›Supplément à la Relation de 1654, § XXâ•›», dans Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 498. 59. Jean de la Croix, «â•›La vive flamme d’amour, I, 5â•›», dans Œuvres complètes de Jean de la Croix, Cyprien de la Nativité de la Vierge, éd., Paris, Desclée de Brouwer (coll. «â•›Bibliothèque européenneâ•›»), 1959, p. 978.
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qui la consommait et «â•›augmentait la tendance à ce que ce sacré Verbe régnât et fût maître absolu […] dans toutes les âmes raisonnables60â•›». Le mariage spirituel€– l’expérience mystique la plus intense qu’il ait été donné à Marie de vivreâ•›: celle d’une union de type sponsal, la plus intime qui puisse s’établir entre Dieu et l’âme€– a permis aussi la pleine éclosion de sa personnalité de contemplative et de missionnaire. Chacune des étapes de l’itinéraire spirituel antérieur de Marie de l’Incarnation a été aussi une phase dans l’émergence de sa personnalité. Nous aurions pu montrer comment chacune d’entre elles, qui l’immergeait toujours plus profondément dans le mystère d’Alliance entre Dieu et l’homme, avait été aussi l’occasion d’un nouveau développement dans la personnalité de cette jeune femme à l’existence si atypique. Nous avons préféré nous arrêter uniquement sur l’expérience mystique elleâ•‚même, moins étudiée, peut-être, ces dernières décennies. Après l’entrée dans l’état du mariage spirituel, l’âme sera appelée à de nouveaux progrès dans la plénitude de l’union, dans une participation toujours plus envahissante de l’Être divin. La personnalité de Marie continuera ainsi à se développer au cœur de sa vocation «â•›a ctiveâ•›» ou «â•›apostoliqueâ•›». Le mariage spirituel apparaît donc comme la dynamique de l’expérience mystique de Marie de l’Incarnation, de tout son itinéraire intérieur, de sa double et inséparable vocation «â•›contemplativeâ•›», ou «â•›unitiveâ•›», et «â•›activeâ•›», ou «â•›apostoliqueâ•›». Cette dynamique est aussi celle de l’union transformante€– ou en d’autre termes qui lui sont semblables, de l’illumination ou de la divinisation de l’homme€– qui, croyons-nous, permit l’éclosion de la vraie personnalité de Marie, dont l’entrée dans le mariage spirituel constitue le moment décisif. L’émergence de cette personnalité est celle d’un sujet dont les multiples expressions peuvent être étudiées. Mais est-il possible au théologien de rendre compte de l’expérience mystique elle-même vécue par Marie de l’Incarnationâ•›? Du moins, peut-il jeter une lumière sur ce qu’elle a expérimenté de sa rencontre avec Dieuâ•›? Cette dernière demeure toujours intraduisible, ainsi que Marie le reconnaît elle-même à plusieurs reprisesâ•›: «â•›J’avoue bien que je n’ai pas des dictions propres, mais pour les grands excès de miséricorde d’un si grand et bon Dieu dans mon endroit, dans les communications qu’il lui a plu faire à mon âme, il n’y a langue humaine qui le puisse exprimer61â•›», écrit-elle par exemple. 6 0. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXXIX, p. 311. 61. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXVII, p. 266.
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Nous avons déjà présenté la voie d’abaissement et de dépouillement progressif suivie par Marie de l’Incarnation qui a été appelée à vivre l’expérience profonde du mystère de la kénose du Christ. À la fin de la Relation de 1654, en un passage récapitulatif, elle parlera du dépouillement de son âme comme d’un «â•›état de victime et vraie pauvreté spirituelle et substantielle62â•›». Conformée au Christ dans les profondeurs de son mystère, Marie a vécu la dynamique du double mouvement de dépouillement de l’âme et de son envahissement par Dieu. Par son union à l’Humanité du Christ et, par l’Humanité du Christ, à sa Divinité, l’âme a été transformée, comme «â•›transfiguréeâ•›», de façon mystérieuse mais bien réelle, en la Personne du Verbe Incarné, si bien que Marie aurait pu dire avec saint Paulâ•›: «â•›Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moiâ•›» (Ga€2,€20). Cette transformation de l’âme€– transformation par connaturalité, disons-nous à la suite de saint Thomas d’Aquin€– est l’œuvre de la Trinité entière au sein de laquelle, par son mariage spirituel avec le Verbe, Marie de l’Incarnation a été introduite, de façon stable et définitive. Marie a vécu une union réelle, personnelle, distincte, avec chacune des Trois Personnes divines. De nombreux théologiens admettent l’existence de telles relations, ainsi que celle d’une action distincte de chacune des Personnes divines dans l’âme, non dans sa cause qui a pour principe la nature divine commune au trois Personnes, mais dans son terme, dans son effet, du côté de l’homme auquel il aboutit et qu’il transforme. C’est bien ce qu’a expérimenté Marie de l’Incarnation dans le troisième ravissement trinitaire de 1631 et qu’elle a rapporté en des termes non équivoquesâ•›: Comme les trois divines Personnes [qui se donnent et communiquent] me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine. Le Père Ûternel était mon Pèreâ•›; le Verbe suradorable, mon Ûpoux, et le Saint-Esprit, Celui qui par son opération agissait en mon âme et lui faisait porter les divines impressions63.
Cette transformation de l’âme est avant tout l’œuvre du Saint-Esprit, dont saint Thomas d’Aquin dit qu’il habite l’âme par la grâce sanctifiante64. C’est d’ailleurs par le moyen de la grâce que l’âme devient conforme à Dieu, qu’elle devient semblable ou est assimilée à la Personne du Saint-Esprit par
6 2. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § LXVI, p. 452â•›; voir § LXV, p. 452-461. 63. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXXIII, p. 286-287. 64. Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Tome I, Paris, Cerf, 1984, Ia, q. 43, a. 3,€p. 454-456.
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le don de la charité, affirme encore le Docteur commun65. Marie a perçu l’action du Saint-Esprit, l’«â•›Esprit de l’Ûpouxâ•›», à chacune des étapes de son itinéraire spirituel. Il est, selon ses propres expressionsâ•›: Le moteur [gracieux] qui la fait agir. […] Lequel, dans le mariage spirituel, a pris possession d’elle, lequel la brûle et consomme d’un feu si suave et si doux qu’il n’est pas possible de le décrire. Il lui fait chanter un épithalame continuel, de la façon et manière qu’il lui plaît. […] [Ce langage] vient du doux air des embrassements mutuels de ce Verbe suradorable et de l’âme, qui, dans les baisers de sa divine bouche, la remplit de son Esprit et de sa vieâ•›; et cet épithalame est le retour et les revanches de l’âme vers son bienaimé Ûpoux66.
Le mariage spirituel, par lequel le Verbe s’est uni à l’âme comme à son épouse et l’a transformée en lui par «â•›participation67â•›», a définitivement introduit Marie au sein de la Trinitéâ•›: c’est en effet à l’image des Trois Personnes divines, et non de la seule nature de Dieu, nous dit encore saint Thomas d’Aquin, que l’homme a été créé68. Par son insertion au cœur de la vie des trois Personnes divines, dont Marie dit avoir expérimenté les «â•›impressions69â•›», l’âme, dans la dynamique du mystère de la procession des Personnes, s’est vu imprimer en elle l’image du Dieu Un et Trineâ•›: par la conformité au Fils, l’assimilation au Pèreâ•›; par la communication du Saint-Esprit, la communion filiale au Père. La voie qui conduisit Marie de l’Incarnation au sein de la vie trinitaire fut celle du mariage spirituel, celle de l’«â•›extaseâ•›» de l’amour. L’«â•›extaseâ•›», c’est la sortie de l’aimant qui pénètre à l’intérieur de l’aimé70. L’union de type nuptial entre Dieu et l’âme n’absorbe pas la personnalité humaine jusqu’à son anéantissement total dans l’immensité du Tout de Dieu. Au contraire, à la manière de deux conjoints devenant ensemble, en leur altérité, «â•›une seule chairâ•›», leurs personnalités respectives ne fusionnent pas, mais, en un «â•›nousâ•›» qui suppose toujours un «â•›jeâ•›» et un «â•›tuâ•›», se «â•›posentâ•›» l’une au contact de l’autre. Le mariage spirituel avec le Verbe Incarné, que Marie de l’Incarnation a contracté à la Pentecôte 1627, l’a transformée. Il fit d’elle un apôtre et un missionnaire, un des «â•›fondateursâ•›», mieux encore la «â•›mèreâ•›» de l’Ûglise du Canada. 6 5. Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Tome I, ibid., Ia, q. 43, a. 5, ad 2, p. 457. 66. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXII, p. 254-255. 67. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXII, p. 253. 68. Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Tome I, ibid., Ia, q. 93, a. 5, p. 797-798. 69. Voir Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XXXIII, p. 287. 70. Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Tome II, Paris, Cerf, 1984, Ia IIae, q. 28, a. 5, p. 201.
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C o nclu s i o n La rencontre de Marie de l’Incarnation avec le Dieu Un et Trine, au plus profond du mystère de l’Alliance qu’il veut conclure avec l’homme, a permis l’émergence de sa vraie personnalité. D’une personnalité intégrant tous les éléments du composé humain, corps et âmeâ•›; d’un sujet unifié, offrant une alternative à la subjectivité issue de la modernité, nous a dit Madame Thérèse Nadeau-Lacour71. À l’heure où nous vivons un nouveau tournant de civilisation qui se caractérise par une fragmentation du sujet, une dislocation de l’unité de la personne humaine, l’Ursuline mystique et missionnaire du Nouveau Monde naissant se révèle d’une étonnante actualité. Son expérience humaine et spirituelle peut avoir valeur d’exemple dans la construction ou la reconstruction d’une personnalité, du moins pour en nourrir la réflexion. Ce que le croyant sait de son insertion dans la vie trinitaire, ce que le bienheureux en contemple et dont il jouit dans la vision béatifique, ce que le théologien cherche à expliquer, le mystique l’expérimente en son âme. Marie parle d’une «â•›science expérimentale d’amour72â•›». Le mystique entrevoit déjà ce qui ne tombe pas dans le champ expérimental de nos facultés humaines. Il le savoure dans une anticipation qui relève encore du régime de la foi, mais qui laisse filtrer quelques rayons lumineux du mystère de l’union de l’âme avec Dieu que le mystique, dans son impuissance à l’exprimer en termes adéquats, appelle «â•›mariage spirituelâ•›». Cependant pour le croyant et le théologien, comme pour le mystique et le bienheureux, la réalité est la même, seule la clarté diffèreâ•›; et avec la clarté, la possession. De cette réalité de l’ultime vocation de l’homme créé à l’image du Dieu Trinité, Marie de l’Incarnation est aussi un témoin lumineux, un gage d’espérance pour notre temps.
71. Voir la communication de Thérèse Nadeau-Lacour, «â•›Marie Guyart, une femme dans tous ses étatsâ•›: la gestation et l’affirmation d’une “subjectivité mystique”â•›», dans ce même volume. 72. Écrits spirituels et historiques, Tome II, § XIX, p. 239.
Chapitre 28
La «â•›penteâ•›»vers la charité chez Marie Guyart de l’Incarnation Rita Gagné, o.s.u. Animatrice et formatrice à l’accompagnement spirituel, Québec
Mon âme avait une tendance à Dieu sans cesse, purement spirituelle. Je le rencontrais dans toutes les créatures dans les fins pour lesquelles il les avait créées […] J’avais une connaissance infuse de la nature de chaque chose, et sans penser que cela était extraordinaire …1 (Marie de l’Incarnation parlant de Marie Guyart)
L a « â•›pe nt e â•›» Cette «â•›tendance à Dieuâ•›» ou «â•›penteâ•›» vers la Charité dont parle Marie de l’Incarnation est comme, me semble-t-il, une poussée créatrice intérieure qui oriente chaque créature vers la fin pour laquelle elle a été et est créée. Cette pente est aussi nommée désir. Elle manifeste, selon le langage biblique, la présence de la Parole ou du Verbe qui, à l’origine de chaque être de chair et, telle une semence, porte en germe la «â•›commande intérieureâ•›» de son accomplissement. On ne choisit pas son «â•›désirâ•›» ou sa «â•›penteâ•›»â•›; le choix consiste à vivre selon sa nature, à suivre sa pente, à vivre à l’écoute de la Parole pour y correspondre en vérité et devenir ce que l’on est appelé à devenir. Dans un milieu favorable et favorisant, tout de l’être toujours en 1. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome II, Dom A. Jamet, éd., Paris/Québec, Desclée-de-Brouwerâ•›&â•›Cie/Action Sociale, 1930, p. 209-210. Désormais Écrits spirituels et historiques, Tome II.
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gestation peut être assumé et transformé afin qu’au terme chaque créature soit devenue le fruit espéré. Quand elle se déploie normalement, selon sa «â•›penteâ•›», la personne ordinaire, tout en étant attentive, à l’écoute, n’éprouve pas ou si peu la sensation corporelle de ce ferment qui la travaille à partir de son centre. Et c’est fort heureux qu’il en soit ainsi. C’est une situation de santé, de «â•›normalitéâ•›». Deux situations «â•›d’a-normalitéâ•›» témoignent pourtant de cette pente ou tendance naturelleâ•›: le manqueâ•›: un criâ•›; ou le tropâ•›: une exultation.
Pre m i è re s i t uation d’anormalité Une première situation est celle de la maladie et/ou des moments de nuit intérieure à goût d’absence, de vide. Un psychiatre français a affirmé qu’il n’est pas aisé «â•›de suivre sa penteâ•›». C’est même à l’écoute de ses patients qu’il a perçu en son être le plus intime à lui «â•›que la confiance dans ce qui vit en nous de plus profond et de plus chaud, le désir, représentait la condition nécessaire de la santéâ•›». Et il ajouteâ•›: La confiance existentielle à laquelle je fais allusion, que je nomme la foi, est une posture de tout l’être attentif à ce qui jaillit du plus profond de lui-même, à cette «â•›boussole du vivantâ•›» dont parlait Trémolières et qui choisit globalement de se laisser guider par elle2.
Des gens engagés dans le domaine de la santé, ou qui prennent soin de l’Être sous un aspect ou l’autre, peuvent diagnostiquer, chez des personnes, l’étouffement du désir ou une sorte d’«â•›hypoconscienceâ•›» de leur pente naturelle. Cela pour mille raisons, bien entendu, et pour mille conséquences, personnelles et collectives, dont en particulier la perte de la joie ou du plaisir de vivre. Il semble que si les écologistes savaient l’importance de la méditation comme chemin qui conduit à la source intérieure pour réussir un monde plus sain parce que plus humain, ce sont eux qui en assumeraient la promotionâ•›! Les pédagogues lui feraient peut-être aussi une place privilégiée dans leur programme de formation intégrale.
2. Yves Prigent, L’expérience dépressive, Paris, Desclée de Brouwer (coll. «â•›Psychologieâ•›»), 1978, p.€14â•‚15
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De u x i è m e situation d’anormalité Une deuxième situation «â•›d’a-normalitéâ•›» révélatrice de la «â•›pente versâ•›» est celle de «â•›l’hyperconscienceâ•›» qu’en ont les mystiques. Cette expérience est fort précieuse pour la connaissance de la personne humaine. Conscients de l’amour qui surgit de la Source au centre de leur être, ils en sentent le mouvement et ce «â•›sentirâ•›» n’est pas de tout repos pour la chair qu’il fait tressaillir ou souffrir. L’expérience des mystiques est donc pour tous comme un laboratoire, un gros plan, une manifestation de ce qui est désirant au centre de l’âme. Cette expérience n’est pas différente de l’expérience chrétienne ou simplement humaine. Dom Oury écritâ•›: C’est l’expérience chrétienne commune, mais vécue intensément avec des grâces de lumière très particulières qui ont permis à Marie de l’Incarnation d’en prendre conscience et d’en parlerâ•›; les grâces des mystiques se situent dans l’exact prolongement des grâces ordinaires3.
Selon Penido, «â•›Si le chrétien non mystique conclut à la réalité de son union à Dieu, le mystique expérimente cette union, la sent, la goûte4.â•›» Le chrétien ordinaire [écrit encore Penido] peut bien produire des actes d’amour de Dieu et il en a conscience, mais il n’a point conscience de l’amour de Dieu pour lui. Marie, au contraire, sent continuellement Dieu lui dire son amour et son langage à elle n’est que la réponse à cet amour5. Marie Guyart éprouve donc un sentiment très vif de la fin pour laquelle elle a été et est créée. Elle expérimente qu’elle est créée pour aimer6, que c’est là sa pente, sa vocation essentielle, comme celle de son fils, de tous les humains d’ailleurs. Elle parle d’une «â•›insassiabilité à aimer, ne voulant que la plénitude de l’amour7â•›».Heureusement, elle ne ressent pas constamment la brûlure de ce feu dévorant, car son corps ne pourrait le supporter. «â•›Un feu qui éclaterait s’il venait à faire rupture, écrit-elleâ•›; ce feu, ce sont des affections 3. Dom Guy-Marie Oury, Ce que croyait Marie de l’Incarnation, Paris, Mame, 1972, p. 85. 4. Maurillio Teixeira-Leite Penido, «â•›Chapitre Vâ•›», dans La conscience religieuse. Essai systématique suivi d’illustrations, Paris, Pierre Téqui, 1935, p. 206. 5. M. T.-L. Penido, La conscience religieuse, p. 234. 6. Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, Tome I, Dom A. Jamet, éd., Paris/Québec, Desclée-de-Brouwerâ•›&â•›Cie/Action Sociale, 1929, p. 370. Désormais Écrits spirituels et historiques, Tome I. 7. Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 240, 283. Corr. p. 10.
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ardentes qui ne se peuvent décrire8.â•›» D’ailleurs, quand elle en ressent trop fortement les affections, elle note qu’elle avait un impérieux besoin de s’évaporer, de se soulager dans l’amour des autres, surtout des pauvres9 ou dans le fait d’écrire ses passions amoureuses10. V e r s l a ch a r it é Puisque la vocation humaine est d’aimer, autrement dit, si aimer est la nature de l’être humain, il est normal que la pente produite par l’amour soit aussi une pente vers la charité, c’est-à-dire vers la réalisation de la promesse. Penido écrit que «â•›seule la psychologie de l’amour pourra servir de guide11â•›» pour lire et goûter Marie de l’Incarnation qui, elle-même, parle «â•›d’une science expérimentale de l’amour12â•›». Ce à quoi Penido ajouteâ•›: «â•›Voilà la plus courte et la plus exacte définition psychologique de la mystique13â•›», une mystique de l’Amour.
L’ A m o u r c h arité En français le verbe «â•›aimerâ•›» avec son substantif «â•›amourâ•›» recèle plusieurs niveaux d’une réalité difficilement cernable et définissable. En grec, quatre verbes au moins balbutient chacun un aspect de l’amour. Le verbe αγαπειν avec son substantif αγαπηest traduit par le mot Charité pour parler de l’Amour qu’est Dieu comme Source de tout ce qui vit. Marie Guyart a entendu une voix lui direâ•›: «â•›Je suis Charitéâ•›: Amour est mon nom et c’est ainsi que je veux que tu m’appelles14.â•›» Et elle dit à Dieuâ•›: «â•›Vous êtesâ•›: c’est là votre essence et votre nom… Vous êtes Amour et mon Amour15.â•›» Dieu qui est αγαπη a comme soif d’un lieu de terre ou de chair afin de pouvoir y exister, c’est-à-dire naître, croître et s’accomplir. Il prend feu et lieu au cœur de chaque être humain. C’est peut-être parce que notre espace est habité du non-lieu que l’utopie renaît sans cesse de ses cendres et garde son pouvoir créateurâ•›! C’est comme si le Verbe qui trouve une chair 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15.
Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 227. Écrits spirituels et historiques, Tome I, p. 180. Ibid. p. 161. M. T.-L. Penido, La conscience religieuse, p. 200. Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 239. M. T.-L. Penido, La conscience religieuse, p. 220. Écrits spirituels et historiques, Tome I, p. 152. Ibid., p. 380.
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à épouser ne cessait de dire à son Pèreâ•›: «â•›Tu m’as façonné un corps, me voici pour aimerâ•›». Marie de l’Incarnation réalise en effet qu’au terme de nos vies, après nous être conformés à tous les états du Verbe incarné depuis sa naissance jusqu’à sa mort16, nous aurons réalisé notre identité véritable, «â•›nous ne serons plus qu’amour, étant tout dans l’amour, c’est-à-dire, en vous qui êtes mon unique Amour17.â•›» Ce qui semble s’être déjà réalisé en grande partie en elle car, peu de temps avant de mourir, elle écrit à son fils en réponse à une question d’éclaircissement qu’il lui a demandéeâ•›: Quand je vous ai dit cy-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autresâ•›; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en luiâ•›: En voilà l’explication18.
Un a m o u r qui se fait chair Marie Guyart expérimente que l’amour n’est pas une capacité humaine mais divineâ•›: un don reçu. Aimer, c’est donner ce que nous n’avons pas. Le ruisseau donne non ce qu’il a mais ce qu’il estâ•›: l’eau de la source dont il naît sans cesse mais qu’il ne possède jamais, la posséder serait la perdre. Aussi Marie Guyart demande-t-elleâ•›: «â•›Si vous voulez que je vous aime, donnez-moi l’amour, car sans l’amour je ne puis vivre19.â•›» Elle expérimente l’amour, dans son aspect «â•›Ã›rosâ•›», qui est aussi en Dieu-Amour20, comme intense appétit de réciprocité et comme plaisir éprouvé dans la relation amoureuse. D’ailleurs, pour Marie Guyart, devenue Marie de l’Incarnation, l’expérience vécue dans son union à Claude Martin sert de langage, trop pauvre à son goût, pour décrire l’union intime du Verbe à sa propre chair, en connivence avec le langage conjugal du Cantique des cantiques. 1 6. Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 190â•›; et aussi, Cf. Redemptor Hominis, no 10. 17. Ibid., p. 381. 18. Marie de l’Incarnation, «â•›Lettre CCLXXIV à son Fils du 8 octobre 1671â•›», dans Correspondance, Dom G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p. 931. Désormais Correspondance. 19. Écrits spirituels et historiques, Tome I, p. 382. 20. Voir l’encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est.
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Encore jeune, elle sait que l’amour est une «â•›penteâ•›» vers la charité en tant que fécondité de l’être. Car l’amour est diffusif, créateur, il appelle à une sortie de soi-même que le vieillissement n’arrête guère, imitant ainsi le Verbe qui est sorti pour accomplir des œuvres dites «â•›ad extraâ•›». Cet aspect de l’expérience mystique chez Marie de l’Incarnation lui dicte une page toute particulière de l’histoire des mystiques. Sa «â•›penteâ•›» vers la Charité, en tant qu’amour du prochain, l’a conduite chez les Ursulines précisément à cause de cette sortie apostolique. Marie de l’Incarnation puise dans son expérience de maternité physique, marquée par les douleurs de l’enfantement ou les «â•›agonies intérieures21â•›», le langage pour parler de sa maternité spirituelle en Canada. En somme, Marie de l’Incarnation expérimente l’amour comme un feu, une passion amoureuse avec son lot de jouissance, surtout dans la première étape de sa vie. Ce feu qui veut tout consumer en elle, est aussi éprouvé comme passion en tant que souffrance, davantage dans la seconde étape de sa vie. De toute façon, au paroxysme de l’amour, jouissance et souffrance ne sont-elles pas même flammeâ•›? Marie Guyart expérimente, de façon aiguë, un écartèlement intérieur entre l’attirance vers l’abîme de l’en haut et l’appel du gouffre de l’en bas, écartèlement entre sa droite et sa gauche qui tendent à embrasser tout l’univers pour l’embraser d’amour. Elle nous aide à saisir que l’amour, sorte de constant et doux «â•›big bangâ•›» primitif, poussant à partir du centre vers sa pleine expansion, la fait devenir elle-même croix. Ce ne sont pas les croix qui la font mourir. C’est l’amour qui la fait [en] croix. Elle écrit elle-même «â•›on n’est que croix22â•›». Se pourrait-il que le martyre ne soit pas seulement une manière de mourir mais que ce serait plutôt une façon de vivre, victime de fidélité à l’amour qui nous urgeâ•›? Se pourrait-il que l’invitation que nous fait Jésus de prendre notre croix et de le suivre serait une invitation à nous prendre nous-mêmes dans tout ce que nous sommes pour marcher à son exemple dans la voie de l’amour avec tout ce que nous sommes23â•›? L’amour est notre nature et «â•›la nature sait mieux que nous où elle nous emporteâ•›». L’amour, ce feu censeur, connaît les labyrinthes du cœur24 et veut purifier Marie de l’Incarnation dans toutes ses facultés, opérations ou même «â•›respirâ•›», jusqu’à ce qu’elle soit «â•›pur et nu amourâ•›». Marie de l’Incarnation décrit bellement, 2 1. Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 373. 22. Voir en particulier «â•›Lettre XCIII€à la Mère Françoise de Saint-Bernard, du 3€octobre 1645â•›», dans Correspondance, p. 265. 23. Ûp 5, 1. 24. Écrits spirituels et historiques, Tome II, p. 379.
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pour son fils, cette expérience intime de jouissance/purification qui fait qu’au terme elle n’est plus que pauvreté substantielle et spirituelle, c’est-àdire devenue fruit qui demeureâ•›: αγαπη25. Pour elle le péché consiste à s’attacher plus aux dons de Dieu qu’au Dieu des dons26. C’est qu’alors la «â•›pente versâ•›» pointe vers les créatures et s’y arrête plutôt que vers la fin pour laquelle on est créé. La flèche manque son but quoiâ•›! La boussole perd le nordâ•›! En Marie de l’Incarnation, l’amour tend à tout unifier. Il n’y a pas de dichotomie entre contemplation et action, intériorité et extériorité, verticalité et horizontalité. Comme «â•›l’inspirâ•›» et «â•›l’expirâ•›» sont les deux mouvements du même «â•›respirâ•›», c’est la même pente d’amour qui l’établit en relation avec Dieu et avec le prochain. Quel bon sens chez cette femme qui propose aux Ursulines, au début de la colonie française, de rechercher les «â•›extases d’action27â•›» plutôt que les extases à la chapelleâ•›! J’avancerais même qu’en Marie de l’Incarnation, le masculin et le féminin de l’être sont magnifiquement conjugués puisqu’elle a réalisé en elle ce pour quoi elle a été crééeâ•›: être Amour à l’image de Dieu28. Un e e x pé r i e nc e - t é m o in L’expérience vécue par Marie de l’Incarnation de sentir sa «â•›penteâ•›» vers la charité est très précieuse pour nous. Elle est une théologie appliquée de l’aventure humaine livrée aux «â•›mains exigeantes de l’amour qui manifeste en gros plan la nature de l’être humain, ce pour et vers quoi il est crééâ•›». Marie de l’Incarnation compte parmi les spirituels de tous horizons qui, depuis très longtemps, ont affirmé que nous sommes de nature divine. «â•›[…] un Dieu divinise ses enfans, et leur donne des qualitez conformes à cette haute dignité 29.â•›» «â•›Dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifestéâ•›» (1 Jn 3, 2). La «â•›penteâ•›» vers la Charité, par communication du Verbe et par participation au Verbe même de Dieu, nous inscrit dans le courant du mystère de Dieu Amour qui est essentiellement relation et qui fait que «â•›toutes les choses vont deux par deux, en vis-à-vis… 2 5. Purification décrite dans le XIIIe état d’oraison. 26. «â•›Lettre V à Dom Raymond de Saint-Bernard du début 1627â•›», dans Correspondance, p. 8. 27. Manuscrit des Constitutions et Règlement des Ursulines de Québec, rédigé par le R.P. Jérôme Lalemant, supérieur des Jésuites, 1647, p. 45. 28. «â•›Lettre CCLXXIV à son Fils du 8 octobre 1671â•›», dans Correspondance, p. 929. 29. «â•›Lettre XCIV à son Fils du 3 octobre 1645â•›», dans Correspondance, p. 271.
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et qu’une chose souligne l’excellence de l’autre30â•›». L’être humain, créé à et vers [ad] l’image de Dieu, est une personne, c’est-à-dire un êtreâ•‚de-relation habité d’une promesse. Le souffle créateur sans cesse reçu le pousse sans cesse à naître du dedans en le faisant surgir hors de son état présent pour un autre état qui devient tendance vers un autre. Les passages d’un état à un autre sont souvent vécus comme une déstabilisation ou état transitoire chaotique où tout semble craquer sous la poussée créatrice. Peut-être en est-il ainsi de tout le cosmosâ•›! Habité par le Souffle qui le conforme au Verbe Incarné, l’être humain naît donc sans cesse de la Source de toute fécondité, appelée Père, il peut dire à chaque instant son oui libre à l’Amour en tant que fils ou fille, il respire du Souffle qui tient tout ensemble et qui fait accomplir dans le temps des «â•›œuvres encore plus grandesâ•›» que celles accomplies par Jésus. Ce que Marie de l’Incarnation a goûté progressivement lors les trois ravissements dans la Trinité, entre 1625 et 1631. L’amour est la force naturelle la plus puissante au monde. Les non croyants comme les croyants apprennent, souvent à leurs dépens, que l’amour est la loi de leur être, leur moteur, muni d’un «â•›GPSâ•›» intérieur comme indicateur de sens. Saint Jean écritâ•›: c’est celui qui aime qui connaît Dieu car il est né de Dieu et Dieu est Amour, pas nécessairement celui qui sait des choses sur Dieu. Comme le ruisseau connaît sa source parce qu’il est de la même eau, de la même nature. Qui n’apprend pas aussi à ses dépens que l’on ne peut pas aller contre sa nature sans que la nature ne se venge un jour de ce que l’on fait sans elleâ•›? Un philosophe de l’éducation, Jean Onimus, nous parle d’une «â•›foi fondée sur les fantastiques possibilités qu’il (l’homme) porte en germe et dont nous ne connaissons encore que les prémicesâ•›: que savons-nous de la beauté, de la fraternité et des immenses ressources créatrices de l’amour31â•›?â•›» «â•›L’amour […] c’est le chant de la créature heureuse d’être, le chant de la création en gésine, le chant de l’espérance et de la confiance dans la vie32â•›». Et plus loin, un vibrant appelâ•›: [...] faire converger les hommes en direction de leur vraie nature […], n’est pas seulement un vieux rêve. C’est une espérance cosmique. Toute l’évolution semble tendre vers cette difficile et sublime victoire. Heureusement cette
3 0. Si 42, 24-25. 31. Jean Onimus, Chemins d’espérance, Paris, Albin Michel, 1996, p. 14. 32. Ibid., p. 195.
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espérance est gravée, comme un mystérieux instinct, au cœur de notre espèce33.
Regarder le Verbe incarné en Jésus, et le voir à l’œuvre, par communication et par participation, en Marie de l’Incarnation et en d’autres mystiques de toutes les voies spirituelles, c’est accueillir des témoins. «â•›Le témoin est un homme (femme)-signe… Le témoin de la valeur morale ou religieuse (ou spirituelle) atteste que l’humanité est appelée à telle signification d’existence qui rayonne en sa propre personne34.â•›» Stimulée par l’expérience de Marie de l’Incarnation et troublée par les cris de l’humanité d’aujourd’hui, je termine avec cette question de Teilhard de Chardin qui m’a chavirée un jour et me chavire encoreâ•›: «â•›Est-il vraiment possible à l’humanité de continuer à vivre et à grandir sans s’interroger franchement sur ce qu’elle laisse perdre de vérité et de force dans son incroyable puissance d’aimer35â•›?â•›» Un texte de Dom Oury, en conclusionâ•›: L’expérience des mystiques est de révéler le sérieux, voire le tragique de l’amour de Dieu pour sa créature, et de dévoiler en même temps quelque chose de sa douceur infinie. Les mystiques montrent par leur exemple que l’amour divin est plus véhément, plus possessif que le plus violent des amours humains. L’amour de Dieu détruit et reconstruit l’homme. Il le dénude jusqu’aux racines de son être et l’élève à l’union la plus intime. Il y a des échecs et de merveilleuses réussitesâ•›; des appels qui restent sans écho parce que l’homme interpellé n’a pas le courage nécessaire pour se livrer aux mains exigeantes qui vont le dépouiller de luiâ•‚mêmeâ•›; il y a aussi des réponses d’une générosité totale qui s’épanouissent en témoignage que, de génération en génération, on ne se lasse point d’admirer. Marie de l’Incarnation nous a livré le sien36.
3 3. Ibid., p. 320. 34. Edmond Barbotin, Humanité de l’homme. Étude de philosophie concrète, Paris, Aubier/ Montaigne (coll.€«â•›Théologieâ•›», 77), 1970, p. 172. 35. Pierre Teilhard de Chardin, Sur l’amour, Paris, Seuil, 1967, p. 8. 36. Dom Guy-Marie Oury, Ce que croyait Marie de l’Incarnation, Paris, Mame, 1972, p. 191-192.
Page laissée blanche intentionnellement
Chapitre 29
Mystique nuptiale et mystique apostolique d’hier à aujourd’hui Yvette Côté, o.s.u. Accompagnatrice spirituelle et membre du Comité scientifique du CÉMI, Rimouski
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our Marie de l’Incarnation, la mystique nuptiale implique des épousailles avec le Verbe incarné. Chaque fois qu’elle va à Dieu, c’est l’Ûpoux au devant d’elle et elle obtient tout de Lui. De plus, son audace jusqu’à traverser l’océan suppose un enracinement mystique peu commun. Par les épousailles mystiques, elle fut introduite dans le Mystère du Verbe incarné. Avec le Christ, elle deviendra offrande à la face du Père, exprimant tout à la fois les gémissements ineffables de l’Esprit au cœur du monde. Mystique nuptiale et mystique apostolique se fondent donc en une unique activitéâ•›; ce qui fait dire à Marie de l’Incarnationâ•›: «â•›il y avait un secret que je ne connaissais pas1â•›». Ce secret lui a été dévoilé petit à petit et s’est déployé autant dans sa vie d’épouse, de mystique que dans sa vie apostolique. Chez Marie de l’Incarnation, nous observons une unité de fond et un mouvement continu qui traversera toute sa vie. I tin é r a i r e m y s tiqu e Dans ses multiples labeurs d’épouse, de veuve, d’employée chez son frère et son beauâ•‚frère, sa séparation avec son fils, et plus tard, comme missionnaire, elle gardait les fruits d’une présence transfigurante du Verbe 1. Marie de l’Incarnation, Autobiographie, Dom G.-M. Oury, éd., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1976, p. 19.
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et qui transformait son entourage. Les épousailles avec le Verbe incarné ont été déterminantes pour sa vie mystique. Dans le mariage spirituel, l’âme est entièrement changée d’état. Elle avait ciâ•‚devant été en une tendance continuelle et attente de cette haute grâce. Maintenant, elle n’a plus de tendance parce qu’elle possède Celui qu’elle aime. Elle est toute pénétrée et possédée de Lui… L’âme n’a plus de désirs, elle possède le Bien-Aimé2.
Son âme tendue vers les grandeurs divines et qui plus est, après le troisième ravissement trinitaireâ•›: le Père et le Fils et le Saint-Esprit se donnent et communiquent pour posséder entièrement son âme. Elle cueille les fruits de cette expérience mystiqueâ•›: d’où l’expérience mystique fruitiveâ•›: «â•›Et lors, l’effet s’en ensuivit, et comme les trois divines Personnes me possédaient, je les possédais aussi dans l’amplitude de la participation des trésors de la magnificence divine3.â•›» Par la Parole de Dieu qui jaillit de l’intérieur, par les sacrements du pardon et de l’Eucharistie, par les pénitences qu’elle s’inflige pour suivre et imiter le Christ, par la vision du Sang, par les multiples services, par le don de l’oraison, le don de la présence consciente, par les cœurs enchâssés, Marie veut encore être fidèle à l’Esprit par la découverte progressive des conseils évangéliques. Elle ira jusqu’à s’engager par vœu à la pauvreté, la chasteté et l’obéissance et cela même avant son entrée au noviciat. De plus les ravissements trinitaires, son entrée aux Ursulines, le songe apostolique, la traversée pour la Nouvelle-France, bref, toutes ces expériences ont fait de l’épouse du Verbe incarné cette mystique nuptiale et mystique apostolique. Marie de l’Incarnation continue à être au service de l’Esprit. Le Verbe la prend pour épouse. «â•›Elle entre dans les affaires, pour en tout et partout rechercher sa gloire, et faire qu’il règne, Maître absolu de tous les cœurs4.â•›»
L’ Ûp o u s e L’Esprit l’habitait. Elle veut gagner le cœur de Dieu. Aussi, Marie désire le mariage spirituel et de fait nous assistons à la naissance des épousailles divines. Un peu plus tôt, le mystère de l’Incarnation lui avait été révélé dans toute sa beauté et sa grandeurâ•›:
2. Ibid., p. 64-65. 3. Ibid., p. 77. 4. Ibid., p. 65.
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Comme j’étais en ces sentiments, Notre- Seigneur, duquel les amabilités infinies me découvraient, par une manière très spirituelle, ce qu’il avait fait pour les hommes et jusqu’à quel point son amour l’avait réduit en leur considération, durant le Carême, il me découvrait le sacré mystère de l’Incarnation, en une manière que je n’avais jamais conçue, mais que depuis ce temps-là, j’ai lu quelque chose qui y avait du rapport5.
Son esprit est alors appliqué au suradorable Verbe incarné. Et après le premier ravissement trinitaire où elle est abîmée de lumière et elle voit le divin commerce qu’ont ensemble les trois divines personnes. Elle est établie dans la Trinité dans un abîme d’amour. Elle accueille une grâce de lumière et d’amour et elle en goûte les fruits. Elle est établie en Dieu. Elle est transformée dans le Bien-Aimé. Les lumières produisent l’amour, dit-elle, et c’est l’amour qui engendre la lumière. Elle se vit insatiable à aimer. Dans une grande miséricorde, elle est épousée par le Verbeâ•›: «â•›La sacrée personne du Verbe me donna à entendre qu’Il était vraiment l’Ûpoux de l’âme fidèle. En ce moment, cette suradorable Personne s’empara de mon âme et l’embrassant avec un amour inexplicable l’unit à soi et la prit pour épouse6.â•›» Qu’est-ce qu’il nous faut retenir de ce récit des épousailles divinesâ•›? L’initiative et la gratuité viennent de Dieuâ•›; et l’Ûpoux, c’est le verbe, la deuxième personne de la Trinité et ce qui caractérise vraiment les épousaillesâ•›: l’Ûpoux et l’épouse s’unissent dans un échange total à l’intérieur d’une appartenance mutuelle. La volonté, dit-elle, «â•›a perdu son amoureuse activité, et l’âme dans son unité demeure en un amour actuel, dans les embrassements de l’Ûpoux le suradorable Verbe incarné7.â•›» Le Verbe incarné, le Bien-Aimé, voilà la réponse et l’affirmation d’un amour très intime et aussi la permanence d’un profond respect à l’égard de Celui qui a ravi son cœur. Sa passion spirituelle était un puissant attrait pour l’adoration. Il nous faudrait développer ici toute la théologie de l’Alliance.
5. Ibid., p. 51. 6. Ibid., p. 63. 7. Marie de l’Incarnation, Le témoignage de Marie de l’Incarnation, Dom A. Jamet, éd., Paris, Beauchesne, 1932, p. 270.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
L a re i n e d e l’Ûpoux Ce mystère de Dieu, cette participation au mystère trinitaire se révèle continuellement dans son histoire. Son adhésion de plus en plus lucide et voulue à ce Mystère suscite chez elle un désir de l’extension du Royaume, jusqu’à aller fonder une «â•›maison à Jésus et à Marieâ•›» en Nouvelle-France. Elle plaide pour la cause de l’Ûpouxâ•›: «â•›Je me promenais dans ces grandes vastitudes et j’y accompagnais les ouvriers de l’Ûvangile, auxquels je me sentais unie étroitement8.â•›» et de sa prière pressante au Père éternel qui lui révèle son élan et l’assurance de son vouloir d’être avec l’Ûpouxâ•›: [...] cela est juste que mon divin Ûpoux soit le Maîtreâ•›: je suis assez savante pour l’enseigner à toutes les nationsâ•›; donnez-moi une voix assez puissante pour être entendue des extrémités de la terre, pour dire que mon divin Ûpoux est digne de régner et d’être aimé de tous les cœurs9.
M y s tiqu e a p o s to liqu e Marie de l’Incarnation possède l’Ûpoux. Non seulement elle est consciente de ces épousailles, mais veut entrer dans les affaires du Bien-Aimé. Ûcoutons ce que nous dit un grand amant de Marie de l’Incarnation concernant la mystique apostoliqueâ•›: La mission embrasse tout homme parce qu’elle concerne d’abord le Christ qui a donné sa vie pour le salut de tous. La mission révèle Dieuâ•›; c’est pourquoi elle fonde une mystique. Elle est certes de l’ordre d’un «â•›faireâ•›» mais le faire dont il s’agit ici établit en Dieu tous ceux à qui l’apôtre est envoyé10.
Marie de l’Incarnation, au lieu de s’enfermer dans ces grâces mystiques, adhère de plus en plus au plan divin sur elleâ•›: son amour d’un Dieu vivant doit se répandre dans les contrées où, avec les missionnaires déjà rendus, elle offre son amour, son cœur épousé qui parcourra le monde. Pour elle encore, la vigne du Seigneur est un rendez-vous divin. Certitude€– assurance€– vie livrée€– abandon€– mutualit逖 zèle apostolique et spécialement une épousée par son Amour avec liberté et discernement, elle cherche la Gloire et le Règne de l’Ûpoux.
8. Ibid., p. 91. 9. Ibid. 10. Pierre Gervais, «â•›Mystique et apostolat chez Marie de l’Incarnationâ•›», dans€La Vie consacrée, 3 (1989), p.€131 à 154.
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Envahie par cette dignité d’épouse, par son don total, elle devient Mère spirituelle, reine avec le Roi qui doit régner dans les cœurs. Cette union mystique et nuptiale et mystique apostolique se concrétise non seulement par son regard éclairé par la foi, mais par grâce, elle entre dans ce plan divin de Rédemption et de sanctification et en devient la reine avec son Roi, son Bien-Aimé qui doit être connu et aimé. Elle apprendra ce que c’est que de «â•›servir Dieu à ses dépensâ•›». Mais Marie de l’Incarnation, par sa vie livrée à l’Esprit, par son cœur d’épouse et de Mère, non seulement elle obéit à l’appel du Seigneur, mais dans le «â•›fond de l’âmeâ•›», elle a cette assurance qu’elle est dans la volonté du Seigneur. Une paix et un commerce amoureux avec le Seigneur lui fait vivre suavité, clarté, certitude et constance, avec ce vouloir divin qui jaillissait comme un feu. Ûclairée par la foi, elle entre dans cette volonté de Dieu. Clarté et assurance, son attitude intérieure de disponibilité, d’audace jusque dans la mission, l’associe à l’action de Dieu qui est le maître de la moisson. Parce que docile à l’action de l’Esprit, son désir et sa perfection sont vécus pour la gloire du Père. Elle est consciente que l’Esprit la pousse, la porte dans le monde entier afin que son Ûpoux soit connu et aimé. Elle est jalouse du Règne de l’Ûpoux. Mon corps était dans notre monastère, mais mon esprit ne pouvait être enfermé. Cet Esprit de Jésus me portait dans les Indes, au Japon, en Amérique, dans l’Orient, dans l’Occident, dans les parties du Canada et dans le Hurons, et dans toute la terre habitable où il y aurait des âmes raisonnables que je voyais appartenir à Jésus Christ11.
Mè re s p i r i tuelle Dans cet état, elle est également «â•›Mère Spirituelleâ•›» avec un cœur aimant pour tous ses enfantsâ•›: «â•›Je les présentais au Père éternel, lui disant qu’il était temps qu’il fit justice en faveur de mon Ûpoux12.â•›» Les âmes appartiennent à Jésus Christ qui doit régner dans toutes les parties du monde, dans tous les cœursâ•›; elle veut lui redonnerâ•›; comme épouse, comme reine, elle devient postulatrice pour les intérêts de l’Ûpoux.
1 1. Ibid., p. 90. 12. Ibid., p. 90.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
Quelle féconditéâ•›! quelle hardiesseâ•›! quelle assuranceâ•›! quelle audace qui veut être entendue par toute la terreâ•›! L’ascension de cette mystique nuptiale porte fruit. Un appel intérieur nouveau dans la ligne de l’action apostolique nous la révèle encore avec ce feu pour les âmes. Elles appartiennent à l’Ûpoux, elle veut les lui rendre. Cet appel apostolique jaillit de son cœur dans le songe apostolique pour un service encore plus grandâ•›; le salut des âmes. La mystique de Marie de l’Incarnation n’existe pas sans union à Dieu certes, mais cette union profonde et stable à Dieu débouche à la charité. Les Ursulines seraient-elles encore au Québec, dans le monde sans cette charité profonde qui est un fruit des épousailles mystiques, sans cette femme, cette mère, mystique apostolique, cette reine qui les a précédéesâ•›? Oui, qui plus est elle est également prophète de l’amour.
Pro p h è t e d e l’A mour Marie de l’Incarnation s’est offerte en victime de l’Amour. Le prophète voit et annonce ce que Dieu veut pour Sa gloire. Les grandes vocations prophétiques de l’Ancien Testament commencent toutes par une mission à l’humanité. Il en est ainsi de Marie de l’Incarnation qui est chargée par l’Esprit à porter l’annonce du Royaume et d’annoncer la présence de Dieu au milieu des humains et de le manifester. L’intimité de Dieu est au centre de tout. Le prophète est également investi d’une mission. Et voici ce qu’en dit un auteur qui a beaucoup travaillé les écrits de notre Mère. Marie a fait son offrande dans l’élan de générosité non seulement d’une âme née grande et noble, mais d’une âme dont l’expérience mystique a rendu comme présent et évident le dessein d’Amour du Père. Il y a une correspondance étroite entre la réalité de la vie divine infiniment féconde, l’intervention de Dieu pour communiquer cette vie à l’humanité rebelle et infidèle, et l’accueil spirituel que Marie a réservé à toutes les prévenances de Père qui lui a donné son Fils comme Ûpoux dans l’Esprit13.
Bref, Marie de l’Incarnation en toutes ses activités qui ont suiviâ•›: la traversée, la construction du Monastère, l’étude des langues indiennes, etc., l’accueil des toutes premières pensionnaires, manifestent cette union sponsale à travers toutes ces activités apostoliques qui ont été intenses et lumineuses
13. Charles-André Bernard, Le Dieu des mystiques, Tome III, Mystique et Action, Paris, Cerf (coll.€«â•›Théologiesâ•›»), 2000, p. 444.
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pour répondre et annoncer ce que Dieu veut… quelle est sa volonté pour cette Nouvelle-France et par ces femmes au cœur de feu. L’ au j o u r d ’ h u i d e l a m i s s i o n La noce continue dans une union à Dieu en même temps que la fidélité et la créativité dans l’action. «â•›Le temps devient fécond et générateurâ•›» nous dit Hans Urs von Balthasar14â•›: Et je confirme que cette disponibilité dure depuis 1639 et cela grâce à Marie de l’Incarnation qui a fondé le Monastère et qui a légué ce souffle spirituel et apostolique. Dans une double fidélité à Dieu, à l’Ûpoux et aux tâches apostoliques, les épouses, les éducatrices ont accompli et accomplissent encore une mission divineâ•›: Elles vivent leur alliance avec le Christ Seigneur dans une relation d’amour qui nourrit leur contemplation, affermit la communion entre elles et les presse de travailler à la mission d’éducation dans l’Ûglise. En véritables mères spirituelles, elles se consacrent à l’éducation de la foi des jeunes et des adultes15.
Et dans le chapitre du service apostolique, comme mission des Ursulines aujourd’hui, nous lisons encore dans nos Constitutionsâ•›: Consacrées par leur baptême et leur confirmation à la mission de sauveur avec le Christ, et pressées par la force de l’Amour, comme leur Mère Angèle et comme Marie de l’Incarnation, les Ursulines témoignent de la tendresse de Dieu et donnent leur vie pour le rassemblement de ses enfants dispersés16.
Ce cœur pressé par l’amour se manifeste encore aujourd’hui par l’enseignement, l’engagement ecclésial, social spécialement auprès des femmes, mais toujours avec un cœur d’épouse. Marie de l’Incarnation n’a pas donné ou élaboré une doctrine spirituelle ou mystique pour l’histoire, mais dans son autobiographie, sa correspondance, tout ce vécu se fonde sur une expérience personnelle, spirituelle et mystique qui trouve sa garantie dans les certitudes intérieures qu’elle nous dévoile dans tout son mystère. Elle jouit d’une intelligence spirituelle consciente jusqu’à faire dire au Père Lalemant après son décès en 1672, alors qu’il écrivait à son fils des Claude, bénédictinâ•›: 14. Hans Urs von Balthasar, La dramatique divine. Tome IV. Le dénouement, Namur, Ûditions Culture et Vérité, 1993 (1983), p. 87. Aujourd’hui, Bruxelles, Ûditions Lessius. 15. Alliance Nouvelle. Constitutions et Règlements des Ursulines de l’Union canadienne, no€55. 16. Ibid., no€56.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
Au reste, la mémoire de la défunte sera à jamais en bénédiction dans ces contréesâ•›; et pour mon particulier j’ay beaucoup de confiance en ses prières, et j’espère qu’elle m’aidera mieux à bien mourir que je n’ay fait à son égard. Je luy ay été en tout et par tout un serviteur inutile, me contentant d’estre l’observateur des ouvrages du Saint-Esprit en elle, sans m’ingérer d’aucune chose, la voyant en si bonne main, de crainte de tout gâter17.
Pendant toute l’expérience des Ursulines, je crois que l’héritage transmis part encore aujourd’hui des «â•›épousailles spirituellesâ•›». Nous avons appris à ne pas dissocier action/contemplation dans une saisie spirituelle de toute chose. L’action est la respiration même de notre amour. Et l’amour de l’Ûglise est un héritage qui est très vivant dans les diocèses auxquels nous sommes rattachées. Aussi, après trois cent soixante-neuf ans de présence, je crois que beaucoup de jeunes et de moins jeunes ont bénéficié de cette sagesse, fruit des visites du Seigneur et d’un héritage pédagogique sûr. Et ces jeunes dans le Québec, le Japon, les Philippines, le Pérou pour ne citer que ceux et celles issus des Ursulines de l’Union canadienne, ces jeunes ont été formés à l’adaptation à la nouveauté et à l’avancée de la culture et des engagements de toutes sortes. Et ici, il faudrait signaler les Ursulines de l’Union romaine et des autres unions qui, à travers le monde annoncent le Christ dans leur mission respective. Les Ursulines ont été et sont encore prophétiques en s’adaptant à une nouvelle réalité culturelle. Aujourd’hui, affronter un vieillissement apparent tout en maintenant ce souffle créateur et dynamiqueâ•›: voilà le défi de l’heure. Toutefois, plusieurs d’entre elles perpétuent ce souffle éducateur dans toute situation de recherche sociale et pastorale. Plus de sœurs maintenant se rendent en Inde, au Japon, dans le monde entier comme le désirait Marie de l’Incarnation, mais pour fêter «â•›quatre cent fois Québecâ•›», des écoles primaires et secondaires sont florissantes chez nous et dans nos missions. Les éducatrices d’antan ont su former des multiplicateurs et des multiplicatrices passionnés de l’éducation. Et il en a été ainsi pour les collèges Mérici et celui des Trois-Rivières. Mais le prophétisme se perpétue par une relève marquante pour l’Ûglise et le monde. N’est-il pas un épanouissement supérieur de la vie spirituelle qui veut désirer et souhaiter pour l’Ûglise et le monde d’aujourd’hui de faire ressentir aux jeunes l’urgence 17. «â•›Appendice XXXVIâ•›: Lettre du Père Jérôme Lalemant, à Dom Claude Martin de l’été 1672â•›», dans Marie de l’Incarnation, Correspondance, Dom G.-M. Oury, dir., Solesmes, Ûditions de Solesmes, 1971, p.€1020.
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de travailler à l’extension du Royaume afin qu’ensemble nous puissions goûter l’irrésistible attrait de Dieu dans leur vie. Prophètes aujourd’hui, les Ursulines ont à vivre leur engagement par leur action caritative et continuent à édifier le Royaume de Dieu à travers un engagement réel. Notre formation et la vie sont toujours là pour nous faire ressentir que, plus l’amour nous emporte vers l’action apostolique, plus s’élève en nous l’irrésistible attrait de Dieu. L’âme revient à la prière pour épouser à nouveau son désir de voir, ce que le Christ Sauveur et Seigneur sera mieux connu et goûter l’espérance de sa venue dans tous les secteurs d’activités et je dirais particulièrement chez les jeunes. Les Ursulines de l’Union canadienne ont toujours l’éducation au cœur. Le Royaume est à construire encore aujourd’hui. L’amour ne cesse de se porter à l’éducation à l’amour pour le service de Dieu et en fidélité à l’héritage de Marie de l’Incarnation. La charité active se transmet à des multiplicatrices et à des multiplicateurs et continuent en ce vingt et unième siècle. Puissent-elles et puissent-ils révéler le mystère divin du grand éducateur qu’a été le Christ. Le «â•›Allez donc, de toutes les nations faites des disciples18â•›» est encore bien vivant. C o nclu s i o n Aujourd’hui, entrer dans le mystère de Dieu, par le dialogue intérieur, par l’adhésion indéfiniment renouvelée de l’amour, par l’accueil des événements de l’histoire et encore par la fidélité de tous les instants aux exigences les plus humbles du service pour le Royaumeâ•›: voilà ce que la Bienheureuse Marie de l’Incarnation nous dit encore du haut du ciel. Aussi, nous avons à reconnaître l’action de Dieu dans les autres, dans les personnes engagées, c’est-à-dire, acquérir une vue surnaturelle du monde en Dieu pour saisir de plus en plus les hommes et les choses dans la splendeur de la création. C’est tout un engagement avec le massacre que vit notre planète. Bref, tout est don de Dieu et par grâce, tout le réel, toute la vie peut devenir prière et nous inviter à voir comment Dieu agit au cœur de chacun. À la suite de Marie de l’Incarnation, nous avons à ouvrir des maisons intérieures afin que tout devienne louange et que les racines du Québec deviennent fécondes d’ici le prochain centenaire de cette nation «â•›sainteâ•›». 18. Mt 28, 19.
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Cinquième partie – Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission
L’action et l’amour doivent croître ensemble dans la théologie spirituelle de l’Alliance. «â•›Pour que cette alliance soit vraie, il ne faut pas qu’elle soit une descente unilatérale du Dieu de Grâce, mais aussi une ascension correspondante de la créature19.â•›» C’est pourquoi, Balthasar exalte la réponse humaine de Jésus à l’amour du Père. Son obéissance d’amour jusqu’à la mort et la résurrection est l’expression bilatérale de la réciprocité féconde entre Dieu et l’homme… Chaque fois que nous allons à Dieu, chaque fois que nous le servons, c’est l’Ûpoux qui vient au-devant de l’Ûpouse, c’est l’Ûglise qui par son consentement à l’amour prévenant du Sauveur, obtient tout de Lui, en se donnant tout entière. À la suite de Marie de l’Incarnation, à nous du Québec, et de l’Union canadienne entrons dans la connaissance du Mystère de Dieu qui se révèle continuellement dans notre histoire. Après quatre cents ans, on ne peut plus douter que d’action des Ursulines d’aujourd’hui, nous associe à l’action de Dieu et nous fait goûter à sa fidélité. Parce qu’épousées, nous cheminons et avançons, par grâce dans l’héritage spirituel, mystique et apostolique de Marie de l’Incarnation.
19. Hans Urs von Balthasar. Mission et médiation, Symposium à l’occasion du 90e anniversaire de sa naissance, Fribourg, 27-29 septembre 1995, Saint-Maurice (Suisse), Ûditions Saint-Augustin, 1998, p. 150.
â•›
Résumés des textes Première partie L’émergence du sujet à l’aube de la modernité Chapitre 1
La «â•›subjectivitéâ•›» dans les contextes spirituels et philosophiques du XVIIe siècle.................................................................................. 11 Jean-Robert Armogathe
La seconde moitié du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle voient un grand basculement conceptuel dû aux nouveaux horizons géographiques, techniques, scientifiques, idéologiques. Cette émergence de l’individu est couplée avec la résurgence de la dévotion au Christ incarné, une dévotion encouragée par l’autorité religieuse pour réagir contre la suppression des images et l’abstraction mystique. L’annihilatio mystica n’est pas une disparition du sujet, mais son intégration dans le Verbe incarné, unique sujet d’action. De la mystique à la psychologie, cette résurgence du moi in Christo va rendre possible de distinguer entre amour-propre (négatif ) et amour de soi (positif ) et légitimer de façon stable le rôle protagoniste de la première personne. Chapitre 2
Marie Guyart, une femme dans tous ses états................................... 25 Thérèse Nadeau-Lacour
Par le lieu et la date de sa naissance, Marie Guyart de l’Incarnation participe objectivement des temps de gestation où peu à peu se dessinent les premiers contours d’une modernité encore «â•›incertaineâ•›». Pourtant, dans les premières décennies du XVIIe siècle français, on pressent déjà que la subjectivité va s’imposer comme réalité centrale et décisive, tant sur les plans philosophiques et littéraires, que sociaux et religieux. Si la lente épopée du sujet cartésien nous est maintenant bien connue, on connaît moins l’histoire de cette autre subjectivité qui émerge pourtant vigoureusement du «â•›grand siècle des âmesâ•›», à la fois comme subjectivité mystique et comme subjectivité intégrale. Ces propos tenteront d’approcher la figure de ce sujet «â•›autrement moderneâ•›» au fil de la vie et de l’œuvre d’une des spirituelles les plus atypiques et en même temps les plus emblématiques du caractère polymorphe de ces temps qui furent décisifs.
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Chapitre 3
L’émergence du «â•›jeâ•›» dans les écritures croisées de Marie de l’Incarnation et de Claude Martin, son fils.................... 61 Isabelle Landy-Houillon
Les textes dont il sera question sont la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation, et la Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation écrite par son fils Claude Martin (1677). Le texte de la mère, autobiographique, est écrit à la première personne, le texte du fils, hagiographique, majoritairement à la troisième. Pourtant la présence d’un je protéiforme, interférant avec le je de la Relation que la Vie s’incorpore [ou incorporeâ•›?] en la citant intégralement, crée une variété de postures énonciatives et existentielles, particulièrement intéressantes en un siècle où le moi n’est pas que haïssable. Chapitre 4
Marie de l’Incarnation, porteuse de la culture de son temps.............. 75 Pamela Park
Par un rapprochement singulier et original entre Corneille, à travers le personnage de Polyeucte, et Marie de l’Incarnation, l’analyse du contexte religieux du XVIIe siècle français révèle une société éminemment mystique et tournée vers l’intériorité. Grâce à son œuvre théâtrale, Corneille nous fait entrer dans son univers intérieur qui est celui d’un homme de lettres et de foi à l’instar de sa contemporaine Marie Guyart. Chapitre 5
Ûmergence d’affirmation identitaire chez des femmes mystiques....... 85 Monique Dumais, o.s.u.
L’analyse des écrits de femmes mystiques, notamment de ceux de Marie de l’Incarnation, nous permet de découvrir des démarches originales pour une affirmation identitaire. Cette étude visera à mettre en relief trois traits particuliersâ•›: un recours constant à leur expérience personnelle, l’établissement de relations d’une grande intensité avec Dieu et leur prochain, selon un mode très singulier de leur être de femme.
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Chapitre 6
Les audaces «â•›laïqueâ•›» et «â•›féminineâ•›», «â•›moderneâ•›» et «â•›postmoderneâ•›»............................................................................ 95 Chantal Théry
Les femmes missionnaires, courageuses et déterminées, ont tout particulièrement réfléchi aux rapports sociaux de sexe. L’originalité de leur pensée et le contexte nord-américain ont modelé en partie l’éducation, la pédagogie, l’entrepreneuriat, le pouvoir (intellectuel, religieux et politique) et les droits de la personne. Des valeurs essentielles – qui assurent aujourd’hui la spécificité et la réputation du Québec – sont issues de leur «â•›métissage culturelâ•›» et de leur désir de «â•›vivre ensembleâ•›». Deuxième partie Positionnement dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›:de l’utopie à la réalité Chapitre 7
L’utopie mystique et les tracas de la fondation de la Nouvelle-France....................................................................... 113 Dominique Deslandres
Si l’utopie est une construction imaginaire et rigoureuse d’une société, qui constitue par rapport à celui qui la réalise un idéal total, la Nouvelleâ•›France et la France des missionnaires du XVIIe siècle sont terres d’utopie à de multiples égards. C’est ce que révèle l’ordre social et religieux que les missionnaires du Grand Siècle rêvent d’instaurer parmi des populations qui leur semblent alors très éloignées de leurs idéaux chrétiens. L’objectif des missionnaires est clairement défini. Il s’agit, par la conversion, de rendre pareils à soi, ces Autres nouvellement découverts, ces païens d’outre-Atlantique tout comme ces quasi païens qu’ils croient retrouver dans les provinces françaisesâ•›; il s’agit de faire de tous ces «â•›pauvres peuplesâ•›» des chrétiens à la fois, tridentins, français et réglés selon des normes sociales bien particulières. Des normes dictées à la fois par le Concile de Trente et l’absolutisme des rois français. Bref ce seront des chrétiens à nuls autres pareils. En effet, une fois convertis – ou reconvertis selon les cas – ces peuples formeront une société chrétienne idéale, exemplaire, utopiqueâ•›; et assureront la puissance de la France, pays qui est, il faut le souligner, le plus peuplé d’Europe. Plus particulièrement, une fois convertis, il est prévu que les «â•›Sauvagesâ•›» soient unis à la petite communauté française en formation. Grâce aux mariages interraciaux, on procéderait à la fusion des deux peuples afin de créer une France nouvelle, sans les tares de la première, une tabula rasa sur laquelle édifier une chrétienté idéale. Cependant la réalisation de cette utopie n’ira pas sans déboire, c’est ce que ce chapitre montrera.
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Chapitre 8
Réseaux sociaux et construction de ponts transocéaniques par Marie Guyard de l’Incarnation .................................................. 131 Françoise Deroy-Pineau
Marie de l’Incarnation n’était pas désincarnée. Ses «â•›ravissementsâ•›» avivaient son réalisme et ses compétences de travail, notamment en réseaux. Elle n’ignorait pas que, seule, elle ne pouvait rien faire. La communication s’emploiera à situer son action dans la dynamique sociopolitique de France et de NouvelleFrance comme créatrice et animatrice de réseaux sociaux constructeurs de ponts transocéaniques. La construction du pilier québécois (le monastère de Québec) n’a pu s’opérer qu’en liaison socio-économique étroite avec les appuis de Tours, de Paris et de France. Au fil des quatre cents ans, des «â•›pontsâ•›» aériens puis électroniques ont renforcé l’aléatoire pont de voiliers. Les communications transatlantiques sont devenues permanentes. Et l’influence de Marie de l’Incarnation déborde largement Québec pour revenir en France et s’étendre au monde entier. Chapitre 9
Aller vers un monde inconnuâ•›: les Jésuites français et les missions en Nouvelle-France et dans l’Empire ottoman au XVIIe siècle........... 143 Adina Ruiu
À travers quelques exemples extraits de la correspondance interne de la Compagnie de Jésus, nous tenterons de voir comment l’horizon de la mission prend contour chez les Jésuites français au XVIIe siècle et la manière dont évolue le rapport symbolique entre missions levantines et missions américaines entre les préparatifs du départ et l’action sur le terrain. Chapitre 10
Les parallèles entre «â•›l’esprit post-tridentinâ•›» et «â•›l’esprit post-Vatican IIâ•›».............................................................. 157 Gilles Routhier
À quatre siècles d’intervalle, deux grands conciles marquent en profondeur l’évolution du catholicisme au moment où l’Ûglise s’aventure au-delà de ses frontières. On a souvent mis en opposition ces deux concilesâ•›; le second aurait, dit-on précisément marqué la fin de la Contre-Réforme et une rupture avec l’esprit post-tridentin, imposant un nouvel esprit, celui de Vatican II. Pourtant, ces deux conciles qui balisent la route de l’Ûglise catholique à travers les siècles n’ont pas simplement à être opposés. Tous les deux revisitent en profondeur l’exercice de la charge pastorale, inspirent une réforme liturgique et les formes de la pastorale des sacrements, s’interrogent sur la place de l’Ûcriture dans la vie chrétienne et l’enseignement de la foi, etc. Qu’y a-t-il donc de commun et de radicalement différent entre ces deux conciles et l’esprit qui en naîtraâ•›?
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Troisième partie Influences dans l’univers politique de la Nouvelle-Franceâ•›: apports aux mondes de l’éducation et de la santé Chapitre 11
Soigner et éduquerâ•›: transferts, hésitations et intuitions chez Marie de l’Incarnation.............................................................. 169 Jean-Pierre Gutton
Soigner et éduquerâ•›: deux mots qui résument une bonne partie de ce que furent les soutiens de la pastorale des Ursulines en Nouvelle-France. Le présent chapitre veut contribuer à expliquer et à rechercher les fondements de l’action de Marie de l’Incarnation. Ce qui est poser la question du transfert culturel de France vers la Nouvelle-France et conserver présent à l’esprit ce que les historiens des missions nous ont enseigné sur les similitudes entre missions intérieures et extérieures. Chapitre 12
Marie de l’Incarnation à Québec, Marguerite Bourgeoys à Montréal, une même passion pour Dieu et pour l’éducation, dans des cadres différents.................................................................. 181 Lorraine Caza, c.n.d.
À sa mort, en 1672, on a appelé Marie Guyartâ•›: «â•›La mère de la NouvelleFranceâ•›». À sa mort, en 1700, on a appelé Marguerite Bourgeoysâ•›: «â•›La mère de la colonieâ•›». Deux femmes qui ont rencontré Dieu… Deux femmes passionnées pour l’éducation… Deux femmes désireuses de communiquer le trésor de leur foi aux filles amérindiennes comme à celles de descendance française. La première éduquerait à partir de son cloîtreâ•›; la seconde, imitant la vie voyagère et conversante de Marie, irait trouver les enfants le plus près possible de leur milieu de vie. La première aura émerveillé par des grâces mystiques exceptionnellesâ•›; la seconde, par «â•›une vie ni austère ni dans les déserts, mais une petite vie simple et proportionnée à ma condition de pauvre filleâ•›». Chapitre 13
D’hier à aujourd’huiâ•›: le souffle inspirant des politiques de santé et d’éducation..................................................................... 215 Catherine Fino, f.m.a.
Dès l’origine, des religieuses ont fondé en Nouvelle-France des institutions éducatives et hospitalières. Leurs pratiques ne sont pas transférables au XXIe siècle, mais leur histoire permet d’identifier des orientations significativesâ•›: la primauté de la formation, une approche intégrale de la personne, l’articulation de la spiritualité et de la pratique du soin et de l’éducation, la capacité d’être
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Lecture inédite de la modernité aux origines de la Nouvelle-France
force de proposition éthique et sociale. Aujourd’hui encore, les chrétiens peuvent contribuer de manière pertinente aux politiques de santé et d’éducation. Chapitre 14
Soigner dans les débuts du XVIIe siècle en Nouvelle-France.............. 229 Carmelle Bisson, a.m.j.
Les rudes conditions climatiques, les nombreuses épidémies et une alimentation précaire ont souvent eu raison de la vie des habitants de la Nouvelle-France. Apothicaires et médecins mettent leur savoir au service de la population. Avec l’arrivée des communautés féminines hospitalières, les soins de santé prennent un virage. Les pauvres et les vieillards sont pris en charge et recueillis dans des hôpitauxâ•›; les médecins vont aux domiciles de la classe plus aisée. Si les religieuses hospitalières se font apothicairesses, l’esprit qui les meut est celui de voir dans la personne du pauvre et du malade le Christ lui-même. Hospitalité et évangélisation vont de pair. Chapitre 15
Enseigner en Nouvelle-France au début du XVIIe siècle.................... 241 Raymond Brodeur
En remontant aux sources de la modernité, caractérisées en particulier par la poussée d’un nouvel humanisme, par les développements de l’imprimerie et par la «â•›profusion contagieuseâ•›» des écoles, on découvre la gestation complexe et effervescente d’une nouvelle volonté «â•›d’enseignerâ•›» à laquelle sont attribuées de multiples vertus allant du savoir-lire à la connaissance de Dieu, du savoirvivre au salut de l’âme, de la conquête et du développement d’un monde «â•›évangéliséâ•›» à un univers dominé par une science compétente. Une relecture des écrits de Marie de l’Incarnation et des Relations des Jésuites contribue à mettre en perspective, dans la Nouvelle-France, l’ampleur et la constance de ce «â•›gros œuvreâ•›» missionnaire qui ouvre sans cesse vers de nouveaux horizons où s’entrecroisent le spirituel et le temporel. Chapitre 16
L’action éducative de Marie Guyartâ•›: une pédagogie de l’Être et du Cœur....................................................................................... 251 Cécile Dionne
Tel un phare sur une mer embrumée, Marie Guyart peut nous guider aujourd’hui dans notre action éducative auprès des jeunes filles en nous inspirant une pédagogie capable de «â•›relierâ•›» leur univers et le nôtre comme elle a su être «â•›l’intermédiaire culturelâ•›» entre l’Ancien et le Nouveau Mondes. Quelle est donc cette pédagogie qui émane de son être d’abord et qui s’incarne ensuite dans des attitudes favorisant la croissance et l’épanouissement de l’autre dans le respect et la confianceâ•›?
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Quatrième partie La rencontre des autres Chapitre 17
Le désir de reconnaissance et l’amitié................................................ 261 Thomas De Koninck
Jamais le désir de reconnaissance réciproque ne s’est manifesté avec autant d’ampleur qu’aujourd’hui, où tant d’individus et de peuples ressentent le mépris, ou l’indifférence, comme des atteintes à leur liberté même. L’humanité concrète se manifeste dans la réciprocité. Mes échanges avec l’autre, femme ou homme, supposent à la fois altérité et parité, notre égalité et notre liberté dans la parole – traits caractéristiques de la justice. La solidarité humaine s’établit dans un «â•›nousâ•›» où chacun porte en soi la figure de l’autre – cet autre-ci – en même temps que la sienne propreâ•›; dans l’amitié parfaite, forme idéale de communauté humaine, l’autre est un autre soi. Marie de l’Incarnation s’avère une figure exemplaire et prophétique sous tous ces rapports. Chapitre 18
Faire société avec les autres............................................................... 273 Jacques Audinet
Aux sociétés d’autorité du temps de la Conquête et de la Colonisation ont succédé nos sociétés plurielles du temps de la démocratie et de la mondialisation. Des unes aux autres est-il possible de repérer quelques résonancesâ•›? Nous le tenterons autour des trois moments de la relation en sociétéâ•›: la découverte des autres et la reconnaissance de leur identité, les échanges qui s’établissent et la violence dont ceux-ci sont porteurs, la fécondité qui en surgit et sa nouveauté. À travers la mise en œuvre de ces différents éléments se construit une commune humanité. Chapitre 19
Comment concilier la reconnaissance de l’autre et l’appel à la conversionâ•›?. .............................................................................. 297 Jacques Racine
La relecture de l’histoire de la Nouvelle-France au XVIIe siècle par certains historiens, sociologues et anthropologues contemporains met en cause l’œuvre des Jésuites à partir d’une interprétation des Relations liée à une critique du colonialisme et de ses liens avec le religieux. Ils considèrent la conversion au christianisme comme une cause de l’affaiblissement politique et culturelle des Amérindiens au Canada et comme une expérience de désappropriation du sujet. Une autre lecture de la pratique des missionnaires telle que rapportée dans Les Relations est possible. Ses réussites, ses limites et ses insuccès éclairent la compréhension du phénomène de conversion aujourd’hui dans le respect d’une éthique de la reconnaissance.
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Chapitre 20
Le projet des Jésuites en Nouvelle-France......................................... 309 Gilles Drolet
Les premiers Jésuites venus en Nouvelle-France avaient été «â•›saisis par le Christâ•›» et ils n’avaient d’autre désir que de le faire connaître «â•›aux Nationsâ•›», «â•›jusqu’aux extrémités de la terreâ•›». Aucune hésitation quant à la priorité de leurs «â•›missionsâ•›»â•›: ils devaient présenter le Christ à des hommes et à des femmes d’autres cultures pour répondre à leurs questions profondes. Et ils ont vu le Christ rejoindre le cœur des personnes pour leur donner une grande espérance. Ils ont admiré la foi des «â•›Sauvagesâ•›» et leur façon de l’exprimer. Ces premiers missionnaires d’allure si étrange, avec leur «â•›robe noireâ•›», ont aimé et ont été aimés. Chapitre 21
De la rencontre au dialogue entre sujetsâ•›: conversion, inculturation et indigénisation du christianisme chez les peuples du Grand Nord...... 333 Frédéric Laugrand
Au Canada, les peuples des régions du Subarctique et de l’Arctique ont fait l’objet d’une évangélisation plus tardive si bien que les traditions orales ont conservé la mémoire des premiers temps de la christianisation. Cette configuration permet aux chercheurs de tenir compte des catégories de pensée indigènes dans le processus de réception du christianisme et d’inscrire ainsi les travaux sur l’évangélisation des peuples autochtones dans un paradigme qui ne met plus seulement l’accent sur le rôle et les stratégies des missionnaires en présence, mais également sur celles des évangélisés, ces récepteurs actifs dont on a trop longtemps sous-estimé sinon ignoré les actions. À partir de rites de conversion documentés chez les Inuit de l’Arctique de l’Est canadien et de plusieurs exemples tirés d’autres peuples autochtones du Grand Nord, cet exposé nous invite donc à repenser les notions d’inculturation et d’indigénisation du christianisme. Chapitre 22
Du salut des âmes au sauvetage identitaireâ•›: Jean de Brébeuf et ses émules au service de la spiritualité huronne préchrétienne....... 349 Louis-Jacques Dorais
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Récollets (Sagard) puis les Jésuites (Brébeuf, Chaumonot, Pothier, etc.) ont constitué un corpus abondant et bien structuré de données lexicales et grammaticales huronnes-wendat, ainsi que de textes dans cette langue. Ces travaux d’envergure avaient pour but d’aider les missionnaires dans leur tâche de salut des âmes. Or trois cent cinquante ans plus tard, les Wendat d’aujourd’hui se retournent vers ces travaux pour tenter de faire revivre leur langue, disparue à la fin du XIXe siècle, afin de renforcer leur
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identité et de revitaliser leur spiritualité préchrétienne. Ce chapitre décrit ce processus circulaire de retour au souffle culturel d’origine, grâce à des outils linguistiques originellement conçus pour évincer ce souffle. Chapitre 23
Leonard Cohen et Catherine Tekakwitha. Les Perdants Magnifiques et les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola...................................... 355 Alexandra Pleshoyano
«â•›Qu’est-ce qu’un saintâ•›? Je pense que c’est en rapport avec l’énergie de l’amour. Il vit dans le danger et la finitude, mais il est chez lui dans le monde. Il peut aimer les êtres sous leur forme humaine, les formes tourmentées et magnifiques du cœurâ•›», écrit le personnage principal dans Les Perdants Magnifiques, un livre du romancier, chanteur et compositeur Leonard Cohen. Tout au long du livre, le narrateur s’adresse en grande partie à Catherine Tekakwitha (1656-1680), la première iroquoise bienheureuse. Ce livre de confessions, de mensonges, de débauches et de cris vers Dieu témoigne-t-il, à sa manière choquante, d’un besoin pressant de retrouver le Souffle au cœur de la misère humaineâ•›? Peut-on en faire une relecture théologique signifiante pour aujourd’huiâ•›?
Cinquième partie Dynamiques inhérentes à la vocation et à la mission Chapitre 24
Vocation et mission chez Marie de l’Incarnation............................... 379 Bernard Peyrous
Le présent chapitre veut trouver une «â•›porte d’entréeâ•›» et d’explication de la vie intérieure de Marie de l’Incarnation à partir des concepts de «â•›vocationâ•›» et de «â•›missionâ•›». Après avoir donné des précisions de vocabulaire et expiqué comment «â•›fonctionneâ•›» en général un itinéraire mystique, je verrai comment cela s’est réalisé chez Marie de l’Incarnation dans son ministère de «â•›Mère de la chrétienté canadienneâ•›». Chapitre 25
L’expansion missionnaire au siècle des âmes...................................... 403 Vincent Siret, s.j.m.v.
Le XVIIe siècle a été appelé le siècle des âmes. L’élan missionnaire ne s’est pourtant pas contenté, comme une lecture rapide de l’appellation pourrait le donner à penser, de s’occuper de cette partie spirituelle si essentielle de l’être humain. Le soin très particulier apporté à la vie intérieure et spirituelle ouvre sur un champ immense aux dimensions du monde. Si le premier – et le seul – continent à évan-
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géliser est la personne humaine, des Marie de l’Incarnation ou des François de Laval, iront jusqu’au bout du monde pour que personne n’ignore ni ne se prive de la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Cette expansion a les traits de tout élan évangélisateur qui marque l’essence même de l’Ûglise depuis les origines. Chapitre 26
Quatre déplacements provoqués par l’étranger.................................. 415 Pierre-René Côté
Motivés par le «â•›bienveillant dessein de Dieuâ•›», certains de la rédemption de la «â•›multitudeâ•›» par le Christ, les missionnaires des XVIe et XVIIe siècles ont partagé la mission du Fils avec sa kénose. «â•›Ils n’ont pas retenu le rang qui les égalaient…â•›» Ils se sont dépouillés eux-mêmes de leur monde. Ils voulurent devenir en tout semblables aux «â•›étrangersâ•›» qu’ils rencontraient. Plus ces personnes avaient conscience de leur «â•›conditionâ•›» filiale plus ils avaient de liberté et d’abnégation. Plus le «â•›lieuâ•›» intérieur de leur «â•›sécuritéâ•›» était une relation d’Alliance avec Dieu, plus leur zèle purifiait et intériorisait leur foi et plus leur audace et leur invention manifestait leur respect de «â•›l’étrangerâ•›» et leur désir de partager avec lui leur propre trésor. Chapitre 27
L’expérience mystique, sommet de l’émergence du sujet chez Marie de l’Incarnation, ou la dynamique du mariage spirituel.......... 423 Thierry Barbeau, o.s.b.
Le sujet qui émerge à l’aube de la modernité, la femme qui dit «â•›jeâ•›» en ce XVIIe siècle, la mystique qui écrit ce qui deviendra la Relation de 1654, sont autant d’expressions de la rencontre de deux êtres, du mystère de l’Alliance entre Dieu et l’homme. Cette rencontre de Marie de l’Incarnation avec le Dieu Un et Trine a permis l’émergence de sa personnalité. Au cœur de son expérience mystique, l’état du mariage spirituel, qu’il lui a été donné de vivre, apparaît comme le «â•›lieuâ•›» où Marie a acquis sa véritable personnalité et d’où est née sa vocation «â•›apostoliqueâ•›». Chapitre 28
La «â•›penteâ•›»vers la charitéchez Marie Guyart de l’Incarnation............ 447 Rita Gagné, o.s.u.
«â•›Mon âme avait une tendance à Dieu sans cesse… Je le rencontrais en toutes les créatures et dans les fins pour lesquelles il les avait créées… J’avais une connaissance infuse de la nature de chaque choseâ•›» (Écrits spirituels et historiques, T. II, p. 255). Ainsi, nous pouvons dire que Marie Guyart de l’Incarnation a expérimenté, senti sa «â•›tendance à Dieuâ•›» ou sa «â•›penteâ•›» vers la Charité, car Dieu est Amour, comme la fin pour laquelle elle avait été créée, sa propre nature. C’est aussi notre natureâ•›! La vie de Marie de l’Incarnation peut
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être ainsi pour nous comme un laboratoire, une théologie appliquée d’une vie humaine livrée aux mains exigeantes de l’Amour (Dom Guy-Marie Oury). Avec elle, «â•›seule la psychologie de l’amour pourra servir de guideâ•›» (Maurillio TeixeiraLeite Penido). Marie de l’Incarnation parle elle-même «â•›d’une science expérimentale de l’amourâ•›» (ESH, T. II, p. 239). Chapitre 29
Mystique nuptiale et mystique apostolique d’hier à aujourd’hui....... 457 Yvette Côté, o.s.u.
Pour Marie de l’Incarnation, la mystique nuptiale implique des épousailles avec le Verbe incarné. Par les épousailles mystiques, elle fut introduite dans le Mystère du Verbe incarné. Mystique nuptiale et mystique apostolique se fondent dans une unique activité. Elle accueille des grâces de lumière et d’amour. Marie de l’Incarnation est au service de l’Esprit. Ûpouse, oui, elle devient la «â•›reineâ•›» du Verbe et son adhésion de plus en plus lucide au Mystère, suscite en elle le désir de l’extension du Royaume. Par sa venue en Nouvelle-France pour y fonder «â•›une maison à Jésus et à Marieâ•›», elle devient prophète de l’amour… En se livrant à la mission, sa mystique est une source intarissable qui jaillit en audace et au don de sa vie. À la suite de Marie de l’Incarnation «â•›parce que pressées par l’amourâ•›», les Ursulines d’aujourd’hui travaillent toujours à l’éducation à l’amour.